CINEMATHEQUE QUÉBËCOISE/MUSÉE DU CINÉMA D irection: ISSN 0709-0471 Pierre Jutras, Pierre Véronneau. Toute reproduction (textes ou photos) est interdite sans autorisation de l’éditeur. Remerciements pour leur collaboration spé­ Les auteurs conservent l’entière responsabilité de leurs textes et ne représentent pas nécessairement les opinions de ciale: Denys Arcand, Gabriel Arcand, la revue. Michel Audy, , Char­ COPIE ZÉRO est publié par la Cinémathèque québécoise avec l’aide du Ministère des Affaires culturelles du Québec et du Conseil des Arts du . lotte Boisjoli, Gilles Carie, Raymond COPIE ZÉRO est membre de l’Association des éditeurs de périodiques culturels québécois et est distribué par Cloutier, , Claude Gagnon, Diffusion Parallèle. Jean-Claude Germain, Luce Guilbeault, Composition et impression: Les Presses Solidaires. Claude Jutra, Micheline Lanctôt, Jear Dépôt légal: Bibliothèque nationale du Québec. Quatrième trimestre 1984. ISSN 0709-0471. Courrier de deuxième classe. Enregistrement no: 1688 Pierre Lefebvre, André Melançon, Marce COPIE ZÉRO est indexé dans l’International Index to Film Periodicals publié par la Fédération internationale Sabourin, . des Archives du Film et dans le Film Literature Index. Choix des photos: Alain Gauthier. Abonnements: Voir bulletin en fin de revue. Conception graphique: Andrée Brochu. Adresse: COPIE ZÉRO Cinémathèque québécoise 335, boulevard de Maisonneuve est Montréal, Québec H 2X 1K1 — T él. (514) 842-9763

En couverture: Jean Lapointe: DUPLESSIS de Mark Blandford. Photo André Le Coz En couverture dos: Carmen Lévesque, , Jean Mathieu et Amulette Garneau: LES VAUTOURS de Jean-Claude Labrecque. MEDIATHEQUE Guy-iSOMMAIRE ¥i.y?Ç.À l’écran 2 8 t-tt'-îûft

TABLE RONDE avec Raymond Cloutier, Paule Baillargeon, Luce Guilbeault, Marcel Sabourin 4

Fais pas l’acteur !, par Jean-Claude Germain 10 Un jeu fort à propos, par Micheline Lanctôt 14 Entrevue avec Gabriel Arcand 16 Pierre Curzi répond à quelques questions 18 Charlotte Boisjoli répond à quelques questions 19 Celles que j’aime, par Luce Guilbeault 20 Être acteur, par Denys Arcand 24 De la scène au plateau, par Claude Jutra 26 Gilbert Sicotte lors du tournage des Être acteur, c’est avoir le don d’imaginer la vie, par Gilles Caries 27 GRANDS ENFANTS de Paul Tana Entrevue avec André Melançon 29 Entrevue avec Claude Gagnon 32 Un métier merveilleusement périlleux, par Jean Pierre Lefebvre 34 Clint Eastwood et Geneviève Bujold ou Pierre et Lucie ? par Michel Audy 35 Aux visages exilés dans le repli éclatant de l’image, par Pierre Véronneau 37

PRÉSENTATION

“L’acteur doit être un monstre. C’est Dieu! Comme je ne connais pas Dieu, je dis: C’est l’acteur!” Andréas Voutsinas

Les littératures anciennes, celles des Le spectateur est conscient de ce comprennent maintenant que ceux-ci Grecs plus précisément, donnèrent pouvoir de l’acteur. De ce corps qui vit peuvent tout bouleverser et provoquer naissance à des créatures mythiques pour lui à l’écran (et lui survivra) il en la réussite ou l’échec d’un film. Il n’est appelées dieux, déesses. Véhiculés soutire toutes les forces émotives et pas saugrenu d’affirmer aujourd’hui comme des archétypes de l’être abstraites possibles. De même les que l’acteur et l’actrice peuvent, aussi, humain, elles servirent à jeter un grands cinéastes, quel que soit le récit révéler notre réalité sociale, culturelle regard sur l’état de la pensée et des abordé, ont toujours tenu l’acteur et projeter notre imaginaire. comportements des hommes et des comme la pierre angulaire de leur art. femmes de l’époque. Nous avons tenté dans ce numéro, Le cinéma, fiction moderne, parti­ Dans l’histoire du cinéma québécois en donnant la parole à quelques cipe de ce mode de représentation. Les comme dans son industrie, une place acteurs, actrices et réalisateurs, de acteurs et actrices incarnent à l’écran bien restreinte est accordée aux mettre en commun les expériences, les des personnages-symboles proches des acteurs. Nous commençons tout juste connaissances et les points de vue de dieux anciens. Leur double nature, à les découvrir, à percevoir qu’ils re­ ces personnes qui conçoivent pour réelle et imaginaire, en font des êtres présentent peut-être l’enjeu principal nous ce spectacle, à la fois vraisem­ fascinants qui appartiennent au de nos films, la substance première de blable et illusoire, qu’est le cinéma.o domaine du sacré. Nous les inventons nos fictions. Les cinéastes, après avoir et les vénérons parce qu’ils nous im­ appris à utiliser et à manipuler les mortalisent. acteurs pour obtenir le cadrage désiré, P i e r r e J u t r a s

COPIEZÈRO, NO 22 3 Table ronde avec Raymond Cloutier, Paule Baillargeon, Luce Guilbeault, Marcel Sabourin

Copie Zéro: Comment devient-on acteur ou actrice de Raymond Cloutier: Dans l’absolu, c’est l’expression opti­ cinéma? male, la plus intime aussi, de la vérité et de la créativité. Dans la pratique, ce n’est pas le domaine où j’ai pu me Paule Baillargeon:Il faut, pour une fille, qu’elle joue nue révéler pleinement. J’en suis un peu déçu et j’aimerais qu’un dans son premier film. Tel a été mon cas. J’ai dû remplacer jour cet absolu ne soit pas aussi éloigné. une actrice qui s’était désistée à la dernière minute parce que son mari s’opposait à ce qu’elle apparaisse nue dans le Paule Baillargeon: C’est une manière de me poser comme film. C’était pour ENTRE TU ET VOUS de Gilles Groulx. moderne. C’est aussi participer à l’oeuvre de quelqu’un que Luce Guilbeault: J’ai commencé par la réalisation, avec j’aime. Ce que j’aime par-dessus tout c’est le faire c’est-à- dire être sur le plateau de tournage. Guy Borremans, d’un film perdu aujourd’hui qui s’intitulait L’OISELEUR, LA FEMME, LA MAISON. J’y tenais un Luce Guilbeault: D’abord c’est aimer le cinéma pro­ rôle en plus d’y avoir écrit le texte commentaire. À part fondément. C’est aussi l’activité que je peux faire le plus fa­ cette première expérience j’ai vraiment débuté au cinéma cilement même si cela exige beaucoup de travail. Je n’ai pas avec LA MAUDITE GALETTE en remplaçant, moi aussi, été étonnée lorsque je me suis vue dans LA MAUDITE une comédienne qui avait renoncé au rôle. Je jouais beau­ GALETTE, c’était exactement ce que je “voyais” en- coup au théâtre et il était difficile de percer au cinéma à ce dedans de moi. C’est, pareillement à Paule, le plaisir de par­ moment-là. Les cinéastes ne fréquentaient pas beaucoup les ticiper à l’ouvrage de quelqu’un que j’aime... mais j’aime théâtres. peut-être trop difficilement. Raymond Cloutier: Gilles Carie cherchait un petit “bum” Marcel Sabourin: Il y a peu de grands rôles au cinéma pour son film RED. Je l’ai rencontré et une semaine plus comme il y en a au théâtre. Il m’est apparu assez facile d’in­ tard je jouais mon premier rôle au cinéma. Ce fut une ma­ terpréter mes rôles au cinéma, à part quelques-uns dont nière assez courante de commencer. Selon une habitude ré­ J.A. MARTIN parce que très retenu, LES SMATTES à pandue chez nous, la décision de m’engager fut prise la cause du travail d’improvisation et LA MORT D’UN BÛ­ veille du tournage. CHERON pour la composition d’un personnage d’âge dif­ Marcel Sabourin: Que veux-tu? Les cinéastes eux-mêmes férent du mien. Ma carrière au cinéma c’est comme un train n’apprennent qu’à la dernière minute s’ils peuvent, oui ou fleuri qui traverse ma vie à partir du moment où j’ai fait IL non, tourner leur film. NE FAUT PAS MOURIR POUR ÇA jusqu’à DOUX AVEUX. Ce fut une période assez étrange et facile durant Raymond Cloutier: Il serait intéressant pour les acteurs laquelle j’ai réussi à assurer un peu ma subsistance tout en d’être les partenaires du projet et de partager avec les participant à un grand nombre d’oeuvres parfois en n’y auteurs cette angoisse de la préparation d’un film. Il en dé­ donnant qu’un ou deux jours de ma vie. C’est très loin du coulerait une meilleure approche des rôles et la qualité du théâtre où tu dois dépenser tellement d’énergie pour porter film en serait rehaussée pour autant. Cette habitude de nous une pièce qui parfois n’est même pas une création. Au intégrer au film qu’à la dernière minute dénote le peu de cinéma, en quelques jours de tournage, tu peux collaborer à place que l’on nous accorde dans le processus de création.. une oeuvre complète. Il m’est arrivé d’apparaître cinq Les acteurs, ici, ne tiennent pas un rôle essentiel dans la minutes à l’écran et me faire remarquer au point que des production des films. C’est une des raisons du peu de succès gens m’en parlent plusieurs années plus tard. C’est assez ex­ du cinéma québécois. traordinaire. Cet avantage n’existe qu’au cinéma. Bien sûr Marcel Sabourin:De mon côté ce fut dans IL NE FAUT que pour un rôle important, l’épuisement à la fin du tour­ PAS MOURIR POUR ÇA que j’ai vraiment amorcé ma nage est aussi présent qu’après une série de représentations carrière au cinéma. Grâce au hasard d’une rencontre avec à la scène. Jean Pierre Lefebvre et au fait que Marguerite Duparc se souvenait de mon rôle dans UBU, j’ai pu collaborer à leur Copie Zéro: Peut-on dire que l’acteur pratique avant tout un projet de film. métier d'interprète? Luce Guilbeault: À cette époque on ne passait jamais Paule Baillargeon: Il y a toute une partie de ce métier qui ne d’auditions; maintenant les jeunes comédiens sont souvent m’intéresse pas. Jouer un rôle que je n’aime pas est inutile et sollicités pour des tests de ce genre. une perte de temps. C’est trop facile d’être un poseur. Cela m’ennuie chez les autres et encore plus chez moi. Etre inter­ Copie Zéro: Qu’est-ce que ça veut dire pour vous “être prète, je ne sais pas ce que cela veut dire. Je me considère acteur de cinéma’’? comme un auteur. Je m’investis totalement dans mes rôles.

4 COPICZERO , NO 22 Raymond Cloutier, Paule Baillargeon, Pierre Jutras, Luce Guilbeault, Marcel Sabourin

J’essaie de produire un personnage qui peut quelque fois être obligations de mouvements et toutes sortes d’autres raisons plus riche que dans le scénario. qui nous rangent au second plan. Notre cinéma n’a peut être Marcel Sabourin: Être interprète, ça veut dire essayer de pas toute l’envergure qu’on lui souhaite parce que justement faire valoir dans un texte les aspects qui te sont les plus les acteurs n’y sont pas les éléments moteurs. personnels. C’est surtout valable au théâtre car au cinéma Paule Baillargeon: L’acteur de cinéma n’est jamais aux l’anecdote de tout ce que tu es, tes idiosyncrasies (batte­ commandes. Dans la composition d’une image, la tasse de ments des paupières, gestes, tics, façons d’être en général) café est aussi importante que lui. comptent énormément. L’idéal au théâtre serait d’aborder Raymond Cloutier: Dans les films italiens ou américains, le rôle en se faisant le plus “ neutre” possible. Cela est plus tous les accessoires, tous les décors semblent être au service difficile au cinéma. des personnages. L’efficacité dramatique est le but re­ Raymond Cloutier: Un bon interprète est celui qui sait cherché avant tout. Et qui d’autres que les acteurs peuvent quand il faut cesser de l’être. Il peut alors devancer son rendre la force d’émotion nécessaire à tout film? personnage et ne plus proposer qu’une servile imitation de Luce Guilbeault: J ’attends d’un metteur en scène qu’il sache celui-ci. Au théâtre, comme au cinéma, il faut ramener à soi pourquoi il fait son film et qu’il soit capable de nous le dire. tous les rôles. Il doit aussi comprendre la nécessité des répétitions avant le Luce Guilbeault: Certains aspects de notre personnalité tournage. Je lui demande également d’être intelligent et peuvent être livrés plus facilement. Un bon metteur en scène sensible, d’aimer beaucoup le cinéma et de posséder un ira chercher chez toi ce que tu ne montres pas aisément. point de vue moderne sur le jeu des acteurs. Nous sommes Marcel Sabourin: Au cinéma les conventions théâtrales ne habituellement dirigés d’une façon très ancienne. Le “son” tiennent pas. Il est difficile, par exemple, d’accepter un de nos films ressemble à celui du mauvais cinéma français Robert De Niro bourré pour donner l’impression d’un des années 30 et 40. grossissement. On le fait engraisser réellement. La tech­ Paule Baillargeon: U n réalisateur peut expliquer et nous nique cinématographique révèle l’acteur crûment. faire comprendre son film de multiples façons, comme il y a d’ailleurs d’innombrables manières d’être aimé. Avec Denys Copie Zéro: Quelles sont les qualités que vous attendez Arcand par exemple, qui est réputé pour ne transmettre que d’abord d'un metteur en scène, d’un directeur d’acteurs? peu d’informations, il m’est arrivé dans GINA, de compter intérieurement jusqu’à dix selon sa demande lors d’une prise Paule Baillargeon:C’est quelqu’un qui sait te regarder et qui en gros plan. Je l’ai fait parce que j’avais confiance en Denys peut, par conséquent, te renvoyer une image de toi-même que tu livreras par la suite. et que j’ai cru qu’il pouvait aussi se passer quelque chose en dehors des mots. Ce plan fut l’un des plus réussis pour moi Raymond Cloutier:Lc problème c’est que les films ne sont et pour l’ensemble du film. Il y en a d’autres qui, comme pas basés sur le jeu des acteurs. Nous ne pouvons pas être Claude Jutra, peuvent te donner leur âme quand ils te diri­ vus car nous sommes enfermés dans une petite définition du gent. plan, de la séquence ou du mouvement de caméra. Dans les pays où la tradition cinématographique origine du théâtre, Raymond Cloutier: Marcello Mastroianni n’a pas besoin l’importance accordée au jeu de l’acteur est manifeste. pour jouer ses rôles de recevoir d’explications très élaborées Toute cette machine que l’on appelle le cinématographe, est de la part de Fellini. Il sait, depuis 8 ‘/2, que le personnage mise en branle par les personnages c’est-à-dire les acteurs. qu’il interprète est cet archétype de l’homme italien que Ici, je me suis toujours senti oppressé par les cadrages, les Fellini explore depuis le début. Ils le connaissent bien cet COPIt ZÉRO , NO 22 5 me rends compte des nombreuses faiblesses du scénario ou de la direction d’acteurs. Je m’arrange pour donner toujours le meilleur tout en essayant d’être le moins malheureux possible. Luce Guilbeault: Je n’ai presque jamais refusé de films. Le scénario devient de plus en plus important dans mon choix. Idéalement j’aimerais pouvoir tourner un scénario sans en changer une ligne. La qualité du personnage m’importe beaucoup aussi et je voudrais qu’on m’offre des rôles diffé­ rents de ceux que j’ai déjà joués. Les réalisateurs d’ici ne réussissent pas à phantasmer sur les acteurs, ils ne nous imaginent pas dans des rôles variés.

Copie Zéro: Est-ce que vous trouvez que les réalisateurs Paule Baillargeon sont assez exigeants? Paule Baillargeon:\\s ne savent pas jusqu’où nous pouvons individu et, de films en films, nous parlent de lui. Notre pro­ aller. Ils ne cherchent pas à obtenir le meilleur de nous- blème, notre grande insécurité aussi, c’est qu’il est rare pour mêmes. un acteur québécois de représenter des personnages de notre société qui aient une telle envergure. L’art dramatique n’est- Raymond Cloutier: Souvent ils ont des exigences extrêmes il pas l’art de représenter par le jeu les archétypes d’un pays? et absurdes qui ne nous font pas grandir. Ils ne s’arrêtent pas pour nous regarder, pour chercher ce qu’on pourrait vé­ Paule Baillargeon: C’est comme si les acteurs et actrices ritablement leur donner. Notre capacité de dramatisation d’ici n’appartenaient pas à l’imaginaire québécois. est rendue plus loin que notre cinéma. Il est très blessant de Raymond Cloutier: Nous n’avons pas encore passé notre se faire dire que nous jouons trop théâtral comme si le période de réalisme. travail à la scène ne valait rien et que “jouer faux” ou “en mettre trop” ça veut dire théâtral. Marcel Sabourin:J’attends d’un réalisateur qu’il me mette à l’aise, qu’il soit cohérent et qu’il possède une grande com­ Copie Zéro: Quels genres d’indications aimez-vous recevoir pétence technique. C’est beaucoup demander à une seule d ’un réalisateur? personne mais je n’exige pas qu’elle saute des étapes dans l'évolution de notre cinématographie. Notre cinéma s’est Raymond Cloutier: Quand le scénario est bien élaboré, il développé avec des gens qui venaient du documentaire; ils n’est pas nécessaire de nous en donner. Évidemment il est connaissaient très bien la matière filmique et très peu la ma­ toujours utile d’avoir une appréciation de la scène tournée. tière dramatique. Du point de vue de la scénarisation, con­ Celle-ci nous est souvent donnée par le caméraman. trairement à ce qui se fait ailleurs, nous explorons peu les Paule Baillargeon:Quelle que soit la manière dont le réa­ émotions extrêmes et les conflits entre les personnages. On lisateur parvient à expliquer les choses, s’il est passionné par devrait attendre d’un scénario des actes et des compor­ ce qu’il fait, il va nous transmettre le ton juste. tements qui obligent les personnages à se révéler totale­ ment, à s’accoucher. C’est ainsi qu’en scénarisation Marcel Sabourin: Je ne sais pas comment je voudrais techni­ classique on réalise l’impact émotif. C’est aussi de cette ma­ quement être dirigé mais j’apprécie que l’on soit passionné, nière, par de riches personnages en état de conflit qu’on cohérent, simple, intéressé et respectueux de l’être humain oblige l’acteur à montrer ce qu’il a dans la tête et dans le que je suis. Je suis alors prêt à tout jouer quelles que soient ventre; à aller au bout de son métier. les techniques utilisées.

Raymond Cloutier: Il existe une tradition cinématogra­ Copie Zéro: Est-ce que vous acceptez que le réalisateur phique qui veut que le scénario soit écrit pour des person­ mime la scène pour vous? nages, que l’aventure du film soit basée sur eux. Chez nous les films ne reposent presque jamais sur les acteurs. Au Luce Guilbeault: Oui s’il est aussi comédien. Quelque fois Canada-anglais dans RIEL et TWO SOLITUDES j’ai, par c’est sa seule façon de transmettre ce qu’il veut dire. contre, senti que je devenais un archétype; toute la machine Raymond Cloutier: C’est très rare ceux qui osent expliquer cinéma se révélait comme au service de mon incarnation du des scènes en les jouant devant toi. Ils sont souvent trop rôle. gênés pour le faire. Il est curieux de constater, par ailleurs, le très petit nombre de réalisateurs qui s’intéressent à la Copie Zéro: Êtes-vous plus intéressés par le réalisateur que mise en scène théâtrale et au travail avec les acteurs en par le sujet du film? dehors du tournage du film. Ils auraient le temps puisqu’ils Paule Baillargeon: je me préoccupe beaucoup de l’oeuvre ne tournent pour la plupart qu’à tous les trois ou quatre ans. du réalisateur mais quelquefois c’est le sujet qui me fascine. Il s’agit pourtant du même art dramatique, au cinéma Par exemple pour VIE D’ANGE j’ai embarqué à cause de comme au théâtre. l’histoire, du “flash” que Pierre Harel m’a raconté. Luce Guilbeault: Je connais une jeune cinéaste qui, voulant Marcel Sabourin: Je ne refuse jamais un film et, sauf de très assister à des mises en scène théâtrales, a été refusée à une rares exceptions, j’ai été heureux de tous les tournages que demande de bourse d’études par un jury composé de ci­ j’ai faits. Je fais toujours confiance au réalisateur même si je néastes. 6 COPII ZERO, NO 22 Paule Baillargeon:Souvent les réalisateurs n’aiment pas les Copie Zéro: Souhaiteriez-vous improviser des dialogues au comédiens qui manifestent leur intelligence. Ils ont peur de cinéma? l’auteur qui est en toi. Un acteur est un auteur et il peut être redoutable pour le réalisateur qui n’a pas confiance en lui. Paule Baillargeon:Je l’ai déjà fait mais je ne le souhaite Ils préfèrent les modèles esthétiquement beaux qui prennent plus. Les mots du scénario sont trop importants pour les bien la lumière et qui se moulent parfaitement bien à leurs laisser venir comme ça, à l’improviste. exigences. Marcel Sabourin:Il faudrait, pour arriver à bien improviser des dialogues au cinéma, bouleverser complètement les mé­ Copie Zéro: Est-ce que vous avez déjà vécu des rapports de thodes de fonctionnement des tournages. force avec des réalisateurs? Qu'arrive-t-il quand il y a Raymond Cloutier: Les dialogues écrits dans un scénario conflit? sont rarement ciselés au point de les dire comme ça selon le Raymond Cloutier: Oui, trop souvent hélas. Dans certains rythme propre au personnage. Il revient à l’acteur de refaire films il faut que tu défendes des idées auxquelles tu crois la phrase selon ses émotions et celles du personnage; c’est profondément. Dans RIEL j’ai fait changer des aspects du une forme d’improvisation qui existe souvent. scénario qui, à mon avis, ne rendaient pas une image juste Marcel Sabourin:\\n’y a rien que je déteste autant que celui du personnage. Quand tu habites un rôle pendant deux mois qui me dit; “Tu mettras ça dans tes mots.” C’est choquant il est normal de porter quelques vérités du personnage et parce que l’on nous le demande à cause d’un manque, parce d’offrir des options différentes. Cela est difficile à faire ac­ que le scénariste ou le dialoguiste n’est pas allé au bout de cepter aux auteurs. C’est une question de respect que l’on son travail. Le but recherché n’est pas de nous faire partici­ doit nous porter. per davantage au film. Je dois dire cependant que dans bien des cas il vaut mieux qu’on nous le demande: le résultat est Paule BaillargeomC'est comme si l’on nous utilisait pour le meilleur. Et je suis loin d’être choqué s’il n’y a que quelques pire et non pour le meilleur. petits remaniements. Luce Guilbeault: Les intuitions que je peux avoir sont Raymond Cloutier .-D’ailleurs ce ne sont pas tes mots qu’il souvent perçues comme des caprices. J’insiste pour qu’il y faut trouver mais ceux du personnage. ait des répétitions et des discussions sur le scénario avant le Malheureusement les dialogues écrits nous tournage. Cette étape aide à nous démystifier mutuellement Luce Guilbeault: transmettent plutôt la voix des scénaristes ou des dialo­ et à éviter les relations d’autorité. Malgré cela il y a tou­ guistes que celles des personnages. jours des rapports de force inévitables...

Paule Baillargeon:... parce que le cinéma est très hiérar­ Copie Zéro: Qu'est-ce qui arrive quand vous n’aimez pas le chisé et que dans chacune des fonctions le responsable texte que vous avez à dire? impose son autorité. Par exemple, c’est la maquilleuse et Marcel Sabourin:En général les réalisateurs comprennent l’habilleuse qui savent ce que tu dois porter, on ne nous qu’il faut l’adapter pour que le jeu soit correct. C’est à la consulte et ne nous écoute que rarement à ce sujet. Ultime­ scénarisation qu’il y a eu faille. ment, bien sûr, c’est le réalisateur du film qui a raison sinon il n’y a pas d’unité dans l’oeuvre. Tout ce qu’on demande Luce Guilbeault:Souvent c’est une langue de concept, tota­ c’est la possibilité de dire notre opinion. lement désincarnée et impossible à dire.

Marcel Sabourin:C'est le metteur en scène qui, en défini­ Copie Zéro: Avez-vous votre mot à dire dans le choix des tive, doit pouvoir juger si l’acteur a ou n’a pas raison. prises? Est-ce que vous allez voir les rushes? Raymond Cloutier:\\ est très angoissant d’être méprisé sur Luce Guilbeault: J’adore voir les rushes et si je n’y vais pas le plateau de tournage et aimé en d’autres circonstances. Il ne suffit pas d’être apprécié et écouté au restaurant.

Copie Zéro: Avez-vous la possibilité de vous entraîner entre les films, par des ateliers ou autrement? Raymond Cloutier: C’est une des grandes lacunes chez nous; il n’y a aucune école d’acteurs de cinéma ni de labora­ toires de développement de l’acteur. J’aimerais pouvoir pousser plus loin en atelier mon expérience actuelle d’ac­ teur. Paule Baillargeon: L’acteur de cinéma prend sa formation dans son quotidien. Il prend le visage de sa vie, de son âme. C’est un art qui s’apprend surtout par une réflexion conti­ nuelle à son corps, à ses attitudes, à sa voix, etc.

Luce Guilbeault: Regarder les autres acteurs et actrices est un exercice très stimulant aussi. Mon travail à la scène nourrit également pour le cinéma. Luce Guilbeault COPII ZERO, NO 22 7 toujours c’est uniquement à cause d’un manque de temps; de d’argent alloué aux acteurs par rapport à l’ensemble du toute façon je l’exige dans mon contrat. budget soit si peu élevé. Tant que ce ne seront pas les acteurs qui feront vendre les films, tant qu’ils ne seront pas Paule Baillargeon: J’ai toujours le désir d’assister aux en avant plan de cette industrie, le cinéma d’ici n’aura rushes mais à la fin du tournage j’ai une telle angoisse que je jamais une plus grande audience que maintenant. n’ose m’y présenter. Marcel Sabourin:À moins d’accepter de faire beaucoup de Raymond Cloutier:On m’a déjà empêché de les voir, main­ messages publicitaires ou d’être dans le show business, il y a tenant je vais l’exiger par contrat même si je ne pense pas y peu d’acteurs au Québec qui peuvent vivre décemment de ce aller à chaque fois. Dans les moments où je sens que ça ne seul métier. Le marché est tellement petit que le plafond sa­ tourne pas rond, je pourrai évaluer mon travail et me rajus­ larial, de même que celui de la renommée est vite atteint. ter aussitôt le lendemain si nécessaire. Même si tu es génial pendant dix ans, il n’y a pas une Paule Baillargeon:C'est une marque de confiance de la part personne de plus qui te connaîtra et tu ne toucheras pas plus des réalisateurs de se servir des rushes en début de tournage d’argent. Le risque de retomber dans un certain laisser-aller pour nous indiquer plus précisément l’orientation qu’ils est alors très grand. veulent donner à notre jeu. Raymond Cloutier: Il est anormal que notre cinéma ait une Marcel Sabourin:Je préfère pouvoir m’y présenter quand je audience aussi restreinte ici même au Québec.' veux mais je comprends aussi pourquoi on ne veut pas tou­ jours qu’on y participe. C’est une affaire de production et Copie Zéro: Y a-t-il des rôles que vous préférez ne pas tout le monde ne connaît pas également le processus de la jouer? Est-ce que le fait de jouer le rôle d’une victime de la fabrication d ’un film pour comprendre ce dont il s’agit. Par société vous dérange? contre dans les scènes importantes en début de tournage il m’est très utile de voir les rushes surtout si j’ai quelques dif­ Marcel Sabourin: Oui, s’il s’agit de rôles avec lesquels, à un ficultés avec le personnage. Cela équivaut à plusieurs heures niveau primaire, je ne serais pas d’accord pour toutes sortes de conversation avec le metteur en scène. de raisons, politiques ou autres. Il faut quand même faire at­ tention pour ne pas prendre la lettre d’un rôle à la place de Copie Zéro: Quel rapport entretenez-vous avec le camé­ son esprit. Il faut considérer aussi le degré de confiance que raman, celui qui définit votre image? l’on porte aux auteurs du film. Paule Baillargeon: Quelques fois nous n’avons aucun Luce Guilbeault:Quand j ’ai vu le personnage de victime que contact avec lui; cela est très dur car, comme pour le réalisa­ j’interprétais dans ALBÉDO, j’ai ressenti un choc. J’ai teur, nous devons savoir comment il nous voit. souffert de me voir dans un tel rôle malgré toute la con­ Raymond Cloutier: Si tu sens qu’il ne t’aime pas, le tour­ fiance que je porte à Jacques Leduc, le réalisateur du film. Par contre, actuellement au théâtre, je joue dans LES FÉES nage devient insupportable. ONT SOIF le rôle d’une prostituée et j’adore ce type de Luce Guilbeault:Je force beaucoup le développement d’une personnage. J’ai beaucoup de plaisir à interpréter ces relation entre nous deux. Je veux qu’il y ait une complicité personnages pleins d’humour et de force même s’ils sont des affective intense entre lui et moi. victimes de la société. Je ne m’aime pas alors je choisis de jouer d’autres personnes. Mais en même temps il y a Copie Zéro: Est-ce que vous êtes suffisamment rémunérés? quelque chose de moi dans tous ces personnages. Par ail­ Paule Baillargeon: Nous devons toujours accepter des leurs je vis le problème de l’actrice qui vieillit et je me cachets moindres puisque les budgets de production sont demande comment les cinéastes vont me rattraper dans ma ridicules. Notre subsistance ne peut malheureusement être nouvelle image. Il faudra que l’on m’aime beaucoup pour assurée par ce métier uniquement. écrire un rôle qui correspond à ce que je suis maintenant. Raymond Cloutier: Il est significatif que le pourcentage Paule Baillargeon: Il y a un âge où l’actrice de cinéma n’existe pas. C’est pourtant l’âge de la vie où elle est en pleine possession de ses moyens. Il est très dur d’avoir véri­ tablement l’air de son âge au cinéma. Copie Zéro: Avez-vous déjà joué des rôles écrits ex­ pressément pour vous? Paule Baillargeon: La plupart du temps, il s’agit de réalisateurs-scénaristes qui pensent à nous en écrivant leur scénario sans pour autant dire qu’ils conçoivent les rôles pour des personnes précises. Luce Guilbeault: J’aimerais voir jusqu’où un auteur pour­ rait aller dans un récit en pensant à moi, en tant que co­ médienne et comme personne aussi. Je pense que c’est ce que Cassavetes a fait avec Gena Rowlands dans GLORIA.

’/ Raymond Cloutier, nous ayant quitté à ce moment-ci, Raymond Cloutier n’a pu participer à la suite de la table ronde. 8 COPII ZERO, NO 22 Paule Baillargeon: Il accepte que cette femme soit intelli­ gente et que ça apparaisse à l’écran. Luce Guilbeault: En tant que femme j ’ai évolué dans la vie mais les personnages que j’incarne sont toujours pareils. Dans GLORIA Rowlands n’est pas automatiquement ma­ ternelle et amoureuse. Paule Baillargeon: Ici les personnages de femmes n’ont pas de spécificité, elles doivent toutes s’uniformiser.

Copie Zéro: Êtes-vous portés à retenir des gestes ou des mouvements qui ont atteint leurs effets dans les fdms anté­ rieurs pour les répéter, les reprendre dans les film s subsé­ quents? Marcel Sabourin: Dans le genre de film que l’on fait ici nous serions de très mauvais acteurs si nous répétions des gestes Marcel Sabourin ou des attitudes. Dans un autre genre de cinéma, disons à l’écriture permet de débloquer mes phantasmes et mes formule, du style policier ou western, cette habitude est personnages propres. Le métier d’actrice me permet d’ex- souvent requise pour l’efficacité des archétypes propres aux travertir mes émotions plus facilement sans que cela soit du personnages. Bien sûr, de façon inconsciente nous utilisons jeu nécessairement. de telles habitudes aussi, beaucoup de ces gestes nous appar­ tiennent et nous ne pouvons malheureusement les éviter. Paule Baillargeon:ie suis devenue une personne renfermée à cause justement du fait que je ne voulais pas avoir l’air Copie Zéro: Aimez-vous ou êtes-vous capable de regarder d’une actrice dans la vie de tous les jours. C’est un problème les film s dans lesquels vous avez joué? de regard, de celui que l’on pose sur moi. Paule Baillargeon:Je déteste ça. Le plaisir c’est au tournage Copie Zéro: Êtes-vous cinéphiles? Croyez-vous que ce soit que je le prends. J’aimerais quand même arriver un jour à important pour un acteur de voir beaucoup de films? Quel me voir à l’écran. est le meilleur film que vous avez vu récemment? Luce Guilbeault: Je n’aime pas me regarder mais je le fais Luce Guilbeault: Oui, j’aime beaucoup voir les acteurs au pour m’étudier et apprendre. Quelquefois c’est très pénible cinéma. pour des scènes de grandes émotions prises en gros plan. Je Paule Baillargeon: Maintenant je bouffe moins de pellicule. trouve ça indécent et je me demande pourquoi je leur ai Je sens comme une douleur de l’image. J’ai la sensation de donné mon âme jusqu’à ce point. “voir” sans “pénétrer” dans les choses. La révolution de Quelquefois j’ai peur de devenir amère. Je sais que je suis l’image commence à se faire sentir dans nos cerveaux. On ne une bonne actrice et j’ai l’impression d’avoir raté quelque sera plus jamais les mêmes. Il y a des aspects de la vie, ma­ chose. J’ai encore un gros potentiel à donner et il n’y a plus térielle et émotive, qui n’existeront plus qu’au cinéma. rien... Marcel Sabourin: Je ne suis pas un grand amateur de spec­ Marcel Sabourin: C’est le problème de tout artiste d’inter­ tacles et je n’aime pas me programmer à l’avance. Je ne vais prétation, quand la demande du pays où il travaille ou de donc pas souvent au cinéma. Je regarde par contre plus de l’art qu’il pratique n’est pas assez forte. Ce n’est pas en tour­ films qu’avant depuis que je possède un magnétoscope à nant quelques films dans sa vie qu’il peut être rassasié. vidéo-cassette. Parmi les plus beaux films que j’ai vus ré­ cemment il y a LE GUÉPARD de Visconti. Ce film parle à Paule Baillargeon: Le drame d’un acteur c’est celui de sa la fois de politique, de vieillissement et de mort avec une in­ langue. Il ne peut pas jouer n’importe où dans le monde. telligence rare au cinéma. Un autre très bon film dont je me souviens c’est RAGING BULL et je ne comprends pas qu’il Copie Zéro: Est-ce que dans la vie, dans votre quotidien, n’ait pas gagné l’Oscar du meilleur film. J’ai aussi été vous jouez? étonné par MON ONCLE D’AMÉRIQUE d’Alain Resnais, une étude sur la psychologie quotidienne réalisée Paule Baillargeon: Oui, beaucoup d’acteurs donnent leur avec une belle et grande simplicité. show dans la vie. Paule Baillargeon: J’aime toujours beaucoup 8 !/i de Fellini. Marcel Sabourin: Il y a certains acteurs qui ne jouent pas Les films de Wenders, Godard et Bunuel m’impressionnent dans leur quotidien comme il y a des clowns tristes et d’au­ aussi. Et RÉJEANNE PADOVANI de Denys Arcand. tres joyeux. Le grand dilemme d’un acteur c’est de savoir qui il est. Souvent il est porté à vivre son existence comme Luce Guilbeault:Parmi les films québécois récents, SONA­ dans un film. TINE de Micheline Lanctôt est un film remarquable. O Luce Guilbeault: Je sens deux personnes en moi. Quand je joue au théâtre je suis l’actrice; quand j’écris je suis vrai­ ( Propos recueillis au magnétophone par Pierre Jutras, le 20 ment moi-même. Je vis dans un monde imaginaire mais août 1984 et revus par les participants. Photos M aria Pirès) COPII ZÉRO, NO 22 9 Fais pas V acteur!

Le cinéma québécois n’aime pas les une forme cinématographique où de trouvèrent dans l’obligation d’inventer acteurs. C’est un fait. Il aime les ci­ sui generi les acteurs étaient rem­ la télévision par défaut. Rien d’éton- néastes. Jusque-là, pourrait-on dire, placés par des “témoins” qui, comme nant que le cinéma comme tel, celui rien de plus naturel. Après tout, le nar­ dans les pièces classiques où l’action se qui raconte des histoires en faisant cissisme cinéastique est un sentiment passe en coulisses, devaient témoigner appel à des acteurs, apparaisse dans tout aussi honorable que la vanité “en direct” d’une expérience qu’ils les circonstances comme étant tou­ théâtrale. Sauf que les cinéastes qué­ avaient toujours vécue avant le tour­ jours celui des autres. bécois ne semblent pas s’aimer eux- nage du film, qu’ils espéraient vivre mêmes. Du moins en tant que tels. Ce après ou à l’occasion, pour faire “plus Par opposition à la vie dite “en qui est grave. vrai”, de l’expérience qu’ils vivaient direct” chère au cinéma d’ici, la vie in­ au moment même devant les caméras, térieure d’une collectivité ou d’un indi­ Au point qu’à chaque fois qu’on les celle du tournage lui-même. vidu s’est toujours exprimée dans les interroge en public sur leur métier (ou arts par le biais de la fiction. Fut-elle sur leurs films, ce qui est pire), ils pré­ Pendant des années, le viseur ethno­ romanesque, dramatique ou cinéma­ fèrent la plupart du temps se présenter graphique en bandoulière, les ci­ tographique. Redoutant incons­ ou se définir comme des sociologues, néastes québécois examinèrent la vie ciemment que la pauvreté de la deu­ des anthropologues, des politi­ extérieure de l’extérieur, se contentant xième (la fiction) ne révèle inexora­ cologues, des ethnologues, des psycho­ de refléter la surface quotidienne des blement la médiocrité de la première logues et à la liste on peut ajouter au choses et des êtres, comme s’ils (la vie intérieure), craignant même son choix, des poètes, des romanciers, des avaient espéré que la québécitude par­ inexistence, les cinéastes québécois se essayistes, des animateurs voire même lerait d’elle-même, faisant fi dès lors sont toujours méfiés de l’une et de des agronomes, mais jamais, au grand de ce qui est pourtant une évidence ar­ l’autre, se doutant bien qu’on ne jamais, comme des fabricants d’ima­ tistique: si on ne la fait pas parler, la raconte pas des histoires aussi impu­ ges ou des marchands d’émotions. réalité, même nationale, n’a rien à nément qu’on élabore une thèse en Bref, comme des cinéastes. dire. Et elle en disait d’autant moins images. La vérité peut être un masque, que par sa nature même, le documen­ la fiction est toujours un risque. Et je sens qu’avec cette dernière taire de contre-propagande contrai­ assertion, je viens de perdre toute gnait les cinéastes à adopter l’image On peut facilement s’engager sincè­ crédibilité (c’est un risque que “plate” dite objective du reportage ou rement pour des idées et même se j’assume) auprès de tous ceux pour qui si l’on veut de l’anti-reportage journa­ compromettre publiquement pour une le sentiment à l’écran est né­ listique. Tout comme elle les obligeait cause sans nécessairement se com­ cessairement l’antonyme de l’intel­ à un montage dit lui aussi objectif, mettre sur un plan personnel. Les poli­ ligence et l’image au service de l’émo­ c’est-à-dire non-émotif. ticiens sont là pour en témoigner. La tion, invariablement le synonyme du pratique de la fiction, par contre, commercialisme. LE TRIOMPHE DE LA VOLON­ n’offre pas à son auteur une telle possi­ TÉ de Leni Riefensthal est une oeuvre bilité d’évasion politique ou artistique. Il n’y a jamais eu vraiment de place hystérique de propagande pure, mais Dans un documentaire, une fois qu’ils dans le cinéma québécois (même dans encore aujourd’hui, peu importe son ont été choisis par le cinéaste, les la solitude des rêves individuels) pour expressionnisme strident et sa mau­ témoins portent et assument (du des émules de Cecil B. de Mille ou de vaise foi évidente, cela demeure un moins c’est la convention) l’entière Steven Spielberg, de Bergman ou de film. LE CHAT DANS LE SAC de responsabilité de ce qu’ils sont. Le ci­ Fellini, de Carné ou de Lelouch, de Gilles Groulx est un documentaire néaste peut s’effacer. Dans un film de Pagnol ou de Woody Allen ou de dans le plus pur style de la contre- fiction, le choix et la performance des Guitry. Il y a eu bien sûr des excep­ propagande. Aujourd’hui, c’est devenu acteurs ne témoignent et ne révèlent tions et il faudrait apporter des à toute fin pratique une émission de ultimement qu’une seule chose: la nuances, mais mon propos est de télévision tronquée. Sa seule justifi­ qualité relative du cinéaste. De sa définir un climat général, ce que les cation comme sa pertinence et son vision comme de son talent. physiciens appelleraient un champ courage, ne tiennent plus vraiment d’énergie créatrice. qu’à un fait: celui qu’à l’époque, Forts de la pratique d’un genre non Radio-Canada ne l’a pas et ne l’aurait commercial s’il en fut, le court Formés pour des raisons circonstan­ pas réalisé. métrage documentaire, les cinéastes cielles à l’école du documentaire de québécois ne pouvaient selon toute propagande de VON F, les cinéastes Évidemment, rien de tout cela, vraisemblance s’attaquer au long québécois se firent un point d’honneur encore une fois, n’est absolu. Et on métrage par la voie naturelle de la d’en fonder, un peu à l’instar de l’anti- peut arguer avec justesse que la télé­ fiction. Un usage qui leur était tout gymnastique et de l’antipsychiatrie, vision d’État ayant choisi de rester aussi antinomique que celui de la l’anti-école, celle du documentaire de fidèle à son sigle radiophonique pour grammaire cinématographique contre-propagande. L’oeil braqué sur l’ensemble de sa production sur le petit classique par rapport au plan séquence la vie dite “ réelle” , ils créèrent alors écran, les cinéastes québécois se re­ ou à la caméra stylo. Devenus 10 ÇOPIEZÊRO, NO 22 Monique Miller, Denise Pelletier et : TIT-COQ de Gratien Gélinas et René Delacroix (1952) godardiens après avoir été rouchiens, sujet, la parade des costumes, l’action, tional n’aura fait preuve d’une il allait donc de soi que les cinéastes l’échange de civilités, le dialogue et le croyance aussi naïve et aussi primaire mettent tous leurs efforts pour rem­ repérage des lieux, la mise en situation dans la vertu et la puissance magique placer l’idéologie onéfienne de la des personnages: en somme, le peintre des images. Les cinéastes québécois contre-propagande par celle du non- n’avait qu’à préparer sa palette, la attendaient littéralement tout d’elles, film dramatico-documentaire. signer et l’exposer. le sens et la signification, un peu comme s’ils avaient cru qu’en les con­ L’évolution québécoise du cinéma- Dans cette optique, tout le travail de jurant au lieu de les conjuguer, la vie vérité à l’anti-cinéma n’avait rien fiction revenait au spectateur. À partir serait apparue sur l’écran, comme par d’anormal. Elle était même tout à fait des données brutes et fragmentaires enchantement, dans toute la splendeur prévisible puisque de Rouch à qui lui étaient fournies sur l’écran, de sa nudité intégrale. Godard, il n’y avait pas vraiment de c’est à lui qu’il revenait d’imaginer rupture mais une stricte continuité. l’oeuvre possible, celle qu’on aurait pu Comme la peinture avant lui avait Les deux ciné-ologues se réclamaient tourner et Jean Pierre Lefebvre était mis l’aléatoire avant la maîtrise, le d’une “vérité” qu’ils associaient tous parfaitement justifié de déclarer un cinéma d’ici, à son tour, mit la charrue les deux à un refus, celui de l’artifice, jour à son opérateur qui lui proposait avant les boeufs, le deuxième degré et qu’ils définissaient l’un et l’autre un plan de coupe pour faciliter la tâche avant le premier et le recul critique comme une négation, celle de l’il­ du spectateur: Tu ne veux tout de avant la mise-à-nu dramatique. Son lusion. En somme, pour eux comme même pas que je fasse du cinéma! En­ anti-cinéma, peu importe la haute un grand nombre de leurs émules qué­ tendez hollywoodien. qualité de ses justifications intellec­ bécois, il n’y avait à proprement parler tuelles, reposait en fait sur un malen­ de “vrai” cinéma qu’à partir du Choyé par les intellectuels pour sa tendu, on n’ose pas dire freudien. moment où pour l’ensemble des spec­ conscience sociale, fêté par l’avant- tateurs, il n’y en avait précisément garde pour ses audaces formelles, Partagé entre une peur révéren­ plus. envié de tous pour ses subventions éta­ cieuse, inavouée et inavouable face au tiques, recherché par tous les festivals cinéma dit “traditionnel” et une foi Dans cette perspective de contre d’art et d’essai, le cinéma québécois a intime, tout aussi inavouée qu’ina­ fiction, du moment qu’il y avait une pu se vanter dès le point de départ vouable dans l’efficacité des recettes quelconque mise-en-images, l’oeuvre à d’être reconnu pour sa facture expéri­ dites “hollywoodiennes”, le cinéaste faire pouvait devenir l’oeuvre elle mentale. québécois se retrouvait à condamner même, le projet de scénarisation, le publiquement ce que dans son for inté­ film, la recherche préparatoire, le Rarement pourtant un cinéma na­ rieur il vénérait au point de le considé­ COPII ZERO , NO 22 11 rer comme inégalable. À cette ensei­ la moindre velléité de jeu, ramener à rante, dans le style de jeu et d’écriture gne, savants ou ironiques, ses contre- l’ordre. dramatique dubéen des années cin­ quante. pets n’étaient finalement que des con- Ce qu’on fit d’ailleurs avec succès en trepieds, et le mépris tant affiché des employant une petite phrase, toujours N ’aimant pas les acteurs, il allait de cinéastes pour le cinéma-spectacle, la même, qui, maints longs métrages soi que le cinéma québécois n’aille pas l’envers d’une angoisse secrète: celle en témoignent, avait pour effet d’en­ au théâtre, un endroit de perdition ar­ de ne pas être à la hauteur d’un métier lever à l’histrion tous ses moyens d’ac­ tistique où néanmoins tous les acteurs qu’ils contestaient d’autant plus que teur. Demandait-il comment inter­ du monde ont pris l’habitude de se ma­ chacun l’avait sur-idéalisé. préter un personnage? Souhaitait-il nifester en public pour la première qu’on lui explique une intention? fois. Y aurait-il été qu’il aurait appris Les cinéastes québécois se sont tou­ Qu’on lui indique la raison d’un dépla­ au moins une chose. Comme le jours refusés à coiffer le chapeau à cement? Qu’aussitôt, on lui répondait cinéma, le théâtre est un art collectif large bord de l’homme de spectacle. À avec une ironie mordante: Fais pas mais une fois que le rideau se lève, peu première vue, on se demande pour­ l’acteur! Sois toi-même! importe la qualité du texte, la bril­ quoi. C’est un comportement étrange. lance de la mise-en-scène, la justesse Voire même contre nature. Qu’un in­ Demander à un caméléon d’être lui- des costumes, le faste des décors ou la crédule rejette la magie sous prétexte même, c’est déjà grossièrement subtilité des éclairages, le spectacle qu’il s’agit là d’une vaste entreprise de absurde. Le lui imposer, c’est prendre appartiient aux acteurs. manipulation, ça ne fait qu’un in­ le risque qu’il devienne terne et gris, crédule de plus. Et naïf par surcroît. une absence, un vide, une poire d’an­ Ce qui est encore plus vrai du Mais qu’un magicien ou un cinéaste goisse entre deux changements de cinéma où le grain de peau d’une adopte la même attitude, ça ne peut peau ou de couleur. L’exiger sous pré­ actrice et le sourire juvénile d’un que nous amener à se poser des ques­ texte de lui révéler que c’est là sa véri­ acteur peuvent littéralement changer tions. Au moins une. A quoi peuvent table nature, c’est non seulement bête l’histoire du monde. D’autant plus vrai bien servir la magie ou le cinéma si on et méchant mais dans le cas d’un ci­ que citer des noms est inutile. La en élimine le plaisir de prendre et de néaste par rapport à son interprète, nature imite l’art, dit Oscar Wilde laisser prendre au jeu? c’est absolument suicidaire. dans l’un de ses aphorismes. Et s’il est encore besoin d’en prouver la perti­ J ’ai dit plus haut que le cinéma qué­ Peu importe la pureté des intentions nence, le cinéma tout entier peut té­ bécois n’aimait pas les acteurs. J ’ajou­ de la contre-fiction, le succès d’un film moigner de son absolue justesse. terais maintenant qu’il ne pouvait pas dépend toujours du résultat sur les aimer sans se renier lui-même. Du l’écran, c’est-à-dire pour la grande Contrairement au théâtre qui est moins en étant ce qu’il a été jusqu’à majorité des spectateurs du jeu des devenu un besoin culturel, donc se­ tout récemment. Les acteurs sont ceux acteurs. À moins bien sûr qu’après condaire, le cinéma demeure un besoin par qui la fiction arrive. Tout leur art avoir créé le non-film, interprété par vital, donc premier. Il ne fait pas tant n’est pas d’être vrais dans le sens de des non-acteurs, le cinéma québécois partie de l’histoire des arts que de celle l’état civil mais crédibles dans le sens se soit donné comme mission cinéma­ des moeurs et en ce sens, c’est encore du personnage. Ils ne sont pas des tographique d’inventer le non- et toujours un art initiatique. De témoins, un rôle qui dans leur art est spectateur. toutes les formes de spectacle, c’est réservé aux spectateurs, mais des êtres assurément le moins intellectuel et de fiction. À cet égard, il faut dire que, chiffres quoiqu’on dise, le public ne fréquente à l’appui, l’entreprise s’est avérée une pas les salles obscures pour y tromper À partir de là, leur seule présence réussite complète et si l’insuccès com­ son ennui existentiel. sur un plateau remettait tout l’anti- mercial doit être considéré comme le cinéma en question et les cinéastes qui garant de la qualité artistique d’un art, Bien au contraire, il y va littéra­ se sentaient menacés ou intimidés l’anti-cinéma québécois peut dès lement pour apprendre à vivre, à rire, (c’est selon) par l’art du comédien, maintenant se reposer sur ses lauriers. à pleurer, à mourir, à tuer, pour n’en avaient qu’une raison de plus Il possède déjà alignés sur ses tablettes décoder ses phantasmes, ses rêves, ses pour se tourner vers les non- plus de non-oscars qu’il n’en faut pour préjugés, pour avoir peur, pour avoir professionnels et préférer travailler (ce être consacré immortel de son vivant. du courage, pour apprivoiser l’avenir qu’ils firent abondamment) avec des et chose importante entre toutes, pour amateurs supposément plus vrais, plus À vivre en autarcie, à regarder les apprendre à faire l’amour. natures et surtout moins corrompus téléromans pendant que les réalisa­ par la pratique du métier d’acteur. teurs de télévision, pour leur part, Il est bien évident que pour ce faire, écoutaient religieusement le théâtre le public a besoin de pouvoir s’iden­ Pour le cinéaste de contre-fiction, radiophonique de Roger Citerne, re­ tifier absolument à des acteurs dont l’acteur se présentait sous les traits fusant systématiquement leur fonction ultérieurement chacun, dans la soli­ d’un être artificiel, porté au mensonge d’hommes de spectacle, les cinéastes tude de sa salle obscure intime, fera et à la fiction, capable de toutes les québécois ont fini par se couper com­ possiblement une idole ou une vedette. trahisons, somme toute une fréquen­ plètement de l’évolution même de leur Refuser le vedettariat dans les circons­ tation peu recommandable dont il temps. Avec comme résultat qu’au­ tances, revient à nier la raison d’être fallait perpétuellement se méfier et jourd’hui, ils mettent en images des même du public dans une salle et, ce qu’on devait à la moindre incartade, à romans écrits dans les années qua­ qui est pire, à frustrer chaque specta­ 12 ZERO, NO 22 teur et chaque spectatrice dans un à le partager avec qui que ce soit. ma surprise de me faire répondre à besoin personnel et vital. chaque fois que l’atmosphère du tour­ Jaloux, ombrageux, possessifs, nage avait été excellente. L’équipe Déjà gêné par la seule présence de Filmant le film se filmant comme avait bien bouffé, bien baisé et n’at­ l’acteur sur un plateau, il aurait été l’écrivain d’écriture écrit sur l’écrivain tendait plus que de recommencer l’ex­ surprenant que l’anti-cinéma québé­ écrivant, les cinéastes d’ici se sont tou­ périence le plus tôt possible. Pas un cois se fasse le défenseur du star- jours voulus, inconsciemment ou pas, mot du film! Pas un mot du jeu! Pas system. Parler de son aversion ma­ l’objet et le sujet de leurs films. Ce qui un mot des acteurs! ladive pour le vedettariat serait à peine a eu pour effet de faire de leur cinéma exagéré. Au point même qu’à chaque un art de l’acte solitaire dont, à la J’en ai conclu par-devers moi que fois qu’une vedette québécoise s’est limite, le public lui-même serait exclu. l’essentiel m’avait toujours échappé. créée naturellement comme ce fut le Qu’au cinéma québécois, le plus im­ cas pour Carole Laure, Geneviève La meilleure preuve d’ailleurs de portant se passait non pas devant mais Bujold et Monique Mercure pour ne cette auto-cinéance, c’est qu’à chaque derrière la caméra. Aussi quand j’ai citer que celles-là, à chaque fois les ci­ fois qu’un spectateur se laisse prendre appris tout récemment la création néastes d’ici se sont faits un malin naturellement par l’histoire ou le jeu d’une Cité du cinéma, ça m’est apparu plaisir de les mal-utiliser par la suite, des acteurs dans un film québécois, il comme une conclusion tout à fait de les sous-utiliser ou ce qui est encore peut être sûr et certain qu’invaria­ logique de l’aventure cinématogra­ plus grave, de ne pas les utiliser du blement, soit par maladresse tech­ phique québécoise. tout. Comme si le nouveau mot nique ou soit volontairement, le ci­ d’ordre était de les ramener dans le néaste le rappelera aussitôt à l’ordre. On n’aura plus qu’à nous inviter au rang. Fais pas la vedette devenant une Comme si dans l’éthique puritaine du tournage des films et enfin les ci­ nouvelle variation de Fais pas l’acteur. contre-fictionniste, un troisième com­ néastes nous permettront de partager mandement se devait de répondre né­ leur plaisir. Et ce jour-là, quand un À la longue, même pour un avocat cessairement aux deux premiers: Fais non-initié nous demandera notre avis convaincu, c’est un réquisitoire pas le spectateur! sur un film québécois, on pourra lui navrant. D’autant plus désespérant répondre avec un air entendu: Le film qu’il semble évident que la névrose ci- Depuis le temps que je fréquente les est un non-film, les acteurs sont des néastique prévaudra encore un certain gens de cinéma que j’aime bien malgré non-acteurs mais l’atmosphère sur le temps. Moins aiguë certes qu’il y a toutes nos différences, il m’est arrivé plateau était excellente! quelques années mais toujours aussi souvent de leur demander, par poli­ insidieuse et omniprésente. Jusqu’à tesse et par intérêt (on espère tou­ Et s’il se rebiffe! Fais pas le critique! maintenant au Québec, le cinéma qué­ jours), comment avait été le tournage O bécois n’a aimé que les cinéastes qui, de leur dernier film, de celui qui n’était pour leur part, se sont toujours refusés pas encore en salle. Quelle ne fut pas J e a n -C l a u d e G e r m a in

Louise Marleau et Geneviève Bujold: LA FLEUR DE L’ÂGE de Michel Brault (1964) COPIFZERO, NO 22 13 Un jeu fort à propos

Lors d’un récent séjour à Venise, je constant besoin de plaire à ce dieu monopolise les énergies du metteur en me trouvai logée dans un de ces hôtels pour alléger le poids de son jugement, scène et l’éloigne de l’acteur qui, lui, vétustes dont la ville est prodigue, qui déjouer la surveillance de son regard ne vit que par la sensation de la lu­ ont connu avec elle des jours meilleurs. qui l’épie souvent bien au-delà de sa mière sur sa peau, le glissement de la Dressé contre un canal fuyant, le performance. L’acteur attend du sueur, le rythme cardiaque, le chaud, Luxoria conservait dans ses apparte­ metteur en scène une attention ex­ le froid, par la flexion infime d’un ments défraîchis des odeurs et des sou­ clusive qui le dédommagera de sa muscle oculaire, d’une commissure qui venirs mondains faisant le bonheur des propre fragilité. deviendra pour le spectateur éventuel célébrités au rancart, pensionnaires à un moment de colère, d’espoir, un la semaine. — Moi, disait Django Gianni, quand désir, une passion, un vertige. C’est j ’arrive sur le plateau, c’est comme si l’instinct ou une longue habitude l’un Ce matin-là, deux d’entre elles siro­ je venais de naître! Je n'ai plus de de l’autre qui unit le metteur en scène taient leur espresso à la table voisine. raison, je ne réfléchis plus. Je sens, je à l’acteur dans une synergie où la Ils parlaient fort pour un public in­ vibre, j ’imbibe... et je rayonne! Cette notion de Cinéma pour le premier visible qui les avait habitués aux hon­ peau, là et là... (il se pinçait le visage, rejoint celle de Jeu pour le second. neurs et à la notoriété. Pour avoir vu les cuisses du bout des doigts) là tous leurs films, je reconnus Django encore, si tu savais comme elle est — Ce qui m’a toujours embêté, Gianni, ce vieil acteur italien dont sensible! C'est mon outil le plus admi­ poursuivait Kreder, c’est l'intimité mon père était un fervent admirateur, rable! Ça, et Ça! (il indiquait ses yeux qu’il faut créer avec vous, les acteurs. et son compatriote Archangelo enfouis sous les paupières affaissées C’est absurde, nous n’avons pas grandi Kreder, ce grand metteur en scène que mais toujours vifs). sur la même rue, nous n'avons pas né­ la revue Film Review venait d’honorer cessairement d’affinités particulières! d’un numéro complet. Je n’avais pas Il avait bien raison. Combien de Pourtant nous n’avons plus de secrets besoin de tendre l’oreille: leurs propos monstres sacrés doivent leur légende à l’un pour l’autre. Toi et moi, c’est me parvenaient à travers les pétarades la transparence de leur épiderme, à la comme si nous avions couché ensem­ occasionnelles des canots-moteurs et propriété qu’il a de réfléchir l’émotion ble. Tu sais, vous savez (il s’adressait les clapotis des eaux souillées. Malgré avec la lumière, d’imprimer dans les soudain à la terrasse à moitié vide) leur accent romain, leur conversation sels d’argent les mouvements de l’âme, diriger un acteur, c’est le violer en déclamatoire était facile à suivre: les rougeurs, les saisissements, les châ- quelque sorte! — Il ne peut exister entre le metteur en toiements des regards. Au cinéma, le scène qui est Dieu, dit Kreder, l’Ac­ rapport de l’acteur au spectateur passe Je sentis qu’il maudissait secrè­ teur qui est son Verbe et le personnage nécessairement par la pellicule. C’est tement ses excès de pudeur trop qui est leur création qu’une relation de une notion souvent négligée: l’homme souvent contraire à l’obtention d’une Trinité. qui travaille a besoin d’apprécier performance supérieure. Grandiose, — Il mystéro délia fede, dit Gianni. d’une façon concrète les fruits de son Gianni opinait de la tête en fermant les travail, ainsi, l’ouvrier de la chaîne yeux. Je les vis, ces deux inséparables, Il n’en fallait pas plus pour me d’assemblage regagnera son domicile désormais esclaves du faux lien qu’ils passionner: quand on parle de l’acteur en voiture. L’acteur de cinéma tra­ avaient délibérément perfectionné de au cinéma, on met du citron sur de vaille fréquemment sans retour; il peut film en film au cours de leurs carrières vieilles brûlures, car devant ou der­ croire que tel il s’éprouve dans son qui n’étaient pas étrangères l’une à rière la caméra, la position est échauf­ miroir, tel le spectateur le verra, rien l’autre. Ils avaient depuis longtemps fante et chacun détient pour se justi­ n’est moins vrai. Entre son jeu et son installé entre eux la familiarité qui fier les meilleurs arguments. Il était auditoire, il y a le cadre, la lumière, il suppose l’abandon total de tous les touchant de voir Kreder et Gianni en si y a la profondeur de champ, la lon­ masques. Outre le succès, Kreder avait parfaite harmonie, comme un vieux gueur focale, le support chimique, les donné à Gianni la protection de couple où chacun à force de les enten­ bains d’acides. Le chemin est long de grands rôles à l’opposé de sa person­ dre prend les opinions de l’autre. l’acteur à son public. nalité, car il disait: l’acteur au cinéma ne peut pas être lui-même sinon il perd — Tu peux me nommer un père qui Bien sûr, le metteur en scène est le toute dignité. Sans le paravent du Jeu, n’attend pas le meilleur de son enfant?, premier spectateur. Mais lui-même il est livré à la caméra comme le chré­ dit Archangelo. M oi, m etteur en regarde à l’oeil nu sur le plateau. Ce tien aux lions: elle le guette, le débite scène, je suis le père et la mère tout à qu’il doit évaluer, il l’évalue grâce à un en morceaux, se déplace à sa la fois; mon regard crée des expecta­ processus mental compliqué qui n’est poursuite, l’intimide puis le boude, le tives, il exhorte, il encourage, surtout pas sans analogie avec le jeu de dévore finalement. L’acteur est un être il juge! miroirs d’un obturateur: le jeu de l’ac­ disloqué dont il ne reste sur l’écran teur est reproduit dans l’esprit du que des parties, une tête, des mains, un Il est vrai que l’acteur idéalise le metteur en scène tel qu’il sera projeté, tronc sans jambes, des jambes sans metteur en scène. Il en fait son purifié de ses scories, sur l’écran d’une tronc. Il y a chez l’acteur une terreur modèle, sa référence unique. Il est en salle obscure. Ce processus complexe vivace, celle du démembrement; tapie 14 G ZERO, NO 22 dans les profondeurs de son incons­ cient, masquée par sa vanité, elle se manifeste par une angoisse perni­ cieuse. Si le metteur en scène ne com­ prend pas cette angoisse, ni ne la met à profit, s’il la tourne en dérision, elle détruit progressivement le jeu de l’ac­ teur en altérant sur la pellicule son ^ image chimique. La voix de Gianni s’éleva par-dessus le bêlement d’un gondolier: — Au fond, le plateau, c’est le pla­ teau! Il n'y a pas d’Archangelo ou de Gianni! de Fellini, de Brando, de Ber- nardo! Il y a l’Attore, il Direttore! Tu as déjà vu un acteur qui n'était pas dif­ ficile? Moi, tous les metteurs, je les ai trouvés chiants!

Il s’excitait sur sa chaise en jetant ses bras en l’air, ce qui amusait beau­ coup Kreder, plus placide, moins

emporté, plus vieux aussi. PHOTO BRUNO M A SSEN ET Reynald Bouchard et Micheline Lanctôt: LA VRAIE NATURE DE BERNADETTE de Gilles Carie Il existe entre le metteur en scène et l’acteur de cinéma une relation proto- Kreder et Gianni souriaient en Gianni à Kreder, de ne plus être dans typale qui n’est pas tributaire du tem­ silence, se rappelant sans doute les la lumière, de ne plus être entouré, pérament de l’un ou de la personnalité bons moments de leur collaboration, convoité, qu’on ne se soucie plus de de l’autre mais liée à l’exercice de ceux où des colères explosives et mes vêtements, de mon nez luisant, de leurs fonctions respectives. Il n’y a pas brèves les avaient dressés l’un contre mes cheveux décoiffés. On me déro­ de caprices entre les deux, mais deux l’autre. Ce fut Archangelo qui reprit bait mon importance, tu comprends! angoisses mal assorties. Le rapt de en contemplant une façade vermoulue Tout à coup, je n’étais plus le souci de l’intimité de l’acteur s’effectue parfois découpée en pans d’ombres: personne! dans la violence mais avec son consen­ — Le temps chez les acteurs, c’est une tement et pour que s’accomplisse le notion qui vous perturbe terriblement. Kreder hochait la tête; il lui en avait personnage qu’il porte en lui. Il appar­ — Ecco, la realità, répliqua Gianni, la fallu du temps pour comprendre la tient au metteur en scène de connaître realità terribile! panique de l’acteur tenu de quitter le les limites de ses exigences et à l’acteur plateau, son habitat naturel, pour les celles de son insécurité. Kreder s’était Je finis par saisir ce que l’un comme quartiers inhospitaliers de la loge ou tu, songeur. Puis il s’inclina vers l’autre exprimait: pour l’acteur de de la roulotte. Là, replié sur lui-même Gianni et lui raconta une histoire si cinéma, le temps n’existe plus. Sa et malgré le support des familiers dont doucement que j’en perdis quelques création est ponctuelle, à la prise pour il s’entoure, l’acteur envie celui de ses bribes: ainsi dire, précipitée par le com­ partenaires à qui, le temps d’un plan, — J ’ai fait un rêve; je tournais un film, mandement sec de la claquette et le metteur en scène redonne la Vie. bien sûr, tu en étais. J’avais devant pourtant une fois sur la pellicule, elle moi huit acteurs réunis dans une salle est immortelle. En tournage, l’acteur À ce moment précis, un rayon de d’attente qui... Tu n’étais pas de cette suspend sa chronologie biologique; le soleil vint effleurer la vieille tête de scène-là. Alors je leur tranchais le temps réel prend l’aspect d’une inter­ Gianni. Comme une plante, il redressa pouce et l’index avec un grand minable attente entre deux inter­ le menton, tourna légèrement son couteau, cosi. Eux se laissaient faire, ventions. Quand la caméra ne le filme visage pour sentir sur l’arête de sa joue idiots, béats... Moi je croulais sous le pas, l’acteur n’existe plus. C’est le couperosée l’importance de la lumière. poids de la culpabilité, je me disais, vide, le néant. Pendant ces périodes de Kreder le regarda tendrement. Je vis c’est impossible, ils doivent réagir, ils limbes, il dérange, il perturbe, car il a ses lèvres remuer, ses yeux se plisser ne peuvent pas me faire ça! Je tran­ besoin de rappeler au plateau qu’il a pour vérifier la composition, l’effet. chais toujours et les doigts tombaient dans la durée réelle son existence Midi dans toute sa gloire venait leur par terre avec un bruit de fruits propre. Rares sont les acteurs qui tra­ redonner une seconde carrière. o pourris... C’était horrible, car ils versent l’attente indemnes: étaient les plus forts! — Je ne pouvais pas supporter, disait M ic h e l in e L a n c t ô t

COPILZÊRO, NO 22 15 “Il faut qu*un acteur travaille beaucoup de lui-même” Entrevue avec Gabriel Arcand

Copie Zéro: Que veut dire pour toi donner la vie à un sur nous-mêmes et sur notre métier que s’il s’agissait d’êtres personnage de cinéma? semblables à nous. Idéalement, cette fusion s’opère à la condition que le personnage et l’acteur aient une profondeur Gabriel Arcand: Je ne pense pas que l’on puisse travailler un personnage au cinéma comme au théâtre, si l’on ne vibre concrète, qu’ils possèdent chacun à sa façon, un vécu. pas avec lui, pour lui, ou du moins si l’on ne cherche pas une façon d’y arriver. Nous parvenons à cet état — je dirais Copie Zéro: Est-ce que les scénarios de films sont, en “ondulatoire” — en relevant les affinités naturelles existant général, assez riches pour permettre une telle confrontation entre ce personnage potentiel et soi-même. D’autre part, en entre le personnage et l’acteur? explorant par intérêt professionnel des types nouveaux de Gabriel Arcand: Parfois. Il ne faut pas exiger d’une indus­ personnages, nous découvrons que ces rôles agissent aussi trie naissante de proposer toujours des personnages com­ sur nous. En habitant des rôles très différents de notre plexes et profonds. Quelques fois il faut se contenter d’une propre personnalité, nous en apprenons souvent davantage partition de “waiter”. Ces personnages, moins exigeants, existent aussi et c’est notre métier de les jouer et de les aimer tout autant. Il nous fait les enrichir et proposer aux spectateurs leur présence spécifique quelles que soient leur importance ou leur valeur dans le scénario.

Copie Zéro: Est-ce que tu fais des recherches ou des en­ quêtes sur le terrain pour mieux interpréter un personnage qui ne t’est pas familier? Gabriel Arcand: Oui, j’ai déjà utilisé cette méthode et il m’est aussi arrivé volontairement d’éviter ce genre d’appro­ che. Par exemple, pour LE CRIME D’OVIDE PLOUFFE, j ’ai rencontré le fils de l’homme qui servit de modèle à Roger Lemelin pour créer Ovide. Il m’a parlé de son père pendant des heures et la description qu’il en faisait était très près de celle proposée par Lemelin dans son roman. Cette rencontre m’a énormément aidé. À d’autres occasions, je préfère chercher en dedans de moi au lieu de contacter des personnes qui, dans la vie, font un métier identique à celui du personnage que j’incarne. Je me questionne et essaie de savoir, par en dedans ou par en dehors...

Copie Zéro: Qu’est-ce qu’un bon rôle au cinéma? Gabriel Arcand:Un acteur doit chercher, dans la mesure du possible, des défis qui le confrontent à lui-même, qui le pro­ voquent. Il doit éviter la routine, la répétition et l’ennui — “The big sleep” —. Son meilleur rôle est souvent celui qu’il jouera prochainement. Pour que le métier reste vivant, pour qu’il soit un défi continuel, il faut que chaque rôle trans­ forme quelqu’un ou du moins qu’il contribue à développer certains angles de sa personnalité. Un bon rôle n’est jamais facile à jouer, ni à trouver. Il faut savoir qu’on ne nous en offrira pas tous les jours et qu’il faut par conséquent, pour ne pas perdre la main, accepter de jouer des rôles moins exi­ geants. J’ai vu des acteurs faire avec de tout petits rôles, de Gabriel Arcand: LA MAUDITE GALETTE de Denys Arcand très belles choses. 16 G I ZERO , NO 22 Copie Zéro: Quel a été ton plus beau rôle au cinéma? Gabriel Arcand: Je ne peux pas dissocier facilement mes rôles du produit final qu’est le film. Il n’y a pas de rôle assez “performant” pour permettre de le voir indépendamment de l’ensemble du film. Dans ce sens j’aime beaucoup mon premier rôle dirigé par Gilles Carie dans L’ÂGE DE LA MACHINEE, également celui d’Ovide dans LES PLOUFFE et j’ai une affection particulière — peut-être nostalgique... — pour mon premier rôle au cinéma dans LA MAUDITE GALETTE.

Copie Zéro: Quel est l’aspect le plus difficile du travail de comédien au cinéma? Gabriel Arcand: Il faut d’abord posséder une très bonne santé. Malgré les longues et désagréables périodes d’at­ PHOTO PHOTO ALAIN G A U T H IE R tente, le plus difficile est de travailler en discontinuité, Gabriel Arcand surtout quand il s’agit d’un rôle principal et que le tournage s’échelonne sur plusieurs mois. Il est très dur de rattrapper l’évolution du personnage quand les séquences sont tour­ nées dans un ordre qui n’a rien à voir avec la continuité d’un récit qui s’étend sur une période de plusieurs années; je pense à la série EMPIRE dont le récit s’échelonnait sur une m’aide beaucoup. Notre approche est orientée princi­ période de 40 ans pour une durée finale de six heures. palement vers les techniques de l’acteur, son entraînement physique et vocal et vers des expériences d’improvisation et Copie Zéro: Est-ce que les réalisateurs québécois sont trop d’utilisation du texte. Un travail de formation donc, qui m’a ou pas assez exigeants pour les comédiens? nourri pour mes rôles au cinéma. Ces ateliers permettent de développer l’attention, la concentration et la présence. J’ai Gabriel Arcand: Les réalisateurs avec lesquels j’ai tourné ne appris à être là pleinement. Toutes ces attitudes se sentent et sont pas reconnus pour travailler “dans l’intimité” avec les se voient à l’écran. Le tournage d’un film est tellement acteurs, pour être très près d’eux, comme le sont, de réputa­ découpé qu’il est essentiel d’être présent à l’instant même tion du moins, Jean Pierre Lefebvre et Micheline Lanctôt, où l’action se passe, sans hésitation, sans tremblement et par exemple. En général, les réalisateurs ont une précon­ avec la même précision à chaque fois, comme le chirurgien ception des acteurs par la nature même de leurs films qui, avec son scalpel. souvent, possèdent des préoccupations didactiques ou for­ melles importantes. Étant habités par une conception Copie Zéro: Dans le cinéma mondial contemporain quels précise de ce que doit être une image, ils nous voient souvent sont les acteurs ou actrices qui t ’impressionnent le plus? et seulement comme de petits bonshommes qui bougent à l'intérieur d’un cadre. Ils construisent un tableau en dé­ Gabriel Arcand:\\ y a beaucoup de très bons acteurs actuel­ plaçant à leur gré ces éléments que sont les acteurs. Gilles lement dans le monde. Malheureusement l’on n’en connaît Carie est un peintre, il fait du cinéma comme il peint. Je ne qu’une infime partie puisque les films dans lesquels ils peux pas lui demander de discuter les aléas d’un personnage, jouent ne se rendent pas ici. Il y a aussi les performances il ne crée pas de cette façon. Par ailleurs, il comprend et ponctuelles de certains acteurs par rapport à la réussite de accepte de me laisser explorer, de reprendre les plans s’il le toute une carrière chez d’autres. Par exemple je peux dire faut; et c’est pour cela que j’aime travailler avec lui. que dans FRENCH LIEUTENANT WOMAN fait une très belle performance d’actrice. Est-ce Je n’ai pas eu avec les réalisateurs, jusqu’à maintenant, que je peux affirmer pour autant qu’elle est une très grande d’expériences fondamentales par rapport à mon métier. actrice? C’est très délicat de se prononcer là-dessus, tout Certains réalisateurs sont très habiles avec les comédiens. dépend du travail, du contrat et de l’oeuvre spécifiques. Denys Arcand, par exemple, donne parfois des indications Parmi les actrices connues, je pense que Faye Dunaway et très stimulantes et efficaces pour l’acteur. En général les Meryl Streep sont de très grandes professionnelles. Michel réalisateurs d’ici sont ouverts et attentifs aux acteurs mais il Serrault, John Hurt, Ian Holm sont aussi de très bons est nécessaire de leur demander de nous laisser le temps de acteurs et... il y a tous les autres que j’oublie. À l’époque où travailler, de les faire asseoir et de leur faire part de nos je commençais ma formation de comédien, entre 15 et 20 pensées ou de nos difficultés. Une sorte de respect mutuel et ans, je me souviens avoir été marqué par certains acteurs de une distance polie représentent l’état des relations entre les cinéma: Rod Steiger, Tom Courtenay, Peter O’Toole, réalisateurs et les comédiens. En conclusion, je dirais qu’il , Marlon Brando. Quand je pense à ces faut qu’un acteur travaille beaucoup de lui-même. vedettes, je me rappelle inévitablement les titres des films dans lesquels ils jouaient. Ce qui me reste d’eux, en fin de Copie Zéro: Est-ce que tes expériences de la scène, je pense compte, ce sont des rôles réussis, bien sûr, mais toujours au groupe de recherche que tu animes, apportent quelque situés dans un ensemble: le film. O chose de nouveau à ton travail d’acteur de cinéma? (Entrevue réalisée par Pierre Jutras, revue par Gabriel Gabriel Arcand: Oui, ce travail de recherche au théâtre Arcand)

I ZERO , NO 22 17 “L'acteur ri a aucun pouvoir” Pierre Curzi répond à quelques questions

Frédérique Collin et Pierre Curzi: LES ALLÉES DE LA TERRE de André Théberge Quand on parle de pouvoir, on parle simple. Effectivement, si nous parlons souvent par l’écriture, comme scéna­ de pouvoir économique, politique, re­ du travail de l’acteur, il a certains riste, ou alors il devient lui-même réa­ ligieux, scientifique; on parle d’un petits pouvoirs qui varient selon le lisateur. Au Québec, on peut ajouter ensemble de phénomènes concrets et contexte et selon sa volonté person­ qu’il aurait peut-être intérêt à devenir d’une masse de personnes affectées nelle. Au cinéma, il a la responsabilité producteur. par ce pouvoir. intérieure de son personnage mais il en contrôle plus ou moins son extério­ Quant aux deux autres questions, S’il existe une telle notion que le risation. Il porte une partie plus ou comment on pénètre un rôle et ce que “pouvoir artistique”, l’acteur en est moins grande du sens final de l’oeuvre. c’est qu’un bon directeur d’acteurs, je exclu par son statut d’interprète. L’ac­ L’importance relative de ce pouvoir n’ai pas la prétention d’y répondre. Je teur n’a aucun pouvoir. dépend de plusieurs facteurs: la di­ n’ai, à ces sujets, que des opinions et vision du travail sur un plateau de des pratiques personnelles. Au mieux on peut dire qu’être cinéma, les relations qui le lient au acteur, c’est tenter d’exister aux yeux réalisateur, le langage cinématogra­ Je n’ai pas d’affection pour la fabri­ des autres. Dans la mesure où l’acteur phique et son application et tout ce qui cation en série de produits culturels réussit, il “représente” pour les autres s’appelle pré ou post-production. vendables mais je ne les juge pas non “quelque chose”. Il remplit à ce plus du haut d’une moralité exem­ moment-là sa fonction. En incarnant Bref, si un acteur se contente de jouer plaire. Mon plaisir est juste plus grand un personnage, il devient un des son rôle, il n’a aucun pouvoir. S’il lorsque mon travail s’inscrit dans une rouages de l’imaginaire collectif. déborde de sa fonction première, il aventure collective et créatrice. o peut influencer un film. Mais s’il veut Je sais que je réponds abstraitement du pouvoir, il doit s’associer autre­ à une question qui se voulait plus ment au projet filmique; il le fait P i e r r e C u r z i 18 COPII ZERO , NO 22 “Savoir accrocher le spectateur” Charlotte Boisjoli répond à quelques questions

Céline Lomez et Charlotte Boisjoli: ÇA PEUT PAS ÊTRE L’HIVER, ON N’A MÊME PAS EU D’ÉTÉ

de Louise Carré PHOTO TAKASHI SEIDA

Copie Zéro: Qu’est-ce qu’un bon acteur, une bonne actrice cinéma; ou de la redoutable présence du public, au théâtre. de cinéma? Cette présence réelle est d’ailleurs exaltante. Charlotte Boisjoli:C’est quelqu’un qui réussit à accrocher le spectateur et à l’entraîner avec lui dans sa trajectoire. Copie Zéro: Y a-t-il une formation spécifique que doit posséder un comédien de cinéma? Copie Zéro: Que veut dire "pénétrer un rôle”? Charlotte Boisjoli: Sans doute et de plus en plus, mais quand un acteur est sincère et vrai, honnête et humble par Charlotte Boisjoli: Pénétrer un rôle c’est l’analyser pour rapport à son métier, il peut très bien se former sur le connaître les pensées, les émotions, les sentiments, les états terrain. L’essentiel est qu’on le fasse jouer, qu’on lui donne d’âme du personnage et tâcher ensuite de vivre tout cela des rôles, et qu’il soit bien dirigé. Malheureusement, le comme si c’était vrai. travail est rare. Copie Zéro: “La direction d ’acteurs” qu’est-ce que cela veut dire pour vous? Copie Zéro: Comment vous sentez-vous perçue en tant que comédienne par la société en général? Charlotte Boisjoli: Cela veut dire, pour moi, aider le co­ médien ou la comédienne à poursuivre le cheminement inté­ Charlotte Boisjoli: Grâce aux personnages que j’ai joués au rieur dont il est question plus haut et cela en lui fournissant théâtre et à la télévision; grâce aussi au rôle d’Adèle que j’ai du même coup tous les moyens extérieurs d’y parvenir. eu le plaisir d’interpréter dans le film de Louise Carré: ÇA PEUT PAS ÊTRE L’HIVER, ON N’A MÊME PAS EU Copie Zéro: Quels rapprochements ou quelles différences D’ÉTÉ, je crois être perçue par le public comme quelqu’un voyez-vous entre le théâtre et le cinéma de votre point de de très humain. Je dois ajouter que mes divers engagements vue de comédienne? sur le plan socio-politique ont contribué à nourrir cette réaction. o Charlotte Boisjoli: Le rapprochement se fait dans la re­ cherche de la vérité des sentiments, émotions, etc; la diffé­ rence dans les techniques employées, qui tiennent compte, (Questions posées par Pierre Jutras, répondues par écrit par entre autres, de la terrible indiscrétion de la caméra, au Madame Boisjoli.) COPII ZERO , NO 22 19 Celles que j ’aime

Anna Magnani, Gena Rowlands, dans 1900. Elle est grasse et pâle. Elle J’aime son long visage inattendu et re­ Delphine Seyrig, Ingrid Bergman, Lili a un grand visage et sa bouche est fine posant. C’est comme dans la vie, il y a Monori, Laura Betti, Géraldine Page, et ourlée. Dans Arkadina de LA des gueules qu’on aime et d’autres qui Jo Van Fleet, Hélène Surgère, Brigitte M OUETTE de Marco Bellochio elle ne nous reviennent pas. Et cela n’a rien Bardot, Angela Lansbury, Bette donne l’envie de jouer le rôle. Elle à voir avec le talent. Si, cela a rapport Davis, Vivian Leigh, Liv Ullman... et m’inspire, me provoque. Je ne ­ avec le talent aussi. Je n’aime pas Isa­ si je ne me retenais pas, cet article ne cherais pas à l’imiter. Je ne m’échi­ belle Adjani ni Bulle Ogier. Je les serait qu’une longue liste de noms nerais pas à la dépasser. Elle m’ins­ trouve mièvres. J’aime Micheline d’actrices. Je consulte le programme pire. Elle me donne de l’énergie. Elle Lanctôt et Amulette Garneau parce de la semaine dans les pages cinéma débroussaille ses pistes et me donne le qu’elles sont candides. J’aime Anouk ou à l’horaire des télévisions... Un goût de poursuivre les miennes. Bette Simard, Marie Dubois, Magali Noël. nom d’actrice me retient Piper Laurie, Davis, je la suis depuis longtemps. J’aime Dominique Michel et je n’aime tiens, je veux la revoir, Film ordinaire, J’aimais son côté pécheresse. Les pas ses films et j ’aimerais que de bons mais je veux la revoir, scruter son hommes n’arrivaient jamais à la réalisateurs avec de bons scénarios visage, observer ses mouvements, combler et finissaient d’ailleurs par s’intéressent à elle et qu’elle s’y inté­ écouter sa voix. Je suis une voyeuse épouser la jolie blondinette que je resse. J’aime notre d’actrices. Elles sont nombreuses n’aime pas, espérant qu’elle leur fasse, compatriote anglophone. J’aime Kate celles que j’aime et elles sont rares. Je pensaient-ils à tort, une meilleure Reid. Cinéma, cinéma. Je m’accroche n’aime pas celles dont le visage a été épouse. J’aimais Brigitte Bardot. Je ne à des visages, à des corps de femmes. trafiqué, celles à qui on a soustrait “du la trouvais pas idiote et je me méfiais J’aime la candeur, l’abandon, l’intel­ temps l’irréparable outrage” , celles de mes amis garçons qui la ridicu­ ligence, l’imagination, l’humour, qui s’observent et qui présentent tou­ lisaient en la désirant et la désiraient l’amour du cinéma, de la caméra avec jours le beau, bon profil, celles qui ne en la méprisant. J’aime Géraldine qui on fait bon ménage. Dans ce pays bougent pas de peur d’être mala­ Page. Dans INTERIORS de Woody où personne ne peut faire carrière droites, trop vivantes. J’aime voir Allen je la préfère à Maureen Sta- d’acteur je suis contente que Gene­ courir dans pleton que j ’aime aussi. J ’aime Lili viève Bujold soit meilleure avec le PASSION de Godard, à grandes en­ Monori l’actrice-fétiche de Mészaros. temps et je voudrais voir de ses films jambées, courir pour aller vite. J’aime Je la trouve unique, irremplaçable. récents. Dans ce pays où personne ne comme elle est habillée dans L’AMIE Elle est chiffonnée et a l’air sale. peut faire carrière d’acteur, je suis de von Trotta. Elle s’habille pour Quand elle a de la peine, elle rit. triste pour moi qui aime tant le nous, pour le goût des femmes, avec J’aime son corps imparfait dont elle cinéma et pour les autres actrices. l’amour des détails, pour la fantaisie n’a pas honte. Je suis reconnaissante à Dans ce pays où le documentaire nous et pour nourrir le personnage; et j ’ai Marta Mészaros de s’aimer assez pour colle encore aux fesses, le “ naturel” peur pour elle, en ce moment où elle avoir choisi une actrice qui lui est exploité aux dépens d’une vérité tourne beaucoup, et je l’ai moins ressemble. J’aime les deux jeunes ac­ créée de toutes pièces, imaginée, tra­ aimée dans UN AMOUR EN ALLE­ trices de SONATINE de Micheline vaillée, renouvelée. Et l’éventail des MAGNE. J’ai peur de me fatiguer Lanctôt aussi. Beaucoup. J’aime personnages féminins est souvent d’elle, un peu comme on craint de se Jeanne Moreau pour JULES ET JIM. réduit de la waitress vulgaire à la mère lasser d’un coup de foudre amoureux J’aime Lily Tomlin. Je ne regarde pas fatiguée, en passant par la madone et je voudrais continuer à être séduite, nos actrices comme je regarde les frigide et frigorifiante. J’aime enten­ que cela ne s’arrêtejamais et je suis re­ autres, les étrangères. Je suis très dre parler les actrices. Certaines pren­ connaissante à Godard de la filmer sévère pour nous. Je m’entends nent de gros risques en sortant du comme il l’a filmée... de trois quarts. souvent penser: “ Elle en met trop, ici mutisme imposé par le vedettariat. Il ne l’encadre jamais rigidement. Elle on lui fait dire des conneries, elle est Mais en parlant, ces stars prennent bouge, il suit. Comme Cassavetes avec mal cadrée, on la voit toujours dans figure humaine. Il y a toujours assez Gena Rowlands. J’aime Gena Row­ les mêmes rôles” . Je n’aime pas être de mystère. En parlant, elles clarifient. lands. J’aime sa lumière et son grand comme cela, c’est malgré moi. Et Que ce soit à Paris, à Hollywood ou à corps confortable. Je ne la détaille j’aime Patricia Nolin dans LA QUA­ Montréal, nos problèmes se ressem­ jamais. Je la prends entièrement. Je ne RANTAINE. Michel Brault aussi l’a blent étrangement. Les acteurs n’ont la regarde jamais dans les yeux. Je la aimée pour la filmer comme cela. pas le pouvoir et pourtant ils le trans­ regarde toute. J’aime Delphine Seyrig. Chère Patricia qui s’inquiétait au mettent. Comment vivent-ils cela? Je l’ai beaucoup aimée dans CHERE tournage, c’est toi que je regardais au INCONNUE où elle jouait une dame visionnement du film et qui m’a Quels sont leurs désirs profonds, leurs célibataire-boulangère. Le film était étonnée et réjouie. J’aime Pierrette attentes? J ’aime les actrices pour ce ordinaire mais pour les acteurs cela Robitaille dans LES YEUX qu’elles font et pour ce qu’elles sont. valait le coup: , Jean ROUGES de Simoneau. Je la trouve Et la seule façon de les connaître, d’en Rochefort et surtout Delphine dans un amusante et fraîche. J’aime Marie savoir plus long, c’est d’écouter les rôle anti-Seyrig. J’aime Laura Betti Tifo dans LES BONS DÉBARRAS. plus courageuses d’entre elles. 20 COR! ZERO , NO 22 Actual beauty — beauty of feature is not what matters, it’s beauty of spirit and beauty of imagination and beauty of mind.”

Laura Betti. “Au cinéma, je suis obligée de par­ tager avec la caméra, avec l’oeil du metteur en scène. Comme mon carac­ tère ne me permet pas d’accepter l’es­ clavage, je démarre un psychodrame. Le fond du problème, la raison pour laquelle je suis une actrice est que je ne m’aime pas. J’ai besoin de m’emparer d’une autre. Irina devient Laura Betti et non le contraire. Je l’intègre pour m’éliminer, me reposer de ce que je suis, de ce que je crois être.

Je suis une actrice “ sale” . Je veux dire, je ne cherche pas la perfection, She has to be fairly bristling with comme Jeanne Moreau, par exemple, Delphine Seyrig. À propos de son rôle enough aggressiveness to keep eve- qui parvient à la perfection du rythme, d’Yvette dans CHÈRE INCONNUE ryone away from her, and yet not des gestes. Je déteste les phrases du de Mizrahi. enough to provoke trouble from some- genre: “Elle travaille bien avec sa body. voix...” Qu’est-ce que ça veut dire? Si la voix exprime l’âme, c’est l’âme qui “ La seule difficulté? Il fallait que je travaille bien. La caméra saisit tou­ la rende crédible à mes yeux. Je So I started externally this time, jours l’intérieur, je l’ai appris de Paso- n’avais pas envie de camper une vieille with a walk. I wanted to develop a lini. fille à lunettes et cheveux gris. J ’ai walk and a manner that was very donc réfléchi aux costumes, chaussu­ tough, and at the same time not provoke any crazy on the Street. Je ne crois pas à l’artifice, un point res, à la coiffure. Pour moi, Yvette est c’est tout. Je suis quelqu’un qui se pro­ de celles qui se mettent des rouleaux And I picked a purse with an outer mène nue au milieu de la foule, sacri­ tous les soirs et le lendemain, c’est une pocket that was always open, once a lège douloureux dont je souffre, mais vraie catastrophe car elle n’est pas gun would fit into so it could always be c’est mon affaire. L’expérience de douée, pas habile. Alors, oui, je tra­ whipped out. You don’t want a purse mon métier exaspère ma nature, car je vaille beaucoup mes rôles avant d’ar­ where you have to get past your lips- suis ambitieuse. Si je veux être et river sur le plateau. Devant le miroir? tick and your compact and cigarettes devenir la Betti, je ne peux pas Non. Pas pour celui-ci. De celui-ci, je in order to find your gun. Gloria was a changer, me trahir. J’ai de la chance, suis vraiment contente, ce qui est rare. woman just always prepared for je considère le cinéma comme une Yvette c’est vingt-cinq ans de souf­ trouble. sorte d’aristocratie, et jusqu’ici je n’ai france, d’angoisse, c’est vingt-cinq ans pas déchu. Mais c’est de plus en plus où j’ai appris mon métier.” Naturally I would use a tough New difficile.” York accent; that would go with the Gena Rowlands. Pour GLORIA de turf. Delphine Seyrig. Cassavetes. Once I got the walk in my mind, “Il doit y avoir une plus grande col­ and got that concept, then it began laboration entre les acteurs et les réa­ “ Usually I attack a rôle — I’m not falling into place; then I began lisateurs. En France les scénarios ne sure if that’s the proper word — in a building the internais.” sont pas écrits, comme ils le sont completely internai way. I think of souvent en Amérique, en fonction des what the person would be thinking. Vivien Leigh. acteurs qui vont les jouer. Aux États- Unis ce n’est pas du “sur mesure” In that case, I realized that a “Indeed imagination really means mais il y a une collaboration, on tient woman living alone, unprotected by a how to présent an idea in the most in- énormément compte de la person­ man or any kind of family, where she teresting way, in a imaginative nalité de l’acteur qui va jouer. En does, up in the Bronx, must have so- fashion. It may be very eccentric, it France ce n’est pas le cas, on écrit le mething about her that is immediately may be art, but — well — just that the scénario, l’acteur l’apprend par coeur, identifiable to other people on the imagination can take flight, and in s’il le faut on change une réplique, Street. Something that says, “ Look, acting every performer should take mais il n’y a pas d’utilisation de toutes you want trouble? You corne to me, flight, so that you do things in an ima­ les possibilités que peuvent offrir les you’re gonna get more trouble than ginative way as opposed to a pedes- acteurs. Ça je crois que c’est assez you ever thought!” trian or an ordinary way. typique du cinéma français. COPIf ZERO , NO 22 21 Q.: D'accord, il semble malgré tout de l’avant-garde, gérant aussi bien macérer. Les répétitions ont été que l'acteur ne vive pas les problèmes notre vie professionnelle que privée. payées. Les acteurs ne font jamais d’un créateur... Nous étions capable de refuser un crever le budget.” mari convenable que nous n’aimions D.S.: Je ne sais pas où la création va pas ou un rôle qui nous paraissait dé­ “Des fois, j’ai la sensation d’être se loger et je suis incapable de dire si gradant. Slous avons travaillé comme une poupée Barbie. On me traite c’est chez le réalisateur ou chez l’ac­ des damnées pour gagner un Oscar, ou comme une enfant. Les acteurs sont teur. Quelquefois les acteurs créent même une simple mention pour des êtres généreux. Il faut leur laisser des choses imprévues, mais la création l’Oscar, toutes ces récompenses que en donner.” n’est pas logée de façon précise, je les hommes gagnent tellement aisé­ crois que ça doit fluctuer et que ça ment. Si nous, anciennes stars du “Dans LUCIEN BROUILLARD fluctue. cinéma, ne sommes pas des féminis­ j’ai interrogé Bruno Carrière sur mon tes, alors quelles femmes peuvent se personnage et on l’a modifié ensem­ Q.: Un comédien peut-il porter un ju­ proclamer ainsi? Je pense vraiment ble.” gement critique sur ses films, un juge­ que le mouvement féministe me doit ment qui ne soit pas brouillé par le un tout petit quelque chose. Je suis “La condition des acteurs au narcissisme? même chatouilleuse sur cette dette- Québec c’est triste! On ne travaille pas là...” pour les acteurs ici, contrairement aux D.S.: Je ne vois pas pourquoi on parle États-Unis par exemple, où on ex­ du narcissisme des acteurs et pas de Marie Tifo. ploite à fond leur talent et où on leur celui des réalisateurs ou des techni­ donne le temps de travailler.” ciens. Je crois au contraire que les Marie Tifo avait accepté de me ren­ acteurs ont plus de débouchés pour contrer; je me présente à l’heure con­ “ J’aime travailler avec les gens qui leur narcissisme, et donc moins de venue. Elle m ’attendait. “J ’ai failli ont les mêmes passions, les mêmes problèmes de ce côté-là. t’appeler pour annuler le rendez-vous, désirs que moi. J’aime retravailler me dit-elle. J’avais décidé de ne plus avec eux, aller encore plus loin. Tra­ Q.: Quelles sont vos espérances, vos accorder d’entrevues.” Je tire tout de vailler avec Pierre Curzi c’est ex­ projets? Comment voyez-vous l’ave­ suite de mon sac une liste de questions traordinaire. Les gens ont peur du nir? auxquelles j’avais pensé. “Oui, je veux pouvoir que nous avons, en tant que bien parler... on ne me pose jamais ces couple, peur de notre connivence. Ils D.S.: J’arrive à gagner ma vie en étant questions-là”, sourit Marie. ont tort.” actrice, cela ne peut aller qu’en dimi­ nuant puisque vous savez que les actri­ “À la longue c’est plus payant fi­ Les entrevues, c’est la corvée pour ces, aussi grandes qu’elles soient, à nancièrement de faire du théâtre que les actrices. Je le sais, moi qui en ai partir d’un certain âge n’intéressent du cinéma. On ne négocie plus les subi plus d’une. Me voilà donc dans la plus l’industrie cinématographique. Le cachets au cinéma. Les salaires sont situation inverse, en position de fai­ sujet des femmes âgées n’est pas un gelés. On ne peut plus négocier.” blesse, sous le charme Tifo. Nous sujet qu’on aborde; la femme âgée ne avons parlé deux bonnes heures. peut être le point central d’un film, “J’ai accepté de jouer dans RIEN Marie a l’énergie des femmes de son alors que l’acteur âgé gagne peut-être QU’UN JEU de Brigitte Sauriol pour âge. Son ciel est sans nuage. Elle a des de plus en plus d’argent en vieillissant; défendre le personnage. À la lecture projets de films qu’elle peut voir venir plus il est vieux, plus il est riche; les ac­ du scénario j’ai réagi très émotive- de loin, pour que cela “macère” trices c’est l’inverse. ment. Je ne savais pas à ce moment explique-t-elle. On croit en elle. Elle le qu’on allait me le proposer. J’ai plaint prend bien, sans hauteur, avec gour­ Q.: Ce n'est pas votre problème main­ l’actrice qui allait jouer ce rôle ingrat, tenant... mandise. Nous avions terminé quand d’une humanité pas très belle à voir. Jérémie, le fils de Marie s’amène. Le Mais j’ai appris beaucoup sur l’inceste D.S.: J’ai certainement réussi par dernier jour de l’école. Il montre le en le jouant. Je n’avais pas d’images rapport à beaucoup d’actrices, dans la beau bulletin en entourant le cou de sa de femme entretenue, de ménagère mesure où j’ai pu choisir certains mère de ses petits bras potelés. Son vide sexuellement, qui veut garder la rôles, où j ’ai pu gagner ma vie. Pour visage rond et pâle caresse celui de sa façade, la famille unie. J’ai lu sur l’in­ l’avenir... une actrice qui a réussi peut mère. Je suis toute attendrie et je m’es­ ceste. J’ai appris que cela se passait espérer simplement le désespoir ou quive comme une voleuse emportant aussi dans les milieux bourgeois. l’annihilation de sa personne, vu dans mon coeur un des lumineux C’était l’occasion de jouer un person­ qu’elle s’amenuise en vieillissant, ses close-up de Tifo. Cinéma, cinéma. nage différent. Mes références furent cachets diminuent et elle n’existe très sûres. Je me suis trouvé un plus.” “Exceptionnellement, pour LES modèle. J’ai toujours un modèle pour BONS DÉBARRAS, on a répété mes personnages. Je me dis: “ Si ce . trois semaines avant le tournage. C’est type de femme existe dans la réalité. primordial pour découvrir le sens Je peux donc construire un personnage “, Barbara profond du scénario. En arrivant sur le à partir de cela.” o Stanwyck, Joan Crawford et moi- plateau on était habité par les person­ même avons toujours été des femmes nages. Ils avaient eu le temps de L u c e G u il b e a u l t 22 COPIE ZERO , NO 22 COPIhZÉRO, NO 22 23 Être acteur

Quand j’étais adolescent je voulais D’autant plus qu’à cette rigidité prétentieux personnages établir des devenir acteur. Puis mon corps m’a physique que je me découvrais corres­ distributions aberrantes, confier des trahi. J’étais devenu trop grand, avec pondait une rigidité intellectuelle qui premiers rôles à de pauvres cabots une voix trop basse, une tête trop commençait, elle aussi, à s’affirmer. dont le seul talent était la servilité, grosse, un nez trop proéminent, des J’avais des points de vue logiques, je concevoir des mises en scène banales dents trop longues. On est acteur avec soutenais des opinions cohérentes, je et donner des indications de jeu son corps. Le mien me condamnait à voulais des explications complètes. débiles. .J‘ai compris alors tout de jouer les pères nobles et les traîtres à Alors que les vraies natures de co­ suite qu’au simple plan économique de dix-neuf ans. J ’ai réalisé que je n’en médiens se complaisent dans les théo­ l’offre et de la demande, il serait beau­ sortirais jamais. Mon corps m’im­ ries paradoxales, les sciences ésotéri­ coup plus facile de travailler comme posait des personnages. Les très ques, les arguments intuitifs. Pour metteur en scène que comme acteur. grands acteurs ne sont ni petits ni pouvoir penser à la fois comme Hedda Je fus d’ailleurs confirmé dans cette grands, ni gras, ni maigres; ils n’ont Gabier et comme Célimène, un certain sage décision quelques années plus pas de voix particulière et ne sont pas flou de l’esprit est absolument né­ tard par la vendeuse de journaux de spécialement beaux. Ils ne sont rien cessaire. l’hôtel Algonquin de New York, haut tant qu’ils ne jouent pas. C’est à lieu de la culture américaine. Cette re­ travers leurs personnages qu’ils de­ Encore adolescent, je ne pouvais marquable femme me demandait si viennent beaux ou laids, petits ou déjà plus supporter la pire malédiction j’étais acteur. Lui ayant répondu que grands. Mais pour cela il faut avoir un du métier d’acteur: l’obligation j’étais réalisateur, elle s’exclama: corps malléable, ce que la nature d’endurer les metteurs en scène incom­ “Comme vous avez bien fait, c’est tel­ m’avait refusé. pétents. Je voyais autour de moi de lement plus stable!”. Il faut dire aussi

René Caron et J.Léo Gagnon: RÉJEANNE PADOVANI de Denys Arcand 24 COPIE ZERO , NO 22 PHOTO PHOTO ALAIN G A U T H IE R Pierre Curzi, Serge Dupire et Denys Arcand en répétition: LE CRIME D’OVIDE PLOUFFE que j’ai toujours cru être doué d’une d’abord de choisir les joueurs. La aimés ou détestés. Sans la personne qualité essentielle à mon métier: moitié de la partie se joue là. Ne pas se des acteurs toute représentation est l’oreille, la capacité de discerner une tromper d’acteur. Être capable d’éva­ impossible. C’est pourquoi ils sont réplique juste d’une réplique fausse, luer froidement le talent, surtout chez sacrés. J’aime beaucoup les acteurs. au niveau de l’écriture comme au les jeunes. Mesurer ce talent en regard Ils sont beaux, généreux, vulnérables niveau du jeu. Je pensais avoir ce du tempérament. On dit des meilleurs et complètement fous. Je ne les vois talent comme d’autres chantent natu­ joueurs de football que quand ils vien­ généralement que sur les plateaux de rellement juste ou dansent avec un nent au stade le dimanche après-midi tournage. D’une part parce qu’il m’est rythme parfait. Je ne sais pas si c’est ils viennent pour jouer au football. Il difficile de supporter longtemps leur une qualité bien importante mais je ne faut choisir des acteurs qui viennent intensité d’émotion et d’autre part peux toujours pas m’empêcher de d’abord pour jouer avant de s’in­ parce que ma relation avec eux est tou­ frémir lorsque je vois un metteur en quiéter d’Écho-Vedettes ou du Festival jours faussée par le fait que je peux à scène s’approcher d’un acteur sur un de Venise. Il faut aussi aimer potiner l’occasion leur procurer du travail. À plateau et lui lancer: “ici tu t’arrêtes et un peu, connaître les degrés de cocaï­ Montréal la majorité des acteurs sont tu lui dis: ...” et enchaîner en décla­ nomanie, d’alcoolisme, l’imminence toujours plus ou moins en chômage. Je mant lui-même la réplique. Il me des crises conjugales, les progrès ou les connais même des acteurs et des actri­ semble que c’est réduire le métier échecs des psychanalyses etc, etc. ces d’un talent prodigieux qui vivent le d’acteur à celui d’imitateur. Pour moi Après il faut établir un plan de jeu et plus souvent accrochés aux prestations c’est un manque de respect atroce. Et soutenir le moral de tout le monde. de la Sécurité sociale. Je sens tou­ pourtant cela se fait couramment. jours, quand je les rencontre, des at­ Certains acteurs doivent être mis au tentes muettes que je peux rarement J’ai horreur de l’expression: “direc­ défi, d’autres doivent être dorlotés. satisfaire ou des reproches silencieux tion d’acteurs” . Je trouve cette Cela dépend de chacun. Mais ce n’est qui me culpabilisent. C’est compliqué, formule répugnante. Je n’ai jamais jamais le coach qui court, qui est tout ça. o dirigé personne. Étant friand des com­ frappé, qui est blessé, qui score. paraisons sportives je dirais que mon Comme ce n’est jamais le réalisateur métier se compare à celui d’un coach dont on voit les rides, les larmes. Ce de football. Mon premier rôle est sont les acteurs qui sont vus, scrutés, D e n y s A r c a n d COPIEZERO, NO 22 25 De la scène au plateau

Guy L’Écuyer et Claude Jutra: LA FLEUR AUX DENTS de Thomas Vamos

Vouloir être acteur Dans l’éthique actuelle du métier Connaître le théâtre c’est connaître c’est vouloir être un autre les acteurs doivent répondre les acteurs. Pour un réalisateur de film tout en restant soi-même à deux maîtres: c’est un atout majeur. C’est mieux le dramaturge et le metteur en scène encore, si le réalisateur a une expé­ Un acteur se réveille dans sa peau Dans le meilleur des cas rience d’acteur. Plusieurs acteurs sont mais le soir, il se métamorphose une équipe se crée... devenus réalisateurs et inversement. Dans le pire: l’anarchie Pour ceux-là, c’est un avantage Il est admiré des foules considérable, car les rapports de l’un à Il est l’objet des foules Au théâtre, l’acteur travaille l’autre sont clairs et immédiats. Il est l’esclave des foules en usine, et parfois la victime des foules jusqu’au produit fini après quoi, il le met en marché Se connaître c’est se comprendre. Aux Le monde entier le connaît réalisateurs qui s’en tiennent à leurs Il ne connaît personne Au cinéma c’est le champ cadrages, leurs éclairages et leurs tra­ de bataille vellings, je suggère d’aller faire un tour On fait tout en vrac, un peu partout Les passions qu’il allume dans quelqu’atelier de théâtre où ils une scène à la fois se perdent dans le Cosmos pourront vivre dans leurs corps et dans une réplique à la fois leur tête l’expérience du tréteau. C’est en désordre Les acteurs constituent une la meilleure manière, et ça fait beau­ en commençant par la fin coup de bien. société spéciale se déplaçant d’un lieu de tournage au sein de la société à un autre lieu de tournage On les a vus hués, ostracisés, comme des gitans bannis... Chaque réplique bien dite, Ils apprendront le silence, geste par puis reconnus, admirés, chaque geste exécuté geste. Ils apprendront la voix de la montés aux nues est un investissement colère et la voix du bonheur. Ils ap­ Et ce n’est que plusieurs prendront à vivre des situations qu’ils Ils sont critiques des moeurs mois plus tard ont souvent vues, mais jamais vécues et des temps à la copie zéro dans leur tête, dans leur voix ou dans porteurs de grandes idées que l’on saura si oui ou non leur corps. Ils apprendront l’humilité vendeurs d’amour et de bonheur on a bien investi qu’il faut pour convaincre le public. Ils Mais durant les interminables reverront leurs camarades acteurs D’abord l’acteur espère la renommée attentes d’un oeil nouveau sans crainte et sans puis il doit l’assumer dans leur roulotte ou près malentendu. O puis la supporter des caméras au delà de la retraite... plusieurs acteurs ont rêvé des À moins de mourir sur scène salles combles ou devant la caméra et de longues ovations C l a u d e J u t r a 26 COPIEZERO, NO 22 Être acteur, c'est avoir le don d'imaginer la vie

C’était à San Francisco, dans la faisait appel à l’intériorité spécifique des scènes fictives qui ne sont pas dans salle de projection des Pacific Sun Ar­ de l’acteur. Eh oui! le scénario, ne jamais répéter le dialo­ chives, voilà une dizaine d’années. gue avant la mise en place, rendre le J’improvisais une petite conférence Que répondre? Que c’est toujours décor si juste, si vrai, que l’acteur n’a sur un de mes films (LA TÊTE DE dans les petites salles qu’on est assailli pas d’autre choix que d’être vrai lui NORMANDE ST-ONGE), confé­ par les grandes questions? Je répondis aussi, etc... Quand un acteur m’arrive rence suivie il va sans dire, d’une que l’une et l’autre des deux méthodes le matin sur le plateau et me demande courte période de questions. Tout m’embêtaient, parce qu’elles étaient dé lui parler de son personnage, je lui allait se terminer pour le mieux, quand presque toujours trop visibles. réponds invariablement: “Non, toi tu j’entendis quelqu’un me poser une “ How?” vas m’en parler. C’est toi le spécia­ question troublante: “Quelle est votre liste!” Si un autre fait de l’angoisse méthode pour travailler avec les Je citai l’exemple de Marlon parce qu’il ne connait pas le milieu où acteurs? — Your method?” Brando qui, dans les moments de ré­ il doit évoluer, je lui dis: “Tant mieux, flexion de son personnage à l’écran, se tu seras meilleur!” Et ce n’est pas tout Il ne s’agissait pas d’une simple ma­ sentait toujours obligé (par la à fait une boutade: un bon acteur ne nière de travailler, mais bien d’avoir méthode) d’aller dans un coin pour crée pas que son rôle mais aussi les une méthode, officielle. Je répondis, suer à grosses gouttes, preuve maté­ comportements sociaux du milieu où il sans trop réfléchir: “Est-ce bien né­ rielle de l’effort intérieur. Et l’exemple évolue. Et ça, c’est beau à voir. cessaire d’en avoir une?”. de James Dean qui, dans une phrase aussi simple que “Do we take the car Alors, que les comédiens convain­ “Yes!” me rétorqua la voix qui or the bus?” mettait une lourde charge cus qu’il faille avoir été plombiers m’avait posé la question. Il s’agissait émotive, qui aurait mieux convenu au pour jouer les plombiers se rassurent: d’un étudiant en cinéma (on ne disait théâtre Kabuki. J’aurais mieux fait de il ne faut pas. Amulette Garneau, qui pas encore “en communication”) qui me taire! n’avait jamais vécu sur une terre de sa paraissait en savoir long sur le sujet. vie avant de jouer la mère Chapde- En tout cas, plus que moi. Il préférait,' Depuis, j’ai tourné plusieurs films laine, a été qualifiée de “figure de disait-il, la méthode de l’Actor’s avec beaucoup d’acteurs. Et j’ai réflé­ paysanne admirable” dans le journal Studio à celle du Living Theater, parce chi un peu. J’ai même trouvé quelques Le Monde. Un autre a parlé de “vérité qu’elle était plus intérieure et qu’elle trucs qui favorisent leur jeu: répéter paysanne bouleversante”. Et c’est ça qui est normal. Robert De Niro peut bien prendre 60 livres pour jouer les boxeurs je crois que ça sert mieux sa légende que son personnage. Je serais même tenté de dire, après toutes ces années, que l’acteur y gagne souvent à ne pas connaître d’avance le milieu où son personnage vit. Après tout, être acteur, c’est avoir le don d’imaginer la vie.

Pourquoi est-ce ainsi?

J’ai ma petite idée là-dessus, qui n’est pas nécessairement la meilleure ni la plus juste, mais je vous la livre quand même. On ne devient pas acteur par choix, mais par absence de choix, z Autrement dit, parce que le choix est $ impossible. L’acteur c’est quelqu’un I qui veut être tout le monde à la fois, en g même temps: médecin, aventurier, g Tarzan, chauffeur de taxi, million- “ naire américain, mercenaire au Liban, o curé et que sais-je encore? Mieux, je “■ crois qu’il pourrait être tous ces Carole Laure et Donald Pilon: LES CORPS CÉLESTES de Gilles Carie personnages dans la vie, qu’il en aurait COPII ZERO, NO 22 27 Gilles Carie et Willie Lamothe en répétition: LA MORT D’UN BÛCHERON

le talent. Aussi quand un journaliste C’est ainsi, mais attention: cette secret n’en était pas un de domination? s’avise de lui poser la sempiternelle non-communication est peut-être une S’il ne fait pas aujourd’hui partie de question: “Quel rôle espérez-vous forme supérieure de communication. ces producteurs, agents ou réalisateurs jouer un jour?” il ne sait pas à quel Gérard Philipe avait, dans sa ma­ qui réclament de l’acteur une servilité point il le trouble. Un rôle? Mais il les nière de répondre, la même sincérité totale. Car une méthode, ça peut pré­ veut tous sans exception! qu’ont les paysans quand ils disent que parer aussi à cela: contraindre, “l’hiver a été dur”. C’est beau, c’est dominer. Quant à nos acteurs à nous, Cette impossibilité de choisir se vrai et ça suffit. au Québec, ils doivent se préparer très double très souvent d’une impossi­ tôt à lutter contre toutes les formes bilité de communiquer normalement. Cela m’amène à parler d’une autre d’asservissement. A n’attendre rien de Je dis cela sans méchanceté. Je me caractéristique de l’acteur: sa mé­ personne. Ni des institutions. Ni du souviens d’une interview avec Gérard fiance naturelle pour l’information. À gouvernement. Chanceux si, après des Philipe, à Montréal, au début des l’information, il préférera toujours années d’étude, ils décrochent dans un années 50. Il avait trouvé la ville mille fois la moindre parcelle d’émo­ commercial le rôle d’une noisette dans “merveilleuse”, l’automne dans le Nord tion ou de connaissance vraie. Vidée une barre de chocolat. Ou un second “merveilleux” et nos lacs et nos mon­ par définition de tout contenu émotif, rôle dans un téléroman de troisième tagnes “absolument merveilleux”. l’information ne saurait l’intéresser ordre. Ou une voix de souris dans un Quoi un des plus grands acteurs du vraiment. Il n’est pas fait pour le Télé­ dessin animé. monde ne s’exprime pas mieux que le journal. Aussi ai-je toujours admiré la premier venu? Après avoir lu l’auto­ manière et la rapidité avec laquelle un La seule voie vraiment digne qui biographie de Henry Fonda (acteur acteur s’imprégne d’une atmosphère, leur reste: retourner aux petits théâ­ que je considère personnellement d’un milieu social, d’une culture. Au tres, s’inventer eux-mêmes des rôles, comme le plus grand) j’ai eu la bizarre bout d’une heure, il sait. Comme s’il combler le vide de la télévision et du impression qu’il ne s’était rien passé avait toujours su. cinéma. Ils le font d’ailleurs de plus en dans sa vie, de n’avoir rien lu! Et cela, plus. Ont-ils le choix là aussi? o malgré les efforts du rédacteur sup­ Pour en revenir à mon étudiant du pléant. début, je me demande si son rêve G i l l e s C a r l e 28 COPIE ZERO, NO 22 “Les enfants qui ont Vinstinct du jeu dramatique sont de vrais acteurs” Entrevue avec André Melançon

Copie Zéro: Comment choisis-tu les acteurs enfants pour tes Copie Zéro: Est-ce que tu as recours à des agences spécia­ films? Est-ce le physique, la voix, le regard, la démarche qui lisées ou à des annonces dans les journaux pour trouver tes retiennent principalement ton attention? acteurs? André Melançon:Pour le casting de mon premier film pour André Melançon: Non, je les choisis toujours dans les enfants — ça remonte à 8-9 ans et ça s’appelait “LES écoles. Les enfants proposés par les agences travaillent ha­ OREILLES” MÈNE L’ENQUÊTE — j’avais besoin de six bituellement dans des films publicitaires et, de ce fait, comédiens; j’ai rencontré 18 enfants. Pour le tournage des perdent souvent leur naturel. Comme je tourne un film à TACOTS, un an plus tard, j’avais besoin de sept comédiens tous les deux ans et que mes personnages ont presque tou­ et j’en ai vu une centaine. J’ai changé de formule à partir du jours le même âge, je peux difficilement réutiliser les mêmes film COMME LES SIX DOIGTS DE LA MAIN. Lise comédiens. Ils sont alors déjà trop âgés. La plupart de mes Abastado et moi avons dû voir à peu près 1000 enfants, pour acteurs n’ont jamais joué dans un film avant. en retenir six. Pour la série ZIGZAGS, nous en avons ren­ Copie Zéro: As-tu une méthode spécifique pour diriger de contré 3000. Et pour le film que je termine actuellement, jeunes acteurs? Discutes-tu avec eux de leur rôle? Ont-ils la LA GUERRE DES TUQUES, Danyèle Patenaude et moi possibilité d’y apporter des changements? en avons aussi rencontré 3000. Pourquoi voir tant d’enfants pour en choisir si peu? Quand j’ai commencé à faire des André Melançon: J’organise d’abord des ateliers quelques films avec des enfants, j’avais l’impression que tous les semaines avant le tournage. Dans un premier temps, je lis enfants pouvaient jouer. Ce n’est pas tout à fait vrai. En fait, avec eux le scénario en expliquant de façon détaillée l’action on peut dire que tous les enfants peuvent jouer, comme on du film. Ensuite ils lisent leur texte à tour de rôle. Lors du peut dire que tous les enfants peuvent chanter ou dessiner. deuxième atelier je travaille avec chacun d’eux en discutant C’est vrai. Mais il arrive aussi que certains enfants chantent de leur personnage, à travers les dialogues et l’action du “naturellement” plus juste que d’autres, que certains film. Je leur apprend ainsi à mieux cerner leur rôle et, moi, enfants ont plus “le sens” du dessin que d’autres. Et j’ai je commence à les découvrir davantage. La troisième appris au fil des années, que c’est un peu la même chose session permet de pousser plus loin la sensibilisation du co­ pour le jeu dramatique. Certains enfants ont plus l’instinct médien à son personnage. J’utilise aussi ces ateliers pour les du jeu que d’autres. C’est pour cette raison que je tiens à initier aux techniques de tournage, pour leur expliquer les rencontrer un si grand nombre d’enfants; pour pouvoir dé­ fonctions de chacun des techniciens présents sur le plateau. tecter ceux qui possèdent ce talent particulier. Copie Zéro: Sur le plateau de tournage, quel type d'indi­ Au départ, je cherche une image physique correspondant au cations leur donnes-tu? personnage que j’imagine, mais elle n’est pas toujours très André Melançon; J’essaie toujours, dans la mesure du précise. Ma référence première est bien sûr les visages. possible, d’avoir un découpage technique le plus précis Vont-ils bien passer à l’écran? Il y a aussi ceux dont je possible. Le premier assistant, le directeur-photo et la perçois une vivacité, une lueur dans le regard ou qui, par une scripte ont pris connaissance de ce découpage avant le tour­ intervention quelconque, retiennent mon attention. Ensuite nage. Ils sont donc en mesure de préparer le plateau (éclai­ je les rencontre individuellement pour vérifier s’ils ne sont rages, mouvements de caméra, etc...) et n’ont pas besoin de pas trop timides ou inhibés. Nous prenons alors des photos ma présence. Cela me permet donc, à chaque matin, de me des enfants choisis et entrons en contact avec les parents retirer et de préparer la séquence avec les enfants. Lorsque pour nous assurer de leur accord. Plus tard nous enregis­ le plateau est prêt, les enfants le sont aussi. Je leur ai fait trons des bouts d’essai en vidéo. Pour LA GUERRE DES répéter leur texte et j’ai effectué quelques mises en place. TUQUES, par exemple, nous en avons réalisé cent quatre- vingt. À cette occasion nous leur demandons de jouer un Les enfants s’amènent donc sur le plateau. Et nous faisons personnage d’une scène écrite sans exiger qu’ils mémorisent des répétitions, pour la caméra et le son. Plusieurs répéti­ le texte. Nous enregistrons aussi une courte improvisation à tions. À ce niveau aussi, j’ai modifié mon approche. Au partir d’un personnage et d’une mise en situation précise. début, je croyais qu’il ne fallait pas trop répéter une scène Plus tard, je regarde tous ces bouts d’essai et je vérifie, pour avant de la filmer. J’avais peur que l’enfant perde son chacun, s’il passe bien à l’écran, s’il est capable de jouer naturel, sa spontanéité. J’ai changé d’avis. J’ai même l’im­ avec son corps, si son timbre de voix est adéquat, etc. Et pression que, dans certains cas, plusieurs répétitions d’une quelquefois, c’est uniquement le côté mystérieux et intrigant même scène peuvent donner à l’enfant la sécurité nécessaire d’un enfant qui retient mon attention. qui va lui permettre un jeu efficace.

COPIE ZERO, NO 22 29 Copie Zéro: On a dit que les enfants sont les non-acteurs par excellence, en ce sens qu’ils n’ont pas les tics des pro­ fessionnels et jouent nature, qu’ils ne sont pas artificiels et ne cherchent pas à composer. Qu'en penses-tu? André Melançon; Il y a dix ans je croyais que c’était effecti­ vement le cas; maintenant je n’y crois plus. Je pense qu’il faut les traiter comme des acteurs adultes. Les enfants qui ont l’instinct du jeu dramatique, sont de vrais acteurs. Leur 1 seule différence réside dans le fait qu’ils n’ont pas l’expé- ? rience des professionnels. La direction d’un acteur enfant et < celle d’un acteur adulte implique le même type de relations, z On doit s’adapter à chaque personnalité. Pour certains co- 5 médiens, il faut parler plus du personnage, de ses émotions, o pour d’autres c’est le climat ou un détail qui importe, o Chaque comédien doit être abordé avec les outils qui lui * sont propres. C’est la même chose avec les enfants. André Melançon Quelques-uns ont une approche cérébrale de leur person­ nage, d’autres sont plus intuitifs. Copie Zéro: Ont-ils la possibilité d’improviser? Copie Zéro: Il est donc faux de dire qu’ils agissent dans un André Melançon .-Lors des ateliers préparatoires, s’il y a des certain état d’inconscience! dialogues que les enfants n’arrivent pas à dire, je les adapte immédiatement. Sur le plateau, il m’arrive aussi de changer André Melançon: Quand un enfant, avant une prise, une phrase, un geste, une démarche. Je ne m’accroche demande au caméraman s’il travaille à la 25 ou 75 mm jamais au texte intégral du dialogue; il est plus important parce qu’il sait qu’avec la 75 mm, il n’a pas à changer ses que le sens passe et surtout, qu’il soit dit naturellement. Il y souliers qui ne sont pas raccords, il est loin de l’inconscience a des phrases qui se lisent bien mais qui perdent beaucoup du jeu qu’on lui attribue. La plupart des enfants que j’ai lorsqu’un enfant les dit, de même pour certaines expressions dirigés possédaient cette conscience de jouer. Par ailleurs, qui ne sont plus utilisées entre eux. Mais de façon générale, sur un plateau de tournage, les comédiens professionnels nous devons tourner tellement rapidement que le temps sont toujours interpellés, entre les prises par leur nom véri­ manque pour un véritable travail d’improvisation. Certains table; avec les enfants, nous n’utilisons que leur nom de enfants disent leur texte à la lettre près, d’autres proposent personnage afin de bien les imprégner et de les embarquer des variantes qui, quelques fois, sont surprenantes et cadrent au maximum dans leur rôle. bien dans le personnage. Il faut quand même se méfier du cabotinage. Copie Zéro: Qu’est-ce qui arrive quand les enfants n’aiment pas leur personnage ou que le personnage dit des choses qui Dans certaines situations cependant, j’ai recours à l’impro­ les agacent fortement? visation. Par exemple, dans une séquence donnée, le scéna­ André Melançon:Je n’ai pas connu de cas où un enfant n’ai­ rio dit: Deux ou trois enfants s’amènent sur le trottoir; ils mait pas globalement son personnage. L’enfant comprend placotent joyeusement entre eux. L’indication de jeu est que son personnage puisse dire telle ou telle chose et que donnée, mais pas les dialogues. Je procède alors un peu cela ne correspond pas nécessairement à ce que lui, person­ comme à la Ligue nationale d ’improvisation'. Je propose un nellement, dirait dans la même situation. Les enfants de­ thème aux enfants, nous en discutons un moment et nous viennent plus facilement leur personnage mais en même filmons la scène sans, cette fois-ci, trop la répéter. Parce que temps ils sont conscients du jeu qu’ils vivent. les enfants peuvent se “ surprendre” les uns les autres en se racontant des histoires et cela peut provoquer des réactions très intéressantes. La plupart des enfants réussissent très Copie Zéro: Est-ce difficile de faire jouer des enfants non bien dans ces situations improvisées. Il y a aussi les impré­ professionnels avec des professionnels adultes? vus, les accidents qui peuvent apporter des moments ex­ André Melançon: J’utilise rarement des comédiens pro­ traordinaires lors d’une prise. Les enfants sont prévenus de fessionnels dans mes films. Il m’a été permis, les fois où je continuer tant que je n’ai pas dit coupé, même s’il y a un l’ai fait, de constater qu’une complicité intéressante et effi­ dialogue changé ou des déplacements inusités. cace pouvait naître entre les deux dans la mesure où l’enfant n’est pas trop impressionné par l’acteur professionnel. J’ai­ Copie Zéro: Y a-t-il des problèmes de mémorisation parti­ merais bien travailler plus souvent avec des professionnels culiers aux comédiens enfants? mais à cause de budgets trop réduits, je peux difficilement André Melançon; C’est très rare, sauf quelques fois dans les me le permettre; d’ailleurs il y a peu de personnages adultes premiers jours de tournage. L’enfant qui bloque sur une dans mes films. phrase, est souvent fatigué ou incapable de saisir la termino­ logie de la phrase elle-même. Les dialogues sont en général Copie Zéro: Du point de vue affectif, les rapports que le assez courts. S’il y a une tirade plus longue, il vaut mieux les metteur en scène entretient avec des comédiens enfants laisser dire dans leurs propres mots quitte à prendre sont-ils différents de ceux qu’il vit avec des acteurs adultes? plusieurs plans de coupe de façon à être couvert au moment du montage. André Melançon: Un tournage c’est très valorisant pour un

30 COPII ZERO , NO 22 enfant. Il peut vivre sur une période de trois ou quatre se­ drissant, c’est aussi quelqu’un capable de répondre à des exi­ maines, une expérience de relations privilégiées avec gences selon ses capacités propres. L’imagination d’un l’adulte, impossible à connaître dans le cadre scolaire. L’en­ enfant est absolument fascinante. Il n’est pas limité par la fant se rend compte que son travail est aussi important que peur du ridicule et peut découvrir des choses que nous, celui du caméraman ou de n’importe quel autre technicien. adultes, ne pourrons jamais inventer. Il se peut qu’entre Sa collaboration est essentielle à la fabrication d’un objet l’enfant et moi cela ne marche pas du tout, ce que j’essaie de unique qui s’appelle un film. Cette participation à un projet découvrir si possible avant le tournage. Il y a des enfants collectif est très gratifiante pour un enfant. L’attitude la plus avec lesquels j’ai plus de facilité à travailler, où la compli­ importante avec des enfants lors d’un tournage, documen­ cité est plus grande. C’est la même chose avec les adultes. taire ou fiction, est de savoir éviter toute forme de condes­ O cendance, cette façon subtile et perverse de dominer les (Entrevue réalisée par Pierre Jutras, revue par André Me- enfants. Un enfant ce n’est pas uniquement un être atten­ lançon) PHOTO PHOTO JEAN DEM ERS Tournage de LA GUERRE DES TUQUES

COPIFZERO , NO 22 31 “Mon cinéma est orienté essentiellement vers les com” Entrevue avec Claude Gagnon

Copie Zéro: Est-ce que le casting des comédiens s’avère situation préalablement déterminée. différent quand il s’agit de les faire improviser dans un film? J ’aime bien aussi, comme dans la vie, provoquer des Claude Gagnon: Les critères de sélection ne sont pas les moments d’insécurité. Il manque souvent au cinéma de ces mêmes. On doit d’abord tenir compte du fait que certains occasions où le personnage n’imagine absolument pas acteurs professionnels peuvent facilement improviser alors comment réagira son interlocuteur, comment il répliquera. que d’autres y arrivent plus difficilement. Par ailleurs, Je donne ainsi des indications contraires aux comédiens depuis le Grand Cirque ordinaire et grâce à la la Ligue na­ dans le but de déstabiliser les personnages, de les rendre tionale d’improvisation, de plus en plus de jeunes comédiens moins sûrs d’eux, plus fragiles. sont initiés aujourd’hui à l’improvisation. Quand je cherche Copie Zéro: Demander à des acteurs d’improviser des dialo­ des acteurs ou des actrices, je m’assure aussi de mêler les gues lors d’un tournage implique-t-il des comportements professionnels avec des non-professionnels qui, eux, ont une nouveaux entre eux ou vis-à-vis le metteur en scène? autre façon d’exprimer un personnage. Ce mélange des deux met hors d’équilibre les comédiens professionnels, leur fait Claude Gagnon: Traditionnellement, je ne sais pas perdre les trucs du métier et les ramène davantage à leur comment cela se passe. Ce qui m’intéresse dans le cinéma, naturel. au départ, c’est justement la relation entre les acteurs et la Je fais souvent du casting à partir de la télévision. Je me fie collaboration qui peut exister entre les deux clans, celui de la d’abord au physique des gens. Je suis persuadé que l’aspect réalisation et celui de l’interprétation. Mon cinéma est par physique d’une personne influence toute sa relation avec son conséquent orienté vers les comédiens et comédiennes. Il univers. Si le comédien est grand, mince et beau, il n’a pas le repose essentiellement sur la transformation profonde, la même comportement que s’il est petit, gras et laid. Le spec­ magie, opérées par les contacts entre eux. Vous comprenez tateur réagit de la même façon et se laisse influencer par alors ma préoccupation pour le casting, il me faut des gens l’aspect extérieur d’un personnage. À partir de ce premier dont la compatibilité de caractère et la complicité soient choix, je vérifie le type de relation que je peux entretenir très grandes. Même si je n’improvisais pas les dialogues, je avec lui. Si cela marche, je ne m’inquiète pas. Je ne cherche choisirais probablement mes acteurs de la même façon, c’est même pas à voir ce qu’il a fait avant. Je ne veux pas le juger essentiel de bien les connaître et de savoir jusqu’où je peux sur son passé de comédien. Ce qu’il est comme individu les pousser. m’importe davantage. Copie Zéro: Est-ce que tu laisses la possibilité aux co­ Copie Zéro: L ’improvisation demande-t-eile une prépara­ médiens de retravailler les personnages et les situations tout tion particulière de la part des acteurs et du metteur en juste avant une prise? scène? Claude Gagnon: Oui. Je n’ai jamais l’impression d’être lésé Claude Gagnon: L’essentiel c’est d’arriver au tournage bien en tant qu’auteur. “L’art de la mise en scène c’est de s’en­ préparé, avec une structure précise et écrite du scénario et tourer de personnes très compétentes” disait un réalisateur des dialogues. Avec les comédiens, avant le tournage, je américain. Je choisis des comédiens que je trouve intelli­ cherche à approfondir les personnages: leur passé, leur ca­ gents, que j’aime et en qui j’ai une confiance absolue. ractère, leurs habitudes, leur façon de penser, etc. Je les J’essaie de les stimuler, le reste du travail ce sont eux qui le emmène, en fin de compte, à réagir comme eux à partir font. Je me réserve quand même la possibilité de leur dire d’indications générales sur ce qui doit être dit. Ils doivent “non, c’est pas ça!” si je n’embarque pas dans leur proposi­ être capables d’expliquer ce qui, dans le passé du person­ tion de jeux et de dialogues. J’explique toujours pourquoi nage, peut provoquer telle ou telle réaction. Et, lors du tour­ cela ne m’apparaît pas correct. nage proprement dit, je les laisse aller selon ce qu’ils ressen­ tent de leur personnage. Après quelques jours, j’ai une idée Copie Zéro: Les comédiens doivent être plus emballés du assez précise de leur façon d’improviser et de l’orientation fait qu’ils créent quelque chose, qu'ils inventent des répli­ qu’ils donnent à leur rôle. Il faut quelquefois rectifier leur ques. Peut-on dire qu'ils deviennent les co-auteurs du film? élan car il arrive qu’ils partent carrément dans une direction Claude Gagnon: En temps normal la collaboration entre opposée qui risque de fausser les scènes subséquentes. Dans nous est sans problème. Ce que j’aime au cinéma c’est l’es­ leurs mots ils doivent parvenir à transmettre une idée, une prit de famille, le “trip de gang”. C’est déjà tellement diffi­ cile de faire des films s’il faut, en plus, s’engueuler cela N .d.l.r. Claude Gagnon désire que l’on mentionne que ses propos, devient carrément invivable. présentés de cette façon, hors du contexte parlé de l’entrevue, prennent l’allure d’affirmations trop catégoriques. En aucune Copie Zéro: L'improvisation permet-elle aux comédiens de façon il ne veut faire autorité en la matière. ressortir davantage, de moins se cacher derrière un person­ 32 COPIl ZERO , NO 22 nage? En d ’autres mots, est-ce que les personnages sont plus réels, plus vrais? Claude Gagnon: Oui, c’est pour cette raison que j’utilise les techniques d’improvisation dans mes films. Il y a beaucoup de façon de parvenir à cette vérité du jeu. Dans mes deux films précédents KEIKO et LAROSE, PIERROT ET LA LUCE, la part d’improvisation était importante. Dans celui que je vais tourner bientôt, il y aura un pourcentage à peu près égal d’improvisation et de texte écrit. On peut arriver ainsi à une certaine forme de réalisme au cinéma. Il y a une nervosité bénéfique qui se crée par ce genre de travail avec les comédiens. C’est l’expérience de plusieurs films qui permet d’acquérir une bonne technique en ce domaine. Il faut éviter les longueurs inutiles et les périodes de caboti­ nage.

Au début des années 70 j*ai découvert la nouvelle généra­ PHOTO ALAIN G A U T H IE R tion d’acteurs américains (Gene Hackman, Al Pacino, et du rythme. Tout ne doit pas être improvisé dans un film. Robert De Niro, etc.) qui m’ont surpris par leur naturel, Il est important de connaître à l’avance quel genre d’images tant au niveau du jeu que celui des dialogues. Il y avait, et d’effets l’on veut créer. enfin, du réel dans l’interprétation cinématographique, l’on s’éloignait de la convention théâtrale. C’était tellement dif­ Copie Zéro: Crois-tu que la tradition du cinéma direct au férent de ce qui se faisait en France et au Japon où j’habitais Québec t'a entraîné sur le chemin de l'improvisation? à ce moment-là. L’improvisation, pour moi, a donc été une Claude Gagnon: Oui, du moins en ce qui concerne le regard façon de me rapprocher de cette façon américaine de jouer que je porte sur les gens et en ce qui a trait au rythme des au cinéma. films, mais très peu pour ce qui touche au travail de l’acteur. J’avais lu le livre de Marsolais L’Aventure du cinéma direct Copie Zéro: Pour bien improviser faut-il tourner en conti­ en y prenant beaucoup de notes. Michel Brault, aussi, m’a nuité? influencé. Il avait dit, après avoir tourné ENTRE LA MER Claude Gagnon: Dans KEIKO et LAROSE, il fallait abso­ ET L’EAU DOUCE, qu’“il faudrait un jour réussir à im­ lument que je tourne en continuité d’où les très longues pé­ proviser un film du début à la fin. Mais pour ça il est né­ riodes de tournage. Seize semaines complètes dans le cas de cessaire d’avoir l’aide des gouvernements.” J’ai, pour ainsi LAROSE. Par contre, mon prochain film se fera selon les dire, répondu à ses souhaits en réalisant KEIKO et méthodes traditionnelles de tournage c’est-à-dire sans res­ LAROSE mais sans aucune aide gouvernementale. pecter la chronologie du récit. Les parties improvisées Contrairement aux gens du documentaire, je me suis inté­ seront donc très circonscrites. ressé aux acteurs et me suis posé constamment des ques­ tions sur leur métier. J’ai beaucoup lu sur le sujet. Copie Zéro: Est-il préférable de prendre plusieurs prises de chacun des plans dans un tournage improvisé? Copie Zéro: Est-ce que tu veux ou souhaites à nouveau réa­ Claude Gagnon: Cela dépend des comédiens avec lesquels liser des films où les dialogues sont improvisés? tu travailles. Par exemple, pour LAROSE, j’avais trois co­ médiens très différents. Richard Niquette est un acteur de Claude Gagnon: Non, je ne pense pas répéter des expé­ télévision qui a toujours joué avec un texte; à cause de cela riences d’improvisation d’une façon aussi totale. Ce fut pour je me suis aperçu qu’il s’améliorait au fur et à mesure des moi une sorte d’apprentissage qui me sécurise maintenant prises. Avec Luc Matte, un acteur sans expérience pro­ en tant que réalisateur; je peux, sans crainte, me débarrasser fessionnelle, c’était le contraire; il se gâchait après plusieurs du scénario. prises. Quant à Louise Portai, elle était merveilleuse et me donnait une liberté totale. Elle se sentait à l’aise dans l’im­ Copie Zéro: Y a-t-il des aspects de ton travail que nous provisation et pouvait aussi me répéter plusieurs fois de n’aurions pas abordé et dont tu voudrais parler? suite, avec la même énergie, un dialogue qu’elle venait d’im­ Claude Gagnon: Le secret de l’improvisation c’est de ne pas proviser. Elle me donnait une très grande sécurité par paniquer malgré toute l’activité et le stress d’un plateau de rapport à l’improvisation. En conséquence, après quelques tournage. Si tu es nerveux et soucieux d’un horaire, tu jours de tournage, je me suis rendu compte que lors de la risques d’avoir de gros problèmes. Il est dommage que le première prise je me devais de cadrer principalement Luc, système actuel de production au Québec devienne tellement du moins pour la première section de la séquence. Pour les structuré que l’on perde, petit à petit, l’esprit du travail autres prises je m’attachais plutôt à filmer Richard. Ainsi d’équipe. L’idée de créer collectivement m’apparaît de plus chacune des prises était utilisable au montage, permettant en plus difficile à faire accepter. L’état d’esprit qui domine de tirer le meilleur des comédiens. maintenant et qui veut que nous devenions tous de très bons professionnels, super qualifiés, me fait peur. C’est une men­ Copie Zéro: Est-ce que le caméraman doit aussi improviser talité d’industrie qui n’a rien à voir avec la création. o ses prises de vue? Claude Gagnon:Le cadrage, comme la mise en scène d’ail­ (Entretien réalisé par Pierre Jutras et revu par Claude leurs, doit être constamment pensé en fonction du montage Gagnon.)

COPI1 ZÉRO , NO 22 33 Un métier merveilleusement périlleux

Les comédiens, professionnels ou non, interprètent. Les cinéastes égale­ ment, avec ou sans comédiens. Il n’y a pas, à mes yeux, de vision objective, ni de genre cinématographique qui s’en rapproche plus qu’un autre.

Ces prémisses pourraient nous per­ mettre d’ouvrir, d’un angle différent, le débat qui depuis la fin des années 50 PHOTO GILLES C O R B EIL divise, et parfois oppose, les cinéastes Marthe Nadeau et Michèle Magny: LES FLEURS SAUVAGES de Jean Pierre québécois. Existe-t-il un cinéma de la Lefebvre “vérité”, documentaire ou dramati­ que?... Quand le cinéma dramatique est façon dont ces derniers se voient ou autre chose que de la photographie s’imaginent, par identification ou par Il vaut mieux constater comment, dacteurs (dixit Bresson), il repose sur rejet. ici, le documentaire a provoqué la des familles de pensée, d’émotion et naissance (la nécessité) d’un cinéma d’action. Il procède, également, d’un Qui a abusé et abuse de la notion dramatique; comment, à travers l’évo­ besoin inné de se transformer soi- d’auteur, ou de celle de film-produit? lution spontanée du premier avant les même autant que de créer un monde Les cinéastes? Les critiques? Les années 60, les paysages se sont peu à “autre” (sinon meilleur). Ainsi, ce enseignants?... Chose certaine, il y a peu peuplés de voix et de visages, les n’est pas un hasard si ma rencontre une ignorance assez généralisée des nôtres; comment est né le désir de avec Marcel Sabourin, en 1965, et courants directs et souterrains entre sortir le chat du sac... le désir de nous notre amitié, ont engendré un film, IL l’oeuvre et l’ensemble de ses créateurs, inventer sur tous les plans; comment, NE FAUT PAS MOURIR POUR acteurs et techniciens. Je peux même alors, entra dans le jeu le prisme qu’est ÇA dont le thème est précisément: dire qu’on ne retient à peu près jamais, l’acteur, ce casse-cou des émotions. " f aimerais pouvoir transformer le dans les interviews, les propos que cours des choses..." Les acteurs sont nous tenons à propos des acteurs et des En effet, tant qu’on n’a pas chaussé des multiplicateurs, voire des techniciens... Pourtant, comment les souliers de comédien on ne sait pas médiums: ils vous laissent entrevoir dissocier, par exemple, Guy L’Écuyer à quel point c’est un métier merveil­ des vies, des personnages d’hier, d’au­ de l’oeuvre d’André Forcier? Willie leusement périlleux. Par ailleurs, tant jourd’hui, de demain, d’ici, d’ailleurs, Lamothe, les frères Pilon, Denise Fi- qu’on n’a pas créé pour et avec des co­ de partout, que vous ne pensiez jamais liatrault et Carole Laure de celle de médiens les personnages qu’ils incar­ connaître ou rencontrer. Elles et eux Gilles Carie? Luce Guilbeault de celle neront, on ne sait pas à quel point ils non plus, d’ailleurs. Et cela les excite de Denys Arcand ou de Jacques vont eux-mêmes leur conférer une vie, terriblement. Leduc? Et Marcel Sabourin, Marthe un souffle qu’on ne soupçonnait pas. Nadeau, Michèle Magny, Louise En ce sens, j ’ai toujours été le premier Il est toutefois étrange (bien que si­ Cuerrier, Pierre Curzi, Jean-René spectateur de mes films: après “ac­ gnificatif) que pour ainsi dire aucune Ouellette, Francine Moran, J. Léo tion”, je regarde, je me passionne, j’ai oeuvre critique, aucune publication Gagnon, Pierre Dufresne, Rachel l’impression d’être étranger à ce qui se (sauf un numéro de Cinéma Québec), Cailhier, Marie Tifo, Éric Beauséjour, tourne... de la même façon que les co­ aucun événement majeur (tel une ré­ Raoul Duguay et combien combien médiens, en voyant le film terminé, trospective) n’aient, à ce jour, été d’autres, de la mienne?... peuvent s’y sentir étrangers: qui donc consacrés aux acteurs du cinéma qué­ est celle ou celui sur l’écran? me bécois. Pourtant ce sont eux qui véhi­ Merci, comédiennes, comédiens, o ressemble-t-elle, ressemble-t-il? culent l’image vivante et concrète, tant qu’est-ce que le public pensera de elle- de la façon dont les cinéastes perçoi­ lui-moi?... vent les gens de leur milieu, tant de la J e a n P ie r r e L e f e b v r e 34 COPIf ZERO , NO 22 Clint Eastwood et Geneviève Bujold ou Pierre et Lucie?

En dix longs métrages et quelques pas. À ce niveau, le professionnel c’est encore plus indispensable pour le courts métrages de fiction, j’ai eu à oeuvre avec une certaine latitude. Il non-professionnel parce qu’il s’agit diriger au-delà d’une cinquantaine de pourra aller jusqu’à interpréter un d’en arriver à ce qu’il se joue lui- comédiens non-professionnels et quel­ personnage dont la personnalité est même. Il faut, par ailleurs, s’assurer ques professionnels. Dans certains cas, complètement à l’opposé de lui-même. que l’individu choisi n’entrera pas en une distribution de non-professionnels Le non-professionnel est un phéno­ conflit avec les valeurs véhiculées par était un choix; dans d’autres cas, mène tout à fait contraire. Il n’a pas de le personnage. Sur tous ces points, c’était imposé par des contraintes formation technique; il n’a pas l’expé­ l’expérience nous a appris que le tour­ budgétaires. L’utilisation de ces deux rience du jeu, il ne possède que ses nage d’un bout dessai est essentiel, types de comédiens représente deux propres ressources: sa personnalité et tant pour mesurer nos intuitions que expériences différentes, bien que dans sa sensibilité. Au niveau de la direc­ pour prévoir les difficultés — qui com­ les deux cas, la conception de la direc­ tion, il faudra le guider pas à pas. Il manderont un rodage particulier. tion du comédien et de sa partici­ faudra l’avoir choisi parce qu’il pation à une oeuvre reste exactement ressemble psychologiquement au La direction sur le plateau la même. Nous savons tous que cer­ personnage qu’on lui confie. La direc­ tains films reposent sur la perfor­ tion de comédiens non-professionnels Avant le tournage, le comédien non- mance du comédien, d’autres sur la exige de la part du metteur en scène professionnel est soumis à un appren­ performance du scénario, d’autres une approche et une méthode de tissage condensé: contrôle de la voix, encore sur la performance de la travail différentes. geste, démarche, etc... L’explication caméra. Ce qu’on pourrait qualifier de d’aspects cinématographiques (image, bon film serait le film qui réunirait Les critères de sélection cadrage, perspective sonore) lui sera toutes ces performances. Quant à moi, d’une grande utilité pour comprendre le comédien n’est ni plus ni moins im­ ce qu’il doit faire. Comme il a été portant qu’une autre section de Dans un scénario de film, un choisi pour sa ressemblance (person­ l’équipe globale d ’un film. Quand cin­ personnage possède une structure psy­ nalité et sensibilité) avec le person­ quante personnes, techniciens et co­ chologique qui suggère l’aspect physi­ nage, le point de départ sera sa spon­ médiens, travaillent ensemble à la que qu’il doit avoir. C’est ce que l’on tanéité. Quand on commence à tra­ confection d’un film, sous la direction appelle la gueule de temploi. Peut-être vailler le personnage, je le laisse faire, d’un réalisateur, c’est comme un ne faut-il pas accorder plus d’impor­ sans indication. De cette manière, il grand orchestre symphonique dans tance qu’il ne faut à ce critère, mais il s’exprime naturellement et sponta­ lequel chaque groupe d’instruments, reste que c’est une première piste pour nément. À partir de cela,de lui, la di­ cordes, cuivres, bois, sont aussi impor­ trouver la personne qui convient. Il a rection consiste à ajouter les nuances tants les uns que les autres. Le co­ déjà fallu retarder de six mois le tour­ et les contrastes voulus. C’est, pour médien, comme chacun des membres nage d’un long métrage parce que le ainsi dire, un travail de modelage à de l’équipe a sa part de responsabilité scénario exigeait quelqu’un de physi­ partir d’un matériau de base. Dans ce dans l’interprétation. quement particulier et que cette personne était introuvable. Dans un sens-là, le non-professionnel n’a pas l’impression qu’on le force ou qu’on Dans l’ensemble de la réalisation autre cas, nous avions trouvé un indi­ d’un film, le comédien représente un vidu dont l’aspect physique corres­ l’encadre; il perçoit le metteur en scène instrument. C’est lui qui va prêter sa pondait parfaitement au personnage, comme un guide sur un sentier qui lui voix, son corps et ses émotions pour mais qui, hélas, après une semaine de est déjà familier, celui de son émotion. incarner un personnage conçu par un répétition, s’est avéré incapable de Il ne s’agit nullement d’improvisation. autre et qui va interpréter ce person­ jouer. Au contraire, des indications précises nage dans le sens conçu par le réalisa­ viennent moduler le premier jet. Dans cette phase préliminaire au tournage, teur. Le comédien professionnel et Le critère de sélection le plus fonda­ il arrivera que certains éléments du non-professionnel ont la même fonc­ mental, c’est l’adéquation entre la scénario soient modifiés pour les tion. Pourtant, de grandes différences personnalité du comédien non- adapter au comédien; mais, une fois s’établissent entre ces deux types de professionel et celle du personnage. Le cette mise en bouche accomplie, les comédiens. Le professionnel a acquis secret: ne pas forcer le non- modifications sont rares: à moins que une formation. Il possède les ressour­ professionnel à jouer. Le comédien ne ces techniques qui vont l’aider à fera alors référence qu’à lui-même, sur le plateau, n’arrivent des “ac­ cidents heureux”. donner sa performance. Il va donc tra­ qu’à ses propres émotions pour rendre vailler plus vite et avec plus de jus­ ce qu’on lui demande. Bien sûr, les Durant le tournage, le travail avec tesse. Il n’aura pas à être guidé pas à professionnels le font également; mais des non-professionnels est souvent

COPIEZËRO, NO 22 35 entravé par l’absence d’expérience, de discipline technique . La réalisation d’un plan exige de la caméra, du son, de l’éclairage et du comédien le respect de repères (eue) précis, les­ quels doivent être invariablement répétés d’une prise à l’autre. Le non- professionnel trouve évidemment dif­ ficile de se concentrer sur son jeu tout en retenant les dix-huit points de repè­ res exigés par une prise de vue de cin­ quante secondes: déposer son verre à tel mot, se déplacer de tant de pas, Tournage de LUC OU LA PART DES CHOSES de Michel Audy etc... Cette difficulté d’ordre technique peut ralentir le travail et parfois affec­ ter la qualité recherchée. On répète cette méthode dans deux ou et le son pour recréer le tempo, la res­ trois angles selon les exigences de la piration, la vie. C’est cependant le Sur le plateau, la direction de non- mise en scène. Ainsi le comédien n’a travail de l’atelier; le public n’a pas à professionnels exige une attention pas interrompu son jeu pour un chan­ le connaître: il sera bientôt face à constante: l’état de fatigue et d’émo­ gement de plan et peut, grâce à la con­ l’écran et tout ce qui compte c’est qu’il tion du comédien compte pour beau­ tinuité, développer l’émotion. croit au film. coup. L’expérience m’a montré qu’on ne peut répéter le même fragment de L’utilisation de comédiens non- Le cinéma d’abord et avant tout scène plusieurs fois. La principale professionnels a une influence sur la s’adresse à l’oeil. Les gens qu’on qualité du non-professionnel reposant manière de pratiquer le cinéma. Dans présente sur l’écran doivent, au plan sur sa spontanéité, il faut faire en mon cas, puisque je suis à la caméra, visuel, avoir du caractère. Quand on sorte d’obtenir la performance en je colle pas à pas au jeu des comédiens écrit un scénario, qu’on y travaille moins de cinq prises. La majorité des — il m’arrive, pendant le déroulement pendant plusieurs mois, on finit par comédiens expérimentés peuvent d’un plan, lors d’un fragment que je connaître tellement les personnages redonner la même intensité plusieurs sais inutile au montage, de leur parler. qu’un beau jour, voyant quelqu’un fois. Le non-professionnel n’y arrivera Il faut toutefois prendre garde à ne pas dans la rue, on se dit: c’est lui! Certes, pas: lorsqu’il a atteint le “climax” , il a faire de compromis au niveau de la il risque de s’en suivre beaucoup de tout donné. Pour lui, le moment est réalisation parce que les comédiens travail avec des gens qui n’ont aucune sont inexpérimentés. Il s’agit plutôt expérience. Sur le plan humain, il faut passé, vécu, consommé et il ne d’adapter sa méthode de travail afin d’abord tenter de les connaître le plus possède pas la formation technique de parvenir à ce que l’on veut. Le possible pour ne pas leur demander pour le reproduire une fois de plus. Il genre d’écriture cinématographique d’être trop autre queux-mêmes. arrive que dans certaines scènes à que j’utilise favorise en ce sens l’em­ Même s’il faut parfois donner des haute intensité dramatique, je ne fasse ploi de comédiens non-professionnels. cours de diction et d’expression, la pas de répétition ni ne montre le Un cinéma très découpé permet d’ac­ présence, le jeu et la spontanéité des plateau au comédien avant qu’il ait à centuer la densité du jeu: la perfor­ comédiens non-professionnels sont jouer. C’est un risque calculé qui mance alors dépend autant de la signi­ souvent très gratifiants. demande une souplesse technique, fication de chacun des plans que de mais qui a souvent réussi. Il faut leur enchaînement. Le plan séquence, parfois provoquer pour obtenir des À Paris, LE MARGINAL, film poli­ par exemple, exigera de la part du co­ réactions profondes, vives, sponta­ cier avec Jean-Paul Belmondo, a enre­ médien un jeu sans faille puisqu’il ne nées. profitera pas du morcellement du dis­ gistré 700,774 entrées en moins de 15 Le non-professionnel a énormément cours qu’apporte le cinéma découpé. jours. Question: de quelle couleur sont de difficulté à fragmenter son jeu. Si les yeux du réalisateur? — De source on veut obtenir quelque chose, il faut La véritable direction de comédiens généralement bien informée, on le sécuriser par la continuité. Une s’exerce au montage. Celui-ci peut apprend par ailleurs que Michel Audy méthode de tournage efficace consiste faire et défaire le jeu. Il permet un tournera son prochain film avec des contrôle précis sur le rythme: il arrive à faire jouer toute la scène et, pendant comédiens professionnels. — O qu’elle se déroule, prendre les cadra­ qu’on doive tout reconstruire sur la ges décidés au découpage technique. table de montage; retravailler l’image M ic h e l A u d y 36 COPIfZËRO, NO 22 Aux visages exilés dans le repli éclatant de l'image

“Selon le barème syndical!”. Je me une vedette dans certains sous- Arcand et Gilles Carie qui lui four­ souviens encore de ce texte sur la vie produits comiques des années 70, mais nissent les meilleures occasions d’in­ des grands studios, avec leur hiérar­ plutôt du Denis Drouin à la frontière carner des personnages les plus divers. chie digne de toute nomenklatura. Des entre le comique et le tragique, le petit Car l’oeuvre de ces cinéastes est celle ponts d’or pour ces gros noms qui ont escroc d’IL ÉTAIT UNE FOIS qui rassemble au mieux les conditions l’honneur d’apparaître bien détachés DANS L’EST, le mari roublard de JE nécessaires à l’existence de rôles de au générique du film, et le barème SUIS LOIN DE TOI MIGNONNE, soutien. Il m’est malheureusement im­ pour les cartons suivants. l’organisateur unioniste de toute la possible ici, pour n’avoir pas pu série DUPLESSIS, ce Denis Drouin visionner tous les films récemment, de Pourtant ce ne sont pas des figu­ qui sut toujours jouer les personnages dresser le portrait complet de cette dé­ rants, loin de là, et ce ne sont pas non douteux mais sympathiques. cennie fructueuse de la carrière de J. plus nécessairement des comédiens en Léo Gagnon. Dans des dizaines de attente de vedettariat. Quiconque fré­ Mais s’il est quelqu’un qui re­ films de tout genre, il put s’adonner à quente le moindrement un cinéaste à présente le mieux ce qu’a été un acteur des interprétations marquantes la production un tant soit peu cons­ de soutien dans le cinéma québécois, quoique toujours de soutien. Seule ex­ tante ne manque pas de noter la récur­ c’est bien J. Léo Gagnon qui a régné ception à tout cela, le film de Jean rence de visages sur lesquels, s’il ne sur le cinéma de 1945 à sa mort. J. Léo Pierre Lefebvre, LES DERNIÈRES peut placer un nom, l’attention est du Gagnon est venu assez âgé au cinéma; FIANÇAILLES, où il tient enfin un moins focalisée. John Ford par il n’était plus un jeune premier depuis grand rôle, le seul de sa carrière, qui a exemple utilisait un certain nombre longtemps!... Dans ses apparitions cette particularité d’être la sublima­ d’acteurs qui, de film en film, inter­ d’avant 1960, il incarne surtout des tion de ce qu’il a toujours représenté prétaient des rôles analogues pour personnages qui ont comme caracté­ au cinéma et qu’a si bien su intui- constituer en fin de compte une ristiques d’être bienveillants et sympa­ tionner Lefebvre. J. Léo Gagnon galaxie de personnages essentiels thiques, que ce soit le médecin dans savait mériter l’attention et la con­ autant à la compréhension de son AURORE, un des colons généreux fiance autant des cinéastes chevronnés monde qu’à celui du film. Renoir éga­ dans LES BRÛLÉS, Zacharie La- que des jeunes à leurs premières lement quand il utilisait Carette ou paille dans UN HOMME ET SON oeuvres. Il est un des rares comédiens Modot. PÉCHÉ ou l’épicier dans L’HÉRI­ de soutien qui fut autant utilisé ici TAGE. Il représente, comme l’ont dans des circonstances si variées parce Pour sa part, le cinéma québécois a bien noté Houle et Julien, ce qu’on que justement le type de personnages toujours eu, toute proportion gardée, pourrait appeler le père de famille ar- qu’il interprétait semblait absolument ses stars. Moins nombreuses que dans chétypal (au sens presque où l’entend nécessaire à la vitalité, à la vraisem­ d’autres cinématographies plus indus­ le code civil quand il dit “ se comporter blance et à la vie de toutes ces oeuvres. trialisées mais, de ce fait même (la comme un bon père de famille”), cette On pouvait lui confier sans peur d’in­ semi-industrialisation jointe aux exi­ personne affable, ouverte, res­ nombrables variations sur un même gences néanmoins semblables des ponsable. Gagnon, de par son physi­ thème. Et toujours, peu importe la récits comparables) permettant da­ que, correspond facilement à l’image durée de son temps-écran, il était re­ vantage l’émergence de rôles se­ du Canadien français typique et, avec marquable et surnageait. condaires. Qui ne se rappelle pas Ovila Légaré, fut utilisé en ce sens par d’Ovila Légaré qui sut incarner les cinéastes américains qui, dans le C’est d’ailleurs le propre des rôles souvent des hommes de tradition, des cadre du Canadian Coopération secondaires, ou acteurs de soutien, de hommes à l’autorité sereine avec un Project, vinrent au début des années ne pas se confondre avec la figuration. brin d’humour; de Juliette Béliveau 50 tourner ici quelques longs m étra­ Ils ne sont pas seulement les faire- qui, dans ses trop rares rôles au ges. valoir de quelques vedettes en mal de cinéma, que ce soit dans UN répliques. Ils sont le tronc même d’un HOMME ET SON PÉCHÉ, LE Avec les années 70, après une quasi- film, d’un récit dont les membres sont ROSSIGNOL ET LES CLOCHES, éclipse de dix ans, on redécouvre J. les grands noms. S’ils bougent moins, TIT-COQ ou LE GROS BILL, en in­ Léo Gagnon. L’âge aidant, son ils n’en donnent pas moins à l’ensem­ terprétant le rôle d’une tante ou d’une personnage de père de famille se ble son corps et son poids: sa consis­ vieille femme seule toujours géné­ module un peu. Il devient plus com­ tance dramatique, idéologique et so­ reuse, toujours pleine d’amour et d’en­ plexe, plus différent. Gagnon peut tout ciologique. tregent, savait percer l’écran à la aussi bien personnifier un concierge moindre de ses apparitions; de Denis qu’un ministre, un sculpteur qu’un Cela m’a toujours frappé qu’on ne Drouin, pas du Denis Drouin qui était épicier. Sans conteste ce sont Denys pouvait, dans le cinéma de consom­

COPIEZÉRO, NO 22 37 table contrepied du réalisme. Et il ar­ rivera heureusement que plus qu’une silhouette, ces visages merveilleux seront souvent moins éphémères, telle une sorte de gratification pour avoir plus rarement cédé à l’orgueil et à la vanité.

Pour se réaliser, l’acteur secondaire fait donc appel au spectacle qui prend appui sur le récit le plus classique. Dans ce cadre-là, s’il est réduit à la ca­ ricature, il n’existe pas; si tout le spec­ tacle est réduit à la caricature... c’est le désastre. La télévision n’a-t-elle pas d’ailleurs quasiment tué les rôles se­ condaires en établissant comme quasi- règle l’insignifiance du jeu et de la fi­ guration, en faisant trop souvent Jacques Godin, Denis Drouin et Luce Guilbeault: O.K. ... LALIBERTÉ régner l’indigence, la schématisation et la facilité, l’absence de peinture et mation courante, se dispenser de l’ap­ teur secondaire participe des arma­ de dessins, la vacuité de lieux et de port des rôles secondaires car ceux-ci tures qui la rattachent à l’ensemble. Il durée, d’actes et de comportements, ne sont pas accessoires. Sans bon en­ n’est donc pas l’ancrage de l’identifica- suivant ainsi l’exemple de combien de cadrement, les têtes d’affiche semblent tion/projection spectatorielle qui est à productions de basses séries qui, élo­ toujours décapitées. J’ai même noté la base du star system, mais celui de la quemment à Hollywood, n’étaient souvent, en regardant de vieux films, prégnance, cette qualité qui permet tournées que pour répondre aux exi­ et de moins vieux aussi, que des gros aux spectateurs de se laisser imbiber, gences du marché demandant de la noms s’étaient dégonflés avec le temps pénétrer par le film; cette qualité qui pellicule pour combler le temps-écran tandis que certaines compositions pé­ confère, avec d’autres, au film sa tona­ disponible entre les présentations des riphériques se maintenaient surpre- lité émotionnelle; cette qualité qui productions majeures (A et B). namment et prenaient même du relief permet à l’imaginaire d’avoir lieu dans Comme quoi le vide n’a pas horreur du en comparaison avec l’affadissement cet espace commun à l’image (comme vide... sauf quand c’est celui du tiroir- vedettarial. Les têtes d’affiche, proba­ représentation analogique) et à l’ima­ caisse. blement trop déterminées par la gination. Il faut bien dire que les mode, comme les critères de la moder­ acteurs secondaires ne jouent bien leur Dans la majorité des films de fiction nité, avaient cédé la place au corps du rôle, n’existent presque que dans le qui manifestent une certaine qualité, film. cinéma narratif classique: celui où ré­ même et pourquoi pas surtout com­ gnent les lieux, les actions et les com­ merciale, qui ne proviennent pas du Justement c’est peut-être là que portements, celui où se postulent, hachoir où sont transformés les in­ résident la force et l’importance des sinon le réalisme, du moins la grédients les plus banals de la non- rôles secondaires. Ils ne sont pas dé­ vraisemblance. Dans des lieux actua­ imagination cinématographique, l’ac­ terminés par les critères de la mode, lisés, les acteurs secondaires agissent teur de soutien participe du plaisir que du star system, de l’archétype ou de la des actions, incarnent des compor­ nous éprouvons, détient une place non mythologie. Ils relèvent d’une écono­ tements, qui constituent le corps négligeable dans le monde complexe et mie autre. Il faudrait une étude beau­ vivant du film. C’est pour ça que réciproque du spectacle narratif où coup plus nuancée pour affirmer que nombre d’entre eux ont campé des sont suscités pitié, peur, tension ou les figures de second plan constituent personnages inoubliables qui obli­ rire, toutes choses si nécessaires à la le contrepied du star system et je doute geaient à une maîtrise du métier d’ac­ curiosité et à la voracité spectatoriel- même que cela soit toujours absolu­ teur plus grande souvent, de par ses les et au mystérieux pouvoir de séduc­ ment le cas. Néanmoins leur fonc­ exigences de composition, que pour les tion de l’oeuvre cinématographique. Il tionnalité m’apparaît autre. Dans cet vedettes. Nombre d’entre eux ont convenait ici d’en témoigner briève­ urbanisme du sens qu’est un film, si les même sauvé des entreprises fâcheuses, ment tout en rendant hommage à vedettes en constituent les directions, bien que leurs gueules soient rarement celles et ceux qui peuplèrent et peu­ les acteurs secondaires sont des indica­ ce qu’on qualifie de belles, bien qu’ils plent encore le cinéma québécois de tions qui permettent aux spectateurs soient moins remarqués de prime cette présence affectionnée qui célèbre de s’orienter. Aussi, comme la star est abord, bien que leur jeu soit moins dé­ la réalité représentée qu’est le cinéma. un élément tiré de l’ensemble pour monstratif, excessif même que celui O être mis en relief, en réciproque l’ac­ qu’on prête souvent aux vedettes, véri­ P i e r r e V é r o n n e a u

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