Préface de Jean-Marie Fournier...... 4

Discours inaugural de Pascal Dibie : Passer, Passages, Passeurs et Passes...... 6

I – Lieux de passage ...... 13

Nataly Camacho Mariño Les ollas de Bogotá : des lieux de passage, des lieux-frontières ...... 14

Angie Melany Shimabukuro Callejones de Barrios Altos et mémoire du passé ...... 25

Hugo Sert D’un « illuminé » à l’autre : la marche comme passage vers la marginalité chez Rétif et Nerval ...... 35

II – Traversées et autres mondes ...... 47

Jhih-Jyun Lai Passage entre monde humain et monde surnaturel dans les Chroniques de l’étrange ...... 48

Tamara Guénoun La scène de théâtre, aire de passage vers une subjectivité authentique : Analyse de l’improvisation théâtrale comme dispositif thérapeutique à destination des adolescents en souffrance psychique...... 57

Safia Metidji Sur les pas de la traversée exilaire ...... 68

Gisela Torres Autisme et écriture : la transposition dans « les poèmes sans moi » de Birger Sellin ...... 77

Charlène Charles L’éducateur passeur, une figure dépassée ? Ethnographie de l’intérim dans le champ de l’Aide Sociale à l’Enfance ...... 85

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III – Figures du passeur ...... 97

Adrienne Hamy Juan Gil de Zamora (Ordre des Frères Mineurs, ca. 1241-1318) : Passant, Passeur, Pasteur...... 98

Helen Pownall John Clare, passeur du paysan au poète ...... 110

Alexis Weinberg Rimbaud passeur dans Ai-je une patrie ...... 121

Diane Chavelet Figures de l’oiseau chez Kossi Efoui et Patrick Chamoiseau : ces passeurs qui ne passent pas ...... 132

Marie-Laure Rossi Du format papier à l’espace numérique : François Bon, passeur littéraire ...... 144

Élisa Sclaunick Jacques Dupin face à Joan Miró : un passeur privé de mots ...... 154

IV – Passer le temps, traverser l’espace ...... 167

Augustin Habran Passer à l’Ouest : les Cinq Nations du sud-est dites civilisées (Caroline du Sud, Géorgie, Alabama) au Territoire Indien, entre 1763 et 1835 ...... 168

Magalie Myoupo

Se convertir au XIXe siècle : la temporalité du passage dans Vie de Rancé de Chateaubriand et Les Misérables de Hugo ...... 180

Delphine Piétu

« Rentrons dans la rue », les passages de l’enfant dans l’espace public (, fin XIXe siècle) ...... 192

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Tom Rigault « Destination nulle part » – Yoko Tawada ou l'éloge de la traversée ...... 205

V – Révolutions ...... 217

Yohanna Alimi Levy Comment passer d’une révolution à une autre ? L’opinion américaine face aux révolutions françaises de 1830 et 1848 ...... 218

Elise Gorremans Comment les suffragistes australiennes ont-elles influencé le débat sur le suffrage en Grande-Bretagne ? ...... 229

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Préface

Cela fait onze ans que les Rencontres Doctorales de l'Université Paris Diderot, sous le titre général de « La pluridisciplinarité à l'œuvre », se sont engagées dans la défense et illustration en acte de la pluridisciplinarité en s'attachant à donner aux doctorantes et aux doctorants qui appartiennent aux différents secteurs LLSHS de l'Université l'occasion de s'initier activement à la recherche et de faire la preuve toujours renouvelée de leurs talents. Les participants à ces rencontres sont des doctorants sélectionnés après appel à communications par un comité scientifique mixte composé de Directeurs de Recherche, de Directeurs d'Ecoles Doctorales ainsi que de Doctorantes et de Doctorants ayant participé aux Doctorales de l'année précédente. Figuraient cette année dans le Comité de sélection, outre Cécile Sakai et Jean-François Cottier, Marie- Noëlle Bourguet, Myriam Boussahba, Anna Caiozzo, Patrick Cingolani, Jean-Marie Fournier, Evelyne Grossman, Christian Hoffman, Michel Prum, Marie-Jeanne Rossignol, Claire Squires, Etienne Tassin et Sara Thornton. Le comité junior était pour sa part composé de Diane Chavelet, Hélène Pownall, Magalie Myoupo et Hugo Sert. Les rencontres elles-mêmes, qui durent deux jours, sont un véritable colloque qui donne lieu à la publication d'un volume d'Actes entièrement réalisé par quelques doctorants volontaires avec la caution scientifique d'un Directeur de recherche.

La question retenue en 2014 était celle du passage. L'ouvrage ici présenté, structuré en cinq sections pour un ensemble de vingt textes qui sont tous issus de communications, s’ouvre sur un article original de Pascal Dibie, Professeur d'ethnologie à l'Université Paris Diderot. Ce texte, qui reprend en partie la conférence inaugurale prononcée à l'ouverture du colloque par son auteur, s'intitule : « Passer, Passages, Passeurs et Passes ». Il est une contribution extrêmement féconde et originale à la réflexion d'ensemble du recueil, en faisant porter l'attention sur cet objet trompeusement simple qu'est la porte. Ce prestigieux travail au seuil de l'ouvrage l'illumine de son intelligence et fait porter sur lui l'aura toute particulière de son auteur. Qu'il en soit vivement remercié au nom de tout le Comité. De chaleureux remerciements vont également à Robert Mankin et Florence Dupont, tous deux Professeurs à Paris Diderot, qui ont eu il y a un peu plus de dix ans la belle idée de ce projet et ont su le mettre en œuvre, ainsi qu’à ceux qui en assurent la

4 pérennité par leur travail généreux et infatigable, Cécile Sakai et Jean-François Cottier ; que soient enfin remerciés tous ceux qui grâce à leur soutien sans faille permettent que ces rencontres vivent : toutes les Ecoles Doctorales du secteur LLSHS de l'Université Paris Diderot et en particulier l'ED 131 (Langue, littérature, image : civilisations et sciences humaines) qui, sous l'égide de sa directrice, Evelyne Grossman, pilote ce projet depuis le début et accueille les publications qui en découlent dans sa série Travaux en cours ; Gaëlle Le Camus et l’IED (Institut des Ecoles Doctorales) ; le CFDIP ; Andria Pancrazi pour la couverture ; Benoît Chevillon et son équipe de la Reprographie de Paris Diderot enfin, pour le magnifique travail dont une fois de plus ils ont fait bénéficier le volume. Les doctorantes et doctorants qui cette année encore, sous la responsabilité de Jean-Marie Fournier, ont accepté de prendre, avec un dévouement remarquable, sur leur temps de recherche ou d'écriture pour offrir ce volume si magnifiquement composé méritent des remerciements tout particuliers, ainsi que Nathalie Mauffrey pour l’affiche des rencontres et Marie-Christine Celette pour l’illustration.

Jean-Marie Fournier 15 avril 2015

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Discours inaugural de Pascal Dibie : Passer, Passages, Passeurs et Passes...

Pascal Dibie - Professeur d’ethnologie Université Paris Diderot-VII - UFR Sciences Sociales, laboratoire URMIS

Le passage est à la fois un lieu et un mouvement. Le passage crée le passage, ce qui passe est aussi ce qui se passe. Il faut un passage à tout passage- Les passants qui passent dans les passages sont des passeurs actifs du temps qui passe et de toute chose qui passe avec son temps. Etienne Tassin

La présentation qui a été faite de l’invitation aux journées doctorales a eu raison d’insister sur la dimension concrète du passage, puisque autour de la philosophie du passeur ou du passant - dont je ne doute pas que nous reparlerons tout au long de ces deux journées - il y a à la fois peu de textes sociologiques et pléthore de textes littéraires. Que se passe-t-il donc dans un passage, comment passe-t-on et par où passe- t-on ? Par la porte tout simplement, répond l’ethnologue - « simplement » est une façon de s’exprimer car la porte, ou plutôt les portes auxquelles je me suis intéressé m’ont embarqué dans l’histoire extrêmement complexe de l’humanité et de ses « passages » - Je dois avouer que je ne savais pas en entamant ma recherche sur ce sujet que j’allais me confronter à tant de questions. Il est vrai que travailler sur et autour de la porte c’est aussi bien faire de l’ethnotechnologie, de l’histoire que de la théologie, de la philosophie, de la psychologie, voire de la psychanalyse. Je pensais au départ que la porte était un « anti-passage », une simple barricade permettant de nous protéger de l’extérieur autant de nos prédateurs que de nos climats. Mais j’ai vite senti, puis découvert, que la porte était une sorte de totalité, j’irai même jusqu’à dire une obligation, comme l’est tout passage dans notre aventure humaine. En disant cela, je pense à Beckett qui, dans L’Innommable, écrivait sur le mode de la perception : C’est peut être ça que je sens, qu’il y a un dehors et un dedans et moi au milieu. C’est peut être ça que je suis, la chose qui divise le monde en deux, d’une part le dehors, de l’autre le dedans, ça peut être mince comme une lame, je ne suis ni d’un côté ni de l’autre, je suis au milieu, je suis la cloison, j’ai deux faces et pas d’épaisseur, c’est peut être ça que je sens, je me sens qui vibre, je

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suis le tympan, d’un côté c’est le crâne, de l’autre le monde, je ne suis ni l’un ni l’autre.1 Beckett n’est ni le premier, ni le dernier à s’être pris pour une porte. Plus près de nous, le leader de The Doors, Jim Morrison, justifia le nom de son groupe en précisant : « Il y a le connu. Il y a l’inconnu. Et entre les deux il y a la porte, et c’est ça que je veux être. » Finalement ces intuitions, qui ne sont pas loin de celles que j’eus en démarrant mon travail, sont remarquables à plus d’un titre si l’on songe en effet – recherches faites ! - qu’à l’origine de la porte, on trouve dans son étymologie même la forme indo- européenne dhwer qui, à un degré réduit, donna dhur, puis en grec thura, thür en allemand, et implique que « la porte » (retenez le féminin dans notre langue!) est vue de l’intérieur de la maison par et pour celui qui s’inscrit dans la limite de la maison alors conçue comme intériorité. La porte serait donc cette chose qui protège le dedans de la menace du « dehors », de ce qui est « hors de la porte ».

C’est un fait que la porte sonne aussi dans nos consciences comme une formule : elle encadre nos croyances et nous clôture autant qu’elle nous libère de et dans nos frontières intimes. La porte joue de nos intérieurs ; elle délimite les cases de l’échiquier du quotidien en même temps qu’elle est barrière physique de l’en-dedans. La porte trace et sépare les parties autant qu’elle les réunit, elle est de fait ce portulan irremplaçable de nos errances sur place. Georges Perec notait, dans Espèces d’Espace, que « la porte casse l’espace, le scinde, interdit l’osmose, impose le cloisonnement ; d’un côté il y a moi et mon chez-moi, le privé, le domestique, l’espace surchargé de mes propriétés, de l’autre, le monde, le public, le politique. »2 Pour Georg Simmel, La porte n’est pas une paroi muette comme justement elle peut aussi s’ouvrir, sa fermeture donne le sentiment d’une clôture bien plus forte face à tout cet espace au-delà que le peut la simple paroi inarticulée. Cette dernière est muette alors que la porte parle (…) La porte devient alors l’image du point frontière où l’homme en permanence se tient ou peut se tenir (…) En elle la limite jouxte l'illimité, non à travers la géométrie morte d’une cloison strictement isolante, mais à travers la possibilité offerte d’un échange durable. La porte est ainsi faite que, par elle, la vie se répand hors des limites de l’être pour-soi isolé, jusque dans l’illimité de toutes les orientations.3 La porte parle ! Je retiendrai autant comment on lui parle que la manière qu’elle a, qu’elles ont, de nous répondre. Qui n’a pas un jour maugréé « la porte » ou bien lancé cette injonction terrifiante « La porte ! », accompagnée d’un doigt impératif, pour qu’on la ferme ou qu’on la prenne. Puisque nous sommes dans l’invention des passages, il me paraît intéressant de

1 Samuel Beckett, L’Innommable, Paris, Minuit, 1953. 2 Georges Perec, Espèces d’espaces, Paris, Galilée, 1974. 3 Georg Simmel, La tragédie de la culture, Paris, Rivages, 1988.

7 noter que si le terme « ouvert » est apparu en français en 1080 (ouvrir), « fermer » ne s’imposera qu’en 1180 : pourquoi un siècle plus tard ? Quant aux expressions liées à la porte, la majorité de celles que nous utilisons encore sont relativement récentes : « prendre la porte » remonte à 1690 et n’a pu exister qu’après que la porte ne quitte l’enceinte des châteaux et des villes pour gagner la maison particulière (1555), puis, avec Louis XIV, ne s’impose pour fermer la chambre même du roi. Du coup la porte, et son passage, voit son rôle devenir prééminent ; elle devient un objet médiateur. Les droits de prérogatives s’observent à la porte : elle est accolée à la préséance (1581) –droit de précéder quelqu’un dans une hiérarchie protocolaire - également à la politesse (1659), une nouvelle façon d’être permettant de ramener l’événement de l’inconnu au connu dans le but d’assurer une relation entrant dans le cadre du certain, comme de laisser passer quelqu’un, de le précéder ou de l’en empêcher. Le franchissement des portes intérieures de plus en plus nombreuses et de plus en plus symboliques est réglé. Nous connaissons tous les « petites » et « grandes » entrées dans la chambre du roi. Pour Louis XIV, on en compta pas moins de six, c’est à dire six catégories de personnes ou de personnel qui ne pouvaient « passer » sa porte qu’à un certain moment. Et pendant ce temps la Cour était rassemblée dans la grande galerie du château en attendant de voir enfin passer de roi4. C’est une époque où l'on assista au passage du savoir-vivre à l’étiquette autrement dit où on fixa une mise en ordre, notamment par le passage, assurant un hommage perpétuel au roi et à sa famille, puis à la hiérarchie afin de juguler les imprévus et la spontanéité. Comme l’a montré Norbert Elias, l’étiquette ordonne et hiérarchise l’espace et le temps de manière distributive, définissant les règles du jeu social5. L’Abbé Bellega, dans ses Réflexions sur le ridicule et secret moyen de l’éviter (1696), raconte comment « les bourgeois, les provinciaux, les pédants sont grands faiseurs de révérences : ils accablent le monde par leurs compliments éternels et par des civilités gênantes ; et il faut disputer une heure à qui passera le dernier la porte. »

Je signalai plus haut que les portes étaient loquaces. Elles le sont en effet en ce qu’elles chantent et font des bruits dont les grincements des gonds sous le vent ne sont pas des plus rassurants. Partout les portes jouent du chambranle et montent des concerts d’assassins à nous donner la chair de poule, largement utilisés à la radio et au cinéma.

4 Pascal Dibie, Ethnologie de la chambre à coucher, Grasset/ Métailié, Paris, 2000. 5 Norbert Elias, La société de Cour, Paris, Calmann-Lévy, 1974.

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Mais à ces portes où l’on toc, top, puck, stouk, daq pour s’annoncer, il faut lire aussi le langage hautement symbolique qu’on leur fait porter. L’homo viator du Moyen Âge était à chaque fois transformé par ses passages. Les franchissements salvateurs des portes d’église construites en forme d’aspirateurs à âmes, rentrent d’ailleurs dans les stratégies imaginatives d’absorption, tout comme les portes habillées de signes vexillaires. Barrières, armoriées, étendards, signes héraldiques fixés de chaque côté de la porte et autres discours emblématiques mis en scène aux portes des villes nous rappellent que les portes pouvaient parler à la place des hommes. Une des « Entrées » du roi Charles IX dans son voyage en 1564 fut ainsi très mal interprétée à cause des couleurs mises à une porte qu’il aurait dû franchir. Cela se produisit à Nîmes où la porte était décorée de bouquets avec rubans jaunes et bleus – au lieu de rubans bleu, blanc et incarnat, les couleurs royales. Cela fit que le roi se trouva face à la présence de la couleur des réprouvés et des traîtres qu’était le jaune… La chose n’était pas anodine, dans ce fief calviniste, tout le monde savait à l’époque que peindre une porte ou un seuil d’une maison en jaune était une façon de dénoncer la traîtrise d’un homme et de lui refuser le passage. À la fin du Moyen Âge, où les symboles alchimistes s’inscrivaient partout, l’idée devint même que la porte, plus qu’un seuil, était un chemin au bout duquel serait enfin proposé la clef qui servira à ouvrir le monde des légendes et des mythes où seul pourra pénétrer l’homme intégral. C’était à un passage dans une autre réalité qu’ouvrait la porte, à un voyage spirituel plus puissant encore que celui d’un pèlerinage.

Pour passer à un temps plus contemporain, Walter Benjamin visitant Paris, reprend lui-même conscience que « la porte est en corrélation avec les « rites de passages ». Dans son ouvrage sur « Le livre des passages », il note : « qui s’engage dans le passage refait en sens inverse le chemin marqué par la porte monumentale (…) Même si nous sommes devenus très pauvres en expérience de seuil, le sortilège des seuils reste bien vivant ». Benjamin a également regardé les appartements bourgeois, notamment : les chaises qui flanquent un seuil, les photos qui entourent l’huisserie de la porte sont des dieux lares déchus et la violence qu’ils doivent apaiser nous touche encore en plein cœur avec les sonnettes. Qu’on essaie en effet de leur résister, de ne pas obtempérer quand on est seul dans un appartement, à une sonnette insistante. On verra que c’est aussi difficile qu’un exorcisme.6 Arnold Van Gennep avait, avant Benjamin, en bon folkloriste, mis en exergue l’idée

6 Walter Benjamin, Paris, capitale du XIXe siècle- Le livre des passages, Paris, Cerf, 1997.

9 que lors de tout passage se produisait un « pivotement de la notion de sacré »7. Cette idée montre que, quel que soit le côté où on se tient, les deux territoires appropriés sont sacrés pour qui se trouve dans la zone, et ceci de quelque côté que ce soit. Autrement dit, quiconque « passe » se trouve dans une situation magico-religieuse. En effet à toute « entrée » comme à toute sortie d’un lieu on entre dans une « marge ». Il y a toujours un risque, aussi bien physiquement que magiquement, de passer les limites : on échappe à une zone dangereuse, officielle ou interlope qui nous fait à chaque passage changer de statut. À ce propos, le terme de « sortie », « sortir » a une évolution sémantique e e intéressante, l’idée, c’est d’aller du dedans (dedens XI ) vers le dehors (defors (X ). Sortir, verbe transitif du latin sortiri - tirer au sort, recevoir par le sort, a pu se construire à partir du participe sortitus : « qui a été désigné par le sort » ou « qui échappe à… » et « se manifeste au dehors… ». Il y a bien sûr eu une évolution, en 1530 sortir correspond e à « que l’on quitte un lieu ». Au XVII (1664), « on est sorti » (on n’est pas chez soi) et e au XIX « on est de sortie ». Pour le seuil (1160) de solum, le sol, c’est l’idée de fondement d’un établissement humain. On en comprendra l’importance lors de son franchissement qui ne se fait jamais impunément, ce qui explique les incroyables précautions que l’homme va prendre à son endroit. L’habitude par exemple, héritée de l’époque hellénique, de porter la femme dans ses bras lors de sa première entrée dans la maison est un bon exemple des précautions auxquelles le seuil nous oblige. Gardien jaloux et filtre des « entrées », il n’aurait pu supporter qu’une « étrangère » ne rentre définitivement dans la maison, cela risquant de mettre en péril l’harmonie de la maisonnée. Par contre, une fois pénétrée dans le foyer, elle pourra en ressortir librement et ensuite aller librement du dehors vers le dedans.

Chez les Romains la porte était une protection de divinités vigilantes, les Mânes y résidaient dans les gonds où les morts récents se tenaient les samedis – cette idée e persista jusqu’au XVIII en Bohême où les âmes résidaient dans les portes. Cet adage, comme l’interdiction de claquer une porte quand on est en colère - « Il ne faut pas fermer une porte brutalement car les âmes y font leur pénitence » - en découle directement.

7 Arnold Van Gennep, Les Rites de passage, Paris, Picard, 1981.

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Dans les interdictions de passage il y a aussi les loquets et les verrous. Dans les folklores, la symbolique de la serrure est incroyablement sexuelle. À Provins par exemple, pour demander à se marier, il faut que la fille remue le loquet d’une porte ; ailleurs, qu’elle fasse aller et venir le verrou de la porte de l’église, ou, pour avoir un mari, qu'elle baise le verrou ou un des clous de la gâche de la serrure. Dans la serrure dogon, la symbolique est explicite, la fermeture de la porte indique sur le plan domestique l’union sexuelle de l’homme et de la femme, car au moment où la porte est fermée, le pêne (la verge de la serrure) se trouvant retenu dans l’entaille du palastre (vagin de la serrure), c’est comme si le mâle pénétrait dans la femme. Les petites pointes descendues dans les loges du pêne sont comme les nerfs des testicules à l’état de relâchement caractéristique du coït, note un ethnologue ; les loges sont les bourses, les pointes les nerfs des glandes. Cette union est une gestation dont le fruit est fait d’allées et venues à travers l’ouverture de la case. Au sein de ce symbolisme, la clef jouit d’une situation toute spéciale ; elle est appelée le fils de la porte. Destinée à permettre l’entrée et la sortie de l’habitat, elle est en même temps le fruit de l’union du mâle et de la femelle, et l’agent qui provoque la séparation des sexes.8 Artaud, dans un texte tout à fait extraordinaire « Les Mères à l’étable »9, a su particulièrement tutoyer les portes et agonir les serrures. C’est le poète, le « passeur », qui m’a le mieux fait saisir la dimension insoupçonnée de mes recherches. Alors que les méconnaissances s’accumulaient, que les pistes ne débouchaient pas, que les charnières ne cédaient pas ni les serrures ne se déloquaient, il m’a soutenu, presque porté dans mon entêtement à vouloir en savoir plus encore sur les portes et la nécessité des passages. « Les portes des chambres et cellules devant lesquelles je me trouvais et qui dans mon cœur tremblaient de colère avec leurs serrures et leurs clefs étaient dans le réel toutes glacées de silence et d’une hypocrite animalité » notait Arthaud. Oui, à vous jeunes chercheurs engagés dans un travail de recherche de longue haleine je puis dire que j’ai mis du temps dans ma longue « bataille des portes » (dix ans)10 à comprendre que ce n’est pas la matérialité qui fait l’objet ; qu’un sujet n’a pas de sens s’il ne s’incarne pas, ne prend pas pleinement vie, ne s’anime jusqu’à parler après qu’on l’a déverrouillé - « Je m’ouvrirai quand tu seras comme moi, voilà ce que toute serrure sautant de mon cœur, semblait me dire » répète Artaud. Je l’ai déjà dit plus haut, la porte a ses loquacités, elle connaît la puissance de ses travers et de ses devoirs vis à vis de nous. On nous a appris très jeune qu’il ne fallait pas écouter aux portes - vous aurez compris qu’il est temps aujourd’hui, avant que de passer, d’écouter les portes elles-mêmes !

8 Pascal Dibie, Ethnologie de la porte, des passages et des seuils, Paris, Métailié, 2012. 9 Antonin Artaud, « Les Mères à l’étable », in L’Heure joyeuse, Paris, Éditions du Sagittaire, 1946. 10 Ibid.

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L’important c’est de passer ; entendez qu’ « il faut un passage à tout passage » comme le dit Etienne Tassin, mais le plus difficile, souvent, est de trouver la passe… La passe, « une passe », il y a peu encore cela renvoyait à l’étreinte rapide accordée par une prostituée à un client « qui ne fait que passer » (1829). Mais depuis la psychanalyse et Jacques Lacan sont passés. « La passe » est ce que Lacan a trouvé de mieux pour dire et pour démontrer que l’expérience d’une psychanalyse poussée à son terme est de fait impossible à situer dans le seul registre thérapeutique. « Le vouloir du sujet », seul principe constituant d’une psychanalyse et du psychanalyste, doit trouver à se concrétiser et surtout à se libérer. Or loin d’être prescriptive ou normative, « la passe » qui libère le transfert au début de l’expérience, donne accès à sa cause en fin de parcours. La passe désigne un virage de la cure, c’est un dispositif dans une procédure plus globale. De fait la passe, liée à l’École Lacanienne, comme pour un doctorat, porte surtout sur l’accession au titre : Analyste de l’École – AE, titre conféré et reçu par celui qui est « passé » et qui en fait un AME, Analyste Membre de l’École, reconnu ayant fait ses preuves.

Ici dans cet amphithéâtre, certains sont en passe d’être des « passants », d’autres sont leurs « passeurs » - demain, plus tard, nous (le cartel) avec vous, les passeurs, nous mettrons en place le processus produisant une mutation durable : l’obtention d’un grade donné à celui qui a passé « son » doctorat : le grade de docteur. La route est sinueuse, les passages en chicanes mais je souhaite à tous bonne chance, certain que devenus grands passementiers, vous trouverez les passages pour passer et arrêter enfin la fin de vos travaux de tisserands, qui j’en suis sûr, perdureront au-delà du passable…

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I – Lieux de passage

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Les ollas de Bogotá : des lieux de passage, des lieux- frontières

Nataly Camacho Mariño Université Paris VII-Diderot - (LCSP) [email protected]

Mots-clés : Bogotá ; centre-ville ; habitants de rue ; trafic de drogue ; pauvreté ; violence Keywords: Bogotá; downtown; homeless; drugs traffic; poverty; violence

Résumé : La formation de certains espaces urbains à Bogotá dans lesquels le trafic de drogue côtoie la pauvreté extrême et certains types de violence, notamment la délinquance et la violence sexuelle, a créé des dynamiques territoriales diverses pour les différents acteurs sociaux : police, administration publique, habitants de Bogotá, etc. Cet article s’applique à analyser certaines de ces dynamiques à partir des notions de « passage » et de « frontière », dynamiques qui impliquent la population qui se concentre dans ces endroits, à savoir les habitants de rue.

Abstract: The creation of some spaces inside the city of Bogota where drug trafficking coexist with extreme poverty and some types of violence such as delinquency and sexual violence, has generated new territorial dynamics for all the social actors: the police, the public administration, the citizens of Bogotá, etc. This paper seeks to analyze some of these dynamics through the concepts of ‘passage’ and ‘frontier’ in relation with the homeless people who are concentrated in these areas.

e Tout au long du XX siècle, Bogotá, en tant que capitale de la Colombie, a été le théâtre de plusieurs vagues de migration internes de la part de familles venues de la campagne vers la ville. Celles-ci sont sans doute liées à une période de violence qui débute dans les années 1930 avec une affrontement politique entre les deux partis principaux de l’époque, le Parti Libéral et le Parti Conservateur, qui s’intensifie au

14 cours des années 19501. Dans les années 1960, un conflit armé démarre avec la formation des guerrillas, générant également des déplacements de familles qui, se voyant dans l’obligation de quitter leur maison, leur village, pour échapper à la violence, arrivent en ville2. L’entassement devient rapidement un problème de santé publique. Les besoins liés à la croissance de la population outrepassent les ressources disponibles de la ville : les services publics sont insuffisants et le logement manque dans une ville qui ne s’étend pas3. Certains quartiers du centre-ville sont fortement touchés par ce phénomène, notamment les quartiers situés près de la plus importante station ferroviaire et des entreprises de bus inter-municipaux. Vers les années 1970, quand le pays commence à ressentir le début de l’économie du narcotrafic, des centres de micro-trafic apparaissent dans ces mêmes quartiers où l’extrême pauvreté s’était déjà installée, créant des centres de vente et de consommation de drogue qui persistent aujourd’hui. Il s’agira ici d’analyser ces espaces dans l’actualité bogotanaise à partir des notions de « frontière » et de « passage », tout en les mettant en relation avec la population, constituée d’« habitants de rue »4, qui fréquente ce type d’endroits. Cette population, en grande partie toxicomane, tente de survivre par le passage régulier entre le « dedans » et le « dehors » d’une délimitation qui n’est transparente ni pour la police, ni pour les passants ordinaires, ni pour l’administration publique, malgré les efforts déployés pour la rendre invisible et pour faire tomber dans l’oubli aussi bien ces lieux que leurs occupants. Ces espaces en ville, ces espaces de rue, où « tout [se] mêle, où rien [n’est] jamais prévisible »5, pour reprendre les mots d’Arlette Farge, sont appelés ollas6. Ce

1 Pour une étude plus large de la période de violence en Colombie, voir Guzmán Campos, Germán, Orlando Fals-Borda et Eduardo Umaña Luna, La violencia en Colombia, Tomes 1 et 2, Bogotá, Aguilar, Altea,Taurus, Alfaguara, 2010 [1962-1964]. 2 Selon l’IDMC (Internal Displacement Monitoring Centre), en 2013, la Colombie comptait 5 700 000 personnes déplacées à cause de la violence. Information disponible en ligne sur http://www.internal-displacement.org/global-figures 3 Fundación Misión Colombia, Historia de Bogotá, Tome 9, Bogotá : Salvat-Villegas, 1989, p. 23. 4 Comme mécanisme méthodologique d’enquête, je préfère garder le terme ‘habitants de rue’, habitantes de la calle, plutôt que ‘sans-abri’. En gardant la catégorie locale utilisée en Colombie par les acteurs sociaux (institutions publiques, police, presse, chercheurs scientifiques et les propres personnes en situation de rue) je voudrais conserver et saisir les principales différences entre la problématique sociale en France et en Colombie. Il est important de souligner également que les données de terrain que je présente dans cet article ont été recueillies par moi-même durant deux périodes : 2007-2011 et 2014. e 5 Farge, Arlette, Vivre dans la rue à Paris au XVIII siècle, [1979], Paris, France, Gallimard, 1992, e p. 42. Malgré les différences entre les rues de Paris au XVIII siècle - auxquelles fait référence l’auteur - et

15 terme fait référence en Colombie, pour tous les acteurs sociaux, à n’importe quel centre de vente et de consommation de drogues, soit dans une maison, soit dans une ou plusieurs rues d’un quartier. Je m’intéresserai dans cet article au deuxième cas dont on trouve aujourd’hui des exemples en centre-ville, dont celui du quartier d’El Bronx7.

Entrer ‘dedans’, une situation de passage Si je comparais le nombre de mes tentatives d’entrer au Bronx au nombre de mes succès, le pourcentage de réussite serait minime. La première fois, la police nous a empêchés, un camarade de classe et moi, de nous approcher de l’entrée de l’olla. Notre activité a probablement été considérée suspecte aux alentours de cet endroit, pouvant s’apparenter à une enquête. Par conséquent, elle a alerté tout de suite les deux policiers qui, depuis le trottoir extérieur en face de l’entrée du Bronx, contrôlaient le secteur. Les policiers se sont approchés, nous ont demandé nos cartes d’identité, puis ont appelé le commissariat pour vérifier nos casiers judiciaires. Nous leur avons dit que nous étions étudiants à l’université et que nous faisions une enquête sur les sans- logis. Ils nous ont renvoyés, non sans nous préciser que nous avions l’air de consommateurs de drogue et que nous devions partir. Notre approche était sans doute naïve. Nous commencions notre licence en anthropologie et c’était la première fois que nous cherchions des habitants de rue à l’endroit où apparemment ils se concentraient. Nous étions convaincus que la police tenait le secteur sous contrôle, mais en réalité, eux non plus n’y avait pas accès. J’ai rencontré de nombreux problèmes lorsque j’ai de nouveau tenté de rentrer dans l’olla. À plusieurs reprises, je me suis faite accompagner par des fonctionnaires municipaux qui travaillaient sur la problématique des personnes en situation de rue. Les trois essais se sont soldés d’un échec. Comme c’est le cas pour la police, ils n’y avaient pas accès et, s’ils essayaient, la sécurité du Bronx était prête à tout faire pour ne pas les laisser passer. Comme mon collègue avait renoncé à poursuivre l’enquête, rentrer seule me paraissait présenter un grand risque et cette perspective me faisait peur. La frontière se révélait infranchissable, et je décidai plutôt de faire mon enquête de terrain aux

e les rues de Bogotá au XXI siècle, les deux éléments de cette citation (le mélange et l’imprévisibilité) me semblent fondamentales pour comprendre le phénomène des ollas à Bogotá. 6 La traduction littérale en français est « casseroles » ou « marmites ». 7 Cette olla est également appelée La Ele. Dans des quartiers contigus, d’autres ollas ont trouvé leur place, notamment San Bernardo et Cinco huecos. Au sud de Bogotá, d’autres ollas sont apparues dans les dernières années.

16 alentours. J’y observais les incessantes allées et venues, des habitants de rue. Quelque un d’entre eux, avec lesquels je pouvais parler, me disaient qu’à l’intérieur la situation était « chaude », que tous les jours il y avait des morts et que, pour cette raison, ils préféraient ne pas y rester ; ils achetaient, ils consommaient et ils sortaient. Grâce à ces conversations, j’ai compris que l’olla était un lieu de passage, que la vie de cet endroit dépendait en grande partie des transactions qui s’y effectuaient. J’ai donc décidé de demander à un de ces passeurs habituels de me permettre de l’accompagner. En 2008, Missi, une jeune femme de trente ans, a accepté, et c’est avec elle que je suis rentrée pour la première fois dans l’olla. Puis, d’autres habitants des rues m’ont accompagnée. Aujourd’hui, l’entrée reste cependant encore restreinte : je me heurte souvent à des refus. Actuellement, on distingue au moins deux types d’ollas. Dans le premier cas, une olla est un espace privé, une maison, dans tel ou tel quartier de la ville, consacré à la commercialisation des stupéfiants. La vente est faite discrètement afin de ne pas attirer les soupçons de la police et le plus souvent à travers des dealers intermédiaires. La police exerce pour ce type d’ollas un contrôle important en réalisant des opérations régulières dont on retrouve les échos dans la presse ou dans les journaux télévisés. Le deuxième type d’ollas, dont El Bronx serait l’exemple principal, n’est pas un lieu caché, ni aux yeux des habitants de Bogotá, ni aux yeux de la police. Dans des quartiers pauvres, certaines rues accueillent des trafiquants et des consommateurs ; les drogues commercialisées sont généralement les moins chères, comme le bazuco (mélange de restes de pâte de cocaïne, de poudre de briques, de ciment blanc et d’autres substances chimiques comme l’acide sulfurique), la bareta (marihuana), le perico (crack), les acides ou la colle. Là-bas, le trafic de drogues côtoie la prostitution, la délinquance et la vie quotidienne du voisinage. Ces ollas peuvent être situées dans des quartiers d’habitation ou dans des quartiers dédiés principalement au commerce. Dans les ollas situées dans des quartiers d’habitation, l’extension territoriale est mineure. Il s’agit d’une seule rue où les maisons hébergent le trafic de drogue ou d’armes et la prostitution. Cependant, l’impact pour le reste des habitants du quartier est majeur. Les sans abris, qui préfèrent ne pas rester dans l’olla, s’installent dans n’importe quelle rue du quartier pour consommer les drogues qu’ils viennent d’acheter. Par ailleurs, le vol reste pour ces populations la manière la plus simple de trouver de l’argent pour financer leur consommation ; leur cible, bien entendu, sont les passants aux alentours. La mort touche aussi les résidents du quartier. Les groupes de

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« nettoyage social »8, ne font pas toujours la différence entre ceux qu’ils sont venus abattre, des « toxicomanes » ou des « délinquants », selon leurs termes, et les habitants du quartier. L’impact des ollas situées dans les secteurs commerciaux n’est pas nécessairement moins important. En revanche, il y a une séparation beaucoup plus nette, pour les passants ordinaires, pour la police et même pour les personnes en situation de rue qui y interagissent, entre le dedans et le dehors de l’olla. Il s’agit alors de tout un quartier ou d’un ensemble de pâtés de maisons transformés en olla. La rue, espace public par excellence, est ainsi en quelque sorte privatisée par un groupe. Des barrières tangibles ou intangibles délimitent l’endroit. On peut regarder à l’intérieur mais la présence de petites barrières placées à l’entrée des rues et celle de campaneros9, dont les têtes flottent au-dessus de la foule, afin de mieux surveiller le passage de la frontière et ce qui se passe au delà de celle-ci, nous rappellent l’existence de la limite à franchir ou à éviter. El Bronx est aujourd’hui la plus grande olla à Bogotá. Elle est située en centre- ville, dans un secteur très commercial. Elle est entourée par un des plus grands poste de police de la ville (La Estación de la Policía Metropolitana de la Calle Sexta), du centre de réserve de l’Armée Nationale, de l’église très traditionnelle du Voto Nacional, d’un des plus importants hôpitaux (L’Hôpital San José) et du parc Tercer Milenio qui, depuis quelques années, se trouve à l’endroit où était situé El Cartucho, l’ancienne grande olla10. Au cours d’une journée ordinaire, sur la Place des Martyrs, en face de l’église du Voto Nacional, on observe la présence de quelques soldats qui gardent l’immense bâtiment militaire, de quelques policiers qui font des rondes, de passants qui essaient de trouver dans les centres commerciaux les prix les plus attractifs de la ville, de chauffeurs de vélo-taxis qui proposent d’emmener les passants jusqu’à la Place Espagne située en face de l’hôpital afin de leur éviter un parcours qu’ils considèrent dangereux, et de sans-abris, jeunes ou adultes, qui entrent et sortent constamment de l’olla, faisant la manche et s’adonnant parfois à voler les passants.

8 Le ‘nettoyage social’ fait référence à l’assassinat collectif des personnes qui, pour ceux qui le perpètrent, sont indésirables dans la ville et dans la société. 9 Les campaneros sont des personnes en situation de rue qui, à l’aide d’un sifflet, maintiennent le contact entre l’intérieur et l’extérieur, et contrôlent les entrées et sorties des ollas pour prévenir de la présence des personnes suspectes ou l’arrivée de la police. 10 El Cartucho a compté jusqu’à 20 hectares. Le quartier a été démoli entre les années 1998 et 2005 dans le cadre d’un projet de rénovation urbaine, laissant place à un immense parc.

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En s’approchant de la première rue à l’ouest du bâtiment militaire, le panorama change. En dehors des barrières de l’olla, tout se passe très vite : les vols, la marche des passants, celle des habitants de rue. En regardant par delà ces barrières depuis le coin de la rue, on perçoit un autre rythme. Malgré quelques tags sur les murs et les couleurs des maisons qui bordent la rue, une grande obscurité règne. À l’intérieur, tous les sens s’aiguisent, et plus particulièrement l’odorat. L’odeur devient forte. C’est un mélange de toutes sortes de sécrétions corporelles, d’ordures, de fumées de diverses drogues et de saleté qui depuis des années n'a jamais été nettoyée. Cette même saleté se retrouve collée aux chaises et aux canapés troués, tous abîmés, disposés pour soutenir les corps chancelants des consommateurs. Une flopée de mains triture en même temps des feuilles de marihuana dans les rues de l’olla ; des mains d’enfants, de femmes ou de vieilles dames. Cette activité collective émet un étrange bruit qui s’accorde parfaitement avec le son lointain des juke- box ou des discothèques. La musique envahit l’espace, différents rythmes assourdissants empêchent parfois d’entendre le bruit que font les coups de feu quotidiens. Parmi les personnes qui passent du temps à l’intérieur, les uns parlent en groupe, d’autres parlent seuls ; d’autres encore, pris de panique sous l’emprise du bazuco, commencent à crier. On entend aussi le sifflet des campaneros. Au premier regard, dans la rue des ollas, on voit des corps noircis, sales, tendus dans l’asphalte ou en train de marcher, d’un pas très rapide ou très lent. Les habitants de rue rentrent dans les établissements de juke-box, de billards ou de bars sans y être refusés, contrairement à ce qui se passe dans d’autres espaces de la ville en dehors des ollas, puis en sortent. Malgré son caractère de totale illégalité, l’olla existe, elle est tolérée et on pourrait même dire abandonnée par la police et par la société. À l'intérieur, l'organisation est hiérarchique. Les trafiquants, les jíbaros ont le contrôle. Chaque trafiquant a un espace à lui, avec un nom spécifique et une sorte d’armée personnelle : les sayayines. « Manguera », « Escalera », « Nacional », « Maduro », « Mosco » sont des petites ollas, dans le premier sens du terme, des maisons (espace privé), qui s’inscrivent dans l’amplitude de la grande olla. À l’intérieur de cet endroit, la violence fait partie du quotidien ; même pour les habitants de rue, en son sein, le danger est permanent. Y pénétrer peut sembler facile pour eux, car ils rentrent et ressortent constamment, mais en réalité ils ne sont jamais

19 sûrs d’en sortir. Il y a des dizaines de morts par semaine. Les habitants de rue que j’ai rencontrés m’ont ainsi parlé de corps démembrés pour éviter les indices pouvant révéler les crimes. Les groupes de ‘nettoyage social’ arrivent de temps en temps à franchir les barrières d’entrée. Quant aux femmes de rue contraintes à la prostitution, elles subissent des viols qui font désormais partie leur quotidien. Ces endroits sont régis par la loi du silence. Dans la presse locale, on n’entend jamais parler de ce qui se passe à l’intérieur des ollas. Les nouvelles des ollas que les bogotanais parviennent à recevoir ont trait aux opérations policières, aux tentatives de la part de l’administration publique de fermer ce genre d’espaces ou au dérangement que constituent, pour les autres citoyens, les déambulations et les activités quotidiennes des habitants de rue à la recherche d’un peu d’argent. Personne ne peut avoir de certitudes sur ce qui se vit du dedans, comme le montrent les conversations toujours étonnées des habitants de rue quand ils se racontent entre eux des scènes auxquelles ils ont assisté. Le lien entre le dedans et le dehors se tisse, pour les habitants de rue que j’ai rencontrés, en grande partie au gré de leur addiction et des moyens entrepris pour la satisfaire. Dès leur réveil, ils cherchent le moyen de trouver de l’argent pour manger et « souffler »11. À l’extérieur, dans la ville, ils font la manche, ils vendent des petits bonbons ou de la drogue, ils cherchent dans les poubelles des objets à recycler, ils volent. À l’intérieur de l’olla, ils vendent les objets recyclés ou volés et, avec l’argent récolté, ils y restent pour consommer. L’espace intérieur est alors le lieu d’un passage ; celui-ci peut être bref ou prolongé. L'existence de ces espaces et l'activité qui s'y déroule vingt-quatre heures sur vingt-quatre sont entièrement régies par les transactions que l'on peut y réaliser. Les passeurs - car ici être simplement passant est dangereux - entrent dans cet espace et dans cette situation de passage, où il faut s’arrêter, acheter, vendre, ne pas trop regarder, ne pas trop demander, dans le but d'effectuer des transactions liées à leur survie ou à leur consommation de drogues. Les transactions sont multiples et ne se limitent pas à la vente et à l’achat de produits. Des services sexuels s’offrent et se demandent, des locations de petites chambres pour se reposer quelques heures, des offres de sicariato (tueur à gages), ou simplement l’occasion de jouer avec les machines à sous ou d’écouter les juke-box dans

11 En espagnol, soplar. Dans le langage de la rue, ce terme désigne la consommation de drogues comme le bazuco.

20 les bars. Contrairement à ce que Michel Agier affirme lorsqu’il dit qu’« il y a une absence d’une relation personnelle et visible avec des médiations sociales dans les situations de passage »12, dans le cas des ollas, à cause de leur qualité de lieu fermé et des situations de vie extrême qu’on y expérimente, ces relations naissent et se maintiennent grâce à l’instinct de survie personnel qui anime chacun. Les habitants de rue sont des passeurs dans l’olla mais, en même temps, ils créent un réseau d’interconnaissances qui, à un moment donné, peut être utile pour la survie personnelle. Ces interconnaissances créées dans l’olla peuvent agir en dehors et servir d’aide à certains moments de la vie (ou plutôt de survie) en dehors de l’olla, par exemple lorsqu’il s’agit de travailler ensemble ou de partager la nourriture trouvée.

Le dehors, frontière et survie Qui institue les frontières qui délimitent les ollas ? Pourrait-on dire qu’il s’agit de trafiquants ? Ou s’agit-il d’habitants de rue qui vont dans ces espaces pour acheter et consommer des drogues ? Est-ce le regard social qui a institué ces frontières, les passants ordinaires, en constituant autour des ollas des cartographies personnelles pour éviter d’y passer ? Est-ce les policiers qui les ont construites en arrêtant de circuler dans certains espaces ? Selon moi, la frontière se crée précisément grâce à l’expérience du passage. Dans cette hypothèse, ce qui délimite finalement l’endroit, ce sont les transactions qui sont réalisées à l’intérieur de l’olla ; ce sont les personnes qui y transitent, celles qui mettent en interaction un dedans et un dehors ; c’est le regard social dominant et stigmatisant à l’égard des habitants de rue, les autres citoyens considérant les ollas - lieux où les premiers se concentrent - comme les endroits les plus dangereux de la ville. Pour les habitants de rue que j’ai rencontrés, qui y vont et qui en reviennent constamment, l’olla est l’endroit qui légitime, pour ainsi dire, leur présence conflictuelle dans la ville. Leur vie se déroule en relation constante avec l’olla ; la conception spatiale de ce lieu de survie, pour reprendre l’analyse de Claudia Girola13, rend compte du passage du temps. En effet, la période à laquelle les habitants de rue ont commencé à fréquenter l’olla correspond à leur entrée dans l’expérience de la

12 Agier, Michel, L’invention de la ville: banlieues, townships, invasions et favelas, Paris, les Archives contemporaines, 1999, p. 96. 13 Girola, Claudia, Vivre sans abri: de la mémoire des lieux à l’affirmation de soi, Paris, France, Rue d’Ulm, 2011.

21 rue. Ces personnes interagissent entre le « dedans » et le « dehors », ils traversent la frontière, dans un sens comme dans l’autre, pour survivre. Michel Agier, évoquant le rite de la frontière et s’interrogeant sur la « frontière en train de se faire » nous présente celle-ci de la manière suivante : Ce que la frontière met en œuvre est à la fois un partage et une relation. Son action est double, externe et interne; elle est un seuil et l’acte d’une institution. Instituer un lieu propre, qu’il soit social ou sacré, consiste à le séparer d’un environnement – nature, ville ou société -, ce qui permet d’inscrire un collectif donné, un « groupe » ou une « communauté » d’humains dans le monde social avec lequel, grâce à la frontière créée, il peut établir une relation et ainsi exister face aux autres. […] La frontière permet la reconnaissance d’un groupe dans le monde social et l’inscription d’un lieu dans l’espace.14 L’olla peut alors être considérée comme ce lieu inscrit dans l’espace. Ceux qui souvent sont indésirables aux yeux des habitants de Bogotá trouvent un espace à eux dans ces endroits, un lieu qui leur est propre. D’une part, les corps des habitants de rue, non acceptés dans la ville et refusés autant dans les espaces publics que privés, perdent leur caractère polluant15 dans ce lieu où tous les corps, malgré leurs différences, semblent se ressembler. D’autre part, dans ces espaces, ils peuvent exister face aux autres en pratiquant des activités qu’ils ne peuvent pas faire à l’extérieur, notamment des activités illicites. Enfin, c’est souvent à travers ces endroits qu’ils créent une appartenance à un lieu spécifique ; généralement, les personnes que j’ai rencontrées disent, tour à tour, venir du Bronx, de San Bernardo ou de Cinco Huecos, faisant ainsi référence à l’olla où elles achètent leurs drogues, où elles préfèrent faire la fête, où elles sont connues. Ainsi, la frontière sépare mais elle est aussi en mobilité constante. Au-delà de la simple limite, un espace-temps se dessine16. Comme on a pu le voir jusque-là, ce qui se vit à l’intérieur des ollas, et la situation de passage créée par les habitants de rue en relation avec elles, a généré la formation de certaines dynamiques territoriales entre les différents acteurs sociaux de la ville. Les habitants de rue font le lien entre les deux côtés de la frontière. D’une part,

14 Agier, Michel, La condition cosmopolite: l’anthropologie à l’épreuve du piège identitaire, Paris, France, La Découverte, 2013, p. 25. 15 Au sujet de la pollution voir notamment Douglas, Mary, De la souillure : essai sur les notions de pollution et de tabou, Paris, La Découverte & Syros, 2001 [1973] ; pour une analyse des cas de personnes sans-abri en France voir Girola, Claudia, De l’homme liminaire à la personne sociale. La lutte quotidienne des sans-abris. Thèse de doctorat, École des Hautes Études en Sciences Sociales, Directrice : Weber, Florence, 2007 ; pour une analyse du cas bogotanais voir Camacho, Nataly, Evitando que la calle se los trague. Ñeras y ñeros en el centro de Bogotá, Mémoire de fin de cycle, Universidad Nacional de Colombia, 2011. 16 Voir Tassin, Étienne, 2014, La experiencia de las fronteras : desidentificación y subjetivación, Conférence-débat dans le colloque international de philosophie et sociologie « Movimientos sociales y subjetivaciones políticas », Universidad de los Andes et Université Paris Diderot VII, Bogotá : 5, 6 et 7 mars 2014.

22 ils achètent la drogue dans les ollas pour la revendre à l’extérieur à ceux qui ne prennent point le risque d’y rentrer. D’autre part, c’est à travers eux que l’on arrive à connaître les évènements internes ; des histoires effrayantes d’une situation de vie extrême. Les fonctionnaires et employés des institutions publiques comme privés se donnent rendez-vous aux entrées des ollas, sur des places ou dans des parcs les bordant. Quelques-uns connus dans l’olla car ils ont vécu dans la rue, arrivent parfois à y rentrer pour inviter les habitants de rue à profiter des différents services offerts par les institutions. La police ne s’y rend que lors de grandes opérations, avec trois cents hommes au minimum. Selon El Tiempo, le journal le plus important du pays, quatre groupes de soixante-dix policiers ainsi qu’une équipe de prévention qui reste à l’extérieur de l’olla participent à chaque opération. Les quatre groupes se composent d’un escadron mobile anti-troubles, d’un groupe d’opérations spéciales, d’un groupe lié à la police judiciaire et d’un groupe de policiers qui, à l’aide de gants en latex et de sacs en plastiques, dégage la voie17. La presse profite de ces opérations, peu fréquentes, pour communiquer sur elles et sur le lieu, impénétrable autrement. En dehors de ces moments précis, la police reste toujours à l’extérieur. La recherche de certains délinquants présumés s’arrête aux frontières de ce quartier. Les passants ordinaires ont pour leur part mis en place des cartographies. À proximité de ces endroits, les piétons deviennent nerveux, si bien qu’ils évitent souvent d’y passer. Depuis El Cartucho, les ollas sont considérées comme un lieu où se concentrent la délinquance, les affaires illicites, la violence, la saleté. Le voisinage réclame aux autorités de la ville, à chaque fois qu’il en a l’opportunité, une solution efficace aux problèmes d’insécurité, de mauvaises odeurs et de poubelles que les habitants de rue laissent quand ils s’installent en dehors des ollas pour consommer de la drogue, pour faire leurs besoins ou pour dormir. Cependant, la visibilité frappante des ollas contraste avec l’absence de moyens octroyés par l’État pour améliorer le lieu, mais aussi pour venir en aide aux personnes qui s’y trouvent. De même, le regard qu’on pose sur les habitants de rue contraste avec l’invisibilité dans laquelle on voudrait les maintenir. Bien que l’actuelle administration de la ville ait essayé d’intervenir dans les ollas ces dernières années, ces espaces

17 Gómez, Yolanda, « El Bronx, un símbolo de abandono y desidia », le 17 octobre 2012, El Tiempo, disponible en ligne sur , consulté le 25 août 2014.

23 perdurent, se réinstallent et semblent se multiplier.

Notice bio-bibliographique : Nataly Camacho est doctorante contractuelle en 2ème année en anthropologie et sociologie dans le laboratoire de Changement Social et Politique de l’Université Paris VII-Diderot. Diplômée en anthropologie de l’Université Nationale de Colombie, elle a ensuite réalisé un Master 2 en ethnologie et anthropologie sociale à l’EHESS. Sa thèse, réalisée sous la direction de Numa Murard et Claudia Girola, porte sur la problématique des sans-abri à Bogotá et la relation entre l’expérience de vie extrême de ces personnes, les drogues et la violence.

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Callejones de Barrios Altos et mémoire du passé

Angie Melany Shimabukuro Université Paris VII-Diderot (ICT) [email protected]

Mots-clés : Logement collectif populaire ; Callejones ; Barrios Altos ; pratique sociale ; criollismo Keywords: Working-class collective housing; Callejones; Barrios Altos; social practices; criollismo

Résumé : En 1535, après la colonisation espagnole, la ville de Lima - capitale du Pérou - se développe conformément aux conceptions urbaines et architecturales héritées de l’Espagne. C’est via l’histoire d’un secteur urbain Barrios Altos, que nous examinerons le phénomène des callejones. Barrios Altos est un quartier traditionnel situé dans le centre historique de Lima. Il appartient à une partie de l’aire inscrite dans la liste du Patrimoine Culturel de l’Humanité par l’UNESCO depuis 1991. Cependant, le quartier concentre une grande quantité d’immeubles délabrés et en voie d’effondrement, fortement peuplés. Cela crée une forme de taudification marquée par le chômage et la criminalité. Les callejones sont, en effet, une des caractéristiques les plus remarquables de Barrios Altos. Il s’agit d’un type de logements urbains populaires, abritant plusieurs familles et dotés d’un passage central et longitudinal. Ce passage central donnant accès aux logements est surtout un lieu de sociabilité pour une population à faibles ressources économiques. Culturellement parlant, Barrios Altos est ainsi considéré comme le berceau du criollismo1. Toutefois, l’état actuel du quartier en fait un témoin dans le folklore et les imaginaires d’une ère de convivialité révolue.

Abstract: In 1535, after the Spanish colonization, the capital city of Peru, Lima, was developed according to the urban and architectural concepts brought from Spain. It is through the history of the urban sector known as Barrios Altos that we shall examine

1 Le terme criollismo est utilisé pour désigner le mouvement des enfants espagnols qui sont nés en Amérique et cherchent une identité propre à travers leur passé indigène. Voir Natalia Majluf, The Creation of the Image of the Indian in Nineteenth-Century Peru: The Paintings of Francisco Laso, 1823- 1869, thèse de doctorat, Université de Texas, Austin, 1995, p.1.

25 the phenomenon of callejones. Barrios Altos is a traditional district situated in the historical center of Lima and belongs to a part of an area registered on the Cultural Heritage of Humanity List since 1991. However, this district concentrates a large number of buildings either damaged or in a state of collapse whilst harboring a large population. The effect of this has been the transformation of Barrios Altos into a slum marked by unemployement and criminality. One of the main characteristics of Barrios Altos' urban housing are its callejones. This term refers to the central passage that provides access to individual houses and serves essentially as a place of socialization for the poor population of its residents. Culturally speaking, Barrios Altos is considered as the cradle of criollismo. Despite the run-down state of the district today, it still bears witness to the folklore and imagination of a by-gone age of conviviality.

Le mot callejón possède plusieurs acceptions qui sont toujours liées à l’idée d’une « petite rue étroite et relativement courte ». C’est un mot espagnol qui, traduit en français, signifie « ruelle ». Au Pérou, on l’utilise pour évoquer un type particulier de logement populaire collectif que le chercheur Alejandro Reyes Flores2 décrit ainsi : Une des caractéristiques les plus significatives du secteur urbain de Barrios Altos ont été et sont encore ses callejones. Nous ne pouvons pas concevoir une histoire de Barrios Altos sans ses callejones, sans ses constructions coloniales abritant plusieurs familles, des véritables ‘lieux de peuplement’ qui ’ont hébergé au début du XXe siècle jusqu’à deux cent familles, dotés de robinets, de douches, de cours intérieures, de chapelles avec ses saints, et même, de magasins de denrées alimentaires. Toute cette architecture urbaine se dote d’une dimension affective et d’une identité dans les mentalités et les pratiques sociales de ses habitants : ils ont même leur propre nom, ils acquièrent une personnalité et une identité qui les rendent différents de leurs congénères.3 Ce type de logement populaire collectif est un des modèles les plus courants pour faire face aux problèmes de logements et de faibles ressources. Selon Alejandro Reyes Flores : Le callejón, le quartier, se trouve internalisé dans l’esprit de ses habitants, qui s’identifient avec lui, […] de telle manière que la plupart d’entre eux qui en sont partis, s’en souviennent encore avec nostalgie et quand ils ont l’opportunité d’y retourner, ils le font avec joie, mais aussi avec une

2 Docteur en Histoire de l’Universidad Nacional Mayor de San Marcos, il est actuellement professeur. Il a été directeur de l’École d’Histoire, responsable des Archives historiques « Domingo Angulo », directeur de l’Institut de recherche sur l’histoire sociale, doyen de la Faculté des sciences sociales et directeur de la Bibliothèque centrale de San Marcos. 3 Je traduis. Alejandro Reyes Flores, Historia de Lima: Los Barrios Altos 1820-1880, Lima, Universidad Nacional Mayor de San Marcos, 2004, p. 143: « Una de las características más significativas del sector urbano de los Barrios Altos fueron y aún son sus callejones. No puede concebirse una historia de los Barrios Altos sin sus callejones, sin sus construcciones coloniales multifamiliares, verdaderos “pueblos” que albergaron a principios del siglo XX hasta doscientas familias, con sus caños y duchas, patios interiores, capillas con sus santos, e incluso, tiendas de abarrotes en su interior. Toda esta arquitectura urbana adquiere un cariño e identificación en la mentalidad y práctica de sus moradores, que incluso tienen nombre propios, adquieren una personalidad e identidad que las hacen diferentes a sus congéneres ».

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crainte justifiée par les changements sociaux internes. 4 C’est dans cette perspective que s’est développé notre intérêt pour ce lieu de rencontre et de sociabilité où se transmet la mémoire populaire, les coutumes et le folklore, ceux d’un quartier traditionnel qui est devenu synonyme dans les imaginaires urbains de rassemblements, fêtes populaires, musique danse, gastronomie, etc.

La fonction des callejones, le logement populaire collectif Selon l’architecte Jorge Burga Bartra, l’histoire du logement populaire dans les villes remonte aux époques coloniales et à un type de population, les indiens, les criollos et les espagnols pauvres qui s’y sont installés5. Le logement populaire s’est progressivement doté de différentes formes. Le logement collectif est à l’origine mis en place par la vice-royauté. Ce modèle de logement collectif est importé par les conquérants espagnols et mis en place par la vice-royauté. Sa caractéristique est d’être une grande structure destinée à héberger plusieurs familles, l’espace octroyé à celles-ci allant de la chambre isolée à l’appartement. Panfichi et Portocarrero expliquent que le callejón est formé par un ensemble d’habitations obscures et étroites qui sont alignées face à face le long d’un passage central. Celui-ci constitue le seul moyen de communication avec la voie publique6. L’intégration du secteur urbain de Barrios Altos à la ville s’est effectuée grâce à une structure organique qui a respecté les réseaux des canaux d’irrigation et des chemins tracés par des collectivités préhispaniques et avant la fondation de la ville par les Espagnols. Cela a provoqué, dans l’expansion de la ville, une rupture dans la structure régulière en damier de Pizarro. Les callejones sont, quant à eux, des composantes importantes de cette trame urbaine, un appareil spécifique qui met en évidence une continuité de l’espace extérieur vers l’intérieur, une sorte de rue privée et de maison publique. Ce type si particulier d'hébergement, à la fois spontané et organisé, est devenue un quartier dans le quartier. Selon Jorge Burga Bartra, le callejón est un type de logement urbain traversé par des rues : que celles-ci pénètrent les pâtés de maisons ou bien qu'elles forment des

4 Je traduis. Ibid, p. 147: « El callejón, el barrio, se encuentra internalizada en la mentalidad de sus moradores, […] la mayoría que ha emigrado a otros lugares, lo recuerdan, añoran y cuando en alguna oportunidad vuelven, lo hacen con alegría, pero también con un temor justificado por los cambios sociales en su interior. » 5 Jorge Burga Bartra, El ocaso de la barriada: propuestas para la vivienda popular, Ministerio de vivienda, construcción y saneamiento, Lima, 2006, p. 26. 6 Aldo Panfichi, Felipe Portocarrero Suárez (éd.), Mundos interiores: Lima 1850-1950, Lima, Centro de Investigación de la Universidad del Pacífico, 1995, p. 20.

27 réseaux internes, celles-ci marquent l’organisation du quartier. Ces lieux ont toujours été présents dans le tracé urbain depuis la fondation de la ville de Lima, malgré la volonté d’organiser l’espace et de planifier la croissance urbaine. Lors de la conception des quartiers composés de belles maisons coloniales et de la division en solares7, on ne s’attendait pas à l’apparition de ce type de logement8. Ils sont pourtant devenus une des composantes traditionnelles de la trame urbaine comme l’attestent certaines publications sur l’histoire urbaine de Lima au début du xxe siècle9. Par ailleurs, chaque callejón est une entité indivisible, il faut l’étudier de façon unitaire10 et garder présent à l’esprit l’étroite relation entre le callejón et les chambres, comme signale José Beingolea dans le prologue du livre de Antonio San Christobal Sebastián11. Pour bien comprendre les caractéristiques physiques, d’usage et de signification, nous allons le traiter comme un objet unique en montrant son évolution typologique. À Barrios Altos, les callejones étaient formés de quinze à cent cinquante habitations souvent composées de deux ou trois chambres12. Les callejones sont issus d’un schéma simple qui a évolué avec le temps en fonction de l’emplacement, des usages qui s’y développent et de l’union avec d’autres callejones complexifiant sa structure originelle13. Cette subdivision d’immeubles en petites chambres a d’abord permis de faire face au problème de logement, mais les habitants ont ensuite développé des activités économiques dans ces lieux en y créant par exemple des auberges, des épiceries où des espaces communs où les gens des quartiers viennent se retrouver. À cela s’ajoute une subdivision constante des lots et des formes : le schéma de base se ramifie, se subdivise jusqu’à acquérir la forme d’un labyrinthe ou d’un « T »14. L’exiguïté du lieu et les nombreux espaces de circulation favorisèrent les

7 Selon le Vocabulaire de l´Amérique Espagnole, d´Annie Molinié-Bertrand, sous la direction de Bernard Darbord : « Solar (de suelo, du lat, solum, base, endroit où l'on vit). Au Mexique, c´était le terrain qui avait été attribué au conquistador au lendemain de la Conquête, avec parfois aussi une huera. Il devait y bâtir sa maison et construire un enclos. En Espagne, la casa solar, c´était le berceau du lignage où vivait l'aîné détenteur du mayorazgo ». 8 Selon Cristina Dreifuss Serrano, Ciudad y vivienda colectiva republicana en el Perú. El « callejón de Petateros. » Transformaciones. Lima, première édition, guzlop editoras, Ur[b]es año II, N°2, Lima, novembre 2005, p 130. 9 Reyes, op.cit., p. 144. 10 Dreifuss, op.cit., p 129. 11 Antonio San Cristobal Sebastián, La Casa Virreynal Limeña, Lima, Fondo Editorial del Congreso de la República, 2003. 12 Reyes, op.cit, p. 146. 13 Dreifuss, op.cit., p 132 et 134. 14 Dreifuss, op.cit., p 134.

28 rencontres et un mode de vie collectif, dans des conditions souvent insalubres. Les services basiques ont toujours été très précaires : un seul robinet et une seule décharge disposés à proximité du bassin découvert, au fond du passage central15. Les services d’adduction d’eau et d’assainissement à Barrios Altos ont longtemps été défaillants ou e e e inexistants : du XVIII au XIX siècles et durant une grande partie du XX siècle, ces lieux ne disposaient pas de ces infrastructures et l’un des grands problèmes de ces logements collectifs furent celui de l'insalubrité. Cependant, la volonté des habitants joints à l’existence d’un accès central permirent l’installation de réseaux sanitaires16.

La sociabilité du callejón Il existe à Barrios Altos une grande quantité d’églises, de couvents et de monastères. La piété locale est une des pratiques les plus significatives du lieu. Les habitants construisent un autel ou une chapelle pour rendre un culte à un saint, une sainte ou la Vierge. Le nom pris par le callejón est non seulement lié aux saints catholiques, mais aussi à la mythologie locale ou encore aux fêtes annuelles de voisins17. Une commission d’habitants est responsable des statues et des images des saints, des ornements liturgiques, de la célébration de la messe d’anniversaire du saint et de la procession annuelle qui s’achève par une célébration festive avec la participation du voisinage et d’invités. Ainsi, le culte et les fêtes sont au centre de la sociabilité18. Le 16 juillet de chaque année par exemple, on commémore la fête patronale de la Virgen del Carmen (Vierge du Carmen), appelée aussi « Patrone du Criollismo », « Patrone de Barrios Altos » et « Sainte patronne de la Ville de Lima ». L’image de la Vierge est également promenée dans les rues du centre historique de Lima, et cette procession s’accompagne de musique criolla, de danses, de tapis de fleurs, de feux d’artifices et de la consommation de plats typiques sur le parcours. Une autre manifestation religieuse catholique qui accueille plusieurs milliers de fidèles est la procession du Señor de los Milagros (Seigneur des miracles) surnommé Cristo moreno (Christ brun) ou Cristo de Pachacamilla (Christ de Pachacamilla). L’image d’un Christ crucifié est promenée sur plusieurs parcours durant le mois d’octobre et le 18 octobre elle visite la Vierge du Carmen dans l’église et le monastère de Nuestra Señora del Carmen (Notre Dame du

15 Dreifuss op.cit., p 134 et 135. 16 Hans Harms, Wiley Ludeña, Peter Pfeiffer, op. cit., p 43. 17 Panfichi et Portocarrero op.cit., p. 20. 18 Reyes, op.cit., p. 144.

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Carmen) à Barrios Altos. Ce dernier se trouve à l’intersection du Jr.19 Junín20 et du Jr. Huánuco21, point de repère entre le Jr. Junín n°11, appelé Rue Carmen Alto (Carmen haut) et le Jr. Junín n°12, appelé Rue Carmen Bajo (Carmen bas)22. Nous avons vu que les coutumes de Lima se caractérisent par ses fêtes et ses célébrations criollas. Toutefois, certaines pratiques populaires ont changé. Autrefois, il y a une cinquantaine d’années, existait une forte convivialité entre voisins. Les fêtes qui étaient données se déroulaient sur près de trois jours et le criollisme en était le mode d’expression exclusif. Aujourd’hui, les sérénades, parfois interprétées par les jaranistas23, ne durent pas plus d’un jour et ne se donnent pas seulement avec de la musique criolla, mais aussi avec de la musique venue du Mexique, celle des mariachis. Malgré l’arrivée d’autres genres musicaux, la musique criolla demeure toujours omniprésente. Cette musique créole, qui fait partie de l’identité des callejones, est issue e des musiques et des danses des milieux populaires d’Europe de la fin du XIX siècle (par exemple les jotas d’Espagne24 et les valses de Vienne) qui furent progressivement créolisée par les musiciens péruviens. Du callejones sont issus les meilleurs guitaristes et compositeurs péruviens, car ces lieux ont été des sources d’inspiration pour les artistes populaires. À titre d’exemple, Felipe Pinglo Alva (1899-1936), surnommé le « père de la musique criolla », est l’un des plus importants compositeurs de ce genre musical. Il est né à Barrios Altos, et c’est dans les rues (notamment la rue Mercedarias, aujourd’hui Jr. Ancash), en regardant ses voisins qu’il a trouvé sa principale source d’inspiration. Il décrit l’univers social d’une époque à travers des compositions comme la valse « De vuelta al barrio » (« De retour au quartier »), qui date de son retour à Barrios Altos après son séjour à la Victoria entre 1921 et 1923. Parmi les musiciens les plus remarquables, on trouve Nicomedes Santa Cruz (1925-1992) et Victoria Santa Cruz (1922-...) et leur chanson évocatrice d’un confort sommaire, « Callejón de un solo caño ou Callejón d’un seul robinet »25, ou encore Elsiario Rueda Pinto et sa chanson « Callejón limeño » (« Callejón liménien »),

19 C’est l’abréviation de Jirón. Au Pérou, on utilise le mot ‘Jirón’ pour désigner un type de voie urbaine composée de rues étroites. 20 Axe (Nord-sud) qui connecte le centre historique de Lima au district San Juan de Lurigancho. 21 Axe historique (Est-Ouest) qui présente une grande concentration en monuments. 22 Ces noms proviennent de la différence de niveau du sol. 23 Le mot jaranista provient de jarana, c’est-à-dire java. Il s’agit de musiciens qui animaient les javas. e 24 Danse traditionnelle espagnole du XII siècle. 25 Paroles de la chanson: « […] Al dulce bordonear de la vihuelas, hoy día se estremece como antaño; el viejo callejón de un solo caño, con el repiquetear de castañuelas [...] »

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Lucha Reyes, Chabuca Granda, etc. À partir des années 40 et 50, ce genre fut perçu comme une musique de pauvre. En 1944, on créa même le jour de la musique criolla, qui est cependant toujours célébré. Ainsi, les manifestations festives s’accompagnaient d’un certain type de musique, mais aussi d’une gastronomie populaire particulière, par exemple le bouillon de poule ou aguadito26. Les traiteurs ambulants étaient souvent des noirs travaillant de façon indépendante dans les callejones en vendant d’autres plats typiques comme les mazamorra morada, les picarones, chanfainita, papa rellena, etc. L’activité de restauration débutait toujours vers 18h00 et ce jusqu’à 23h00 ou minuit dans ces réduits qui maintenaient une lampe allumée sur leur porte et qui étaient connus et fréquentés pour leurs spécialités. Néanmoins, aujourd’hui ce type de repas n’est plus confectionné par les criollos : par ailleurs, la grande partie des visiteurs ont perdu confiance et leur préfèrent les restaurants classiques de Lima27. On a cependant tenté de sauver cette tradition lors du Festival del savor criollo (Festival du goût criollo) sur la Place Italia28, une initiative menée depuis quelques années par la Mairie de Lima. Il s’agit d’un concours de plats traditionnels préparés par les habitants. Il a obtenu un grand succès, car le public peut goûter pour un prix dérisoire la gastronomie du quartier sélectionné par la Mairie29. Par ailleurs, la reconstitution de la vie quotidienne des callejones, est visible, de façon festive et dévote, dans les célèbres aquarelles de Francisco Fierro Palas (1807- 1879), plus connu sous le nom de « Pancho Fierro ». Il fut l’un des piliers de l’idéologie créole, en contribuant à construire l’image d’une ville ethniquement plurielle, harmonieuse, intériorisant le fait populaire comme une partie de sa propre image30. Il peignit des personnes de catégories sociales, et de culture différente, s’inspirant aussi de la musique et des festivités religieuses. Son œuvre est un témoignage de la vie des e quartiers au XIX siècle, une période importante marquée par un changement politique majeur : le passage de la vice-royauté à la vie républicaine31. Ses peintures sont ainsi

26 Soupe de tradition populaire ; il s’agit d’un repas consistant fait à base de bouillon de poule, du riz, pomme de terre, maïs, carottes, petits pois, coriandre et oignon. 27 MML, OEI, op. cit, p.128. 28 Appelée avant Place de Santa Ana. Située en face de l’église Santa Ana (entre Jr. Huanta et Jr. Huallaga). 29 Patricia Días, « El espacio urbano en la recuperación del Centro Histórico de Lima », in Fernando Carrion (éd.) Centros Históricos de América Latina y el Caribe, Quito, Équateur, 2001, p. 354. 30 Natalia Majluf, Marcus B. Burke, Tipos del Perú. La Lima criolla de Pancho Fierro, , el Viso, 2008, p. 1 31 Le 28 juillet 1821 a été proclamée l’indépendance du Pérou.

31 devenues des sources importantes pour appréhender l’imaginaire des mœurs de la vie coloniale et républicaine. Grâce à lui, nous pouvons imaginer certaines activités qui ont disparu. En effet, il met en scène les habitants dans leur environnement quotidien, comme par exemple Interior de un cuarto de callejón ou Intérieur d’une chambre de callejón. Autre peintre important, Alfonso Sánchez Urteaga (1903-1985), connu sous le pseudonyme de Camilo Blas, était spécialisé dans le portrait des populations et dans description de la diversité culturelle et ethnique. Il peignit le Callejón limeño (Callejón liménien), dans lequel utilise ce type de logement pour représenter l’imaginaire visuel péruvien de la danse, de la musique et surtout de la vie en commun. Dans le domaine littéraire, l’écrivain Ricardo Palma (1833-1919) spécialiste du costumbrismo32, a décrit certaines coutumes populaires dans son livre Tradiciones peruanas (Traditions péruviennes). C’est grâce à ses précisions que certaines peintures de Pancho Fierro sont compréhensibles pour nous aujourd’hui. D’autres écrivains produisirent des œuvres liées à Barrios Altos, tel le conte Quinta Heeren un lugar para soñar (Quinta Heeren un endroit pour rêver) d’Adriana Palomino Pimentel, publié en 2006, ou le roman Infierno en Mesa Redonda33 : el grito de los ángeles y gloria en el cielo (L’enfer de Mesa Redonda: le cri des anges et gloire dans le ciel) de Luis Quispe Cama, publié en 2011, ou encore, le conte Atenea en los Barrios Altos (Athénée à Barrios Altos; 2004) de J. Edgardo Rivera Martínez et enfin, les fameux contes de Barrios Altos (1986) de Winston Orillo et Paula Heusinkveld. Enfin, n’oublions pas le rôle du cinéma péruvien34 qui s’impose lors du mandat du président de la république Nicolas de Piérola35. À partir du milieu des années, la crise économique et le terrorisme urbain36 ont eu pour conséquence une diminution des spectateurs du secteur populaire37. Pourtant, le film Juliana, dirigé par Fernando Espinoza et Alejandro Legaspi du groupe Chaski, projeté pour la première fois en 1989, est devenu un immense succès cinématographique, avec ses 600.000 entrées dans un contexte historique de récession macroéconomique et d’hyperinflation nationale au

32 Peinture des mœurs d’un pays. 33 Mesa Redonda est un secteur commercial de Barrios Altos. Le 29 décembre 2001, il a connu un incendie qui a provoqué de nombreux morts. 34 Ricardo Bedoya, Nuestro cine. Una historia intermitente, Libros & Artes: Revista de cultura de la Biblioteca Nacional del Perú, N°2, 2002, p. 14. 35 Ibid., p. 15. 36 Au Pérou, Sentier Lumineux, fondé en 1970, a participé au conflit armé des années 1980 et 1990. Cette organisation est placée sur la liste officielle des organisations terroriste du Canada, des États- Unis d’Amérique et de l’Union européenne. 37 Ibid., p. 17.

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Pérou. Ce film eut un grand impact social en raison du regard réaliste et tragique du cinéaste sur la pauvreté à Lima. Certaines scènes du film ont été tournées dans un callejón de Barrios Altos. Ce type de cinéma a pour but de sensibiliser la population péruvienne et de générer une conscience critique chez les spectateurs concernant les besoins sociaux du centre historique de Lima. Les callejones sont des composants importants. Du fait de la densification de la ville, les callejones se sont complexifiés, et les usages de ces lieux ce sont démultipliés, dépassant la simple fonction d'habitation. Les activités économiques qui s'y sont développées ont eu pour effet d'animer la vie du quartier, consolidant les liens de voisinage grâce aux espaces communs. Cette forte relation de proximité le dote d’une dimension affective et d’une identité dans les mentalités et les pratiques sociales de ses habitants. C’est ainsi que s’exprime le criollismo, au travers de la musique, de la gastronomie, de la danse, des fêtes, et même dans le domaine religieux. Il semble que la pauvreté renforce ce profond sentiment religieux et inversement. La dimension réconfortante ainsi que l’échappatoire que procure la religion sont relayés par d’autres pratiques collectives comme celle de la fête. Luis Tejada R. dans le livre Mundos interiores : Lima 1850-1950, bien qu’il fasse référence à un autre secteur urbain pauvre, celui de Malambo, exprime cette idée. Il suggère en effet un lien entre pauvreté, religion et fêtes : […] la misère sociale produit ce profond sentiment religieux, plus souvent sur les pauvres que sur d’autres catégories sociales. La religion les aide avec la promesse qu’il aura quelque chose de mieux après la mort. À cet égard la religion joue un rôle réconfortant et d’échappatoire. Mais il y a une autre voie pour les pauvres de supporter la misère : la fête. Souvent fêtes et religions vont ensemble.38 Aujourd’hui, la population a changé, et, dans les entretiens consultés, nous avons pu observer que les anciens habitants de ces lieux ont la nostalgie de l’ambiance qui y régnait autrefois. Malgré l’évolution des pratiques populaires, celles-ci restent encore vivantes dans les mémoires grâce aux habitants, aux personnages célèbres, et aux arts, mais aussi et surtout, par la permanence de ces lieux.

Notice bio-bibliographique : Angie Melany Shimabukuro est doctorante en histoire et civilisations au sein du

38 Je traduis. Aldo Panfichi, Felipe Portocarrero (éds.), op.cit, p.155: « […] la miseria social produce ese profundo sentimiento religioso, más común en los pobres que en los demás sectores sociales. La religión los ayuda a soportarla, bajo la promesa de algo mejor en el más allá. En este sentido, la religión cumple un rol reconfortante y de escape. Pero hay otra forma mediante la cual los pobres soportan la miseria: la fiesta. Frecuentemente fiesta y religión van de la mano. »

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Laboratoire Identités, Cultures, Territoires (ICT) à l’Université Paris VII-Diderot. Sa thèse, effectuée sous la direction d’Anna Caiozzo-Roussel, s’intitule « La mise en valeur du centre historique de Lima au travers des politiques municipales et leurs impacts sur les acteurs sociaux. Le cas de Barrios Altos (1990-2010 »). Elle est également diplômée de Université Paris VII-Diderot en Master 2 « Histoire et Civilisations Comparées », spécialité « Ville, Architecture, Patrimoine ». Elle a fait la formation d’architecture de l’Universidad Nacional d’Ingeniería (Université Nationale d’Ingénierie) de Lima. Elle s’intéresse à l’aménagement planifié et à la mise en valeur des centres historiques ainsi qu’à l’amélioration de la qualité de la vie des habitants les plus défavorisés. Angie Melany Shimabukuro aimerait remercier sa directrice Anna Caiozzo-Roussel, ainsi que Jose Carlos Hayakawa Casas, un architecte spécialisé en gestion du patrimoine et maintenant en charge de l’Urban Renewal department à la municipalité de Lima.

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D’un « illuminé » à l’autre : la marche comme passage vers la marginalité chez Rétif et Nerval

Hugo Sert Université Paris VII-Diderot (CERILAC) [email protected]

Mots clés : Rétif de la Bretonne ; Nerval ; marche et littérature ; marginalité ; errance ; passages Keywords: Rétif de la Bretonne; Nerval; walking in literature; marginality; wandering; passages

Résumé : Nous voudrions montrer que s’opère, entre Rétif et Nerval, le passage d’un « illuminé » à l’autre qui est un passage d’un type de marche à l’autre. Le statut de marcheur marginal passant sans cesse d’un point à l’autre, lié à la pulsion scopique du « Spectateur nocturne » et à la visée morale des Nuits de Paris (1788-1794), implique chez Rétif une présence circulatoire permanente dans la ville. Chez Nerval, dans les derniers textes en prose, la marche se fait également en marge ; mais étant toujours un égarement, elle ne peut conduire qu’à un transitoire qui fait sortir de soi et du temps présent.

Abstract: This article examines what “passes” from one “visionary” (or “illuminé”, to quote Nerval's 1852 collection of biographical narratives) to another, by exploring the image of urban walks in Rétif's and in Nerval's work. In Rétif's works, the symbol of the marginal walker, roaming through Paris at night, is an expression of the“Nocturnal Spectator”'s scopic drive as well of an urge to fulfil a moral purpose in “Les nuits de Paris ou le Spectateur nocturne”(1788-1794). Thus, his position implies a permanent circulatory presence in the city. In Nerval's last writings, night walking is also linked to marginality but is defined as a permanent wandering that can only lead to a transitory state which momentarily tears the walker away from self and present time.

Rétif de la Bretonne et Gérard de Nerval sont deux écrivains-marcheurs qui se représentent, dans leurs textes en prose, en passants. Le statut de passant du Je

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énonciateur permet, dans Les Nuits de Paris de Rétif, publiées entre 1788 et 1794, une sorte de vision panoramique qui peut aller jusqu’à l’ubiquité : le marcheur semble pouvoir être partout à la fois, il a des yeux dans toute la ville et passe d’une rue à l’autre, d’un quartier à l’autre presqu’instantanément. Chez Nerval, dans ses derniers textes publiés entre 1850 et 1855, qui décrivent des promenades et des errances, le statut de passant conduit à une sortie de soi et du temps présent qui peut s’apparenter à une panchronie, c’est-à-dire des passages entre passé et présent mais aussi entre la réalité et le rêve. Rétif et Nerval sont liés par la dimension hallucinatoire dans laquelle fait entrer la marche, et il n’est pas anodin que Nerval fasse de Rétif un de ses « Illuminés », dans l’ouvrage qui porte ce nom. Toutefois entre ces deux séries de textes s’opère un passage, littéraire, mais aussi politique et phénoménologique, d’un paradigme à un autre, qui redéfinit le statut d’écrivain, et, plus largement, le rapport de l’individu à la communauté. Tandis que dans l’immense œuvre de Rétif, publiée en huit volumes, la déambulation urbaine a une finalité sociale et morale, dans la Promenade nervalienne, le marcheur est seul dans sa marginalité, comme une sorte de monade close sur sa propre « dévotion à l’imaginaire »1. Les Nuits de Paris sont publiées un peu avant et pendant la période révolutionnaire (1788- 1794). Le « Spectateur-nocturne » a besoin de l’obscurité pour sa déambulation curieuse dans la ville changeante. Toutefois il n’est pas anonyme ni passif : il est connu et reconnu par les Parisiens qu’il croise, et lorsqu’il lui arrive de s’abîmer dans des rêveries éthérées, il est très vite rappelé à la réalité par un cri ou un coup de feu. On peut lire dans la Nuit IV : La nuit était belle : je marchais sans penser où j’alais ; je rentrai dans la Ville, par la porte Saintmartin ; je pris la rue Grenetat, par distraction, puis la rue Bourglabbé. Je n’avais pas fait cinquante pas dans cette dernière, que je fus frappé du son d’une voix plaintive, qui me parut partir d’une maison vis-à-vis.2 C’est toujours selon ce schéma que la marche nocturne se déroule : sortie de chez soi, errance dans les rues ; un bruit attire l’attention, des voix, la surprise, l’intervention, les conséquences, la moralité. C’est pourquoi, bien que la marche soit bien souvent solitaire, le texte est habité des voix des autres habitants de la nuit. Nous sommes face à un récit ouvert à la rencontre, la collision, la surprise, dans une ville qui

1 D’après le titre de Michel Collot, Gérard de Nerval ou la dévotion à l'imaginaire, Paris, Presses Universitaires de France, 1992. 2 Nicolas-Edme Restif de la Bretonne, Les Nuits de Paris [reproduction de l’édition originale de 1788], Genève-Paris, Slatkine Reprints, 1987, p. 30 (toutes les citations des Nuits de Paris sont proposées avec l’orthographe d’origine).

36 est autant une galerie de rues que de types et de figures. Rétif se cache mais pour mieux observer, se camoufle pour pouvoir intervenir avec plus de prudence. Le marcheur rétivien est marginal et observe dans l’écart, mais c’est afin de mieux poser le discours de la norme morale. Il ne renonce jamais au but qu’il se fixe, pas même pendant la Révolution, qui renverse pourtant toutes les valeurs de l’Ancien Régime. On peut lire dans la Nuit IIICLXXXIX, qui ouvre les « XX Nuits de Paris » que Rétif fait commencer en juillet 1790 : « Reprens, Hibou, ton vol tenebreux ! Jète encore quelques cris funèbres en parcourant les rues solitaires de cette vaste cité, pour effrayer le crime, et les Pervers ! »3 Les passages dans la ville, omniprésents, permettent à la marche de se faire vol surplombant et scrutateur. Ils sont au service d’une visée moralisante voire « policière » liée à la pulsion scopique du scripteur. Cette pulsion apparente tant le marcheur nocturne à un espion que la critique a longtemps pensé que Rétif était un indicateur de police. Il ne quitte son appartement que le soir, après avoir dormi le matin et travaillé l’après-midi, et ne sort jamais sans un bâton et deux pistolets chargés cachés sous un long manteau crotté qu’il met en toutes saisons. Il ne se promène pas tel un badaud désœuvré sur le boulevard. Il se donne pour mission de croiser le vice et de le corriger, avant de le décrire avec verve et de le dénoncer avec véhémence. Il flaire le crime et s’engouffre dans les rues les plus sombres et fangeuses du Paris populaire. Face aux scènes de violence et de débauche, il intervient presque toujours, très chevaleresquement, se prévalant de sa force physique ou se réclamant de la Marquise de M***, sa protectrice, à qui il envoie toutes les belles malheureuses qu’il croise, yeux humides ou vêtements déchirés, fuyant un libertin machiavélique ou une monstrueuse mère-maquerelle. La rue rétivienne est donc un espace dangereux et, à quelques exceptions près, les jours de fête par exemple, un espace presque désert. Paris n’est pas encore cette e « ville lumière » éclairée au gaz que décriront tous les grands écrivains du XIX siècle. De fait la nuit, les rues sont obscures et peu fréquentées : elles sont davantage un lieu de passe que de passage. Les piétons et les voitures souvent sortent de maisons de passe ou d’hôtels particuliers qui s’y apparentent, et souvent le marcheur est contraint de refuser les propositions de celles qu’il appelle des « infortunées ». Les femmes qui sont à pied la nuit sont automatiquement suspectées de prostitution. La passante nocturne est a priori un être de petite vertu, et doit traverser, pour se défaire de tout soupçon, une série

3 Ibid., t. XVI, p. 269.

37 d’étapes purificatrices qui la ramènent dans l’espace domestique et maternel. On peut lire ainsi dans la Nuit CII : J’étais à dix heures, dans la rue Sainthonoré, visavis celle du Four, lorsque j’aperçus une Fille charmante et bien-mise, qui alait seule. Egalement surpris de sa beauté, de sa parure, et de sa solitude, je m’approchai d’elle, mais sans lui parler. Elle ala jusqu’à la rue du Rouple, ét revint sur ses pas. - Grand Dieu (pensai-je) ! serait-ce une fille !4 Il s’adresse à elle et s’aperçoit que c’est une Demoiselle simplement perdue. Elle lui dit plus loin : « Alons chés ma Mère - ? Elle revint sur ses pas, ét nous entrames dans une maison-à-portecochère, visavis le Café du Profète-Elie »5 . On passe du retour sur ses pas de la prostituée au retour chez la mère ; ainsi, il doit y avoir un passage moral, de la marche-racolage à la marche-retour-au-foyer. Les hommes sont eux aussi toujours suspects de scélératesse, tant qu’ils n’ont pas découvert leur identité. Les seuls piétons masculins qui s’attardent et ne sont pas suspectés d’être criminels sont les sentinelles de la Garde proche ou les travailleurs ivres-morts que Rétif raccompagne chez eux. La principale force du Hibou – c’est ainsi qu’aime à se caractériser le narrateur - contre la passe, au sens de commerce illégal et immoral, de contrebande – vols, racolage, enlèvements – est sa connaissance de la géographie parisienne : à force d’arpenter les rues, il connaît tous les recoins de la ville. En suivant Rétif dans ses courses nocturnes, le lecteur voit peu à peu Paris se transformer en un labyrinthe dont seul le narrateur a les clefs. Et des clefs, il en faut, pour pénétrer à l’intérieur des anciens passages parisiens que sont les « allées » – qui sont à différencier des passages rendus fameux par les travaux de Walter Benjamin, lesquels étaient des galeries couvertes. e Dans le Paris du XVIII siècle, qui est quasiment le même que celui du Moyen-âge, les habitants rentrent chez eux par le côté des maisons, qui forment des passages entre les rues, fermés de chaque côté par de solides portes. Ces allées sont à l’image des Traboules qui existent encore dans le Vieux Lyon ; elles permettent de traverser à pied, presque magiquement, les blocs d’habitations. Le Spectateur-nocturne peut quand elles sont ouvertes intervenir rapidement : « Je m’en allais rêveur, quand en passant devant une maison, dont l’allée était ouverte, j’entendis des cris perçans dans l’escalier. Surpris, je monte rapidement »6 . Mais elles permettent aussi, évidemment, aux criminels d’échapper aux voisins zélés ou à la Garde. Rétif réclame à longueur de pages des réformes dans la gestion et l’aménagement de l’espace urbain. Il propose lui-même des arrangements et décrit de nouveaux plans. Or les passages, tragiquement réservés au

4 Ibid., p. 1142. Nous soulignons. 5 Ibid., p. 1143. Nous soulignons. 6 Nuit XI, Ibid., p. 101.

38 seul usage privé, sont pour lui une ressource inexploitée. Ils pourraient faciliter la pratique piétonne de la ville et surtout permettre d’éviter les voitures, qui à cette époque, à certains croisements dangereux, tuent régulièrement des piétons vulnérables. L’ouverture des passages permettrait également de rendre transparents des lieux sombres qui camouflent bien des intrigues. Enfin, les passages pourraient devenir des galeries marchandes : Tous les passages devraient être ouverts au Publiq ; il y a droit ; parceque c’est lui qui donne la plûsvalue à vos maisons. […] il faut l’ouvrir, et c’est l’intérêt du Propriétaire, qui pourra y mettre des Marchands.7 Rétif est assez prophétique ici, puisqu’il entrevoit, sans doute sur le modèle du Palais- Royal - le vice en moins - l’intérêt commercial des passages couverts, qui apparaitront autour de 1800 et se multiplieront dans les années 1810. Peut-on dire que Rétif milite pour les passages à l’intérieur de la ville, contre les frontières ? Les frontières, les espaces clos, sont partie intégrante de l’hygiène urbaine rétivienne, dans Le Pornographe par exemple. Moraliser la ville, c’est aussi y circonscrire le vice de façon que le marcheur ne le rencontre plus. Toutefois, la pratique personnelle de la ville par le Hibou oriente plutôt vers la nécessité d’une omniprésence des passages. Dans les Nuits, il semble que Rétif ne veuille en aucun cas que des lignes virtuelles ou matérielles viennent circonscrire les lieux qu’il parcourt - en témoigne sa condamnation des péages qui subsistent sur certains ponts, et qui sont selon lui des vestiges de la féodalité. C’est pourquoi, bien qu’il appelle de ses vœux une révolution urbanistique dans Paris, qui ne se produira que sous le Second Empire avec les réformes haussmanniennes, Rétif serait sans doute bien triste sur les grands boulevards de la Capitale moderne, qui, s’ils permettent de réduire la criminalité, font échapper Paris à l’univers du conte. Il affirme rêver d’un grand nettoyage de la ville, mais il a en réalité besoin des ruelles sales et des recoins, lieux de passe grâce auxquels il thésaurise les anecdotes terribles qu’il réutilise à l’envi dans ses deux cents œuvres publiées. Michel Delon affirme, parlant de Mercier et Rétif : « Ils rêvent […] d’une cité propre et aérée, d’avenues tirées au cordeau. Ils n’en sont pas moins les poètes des recoins et des surprises, les peintres du clair-obscur »8 . La pensée rétivienne des passages oriente alors plutôt davantage vers la figure du conteur. Rétif est dans la pratique le contraire de ce qu’il dit être en théorie. La posture de philosophe-législateur est une construction

7 Nuit CLXII, Ibid., p. 1716. 8 Michel Delon, « Préface générale. Piétons de Paris », in Paris le jour, Paris la nuit, Paris, Robert Laffont, 1990, p. VII.

39 littéraire et idéologique qui lui sert pour la figure du « Spectateur-nocturne ». On pense à Nerval qui, dans les Illuminés, écrit que Rétif était « soutenu jusqu’au bout […] par cette étrange illusion qui ne lui montrait que le devoir d’un moraliste dans ce métier d’espion romanesque et sentencieux »9. Tout comme Lesage dans Le Diable boiteux soulève les toits des maisons, Rétif aimerait déplacer les façades, pour mieux voir ce qui se trame dans les intérieurs secrets. Les passages doivent donc conduire à plus de transparence. Transparence des murs, mais aussi transparence des mœurs. Rétif, influencé par le moralisme rousseauiste, remplit ses textes de leçons de la morale urbaine. S’il n’est pas un philosophe-législateur, il reste néanmoins un passeur de morale. Les maximes sur la bienséance et la vertu, si nombreuses qu’elles ne peuvent pas ne pas être stéréotypées, s’expriment comme à travers l’auteur. Il n’y a pas de contradiction entre l’univers du conte et ce moralisme passé par le filtre rousseauiste : si l’on pense à la différence fameuse que pose Benjamin10 entre conteur / narrateur et romancier, on peut même affirmer que ce qui rattache Rétif au conte, c’est justement ce rôle de passeur de morale, de « donneur de conseils » qui s’adresse à la communauté, et ne se replie par sur lui- même dans un intérieur tout solipsiste. On pense ainsi à ces Nuits qui indiquent par leur titre même l’ouverture à la réflexion morale ; la Nuit XXVII par exemple, intitulée « Conclusion de la fille détrompée » dans laquelle Rétif développe une analyse des genres étonnante.11 On a donc chez Rétif, par ce souci moraliste, une posture qui s’ancre tout à fait dans la continuité du méliorisme et du réformisme des Lumières ; mais aussi, en germe, l’appréhension romantique de la ville nocturne, qui doit être cet espace obscur et presque opaque auquel se heurte l’individu dépassé par le mouvement général, physique de la ville, mais aussi social et historique. Rétif est une figure emblématique du tournant des Lumières, un auteur à la frontière des siècles. L’appréhension rétivienne de la grande ville trouve à s’inscrire dans l’expérience d’écrasement de l’individu par des forces qui le dépassent - société ou nature - e symptomatique d’un ethos du début du XIX siècle travaillé par l’Histoire. Avec les

e 9 Gérard de Nerval, « Les Confidences de Nicolas (XVIII siècle), RESTIF DE LA BRETONE », in Les Illuminés, Œuvres complètes II, Paris, Gallimard, 1984, p. 996. 10 Dans « Le conteur. Réflexions sur l’œuvre de Nicolas Leskov », in Œuvres, t. III, Paris, Editions Gallimard, 2000, p. 114-152. 11 « Mais d’où vient les Hommes dégénèrent-ils plus vite à Paris, que les Femmes ; car les jeunes filles y sont plus communement fortes, jolies, bien-constituées, quoiqu’il y ait des exceptions ! C’est que la vie sédentaire est moins contraire à la Femme, dont la fibre est plus molle. » Ibid., p. 247.

40 années révolutionnaires, les violences de la Terreur, puis les campagnes de l’Empire, l’écrivain est débordé par les événements historiques et se voit impuissant face à des forces qui nient son intégrité individuelle, en compromettant la lisibilité même, pour le sujet, de l’histoire et du social en cours de bouleversement. Nerval lui-même, à de nombreuses reprises, explique par des causes historiques la mélancolie qui s’empare des esprits de la première moitié du siècle. Sa quête personnelle face à l’épuisement des forces historiques et sociales est toute spirituelle, après un siècle d’incroyance qui le fascine mais dont il voit les limites, et justifie ce qu’il appelle dans Aurélia son « existence errante »12. Pour Nerval, un séjour de plusieurs jours dans une ville n’est qu’un passage, la suspension brève ou involontaire d’un mouvement incessant, ou la continuation même de ce mouvement dans un espace plus restreint. L’embrayeur de l’écriture nervalienne est toujours le départ pour un ailleurs puis l’errance pédestre. Cette errance est toute différente de la déambulation des Nuits de Paris. Si elle peut s’y apparenter par certains aspects dans des textes « lucides », elle s’en éloigne radicalement dans ceux qui décrivent les rêveries voire les délires de l’écrivain. On pourrait dire qu’on passe chez Nerval de la prose journalistique à la prose poétique, par une dématérialisation progressive du motif du passage. Dans Les Nuits d’Octobre, publiées en 1852 en revue et assez explicitement inspirées des Nuits rétiviennes, le rapport entre réel et imaginaire est déjà ambigu. Le texte est un pastiche des Physiologies, ces portraits typologiques qui apparaissent dans les années 1830, avec Rétif et Mercier en toile de fond. Nerval rate un omnibus et croise un flâneur qu’il connaît et avec qui il décide d’errer jusqu’au matin dans Paris. La flânerie, au sens baudelairien, n’est pas ce qui doit le plus nous intéresser ici. Le flâneur du texte est une sorte de double, mais aussi une figure de flâneur des foules avec laquelle Nerval prend ses distances. Si la rue nervalienne est un espace dans lequel le peuple passe, ce qui n’est pas le cas chez Rétif, ce n’est toutefois pas la foule qui va intéresser le promeneur solitaire, mais les signes qui se donnent à lire dans un paysage urbain allégorisé. Ainsi, très vite, la promenade nocturne dans Paris est vécue par le scripteur comme le passage d’un cercle à l’autre de l’enfer. Nerval pastiche le ton de la littérature réaliste mais dévoie le genre en représentant une marche allégorique, qui fait se déplacer les deux désœuvrés dans des espaces symboliques. Le passage d’un espace

12 Aurélia, in Aurélia, Les Nuits d’octobre. Pandora. Promandes et souvenirs, Paris, Gallimard, « Folio classique », 2005, p. 181.

41 parisien à l’autre est un passage entre des « cercles ténébreux – dont la spirale immense se rétrécit toujours, pour aboutir à ce puits sombre où Lucifer est enchaîné jusqu’au jour du dernier jugement »13. Toute marche est une quête spirituelle chez Nerval, même pendant ses voyages, ce qu’illustrait déjà le Voyage en Orient, publié en 1842. Mais Nerval finit par avouer que sa flânerie, qui ne va pas au bout de la catabase du fait de la distance ironique du narrateur, s’arrête au Purgatoire. C’est dans les Filles du feu que la marginalité sociale, qui est aussi, dans une moindre mesure, celle de Rétif, va devenir marginalité ontologique. Dans Angélique, Nerval se promène à Senlis avec un ami : ils ont tous les deux la barbe noire à la mode parisienne, et sont soupçonnés de vagabondage par les gendarmes locaux. On leur demande leurs passeports, qu’ils n’ont pas, et ils s’en sortent en parlant littérature. Nous sommes ici dans le passage de frontières, explicité par la nécessité de marcher avec des papiers qui définissent l’identité d’« étranger ». On reste donc dans la marginalité sociale. Mais on a quelques pages plus loin un passage plus onirique qui annonce Sylvie : les deux amis traversent les bois entre Senlis et Ermenonville, lieux de pèlerinage rousseauiste. Ils se perdent, on leur donne des indications bizarres, et ils trouvent sur leur chemin des huttes d’un autre temps… Le passage dans l’espace s’apparente à un passage dans le temps, à un voyage dans le passé de cette terre natale. Dans Sylvie et Octavie, l’errance est une plongée dans le flou de l’identité, et le narrateur perd peu à peu pied sur le réel – une grande importance est d’ailleurs accordée au support de la marche, de la matière du sol, chez Nerval, qui cherche toujours à « reprendre pied sur le réel ». Conjurer le délire c’est revenir sur la terre ferme, qui se dérobe sous les pieds du fou. Dans Sylvie, la marche est un cheminement dans le temps. Marcher, ce n’est pas avancer, c’est retourner en arrière, se déplacer dans les souvenirs de jeunesse qui réactivent eux-mêmes des souvenirs plus anciens. La traversée de la forêt d’Ermenonville, après des nuits d’insomnie, est la traversée hallucinée d’un espace-temps qui réactualise l’enfance. Dans Octavie, le narrateur erre dans les rues de Naples et confond les figures féminines ; il pense retrouver dans une napolitaine étrange la Parisienne qu’il a laissée derrière lui : Á force d’errer dans la ville, je devais y être enfin le héros de quelque aventure. […] Il me prit fantaisie de m’étourdir pour tout un soir, et de m’imaginer que cette femme […] était vous- même.14

13 « X. Le Rôtisseur », Les Nuits d’octobre, in Aurélia, Les Nuits d’octobre. Pandora. Promandes et souvenirs, Paris, Gallimard, « Folio classique », 2005, p. 39. 14 Octavie, in Les Filles du Feu, Les Chimères, Sonnets manuscrits, Paris, Flammarion, 1994,

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La marche n’est pas encore une catabase, mais c’est déjà une déambulation dans la mémoire, qui fait se confondre les objets réels et les souvenirs, créant un espace allégorique dans lequel se meut un esprit instable. Ces errances nervaliennes, qui sont autant des errances littéraires que physiques, floutent les frontières génériques. Il y a ainsi aussi des passages entre les genres, des passages d’une forme à l’autre de la littérature. Avec Aurélia, dernier texte écrit par Nerval, on aboutit à une forme inédite, inspirée du feuilleton journalistique, de la nouvelle, de l’autobiographie, de l’essai, de la poésie : on pourrait aller jusqu’à dire qu’Aurélia est un long poème en prose qui n’a pas attendu Baudelaire. Nerval y étudie le rêve comme une « seconde vie », constituant un monde parallèle à l’intérieur duquel communiquent les différentes époques de l’histoire. L’écrivain crée ainsi une véritable cosmogonie dont il est le protagoniste principal. Il marche en rêve d’un cercle à l’autre du temps : Il me semblait que mes pieds s’enfonçaient dans les couches successives des édifices de différents âges. Ces fantômes de constructions en découvraient toujours d’autres où se distinguait le goût particulier de chaque siècle et cela me représentait l’aspect des fouilles que l’on fait dans les cités antiques […].15 Ces marches oniriques sont paradoxales puisque le sujet est immobile : souvent il est même enfermé dans sa cellule de clinique. C’est donc son moi, plus que le monde, que Nerval parcourt ; son imaginaire, précisément, devient l’espace de ses déambulations. Or, comme beaucoup de poètes de la période romantique, il finit par se perdre, pour reprendre une expression de sa nouvelle Isis, « dans sa propre immensité »16. Mais si la plupart des poètes mettent en scène cette errance intérieure, qui devient vite un lieu commun du romantisme, pour Nerval, comme on le sait, ce n’est pas qu’une représentation. L’écrivain finit par confondre totalement le monde du rêve et le monde réel. Il sort de la clinique mais les accès de folie se font plus graves. Il marche alors à grands pas et lit la ville comme un livre mystique rempli de symboles, pris de ce qu’on e appelle au XIX siècle dromomanie, une furie de déplacement liée à des symptômes de fuite dissociative. Il erre dans les rues comme il errerait dans un rêve. Il voit dans la pluie l’annonce du Déluge et dans le ciel le signe d’une proche Apocalypse… Place de la Concorde, il voit disparaître toutes les étoiles : Je croyais voir un soleil noir dans le ciel désert et un globe rouge de sang au-dessus des Tuileries. p. 251 – 252. 15 Ibid., p. 137. 16 Isis, in Les Filles du Feu, Les Chimères, Sonnets manuscrits, Paris, Flammarion, 1994, p. 267.

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[…] Arrivé vers le Louvre, je marchai jusqu’à la place, et là un spectacle étrange m’attendait. A travers des nuages rapidement chassés par le vent, je vis plusieurs lunes qui passaient avec une grande rapidité. Je pensai que la terre était sortie de son orbite et qu’elle errait dans le firmament comme un vaisseau démâté […].17 Plus tard, il pense avoir la mémoire de Napoléon… Son comportement étrange inquiète la foule qui finit par l’entourer, et des amis le conduisent à l’hospice. On le voit, le passage vers la folie est le passage de la rêverie dans l’espace du réel : il se fait à l’occasion de la marche comme arpentage d’un espace, plus vertical qu’horizontal, qui est d’ordre mental. On peut être frappé par le rapport entre la descente géologique (palingénésie) dans les époques éloignées et le motif du sol qui se dérobe. Or si ce voyage vertical est toujours un voyage immobile, paradoxalement, ici, il y a inscription dans un déplacement horizontal réel, en même temps que se fait la descente symbolique. Aurélia ne relate donc pas tant l’expérience du rêve que celle de « la perte du rêve »18. Le rêve et la réalité devenant une seule et même chose, ils finissent par se dissoudre tous deux, et cela crée dans l’esprit du sujet des pulsions de mort et des visions d’apocalypse. C’est à l’intérieur d’un grand cercle narcissique que Nerval vagabonde : il descend au fond de lui-même en passant d’un « cercle ténébreux » à l’autre, et c’est le centre de son moi qui devient le « puits sombre » où Lucifer est enchaîné. N’ayant pas trouvé au fond de lui-même l’énergie vitale recherchée, l’écrivain va plus loin encore, jusqu’aux limites de l’expérimentation des passages : le passage ultime est celui qui mène, dans l’ancienne rue de la Vieille Lanterne, à la mort. Georges Poulet analyse ainsi le mouvement circulaire propre à la pensée nervalienne : « À la pointe extrême de son mouvement rétractile, il n’y a pas de source de vie, mais rien qu’un point sans espace, sans durée, sans lumière, où gît un être paralysé »19.

De Rétif à Nerval nous assistons donc au passage d’un type de marcheur à l’autre, qui est un passage de la marche sociale à la marche anti- ou asociale. Nous passons de l’à-côté de l’observateur-espion à l’errance et la sortie du monde social et souvent réel. Avec Rétif nous restons dans un monde habitable parce que fait de rues et de chemins – des passages concrets, matériels, dans l’espace. Chez Nerval nous passons à autre chose : la folie du marcheur peut être vue comme une sortie de la rue et du

17 Ibid., p. 171. 18 On pense ainsi à l’article de Pierre Pachet, « Nerval et la perte du rêve », Po&sie n° 37, 1986. 19 Georges Poulet, « Nerval », Chapitre X, Les Métamorphoses du cercle, Paris, Flammarion, 1979, p. 289.

44 chemin. Dans les derniers textes de Nerval, l’environnement n’est plus habitable parce que tous les repères, spatiaux et sociaux, sont brouillés, les frontières entre les objets sont floutées. La folie implique ainsi un autre rapport aux passages : ceux-ci deviennent immatériels, se font entre différentes temporalités. Nerval dit de Rétif qu’il est un « illuminé » parce que celui-ci est un penseur de la totalité, un polygraphe génial prêt à réformer toutes les institutions, un faiseur de systèmes comme peuvent l’être les philosophes du mouvement illuministe de la fin du e XVIII siècle. Mais il n’est pas un rêveur qui se perd dans des errances hallucinées et le solipsisme : ses visions sont des programmes, ses utopies des projets. Ce n’est pas du tout pour les mêmes raisons, comme nous avons essayé de le montrer, que Nerval peut être considéré comme un illuminé. Le réformisme urbain n’est pas à l’horizon nervalien. La manière de marcher, concrètement, physiquement, distingue deux manières d’appréhender le monde. On pourrait dire que la marche rétivienne doit permettre une présence circulatoire permanente liée à son ethos d’« espion romanesque », tandis que la marche nervalienne, qui est toujours un égarement, ne peut permettre qu’une présence toujours transitoire. Nerval ne marche pas pour se rendre présent au monde. Au contraire le mouvement pédestre l’absente de lui-même, empêchant à l’identité de se fixer. La folie de Nerval n’est pas intéressante simplement parce qu’elle est devenue un cliché attaché au poète maudit. Elle dit quelque chose d’un nouveau rapport au réel. Elle est symptomatique d’une nouvelle sensibilité, l’aboutissement aussi d’une nouvelle appréhension du paysage. On pourrait donc parler du passage, assez largement, d’un mode d’être à un autre : c’est la poétique romantique, ou plus précisément, ce que Claude Reichler appelle la « phénoménologie romantique », qui a permis la confusion e du moi et du monde qui n’était pas possible à la fin du XVIII siècle. Claude Reichler fait de la folie l’épée de Damoclès de cette phénoménologie : […] ce que le romantisme a produit de plus équivoque : la dissolution de l’attache géographique de l’homme dans le sentimental, la confusion du chemin et du cheminement avec leurs prolongements personnels.20 Le passage à travers l’espace devient un passage à travers soi. Cette confusion entre soi et le monde va marquer toute la littérature moderne, et l’image du récit comme voyage intérieur va devenir un lieu commun plus qu’éculé.

20 Claude Reichler, « Le marcheur romantique et la phénoménologie du chemin », in Marche et paysage, Les chemins de la géopoétique, dirigé par Bertrand Lévy et Alexandre Gillet, Genève, Editions Metropolis, 2007, p. 60.

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Notice bio-bliographique : Hugo Sert est doctorant contractuel rattaché au Laboratoire CERILAC et à l’UFR « Lettres, Arts, Cinéma ». Il rédige une thèse sous la direction de Florence Lotterie (Université Paris VII-Diderot) et Fabienne Bercegol (Toulouse Jean-Jaurès) intitulée « De la marche à la marge : poétique du corps en mouvement de Rétif de la Bretonne à Gérard de Nerval (1788 – 1855) ». Il a récemment publié un article dans la revue Quêtes littéraires : « Du ‘Paria’ à l’Emigré : une typologie des vagabonds postrévolutionnaires », in « Sur les traces du vagabond », Quêtes littéraires, n°4, E. Kociubińska, J. Niedokos (éds.), Lublin, Wydawnictwo Werset, 2014.

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II – Traversées et autres mondes

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Passage entre monde humain et monde surnaturel dans les Chroniques de l’étrange

Jhih-Jyun Lai Université Paris VII-Diderot (LCAO) [email protected]

Mots clés : Littérature chinoise ; contes fantastiques ; espace et temps ; passage entre deux mondes. Key-words: Chinese Literature; fantastic tales; space and time; crossing between two worlds.

Résumé : Pour les lecteurs non avertis, Les Chroniques de l'étrange (Liaozhai zhiyi, 聊 齋誌異, 1680), constituent un simple recueil de contes sur les immortels, les fantômes, les renards et les esprits floraux. Toutefois, dans une autre perspective, on peut aussi considérer qu’il s’agit de chroniques portant un discours sur la société chinoise, qui datent d’il y a plus de trois cents, et nous montrent la vie quotidienne de cette époque. Dans cet univers fantastique où la frontière entre l’humain et le non-humain, la réalité et le fantasme, est floue, les êtres fantastiques qui prennent forme humaine, peuvent s’immiscer dans le monde humain. Les humains peuvent intentionnellement ou par hasard entrer dans un monde surnaturel. Deux modalités de passage existent entre les deux mondes : dans un cas, on observe l’invasion de l’espace terrestre par des êtres fantastiques qui imposent certaines revendications, prophétisent, apportent de l'aide ou causent des problèmes aux humains ; dans l’autre, on observe des êtres humains qui reviennent d’un séjour dans le monde surnaturel, celui-ci leur ayant laissé une empreinte physique ou la mémoire vague de l’autre monde. Le passage entre le monde humain et les mondes surnaturels (comme le monde céleste, le monde infernal, les pays imaginaires ou le rêve), est indiqué par des déformations spatiales et temporelles et des changements sensoriels ; cela nous montre subtilement une démarcation entre le réel et l’irréel, entre la vie et la mort, etc. Une analyse culturelle de cette frontière mouvante nous permet de constater que les auteurs chinois, il y a trois cents ans, s'étaient approprié le monde de l'au-delà et en avaient fait un objet de connaissance, qu'ils maîtrisaient très bien.

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Abstract: To most readers, Strange Stories from a Chinese Studio (Liaozhai zhiyi, 聊齋 誌異, 1680) is an anthology of fantasy stories staging immortals, ghosts, foxes and vegetal and floral spirits. However, these stories can also be perceived as delivering comments on the Chinese society of its day, offering insight into Chinese every-day life three hundred years ago. In the fantasy universe of these stories, the frontier between human and supernatural beings and the line between reality and fantasy are blurred: supernatural beings may acquire the appearance of a human being and have access to our world; conversely, a human being may likewise, by intention or by chance, cross the barrier into the world of supernatural beings. The crossings from the mortal world to other places – such as heaven, hell, imaginary lands or dreams – bring about distortions of time and space and sensory perception. These indicators subtly show the existence of a demarcation between reality and the unreal, and between life and death. A cultural analysis of this moving demarcation shows how well these Chinese authors had, some three centuries ago, appropriated the concept of the hereafter, communicating it in a concrete and didactic fashion.

L’espace et le temps dans les Chroniques de l'étrange J’aimerais commencer cette communication en vous contant une petite histoire : une nuit, un lettré chinois était en train d’étudier pour préparer un concours de bureaucratie. Soudain, une jeune fille ravissante se faufila dans son modeste bureau et l’ensorcela immédiatement. Après s’être salué mutuellement, cette fille resta auprès de lui et passa la nuit en jeux agréables avec le lettré. Elle disparut avant son réveil, mais elle refit son apparition la nuit suivante et toutes les nuits qui suivirent. Le début de cette histoire est typique des contes des Chroniques de l'étrange (Liaozhai zhiyi,1), un recueil d’à peu près cinq cents contes fantastiques, apparu à la fin e du XVII siècle en Chine. Il relate des rencontres et des amours entre un homme et un fantôme féminin, ou une renarde, un esprit féminin animal ou végétal. Dans ce genre de contes, dont les fins sont variées mais où les débuts sont similaires, afin de montrer que les êtres surnaturels s’insinuent dans notre monde réel, le narrateur s’efforce de décrire les caractéristiques des envahisseurs. Ainsi, un esprit

1 Pu, Songling, Chroniques de l’étrange, traduit du chinois et présenté par André Lévy, édition établie par Jacques Cottin, Arles, Éditions Philippe Picquier, 2005.

49 transformé en femme garde un aspect de sa nature originelle. Par exemple, une fantôme, malgré sa beauté, a un corps froid ; une renarde est poilue ; un esprit floral émet un parfum extraordinaire ; une grenouille a toujours peur du serpent, etc. L’espace et le temps du conte, en tant qu’arrière-plans, sont des préoccupations secondaires à l’auteur, et sont semblables dans chaque conte. Le passage a lieu dans le monde d’ici-bas, mais la frontière entre les deux mondes semble floue. Sans intermédiaire, les êtres surnaturels peuvent se manifester à leur aise. Cependant, la rencontre survient tout de même la nuit et dans un endroit isolé où le héros principal reste tout seul. On peut lier cela à l’esthétique du conte qui privilégie les espaces séparés, déconnectés de la société réelle. Par ce biais, l’emprise juridique et morale de la société est affaiblie. C’est dans cet espace métamorphosé et fantastique que le héros peut jouir d’un plaisir éphémère. D’autre part, l’espace du conte évolue avec le déroulement de l’histoire. Tout d’abord, la rencontre se produit dans un lieu isolé : la chambre, le bureau ou l’ancien temple déserté. Au fur et à mesure que l’histoire avance, la clôture de cet espace s’estompe graduellement. Soit le secret est dévoilé, et la famille ou les amis demandent au héros de chasser l’envahisseur surnaturel, soit cet esprit féminin exprime son intention de devenir humain et d’avoir une famille avec le héros ; dans tous les cas, l’espace clos s’ouvre sur l’espace public. Quand l’existence de cet être surnaturel est révélée au grand jour, cela provoque un nouveau conflit qui pousse l’histoire à avancer. Lors du dénouement, si c’est une comédie, la fantôme réussit à s’incarner et le héros jouit d’une nouvelle épouse - ou concubine - et d’une vie heureuse ; si c’est une tragédie, le héros est puni et l’être surnaturel part et retourne dans l’autre monde. Quoi qu’il arrive, l’être surnaturel disparaît du monde d’ici-bas : il s’intègre dans notre société ou la quitte. Le monde humain et le monde surnaturel sont à nouveau séparés, pour toujours, ou plutôt jusqu’à l’histoire suivante. Concernant la temporalité du conte, le crépuscule et la nuit représentent une période où le contrôle exercé par la conscience est moindre et où le désir refoulé dans l’inconscient peut émerger. Il est intéressant de noter que l’être surnaturel vient la nuit et part avant le matin, ce qui signale que la frontière entre les deux mondes n’est pas seulement floue mais aussi mouvante. En effet, comme une marée, l’autre monde s’étend et se déverse dans notre monde la nuit ; le matin, au fur et à mesure que le soleil se lève, le monde va reprendre ses territoires perdus. De plus, l’histoire du conte commence normalement par une rencontre inattendue, ce qui fait signe vers une conscience temporelle hors de la vie quotidienne. Ce hasard a pour conséquence que ni

50 le héros, ni le lecteur ne peuvent prédire ce qu’il se passera dans le futur. Dans ce recueil de contes, au-delà de l’intrigue fantastique et des caractéristiques insolites de l’envahisseur, la combinaison de la conjoncture temporelle et de la clôture spatiale, créent des images poétiques - comme l’ancienne tombe en friche au clair de lune, le temple abandonné dans la nuit, ou le sentier perdu sous la pluie - et nous font vivre une expérience étrange et singulière.

Passage vers l’autre monde Dans les contes où les êtres fantastiques s’infiltrent dans le monde d’ici-bas, le passage entre les deux mondes n’est pas clair et démarqué. Nous pouvons dire que le voyageur est un être surnaturel à l’apparence humaine ou une humaine ayant des caractéristiques singulières, anormales. En revanche, l’autre type de contes, celui où les êtres humains entrent dans le monde étrange, suscite d’autres problématiques. Elles concernent les caractéristiques spatiales, la déformation temporelle, la raison du passage, le parcours dans l’autre monde et l’expérience qui en est tirée ; cela mérite une analyse plus approfondie. Si l’on veut évoquer le passage vers l’autre monde, il faut d’abord considérer la construction conceptuelle de cet autre monde. Cette construction ne date pas de la parution des Chroniques de l'étrange ; elle est le résultat d’une accumulation culturelle de plus de mille ans. Si l’on retrace l’histoire de la littérature chinoise, on peut constater e e que les « récits étranges », apparus pendant les six dynasties (entre le III et le VI siècle), sont les premiers à tenter d’appréhender l’« autre monde », c’est-à-dire le monde des dieux et des immortels, le monde des esprits et le monde infernal, et de décrire le passage entre cet autre monde et notre monde réel. Nous nous proposons d’étudier la conception du monde infernal. Même si l’existence du concept de l’enfer est attestée dans la religion chinoise (le taoïsme) e depuis le II siècle, c’est l’introduction du bouddhisme qui a été décisive dans son élaboration. Les idées du saṃsāra, des Six Destinées (ou Six Voies) et du karma sont devenues les principes organisateurs de l’enfer. Les écrivains chinois ont travaillé cette conception de l’enfer. Par exemple, la structure hiérarchique de l’enfer provient visiblement de la greffe du système administratif du monde d’ici-bas, et les écrivains ont également nommé dieu de l’enfer le dieu de la montagne Taï (泰山), une montagne qui était au cœur de la Chine antique. Quant à la conception du monde des dieux et des

51 immortels, elle vient de la représentation religieuse (bouddhisme et taoïsme) de l’ordre et de la règle cosmique, et du chemin de l’immortalité. Comme pour la conception de l’enfer, les Chinois représentent ce monde par un système administratif correspondant justement à cet ancien empire. Dans les Chroniques de l'étrange, la conception de l’autre monde a certes partie liée à cet héritage, mais elle est mondanisée et désacralisée par l’auteur, et elle peut être vue comme une métaphore de notre propre monde. Ainsi, dans certains contes, si la corruption et le désordre de l’enfer sont fustigés par l’auteur, c’est en fait une critique détournée du régime de l’époque qui ne pouvait pas être directement attaqué. Parmi les cinq-cents contes des Chroniques de l'étrange, ceux qui traitent du passage vers l’autre monde sont nombreux. Mais si nous nous concentrons sur l’histoire de la rencontre et des amours entre l’homme et l’être surnaturel, nous pouvons diviser ces contes en deux catégories principales en fonction de la déformation temporelle. Le premier genre de contes présente une grande déformation temporelle : le déroulement du temps dans notre monde est généralement beaucoup plus rapide que dans l’autre monde. La traversée, qui se fait par le biais du fantasme ou du rêve dans ce genre de contes, vient souvent du désir inconscient du héros. Prenons pour exemple le conte intitulé « la Fresque ». Un jour, un lettré, nommé Zhu, visite un temple dans des contrées reculées avec son ami. Les murs latéraux sont couverts de fresques. Une de ces fresques représente les nymphes célestes répandant des pétales. Une jeune fille attire son attention : À force de la contempler, Zhu avait le cœur chaviré et l’esprit ravi sans même s’en rendre compte, car toutes ses pensées cristallisées sur cet objet l’avaient mis dans un état proche de l’hébétude. Tout à coup il se sentit flotter, comme s’il chevauchait nuées et brumes : il était entré dans la fresque !2 Puis le protagoniste passe deux jours agréables dans la chambre de la fille en oubliant d’où il est venu. Après avoir entendu l’appel d’un moine, il revient en se rendant compte que tout cela n’était qu’un fantasme. Dans ce genre de contes, l’auteur s’évertue à décrire l’illusion du passage ainsi que la magnificence et l’agrément de l’autre monde. Ce parcours formidable envoûte l’homme et le détache entièrement du monde réel. On pourrait avancer l’hypothèse que ce monde de l’au-delà correspond précisément au désir inconscient du lettré. C’est ce contraste entre les deux mondes qui fait déchanter l’homme à son retour. Ce genre de

2 PU Songling, Chroniques de l’étrange, traduit du chinois et présenté par André Lévy, , Arles, Editions Philippe Picquier, 2005, p. 43-44.

52 contes désigne clairement l’aspiration à s’éloigner du monde réel, une aspiration qui vient de la pensée bouddhiste dans laquelle le désir humain est considéré comme la source de la souffrance terrestre. La seule façon d’éviter cette souffrance est d’abandonner tout désir et de s’en tenir à une vie simple et refermée sur elle-même. Les contes des Chroniques de l'étrange comme « La Fresque » ne sont pas les premiers à exprimer cette idée. Le conte intitulé « Le Rêve du Millet Jaune » (Huangliang mong), e apparu au VIII siècle, est l’archétype de ce genre de contes. Un jour, un lettré, parti pour la capitale afin de participer au concours de bureaucratie, s’installe dans une auberge. À cause de la fatigue, il s’endort et fait un rêve extraordinaire. Dans ce rêve, il a réussi le concours de l’administration et a épousé une belle fille d’une famille aristocratique. Au bout de quelques années, il est devenu premier ministre et jouit d’un pouvoir et d’une fortune incomparables. Malheureusement, par la suite, il est calomnié et mis en prison. Ce n’est qu’à la fin de sa vie qu’il est réhabilité. Quand ce lettré se réveille, il voit que le millet jaune qu’on a mis à cuire avant son sommeil n’est pas encore prêt : la déformation temporelle permet au lettré de parcourir une vie entière à toute vitesse. Cela lui rappelle que, malgré son désir de réussite, personne ne peut sortir du cycle de la vie : la naissance, la vieillesse, la maladie et la mort (cette pensée étant liée au bouddhisme). Les contes des Chroniques de l'étrange de ce genre montrent qu’après la jouissance les déboires arrivent. Toutefois l’auteur ajoute souvent une modification matérielle ou corporelle après le retour de l’autre monde. Cet ajout mélange de nouveau le fantasme et la réalité et provoque une certaine indécision : le héros et le lecteur ignorent si cette expérience extraordinaire est vraie. Ainsi, dans « La Fresque », après le retour du lettré dans le monde d’ici-bas, il trouve avec étonnement que la chevelure pendante (une coiffure de jeune fille en Chine ancienne) de naguère est devenue un élégant chignon relevé en spirale (une coiffure de femme), ce qui peut prouver que l’expérience était réelle.

L’autre type de contes présente un passage sans déformation temporelle. Une autre histoire nous permettra de mieux l’appréhender : un jour, un lettré se promenait dans la montagne, et lorsque le crépuscule arriva, il se rendit compte qu’il était perdu. Soudain, il tomba sur une maison splendide. Une fois entré, il fut accueilli chaleureusement par la famille qui habitait là. Ils lui firent un banquet luxueux. Après le repas, en pleine nuit, la fille de l’hôte pénétra dans sa chambre et ils passèrent ensemble une joyeuse nuit. Quelque temps plus tard, le lettré prit congé parce qu’il désirait revoir

53 ses parents. Toutefois, à son retour, il ne retrouva plus cette maison. Ce genre de contes commence sur un hasard : un égarement qui mène l’homme vers un autre monde (celui des immortels ou celui des esprits surnaturels) qui est toujours merveilleux. Même si la maison est en fait un tumulus, cela n’empêche pas le lettré de se repaître d’une vie plaisante. Normalement, l’auteur donne une explication morale : cet homme est gentil, honnête et il mérite tout ce bonheur. Dans ce genre de contes des Chroniques de l'étrange, excepté quelques contes plus religieux où le lettré veut rester et devenir un immortel pour toujours, avec le temps, le lettré a une grande envie de retourner vers le monde d’ici-bas, et cela devient l’intrigue principale de l’histoire. Même dans les cas où il est averti de ne plus pouvoir revenir, l’attachement pour ses parents et ses amis le fait revenir. Dans certains contes, le héros rentre avec ses enfants, mais il est séparé de sa compagne pour toujours. La fin de l’histoire est toujours heureuse : ses enfants réussissent au concours de bureaucratie et il jouit sans souci d’une grande fortune et de la longévité. Si nous comparons ces deux genres de contes, nous pouvons remarquer que le conte qui propose une déformation temporelle propage un sentiment de déboire (impossibilité de réussir dans la poursuite du bonheur éternel et profond regret devant la brièveté et la dureté de cette vie). La leçon morale de cette pensée pessimiste est qu’il ne faut pas s’obstiner dans la poursuite du succès et de la fortune. La vie, comme le rêve, va finir malgré nos efforts. À l’inverse, le conte sans déformation temporelle, où le héros veut revenir au monde réel, semble revêtir un sens différent : les hommes éprouvent un grand enthousiasme à l’idée de s’impliquer dans ce monde. Pour eux, le bonheur mondain est toujours plus important que la poursuite d’un monde transcendantal et parfait.

Un monde surnaturel poétisé e Dans l’histoire littéraire chinoise, les « récits étranges », apparus entre le III et le e VI siècle, constituent la première littérature narrative, au sens large, consacrée à la description des êtres surnaturels. Pendant cette période, de nombreux recueils de petits contes sortent, dont les auteurs ont tous souligné que, même s’ils n’ont pas vu ces affaires de leurs propres yeux, ce qu’ils ont écrit n’est pas fictif. Par conséquent, contrairement à ce qu’un lecteur de notre époque, qui considérerait ces contes comme des récits étranges, pourrait penser, les auteurs avaient pour but de contenir les phénomènes étranges, distants, terrifiants et incompréhensibles dans un modèle narratif

54 fixe, et de les transformer en un savoir ordinaire, proche et compréhensible. Cette tentative d’aménager, d’expliquer les affaires anormales relève d’une activité intellectuelle et rationnelle. Par le processus de la narration, ces auteurs réorganisent et éclaircissent ce monde changeant et compliqué, et expriment une vision ordonnée du monde concret. C’est pour cette raison qu’en général les histoires des « récits étranges » sont succinctes et moins littéraires. En revanche, les histoires des contes des Chroniques de l'étrange sont largement enrichies et complexifiées. Cela vient de l’évolution de la littérature narrative chinoise en plus de mille ans et aussi du talent littéraire de l’auteur. Les Chroniques de l’étrange ne font pas qu’hériter de la conception traditionnelle de l’autre monde et du passage entre deux mondes : elles les poétisent et les humanisent. L’étrangeté de l’autre monde et le passage entre les deux mondes ne sont plus l’intérêt principal de cet ouvrage. Dans ces contes, les fantômes, les renards et les autres esprits animaux et végétaux apparaissent sous l’apparence de jolies jeunes filles. Elles se comportent comme des humaines désirables et attirantes, et sont loin de l’impression horrible et dégoûtante des fantômes et des monstres de notre époque. Par ailleurs, dans la plupart des contes, les lettrés ne craignent pas ces envahisseurs et les accueillent chaleureusement, même s’ils sont conscients de leur identité réelle dès leur première rencontre. Au contraire, dans les « récits étranges » les femmes surnaturelles sont plus bizarres et nuisibles, les hommes sont terrorisés par elles et veulent les chasser dès qu’ils savent qu’elles ne sont pas des êtres humains, ce qui révèle une grande crainte vis-à-vis de l’autre monde. Ainsi pouvons-nous dire que l’auteur des Chroniques de l’étrange a créé un monde poétisé qui est un mélange de réalité et de fantasme, en cela proprement conforme au goût des lettrés de son époque.

Pu Songling (蒲松齡 1640-1715), l’auteur des Chroniques de l'étrange, n’est pas un philosophe, ni un réformateur social soucieux de montrer précisément les défauts et les faiblesses de cet empire vaste et ancien. Malgré sa pauvreté et ses échecs au concours de bureaucratie, il tient toujours, comme la plupart des lettrés anciens, à la pensée confucéenne qui respecte la hiérarchie sociale dans la morale. Toutefois, comme il a affirmé que ce livre était né de son indignation, nous devons imaginer qu’il envisage d’y révéler les injustices de la société. La description de l’autre monde devient une métaphore du nôtre, et le passage entre les deux univers est une manière détournée de franchir les barrières conventionnelles de la société.

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En guise de conclusion, voici une histoire, qui malgré sa fin plutôt commune, me semble intéressante du point de vue de ma communication qui porte sur la possible portée transgressive du passage. L’intrigue en est simple : un lettré a aidé deux revenantes à se réincarner, il s’est marié avec les deux et ils ont eu une vie heureuse. Cependant le début de ce conte est très intéressant. Le lettré audacieux qui ne croyait pas à l’existence du surnaturel s’est installé dans une maison qui était dite hantée par des fantômes. Le soir, deux revenantes mortes dans leur jeunesse font leur apparition. Ces deux filles, en jouant de leur capacité de mutation entre un corps visible et invisible, tangible et intangible, se mettent à taquiner le jeune homme. Elles lui donnent des petits coups de pieds sur le ventre, rabattent le livre pendant sa lecture. Elles lui tirent la barbe, le chatouillent pendant son sommeil. Malgré quelques tentatives pour les attraper accompagnées de vociférations, le lettré ne reçoit en réponse que des rires cristallins et joyeux. Le début de cette histoire nous rappelle les taquineries des jeunes qui sont fréquentes à notre époque. Mais si nous prenons en compte qu’en Chine ancienne les filles restent la plupart du temps chez elles et ne connaissent pas leur futur mari avant le mariage arrangé, nous comprenons que ces taquineries ne sont pas possibles dans la vie réelle. En effet, la pensée confucéenne souligne l’importance de l’obéissance de l’enfant aux parents et la nécessité de la restriction des rencontres amoureuses entre l’homme et la femme. Ainsi, dans ce conte, c’est bien par le biais du passage entre les deux mondes que le franchissement de la frontière morale et idéologique est possible.

Notice bio-bibliographique : Jhih-Jyun Lai est doctorant à l'Université Paris VII-Diderot et est rattaché à l'UFR de Langues et Civilisations d'Asie orientale (LCAO). Sa thèse, effectuée sous la direction de M. Rainier Lanselle, s'intitule « Espaces et personnages dans les Chroniques de l'étrange depuis l'origine ».

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La scène de théâtre, aire de passage vers une subjectivité authentique Analyse de l’improvisation théâtrale comme dispositif thérapeutique à destination des adolescents en souffrance psychique.

Tamara Guénoun Université Paris VII-Diderot (CRPMS) [email protected]

Mots clés : Adolescence ; psychopathologie ; médiation thérapeutique ; théâtre ; processus de subjectivation ; psychanalyse Key-words: Adolescence; psychopathology; drama-therapy; theatre; process of subjectivation; psycho-analysis

Résumé : Dans le cadre de la recherche sur les modes de compréhension théoriques des processus psychiques en jeu dans les médiations théâtrales avec les adolescents, la pratique clinique avec les patients nous entraîne dans une réflexion sur le « site » thérapeutique. Scène psychique et scène théâtrale se mêlent alors. Les caractéristiques du dispositif théâtral semblent reproduire les conditions d’émergence d’une réflexivité subjective, voire même de processus de subjectivation. Le groupe prend une importance fondamentale en médiation théâtrale avec les adolescents. D’une part, nous pouvons faire l’hypothèse que la médiation théâtrale s’offre comme voie pour entrer en contact avec un sentiment d’être sujet. La psychopathologie adolescente met en difficulté pour effectuer un passage à une identité d’adulte authentique. Le jeu théâtral, par l’incarnation du personnage, permet de créer un espace dans la vie psychique de l’individu pour qu’il se vive comme sujet.

Abstract: This research focuses on clinical aspects of drama-therapy with teenagers. Based on observation of groups of teenagers, it highlights psychotherapeutic actions of this specific setting. It appears that the stage helps each individual address their psychic stage in a group context. Playing in front of others gives the opportunity to every teenager to connect with his subjectivity. This article defines the different aspects

57 of subjectivity and how drama-therapy can help teenagers to solve their psychological issues. Thus, the role-play is an essential key to address identity issues. Acting, that is playing someone else on stage, provides the opportunity for teenagers to figure out who they really are. This research enables us to explore group contexts for teenager therapies and the relevance of the presence of their peers for self-construction at this age.

Nous pourrions définir le théâtre comme une pratique artistique offrant un lieu de passage vers l’imaginaire. Comédiens, metteurs en scène et techniciens sont alors passeurs et la scène est l’agent de passage, le dispositif de passage par lequel le spectateur a accès à la rêverie. Cette rêverie théâtrale s’ancre dans le culturel par les pièces mises en scène et s’inscrit ainsi dans le social par les enjeux de la condition humaine représentés. C’est d’ailleurs sur ce dernier point que le sociologue Erving Goffman base son analyse des interactions humaines : « le monde entier, cela va de soi, n'est pas un théâtre, mais il n'est pas facile de définir ce par quoi il s'en distingue »1. Plus récemment, Olivier Py dans 1001 définitions du théâtre écrit : « le théâtre est le miroir du monde qui est le miroir du théâtre »2. Ainsi, Erving Goffman, en tête, a analysé les interrelations entre le théâtre comme pratique artistique et le social comme aire de jeu nécessaire à l’inscription dans ses codes et conventions. À un niveau plus individuel, comment est-ce que le théâtre, pratique artistique, peut-il amener à penser la santé mentale du sujet ? Mais plus encore, comment peut-il induire des effets thérapeutiques pour le sujet en souffrance psychologique ? Mon hypothèse est que le jeu théâtral, par ses propriétés, permet au sujet de se vivre autrement et ainsi de sortir du rôle de celui qui dysfonctionne. Le théâtre est un art du jeu, héritier du jeu d’enfants, et structuré par des règles qui ont été établies au fil des siècles par différentes écoles de pensée (Brecht, Stanislavski, Strasberg, etc.). Comment s’appuyer sur cet art du jeu pour travailler sur sa subjectivité quand celle-ci est en berne à cause des effets de la psychopathologie, notamment à l’adolescence ? Notre objet d’étude est un dispositif thérapeutique en groupe : un atelier d’improvisation théâtral pour adolescents à troubles psychiques. Nous donnerons d’abord un aperçu de la manière dont les adolescents abordent le

1 Erving Goffman, La mise en scène de la vie quotidienne 1, La présentation de soi, Paris, Editions de Minuit, 1973, p.73. 2 Olivier Py, 1001 définitions du théâtre, Paris, Actes sud, 2013, p.20.

58 théâtre au travers de cas cliniques. Puis, nous exposerons les enjeux identitaires spécifiques à l’adolescence, période de passage entre enfance et âge adulte. Enfin, nous expliciterons la fonction transitionnelle du jeu théâtral : lieu de passage entre l’intériorité psychique du sujet et la réalité extérieure. Cela nous amènera à penser les modes de passage vers une subjectivité authentique, chez les adolescents, par le jeu théâtral, processus qui se situe à la juste distance entre vie intérieure et lien social.

Passage à la scène des adolescents Avec les adolescents, monter sur scène et jouer, mais aussi regarder les autres jouer, ne va pas de soi. Cela provoque, en effet, grand nombre de résistances. Jouer peut relever du défi, surtout chez ceux qui semblent avoir l’imaginaire en berne. Quelles histoires pourraient-ils bien trouver à raconter ? Nous travaillons surtout en improvisation. Le texte de théâtre est souvent appréhendé dans un rapport phobique, en particulier par les adolescents dont l’échec scolaire est souvent le signe premier d’une souffrance psychique3. L’improvisation comme première approche du théâtre permet donc une appropriation véritable des propriétés du jeu. Lorsque nous laissons au jeune la possibilité de jouer ce qu'il veut dans un cadre préétabli, il joue d'abord ce qui lui est familier. La réticence première se mue alors en exaltation lorsque le jeune comprend que le cadre de jeu n’est en rien un cadre limitant, mais un cadre aux capacités d’inventivité infinies. Le jeune se crée l’espace qu’il souhaite sur scène, en même temps qu’il trouve et découvre les caractéristiques imaginatives du théâtre. Le théâtre s’offre comme troisième espace intermédiaire qui permet de sortir d’une logique d’opposition, trop envahissante pour les adolescents. Par exemple, un moyen de créer une connivence avec une jeune adolescente qui refusait de venir à l’atelier a été de lui faire improviser sur le thème qu’elle n’avait pas envie d’être là pour qu’elle joue le jeu de la thérapie. Par ce biais, elle a commencé à prendre du plaisir à jouer. Sa logique de confrontation avec la loi des adultes s’est ainsi assouplie : ce n’était plus sa volonté contre la leur. Ainsi donc les codes de l'espace théâtral permettent l'ouverture à de l'inédit. En

3 À noter que même en formation de comédiens professionnels, le texte est souvent abordé en fin de formation. L’improvisation est la meilleure méthode pédagogique connue pour permettre l’appropriation du jeu par l’acteur.

59 ce sens, le jeu théâtral semble s’adapter, dans un trouvé-créé tel que le théorisait Winnicott4. L’espace de la scène préexiste au jeune. Il y a pourtant un phénomène d’appropriation subjective de cet espace. Une fois que le patient est sur scène, il est le seul à pouvoir faire vivre un imaginaire sur cet espace vide. Il doit donc faire sien cet espace pour livrer une histoire qui lui est propre. Il doit aussi respecter un certain nombre de règles de jeu pour donner à son scénario une représentation convenable, car celle-ci se déroule sous les yeux des autres adolescents et de son thérapeute. Le jeu théâtral s’offre ainsi comme espace intermédiaire permettant au sujet d'articuler monde intérieur et monde extérieur. Nous observons alors que certains adolescents sont incapables de continuer à avoir une vie intérieure quand ils sont sur scène tant ils sont attentifs à l’extérieur et au regard de l’autre. D’autres, au contraire, sont tellement pris par leurs histoires intérieures qu’ils ne tiennent pas du tout compte des règles de jeu. Dans une autre perspective, certains adolescents ont aussi beaucoup de mal à prendre la place de spectateur. En effet, nous pouvons remarquer qu’une fois le plaisir du jeu expérimenté, certains jeunes ne peuvent pas supporter de ne pas jouer. La position de spectateur devient alors une sous-position : celle de celui qui ne fait rien. Ce phénomène s’observe surtout chez les pré-adolescents pour qui les changements pubertaires sont vivaces. Nous pouvons ainsi émettre l’hypothèse que la position de spectateur oblige à la passivité et que celle-ci les renvoie à une passivation plus grande : celle des changements non-anticipés du corps lors de la puberté. Face à cela, le pré- adolescent chercherait à prendre activement le dessus sur toute situation passivante, en essayant de faire siennes les nouvelles limites de son identité. Passer sur scène permet-il un travail d’appropriation subjective d’un corps pubère ? Gutton appelle le « pubertaire » le travail psychique demandé par les changements physiques de la puberté5. Le théâtre peut-il se faire aire de mise au travail de ce pubertaire ? Ainsi, est-ce que ces moments où les adolescents découvrent leurs possibilités de jeu en atelier théâtre peuvent être analysés comme des signes cliniques ? Ces signes cliniques indiqueraient alors que l’espace de jeu théâtral peut être utilisé par les adolescents comme une aire de passage qui, comme l’écrit Gutton, « désexualiserait la violence des pulsions et procèderait à un travail de subjectivation et d’historicité6 » ? Analysons donc plus avant le passage adolescent pour pouvoir discerner

4 Donald Wood Winnicott, Jeu et réalité, l’espace du potentiel [1971], Paris, Gallimard, 1975. 5 Philippe Gutton, Le pubertaire [1991], Paris, PUF, « Quadrige », 2003. 6 Ibid., p.13.

60 comment le dispositif-théâtre peut favoriser un passage sans encombres.

Passage par l’adolescence : un processus de subjectivation Parce qu'il s'agit d'un âge de crise, il est difficile d’adopter un principe normatif sur l’adolescence. Ce qui est considéré comme une bonne santé psychique à l’adolescence prend en effet des allures de révolte. Celles-ci, quand elles n’excèdent pas une certaine mesure, sont considérées dans notre société actuelle comme une part de l’apprentissage vers l’âge adulte. En thérapie, nous viennent cependant des jeunes pour qui ce passage adolescent semble se faire avec difficulté. Entre passage en coup de vent, passage ravageur ou arrêt, l’adolescence qui pose problème est souvent une adolescence dont la traversée ne se fait pas au bon rythme. Suspension ou accélération du temps, ces adolescents semblent pris dans un irrésoluble paradoxe, entre recherche d’autonomie nouvelle et difficulté à gérer séparation et dépendance. L’adolescent est en relecture de ses expériences d’enfant afin de se construire une position singulière qui sera partie prenante de son identité de jeune adulte. Ce travail identitaire peut induire une apparition de failles et d'une fragilité de l’enfance et peut générer des conflits forts avec les parents. Soit trop en dehors de soi, soit trop en dedans, ces crises troublées de l’adolescence semblent venir questionner la possibilité de tenir une position de sujet. Apparaît alors, dans ce passage adolescent, l'épineuse question du « qui suis-je ? ». La psychopathologie s’offre alors comme voie d’expression d’une subjectivité entravée. Là où l’adolescent n’arrive pas à se sentir un individu différencié, le symptôme vient tenir cette fonction pour lui. Comment faire reprendre un processus de subjectivation qui s’est arrêté alors que la pathologie s’offre comme voie de remplacement ? Comme l’écrit Philippe Gutton : « Mal placé, interdit de séjour, outsider, l’enfant pubère devra découvrir en lui et en l’environnement la sortie de l’impasse »7. Cette sortie de l’impasse est ce que nous nommons, à la suite de Raymond Cahn, le processus de subjectivation de l’adolescence, comme « étape développementale permettant à l’être humain de devenir une personne, soit un sujet capable de se penser tel, et de se nommer comme tel (acquisition du « je ») »8. Là où la notion de sujet embarrasse par sa complexité et la difficulté à la définir dans des termes pragmatiques, celle de processus de subjectivation semble plus que

7 Ibid., p.11. 8 Bernard Golse, «De l'intersubjectivité à la subjectivation (co-modalité perceptive du bébé et processus de subjectivation) », Le Carnet PSY 5/2006 (n° 109), p. 25-29.

61 pertinente pour analyser le processus thérapeutique qui a lieu chez les adolescents : processus de changement interne au sujet, effectué par le sujet lui-même. Cette approche évite un écueil, celui de la normalisation du sujet. Ce qui compte, c’est le processus interne par lequel on se sent présent à soi-même, dans un accord entre monde interne et réalité extérieure : […] soit la reconnaissance et l’appropriation par le sujet d’éléments de sa psyché jusqu’alors refoulés, exclus ou apparemment indifférents ou secondaires et revêtant en réalité une importance insoupçonnée.9 Dans la psychopathologie, tout se passe comme si une partie du sujet, laissée hors du champ de la pensée, prenait le contrôle et lui échappait. Le processus de subjectivation vise donc à ce que l’adolescent redevienne maître dans sa maison, comme l’écrivait Freud10, et que le passage à l’acte s’estompe au profit du passage à la pensée. Cela implique donc de se référer à l’agent de cette subjectivation. Il ne peut, en effet, pas y avoir de processus de subjectivation sans une mise en action du sujet. Cette notion de processus de subjectivation contraint aussi à une réflexion plus approfondie sur les tenants et aboutissants de tout ce qui est en lien avec le devenir vrai, l’insight, l’appropriation subjective, la croyance, la conviction, le fait de se départir de la suggestibilité au point de vue de l’autre, l’intégration, la notion d’auteur.11

Passage par le personnage et subjectivité du comédien professionnel Arrêtons-nous un moment sur cette notion d’auteur du processus de subjectivation pour le mettre en dialogue avec l’analyse de l’authenticité du jeu théâtral par les écoles de formation d’acteurs. En effet, les patients adolescents participants à des ateliers de théâtre thérapeutiques sont amenés à expérimenter le travail de l’acteur au cours de ces séances. Ils le font cependant dans un dispositif adapté. Le jeu théâtral comme pratique artistique est mis au service du soin de ces adolescents. Ainsi, une part du jeu d’acteur semble en mesure de mobiliser le processus de subjectivation chez les adolescents. Pour analyser plus avant cette hypothèse, penchons-nous donc sur ce que le jeu théâtral professionnel sollicite comme mouvement subjectif de la part de l’acteur, que ce soit lorsqu'il aborde un texte ou lorsqu'il improvise. À la suite de Stanislavski, nous pourrions définir un jeu de qualité comme un jeu

9 Raymond Cahn, « La subjectivation et ses vicissitudes », Le Carnet PSY 5/2006 (n° 109), p. 21- 23. 10 Sigmund Freud, Introduction à la psychanalyse, [1916], Paris, Payot, 2004. 11 Ibid.

62 où émotions et situation de jeu sont connectées. Pour reprendre les mots de Jean-Pierre Ryngaert: La capacité de jeu d’un individu se définit par son aptitude à prendre en compte le mouvement en train de se faire, à assumer totalement sa présence réelle à chaque instant de la représentation, sans mémoire apparente de ce qui s’est passé auparavant, et sans anticipation visible de ce qui se produira l’instant d’après.12 Jouer le personnage ne se fait donc pas de façon abstraite. Premièrement, le comédien joue avant tout une situation, inscrite dans un contexte. Deuxièmement, le comédien aborde la situation de jeu par un processus que Constantin Stanislavsky et Lee Strasberg à sa suite nomment le « moment à moment »13. Ainsi, dans la conception de l’école américaine, il n’est possible d’arriver à de la justesse de jeu que parce que l’acteur envisage la situation comme concrète ici et maintenant. Il inscrit ainsi son personnage dans une temporalité passée, présente, future, liée à la narrativité. Cette narrativité propre au personnage peut être mise en lien avec la philosophie réflexive de Paul Ricœur : « le temps ne devient humain que lorsqu’il est articulé de manière narrative », dans des « intrigues narratives »14. L’auteur fait d’ailleurs de cette identité narrative un élément constitutif du sentiment d’exister de tout sujet. Ce fil narratif est, selon lui, changeant et évolutif au fil des âges du sujet. C’est un élément essentiel garantissant une constance d’identification de soi, malgré les variations qu’induisent les événements de la vie. Au théâtre, ce fil narratif se retrouve donc dans le travail primordial que doit mener l’acteur pour incarner le personnage. Ce mouvement d’incarnation du personnage est complexe et implique un effort réflexif, destiné à reconstituer une représentation de soi. Stanislavski, en ce sens, avait la conviction que l’incarnation du personnage ne devait pas être une simple simulation, mais devait recréer la vie sur scène. Ainsi écrit-il : « L’acteur est dans l’obligation de vivre son personnage intérieurement, puis de donner de son expérience une manifestation extérieure »15. Le but n’est pas de représenter le personnage de manière extérieure, voire caricaturale, mais de se représenter le personnage avec sa propre vérité16. Le jeu théâtral oblige donc le comédien à une

12 Jean-Pierre Ryngaert, Jouer, représenter, pratiques dramatiques et formation [1985], Paris, Arman Colin, 2012, p.20. 13 Lee Strasberg, Le travail à l’Actors studio, Paris, Gallimard, 1986. 14 Paul Ricœur, Temps et récit, t. I, Paris, Seuil, 1983, p.17. 15 Constantin Stanislavski, La formation de l’acteur [1963], Paris, Petite Bibliothèque Payot, 2001, p.31. 16 Cette conception de l’incarnation du personnage est propre à la méthode américaine de formation d’acteur. D’autres conceptions du jeu d’acteur telles que celles d’Antonin Artaud ou de Louis Jouvet poussent l’acteur vers une représentation de la grandeur du personnage et de la force des passions qui le traverse. Ces techniques, bien que différentes, encouragent elles aussi l’acteur à questionner une

63 grande implication subjective. Le jeu n'a en effet pas à être beau ou bien fait, il doit surtout émaner d’une position de sujet. En ce sens, le théâtre ne laisse pas le sujet s’absenter. Le sujet doit au contraire être présent à lui-même, dans une auto-observation et un ajustement constant. Au théâtre, le sujet doit apprendre à se dédoubler, une partie de lui incarne le personnage, tandis qu’une autre partie de lui a conscience du processus en cours tout en acceptant cette perte de repère et la distance à lui-même qu’implique cette transfiguration. Louis Jouvet a expliqué très clairement ce processus de dédoublement dans Le comédien désincarné : Dans le courant d’air, crée par le déplacement de sa personnalité, il se produit une circulation sensible entre les deux états, entre le jeu et la conscience du jeu, ce qui donne une nouvelle et étrange conscience de soi, une conscience de son état par opposition. Il y a une sorte de liberté. Il y a une libération produite, qui au lieu d’être un déséquilibre, comme il pourrait le paraitre, est un équilibre vrai de la personnalité, une spiritualisation, un détachement de la bête, l’ange est plus à l’aise, il est soulagé du poids matériel de l’autre. Dualité révolue.17 Se faire autre sur scène demande en réalité, paradoxalement, de se rendre présent à soi- même : s’écouter soi-même. Se rendre présent à ce qui se passe exige une grande rigueur, une grande concentration et une pleine possession de ses moyens. Par ailleurs, le moment à moment oblige à un certain lâcher-prise. Lorsqu'il aborde la situation de jeu dans l’ici et maintenant, le comédien doit en fait être dans une synergie entre détente et tonicité. Il semble donc que le jeu théâtral oblige à un certain travail sur la subjectivité, ou en tout cas, à une prise de conscience de cette subjectivité. Mais qu’en est-il de cette authenticité subjective du jeu avec des adolescents en souffrance psychique ? Quand le processus de subjectivation n’est pas totalement advenu et que le patient semble coupé d’une partie de sa vie psychique, en quoi le jeu théâtral, dans le moment à moment, peut-il constituer une aide ? Comment peut-il déjouer la pathologie pour que le patient se mette à jouer de sa place de sujet ?

Passages théâtraux entravés par la psychopathologie, quelles possibilités de subjectivation ? Pour discuter de cela, nous passerons par l’analyse d’une vignette clinique, celle de Victor, un patient de douze ans, malade depuis l’enfance, certainement d’une psychose infantile. Les patients psychotiques subissent souvent de grandes certaine vérité du personnage. Selon Antonin Artaud ou Louis Jouvet, cette vérité du personnage est moins une vérité subjective qu’une vérité tragique, fondamentale, qui traverse la condition humaine. 17 Louis Jouvet, Le comédien désincarné, Paris, Flammarion, 1954, p. 224.

64 désorganisations spatio-temporelles. Ainsi, en atelier, Victor racontait des histoires sans queue ni tête, ne différenciant pas le vrai du faux, l’imaginaire du réel, le passé du présent. La présence de l’autre semblait également le mettre en grande difficulté. Dans le jeu, il avait beaucoup de mal à se repérer. Il ne comprenait pas que l’improvisation démarrait au signal du thérapeute et il avait toujours beaucoup de difficulté à sortir de l’histoire qu’il était en train de jouer. Il avait aussi beaucoup de mal à tenir un personnage d’un bout à l’autre d’une improvisation, et surtout à garder un fil cohérent. Tenir un personnage toute la scène semblait lui demander un très grand effort de concentration et une préparation préalable très importante. Lors d'une séance, par exemple, il avait joué le rôle d’une vieille personne. Pour ce faire, il était resté assis longtemps dans un fauteuil avant le jeu, ce qui lui avait procuré une certaine détente et une contenance. Cette préparation lui a permis de tenir ce personnage d’un bout à l’autre de l’improvisation. Il avait ensuite présenté de grands signes de fatigue, comme si le fait de se rassembler subjectivement autour d’un personnage lui demandait une grande énergie. Forte de cette expérience, en tant que thérapeute du groupe, je demandais ensuite à chaque fois à Victor de créer son décor de jeu sur scène avant de se mettre à jouer. À ce prix-là, il a pu commencer à tenir des rôles. Ces rôles étaient très proches de sa propre personne. Il jouait en fait une figure idéalisée de lui-même, ce qu’il aurait pu être s’il n’était pas malade : un jeune homme (son idéal probablement) qui revenait du foot avec un copain, qui regardait Facebook et draguait les filles. Ces scènes-ci, comparées à celles où il se désorganisait, avaient une réelle authenticité. Il semblait concentré, connecté à la situation et prenait les choses de moment à moment. De plus, ses émotions étaient en accord avec ce qui était joué. Ainsi, dans ces moments de jeu théâtral, j’avais le signe clinique qu’il pouvait se rendre présent à lui-même et accéder ainsi à une subjectivité plus authentique et plus entière.

En guise de conclusion, nous pouvons dire que, grâce à la tentative d’incarner un personnage et de se faire autre sur scène, l’adolescent en vient progressivement à s’écouter lui-même. La mise en place d’un jeu théâtral chez des adolescents en difficulté leur permet d’appréhender progressivement le sentiment d’être pleinement sujet. La rigueur théâtrale les oblige en effet à explorer toutes les facettes d’eux-mêmes pour être à même d’exprimer ce qu’ils veulent en jeu. Alors que la pathologie était devenue une solution privilégiée d’expression de soi, la richesse et l’inattendu que recèle le rôle les incitent à sortir de leurs modes de réaction habituels pour appréhender différemment

65 l’espace et les personnes qui les entourent, et du même coup, à s’appréhender autrement. Cet exercice qui consiste à changer de peau n’est cependant pas si aisé pour ces adolescents. Ils ne sont en effet pas intrinsèquement ce que nous pourrions appeler de bons acteurs. Ils ont du mal à détendre un corps dont ils maîtrisent mal les limites. Ils ont des réactions de prestance. Ils sont impatients et agités, ou au contraire indolents et passifs. Cet entrainement d’acteur leur permet toutefois progressivement de s’appréhender autrement, mais aussi de mettre en scène les fantômes de leur vie intérieure : leurs cortèges de fantasmes, d’angoisses et d’émotions. Pour aller plus loin sur ce dernier point, il serait important de faire une analyse plus précise des scénarios et des différents rôles joués par les patients. Nous avons essentiellement aujourd’hui axé notre analyse sur le point de passage entre monde extérieur et monde intérieur, passage dans lequel se fonde le sentiment d’être sujet. Le théâtre plus que tout autre art fait travailler cet équilibre entre socialisation et imaginaire individuel. Pour Goffman, la nature la plus profonde de l’individu est à fleur de peau : la peau des autres18. Ainsi, rien de mieux que le théâtre pour mettre au travail sa nature profonde par l’exercice quotidien du jeu avec l’autre. Je compléterai cependant cette phrase de Goffman en disant que cette nature profonde ne peut tenir dans la socialisation que parce que l’individu sait mettre un peu de sa rêverie entre lui et l’autre. Toute subjectivité ne tient que par la socialisation. Toute socialisation s’alimente des subjectivités. Ainsi, cette problématique de l’atelier théâtre comme aire de passage vers une subjectivité authentique appelle un autre axe d’analyse, celui de l’atelier théâtre comme processus de mise en relation avec les autres chez les adolescents. Le théâtre est en effet un fait culturel qui ne peut se pratiquer qu’en groupe : un autre avec qui jouer et surtout un autre pour regarder jouer. L’étymologie même du mot ‘théâtre’ provient du grec theatron, le lieu où l’on regarde. Ainsi, nous pouvons penser que la scène de théâtre est un passage aussi bien vers une subjectivité authentique que vers une possibilité de socialisation. Il semble toutefois primordial de ne pas confondre le rôle social de ce que Goffman appelle « le théâtre de la vie quotidienne »19 et la rigueur de travail qu’appelle l’art théâtral avec ses modes de création spécifiques.

18 Erving Goffman, La mise en scène de la vie quotidienne 1,La présentation de soi, Paris, Editions de Minuit, 1973. 19 Ibid.

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Notice bio-bibliographique : Tamara Guénoun est ATER à l’Université Lyon II en psychologie clinique, et poursuit une thèse en psychopathologie et psychanalyse à l’université Paris VII- Diderot sur les ressorts thérapeutiques du théâtre comme outil de soin à destination des adolescents. Elle est rattachée au Centre de Recherches Psychanalyse, Médecine et Société (CRPMS). Elle est aussi comédienne et metteur en scène. Ses publications portent sur la spécificité du théâtre comme thérapie pour les adolescents, mais aussi sur l’analyse du processus créateur chez l’acteur.

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Sur les pas de la traversée exilaire

Safia Metidji Université Paris VII-Diderot (CRPMS) [email protected]

Mots-clé : Filiation ; exil ; transmission ; identité Key-words: Filiation; Exile; Transmission; Identity

Résumé : Cet article se propose d'étudier le parcours identitaire des enfants nés de parents qui ont dû quitter leur pays d'origine, pour des raisons politiques et / ou socio- économiques, dues à l'après-guerre. Notre propos s'intéresse notamment à la façon dont ces enfants, nés en terre d'exil, parviennent à fonder le sens de leur identité familiale et personnelle, malgré la déliaison et la déchirure filiales. Celles-ci sont vécues par leurs parents qui n'en disent toutefois mot, étouffant l'expérience sous une chape de silence, bien souvent traumatique. Comment se penser lorsque l'on est privé de passé ? Comment les enfants d'exilés peuvent-ils reconstituer la passerelle entre deux rives géographiques, pour regagner le sens de leur filiation ? Le témoignage d'un fils d'immigré algérien, nous aidera à mieux saisir ce travail de retissage de l'histoire de la lignée paternelle, dont le sens n'a pu passer la frontière, par sa recherche d'un passé laissé sur le pas de la porte.

Abstract: This article studies the construction of identities of children whose parents had to leave their homeland for socio-economic and / or political reasons in post-war contexts. This article pays particular attention to how children born in exile seek to make sense of their family and personal identity despite the filial rupture experienced by their parents who conceal the traumatic experience under a burden of silence. How can one exist when one is deprived of one's past? How can the children of exiles rebuild the gateway between two geographic shores in order to make sense of their filiation? The testimony of an Algerian immigrant’s son will help us to understand how, by weaving anew his father's lineage and history, he is seeking to grasp the whole of his father's past – that is, everything that was left behind, that could not cross the border and had to be left on the threshold of the exile's new life.

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Notre recherche doctorale porte sur le parcours identitaire d’enfants nés de parents qui ont dû quitter leur pays d'origine, pour des raisons politiques et / ou socio- économiques. Notre propos s'intéresse ici notamment à la façon dont ces enfants, nés en terre d'exil, parviennent à fonder leur identité sur le plan psychique, malgré la déliaison filiale, l'arrachement, la déchirure, vécus par leurs parents qui n'en disent mot, étouffés sous une chape de silence, bien souvent traumatique. L'exil peut constituer un départ nécessaire face aux impératifs économiques d'une part et à la protection vers la survie d'autre part. Néanmoins, par les séparations et les ruptures qu’il entraîne, il prend la forme d'une coupure, d'une « séparation d'avec l’origine »1, et ceci notamment lorsqu’il a lieu dans un contexte de guerre ou d’après- guerre qui reste rempli de silences traumatiques. Or, la construction psychique se fonde sur la transmission du nom, des valeurs, de la langue, des coutumes culturelles, de la religion, qui sculptent l'histoire familiale dans laquelle le sujet puise sa source, pour en adopter les codes, les réajuster, voire les transformer, et pour qu'à partir de ses appartenances, se construise sa propre individualité. Sans ces ancrages historiques fondateurs, lesquels se sont vus brisés par l'exil d'après-guerre ? Qu'en est-il du sujet et du sens donné à son existence ? En effet, le sujet, privé de passé, ne peut parvenir à se penser lui-même2. Les épreuves traumatiques dans la guerre et l'exil sont autant de coupures et de brisures qui délient le sujet des siens et entravent sa capacité de transmission. Comment les enfants d'exilés peuvent-ils dès lors reconstituer la passerelle entre les deux rives, pour retrouver une symbolisation filiale ? Pour illustrer cette réflexion, nous allons nous intéresser au cas d'un fils d'immigré algérien, à la recherche d'un passé laissé sur le pas de la porte, qui parvient à aider son père, à se relier à son passé, et ainsi à retisser l'historicité d’une lignée paternelle qui n'a pu passer la frontière.

Passage interdit Mon participant a 44 ans quand je le rencontre. Il est le fils aîné né d'un couple mixte, d'un père immigré algérien, et d'une mère française, qui se sont mariés en 1966. Il a deux frères qui comme lui portent deux prénoms, le premier est français, le second

1 Rajaa Stitou, « L'exil fondateur et ses résonances contemporaines », in Cliniques méditerranéennes, n°73, 2006/1, p. 197-211. 2 Piera Aulagnier, « Se construire un passé », in Journal de psychanalyse de l'enfant, Le narcissisme à l'adolescence (colloque de Monaco), n°7, Éditions Bayart, 1989, p. 192-220.

69 kabyle. J'ai choisi de le renommer « Stéphane Idir ». Ce n'est donc pas un prénom mixte, métisse, qui lui a été donné, mais bien deux prénoms de cultures distinctes qui participeront à une forme de clivage psychique. À voir son phénotype brun et mat, et à entendre comme un semblant d'accent berbère derrière sa voix, je choisis pour l'instant de le nommer « Idir ». Le père d'Idir quitte l'Algérie dans les années soixante, percevant que son appartenance à la communauté kabyle est réprouvée par la société algérienne, nouvellement constituée après l'indépendance en 1962 et dominée par une politique d'arabisation massive. Ses parents se sont donc rencontrés en France, à cette période portant encore les empreintes vivaces de la guerre d'Algérie. Leur relation amoureuse était très mal perçue par leur entourage : elle ne « passait pas ». Entre une famille maternelle pro-colonialiste et une famille paternelle pro-indépendantiste, Idir et ses frères souffraient d’une rupture de liens. De plus, le père d'Idir appartenait au FLN3, alors que l'oncle d'Idir appartenait au MNA4. L'on observe ainsi l'existence de conflits non seulement interfamiliaux, mais aussi intrafamiliaux, qui ont pesé considérablement sur Idir et ses frères. Idir ajoute au sujet de son père et de son oncle : « Il n'y a eu aucune transmission de leur histoire », évoquant la façon dont ses frères et ses cousins ont pris leur distance avec l'Algérie pendant son enfance et une grande partie de son adolescence. On voit là que la coupure exilaire a mené à la « désymbolisation »5. Cette désymbolisation peut d'ailleurs provenir soit du parent qui ne peut en dire mot, soit des enfants eux-mêmes qui ne veulent rien entendre parce qu'ils ne peuvent soutenir cette parole, comme les frères et les cousins d'Idir, qui déserteront en quelque sorte toute possibilité de transmission. « Non, – dit-il – il n'y a eu aucune transmission », puis il rajoutera après quelques instants : « Sauf à moi ! » signifiant, par là, une place d'exception qu'il a occupée. Une mémoire n'est rien sans quelqu'un à qui la passer, comme un objet témoin que l'on passe dans un relais mémoriel. « Sauf à moi ! », expression qui laisse sous- entendre, de plus, le sauvetage d'une mémoire qui risque de partir à la dérive. Idir décrit son père comme un homme froid, sévère, impassible, tout au moins de

3 Front de Libération nationale, parti politique algérien, fondé en 1954, luttant contre la colonisation française. 4 Mouvement Nationaliste Algérien, lui-même parti indépendantiste, créé en 1955, qui a succédé au MLTD (Mouvement pour le triomphe des libertés démocratiques), auquel le FLN s’opposait. 5 Lya Tourn, Travail de l'exil. Deuil, déracinement, identité expatriée, Paris, Presses Universitaires de Septentrion, 1997.

70 prime abord. Il témoigne : « J'ai vu mon père souffrir, je me souviendrai toujours quand il pleurait, effondré sur le canapé. C'est des choses qu'on n’oublie pas. [...] J'ai compris en grandissant. Son pays lui manquait. » D'après Tourn, l'exil se définit comme un « lieu sans moi »6, à savoir la douleur d'envisager ce lieu originel hors de sa propre présence. L'exil peut d'ailleurs, selon elle, constituer une « [...] forme d'anéantissement psychique lié à la disparition des liens d'appartenance sociale, nationale, culturelle qui soutiennent l'identité »7. L'exilé devient alors mélancolique au sens où il : [...] sait qu'il souffre d'être séparé de son enveloppe narcissique primaire, mais ne cesse de maintenir son omnipotence sur cet enfer à ne pas perdre. [...] Il reste donc prisonnier de la chose.8 À la période à laquelle Idir entre au collège, son père a souhaité leur enseigner, à ses frères et lui, la langue kabyle, mais il semble s'être heurté à un mur : Mon père a essayé de nous apprendre sa langue autour de dix, onze ans, mais ça nous a fait rigoler. Mon père ne l'a pas supporté, il s'est braqué et nous a dit un jour : «Vous regretterez de vous être moqués ». Il avait raison. Langue qui arrive tard et qui ne « passe pas », ou ne « passe plus ». Père confronté au mépris par ses propres enfants, ignorant la résonance douloureuse, qui réactive le départ de leur père de son Algérie natale, et la blessure de sa langue rejetée, déjetée par la culture arabisée.

Rituel de passage Ce n'est que plusieurs années après que la transmission à Idir a lieu. En effet, il est celui qui accepte d’être le support du passage de la mémoire intergénérationnelle. Son appartenance culturelle et identitaire énigmatique, il ira la chercher, en allant sur les traces du passé, répondant favorablement aux attentes de son père en empruntant à rebours le chemin que celui-ci a parcouru vingt ans plus tôt. En effet, lorsqu’Idir approche de l'âge de sa majorité, son père organise une réunion familiale, réunissant ses trois fils et ses deux neveux : Vous êtes algériens, ne l'oubliez pas ! Tout ce qu'on possède en Algérie, les propriétés des terres, tout ce qui appartient à mon frère et à moi, ne vous appartiendra jamais, tant que vous ne faites pas votre armée en Algérie.

Ainsi se clôt la réunion, sur un mot d'ordre : « faire l'armée en Algérie », qui devient l'épreuve rituelle posée fermement par l'ascendant. Celui-ci rend aux

6 Ibid., p.13. 7 Ibid., p. 28. 8 Julia Kristeva, Soleil noir. Dépression et mélancolie, Paris, Gallimard, 1987, p. 58-59.

71 descendants la responsabilité de leur héritage à reconquérir ou à abandonner. Plusieurs éléments apparaissent là. Tout d'abord, si l'exil a pu représenter la promesse d'une vie meilleure sur le plan socio-professionnel, il semble s’être ensuite transformé en transgression par le franchissement de la frontière, avec son lot de deuils et de culpabilité d’avoir abandonné sa terre, puis devenu enfin une faute à réparer. Dans ce contexte, l'exil n'est pas véritablement assumé par le migrant et perturbe le rapport du sujet à lui-même et au monde, notamment quand ses propres enfants deviennent étrangers aux valeurs ancestrales. C’est ainsi que se constitue le mythe du retour de l’étranger qui projette à présent de quitter la terre d’exil où il se sent toujours passager clandestin, soutenu par l'espoir intime que ses enfants l'aideront à renouer le lien filial à la terre et aux ancêtres, à revenir à la terre originaire, « devenu paradis perdu du sol natal »9. Ce qui constituait un passage interdit autrefois, est renversé d'un coup et devient un passage obligé pour reconquérir son héritage et ses appartenances et ainsi restituer la filiation rompue par l'abandon de soi et des siens. Les frères d'Idir, et ses cousins n'honoreront pas l'épreuve, renonçant ainsi symboliquement à l'héritage paternel des terres, déjà abandonnées au pays. Seul Idir accepte de relever le défi, considéré comme un double rituel de passage : celui de l'adolescent à l'âge adulte, mais aussi celui de sa part française à son autre part énigmatique algérienne. Entre deux prénoms, la question du qui-suis je ? ressurgit à cette époque pour Idir comme un choix culturel impératif : « Il fallait que j'aille en Algérie pour savoir si j'étais plus Idir ou plus Stéphane. » Mais cette quête nous parait être posée comme une course existentielle, dans laquelle l'un doit l'emporter sur l'autre, comme si la cohabitation des deux prénoms ne menait qu'au conflit psychique, voire à l'errance. Idir se confronte à sa dualité existentielle lors de son service militaire de deux ans, où il fait face en tant que métisse, ne parlant ni l'arabe ni le kabyle, à des rejets, du bizutage, des railleries et des humiliations par ses supérieurs et ses camarades. C'est néanmoins en Algérie qu'il dira s'être profondément inscrit dans un sentiment d’appartenance.

La passation Si l'armée a été un « tremplin pour se connaître », selon la formulation d'Idir,

9 Lya Tourn, Travail de l'exil. Deuil, déracinement, identité expatriée, p.11.

72 c'est davantage la rencontre avec sa tante paternelle en Algérie, sœur benjamine du père, qui l'a définitivement ancré dans sa filiation. Cette tante paternelle est venue bousculer sa vision des choses. Idir se souvient avoir souvent entendu son père et son oncle parler d’elle à voix basse, car ils avaient honte de l'avoir laissée seule et orpheline dans le village kabyle en Algérie, alors qu’une femme seule n'a, là-bas, pas de valeur sans homme auprès d’elle, qu’il soit père, frère ou mari10. Cette unique tante paternelle accueille ainsi son neveu à bras ouverts, et lui donne, dit-il, l’amour de la mère qu'elle n'a pas pu être. Une porte s'ouvre alors par le récit que lui fait sa tante, récit de cette part manquante laissée dans le vide de l'asymbolie pendant tant d'années. Elle lui raconte l'histoire de la famille, la guerre, la mort de ses parents, le départ de ses frères pour la France, l'abandon, la pauvreté ainsi que le déshonneur sur leur famille éclatée par l'émigration. « Trente ans d'absence en Algérie pour mon père, cinquante ans d'absence pour mon oncle. Ma tante n'a jamais accepté ça », ajoute-t-il. Idir écoute le récit de sa tante qui a été abandonnée à une vie miséreuse, récit qui se tisse entre deux langues, le kabyle et le français. Il réalise alors le poids de la culpabilité en exil et même de la honte vécue par son père et son oncle qui, en ne retournant pas au pays, se sont « enterrés-vivant » en France. « J'ai recherché la part de moi-même en Algérie, et cela m'a appris qui j'étais. » Idir se sent exister pour sa tante qui le réinscrit dans un lien ancestral, qui donne sens aux énigmes de l'histoire paternelle, en passe de se révéler enfin. J'ai été un détonateur dans la vie de ma tante, de ma famille en Algérie. Quand je suis allé pour la première fois en Algérie, ma tante m'a reçue dans une explosion d'amour, de fierté. Elle disait dans tout le village : «C'est le fils de mon frère, il est venu faire son armée, il est là.» [...] Avant, on déshonorait ma famille, à cause de l'abandon des terres, de l'abandon de l'Algérie. Pour ma tante, mon arrivée était la preuve que mon père ne l'a pas déshonorée. Entamant un processus de réparation des fautes de l'exil, Idir fait ensuite face à l'épreuve fatidique : récupérer le titre de propriété des terres.

Passerelles De retour en France, Idir dira qu'il s'est senti changé : Pendant mon armée, je n'ai pas vu mon père pendant deux ans. Il était déjà malade d'un cancer. À la fin de mon armée, je suis rentré en France, et quand j'ai vu mon père, je lui ai dit : « Azul a vava ! », [je traduis : « Bonjour mon papa ! »] Ça l'a fait pleurer. Les mots d'Idir dans la langue paternelle, autrefois muette, viennent bouleverser ce père et lui rendre le témoignage du lieu de la transmission, malgré la déchirure. Idir, ayant

10 Une femme dans la loi algérienne ne peut se marier qu'avec la signature d'un représentant paternel ou tuteur masculin, père, oncle, ou frère.

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« lavé le déshonneur » de son père, parvient à convaincre celui-ci de retourner en Algérie l'année suivante, avec sa mère et ses frères, et aide ainsi aux retrouvailles familiales. Son père y retournera donc, comme pour y accomplir son dernier voyage, car déjà malade à cette époque, il mourra en France un an plus tard et son corps sera rapatrié au pays pour être enterré dans le cimetière de leur village. À présent qu’Idir a établi une voie de passage vers l'Algérie, ses frères, eux aussi, s’y rendent régulièrement, mais ils refusent tout héritage, leur lien au pays se limitant à la relation avec leur tante. Ressentant une incompréhension face au choix de ses frères, qui le laissent gérer seul des démarches d'héritage, Idir entre en conflits avec eux. Néanmoins, nous pouvons nous demander comment ses frères peuvent conquérir légitimement l'héritage paternel, alors même qu'ils n'ont pas respecté le souhait du père de passer par l'épreuve de l'armée ; leur père ne les a-t-il pas déshérités symboliquement ? On peut interroger ensuite le paradoxe de devoir récupérer un héritage que leur père a délaissé lui-même. Idir bataille donc seul, depuis plusieurs années, pour faire valoir le titre de propriété des terres familiales : Cela fait des années que je suis dans le système de récupération des terres de mon père, depuis 1990. Le système de procuration se fait par le consulat, et il faut réunir tous mes frères et mes cousins. Mais ils n'habitent pas tous la région. À l'épreuve de l'armée, succède celle de devoir réunir ses frères et ses cousins pour un projet commun qu’Idir tente d'accomplir encore avec acharnement. Toutefois, plus que les terres proprement dites, nous pensons que ce rituel de passage par l'armée a davantage servi la cause affective en rétablissant un lien fraternel avec la tante. Le mythe du retour chez l'exilé devient rite du retour chez ses descendants qui viennent y éprouver cette part autre d'eux-mêmes, la saisir, l'inscrire dans un soi uni, et non plus clivé par deux prénoms peu conciliables. Le témoignage d'Idir met en évidence plusieurs choses concernant l'importance de ce passage ; passage singulier certes, mais qui peut permettre de comprendre ce qui agit pour chacun, pris dans cette situation exilaire. On observe, dans un premier temps, que l'exilé, contrarié par l'angoisse d'abandon et de trahison, n'est pas indemne d’une conflictualisation psychique qui oppose un retour au pays, parfois inenvisageable, et une installation rendue impossible en pays d’accueil. Dans un second temps, les enfants qui grandissent dans cette terre étrangère, ont à élaborer les brèches de cette transmission en exil, précise Alice

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Cherki11. À défaut, ils se heurtent à l'« impassé » selon l’expression de Scarfone12 ; leur passé « ne passe pas », car tenu en impasse. L'itinéraire d'Idir montre la marche du fils sur les pas de son père, marche qui emprunte l’itinéraire inverse. Celui-ci redonne sens à l'histoire familiale, dont Idir est dépositaire, et permet de reconquérir les terres agricoles abandonnées pour regagner la terre symbolique, et en devenir passeur à son tour, en tant que père pour ses propres enfants. L’exil contraint le sujet à se passer des signes du passé. [...] Absence, lâchage des valeurs, perte du lieu, du temps de la généalogie, des ancêtres, sentiments d’être « abandonné par le Père », condamné à l’impureté d’une transmission par métissage. Un fait est hors de doute : on n’arrête pas la transmission humaine qui advient qu’on le veuille ou non.13 On peut aussi noter que cette passion chez son père, entendue en son étymologie latine selon laquelle le sujet est passif, par sa soumission à la douleur, s'est transformée en passation par Idir, devenu passeur, en son sens actif car il prend la relève du passage. Pour renforcer cette idée de passage, Idir ajoutera encore, au sujet de ses voyages, l'importance de « passer la douane » avec son passeport algérien, portant aussi toujours sur lui sa carte militaire. Il ajoute : « Parce qu’au-delà des papiers, la question est existentielle. » La part de Stéphane s'est-elle alors évanouie ? Idir nous révèle que sa lignée française l'encombre car il n'arrive pas à composer avec elle à présent qu'il se sent profondément algérien. La distance affective avec sa famille maternelle a créé un manque que l'Algérie reconquise cherche à combler. Cependant, l'attache identitaire à l'Algérie ne laisse plus de place à d'autres affiliations possibles. Doit-il bannir, exiler une lignée parentale pour une autre ? Nous pouvons rester perplexes sur ce point, en reconnaissant d'un côté sa bravoure dans sa quête des origines, qui semble reconduire la maxime de Goethe « Ce que tu as reçu de tes ancêtres, acquiers-le, pour le posséder »14, mais de l'autre, en étant inquiets de la façon dont cette reconquête risque d'éconduire ses autres appartenances. Pour passer, il faut au moins deux lieux et toutes les probabilités de passage doivent être possibles, dans la mesure où elles se pensent, sans s'exclure. Il nous plaît de convoquer ici quelques phrases de Michel Foucault sur l'importance de passer :

11 Alice Cherki, La frontière invisible. Violences de l'immigration, Paris, Édition des Crépuscules, 2008. 12 Dominique Scarfone, « Moments de grâce : présence et élaboration de l'impassé », in Michel de M'Uzan ou le saisissement créateur, Seyssel, Champ Vallon, 2012, p. 31- 42. 13 Myriam Segers, De l’exil à l’errance, Paris, Érès, 2009, p. 122. 14 Johann Wolfgang von Goethe, Maximes et Réflexions, trad. de l'allemand par Sigismond Sklower, Paris, Brockhaus et Avenarius, 1842.

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[...] l'identité fige le geste de penser. Elle rend hommage à un ordre. Penser, c'est au contraire passer ; c'est interroger cet ordre, s'étonner qu'il soit là, se demander ce qui l'a rendu possible, chercher en parcourant ces paysages les traces des mouvements qui l'ont formé, et découvrir dans ces histoires supposées gisantes comment et jusqu'où il serait possible de penser autrement.15

Notice bio-bibliograhique : Psychologue clinicienne, thérapeute familiale, Safia Metidji est également doctorante à l’Université Paris VII-Diderot et est rattachée à l'UFR d'Etudes psychanalytiques et au laboratoire CRPMS [Centre de Recherches Psychanalyse, Médecine et Société]. Elle occupe, qui plus est, un poste d'ATER à Lille III. Sa thèse, effectuée sous la direction de Rosa Caron, MCF HDR Lille III, Paris VII-Diderot (CRPMS), porte sur l’exil comme levier de transmission de la mémoire traumatique familiale de la guerre d’Algérie. Elle s'intéresse aux traumatismes de guerre et à leurs modalités de transmission entre générations en contexte d’exil, ainsi qu’à d’autres thématiques, telles que la symbolique du silence et de l’absent en thérapie individuelle et familiale. Dans cette perspective, elle a publié des articles dont « Une analyse psychopathologique d'un adolescent soldat durant la guerre d'Algérie » paru dans la Revue Topique, n°126, « Le sacrifice adolescent », 2014 / 1, Éd. L’esprit du temps et « Le nom du silence. Du lien symbiotique à la relation symbolique » paru dans la Revue Cliniques méditerranéennes, n°90, « L’intraduisible, la langue et le lien social », 2014 / 2, Éd. Erès.

15 Michel Foucault, L'usage des plaisirs, Paris, Gallimard, 1984, p.15.

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Autisme et écriture : la transposition dans « les poèmes sans moi » de Birger Sellin

Gisela Torres Université Paris Diderot-Paris VII (CRPMS) [email protected]

Mots-clés : autisme ; transposition ; métaphore ; image du corps Keywords: autism; transposition; metaphor; body image

Résumé : Les témoignages de personnes autistes mettent en question les théories actuelles qui suggèrent la présence d’un déficit cognitif dans ces pathologies. Ces écrits révèlent que les autistes sont capables d’utiliser une pensée associative. En effet, leur processus de pensée peut être mis en corrélation avec les processus de création poétique et, de ce fait, nous pouvons trouver des métaphores dans quelques-uns de ces écrits. Néanmoins, il faut élucider la manière dont les métaphores sont vécues par les personnes autistes. Comment transmettre une expérience humaine quand l’image spéculaire fait défaut ? En nous appuyant sur le cas de Birger Sellin, un « poète sans moi », comme il se nomme lui-même, nous essaierons de répondre à ces questions.

Abstract: Autistic people's written testimonies challenge current cognitive deficiency theories in these pathologies. These writings reveal that autistic people are able to use associative thinking. Indeed, their thought process can be related to the process of poetic creation, as some of their writings contain metaphors. The question remains as to how these metaphors are experienced by their autistic authors. How can one communicate a human experience when one is lacking one's own mirror image? Enlightened by the case of Birger Selling, "a poet with no ego", as he calls himself, this paper seeks to resolve this apparent paradox.

Il est des écrits qui nous immergent dans les profondeurs du corps et qui nous invitent à parcourir les labyrinthes que son auteur traverse tout au long dans la pensée poétique. Le livre Une âme prisonnière, de l’écrivain autiste Birger Sellin, représente un témoignage émouvant de ce type de parcours créatif. Ce « poète sans moi », comme il

77 se nomme lui-même, nous montre à travers son écriture, la manière dont les mots et le corps se mélangent afin de trouver une voie vers la symbolisation. Nous proposons, à partir du journal de Birger Sellin, de réfléchir à l’influence du processus de pensée mis en œuvre dans la création poétique sur la construction de l’image du corps. Dans un préalable, afin d’introduire notre problématique, nous analyserons la relation entre autisme et transposition. Dans une première partie, nous présenterons l’histoire de Birger Sellin et la manière dont il commença à écrire. Ensuite, nous analyserons les fantasmes mis en scène dans ses écrits et son rapport la structuration de l’image corporelle. Finalement, nous parlerons de la fonction de l’écriture dans l’économie psychique de cet écrivain.

Transposition et autisme A priori, associer la transposition à l’autisme peut sembler contradictoire. En effet, la transposition, définie en tant que « passage »1, contredit la définition même du terme « autisme » qui dès le début de son emploi en tant que concept psychopathologique, fut associé à la recherche, par les sujets souffrant de ce trouble, du maintien d’un ordre immuable. Rappelons qu’en 1943, Léo Kanner analysa le cas de 11 enfants qui présentaient deux traits communs : tous répondaient par des colères violentes à la mise en échec des routines et fuyaient le contact humain pour préférer l’attachement aux objets. À partir de ces observations, Léo Kanner élabora le concept de « trouble autistique du contact affectif », caractérisé par deux symptômes majeurs : l’isolement (aloneness) et l’immuabilité (sameness). D’autre part, on sait que dans l’autisme infantile, le processus de refoulement qui rend possible la gravitation des représentations, est mis en défaut. Ce qui a pour conséquence la mise en échec de la place fantasmée de l’analyste comme « sujet supposé savoir ». D’où l’intérêt des psychanalystes à créer d’autres concepts qui spécifient la nature de ces mouvements transférentiels. Un exemple très précis de ce type de concept est celui de la « psychose de transfert », définie par Harold Searles comme désignant « tout type de transfert qui fausse ou empêche la relation patient-

1 Rappelons qu’Aristote a défini le terme de transfert comme « l’attribution d’un nom désignant une autre chose, en passant du gendre à l’espèce, de l’espèce au genre, de l’espèce à l’espèce, ou en se fondant de leur rapport ». Aristote, Poétique, trad. Gérard Lambin, Paris, L’Harmattan, 2008, p. 97.

78 thérapeute en tant qu’ils sont des êtres séparés, vivants, humains et sains »2. Les témoignages des autistes tels que Daniel Tammet, Temple Gradin ou celui que Birger Sellin nous livre dans son journal, nous montrent que ces écrivains possèdent une pensée hautement associative qui n’est pas très éloignée du processus mis en œuvre dans la création poétique, comme par exemple la pensée par analogie. Or, le processus de création d’une métaphore est encore plus complexe que celui mis en œuvre dans la création d’analogies. Dans la création d’une métaphore il ne suffit pas de substituer un objet par un autre. Il faut aussi laisser sentir l’absence de l’objet qui a été permuté, ainsi qu’Octavio Paz l’exprima dans l’un de ses poèmes : La poésie / Se dit et entend : / Elle est réelle. / Et à peine je dis / « elle est réelle », / Elle se dissipe. / Est-elle ainsi plus réelle ?3 Et Ortega y Gasset de souligner que la métaphore est l’une des potentialités les plus fructueuses que l’homme possède. À la différence des autres potentialités qui nous maintiennent inscrits dans ce qui existe déjà, la métaphore est la seule à créer des « récifs imaginaires »4. Partant de là, la question se pose de déterminer s’il serait possible de créer des métaphores à partir d’une écriture « sans moi ». Autrement dit, comment faire exister un objet à travers son absence, quand l’image spéculaire fait défaut ? Pour essayer de répondre à cette interrogation, nous commencerons à analyser le journal de Birger Sellin.

Birger Sellin et l’écriture « sans moi » Fils aîné d’un couple allemand, Birger Sellin est né en 1973 dans Berlin Ouest. Lorsque son ouvrage intitulé Une âme prisonnière fut publié, ses parents rapportèrent à Michael Klonovsky, le journaliste ayant écrit la préface du livre, que Birger avait eu un développement normal pendant sa première année, ajoutant qu’il maîtrisait des phrases simples et répondait à son entourage. Ils rapportèrent également qu’à dix-huit mois, le jeune Birger Sellin aurait développé une otite, et que c’est à partir de là qu’il aurait commencé à s’isoler et à sombrer dans le mutisme. Pendant son enfance, Birger aimait passer du temps à feuilleter les livres de la

2 Harold Searles, L’effort pour rendre l’autre fou, traduction de Brigitte Bost, Paris, Gallimard, 1977, p. 618. 3 Octavio Paz (1987), L’arbre Parle, Poèmes, trad. Frédéric Magne et Jean-Claude Masson, Paris, Gallimard, 1990, p. 16. 4 José Ortega y Gasset, La deshumanización del arte y otros ensayos de estética, Madrid, Espagne, 1987, p.69.

79 bibliothèque de ses parents et à faire rouler des perles - une activité qui semble correspondre au phénomène de démantèlement décrit par Donald Meltzer5. Lorsqu’il avait huit ans, et alors qu’il était en train de faire rouler des perles, son père en prit une et Birger sortit alors quelques secondes de son mutisme pour intimer à son père de lui rendre sa perle. Dans son journal, Birger Sellin a expliqué qu’à travers les perles, il arrivait à créer un monde où prédominaient les couleurs, la lumière et l’infini des arrois insulaires. Nous pouvons comprendre le roulement de perles comme une stéréotypie visant à obtenir des émotions esthétiques. Chantal Lheureux souligne que ce type d’activités permettent d’accéder aux ressentis corporels sans passer par la douleur6. Selon cette psychanalyste, les perles, tel un miroir convexe, ont la fonction de refléter à l’infini l’image du corps propre et de l’entourage. Ainsi, Birger essaie de trouver son propre aleph, un miroir capable d’imager chaque chose depuis tous les points de l’univers. Le 27 août 1990, alors que Birger a 17 ans, il commence à écrire en utilisant la technique de la communication assistée. Étant donné qu’il n’a jamais été scolarisé jusqu’alors et que personne ne lui a appris à écrire, c’est avec étonnement que ses parents découvrent que leur fils est alphabétisé. Rappelons que la technique de la communication assistée a été créée en 1986 à Melbourne par la pédagogue australienne Rosemary Crosseley. Cette technique consiste à soutenir l’avant-bras de la personne handicapée qui, d’un doigt, frappe à son gré les touches d’un clavier d’ordinateur. Dans son journal, Birger dit posséder « des connaissances sur le monde et la terre »7 qu’il a tirées des longues heures qu’il a passées à lire alors que ses parents croyaient qu’il ne s’agissait que d’« insanités ». Dans son premier écrit datant du 27 août 1990, Birger tape une première lettre, puis l’ensemble de l’alphabet et enfin, les mots Jonas, papa et maman. Un an après, le 20 juin 1991, il écrit : « Je ne perçois pas réellement vivre »8. Le recueil de ses textes est composé des « poèmes sans-moi » : des réponses à des questions que lui posent les personnes de son entourage mais aussi de lettres

5 Selon Donald Meltzer, tandis que le processus de clivage est actif et est employé par l’enfant avec le but d’attaquer des liens, le processus de démantèlement, présent dans les états autistiques, « se produit selon un procédé passif consistant à laisser les sens variés, spéciaux et généraux, internes et externes, s’attacher à l’objet le plus stimulant de l’instant. » Donald Meltzer et al. (1975), Le monde de l’autisme, trad. Geneviève Haag, Paris, Payot, 2002, p. 30. 6 Chantal Lheureux-Davidse, « La reconstruction de l’image du corps chez Léo, enfant trisomique présentant des retraits autistiques », in Cliniques méditerranéennes, Paris, 2004/1, 69, p.293. 7 Birger Sellin (1993), Une âme prisonnière, trad. Peter Schmidt, Paris, Robert Lafont, 1994, p.83. 8 Ibid, p. 96.

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« destinées » à ses parents, à des journalistes, à des psychologues, à des éducateurs et à d’autres autistes ayant écrit des livres. Ces écrits se caractérisent par l’absence de signes de ponctuation, par des changements subits de thèmes et par la répétition lancinante de mots, comme les adverbes « totalement », « absolument », « implacablement ». Ceci donne au lecteur l’impression d’une déferlante de mots. La présence des adverbes qui laissent peu de place à la concession relève un défaut d’intégration de l’image du corps. Birger est en proie à des vécus corporels qui, n’ayant pas été symbolisées ni partagés avec autrui, sont ressentis en toute intensité, et sont, au moment de l’écriture, arrachés au corps.

La construction de l’image du corps à l’œuvre Birger Sellin affirme posséder un « talent extraordinaire », consistant à se souvenir définitivement de quelque chose après l’avoir lu une seule fois. D’ailleurs, depuis qu’il a appris à lire, il a l’habitude de mémoriser des romans et des poèmes qu’il se récite intérieurement. Il confesse être envahi par des pensées, des images, des sons et des voix qui vont et viennent éternellement et qu’il tente de fixer. Pour ce faire, il se consacre tout au long de son livre à la formulation de ces « pensées implacables » : Implacablement signifie avec persévérance je me répète parce que tout simplement et une seule pensée échappée se noie implacablement dans le chaos un poème est un moyen de fixer des pensées.9 On pourrait dès lors avancer que cet envahissement d’images correspond à l’ordre du réel et que l’impossibilité de Birger à inscrire des représentations pour, postérieurement, les refouler, est liée au maintien d’une pensée implacable, autrement dit, d’une pensée qui ne se laisse pas fléchir et que ne rend pas possible la circulation de signifiants. On sait que cette capacité à mémoriser une grande quantité d’informations peut caractériser certains autistes de « haut niveau » et que, parfois, cette capacité est renforcée par la présence de synesthésies, c’est-à-dire, de permutations sensorielles. On sait aussi que ce phénomène peut se rencontrer dans différentes structures psychiques et que, de manière générale, il se trouve au cœur même de la création artistique. L’un des cas les plus connus de synesthète fut décrit par le neuropsychologue russe Alexandre Luria dans son livre Une prodigieuse mémoire, publié en 1965. Il s’agit de Solomon Veniaminovitch, alias Veniamin. Dans les années vingt, cet homme travaillait comme reporter. Son patron s’étant rendu compte qu’il était capable de mémoriser une grande

9 Ibid, p. 122.

81 quantité de listes de phrases et de mots sans jamais prendre la moindre note, l’envoya consulter dans un institut de psychologie où Veniamin fut accueilli par Alexandre Luria. Ce dernier qui a suivi son cas pendant trente ans, nota que Veniamin était capable de mémoriser des séries d’objets et des chiffres dont il se souvenait encore quinze ans après. Luria découvrit aussi que quand Veniamin ne se souvenait pas de quelque chose, il ne s’agissait pas d’un « défaut de mémoire » mais d’un « défaut de perception ». Alexandre Luria expliqua que Veniamin ne se limitait pas à convertir les mots en images. Il pouvait associer chaque mot à des sensations synesthésiques (gustatives, tactiles, visuelles) qui étaient produites soit par la représentation graphique du mot, soit par sa sonorité. Ce qui paraît saisissant dans ce cas décrit par Luria, est le fait qu’il laisse entrevoir une association entre des capacités mnésiques exceptionnelles et un défaut de la structuration de l’image du corps. En effet, Luria a noté que chez Veniamin, « l’homme qui voyait tout », le réel et l’imaginaire s’effondraient. Ainsi, ce dernier raconte une expérience qu’il a vécue quand il a commencé à aller à l’école : [ ...] C’est le matin… Je dois aller à l’école… Il est bientôt huit heures… Il me faut me lever, m’habiller, mettre un manteau, un chapeau, des caoutchoucs… Je n’ai pas le droit de rester au lit et cela me contrarie… Je vois bien comment je dois aller à l’école mais pourquoi « lui » n’y va-t- il pas ? « Il se lève, s’habille, prend son manteau, son chapeau, chausse ses caoutchoucs… « Le » voici parti pour l’école. Donc tout va bien. Je peux rester à la maison tandis que « lui » s’en va. Soudain mon père entre : « Comment, tu n’es pas encore parti ? Sais-tu quelle heure il est ? »10 À partir de ce récit, Luria estima que les rêves de Veniamin remplaçaient ses actions et que, de ce fait, la perception de son propre « moi » devenait une image. En nous fondant sur cette analyse, nous pouvons percevoir un défaut dans l’intégration de l’image du corps chez Birger Sellin. En effet, dans son journal, ce dernier explique que les autistes sont des « êtres-en-coffre » qui possèdent des âmes limpides et innocentes puisque leur morale est d’une autre nature : La morale de notre monde est douce ou amère la plupart du temps c’est la saveur de quelque chose pour moi et la sensation tactile de quelque chose l’aspect de quelque chose le son de quelque chose.11 L’association d’un terme aussi abstrait que la morale à des sensations tactiles et gustatives, manifeste d’un adolescent synesthète. C’est dans ce sens que nous pouvons parler de transposition, en tant que ‘passage’ d’un système sensoriel à un autre. On peut dégager que chez Birger, la problématique de la structuration de l’image corporelle est d’ordre majeur. En effet, nous nous trouvons ici devant ce que Gilles Deleuze, se basant

10 Alexandre Luria (1965), Une prodigieuse mémoire, trad. Fabienne Mariengof et Nina Rausch, Paris, Seuil, 1995, p. 298. 11 Birger Sellin, Une âme prisonnière, op.cit., p. 151.

82 sur la théorie freudienne de la schizophrénie, nommait « un corps-passoire »12, c’est-à- dire que Birger Sellin ne conçoit pas son propre corps comme « surface ». Par conséquent, les mots font effraction dans son corps et se confondent avec des sensations gustatives, olfactives et digestives.

Une poésie de rêves purs Pour employer une terminologie lacanienne, il est possible de dire que la poésie de Birger Sellin appartient à « l’ordre du réel », c’est-à-dire à ce qui ne peut être complètement symbolisé dans la parole ou dans l’écriture et, par conséquent, ne cesse pas de ne pas s’écrire »13. En effet, Birger, en tant que « poète totalement sans soi », comme il se décrit lui- même, persiste dans son intention d’écrire « tel quel », de trouver l’émotion à l’état pur. Il ne cherche aucun artifice pour couvrir ses mots; il veut leur rendre voix afin qu’ils existent « complètement ». Ce qui explique sa définition de la poésie : « Je vois la véritable poésie comme la recherche du constat premier unique simple par l’esthétique cette définition atteint un sommet chez les poètes asiatiques »14. Ajoutons qu’une fois adulte, Birger Sellin s’inscrivit à l’Université libre de Berlin pour étudier la linguistique, mais qu’il mit fin à ses études après une crise de colère. Il dit alors s’intéresser à la « linguistique sans langage » : Je connais un désir mais c’est la linguistique sans langage passe-partout jaillissant un muet s’adonne totalement au langage même la récitation de vrais poèmes lui est en général interdite s’occuper vraiment de langage est efficace […]15 « La linguistique sans langage », ce terme inventé par Birge, nous montre son effort à trouver le « bon référent ». Jacques Lacan, dans son séminaire D’un discours qui ne serait pas du semblant, souligne : Il n’y a de langage que métaphorique […] Il est de la nature du langage, je ne dis pas de la parole, je dis du langage même, que, pour ce qui est d’approcher quoi que ce soit qui y signifie, le référent n’est jamais le bon, et c’est ça qui fait un langage.16 Ajoutons que cette recherche des rêves purs n’est pas éloignée de l’idéal esthétique de certains poètes symbolistes. Ainsi, Baudelaire, dans son poème La chambre double,

12 « Le premier aspect du corps schizophrénique, c’est une sorte de corps-passoire : Freud soulignait cette aptitude du schizophrène à saisir la surface et la peau comme percée d’une infinité de petits trous. La conséquence en est que le corps tout entier n’est plus que profondeur, et emporte, happe toutes choses dans cette profondeur béante qui représente une involution fondamentale. » Gilles Deleuze, Logique du sens, Éditions de Minuit, Paris, 1967, p. 106. 13 Roland Chemama, Bernard Vandermersch, Dictionnaire de la Psychanalyse, Paris, Larousse, 2003. 14 Birger Sellin, Une âme prisonnière, op.cit., p. 149. 15 Ibid., p. 127. 16 Jacques Lacan, D’un discours qui ne serait pas du semblant, Paris, Seuil, 2007, p. 45.

83 imaginait une chambre dont le décor aurait été créé à partir d’impressions non analysées, où tout aurait possédé « la suffisante clarté et la délicieuse obscurité de l’harmonie » 17 et où le temps aurait disparu, laissant ainsi régner l’éternité.

En lisant Birger Sellin, nous découvrons le journal hyperréaliste d’un auteur qui, refusant de subjectiver son identité même, s’est lancé, par le biais d’une écriture implacable, dans une entreprise absolue : la « résurrection » du monde des morts. L’analyse des écrits de Birger Sellin nous permet de conclure que l’autisme n’est pas l’antithèse de la création et que l’écriture peut avoir, pour les sujets souffrant de ce trouble, la fonction d’instaurer l’ordre symbolique. En effet, bien que dans les textes de Sellin l’on ne trouve pas de métaphores vécues en tant que substitutions in absentia, l’écriture de cet auteur est un cheminement vers la pensée poétique. Au-delà, elle représente la manifestation la plus vivante de la nécessité impérieuse, probablement universelle, d’accéder à un temps et à un espace illimités.

Notice bio-bibliographique : Gisela Torres prépare une thèse sur la psychopathologie de l’image du corps au sein de l’École Doctorale « Recherches en Psychanalyse et Psychopathologie » de l’Université Paris VII-Diderot, sous la direction de Francis Drossart. Elle a récemment publié « Cuerpo y psicosis », in V. Robledo, Hans Hiram (dir.) Variaciones y Perspectivas de la Psicología, Taberna libraría, Mexique, 2013, p. 133-143.

17 (1862), « La chambre double », Le Spleen de Paris, Flammarion, 1987, p. 79.

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L’éducateur passeur, une figure dépassée ? Ethnographie de l’intérim dans le champ de l’Aide Sociale à l’Enfance

Charlène Charles Université Paris VII-Diderot [email protected]

Mots clefs : éducateur spécialisé ; éducateurs intérimaires ; précarité ; Aide sociale à l’Enfance Keywords: special needs teacher; temporary youth worker; instability; Child Protection

Résumé : À travers l’étude de l’intérim dans le champ de la protection de l’enfance, cet article vise à comprendre comment est réinvestie ou remise en cause la figure idéale d’un « éducateur passeur » dans la pratique éducative. Nous verrons comment les éducateurs intérimaires, de passage dans les dispositifs de l’Aide Sociale à l’Enfance, peuvent justement mettre à profit leur position atypique pour créer des passages vers les mineurs qu’ils accompagnent ou comment, à l’inverse, ils finissent par se retrouver parfois sans issue du fait de leur statut à la marge du travail social.

Abstract: By studying the contribution of temporary workers in the context of child protection, this article aims at understanding the extent to which these temporary workers fulfil the ideal role of “educator-facilitator”, or on the contrary, are limited by the temporary nature of their functions. The article will explain how temporary educators in child welfare services are able to benefit from their unusual position to create pathways to the children they support; though sometimes, on the contrary, their position in the margins of social work render them powerless.

Des Chemins de l’éducation de Françoise Dolto1 aux Vagabonds efficaces de Fernand Deligny2, la métaphore du chemin est souvent usitée pour illustrer le processus éducatif. Symbole des étapes sur le chemin pour grandir, le passage est également une

1 Françoise Dolto, Les chemins de l’éducation, Paris, Gallimard, 2000. 2 Fernand Deligny, Œuvres, Paris, L’Arachnéen, 2007.

85 métaphore qui fait florès dans le domaine de l’éducation spécialisée. Pour s’en rendre compte, il suffit d’être attentif à la manière dont certaines structures sociales se désignent, « Le passage », « Educateurs voyageurs, passeurs de vie », ou encore de se référer aux titres d’ouvrages sur l’éducation spécialisée, Passeurs d’humanité3, Anthropo-logique d’un travail social : Passeurs, passages, passants4. Cette représentation, remise au goût du jour par Rouzel, trouve ses origines dans la Rome antique où des esclaves conduisaient les enfants de la gens (la famille élargie) au gymnasium (le lieu de socialisation)5. Accompagnateur du passage entre deux lieux, deux environnements, familial et social, l’éducateur est aussi celui qui fait le lien entre deux états, de l’enfance à l’âge adulte. Quant au passage, il se produit par « l’acte éducatif » marquant le moment où l’obstacle est dépassé. Dans la conception de Rouzel, le passage signifie donc l’ouverture d’une voie vers soi-même autant que vers le social, un point de rencontre où se retisse le lien6. Cette figure a organisé pour une large part les orientations et les représentations du métier d’éducateur. En nous appuyant sur une ethnographie réalisée au sein de l’Aide Sociale à l’Enfance, nous voudrions mettre cette figure mythique de « l’éducateur passeur » à l’épreuve de situations concrètes. Alors que l’Aide Sociale à l’Enfance propose ou impose une assistance éducative, matérielle, psychologique à des mineurs qui sont en danger ou risquant de l’être, l’emploi de plus en plus récurrent d’éducateurs intérimaires dans le dispositif nous interroge à plusieurs titres. L’émergence de cette forme d’intervention en intérim est la conséquence, d’une part, de la pénibilité et de la dégradation des conditions de travail pour les éducateurs en poste fixe qui décrivent fréquemment leurs activités professionnelles comme des moments où « ça ne passe plus ». Certains enfants sont, d’autre part, qualifiés d’« incasables » et relégués d’institution en institution, de professionnels en professionnels, dans l’errance « hors des liens et hors des lieux »7 plus que dans le passage. Ainsi, les éducateurs intérimaires interviennent le plus souvent dans les contextes qualifiés de « crise » par les autres professionnels. Au prisme de ces cas particuliers, on peut faire l’hypothèse d’une transformation

3 Loïc Adrien, Passeurs d’humanité, Paris, Erès, 2008. 4 Thierry Goguel d’Allondans, Anthropo-logiques d’un travailleur social, passeurs, passages, passants, Paris, Teraèdre, 2003. 5 Joseph Rouzel, « Éducateur : un métier impossible », Le sociographe, p. 107. 6 Joseph Rouzel, Le transfert dans la relation éducative, Paris, Dunod, 2002, p.183-196. 7 Rouchy Jean-Claude (dir.) « Produire des adolescents dits incasables ». Erès, Connexions, n°96, 2011, p. 16.

86 des visées de l’éducation spécialisée qui consisteraient davantage à maintenir l’autre ou à le tenir dans « un travail social palliatif » plus qu’à le changer, à le déplacer8. Comment se retrouve investie ou remise en cause, dans les discours et dans les pratiques des éducateurs intérimaires de l’Aide Sociale à l’Enfance, la représentation d’un « éducateur passeur » ? L’éducateur passeur n’est-il pas devenu un éducateur panseur et passant ? Nous proposons, dans un premier temps, une exploration de l’image du passeur dans le champ du travail social pour mieux en cerner les soubassements. Nous tenterons, ensuite, d’appréhender plus concrètement la fonction d’une telle représentation pour les éducateurs intérimaires de l’Aide Sociale à l’Enfance.

Educateur spécialisé : le lieu de l’entre-deux Rouzel, en proposant de théoriser le passage en éducation spécialisée, à partir d’un cadre conceptuel psychanalytique, a trouvé un large écho. On peut formuler deux hypothèses pour expliquer son succès dans le contexte de travail social dans lequel s’inscrit son ouvrage paru en 1998. D’une part, la figure du passeur répond à une interrogation récurrente dans le champ du travail social sur l’identité de l’éducateur spécialisé et, de l’autre, répond aux critiques dont a été l’objet le travail social dans les années 1970. D’origine philanthropique, caritative et issue de l’éducation surveillée, l’éducation spécialisée connait un mouvement de professionnalisation et d’unification dans l’après-guerre. La mise en place d’une formation et l’organisation d’un diplôme d’État d’éducateur en 1967 marquent la reconnaissance institutionnelle du métier. En dépit de ce mouvement d’institutionnalisation, Fustier montre que l’identité de l’éducateur spécialisé demeure « un terrain vague » aux contours flous, pris dans des idéologies contradictoires entre l’amour, la vocation et la profession, c'est à dire la technicité9. Une question se pose ainsi de manière récurrente dans le champ du travail social : qu’est-ce qu’être un éducateur ? Le livre de Rouzel y répond partiellement en situant l’éducateur à une place symbolique de « passeur », un registre qui permet à l’auteur de mettre en cohérence les contradictions inhérentes au métier. Grâce à la définition de Lemay et Capul, dans De l’éducation spécialisée, on comprend que le lieu de l’entre-deux constitue la spécificité et l’identité même de l’éducateur spécialisé : « le

8 Marc-Henri Soulet, « La reconnaissance du travail social palliatif », Dépendances, n°33, 2007, p. 18. 9 Paul Fustier, L’identité de l’éducateur spécialisée, Paris, Dunod, 2009.

87 fait qu’un éducateur - qui n’est ni un pédagogue, ni un substitut parental, ni un agent social - tente de se situer comme une sorte de médiateur entre le sujet et son environnement »10. Suite à de virulentes remises en cause du travail social11, on peut également voir dans la représentation proposée par Rouzel une manière de revaloriser la fonction sociale des éducateurs. Dans les années 1970, le travail social est perçu comme un outil de contrôle social qui vise à normaliser, à reproduire les rapports de domination et à encadrer les éléments marginaux de la société. Fort de cette perspective, Deligny, un éducateur connu pour ses prises de position radicales, revendique une vision plus libertaire de l’éducation et milite, entre autres, contre la professionnalisation du métier d’éducateur. Dans la préface de son ouvrage, Vagabonds efficaces, on comprend que les vagabonds dont il s’agit ne sont pas seulement les enfants inadaptés mais également les éducateurs, « parias d’une société fonctionnarisée », au même titre que les enfants12. Pour échapper aux institutions totales et au grand enfermement, l’éducateur est celui qui crée un ailleurs radical en sortant la personne de son environnement immédiat. Dans ce sens, l’éducateur n’est ni un passeur, ni un berger ; il est un compagnon de route qui vit les mêmes choses que les jeunes qu’il accompagne13. Toutefois, pour François Hébert, éducateur et formateur, cet ailleurs radical dont nous parle Deligny n’échappe pas à l’enfermement, car l’éducateur qui s’installe en marge, « c’est encore du dedans clos » et un « entre soi ». Il faut inventer des figures de circulation entre le dedans et le dehors, l’individu et le collectif14. Avec la représentation du passeur, Rouzel revalorise et légitime, au contraire, la fonction sociale de transmetteur de la loi, des règles de la société et d’autorité qu’incarnent les éducateurs. Loin de faire l’éloge de la dimension normalisante du travail social, il définit l’autorité comme une mission inhérente au métier d’éducateur, à la fois pour servir l’individu dans sa subjectivation par l’apprentissage de ses propres limites, mais aussi pour l’apprentissage de la vie en collectivité15. En assumant les contradictions intrinsèques au travail social qui le situe entre un État de contrôle et un État

10 Maurice Capul, Michel Lemay, De l’éducation spécialisée, Paris, Erès, 2008, p.125. 11 Jean-Marie Domenach, Philippe Meyer, Paul Thibaud, « Pourquoi le travail social ? » Esprit, n°413, Paris, 1972 ; Michel Donzelot, La police des familles, Paris, Éditions de Minuit, 1977 ; Jeanine Verdes-Leroux, Le travail social, Paris, Édition de Minuit, 1978. 12 Fernand Deligny, Œuvres, Paris, Ed. L’archnéen, 2000, p.151-160. 13 Philippe Gaberan, La relation éducative, Paris, Broché, 2003. 14 François Hébert, Chemins de l’éducatif. Paris, Dunod, 2014, p.108. 15 Joseph Rouzel, « Éducateur : un métier impossible », Le sociographe, 2000, p. 112.

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émancipateur16, la représentation du passeur a trouvé un large écho.

Passeur en théorie Au-delà des soubassements idéologiques, le concept d’un « éducateur passeur » comprend en filigrane des orientations théoriques qui guident la pratique des éducateurs spécialisés en donnant du contenu et des repères à l’activité. Même si cette représentation emprunte largement à la psychanalyse, nous allons voir qu’elle est à la croisée des perspectives théoriques, notamment de l’anthropologie. Plus pragmatiquement, Rouzel explique que la spécificité de l’activité, souvent énigmatique, des éducateurs est l’acte éducatif17. S'il le définit comme un surgissement, une création, un imprévu, il le distingue en revanche du passage à l’acte. En effet, l’acte éducatif s’apparente davantage à « un acte de passage » qui produit un franchissement pour le sujet. Retenons également que l’acte éducatif crée du passage parce qu’il est maniement du transfert. En cela, Rouzel inscrit sa pensée dans un cadre conceptuel psychanalytique en introduisant l’idée que l’enfant doit être soutenu dans son désir, accompagné vers un chemin qui est le sien et non celui où l’adulte décide de le conduire. Le but de l’éducateur est de créer au niveau individuel les conditions possibles pour qu’un sujet puisse constituer sa propre manière d’être et de faire, se constituer comme « être de désir »18. Cette perspective a contribué à inscrire au cœur du travail social un cadre référentiel psychanalytique et s’est, par là même, massivement diffusée auprès des éducateurs19. La figure de « l’éducateur passeur » est aussi lisible du point de vue anthropologique, grâce aux travaux de Goguel d’Allondans. L’auteur revient sur la richesse des rites de passage dans les sociétés traditionnelles marquant les grandes étapes de la vie, dont le passage à l’âge adulte. Ainsi analyse-t-il la déshérence de la jeunesse actuelle par la faiblesse de ces rites. Or, l’éducateur, quand il « accueille, rencontre, se sépare »20 a autant d’occasions de répondre à cette nécessité sociale que

16 Michel Autès, Les paradoxes du travail social, Paris, Dunod, p.1-6 17 Joseph Rouzel, Le transfert dans la relation éducative, Paris, Dunod, 2002, p.183-196. 18 Maurice Capul, Michel Lemay, De l’éducation spécialisée, Paris, Erès, 2008, p.115-141. 19 Maryse Bresson (dir.), Psychologisation de l’intervention sociale : Mythes et réalités, Paris, L’Harmattan, 2006 ; Didier Fassin, Des maux indicibles. Sociologie des lieux d’écoute, Paris, La Découverte, 2004 ; Jacques Ion, Travail social et souffrance psychique, Paris, Dunod, 2005 ; Gilles Raveneau, « Psychologisation et désubjectivation des rapports sociaux dans le travail social aujourd’hui », Journal des anthropologues [En ligne], 116-117 | 2009, mis en ligne le 15 février 2012, URL : http://jda.revues.org/3835. 20 Thierry Goguel d’Allondans, Anthropo-logiques d’un travailleur social, passeurs, passages,

89 sont les rites de passage. C’est à son sens en cela que réside la teckné, l’art de faire des éducateurs. Après avoir retracé quelques traits de la figure de « l’éducateur passeur », on distingue à la fois la multiplicité de ses visages, mais également l’idéal éducatif fort qu’elle représente. Néanmoins, on peut se demander comment les éducateurs de passage dans le dispositif de protection de l’enfance, comme c’est le cas des éducateurs intérimaires, réinvestissent cette représentation du passage. Un travail d’enquête ethnographique a été réalisé dans l’une des plus importantes agences d’intérim du social, travaillant pour l’Aide Sociale à l’Enfance (Ase) entre 2011 et 2013. À partir d’une observation participante sur le terrain, une vingtaine d’entretiens semi-directifs, enregistrés pour la plupart, ont été réalisés avec des éducateur(rice)(s) intérimaires. Pour développer cette problématique, nous serons attentifs dans la prochaine partie à la manière dont est subjectivement vécue cette expérience de travail éducatif aux marges de l’éducation spécialisée en la confrontant à l’idéal de « l’éducateur passeur ».

Les éducateurs intérimaires : ultimes passeurs ou éducateurs de passage ? Passeurs de l’extrême, passages infimes Généralement, les missions d’intérim consistent à accompagner d’urgence des mineurs, sous la responsabilité totale ou partielle de la protection de l’enfance. Il peut s’agir, premièrement, de missions de remplacement dans des structures de la protection de l’enfance afin de pallier le nombre important d’absences inopinées des éducateurs titulaires ou encore pour faire fonction de « renfort éducatif » c'est-à-dire soutenir une équipe d’éducateurs. Deuxièmement, quand plus aucune institution n’est à même d’accueillir certains mineurs ou qu’ils ont mis en échec leurs prises en charge successives en foyer et / ou en famille d’accueil, ils sont hébergés à l’hôtel avec un éducateur intérimaire en attendant que les services sociaux trouvent une solution d’hébergement plus pérenne. Le cas atypique des éducateurs intérimaires, personnels de passage au sein du dispositif de protection de l’enfance, offrira donc l’opportunité d’étudier l’ambivalence fondamentale du travail social et de révéler les contradictions d’un certain idéal éducatif incarné par le passeur. Parmi nos enquêté(e)s, nous rencontrons Abdelhafid dans le cadre de son travail; celui-ci accompagne au quotidien un jeune homme dans un hôtel parisien. Éducateur

passants, Paris, Teraèdre, 2003, p.105.

90 depuis une vingtaine d’années, Abdelhafid a fait le choix de devenir intérimaire. Cette orientation professionnelle contredit l’idée couramment admise selon laquelle l’intérim serait une situation subie et précaire. Au contraire, les savoir-faire spécifiques mobilisés en situation d’intérim sont, à son sens, très techniques et nécessitent de l'expérience et une expertise particulière. Il interprète ainsi ses missions d’intérim comme un dernier recours quand le travail social a échoué. À cet égard, il se considère comme un éducateur spécialisé dans les cas extrêmes, qu’ils nomment aussi « les jeunes en errances », « ceux qui ont la tête dure », « les borderline », ce qui constitue une importante source de valorisation. Adossé à sa pratique d’intérimaire, Abdelhafid formule un préalable essentiel à la rencontre avec « les mineurs en rupture de lien » qui consiste à parcourir le chemin vers eux pour, nous le citons, « voir un petit peu leur milieu, leur entourage, qu’est-ce qu’ils font de leur temps libre ». C’est dans ce sens qu’il explique faire un travail de rue en allant à la rencontre des jeunes dans leur lieu de socialisation, d’errance, de fugue pour créer « des circonstances d’accompagnement ». Jusqu’ici ce principe, qui vise à tenter de créer des ponts avec les mineurs, fait écho à la fonction de « l’éducateur passeur » précédemment développée. Toutefois, Abdelhafid considère qu’il faut, pour créer ces points de rencontre, se situer à contre-pied des autres éducateurs et des institutions sociales. En effet, il décrit les enfants qu’il accompagne comme « des expérimentés du placement », désabusés par les « discours tous identiques » des travailleurs sociaux. C’est en tentant de réussir là où les autres éducateurs ont échoué qu’il dit trouver de la pertinence à exercer son métier en intérim. En effet, l’intérim lui donne une opportunité de distinction, mais aussi une position moins contraignante que dans une institution sociale classique, facilitant une certaine liberté d’action et de mouvement. Par cette façon d’échapper aux institutions qu’il décrit comme « figées » et « rigides », il ouvre des passages vers les jeunes. Autrement dit, cette forme de travail à distance des institutions constitue un moyen d’être plus autonome dans son travail, tout en proposant un accompagnement mieux adapté et plus à l’écoute des mineurs en errance. Il s’agit également de créer des connivences et une proximité subjective avec les jeunes dans l’opposition partagée aux titulaires et dans le rejet des institutions sociales. Le discours d’Abdelhafid, quand il fait le portrait de jeunes « trop encombrés » pour créer des passages vers l’apprentissage, paraît très imprégné d’un cadre de référence psychologique ce qui nous rapproche un peu plus de la figure de « l’éducateur passeur » décrite par Rouzel. « Il y a un vrai travail de déblayage de leurs affects, de

91 leur histoire, de leur vécu, de leur déception dans leur milieu d’abord, nous raconte-t-il, et après de leurs déceptions des placements ». En revanche, Abdelhafid explique que si passage il y a, il ne va pas attendre de spectaculaires avancées. Seuls d’infimes déplacements et de modestes changements sont possibles. Face à certains mineurs en rupture de lien, comme il les nomme, il ne vise plus leur « intégration sociale », leur « réinsertion », leur « resocialisation » ; il vise uniquement la rencontre. « Se regarder, se dire bonjour, pour le premier jour, c’est déjà bien. Pour des gamins qui sont corsés, c’est tout doucement », nous explique-t-il. Ces formes de lien subtiles font écho à un ouvrage de Jacques Ion sur Le travail social au singulier21. L’auteur y montre que les travailleurs sociaux, face à des situations de désaffiliation extrêmes, n’ont souvent plus que la relation à offrir et leur personnalité comme unique ressource à mobiliser. Les visées consisteraient davantage à aider l’usager à se définir lui-même – l’identité devenant la problématique de la relation – plutôt qu’à tenter de produire de la socialisation avec des supports collectifs. Pour Jacques Ion, la relation dans le travail social deviendrait principalement une affaire de singularité où le social fait défaut. L’exemple d’Abdelhafid nous permet ainsi d’illustrer les ambigüités de la posture des intérimaires en protection de l’enfance. Premièrement, il est paradoxal de constater que les éducateurs intérimaires de passage revendiquent, dans certaines circonstances, la création de conditions plus propices d’accompagnement et la facilitation des passages pour atteindre des mineurs réfractaires aux travailleurs sociaux en poste fixe. À ce titre, Abdelhafid rend responsable les travailleurs sociaux dans leur incapacité à créer des relations avec certains mineurs. La posture atypique des intérimaires vis-à-vis des institutions sociales, perçues comme bloquées et sclérosées, pourrait constituer, au contraire, un atout pour se distinguer des autres éducateurs et une nouvelle manière d’être un passeur. Deuxièmement, on peut retenir que si passage il y a, c’est avant tout une question de rencontre avec les éducateurs plus que de passage vers le social et une resocialisation. Nous avons pu voir avec l’exemple d’Abdelhafid que la relation interindividuelle et la dimension psychologique prédominent, ce qui réduit un peu la plurivocité de la figure du passeur à son acception la plus commune inspirée par la psychanalyse.

21 Jacques Ion, Le travail social au singulier, Paris, Dunod, 2006, p.91-111.

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Le passeur sans issue Loin de se vivre tous comme des passeurs, certains intérimaires estiment intervenir quand il est déjà trop tard, quand plus rien ne peut changer. Nous allons explorer cette forte occurrence dans les entretiens d’une représentation « figée » et « close » de la situation. Pour cela, nous allons évoquer l’entretien réalisé avec Alice, une jeune éducatrice diplômée depuis un an, qui tente par ce biais de s’insérer professionnellement et de multiplier les expériences pour trouver sa voie dans le champ du travail social. Contrairement à Abdelhafid, Alice a le sentiment qu’être intérimaire, ne faire que passer dans les institutions ou changer de mission à la moindre difficulté, lui fait participer à ce qu’elle qualifie « d’abandon sur abandon sur abandon » des mineurs. La mission de protection de l’Enfance ne serait pas du tout effective pour elle mais reproduirait, au contraire, l’abandon dont ont été victimes certains mineurs. En effet, l’instabilité professionnelle liée au statut d’intérimaire marque des limites dans le suivi au long court en produisant des situations de rupture parfois brutales pour les mineurs comme pour les professionnels. Or, pour Goguel d’Allondans, « accompagner des passages » implique d’oser « une temporalité vécue », c'est-à-dire un temps long constitutif de la relation éducative22. Nous sommes donc en droit de s’interroger sur la pertinence de cette flexibilisation salariale pour l’accompagnement de mineurs déjà fragilisés par des situations d’instabilité. Parallèlement, le désœuvrement et la sensation de ne plus rien pouvoir faire pour les jeunes sont souvent évoqués. Alice nous raconte l’histoire d’une jeune femme – Widad ici nommée – qui, à force de fugues et de comportements de mise en danger, n’a plus trouvé d’endroit où être accueillie. Widad a donc été suivie par des éducateurs intérimaires pendant plusieurs mois dans un hôtel parisien. Alice décrit avoir assisté, impuissante, à la lente décente de Widad qui « se dégradait physiquement et moralement » en adoptant des conduites d’errance à répétition jusqu’à ne plus revenir pendant plusieurs semaines. Face à l’absence, Alice décrit une équipe d’intérimaires « démunie », « dépassée » et sans recours vis-à-vis des institutions sociales et médicales. Elle interroge la pertinence de l’intervention sociale dans ces circonstances mais reconnait, malgré tout, la nécessité de leur présence pour signifier à Widad que son retour est attendu ainsi que pour tenter de limiter ses prises de risque. Si la situation peut

22 Thierry Goguel d’Allondans, Anthropo-logiques d’un travailleur social, passeurs, passages, passants, Paris, Teraèdre, 2003, p.52.

93 paraitre figée, c’est également parce qu’Alice a parfois le sentiment d’être embarquée dans le monde de Widad. Son accompagnement de plusieurs mois à ses côtés lui donne l’impression « d’être dans un autre monde, nous raconte-t-elle, et dans une sphère un peu étrange, d’être enfermée dans une bulle psychotique. » Comme les sollicitations d’Alice à l’égard des institutions restent sans réponse, elle se sent seule responsable de la jeune en fugue qui finit par envahir ses pensées et sa vie privée. Cet exemple illustre que la posture d’intérimaire n’est parfois plus celle de la circulation, du passage et du pont entre des mineurs et leur environnement, mais peut être vécue comme une situation d’enfermement des jeunes avec les éducateurs. Notons, pour résumer cette dernière partie, que le mythe du passeur est le plus souvent convoqué en son envers. Les intérimaires évoquent leur sentiment d’être démunis, de « ne plus rien attendre » des jeunes, de se sentir prisonniers d’eux, mais également de participer à un processus d’exclusion en reproduisant l’abandon social dont ils sont victimes. Par ailleurs, cette position d’intérimaires en première ligne sur le terrain en situation de crise et cette répartition du « sale boulot » soumettent davantage le personnel précaire aux risques et à la pénibilité du travail23, mais aussi à cette impression d'être sans recours. Cela pourrait tenir, en partie, à leur éloignement institutionnel et au manque de soutien permettant de prendre de la distance face à ces situations. On peut donc faire l’hypothèse qu’ils se retrouvent, dans ce cas, responsabilisés individuellement pour prendre en charge les mineurs.

C’est encore la figure du passeur qui organise pour une large part les représentations des éducateurs intérimaires missionnés par l’Aide Sociale à l’Enfance ; ceux-ci sont tantôt représentés comme de « super-passeur », tantôt comme étant dans une situation de blocage indépassable. Comme nous l’avons vu, l’intérim peut parfois permettre aux éducateurs d’être des passeurs en palliant aux blocages rencontrés par les éducateurs en poste fixe grâce à de menus arrangements : chercher de subtils changements, faire du travail de rue, changer de mission pour éviter les situations figées, exercer à distance des institutions... À l’inverse, leur statut atypique peut également engendrer des situations d’enfermement ou des situations inextricables avec les mineurs. Quand les éducateurs intérimaires ont l’impression de ne pas trouver de recours soutenant du côté des institutions, ni de supports collectifs sur lesquels

23 Jacques Ion, Bertrand Ravon, Les travailleurs sociaux, Paris, La découverte, Repères, 2005, p. 56-62.

94 s’appuyer, il reste une relation duelle parfois envahissante et une charge, tant émotionnelle qu’en termes de responsabilité, lourde à porter individuellement. On peut enfin se demander si l’intervention sociale des intérimaires n’est pas une forme de pansement. De fait, Marc Henri Soulet définit le travail social de dernier recours comme un « palliatif » qui consisterait à maintenir une forme d’accompagnement social d’urgence et de réduction des risques auprès des mineurs qui échappent à l’institution, mais sans plus aucune visée éducative24. Ainsi pour Robert Castel « le travailleur social est alors comme un passeur qui s'apercevrait en cours de traversée qu'il n'y a plus de berge où conduire son passager ».25

Notice bio-bibliographique : Charlène Charles est doctorante en 1ère année et monitrice à Université Paris VII- Diderot, UFR de Sciences Sociales, Laboratoire de Changement Social et Politique (LCSP). Elle prépare, sous la direction de Patrick Cingolani, une thèse intitulée « Un travail social précaire ? Travail atypique ou dégradation des conditions d’exercice dans le secteur socio-éducatif ».

24 Marc-Henri Soulet, « La reconnaissance du travail social palliatif », Dépendances, n°33, 2007. 25 Robert Castel, « Du travail social à la gestion sociale du non-travail », Esprit, n°241, mars-avril 2008, p. 42.

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III – Figures du passeur

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Juan Gil de Zamora (Ordre des Frères Mineurs,1 ca. 1241- 1318) : Passant, Passeur, Pasteur.

Adrienne Hamy Université Paris VII-Diderot (CERILAC) / EPHE / Casa de Velázquez [email protected]

Mots-clés : homilétique ; mariologie ; encyclopédisme ; ordres mendiants ; réseaux intellectuels ; Alphonse X ; Sanche IV ; péninsule ibérique ; édition critique Keywords: homiletics; mariology; encyclopaedism; mendicant orders; intellectual networks; Alfonso X; Sancho IV; Iberian Peninsula; critical edition

Résumé : Le thème des septièmes Rencontres Doctorales LLSHS de l’Université Paris Diderot, « Passages, Passeurs, » a permis un fécond passage en revue des diverses facettes de mon objet : la figure érudite de l’encyclopédiste franciscain Juan Gil de Zamora (ca. 1241-1318). Je me propose ici de souligner l’extrême mobilité de son parcours physique, politique et linguistique, la fluidité de sa réception et la circulation trans-générique des thèmes spirituels qu’il eut à cœur de transmettre à ses pairs et frères comme à ses maîtres-disciples et à ses amis-supérieurs.

Abstract: “Crossings”, the theme of the Seventh Paris-Diderot Doctoral Conference, was the opportunity to test the fertility of the life and works of a most learned and mysterious figure: the Franciscan encyclopaedist Juan Gil of Zamora (ca.1241-1318). I aim in this article at emphasising his physical, political and linguistic mobility, the fluidity of his reception and the intergenerical circulation of spiritual topics he transmitted as moral and didactic models addressed to his friars, friends and masters.

« Le bon historien (…) ressemble à l'ogre de la légende. Là où il flaire la chair

1 L’ordre des frères mineurs, OFM ou ordo fratrum minorum en latin, est la manière officielle de nommer les franciscains, cette dernière appellation renvoyant au nom du fondateur, François d’Assise (1182-1226). Avec l’ordre des frères prêcheurs, ou dominicains, du nom de leur fondateur Dominique de Guzmán (1170-1221), l’ordre des franciscains constitue ce que l’on désigne souvent comme deux des principaux « ordres mendiants », ordres dit réguliers car régis par une règle. Apparus presque en même e temps au début du XIII siècle, les ordres mendiants incarnent le désir ecclésial d’un renouveau des outils propices au salut des fidèles. L’indispensable vecteur en est la prédication, appuyée sur une formation solide et une conduite exemplaire.

98 humaine, il sait que là est son gibier. »2 Faisant mienne cette phrase de Marc Bloch, je e traque l’odyssée d’un mystérieux frère mendiant du XIII siècle. Polygraphe castillan, ami des grands et oublié de l’Histoire, Juan Gil de Zamora (ca. 1241-1318) est l’un de ces nains juchés sur des épaules de géants de la fameuse formule3 attribuée à Bernard de Chartres par Jean de Salisbury. Traités sur les poisons et sermons, offices et chroniques, ouvrages de rhétorique, d’astronomie ou encore d’anatomie4 : son œuvre, adressée aux clercs et aux princes, est immense et en partie inédite. Elle compile une gigantesque somme de savoirs et fut conçue dans la perspective unificatrice d’une encyclopédie pastorale et d’un véritable réservoir de matière destinée à la prédication. Élève des studia franciscains et lui-même maître de ses frères, conseiller de rois lettrés et précepteur d’un prince, encyclopédiste majeur et méconnu, il circule dans l’Europe universitaire et constitue un témoin privilégié de la e vie intellectuelle et des enjeux de pouvoir dans la péninsule ibérique au XIII siècle. Passant, passeur, pasteur : les termes ne manquent pas pour caractériser cet homme en charge d’âmes. Ce sont ces trois axes qui me permettront d’explorer le thème du passage en circulant à travers la vie et l’œuvre de cet auteur, à partir des éléments les plus récents5 de mes travaux en cours.

Le passant Au carrefour La figure de Juan Gil se dérobe, à cheval sur les frontières et au cœur des controverses. Formation intellectuelle, rapports avec le pouvoir castillan, charges dans l’ordre franciscain : voici trois étapes de sa biographie que je vais d’abord remettre en contexte, afin de souligner la position intermédiaire de Juan Gil. Envoyé à Paris pour y étudier dans les bouillonnantes années soixante-dix du

2 Marc Bloch, Apologie pour l’Histoire ou Métier d’historien, « Cahier des Annales », 3, Paris, Armand Colin, 1949 (2e édition, 1952), p. 18. 3 Je traduis la fameuse formule issue de Jean de Salisbury, Metalogicon, III, 4 : « Dicebat Bernardus Carnotensis nos esse quasi nanos gigantium humeris insidentes, ut possimus plura eis et remotiora videre, non utique proprii visus acumine aut eminentia corporis, sed quia in altum subvehimur et extollimur magnitudine gigantea ». 4 Pour une mise au point récente de la liste de ses œuvres : Soledad Bohdziewicz, « El Liber Mariae de Juan Gil de Zamora. Hacia un estado de la cuestión. », Incipit, XXXII-XXXIII, 2012-2013, note 9, p. 170. Je la remercie pour sa générosité. 5 Soit juin 2014, date de ma communication aux septièmes Rencontres Doctorales LLSHS de l’Université Paris Diderot-Paris VII. J’ai depuis publié l’article que voici sur certaines découvertes qui ont suivi : Adrienne Hamy, « Juan Gil de Zamora, Apis Dei : hallazgos homiléticos y propuestas. », Studia Zamorensia (segunda etapa), vol. 13, déc. 2014, p. 71-93. Disponible en ligne : http://revistas.uned.es/index.php/studiazamo/article/view/13694.

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e XIII siècle, Juan Gil de Zamora se trouve nécessairement au cœur des querelles statutaires et théologiques qui opposèrent parfois les réguliers aux évêques et aux maîtres en théologie. Ces querelles portaient tant sur la formation des réguliers et leur intervention que sur les relations de la philosophie et des sciences naturelles avec la théologie, ou encore sur la conception immaculée de la Vierge. Ce sont autant d’éléments qui apparaissent en filigrane dans ses ouvrages. Et ce à l’époque de la censure par l’évêque Tempier des deux cent dix-neuf propositions qui seraient issues de l’enseignement des maîtres de la Faculté des Arts de l’université parisienne. Cette censure constitue l’une des grandes mises au point doctrinales de l’histoire de 6 e l’Occident médiéval . Paris au XIII siècle concentre les principales écoles de théologie de tous les pays d’Europe et constitue l’atelier privilégié de bien des outils conceptuels et scolaires7. Ce bagage traversera les Pyrénées avec Juan Gil.

Dans la cour castillane ensuite, proche d’Alphonse X et précepteur du futur roi

Sanche IV dont il aurait été le secrétaire, il est pris en étau dans les féroces batailles de succession sur fond de révoltes nobiliaires. Celles-ci opposent Alphonse X à son deuxième fils Sanche. En effet, après la mort du fils aîné, Ferdinand de la Cerda, les fils de ce dernier réclament la place de l’héritier, s’opposant à leur oncle Sanche8. On trouve aussi Juan Gil arbitrant les disputes entre les bourgeois de Zamora et leur souverain 9 Sanche IV . Ami du ministre général des franciscains, Raymond de Godefroi10, et lui-même ministre de la province franciscaine du Portugal à la fin de sa vie, il est concerné par la querelle spirituelle qui ébranle l’ordre mendiant. Cette querelle représente une prise de conscience visant à réintroduire dans l’ordre une interprétation rigoureuse de l’esprit de pauvreté. Raymond de Godefroi en est partie prenante. Juan Gil probablement aussi. Il

6 Alain Boureau, « La censure dans les universités médiévales (note critique) », Annales. Histoire, Sciences sociales. 55e année, 2, 2000, p. 313-323. http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/ahess_03952649_2000_num_55_2_2798 49. 7 Voir par exemple l’importante étude de Nicole Bériou, La Prédication de Ranulphe de la e Houblonnière. Sermons aux clercs et aux simples gens à Paris au XIII siècle, Paris, Etudes Augustiniennes, 1987. 8 Arsenio Dacosta, « El rey virtuoso : un ideal político del siglo XIII de la mano de fray Juan Gil de Zamora », Historia, instituciones, documentos, 33, 2006, p. 102. 9 Cesáreo Fernández Duro, Memorias históricas de la ciudad de Zamora, su provincia y obispado por el capitán de navío Cesáreo Fernández Duro, I, Madrid, 1882, p. 469. 10 Juan Gil dédie son Liber contra uenena et animalia uenenosa « ad uenerabilem patrem fratrem R., generalem ministrum », (je traduis : « à mon vénérable père, le frère R., ministre général »). Édition par Cándida Ferrero Hernández, Barcelone, Reial Acadèmia de Bones Lletres, 2009, p.71.

100 me faudra, au cours de mes recherches futures dans toute l’œuvre égidienne11, encore partiellement inédite, mener un examen systématique de ses virulentes attaques contre les prélats qui se préoccupent « non des messes mais des mets, (…) non de Salomon mais de saumon, »12 afin de mesurer le degré de violence des condamnations proférées par Juan Gil contre les dignitaires corrompus et les clercs enrichis. Ainsi donc, entre cour et cloître, monde ultra-pyrénéen et Péninsule, élite savante « européenne » et clercs ibériques ignorants dénoncés par les divers synodes contemporains, il promena sa longue vie. Les érudits des siècles suivants13 en vinrent même à développer la légende suivante : Juan Gil atteignit un âge si avancé qu’il ne savait plus comment former les mots.

En mouvement Ce témoin permanent et arbitre occasionnel circula fort souvent dans les divers centres politiques et religieux évoqués, à travers sa formation universitaire, sa collaboration avec le pouvoir et les commandements de son ordre. C’est d’abord en tant que disciple que l’on peut déceler sa trace. Diverses pistes nous mènent dans les lieux de formation de l’Europe universitaire : Salamanque14, Tours15, Toulouse16, Italie17 (sans certitude à ce stade de mes recherches), et Paris. C’est là qu’il reçoit une bonne partie de ce qu’il transmettra, fidèle aux recommandations du concile IV de Latran. Tenu en 1215, ce concile invite à un regain de la moralisation des clercs et de la pastorale auprès des fidèles. Aspirant-prédicateur, Juan Gil est probablement sélectionné pour fréquenter le Studium generale des frères mineurs de

11 Le terme « égidien » a été forgé par les spécialistes de Juan Gil à partir du nom latin de Juan Gil de Zamora : Iohannes Aegidii Zamorensis. Il est également souvent désigné comme : « le Zamoran », d’après le nom de sa ville d’origine, Zamora, située à deux cent cinquante kilomètres au Nord-Ouest de Madrid. 12 Fernando Lillo Redonet, Sermonario, Juan Gil de Zamora. Estudio preliminar, edición, traducción y comentario de siete de sus sermones, Iohannis Aegidii Zamorensis Opera Omnia (IAZOO), I, Instituto de Estudios Zamoranos « Florián de Ocampo », Zamora, 2011, p. 86, proème : « non de missis sed de mensis, non de Salomone sed potius de salmone ». Je traduis. 13 Comme Alfonso de Madrigal, Comentarium in librum III Regum, III, 11, Venise, 1615, p. 57. 14 Comme en témoigne la dédicace de sa lettre adressée à son cher camarade du studium de Salamanque : « P. suo amico intimo socio Salamantice studium ». (Je traduis cette dédicace : « À son cher P., ami intime et camarade du studium de Salamanque »). Cette lettre est contenue dans le Dictaminis epithalamium, édité par Charles Faulhaber, Pise, Pacini, 1978. 15 Manuel de Castro y Castro, De Preconiis Hispanie, Madrid, Universidad de Madrid Facultad de Filosofía y Letras, 1955, p. LIV. 16 En témoigne la dédicace du Proslogion seu de accentu et de dubitabilibus Biblie contenu dans le manuscrit 114 de la Bibliothèque communale de Todi. 17 Cándida Ferrero Hernández, Op. cit., p. 27, note 38 évoque la provenance italienne de certaines sources miraculaires mariales utilisées par Juan Gil dans ses Legendae sanctorum, son Officium Almiflue Virginis et son De Praeconiis ciuitatis Numantine.

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Paris dans les années 1270. Il y reçoit une triple formation, pratique, intellectuelle et spirituelle18. Les cours de théologie portent sur l’Ecriture sainte : l’assistance aux leçons et la participation aux disputes et répétitions s’accompagnent d’un travail d’assimilation personnelle que l’on peut, d’après le modèle des constitutions dominicaines que l’on possède, résumer en trois mots : « Lire, écrire, prier. »19 De retour dans la péninsule, Juan Gil semble indispensable à l’univers curial castillan dans lequel il évolue. Il est à la fois proche d’Alphonse X, à qui il dédie 20 certains de ses ouvrages , et précepteur et conseiller de Sanche IV, qu’il compare à Alexandre, s’identifiant par là même à Aristote21. Le Zamoran est pourtant mystérieusement absent des sources après la mort d’Alphonse X : lors des querelles de succession déjà brièvement évoquées, a-t-il soutenu le père contre le fils qui fut pourtant d’abord ennemi puis bienfaiteur des Franciscains ? L’état de la documentation ne me permet pour le moment pas de me prononcer. Ce qui importe ici est de souligner sa mobilité au sein de la cour et au service des princes. En tant que docteur, lecteur de son couvent de Zamora, puis supérieur de sa custodie et enfin ministre de la province de Santiago, il joue un rôle clef au sein de son ordre et voyage fréquemment. La documentation franciscaine est fort peu fournie, mais les sources littéraires peuvent la compléter. J’ai par exemple récemment décelé, dans la vita de la reine Isabelle du Portugal écrite en langue vulgaire par son confesseur, un indice qui nous apprend que la reine, contemporaine de Juan Gil, appela onze clarisses de Zamora à Coimbra afin de peupler sa fondation et les fit accompagner pour leur voyage du ministre de la province franciscaine de Santiago : s’agit-il de Juan Gil ? Les dates concorderaient22.

Revenant La mort de Juan Gil suffit-elle à arrêter la diffusion de ses œuvres ? Non, bien au contraire, la circulation manuscrite demeure intense aussi bien en Espagne, au Portugal, en Italie, en France, en Angleterre qu’en Silésie et en Moravie. Cette circulation a pourtant pâti d’une Histoire ibérique mouvementée. Tout d’abord, des affirmations

18 Voir l’étude de référence de Jacques Verger, L'Essor des universités au XIIIe siècle, Paris, Cerf, « Initiations au Moyen Âge », 1997. 19 Je traduis. « legere, scribere, orare ». 20 Comme l’Officium Almiflue Virginis. Cet office est transcrit par Fidel Fita dans l’article : « Poesías inéditas de Gil de Zamora », Boletín de la Real Academia de la Historia, 6, 1885. 21 Cándida Ferrero Hernández, Op. cit., p. 31. 22 Stéphane Boisselier, « La Vie de S. Isabelle de Portugal en langue vulgaire : présentation et traduction annotée du texte original », Revue Mabillon, 18, Paris, 2007, p. 217-252.

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e e 23 érudites du XVI au XIX siècles répandirent l’idée d’un immense ensemble scientifique disparu, en six ou sept tomes, dit des Egidios, d’après le nom latin Gilles, Aegidius, ce qui contribue à brouiller les pistes. Ensuite, les troubles de la desamortización - e expulsion des ordres religieux par le gouvernement espagnol du premier XIX siècle – et l’invasion napoléonienne créèrent un véritable chaos documentaire, bien souvent irrémédiable. Mais l’espoir de trouvailles reste bien vivace, ce dont cette citation donne un aperçu, pour la documentation franciscaine : Il y eut des pertes, et des pertes tragiques, bien que toutes ne soient pas imputables aux troupes de Napoléon et à ‘ces maudits libéraux.’ Et des éléments réapparaissent : par exemple, le cache de e bulles du XIII siècle dont la récente découverte dans un placard sous les escaliers d’une maison privée à Astorga compense quelque peu la perte […] des parchemins que les bonnes religieuses de Ciudad Rodrigo transformèrent en patrons de couture au début des années 1900.24 Depuis toujours, le manuscrit d’Assise était présenté comme l’unique témoin des sermons de Juan Gil25. Or depuis un an se sont multipliées les découvertes. Grâce aux recherches de Cándida Ferrero Hernández26, me furent communiquées les références tout d’abord d’un manuscrit chartreux en Moravie27 et d’un manuscrit dominicain en Silésie28 contenant des sermons de Juan Gil que j’ai pu aller consulter sur place. J’ai ensuite identifié, à Paris29, un recueil de sermons jusqu’alors anonymes de Juan Gil, recueil ‘de poche’ dominicain d’un frère de Compiègne. Par un effet de dominos, je suis

23 Celles de Lucas Wadding (1588-1657) par exemple. 24 Je traduis. Peter Linehan, « A tale of two cities: capitular Burgos and mendicant Burgos in the thirteenth century », Church and city, 1000-1500 : essays in honour of Christopher Brooke, in David Abulafia, Michael Franklin et Miri Rubin éd., Cambridge, New York, CUP, 1992, p. 81-110. « There have been some losses, tragic losses, though not all of them are attributable to Napoleon’s troops and ‘esos malditos liberales’. And things do turn up : for example in the cache of thirteenth century bulls whose recent discovery in a cupboard under the stairs of a private house in Astorga provides at least some compensation (…) for the loss of the pergaminos which the good nuns of Ciudad Rodrigo converted into sewing patterns in the early 1900s. » 25 Fernando Lillo Redonet, Op. cit., p. 22. 26 Directrice de la collection Iohannis Aegidii Zamorensis Opera Omnia (IAZOO) de l’Instituto de Estudios Zamoranos Florián de Ocampo. 27 Voir aussi Philippe Pons, « Les auto-références dans l’œuvre encyclopédique de Juan Gil de Zamora comme témoignage de la conception progressive de l’ouvrage », Spicae, Cahiers de l’Atelier Vincent de Beauvais, Nouvelle série, 2, 2012, note 6, p. 122. En ligne : http://halshs.archives-ouvertes.fr/docs/00/81/74/02/PDF/spicae2_Pons.pdf. Le manuscrit Olomouc M.II.243 est décrit dans Martin Bohacek et František Čada, Beschreibung der mittelalterlichen Handschriften der Wissenschaftlichen Staatsbibliothek von Olmütz. Bausteine zur slavischen Philologie und Kulturgeschichte, Cologne, Weimar, Vienne, Böhlau, 1994. Il est disponible sur le site de la Vědecká Knihovna http://dig.vkol.cz/dig/fbmii243/index1.htm et sur le portail Manuscriptorium : http://www.manuscriptorium.com/apps/main/en/index.phprequest=show_tei_digidoc&virtnum=0&client 28 Cieszyn SZ.DD.V.7. Marian Zwiercan, Katalog średniowiecznych rękopisów Książnicy Cieszyńskiej, Breslau, Centrum Badań Śląskoznawczych i Bohemistycznych Uniwersytetu Wrocławskiego, 2003. Mis en ligne par la Śląska Biblioteka Cyfrowa http://www.sbc.org.pl/dlibra/doccontent?id=14738&from=FBC et sur le portail Europeana. http://www.europeana.eu/portal/record/09404/id_oai_www_sbc_org_pl_14738.html. 29 Paris BN Lat. 18195. Mis en ligne par la BNF : http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b9067200t.

103 parvenue à attribuer à Juan Gil certains sermons contenus dans d’imposants manuscrits bénédictins à Worcester30 et à Cambridge31. Ces découvertes inopinées changent la donne : il semble que la pastorale de Juan Gil ait connu un succès concret. Le corpus de textes, transmis tantôt sous son nom, tantôt de manière anonyme dans d’importantes collections, en est démultiplié. Cette floraison et cette diversité sont-elles si étonnantes ? Les ordres cistercien et chartreux, ainsi que les ordres franciscain et dominicain, plus récents, ont entretenu d’étroits liens intellectuels et spirituels, ce qui a favorisé cette circulation. Par ailleurs, Juan Gil évolue dans un milieu mendiant universitaire : les sermons sont par essence des textes copiés, recopiés et partagés pour être lus, imités et prononcés.

Le passeur Interlocution Cet être de chair qui circule et nous échappe est en effet un homme d’enseignement. La structure organique de son grand œuvre en est une preuve. Celui-ci est dédié tantôt à des princes et à des prélats, tantôt à ses frères, maîtres ou disciples en religion, et enfin s’adresse aussi aux naturalistes. Il est charpenté de manière complexe par des jeux de répétitions inter-génériques et de renvois32. Juan Gil se définit avant tout comme un être relationnel, son œuvre étant tournée vers le partage des informations, la formation de son entourage et la volonté spirituelle moralisante. Il serait trop long de développer ici la liste des amitiés royales, mendiantes et épiscopales qu’il a entretenu. De plus, les probables relations scientifiques qu’il noua pourraient être reconstituées grâce à ses dédicaces, ses correspondances épistolaires, des échos textuels parsemant son œuvre immense. Délimitons plutôt par ses ombres le contour du Franciscain, rappelant certaines propositions historiographiques récentes. Voici ce que l’on peut lire dans le fier prologue au long traité sur les animaux de son

30 Worcester Cath. F 126. Rodney M. Thomson, collaboration Michael Gullick, A descriptive catalogue of the Medieval Manuscripts in Worcester Cathedral Library, Cambridge, D.S. Brewer, Rochester, New York, Boydell & Brewer, 2001. 31 Cambridge Jesus College Q.A.13. Montague Rhodes James, A Descriptive catalogue of the manuscripts in the Library of Jesus College, Cambridge, Londres, CUP, 1895, p. 11-12. 32 Par exemple les quatre rédactions distinctes de la Legenda de saint Ildephonse énumérées par Cándida Ferrero Hernández dans l’introduction de son édition du Liber contra uenena, op. cit., p. 35. Cette légenda est présente dans deux chapitres du Liber Mariae, dans le manuscrit Londres BL Add. 41070 des Legendae, 14r-25r, et dans le manuscrit Madrid BNE I, 247, f. 26v-32r. Ou encore, nombre de formules témoignent de renvois explicites, tel que : Luis García Ballester, Historia Naturalis, op. cit., p. 950, rubrique « De aranea » : « De qua et de naturis piscium tractabimus, disseremus plenius, Ihesu duce. » (je traduis : « Sur l’araignée », « De celle-ci et de la nature des poissons nous traiterons et disserterons plus longuement, sous la conduite de Jésus »).

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Histoire naturelle : Que mes rivaux apprennent tous, eux qui ne savent rien faire d’autre qu’aboyer contre les savants, que jusqu’à ce jour, à propos des choses naturelles et des propriétés des grands animaux mais aussi des tout petits, rien de plus complexe et parfait ne leur a été transmis que ce qui sera traité dans cet ouvrage.33 À cette sortie contre des rivaux critiques de son entreprise scientifique, ajoutons que le traité sur les poisons du même auteur est dédié à son ami le ministre général Raymond de Godefroi, soutien du mouvement spirituel qui, selon Ubertin de Casale, fut empoisonné en 1310 en Avignon. Si de plus l’on prend en compte que certains des paratextes égidiens semblent témoigner du positionnement proche de Juan Gil avec ce mouvement spirituel, l’on peut avancer que celui-ci a pu avoir affaire à de périlleuses intrigues.

Compilation Juan Gil est le dernier encyclopédiste médiéval, après le grand triumvirat formé par Vincent de Beauvais, Thomas de Cantimpré et Barthélémy l’Anglais. Si je compare les textes édités comme inédits dont je dispose, un sentiment s’impose : Juan Gil a un grand souci didactique et moral qui passe par une étude des ‘choses naturelles’ dans tous les genres possibles. Citons la moralisation de certains de ses traités de zoologie, ses charges de précepteur ou de lector, ou ses nombreuses dédicaces. À l’étudier dans le détail, j’estime que son œuvre est pensée comme un grand ensemble organique. Elle constitue un réservoir de matière pour la prédication et organise de manière alphabétique une imposante somme de connaissances. Ce qui permet une consultation ponctuelle pour des besoins pastoraux spécifiques. Ce souci de compilation encyclopédique repose sur une volonté de mise en ordre du réel perçu comme miroir du divin34. Il s’inscrit dans l’ample mouvement scientifique que connaissent l’Université e parisienne comme la Castille du XIII siècle. Juan Gil y occupe une place particulière, dans la Péninsule, à la croisée des enjeux de pouvoirs et des conflits idéologiques, en

33 Luis García Ballester, Historia Naturalis, op. cit., p. 1558 : « Sciant autem omnes emuli mei, qui nichil aliud noverunt quam contra studiosos homines oblatrare, quod usque in hanc diem de naturas et propietatibus animalium magnorum videlicet et eciam minutorum, nichil complecius aut perfeccius fuit traditum eis que in hoc opere ». Je traduis à partir de l’article de Charles García, « Miroir des anciens et e observations sur les animaux dans l’encyclopédisme castillan du Moyen Âge (XIII siècle) », e-Spania, 15 juin 2013, mis en ligne le 24 mai 2013. URL : http://e-spania.revues.org/22461. Cf. enfin : Cándida Ferrero Hernández, « Regimen sanitatis zelantibus ? », Cahiers de recherches médiévales, http://crm.revues.org/11498, mis en ligne le 15/06/12, §22, article dont le propos qui suit rend compte. 34 Luis García Ballester, « Naturaleza y Ciencia en la Castilla del siglo XIII. Los orígenes de una tradición : los Studia franciscano y dominico de Santiago de Compostela (1222-1230) », Arbor, CLIII, 604-605, avril-mai 1996.

105 filigrane dans ses œuvres.

Polyglossie Juan Gil est consciemment au carrefour des langues de son époque. Il fait dans ses ouvrages historiques l’apologie de la clarté de la langue vulgaire. Il y loue Alphonse

X pour son projet de traduire vers sa langue maternelle tous les écrits possibles, humains comme divins, afin qu’ils puissent être accessibles pour tous. Le latin était devenu une langue chargée de secrets, y compris pour les sages35. Or, il semblerait que, malgré ces affirmations, Juan Gil ait fait usage exclusif du latin. Et que dire de l’arabe et de l’hébreu ? Juan Gil se trouve au cœur de ce que l’on appelle si souvent « l’Espagne des Trois Cultures », creuset mythique dont le scriptorium d’Alphonse X est un outil. Mais, si on lui attribue souvent la rédaction des

Cantigas de Santa María d’Alphonse X ou encore du Lucidario de Sanche IV, Juan Gil semble être l’un de ces grands intellectuels castillans demeurés en marge des échanges entre clercs chrétiens et savants juifs et musulmans. Cette affirmation est cependant peut-être biaisée par l’absence de sources exhumées à ce stade de mes recherches. Si rien de sûr ne vient encore témoigner d’une familiarité de Juan Gil avec les langues plus orientales, ce dernier n’hésite pas dans ses ouvrages historiques, en revanche, à doter Aristote et Avicenne d’une origine ibérique36.

Le pasteur Transparence Approchons-nous à présent de la lettre même des textes. L’un des fascinants intérêts de l’œuvre égidienne est l’intense circulation de la matière dont il use à des fins pastorales. Prenons l’exemple de la lumière, si chère à ce franciscain, dont le fondateur François d’Assise louait « sœur Lune » et « frère Soleil »37. Quatre extraits presque contemporains, tous ibériques, mais en diverses langues (latin, galaïco-portugais, riojan), recourent au symbole de la verrière - traversée par la lumière mais non brisée -

35 Je restitue l’essence du passage transcrit par Fidel Fita dans son article « Biografías de San Fernando y de Alfonso el Sabio », Boletín de la Real Academia de la Historia, 5, 1884, p. 331-345. 36 Francisco Rico, « Aristoteles Hispanus : en torno a Gil de Zamora, Petrarca y Juan de Mena », Italia Medioevale e Umanistica, 10, Padoue, 1967, p. 143-164. 37 Voir Canticum fratris Solis vel Laudes Creaturarum (Je traduis : Cantique de frère Soleil ou Louanges des Créatures) : « (5) Laudato si, mi signore, per sora luna e le stelle, in celu l’ài formate clarite et pretiose et belle », (« Loué sois-tu, mon Seigneur, pour sœur lune et les étoiles, dans le ciel tu les as formées claires, précieuses et belles. ») Texte et traduction : François d’Assise. Ecrits, éd. Kajetan Esser, Sources chrétiennes n° 285, Paris, Cerf, 2013, p. 342-343.

106 pour signifier la maternité virginale38. Ils témoignent de la fécondité poétique d’une image que Juan Gil, seul des trois auteurs ici présentés, utilise à des fins liturgiques et pastorales. Dans sa Loor de Nuestra Senora 209, Gonzalo de Berceo (ca. 1197-1264) s’exprime ainsi : Par la vitre se pourrait le processus expliquer : De même que la traverse un rayon de soleil sans la briser, De même sans corruption aucune as-tu engendré, Comme si par le regard tu étais passée 39 Á la strophe 25 de la Cantiga 413 d’Alphonse X, l’on entend : Et de ceci la preuve véritable je vous montre Qu’est le soleil quand il entre par une vitre Et la transperce sans aucunement Briser son état d’antan40 Dans le Nocturno III de l’Officium Almiflue Virginis de Juan Gil, se retrouve le balancement : De même que le Soleil fournit Son rayon sans lésion, De même la Vierge donna un Fils Sans corruption.41 Enfin, dans le premier sermon marial que consacre Juan Gil à l’annonciation de la Vierge, l’on peut lire : Ainsi, de même que le soleil naissant dans les hauteurs transperce le cristal et fait resplendir la fenêtre vitrée, de même la grâce émise des cieux dans le sein de la Vierge a purifié, sanctifié, illuminé toute l’âme de la Vierge.42

Écho Le recours homilétique aux exempla43 est une manière commune de toucher l’auditoire dans la prédication médiévale. En voici une illustration : Ebbon, le voleur pendu, est le héros malgré lui d’un miracle marial que l’on retrouve aussi bien dans le premier sermon sur la nativité de la Vierge de Juan Gil que dans son traité sur la Vierge

38 Yrjö Hirn, « La verrière, symbole de la maternité virginale », Neuphilologische Mitteilungen, 29, 1928, p.33-39. 39 Je traduis. Isabel Uría et alii, Gonzalo de Berceo. Obra completa, Madrid, Espasa-Calpe, « Clásicos castellanos », 1992. « En el vidrio podria asmar esta razon Como le pasa el rayo del sol sin lesion, Tu asi engendreste sin nula corruption, Como si te pasases por una vision. » 40 Je traduis. Walter Mettmann, Afonso X, o Sabio. Cantigas de Santa Maria, Acta Universitatis Conimbrigensis, vol. III, 1964, p. 381. « E desto vos mostro prova verdadeira Do sol quando fer dentro ena vidreira, Que pero a passa, en nulla maneira Non fica britada de como siya. » 41 Je traduis. Fidel Fita, « Poesías inéditas de Gil de Zamora », Boletín de la Real Academia de la Historia, 6, 1885, p. 387. « Sicut emittit radium Sol absque lesione, Sic Virgo dedit filium Sine corruptione ». 42 Je traduis. Manuscrit Assise 414 : « Unde sicut sol oriens in altissimis perfundit cristallum et facit splendescere fenestram uitream, sicut gratia emissa de celis in uterum Virginis mundauit, sanctificauit et ille luminauit totam ipsius Virginis animam. » 43 Jean-Claude Schmitt, « Recueils franciscains d’exempla et perfectionnement des techniques e e intellectuelles du XIII au XV siècle », Bibliothèque de l’École des Chartes, 135, I, 1977, p. 5-22.

107 et dans les recueils de nombreux auteurs comme Jacques de Voragine, sans compter la e 44 quinzaine de manuscrits anonymes du XIII siècle . Il fait partie de la catégorie des miracles de sauvetage. Le miraculé est un marginal, un voleur. Marie, à l’encontre des lois humaines et divines, le sauve de la pendaison en lui soutenant les pieds jour et nuit, car il lui est dévot. L’homme se fait ensuite moine. L’œuvre de Juan Gil constitue ainsi une véritable caisse de résonance de la matière miraculaire occidentale et témoigne de l’utilisation variée d’une cellule narrative démontrant la puissance salvatrice de la Mère du Christ, capable de convertir les éléments les plus dangereux du tissu social en sujets obéissants et reconnaissants.

Hyperlien Une autre passerelle, cette fois inter-générique, permet à des ouvrages essentiellement différents de se répondre, attestant un projet pédagogique destiné à des lecteurs ou auditeurs divers. Ainsi est rapportée l’histoire du salut par Marie, convoquée de manière identique à l’orée d’un légendier, d’un traité sur les poisons et d’un recueil de sermons. Ceci me permettra de finir en illustrant la technique compositionnelle de Juan Gil : les fiches, les hyperliens et le copier-coller. L’on décèle en effet dans la transition entre les sermons sur la nativité de Marie et son annonciation un long passage emprunté à un sermon attribué à Nicolas de Clairvaux45. Or, le même texte se retrouve dans la Legenda46 évoquant l’annonciation de la Vierge, mais aussi dans le proème de l’antidotaire47, avec cependant une modification d’importance pour ce dernier. L’état corrompu du monde est évoqué, puis la réunion, au sein de la cité céleste de Dieu et de ses anges afin de chercher une solution. Ensuite, la malédiction frappe le monde : Dieu se tait. Et enfin naît Marie. Or Marie, si souvent comparée au médecin de nos âmes ou au remède ultime dans les sermons mariaux, disparaît totalement au profit de la médecine elle-même dans le proème de l’antidotaire où est décrit le Très-Haut créant (la) Médecine. Ce n’est donc plus Marie qui naît mais la médecine. Ce changement est significatif et témoigne d’un jeu métaphorique subtil. Les glissements opérés soulignent l’importance accordée à

44 Voir http://csm.mml.ox.ac.uk/, base de données établie par le Dr. Stephen Parkinson (Linacre College, Oxford). 45 Manuscrit Assise 414. Mon édition est en cours. 46 Édition récemment publiée des Legendae sanctorum par José Carlos Martín, collaboration d’Eduardo Otero Pereira, pour la collection IAZOO, II, p. 200. Je remercie le Pr. Martín pour sa générosité. 47 Cándida Ferrero Hernández, Op. cit., p. 71-72. Le rapprochement entre le sermon et le Liber contra uenena est sien, l’ajout des Legendae mien. Je la remercie pour ses lumières.

108 cette époque au traitement médical rationnel, posant la compatibilité d’une cure spirituelle autant que scientifique des corps.

Après avoir retracé la route idéologique, géographique et manuscrite du passant que fut Juan Gil de Zamora dans un contexte troublé, ont été soulignées les méthodes relationnelles, organisationelles et linguistiques de ce passeur d’âmes. J’ai présenté enfin, dans un effet de zoom, trois illustrations littéraires d’une pastorale procédant par circulation tant interne qu’externe de la matière : la lumière comme image théologique de Marie vierge et mère, l’exemplum du voleur dévot et racheté et enfin les métamorphoses de Marie-médecin. Le thème du passage a donc permis un questionnement herméneutique fécond et transversal, tant historique que théologique et littéraire, d’une matière complexe et bariolée, d’une importante figure à la fois discrète et largement disséminée.

Notice bio-bibliographique : Dans le cadre de sa thèse de doctorat de lettres classiques (Casa de Velázquez ; ED 472 et ED 131 ; CERILAC EA 4410), sous la codirection de Jean-François Cottier (Université Paris VII-Diderot) et de Patrick Henriet (EPHE), Adrienne Hamy prépare une editio princeps traduite et commentée des sermons consacrés par l’encyclopédiste e franciscain Juan Gil de Zamora (XIII siècle) à la Vierge.

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John Clare, passeur du paysan au poète

Helen Pownall Université Paris VII-Diderot (LARCA) [email protected]

Mots-clefs : John Clare ; romantisme britannique ; poète-paysans ; vie et folklore ruraux Keywords: John Clare; British Romanticism; peasant-poets; rural life and folklore

Résumé : Cet article présente la difficulté majeure qu’a rencontré John Clare, dit le « poète-paysan », dans sa vie et sa carrière littéraire, à savoir celle de résoudre la profonde contradiction sociale et culturelle qui sépare les deux mondes compris dans cette appellation. Il explore la manière dont John Clare a dû transgresser cette barrière sociale et culturelle afin d’exister en tant que poète, et passer d’une communauté de vie à une autre. Il s’agira de questionner la manière dont Clare fait passer à son tour sa culture paysanne dans ses poèmes afin, entre autres objectifs, de la pérenniser et enfin de se demander dans quelle mesure ce passage s’apparente à une trahison de ces origines, ce qui a pu contribuer à une perte de stabilité et de sentiment d’appartenance.

Abstract: This article explores the distinctively complex aspect of John Clare’s career and the difficulty for the “peasant-poet” to embrace the contradictory social implications yoked together in this oxymoronic compound. After positing the existence in 19th century society of a conceptual barrier between such social distinctions, this article will comment on the necessity for John Clare to find a way to make it through from one community to another. This article questions the extent to which Clare’s native folklore successfully passes with him and is passed on through print in his poems and to what degree this passage might be a betrayal to the authenticity of his native culture resulting in an overall sense of removal and alienation from both social and culture milieus.

John Clare (1793-1864) est une figure à part dans le canon de la littérature britannique. Laboureur et moissonneur journalier dans la région du Northamptonshire, il

110 connut la notoriété en tant que « poète-paysan du Northamptonshire », après le succès de son premier volume de poésie en 1820. Ce titre suffit à discréditer son œuvre et à e enfermer John Clare dans un rôle de poète mineur. Mais depuis la fin du XX siècle, il ne cesse d'être réhabilité, d'abord par les poètes britanniques (avec en tête Seamus Heaney et Tom Paulin), puis la critique anglo-saxonne et aujourd'hui la culture populaire1. Son manque de succès jusqu'alors tient principalement à la méconnaissance de son œuvre : c'est souvent les poèmes de son premier recueil, publié en 1820, que l'on connait- le seul qui ait connu alors un certain succès. Or son style y est encore en gestation ; il est encore très influencé par les conventions de la poésie sentimentale pré- e romantique de la deuxième moitié du XVIII siècle. Par la suite, sa voix devint plus singulière et ses sujets plus novateurs, à l'image des productions de ses contemporains romantiques, mais ces poèmes de la maturité ne rencontrèrent pas leur public et les échecs de ses publications se succédèrent. Un des aspects originaux de cette poésie non publiée et jusqu'alors méconnue est le mélange de références à la culture lettrée, mêlées à des éléments de la culture populaire et paysanne qui l'entourent. Or, nous le verrons, ces influences culturelles diverses étaient parfois difficilement conciliables. Aujourd'hui, Clare est célébré comme un poète de la nature. En tant que paysan laboureur, sa connaissance de la terre aussi bien que de la faune et la flore permet une précision et un réalisme inégalés dans les œuvres de ses contemporains, considérés comme les poètes romantiques « majeurs ». Comme dans la poésie de ceux-ci, la nature est perçue dans sa poésie comme le lieu privilégié d'une immanence vitale : Clare est un guide qui montre, instruit, et révèle cette nature. En aidant les hommes à mieux voir et vivre avec une nature riche de signes et d'éléments merveilleux, il fait office de médiateur : le poète romantique qu'il est se charge d'établir une relation de proximité, de sympathie et d'appartenance profonde au non-humain en trouvant (ou fantasmant) un terrain d'entente entre ces deux pôles, l'homme et la nature. En revanche, dans sa vie ainsi que dans sa poésie qui met en scène la vie au village, Clare est pris entre ses deux identités, celle de paysan et celle de poète, qui peuvent difficilement trouver un terrain d'entente. À l’inverse du médiateur qui abolit la distance entre les deux pôles ou éléments constitutifs, le passeur passe d'un bord à l'autre mais n'abolit pas l'obstacle qui

1 Après le succès de la biographie de John Clare par Jonathan Bate en 2003, qui remporta plusieurs prix littéraires au Royaume –Uni et aux États-Unis, un nombre important d’œuvres de fictions s’inspirant de la vie de John Clare ont vu le jour dont, entre autres, Adam Foulds, The Quickening Maze, Jonathan Cape Ltd, 2009, préselectionné pour le prix littéraire le Booker Prize et un film par Andrew Kötting, By Ourselves (actuellement en cours de réalisation).

111 sépare ces deux bords. En somme, le passeur franchit, sans le résoudre, ce que Paul Carmignani appelle, dans Figures du Passeur, « le mur de l'antithèse »2. Envisager John Clare non plus comme le médiateur mais comme un passeur qui doit transgresser l'ordre social pour passer du monde paysan au monde bourgeois permet de mettre en exergue la difficulté inhérente au travail de Clare. Nous verrons ensuite comment Clare fait passer des éléments de sa culture paysanne dans un poème, qui par ailleurs fait écho à la production littéraire contemporaine, et crée, par ce biais, une poésie originale et unique. Enfin, il conviendra de mesurer le coût de cette traversée transgressive de paysan à poète dont sa culture paysanne fait les frais en étant trahie et caricaturée.

Le « mur de l'antithèse » pour John Clare pourrait d'abord être la distance géographique qui sépare les sphères bourgeoises et influentes de Londres de sa campagne natale. Cependant, la bonne circulation des magazines littéraires dans les campagnes, la correspondance de Clare avec ses amis et mécènes et surtout la circulation de son premier recueil à Londres, dans le royaume et même jusqu'aux États- Unis, dément la difficulté d'une barrière à franchir ou d'une distance à abolir entre la ville et la campagne. Remarquons aussi que la particularité du romantisme britannique tient justement à son éclatement géographique à travers le pays : un pôle littéraire gravite autour de William Wordsworth dans la région des lacs près de la frontière avec le pays de Galles, Robert Burns l’écossais vit entre Edimbourg et sa campagne natale écossaise, les essayistes et l’école de poésie « Cockney » publient à Londres, sans compter l'Italie où convergent les romantiques de la deuxième génération. Le « mur de l'antithèse » de Clare est donc moins la distance qui sépare la ville de la campagne, que le gouffre culturel et psychologique qui sépare ses deux identités superposées : celle de paysan et celle de poète. Chacune de ces identités comprennent un mode de vie, un milieu, une culture et des pratiques de socialisation bien distinctes dont le poète doit maîtriser les codes pour s'y conformer s'il veut à la fois continuer à vivre parmi les siens et exister dans une communauté littéraire. e Car de fait, ces deux identités sont antagonistes. Au XVIII siècle, puis à l'ère romantique, lorsque les mécènes présentaient leurs protégés issus de la classe ouvrière, il était de rigueur d'insister sur leur esprit d'industrie. Il eût été inconvenant que le public bourgeois imaginât un laboureur manquant à ses devoirs en accordant du temps

2 Paul Carmignani (éd.), Figures du Passeur, Perpignan, Presse Universitaire de Perpignan, 2002. p. 10

112 normalement affecté à la bonne réalisation de son vrai métier à une activité jugée oisive. C’est à cette époque que la profession de poète se professionnalise et devient un métier de gentilshommes éduqués et lettrés. Les paysans peuvent les pratiquer en tant que loisir, mais on s'attache à souligner que leur véritable gagne-pain reste leur profession initiale : Robert Bloomfield est fermier, Ann Yearsley est laitière, Stephen Duck est batteur de grain et John Clare est laboureur. Leur discrédit était accru par le fait que seuls les bourgeois pouvaient moralement se présenter comme ayant l’otium qui leur permettrait d’entretenir un rapport esthétique à la nature ; ainsi le genre très en vogue de la pastorale leur était implicitement interdit. Le genre de poésie qui leur était réservé était la géorgique, le genre qui célèbre les travaux agricoles, car ce rapport très pragmatique du paysan à la terre est, du point de vue du milieu littéraire bourgeois, son unique domaine d'expertise3. La poésie qu'ils produisaient confortait les mécènes et le public bourgeois dans l'idée qu'ils avaient du rôle que devaient tenir les paysans. L'étiquette même de « poète-paysan » est donc un oxymore implicite qui désigne avant tout un paysan sans le recul, l'éducation, la légitimité ou le temps nécessaire pour jouir de la nature dans un rapport esthétique et contemplatif. Afin de produire une poésie plus noble et novatrice, et réaliser ses ambitions littéraires, Clare dut d'abord s'approprier le rapport du bourgeois à la nature, ainsi que les genres et la voix qui lui sont réservés. Il dût franchir le « mur d'antithèse » qui existe entre son identité de paysan et celle de poète. De manière tout à fait révélatrice, ce mur est matérialisé dans une scène fondatrice de la vie du poète qui nous est racontée dans son autobiographie où le jeune poète franchit le mur d’enceinte d’un parc bourgeois.4 C’est en effet l’année de ses treize ans que Clare, déjà amateur de contes vendus à deux sous par des colporteurs, de chansons populaires et autres ballades, et grand lecteur de tout ce qu’il pouvait emprunter, lu chez le tisserand du village quelques fragments des Saisons de James Thomson. Bouleversé, il élabora alors un plan pour acquérir le recueil dans la ville de Stamford à une dizaine de kilomètres de marche. En achetant le silence d'un de ses collègues, il quitta de bonne heure le champ où il travaillait et marcha jusqu'à la ville. Sur le chemin du retour, The Seasons en poche, son excitation fut telle qu'il ne résista pas à l'envie de commencer à lire les poèmes. Comme il ne pouvait se permettre d'être vu en train de lire, oisif, un jour de semaine, il escalada

3 Ces paradoxes sont explorés dans Bridget Keegan, “Lambs to the Slaughter : Leisure and Laboring-class Poetry”, Romanticism on Net, numéro 27, 2002. http://www.erudit.org/revue/ron/2002/v/n27/006562ar.html 4 Eric Robinson (éd.), John Clare by Himself, Manchester, Carcanet Press, 1996, p. 11.

113 le mur d'enceinte et pénétra dans le parc d'une des grandes propriétés bourgeoises de la région. Là, dans l'espace privilégié du parc bourgeois, assis sur une pelouse, il s'imprégna de la nature arrangée et esthétisée en « regardant les beautés pleines d'artifices du parc »5. Le verbe utilisé par le jeune garçon, to behold (regarder) sous- entend to hold (tenir). En s'appropriant ce paysage dompté constitué de pelouses et de bosquets, il transforme son rapport à la nature. Il se hisse dans la posture du gentleman qui peut désormais légitimement s'approprier la nature, vécue non plus comme une réalité économique mais comme lieu artistique et esthétique, ainsi que la poésie sentimentale et bourgeoise de Thomson. Enfin, il peut endosser le costume de poète en écrivant à cette occasion son premier poème : « Tout en lisant le livre et en regardant les beautés pleines d'artifices du parc en retournant chez moi j'ai ressenti les accords d'un poème descriptif – c'était donc « La promenade du matin », la première chose que j'ai couché sur le papier »6. La transgression du « mur d'antithèse » de Clare, qui passe physiquement de l'espace utilisé par tous les habitants de la campagne et utile économiquement, à l'espace privilégié façonné selon la mode bourgeoise, catalyse le changement de posture de Clare, passant du rôle de paysan à celui de poète. Outre la dimension biographique et l'intérêt sociologique de ce passage, il convient de s'interroger sur ce qui passe avec Clare de sa culture paysanne dans ses écrits destinés à un lectorat bourgeois.

Le poème « St. Martin's Eve » que Clare composa en 1823, soit trois ans après la publication du célèbre poème narratif de , « The Eve of St. Agnes », est un exemple qui illustre bien comment Clare tente d'incorporer sa culture populaire, orale et folklorique dans un poème qui, par ailleurs, fait écho à la poésie romantique contemporaine. Bien que l'action du poème « St. Martin's Eve » ne se situe pas dans l'Angleterre médiévale et pré-réformiste du poème de Keats, et bien qu'il soit moins explicitement empreint d'imagerie gothique, le poème de Clare emprunte beaucoup à son modèle. Le cadre du poème de Keats est la soirée de la veille de Sainte Agnès pour laquelle des festivités opulentes animent le château. Madeline, une jeune vierge, se retire de la fête, choisissant plutôt de se soumettre à un rituel divinatoire selon lequel si

5 Je traduis. « Beholding the beautys of artful nature in the park » : Eric Robinson (ed.), John Clare by Himself, Manchester, Carcanet Press, 1996, p. 11. 6 « what with reading the book and beholding the beautys of artful nature in the park I got into a strain of descriptive rhyming on my journey home – this was “The Morning Walk” the first think I commited to paper », Ibid.

114 elle se couche nue, sans ayant dîné et après avoir prié Sainte Agnès, elle recevra la vision en rêve de son futur mari. La mise à exécution de ce rituel décrit par le poète avec force sensualité et description lyrique, non sans une certaine délectation voyeuriste, ainsi que les stratagèmes du jeune amant qui tire profit de la situation pour la conquérir, occupent les quarante-neuf strophes de ce poème. Dans le poème de Clare, les croyances populaires et son folklore sont aussi à l'honneur : des convives sont réunis pour boire du vin et s'adonner aux jeux rituels de la veille de la St. Martin. Le langage pour décrire le vin a la vitalité et la sensualité d'un vers keatsien : « les bouillonnements pourpres du vin chaud frémissent sur le feu ardent »7. La similarité se retrouve aussi dans le choix de composition du poème : comme son modèle, ce poème est composé en strophes spenseriennes8 écrites dans une langue châtiée imitative de la langue archaïque de Spenser dont Keats reproduisait déjà le style. Ainsi, Clare reprend la tonalité, le langage et la thématique centrale du poème de Keats mais les transpose dans la réalité de la vie rurale. Les convives ne sont pas réunis dans un grand château médiéval mais dans de modestes chaumières et des fermes rustiques et désuètes9. Les festivités ne sont pas faites « en plumes, en diadèmes et en riche déploiements »10 mais sont animées par les contes, les histoires et les farces que chacun connaît de mémoire : « Réunis autour du feu, la compagnie enjouée évoquait tous les amusements que leur mémoire leur inspirait »11. L'emphase est mise sur l'aspect mémoriel de ces fêtes et la réactivation de coutumes connues de tous. Enfin, à la 13e strophe, soit précisément à la moitié du poème, Clare introduit la jeune Kate. Celle-ci, comme la Madeline du poème de Keats, souhaite se soumettre à un rituel divinatoire afin de connaître en rêve l'homme qui deviendra son époux. À cette fin, elle suit les conseils d'une gitane et place un oignon sous son oreiller12. L'intertexte keatsien fait apparaître d'abord le caractère grotesque et populaire de ce rituel par rapport à celui de Madeline, autrement plus séduisant. Cet écart de tonalité s'accentue : le sort de la jeune Kate est nettement plus tragique et son isolement physique plus

7 Je traduis. « Eldern wine that warms / In purple bubbles by the blazing fire » : John Clare, Major Works, Oxford, Oxford University Press, 2008, p.175. 8 Strophes composés de neuf lignes : les huit premiers vers sont des pentamètres réguliers, le dernier est un alexandrin. 9 « simple cots and rude old fashioned farms » John Clare, Major Works, p.175. 10 John Keats, Poèmes et poésie, Traduit de l’anglais par Paul Gallimard, Paris, Gallimard, NRF, 2006, p.155. 11 Je traduis. « And circling round the fire the merry folks / Brought up all sports their memory could devise » John Clare, Major Works, p.175. 12 « Beneath her pillow lays an onion red / To dream on this same night with whom she is to wed » John Clare, Major Works, p.177.

115 marqué. Celle-ci est littéralement et symboliquement « au coin » : Mais au cœur de ces joyeuses échauffourées - assise à l'écart Une jeune fille silencieuse est vouée au pire des sorts Qui pour s'être fourvoyée en amour et avoir été dupe Est dès lors condamnée à vivre sans compagnon Plus jamais jeune homme ne courtisera Kate trompée Mais quelques espoirs romantiques troublent son esprit.13 Nul homme galant ne la courtisera car elle est une femme déchue et son sort de femme trompée est scellé : elle est condamnée à ne jamais connaître le mariage. Ce rituel de la nuit de Saint Martin est son seul espoir de réconfort. Dans la romance gothique de Keats, la mise en place du rituel et son dénouement (à la fois romantique et grinçant car l'amant de Madeline en profitera pour la posséder sexuellement) occupent près de quarante strophes. Dans le poème de Clare, le sort de Kate, qui structurellement occupe la position centrale dans le poème, est évacué en deux strophes sans qu'aucune référence ultérieure n'y soit faite. Ainsi, si jusqu'à ces strophes sur Kate, « St.Martin's Eve » suit de près « The Eve of St. Agnes », la deuxième moitié du poème de Clare est en rupture avec le modèle keatsien. Les neuf strophes restantes du poème de Clare sont consacrées exclusivement à détailler une courte danse puis les deux contes qui sont récités au coin du feu. Il s'agit du conte de Barbe-bleue, qui suscite l'effroi des jeunes hommes et les larmes des filles, puis celui de Tib la fille de rétameur (« Tib a tinker's daughter »), qui suscite l'enthousiasme des villageois qui trinquent au succès de la jeune héroïne lorsqu'elle échappe aux mauvais tours de la sorcière. Dans le poème de Clare, les superstitions anciennes et le folklore associés à ces fêtes annuelles sont donc bien plus qu'un point de départ, ils en sont le sujet principal. Mais le traitement que Clare réserve à ces contes est ambigu. D'une part, Clare accentue l'intérêt grandissant que les villageois portent à ces histoires14. Il insiste sur la manière dont les villageois croient à la véracité des faits qui y sont relatés en leur prêtant une aura quasi-religieuse15. La distance ironique du poète à l’endroit des villageois crédules rejoint l'ironie du narrateur du poème de Keats qui travestit le rituel

13 Je traduis. « Yet mid this strife of joy – on corner stool One sits all silent doomed to worst of fate Who made one slip in love and played the fool And since condemned to live without a mate No youth again courts once beguiled Kate Tho hopes of sweet hearts yet perplex her head » Ibid., p.177. 14 « Storys though often read yet never stale / But gaining interest everytime theyre heard » Ibid., p.178. 15 « None in the circle doubt of what they hear / It were a sin to doubt oer tales so true /So say the old whose wisdom all revere » Ibid., p.178.

116 de pénitence et de chasteté de Madeline en scène de voyeurisme. D'autre part, malgré cette posture, la succession abrupte et sans transition entre les strophes consacrées au sort tragique de Kate d’une part et l'histoire de la trahison masculine que raconte Barbe- bleue d’autre part semble donner raison à la croyance des villageois. De fait, les histoires des contes permettent aux villageois dans la vie du village ainsi qu'au poète dans le poème, d'aborder obliquement l'histoire bien trop vraie d'une fille trompée comme Kate. Les contes comme « Tib la fille de rétameur » servent alors à illustrer les pièges à éviter et la ruse à acquérir. L’enseignement donné dans ces contes est aussi précieux que celui transmis par les livres savants que Clare l'autodidacte a pu glaner ci et là. Le lien étroit entre le réel et l’univers des contes met en doute le statut purement fictionnel de ceux-ci. Nicole Belmont dans Paroles Païennes explique en quoi les contes et le folklore peuvent être perçus comme « profondément vrais » pour les frères Grimm, linguistes et collecteurs de contes contemporains de Clare : Pour Jacob et Wilheilm Grimm, la mythologie est profondément vraie. Qu'elle se présente sous la forme de poésie épique, de chant populaire, de légende ou de contes, elle est nécessairement authentique comme le sont les créations de la nature. Il s'agit en effet d'œuvres émanant d'une poésie de nature qu'il faut opposer à celle de la poésie d'art, création individuelle alors que les premières sont collectives.16 La grande différence entre « The Eve of St. Agnes » de Keats et « St. Martin's Eve » de Clare serait moins la question de la vérité des contes et du jeu entre vérité et conte – ces questions restent ambiguës dans les deux poèmes – mais l'émanation ou la source du poème. Le poème de Keats est une poésie d'art par excellence : l'ironie de la voix narrative qui manie cette romance pour la travestir en œuvre sensuelle et audacieuse, l'utilisation si particulière du langage cocasse et explicite de Keats, ainsi que le pied de nez au genre de la romance le désigne comme une création hautement individuelle. L'histoire du poème donne aussi le dernier mot à la volonté individuelle des amants : issus de deux clans ennemis, ils choisissent leur vie et leur union plutôt que de rester loyaux à leurs communautés respectives. Aussi, les amants brisent les rituels ancestraux de pénitence et de chasteté, leur préférant la jouissance égoïste. En comparaison, nous voyons comment le poème de Clare est un poème de création collective où la communauté prime. Le sujet est la collectivité des villageois toute entière : leurs farces, contes et superstitions. La voix individuelle de Kate n'est pas entendue : elle est noyée et absorbée par le collectif. Mais c'est aussi par la production culturelle émanant du collectif que se résout ce poème. Ainsi, ce poème est une rencontre entre les deux pôles

16 Nicole Belmont, Paroles Païennes, Paris, Imago, 1986, p.37.

117 décrits par Nicole Belmont. La poésie de l'art d'une part, création individuelle avec l'imitation d'une voix singulière de la poésie romantique narrant une destinée individuelle. La poésie dite de la nature d'autre part, c'est à dire les contes de la culture populaire, qui sont d'émanation collective et que Clare prélève dans son environnement naturel et intègre dans sa poésie d'art. Ce qu'il fait passer dans la sphère lettrée et policée, c'est précisément ce collectif : ces villageois bon vivants et farceurs, les jeux rituels parfois cruels, les contes et toute la sagesse particulière au folklore de cette réalité culturelle.

Mais la transposition de sa culture natale dans la littérature écrite demeure problématique. Le passage de cette culture paysanne dans sa poésie est à double tranchant. D'un côté, Clare était très conscient d'appartenir à un environnement naturel et culturel en voie de disparition. Ses poèmes et journaux sont le lieu d'une tentative de préservation aussi bien des éléments et de l'aspect du paysage de son enfance, qui fut transformé par les réformes agraires, que des ballades, contes et vieilles chansons. En passant certains éléments de sa culture paysanne dans ses poèmes, la trace des pratiques et de ses productions culturelles est préservée. Le soin minutieux que Clare accorde au deuxième conte, « Tib la fille de rétameur », montre bien un désir de pérenniser ce conte qui, à l'inverse du conte de Barbe bleue, n'est pas encore passé dans les sphères d'une culture plus livresque17. Mais la transposition artificielle de cette culture vivante dans un poème la fige ; il trahit le conte en voulant la pérenniser. Ailleurs dans ces écrits, c'est précisément la tendance des naturalistes qui extraient des objets naturels de leur contexte pour les fixer dans des vitrines qui indigne Clare : J'aime voir le rossignol se retirer dans son noisetier et le coucou se cacher dans les solitudes des feuilles de chêne & non pas examiner leur carcasses dans des vitrines [...] à l'inverse les naturalistes et botanistes [...] ne font que collectionner des spécimens séchés et les ordonnent selon la classification de Linnaeus en tribus et en familles et se réjouissent de les exposer [...] Je suis aussi heureux que ceux-ci lors que je découvre un nouveau spécimen de fleur ou de papillon que je n'avais jusqu'alors jamais vu mais je ne ressens nul désir d'assécher la plante ou de torturer le papillon en l'épinglant à un panneau de liège.18 Le poète est aussi friand de découvertes naturelles que les botanistes et naturalistes mais

17 Argument émis par John Goodridge dans John Goodridge, John Clare and Community, Cambridge, Cambridge University Press, 2013, p.89. 18 Je traduis. « I love to see the nightingale in its hazel retreat and the cuckoo hiding in its solitudes of oaken foliage & not to examine their carcasses in glass cases [...] yet naturalists and botanists [...] merely take collections of dryd specimens classing them after Leanius into tribes and familys and there they delight to show them them as a sort of ambitions fame with them [...] I feel as happy as they about finding a new species of flower or butterflye which I have not seen before yet I have no desire further to dry the plant or torture the Butterflye by sticking it on a cork board with a pin. » John Clare, Selected Poetry and Prose, London, New York, Metheun, 1986. p.215.

118 il dénonce le besoin des hommes savants de figer et d'enfermer les objets naturels : l'oiseau est empaillé et enfermé dans un cadre sous verre, le spécimen est prélevé de son environnement naturel afin d'être classé dans une catégorie linnéenne. Or, l'on pourrait considérer que Clare fait subir un sort similaire aux contes. Ceux-ci sont contenus dans la métrique régulière du vers poétique qui lui même est encadré dans une strophe structurée. Les contes sont transformés en curiosités, composé pour la consommation du lecteur bourgeois. Ainsi, le sort tragique de Kate, la femme déchue et muette au cœur du poème de Clare pourrait anticiper la triste destinée de cette culture folklorique à laquelle elle est associée. Comme elle, celle-ci est vouée à être utilisée puis trahie. Le poème se clôt sur deux images poétiques ambiguës – celle d'un oiseau en cage et celle du silence funèbre du paysage enneigé - qui contrastent avec le ton par ailleurs enjoué du poème et la liberté de la fête. L'oiseau en cage peut ainsi se lire comme une analogie représentant la destinée tragique de la culture collective rurale que célèbre le poème. Ainsi, Clare serait obliquement conscient qu'en introduisant des éléments de sa culture vivante dans ses poèmes et en contribuant à en faire des produits folkloriques, il passe inexorablement dans le camp de l'homme savant qui fige, décrit, dénature, classe et enferme les objets naturels. D'ailleurs, malgré une lecture analytique qui permet néanmoins de comprendre la place noble qu'occupent les contes dans ce poème (en plaçant le collectif en haute position), Clare se positionne en observateur distancié et supérieur : l'ironie du poète à l'endroit des villageois crédules est sévère. Il n'hésite pas à adopter le vocabulaire condescendant du gentilhomme poète décrivant les campagnards, avec par exemple les substantifs « clown » et « hodge » en référence au topoi du campagnard ignorant. Dans le poème de Keats le narrateur suscite et joue avec le voyeurisme du lecteur ; il porte un regard d'homme sur le corps de Madeline. Le poème de Clare fait également du lecteur un voyeur : celui-ci est invité à porter son regard d'homme moderne, citadin et bourgeois sur les longues descriptions des jeux paillards et des farces des paysans et à se délecter de leur aspect rustique et souvent cruel.

La lecture anamorphique du poème de Keats par Clare permet de repenser la place de l'artiste, créateur individuel de sa « poésie de l'art », et de la culture populaire et collective. La critique de l'époque dénigrait les poèmes de Keats ; ils s'empressèrent de le classer comme faisant partie de la « cockney school ». Le genre de la ballade imité par Keats dans « The Eve of St. Agnes » et l'intrigue trop ouvertement sensuelle de cette romance comme de ses autres poèmes lui valurent d'être considéré comme un poète trop

119 populaire. Clare semble prendre ces critiques au mot en produisant avec les mêmes thématiques et ressorts, une version autrement plus populaire, centré uniquement sur la réalité de sa communauté paysanne, montrant la richesse de la culture de sa communauté sans en cacher les aspects grotesques. Ainsi Clare parvient, malgré son origine paysanne, à passer le mur étanche entre le monde du paysan et celui réservé au poète – notamment par ce jeu d'intertextes avec un poème contemporain, « The Eve of Saint Agnes » de Keats, lequel transgresse lui-même les frontières entre culture populaire et culture savante. Il ne fait nul doute qu'en publiant ses œuvres, Clare réussit à s'imposer comme poète. En revanche, ce passage se fait au prix d'une certaine caricature de son propre milieu : ses poèmes mettent en scène le collectif mais la voix forcément individuelle du poète se fait ironique et supérieure. De fait, ce passage se fit au détriment de sa place dans sa communauté paysanne : les villageois ne tardèrent pas à l'éviter de peur de se retrouver caricaturés dans ses poèmes et les employeurs saisonniers préférèrent ne pas le recruter. À l'inverse, il demeurera un paysan pour son lectorat bourgeois. En d'autres termes, il quitta sa culture natale mais ne parvint pas à se faire une place dans sa culture d'adoption. Notons enfin que ce n'est ni dans sa communauté rurale, ni dans les sphères littéraires de Londres qu'il passa les vingt-cinq dernières années de sa vie, mais à l'asile, qui fut la dernière demeure pour ce sujet irréconciliablement divisé, dont les contradictions identitaires accentuèrent l'instabilité.

Notice bio-bibliographique : Helen Pownall, agrégée d’anglais, est doctorante contractuelle en littérature britannique à l’Université Paris VII-Diderot et est rattachée au Laboratoire de Recherche sur la Culture Anglophone (LARCA). Sa thèse, intitulé « Les figures du déplacement chez John Clare » et dirigée par Jean-Marie Fournier, porte sur les déplacements littéraires dans la poésie de John Clare. En 2014, elle a participé au colloque « John Clare in Space » (Oxford Brookes University), en présentant une communication intitulée « John Clare's 'More'-Writing: a Grammar of the Fens ». Elle est co-créatrice et animatrice du séminaire des doctorants du LARCA, « Romantic Commons ».

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Rimbaud passeur dans Ai-je une patrie

Alexis Weinberg Université Paris VII-Diderot (CERILAC) [email protected]

Mots-clés : Henri Thomas ; Ai-je une patrie ; critique psychanalytique ; adolescence ; « destinerrance » Keywords: Henri Thomas; Ai-je une patrie; psychoanalytic criticism; adolescence; "destinerrance"

Résumé : Dans le roman autobiographique Ai-je une patrie d’Henri Thomas – sa dernière œuvre publiée – la citation des vers de Rimbaud pose un problème d’interprétation. Nous commencerons par remarquer qu’elle témoigne d’un bouleversement du rapport au langage, auparavant problématique, chez le narrateur alors adolescent : il fait ainsi l’expérience nouvelle d’une intensité expressive qui soutiendra, dans un moment de péril existentiel, son processus de subjectivation. Ce questionnement sur le statut de la citation rimbaldienne s’appuiera d’abord sur la notion derridienne de « destinerrance » (telle que Michael Syrotinski la mobilise pour commenter ce roman), puis sur sa confrontation à certains enseignements inspirés des travaux du psychiatre et psychanalyste Antoine Masson, interrogeant la clinique adolescente à la lumière du geste poétique.

Abstract: In the autobiographical novel Ai-je une patrie by Henri Thomas — his last published piece — I approach adolescence as a “passage” and the figure of Rimbaud as a “passer”. Thomas’ text imposes this widely accepted configuration: by citing Rimbaud several times Thomas contradicts his self-appointed rule of strictly separating prose and poetry within a same work. In order to understand the reason for this grafting of the poetic onto the body of the narrative, I argue that we have to question the relationship between the “adolescent moment” and the moment of the birth of the scripter-writer. My argument is supported by the Derridean notion of “destinerrance”, as referred to by Michael Syrotinski, and the analogy, made by Antoine Masson,

121 between certain teachings of adolescent psychoanalytical clinics and the poetic impulse.

Nous souhaiterions aborder le double motif « Passages, passeurs » par l’examen, dans le roman autobiographique Ai-je une patrie1 d’Henri Thomas – sa dernière œuvre publiée, décisive pour la compréhension de sa genèse d’écrivain –, de la figure de l’adolescence comme « passage » et de la figure conjointe de Rimbaud comme « passeur ». Le choix de cette configuration, fort convenue, n’est pas fortuit mais, au contraire, comme imposé par le texte : Thomas, en citant des vers de Rimbaud à plusieurs reprises, contrevient à une règle esthétique qu’il s’était pourtant fixée, celle d’une stricte séparation des genres interdisant de juxtaposer prose et poésie dans l’unité d’une même œuvre. Certes, ce ne sont pas des vers du poète Henri Thomas qui figurent dans Ai-je une patrie ; la contravention en est donc atténuée. Toutefois, il convient d’élucider le principe de cette greffe poétique sur le tissu narratif d’Ai-je une patrie, ce qui invite à un questionnement sur la nature des relations entre le « moment adolescent » et la naissance (et notamment celle du scripteur-écrivain « à venir ») à la littérature. Thomas déclare avoir été « sauvé » par la poésie, plus particulièrement par celle de Rimbaud. C’est ce passage ô combien périlleux vers ce que Thomas nomme la « patrie » du langage qui requiert, dans l’affrontement à cette ouverture aux possibles traversée par le désir, une figure identificatoire de passeur.

Ai-je une patrie d’Henri Thomas : le difficile passage vers la « patrie du langage » En revenant sur les circonstances de sa découverte de la poésie, le roman autobiographique Ai-je une patrie témoigne des conditions de possibilité de l’ensemble de l’œuvre. Ce biographème fondamental – auquel on sait que de nombreux écrivains, depuis Proust, ont recouru selon des modalités diverses, des plus structurantes aux plus incidentes –, est le motif par lequel l’œuvre revient sur le mouvement même de sa genèse, tant existentielle qu’esthétique. L’ambition d’élucidation existentielle d’Ai-je une patrie est clairement exposée au début du roman : Je ne suis pas en train de raconter la vie de mon oncle Adrien Bailly, ni la mienne. J’essaie

1 Henri Thomas, Ai-je une patrie, Paris, Gallimard, 1991. Ce titre est délibérément écrit par Henri Thomas sans point d’interrogation.

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d’expliquer la venue de l’écriture dans une vie, la mienne.2 Ce ne sont pas les menus faits biographiques en eux-mêmes qui intéressent Henri Thomas, ni la description pour la description, ou alors une certaine illusion mimétique, mais bien, comme il l’écrit trente ans plus tôt dans le prologue de l’ouvrage Sous les liens du temps, « ce peu de choses où tout se tient »3. Ai-je une patrie s’ouvre sur le retour du narrateur dans son village natal, pour l’enterrement de sa mère. Ce voyage intervient une vingtaine d’années après les faits d’enfance et d’adolescence qui occuperont ensuite la majeure partie du récit. On suit le jeune Henri dans ses premières étapes de vie. Celles-ci sont marquées par les déménagements, d’Anglemont à Jeanménil dans les Vosges, puis à Mulhouse pour une année, chez l’oncle Adrien, le frère de sa mère, et enfin au collège à Saint-Dié. Indication temporelle supplémentaire, qui s’ajoute aux deux strates diégétiques mentionnées : le texte est achevé en décembre 1990. Henri Thomas, alors au soir de sa vie, approche des quatre-vingts ans. Au sein de ce dispositif enchâssé, certaines formulations sont modulées comme des adresses à l’oncle Adrien (mort depuis des années quand le livre paraît) avec lequel l’enfant, puis le jeune homme aura eu des relations ambivalentes et difficiles, ce qui enrichit et complexifie encore le statut de l’énonciation. Dans cet itinéraire, nous nous concentrerons d’abord sur ce qui est dit, de manière plus ou moins explicite et thématique, du rapport de l’enfant au langage, à quoi enjoint d’être attentif, rétrospectivement, le bouleversement produit par la découverte de la poésie de Rimbaud, dans les dernières séquences narratives du roman.

Ce rapport au langage se caractérise, d’une part, par la place considérable du motif du « silence », lui-même articulé à celui de la « cachette », et d’autre part, par une série de malentendus, d’incompréhensions ou de compréhensions différées ou retardées. Ils font ce qu’on pourrait appeler des « difficultés de langage » et témoignent d’une forme d’extériorité au langage, ou, pour le dire autrement, de ce qui est éprouvé comme son étrangeté inaugurale. Pour ce qui est du silence, les notations traversent toute la première partie du roman ; relevons-en quelques occurrences parmi les plus significatives : J’avais une autre vie dans mon silence, que je ne préférais pas à celle des grandes personnes, peut-

2 Ibid., p. 15. 3 Henri Thomas, Sous le lien du temps, Paris, Gallimard, 1963, p. 11.

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être, mais qui m’occupait totalement, qui ne m’a pas quitté, qui était mienne, sans langage.4 Henri Thomas écrit encore : Bien sûr, j’étais attentif à beaucoup de paroles, parmi lesquelles il y avait du patois et des injures, et des gros mots, mais cela ne m’atteignait pas ; les mots venaient de la terre et y retournaient, ils ne passaient pas par moi, ou me traversaient sans me toucher.5 Plus loin : Par moments, quelque chose me tranquillisait, me plongeait dans un silence plein de choses que je ne pouvais dire à personne, et qui venaient là, et qui seraient toujours là, comme le village avait été là, comme Ginette.6 Quant aux difficultés de langage, elles occupent conjointement une place considérable. Quelques exemples : il y a la compréhension tardive d’un déménagement que tout le monde évoque pourtant dans l’entourage de l’enfant7 ; l’impossibilité pour l’enfant sidéré de réagir en paroles quand son frère lui apprend qu’il a noyé son chat8, ainsi qu’à plusieurs reprises, face à une émotion trop forte, la mise hors circuit du langage ; plus tard, à Mulhouse, l’insistance sur l’incompréhension du « dialecte » inconnu auquel l’enfant est exposé, ainsi qu’en classes de latin et d’allemand, l’ignorance de la signification du mot « déclinaison », cause de difficultés scolaires9. Cette prégnance du motif du silence et ces difficultés langagières de nature diverse – certaines banales et anodines, d’autres plus frappantes –, vont de pair, si bien que le silence est présenté comme refuge et « cachette » : « J’étais caché dans mon silence »10. L’enfant habite un lieu intime que le langage n’atteint que superficiellement. Ce rapport au monde étrangement infra-langagier peut être mis en relation avec une certaine qualité du temps vécu, sous l’espèce de l’imminence des « purs commencements », d’un présent « sans projets ». Il dit en fait, croyons-nous, la vérité du temps de toute enfance, et qui a partie liée avec le temps silencieux sur le fond duquel se déploiera l’énonciation poétique. L’adolescence, dans la deuxième partie du texte, marque une inflexion. Après une phase où le personnage affabule auprès de ses camarades – montrant par là un premier essai d’appropriation du langage par une forme encore insatisfaisante de la puissance fictionnante –, la naissance à la sexualité se manifeste par des épisodes d’attraction-répulsion, à l’occasion desquels opère un violent mécanisme psychique

4 Ibid., p. 18. 5 Ibid., p. 24 6 Ibid., p. 47. 7 Ibid., p. 26. 8 Ibid., p. 27. 9 Ibid., p. 46. 10 Ibid., p. 56.

124 défensif, le mal-être allant jusqu’au projet de fugue et d’achat d’un revolver. C’est dans ce contexte que la naissance à la poésie marque une rupture dans le récit, annoncée comme telle : Et pourtant, à mesure que l’hiver vosgien enveloppait le collège, il se préparait là quelque chose qui devait me changer lentement, et je peux dire, quand je revois ma condition durant les années noires entre treize et dix-huit ans, me sauver – quelle que doive être la suite actuelle.11 Henri Thomas découvre Rimbaud. Il commande à la librairie de Saint-Dié La vie aventureuse de Jean Arthur Rimbaud12 (de Jean-Marie Carré, Plon, 1926) et contemple fasciné le « portrait de Rimbaud ». La première scène où des vers de Rimbaud apparaissent dans la narration est nocturne, dans le dortoir du collège : l’adolescent éconduit un camarade et s’arrache à son état de détresse, tel que nous l’avons décrit, par un acte de liberté soutenu par le dire poétique. La structure même du rapport au monde s’en trouvant bouleversée. Dans les derniers chapitres, plusieurs séries de vers extraits des poèmes des Derniers vers interviennent (ainsi qu’un quatrain de « Charleroi » de Verlaine), certains étant dits à voix haute par le personnage du jeune Thomas, s’insérant ainsi dans les dialogues, d’autres étant convoqués intérieurement. Cette rencontre avec la radicale nouveauté de la poésie est en même temps reconnaissance de « cet étrange bonheur »13 qui se trouvait déjà en attente dans l’adolescent et ne quittera plus Henri Thomas : « Je continuai, sans rien chercher, parce que c’était en moi depuis longtemps ».

Une lecture de l’œuvre : l’« errance romanesque » Michael Syrotinski, dans un article intitulé « Poésie de l’oubli et errance romanesque »14, propose une interprétation du rôle de ces poèmes de Rimbaud dans l’économie du texte. À partir de la notion de « destinerrance »15 empruntée à Derrida, il

11 Ibid., p. 72. 12 Ibid., p. 73. 13 Ibid., p. 76. 14 Michael Syrotinski, « Poésie de l’oubli et errance romanesque » in Patrice Bougon et Marc Dambre (dir.) Henri Thomas l’écriture du secret, Seyssel, Champ Vallon, 2007, actes du colloque éponyme qui s’est tenu en 2003 à la Sorbonne. 15 Michaël Syrotinski se réfère au texte de Derrida « Le facteur de vérité » dans La Carte postale, Paris, Flammarion, 1979, et en particulier à la page 517 où se trouve précisé ce que Derrida entend par la « divisibilité de la lettre » – qu’il oppose à la thèse lacanienne de l’indivisibilité du signifiant. Rappelons que ce texte est principalement un commentaire critique du « Séminaire sur "la lettre volée" », conférence prononcée le 26 avril 1955, texte d’abord paru dans La Psychanalyse, P.U.F., vol. 2, 1957, (pages 1-44), puis repris en au début des Écrits, Paris, Seuil, 1966. Par ailleurs, dans des contextes différents, les occurrences du terme « destinerrance » ou de la notion sont nombreuses dans l’œuvre de Derrida. On peut en avoir un aperçu grâce à la recension qu’en a faite J. Hillis Miller dans MLN, Volume 121, Number 4, September 2006 (French Issue) (pages 893-910), p. 894.

125 insiste sur « l’inadéquation d’une lecture psychanalytique pour rendre compte de la problématique narrative ici en jeu ». Certes, sont repérés « certains lieux communs de la psychanalyse », mais ceux-ci, dit-il, « nous apprennent en fin de compte très peu sur l’ambivalence irréductible de la narration, et la nécessité de l’errance romanesque »16. Sur ce point, nous ne pouvons que nous ranger à la prévention de Michael Syrotinski à l’égard d’une interprétation réductionniste qui méconnaîtrait la double nature, constative et performative, du roman quelque autobiographique qu’il soit. Michael Syrotinski met l’accent sur la sortie de l’orbite familiale opérée par l’écriture, en établissant un parallèle entre la « lettre » telle que, pour Lacan, elle resterait irréductiblement « indivisible », ce que conteste Derrida et Michael Syrotinski avec lui17, et la lettre destinée par Henri Thomas enfant à la petite « Ginette », personnage central du roman et grand amour de son enfance, interceptée par la mère d’abord, puis en réponse à laquelle parviendra à l’enfant une note ordurière, sans doute écrite par des garnements. Michael Syrotinski lit ce passage ainsi : Cette lettre détournée déclenche une certaine « dérive interne » de l’écriture, et on comprend de ce fait l’identification avec Rimbaud, le poète rebelle exemplaire, et la présence dans , d’extraits de plusieurs de ses poèmes tirés de « Comédie de la soif » et des « Derniers vers » […] Ces bribes de poèmes rythment l’action à des moments d’émotion particulièrement intense, et servent en quelque sorte de refrain au roman.18 Il montre la communauté de thèmes entre Rimbaud et Thomas, la généalogie poétique se substituant à la généalogie paternelle. D’où ceci : Il est par conséquent impossible de distinguer avec certitude entre l’expérience telle qu’Henri Thomas enfant l’a vécue, et la valeur mythique qu’elle acquiert par le détour du roman, ou peut- être déjà mythique au moment de la vivre […] D’où la nécessité de ce double mouvement contradictoire : le roman est à la fois un retour sur soi vers des moments autobiographiques, et le détour que provoquent ces moments de par leur force de distraction et de dispersion même, à la fois souvenir et oubli ou égarement.19 La présence de ces vers est enfin interprétée par Michael Syrotinski, à la suite du commentaire du roman d’Henri Thomas, Le Parjure, fait par Derrida (intitulé Le parjure peut-être (« brusques sautes de syntaxe »)20, comme ce qui faisant dériver la narration, fait écho à une amnésie essentielle qui rend indécidable le statut de certains énoncés et, par extension, de l’ensemble du roman conjointement autobiographique et fictionnel, la différence entre les deux étant déstabilisée – déstabilisation et « errance

16 Michael Syrotinski, « Poésie de l’oubli et errance romanesque », op. cit., p. 61. 17 Voir infra, note 15. 18 Michael Syrotinski, « Poésie de l’oubli et errance romanesque », op. cit., p. 63. 19 Ibid., p. 64. 20 Ce texte fut écrit en hommage à J. Hillis Miller et publié par Ginette Michaud et Georges Leroux au Québec, dans un numéro spécial, « Derrida lecteur », dans Etudes françaises, Les Presses de l’Université de Montréal, 38, 1-2, 2002. Il a été repris et légèrement modifié pour Le Cahier de L’Herne Derrida, n°83. Il est également publié à part aux Editions de L’Herne, Paris, 2005.

126 romanesque » étant indispensables au mouvement même de l’écriture. Certes, l’écrivain, en « quête de ses origines » (pour emprunter une expression consacrée) mais sur le mode fictionnel et poétique qui est le sien, ne mène pas une enquête strictement biographique, matérielle et empirique : en revanche, c’est à traverser l’énigme qu’il reçoit de l’enfance qu’il s’emploie, pour faire advenir un sens qui ne préexistait pas, qui n’est jamais arrêté ni stable. La dynamique scripturale lui est alors, d’une part, l’épreuve, comme scripteur, de l’impossible rencontre d’une quelconque identité personnelle assurée, pas même narrative pensons-nous, et, d’autre part, la production par l’énonciation poétique de ce qui s’y substitue sur un plan qui n’est plus narratif. C’est la raison pour laquelle Ai-je une patrie est un texte intimement autobiographique et, d’un même tenant, irréductiblement tourné vers un avenir dont nous allons essayer de préciser le statut. Bien qu’en accord avec cette lecture d’inspiration derridienne, nous pensons qu’il n’est pas illégitime d’adopter un point de vue éclairé par la clinique psychanalytique adolescente, non pas pour proposer une psychobiographie d’Henri Thomas tel que certains motifs du texte en seraient la trop facile invite, mais pour penser l’actualisation des puissances nouvelles que le « moment adolescent » enveloppe et la figure de « passeur » que celui-ci requiert. Pour le dire autrement, pour qu’il y ait désir d’errance romanesque, il faut préalablement qu’intervienne une radicale transformation du rapport au langage, qui revient au choix d’un destin.

Clinique adolescente et poésie : penser le passage Éclairés par le travail théorique du psychiatre et psychanalyste Antoine Masson, spécialiste de la clinique adolescente, qui a pour originalité de prendre « appui dans le geste du poète pour articuler une esquisse d’un geste [de] clinique » adolescente21, nous examinerons comment l’advenue du poète Henri Thomas se soutient du geste

21 Antoine Masson, « Appui sur la poésie à l’épreuve du moment adolescent » in Anne Brun et Jean-Marc Talpin, Cliniques de la création, De Boeck Supérieur, Oxalis, 2007 (pages 47 à 69), p. 47. Antoine Masson évoque une « mise en analogie » entre clinique adolescente et poésie : c’est donc un « passage » méthodologique qui ne se réduit pas à une simple « application ». Cet extrait d’un autre article d’Antoine Masson, « Le négatif, un écart affirmatif », De Boeck Supérieur, Cahiers de psychologie clinique, 2013/2 - n° 41 (pages 81 à 104), p. 86, est explicite à ce sujet : « L’appui sur la poésie nous a permis de penser les enjeux de l’événement, en particulier de l’événement de soi-même qu’est l’adolescence, comme un acte affirmatif à partir d’un écart à soi et d’une division, d’une déliaison et d’une négativité. Un tel acte restant cependant insaisissable en lui-même, il ne peut s’attester que dans la résonance écartée entre deux de ses occurrences – l’une dans le champ de la clinique et l’autre dans le champ de la poésie. Ce n’est que par une méthode de mise en analogie de ce qui se joue dans chacun de ces champs que l’acte se laisse pressentir. »

127 rimbaldien, ajoutant donc, au passage transdisciplinaire opéré par Antoine Masson entre poésie et clinique adolescente, un trajet de « retour » vers le texte littéraire. Cette configuration ne se laisse donc pas réduire à ce qui serait une « psychanalyse appliquée » à Ai-je patrie, contre les faiblesses de laquelle Derrida nous a prévenus. L’adolescence, avant d’être une tranche d’âge, est définie par Antoine Masson comme une expérience de l’impossibilité de concordance avec soi, dans la découverte de sa propre étrangeté. Elle est ce temps du « tout possible », où aucune des possibilités particulières nouvellement éprouvées par l’adolescent ne s’actualise encore, ce suspens pouvant se vivre comme refus de choisir et de renoncer. Si ces possibles peuvent se manifester dans un tel sentiment de déréliction, c’est que le « moment adolescent », fraction temporelle où se renouvellent les interrogations venues de l’enfance et projetées vers l’avenir – entre origine et mort dit l’auteur –, est moment de désarroi face à l’inconnu de ces puissances et le « nouveau montage pulsionnel » qu’elles font advenir. Or, similairement, « dans l’espace du poème, écrit Antoine Masson, la puissance de saisissement originaire consiste aussi en un moment qui se déclare moment de réel, une puissance de l’impossible conjonction »22 . Le poème est donc un lieu où le scripteur, acceptant de s’exposer au plus grand dénuement, s’efforce de trouver, dans et par le langage, un fil qui lui permette de surmonter le péril de la dissolution de soi. Dans cette perspective, notre hypothèse est ici la suivante : ce « moment réel » du poème, qui est celui auquel fait face l’adolescent, il n’y a que la présence matérielle des vers de Rimbaud qui puisse le figurer, dans son péril même et le passage qui cherche à s’y frayer. Le moment adolescent comme passage est capacité, qui se constitue dans ce passage autant qu’elle le constitue, à mettre en forme le saisissement : elle est subjectivation. C’est en cela qu’Antoine Masson peut dire que « le "moment adolescent" est paradigmatique de tout "moment de fondation subjective" où l’être sujet se trouve à travers ce qui le saisit »23.

On l’a vu, il y a dans la découverte de Rimbaud par Henri Thomas, une « joie »,

22 Antoine Masson, « Appui sur la poésie à l’épreuve du moment adolescent », op. cit., p. 51. Antoine Masson l’exprime en des termes proches, dans un autre article, « Le "moment adolescent" entre saisie par l’instant et constitution du présent » in ERES, Figures de la psychanalyse, 2004/1 – n° 9 (p. 103-126), p. 112 : « Face à l’épars, la fonction poétique consiste ainsi à soutenir un souffle de parole, fût- il fragile et brisé, capable de marquer et de traverser la réalité corporelle, d’ériger ce qui acquiert une valeur singulière et d’orientation, et d’établir ainsi une tresse vivante de puissances ennemies qui parcourent le "moment". » 23 Antoine Masson, « Le "moment adolescent" entre saisie par l’instant et constitution du présent », op. cit., p. 107.

128 un « étrange bonheur » à dire les vers, à les inscrire dans la vie, le flot de la conversation ou le discours intérieur. Cette énonciation rompt le lien entre les motifs de la « cachette » et du « silence » et met fin à ce que nous avons appelé les difficultés de langage. Les vers indiquent, dans leur matérialité scripturale, un « lieu » habitable qui n’est plus celui du silence. C’est une opération qui passe par le corps, avant même de pouvoir être comprise si elle l’est jamais, et se constitue en une énigme que l’écriture cherchera à rejouer sans y parvenir tout à fait, qui ne peut donc pas se réduire à quelque découverte d’ordre strictement intellectuel. En effet, le « fil directeur » au principe d’un destin ne se laisse pas connaître dans la lumière de la claire conscience24, d’où la nécessité d’un « passeur » dont le rôle n’est pas d’introduire à un lieu qui préexisterait, qui serait a priori repérable et identifiable, mais dont la fonction est de soutenir l’opération même du « passage » à entendre comme ouverture de l’avenir. C’est ce que précise Antoine Masson dans un autre article : Selon les apports de la psychanalyse, un tel fil est tenu dans l’inconscient, constituant la structure même du désir, à laquelle va coller le sujet, fil secret et impérieux qui fait principe dans le trajet d’une existence, et dont l’écrivain tente de rendre compte sans l’exposer à une trop grande clarté, afin d’éviter de le rompre et du même coup, de s’en trouver lui-même rompu.25 L’écrivain, pour lester ses choix tant existentiels qu’esthétiques (narratifs, thématiques, stylistiques, etc.) de cette gravité du désir qui lui est également point aveugle, se doit à l’impératif de se saisir du fil et de le suivre : seule prévention contre une errance improductive dans le labyrinthe en trompe-l’œil des possibles aussi vertigineux qu’illusoires. Le scripteur peut ainsi faire l’expérience d’une errance « productive » cette fois, romanesque pour reprendre l’expression de Michael Syrotinski, où ce paradoxal savoir insu d’un désir dans le langage lui sert de guide. La figure du poème et la figure identificatoire du poète indiquent l’existence d’un tel fil directeur, sans dire quel il sera pour l’écrivain en devenir. C’est pourquoi, avec Antoine Masson, l’on peut dire que la poésie soutient « le présent dans le chiasme d’un retour qui se fait avancée et d’un futur qui, rapporté au présent, se fait ouvrant »26. Cette ouverture ne peut se faire

24 Antoine Masson écrit, à propos du caractère mortifère d’une réflexivité excessive, dans « Le "moment adolescent" entre saisie par l’instant et constitution du présent », op. cit., p. 112 : « Le péril du moment ainsi conçu est dès lors proportionnel à la défaillance d’une telle fonction poétique et à l’excroissance d’une tentative réflexive guidée par une volonté inadéquate d’univocité, qui, confrontée à l’hétérogénéité réelle, ne peut qu’aboutir à une recrudescence infinie des contradictions et de la dissociation mortifère. » 25 Antoine Masson, « L’adolescent entre deux temps : "être destiné" et "se destiner" » in La Lettre du Psychiatre – Vol. IV – n° 2 – mars-avril 2008 (p. 48-55), p. 48. 26 Antoine Masson, « Appui sur la poésie à l’épreuve du moment adolescent », op. cit., p. 64.

129 qu’en écoutant l’attente en soi appelée par les vers d’un autre. La faille du silence n’est donc pas abolie par un retour réflexif sur soi, mais rendue vivante (et non plus mortifère) par le dire poétique qu’elle laisse résonner, comme convocation des images de l’enfance. En ce sens, l’« identification » adolescente au poète, telle qu’elle ouvre à l’écriture, ne relève pas d’une idolâtrie circonscrivant l’« identité personnelle » dans un nouveau réseau d’« appartenances » qui se substituerait à la généalogie familiale : elle est l’« épreuve » d’une énonciation, vécue par l’adolescent comme personnelle et étrangère à la fois, c’est-à-dire « reconnue » comme sienne, et, d’un même tenant, éprouvée comme susceptible de lancer le dire dans l’inconnu d’une aventure : celle d’un « à-venir » assumé dans son caractère absolument « insubstituable ». Si donc l’adolescent trouve dans la jouissance de ce dire poétique un fil directeur, c’est en tant que celui-ci « ouvre » le temps par-delà tous les dits qui l’ont précédé et toutes les assignations identitaires. Suivre ce fil, c’est par conséquent prendre le contrepied de la fatalité d’une subordination à un usage de soi déterminé par l’ordre social ou par l’histoire familiale. La spécificité de cette découverte, pour celui qui se choisit poète, réside en ce que, pour s’actualiser, celle-ci doit non seulement se soutenir du désir d’écriture, mais a, à sa charge, l’élaboration d’une forme qui soit singulière. D’où la nécessité du temps du « passage » qui, dans le cas d’Henri Thomas, s’effectue à même la parole quotidienne qui s’en trouve transmuée, vivifiée par l’expression des vers de Rimbaud.

Dans Ai-je une patrie, le dispositif énonciatif brouille le circuit de l’adresse, les personnages n’étant plus simplement les protagonistes du « drame personnel » d’Henri Thomas défini en son état civil, mais relèvent d’une aventure poétique dont l’« adresse » est « indéfinie ». Bien qu’entièrement rétrospectif, le texte regarde vers un avenir qui, étant donné l’âge d’Henri Thomas à l’époque de sa rédaction, ne se confond pas avec son futur personnel, mais se veut ce qui, dans le lien entre le scripteur et le monde, dans ce qu’Henri Thomas nomme sa « substance morale et poétique », désigne l’énigme de toute existence dans son impersonnelle singularité. Pour Henri Thomas, c’est dans la matière même du langage que s’est frayé le passage, que la jouissance énonciative a fait naître une figure où un destin a pu être reconnu. C’est cette bouleversante voie de sortie hors du silence que Thomas offre, dans cette « adresse indéfinie », aux « enfants perdus » qui sont ses « vrais lecteurs », comme il l’écrit en

130 quatrième de couverture. Ce faisant, il accomplit le passage rimbaldien pour se faire à son tour « passeur ».

Notice bio-bibliograpique : Alexis Weinberg, titulaire d’un DEA en philosophie de l’Université Paris 1 Panthéon- Sorbonne, est doctorant en littérature (UFR LAC). Sa thèse, intitulée « Temps et esthétique du roman : une mise en relation des temporalités narrative et scripturale », est dirigée par le Professeur Dominique Rabaté. Il est intervenu en décembre 2012 au Colloque du Centenaire Henri Thomas (1912-1993) qui s’est tenu sous la direction de Patrice Bougon et Éric Marty à l’Université Paris VII-Diderot, pour évoquer « Henri Thomas et le "désaccord foncier" ».

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Figures de l’oiseau chez Kossi Efoui et Patrick Chamoiseau : ces passeurs qui ne passent pas

Diane Chavelet Université Paris VII-Diderot (CERILAC) [email protected]

Mots-clés : Kossi Efoui ; Patrick Chamoiseau ; figure de l’oiseau ; rhizome ; anomal ; vernaculaire / sacré ; oralité / écriture Keywords: Kossi Efoui; Patrick Chamoiseau; symbol of the bird; rhizome; anomal; sacred versus vernacular; orality versus written

Résumé : À partir d’un corpus de textes choisis dans les œuvres les plus récentes du martiniquais Patrick Chamoiseau et du togolais Kossi Efoui, et dans une perspective trans-générique (roman, nouvelle, théâtre, conte), nous interrogeons la portée symbolique, politique et philosophique de la figure de l’oiseau dans la littérature d’Afrique subsaharienne et de la diaspora. À la lumière des théories guattaro- deleuziennes du rhizome, foucaldiennes du désordre du discours et glissantiennes de la Relation, nous tentons de penser cette figure comme transition symbolique du vernaculaire à une autre conception de l’écriture et du sacré en littérature.

Abstract: From the Martinique’s writer Patrick Chamoiseau and the Togolese writer Kossi Efoui’s most recent works, in a trans-generic perspective (including fairy tales, novels, theatre and short stories), this article investigates on the philosophical, political and symbolical use of the symbol of the bird in sub-Saharan and diaspora African literature. In the lights of Deleuze and Guattari’s rhizome, Foucault’s "discursive disorder" and Edouard Glissant's "Relation" concepts, we will try to rethink the image of the bird as a symbolic transition between the oral and vernacular to a new conception of the written, thus a new conception of sacred in literature.

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De curieux Volatiles1 traversent le dernier roman2, L’ombre des choses à venir (2011) et la dernière pièce3, En guise de divertissement (2013) du romancier et dramaturge togolais Kossi Efoui. Un drôle de colibri a par ailleurs investi l’espace romanesque de l’écrivain martiniquais Patrick Chamoiseau dans les Neuf consciences du Malfini4 (2009), comme pour faire revivre Glan-Glan, l’oiseau craché5, un conte créole qu’il s’était approprié en 1988. Si ces deux auteurs ne sauraient être comparés sur le plan esthétique, leurs oiseaux ont ceci de commun qu’ils sont inclassables, et paraissent relayer, en en épurant la symbolique, la figure du marron héritée de l’histoire coloniale. Cette célèbre figure de l’esclave fugitif a marqué la littérature antillaise tout e au long du XX siècle, ainsi que l’a montrée Marie-Christine Rochmann. Edouard Glissant, dans Le Quatrième siècle6, rapprochera le marron de l’écrivain pour parler de « marronnage créateur » dans le Discours Antillais. Sylvie Chalaye s’est ensuite réappropriée ce concept pour penser une « poétique du marronnage »7, qu’elle applique aux nouvelles dramaturgies d’Afrique subsaharienne, en particulier celles de Kossi Efoui. Sans pouvoir ici développer la question du passage du marron à l’oiseau, en ce qu’il semble achever d’extraire la figure de l’esclave fugitif de son historicité pour en élargir la symbolique, nous reviendrons d’abord sur l’identité-rhizome de ce passeur volant dans les œuvres précitées, avant de nous pencher sur la dimension politique de sa traversée des corps, puis de réfléchir à la réappropriation du sacré dans ce qui, plus

1 Kossi Efoui, Volatiles, Nantes, Joca Seria, 2006. Le titre de cette nouvelle sera abrégé en V par commodité. 2 Kossi Efoui L’ombre des choses à venir, Paris, Seuil, 2011. 3 Kossi Efoui, En guise de divertissement, Amiens, texte inédit, « Compagnie Théâtre Inutile », 2013. 4 Patrick Chamoiseau, Les neuf consciences du Malfini, Paris, Gallimard, 2009. Le titre du roman sera abrévié en CM par commodité. 5 In Au Temps d’Antan, Hatier, Paris, pp.64-67. Le titre du conte sera abrévié par commodité par OC. 6 Nous renvoyons ici à l’étude de Marie-Christine Rochmann, L’esclave fugitif dans la littérature antillaise, Paris, Karthala, 2000. Elle place en 1964, avec la parution du Quatrième Siècle d’Edouard Glissant, le passage de la figure, jusqu’ici enchaînée à l’histoire de la colonisation, à celle de l’écrivain. Voir aussi l’article du même auteur « Marronnage et sacré dans l’œuvre d’Edouard Glissant », in L’écriture et le sacré, Montpellier, Université Paul Valéry, 2002. Patrick Chamoiseau lui-même s’est emparé de la figure du marron dans deux de ses précédents romans, Le vieil homme esclave et le molosse, [entre-dire d'Édouard Glissant], Paris, Gallimard, 1997, et Biblique des derniers gestes, Paris, Gallimard, 2002 [Prix du livre RFO 2008]. 7 Consulter à ce sujet l’ouvrage collectif dirigé par Sylvie Chalaye Le théâtre de Kossi Efoui : une poétique du marronnage, Paris, in Africultures n°86, L’Harmattan, 2011, mais aussi Afrique noire et dramaturgies contemporaines : le syndrome Frankenstein, Paris, Éditions théâtrales, 2004, recueil d’entretiens dans lequel elle rapporte les propos significatifs de Kossi Efoui sur le marronnage : « J’étais en Haïti et j’ai entendu parler du ‘marronnage.’ […] Le marronnage, ce sont aussi les esclaves qui font semblant de se convertir au catholicisme et qui ont simplement repris le panthéon vaudou avec les noms de saints chrétiens pour endormir la vigilance des maîtres […] C’est cela, ‘avancer masqué’ ; comment, dans une situation extrême, on apprend à dégager un espace de liberté incroyable dans un mouchoir de poche », p. 34-35.

133 particulièrement dans Volatiles et Les neuf consciences du Malfini, semble problématiser le passage du vernaculaire à l’écriture.

Drôle d’oiseau Si Glan-Glan, l’oiseau du conte créole, est celui « qu’aucun chasseur n’avait encore nommé, couleur de feu sombre dans des reflets crépusculaires »8, dans Les neuf conscience du Malfini le ‘Foufou’ est un colibri, emblème du révolutionnaire haïtien Toussaint Louverture, mais aussi de l’écologiste Pierre Rabhi, qui dans l’essai La part du colibri, l’espèce humaine face à son devenir propose une fable écologique dont on retrouve en partie la trame narrative dans le roman de Chamoiseau9. Cependant la bête étrange sur laquelle se pose le regard du Malfini, rapace royal dominant « Rabuchon », le lieu de l’intrigue, ne saurait être restreinte aux singularités de son espèce. Le Foufou se rapproche plus de l’Anomal de Deleuze et Guattari, cette « chose », « ni individu ni espèce […] qui arrive et dépasse par le bord, linéaire et pourtant multiple […]. C’est un phénomène de bordure »10. Son apparition dans le champ de vision du prédateur déclenche une série d’oxymores, en écho au « feu-sombre » du chasseur à la vue de Glan-Glan dans le conte de 1988, lesquels fonctionnent comme autant de tentatives avortées du Malfini à cerner l’objet de sa fascination : « une splendeur absurde »11, « où était la fenêtre obscure, la jonction insane, la déviation honteuse, à quel niveau d’indécence fallait-il la redouter et… Et pourquoi tant de grâce ? »12, « d’une perfection inconvenable »13. Le diminutif du Foufou est une contraction de « Froufrou », onomatopée que les bruissements d’ailes de l’étrange colibri inspirent au Malfini et qui rapproche encore le volatile du Glan-Glan du conte créole, ainsi nommé en référence à son chant. Dans Volatiles de Kossi Efoui, l’oiseau reste « l’oiseau », singularisé par l’article défini, floué par le substantif générique, tandis qu’En guise de divertissement le dévoile, par la mise en scène de Nicolas Saelens, sous forme d’une grande marionnette

8 OC, p.64. 9 Essai paru aux éditions de l’Aube, Paris, 2011, mais dont l’auteur avait connaissance et fait mention dans une des dédicaces. La fable animalière qui illustre son argument raconte que lors d’un incendie en forêt, seul un petit colibri va tenter d’éteindre le feu en ramenant goute à goute dans son bec l’eau de la rivière. A la moquerie des autres animaux, il répondra : « je fais ma part ». On retrouve l’anecdote à plus grande échelle dans CM, où la persévérance et le sens de l’observation du Foufou auront raison de la catastrophe écologique qui s’abat sur Rabuchon. 10 Félix Guattari et Gilles Deleuze, Mille Plateaux, Paris, Minuit, 1980, p.299. Par commodité, nous abrègerons désormais le titre de l’ouvrage par MP. 11 CM, p.29. 12 Ibid, p.32. 13 Ibid, p.39.

134 blanche, anthropomorphe, portée d’un espace scénique à un autre par quatre histrions fiers de l’avoir ressuscité : à l’épreuve de la scène plus que jamais, les attendus visuels sont détournés au profit d’une épuration symbolique, et « l’oiseau » accueille, dans la singularité d’un signifiant hybride, pléthore de possibles signifiés. Encore faut-il le replacer rapidement dans son contexte historico-culturel. Kossi Efoui est issu des Ewé, e peuple de migrants dont l’exil de la ville de Notsé au XV siècle, alors sous l’emprise du monarque tyrannique Agôkôli, a porté l’insigne de la tourterelle, oiseau protecteur de l’exode auquel seront dédiés des temples. Plus encore, la religion Ewé et la divination de l’Adza-Tado, sont marquées par la croyance en différents vodus, dont le plus important, Afà, apparaît aux chasseurs ou aux vagabonds14 qui s’aventurent trop loin dans les forêts sous la forme d’un oiseau. Celui-ci leur transmet la parole sacrée et des dons de divination qui s’inscriront sous forme de signes géomantiques. Volatiles est une nouvelle de Kossi Efoui dont le récit semble sans cesse contourner son objet, et mettre en crise l’instance narrative. Le narrateur, désigné comme l’auteur de quatre cahiers dont des fragments nous sont restitués, est pourtant appelé l’« Orateur ». Par ailleurs, l’énoncé souligne qu’ « il dit » au travers des cahiers, et leur extraits sont démarqués par des guillemets. Ce statut flouté le rapproche ainsi de l’Anomal décrit par Deleuze et Guattari, du vagabond des contes togolais, du « Foufou » de Chamoiseau destiné à devenir « invisible au monde »15. Sa « Tante » le lui rappelle d’ailleurs trois fois : « Petit, tu es du clan oiseau »16. « Volatilisé dans les environs de Nantes. » Il dit que ces environs, comme avait dit la presse dans un petit coin, ces environs où vingt ans ont fait leur chemin depuis, c’était l’équivalent de ces zones indéterminées de soi, semblables à ces « parages » de lui-même où il avait choisi de se fondre. Obéissant sans retour à un désir d’échapper au personnage dont il portait le nom, dont quelques livres portaient la signature comme un sceau : un masque destiné à vie à répondre à la question – être ou ne pas être qui dans le jeu des statuts. C’est de ce masque qu’il avait voulu soustraire son visage et l’opération l’avait soudain rendu invisible au monde.17 Chez Efoui, l’orateur volatile réactualise ce que Priska Degras appelle le « marronnage intérieur » : l’écrivain, pour trouver son individualité, doit rompre tout lien de dépendance au monde, se « soustraire » à tout ancrage géographique ou social

14 Nous voyons bien ici, sans avoir pour autant le temps de nous y arrêter, comment ce vagabond Ewé s’éloignant du village pour explorer les profondeurs de la forêt où lui seront faites des révélations divines peut symboliquement approcher le marron antillais, qui fuit la plantation pour se réfugier dans les hauteurs inaccessibles du morne et y reforger son histoire. 15 Car à la fin de CM, le Foufou, devenu « maître » aux yeux du Malfini, disparaît dans un « océan de lumière » : « mon maître vira de bord, opéra une spirale bizarre […] et suivit le chemin invisible de l’oiseau désormais invisible. C’est depuis ce jour là que je ne revis plus jamais le Foufou. », p. 215-216. 16 V, p. 9 ; p. 13 ; p. 19. 17 V, p. 12, les guillemets figurent dans le corps original du texte.

135 afin de pouvoir, comme chez Chamoiseau, mettre en œuvre ce qui s’approche du rhizome guattaro-deleuzien, au sens où il « connecte un point quelconque à un autre point quelconque, […] il met en jeu des régimes de signes très différents et même des états de non signes. Le rhizome ne se laisse ramener ni à l’Un ni au multiple. » 18 Ce qui aboutirait à la « Ritournelle », pour filer la terminologie deleuzienne, que le Malfini, ‘devenu Foufou’ au terme de son initiation, se voit moduler : Cela me laissa très vite le sentiment d’une liturgie dans laquelle il parlait en chantant, et chantait en parlant. […] Comme si tous les oiseaux du monde avait chanté en lui. Et pas seulement les oiseaux, mais tout ce qui vivait ici ou ailleurs, capable ou pas d’harmoniser des cris.19 Ou encore le chant du père de l’orateur à l’unisson avec l’oiseau, dans le roman de Kossi Efoui, L’ombre des choses à venir : J’ai entendu un chant d’oiseau, non pas un sifflement mélodieux mais une sarabande de voyelles ricochant les unes sur les autres […] Mon père répondait à l’oiseau, […] je ne saisissais pas de quel organe du corps s’élançaient ces envolements de sons, […] suivant des lignes de force qu’imprimaient des montées, des descentes, des suspensions de l’oiseau […].20 Anomal à la voix rhizomique, l’oiseau prend donc place en marge du corps social, en bordure du collectif, et par là-même est susceptible de le recréer. Il incarne une horizontalité de la perception qui déjoue l’ensemble de systèmes univoques ou logocentriques, verticaux si l’on peut dire, de la pensée et du discours, désordre au sens foucaldien qui ici rejoint la conception glissantienne du Divers ou de la Relation : Le Divers, qui n'est pas le chaotique ni le stérile, signifie l'effort de l'esprit humain vers une relation transversale, sans transcendance universaliste. Le Divers a besoin de la présence des peuples, non plus comme objet à sublimer, mais comme projet à mettre en relation. Le Même requiert l'Être, le Divers établit la Relation. […] Comme l'Autre est la tentation du Même, le Tout est l'exigence du Divers.21 Car c’est bien à la « Relation » guattaro-deleuzienne, repensée par Glissant, qu’appellent ces mélodies hybrides, où se mêlent sans pourtant se mélanger tous les chants du monde. C’est bien cet « effort vers une relation transversale » qui rend possible un projet esthétique empruntant à tous les genres sans se reconnaître dans aucun d’entre eux, à l’instar du narrateur « volatile » d’Efoui. Qu’advient-t-il désormais de l’oiseau à l’épreuve du monde, duquel il semble toujours se soustraire ? L’expression de son chant est-elle trop bouleversante pour ne pas menacer tout corps social ou politique redoutant le chaos ?

18 MP, p. 31. 19 CM, p. 225. 20 Kossi Efoui, L’ombre des choses à venir, p. 75-76. 21 Edouard Glissant, Le Discours antillais, Livre II “Poétique de la Relation”, Paris, Éditions du Seuil, 1981.

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Tuer l’oiseau… … N’est pourtant pas l’intention du bienveillant chasseur du conte de Chamoiseau, poussé hors de chez lui un vendredi Saint par sa femme vorace et tyrannique, qui l’oblige à aller chercher du gibier pour combler son insatiable faim : Montrant sa belle prise à sa femme, il gémit : « Noupa pé valé on bèt konsa, » « nous ne pouvons pas manger un tel animal ! » Mais sa femme était mauvaise. Peut-être par crainte du changement, elle le demeura. S’emparant de l’oiseau, elle lui tordit le cou.22 La verticalité du corps social est personnifiée ici par l’avide femme du chasseur, qui paraît d’abord vouloir tuer-manger l’oiseau pour se protéger du bouleversement dont il la menace. C’est aussi la voix « tordue » de Kossi Efoui dans la pièce Oublie !23, un chant que tout le monde cherche à étouffer. Ainsi c’est le cou qu’elle tord d’abord, ôtant à la volaille la capacité de chanter, ce qui pourtant ne l’empêche pas de poursuivre : « Tue-moi bien / ti ma fi, Tilititon Tilititon / Yon glan glan ! » 24. Figure de la marge à faire taire, l’oiseau ne sort de la forêt qui le cache au monde que pour être tué, ingéré, neutralisé dans le corps affamé de la norme. De même, dans En guise de divertissement de Kossi Efoui, les quatre histrions emblématiques d’un corps social stérilisé par le désir de faire et de consommer le divertissement, brandissent l’oiseau comme un trophée, cherchent son passeport, l’auscultent, l’adulent, entretiennent même avec lui des relations sexuelles mais ne l’autorisent pas à prendre la parole. On le bat ou on l’étouffe s’il fait mine d’ouvrir la bouche. Ce n’est qu’à la fin de la pièce que s’échappe de lui, par défaut d’attention des histrions, ce « vos morts ne sont pas vraiment morts » qui fait désordre. Tout comme la parole de « la petite tante » de l’orateur dans Volatiles est disqualifiée par la foule chaque fois qu’elle se fait entendre, au point que le signifiant se délite au profit de la sonorité de l’adjectif « folle », dont l’écho poursuit cette première ‘passante’ du récit, à l’image, nous le rappelons, du « Foufou » et de son bruissement d’ailes. L’énoncé détourne ainsi le sens du qualificatif comme pour faire dévier la perception du lecteur : Au moment où tout le monde disait que la guerre s’arrête comme s’arrêtent brusquement les pluies […] Tante se levait, ça lui arrivait […] ça lui arrivait de se lever, puis de se mettre à tourner, puis de dire à haute voix : - La guerre s’arrêtera quand vos pères reviendront. Des gens disaient (- Folle, la folle) Qu’elle était folle… 25 Cependant l’oiseau et la parole du fou, ainsi que le racontent Chamoiseau et

22 OC, p. 65. Je souligne. 23 Kossi Efoui, Oublie ! Carnières, Manage, Belgique, Lansman, 2011. 24 Patrick Chamoiseau, Au temps de l’antan, p. 65 25 V, p. 30

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Efoui, ne s’intègrent jamais et reviennent toujours. D’abord car quiconque les entend en est habité, tout comme l’est le chasseur devant le spectacle du festin de sa femme : Le brave bougre n’eut pas le cœur d’y goûter. Il pensait trop aux beautés de l’oiseau, à ses chants de mystères. […] Elle mangea tout […] Le brave bougre, lui, demeurait comme saisi, le regard submergé par des envols d’oiseaux. Ses paupières tressaillaient comme de grandes ailes. Parfois, un rouge planait dans sa tête, et il sommeillait sur des rêvées de plumes.26 Littéralement hanté par la beauté du volatile, l’homme perd l’appétit et s’ouvre à un imaginaire tumultueux dont les beautés débordent le cadre de son intellect, le « submergent ». Sa physionomie aussi s’en trouve changée, dans une comparaison des paupières « tressaillant comme de grandes ailes », métonymie de l’oiseau pour l’œil, métonymie de l’intériorité, comme pour reprendre in absentia l’adage « l’œil, miroir de l’âme ». La langue du récit subit également une mutation, les « rêvées de plumes » devenant par analogie édredon moelleux de la pensée sur lequel se posent les tumultes d’un rêve chatoyant, oxymores effleurés du sommeil éveillé, d’une mélodie polyphonique en écho à la polysémie du texte. Sa femme, plus convaincue par la poésie de la chair, s’endort « d’un de ces sommeils qui jamais ne délassent » après avoir tué, ingéré, neutralisé, normalisé le corps de l’oiseau dans l’autorité tranquille du ventre. Mais l’on ne digère ni la parole du « fou » ni le corps de l’oiseau. Du moins, pas tant qu’il n’a su se faire entendre : La femme sentit bouillir son ventre. En rêve, elle se vit habitée par de grandes fougères, puis par des mousses ténébreuses qui s’érigeaient en villes. Le tout se poursuivit par des fluidités de cascades, de gargouillements, d’aspirations tourbillonnantes. Elle se réveilla en sursaut quand une voix lui monta des lieux de toute sa chair : Recrache moi, ti ma fi […]27 L’oiseau l’habite alors de sa traversée du monde, cette errance qui accueille l’anarchie d’une perception en mouvements, altitude pleine d’« aspirations tourbillonnantes », qui figurent un vertige de l’esprit et engendrent la nausée du corps. Celui-ci, jusqu’ici rigidifié par « peur du changement », ne peut alors que rejeter la créature indigeste. L’histoire pourrait s’arrêter là, si les magmas recrachés du volatile ne se mettaient pas à chanter de plus belle « Recolle-moi, ti ma fi […] ». Une nuit de la remembrance s’annonce alors, interminable, où la mégère devra détruire toute sa maison - déconstruire les fondements de son discours - pour restituer l’authenticité d’une parole « de mystère » à cet increvable hybride qui ne sait pas se taire : Ils explorèrent la jointure des planches déclouées une à une, puis enlevèrent le toit, puis soulevèrent la maison pour la réduire en miettes. Ils trouvèrent [l’ultime] duvet sous la fente d’une solive. L’oiseau refit ses comptes, et s’envola comme s’envolent les rêves.28

26 OC, p. 65 27 OC, p. 65 28 Ibid, p. 66

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Ainsi l’Anomal ne passe-t-il au travers de la rigidité du corps social sans anéantir les fondements mêmes du récit sur lequel il tient, le discours ne pouvant être déconstruit sans que soit d’abord minée la « volonté de vérité » au sens foucaldien, qui en détermine la structure. Tout comme le Malfini, pour ‘comprendre’ au sens premier, et même devenir Foufou, devra s’affranchir de son « Ayala », terme qui désigne la huitième conscience dans le bouddhisme Mahayanna, appelée « conscience réceptacle ». Il s’agit du siège héréditaire d’un déterminisme aveugle que l’on pourrait comparer au « vouloir-vivre » de Schopenhauer. La mégère deviendra la plus douce des femmes, et son mari ennuyé lui préférera une autre, tandis que l’oiseau, aussi insaisissable et inintelligible que « les rêves », poursuivra dans le monde la réalisation poétique de son propre mouvement, sifflotera à qui veut l’attraper le vendredi Saint ses « chants de mystères », aussi étranges qu’inquiétants, et semblant ainsi approcher, Ce que la folie dit d’elle-même […] ce que dit également le rêve dans le désordre des images : une vérité de l’homme, très archaïque et très proche, très silencieuse et très menaçante : une vérité en dessous de toute vérité, la plus voisine de la naissance de la subjectivité […] une vérité, qui est la profonde retraite de l’individualité de l’homme, et la forme inchoative du cosmos.29

Où passe l’oiseau Lors d’un entretien avec Patrick Chamoiseau pour l’Orient littéraire en juillet 2009, Edouard Glissant affirme : Dans tous mes romans, il y a une recherche de la mémoire et d’une conception du temps. […] Nous n’allons pas à la recherche du temps perdu parce que ce temps, nous ne l’avons jamais possédé pour le perdre. C’est un temps éperdu. […] Il faut savoir dépasser l’analyse historique qui est nécessaire mais non suffisante. Il ne faut pas avoir du passé une vision qui détermine le présent, mais une vision qui ouvre à tous les présents possibles. De même que la question de la mémoire trouée, déclinée chez Efoui par l’ellipse et le détour, la recherche d’une « vision de tous les présents possibles », centralise les enjeux poétiques et philosophiques de Volatiles. Remarquons l’écho troublant que fait la dernière page de la nouvelle d’Efoui au conte créole de Chamoiseau : « Un jour, il y a longtemps ou avant longtemps, un chasseur qui rentrait bredouille après une nuit de chasse aperçut un oiseau. Il banda son arc, visa l’oiseau mais l’étrangeté soudain de son chant lui fit perdre quelques secondes au bout desquelles l’oiseau s’envola et disparut. Le chasseur rentra chez lui et ne reconnut pas son quartier […] ne reconnut ni le protocole, ni le trône, ni le chef […]. On lui fit répéter son nom et on fouilla la mémoire des lignages, on gratta un siècle, on gratta deux siècles, on gratta trois siècles et on découvrit que le chasseur qui répondait à ce nom avait disparu en forêt trois siècles plus tôt. […] « Où est passé le temps ? » dit le quatrième cahier ».30 Si l’intrigue s’ouvre sur la même rencontre, le récit et le chasseur tombent brutalement dans un vertige temporel qui s’apparente à l’espace-temps cosmique, provoqué par le

29 Michel Foucault, Histoire de la folie à l’âge classique, Paris, Gallimard, Tel, 1972, p. 638 30 V, p. 54 Les guillemets figurent dans le corps original du texte.

139 chant mystérieux du volatile, que l’on soupçonne être l’Afà des Adza-Tado. Le genre du conte veut qu’ici l’ellipse participe d’un comique de l’absurde, mais poétiquement l’enjeu reste le même qu’à d’autres endroits du texte. L’oiseau apparait au travers de son chant comme le lieu de passage du vernaculaire au sacré, de l’oral à l’écrit, dans l’appréhension chantée de « tous les présents possibles » qui par là même prolongent à l’infini - ou presque - l’instant donné. C’est peut-être d’ailleurs dans ce ou presque que la nuance doit être faite, car l’oiseau n’ouvre pas la porte d’un infini spirituel qui s’inscrirait dans une éternité figée, mais bien sur un instantané de la perception, distendu par les possibles d’une présence au monde : Il regardait l’oiseau et l’oiseau le regardait et il regardait l’oiseau et l’oiseau le regardait, un rêve tout entier retenu dans le mouvement perpétuel d’une seule image. […] Sous une clarté de lumière qui n’était plus celle du soleil, le paysage, l’oiseau et lui-même et le moindre petit mouvement que le vent dispersait à la pointe des herbes, tout cela s’offrait à son regard comme dans ce rêve où le rêveur Tchéou ne sait plus s’il diffère de la chose rêvée.31 Le dédoublement chiasmatique de la première partie de la phrase dilate la temporalité du récit « retenu » par l’échange non formulé entre l’Oiseau et l’Orateur. De cette transe32 surgit un miroir du regard auquel l’homme se confond dans une fragile création du « rêve », généré par polyptote, promesse de l’écriture à venir, naissante à cet endroit précis de suspension du temps et des corps. L’expérience de la dépersonnalisation semble être la condition d’une sensation métaphysique, autre dimension du réel et de la pensée qui sera à l’origine des « écritures » de l’orateur, « faite d’une combinaison de traits, faisant penser parfois […] aux traces visibles d’une étrange cosmologie »33. La limpidité de la langue, en écho à la pureté de la perception, pourrait être la manifestation de ce que le « Nocif », l’être humain ami du Foufou dans les Neuf consciences du Malfini appelle dans ses carnets « la perspective de l’horizontale plénitude du vivant »34. Car les enjeux du passage - au sens du carrefour plus que de la transition - de l’oralité à l’écriture semblent être identiques chez nos deux auteurs. Bien qu’au travers d’esthétiques presque opposées, ils tentent « d’oraliser l’écrit, mais vraiment de trouver un point d’incandescence entre l’oralité et l’écriture »35 pour le dire avec Chamoiseau.

31 Ibid, p. 45. 32 Ce terme précis est employé dans L’ombre des choses à venir, lorsque l’orateur décrit le visage de son père en ‘conversation’ avec l’oiseau : « Et moi qui avait appris à lire les arrière-pensées dans les plis d’une face, je pouvais lire que le visage de mon père était transfiguré par d’invisibles constellations, par cette morgue inattaquable que l’on peut voir soudain, lors des cérémonies de transe, dans le regard des personnes reconnues pour humbles (…) », p. 76. Je souligne. 33 V, p. 45. 34 CM, p. 235. 35 M. Plumecocq, « Entretien avec Patrick Chamoiseau autour de Solibo le Magnifique », Paris, Roman 30-50, 1999, p. 126.

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Or les deux ouvrages, construits chacun sur des récits rétrospectifs, explicitement oralisés, aboutissent de la même façon à la production d’une écriture, générée dans le cas de Chamoiseau par l’homme, le « Nocif », et dans le cas d’Efoui par l’ Orateur à la suite de leur rencontre respective avec le Foufou ou l’Oiseau. Ainsi dans Les neuf consciences du Malfini, le carnet du « Nocif » ami du colibri, demeuré à Rabuchon après le miracle écologique initié par le Foufou et sa disparition, est-il ainsi décrit : Son carnet était recouvert de croquis plus ou moins élaborés, accompagnés d’une prolifération de notes. Je demandais à le feuilleter […] des pages entières couvertes d’une écriture illisible, puis toutes les autres, parsemées des dessins de l’étrange colibri […] et parmi ces innombrables dessins, toujours les hachures d’une ombre à grandes ailes.36 La fin du roman donne un extrait lisible de ce cahier, intitulé « Récitation sur le vivant », psalmodie numérotée de un à neuf, renvoyant au titre de l’ouvrage ainsi qu’aux préceptes du bouddhisme Mahayanna. Ils sont composé de huit étapes initiatiques que le Malfini traverse une à une avant d’atteindre l’« Amala » réalisation de l’osmose de l’être mise en relation avec une totalité-monde glissantienne, comme l’a relevé Jean-Louis Cornille37. L’extrait du cahier de l’orateur d’Efoui, déployé sur deux pages, dévoile une écriture hermétique et hybride, mélange des signes géomantiques couplés à des fragments de textes, parmi lesquels une citation de Marguerite Yourcenar tirée des Mémoires d’Hadrien, reprise en guise d’épilogue38. Il s’agit des mêmes signes que la « petite tante » traçait sur le sol dans le premier cahier. Ces « traits en mouvements » sont les signes de la divination Adza-Tado, composés de 16 combinaisons de bases (signifiants) assignés à autant de maisons (signifiés) pouvant être déclinés en 266 combinaisons possibles, ce dernier chiffre correspondant à la somme de « tous les signes du monde »39, qui à l’origine étaient concentrés dans un infiniment petit. Si ce n’est qu’ils semblent ici détournés, rappelant, plus que la simple application d’un système d’écriture sacré, ce que Deleuze et Guattari fantasment « d’une vision de tous les présents possibles » appliquée à la littérature :

36 CM, p.226. 37 Jean-Louis Cornille, « De Chamoiseau aux Oiseaux de Cham », in Chamoiseau… Fils, Paris Hermann, 2014, p. 116-118. 38 La suivante, comme en renvoi : « Quand tous les calculs compliqués s’avèrent faux, quand les philosophes eux-mêmes n’ont plus rien à nous dire, il est excusable de se tourner vers le babillage fortuit des oiseaux ou vers le lointain contrepoint des astres. » Marguerite Yourcenar, Les Mémoire d’Hadrien, cité en exergue de Volatiles, Kossi Efoui, p. 55. 39 Nous devons ces informations succinctes au travail de thèse de Basile Goudabla Kligueh, La géomancie Afà et le système vodu chez les Adza-Tado sur la côte ouest-africaine, soutenue à Paris 1 en 1994, Paris, Afridic, 2001.

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L’idéal du livre serait d’étaler toute chose sur un tel plan d’extériorité, sur une seule page, sur une même plage : évènements vécus, déterminations historiques, concepts pensés, individus, groupe et formation sociales […] un enchaînement brisé d’affects, avec des vitesses variables, des précipitations et des transformations, toujours en relation avec le dehors.40 Cette autre écriture que tentent nos auteurs d’inventer, qui semble naître, chez l’un comme chez l’autre, de la frontière atteinte entre une présence au monde et une dépossession de soi dans l’inquiétude de la transe, est-t-elle à lire comme la simple traduction romanesque de religions bouddhistes ou Ewé ? Ou plutôt comme hybridation transgressive, fondamentalement hérétique, « totalité ouverte » glissantienne, « vulgaire illustre » dantesque qui ne pourrait, à l’image du foufou, se dire qu’en oxymores ? Il semble en tout cas que la figure, plus marronne que prométhéenne, de l’oiseau, entérine un lieu de passage, au carrefour de l’oralité et de l’écriture, continuant ainsi de problématiser les dualités entre sacré et vernaculaire, transcendance et Relation, français et créole dans le cas de Chamoiseau, qui étaient aussi concentrés dans la figure littéraire du Nègre-marron41. Plus encore, la transmission d’une « autre écriture » au travers d’un chant qui est une « autre langue », n’est-elle pas tentation d’une réinvention du sacré – un sacré littéraire - qui ne serait plus transcendantal ni dogmatique, mais perception ouverte sur les présents possibles, à la frontière du signe et du dessin ? Dans une autre perspective, la réappropriation du système géomantique Ewé par Kossi Efoui semble déplacer du champ anthropologique au champ littéraire la question de l’« absence » d’écriture, héritée d’une dialectique coloniale, à sa fonction. Pour ouvrir avec Edouard Glissant cette conclusion qui n’en est pas une : La question de l’écrit et de l’oral est une occasion d’angoisse vivifiante aujourd’hui pour le poète, l’écrivain. Il faut qu’il règle, lui, deux problématiques qui sont liées : la première est l’expression de sa communauté dans un rapport à la totalité-monde et la deuxième est l’expression de sa communauté dans une quête qui est à la fois d’absolu et de non absolu, ou d’écriture et d’oralité. Il faut que le poète fasse la synthèse de tout cela, et c’est ce qui à mon avis est exaltant et complexe dans le panorama actuel des langues et des littératures du monde.42

Notice bio-bibliographique : Diane Chavelet est doctorante en littérature comparée, sous la direction de Catherine Coquio (Université Paris VII-Diderot, ED131, Langue, Littérature, Images, Civilisation et Sciences Humaines). Elle prépare une thèse intitulée « La parole délivrée. Oralisation, performance et circulation du texte chez les écrivains togolais Kossi Efoui

40 MP, p. 16. 41 Noémie Auzas problématise la figure du marron à l’épreuve de la logomachie français / créole, parlant ainsi de « contrebande linguistique », in Chamoiseau ou les Voix de Babel, Paris, Imago, 2009, p. 174. 42 Edouard Glissant, Introduction à une poétique du divers, Paris, Gallimard, NRF, 1996, p. 39.

142 et congolais Dieudonné Niangouna (1990- 2016) ». Parallèlement à son doctorat, elle a traduit des articles pour la revue Feuilleton et un ouvrage chez Robert Laffont en 2013. Elle est intervenue au cours de la journée d’étude « Penser et écrire avec l’Histoire » du 10 septembre 2014 à Paris 7, au sujet de la représentation de l’Afrique subsaharienne au festival d’Avignon 2014.

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Du format papier à l’espace numérique François Bon, passeur littéraire

Marie-Laure Rossi Université Paris VII-Diderot (CERILAC) [email protected]

Mots-clés : champ littéraire ; auteur ; internet ; écriture numérique ; littérature hors du livre Key-words: literary field; author; internet; digital writing; contemporary writing outside the book

Résumé : Figure de proue dans l’exploration des potentialités offertes aux écrivains par le récent développement des technologies numériques, François Bon ouvre un passage e vers ce que pourrait être la littérature du XXI siècle. Il ne s’agit pas seulement pour lui de transformer ses propres pratiques d’écriture mais d’opérer une bascule vers le numérique de l’espace littéraire dans son ensemble et d’agir ainsi sur la manière de le penser.

Abstract: François Bon is a leading figure in the field of digital technology and their possibilities for writers, opening the way to what literature might become in the 21st century. He points out that it is not only a question of transforming his own writing process but of effecting a shift in the realm of literature as a whole towards digital technology, consequently influencing our way of thinking.

Depuis le début des années 2000, les difficultés économiques rencontrées par le secteur éditorial, associées à la restriction de plus en plus caricaturale des formes de la production littéraire, ont fait naître toutes sortes d’espoirs autour des potentialités nouvelles offertes par l’émergence de l’espace Internet et de tous les modes de création numérique qu’il permet. De la librairie en ligne aux espaces d’autoédition, en passant par le fantasme d’une disparition complète du livre papier, toutes les perspectives semblent ouvertes et ne manquent pas d’entretenir les débats au sein des tables rondes et des revues élaborées par les différentes professions littéraires. Dans cet espace encore

144 en chantier, François Bon s’est progressivement imposé comme personnage de référence pour imaginer, penser et mettre en œuvre ce que pourrait devenir la création littéraire au moment où nos sociétés sont en passe d’être structurées par une nouvelle forme médiatique – au sens de Mac Luhan1 -, les technologies numériques. Son engagement très actif, à la fois par ses pratiques d’écriture sur écrans, par ses activités de fondateur du site collectif remue.net ou d’éditeur de textes numérisés sur le site publie.net, mais aussi d’ardent défenseur de la cause technologique et numérique dans le champ littéraire, lui a permis de se construire une identité d’écrivain profondément ancrée dans les évolutions historiques de notre époque. C’est cette figure de passeur, d’acteur du passage, qu’il peut être intéressant d’interroger afin d’en comprendre les implications à la fois pour la constitution de son œuvre personnelle mais aussi pour la construction plus globale de l’espace littéraire à venir. Dans quelle mesure cet investissement volontariste dans les pratiques d’écriture numérique permet-il à François Bon d’être reconnu comme une figure d’autorité par e rapport à ce que pourrait devenir la littérature contemporaine en ce début de XXI siècle ? Les peurs récurrentes - ou l’indifférence prudente - que manifestent bon nombre d’acteurs du champ littéraire concernant le développement de l’écriture / lecture sur Internet donnent à percevoir les risques d’insignifiance, de marginalisation, voire même d’illisibilité, que peut comporter cette échappée hors du livre papier. Qu’elle relate l’effondrement des structures industrielles, qu’elle donne à entendre la parole tragique de personnages marginaux, ou qu’elle se fasse plus autobiographique, l’écriture de François Bon est profondément travaillée par le temps, l’Histoire et les utopies. Produite dans le double espace éditorial du livre sur support papier et du fichier numérique diffusé sur le web, elle permet au lecteur de sentir à la fois les résistances et les opportunités liées aux mutations engendrées par la découverte de ce nouveau continent de l’écrit qu’est le numérique. Cette pratique de l’écriture sur écrans est, avant tout, inscrite dans une esthétique personnelle qui excède largement la question des nouvelles technologies. Mais la spécificité de François Bon, par rapport à d’autres écrivains dont l’œuvre se construit aussi dans cet espace, tient à l’activisme qu’il déploie afin d’organiser le passage vers une littérature 3.0. Cette position très engagée contribue, en fin de compte, à faire

1 Dans Pour comprendre les médias, Marshall Mc Luhan reconstitue une chronologie de l’évolution des moyens de communication qui, chacun à leur époque, ont bouleversé le rapport au monde des sociétés qui les ont adoptés. Marshall Mc Luhan, Pour comprendre les médias. Les prolongements technologiques de l’homme [1964], Paris, Éditions du Seuil, « Points », trad. Jean Paré, 1968.

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évoluer le discours critique sur la littérature contemporaine.

La passion que François Bon témoigne pour les potentialités offertes à l’écriture littéraire par les technologies numériques n’est pas soudainement apparue dans la dernière décennie, par désir opportuniste d’occuper un espace vacant sur l’immense toile déployée par la récente démocratisation de l’Internet. Plutôt que de « passage », avec François Bon, il convient de parler de « bascule », terme extrêmement récurrent sous sa plume2, qui désigne, certes, le changement d’un état ou d’une situation, mais sous l’angle de la rapidité, peut-être aussi de la brutalité ou du risque de chute, d’échec. C’est ainsi que son premier livre conçu et écrit au sein de l’espace Internet, d’abord sous la forme d’un site, tumulte.net, créé en 2005, puis publié au format papier sous le titre Tumulte en 2006, présente dès la préface cet enjeu profond de la bascule comme lieu et objet de l’écriture. Le 1er mai 2005, venu de nuit à ma table de travail pour cause d’insomnie, j’imagine une sorte de livre fait tout entier d’histoires inventées et de souvenirs mêlés, ces instants de bascule dans l’expérience du jour et des villes, écriture sans préméditation et immédiatement disponible sur Internet.3 Cette perception d’une écriture en bascule s’exprime à nouveau, le 9 septembre 2009, sur tierslivre.net, le site qu’il tient depuis 1997 : « L’impression pour la première fois d’avoir définitivement basculé dans une écriture qui ne pourrait pas être accueillie par le livre. »4 L’écriture sur le web s’ancre dans l’intérêt de François Bon pour toutes les expériences de changement d’époque historique, sociale ou autobiographique et pour la mémoire que l’on garde des pertes irrémédiables engendrées par ces évolutions : transformation des technologies, fermetures d’usines, métamorphose du lien social, décès d’individus plus ou moins proches… En effet, le discours de cet auteur sur l’écriture dans l’espace numérique procède en grande part d’une réflexion historique sur l’entrée de nos sociétés dans une ère nouvelle : Nous vivons un monde qui est à la fois de mutation et de transition : la transition s’exprime dans la mutation, mais y garde ses lois propres. Cette mutation, lorsqu’elle se dégagera de cette transition, verra sans doute ses supports devenir aussi invisibles que nous l’est aujourd’hui le livre ou l’imprimé. Ce qu’on nomme livre numérique ne pourrait alors être que la bulle transitoire de cette intersection entre transition et mutation. Sauf que voilà : rien ne dispense de la constituer et de la

2 Voir à ce sujet l’ouvrage de Gilles Bonnet, François Bon. D’un monde en bascule, Chêne-Bourg (Suisse), La Baconnière, 2011. 3 François Bon, Tumulte, Paris, Fayard, 2006, p. 7. 4 François Bon, tierslivre.net, article 1874, « Centenaire de la mort de Louis Hémon », 9 septembre 2009.

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propager, dans sa fragilité même.5 Parce qu’il se positionne dans la bascule, François Bon inscrit les évolutions technologiques de l’écrit dans une temporalité complexe et imprévisible : à la fois mutation et transition, mais peut-être déjà aussi propagation d’un état fixé de l’échange littéraire. D’où la nécessité, pour lui, de revisiter l’Histoire, et plus particulièrement l’histoire de la littérature, du point de vue de ses périodes de transition. Ainsi, les transformations du livre à l’ère numérique sont mises en perspective par rapport au passage du volumen au codex, à la fin de l’antiquité, ou par rapport à celui du livre manuscrit lu oralement au livre imprimé peu à peu utilisé en lecture silencieuse. Mais surtout, l’histoire de certaines œuvres fondamentales pour notre culture, celles de Balzac, de Baudelaire, de Proust, de Kafka, est revue en profondeur pour réaffirmer leur nature disparate et fragmentaire, masquée par la composition finale, parfois posthume, du livre que nous lisons comme s’il allait de soi. Le titre du dernier ouvrage publié par François Bon, Proust est une fiction6, est, de ce point de vue, particulièrement révélateur du travail de déconstruction des grands monuments de la bibliothèque universelle. Sa lecture très personnelle de l’œuvre de Proust s’appuie en grande part sur des réflexions nées de recherches par mots clés dans les versions numérisées de La Recherche du temps perdu et des autres écrits de cet auteur. Rompant avec une approche linéaire, François Bon prend les raccourcis offerts par les outils de sa tablette pour mettre en évidence la grande sensibilité de Proust à la construction de la modernité, telle qu’elle s’est produite au siècle précédent. Grâce à ces parcours dans l’œuvre, François Bon crée le mythe d’un Proust attentif aux innovations technologiques de son époque, comme un double idéal lui permettant de conforter sa propre image d’écrivain technophile assez inusuelle dans l’imaginaire français. En effet, les écrits de cet auteur tendent souvent à faire coexister des univers habituellement disjoints, comme une connaissance très précise de l’œuvre de Rabelais et un goût passionné pour le rock and roll, ou un intérêt poussé pour les machines et leur mécanique associé à une attention très sensible au phrasé des grands auteurs. Rassemblé sur tierslivre.net, l’ensemble des textes sur des sujets aussi divers trouve sa cohérence dans une logique cumulative, pour laquelle le site propose un ordonnancement selon une arborescence : « l’écrire web », « livres et web-livres »,

5 François Bon, Après le livre, Paris, Éditions du Seuil, 2011, p. 32 et tierslivre.net, article 2 519, « Comment remplacer l’épaisseur du livre ? », 24 avril 2011. 6 François Bon, Proust est une fiction, Paris, Éditions du Seuil, « Fiction & Cie », 2013.

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« rock et musiques »7… Ces grandes lignes de force semblent émerger de l’écriture plutôt qu’agir comme un plan prédéfini. Elles se présentent comme une proposition, qui peut à tout moment être contredite par une lecture selon les mots clés, ou même selon un enchaînement aléatoire des textes. L’ensemble des productions de l’auteur (textes, photos, vidéo, etc.) peut apparaître comme un aboutissement de ses recherches contre la forme romanesque traditionnelle depuis la publication du récit Impatience,8 en 1998. C’est pourquoi le sous-titre « roman », au-dessous du titre Tumulte, en version papier, e est loin d’être anodin quant à la compréhension de ce que peut être le roman au XXI siècle selon François Bon. Malgré tout, le lecteur peut aussi rencontrer de la difficulté à entrer dans la cohérence d’un ensemble aussi foisonnant et riche en ramifications. Certaines subtilités de la lecture hypertexte ne sont pas spontanément accessibles pour un lecteur possédant des compétences moyennes en informatique, ce qui peut donner, au pire, le sentiment d’une sortie de la littérature telle qu’on la conçoit aujourd’hui, ou au mieux, l’image d’un écrit tellement avant-gardiste qu’il s’adresserait uniquement à quelques initiés.

Mais le passage vers une littérature sur écrans n’est pas seulement une affaire de transformation des pratiques d’écriture. Si le terme « engagement » n’est pas encore tout à fait galvaudé aujourd’hui, il prend tout son sens par rapport à l’activisme déployé par François Bon pour imposer le cadre des échanges numériques dans le champ littéraire. L’action de cet écrivain se manifeste d’abord par une argumentation incessamment déployée lors des rencontres, tables rondes et colloques sur la question de l’avenir du livre. Cette défense de l’ « écrire web » se trouve comme fixée, résumée, voire circonscrite, dans l’essai Après le livre, publié en 2011, qui a nourri le débat public au moment de sa parution, ce dont tierslivre.net rend compte avec fidélité9. Mais elle est aussi nuancée et enrichie sur le site, à la fois par l’actualisation des textes déjà publiés et par l’ajout de nouvelles réflexions, par exemple sur les apports de Google

7 François Bon, tierslivre.net, page d’accueil. Ces titres correspondent à l’arborescence choisie au mois de mai 2014. En février 2015, l’arborescence propose : « ronds-points », « série », « l’écrire web », « j’écris aussi des livres ». Ces transformations permanentes placent le lecteur face à une œuvre qui ne se présente plus comme un monument définitivement ordonné mais comme un ensemble mouvant au gré des évolutions que l’écriture de chaque texte impose à la totalité de ce qui a déjà été publié. (Dernière consultation le 27 février 2015). 8 François Bon, Impatience, Paris, Éditions de Minuit, 1998. 9 Voir les articles 2 671, 2 672, 2 673, 2 707, 2 721 et 2 744 de tierslivre.net

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Earth et du mode Street View pour notre imaginaire des lieux10. Surtout, l’argumentation fixée par Après le livre est riche de toutes les interactions organisées par François Bon avec ses premiers lecteurs, ceux qui ont participé au forum (aujourd’hui fermé) associé à l’œuvre au moment où elle s’écrivait sur Internet. Cet essai peut donc être lu comme le produit d’un projet fédérateur dont l’auteur est, de toute évidence, François Bon, mais en tant que porte-voix d’un collectif investi dans cette défense et illustration d’une littérature produite dans l’espace numérique. En outre, l’engagement de cet auteur dépasse la question de l’écriture proprement dite pour se faire action au sein du champ littéraire par la création d’espaces de production sur le web. En tant qu’animateur d’ateliers d’écriture, François Bon commence par recommander aux personnes qui écrivent avec lui d’ouvrir des blogs et des carnets numériques sur leurs téléphones ou leurs tablettes. Actuellement, le site cergyland.fr peut donner une idée du partage d’expériences d’écriture qu’il a organisé à l’École Nationale Supérieure d’Arts Paris-Cergy. François Bon est aussi à l’origine du site collectif remue.net, fondé en 2000, sur lequel les écrivains contemporains qui le souhaitent peuvent publier des textes et participer à des projets communs ou à des réflexions sur la création aujourd’hui. En 2008, il s’investit aussi dans le projet publie.net, première maison d’édition uniquement en ligne, dont le catalogue propose plusieurs centaines d’ouvrages, souvent inédits, d’auteurs classiques et contemporains, parmi lesquels Éric Chevillard, Didier Daeninckx, Martin Winckler… Le développement de cette maison d’édition, aujourd’hui dirigée par Gwen Català, implique une réflexion en acte sur les contrats pour les auteurs, les formats et les verrouillages souhaitables pour la diffusion des œuvres ou la fidélisation du lectorat par des abonnements. Cette volonté de ne pas laisser le web devenir la propriété du secteur marchand et du moins disant culturel peut être regardée comme un acte proprement politique, à l’heure où toutes les normes de la propriété intellectuelle sont ébranlées par la constitution d’un Internet structuré par les théories néo-libérales. Ainsi, les écrits de François Bon produits par les moyens des technologies numériques prennent une valeur performative. Il serait aujourd’hui illusoire de prétendre apprécier l’œuvre de cet écrivain à sa juste valeur en se restreignant à l’ensemble des livres publiés au format papier. Celui-ci, qui reconnaît ignorer

10 François Bon, tierslivre.net, article 3 922, « Mort des atlas (et comme nous les aurons aimés) », 6 avril 2014.

149 délibérément les demandes de collaborations hors de l’espace numérique11, impose son cadre d’échange et y contraint son interlocuteur / lecteur, pour peu qu’il accepte de suivre. Le passage proposé par François Bon est donc tout sauf un chemin rectiligne et progressif. Il exige une rupture inévitablement brutale avec les pratiques littéraires habituelles, une bascule vers une conception de l’œuvre comme objet interactif, hybride et profondément instable, relevant davantage du chantier que du monument. C’est pourquoi, reconnaître la production de cet écrivain comme déterminante pour notre époque implique une transformation du discours critique sur la littérature dans son ensemble. Reconnu au sein d’une génération d’écrivains de plus en plus étudiés par la critique universitaire, comme Pierre Bergounioux ou Éric Chevillard, François Bon contribue à un renouvellement d’une certaine manière d’envisager la littérature contemporaine. L’un des leitmotives récurrents des analyses portées sur les écrits littéraires produits depuis les années 1980 correspond à l’idée d’une littérature épuisée, touchant à sa fin, comme si la génération des années 1960-70 en avait exploré toutes les potentialités. C’est ainsi qu’un auteur de plus en plus controversé comme Richard Millet a pu s’autoproclamer « Dernier écrivain »12 car il se pense le dernier héritier d’une tradition littéraire qui serait bafouée par les autres écrivains de son époque. Sur un autre e mode, Antoine Compagnon, chargé de la présentation de l’histoire littéraire du XX siècle dans la somme collective La Littérature française : dynamique et histoire, a placé la littérature de la fin du siècle sous le signe de « L’épuisement de la littérature »13. Au contraire, sous la direction de Dominique Viart et de Laurent Demanze, un collectif d’universitaires a cherché à remettre en question cette vision dans l’ouvrage Fins de la littérature, paru en 2011. Dominique Viart y reconnaît le site tierslivre.net comme l’une des formes convaincantes aujourd’hui d’une possible création littéraire sur Internet. Il analyse la mise en cohérence des différents supports (texte, photos, vidéos, musique, etc.) comme un « devenir-opéra »14 de l’écriture, dont l’enjeu serait justement le maintien d’une certaine force du texte, par rapport à la captation souvent plus immédiate

11 François Bon, Après le livre, op. cit., p. 192 et tierslivre.net, article 2 353, « J’ai pas le temps », 26 novembre 2010. 12 Richard Millet, Le Dernier Écrivain, Paris, Fata Morgana, 2005. e 13 Antoine Compagnon, « XX siècle », in Jean-Yves Tadié (dir.), La Littérature française : dynamique et histoire II, Paris, Gallimard, « Folio Essai », 2007, p. 783-802. 14 Dominique Viart, Laurent Demanze, Fins de la littérature, Paris, Armand Colin, « Recherches », 2011.

150 exercée par les autres formes d’expression. Au sein de cet ouvrage, organisé selon une approche problématique ou thématique, un article de Gilles Bonnet est consacré uniquement à François Bon, en tant que figure de proue d’un renouvellement de la notion d’œuvre littéraire. Grâce à celui-ci, lire une œuvre ne serait plus s’approprier la logique d’une pensée telle qu’elle a été structurée et délimitée par son auteur, mais un processus relevant de la « sérendipité » - cet art de trouver ce que l’on ne cherchait pas – à partir d’un ensemble de potentialités organisées par l’écrivain15. Si François Bon nous convainc à ce point de la possibilité d’un renouvellement de la création littéraire par l’usage des technologies numériques, c’est certainement grâce à la dimension utopique de son regard sur les potentialités ouvertes par Internet, à une époque depuis longtemps marquée par un scepticisme généralisé envers les utopies e nées du XIX siècle. S’opposant au préjugé largement répandu de l’utilisateur d’écrans replié sur lui-même, cet écrivain présente le réseau numérique comme un moyen de renouveler le lien social, aujourd’hui très dégradé. Il défend ainsi l’idée d’une large mise à disposition des outils numériques auprès du public par les bibliothèques afin de rendre au texte et au livre leur valeur politique de moyens essentiels de l’échange social. Le temps passé sur un ordinateur est de moins en moins un temps solitaire […] mais dans une société qui nous contraint à outrance à l’individuation massive de nos activités, disposer de lieux qui les resocialisent peut effectivement s’inclure dans l’alphabet citoyen de la ville.16 Cependant, ce regard utopique ne reprend pas telles quelles toutes les promesses avancées par les partisans du numérique. L’autorité qui se dégage de la figure de François Bon est due à sa capacité de sélectionner les idées pertinentes pour produire la vision qui lui semble juste afin de penser l’avenir. C’est pour cela que cet écrivain est de plus en plus reconnu comme une figure auctoriale nouvelle. L’image de l’écrivain technophile a été évoquée précédemment. Plus largement, Aurélie Adler a qualifié François Bon de « figure de l’auteur en chantier »17 en référence à sa manière de synthétiser, notamment sur Internet, l’ensemble de ses activités de metteur en scène, de photographe, de performeur, de plasticien et d’architecte. Au-delà de la lutte pour l’exercice d’une position de pouvoir dans le champ littéraire, elle identifie dans cette posture de pionnier de l’Internet l’émergence d’un nouveau paradigme auctorial :

15 Gilles Bonnet, « François Bon : avancer dans l’imprédictible », in Dominique Viart et Laurent Demanze (dir.), Fins de la littérature, t. I, « Esthétiques et discours de la fin », op. cit., p. 193. 16 François Bon, Après le livre, op. cit., p. 224 et tierslivre.net, article 2 398, « C’est l’horreur (de la bibliothèque sans livres) », 9 avril 2011. 17 Aurélie Adler, Éclats des vies muettes, Paris, Presses Sorbonne Nouvelle, 2012, p. 298.

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L’écrivain ne fonderait plus sa légitimité sur des modèles hérités, rassurants […] mais sur un modèle en perpétuelle invention, ouvert à la libre combinatoire de postures provisoires, partielles, instables et, de ce fait, insaisissables.18 e Acteur très engagé dans les transformations de la littérature à l’aube du XXI siècle, François Bon se réalise donc en tant qu’écrivain du passage, être profondément hybride, auteur d’authentiques livres de papier élaborés sous l’influence des moyens offerts par les technologies numériques, et de non moins authentiques fictions narratives indissociables de leur support écran, mais aussi d’une argumentation théorique richement référencée et souvent très percutante. Ouvrant le champ des possibles, la voix auctoriale qui s’énonce au fil des pages du site tierslivre.net fait la preuve de la diversité des pratiques d’écriture permises par les technologies numériques, certes, mais elle donne aussi à sentir toute la richesse de l’intersubjectivité manifestée par les invitations réciproques d’un site à l’autre, comme un tissu de voix organisant des contrepoints au sein même de l’œuvre.

Profondément engagé dans la transformation des pratiques d’écriture au moyen des outils récemment mis à notre disposition par les technologies numériques, François Bon ne cesse d’exhorter le lecteur contemporain à faire basculer ses habitudes de lecture, voire d’écriture, du papier à l’écran. Pour ce faire, il ne s’agit pas seulement d’une mutation de son travail personnel de création ; c’est, assurément, l’espace social qu’il faut faire évoluer, par l’élaboration de lieux collectifs, citoyens, propres à mettre en synergie et à imposer les évolutions mises en œuvre à l’échelle individuelle par toutes sortes d’écrivains. Cette tentative de dépassement du livre par l’écriture sur écrans s’inscrit dans une tendance forte de la création littéraire contemporaine, qui tend à considérer le livre comme un « nuage de possibles »19 pouvant être réalisés sous forme de performances, d’expositions ou de visites guidées. Même si ces écrivains ne rompent que rarement avec l’objet livre, ils dessinent le passage, encore étroit et imprévisible, de e ce que pourrait être la littérature du XXI siècle.

Notice bio-bibliographique : Agrégée de Lettres Modernes, Marie-Laure Rossi a réalisé son doctorat à l’Université Paris VII-Diderot, au sein du Centre d’Études et de Recherches Interdisciplinaires de l’UFR Lettres, Arts et Cinéma, dans l’équipe de recherche Littérature au présent, sous la

18 Ibid., p. 306. 19 Olivia Rosenthal, « Entretien avec Philippe Vasset », Littérature, n°160, décembre 2010, p. 30.

152 direction de Nathalie Piégay-Gros. Sa thèse, intitulée « Écrire en régime médiatique. Marguerite Duras et Annie Ernaux », a été soutenue en novembre 2013. Après s’être intéressée aux enjeux esthétiques, sociologiques et politiques des médias dans les écrits de Marguerite Duras et Annie Ernaux, elle cherche à élargir sa réflexion à d’autres auteurs, comme François Bon ou Simone de Beauvoir, et à observer les effets du développement des technologies numériques sur les écrits littéraires contemporains.

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Jacques Dupin face à Joan Miró : un passeur privé de mots

Élisa Sclaunick Université Paris VII-Diderot (CERILAC) [email protected]

Résumé : Poète, ami des artistes et professionnel du monde de l'art, Jacques Dupin travaille dans l'intervalle qui fait naître l’œuvre socialement. Critique, éditeur, commissaire, expert de l’œuvre de Joan Miró, il est un passeur singulier, qui rejette le prestige du poète et du spécialiste. Il creuse en effet l'écart entre peinture et écriture, sape le discours critique et révèle ainsi l'intensité des œuvres. Il ne parle pas d'elles en surplomb, mais engage son corps dans l'atelier notamment pour, spectateur premier, tracer le chemin d'une rencontre, pour reconduire et préparer le choc de la confrontation entre l’œuvre et le public. Alors, avec pour modèle le peintre, il retrouve les voies de la poésie, répond à l'injonction des œuvres et se révèle passeur entre son lecteur, l’art et le monde.

Abstract: Jacques Dupin is not simply a poet, a professional in the world of art and a friend to artists; he is also an art critic, an editor, a curator and is regarded as an expert in Joan Miró’s work. He is committed to facilitating the social recognition of works of art. Yet, as a singular intercessor, he rejects the prestige of both the poet and the specialist insofar as he increases the gap between painting and writing, and undermines critical discourse, to best reveal the intensity of the works of art. As a first viewer, he goes into the art studio with the purpose of preparing the public to the meeting and the confrontation with the work of art. Therefore, using the painter as his model, he finds his way back to poetry, responding to the calls of the works and ultimately closes the gap between his reader and art, and the world beyond.

Jacques Dupin est au point de rencontre de la peinture et de la poésie contemporaines. Poète, il écrit de nombreux textes de critique d'art. Ami des artistes, il travaille pour les galeries Maeght et Lelong. Cela l'érige au rang de spécialiste – et même d'expert – de la peinture de Joan Miró en particulier, dans un contexte où le marché de l'art n'est pas seulement un espace de transactions, mais prend une

154 importance croissante comme lieu d'élection des artistes, comme espace de médiation. Jacques Dupin affirme avoir « toujours travaillé avec et pour les peintres »1 dans l'intervalle qui fait naître l'œuvre socialement, qui prépare la rencontre avec le spectateur à venir ; il organise lui-même le trajet qui accompagne l’œuvre jusque sur les murs du musée ou du collectionneur. Poète, allié des plasticiens, et professionnel du monde de l'art, il pourrait jouir de ce double prestige pour initier le public. Or, il le récuse – non sans risque. Poète ou critique, pour lui, il faut trancher. Il s'attache ainsi farouchement à dresser une frontière entre ses deux activités. Il explore l'écart entre les deux postures énonciatives, met en péril sa parole de critique et de poète. Il ne parle pas en surplomb des œuvres, mais engage son corps – un corps affecté par le choc et le désir de la confrontation. Il se rend dans l'atelier notamment pour, spectateur premier, tracer la voie d'une rencontre entre l'œuvre et le public.

Jacques Dupin occupe une place privilégiée dans ce double mouvement de l’œuvre présentée au public, du public conduit, initié à l'œuvre. C'est à René Char qu'il doit son entrée dans la sphère littéraire et artistique en 1950 : il publie son premier recueil2, il devient secrétaire de la revue et des éditions Cahiers d'art. À cette époque, Christian Zervos et Aimé Maeght privilégient les écrivains – contre les « critiques professionnels [... qui] se noient dans un flot de systèmes nébuleux jusqu'à perdre tout contact avec la valeur de l'objet »3 . Le jeune poète serait alors un meilleur médiateur entre l'art et le public que le critique. À la galerie Maeght, il s'attache à construire la valeur – et la reconnaissance – marchande certes, mais aussi esthétique des œuvres. Responsable des éditions, il dirige Derrière le miroir4, catalogue-revue lié à l'actualité de la galerie dont la vocation est de faire connaître les œuvres des artistes exposés et la galerie plus largement d'une part, de mettre l’art contemporain à la portée d'un plus grand nombre d'amateurs avec des lithographies originales et des textes littéraires inédits d'autre part. La spécificité de cette publication rejoint ainsi celle de la galerie en regard du musée : la médiation n'est pas seulement mise en relation, elle est aussi mise à disposition de l'œuvre pour le public. Jacques Dupin ne se contente pas d'orchestrer les rencontres entre peintres et écrivains

1 Expression employée par Jacques Dupin lors de notre entretien du 22 avril 2010. 2 Cendrier du Voyage (frontispice d’André Masson, avant-propos de René Char), Paris, G.L.M., 1950, repris chez fissile, Paris, 2006. 3 Christian Zervos, « De Delacroix à nos jours. Une exposition-programme à la galerie Georges Petit », Cahiers d’Art, n°5, 1930, p. 251. 4 Derrière le miroir, Paris, Maeght, 253 numéros, 1946-1982.

155 autour des expositions, lui-même écrit – il ne le fait jamais sur les plasticiens qu'il ne connaît pas. L'écrivain se met au service de l’œuvre et de l’artiste. Il se fait intermédiaire entre le peintre et son public ; il fait voir l’œuvre et transforme son lecteur en spectateur dans une entreprise de valorisation par l’écriture, dans un contexte où, aux lendemains de la seconde guerre mondiale, les critères de jugements se sont effondrés, les galeries deviennent un acteur central de la scène artistique, tandis que les moyens octroyés aux institutions culturelles publiques baissent. Au cœur du décisif « “couple” critique / marchand »5 , sa légitimité de passeur est fondée sur sa proximité avec les artistes ; il explique : […] j'ai été conduit professionnellement à vivre et à travailler avec des artistes. J'ai été le familier de beaucoup […] ils ont occupé dans ma vie des milliers d'heures, des centaines de pages.6

Au crédit du compagnon de route allié des plasticiens s'ajoute celui de ses autres activités de médiation : commissaire, éditeur ; il tire sa force d'être au cœur du marché de l'art sans être entaché par celui-ci. Jacques Dupin et Joan Miró veulent toucher un large public, ils veulent renouer avec « l'exigence d'universalité qui structure le sens commun de l'art »7, contre « un monde hautement spécialisé, un univers autarcique »8, celui de l'art contemporain pour Nathalie Heinich. Jacques Dupin, écartelé entre son prestige de poète et sa position sociale, celle d'un spécialiste qui refuse ce statut, doit trouver une nouvelle voix / voie. Lui-même explique que ses liens amicaux, la fréquentation de l'artiste et de l'atelier sont gages d'une meilleure compréhension de l’œuvre, permettent « au savoir d'assister à l'émotion »9. Aussi, il conduit son lecteur dans la genèse de l’œuvre pour qu'il en saisisse la légitimité, la valeur artistique, alors même que le spectateur pourrait être parfois tenté de n'y voir que des rebuts. Dans « Miró sculpteur », Jacques Dupin l'entraîne dans la récolte des déchets rejetés par la mer sur la plage pour qu'il « se rend[e] à l'évidence : ce qui […] arrête [Miró] et le met en émoi, la plupart du temps est inexplicable »10 mais donne naissance à une sculpture vivante qui « nous attire, nous

5 Raymonde Moulin, L’Artiste, l’institution et le marché [1992], Paris, Flammarion, 1997, p. 67. 6 Entretien de Jacques Dupin avec Bernard Mazo, Poésie et spiritualité, Le Cherche-Midi éditeur, « Poésie 1/ Vagabondages », n°16, décembre 1998, p. 16. 7 Nathalie Heinich, Le Triple jeu de l'art contemporain, Paris, Éditions de Minuit, « Paradoxe », 1998, p. 303. 8 Ibid. 9 Expression de Jacques Dupin lors du colloque « L'Écrivain et le spécialiste dans le discours sur e les arts plastiques au XX siècle » (Université Paris IV, 23 janvier 2009). 10 Jacques Dupin, « Miró sculpteur », Derrière le miroir n°186, juin 1970, in L’Espace autrement dit, Paris, Galilée, 1982, p. 166.

156 attache à elle, abolit la distance, communique son vertige »11. Dès lors, Jacques Dupin ne néglige aucun pan de la création de l'artiste, accorde autant d'importance, sinon plus, à « [c]es œuvres bâtardes, gonflées et essoufflées »12, à ces « œuvres de recherche »13 qu’à celles appréciées du public et de la critique. Dans sa monographie, il intègre au parcours de Joan Miró ses errances, voire ses échecs et se montre ainsi fidèle au peintre qui affiche son « mépris pour la réussite »14. Il fait pénétrer son lecteur dans la fabrique de l’œuvre, en propose une sorte de biographie. Son propos peut être alors très informé, lorsqu'il analyse la Reine Louise de Prusse 15 notamment. Il commence par situer la toile dans l'ensemble du travail de l'artiste, la décrit et invite son lecteur à être un spectateur actif pour saisir l'importance du fond : il ordonne : « Expulsons mentalement le personnage. »16 Ensuite, il sollicite la parole du peintre et, à la première personne et au présent, fait par la même occasion pénétrer le lecteur dans la fabrique de son texte : la naissance du tableau et celle de l’écrit deviennent contemporaines : Elle surgit en tout cas du dessin publicitaire d'un moteur, déchiré dans un journal. Déjà la Prusse, dans ce Super Diesel Junkers, la primera marca alemanya ! Georges Raillard me suggère de regarder, dans Novalis [...]. Le premier état de son travail est une simple transcription de ce moteur Diesel [...] sur un ticket de métro. De dessin en dessin le moteur et la reine ont fini par s'identifier en cette silhouette sobre, formée de quelques courbes, sans aucun détail.17 Ces explications sont précédées d'une planche : y figurent l'état final, la publicité et les dessins préparatoires extraits des carnets de l'artiste. Éclairer la toile, sa naissance, par le texte et par l'image permet paradoxalement à Jacques Dupin d'insister sur sa complexité, sur la nécessité de dépasser son apparente simplicité. Pour finir, il met en évidence la volonté d'apparier les contraires, de dépasser la peinture – enjeux qui habitent la vie et l’œuvre de Miró. Les passages très informés contrastent avec ceux où se manifeste l'empathie de Jacques Dupin. Celle-ci concerne le peintre : « nous pouvons imaginer les discussions passionnées de ces jeunes artistes [catalans] à l'affût des dernières découvertes, la plupart venues de Paris. »18 Elle concerne aussi ses figures : dans la monographie de

11 Ibid., p. 171. 12 Jacques Dupin, Miró, Paris, Flammarion, « Grandes Monographies », 1993, p. 158. 13 Ibid., p. 161. 14 Entretien avec Denys Chevalier, « Miró » [1962], in Écrits et entretiens [1986], choisis, présentés et annotés par Margit Rowell, Paris, Daniel Lelong éditeur, 1995, p. 287. 15 Joan Miró, La Reine Louise de Prusse, 1929, huile sur toile, 82,4 x 101 cm, Dallas, Meadows Museum 16 Miró [1993], op.cit., p. 148. 17 Ibid. 18 Ibid., p. 35.

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1961, la « petite clé » « vient nous avertir que la Danseuse espagnole19 [...] n'est qu'un automate » : « elle semble dire : “c'est par jeu, c'est pour rire, et vous n'avez rien à craindre d'un jouet même s'il présente un aspect diabolique”. »20 Cette incursion de l'imaginaire, à laquelle la deuxième personne du pluriel et le « on » inclusif convient, n'altère nullement le caractère informatif et sérieux de l'ouvrage ; c'est une invitation adressée au lecteur à refuser la tentation de passivité, pour ne pas faire de cette monographie un texte clos sur lui-même, mais une œuvre ouverte, vivante. Une œuvre où les figures du peintre s'animent : La table au gant […] marque un nouveau degré dans la démarche « objective » de Miró. Il ne fait plus appel aux procédés cubistes ni à l'analyse géométrique décorative. [... il] ne cherche plus à ruser, il attaque de front le problème de la représentation sans profondeur. Et la peinture plate triomphe, non sans laisser planer d'inquiétantes menaces sur l'issue d'une telle démarche. Le parquet nu se soulève, le plateau du guéridon se dresse sans précautions, avec une brutalité déconcertante. Le pot, la canne, le gant, le journal et le carton à dessin, dans leur aplatissement vigoureux et malgré leur réalisme appliqué, résistent mal au vide qui les aspire.21 L'ekphrasis, autrement dit la description, incarne ici la possibilité d'un discours éclairant : attention détaillée à l’œuvre, elle la fait voir et propose plusieurs niveaux de lecture, elle se déploie dans la narration. Jacques Dupin inscrit le peintre dans l'histoire de l'art pour mettre en évidence sa prise de risque. La métaphore guerrière associée à la victoire travaille la description, quand le registre fantastique rend sensible le danger encouru. Les éléments du décor sont personnifiés, leurs actions comme la manière dont elles se produisent sont menaçantes et poussent les objets dans le vide. Scène hallucinée qui transforme la présence en absence et inversement, qui mène à l'oxymorique « présence du vide » : la « mort » est en jeu dans cette lutte inquiétante. C'est au terme de cette analyse que le critique peut déceler « le malaise et l'angoisse du peintre »22. La toile est reproduite vingt-deux pages plus loin, mais le lecteur aurait pu en être privé. Ce n'est pas ici dans une entreprise d'exégèse, mais d'écriture que l'œuvre s'éclaire. Dans sa critique, Jacques Dupin rejette ainsi la posture et le prestige du spécialiste.

En d'autres lieux poète, Jacques Dupin ne recourt qu'exceptionnellement à la poésie23. Bien plus, il met en évidence ses échecs, l'impuissance des mots.

19 Joan Miró, Danseuse espagnole, 1924, huile, fusain et détrempe sur toile, 92 x 73 cm, collection particulière. 20 Jacques Dupin, Miró, Paris, Flammarion, « Grandes Monographies », 1961, p. 140. 21 Ibid., p. 102 et 104. Joan Miró, La Table au gant, 1921, huile sur toile, 116.9 x 89.5 cm, New York, MOMA. 22 Ibid., p. 104. 23 À Joan Miró, il consacre un poème pour son anniversaire (« 20 avril 1963 », Alès, PAB, 1963)

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Il distingue farouchement poésie et critique d'art ; il présente cette dernière comme « [u]n métier [qui] poursuit à l'écart son ouvrage inconsistant... »24. Un « métier » qui répond, avec modestie, à ce « dehors » qui « dicte », à une double injonction : celle de la commande, celle de l’œuvre elle-même. Un métier artisanal qui fait sien la matière des mots à l'écart de « toutes les lignes / qu'il convoite, les brumes – / les couleurs, la compacité / d'une terre soulevée... »25 qu'il envie au plasticien. Entre eux, il maintient la distance, bien qu'il s'empare à son tour de l'espace – de la feuille et non de l'atelier – dans sa « réclusion d'écrivain »26. En effet, il creuse l'écart entre peinture et écriture, entre signes plastique et linguistique. Ce, alors même que l'épithète homérique « Joan Miró peintre-poète » scande les textes critiques sur l’œuvre du Catalan, consacrant à la fois l'abolition des frontières entre les arts voulue par les artistes de la rue Blomet et l'importance de la poésie pour ce peintre. Ce dernier écrit sur la toile même ou dans ses marges : celles du cartel avec ses titres poétiques, celles des carnets où naissent de véritables poèmes. La question du signe dans les tableaux est traitée de manière ambivalente par Jacques Dupin. S'il rapproche parfois les signes du peintre de ceux de l'écrivain (comme le fait Joan Miró) c’est pour affirmer une libération en regard de la mimésis, une certaine abstraction : « Le signe est en effet un facteur de mobilité par sa faculté inépuisable d'association et de combinaison et par sa contribution naturelle à la production des rythmes. »27 Le signe procède d'une « condensation des formes »28, sans doute à lire dans sa dimension psychanalytique : les « procédés » « intériorisés » et leur dimension « instinctive » renvoient à un processus inconscient, le « signe » se rapporte à plusieurs chaînes associatives. Jacques Dupin insiste sur « les changements de l'écriture »29. Pour invalider toute équivalence entre un signe plastique et une signification, il évoque « un système de signes, élaborés et non fixés »30 qui se manifeste de façon « impromptu[e] », « intempesti[ve] ». Les signes plastiques se révèlent être des « simulacres », autrement

et une suite de poèmes à l'occasion d'une exposition à la galerie Maeght (« Couleurs à l’improviste », Derrière le miroir, n°193-194, 1971). 24 Jacques Dupin, « Un récit », Dehors [1975], in Le Corps clairvoyant (1963-1982), Paris, Gallimard, « Poésie », 1999, p. 298. 25 Ibid., p. 301. 26 Expression employée par Jacques Dupin lors du colloque « L'Écrivain et le spécialiste dans le e discours sur les arts plastiques au XX siècle ». 27 Miró [1961], op.cit., p. 229 / Miró [1993], op.cit., p. 230. 28 Ibid. 29 Ibid., p. 246. 30 Jacques Dupin, « L’impromptu, l’intempestif », Derrière le miroir, n°193-194, Maeght, 1971, in L'Espace Autrement dit, op.cit., p. 150.

159 dit, des « signes reconnaissables mais illisibles »31 : ils se dérobent au « sens qui tente [...] d’absorber [leur] énergie »32. Ainsi, le signe plastique « semble chargé de non-sens, il semble renvoyer, avec force et insistance à sa radicale coupure »33. Dès lors, l’œuvre n'est pas condamnée à la redite, elle disloque le discours qui tente de l'éclairer. Le recours à l'ekphrasis ne peut effacer cet écart ; il l'exhibe parfois alors même que Joan Miró organise la collision entre peinture et poésie : Le Signe de la mort : titre et poème, tableau-titre par la brièveté de sa sentence. Moins de signe, cette fois, de peinture, que de mots. La concision, le presque-rien d’une toile dont la surface irradie, cingle par sa violence, son éclat de serpe, à même la résonance du vide. Le geste large du chiffre 133 dans une gangue blanchâtre, fendue d’un trait horizontal. Geste toujours inexpliqué. Au-dessous, en noir sur une énorme torsade rouge sang, l’inscription, moins dessin que simple graphie sur le rouge de la tache, de la couleur du sang supplicié. On se blesse à décrire ce tableau, à le questionner et à en tenter le tour : son éloquence invalide toute glose.34 Jacques Dupin opère ici un travail de sape qui ruine toute velléité de description, affirme son insuffisance. Le lecteur n’a pas à attendre l’aveu d’échec qui conclut cet extrait pour le saisir : l’ekphrasis est habitée par la rhétorique de l’empêchement, la prétérition est omniprésente. Les appositions s’apparentent à des marques du repentir qui souligne le caractère inapproprié des mots. Ces indices de « ressassement » ou de « lacunes » (pour reprendre les termes de Jacques Dupin35), concourent à la fragmentation du discours manifestée par la ponctuation : les virgules se multiplient et imposent une lecture pleine de heurts, les points séparent des phrases nominales dont les mots ne sont pas toujours actualisés. La parole est en effet réduite au minimum : les articles sont supprimés, il n’y pas d'inscription dans le temps, tout au plus du présent. La parole du critique se désagrège et n’offre plus que des « débris »36 qui ne peuvent prétendre atteindre le mystère que recèle l’œuvre. C'est pourquoi Jacques Dupin préfère tenir à distance toute velléité d'élucidation : dans sa monographie, il cite la proposition de William Rubin37 par exemple sans adopter sa démarche. Lorsqu'il se risque à une explication, à une interprétation, Jacques Dupin en souligne le caractère subjectif pour ne pas clore le sens,

31 Jacques Dupin, « Le signe ou l’attente du sens », in Matière d'infini (Antoni Tàpies), Tour, Farrago, 2005, p. 38. 32 Ibid. 33 Ibid., p. 39. 34 Miró [1993], op.cit., p. 436-437. Joan Miró, Le Signe de la mort, 1927, huile sur toile, 73 x 92 cm, collection particulière. 35 Jacques Dupin, « Textes pour une approche » [1963], Alberto Giacometti, Farrago, Tours, 1999, p. 10. 36 Ibid. 37 Miró [1993], op.cit., p. 106.

160 le rendre réductible à une lecture avec des précautions comme « j’imagine que »38 ou « pourrait-on dire »39. Il ne se contente donc pas de constater la faillite du discours, il aggrave au contraire son échec, le revendique car l’œuvre est inaccessible à la connaissance progressive de l'analyse, du discours conceptuel ; il explique : […] le signe n'est plus l'équivalent d'une image, il est du réel assimilé et recraché, incorporé et libéré, comme l'air ou la lumière. Le thème importe moins que sa manière de surgir ou de disparaître.40 Passeur privé de mots face à une œuvre qui s'y dérobe, il récuse donc son prestige de spécialiste et de poète pour se mettre en danger et choisir de suivre ce que nous pouvons nommer avec Deleuze la « logique de la sensation »41, attentive au choc porté par l’œuvre sur le corps du spectateur.

Ainsi, la parole de certitude et d'élucidation laisse place à un espace d'interrogation qui apporte pourtant une réponse à l'injonction des œuvres, œuvres qui, espère Joan Miró, donnent « au spectateur ce coup en plein visage qui doit l'atteindre avant que la réflexion n'intervienne »42. Des œuvres qui, selon Jacques Dupin, « ont l'intensité bouleversante d'un cri, mais comme les cris elles sont aussi la négation ou l'impossibilité du langage »43. Pour eux comme pour Deleuze, la définition du chef d’œuvre est intensive : « La tâche de la peinture est définie comme la tentative de rendre visibles des forces qui ne le sont pas »44, si bien qu'il faut envisager « la "commotion" comme mode de communication »45. Le passeur doit donc partir d'un corps à corps avec l'œuvre, pour préparer et préserver le choc de sa rencontre avec un spectateur à venir, le lecteur. Jacques Dupin prend alors le peintre pour modèle. Pour parler de création, Joan Miró utilise tantôt la métaphore du combat – « très bagarreur », il « engage la lutte »46,

38 Jacques Dupin, « L’impromptu, l’intempestif » [1971], in L'Espace Autrement dit, op.cit., p. 150. 39 Jacques Dupin, « Les Peintures sur cartons de Miró », Derrière le miroir, n°151-152, 1965, in L'Espace Autrement dit, op.cit., p. 146. 40 Miró [1993], op.cit., p. 338-340. 41 Gilles Deleuze, Francis Bacon. Logique de la sensation [1981], Paris, Seuil, « L’ordre philosophique », 2002 42 « Où allez-vous Miró ? », par Georges Duthuit [1936], in Joan Miró, Écrits et entretiens, op.cit., p. 161. 43 Miró [1993], op.cit., p. 205. 44 Gilles Deleuze, Francis Bacon. Logique de la sensation, op.cit., p. 57. 45 Jacques Dupin, Miró [1993], op.cit., p. 288. 46 Joan Miró, « Je travaille comme un jardinier », par Yvon Taillandier [1959], in Écrits et entretiens, op.cit., p. 271.

161 tantôt celle de l'acte sexuel puisqu'il s'agit de « peindre comme faire l'amour »47, de sorte qu'« en son absence presque », ses signes engagent « une lutte sans merci, érotique, meurtrière »48 explique Jacques Dupin. Pour lui, l’œuvre est un partenaire de lutte ou d'amour, il y a une dramatisation de la posture du critique et une « perception érotique » définie en ces termes par Merleau-Ponty : Il y a une « compréhension » érotique qui n’est pas de l’ordre de l’entendement puisque l’entendement comprend en apercevant une expérience sous une idée, tandis que le désir comprend aveuglément en reliant un corps à un corps.49 Blessé, comme face au tableau-poème Le Signe de la mort, Jacques Dupin peut être considéré comme un spectateur exemplaire, un spectateur premier (puisqu'il assiste à la naissance de l’œuvre) qui invite le lecteur à poursuivre, à réitérer son expérience. Le passeur invite son lecteur à se laisser à son tour saisir, frapper ; privilégiant la première personne du pluriel, il l'entraîne au contact de la peinture ou de la sculpture et, sur ce chemin, l'érige en spectateur d'une œuvre qui n'est pas isolée dans une finitude, qui n'est pas un objet de savoir. Pour cela, nous l'avons vu, Jacques Dupin choisit souvent comme point de départ le point de naissance, point de rupture. Si sa critique entreprend de désigner la crise, c’est sans doute parce que, pour reprendre les termes de Deleuze, « [u]n créateur est quelqu’un qui crée ses propres impossibilités, et qui crée du possible en même temps »50. De cette tension, de cette impossibilité même naît la qualité de présence de l’œuvre. Le choc qu'elle produit alors sur le critique le « prive de [ses] instruments d'investigation »51 dit Jacques Dupin. L'itinéraire qu'il trace à son lecteur est alors plein de heurts, il s'inscrit dans cette brèche, dans le refus d'une révélation faussement évidente, il est une plongée dans l'obscurité qui dévoile une partie du mystère de l’œuvre : son irréductibilité aux concepts, à la permanence, à la clôture et son « énergie souterraine qui, [sans la dislocation de la parole] serait perdue et dissipée »52. Jacques Dupin répond à l’attente de l’artiste qui a besoin d’une confirmation, d’un regard et d’une expérience qui font entrer l’objet dans le champ de l’art car « [ê]tre, pour [les œuvres] c’est être interrogé, être invoqué, être l’objet de nos désirs »53. Ainsi, apparaît ce que Dominique Vaugeois appelle un

47 Joan Miró, lettre du 31 juillet 1922 à Roland Tual, in Écrits et entretiens, op.cit., p. 92. 48 Miró [1993], op.cit., p. 339. 49 Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception [1945], Paris, Gallimard, « Tel », 2005, p. 194. 50 Gilles Deleuze, Francis Bacon. Logique de la sensation, op.cit., p. 182. 51 Miró [1993], op.cit., p. 294. 52 Ibid. 53 « Textes pour une approche » [1963], in Alberto Giacometti, op.cit., p. 35.

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nouveau type de caractérisant ontologique, celui de l’appel, de l’attente de l’acquiescement, qui inscrit le paradoxe au cœur du mode d’existence de l’œuvre, puisque l’œuvre n’a d’identité propre, que dans le regard d’un témoin.54 L'intensité de la crise de l'écriture critique prolonge celle de la création plastique. L'écriture se met en mouvement ; elle n'abolit pas la distance qui sépare l’œuvre du spectateur mais organise leur collision. La parole se dote de l'intensité du négatif, de l'échec, elle reconduit la palpitation de la matière. Aussi, dans la critique pour Jacques Dupin, comme en art pour Deleuze, « il ne s'agit pas de reproduire ou d'inventer des formes, mais de capter des forces »55 que la dislocation du langage rend visibles. Les textes se situent alors parfois aux frontières de l’illisibilité. Ils revêtent la puissance informelle des signes plastiques lorsqu’ils se fragmentent par exemple pour répondre à l’expérience immédiate du corps et que s'inscrit « … une / blanche / constellation

/disparate »56 comme une « déflagration »57, ou lorsqu'ils se réalisent sous forme énigmatique comme l'accroche de « Miró sculpteur » : Comme si [...] allait de soi qu’un œuf en déséquilibre sur une savonnette […] composait l’image évidente et précise du mouvement que le désir érigeait à notre insu à la croisée des routes…58 La langue de Jacques Dupin critique retrouve ainsi le pouvoir de la poiesis, de faire apparaître, en même temps qu’elle procède à ce que nous pouvons nommer avec Heidegger un « dégagement de la vue »59 : avec elle, « éclot un espace d’ouverture où tout se montre autrement que d’habitude »60, où l’œuvre préserve son mystère. Au lecteur, le critique concède une révélation ainsi formulée par le philosophe : « [q]uand l’œuvre d’art […] se dresse, alors s’ouvre un monde »61 …

Passeur, Jacques Dupin refuse le simulacre d'un discours trop éclairant, il réaffirme l'altérité de l’œuvre plastique, son mystère. Récusant l'aura du poète ou du spécialiste, il lance un « discours amoureux »62 et meurtrier à la fois pour répondre aux injonctions des travaux de Joan Miró, pour les faire entrer dans le champ de l'art ; il met ses mots et son corps à l'épreuve pour, blessé, préparer la rencontre avec le spectateur à

54 Dominique Vaugeois, « La parole adéquate : Jacques Dupin et Alberto Giacometti », Méthode ! n°8 : Jacques Dupin ou l’effraction poétique, Var, Éditions de Vallongues, 2006, p. 66. 55 Gilles Deleuze, Francis Bacon. Logique de la sensation, op.cit., p. 57. 56 Jacques Dupin, « Couleurs à l’improviste », Derrière le miroir, n°193-194, 1971, p. 11. 57 Ibid., p. 10. 58 Jacques Dupin, « Miró sculpteur » [1970], in L’Espace autrement dit, op.cit., p. 165. 59 Martin Heidegger, « L’Origine de l’œuvre d’art », in Chemins qui ne mènent nulle part [1949], traduit par W. Brokmeier, Paris, Gallimard, « Tel », 1995, p. 40. 60 Ibid., p. 81. 61 Ibid., p. 47. 62 Jacques Dupin, « La réalité impossible » [1978], in Alberto Giacometti, op. cit., p. 85.

163 venir. Il nous permet par la confrontation des signes plastiques et linguistiques d'aller au-delà des apparences pour pénétrer par cette brèche dans un monde d' « avant- signe[s] »63 ; un monde en deçà plus qu'au-delà de tout savoir-faire ou savoir-dire, pour que nous parlent les œuvres, de leur « langue absente, ou neutre, mais sensible, poignante, comme émise par une multitude errante et coupée – encore, non sans effervescence – de la réalité et de l’histoire »64. Avec le peintre pour modèle, il retrouve là les voies de la poésie qui elle aussi s'obstine à désigner « la question de l’être dans le monde, et de l’autre dans la langue »65. Ainsi se révèle-t-il passeur entre son lecteur et l'art, et le monde.

Notice biobliographique : Agrégée de Lettres modernes et doctorante à l’Université Paris VII-Diderot (CERILAC), Élisa Sclaunick rédige sa thèse – « L’écriture de Joan Miró dans l’œuvre de Jacques Dupin » – sous la direction d'Évelyne Grossman et de Pierre Vilar. Elle est intervenue dans le groupe de travail « La critique d'art des écrivains » / « Écrire l'art » (Université Paris Sorbonne) en 2009 et 2012, lors des journées d'études « Les critiques e de la raison au XX siècle » (Université Paris-Est Créteil, octobre 2012) et « Quand les écrivains font leur musée... » (Université de Cergy-Pontoise, novembre 2012). Elle a publié « Jacques Dupin et les peintres : la ruine de la critique ? » dans « Les Facultés de juger, Critique et vérité » (textes réunis par É. Grossman, J. Majorel, M. Rueff et É. Sclaunick), Textuel n°64, octobre 2011 – suite au colloque organisé à l'Université Paris Diderot-Paris VII en avril 2010.

63 Jacques Dupin, « Les peintures sur cartons de Miró » [1965], in L'Espace Autrement dit, op.cit., p. 146. 64 « Le signe ou l’attente du sens », in Matière d'infini (Antoni Tàpies), op.cit., p. 39. 65 Jacques Dupin, Éclisse [1992], in M'introduire dans ton histoire, Paris, P.O.L., 2007, p. 35.

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IV – Passer le temps, traverser l’espace

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Passer à l’Ouest : les Cinq Nations du sud-est dites civilisées (Caroline du Sud, Géorgie, Alabama) au Territoire Indien, entre 1763 et 1835

Augustin Habran Université Paris VII-Diderot (LARCA) [email protected]

Mots-clés : Cinq Nations Civilisées ; acculturation ; Déplacement ; Territoire Indien Keywords: Five Civilized Tribes; acculturation; Removal; Indian Territory

Résumé : Alors que la position géographique des populations autochtones du sud-est du territoire nord-américain place ces dernières dans une position de contact prolongé avec e les colons européens, en particulier britanniques, qui s’intensifie tout au long du XVIII siècle, la présence blanche au sein de leurs nations et l’apparition d’une élite de métis participent activement à une transformation de leur identité. Aussi, parce qu’il allait dans le sens de la « civilisation », ce passage d’une société dont les codes étaient traditionnels à une entité hybride semblait-il conférer aux Cinq Nations « civilisées » une certaine légitimité et garantir leur souveraineté à l’intérieur des limites de l’Empire colonial d’abord, puis de l’État-nation américain. Leur déplacement forcé à l’ouest du Mississippi voté en 1830 indique cependant le contraire. Pourtant, la création du Territoire Indien, dans lequel les Cinq Nations sont contraintes de s’installer, semble donner à cette population « américanisée » une occasion de s’imposer à l’Ouest de la Frontière en lui offrant une position géopolitique stratégique dans le paysage étatsunien e du milieu du XIX siècle.

Abstract: Due to their geographical location, southeastern Native Americans were in prolonged contact with European - and more particularly British - settlers which intensified throughout the eighteenth century. Consequently, the presence of white settlers and the appearance of a mixed-blood elite within those Indian nations led to a transformation of native identity. As it was in line with what settlers considered as “civilization”, this transition from a traditional Indian society to a hybrid entity seemed to grant the Five Civilized Tribes a certain extent of legitimacy and sovereignty within

168 the colonial Empire and, later, within the American nation state. However, their removal West of the Mississippi enacted in 1830 proved the contrary. Yet, the creation of Indian Territory where the Five Tribes were forced to settle seemed to give those “americanized” Natives the opportunity to establish themselves West of the Frontier since it placed them in a central geopolitical position in the nineteenth century American landscape.

e Dès le XVI siècle, la présence « blanche » des colons européens en Amérique du nord implique une division parmi les premières nations. En effet, une différenciation nette apparaît alors entre les populations autochtones amérindiennes qui ne participent pas à des échanges économiques et culturels avec les Européens et celles qui y participent de manière prolongée. Aussi, ces dernières semblent-elles « passer » du statut économico-culturel qui était le leur avant l’arrivée des Européens à un autre, inédit, et voir leurs peuples se métisser tant d’un point de vue biologique que culturel. Par conséquent, la présence des Européens sur le territoire nord-américain s’accompagne de l’apparition de deux catégories d’Amérindiens : une population que l’on pourrait qualifier « d’acculturée » (le terme reste bien évidemment à définir), dont font partie les Cinq Nations dites « civilisées » du sud-est des États-Unis, et une population « traditionnelle », comme les Indiens des Plaines, par exemple, qui étaient en contact avec des Européens depuis très longtemps, mais n’avaient pas choisi de s’engager sur le chemin de l’acculturation de manière volontaire. Ainsi, mon travail cherche-t-il à interroger la place des Cinq Nations dites civilisées du sud-est (Creeks, Cherokees, Choctaws, Chickasaws et Seminoles), au sein de l’Empire colonial britannique en Amérique du nord d’abord (1763-1789), puis au sein de la Jeune République des États-Unis (1789-1830), à travers le prisme de l’acculturation opérée parmi ces nations, caractérisée par les divers « passages » culturels que le contact entre elles et les Européens a impliqués de manière considérable e depuis le XVIII siècle. Il s’agira d’analyser l’acculturation remarquable des Cinq Nations dites civilisées et de se poser la question de la façon dont les Euro-américains ont appréhendé cette présence à l’intérieur de leurs frontières. L’on se concentrera ensuite tout particulièrement sur l’année charnière que fut 1830, lorsque l’État fédéral contraint les Cinq Nations à « passer » de l’autre côté du Mississippi, et à s’installer dans une région appelée « le Territoire indien » (à l’est de l’actuel État de l’Oklahoma). Il faudra d’abord se demander si cette acculturation exceptionnelle a influencé la

169 manière dont le gouvernement des États-Unis a traité ces nations amérindiennes au moment du déplacement à l’Ouest. L’on s’interrogera également sur la manière dont ces dernières ont perçu et envisagé leur nouvelle position géopolitique sur le territoire étatsunien au regard de l’acculturation au mode de vie euro-américain qui les caractérise.

« Middle Ground » et mimétisme : « passages » dans l’est des États- Unis (1763-1830) Bien que la Proclamation de 1763 édictée par le roi George III d’Angleterre définisse la chaîne de montagne des Appalaches comme une frontière géographique naturelle entre les treize colonies britanniques et les terres indiennes, interdisant aux colons toute tentative d’expansion, des zones de contact, qu’Edward Countryman nomme des « arcs d’influence »1, se développent progressivement entre colons européens et populations autochtones. Des lieux de passages économiques et culturels apparaissent par le biais d’échanges commerciaux entre colons et autochtones, de guerres et de négociations diplomatiques qui participent au développement d’un e équilibre géopolitique qui s’institue tout au long du XVIII siècle. Richard White appelle cet équilibre, auquel à la fois les colons et les autochtones prennent part, le Middle Ground. White montre, en étudiant tout particulièrement la région des Grands Lacs, que les Européens transmettent, passent, un ensemble de valeurs et d’attitudes aux Amérindiens. Mais le phénomène existe également des premières nations vers les colons2. Se développe alors ce qui semble être le résultat de ce que Gilles Havard appelle le « mimétisme » (adopter de façon consciente ou non les traits de son interlocuteur de manière à trouver sa place dans les échanges avec lui - ce qui pose d’ailleurs la question de la compréhension mutuelle réelle)3. Cette adaptation aux mœurs et coutumes de l’autre visant à faciliter les échanges et la négociation, qui s’inscrit dans une réciprocité, semble être à l’origine de changements économiques, sociaux et culturels perceptibles tout particulièrement au sein des nations autochtones du sud-est. Ce qui amène à se poser la question de la dichotomie Euro-américains / Amérindiens dans ces zones de contact, de passages, qui correspondent alors à la côte

1 Edward Countryman, “Indians, the Colonial Order, and the Social Significance of the American Revolution”, Forum “Rethinking the American Revolution”, The William and Mary Quarterly, 3rd series, vol. 53, n°2 (avril 1996), p. 342-362. 2 Richard White, The Middle Ground, Cambridge, Cambridge University Press, 1991. 3 Gilles Havard, « Le rire des jésuites », Annales, Histoire, Sciences Sociales, n°3, 2007.

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e atlantique du continent au XVIII siècle. Aussi, les nations amérindiennes du sud-est, au contact des Espagnols, des Français et des Britanniques, ont-elles vu leurs organisations internes évoluer ainsi que leur façon d’appréhender des notions telles que le commerce, l’économie, le pouvoir, la guerre, la diplomatie, etc. De la même façon, les Européens puis les Américains ont vu leur appréhension du commerce et de la diplomatie devenir une fonction indéniablement liée aux populations autochtones, puisqu’ils s’adaptent, ne serait-ce que superficiellement, aux traditions, aux rituels et aux méthodes de commerce des indiens afin d’obtenir ce qu’ils veulent4. Les Cherokees, les Creeks, le Choctaws, les Chickasaws et les Seminoles furent parmi les premiers à être en contact avec les Européens. Ils rencontrent d’abord les membres des expéditions de De Soto à la e e recherche d’or au cours des XVI et XVII siècles, en particulier en Floride. Ils sont également en contact avec les Français en Louisiane, à l’ouest de leur territoire, et avec e les Britanniques tout au long du XVIII siècle. C’est avec ces derniers que le contact est le plus intense, par le biais du commerce de la fourrure, de façon particulièrement e importante à partir de la deuxième moitié du XVIII siècle. La présence de marchands britanniques, plus particulièrement écossais, qui s’installent dans la colonie de la Géorgie pour mettre en place des comptoirs commerciaux – lieux de passages de biens et de valeurs entre Européens et autochtones – dans les territoires indiens du sud-est donne lieu à une évolution remarquable de la structure interne des Cinq Nations. Les nations autochtones du sud-est, à l’instar de la plupart des nations vivant à l’est du Mississippi, n’avaient pas le même mode de vie que les Indiens de l’Ouest comme les Indiens des Plaines (Apaches, Comanches, etc.), et ce bien avant l’arrivée des premiers colons. Comme l’indique David LaVere, les populations du sud-est avaient un mode de vie sédentaire et pratiquaient une agriculture de subsistance organisée autour d’un système dans lequel chaque membre de la nation avait un rôle à jouer. Ce qui n’était pas le cas des Indiens des Plaines par exemple, au mode de vie nomade et dont la survie était garantie uniquement par la chasse et la cueillette5. Aussi, le mode de vie des populations de cette région a-t-il été un terreau particulièrement favorable à l’implantation durable de comptoirs commerciaux et de

4 Durant la période coloniale et la Jeune République des États-Unis, les euro-américains participent en même temps que les autochtones au Middle-Ground (White). Ils adaptent leur comportement en « s’indianisant » de manière à faciliter le dialogue et à obtenir l’adhésion des indiens. Voir à ce sujet Gilles Havard, « « Le Rire des Jésuites » Une archéologie du mimétisme dans la rencontre e e e franco-amérindienne (XVII - XVIII siècle) » in Annales. Histoire, Sciences Sociales, 2007/3 62 année, p. 539-573. 5 David LaVere, Contrary Neighbors, Southern Plains and Removed Indians in Indian Territory, Norman, University of Oklahoma Press, 2000, p. 3-29.

171 missions religieuses, et à l’origine d’un métissage d’abord biologique par le biais du nombre important de mariages entre des marchands britanniques et des jeunes femmes autochtones, puis culturel du fait de l’installation d’une population européenne dans laquelle les Cinq Nations voient avant tout un intérêt économique. Très vite, les populations du sud-est adoptent le mode de vie des colons tant en termes de techniques qu’en termes de valeurs, ce qui fait d’elles une exception sur le territoire américain et les place dans une position géopolitique unique. Le métissage de la population abolit la différenciation propre à une dialectique coloniale « civilisés / sauvages » dans la région, au moins pour une proportion non négligeable d’autochtones, qui deviennent ainsi des « métis », nouvelle catégorie socio-culturelle au sein des nations. En effet, les métis (mixed-bloods) forment peu à peu une élite qui se trouve dans des positions décisionnelles dans l’organisation des États, une position liée à leur éducation et à leur connaissance de la langue anglaise héritées de leur parent anglophone. Ils deviennent les acteurs des échanges économiques, diplomatiques et culturels avec les colons. Ce sont eux qui participent activement à l’adoption par les full-bloods (de sang indien uniquement) d’un mode de vie colonial qui devient rapidement sudiste (agriculture de type capitaliste organisée autour de plantations sur lesquelles travaillent des esclaves noirs, etc.). Lorsque les États-Unis deviennent indépendants et que la Jeune République des États-Unis se met en place après 1789, cette élite de métis se fait le relais entre les autochtones et le gouvernement fédéral d’une part et les gouvernements des États fédérés comme la Géorgie (territoire sur lequel les Creeks et les Cherokees vivent par exemple) d’autre part. Du fait de leur rôle d’interlocuteurs, ils deviennent les acteurs d’une transformation de l’identité indienne, d’un passage entre un système autochtone organisé, sans aucun doute propice à l’injection des valeurs et des méthodes de gouvernance républicaines, à un système hybride caractérisé par l’apparition d’une façon nouvelle d’appréhender le pouvoir et d’une manière de penser correspondant aux fondements mêmes de la Jeune République des États-Unis (valeurs protestantes, capitalisme, etc.). Enfin, les métis favorisent également le dialogue entre les agents fédéraux aux affaires indiennes envoyés par Washington, tels que Benjamin Hawkins e e (parmi les Creeks), et les full-bloods, entre la fin du XVIII siècle et le début du XIX siècle. Ils permettent la mise en pratique au sein des nations de la volonté de l’autorité fédérale de « civiliser » les Amérindiens, initiée par le président des États-Unis, Thomas Jefferson, et son secrétaire à la guerre, Henry Knox. Selon Elise Marienstras, les

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Amérindiens sont même devenus des « acteurs » du fédéralisme américain alors que l’État-nation se développait autour de la Jeune République des États-Unis. Ainsi, le rôle et le pouvoir du gouvernement fédéral, de l’armée, du Bureau of Indian Affairs (BIA) ainsi que ceux conférés aux États fédérés ont-ils été incontestablement liés à la place des autochtones, puisqu’ils devaient répondre de manière adaptée à cette présence autochtone au sein de l’État-nation américain6. De plus, l’on peut envisager que l’identité américaine et l’identité indienne se soient développées ensemble. C’est ce e qu’avance Thomas Grillot selon qui, à partir du XIX siècle, l’identité amérindienne est inconcevable sans l’américaine7. Reste à savoir combien de temps ce rapport de force est resté équilibré. L’acculturation toute particulière des Cinq Nations depuis les premiers contacts avec les Européens aurait-elle eu une influence sur la manière dont la Jeune République des États-Unis a appréhendé la place des autochtones au sein de l’État-nation américain ?

Les Cinq Nations et le pouvoir fédéral : passage de la souveraineté complète à une souveraineté limitée (1789-1830) e Entre la fin du XVIII siècle et les années 1830, les Cinq Nations connaissent d’importants changements internes : elles se dotent d’organisations étatiques semblables à celle que l’on peut alors observer dans les États fédérés en adoptant chacune une constitution écrite sur le modèle de la constitution des États, en créant un système de gouvernement bicaméral, en assurant la sécurité avec la création d’une police. De plus, c’est tout un ensemble de valeurs qui est intégré par les Autochtones par le biais de la présence influente de missionnaires chrétiens : par exemple, la « loi du sang » (le fait de se faire justice soi-même, jusqu’alors préconisé) devient une faute, la tempérance est valorisée, les croyances ancestrales sont peu à peu écartées au profit de la lecture de la Bible rendue par ailleurs possible par l’apparition d’un alphabet cherokee (inventé par Sequoyah)8. Un phénomène d’autant plus intéressant du point de vue scientifique que l’on passe d’une tradition jusqu’alors orale à une tradition écrite. Mieux, les nations du

6 Élise Marienstras, Nous, le peuple. Les origines du nationalisme américain, Paris, Gallimard, 1988. 7 Thomas Grillot, « Comprendre le concept de nation indienne à partir du cas Cherokee et de la comparaison internationale : colonialisme et exceptionnalisme », communication lors de la journée d’étude du vendredi 15 novembre 2013 intitulée The Nations Within / Les nations dans la nation – Université Paris Diderot-Paris VII. 8 Voir à ce sujet le travail prolifique de William G. McLoughlin, en particulier Cherokee Renascence in the New Republic, Princeton University Press, Princeton, 1986.

173 sud-est s’intègrent au fur et à mesure dans le paysage du Sud des États-Unis puisque l’agriculture traditionnelle de subsistance fait place à une agriculture aux valeurs capitalistes de type sudiste, impliquant par conséquent l’exploitation de la force de travail d’esclaves noirs sur des plantations. Ainsi, on intègre l’idée que la place des femmes, qui jouaient jusqu’alors un rôle essentiel dans le travail des champs, est davantage au sein du foyer, et que sur « l’échelle des races » (dans cette période durant laquelle le racisme scientifique (Samuel George Morton, Josiah C. Nott) prend le l’ampleur aux États-Unis), « être indien » c’est être supérieur à la population noire (l’on remarquera à ce sujet l’adoption rapide dans chacune des cinq nations de codes noirs). Il ressort de cette situation particulière le sentiment pour les Amérindiens du sud-est d’être supérieurs aux autres autochtones du territoire. Thomas Grillot montre bien, dans son travail de recherche, comment les Cherokees, félicités par le président Jefferson pour leur impressionnante « mise aux normes », se présentent alors comme les « grands frères » des autres nations indiennes. Néanmoins, il est nécessaire de préciser que ce passage entre une société traditionnelle et une société dite « civilisée » ne s’est pas opérée sans heurts. Très vite des conflits internes aux nations sont apparus. Pour certains, cette évolution allait dans le bon sens et mènerait sans équivoque à un futur meilleur dans lequel les Amérindiens pourraient conserver leur souveraineté du fait d’un dialogue équilibré entre le gouvernement de la nation et le gouvernement fédéral. Pour d’autres, ce renoncement aux valeurs ancestrales a été perçu comme une défaite inconcevable face à l’impérialisme euro-américain. Aussi, des guerres intestines eurent lieu durant les trois e premières décennies du XIX siècle, comme ce fut le cas lors de la guerre anglo- américaine de 1812 qui vit la nation Creek se déchirer entre ceux qui s’allièrent aux Américains et les Red Sticks qui rejoignirent le camp britannique dans l’optique de mettre fin à l’expansion des États-Unis dans le sud-est qu’ils percevaient comme une persécution. Ces Red Sticks, menés par le célèbre Shawnee Tecumseh qui avait en amont fait le tour des régions du sud-est dans le but de rassembler un front de résistance par la création d’une confédération panindienne dès 1802, furent les mêmes à s’opposer de façon virulente au déplacement forcé des Cinq Nations à l’ouest du Mississippi ordonné par le président Andrew Jackson en 1830. Cette opposition entre traditionalistes et ceux que l’on pourrait qualifier avec le terme ambigu de « progressistes », qui correspond de manière générale à la division entre full-bloods et mixed-bloods, va s’inscrire dans la durée et se maintenir après l’établissement du

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Territoire Indien à l’Ouest et l’installation des Cinq Nations dans celui-ci autour de sujets tels que l’esclavage et l’éventuelle alliance avec le Nord ou le Sud au moment de la Guerre de Sécession. e Au début du XIX siècle, la souveraineté des nations amérindiennes sur leurs terres se négocie en fonction de celle des États, une situation dans laquelle le gouvernement des États-Unis a le dernier mot au travers des décisions de la Cour Suprême des États-Unis qui se traduit par un passage du point de vue des autochtones entre un état de souveraineté totale à un état de souveraineté négociée, et par conséquent limitée. L’année 1830 est une année charnière pour les Cinq Nations : c’est le moment où la Cour Suprême des États-Unis par le biais de l’arrêt Georgia v. Cherokee Nation reconnait aux nations le statut de domestic dependent nations (nations domestiques dépendantes) et où le Congrès adopte de projet de déplacement (removal) des nations du sud-est vers l’Ouest voté par le président Jackson, mais initié dès 1824 par le président Monroe. Ces deux décisions ne peuvent pas être étudiées l’une sans l’autre en ce qu’elles posent toutes deux la question de la perception réelle de cette « acculturation » e indienne dans le paysage idéologique étatsunien du début du XIX siècle. Incontestablement, la population de la Jeune République des années 1830, à commencer par le président Jackson, n’a pas la même perception de la place des nations indiennes e du sud-est et de leur acculturation que les Américains de la fin du XVIII siècle comme Jefferson. L’arrêt de la Cour Suprême Georgia v. Cherokee Nation, qui donne raison à l’État de la Géorgie contre la nation Cherokee sur des questions de propriété du territoire, montre bien que, si le gouvernement des États-Unis reconnait la forme étatique développée au sein de ces populations indiennes en leur reconnaissant le statut de « nation », il n’est pas en mesure de lui conférer un niveau de souveraineté équivalent au sien. Les nations restent ainsi dépendantes du pouvoir fédéral, ce qui empêche toute velléité d’autodétermination, et le fait que la possibilité de se pourvoir en justice contre un État fédéré (en l’occurrence la Géorgie) ne soit pas reconnu comme l’une de leurs prérogatives montre bien combien leur souveraineté, aussi reconnue soit- elle, est limitée. Il est clair que le territoire des Cinq Nations est alors particulièrement convoité dans un contexte d’expansion démographique et territorial pour la Jeune République, d’autant que l’on y découvre de l’argent. Pourtant, ce qui semble être la négation de cette adaptation remarquable au mode de vie euro-américain par les Cinq e Nations, dont le président Jefferson avait lui-même fait l’éloge au début du XIX siècle, trouve son origine plus loin. Si les États-Unis ne reconnaissent pas le caractère quasi-

175 américain de ces nations, c’est probablement qu’ils ne le peuvent pas. D’une part parce que l’hybridité de ces formes étatiques et de ces ensembles de valeurs adoptés par les nations, de cette identité indienne nouvelle développée en fonction de l’identité américaine, n’est certainement pas perceptible pour une population de plus en plus imprégnée par la pensée raciste pseudo-scientifique diffusée par des anthropologues tels que Morton et Nott, qui, dans une période où l’Amérique se pose la question de l’esclavage noir, développent des théories de race (race theories) mêlant culture et biologie9, et par la pensée impérialiste basée sur la séparation entre état de culture et état sauvage. D’autre part parce que la société américaine n’est pas en mesure alors de concevoir le « vivre ensemble », que ce soit avec les Africains-Américains ou les Amérindiens, dans une phase où l’objectif de la Jeune République est d’étendre son territoire et d’y implanter les valeurs qui la fonde (expansion commerciale, religion, etc.)

Le « passage » à l’Ouest : vers une colonisation « réussie » ? Il est important d’étudier cette période, qui se termine par le déplacement forcé des Cinq Nations du sud-est dans le Territoire Indien (à l’est de l’actuel État de l’Oklahoma), à travers le prisme de la colonisation « nouvelle », idée qui se développe aux États-Unis à cette période selon laquelle les non-blancs, en particulier les Africain- Américains libres, doivent, pour leur bien et la préservation de leur identité, émigrer vers des territoires extérieurs à la Jeune République. C’est le cas du Liberia vers lequel l’American Colonization Society incite les anciens esclaves à se tourner dès 1812. À ce sujet, Nicholas Guyatt montre que ce phénomène de déplacement des populations de noirs libres et d’Amérindiens dans les années 1830-1840 n’est pas le fruit uniquement du développement de la pensée raciste mais de l’idée selon laquelle il serait bénéfique pour ces dernières de développer des sociétés avec succès en dehors des limites de la République américaine. Une thèse qui tend à montrer que la notion de separate but e 10 equal (séparés mais égaux) existait déjà au début du XIX siècle . Ainsi, le discours du président Jackson sur le déplacement en 1830 offre plusieurs lectures. Il apparaît très clairement que, pour le président, « l’acculturation » des Cinq Nations du sud-est n’est pas perceptible puisqu’il les décrit comme « quelques chasseurs sauvages » afin

9 Voir à ce sujet Bruce Dain, A Hideous Monster of the Mind, American Race Theory in the Early Republic, Harvard University Press, 2003. 10 Nicholas Guyatt, « The Outskirsts of Our Happiness : Race and the Lure of Colonization in the Early Republic », The Journal of American History, vol. 95, n°4, 2009, p. 986-1011.

176 d’établir un contraste avec la « population dense et civilisée » des États-Unis, et les présente comme un obstacle à l’expansion de la République américaine. Cependant, l’on note dans ce même discours le souhait de Jackson de protéger ces populations indiennes de la destruction, qu’un contact prolongé avec les Américains provoquera inéluctablement. Jackson entend bien « libérer les Indiens du pouvoir des États » et leur permettre « graduellement, grâce à la protection du gouvernement, de devenir une communauté chrétienne, civilisée et intéressante »11. L’on comprend bien alors que le but de Jackson est de faire avec les Amérindiens la même chose que ce que la colonisation nouvelle propose aux Africains-Américains, et l’on retrouve par conséquent les mêmes phénomènes au sein des deux communautés ethniques : comme les anciens esclaves des États-Unis se considéraient alors comme davantage « civilisés » que les populations d’Afrique, les nations du sud-est considèrent les Indiens de l’ouest du Mississippi comme des « sauvages » ; c’est dire l’intégration des « valeurs » de la Jeune République parmi ces nations. Pourtant, malgré les efforts des opposants au déplacement à l’Ouest, dont une majorité de full-bloods représentés par le blanc John Ross vivant au sein de la nation cherokee, les Cinq Nations furent déplacées de force à l’Ouest, causant la mort de milliers d’Amérindiens et faisant de la Piste des Larmes (Trail of Tears) l’un des événements les plus dramatiques de l’histoire des Indiens des États-Unis. Néanmoins, le fait qu’une partie de la population indienne du sud-est ait accepté de signer les traités de déplacement avec le gouvernement fédéral, dont une majorité de mixed-bloods, est, à mon sens, particulièrement intéressant. Cela voudrait-il dire que ces nations pouvaient trouver un certain intérêt à s’installer sur le Territoire Indien ? Une piste à mettre en perspective avec le fait que cette même partie de la population (vite surnommée le Treaty Party (le parti favorable au traité)) fut également celle qui signa des accords avec le gouvernement confédéré à l’aube de la Guerre de Sécession. Certains Amérindiens ont donc été des acteurs dans l’installation dans le Territoire Indien, ce qui place l’étude de ce « passage à l’Ouest » dans le courant de « l’agency »12. Je pense que la création ex nihilo du Territoire Indien et la place occupée par les

11 Voir le discours portant sur le déplacement des nations amérindiennes du sud-est (on Indian Removal) que le président Andrew Jackson fait devant le Congrès des États-Unis en 1830. 12 Il s’agit d’un courant visant à étudier les minorités en les présentant comme des acteurs ou agents de leur propre histoire, en analysant leurs prises de décisions, etc. Apparu dans les années 1980 dans le cadre de la nouvelle histoire indienne (New Indian History), il connaît un regain dans les années 2000 grâce à des auteurs comme Pekka Hämäläinen, Tiya Miles ou Gilles Havard.

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Cinq Nations déplacées dans celui-ci a très fortement modifié la position géopolitique de ces Indiens. En effet, les nations restaient dépendantes mais plus domestiques ; mieux encore, ce territoire artificiel nouveau sur la Frontière donnait aux Amérindiens des limites territoriales à un ensemble économique, politique et culturel cohérent depuis plusieurs décennies déjà. Bien plus qu’un passage géographique de la frontière naturelle qu’est le fleuve Mississippi, cette installation dans le Territoire Indien eut pour conséquence (de façon probablement inconsciente) de créer un nouvel « État », voire un nouvel « État sudiste ». En effet, l’on remarque dès 1835 l’influence indéniable de ce territoire qui voit à la fois se développer à l’ouest un nouveau Middle Ground avec les Indiens des Plaines (qui s’apparente à celui existant entre les zones habitées par les pionniers américains et les autochtones) et, d'autre part, ses relations commerciales avec les États du Sud s’intensifier grâce entre autres à l’exploitation d’esclaves noirs dans le territoire (culture du coton, exploitation du sel, etc.) et la multiplication de moyens de transport comme le bateau à vapeur dans cette région particulièrement irriguée. Le Territoire Indien, à la forme étatique mais aussi aux valeurs économiques et culturelles sudistes, qui apparait d’ailleurs comme un État sur les cartes de l’époque, devient vite une force incontournable du paysage de l’ouest étatsunien comme le montre l’intérêt que lui porte le gouvernement fédéral (qui y envoie très vite des agents) et celui de Richmond, en particulier au moment où le débat sur la question de l’esclavage fait rage aux États-Unis, d’autant que la frontière nord du territoire se trouve être la limite du Missouri Compromise de 1820. Le passage à l’Ouest des Cinq Nations s’est donc traduit par l’acquisition par les nations amérindiennes d’un certain degré de pouvoir du fait de leur nouvelle position stratégique tant d’un point de vue commercial qu’idéologique. Leur positionnement qui les sépare géographiquement de la Jeune République des États-Unis mais les rapproche de cette dernière, du fait de leur acculturation, peut selon moi être analysé comme l'apparition d'un « Etat Indien », voire d'un « autre Etat Sudiste » de l'autre côté du Mississippi à un moment où la question de l'expansion se pose et où le débat sur l'esclavage divise l'Union. Cela leur confère une position unique sur le territoire américain, que les élites métisses des nations ont certainement perçu comme un atout qui pouvait les placer en position de force et e remettre en question, encore au milieu du XIX siècle, le processus d’expansion de l’État-nation américain. À mon sens, c’est ce qui s’est passé, au moins jusqu’en 1907 quand l’État de l’Oklahoma fut officiellement créé, et même après puisque l’est de l’État appartient toujours aux Cinq Nations aujourd’hui.

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Notice bio-bibliographique : Augustin Habran est agrégé d’anglais et doctorant contractuel en civilisation américaine au sein du Laboratoire de Recherche sur les Cultures Anglophones (LARCA) à l’Université Paris VII-Diderot. Son travail porte sur le rôle joué par les populations autochtones au sein de la Jeune République des États-Unis. Il s’intéresse tout particulièrement à la place occupée par les Cinq Nations dites Civilisées du sud-est dans e le paysage étatsunien de la première moitié du XIX siècle. Sa thèse, dirigée par le professeur Marie-Jeanne Rossignol, s’intitule « Le Territoire Indien à l’aube de la Guerre de Sécession : l’identité indienne en question (1835-1861) ».

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e Se convertir au XIX siècle : la temporalité du passage dans Vie de Rancé de Chateaubriand et Les Misérables de Hugo

Magalie Myoupo Université Paris VII-Diderot (CERILAC) [email protected]

Mots-clés : conversion ; catholicisme ; sécularisation ; intériorité ; destin Keywords: conversion; Catholicism; secularization; inner life; destiny

Résumé : La conversion, traditionnellement vue comme un passage soudain et e univoque vers une nouvelle vie, semble perdre tout au long du XIX siècle sa fulgurance au profit d’une gradualité. Celle-ci, en réintroduisant le temps long des mutations au cœur même du processus religieux, tend à minimiser son aspect merveilleux et à valoriser le pouvoir de l’action humaine dans la construction de l’exemplarité. Toutefois, cette durée qui humanise le changement le rend également partiel, puisqu’elle fait du point de bascule non pas un moment mais un combat perpétuel. La narration doit sans cesse faire retour sur ce moment qui devait signer une rupture définitive. Le passage entre l’au-delà et l’en-deçà se mue alors en coexistence, celle-ci devenant une des conditions d’une laïcisation du personnage. Grâce à elle, l’auteur interroge la possibilité et les modalités mêmes du passage d’un régime de croyance à une société purement horizontale. Cependant, elle met également en danger la part de sacré du personnage, annonçant le désenchantement qui a marqué le siècle et qui a fait du passeur une figure résolument déchirée et douloureuse.

Abstract: Religious conversion, traditionally seen as a sudden and unequivocal transition toward a new life, seem to undergo a change in nature and process in the 19th century, proceeding from a sudden and dazzling event to a gentle and gradual growth. This reintroduction of longer time spans in religious processes of mutations minimises its magic aspect and consequently highlights the power of human action in the building of exemplarity. However this humanisation of the religious process also renders it incomplete: the moment of the passage becomes a perpetual fight to which

180 the narration persistently returns. What is supposed to be an irrevocable breach dithers in irresolution. The would-be transition from the beyond to the below becomes a coexistence which ultimately leads to the secularization of the character. Departing from there, the author may henceforth explore the possibility and the conditions for a transition between a religious-minded world to a purely secular society. This change contributes to the mood of disenchantment of the late 19th century: characters in transition or undergoing this long process of passing are represented as torn, agonizing figures. The sacred dimension of characters in fiction is irrevocably challenged.

« Au même instant, il tomba de ses yeux comme des écailles et il recouvra la vue »1. Cette phrase est un extrait d’un des récits les plus célèbres de conversion : celui de Paul de Tarse. La fulgurance et l’ostentation président ici à un changement qui est définitif. L’instantanéité du passage d’un état à un autre semble le garant de la sincérité de la démarche et agit également comme un ressort puissant du point de vue de l’édification. e On comprend dès lors que le XIX siècle qui opère une tentative de re- christianisation dans un contexte de désenchantement généralisé s’intéresse tout particulièrement à ce phénomène de la conversion qui cristallise le désir de retour à un état antérieur tout en étant un exemplum dans une entreprise de moralisation. Dans cette perspective, la question de la conversion comme emblème du passage m’a particulièrement interpellée dans le cadre de ma thèse sur la sainteté laïque dans la e littérature du XIX siècle. Elle est en effet le moment durant lequel, dans un certain schéma hagiographique guidé par l’idée de rédemption, le croyant accède par sa transformation à une nouvelle nature. Dans l’optique d’une récupération du cadre hagiographique par des écritures qui ne seraient pas clairement confessionnelles ou qui relèveraient d’un christianisme iconoclaste, je me suis donc demandée ce qu’il advenait de ce passage, binaire et très clair dans la tradition paulinienne, dans des ouvrages où la fin religieuse n’est plus aussi ferme, ou du moins, semble rattrapée par des enjeux terrestres. En d’autres termes, dans ce combat entre survivance du religieux et laïcisation de schémas anciens, que fait le désenchantement à la conversion ? Pour ce faire, j’ai choisi deux textes : un texte biographique non fictionnel, Vie de Rancé de Chateaubriand et un texte fictionnel qui s’inscrit dans le genre romanesque,

1 Actes 9 : 18, traduction de Louis Segond.

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Les Misérables de Victor Hugo. Pour saisir l’ampleur du phénomène qui a lieu alors, il m’a semblé intéressant d’observer le rapport particulier de ces deux œuvres à la réalité historique ainsi que l’opposition apparente qu’elles présentent d’une sainteté traditionnelle, celle du fondateur d’un ordre, et d’une sainteté moderne.

Devenir un saint ou l’avoir toujours été ? Si la conversion peut être a priori perçue comme une rupture par rapport à un état antérieur (n’est-ce pas d’ailleurs ce que dit l’étymologie même du mot ?), la tradition hagiographique a parfois été tentée d’atténuer la coupure pour en faire une révélation : le converti retrouve une nature première à laquelle il faisait violence par ses mauvaises actions. Le moment de la conversion laisse alors affleurer une nature déjà présente et son existence préalable confirme l’exemplarité du personnage. Les deux textes choisis laissent apparaître un travail de polissage de l’existence qui atténue le passage en réduisant le changement qualitatif, de non-croyant à croyant, à une simple variation quantitative. L’unification de la figure est principalement due à une lecture rétroactive de la vie du saint en question. Celle-ci engage un traitement de la temporalité spécifique : en effet, pour obtenir une figure unifiée, il faut soit relativiser le premier pan de la vie du personnage, soit en faire le terreau des actions qui auront lieu après la conversion. La première option est celle mise en scène par Hugo à travers le personnage de Mgr Myriel. En effet, le début des Misérables, en insistant fortement sur l’ethos du personnage de Myriel, tend à résorber le premier moment de sa vie qui n’apparaît plus que comme un lointain souvenir, voire une histoire sujette à caution. L’accent mis sur l’ethos essentialise ce qui est en fait le résultat d’une évolution. Cela crée une tension entre d’une part un personnage qui a l’air saint par nature, abolissant ainsi la temporalité, et une conversion qui, elle, souligne le passage qui a été nécessaire. Voyons dans un premier temps la question de la conversion du personnage. Elle est évoquée à plusieurs reprises mais assez brièvement. Tout d’abord, nous apprenons que « toute la première partie de [l]a vie [de Mgr Myriel] avait été donnée au monde et aux galanteries »2. Cette simple notation confirme le passage en ce qu’elle installe un schéma binaire régi, comme on l’imagine, par une opposition axiologique : du mal au bien ou de l’obscurité à la lumière pour reprendre une analogie chère à Hugo. On

2 Victor Hugo, Les Misérables [1862], in Œuvres complètes Roman, t. II, Paris, Robert Laffont, 1985, p. 5.

182 retrouve le vocabulaire habituel lié à ces transformations, le « monde » évoquant un aspect social mais résonnant également de souvenirs bibliques liés à la condamnation du péché. Plus loin, la réalité du passage est confirmée une nouvelle fois : Mgr Bienvenu avait été jadis, à en croire les récits sur sa jeunesse et même sur sa virilité, un homme passionné, peut-être violent. Sa mansuétude universelle était moins un instinct de nature que le résultat d’une grande conviction filtrée dans son cœur à travers la vie.3 Le couple instinct / résultat est déterminant pour une étude de la temporalité : ici l’auteur en donnant la préséance au second semble vouloir clairement séparer l’avant de l’après. Toutefois, ce mouvement en deux temps est miné par un élément puissant : le mystère de la conversion qui est le sujet de beaucoup d’histoires dans la contrée. En effet, si le premier pan est brièvement évoqué dans le roman, le moment de bascule est soustrait aux yeux du lecteur : Que se passa-t-il ensuite dans la destinée de Mgr Myriel ? L’écroulement de l’ancienne société française, la chute de sa propre famille, les tragiques spectacles de 93 […] firent-ils germer en lui des idées de renoncement et de solitude ? Fut-il, au milieu d’une de ces distractions et de ces affections qui occupaient sa vie, subitement atteint d’un de ces coups mystérieux et terribles qui viennent quelquefois renverser, en le frappant au cœur, l’homme que les catastrophes publiques n’ébranleraient pas en le frappant dans son existence et dans sa fortune ? Nul n’aurait pu le dire ; tout ce qu’on savait, c’est que, lorsqu’il revint d’Italie, il était prêtre.4 La transformation serait donc effective, mais sa motivation est voilée. De là résulte un problème majeur concernant Myriel : au lieu d’apparaître comme un homme qui a évolué, il apparaît comme un homme nouveau, différent, comme le suggère l’expression de la soudaineté de sa conversion. Cette nouvelle identité entre en conflit avec la temporalité, et surtout la gradualité du passage qui avait pourtant été suggérée. Et de fait le système narratif, par certains procédés, tend à essentialiser cette nouvelle nature. Si ce passé est évoqué, il ne fait pas à proprement parler partie de la diégèse, ce qui lui donne un statut beaucoup moins fort que l’exercice de la vertu de Myriel qui, lui, est partie prenante du roman : en effet, il sera le catalyseur indispensable de la transformation d’un des personnages principaux, Jean Valjean. En effet, tout ce à quoi assiste le lecteur, c’est à une multitude d’actions charitables. De plus, le titre de la première partie présente d’emblée Myriel comme « Un Juste », ce qui, au seuil de l’œuvre, tend à prévenir toute lecture véritablement évolutive du personnage. Toutefois, cette apparente essentialisation tend à être rapprochée par Hugo du processus légendaire : plusieurs notations soulignent la distance prise par l’auteur avec cette figure trop monolithique5 et

3 Ibid., p. 45. 4 Ibid. p. 5-6. 5 Le lecteur peut par exemple penser au deuxième chapitre de la première partie qui prend fin sur cette étrange précision succédant à l’éloge du personnage : « Nous ne prétendons pas que le portrait que nous faisons ici soit vraisemblable ; nous nous bornons à dire qu’il est ressemblant », p. 10.

183 le terme de « juste », ayant acquis une nouvelle signification par la narration6, réintroduit une transformation là où le fantasme hagiographique avait tout nivelé. Chateaubriand, dans Vie de Rancé, pratique également une forme d’atténuation de la conversion en mettant en exergue, notamment dans le récit d’enfance, la présence déjà palpable du saint. Cette atténuation a également une valeur critique liée à la fois à l’esthétique et à la morale. En effet, significativement, le narrateur délègue l’ouverture de ce récit de vie à un autre biographe, Pierre Le Nain, qui dans le style traditionnel, loue dans l’enfant les qualités du saint en devenir. Chateaubriand reprend le fil du récit pour affirmer : Tel est le début du Père Le Nain. Le désert se réjouit, le réformateur de la Trappe se montre au monde entre Richelieu, son protecteur et Bossuet, son ami. Il fallait que le prêtre fût grand pour ne pas disparaître entre ses acolytes.7 Cette anticipation provoque dans la prose de Chateaubriand une simplification de la syntaxe associée à l’apparition d’un lieu commun religieux (le désert) qui désigne l’écriture hagiographique comme un leurre. L’annihilation du passage est elle-même reprise par l’utilisation d’une périphrase décalée dans le temps (« le réformateur de la Trappe ») puisqu’elle désigne Rancé alors qu’il n’est encore qu’un enfant. Ce processus sera repris de manière ironique par Chateaubriand lorsqu’il évoquera les passe-temps frivoles de Rancé enfant (« C'était là la lecture dont se nourrissait le réformateur de la Trappe »8 ou encore « singulière annonciation du saint »9). L’unification temporelle est donc d’une part désignée comme un code littéraire puisqu’il faut être vertueux pour être saint, et d’autre part comme une faute esthétique, qui renvoie au problème de la vraisemblance, ainsi qu’une faute morale : de ce travail de polissage au mensonge il n’y a qu’un pas. Le mécanisme prophétique de l’enfance est ici enrayé par un regard critique qui veut réintroduire la transformation, et donc le temps long de la gestation, là où la légende a tendance à pétrifier les identités ; ainsi Chateaubriand écrit-il plus loin « On comprendra mieux d'où Rancé était parti, quand on saura de quelle extrémité de la terre il était revenu »10, réintroduisant un lieu métaphorique où le bouleversement pourra avoir lieu. Cependant, la visée démystifiante que se proposent d’avoir ces deux auteurs ne choisit pas pour autant le modèle de la conversion fulgurante qui, tout comme le modèle

6 Voir le discours de Myriel, p. 14. 7 François René de Chateaubriand, Vie de Rancé [1844], in Œuvres romanesques et voyages, t. I, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1969, p. 992. 8 Ibid., p. 997. 9 Ibid., p. 994. 10 Ibid., p. 997.

184 qu’on vient d’évoquer, pose le problème de la crédibilité. Le rôle important donné à l’intériorité, qu’elle soit sondée ou non, les éloigne des passages brusques provoqués par des révélations extérieures merveilleuses11 ; ce qu’ils mettent en avant, ce sont les sinuosités et les égarements du cœur humain.

L’ « écriture synchronique » du passage : réévaluer l’incapacité humaine L’introduction de la subjectivité est le point sur lequel vient achopper la vision traditionnelle de la conversion. En effet, dans l’œuvre de Victor Hugo, deux personnages sont clairement désignés comme des convertis : Mgr Myriel dont nous venons d’étudier le changement opaque dû notamment au traitement légendaire, et Jean Valjean. La différence essentielle, du point de vue de la narration entre ces deux personnages, est la place majeure donnée à l’analyse des sentiments dans le cas de Jean Valjean. Quant à Chateaubriand, même s’il ne cesse de souligner l’énigme qu’est Rancé, en choisissant de l’étudier davantage comme un homme que comme un saint, il nous plonge également dans l’insuffisance qui marque sa nature humaine. Ce changement de perspective concernant les personnages, loin de rétablir une bipartition claire entre ce qui précède et ce qui suit la conversion donne à voir les aléas du cœur des deux hommes. L’intermittence de la conversion crée alors une « écriture synchronique »12, pour reprendre l’expression de Guillaume Peyroche d’Arnaud, qui mêle continuellement passé et présent. Ainsi, le jeu avec la temporalité se fait à l’inverse de celui des hagiographies traditionnelles : il prend place non pas en amont à travers une préfiguration mais en aval à travers une défiguration de la conversion par la répétition et par la tentation du retour. Dans le cas de Chateaubriand, il apparaît que le lieu du passage pour Rancé, s’il est clairement identifié (à la suite de la mort de sa maîtresse), semble se diluer temporellement par sa répétition : le livre I se termine sur l’évocation de « l’accident qui changea sa vie »13 donnant au narrateur l’occasion d’un développement sur la vanité. Or, le livre suivant s’ouvre sur une discussion à propos de la jeunesse impie de Rancé

11 Chateaubriand, se nourrissant de l’expérience de sa propre conversion, situe en lui-même l’origine de cet évènement dans un célèbre passage des Mémoires d’outre-tombe (livre XI, chapitre 4) : « Je suis devenu chrétien. Je n’ai point cédé, j’en conviens, à de grandes lumières surnaturelles : ma conviction est sortie du cœur ; j’ai pleuré, et j’ai cru » in Mémoires d’outre-tombe, t. I, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, p. 398. 12 Guillaume Peyroche d’Arnaud, « Enraciner la Vie de Rancé », in Jean-Claude Berchet et Philippe Berthier (éd.), Chateaubriand Le tremblement du temps, Colloque de Cerisy, Toulouse, Presses universitaires du Mirail, 1994, p. 331-354, p. 344. 13 François René de Chateaubriand, Œuvres romanesques et voyages, t. I, p. 1019.

185 annulant le sublime de ce qui venait de se produire. Puis le livre second évoque un nouvel accident qui affermit Rancé dans sa vie monastique, nouvel accident venant répéter le premier et atténuant par là son caractère décisif. À cette répétition est allié un phénomène de résurgence : ainsi, « [i]l n'y avait pas loin de ces rêves de la jeunesse [de Rancé] aux réalités de la Trappe »14 ; sa conversion est moins vue comme une rupture que comme un combat qui s’étire dans le temps « […] il semblait jouer à la pénitence pour l'apprendre avant de la pratiquer : on assiste avec intérêt à cette conquête de l'homme sur l'homme »15. Après son retournement, Chateaubriand affirme que « poussé par ses malheurs, retenu par ses habitudes, Rancé n'avait point encore renoncé à ses emplois [...] »16. Encore plus loin, un lien est fait entre l’ancienne et la nouvelle vie de Rancé qui questionne la motivation de sa vie érémitique, topos pourtant de la vie de saint. Le narrateur observe en effet une « certaine affinité secrète entre les solitudes de la religion et les solitudes du passé »17. Cette persistance du passé dans l’« après » est réaffirmée à un moment essentiel de l’ouvrage : le dénouement. Traditionnellement, la fin du récit de vie de saint est le lieu de l’apothéose, de l’achèvement parfait d’une vie en accord avec un principe supérieur qui va être l’occasion d’un enseignement édifiant. Or ici le narrateur reprend la parole non pour faire de Rancé un sujet d’exhortation mais pour réaffirmer l’intermittence qui a marqué sa vie : Rancé habita trente-quatre ans dans le désert, ne fut rien, ne voulut rien être, ne se relâcha pas un moment du châtiment qu’il s’infligeait. Après cela put-il se débarrasser entièrement de sa nature ? Ne se retrouvait-il pas à chaque instant comme Dieu l’avait fait ? Son parti pris contre ses faiblesses a fait sa grandeur ; il avait composé de toutes ses faiblesses punies un faisceau de vertus.18 Le renversement de l’image finale paraît bien indiquer l’aspect résolument « mêlé » de cette vie, où il serait bien difficile d’identifier un point de bascule et d’ignorer, si ce dernier existe, sa possible révocabilité. Cette fragilité est un élément essentiel dans l’œuvre de Hugo puisque c’est elle qui donne aux personnages la dimension humaine qui les éloigne du dogme délétère, incarné par Javert, personnage hautement « religieux ». C’est pourquoi le personnage de Jean Valjean, si vertueux qu’il soit, doit sans relâche confirmer sa première conversion, qui a lieu à la suite de sa rencontre avec l’évêque, par de nouveaux choix qui remettent à

14 Ibid., p. 1007. 15 Ibid., p. 1028. 16 Ibid., p. 1029. 17 Ibid., p. 1049. 18 Ibid., p. 1124-1125.

186 chaque fois sa destinée en jeu. Le va-et-vient entre l’ancienne et la nouvelle nature, dangereux tout en étant positif, est assez paradoxalement mis en exergue à un moment où la radicalité serait de mise : quelques instants seulement après la conversion. Jean Valjean qui vient de subir un ultime assaut de la générosité de Myriel, finit par céder après ces paroles de l’évêque : Jean Valjean, mon frère, vous n’appartenez plus au mal, mais au bien. C’est votre âme que je vous achète ; je la retire aux pensées noires et à l’esprit de perdition, et je la donne à Dieu.19 Or ce qui suit cette parole performative de très près, c’est l’épisode du vol de la pièce de petit Gervais : Jean Valjean ayant été touché et convaincu va pourtant commettre un acte mauvais au moment même où il choisit de renoncer à son ancienne vie, et le narrateur de commenter : C’est que, phénomène étrange et qui n’était possible que dans la situation où il était, en volant cet argent à cet enfant, il avait fait une chose dont il n’était déjà plus capable […] il venait de s’apercevoir tel qu’il était, et il était déjà à ce point séparé de lui-même […].20 Cette simultanéité se perpétue dans ce passage notamment à travers des notations antithétiques qui suggèrent la violence de l’expérience : Il regarda sa vie, et elle lui parut horrible ; son âme, et elle lui parut affreuse. Cependant un jour doux était sur cette vie et sur cette âme. Il lui semblait qu’il voyait Satan à la lumière du paradis.21 Cette aberration temporelle crée un déchirement dans le personnage qui endosse une nouvelle identité malgré la pesanteur de l’ancienne, mais également une forme de souplesse qui est le terreau d’une tolérance et d’une bienveillance bien éloignées de celles des représentants de la loi, civile ou religieuse. Toutefois, comme chez Rancé, cette flexibilité crée la possibilité d’une « rechute » qu’il faut combattre. En effet, la conversion est également un devenir perpétuel chez Hugo. Cela se perçoit notamment à travers le choix de jalonner son livre de chapitres qui analysent la conscience de Jean Valjean et qui le montrent devant refaire ce choix du Bien : le premier est celui que je viens d’évoquer intitulé « Petit Gervais » ; ensuite, vient le chapitre « Tempête sous un crâne » dans lequel Jean Valjean se demande s’il doit laisser condamner Champmathieu à sa place pour ne pas être découvert, cette hypothèse étant longuement considérée22. Enfin, le chapitre « Buvard, Bavard » confirme le fait que « Jean Valjean jusqu’à ce jour n’avait pas été vaincu par l’épreuve […] »23 :

19 Victor Hugo, Œuvres complètes Roman, t. II., p. 86. 20 Ibid., p. 91. 21 Ibid., p. 92. 22 « Il sentait qu’il touchait à l’autre moment décisif de sa conscience et de sa destinée : que l’évêque avait marqué la première phase de sa vie nouvelle, et que ce Champmathieu en marquait la seconde. Après la crise, la grande épreuve », p. 181. 23 Ibid., p. 910.

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[…] l’homme régénéré, l’homme qui avait tant travaillé à son âme, l’homme qui avait fait tant d’efforts pour résoudre toute la vie, toute la misère et tout le malheur en amour, il regarda en lui- même et il y vit un spectre, la Haine.24 Ce mot qui revient sans cesse, l’ « épreuve », met en avant la vertu comme pouvoir de faire, de choisir et d’agir et non comme une qualité dont on ne peut se déprendre. Ainsi, le passage, que l’on retrouve souvent à travers le motif de la croisée des chemins dans le roman, devient la condition de l’action. Toutefois, on peut noter que l’écriture synchronique témoigne aussi chez Hugo d’un dysfonctionnement social : l’impossibilité de la rédemption, l’impossibilité d’échapper à une nature sociale imposée malgré des actions rédemptrices réitérées. C’est cela que symbolise le personnage de Javert : par sa poursuite inlassable de Jean Valjean, malgré le changement de statut de ce dernier, il s’oppose à une conception malléable du devenir. La solidarité du présent et du passé dans le phénomène de conversion rend presque invisible ou plutôt trop obscur le changement. Le destin, ressort de l’édification dans le récit, s’atténue, et avec lui, le sens des vies représentées. Dès lors, le passage devient un lieu résolument invisible, difficile à déchiffrer.

Le passage comme lieu de l’obscurité : sinuosité et dérobade Cet aspect insaisissable du passage d’un état à un autre s’exprime dans les deux textes à travers une réflexion sur le parcours de vie, qui ne cesse de mettre en avant des images liées à l’obscurité. La dissimulation et l’ombre sont autant de métaphores qui viennent complexifier le schéma binaire de la conversion. Rancé, dans l’œuvre de Chateaubriand, est ainsi présenté comme un personnage de surface, difficile à pénétrer, même si le narrateur suggère, à travers lui, les embrasements de la passion. Le phénomène est d’abord lié à une donnée physique : la sainteté de Rancé est de type érémitique : il se retire du monde). Toutefois cet éloignement physique provoque également dans la narration un mystère psychologique. Ainsi, son retour de Rome au début du livre troisième se fait très brusquement : « Le 20 mai 1666 revit Rancé dans les obscurs chemins du Perche »25. L’aspect résultatif de cette assertion dérobe au lecteur la transition et, dès lors, « les obscurs chemins » prennent une dimension poétique. De la même façon, pour décrire le travail qui a été nécessaire à la construction de son ordre, Chateaubriand utilise l’image de l’enfouissement : « Les cinq ou six premières années de la retraite de Rancé se passèrent obscurément : les ouvriers travaillaient sous terre au

24 Ibid., p. 912. 25 Ibid., p. 1068-1069.

188 fondement de l'édifice »26. Si la deuxième partie de la phrase peut apparaître comme une assertion littérale (il faut bâtir le monastère), le lien sémantique qui se fait entre l’obscurité et le motif des fondations ainsi que la possible référence à la parabole des ouvriers de la onzième heure lui confèrent clairement un sens métaphorique. La vie de Rancé reste avant tout un questionnement, une énigme dont la clé restera à jamais voilée. Ainsi, le héros de la foi, siège de l’édification, devient un être mystérieux, impossible à pénétrer et ce mystère n’est plus désigné comme celui d’une puissance transcendante, mais bien comme le fait du cœur humain et de ses passions. On pourrait avancer que les images de l’obscurité qui voilent la transformation de Rancé sont l’envers de la « synchronicité » observée plus tôt : la téléologie à l’œuvre dans les hagiographies habituelles n’a plus la même place dans la narration mais est reléguée dans l’intériorité du personnage qui n’est pas dévoilée. Dès lors si le passage devient intérieur, cette dérobade entame grandement le but d’édification que devraient se proposer de telles œuvres. En effet, qu’en est-il de l’illumination ? L’obscurité renvoie le lecteur à sa propre interprétation de la destinée du personnage et, dans un second temps, à ses propres ténèbres. Il n’y aurait qu’un pas à faire pour attribuer cette déconstruction du passage définitif à un profond sentiment d’impuissance et de mélancolie existentiels.

Chez Hugo, si la « sinistre bizarrerie de [la] destinée »27 est continuellement réaffirmée, l’interprétation semble sensiblement différente. Le destin du personnage de Jean Valjean est sans cesse présenté comme un tracé à interpréter (le personnage cherche des signes lui permettant de confirmer ou d’infirmer son destin) et en même temps impossible à déchiffrer pour l’observateur extérieur. Cette sinuosité du destin préside à tout le parcours de vie. Elle est réaffirmée à la toute fin du roman, dans le livre

VI de la dernière partie, lorsque le personnage doit décider de l’attitude à tenir face au bonheur de Cosette et de Marius : Cette nuit-là, pourtant, Jean Valjean sentit qu’il livrait son dernier combat. Une question se présentait, poignante. Les prédestinations ne sont pas toutes droites ; elles ne se développent pas en avenue rectiligne devant le prédestiné ; elles ont des impasses, des cœcums, des tournants obscurs, des carrefours inquiétants offrant plusieurs voies. Jean Valjean faisait halte en ce moment au plus périlleux de ces

26 Ibid., p. 1077. 27 Ibid., p. 176.

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carrefours.28 Ainsi, le passage, le changement qualitatif de la vie, n’est jamais une évidence et est marqué du sceau du mystère comme chez Chateaubriand. Cependant là où Hugo diffère de Chateaubriand, c’est dans le fait que ce déchirement perpétuel des identités prend place dans l’intériorité accessible d’un personnage alors que son extériorité donne à presque tous l’image d’une identité homogène et donc d’une forme de pensée à l’œuvre. Jean Valjean ne cesse d’être désigné comme saint par le père Fauchelevent, par Toussaint sa servante, et enfin par Marius à la fin du roman. Assez paradoxalement, l’œuvre de Hugo, romancier plus croyant que religieux, retrouve, du moins extérieurement, une cohérence de destinée que Chateaubriand ne rétablit jamais vraiment ; le regard extérieur porté sur Rancé par ses contemporains est lourd de doute. Cette étude comparative du phénomène de la conversion met en lumière des positions différentes malgré le même refus du schéma de vie binaire. Vie de Rancé, ouvrage non fictionnel, questionne la possibilité même du changement radical : cette œuvre, qui est la dernière de son auteur, porte en elle une mélancolie et un désabusement dont cet « abbé tempête »29 est le signe, lui qui emporte dans sa retraite les passions du cœur humain. Les révolutions réalisent dans l’histoire un bouleversement analogue à celui de la conversion, et pour cette raison elles restent à jamais des évènements impénétrables pour l’auteur catholique qu’est Chateaubriand. Au contraire, chez Hugo, la « tempête sous un crâne » est le lieu secret d’une confirmation perpétuelle qui peu à peu dessine une cohérence. Le passage n’est pas impossible, mais relevant de l’intériorité, il est gagné de haute lutte. Cet optimisme aux résonances politiques témoigne d’une foi humaniste qui redonne un souffle au personnage du saint laïque. Enfin, il semble possible de mettre en relation cette idée de la conversion au e temps long avec une certaine conception de l’histoire qui se fait jour au XIX siècle et qu’étudie Reinhart Koselleck dans L’expérience de l’histoire30. Auparavant l’écriture de celle-ci était constituée d’une suite d’exempla sur laquelle l’auteur venait appliquer une signification. À cette perspective succède l’idée d’une histoire comme temporalisation, processus de long cours qui trouve dans son étirement même et ses méandres un sens qui lui est dès lors immanent. La conversion répétée mettrait donc moins en danger le

28 Ibid., p. 1089. 29 Henri Bremond, L’« abbé tempête », Armand de Rancé, réformateur de la Trappe, Paris, Hachette, 1929. 30 Reinhart Koselleck, L’expérience de l’histoire, Paris, Points, « Histoire », 2011.

190 sens de l’expérience religieuse qu’elle ne nous inviterait à détrôner une vision transcendante au profit d’une vision séculaire.

Notice bio-bibliographique : Magalie Myoupo est ancienne élève de l’École Normale Supérieure de Lyon, agrégée de lettres modernes, doctorante contractuelle en littérature française à l’Université Paris VII-Diderot et est rattachée au laboratoire CERILAC. Sa thèse, intitulée « La sainteté e laïque au XIX siècle : une utopie littéraire », effectuée sous la direction de Mme Paule Petitier, concerne à la fois l’histoire des idées (protohistoire de la laïcité) et l’histoire des formes (esquisse d’une figure et d’un genre oubliés).

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« Rentrons dans la rue »1, les passages de l’enfant dans e l’espace public (Paris, fin XIX siècle)

Delphine Piétu Université Paris VII-Diderot (ICT) [email protected]

Mots-clefs : ville ; public / privé ; rue ; enfants ; jeux ; mendicité Keywords: city; public versus private; streetlife; children; playground; mendicity

Résumé : La rue n'est pas qu'un simple lieu de passage entre deux lieux institutionnalisés pour les enfants des milieux populaires. D’autres usages de l’espace public sont observables : pour certains enfants, arpenter la rue dépasse la simple fonction de circulation ; celle-ci devient une aire de jeux, de divertissements et de découvertes en tout genre. Parfois, la rue constitue un refuge voire un domicile pour les e mineurs en situation de grande pauvreté. En somme, à la fin du XIX siècle, la rue à Paris est encore un espace de vie. D'autre part, en franchissant le seuil de chez lui et en se retrouvant dans la rue, l'enfant passe d'un espace privé à un espace public. Il sort d'un lieu, théoriquement protégé, pour passer à un espace en partie non contrôlé, qui fait l'objet de multiples peurs et fantasmes. L’enfant, lorsqu’il est dans la rue, est alors présenté à la fois comme étant en danger mais aussi comme étant un sujet dangereux.

Abstract: For late nineteenth-century working class children, the streets of Paris are more than a simple thoroughfare. For some of them, they are a playground and a place where they can find various kinds of entertainment. For others they are a refuge, and for the poorest amongst them, they are even a home. Children populating the streets - to live or to play - are perceived as potentially dangerous by the better-off part of the population: they are beyond the scope of any protection or family control. And yet public opinion commonly portrays them as being in danger.

L’espace public, ses usages et ses usagers sont objets d’histoire. Il en est de même de la rue, l’une de ses composantes emblématiques. Intrinsèquement, la rue est

1 Victor Hugo, Les Misérables [1862], Paris, Gallimard, 1951, p. 970.

192 une voie de communication, un lieu de circulation et de passage. Dans le dictionnaire Larousse de 1880 comme celui de 1914, la définition de « passage » nous éclaire peu : « action de passer », « lieu par où l’on passe ». En revanche, il est précisé à l’entrée du verbe « passer » qu’il s’agit d’« aller d’un lieu à un autre », de « traverser », de « circuler ». Le terme n’inclut pas l’idée d’une temporalité mais d’une finalité. Ainsi, le terme « passage », contient les notions de mouvement et de déplacement dans une durée variable et indéfinie. La rue correspond bien à ces définitions : le piéton, les attelages, l’omnibus, les voitures à place, puis les premières automobiles l’empruntent pour parcourir et traverser la ville. En cela la rue sert une finalité précise. Est-elle pour autant réductible à cette fonction de déambulation ? En fait, la rue est un espace public qui devient le théâtre des activités qui dépassent la simple traversée; en cela elle peut être comparée à d’autres lieux publics tels les squares ou les bois. Dès lors, rues et espaces publics sont le lieu de multiples « passages », tant réels que symboliques. Nous évoquerons des figures de citadins particuliers, les enfants, appréhendés dans leur vie quotidienne. Comme « la jeunesse »2, « l’enfance » n’est qu’un mot : toute généralité se révèlerait hasardeuse. La manière dont les enfants vivent leur passage dans l’espace public dépend de leur âge, de leur sexe et du milieu social dont ils sont issus. Les enfants des milieux populaires sont beaucoup plus libres de mener une vie en extérieur. La place des jeunes bourgeois est bien plutôt à l’école ou à la maison, tandis que dans les milieux et quartiers populaires, la société traditionnelle de la rue accorde une place particulière aux enfants que ce soit au cours du Moyen Âge, à l’époque moderne et même encore au début de la période contemporaine3. De plus, les fillettes sont davantage confinées à l’intérieur. Aussi, il paraît plus pertinent de nous limiter aux enfants des milieux populaires, sans pour autant restreindre notre regard à titre comparatif. Les enfants, avec ou sans leurs parents, peuvent vivre différentes expériences dans ce lieu de passage qu’est la rue selon ce qu’ils y recherchent et les représentations qu’ils s’en font. Ainsi, nous verrons que l’espace public n’est pas un simple lieu de passage et qu’il s’y joue beaucoup plus qu’une simple circulation : c’est également un lieu de stationnement, de séjour ou bien encore un lieu de vie où se jouent d’importantes relations de sociabilité. Dans un second temps, nous étudierons les

2 Pierre Bourdieu, « La jeunesse n’est qu’un mot », Questions de sociologie, Paris, Éditions de Minuit, 1980, p. 143-154. 3 Philippe Ariès, « L'Enfant et la rue : de la ville à l'anti-ville », Urbi, II, 1979, p. IV-VI.

193 différents passages symboliques qui s’y opèrent, révélant ainsi les représentations que les hommes et les femmes de cette fin de siècle ont de la rue et de l’espace public.

L'Espace public, au-delà du simple lieu de passage Un Passage dans l'espace public : les enfants comme passants L’espace public, dont la rue est le cœur, est un lieu de passage. La fonction de circulation n’est pas décrite pour elle-même dans les sources littéraires, notamment autobiographiques, car elle ne semble pas présenter un grand intérêt pour les auteurs : celle-ci est un non-évènement. En effet, quoi de plus banal ? Il faut donc traquer ces déplacements, de façon détournée, en marge d’autres évènements ou activités du quotidien. Le piéton de Paris est un acteur anonyme mais essentiel de l’histoire de la voirie, de la circulation, du travail et des loisirs. Il démontre la fonction de passage de la rue, les citadins l’empruntant pour se rendre d’un point A à un point B. La rue est le medium entre deux espaces institutionnalisés. Dès lors, à de nombreuses reprises, les enfants utilisent la rue pour sa fonction de circulation. Les occasions sont diverses et multiples : pour se rendre à l'école, à l'atelier, au square, ou bien pour faire une commission. Maximilien Gauthier explique ainsi qu'à huit ans, son père brodeur à domicile l'embauche comme livreur : « Je transporte, à travers Paris, des charges qui me coupent les épaules. Je trotte comme un chien perdu »4. Ici le narrateur omet toute caractéristique physique des lieux traversés qui sont réduits à une fonction purement utilitaire; rue, boulevard ou autre avenue ne sont pas même nommés. D'autre part, les déplacements dans la ville sont facilités par les transports en commun et la mobilité accrue. À la Belle Epoque, les transports urbains collectifs connaissent un essor très rapide en particulier en raison de l’allongement des distances à parcourir dans un Paris qui s'étale. En matière de mobilité urbaine, les innovations sont profondes. Le réseau se développe en surface5 et naît en sous-sol, mais reste souvent trop cher pour les enfants des milieux populaires qui parcourent généralement les quartiers à pied. Pour autant, avec un zeste de fraude, tous ne se privent pas de les utiliser comme le raconte Albert Simonin : Le mode de transport des gamins était alors les tampons arrière du tramway Saint-Denis-Opéra ou Saint-Denis-République, passant rue de La Chapelle. Profitant d'un arrêt, nous nous juchions sur le

4 Maximilien Gaulthier, La Vie d'un homme, Paris, F. Rieder et Cie,1922, p. 18-19. 5 Voir l’ouvrage d’Arnaud Passalacqua, L’Autobus et Paris. Histoire de mobilité, Paris, Economina, 2011.

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tampon métallique arrière, ayant à portée de main le câble de manœuvre du trolley, qu'il nous suffisait de tirer pour isoler la motrice des fils d'alimentation, d'où arrêt, puis poursuite par le receveur ; l'infortuné qui se laissait rejoindre dégustant une paire de tartes, voire un coup de pied au cul.6 Au-delà de la praticité offerte dans le déplacement, les omnibus, comme le trolley décrit par Simonin, offrent une occasion de jeu à certains enfants qui s’amusent à sauter sur les plateformes ouvertes à l’arrière du véhicule et ce jusqu’à leur disparition à la fin du siècle suivant. En somme, un moyen d’allier l’utile à l’agréable ! La rue sert aussi une fonction qui a trait au loisir : on y circule aussi pour se promener le long des rues. Paris fascine. La ville lumière est devenue un lieu privilégié de la flânerie aussi bien pour ses habitants que pour les provinciaux et les étrangers. Pour les Parisiens les plus aisés, la promenade se déroule aux hippodromes ainsi que sur les grands boulevards le soir, après le spectacle. Pour le plus grand nombre, la flânerie se fait devant les vitrines des grands magasins, le long des avenues ou des canaux7. Les enfants des milieux populaires ne sont pas exclus de ces divertissements libres et gratuits. Dans les autobiographies, on retrouve des descriptions nostalgiques de promenades avec les copains ou en solitaire, dans le quartier ou bien en s’aventurant au- delà de celui-ci, dans Paris. Paul Léautaud raconte celles faites durant les heures d'école buissonnière, résultat de quelque mensonge fait à son père : Nous habitions alors au 21 rue des Martyrs. Mon père me croyait et je pouvais flâner toute la journée par les rues. Mais un jour, pendant le déjeuner, on vient de l'école pour savoir les raisons de mon absence. Quelle volée je reçus […] je me suis promené tout seul, bien souvent, dans le grand passage, aujourd'hui disparu, qui menait de la rue Rodier à la rue de Maubeuge.8 On retrouve d'ailleurs dans les sources le stéréotype du gamin de Paris incarné par Gavroche, puis progressivement apparaît l’archétype du gosse de Paris dans les dessins e de Francisque Poulbot. L’image du gamin est façonnée tout au long du XIX siècle au travers la chanson, les tableaux et la littérature9. D'origine populaire, l’enfant de Paris est amateur des mille et un spectacles inattendus de la rue. C'est un lieu de divertissements sans cesse renouvelés et gratuits. Le petit Parisien connaît les rues comme sa poche, « dans toutes les rues de Paris, Ils se promènent en Sans-Soucis »10. Curieux et à l'affût, le gamin s’arrête pour regarder, n'hésitant d'ailleurs pas à se

6 Albert Simonin, Confession d'un enfant de la Chapelle, Le Faubourg, Paris, Gallimard, 1977, p. 26-27. 7 Pascale Goetschel, Emmanuelle Loyer, Histoire culturelle de la France de la Belle époque à nos jours, Paris, A. Colin, 2011, p. 35. 8 Paul Léautaud, Le Petit Ami [1903], Paris, Mercure de France, 1981, p. 39. 9 Jean-Jacques Yvorel, « De Delacroix à Poulbot, l'image du gamin de Paris », Le Temps de l'histoire, n° 4, juin 2002, p. 49-54. 10 Damiens, Rayel, Emile Spencer, Les Gosses !, Paris, Bassereau, 1891, n. p.

195 moquer. Toutefois, au-delà de l'aspect romanesque voir romantique, flâner garde un e aspect négatif en cette fin de XIX siècle car fortement marqué par l'idée de gaspiller son temps11.

Au-delà du passage : les enfants, passagers de la rue ? La transgression de ces enfants qui bravent la réprimande physique et le jugement moral lié à l'oisiveté va encore plus loin pour certains, contraints de s'y installer ou d'y demeurer. Les enfants deviennent, plus que des passants, des passagers de la rue. D'ailleurs, les rues parisiennes de cette fin de siècle sont encore le refuge d'enfants en situation de grande pauvreté. Les registres de mains courantes des commissariats de police parisiens égrainent la liste des enfants vagabonds ou mendiants pour qui la rue est un lieu de séjour plus ou moins permanent. Différentes études sont d’ailleurs publiées par des contemporains inquiets qui ne se privent pas, par ailleurs, de s'adonner à toutes sortes de fantasmes concernant cette mendicité enfantine. Ces fantasmes révèlent une part de réalité : les enfants feraient l'objet d'un vil trafic et seraient utilisés pour apitoyer les passants12. S'il est difficile d'obtenir des chiffres précis, on peut néanmoins affirmer qu'il s'agit du motif d'arrestation principal des mineurs13. Néanmoins, une prudence est requise lors de l'interprétation de ces chiffres car la relative facilité à arrêter les vagabonds plutôt que les voleurs est à prendre en compte. Grâce au(x) passage(s), certains détournent la fonction de circulation de la rue à leur profit. L’espace public ouvre des potentialités pour un travail légal ou pour des activités réprimées, et devient alors un lieu de ressources économiques. En effet, il met en contact des gens issus de milieux différents et qui n’ont pas toujours vocation à se côtoyer autrement qu’en se croisant dans la rue. Les enfants jouent un nouveau rôle dans le théâtre de la rue, provoquant la rencontre avec le donateur ou le client potentiel. Les jeunes mendiant(e)s ou prostitué(e)s détournent astucieusement la fonction de passage à leur avantage. On constate également l'existence d'une foule d'autres petits métiers dont les pratiques sont interdites ou réprimées (ouvreurs de portières, vendeurs

11 Jean El Gammal, Parcourir Paris du Second Empire à nos jours, Paris, Publications de la Sorbonne, 2001, p. 67. 12 Georges Berry, Les Petits Martyrs. Mendiants et prostituées, Paris, G. Charpentier et E. Fasquelle, 1892. Georges Berry, La Mendicité, Paris, Maison de l'édition de l'util-office, 1897. e 13 Jean-Claude Farcy, « Essai de mesure de la délinquance juvénile dans le Paris du XIX siècle », in Jean-Claude Caron, Annie Stora-Lamarre, Jean-Jacques Yvorel (éd.), Les Âmes mal nées : jeunesse et e e délinquance urbaine en France et en Europe XIX - XXI siècles, Presses universitaires de Franche Comté, Besançon, 2008, p. 41.

196 de fleurs ou de mouron). Jeunes mendiants et petits marchands d'une grande fragilité s'invitent dans les œuvres de Fernand Pelez, comme en 1885 son Le marchand de violette dont le titre principal n’est autre qu’Un Martyr. Physionomie générale, tenue du corps, vêtements, langage, tout semble opposer le passant et le jeune mendiant, jusqu’à l’humanité dont le passant fuyant semble parfois dépourvu. La rue offre ici à la fois une proximité physique tout en maintenant, voire consolidant, une distance symbolique et sociale qu’on peut percevoir dans le rôle endossé par chacun des protagonistes. Une façon autrement plus ludique et agréable pour l’enfant d’être passager de la rue est de l’utiliser comme un immense terrain de jeu à ciel ouvert. Rues, impasses, terrains vagues sont alors investis comme lieux de divertissement et de sociabilité autour de jeux improvisés ou provoqués. Albert Simonin décrit ainsi ses jeux derrière l'église Saint-Denis-de-la-Chapelle, « le rendez-vous des galopins » : À la balle au chasseur, succédaient les billes au pot et les calots à la bloque, ou à la tire ; puis venait la période du saute-mouton dans ses variante les complexes : volante et volante-éperon- claque. On pouvait aussi, sans le risque de briser les vitre, y faire ronfler les toupies et voltiger haut les rabots à capsule, y tirer les boîtes de conserve au lance-pierre, faire exploser le chlorate de potasse entre deux pavés.14 Le dessinateur Francisque Poulbot se plaît également à croquer ces petits et grands amusements enfantins, notamment autour de la butte Montmartre. Ceux-ci diffèrent au grès des saisons : glisses et boules de neiges en hiver, baignades aux beaux jours. Georges Seurat immortalise ainsi Une Baignade à Asnières en 1884 où de jeunes enfants s’adonnent à de tels amusements. En ce qui concerne le loisir, le repos, et en cette fin de siècle, l’hygiène, la Ville de Paris a également aménagé des lieux spécifiquement dédiés à ces usages : bois, jardins publics, et squares. Dispersés dans la capitale, ceux-ci permettent aux adultes comme aux enfants de s’ébattre en plein air. Dans les années 1890, Félix Valloton a peint le jardin du Luxembourg ainsi que le jardin des Tuileries investi par un public aux âges et activités variés. André Perrin indique ainsi : Je me rendais souvent aux Buttes-Chaumont, très proches de la maison, seul ou avec des camarades. Sauf pour les tout jeunes enfants, il n'y a nul emplacement de jeu dans ce parc. Nous ne pouvions qu'y déambuler, ce que nous faisions dans un esprit de prospection assez singulier…15 Comme le souligne le narrateur, le jeu n’est pas toujours permis : les jardins publics laissent souvent largement la place aux promenades (comme lieux et comme activités) et privilégient la dimension esthétique. On trouve cependant des espaces où les enfants peuvent s'ébattre et où le jeu est possible. De nombreuses photographies montrent des

14 Albert Simonin, Confessions d’un enfant de La Chapelle, op. cit., p. 52. 15 André Perrin, Le Père, Paris, René Julliard, 1956, p. 71.

197 enfants poussant leurs bateaux dans les bassins, jouant dans le sable à la corde à sauter ou au ballon, courant dans les allées derrière leur cerceau, enfourchant des chevaux hygiéniques, assistant à des représentations de Guignol ou encore faisant voler leur cerf- volant. Le jeu peut alors être tarifé, mais il est surtout surveillé car placé sous la vigilance des gardiens et y est, de fait, beaucoup moins libre que dans les espaces appropriés par les enfants eux-mêmes. Dès lors, les espaces publics sont protéiformes : lieux de circulation et de divertissements. Ses formes d’occupation par les enfants sont multiples. Être dans la rue c'est alors expérimenter un lieu de passages symboliques.

Les basculements liés au « passage dans la rue » ou les lieux du symbolique : passer d'un espace privé à un espace public Avec le passage à la rue, l’enfant franchit un seuil en passant d’un lieu à un autre : la rue est emblématique d’un système de différenciation avec l’espace du domicile. Le « dehors » s’oppose alors au « dedans », le « public » au « privé ». La rue se retrouve au cœur de ces problématiques. À la fin du siècle, on considérait que si l'enfant échappait à l'emprise des adultes, du maître ou du curé, il serait alors plongé dans une situation préjudiciable. La rue en tant qu’incarnation de la ville, cristallise toutes les peurs et les fantasmes habituellement attribués à la vie urbaine. Ainsi, la translation entre un lieu privé et un public, sans réelle transition, est d'abord un passage depuis un lieu protégé et sécurisé, - celui du domicile, de l’école ou de la famille - à un espace situé au-delà du contrôle exercé par l'adulte, potentiellement dangereux, notamment sur le plan moral. Cette vision est particulièrement forte dans les milieux bourgeois et aristocratiques. Avec un certain fatalisme, la rue est perçue comme criminogène. Dans une circulaire de novembre 1909, le préfet Lépine rappelait ainsi que ces enfants sont : Abandonnés par la faiblesse ou l'insouciance coupable des parents à toutes les tentations de mal faire, et dont l'oisiveté et les fréquentations de la rue feront les délinquants ou les criminels de demain.16 Il y a une géographie du crime et de l’immoralité dans une société que ces thèmes obsèdent17. Mais plus encore, Paris est une sorte d’entité humaine à plusieurs visages,

16 Archives de la préfecture de police de Paris, carton DB 281. 17 Dominique Kalifa, « Les Lieux du crime. Topographie criminelle et imaginaire social à Paris au e XIX siècle », Sociétés et représentations, 2004, n° 17, p. 131-150.

198 avec des « rues honnêtes » et des « rues assassines »18 en fonction de ceux qui la fréquentent. La faute morale est incarnée dans la ville elle-même. La maladie urbaine ferait glisser toute une partie de la population dans la misère, la délinquance voire le crime. La rue, pathogène, est alors l’incarnation de tous les dangers et le vecteur de la perdition. L'enfant peut y être amené à côtoyer le mauvais exemple et le vice sous toutes ses formes. La prostituée, le mendiant, le vagabond, l’alcoolique et le joueur sont perçus comme des agents corrupteurs. De fait, ces « mauvaises fréquentations » sont considérées comme de véritables dangers sociaux susceptibles d'entraîner l'enfant sur un mauvais chemin en lui présentant des exemples d'oisiveté et de vice, ce qui se révèlerait d’autant plus dramatique que, à cause de son jeune âge, l’enfant est jugé modelable et influençable. Les entrepreneurs de morale, pour reprendre le concept du sociologue américain Howard S. Beck, se mobilisent contre ces « dangers de la rue », comme dans le quartier Plaisance où les milieux catholiques et conservateurs sont à l'origine de la création des œuvres sociales de l'église Notre-Dame-du-Rosaire19. Une autre crainte, néanmoins significativement moins représentée dans les sources, est celle de la sécurité physique. À la Belle Époque, on voit se multiplier les récits de violences. Tout un imaginaire du crime avec ses lieux et ses auteurs est diffusé dans la presse et les romans20. La rue serait le théâtre de rixes, d’agressions, de bagarres, de vols, et ce particulièrement la nuit tombée. La figure de l'Apache, jeune et cruel délinquant, est largement brandie par la presse à partir de 190221. À l'inverse, la peur des accidents est quant à elle quasiment absente des documents consultés. Pourtant, les dangers de la circulation sont bien réels et l'état des trottoirs aggrave la situation22. Certains enfants sont très imprudents et se mettent en danger comme ce jeune garçon de neuf ans qui, après s'être cramponné à l'arrière d'un omnibus, vraisemblablement à la mode décrite par Albert Simonin, est tombé au moment où arrivait une charrette et a été blessé23. Il n'est pas rare non plus d’avoir à repêcher, parfois après l’irréparable, des enfants tombés

18 Pierre Zaccone, Les Mansardes de Paris, Paris, E. Dentu, 1880, p. 11. 19 Jean-Louis Robert, Plaisance près Montparnasse, Paris, Publications de la Sorbonne, 2012, p. 139. 20 Dominique Kalifa, L'Encre et le sang. Récits de crimes et sociétés à la Belle Epoque, Paris, Fayard, 1995. Marie-Claire Bancquart, Paris « Belle Epoque » par ses écrivains, Paris, Paris-Musées, 1997. 21 Michelle Perrot, « Dans la France de la Belle Epoque, les « Apaches », première bande de jeunes », Les Marginaux et les exclus dans l’histoire, Paris, Union générale d’édition, 1979, p. 387-407. e 22 Luc Passion, « Marcher dans Paris au XIX siècle », François Caron, Jean Dérens, Luc Passion, e e Philippe Cebron de Lisle, Paris et ses réseaux. Naissance d'un mode de vie urbain (XIX - XX siècles), Paris, Hôtel d’Angoulème-Lamoignon, 1990, p 29-31. 23 Jean-Louis Robert, Plaisance près Montparnasse, op. cit., p. 139.

199 dans la Seine. Dès lors, la rue, synecdoque et symbole de la ville, se révèle pernicieuse et hasardeuse pour les plus jeunes que l’âge fragilise. Si nous changeons de regard et prenons celui de l’enfant sur ses propres expériences, le passage dans la rue peut aussi se concevoir comme une liberté voire une libération. En effet, la rue peut être un espace nécessaire pour échapper à l'espace clos de la famille. André Perrin s’en explique : Parce que nous habitions au niveau de la rue, que celle-ci m'était livrée ou que je lui étais livré, et aussi parce que maintenant j'étais une sorte de grand garçon, soudain ma vie extérieure s'éploya. Elle ne fut plus seulement faite des activités que pouvaient m'imposer mes parents ; elle eut maints côtés personnels, elle commença l'apprentissage de l'indépendance.24 Pour certains, il s'agit d'échapper à une contrainte institutionnelle jugée oppressante. C'est le cas très emblématique de l'école buissonnière. René Michaud raconte : Pour des jeunes qui vont bientôt entrer en apprentissage, c'est humiliant de se sentir parqués, d'être confiés -en garderie- comme des mômes... On commence à se sentir des besoins de liberté, des impatiences de s'affirmer comme des grands, des fringales d'indépendance.25 Il décrit alors ses moments de liberté volés, lorsqu'il s'enfuit du patronage, se baladant notamment des baignades au Pont national avec des camarades de son quartier. Différents documents renvoient à un besoin de fuite : il s’agit d’échapper à des mauvais traitements, de fuir la misère, une atmosphère étouffante ou bien un logement insalubre et exigu, autant de réalités encore très courantes dans les milieux ouvriers parisiens26. En cette fin de siècle, beaucoup souffrent du manque d'air ou d'espace, et de la promiscuité des logements et la rue se révèle être un espace nécessaire pour s’en échapper. Lucien Bourgeois concède : C'est là qu'adolescent, dans mes courses secrètes et solitaires, fuyant la misère de notre maison, tourmenté par les approches de la puberté, je donnais un libre cours à l'éclosion de sentiments intraduisibles, d'une exquise fraîcheur.27 Ce besoin d’espace dans un environnement étriqué et d’élargissement d’un horizon jusque-là oppressant, une fois satisfait, révèle de nouvelles sensations. La rue est pour le jeune Lucien le lieu de l'éclosion des sentiments solitaires ; mais c'est aussi le lieu de sociabilité où l'on peut retrouver les copains. La rue constitue dès lors un moyen d'évasion où les fonctions de circulation et de sociabilité sont essentielles. Cette thématique de la fascination, de l'attraction de la rue comme espace de liberté recouvre toute une part de mythes pour les observateurs. On trouve encore les traces d'un thème

24 André Perrin, Le Père, op. cit., p. 71. 25 René Michaud, J'avais vingt ans. Un jeune ouvrier au début du siècle, Paris, Editions syndicalistes, 1967, p. 47. 26 Michelle Perrot (dir.), Histoire de la vie privée. T. IV De la Révolution à la Grande Guerre, Paris, Seuil, 1987, p. 356-361. 27 Lucien Bourgeois, L’Ascension [1925], Bassac, plein chant, 1980, p. 53.

200 récurrent en début de siècle : la passion du vagabondage28. Certains enfants auraient un besoin irrépressible de courir les rues, mèneraient une quête inassouvie de liberté. En fait, l'enfance est encore assimilée à une sorte d'état sauvage. Le désir de l'errance persisterait comme une survivance de vie naturelle incoercible à cet âge et à laquelle la volonté ne pourrait encore offrir aucune résistance29. L'enfant serait ainsi « porté au vagabondage » qui est chez lui le « délit par excellence »30 . Il est à ce titre un passager de la rue à la fois menacé et menaçant. Avec le passage à la rue, l’enfant lui-même bénéficie d’un double regard.

L'Enfant, un passager menacé ou menaçant Pendant longtemps, il a été une de ses figures familières de la rue. Désormais, être durablement dans la rue et s’y amuser relève en partie de la déviance. Au cours du siècle, on aboutit progressivement à deux visages. Dans les discours, l'enfant en danger devient un enfant dangereux. Une transition s'opère progressivement entre ces deux catégories. Les enfants et les jeunes errants se trouvent dans une situation de grande pauvreté. De ce fait, ils attirent, dans une certaine mesure, un regard compatissant. Les histoires pour enfants, les poèmes et les chansons diffusent en effet une image stéréotypée. Le schéma narratif est généralement le même : des enfants assez jeunes, orphelins ou rejetés par des parents indignes, mendient en haillons dans le froid de l'hiver affrontant sans se plaindre des intempéries et des privations, tout juste étouffent- ils en silence des sanglots : « sous leurs habits déguenillés, / Ils s'en vont mal débarbouillés / Les ch'veux hérissés comme un'brosse / Les pauv's gosses. »31 On décrit leur aspect misérable, on montre combien ils sont dignes de pitié. On insiste ainsi sur leur figure pâle, leur maigreur, leur saleté, leurs guenilles et leurs vêtements trop grands, trop légers ainsi que sur leur souffrance physique ou psychologique. L'image dominante est celle d'un être fragile, victime et soumis aux aléas d'une vie précaire. Les auteurs mettent l'accent sur l'injustice de la situation et la souffrance des corps. Ceci les place du côté des enfants victimes auxquels il faut venir en aide. On s'apitoie également sur le

28 Delphine Piétu, Les Enfants errants à Paris : du réel au fantasme (vers 1830-vers 1850), mémoire de Master, André Gueslin (dir.), Université Paris Diderot-Paris VII, 2011, p. 39-41. 29 François Jacquet-Francillon, La Naissance de l'école du peuple 1815-1870, Paris, éditions ouvrières, 1995, p. 267. 30 Louis Albanel, Legras, L'Enfance criminelle à Paris, Paris, 1899, p. 42, 29-30. 31 Eugène Joulot, Louis Casemajor, Les Pauv's Gosses, Paris, Aux Succès parisiens, J. Hardy, 1894.

201 sort des victimes de maltraitance. Le Sauvetage de l'enfance fondée en 1887 prend sous son aile des enfants ayant fui le domicile parental pour échapper aux mauvais traitements32. Ces enfants victimes sont donc à protéger et à préserver. Différentes œuvres laïques, telle la Société contre la mendicité des enfants, ou religieuses, comme l'Œuvre des enfants pauvres, dont le papier à lettres a pour en-tête une gravure représentant une jeune fille seule, emmitouflée comme elle le peut, se mobilisent. En parallèle, la loi du 24 juillet 1889, dite Théophile Roussel, sur la protection des enfants maltraités et moralement abandonnés proclame la déchéance de la puissance paternelle à l'égard des parents indignes et organise la protection des enfants victimes des mauvais traitements. Elle fait de l'enfant dans la rue un « moralement abandonné », nouvelle catégorie d’observation et de prise en charge. Le passage dans la rue entraîne historiquement l’étiquetage33. On retrouve, sur un mode interventionniste, la labeling theory de Howard S. Becker34. Dans le discours des observateurs, les jeunes générations des milieux urbains sont à la fois la catégorie la plus vulnérable et la plus pathogène. La presse et les entrepreneurs de morale de tous bords s'inquiètent particulièrement des enfants traînant dans la rue. Ils auraient pris l'habitude de ne pas travailler préférant flâner et mendier, vivre d'expédients, de petits métiers prohibés et de larcins. La paresse de l'errant entraînerait le vol, selon la logique présentée comme implacable qu’il serait moins fatigant de voler que de travailler. En ce qui concerne les filles, rencontres et fréquentations douteuses conduiraient à la prostitution. Les vagabonds sont pervertis et échappent à toute influence sociale, spécifiquement celle de l'école ou du travail. Il existe une grande peur du vagabondage notamment infantile et juvénile. C'est une liberté associée à la paresse, le manque de contrôle, et l'amour du désordre. La flânerie conduirait à la débauche et à la délinquance. En fait, le vagabondage des mineurs fait figure d'école du crime. Le jeune vagabond ne serait pas seulement un délinquant mais un criminel en puissance. Une jeunesse criminelle et séditieuse réunie en bande et qui occupe la rue de façon ostentatoire est particulièrement crainte. Tout au long du siècle, journalistes, juges, observateurs en tous genres s'inquiètent de la menace que représentent ces bandes. De rares faits divers, telle l'affaire de la bande d'Abadie - association de « gredins imberbes » que la justice reconnut coupables de plusieurs cambriolages à

32 Bulletin de l’Union française pour le sauvetage de l’enfance, n° 20, octobre 1896. 33 André Gueslin, D’ailleurs et de nulle part. Mendiants vagabonds, clochards, SDF en France depuis le Moyen Âge, Paris, Fayard, 2013. 34 Howard S. Becker, Outsiders. Etudes de sociologie de la déviance, Paris, A.-M. Métailié, 1985.

202 main armée et meurtres35 - glacent le public, affolent une partie de l’opinion et alimentent la peur des mineurs laissés sans surveillance.

Au terme de cette étude, il apparaît que l'histoire de l'espace public constitue une histoire des représentations et une histoire sociale des pratiques urbaines des usagers de la rue dont l’un des acteurs est le gamin des milieux populaires qui anime cet espace public. Si l'enfant est un élément vivant et visible de la ville, il peut aussi bien être toléré que susciter l'inquiétude. En effet, ces espaces sont des lieux institués et des lieux instituant où se jouent sans cesse des transitions normatives allant de l'adaptation à la transgression36. La ville se transforme et offre des lieux de loisirs définis et institutionnalisés. Le contrôle sur l'espace public s’accentue, les pratiques et les usages se transforment sous l'impulsion de l'aménagement urbain. Ainsi, l'espace public est le moyen et le lieu où se tissent des liens. Il s’y déroule de multiples activités tolérées ou illicites. La rue est également une voie de passage pour les hommes, les marchandises, les animaux, les idées, les informations et constitue un support de circulation qui relie les différents lieux entre eux. Comme espace de transition et de passage, l’espace public est le théâtre de toutes sortes d’expériences urbaines mettant en contact les citadins et favorisant certaines interactions et relations sociales. Pour les entrepreneurs de morale, n’appartenant pas de fait aux milieux populaires, la localisation dans la rue ne peut être que transitoire, contrairement à la présence dans les lieux publics institués et dédiés à des besoins spécifiques, comme les jardins pour la détente. Sous l’impulsion notamment des nombreuses craintes qu’elle suscite et du long mouvement visant à sa privatisation, la rue tend à être utilisée de façon restrictive, à accentuer son rôle de simple lieu de passage au détriment de celui de lieu de divertissements et d’échanges sociaux. La sociabilité s’en trouve transformée. Si certains acteurs résistent à la réduction progressive à l’unique fonction de circulation – comme les enfants et les adolescents – c’est néanmoins toute une vie de rue qui disparaît progressivement avec ce changement de l’aménagement urbain. Philippe Ariès estimait ainsi que l'on passait de la ville à la « non-ville » ou l'« anti-ville »37, intégralement privatisée et marquée par des

35 Gustave Macé, Mon Musée criminel : la police parisienne, Paris, G. Charpentier, 1890, p. 176- 177. 36 Alain Vulbeau, Jean-Yves Barreyre (éd.), La Jeunesse et la rue, Paris, Desclée de Brouwer, 1994, p. 13. 37 Philippe Ariès, « L'Enfant et la rue : de la ville à l'anti-ville », op. cit., p. III-VII.

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e préoccupations sécuritaires qui s’affirment au cours du XX siècle.

Notice bio-bibliographique : Delphine Pietu est doctorante au sein du laboratoire ICT et ATER en histoire contemporaine à l’Université Paris VII-Diderot. Sa thèse, menée sous la direction d’André Gueslin, s’intéresse aux enfants et aux jeunes des milieux populaires dans l'espace public parisien de 1882 au début des années 1960. Ses thèmes de recherche principaux portent sur l’histoire des enfants et des jeunes, l’histoire urbaine, la sociabilité, la déviance et la délinquance.

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« Destination nulle part »1 – Yoko Tawada ou l'éloge de la traversée

Tom Rigault Université Paris VII-Diderot (LCAO, CRCAO) Université Paris IV-Sorbonne (REIGENN) [email protected]

Mots-clefs : Tawada ; géopoétique ; milieu ; frontière ; voyage ; train Keywords: Tawada; geopoetics; middle; frontier; travel; train

Résumé : Cet article analyse le phénomène du passage qui est au cœur de l’œuvre de Yoko Tawada. À la lumière de plusieurs récits de voyage, il tente de déterminer en quoi réside la « géopoétique » de l'auteure et en quoi l'expérience et l'expression du passage interviennent dans son entreprise de déconstruction et de nomadisme littéraires, pour, en fin de compte, explorer la cartographie propre à Yoko Tawada.

Abstract: This article analyses the theme of passage, as a motion constantly at the core of Yoko Tawada's work. With the help of some of her travel writings, this essay tries to determine what the author's “geopoetics” are, and what role the experience of this passing as well as its expression play in her deconstructive and nomadic literary project. Ultimately, this will lead us to explore her original cartography.

Quittant le Japon pour l'Allemagne au début des années 1980, Yoko Tawada fait l'expérience du déplacement physique aussi bien que mental, du dépaysement qui accompagne tout grand voyage, et sa littérature s'en retrouve profondément marquée. Si c'est la « résurgence » de la langue japonaise2 qui la pousse au départ à écrire, elle mène aujourd'hui de front une œuvre bilingue, fait rare à la fois par la combinaison des

1 Yoko Tawada, trad. Bernard Banoun et Ryoko Sekiguchi, Train de nuit avec suspects, Lagrasse, Verdier, « Der Doppelgänger », 2005, p. 132. 2 Voir Yoko Tawada, Subaru, mars 1997, p. 86. « J'ai complètement oublié le japonais, enfin, oublié est peut-être excessif, je me suis séparée du japonais pendant environ deux ans et ce que j'avais réprimé pendant ces années a soudain refait surface. […] Je n'avais pas eu l'intention d'écrire de poèmes, mais des éclats de mots, des morceaux de phrases ou des phrases entières jaillissaient naturellement de moi. » (sauf indication contraire, c’est nous qui traduisons.)

205 langues en question (le japonais et l'allemand) et par le seul fait de n'avoir privilégié aucune des deux comme langue d'expression littéraire. Elle passe au contraire sans cesse d'un espace à l'autre, à la recherche d'une position lui permettant de dépasser les déterminations territoriales, linguistiques ou identitaires, et de s'en libérer. Elle décloisonne et déstabilise donc volontairement les langues et les espaces tels qu'ils sont perçus et représentés, grâce à une pratique littéraire multilingue et ce que j'appellerais une « géopoétique déconstructiviste ». Un mot sur ces deux notions-clés s'impose : géopoétique n'a pas ici le sens que lui donne Kenneth White de « théorie-pratique qui a pour but de rétablir et d’enrichir le rapport Homme-Terre », mais est plutôt à entendre comme une variation – voire un détournement – de géopolitique, id est création littéraire (poiêsis) alimentée par une réflexion sur le lieu, le territoire et la frontière, ainsi que les idées (idéaux, idéologies) qu'ils véhiculent. La question de la déconstruction est plus délicate car, si l'on se réfère à Derrida, « en son principe même, [elle] n'est pas une méthode »3. Pourtant, c'est sans doute de ce geste de méfiance qui « cherche à désunir et à démonter tout discours qui s'énonce comme une construction »4 que s'approchent le plus l'écriture et la recherche de Tawada. Ce qui nous intéresse en particulier ici est le fait qu'elle sollicite l'expérience du passage et son expression pour y parvenir, et c'est donc sur ce milieu, c'est-à-dire le momentum du passage davantage que sa résultante (interculturalité ou multilinguisme, entre autres), que je voudrais me pencher. En effet, l'importance que Tawada accorde à cet espace-temps et la manière dont elle le singularise et le dépolarise donne une dimension toute particulière à son œuvre, qui n'est pas sans rappeler la théorie du « rhizome » tel qu'il est défini par Deleuze et Guattari, c'est-à-dire «toujours au milieu, entre les choses, inter-être, intermezzo »5. Entre les choses ne désigne pas une relation localisable qui va de l'une à l'autre et réciproquement, mais une direction perpendiculaire, un mouvement transversal qui les emporte l'une et l'autre, ruisseau sans début ni fin, qui ronge ses deux rives et prend de la vitesse au milieu.6 Nous souhaitons donc, à la lumière de plusieurs œuvres (à la fois japonaises et allemandes), étudier de près le phénomène du passage chez Yoko Tawada, l'expérience qu'elle en fait et la façon dont elle l'écrit, afin de tenter d'appréhender la poétique qui est la sienne : à la fois geste déstabilisateur à l'encontre de catégories et de notions bien

3 Jacques Derrida, « Entretien avec R.P. Droit », Cahier du Monde, 12 octobre 2004, p. 3. 4 Fred Poché, Penser avec Jacques Derrida. Comprendre la déconstruction, Lyon, Chronique Sociale, 2007, p. 53. 5 Gilles Deleuze et Félix Guattari, Capitalisme et Schizophrénie. Mille Plateaux, Paris, Éditions de Minuit, 1980, p. 39. 6 Ibid, p. 37.

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établies et nomadisme littéraire, créateur de nouveaux espaces de voyage et de pensée.

Le voyageur voyagé Le voyage en train, par sa linéarité, mais aussi parce qu'il est une fenêtre sur le monde extérieur et un microcosme fermé, est celui qui, davantage que le bateau ou l'avion par exemple, permet le mieux de ressentir et d'analyser le temps et l'acte du passage. Pour cette raison, et aussi sans doute car son voyage en Europe, à bord du Transsibérien, l'a vivement marquée, c'est le train que privilégie Tawada dans ses récits de voyage, où il est à la fois objet mais aussi espace d'écriture. On retrouve dans plusieurs textes ce phénomène par lequel le voyage en train n'est pas seulement un entre-deux ou un simple moyen, mais acquiert une dimension plus importante et devient l'objet du livre en même temps que l'espace-temps de l'écriture. Train de nuit avec suspects7, par exemple, est le récit des déboires auxquels une jeune voyageuse japonaise est confrontée dans ses déplacements entre plusieurs villes d'Europe et d'Asie : trains annulés, horaires modifiés, destinations absentes, chute du train, contrebande, fugues, etc. Lieu de rencontres étranges, de quiproquos et de dangers, le train est avant tout le « suspect »8 et le personnage principal du livre, lequel s'ouvre d'ailleurs sur le mot « Départ... » et n'est pas découpé en chapitres mais en « voitures »9. Ce choix d'écriture, outre son caractère ludique, a pour effet de rendre livre et train consubstantiels l'un à l'autre : le train ne sert pas seulement de décor au récit mais encadre à proprement parler la narration et donne sa forme au livre. La narration à la deuxième personne10 est un autre élément notable allant dans ce sens. En effet, l'absence troublante de « je » pose avec force la question de l'identité et de la parole, et dans un récit fait de déplacements et de passages, l'impossibilité de dire « je » revêt une signification toute particulière : elle met en lumière le lien qu'entretiennent identité et fixité. A l'image de la protagoniste qui se retrouve souvent impuissante et pour ainsi dire « voyagée » davantage qu'elle ne voyage elle-même, le « je » identitaire perd son autorité dans le mouvement. Apparaît alors une nouvelle forme d'identité, qui

7 Yoko Tawada, op. cit. 8 Ce rapprochement est supporté par la proximité phonétique en japonais entre les mots “suspect” (yōgisha) et “train de nuit” (yogisha). Dès le titre, Tawada joue sur cette ambiguité et cette ambivalence. 9 Exemples : « VOITURE 1 Destination Paris », « VOITURE 2 Destination Graz ». 10 Yoko Tawada, Train de nuit avec suspects, p. 41. « Vous étiez arrivée au petit matin en gare de Zagreb, et c'est au milieu de beaucoup d'autres personnes que vous aviez dû descendre du train », par exemple.

207 n'est ni stable, ni fixe, ni supérieure, mais soumise au mouvement, subordonnée à l'acte du passage, dans lequel elle finit paradoxalement par s'affirmer : Et cette nuit-là, en vous offrant le billet à validité éternelle, je me suis payé l'insolence de me considérer comme moi-même. Je suis ainsi devenu « je ». Quant à vous, vous ne dites plus « je », vous demeurez à jamais « vous ». Depuis ce jour, vous n'êtes plus qu'objet de description, vous ne pouvez plus que prendre le train à la deuxième personne.11 La relation sujet-objet s'inverse, proposant peut-être un nouveau modèle de littérature de voyage, à l'opposé de la posture de l'écrivain raffermi dans son identité par l'expérience de l'étrange(r). Dans The Global Politics of Contemporary Travel Writing12, Debbie Lisle analyse la production du discours dans la littérature de voyage contemporaine et avance la thèse que ce genre continue à reproduire des schémas colonialistes et impérialistes, y compris à travers le multiculturalisme ou la célébration de la différence dans un monde globalisé, et elle insiste sur la position particulière que le sujet y occupe : le genre requiert un type particulier de sujet, qui puisse remplir le rôle de l'écrivain de voyage – un qui protège continuellement le moi par contraste avec la différence des autres. […] Que la différence culturelle soit mise en avant, gérée ou bien ignorée, elle est toujours présente, formant l'écrivain de voyage en un sujet confiant, capable de surmonter, gérer et traduire le territoire étranger.13 Ce propos est à mettre en regard avec le récit de voyage chez Tawada, notamment sur la question du sujet écrivant, car si on renverse comme elle le fait le rapport sujet-objet, il n'y a alors plus personne pour tenir le « rôle », constitutif selon Lisle de la littérature de voyage, qui consiste à affirmer le soi en opposition avec la différence des autres. En même temps que disparaît le « je », affirmé aussi bien qu'affirmatif, c’est ce qui fait de l'écrivain de voyage ce qu'il est qui disparaît aussi, à savoir sa capacité de surmonter, gérer et traduire ce qui n'est pas familier. Or, c'est tout à fait ce qui se passe chez Tawada qui, ayant notamment recours à l'absurde ou au fantastique, ou encore à des procédés narratifs et linguistiques surprenants, défamiliarise l'objet du livre autant qu'elle en déconstruit le sujet.

11 Ibid, p. 131. 12 Debbie Lisle, The Global Politics of Contemporary Travel Writing, Cambridge, Cambridge University Press, 2006. 13 Ibid, p. 41 et p. 77. « the genre requires a particular kind of subject who can fulfill the role of the travel writer – one that continually secures a self in contrast to the difference of others. […] Whether cultural difference is foregrounded, managed or ignored, it is always present and always shaping the travel writer as a confident subject capable of negotiating, organising and translating unfamiliar territory. »

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Regarder le monde par la fenêtre du train L'ethos de l'écrivain-voyageur est intimement lié au regard qu'il porte sur les espaces qu'il traverse et à la façon dont il met en scène ce regard et sa posture d'écriture. Tawada use donc à l'extrême de cette auto-réflexivité du genre, qui lui permet de se défier de toute naïveté ou spontanéité. Ainsi, dans Makuragi14, un court récit se déroulant lui aussi à bord d'un train, elle réfléchit ouvertement au statut de l'écrivain et aux problèmes que pose son regard. Y débarrassant le voyage de sa finalité première, la destination, elle le libère de la dualité départ/arrivée, ici/ailleurs, qui le polarise habituellement et permet ainsi à ce qui ne serait sinon qu'un entre-deux, qu'un moyen secondaire à sa fin, de se déployer et d'investir l'espace du récit. Si celui-ci s'ouvre sur la question « pourquoi suis-je donc montée dans le train ? », ce n'est pas, aux dires du narrateur-personnage, avec l'intention d'aller quelque part. Les conditions ordinaires d'une littérature de voyage où c'est le déplacement qui occasionne l'écriture, sont renversées dans ce texte où, au contraire, c'est l'écriture qui apparaît comme seule fin du voyage, ôtant toute transitivité à la fois au passage et au discours de l'écrivain. Je voyage dans un train longue distance, roulant au milieu de la verdure. Je ne suis pas en train d'écrire un roman en faisant cette hypothèse, non, je suis vraiment dans le train, et je suis vraiment en train de taper en ce moment ces mots avec mon traitement de texte.15 La coïncidence entre les dimensions intra- et extradiégétique est troublante, et cette impression est renforcée par la description insistante de la simultanéité (« vraiment en train de », « en ce moment »), montrant l'auteur qui parle en son nom et se met en scène en train d'écrire à l'intérieur d'un récit par ailleurs indéniablement fictif. C'est sur cette superposition de l'espace-temps interne du récit et celui externe de l'écriture que, symboliquement, s'ouvre et se ferme le texte ; celui-ci s'interrompant davantage qu'il ne s'achève, lorsque l'auteure-narratrice-personnage déclare que son ordinateur s'est éteint, et qu'elle ne parvient plus à écrire. Par ce procédé, Tawada décloisonne et entremêle des dimensions normalement imperméables l'une à l'autre, mettant en oeuvre le jeu littéraire de la déconstruction, qui a pour objet le regard, le discours de l'écrivain et jusqu'à l’œuvre elle-même. Ce texte étonnant, où le récit de voyage devient pour ainsi dire voyage du récit, est une réflexion ouverte sur l'activité d'écriture et le rapport qu'elle entretient avec son objet. Il montre à cet égard un travail particulièrement poussé sur les images, mettant en

14 Yoko Tawada, Makuragi, in Hinagiku no o cha no ba.ai, Tōkyō, Shinchōsha, 2000. 15 Ibid, p.10.

209 scène la vision de l'écrivain à travers un réseau d'analogies visuelles récurrentes autour de la fenêtre du train. L'analogie primordiale est celle de l'écran, dans sa double fonction d'objet qui s'interpose en même temps que vecteur d'images, comme dans l'exemple suivant : Je pensais que c'était la lumière électrique qui éclairait l'écran de mon traitement de texte, mais était-ce en réalité de la bruine ? Ce que je pensais être le cadre de la fenêtre, était-ce en réalité le bord extérieur de ma feuille d'écriture ? 16 Faisant un usage métaphorique de la fenêtre, Tawada dénonce la distance (en japonais hedatari, ce qui signifie précisément « écart », ou « fossé ») qui sépare nécessairement le regard de l'écrivain de ce qu'il observe, celui-ci ne faisant que « passer devant le monde en l'effleurant »17, que « contempler le paysage sans aucune responsabilité »18. Cette vision est renforcée par l'expression du mouvement ainsi que par la réflexivité du regard. Partir d'un élément très concret afin d'en développer une réflexion poétique est un procédé fréquent chez Tawada ; ici en l'occurrence, la fenêtre du train joue le rôle, non seulement d'écran ou de tableau, mais encore de miroir, où viennent se superposer image de soi-même et perception du paysage extérieur, stimulant l'auto-réflexivité chez l'auteure. Tawada se voit et se montre en train de regarder, renversant la position de l'écrivain-voyageur et la perspective à travers laquelle le monde est appréhendé et traduit pour le lecteur : grâce aux métaphores et aux analogies que véhicule le train, l'écrivain n'est plus celui qui regarde, mais devient un objet regardé de l'extérieur. Parce que la fenêtre d'un train longue distance est différente de celle d'un bureau, tous les arbres à la fenêtre filent vers l'arrière à toute allure. […] Si jamais un jour je rencontrais à nouveau un des milliers d'arbres qui se dressent dans cette prairie, je ne m'en rendrais pas compte. Lui non plus, il ne se rendrait pas compte que c'est moi. […] Moi, je ne suis rien qu'un morceau de viande passant à vive allure, oublié dans une boîte en fer.19

Que se ʻpasseʼ-t-il ? La redéfinition de l'ethos de l'écrivain, à travers la remise en question de sa position et la déconstruction de son identité, sert de base au développement de la « géopoétique » de Yoko Tawada. Rendue sensible à ces phénomènes par sa propre expérience de la traversée, elle questionne les catégories que sont le lieu, le territoire, la frontière, dans sa tentative de restituer littérairement l'acte du passage. Deux textes illustrent bien l'analyse à laquelle se livre Tawada afin de cerner ce qui se passe

16 Ibid, p. 28. 17 Ibid, p. 11. 18 Ibid, p. 9. 19 Ibid, p. 11.

210 lorsqu'on passe : Là où commence l'Europe20, autofiction relatant son voyage initiatique à bord du Transsibérien, et Gottoharuto tetsudō, récit-essai de sa traversée du tunnel ferroviaire du Saint-Gothard, en Suisse. Ces textes font tous deux état du vide auquel confronte l'acte du passage ; vide que le récit cherche à combler, en une tentative d'expression de ce qu'il advient quand on n'est ni ici ni là-bas, ni d'un côté ni de l'autre, mais à cet endroit et à ce moment même où l'on passe. Perte de son âme, chute dans un trou de mémoire ou encore «gel momentané de la conscience »21 : c'est de là que part et se développe l'écriture de Yoko Tawada. Ma mémoire cessa de fonctionner. Voilà pourquoi je ne sais plus rien de ce voyage. Les cinquante heures de traversée en bateau et les cent soixante heures dans le Transsibérien sont un espace vide dans ma vie, un espace que je peux combler seulement par un récit de voyage.22 Parce qu'il est avant tout perte, vide, le passage devient également a contrario le champ d'infinies possibilités. Tawada dilate ainsi à l'extrême ce moment, le chargeant d'images, de songes, d'échos et de références, à l'instar de Là où commence l'Europe, qui est un singulier assemblage aussi bien de lectures faites pendant la traversée, d'un récit de voyage écrit avant celui-ci, d'un journal fictif tenu après coup, de lettres, etc. La multiplication des voix, des univers et des strates de récit semble être la réponse apportée par Tawada au vide qu'elle évoque, ainsi qu'une tentative de définir positivement le passage : cet espace-temps qui n'est nulle part est en réalité au croisement de tout et finit par prendre plus d'importance que ce qui l'encadre. Ainsi, lorsqu'à la fin du voyage le personnage arrive enfin dans la ville rêvée, Moscou, les murs de la gare s'effondrent et il voit « une ville qui [lui] parut très familière : c'était Tokyo »23. Le point de départ et d'arrivée se superposant et se confondant, il ne reste plus que l'expérience du passage, développée et dilatée à l'extrême, mais surtout détachée de toute transitivité. Gottoharuto tetsudō traite d'une manière tout aussi étonnante le sujet de la traversée. Dans ce texte, qui est une commande d'un journal de Zurich, demandant à Tawada d'écrire quelque chose à propos du tunnel du Gothard (qui traverse les Alpes suisses du nord au sud, entre un canton germanophone et un autre italophone), elle ne choisit cependant pas d'y traiter des thèmes attendus que seraient, par exemple, l'ouverture ou la liaison. Elle y évoque certes, non sans ironie d'ailleurs, cette finalité soi-disant positive du tunnel, alors qu'elle-même s'obstine au contraire à

20 Yoko Tawada, trad. Bernard Banoun, Là où commence l'Europe, in Narrateurs sans âmes, Lagrasse, Verdier, 2001. 21 Yoko Tawada, Gottoharuto tetsudō, Tōkyō, Kōdansha, 2005, p. 28. 22 Yoko Tawada, Là où commence l'Europe, p. 71. 23 Ibid, p. 88.

211 n'en pas vouloir sortir. Ce que je veux voir, ce n'est pas le train, c'est le tunnel. Ensuite, je ne bus qu'un café à l'endroit où j'étais arrivée et je montai dans le train qui retournait à Zurich ; une fois arrivée à Zurich, sans même boire un café, je pris à nouveau le train en direction de l'Italie et je répétai cela, si bien que dans la journée, je fis trois fois l'aller-retour dans le tunnel. Le soir venu, la tête me tournait. Je baignais jusqu'au cou dans l'atmosphère du tunnel (…) et, comme voulant adhérer au flanc de la montagne, je passai la nuit dans la ville la plus sombre et la plus proche du tunnel.24 Contrairement à tous, qui empruntent ce tunnel pour se rendre de l'autre côté, Tawada cherche à y rentrer toujours davantage ; là encore, ce qui ne serait sinon qu'un bref passage entre un côté et l'autre de la montagne, un non-lieu sombre et sans autre intérêt que ce qui attend à la sortie, devient un lieu à part entière. Au lieu d'être une sortie qui débouche sur un ailleurs, il est pour elle une entrée qui lui permet de s'enfoncer toujours plus profondément à l'intérieur, non seulement de la montagne, mais aussi d'elle-même. La sortie du tunnel m'appelle, me dit de revenir. La sortie cesse d'être une sortie, elle veut devenir une entrée. […] En pensant à l'entrée du tunnel, les yeux fermés, je me mets à tourner dans mon tunnel intérieur.25 Le tunnel se transforme, cette fois grâce à son obscurité et sa vacuité, en un lieu fertile à l'imagination et à la création littéraire. Le passage tel que Tawada l'évoque fonctionne chez elle à la manière du rêve, qui est comme lui un mouvement intérieur où toutes les distances sont abolies et tous les voyages possibles. La nouvelle Makuragi est ainsi placée tout entière sous ce signe, à commencer par le titre qui, s'il signifie bien « traverse de chemin de fer », peut être décomposé et lu littéralement comme « oreiller de bois ». Tawada joue abondamment tout au long du récit sur le lien qu'entretiennent passage et onirisme, avant d'activer cette surprenante étymologie à la toute fin, pour redéfinir le passage non pas comme déplacement physique d'un endroit à un autre, mais comme passage d'un rêve à un autre : on voit les traverses qui filent l'une après l'autre sur la voie. (…) D'un traversin à l'autre, du rêve que je ferai cette nuit à celui que je ferai demain, on voit les traverses qui s'écoulent. Il me semble bien que ce qu'on appelle traverse, ce n'est pas fait pour y poser la tête et s'endormir, c'est pour aller en passant d'un rêve à un autre.26

Passer pour mieux dépasser Même si Tawada lie intimement le passage au rêve par son intériorité et ses infinies possibilités, l'imagination, voire la fantaisie stimulées par cette expérience et participant à son expression sont loin d'être vaines. Je voudrais donc pour finir me pencher sur ces lieux que Tawada traverse et sur lesquels, grâce aux modalités du

24 Yoko Tawada, Gottoharuto tetsudō , p. 228. 25 Ibid, p. 29-32. 26 Yoko Tawada, Makuragi, p. 35.

212 passage que nous avons définies, elle jette un regard interrogateur. Le premier élément qui se voit remis en question est celui que présuppose tout acte de passage : la frontière. Qu'elle soit physique, politique, mentale, elle est l'interface primordiale qui à la fois sépare et met en contact. À ce titre, elle suscite l'intérêt de Tawada, qui est consciente que les frontières n'opèrent pas comme de simples marqueurs de différence, mais comme de complexes formations de pouvoir, pour utiliser la terminologie de Debbie Lisle27. Or, pour Tawada qui cherche par son écriture à s'affranchir de toute appartenance (géographique, nationale, linguistique, etc.) afin de créer des espaces de liberté, ces constructions que sont les frontières doivent être mises en question. Dans Là où commence l'Europe, elle évoque par exemple la 'frontière' entre l'Asie et l'Europe d'une manière qui met simplement mais radicalement en doute sa pertinence : L'Europe ne commence pas à Moscou, mais bien avant. Par la fenêtre, j'ai vu un panneau haut comme un homme, avec deux flèches et, en dessous, les mots « Europe » et « Asie ». Il se dressait en plein milieu d'une prairie comme un douanier solitaire. « Voilà, nous sommes en Europe ! criai-je à Macha […] – Oui, après l'Oural, tout est l'Europe » répondit-elle, impassible, comme si cela ne signifiait rien […] » Je suis allée trouver un Français, le seul étranger du wagon à part moi, et je lui ai raconté que l'Europe commençait avant Moscou. Il a eu un petit rire et m'a dit que Moscou, ce n'est pas l'Europe.28 Trois représentations contradictoires d'une même frontière se confrontent : empirique (l'Oural comme frontière naturelle), arbitraire (un panneau au milieu de nulle part) et mentale (l'Europe politico-culturelle qui n'inclut pas la Russie), qui par leur coexistence et leur prétention commune à la véracité s'annulent mutuellement. De cette manière, la frontière est renvoyée à ce qu'elle est véritablement, c'est-à-dire un discours, que Tawada s'applique, bien sûr, à déconstruire. C'est en cela que nous pouvons parler de « géopoétique » : dans la mesure où elle œuvre pour une relecture et une réécriture des territoires, luttant contre les enjeux et les déterminations qui les façonnent. L'image qu'elle donne de la frontière dans cet extrait, outre d'en révéler les contradictions internes, a pour effet de la dilater, de la rendre aussi vague que possible. Cela participe de l'idée selon laquelle « tout ce qui est rigide est un mensonge rassurant »29, à quoi Tawada oppose donc une géographie souple, qui érode non seulement les frontières mais aussi les ensembles que celles-ci font tenir entre eux. Nous rejoignons ici à

27 Debbie Lisle, The Global Politics of Contemporary Travel Writing, p. 9. « Neither author thinks about, let alone interrogates, the givenness of the categories, and both assume that boundaries operate as simple markers of difference rather than complex and contingent formations of power. » 28 Yoko Tawada, Là où commence l'Europe, p. 85. 29 Yoko Tawada, Gottoharuto tetsudō, p. 14.

213 nouveau la pensée du rhizome, « qui se rapporte à une carte qui doit être produite, construite, toujours démontable, connectable, renversable, modifiable »30 et de la 'Nomadologie', telle qu'elle est définie par Deleuze et Guattari comme le contraire d'une écriture de l'unité et de l’État. Si je n'y prends pas garde, la géographie de l'Europe qui menace de fondre à l'intérieur de ma tête se rigidifie soudain. […] Mais est-ce que ça existe vraiment, ʻl'Europeʼ ? Est-ce qu'on n'en a pas juste l'impression parce que tout le monde parle en présupposant que c'est le cas ? Est-ce qu'on n'en a pas juste l'impression à cause des cartes ? Je regarde la carte. Il me semble qu'il y a en effet bien un endroit qui s'appelle Europe. […] Disons que ça existe. C'est plus rassurant comme ça.31 Yoko Tawada passe dans le monde et dans la langue comme dans un espace ouvert, choisissant pour terrain d'expérimentation littéraire et intellectuelle l'entre-deux, position périlleuse où tout s'abolit et, dans le même mouvement, devient possible. Nous pouvons dire que l’œuvre de Tawada crée sa spatialité et sa cartographie propres, où toute frontière, tout ensemble (identité, langue, territoire, œuvre...) est mis en scène de manière à déconstruire l'illusion de l'essence là où il n'y a que discours, l'illusion de l'unité où tout est mélange, et enfin à assouplir ce qui s'est figé. Voilà en quoi résident la force et la portée de cette œuvre : dans le défi qu'elle lance à tout lecteur de tenter avec elle de relire et réécrire le monde, et à nous, chercheurs, de ne jamais nous enfermer dans une posture, un domaine ou une vision.

Notice bio-bibliographique : Tom Rigault est doctorant en Études Germaniques (Paris Sorbonne-Paris IV-EA REIGENN) et Japonaises (Université Paris VII-Diderot - CRCAO), sous la codirection des Professeurs B. Banoun et C. Sakai. Boursier de la Région Île-de-France et du Centre interdisciplinaire d'études et de recherche sur l'Allemagne, il a séjourné à l'Université Ritsumeikan de Kyoto en 2014 et occupe une place de jeune chercheur invité à l'Institut de Japonologie de l'Université Libre de Berlin en 2015. Sa recherche porte sur l'œuvre bilingue de Yoko Tawada d'un point de vue comparatiste (thèse en cours : « L'écriture nomade de Yoko Tawada – Perspectives interculturelles Allemagne-Japon »). Son intervention lors de la 38ème Conférence internationale de littérature japonaise (Tokyo 2014) est publiée dans les Actes ("Yoko Tawada et l'Europe", Daisanjûhachikai kaigiroku, Tokyo, 2015).

30 Gilles Deleuze et Félix Guattari, Capitalisme et Schizophrénie. Mille plateaux, p. 32. 31 Yoko Tawada, Gottoharuto tetsudō, p. 14-15.

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V – Révolutions

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Comment passer d’une révolution à une autre ? L’opinion américaine face aux révolutions françaises de 1830 et 1848

Yohanna Alimi Levy Université Paris VII-Diderot [email protected]

Mots clés : Amérique jacksonienne ; Révolution de juillet 1830 ; Révolution française de 1848 ; Lafayette ; Révolution américaine ; héritages révolutionnaires Keywords: Jacksonian America; July Revolution; French revolution of 1848; Lafayette; American Revolution; revolutionary legacies

Résumé : Alors que les Américains de l’époque jacksonienne font face à de profondes transformations sociales et économiques et commémorent leur Révolution fondatrice, la France est secouée, en 1830 puis en 1848, par deux nouvelles révolutions. Cet article montre dans quelle mesure ces deux événements révolutionnaires français ont nourri la réflexion de l’opinion américaine sur le passage du temps et la transmission des e héritages révolutionnaires de la fin du XVIII siècle. Face à ces changements successifs de régime en France, les Américains s’interrogent alors sur les transitions institutionnelles et sur la spécificité de leur propre progression vers le modèle républicain.

Abstract: At the moment when the Americans of the Jacksonian era were facing major social and economic transformations and celebrating the legacy of their founding Revolution, two new revolutions occurred in France: that of 1830 and that of 1848. This article shows to what extent these two French revolutionary events influenced the way the American public opinion reflected on the passing of time and the transmission of the revolutionary legacies of the late 18th century. These successive regime changes in France led the Americans to discuss institutional transitions and the specificity of their own progression towards the republican model.

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Lorsque Andrew Jackson est élu président des États-Unis en 1828, plus de cinquante ans après la Révolution de 1776, la société américaine a connu de profondes transformations et ne ressemble plus guère à l’Amérique des Pères Fondateurs. L’industrialisation naissante, l’urbanisation croissante des villes du Nord-Est, le développement du capitalisme moderne et l’expansion territoriale vers l’Ouest sont autant de manifestations des grands changements qui caractérisent la période dite « jacksonienne ». Inquiets de voir leur société changer si profondément et si rapidement, les Américains manifestent une anxiété grandissante face au passage du temps qui les éloigne de plus en plus de leur passé et des idéaux de leur Révolution fondatrice. En effet, le nombre de travailleurs urbains sans terres se multiplie et il est de plus en plus manifeste que la société américaine se stratifie en classes sociales. L’Amérique semble alors loin de l’idéal jeffersonien d’une république agraire de fermiers indépendants et de l’ethos égalitaire qui caractérisait la Révolution fondatrice. Porté par la nostalgie de ses origines et soucieux de cultiver la mémoire des valeurs révolutionnaires, le peuple américain s’attache durant cette période à commémorer la Révolution nationale et ses héros. Mais tous ne s’accordent pas sur le sens à donner à la Révolution fondatrice, et l’héritage révolutionnaire devient alors objet de contestation et de conflits partisans. C’est précisément dans ce contexte de jubilé et de conflit mémoriel que surgissent, de l’autre côté de l’Atlantique et à dix-huit ans d’écart, deux nouvelles révolutions en France en 1830 puis en 1848. Il s’agira donc de voir dans quelle mesure chacune de ces deux révolutions françaises a conduit les Américains à s’interroger sur la transmission de différents héritages révolutionnaires. En effet, ces deux nouvelles révolutions en France ravivent et réactivent non seulement le souvenir de l’expérience révolutionnaire américaine, mais aussi le souvenir de la révolution française de 1789, dont l’épisode de la Terreur avait profondément marqué les esprits aux États-Unis également. Pour les Américains, chacune de ces deux nouvelles révolutions françaises pose donc le problème de la continuité, de la filiation ou encore de la rupture avec les e révolutions de la fin du XVIII siècle. Ces deux révolutions soulèvent également la question de la transition d’un régime à un autre, et de la nature de ce passage. Tandis que la révolution de 1830 ou « révolution de Juillet », dite « libérale », assure une transition vers une monarchie constitutionnelle, la révolution de 1848, également appelée « révolution de Février », aboutit à la proclamation d’une république. Face à ces bouleversements politiques et institutionnels en France, l’Amérique s’interroge sur la progression des peuples vers le

219 modèle républicain et sur l’éventuelle exceptionnalité de l’exemple de la progression démocratique américaine. On tâchera donc de voir, dans un premier temps, dans quelle mesure ces deux révolutions françaises ont nourri la réflexion de l’opinion américaine sur le passage du temps et sur la transmission des héritages révolutionnaires, précisément à un moment où l’Amérique, en pleine mutation sociale et politique, se tourne vers son passé. Il s’agira ensuite d’examiner les discussions menées aux États- Unis au sujet du passage d’une révolution à une autre, et d’étudier la façon dont les Américains ont été amenés à s’interroger sur la nature de ces transitions institutionnelles.

Le passage du temps et la transmission des héritages Un contexte commémoratif e Comme l’ont montré plusieurs historiens, le second quart du XIX siècle aux États-Unis est une période durant laquelle se construit l’identité nationale américaine sur un mode réflexif1. L’Amérique repense à ses origines et se nourrit de son héritage révolutionnaire afin d’affronter ses appréhensions face à son présent ainsi que ses doutes par rapport à l’avenir. En pleine « crise de confiance, le pays se raccroche à son passé » et voit en lui une « source de sécurité et de confort »2. Il s’agit donc d’une période où l’optimisme ambiant n’est qu’une façade car il est bien difficile pour l’opinion américaine de faire face aux tensions croissantes qui gagnent du terrain et aux rapides bouleversements sociaux qui l’inquiètent profondément. L’un des événements les plus marquants de cette période commémorative est certainement le voyage triomphal de Lafayette aux États-Unis en 1824 et 1825.3

1 Voir par exemple, Fred Somkin, Unquiet Eagle : Memory and Desire in the Idea of American Freedom, 1815-1860, Ithaca, Cornell University Press, 1967; Michael Kammen, A Season of Youth : the American Revolution and the Historical Imagination, Ithaca, London, Cornell University Press, 1978; Alfred F. Young, The Shoemaker and the Tea Party: Memory and the American Revolution, Boston, Beacon Press, 1999; Sarah Purcell, Sealed With Blood : War, Sacrifice, and Memory in Revolutionary America, Philadelphia, University of Pennsylvania Press, 2002. 2 Voir Michael Kammen, A Season of Youth, p. 12. (Je traduis. Toutes les traductions françaises figurant dans cet article seront miennes). 3 Le voyage de Lafayette en 1824 et 1825 a fait l’objet de nombreux travaux comme par exemple : Marian Kramlin, The Return of Lafayette, 1824-1825, New York, Scribner, 1975; Sylvia Neely, « The Politics of Liberty in the Old World and the New : Lafayette’s Return to America in 1824 », Journal of the Early Republic, Vol. 6, No. 2, (Summer 1986), p. 151-171; Lloyd Kramer, Lafayette in Two Worlds : Public Cultures and Personal Identities in an Age of Revolutions, Chapel Hill, London, University of North Carolina Press, 1996, p. 190-220; Peter J. Wosh, « French Founding Father : Lafayette’s return to Washington’s America », The Public Historian, Vol. 30, No. 3, 2008, p. 124-127. Dans sa thèse récemment soutenue, Philippe Schneider étudie en détails cette visite dans les trois premiers chapitres de son travail : « La popularité de Lafayette aux États-Unis et en France de 1824 à 1834 », École Nationale des Chartes, 2014.

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Seulement quelques années avant que la révolution française de 1830 n’éclate, cette visite nous permet de prendre la mesure de la ferveur réflexive que l’Amérique entretient alors avec ses origines révolutionnaires. Lafayette, alors âgé de soixante-sept ans, est acclamé par les Américains comme le « gardien de la mémoire » de leur Révolution fondatrice : « sa vieillesse inspire la vénération, on respecte en lui le vétéran [de la Révolution américaine], le survivant d’une génération disparue, le témoin d’une grande épopée »4. Invité par le président James Monroe en tant qu’ « hôte de la nation », Lafayette passe treize mois aux États-Unis et parcourt les vingt-quatre États qui composent alors l’Union. Il est accueilli en héros partout où il passe : on lui adresse des discours élogieux, on organise pour lui de grandes parades, des banquets, des bals. Certains Américains font même des kilomètres à pied pour venir l’acclamer. La visite de Lafayette s’inscrit dans une période durant laquelle on commémore le souvenir de la Révolution en construisant également des monuments à la gloire de ce moment fondateur. C’est par exemple en juin 1825 qu’est organisée une immense fête, à laquelle participe Lafayette, à l’occasion du début de la construction du Bunker Hill Monument. Des milliers de personnes se massent pour assister à la pose de la première pierre de l’obélisque, qui commémore le cinquantième anniversaire de la fameuse bataille de la Guerre d’Indépendance américaine. Plusieurs vétérans qui y avaient participé sont alors conviés5. Des discours patriotiques sont prononcés par des orateurs qui s’adressent à la foule avec grandiloquence en appelant à la préservation des valeurs de la Révolution. En outre, le jour du cinquantième anniversaire de l’Indépendance américaine est une date doublement symbolique : alors que les Américains célèbrent le jubilé de leur Révolution le 4 juillet 1826, deux Pères Fondateurs, Thomas Jefferson et John Adams, meurent ce jour-là à quelques heures d’écart. À mesure que disparaissent les héros nationaux, l’Amérique prend conscience d’un passé révolu. La révolution de 1848 débute quant à elle à la date très symbolique du 22 février, jour de l’anniversaire de George Washington, ce qui n’échappe pas aux commentateurs américains. Le 23 février, deuxième jour de la révolution de Février, c’est un autre grand héros national, John Quincy Adams, qui s’éteint.

4 René Rémond, Les États-Unis devant l’opinion française : 1815-1852, Paris, Armand Colin, 1962, Vol. 2, p. 617. 5 David S. Reynolds, Waking Giant: America in the Age of Jackson, New York, Harper, 2008, p. 49-51.

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Lafayette, une figure de « passeur » C’est donc dans ce contexte de commémoration de l’héritage révolutionnaire et durant cette période marquée par une forte réflexivité que l’Amérique réagit aux révolutions françaises de 1830 et 1848. Alors qu’un véritable culte des ancêtres se développe aux États-Unis et que les héros de 1776 sont vénérés comme des légendes, la France est secouée par une nouvelle révolution en 1830 durant laquelle Lafayette joue un rôle majeur, en tant que commandant de la Garde Nationale. La nouvelle de la révolution de Juillet vient donc revivifier le sentiment nostalgique révolutionnaire qui imprègne les esprits aux États-Unis à ce moment précis. Héros de trois révolutions, 1776, 1789 et maintenant 1830, Lafayette incarne le temps héroïque que les Américains tentent justement de se remémorer à cette période. Surnommé le « héros des deux mondes » par le peuple américain, Lafayette constitue donc en quelque sorte un fil conducteur ou encore une figure de ‘passeur’ entre ces différents moments révolutionnaires. Le fait qu’il ait été un protagoniste majeur de la révolution de 1830 agit comme un facteur immédiatement apaisant et rassurant pour l’opinion publique américaine. Dans leurs premiers articles consacrés à cette révolution, les journaux américains ne manquent pas de faire allusion au rôle central joué par Lafayette, et pensent que cette nouvelle page historique de la vie du vétéran6 suffira à susciter l’intérêt des lecteurs. Plus généralement, la presse américaine considère la participation de Lafayette comme la meilleure des garanties des intentions bienveillantes de cette nouvelle révolution7. L’implication du Général français dans ce soulèvement rassure immédiatement l’opinion américaine, qui voit en lui un héros, dont le mérite le place au même niveau que les Pères Fondateurs de la nation américaine8. Fiers de voir « leur propre Lafayette »9 jouer à nouveau un rôle central dans l’Histoire, les Américains considèrent sa participation comme une source de satisfaction pour les États-Unis. En effet, certains journaux tirent parti du rôle qu’il a joué dans leur propre révolution puis dans la révolution de Juillet pour sous-entendre une certaine filiation entre ces deux événements dont ils s’enorgueillissent10.

6 Augusta Chronicle, 29 septembre 1830. 7 Carolina Observer, 9 septembre 1830. 8 Daily Louisville Public Advertiser, 7 octobre 1830 : « Sans exagérer, on peut désormais placer La Fayette au même niveau que Washington ». 9 Indiana Journal, 22 septembre 1830 : « LAFAYETTE – our own Lafayette ». 10 Les chants des révolutionnaires français de 1830 viennent également souligner l’admiration et le respect qu’inspire le vétéran des Révolutions françaises et américaines. C’est le cas par exemple de « La

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Continuité ou rupture avec les révolutions de la fin du XVIIIe siècle ? Nous remarquons alors que les révolutions françaises de 1830 et 1848 ont amené les Américains non seulement à s’intéresser aux accomplissements des révolutionnaires français, mais aussi à rappeler l’héritage de la Révolution de 1776, dont l’esprit et les principes leur semblaient triompher sur l’autre rive de l’Atlantique. En 1830 comme en 1848, le peuple français s’était soulevé, aux yeux de l’opinion américaine, pour défendre des principes fondamentaux qu’ils avaient également défendus durant leur propre révolution fondatrice. En résistant aux ordonnances promulguées par le roi Charles X qui avaient conduit à la suspension de la liberté de la presse et à la dissolution de la Chambre des Députés nouvellement élue, les révolutionnaires français de 1830 avaient mené un combat contre la tyrannie de leurs dirigeants. Ils s’étaient également battus pour défendre les principes de liberté et de souveraineté populaire. Cette révolution apparaissait donc comme une révolte légitime du point de vue des Américains. En 1848, les Français s’étaient cette fois-ci insurgés contre le très impopulaire gouvernement Guizot qui avait interdit les réunions politiques, alors masquées sous la forme de Banquets. Lors de ces rassemblements, le peuple français réclamait une réforme du droit de vote qui abolirait les critères censitaires et élargirait son périmètre à tous les hommes adultes. Au terme de trois journées d’insurrection en février 1848, la France choisit alors de renouer avec la tradition républicaine en proclamant la Seconde République, basée notamment sur le suffrage universel masculin. Pour les Américains, les révolutions françaises de 1830 et 1848 venaient donc rappeler de façon opportune des valeurs qu’ils avaient défendues chez eux en 1776. Ce n’est donc pas un hasard si, dans son discours annuel au Congrès de décembre 1830, le président Jackson choisit de qualifier les événements de Juillet en France de « lutte pour la cause sacrée de la liberté » et pour la défense « de l’autorité suprême de la volonté populaire »11. En d’autres termes, les principes qui avaient guidé les révolutionnaires français en 1830 et en 1848 furent largement salués et validés par l’opinion américaine. Ils venaient en effet confirmer des valeurs pour laquelle l’Amérique s’était elle-aussi

Parisienne » qui fait référence à la vieillesse de Lafayette et à la vénération qu’il génère de part et d’autre de l’Atlantique : « C’est la liberté des deux mondes, c’est Lafayette en cheveux blancs ». 11 James D. Richardson, A Compilation of the Messages and Papers of the Presidents, 1789-1897, Washington, Government Printing Office, 1898, Vol. 2, p. 501 (« a struggle for the sacred principles of liberty », « the paramount authority of the public will »).

223 battue durant sa Révolution fondatrice, et dont elle se voulait encore l’héritière plus de e cinquante ans plus tard. De plus, comme elle l’avait été à la fin du XVIII siècle, la France fut à nouveau perçue en 1848 par l’opinion américaine comme une « république sœur », et semblait avoir mené une révolution modérée et porteuse de valeurs chères aux Américains. La modération dont a fait preuve le peuple français durant ces deux révolutions conduit alors l’opinion américaine à faire une distinction entre ces deux événements et les excès violents qui avaient suivi la « première » révolution française en 1789. La presse s’accorde à penser que « le peuple français n’est plus celui qu’il fut » à la fin du siècle précédent12. Alors que les Français ignoraient jadis les méthodes pour se doter d’une constitution libre, la nation a été éclairée grâce à la presse et aux débats parlementaires, et à la présence d’un gouvernement élu. Pour le New York Evening Post par exemple, les « théories saugrenues et le fanatisme fou » qui caractérisaient cette période révolue ont été « balayés »13. Le New York Courier and Enquirer pense également que le peuple français n’est plus le même : alors que 1789 était une révolution guidée par la « passion », 1830 fut mue par la « raison, la lumière et la connaissance »14. En 1848 aussi, beaucoup aux États-Unis considèrent que le peuple français a tiré leçon de ses erreurs et que les excès qui ont suivi la révolution de 1789 ne se reproduiront pas cette fois. Pour le Democratic Review, l’apprentissage de la liberté en France s’est effectué graduellement par une série de phases qui correspondent aux différents changements de régime15. Les symboles les plus marquants de la Terreur, tels que la guillotine, sont encore bien présents dans l’imaginaire collectif américain en 1848, mais beaucoup s’accordent à dire que cette arme ne sera pas utilisée contre le roi déchu Louis-Philippe16. Ces observations amènent alors les Américains à penser que le peuple français est désormais prêt à se doter d’une république raisonnable, c'est-à-dire modérée et non-violente, comme ils aiment à imaginer la leur.

Une réflexion sur les transitions institutionnelles La tendance réflexive qui caractérise cette période aux États-Unis éveille une

12 New York Evening Post, 6 septembre 1830 : « The people of France are not now the same people by whom the revolution of the last century was effected ». 13 Ibid. 14 New York Courier and Enquirer, 4 septembre 1830 : « That was the revolution of passion – this, of reason, light and knowledge ». 15 United States Democratic Review, avril 1848, p. 289. 16 Voir par exemple Greenville Mountaineer, 24 mars 1848; Richmond Enquirer, 30 mars 1848.

224 forme de conscience historique qui conduit l’Amérique à chercher dans le passé une explication des phénomènes que le pays a traversés dans sa jeune histoire17. Comme l’a récemment montré Nicholas Guyatt, les Américains de l’époque jacksonienne continuent à mettre au centre de leur construction identitaire nationale l’idée d’une histoire providentielle18. Mais cette interprétation providentialiste n’empêche pas les Américains de s’inquiéter sur l’avenir de leur nation qu’ils voient se transformer de plus en plus. Ils se questionnent donc sur la façon de pérenniser la république vertueuse voulue par les Pères Fondateurs en préservant leur héritage. En regardant vers la France au moment où celle-ci est secouée par les révolutions de 1830 et 1848, l’Amérique jacksonienne trouve donc un exemple de progression historique intéressant qui lui permet de réfléchir sur la spécificité de sa propre expérience. En effet, face à l’apparent succès de leur Révolution fondatrice et à la linéarité, voire à la simplicité, de leur évolution politique, l’exemple français présente des caractéristiques bien différentes. Après avoir tous deux choisi le système e républicain à la fin du XVIII siècle, la France et les États-Unis ont connu un itinéraire tout à fait singulier dans les décennies qui ont suivi leur révolution, si bien qu’à la veille de 1830, les États-Unis sont un des rares pays fondés sur des institutions républicaines dans le monde19. Nous avançons donc l’idée que les deux révolutions françaises de 1830 et 1848 constituent une opportunité pour l’Amérique de repenser sa propre histoire, et de mener une réflexion sur la progression des peuples vers le modèle républicain et vers la liberté20. Les deux nouvelles expériences révolutionnaires françaises représentent alors une sorte de laboratoire à la compréhension historique de la sortie du système monarchique et aux conditions d’une transition républicaine. Pour reprendre le titre de Denis Lacorne, l’expérience révolutionnaire de la France en 1830 puis en 1848 permet à l’Amérique de comprendre comment la république a été « inventée »21. Conscients de l’originalité de leur propre Révolution, ayant permis l’établissement d’une république alors vieille de cinquante ans, les Américains engagent une réflexion sur la progression

17 Dorothy Ross, « Historical Consciousness in Nineteenth-Century America », American Historical Review, Vol. 89, n° 4 (Oct. 1984), p. 909-928. 18 Nicholas Guyatt, Providence and the Invention of the United States, 1607-1876, New York, Cambridge University Press, 2007. 19 Plusieurs républiques avaient été créées en Amérique du Sud dans les années 1820 suite à des mouvements d’indépendance au Chili ou dans les Provinces Unies du Rio de la Plata notamment. 20 Rappelons d’ailleurs que ces mêmes années sont celles où les Américains soutiennent la cause de l’indépendance grecque, au nom de la liberté des peuples. 21 Denis Lacorne, L’invention de la République : le modèle américain, Paris, Hachette, 1991.

225 de l’idée républicaine à la lumière de ces deux nouvelles expériences révolutionnaires françaises. En les confrontant à cette altérité, ce questionnement amène les Américains à réfléchir sur l’exportabilité de leur système et sur l’éventuelle exceptionnalité de leur parcours. Pour de nombreux journaux aux États-Unis, la révolution française de 1830 est la preuve manifeste d’une forme de progrès. Les événements révolutionnaires français semblent avoir allumé la flamme ou le « flambeau » de la liberté, dont le triomphe leur apparaît inéluctable. L’avancée de la liberté est telle qu’on prévoit qu’elle se répande dans toute l’Europe et conduise à la chute des régimes monarchiques sur le Vieux Continent. Tour à tour comparée à une étincelle, une balle ou encore un volcan, la révolution de 1830 semble pouvoir propager ses principes à tout le continent22. La portée et l’impact de cette nouvelle révolution en France amènent de nombreux journaux américains à croire qu’une « nouvelle ère » s’ouvre sous l’effet du « génie » et de la « marche géante de la Liberté »23. Le peuple américain a donc conscience d’être témoin d’un événement unique en assistant à l’avènement d’une nouvelle phase de l’histoire du monde. Ils se réjouissent donc de vivre une période aussi « merveilleuse »24. D’autre part, en 1848, cette impression est encore plus vive lorsque toute l’Europe est secouée par de multiples révolutions au moment du « printemps des peuples ». Face aux révoltes qui éclatent dans plusieurs pays européens comme la France mais aussi l’Italie, l’Allemagne ou la Hongrie, de nombreux Américains voient en réalité le triomphe de leurs propres principes de souveraineté populaire et d’auto- détermination. Certains commentateurs américains vont même jusqu’à affirmer que cette progression de la liberté en France et en Europe a été engendrée par l’exemplarité des institutions américaines sur les sociétés monarchiques européennes. Cette célébration du progrès de la liberté en France en 1830 et en 1848 est donc une façon de démontrer que le modèle institutionnel américain exerce une influence manifeste dans le monde, ce qui peut laisser penser que les principes fondateurs de la République américaine sont exportables. À travers sa réaction à ces deux révolutions françaises, on remarque que l’opinion américaine, loin d’avoir été unanime face à ces événements, distingue bien

22 New York Courier and Enquirer, 4 septembre 1830 ; Daily Louisville Public Advertiser, 20 septembre 1830, 7 octobre 1830. 23 New York Courier and Enquirer, 4 septembre 1830 : « We are again on the verge of another age – on the threshold of a new era » Les expressions « giant march of freedom » et « genius of Liberty » sont respectivement utilisées dans ce journal le 25 septembre et le 7 octobre 1830. 24 Ibid., 25 septembre 1830 : « We live in a wonderful age. »

226 souvent différents critères conditionnant l’accès d’un peuple au système républicain. Pour « mériter » la république, une nation doit être éclairée, c'est-à-dire éduquée et intelligente, mais elle doit aussi avoir pu bénéficier de la libre expression de la presse, et avoir fait preuve de prudence et de modération durant le combat révolutionnaire qui a précédé l’inauguration d’un éventuel système républicain. Curieuse de savoir quel chemin institutionnel prendrait finalement la France au lendemain de la révolution de Juillet, la presse américaine s’est donc particulièrement intéressée aux discussions engagées par les révolutionnaires français sur la forme de leur prochain gouvernement. En effet, on retrouve de longs extraits des débats des Chambres dans les pages des journaux américains. Vues d’Amérique, ces vives discussions en France au sujet du choix entre une monarchie et une république semblent donc avoir présenté un intérêt certain. Les Français étaient en effet très divisés en 1830 sur le modèle à prendre en exemple pour leur futur régime. Adolphe Thiers résuma d’ailleurs cette hésitation entre une monarchie constitutionnelle à l’anglaise ou une république sur le modèle américain : « Si on ne veut pas passer la Manche, on passera l’Atlantique »25. Même s’il avait une forte préférence pour le modèle américain, Lafayette, en proie à de fortes hésitations, accepte finalement l’idée d’une monarchie constitutionnelle. Le rejet du système républicain par la France suscite une certaine déception dans l’opinion américaine. De nombreux américains espéraient en effet que leur héros Lafayette devienne président français en 1830. On comprend donc pourquoi la majorité de l’opinion américaine se réjouit lorsque la France se décide enfin à se défaire définitivement de la monarchie pour adopter une république en 1848. Au moment où l’Amérique affirme que sa « Destinée Manifeste »26 est de propager la liberté et les valeurs républicaines sur son continent, la proclamation d’une nouvelle république en France encourage les Américains à croire qu’ils accomplissent là leur mission en tant que « république modèle » aux yeux du monde. Selon le peuple américain, c’est notamment grâce à l’influence de leur exemple

25 Daniel Halévy, Le courrier de Monsieur Thiers : d’après les documents conservés au département des manuscrits de la Bibliothèque nationale, Paris, Payot, 1921, p. 26. Auteur de la célèbre formule selon laquelle « le roi règne mais ne gouverne pas », Thiers prit personnellement position pour une monarchie constitutionnelle inspirée du modèle britannique. 26 Le concept de « Manifest Destiny » apparaît en août 1845 sous la plume de John O’Sullivan dans le Democratic Review. Parmi les nombreux ouvrages publiés sur la question, on peut citer par exemple : Thomas R. Hietala, Manifest Design : Anxious Aggrandizement in Late Jacksonian America, Ithaca, London, Cornell University Press, 1985 ; Anders Stephanson, Manifest Destiny : American Expansionism and the Empire of Right, New York, Hill and Wang, 1995 ; Gérard Hugues et Cécile e Coquet, Un Destin Manifeste : naissance d’une Amérique conquérante au XIX siècle, Paris, Maillard, 1999.

227 que la France a décidé d’opter pour une république en 1848.

Au terme de cette étude, nous avons donc pris la mesure de l’impact de ces deux révolutions françaises sur la réflexion de l’opinion américaine sur le passage du temps e et la transmission des différents héritages révolutionnaires de la fin du XVIII siècle. D’une manière générale, les révolutions françaises de 1830 et 1848 ont permis aux Américains de s’interroger sur la spécificité de leur propre trajectoire politique et historique, et de prendre la mesure de la temporalité et des mécanismes à l’œuvre dans la transition entre monarchie et république. Pour les Américains, ces deux révolutions françaises ont donc montré que, face aux transformations auxquelles leur pays faisait face à cette époque, il fallait absolument préserver leur héritage démocratique afin de rester un modèle aux yeux du monde. Mais tandis que le passage à des institutions républicaines en France laissait présager une certaine stabilité, les États-Unis prennent conscience une nouvelle fois du caractère décidément très fugace des transitions institutionnelles en France lorsque, seulement quelques années après la proclamation de la Seconde République, le pays subit le coup d’Etat du président Louis-Napoléon Bonaparte en décembre 1851. En faisant place au Second Empire, cette nouvelle transition est perçue de l’autre côté de l’Atlantique comme le triste avortement de la progression démocratique en France et comme une forme de régression vers un régime autoritaire.

Notice bio-bibliographique : Yohanna Alimi Levy (UFR d’Etudes anglophones - LARCA) a récemment soutenu sa thèse intitulée « L’Amérique jacksonienne face aux révolutions françaises de 1830 et 1848 » sous la direction de Marie-Jeanne Rossignol. Elle a participé à plusieurs colloques en Europe et aux États-Unis et a récemment publié un article intitulé « The reception in Jacksonian America of the French revolution of 1830: the case of the Working Men’s Movement » dans Selected Papers of the Consortium on the Revolutionary Era 2011, Alexander Mikaberidze & Rafe Blaufarb (éd.), Louisiana State University-Shreveport, 2012, p. 95-110. Elle enseigne actuellement en tant que PRAG à l’Université Paris-Dauphine.

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Comment les suffragistes australiennes ont-elles influencé le débat sur le suffrage en Grande-Bretagne ?

Elise Gorremans Université Paris VII-Diderot (LARCA) [email protected]

Mots-clés : suffragistes australiennes ; suffragettes ; émancipation politique ; droit de vote ; organisations pour le suffrage féminin Keywords: Australian suffragists; suffragists; political emancipation; right to vote; women organisations

Résumé : Cette étude porte sur le rôle des suffragistes australiennes dans le passage vers l’émancipation politique des femmes en Grande-Bretagne au début du XXe siècle. Elle a pour but de montrer le paradoxe des relations métropole-colonies : les suffragistes australiennes se mobilisent aux côtés des Britanniques pour l’obtention du droit de vote, mais il aurait été logique que la mère-patrie joue le rôle de « passeur » dans l’affranchissement des femmes de l’Empire britannique.

Abstract: This study focuses on the role of Australian suffragists in the transition towards the political emancipation of British women in the early twentieth century. It aims at showing the paradox in the relations between the home country and its colonies: Australian suffragists fought alongside British women in order to obtain suffrage, whereas one would have expected that the mother country would lead the way towards women suffrage in the British Empire.

[...] les réformateurs victoriens furent très surpris de découvrir que l’avancée dans les droits politiques des femmes avait été achevée non pas, comme ils l'avaient présumé, dans les régions sophistiquées et métropolitaines, mais dans les sociétés frontières peu peuplées, apparemment très éloignées de la pensée politique et sociale avancée. Même Mill avait pensé que l’Australie marcherait sur les traces de la Grande-Bretagne au sujet du suffrage féminin.1

1 Je traduis. « [...] the Victorian reformers were so surprised to discover that the breakthrough in women’s political rights had been achieved not, as they had expected, in the sophisticated, metropolitan areas, but in sparsely-populated frontier societies ostensibly far removed from advanced political and social thought. Even Mill had believed that Australia would follow Britain in enfranchising women. » Martin Pugh, The March of the Women – A Revisionist Analysis of the Campaign for Women’s Suffrage,

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La fin du XIXe siècle marque le début d’un passage vers l’émancipation politique pour les femmes en Grande-Bretagne, mais aussi dans les colonies de l’Empire britannique. L’historien Martin Pugh soulève un paradoxe : il aurait été logique que la mère-patrie montre l’exemple en matière de démocratie en accordant le suffrage aux femmes et en incitant ses colonies ou dominions à faire de même. Cependant, ce sont deux colonies de l’Empire qui furent les premiers pays à ouvrir ce passage vers l’émancipation politique des femmes – la Nouvelle-Zélande2 et l’Australie. Les premières australiennes obtiennent le droit de vote en 1894 en Australie Méridionale. Au niveau fédéral, le droit de vote est accordé en 1902. En Grande-Bretagne, il faut attendre 1918 pour que certaines femmes parviennent à l’acquérir. Les rôles sont donc inversés puisque ce n’est pas dans la métropole mais dans la colonie que le passage vers l’émancipation politique des femmes s’effectue en premier. Lorsque la mobilisation pour l’obtention du droit de e vote s’organise dans la métropole au début du XX siècle, celle-ci requiert la participation de nombreux acteurs et « passeurs ». Dans ce passage vers l’affranchissement des britanniques, il est intéressant de se pencher sur le rôle de certains « passeurs » – ici les suffragistes australiennes : certaines d’entre elles se trouvent en Grande-Bretagne au début du XXe siècle et s’engagent dans le mouvement pour l’obtention du droit de vote des femmes. Britanniques et Australiennes sont toutes sujets de la couronne britannique mais n’ont pas le même statut de citoyenneté. En 1902, les Australiennes obtiennent le droit de vote au niveau fédéral; elles peuvent également se présenter aux élections parlementaires, l’Australie étant le premier pays au monde à accorder ce droit aux femmes. Comment ces suffragistes (ou suffragettes) australiennes ont-elles influencé le débat sur le suffrage en Grande-Bretagne ? Quel a été leur rôle dans le passage vers l’émancipation politique des femmes britanniques ? On peut s’interroger sur l’identité du « passeur » dans ce combat pour l’obtention du droit de vote : les Australiennes interviennent en Grande-Bretagne, mais n’était-ce pas le rôle des Britanniques de montrer l’exemple ? Pourquoi la mère-patrie n’a-t-elle pas ouvert la voie à l’émancipation politique, accordant le droit de vote aux femmes ? Cette étude a pour point de départ 1894, date à laquelle les premières femmes australiennes obtiennent le droit de vote, et se termine en 1918, lorsque l’émancipation politique est accordée aux premières femmes britanniques. Dans un premier temps, nous nous pencherons sur les méthodes et arguments utilisés dans ce passage vers l’émancipation

1866-1914, Oxford, Oxford University Press, 2000, p. 84. 2 La Nouvelle-Zélande accorde le droit de vote aux femmes en 1893.

230 politique des femmes, en Australie et en Grande-Bretagne. Puis, nous examinerons le rôle des « passeurs », c’est-à-dire le rôle des suffragistes australiennes de passage en

Grande-Bretagne au début du XXe siècle. Dans un troisième temps, nous étudierons le paradoxe du passage et les relations métropoles-colonies.

Il existe de nombreuses similitudes entre les méthodes utilisées par les suffragistes britanniques et celles utilisées par les Australiennes pour obtenir le droit de vote. Diverses organisations sont fondées dans la métropole et la colonie afin de promouvoir le suffrage féminin. L’une des premières organisations britanniques à lutter pour obtenir le suffrage des femmes est la Manchester Society for Women’s Suffrage, fondée en janvier 1867, dont l’objectif était d'obtenir le droit de voter pour les membres du parlement dans les mêmes conditions que celles des hommes. La Victorian Women’s Suffrage Society, la première organisation en faveur du suffrage féminin en Australie, est créée en mai 1884 par Henrietta Dugdale et Annie Lowe. Le but de cette organisation était d’obtenir, pour les femmes, les mêmes privilèges politiques que les hommes. Henrietta Dugdale souligne, dans A Few Hours in A Far Off Age, que l’ignorance des hommes est la raison pour laquelle les femmes ne peuvent encore voter : [...] avec beaucoup d’admiration pour les attaques courageuses de cet homme face à ce qui a été, durant toute l’histoire, le plus grand obstacle à l’avancement humain; le plus irrationnel, le plus féroce et le plus puissant des monstres de notre monde – le seul démon – l’ignorance des hommes.3 Le mouvement pour obtenir le suffrage des femmes est présent dans toutes les colonies australiennes, où de nombreuses organisations voient le jour. La Victorian’s Women’s Suffrage Society (1884), la Women’s Suffrage League (1888) en Australie Méridionale, la Queensland’s Women’s Suffrage League (1889), et la Womanhood Suffrage League of New South Wales (1891), par exemple, montrent à quel point les colonies australiennes étaient actives dans la lutte pour le suffrage féminin. La deuxième moitié du XIXe siècle marque un passage vers une émancipation politique pour les femmes mais également pour les hommes en Australie. Les colonies deviennent de plus en plus indépendantes, la Grande-Bretagne leur accordant l’autonomie, et peuvent par conséquent établir leurs propres lois4. Dès les années 1850, le suffrage universel

3 Je traduis. « in earnest admiration for the brave attacks made by that gentleman upon what has been, during all known ages, the greatest obstacle to human advancement; the most irrational, fiercest and most powerful of our world’s monsters – the only devil – MALE IGNORANCE. » Henrietta Dugdale, A Few Hours in A Far Off Age, Melbourne, 1883, [http://www.reasoninrevolt.net.au/bib/PR0001060.htm]. 4 Les colonies de Nouvelle-Galles du Sud, du Victoria et de Tasmanie deviennent autonomes en

231 masculin est accordé dans certaines des colonies australiennes. Tous les hommes ont le droit de vote lorsque la fédération australienne est fondée en janvier 19015. Les Australiennes veulent obtenir les mêmes droits que les hommes en Australie. En septembre 1895, la Women’s Chrisitan Temperance Union d’Australie Méridionale publie une brochure intitulée Sixteen Reasons for Supporting Women’s Suffrage : les suffragistes australiennes mettent en avant le fait que les femmes obéissent aux lois, tout comme les hommes, et devraient donc jouir des mêmes droits : Parce que c’est la fondation de toute liberté politique que ceux qui obéissent à la loi devraient avoir la possibilité de choisir ceux qui font la loi.6 Elles insistent également sur l’importance de l'égalité des sexes, « Parce que certains établissent une norme de moralité différente pour les hommes et les femmes. »7 Le principe de l’égalité des sexes est également très présent chez les suffragistes britanniques. En 1897, l’une des plus importantes organisations luttant pour le suffrage féminin, la National Union of Women’s Suffrage Societies (N.U.W.S.S.), est créée par Millicent Garrett Fawcett afin de demander les mêmes droits que les hommes.

La mobilisation s’intensifie à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle. Les suffragistes britanniques et australiennes ont recours à des méthodes similaires afin d’obtenir le droit de vote. Les Australiennes, à l’instar des Britanniques, organisent des pétitions qu’elles présentent devant les différents parlements des colonies (ou états après 1901). Vida Goldstein s’engage dans le mouvement en 1891 en aidant sa mère à rassembler des signatures pour la Women’s Suffrage Petition : 30 000 signatures sont présentées au parlement de la colonie du Victoria par Jane Munro, femme du Premier James Munro8. La Women’s Suffrage Petition déclare que les femmes devraient voter dans les mêmes conditions que les hommes9. En 1894, dans les colonies d’Australie du Sud et du Territoire du Nord, 11 600 signatures sont rassemblées par les suffragistes,

1855. L’autonomie est ensuite accordée à l’Australie Méridionale, le Queensland et l’Australie Occidentale, respectivement en 1856, 1867 et 1890. 5 Le suffrage universel masculin est accordé en Australie Méridionale en 1856, en Nouvelle- Galles du Sud et dans le Victoria en 1858, dans le Queensland en 1873, en Australie Occidentale en 1893, et en Tasmanie en 1900. En Grande-Bretagne, il faut attendre 1918 et le vote du Representation of the People Act pour que tous les hommes britanniques puissent voter. 6 Je traduis. « Because it is the foundation of all political liberty that those who obey the law, should be able to have a voice in choosing those who make the law. » [http://www.samemory.sa.gov.au/site/page.cfm?c=6217&mode=singleImage]. 7 Je traduis. « Because some set up a different standard of morality for men and women. » Ibid. 8 Les six colonies d’Australie (Nouvelle-Galles du Sud, Australie Méridionale, Australie Occidentale, Queensland, Victoria et Tasmanie) ont leur propre gouvernement. « Premier » est le terme utilisé pour désigner le chef de l’exécutif de chacun de ces gouvernements. James Munro est Premier de la colonie du Victoria de 1890 à 1892. 9 « That, in short, Women should Vote on Equal Terms with Men », Women's Suffrage Petition, [http://www.parliament.vic.gov.au/about/the-history-of-parliament/womens-suffrage-petition].

232 dont Mary Lee, figure marquante du mouvement en Australie Méridionale, première colonie australienne à accorder le droit de vote cette année-là. Les suffragistes australiennes fondent des journaux où elles peuvent exprimer leur point de vue et le diffuser. Louisa Lawson lance Dawn en 1888 afin de lutter pour le suffrage des femmes mais aussi pour d’autres droits, par exemple les lois concernant le divorce. Le but de cette revue était d’informer le public et d’influencer l’opinion concernant le droit de vote. Lorsque Dora Montefiore créé la Womanhood Suffrage League of New South Wales en 1891, Louisa Lawson propose de faire publier gratuitement la littérature provenant de l’organisation. Vida Goldstein publie Woman’s Sphere entre septembre 1900 et mars 1905. Elle donne également des conférences dans l’état du Victoria afin de mener une campagne pour le suffrage féminin, le Victoria étant le dernier état australien à accorder le droit de vote en 1908. Les suffragistes australiennes utilisent donc des méthodes pacifistes et légales dans leur combat, méthodes que l’on retrouve en Grande- Bretagne, chez les suffragistes membres de la N.U.W.S.S. La N.U.W.S.S. est l’une des organisations les plus importantes en Grande- Bretagne. Elle se caractérise par des méthodes centrées sur l’éducation de la population en matière de suffrage et de droits. Son but était de faire pression sur les membres du parlement afin qu’ils établissent une proposition de loi sur le suffrage féminin. Mais ces méthodes pacifistes ne conviennent pas à toutes les suffragistes britanniques. Certaines d’entre elles pensent que les mots ne sont pas suffisants et qu’il est nécessaire d’agir. C’est le cas d’Emmeline Pankhurst, qui, en 1903, fonde la Women’s Social and Political Union (W.S.P.U.), organisation qui se distingue par des tactiques bien différentes de celles de la N.U.W.S.S. Cette dernière a une approche légaliste, tandis que la W.S.P.U. se caractérise par une démarche en rupture avec la loi. Les membres de la W.S.P.U. adoptent des méthodes de plus en plus violentes : elles interrompent des réunions politiques, jettent des pierres sur des bâtiments du gouvernement, et font preuve de violence lors de manifestations. Des telles actions ne se sont jamais produites en Australie où les suffragistes ont toujours lutté de manière pacifiste et en accord avec la loi. Cependant, elles ont obtenu le droit de vote bien plus rapidement que les Britanniques, les premières australiennes obtenant le droit de vote en 1894 en Australie Méridionale, puis dans les autres colonies10. En 1902, un an après la création de la

10 L’Australie du Sud est la toute première colonie à accorder le droit de vote aux femmes. La colonie est suivie par l’Australie Occidentale en 1899. En 1901, les colonies deviennent des états. La Nouvelle-Galles du Sud, la Tasmanie, le Queensland et le Victoria accorde également le droit de vote aux

233 fédération et du Commonwealth d’Australie, le droit de vote au niveau fédéral est accordé à toutes les femmes. Pour les Britanniques, il faut attendre 1918, et l’arrivée du parti libéral au pouvoir en 1906 ne change rien à leur statut de citoyenneté : les libéraux ne parviennent pas à accorder le droit de vote aux femmes, surtout lorsque H. H. Asquith remplace Campbell-Bannerman en tant que premier ministre en 1908, puisqu’il est farouchement opposé au suffrage féminin. Lorsque certaines suffragistes australiennes se rendent en Grande-Bretagne au début du XXe siècle, elles sont toujours sujets de la couronne britannique mais elles n’ont pas le même statut de citoyenneté qu’en Australie. Elles s’engagent aux côtés des Britanniques dans la lutte pour le suffrage féminin mais laissent de côté l’approche pacifiste qu’elles ont utilisée pour obtenir le suffrage dans leur pays, et rejoignent la W.S.P.U.

Lorsque Nellie Martel se rend en Grande-Bretagne en 1904, elle a un statut de citoyenneté bien différent de ses ‘sœurs’ anglaises. Elle a non seulement le droit de voter, mais elle s’est également déjà présentée à des élections. Dès mai 1905, Nellie Martel rejoint la W.S.P.U. : elle est à la tête d'un groupe de 400 femmes ouvrières le 12 mai lorsque la proposition de loi sur le suffrage est présentée à la Chambre des communes. Emmeline Pankhurst la charge par la suite de conduire les femmes à Westminster Abbey. En 1906, Nellie Martel devient membre du comité central de la W.S.P.U. créé à Londres, puis devient quelques mois plus tard l’une des organisatrices. La W.S.P.U. publie le pamphlet de Martel, The Women’s Vote in Australia. En 1908, elle se rend dans le Devon, aux côtés d’Emmeline Pankhurst, afin de s’opposer à l’élection d’un candidat ne soutenant pas le suffrage féminin. Dès son commencement, la W.S.P.U. attire de nombreuses suffragistes australiennes comme Nellie Martel. Vida Goldstein se rend en Grande-Bretagne en février 1911, suite à une invitation de l’organisation. Elle prononce des discours et participe à la manifestation du 17 juin 1911 avec plusieurs de ses compatriotes. Dora Montefiore, qui s’engage dans le mouvement en Grande-Bretagne en devenant d’abord membre de la N.U.W.S.S., finit elle aussi par rejoindre la W.S.P.U. en 1905. En mai 1906, résidant en Grande-Bretagne, elle doit payer des impôts et refuse de le faire, arguant que les femmes n’étaient pas représentées au parlement, et se barricade dans sa maison d’Hammersmith. En octobre de la même année, elle est arrêtée avec d’autres suffragettes, dont Adela Pankhurst, pour

femmes dans la première décennie du XXe siècle (respectivement en 1902, 1903, 1905 et 1908).

234 avoir manifesté et exigé le droit de vote dans le hall d’entrée de la Chambre des communes. Après être restée sept jours en prison, elle décide de quitter la W.S.P.U. et rejoint la Women’s Freedom League, autre organisation militante luttant pour le suffrage des femmes11, ayant recours à la résistance passive. La W.F.L. n’utilise pas, contrairement à la W.S.P.U, des méthodes violentes afin de lutter pour le suffrage féminin : les membres de l’organisation ne s’attaque pas physiquement aux personnes et ne dégradent pas les lieux publics, comme le font les membres de la W.S.P.U. L’un des arguments de Dora Montefiore - « pas d'impôt sans représentation » - attire l'attention sur l'absurdité de la situation dans laquelle se trouvent les femmes britanniques. Dora Montefiore refuse de payer des impôts en Grande-Bretagne puisqu’elle ne peut y voter, comme elle le faisait en Australie où elle pouvait voter lors des élections fédérales et des élections de l’État. Ayant bénéficié de ces droits, elle souligne l’injustice de la loi britannique vis-à-vis des femmes qui paient des impôts sans pouvoir être représentées au parlement. Muriel Matters, autre suffragiste australienne regagnant la capitale de la mère-patrie lors de ces événements, arrive à Londres en 1905. En 1907, celle-ci devient elle aussi membre de la Women’s Freedom League. En 1908, elle se rend dans les villages du sud de l’Angleterre pour promouvoir le droit de vote. Le 28 octobre 1908, elle s’enchaîne à une grille de la galerie des femmes à la Chambre des communes. En février 1909, c’est à bord d’un dirigeable, sur lequel les mots « Votes for Women » sont peints, que Muriel Matters survole la Chambre des communes. Dans les rues de Londres, des suffragistes suivent le dirigeable, prononcent des discours et distribuent des prospectus. Les suffragistes australiennes sont donc bien présentes dans le mouvement pour le suffrage féminin en Grande-Bretagne. Elles partagent leur expérience avec les suffragistes et suffragettes britanniques. En juin 1911, quelques jours avant le couronnement du roi George V, une grande manifestation est organisée à Londres. Les suffragistes australiennes y participent: Vida Goldstein, Lady Cockburn (la femme du Premier12 d’Australie du Sud), Emily McGowen, ainsi que Margaret Fisher (femme du premier ministre australien) font partie du cortège de tête et portent le blason de

11 La Women’s Freedom League est fondée en 1907 par Charlotte Despard, Teresa Billington- Greig et Edith How Martyn. Toutes les trois membres de la W.S.P.U, elles quittent cette dernière en raison de désaccords quant à la manière autocratique avec laquelle Emmeline Pankhurst dirigeait l’organisation. 12 Les six colonies d’Australie (Nouvelle-Galles du Sud, Australie Méridionale, Australie Occidentale, Queensland, Victoria et Tasmanie) ont leur propre gouvernement. « Premier » est le terme utilisé pour désigner le chef de l’exécutif de chacun de ces gouvernements. James Munro est Premier de la colonie du Victoria de 1890 à 1892.

235 l’Australie ainsi qu’une bannière conçue par Dora Meeson Coates, suffragiste australienne installée à Chelsea depuis 1906. Elle rejoint dès sa création la Women’s Freedom League, et appartient à la Women’s Council of the Conservative and Unionist Women’s Franchise Association. Sur la bannière, les mots suivants sont inscrits : « Trust the Women, Mother, As I Have Done ». Dora Meeson dessine plusieurs caricatures pour la N.U.W.S.S. Elle illustre également des livrets publiés par l’Artist’ Suffrage League en 1909. En septembre de la même année, sa caricature intitulée Miss Wales : « Do Justice to the women, David », adressée à David Lloyd George, est la première à être publiée par Common Cause, le journal de la N.U.W.S.S., qui publie également les caricatures d’une autre australienne, May Gibbs. Les rôles sont bien inversés entre la mère-patrie et la « dominion » (terme utilisé pour désigner un territoire qui est indépendant en ce qui concerne les affaires internes du pays mais qui est toujours sous l’autorité de la Grande-Bretagne), puisque c’est cette dernière qui joue le rôle modèle et qui encourage la métropole à suivre ses pas sur la voie de l’émancipation politique des femmes. Les suffragistes australiennes sont très présentes aux côtés de leurs « sœurs » britanniques. Elles jouent un rôle important dans la lutte pour le suffrage des femmes en Grande-Bretagne. Pourquoi les suffragistes et suffragettes britanniques ne sont-elles pas parvenues à obtenir le droit de vote avant les femmes des colonies britanniques ?

En juin 1905, Nellie Martel est interviewée par le Daily News et explique son incompréhension face à l’absence d’unité des femmes britanniques concernant leur émancipation politique : Ce qui me surprend – ce qui m’attriste, en fait – c’est de trouver ici tant d’opinions divisées sur le sujet parmi les femmes.13 L’interview de Nellie Martel apparaît dans un article de Dawn, journal australien. L’article souligne l’étonnement de Martel quant aux désaccords sur le suffrage féminin en Grande-Bretagne : Elle était cependant tentée d’attribuer l’indifférence du parlement au manque d’entente déplorable des Anglaises sur le sujet.14 Selon Martel, les suffragistes australiennes ont fait preuve d’unité dans leur combat

13 Je traduis. « What surprises me – pains me, in fact – is to find here so much division of opinion among women on the subject. » « Mrs. MARTEL INTERVIEWED IN LONDON », The Dawn, Sydney, 01/06/1905, p. 5, [http://trove.nla.gov.au/ndp/del/article/76965724]. 14 Je traduis. « She was inclined, however, to attribute the indifference of the Parliament to the deplorable lack of agreement among Englishwomen on the subject. » Ibid.

236 pour obtenir le suffrage : Nous, en Australie, étions unies toutes ensemble dans notre agitation pour obtenir la franchise. Conservateurs et libéraux, protestants et catholiques, socialistes et travaillistes, ou peu importe la façon dont nous nous appelions individuellement, n’a pas fait la moindre différence dans notre mouvement pour le vote. Nous pensions que nous pouvions bien attendre d’obtenir le droit de vote avant de nous diviser en partis. Mais quelle est l’utilité d’une femme appartenant à ce parti politique ou à un autre avant d’avoir le vote ?15 Martel souligne l’importance d’un mouvement d’unité qui a permis aux Australiennes d’obtenir leur émancipation politique bien plus tôt que les Britanniques. Martel arrive en Grande-Bretagne en 1904, un an après la création de la W.S.P.U., qui met en avant un désaccord dans les méthodes à adopter chez les suffragistes. Il faut mettre en exergue le fait que si les suffragettes pensaient que les mots n’étaient pas suffisants, certaines suffragistes britanniques n’étaient pas d'accord avec les méthodes utilisées par les militantes de la W.S.P.U., méthodes qui sont d’ailleurs critiquées par des suffragistes australiennes, comme Rose Scott. La déception de Nellie Martel vis-à-vis du mouvement en Grande-Bretagne est patente : « Je m’attendais à trouver en Angleterre au moins quelque chose de l’état d’esprit qui nous a guidé en Australie. »16 Martel critique le manque d’unité des femmes britanniques, ainsi que les nombreuses divisions qui, selon elle, sont un obstacle au passage vers l’émancipation politique. Lors de l’interview du Daily Mail, le journaliste fait la remarque suivante : « Mais ici, les femmes sont divisées sur le projet de loi actuel parce qu’il ne va pas assez loin. »17 Martel répond alors : « Je sais, mais c’est ridicule. »18 Selon elle, les Britanniques ne sont pas suffisamment unies sur la question du suffrage féminin, puisqu’elles ne sont pas tout à fait d'accord sur le projet de loi présenté au parlement, ce qui nuit à leur combat pour obtenir le droit de vote. Martel présente le combat mené par les femmes en Australie comme un modèle à suivre. En faisant preuve d’unité, les Australiennes ont réussi à obtenir le suffrage. En juin 1911, Margaret Fisher, femme du premier ministre australien Andrew Fisher (membre du parti travailliste), fait partie de la délégation australienne en visite officielle en Grande-Bretagne pour le couronnement du roi George V et de la reine

15 Je traduis. « We in Australia were united as one in our agitation for the franchise. Conservatives and Liberals, Protestants and Catholics, Socialists and Labour people, or whatever else we called ourselves individually, made not the slightest difference to our movement for the vote. We felt we could well wait till we got the vote before dividing ourselves into parties. What on earth is the use of women belonging to this political party or that until they have a vote? » Ibid. 16 Je traduis. « I expected to find in England at least something of the spirit that guided us in Australia. » Ibid. 17 Je traduis. « But women here are divided over the present Bill because it does not go far enough. » Ibid. 18 Je traduis. « I know, but how ridiculous. » Ibid.

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Mary. Margaret Fisher participe à de nombreux événements en lien avec le couronnement du roi. Mais elle participe également à la manifestation organisée pour le suffrage féminin. Son mari, Andrew Fisher, est favorable au droit de vote des femmes, ce qui n’est pas le cas de H. H. Asquith, premier ministre britannique depuis 1908. La femme d’Asquith, Margot, y est également opposée. La présence de Margaret Fisher à la manifestation montre l’indépendance que l’Australie a acquise en tant que « dominion » depuis 1901. En accordant le droit de vote aux femmes, l’Australie affirme son indépendance politique vis-à-vis de la mère patrie, et montre qu’elle n’a pas besoin de la Grande-Bretagne pour devenir plus démocratique. En 1910, un sénateur australien, Arthur Rae, présente une résolution à envoyer au parlement britannique afin de leur suggérer d’accorder le droit de vote aux femmes. La résolution, votée au sénat et à la chambre des représentants, est envoyée par télégramme, avant que le projet de loi sur le suffrage ne soit débattu à Westminster. La résolution déclare : Ce sénat pense que l’extension du suffrage aux femmes d’Australie, dans les États et pour le parlement du Commonwealth, sous les mêmes conditions que les hommes, a eu les résultats les plus avantageux.19 La « dominion » s’immisce dans les débats politiques de la mère-patrie, tentant de montrer le chemin vers le passage de l’émancipation politique des femmes. Les rôles métropoles-dominions sont inversés puisque c’est le parlement australien qui conseille le parlement britannique, connu sous le nom de Mother of Parliaments, sur ce qu’il doit faire : l’enfant montre donc l’exemple au parent. Selon Alfred Mond, député libéral britannique, l’Australie est un modèle à suivre : lors du débat concernant le projet de loi sur le suffrage féminin il mentionne la résolution envoyée par le parlement australien20, C'est l’une des résolutions les plus remarquables qui aient été passées par un corps politique en Australie, où ils ont ce principe pleinement opérationnel. Accorder le vote aux femmes n’a pas rendu l’Australie un brin moins motivée pour faire face aux poids et aux responsabilités de la défense impériale, et ce n’est sûrement pas suggéré que les femmes de Grande-Bretagne sont moins patriotiques que les femmes d’Australie ou moins capables de se faire une opinion sur les sujets politiques, et que leur donner la franchise serait un désastre. Toutes les prophéties du

19 Je traduis. « That this Senate is of opinion that the extension of the suffrage to the women of Australia for States and Commonwealth Parliament, on the same terms as to men, has had the most beneficial results. » [http://hansard.millbanksystems.com/commons/1912/mar/28/parliamentary- franchise-women-bill]. 20 « I would like to draw attention to a very important Resolution which was passed by the Australian Senate on 17th November, 1910. The Australian Senate is not a very revolutionary body, but rather the other way. » Je traduis. « J’aimerais attirer votre attention sur une résolution très importante qui a été votée par le sénat australien le 17 novembre 2010. Le sénat australien n’est pas un corps très révolutionnaire, bien au contraire. » [http://hansard.millbanksystems.com/commons/1912/mar/28/parliamentary-franchise-women- bill].

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désastre ont été réfutées dans chaque cas par expérience.21 Alfred Mond compare les Britanniques aux Australiennes, et argue que le modèle australien peut s’appliquer en Grande-Bretagne22 : le suffrage féminin a fait ses preuves en Australie. Cependant, la résolution envoyée par le parlement australien est ignorée par le premier ministre Asquith, ce qui montre que la métropole n’est pas prête à accepter ce renversement de rôles. Le gouvernement britannique ne suit pas l’exemple de l’Australie, même si certains députés pensent que la Grande-Bretagne devrait s’inspirer du modèle australien. Le projet de loi de 1911 concernant le droit de vote des femmes est un échec et les premières Britanniques doivent attendre sept ans de plus pour obtenir l’émancipation politique.

Le parlement australien, et notamment le sénateur Arthur Rae qui est à l’origine de la résolution, n’a pas réussi à peser dans la lutte pour le suffrage féminin en Grande- Bretagne. Les hommes politiques en faveur de la résolution considèrent que l’Australie peut se permettre de conseiller Westminster puisque Emmeline Pankhurst a demandé de l’aide au Premier ministre australien, Andrew Fisher. Le droit de vote des femmes est une question qui a persisté à diviser les hommes politiques britanniques, y compris les libéraux. Les suffragistes australiennes ont tenté d’épauler leurs ‘sœurs’ britanniques et ont joué un rôle important dans ce combat. Présentes aux côtés des Britanniques, elles

21 Je traduis. « That is one of the most remarkable resolutions ever passed by a responsible body in Australia, where they have this principle in working order. The giving of the vote to women has not made Australia a whit less willing to shoulder the burdens and responsibilities of Imperial defence, and surely it is not suggested that the women of Great Britain are less patriotic than the women of Australia or less capable of forming an opinion on political subjects, and that granting them the Franchise would be a disaster. All the prophesies of disaster have been disproved in every single case by experience.» [http://hansard.millbanksystems.com/commons/1912/mar/28/parliamentary-franchise-women-bill]. 22 « We have a large numbers of Colonies, a number of States in America, and several European countries which have given women the vote. Am I to be told that the conditions of these countries are so very different to the condition of this country? That may be quite true in regard to foreign countries, but surely the men and women of Australia and New Zealand are the same flesh and blood as the Anglo- Saxon race here. Surely in giving the vote to the women of this country we may claim they have the same intelligence as those of Australia and New Zealand, and surely if neglecting of the cradle was to be the result of women getting the Suffrage that result would have shown itself in New Zealand and Australia. The Suffrage has existed there, and far from finding any deterioration in that respect that Franchise has never been repealed but has rather been extended. » Je traduis. « Nous avons un grand nombre de colonies, un nombre d’états en Amérique, et plusieurs pays européen qui ont accordé le vote aux femmes. Doit-on me dire que les conditions de ces pays sont si différentes de la condition de ce pays ? Cela peut être vrai concernant les pays étrangers, mais les hommes et les femmes d’Australie et de Nouvelle- Zélande ont la même chair et le même sang que la race anglo-saxonne ici. En donnant le vote aux femmes de ce pays, nous pouvons soutenir qu’elles ont la même intelligence que celles d’Australie et de Nouvelle-Zélande, et si le délaissement du berceau devenait le résultat des femmes obtenant le suffrage, ce résultat aurait été observé en Nouvelle-Zélande et en Australie. Le suffrage existe là-bas, et loin de créer une détérioration à cet égard, la franchise n’a jamais été abrogée mais plutôt étendue. » [http://hansard.millbanksystems.com/commons/1912/mar/28/parliamentary-franchise-women-bill].

239 ont apporté leur propre expérience qu’elles ont tenté de partager. Elles se sont réellement engagées dans le mouvement pour obtenir le droit de vote en Grande- Bretagne et ont montré que la « dominion » a évolué plus rapidement en matière d’émancipation politique pour les femmes. Il est difficile d’affirmer que l’Australie a vraiment représenté un modèle d’émancipation politique pour les Britanniques, mais les Australiennes ont joué un rôle de « passeur » essentiel dans le passage vers une Grande- Bretagne plus démocratique. Elles ont laissé une trace de leur passage dans cette lutte à travers leurs discours, leurs pamphlets, leurs dessins humoristiques, ainsi qu’à travers leurs actions, traces qui peuvent être trouvées dans la presse, notamment la presse consacrée au suffrage féminin.

Notice bio-bibliographique : Professeure certifiée d’anglais et chargée de cours vacataire à l’UPEC, Elise Gorremans est doctorante en civilisation britannique au sein du Laboratoire de Recherche sur les Cultures Anglophones (LARCA). Elle prépare depuis septembre 2012 une thèse sous la direction de Myriam Boussahba-Bravard, provisoirement intitulée : « Questions de citoyenneté : émancipation politique anglaise et regards sur l’Australie, 1867-1918 ».

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