Tu seras plus que reine...

PHILIPPE VIGUIÉ DESPLACES

LA TABLE RONDE 9, rue Huysmans, 6 © Éditions de La Table Ronde, Paris, 1991. ISBN 2-7103-0507-0 A Marie Victoire, ma femme, et à nos aïeules qui ont été aussi de merveilleuses femmes du XIX siècle et plus particulière- ment : A la comtesse de Coulombiers, née Marie d'Astier de la Vigerie, qui fit du château de la Victoire, au XX siècle, un des grands rendez- vous de l'art de vivre à la manière du XIX A la comtesse Desplaces, née Caroline Dumalle de Colonjon, petite-nièce des frères Montgolfier et de Marc Seguin, qui dans sa villa du Prado de et dans l'hôtel de la rue de Bourgogne à Paris, animait un bril- lant salon, fréquenté entre autres beaux esprits par Frédéric Mistral et Octave Feuil- let, lequel la dépeint sous les traits de l'une de ses héroïnes.

PRÉFACE

La postsoixante-huitarde, égérie moderne en déclin, n 'était pas engageante avec son comportement de harpie, son drapeau rouge et son avant-gardisme. Était-elle vrai- ment une femme ? Les Carrières-Women d'aujourd'hui ne valent pas mieux. Femmes patrons qui juchent un semblant de fémi- nité sur de pseudo-trônes en forme de fauteuils. Les « bourgeoises », réfugiées dans un bécébégisme ano- nyme, découragent tout autant le rêve. A trop vouloir se faire désirer, la femme d'aujourd'hui aurait-elle oublié sa vocation originelle : nous faire rêver ? Serait-elle devenue évanescente ? Les onze femmes de ce livre sont féminines et roma- nesques. Elles appartenaient pour la plupart au XIX siècle mais leur souvenir projette son ombre jusqu'aux portes de l'an 2000. Leurs existences longues et parfois doulou- reuses, aventureuses et parfois tragiques, audacieuses et parfois admirables, reflètent la féminité, pour ne pas dire qu'elles l'inventent ! Elles ont parachevé leur époque avec application, n'hésitant pas à jouer dans la nôtre les pro- longations, ce qui nous les rend encore plus proches. Elles ont traversé ce XIX siècle où l'Histoire semble s'accélérer à la vitesse des régimes qui se succèdent, des progrès scientifiques et techniques qui avancent à pas de géant. Elles sont issues de milieux différents mais toutes sont devenues des reines, des princesses, de grandes aris- tocrates du sang, des arts, des lettres ou de l'aventure, parce qu'à leur époque la féminité était un luxe souve- rain ! Certaines ont été à la fois contemporaines de Louis- Philippe et de François Mitterrand ! D'autres ont connu le vieil empereur François-Joseph mais ont serré la main de Leonid Brejnev ou de Mao, ont eu Richard Strauss pour ouvrir le bal de leurs dix-huit ans et ont écouté les pre- miers yé-yés, en descendant des carrosses de leur enfance elles ont vu les premiers hommes explorer l'espace, man- quant de quelques années le rendez-vous avec la lune. Ce livre les raconte en soulignant la part de rêve qu 'elles nous ont léguée. Ces dernières femmes du XIX qui sont les premières de notre siècle nous fascinent par la modernité de leurs vies et annoncent avec force, mais grâce, les défis du sexe dit faible. Elles incarnent des vertus d'aujourd'hui mais sans jamais se départir de leur extrême féminité. Ainsi sont-elles tout à la fois, la mémoire, le testament et l'avenir de la femme. Des modèles, en somme... (1777-1860)

« Le mémorial d'un siècle »

Je n'arrive pas à détacher mon regard d'une photo parue dans Paris-Match en 1950. Elle montre le vieux roi Gustave V de Suède l'année de sa mort. Cet homme de quatre-vingt-douze ans a connu une femme extra- ordinaire : la reine Désirée, dont l'une des dernières joies fut de le prendre sur ses genoux alors qu'il était petit gar- çon. C'était il y a bien longtemps... En 1860, au château de Drottningholm ! Désirée Clary est une femme-histoire qui confond sa vie avec deux siècles de la nôtre. Une femme qui aura vu se succéder plus de six régimes à la tête de la France ! Née sous l'Ancien Régime, fille d'un négociant marseillais, fiancée à Napoléon Bonaparte, Désirée est prise dans les tourmentes d'une Révolution française puis d'un premier Empire qui fera d'elle une princesse héritière de Suède puis une reine. Ironie de l'histoire, le père de cette petite bourgeoise de province avait, en vain, avant la Révolu- tion, demandé des lettres de noblesse, ignorant que ses descendants régneraient encore sur la Suède aux portes du troisième millénaire. Une vie comme la sienne en remplirait des milliers d'autres tant elle est riche. D'autres femmes ont eu aussi des existences fameuses, mais le destin de la reine Désirée est d'abord celui d'une femme qui à force de bousculer les époques est presque parvenue à devenir de la nôtre. Tout commence à Marseille, dans la capitale française du soleil, tout se finira à Stockholm, la capitale euro- péenne du froid. Pauvre Désirée ! Durant toute son existence elle regret- tera les rayons de l'astre de son enfance. Vers la fin de sa vie, dans la seconde moitié du XIX siècle, on l'entendait souvent, tapie dans une des pièces d'un des châteaux royaux de Suède, gémir et réclamer : « Ah ! le soleil de Marseille ! » Elle semblait plus que tout le regretter. Mais Désirée est comme ça. Sa vie durant, il y aura tou- jours quelque chose qui ne la satisfait pas. Tout ce qui lui arrive est l'œuvre du destin. Surtout pas la sienne. C'est l'absence d'ambition qui la caractérise. Quand on lui annonce que son mari a été élu roi de Suède, qu'elle va devenir la reine, elle soupire : « Les règnes finissent si mal. - Oui, Madame, lui répond Talleyrand, mais c'est bien joli pour commencer... » A Marseille les Clary sont de riches négociants dont la vie privée et la mentalité sont irréprochables. Son père, François Clary, fait notamment le commerce de la soie et du savon. Désirée grandit, heureuse, dans cette bourgeoi- sie que l'ordre social établi empêche de triompher, de passer aux étages supérieurs du royaume. C'est-à-dire à la noblesse. Le rêve de son père! Le sien seulement. Car les Clary sont des gens simples. Ils le resteront toujours, même quand le destin les coif- fera de prestigieuses couronnes. Désirée gardera son franc-parler, une « simplicité de bon aloi », qui lui don- nera de faux airs de Mme Sans-Gêne, l'éducation bour- geoise en plus. Un trait de caractère que l'on retrouvera chez les trois frères de Désirée et chez ses trois sœurs dont Julie, la plus laide, sera toujours la plus proche. Un jour un soldat, fourrier de son état, se présente au domicile des Clary muni d'un bulletin de logement. Fran- çois Clary est mécontent : « Un homme du rang chez moi ! » Il veut au moins un officier. Très poliment, mais très fermement, il congédie le malheureux sans avoir oublié de lui donner une lettre pour son colonel. Dans cette mis- sive François Clary explique qu'il veut bien loger un mili- taire mais qu'il souhaite que ce soit un officier. Devant la petite famille intriguée, le soldat, un grand homme à la jambe si bien faite que ses camarades lui ont donné le sur- nom de sergent « Bellejambe » franchit, un peu déçu, le seuil de la maison des Clary. Ce sergent sera un jour maréchal de France, prince héritier, puis roi de Suède. La Révolution avant d'être le salut de Désirée sera d'abord son épreuve. Une bien courte épreuve. Puisque son frère est arrêté dans la confusion révolutionnaire qui s'empare de Marseille. Mais le représentant du peuple, un dénommé Albitte, vient justement d'arriver dans la cité phocéenne. La belle-sœur de Désirée veut le voir et demande à Désirée de l'accompagner. La jeune fille, ravie et insouciante, comme à son habitude, s'endort dans la salle où attendent les quémandeurs. Vient le tour de sa belle-sœur. Faut-il réveiller Désirée ? Non, décide-t-elle. On introduit Mme Clary dans le bureau d'Albitte. L'ordre de libérer son mari est signé. Il faut se dépêcher d'aller à la prison. En ces moments hasardeux le temps est l'ennemi de la justice. Elle en oublie d'aller récupérer sa belle-sœur toujours endormie. La salle se vide et Désirée dort encore. Un homme entre alors et réveille cette jolie inconnue. Avec lui l'Histoire pénètre dans cette antichambre du hasard. « Une petite demoiselle comme vous ne peut pas la nuit venue s'en aller seule dans les rues. Je vais vous reconduire chez vous. » Rassurée autant qu'amusée, Désirée accepte la proposi- tion de l'inconnu. Elle racontera plus tard : « De la maison commune à la rue des Phocéens nous causâmes si bien, qu'arrivés à la maison nous étions deve- nus des amis. » Désirée insiste pour que le jeune homme si galant entre dans la maison. « Ma mère voudra sûrement vous témoigner sa reconnaissance. » Mais l'homme refuse. Il est pressé. « Demain si vous voulez », promet-il. Désirée lui demande tout de même : « Mais comment vous appelez-vous ? » - Je m'appelle ! » Le lendemain, en effet, le frère de Napoléon, qui n'est pas encore celui de l'empereur, est assis au milieu du salon de Mme Clary. Il charme tout le monde par sa conversation, son humour et sa gentillesse. « C'est le meilleur homme du monde », dit de lui Mme Clary. Il y a là Désirée, bien sûr, mais aussi Julie, l'affectueuse sœur. Personne ne sait alors que ce Bonaparte connaîtra un destin hors du commun, que la petite Julie qui le regarde intimidée sera un jour sa femme, qu'ils seront roi et reine de Naples puis d'Espagne. C'est la moitié de l'Europe des trônes qui est ainsi réunie sous le toit modeste d'un marchand de savons de Marseille ! Une réunion extraordinaire de gens ordinaires ! Joseph Bonaparte reviendra fréquemment. Il est à tel point adopté par la famille Clary, en deuil du père qui vient de mourir, qu'on lui promet la main de Désirée. La future reine de Suède s'en ouvre à sa sœur. Julie s'effondre. Elle aime Joseph. Désirée avec son bon cœur s'efface et Joseph épousera bien une Clary... Mais ce sera Julie. La dot fera le reste. Julie est une fille plutôt laide, chétive, timide. Une cen- drillon qui raterait tous ses rendez-vous avec la fée, modeste, effacée et peu intelligente. Une épouse idéale pour un Joseph Bonaparte qui s'avéra un piètre prince et un mari volage. Julie et Joseph se marient le 1 août 1794 à vingt kilo- mètres de Marseille dans le petit village de Cujes. Dans le sillage de Joseph une ombre est apparue sous le soleil de Marseille. C'est celle de Napoléon Bonaparte, le cadet de Joseph mais qui sera un jour pourtant son aîné, en deve- nant son roi. Mme Clary à qui l'on parle d'une seconde alliance avec la famille corse répond avec un sens de l'avenir plutôt approximatif : « J'ai bien assez d'un Bonaparte dans ma famille. » La suite lui prouvera que pour un temps tout au moins on n'aura jamais assez de Bonaparte dans sa famille... On décide donc de fiancer Désirée à Napoléon. « On » c'est pour beaucoup le futur empereur. A son frère Joseph n'a-t-il pas dit : « Dans un bon ménage, il faut que l'un des deux cède à l'autre. Toi, Joseph, tu es d'un caractère indécis et il en est de même pour Désirée, tandis que Julie et moi nous savons ce que nous voulons. Tu feras donc mieux en épousant Julie. Quant à Désirée, ajoute-t-il en prenant la jeune fille sur ses genoux - elle devait avoir environ dix- sept ans ! -, elle sera ma femme. » On l'aura compris, avant de partager l'Europe entre les membres de sa famille, Napoléon s'essaie sur celle des Clary. Fiancé, « son » ordre bien établi, Napoléon Bona- parte regagne Paris le 22 avril 1795. Un an après, il épousera Joséphine de Beauharnais et fera de cette alliance le premier maillon d'une chaîne qui ne tardera pas à le relier au sommet du monde. Mais pour l'heure les amoureux, encore inconnus, s'écrivent sans cesse. Des lettres d'amour enflammées. Désirée les gardera toutes et avouera à la fin de sa vie les avoir ran- gées dans un secrétaire Empire demeuré dans son hôtel parisien de la rue d'Anjou. Bien après sa mort on vendra son mobilier. Les lettres d'amour de Napoléon sont per- dues dans quelques tiroirs secrets. Les lettres de Napoléon à Désirée se font plus rares. Le futur empereur courtise la belle créole dont la grâce tient Paris en haleine. La petite Désirée et son air si délicieuse- ment provincial semble si loin à un homme qui voit encore plus loin. Désirée, vexée, rend sous la contrainte familiale sa parole à Bonaparte. Peu de temps après, une nouvelle tombe sèche comme le couperet d'une guillotine, tranchant le cœur fragile de la petite Désirée. Napoléon a épousé Joséphine de Beau- harnais le 9 mars 1796. Désirée, loin de se résigner, écrit pleine d'amertume à son fiancé. « Je ne puis m'accoutumer à cette idée, elle me tue. (...) Jamais je ne me marierais. (...) Je ne désire que la mort. La vie est un supplice affreux pour moi depuis que je ne vais plus vous la consacrer. » Des mots durs pour un homme qui n'était pas un tendre. Mais d'une remarquable modernité pour une époque où l'on faisait et défaisait des couples au gré des fortunes et des humeurs parentales. L'amour était un ultime critère... quand il existait. Désirée prenait le mariage au sérieux. Elle s'était éprise de ce futur mari qui s'était imposé à elle. Pour ne pas subir, elle avait choisi de conquérir, en femme libre. Jusqu'où avaient été les fian- cés de Marseille ? Avec une « délicatesse » qui l'honore, Napoléon dit un jour de Désirée : « C'est parce que je lui avais pris le c.., et le pucelage du c.., que j'ai fait Bernadotte roi ! » Rien n'est moins sûr pour le c.., rien n'est plus faux pour le reste. Bafouée dans son amour propre, Désirée cherche néan- moins à se marier mais il lui faut un homme qui ne soit pas un suppôt de l'homme qui l'a trompée sur ses inten- tions. Napoléon Bonaparte se préoccupe aussi du devenir de son ex-fiancée. C'est que Désirée est un beau parti. De par la fortune que lui a laissée son père mais aussi parce qu'elle est la belle-sœur d'un Bonaparte. Le nom sur lequel en cette fin de XVIII siècle il faut miser. Et les pré- tendants ne manquent pas. Junot, le futur duc d'Abrantès, est l'un d'eux. Ce militaire est un peu gauche, maladroit et si peu sûr de lui qu'il charge son compagnon Marmont, futur duc de Raguse et futur maréchal d'Empire, de dire à Désirée tout le bien qu'il pense d'elle. L'ambassade échoue lamen- tablement. La réponse de Désirée est définitive : « Non ! » Et la petite Marseillaise d'ajouter plus tard en confi- dence : « Si Marmont avait fait sa demande en son nom propre... Pourquoi pas ? Il était si bel homme. » Puis c'est au tour du général Duphot mais le mal- heureux meurt. Enfin, apparaît dans ce ballet des futurs maréchaux de France le beau Bernadotte. Ce « roule ta bille » a de quoi séduire. Né à Pau en 1763 il s'engage à dix-sept ans dans l'armée. Il est sergent- major quand éclate la Révolution. Mais les grades pleuvent autant que les boulets des canons de la Révolu- tion. En quelques années le voilà général de brigade. Quelques mois encore et Charles Jean-Baptiste est promu général de division. On ne sait plus ce qui l'arrêtera. Cer- tainement pas le « serment de haine à la royauté » qu'il signa à Toul quelques années plus tôt ! Lui futur roi de Suède ! Désirée est-elle séduite par cet homme intelligent et ambitieux ? Peu lui importe. Il est celui qui servira le mieux ses desseins, car comme elle l'avouera elle-même plus tard : « J'ai consenti à l'épouser lorsque l'on m'a dit qu'il était homme à tenir tête à Napoléon. » L'ex-fiancée construit sa citadelle avec clairvoyance et application. Le mariage a lieu le 17 août 1798 à Sceaux. Un mariage civil car le rapport qu'entretient Désirée avec Dieu est des plus distants... Napoléon acquiesce et écrit à son frère Joseph, du Caire où il est en train de conquérir des lau- riers grillés sous le soleil des pyramides : « Je souhaite bonheur à Désirée, si elle épouse Berna- dotte, elle le mérite. » Désirée et Charles passent leur lune de miel à Sceaux. Sceaux offre à cette époque un dépaysement total. On y trouve un paysage semblable à ceux des coins les plus retirés de l'Aveyron. De gros châtaigniers ombragent des chemins creux où roulent les châtaignes et les cailloux. Là, dans ce paysage qu'on a du mal à imaginer à quelques kilomètres de la capitale, un jeune couple joyeux glisse sur de grasses prairies. Un homme et une femme qu'un destin vient de cueillir dans la fraîcheur des premiers jours de septembre. Femme amoureuse, femme objet, femme sans soucis à qui la vie apporte beaucoup, Désirée souffre d'un mal mystérieux : le mal de vivre, inconnu à une époque où l'existence est si courte et si précaire qu'on ne peut même pas s'imaginer, quand tout va bien, la vivre mal. Dans de fameux mémoires, la femme de Junot, Laure, duchesse d'Abrantès, dressera un édifiant portrait de Désirée « en ménage » : « Elle aimait prodigieusement tout ce qui était roman- tique et mélancolique (...) Elle aimait son mari. Mais cet amour devint un vrai fléau pour le Béarnais qui n'ayant rien d'un héros de roman se trouvait même fort embar- rassé quelques fois de son rôle. C'était des larmes conti- nuelles. Lorsqu'il était sorti c'est parce qu'il était absent. Lorsqu'il devait sortir encore des larmes et lorsqu'il ren- trait elle pleurait encore parce qu'il devait ressortir, peut- être huit jours après... mais enfin il devait ressortir. » Le 4 juillet 1799 c'est Bernadotte qui pleure, mais des larmes de joie. Désirée vient de mettre au monde un fils. Le monde ne sait pas encore que cet enfant sera un jour un grand roi de Suède, que sa mère assistera à son sacre et vivra assez longtemps pour bien connaître le petit-fils du nouveau-né qui douze ans après sa mort montera sur le trône de Suède pour n'en redescendre... qu'en 1907. Car (prédestination ?), le hasard fait que les Bernadotte donnent un prénom nordique, Oscar, à l'enfant, le pré- nom du poète préféré de son père ! Pour l'heure on baptise le petit Oscar dont le parrain, Napoléon, sera bientôt empereur et la marraine, Julie Clary, reine de Naples puis reine d'Espagne ! La force du destin l'emporte. La roue tourne et s'accélère. Et connaît aussi ses premiers ratés. Bernadotte commence à s'opposer à Napoléon. La pers- pective d'un Empire, pour lui qui a signé un acte de haine contre les rois, ne l'enthousiasme pas. L'époux de Désirée s'en ouvre à Lucien Bonaparte : « Comment trouvez-vous ce qu'on appelle le Sénatus- consulte organique ? C'est cela qui est beau ?... C'est nous pauvres soldats qui n'avons rien fait pour la patrie, comme chacun sait, que de verser notre sang pour elle, c'est nous qui sommes absorbés à la lettre. Ainsi il n'y aura plus de gloire que près de lui, qu'avec lui, que par lui, et malheureusement pour lui, puisqu'il est entré dans le bon plaisir du peuple souverain de se dépouiller pour un empereur à sa façon... » On ne peut être plus explicite dans ses réserves. Mais Bernadotte est le beau-frère d'un Bonaparte et la rupture entre les deux hommes serait aussi celle de deux familles qui s'aiment et se connaissent depuis si longtemps. L'ascension, avec ses parts de doutes, ses regards angois- sés au-dessus des précipices a considérablement rappro- ché les grimpeurs. Un déchirement serait fatal à Désirée. Alors quand Napoléon demande à Bernadotte : « Voulez- vous marcher avec moi et avec la France ou vous tenir à l'écart ? », le Béarnais répond : « Je ne vous promets pas d'affection mais un loyal concours. » Et pour raviver les sentiments un peu endormis du mari de Désirée, Napoléon sait se montrer persuasif: L'Empire apporte à Bernadotte un hôtel particulier rue d'Anjou, l'ancienne maison du général Moreau, deux cent mille francs d'argent comptant pour l'aménager et une rente de trois cent mille francs. Un hôtel auquel Désirée restera attachée toute sa vie. Sous le second Empire, alors qu'elle attendait depuis si longtemps que la mort vienne la prendre à Stockholm, la vieille reine intervint énergiquement auprès de Napoléon III pour que le baron Haussmann modifie les plans de création de l'actuel boulevard Malesherbes qui pré- voyaient d'amputer son parc. Napoléon III, qui ne pou- vait décemment rien refuser à l'ancienne protégée de son oncle, fit différer jusqu'à la mort de Désirée les travaux prévus. Au début de l'Empire les honneurs pleuvent sur le mari de l'ex-fiancée de l'empereur, Bernadotte est maré- chal, prince, Grand Aigle et chef de la 8e cohorte de la Légion d'honneur, président du Conseil électoral du Vau- cluse, chevalier de l'Aigle noir... Il avait eu raison de s'engager à dix-sept ans dans l'armée. Sa quarantaine est triomphante. Bernadotte n'est pas pour autant devenu un soldat d'opérettes constellé de galons lumineux. Il est de toutes les batailles de l'Empire. De toutes celles qui forgeront la légende. Pendant ces longues absences, le couple reste en contact par des lettres où brûle une passion, celle de Ber- nadotte pour sa femme : « Ma tendresse pour toi durera autant que l'existence. » Le maréchal sait aussi qu'il ne suffit pas de se hisser au sommet, il faut acquérir des manières pour y demeurer le plus longtemps possible : « Malgré le désir que j'ai de te voir je tiens beaucoup à ce que tu perfectionnes ton éducation. Les talents d'agré- ment tels que la danse et la musique sont bien essentiels », lui écrit-il. A travers ses lettres on découvre un homme tantôt gen- timent inquiet : « Depuis mon départ je n'ai pas reçu une ligne de toi, je deviendrai jaloux si tu continues d'être aussi paresseuse », tantôt prévenant et attaché à de sur- prenants détails pour un homme en passe d'en aider un autre à conquérir le monde : « Il me tarde d'être instruit ma bonne amie si tu es enfin déterminée à sevrer Oscar. Déjà grand, il est ce me semble, en état de supporter cette privation. » Mais aussi un peu maladroit quand il utilise pour sa correspondance privée avec sa femme les en-têtes offi- ciels libellant ainsi ses lettres : ARMÉE DE L'OUEST - RÉPUBLIQUE FRANÇAISE Bernadotte conseiller d'État et général en chef à Sa petite... L'amour chez ce doux ambitieux prend des allures d'affaire d'État ? C'est en 1806 qu'arrive la première couronne sur la tête de Désirée. Elle n'est plus Mme la maréchale Bernadotte et devient Mme la princesse de Pontecorvo. Titre que son mari vient de recevoir de l'empereur. Ne demandez pas à Désirée où se trouve sa principauté elle n'en a pas la moindre idée. Est-elle heureuse ? Même pas. La panique la saisit quand elle reçoit une délégation de ses « sujets ». Elle est terrorisée à la seule idée d 'aller s'enterrer dans un pareil trou, fût-ce avec une couronne sur la tête. Enfin elle est soulagée d'apprendre que ce n'est là qu'un titre et que l'obligation de s'asseoir sur un trône loin de Paris n'est pas pour demain. Et la nouvelle princesse, ravie de la fin de cette aven- ture, reçoit beaucoup dans les salons de l'hôtel de la rue d'Anjou. On est attiré par l'accueil sympathique de la princesse qui n'a de cesse de démystifier l'épopée napo- léonienne, au grand dam des proches de l'empereur. A ceux qui couvrent d'encens Napoléon, qui parlent de génie et d'homme immense, Désirée répond dans un petit filet de voix : « C'est un brave garçon. » Voilà tout le jugement qu'elle porte en public sur l'empereur des Français. Plus tard, quand Bernadotte entrera dans d'effroyables colères, voulant ainsi asseoir son autorité, menaçant de trancher tout ce qui se trouvera à portée de son sabre, Désirée rassurera de ces mots l'assistance terrorisée : « Il ne ferait pas de mal à un poulet. » Elle ramène toujours à des proportions déconcertantes la plus fameuse épopée du siècle. Dans ses mémoires, la duchesse d'Abrantès, échangeant sa plume contre la baïonnette d'un fusil, raconte que la princesse Désirée prévient tout de suite ses interlocuteurs qu'elle est « totalement nulle »... Gentille et spontanée elle dédaigne les honneurs et si les trônes l'élèvent, c'est bien malgré elle. Mais voilà que la douce Julie Clary est devenue reine de Naples. Avec du plomb sous les semelles, sa sœur préférée prend le chemin dangereux d'un trône incertain. Là où tant d'autres seraient joyeuses, les deux sœurs sont en larmes. Encore deux années et la pauvre Julie devient cette fois reine d'Espagne. Encore plus haut. Encore plus triste. Tous ces trônes lui donnent des migraines terribles. Aller régner en Espagne ne lui dit rien du tout. Et c'est très fermement qu'elle annonce son refus de gagner avec son mari leur nouvelle capitale. La reine d'Espagne n'ira pas à Madrid. Voilà qui ajoute déjà à l'impopularité d'une conquête douteuse. Napoléon ne livre pas de combats pour décider sa belle-sœur à partir. Il évalue trop bien les dangers de cette nouvelle couronne et les capacités limi- tées de son frère aîné à se maintenir là où on le pose. Néanmoins, l'empereur demande à la nouvelle souve- raine ibérique de changer au moins de lieu de résidence. Son hôtel parisien est peut-être parfait pour la femme de son frère, mais trop petit pour une reine d'Espagne. Julie s'installe donc au palais du Luxembourg, notre actuel palais du Sénat. Mais ne change rien aux habitudes de simplicité qui prévalent chez elle. D'ailleurs la couronne d'Espagne sera si peu solide que comme un mirage elle s'évanouira deux années plus tard. Au figuré bien sûr, mais au propre aussi, car Joseph, en incorrigible aventurier, a fui de Madrid emportant avec lui, dit-on, le trésor de la couronne... Désirée croit échapper à ce destin doré. Sa petite prin- cipauté de Pontecorvo lui convient admirablement bien. Elle veut en rester là. Et pourtant en Suède les états géné- raux d'Oerebro décident de donner un successeur au roi Charles XIII désespérément sans enfant. Plusieurs candi- datures ont été retenues mais l'une d'entre elles intéresse plus particulièrement ce royaume des neiges. C'est celle de Charles Jean-Baptiste Bernadotte. Le maréchal d'Empire a demandé à Napoléon l'autorisation de pré- tendre à ce trône vaquant. L'empereur la lui a donnée d'autant plus facilement qu'il est persuadé que le mari de Désirée n'a aucune chance de l'emporter. Mais c'est sans compter sur la pugnacité du prince de Pontecorvo qui mène efficacement campagne. Il est maréchal d'Empire et à cette époque rien n'est plus utile, pour un pays étran- ger que de se rapprocher de l'Aigle. Il est aimé de ses hommes et jouit d'un prestige militaire immense. On le sait loyal et lucide sur les exagérations d'un régime qu'il a soutenu du bout des lèvres. Autant d'arguments qui séduisent les états généraux suédois. Et n'a-t-il pas déjà un fils qui se prénomme Oscar ? Il est donc élu par dix voix contre deux. L'ex-sergent Bellejambe va devenir héritier du royaume de Suède et de Norvège. Le roi l'adoptera. La dynastie des Bernadotte était née. Napoléon acquiesça avec la mauvaise humeur qu'on imagine. Il offrait à Bernadotte ce que jamais il ne put donner à aucun membre de sa famille et à lui-même : un trône légitime. Aussi s'empressa-t-il de demander à son maréchal d'Empire de s'engager à ne jamais porter les armes contre la France. De l'écrire et de le signer. Une exigence qui a donné naissance à un des plus célèbres dia- logues de l'histoire de France : Bernadotte commence à rappeler : « L'acte d'élection de la diète suédoise m'interdit de contracter aucun enga- gement de vassalité étrangère. » Bernadotte fait comprendre à l'empereur que s'il s'entête il refusera son élection. Et habile ajoute : « Sire voulez-vous donc me placer au-dessus de vous en refu- sant une couronne ? » Le Béarnais voit juste. Le Corse s'incline et lance à son maréchal : « Eh bien partez et que nos destinées s'accomplissent. » Mais plus tard racontera un aide de camp de l'empereur, le général de Ségur : « L'empereur fit un rêve qu'il me raconta : " Deux vaisseaux marchent côte à côte. Je suis dans l'un, Bernadotte est dans l'autre. Celui de Bernadotte s'éloigne et bien que je le suive à la lunette je ne le vis plus que séparé de moi par du brouil- lard et des nuages. " » Et Désirée ! L'étonnement passé, sa réaction fut d'autant plus négative qu'elle s'imaginait ce nouveau royaume comme une Sibérie inaccessible. Ceindre une couronne de neige quand on est né à Marseille lui donnait un cafard terrible. A Talleyrand elle dit : « Je ne m'étais jamais occupée des pays étrangers. J'eusse été fort embarrassée d'indiquer au juste où était situé celui dont maintenant j'entendais répéter le nom autour de moi ! Je pensais que la Suède était comme Pon- tecorvo un endroit dont on va prendre le titre. » Elle soupire chez Mme de Genlis à qui veut l'entendre : « Être enterrée en Suède ! » Ce triste présage l'obsède et la terrifie. Mais pour l'heure Désirée devient Son Altesse royale la princesse héréditaire de Suède. Et tout va changer autour d'elle. Sauf elle ! Car la nouvelle princesse royale ne sent aucune transformation s'opérer en elle, excepté ce ter- rible malaise qui la saisit chaque fois qu'on évoque son départ pour Stockholm. Le protocole va rattraper ses angoisses et lui remettre en mémoire son « cruel » destin. Bernadotte et Désirée viennent faire leurs adieux au couple impérial. La scène se passe aux Tuileries. Comme à l'accoutumée le maréchal et son épouse prennent place à la table de l'empereur. On imagine la conversation un peu morne. Le dernier plat avalé, celui qui est encore sujet de Napoléon I se lève. L'empereur quitte sans dire mot la table et entre dans son cabinet de travail. La bonne Joséphine regagne de son côté ses appartements. C'est alors que le protocole met en scène sa mauvaise pièce au suspens plus que douteux. Bernadotte et Désirée gagnent les appartements de l'impératrice. On les présente officiellement cette fois comme leurs altesses royales le prince et la princesse héréditaire de Suède. Puis on prévient l'empereur que le prince et la princesse sont dans les appartements de l'impératrice. Napoléon quitte son cabinet de travail et fait mine d'être surpris de la visite de leurs altesses royales... Avec qui il vient de dîner quelques minutes plus tôt. Désirée est indifférente à ce manège protocolaire. Aucune pompe n'altère sa simplicité. Elle reçoit les hon- neurs du monde avec le naturel de ceux qui ne les ont jamais recherchés. Avant même de ceindre la couronne de son nouveau royaume sa tête a ployé sous le poids de la séparation d'avec Paris, Marseille, la France, à laquelle plus qu'à tout le reste elle demeura fidèle jusqu'au bout. Elle regrette tout. Et à commencer par l'empereur qui a toujours pour elle des bontés. Quand elle quitte Paris elle s'enveloppe dans la pelisse d'hermine que Napoléon lui a offerte, deux ans plus tôt, en 1808. L'empereur de Russie lui en avait donné trois. Il en garda une pour lui, donna l'autre à sa sœur préférée Pauline, devenue princesse Borghèse et la troisième à son ex-fiancée, Désirée, comme pour marquer qu'elle était aussi de la famille... Le voyage pour la Suède est interminable, dangereux et glacial. Désirée est sinistre et Bernadotte la gronde : « Il n'y a pas de quoi se plaindre quand on vous offre un royaume ! Il faut vous consoler. » La Suède est au-dessous de ses prévisions les plus pessi- mistes. Elle a froid, trouve le palais royal inhabitable, la capitale sans délices, la cour ennuyeuse, la langue, qu'elle ne parle pas, incompréhensible. Rien ne va. Et pour cause. Elle s'attendait à revoir Paris, la neige en plus. Elle découvre une capitale nordique. D'ailleurs si elle n'aime pas les Suédois, ce peuple du Nord le lui rend bien. La reine de Suède qui l'accueille reproche tout à cette belle- fille adoptive et écrit : « La princesse Désirée est petite, nullement jolie, sans aucune tournure, la timidité la rend impolie, elle est d'humeur inégale et se donne nulle peine pour être agréable. En somme, enfant gâtée mais douce, bonne, compatissante. Elle est française et rien n'est bien pour elle que ce qui vient de France. Une Marseillaise qui vient à Stockholm en hiver par 24° de froid devrait bien s'en douter et ne pas faire la dégoûtée de la Suède en se plai- gnant de tout, avec un ton de mépris et d'impolitesse ter- rible. » On la trouve donc sans grâce, affreuse et insupportable. Erreur ! Elle est terrorisée par le décor de cette nouvelle vie, découragée par les efforts à faire pour plaire à un peuple dont elle ne comprend même pas la langue. Elle qui s'était juré de tout faire pour « se faire éjecter » y est presque parvenue. Mais là où Désirée échoue, Bernadotte réussit. La reine Edwige est presque tombée amoureuse de son fils adoptif à tel point, écrit-elle, « qu'il donne l'impression d'être né dans le rang qu'il occupe » ! Pas de quoi étonner quand on sait que Montesquiou avait dit de lui, bien avant l'aventure suédoise : « Je n'ai connu personne ayant comme lui l'air d'être venu au monde pour commander à ses semblables. Son regard d'aigle, son air de bienveillance et de supériorité... Tout cela me frappait d'étonnement et d'admira- tion. »Beau compliment pour un homme sorti du rang... La princesse royale devenue princesse de Gotland en a assez. Après tout elle n'a rien demandé. Et ce chemin par- couru des petites rues sombres de Marseille aux allées du pouvoir ne lui a déjà causé que trop de tourments. Quel- ques mois à peine après son installation elle décide de revenir dans cette France qui est son seul pays et qu'elle n'aurait jamais dû quitter. Personne dans cette cour étran- gère ne semble regretter le départ de la princesse pour « raison de santé ». Ce que tout le monde ignore c'est que Désirée ne reviendra pas en Suède avant treize ans ! En 1811 elle se réinstalle dans son merveilleux hôtel d'Anjou qui n'a pas les proportions d'un palais royal mais qui est vraiment chez elle. Aussitôt Talleyrand lui rend visite. La princesse retrouve alors son élan de Marseille. Elle est intarissable pour démolir le conte de fée. Elle parle vite et n'oublie pas en bonne méridionale de tout exagérer. Elle réduit, devant Talleyrand étonné, sa formi- dable ascension à une petite épopée bourgeoise. « Oh quel ennui que celui de cette cour froide, toute noire qui ne s'échauffe que pour tirer des coups de pisto- lets à ses rois dans des bals masqués. Et quels Bals grand dieu ! » Il n'est pas question pour elle de déroger à son train de vie habituel. La cour de son altesse royale la princesse de Gotland est des plus inexistantes. La présence fréquente du ministre suédois en poste à Paris et de quelques futurs sujets de passage dans la capitale est la seule trace de sa récente élévation. Elle vit seule avec un majordome et une dame de compagnie qui l'aide à recevoir. Elle renoue avec son insouciance. Le manteau de sacre est un oripeau de scène dont elle a plaisir à se débarras- ser. Enfin. Elle semble heureuse quand la terrible nouvelle du début de l'invasion de la Suède par les troupes françaises lui parvient. C'est la terrible campagne de 1813. Celle de la trahison de Bernadotte envers ce peuple de France dont il fut. Le ministre suédois de Paris la presse de rega- gner rapidement le royaume des neiges. Cambacérès, sa sœur la reine Julie, déploient de vigoureux efforts pour la convaincre de quitter son pays, la France, devenu l'ennemi du sien, la Suède. Curieuse alchimie des mots... Mais rien n'y fait. La seule idée de repartir en plein été à Stockholm la tue. Alors elle décide de gagner du temps, comme elle le peut. Désirée fait avec grand bruit préparer des vêtements de voyage chez Leroy. Ses serviteurs quittent peu après, ostensiblement, l'hôtel de la rue d'Anjou. Quand on leur demande s'ils partent pour la Suède ou s'ils quittent le service de la princesse, on se heurte à un mur de silence. Mais tous les observateurs sont soulagés, qu'importe le mutisme des valets, la maîtresse a enfin décidé de rega- gner la Suède. On respire dans les allées du pouvoir ! C'est méconnaître Désirée qui a mis en scène une fausse retraite pour mieux demeurer. On s'aperçoit bien vite que tout le personnel est seule- ment parti pour Auteuil où Désirée, dans la plus grande discrétion, leur a loué une grande maison. Si la princesse quitte en effet Paris ce n'est pas pour Stockholm, mais pour Aix ! La future reine a décidé d'aller prendre les eaux. La supercherie montée par Désirée a parfaitement fonctionné. Elle a eu pour effet de disperser les forces qui s'abattaient sur elle et la pressaient d'en finir avec la France. Ella a berné tout le monde et s'en amuse bien. A Aix au bord du lac du Bourget elle retrouve toute la nouvelle Europe. L'ex-impératrice Joséphine, la mère de l'empereur, Mme Letizia, Pauline Bonaparte, princesse Borghèse mais surtout sa sœur, Julie, la reine d'Espagne. Le jour on parcourt le lac en bateau, M. de Balincourt organise des excursions à l'abbaye de Hautecombe ou à la Dent du Chat. Quelquefois on pousse jusqu'à Genève. Le soir on donne réceptions sur réceptions. Les plaisirs sont les mêmes à l'ombre des couronnes nouvelles. Les abeilles impériales butinent les lys royaux avec délice. Puis elle revient à Paris. En 1814 elle écrit à son mari des lettres où tout à fait inconsciemment elle donne à Ber- nadotte les positions des forces françaises au moment où la coalition étrangère s'apprête à balayer de l'Europe Napoléon, et l'ordre européen qu'il a établi. Elle trahit... malgré elle. Comme tout ce qu'elle fait. Le jour de la défaite de Waterloo, qui est une victoire pour la Suède, elle est tout occupée à faire son shopping. Elle commande un habit de cheval, nous révèlent ses livres de comptes. Malgré le départ de Napoléon, l'exil de la famille Bona- parte, la fuite de Joseph et Julie, Désirée ne bouge tou- jours pas. La Restauration ramène un Bourbon sur le trône et Désirée, protégée par cette couronne qu'elle refuse de ceindre, fréquente l'ancien monde qui est redevenu le nouveau. On la voit avec Mathieu de Montmorency, Mme Moreau, Mme de Staël, Mme Récamier. Elle est reçue partout jusque chez le roi Louis XVIII qui se met à ses pieds... Mais en 1818 arrive l'affreuse nouvelle, plus terrible que les autres encore. Le roi Charles XIII de Suède est mort. Bernadotte est désormais le roi et Désirée la reine. Lorsqu'elle apprend la nouvelle, Désirée joue au piano. Elle étudie l'ouverture du Calife de Bagdad de Grétry avec sa nièce la duchesse d'Albufera. Les yeux rougis par les larmes, elle referme le piano, le couvre d'une housse et se tourne vers sa nièce : « Allons j'aurais beau travailler on me dira que je joue comme une reine. » Bernadotte la somme de rentrer pour se faire sacrer, comme un homme demande à sa femme d'écourter ses vacances. « Tu sais que depuis 1815 j'ai ardemment souhaité ton retour près de tes affections. Aujourd'hui, ce n'est plus un souhait, c'est un besoin, une nécessité même. Je viens donc avec la confiance que je ne cesserai toujours d'avoir en toi te prier de ne pas différer de te mettre en route pour te rendre en Suède ». Mais il en faudrait davantage à Désirée pour l'impres- sionner. Et une couronne ne suffira pas. Le 11 mai 1818, Jean-Baptiste sera sacré seul roi de Suède. Désirée demeura à Paris. Mais la solitude et le combat qu'elle mène depuis si longtemps contre un destin qui l'accable, surtout quand il lui sourit, l'usera terriblement. On ne tarde pas à la surnommer « la folle de reine ». Et c'est vrai que les extravagances s'accumulent. Désirée adore Mme de Genlis, l'ancienne gouvernante de Louis-Philippe est son amie. Un jour où la reine est chez elle, la lumière s'éteint. Les deux femmes sont plongées dans l'obscurité la plus totale. Mais Désirée dit à Mme de Genlis, un peu surprise : « Nous n'avons pas besoin de lampe pour causer, d'ail- leurs on nous interromprait, restons comme nous sommes. » Une autre fois c'est Lady Elizabeth Stuart qui la prend pour une gouvernante qu'elle attendait pour ses filles et la questionne pendant une heure sur diverses questions relatives à l'instruction. La reine est un peu étonnée mais n'ose rien dire n'ayant pas forcément bien saisi le quipro- quo. C'est alors que Miss Berry pénètre dans la pièce et plonge dans une impressionnante révérence devant la reine. Lady Stuart suffoque d'étonnement à l'idée qu'on puisse s'incliner avec autant d'exagération devant une gouvernante... Mais surtout on croit la raison de Désirée atteinte quand elle tombe amoureuse du ministre des Affaires étrangères de Louis XVIII, le duc de Richelieu. Elle le poursuit inlassablement nuit et jour. Pour le duc, l'engouement de la reine devient un cauchemar. Il multi- plie les stratagèmes pour s'en débarrasser, mais en vain. Car Désirée parvient au prix de mille courses à toujours le rattraper. Mais l'amant tant espéré meurt et Désirée loue une tribune à l'Assomption et veille, anéantie, sur le corps du duc... Elle demeure encore quelque temps à Paris et court les boutiques. Le Roy, le grand couturier de la rue de Riche- lieu, demeure son favori. Les Parisiens se sont habitués à voir un grand landau tout simple descendre chaque jour les Champs-Élysées. Ils savent que la femme qui y est assise, un peu rondelette, la quarantaine, un grand voile noir tombant sur le visage pour masquer une maladie de peau qu'elle aurait contractée dans son royaume, est la reine de Suède. Étonnante vision. En 1823, du Paris du premier Empire il ne reste plus grand-chose. Sa sœur est en exil, son mari et son fils qu'elle n'a pas revus depuis treize ans sont si loin que Désirée se résigne à regagner la Suède comme on des- cend au tombeau. Cette solitude l'affaiblit et elle s'en plaint : « Le monde lorsqu'on n'est plus jeune n'est plus très amusant, qu'on soit roi ou berger », écrit-elle à sa nièce. Elle quitte Paris et la France qu'elle ne reverra plus. Aussitôt les côtes de Suède atteintes, elle écrit à sa nièce, : « J'ai été parfaitement reçue mais il était temps d'y arri- ver. » Elle semble, oh ! surprise, presque heureuse : « Le pays est plus beau l'été que l'hiver, il est fâcheux que j'y sois venue dans cette dernière saison à mon pre- mier voyage car j'y serais restée. » Les femmes modernes veulent s'épanouir dans l'action, professionnelle ou autre, mais elles récusent les aigreurs du féminisme d'antan : Mme de Beauvoir n'est plus un modèle. Mais lequel invoquer pour les aider à définir leurs aspirations ? Philippe Viguié Desplaces répond à cette question en proposant une galerie de portraits : des femmes novatrices pour leur époque, voire provocatrices, en tout cas aventurières et toujours romantiques. Des femmes du XIX siècle qui projettent jusqu'à aujourd'hui l'ombre de leur souvenir : l'impératrice Eugénie, Carmen Sylva, Charlotte du Mexique, Erzi, Sissi, Désirée Clary, la duchesse d'Alençon, Elisabeth de Belgique... L'auteur les présente par des biais originaux, des anec- dotes cocasses, des souvenirs émouvants. On peut lire son récit d'un trait ou l'effeuiller dans son lit, destin après destin. C'est une promenade enchantée dans les jardins de la féminité. Philippe Viguié Desplaces, 32 ans, est journaliste au Figaroscope. Tu seras plus que reine est son premier ouvrage.

Participant d’une démarche de transmission de fictions ou de savoirs rendus difficiles d’accès par le temps, cette édition numérique redonne vie à une œuvre existant jusqu’alors uniquement sur un support imprimé, conformément à la loi n° 2012-287 du 1er mars 2012 relative à l’exploitation des Livres Indisponibles du XXe siècle.

Cette édition numérique a été réalisée à partir d’un support physique parfois ancien conservé au sein des collections de la Bibliothèque nationale de France, notamment au titre du dépôt légal. Elle peut donc reproduire, au-delà du texte lui-même, des éléments propres à l’exemplaire qui a servi à la numérisation.

Cette édition numérique a été fabriquée par la société FeniXX au format PDF.

La couverture reproduit celle du livre original conservé au sein des collections de la Bibliothèque nationale de France, notamment au titre du dépôt légal.

*

La société FeniXX diffuse cette édition numérique en vertu d’une licence confiée par la Sofia ‒ Société Française des Intérêts des Auteurs de l’Écrit ‒ dans le cadre de la loi n° 2012-287 du 1er mars 2012.