L'AFFAIRE OM-VALENCIENNES

ANTOINE CASUBOLO

L'AFFAIRE OM-VALEN CIENNES Histoire d'une corruption présumée

OLIVIER ORBAN @ Olivier Orban, 1994. ISBN Olivier Orban : 2-85565-005-4 A Anne.

CHAPITRE 1

Il n'y a pas classe le mercredi et, dès le matin, les gamins ont envahi le Novotel de Valenciennes. Armés de stylos, de carnets, de bouts de papier pour les auto- graphes, ils attendent leurs stars. Les Marseillais ont leurs habitudes dans cette chaîne hôtelière. L'établissement se trouve au bord de l'auto- route du Nord. Une bâtisse brune, étirée en longueur, sur la zone industrielle Prouvy-Rouvignies. L'image que les joueurs de l'OM aperçoivent par les hublots de leur jet privé, en bout de la piste de l'aérodrome, n'est pas très avenante. Mais c'est pour eux la routine des déplacements et des avant-matches, une à deux fois par semaine, presque cinquante semaines par an. Elle est là, dans cet hôtel sans grâce au milieu des usines. Toute l'équipe de l' au grand complet. Avec son staff, ses soigneurs, ses entraîneurs. Avec ses trois joueurs étrangers, Boksic la nouvelle étoile, Völler le champion du monde, Pelé deux fois « ballon d'or » africain ; avec Basile Boli, incertain pour cette rencontre mais le joueur le plus populaire, et Sauzée, Angloma, Desailly, Deschamps, l'armature de l'équipe de France, sans compter Bar- thez le jeune chien fou. En tout dix-huit joueurs, deux cent quarante millions de valeur cumulée, arrivent en autocar. Dès leur descente, une horde d'écoliers se presse autour de ces grands adolescents aux visages mûrs pour les approcher, les toucher. - C'est quoi ce bordel, on dirait un hall de gare ? hurle en arrivant. Seul M. Geudin, le directeur de l'hôtel, s'inquiète de cette colère tant le coup de sang du président de l'OM était attendu, voire espéré. Plus célèbre encore que ses joueurs, le taureau du « Bébête Show », le Nanard des « Guignols » ne fait-il pas partie du folklore ? Pour un peu, les enfants lui demanderaient également un autographe. Le lendemain, jeudi 20 mai 1993, une clameur sourde monte du stade Nungesser. 18 102 supporters ont envahi ses vieux gradins de pierre. L'affiche est belle, à deux journées de la fin du championnat. L'USVA, l'équipe locale, reçoit les champions de France. C'est le plus grand match à domicile cette année. La rencontre a été avancée car l'OM, dans six jours, dispute à Munich la finale de la coupe des clubs champions. Jamais encore une équipe française n'a gagné ce trophée européen. L'OM a toutes ses chances. La présence de nombreuses télévisions européennes, italiennes surtout, ne laisse aucun doute. Cela mérite des égards. Sur la pelouse, en attendant le coup d'envoi, les minimes du club valenciennois défilent fièrement, avec chacun une grosse lettre à bout de bras : « US VA AVEC L'OM A MUNICH. » Dans le vestiaire des joueurs nordistes, Boro Pri- morac, l'entraîneur, rappelle une dernière fois les consignes qu'il a déjà données : ne faire courir aucun risque de blessure aux visiteurs. Ici, on se souvient de Saint-Étienne, dans les années soixante-dix, tenu en échec par le Bayern de Munich dans une autre finale de coupe d'Europe. Trois de ses joueurs s'étaient blessés dans leur dernier match du championnat de France, dont Dominique Rocheteau, l' « Ange vert », l'idole de l'époque. Dans la petite salle sous les gradins où se sont réunis les dirigeants des deux clubs, on sable le champagne. Le président de l'USVA, par ailleurs président-directeur général d'un important groupe industriel, le groupe Valois, a profité de l'occasion pour inviter quelques relations d'affaires qui assisteront au match dans la tri- bune d'honneur aux côtés de Bernard Tapie. Jusqu'au jardinier du stade, tous les membres du club saisissent le moindre prétexte pour s'immiscer un instant dans la salle de réception. Habitué à cette atmosphère de notables locaux impressionnés à l'idée de le rencontrer, Tapie est naturellement à l'aise : - Vous tiendrez bien une mi-temps, mais ça va être dur pour vous, les mecs! lance le président de l'OM. Autour de lui, la plupart des Valenciennois par- tagent hélas le pronostic. Volubile, Tapie explique même pourquoi il veut l'emporter ce soir : - Si on gagne à Munich, mes gars feront la fête sans discontinuer et derrière, on reçoit le PSG : bonjour les dégâts ! Et si on perd à Munich, pour les remotiver, je ne vous dis pas. - Bébé, tout va très bien, je suis avec mes amis de Valenciennes, c'est hyper sympa, on fait la fête, raconte Bernard Tapie à sa femme au téléphone. - Mais où est Jean-Louis ? s'inquiète-t-il tout d'un coup, en raccrochant. En retard comme à son habitude, Jean-Louis Borloo vient juste d'arriver et tente de se frayer un chemin jusqu'à Bernard Tapie, très entouré, qui fait son show. - Ah! voilà le maire ! Je viens d'expliquer à tes amis comment gagner de l'argent dans le foot! explique le députéd'oeil. des Bouches-du-Rhône, dans un grand clin Borloo-Tapie, Tapie-Borloo, des tribunaux de commerce aux bancs de l'Assemblée nationale, c'est une vieille histoire. Brouillés depuis six ans, les deux hommes se sont « ni amis, ni ennemis », mais, malgré une grosse rancœur, restent soudés par quelque chose de fort : « On garde toujours un peu d'affection pour ses copains de bac à sable », avoue Jean-Louis Borloo. Ensemble, lancés dans une grande discussion sur Munich, ils gagnent la tribune d'honneur, et s'assoient aux côtés de Jean-Pierre Bernès, le directeur général marseillais. En attendant le coup de sifflet de l'arbitre, Éric Bes- nard et Philippe Doucet, les journalistes de Canal +, rappellent aux téléspectateurs l'enjeu de la rencontre, qui sera diffusée deux heures plus tard sur la chaîne cryptée. « C'est un match très important pour les deux équipes. » Si les Marseillais l'emportent, le titre de champion de France est assuré dès ce soir, puisque le -Saint-Germain ne pourra plus les rattraper. Mais ils auront fort à faire, face à des Valenciennois qui ne peuvent plus perdre aucun match s'ils veulent se maintenir en première division. A 20 h 30 précises, c'est parti. , le capitaine de l'OM, engage le ballon. Les premières occasions sont marseillaises. Puis la partie s'équilibre. Dix-huitième minute de jeu, sur le côté droit, Chris- tophe Robert, l'attaquant valenciennois, reçoit une passe du milieu de terrain argentin, Jorge Burruchaga. Il court le long de la touche pour centrer. Mais Di Meco, le défenseur le plus brutal de l'OM, se rue vers le ballon, dans le dos du Valenciennois, les deux pieds en avant sur la cheville gauche de Robert. Le Valen- ciennois s'effondre, hurle de douleur, tient son genou à deux mains. L'arbitre laisse jouer, la faute du Marseil- lais ne lui semble pas évidente. Moins d'une minute plus tard, à l'autre bout du ter- rain, Pelé centre, Boksic, aux six mètres, est à la récep- tion. Tir. Premier arrêt réflexe du gardien qui renvoie sur le Croate. Sur les mains ? L'attaquant marseillais enfonce la balle au fond des filets. But. - Ah! quelle déception pour Christophe Robert! s'exclame Philippe Doucet. La caméra se tourne alors vers le banc de touche. En plan serré sur le visage dépité du Valenciennois blessé. - Alors, qu'est-ce qui vous est arrivé, Christophe? demande le journaliste. - J'ai eu un problème au genou juste avant la ren- contre et là sur un tacle, j'ai senti craquer. Je ne sais pas... Il faut attendre le diagnostic. - Vous avez l'air particulièrement triste de louper cette rencontre... - Bien sûr. Parce que j'étais content de jouer contre l'OM. Mais ce qui est plus important, c'était de sauver le club. Donc je tenais à jouer. Pas de chance... Mi-temps. Dans le rond central, Burruchaga, le capitaine de l'USVA, pose le pied sur le ballon et s'apprête à enga- ger la deuxième période de cette rencontre. Éric Bes- nard et Philippe Doucet remettent leurs casques, mais les minutes passent et le coup de sifflet ne vient pas. Sur la pelouse, autour de l'homme en noir, un attroupement s'est formé à la sortie des vestiaires. La caméra hésite un instant, pour se fixer, finalement, sur le bord du terrain. Que se passe-t-il ? Les propos sont inaudibles pour les téléspectateurs. Puis le son monte progressivement : - ... On notera ça à la fin du match. Sur la feuille de match, on notera ce que vous venez de me dire. Hein ? voilà, explique M. Véniel. - Très bien (voix off). Didier Deschamps, le capitaine de l'OM, s'approche (avec Burruchaga sur ses pas) et interroge l'arbitre du regard. - Des réserves sont posées par l'équipe de Valen- ciennes parce qu'ils pensent que le but est marqué de la main et que des joueurs de Valenciennes ont été contac- tés financièrement avant le match et que donc il y a eu une déstabilisation de l'équipe. Devant un Deschamps bouche bée, incrédule, l'arbitre poursuit : - Donc, nous on fait le match, on continue. On prend note et à la fin du match, on... - Ah ouais ? jette Deschamps, en s'éloignant. Puis, à l'adresse d'un dirigeant de l'USVA : - Maintenant vous faites ça? C'est des marion- nettes, ton équipe! - Il fallait le dire avant (off mais on reconnaît l'accent marseillais comme dans tout ce qui suit). - Taratata! - N'importe quoi... - Et ça recommence! - Ça continue plutôt. - Ve, qu'ils posent des réserves, va. L'arbitre, enfin, siffle le début de la deuxième mi- temps et les journalistes de Canal +, visiblement peu perturbés par cet échange, commentent les permuta- tions de joueurs. Sur les réserves, ils ont cette remarque savoureuse : - Bon, ça, ce sont des histoires qui se règlent entre dirigeants... Le score reste inchangé jusqu'à la fin du match. Une victoire logique. « Et maintenant Munich ! » titre L'Équipe dans son édition du lendemain. Avant ce commentaire : « L'OM a préparé sa finale comme il le voulait. Il a gagné sans trop forcer et son cinquième titre d'affilée est quasiment dans la poche. Que demander de plus ? » Pourtant, au 24 boulevard de Courcelles à Paris, siège de la Ligue nationale de football, le président Noël Le Graët découpe le petit encadré au titre gras sur la même page : « Valenciennes accuse! » C'est exactement sous la même forme d'encadré et avec le même titre que le journal Le Parisien relate l'incident. S'adressant à un public plus large que celui des sportifs, le quotidien reprend pratiquement mot pour mot l'information parue dans L'Équipe. Avec une seule phrase en plus et en conclusion : « Ce n'est pas la première fois que le nom de Jean-Pierre Bernès est cité dans ce type d'affaires. Mais comme les précédentes, elle n'aura vraisemblablement pas de suite... » CHAPITRE 2

Le soir du match, le président de Valenciennes, Michel Coencas, a du mal à trouver le sommeil. Cette journée particulière repasse dans son esprit comme un film muet. Quand il arrive vers 17 heures, Boro Primorac l'attend sur le perron de l'hôtel du Lac à Condé-sur- l'Escaut où l'équipe s'est « mise au vert », comme on dit. L'entraîneur lui raconte sa journée. Juste après le déjeuner, Jacques Glassman est venu frapper à sa porte. - Est-ce que je peux entrer, j'ai quelque chose de grave à vous dire. - Ta femme, ta fille? Non, rien de personnel. Mais un coup de fil, deux coéquipiers, un joueur et un dirigeant marseillais. Glassman est un type sérieux. A Valenciennes depuis cinq ans, il s'est battu, saison par saison, pour la remontée du club en première division. Une allure d'échassier, des traits anguleux, les yeux d'un bleu très clair, les cheveux raides et fins qui retombent sur le front, un tension permanente se dégage de l'Alsacien. Quand il débute à Strasbourg à dix-huit ans, on lui prédit un grand destin. Qui ne viendra pas. Il part pour Mulhouse puis pour Tours, mais Glassman n'est pas un mercenaire, c'est à Valenciennes qu'il s'enracine. Valeureux, solide, sans qualité hors du commun mais une bonne mentalité. Ce n'est pas un frimeur ou un fai- seur d'embrouilles comme le milieu des joueurs de foot en connaît tant. Pourtant, comment croire une chose pareille ? Avec sa rudesse habituelle, l'entraîneur lui conseille de rester calme : - Ne te déconcentre pas, va dans ta chambre. Essaye de récupérer toutes tes forces, physiques et morales aussi. Déjà, le matin, Primorac avait remarqué les yeux rougis et les traits crispés du joueur. Il décide donc d'avertir le président. Michel Coencas se précipite dans la chambre de Christophe Robert, mis en cause par Glassman. - Fais gaffe, Robert. Glassman t'accuse. Il a tout raconté à Primorac, ça va barder je te préviens. La tête légèrement inclinée sur le côté, un demi- sourire aux lèvres, Christophe Robert connaît les pro- pos excessifs du président. Ses menaces ne l'impres- sionnent plus. - N'importe quoi. Je ne sais même pas de quoi vous me parlez... Dans sa chambre, Jorge Burruchaga, lui, en ricane. - Comment, Président, vous me voyez dans une his- toire comme ça ? Vous savez, je suis champion du monde. Je suis au-dessus de ça. J'ai un nom, attention. Je ne peux pas avoir une tache pareille sur ma carrière. Mais si vous ne me croyez pas, voilà mon brassard de capitaine, remplacez-moi, ce soir je ne joue pas! Michel Coencas manque de temps pour entendre Glassman. Ses invités l'attendent pour visiter une entre- prise qu'il possède dans la région. Mais la réaction des deux joueurs le rassure. Il pense spontanément à un malentendu, et la discussion s'arrête là. En le rencontrant dans les coulisses du stade, Michel Coencas éprouve un vrai mouvement de sympathie envers le président de l'OM qui trinque à la cantonade. - Tapie, quand tu le rencontres la première fois, tu as l'impression que ça fait vingt ans qu'il te connaît, vingt ans qu'il te cherche et que c'est le plus beau jour de sa vie parce qu'il t'a retrouvé, lui glisse Paul Benayoun, un dirigeant de l'USVA qui a eu aupara- vant l'occasion de le rencontrer aux côtés de Jean-Louis Borloo. Du foot, Michel Coencas ne connaissait, il y a neuf mois, que les matchs télévisés, de temps en temps. Quand Jean-Louis Borloo, le maire de Valenciennes, est venu le chercher pour lui céder son fauteuil de pré- sident, il a vraiment traîné les pieds. Michel Coencas a déjà tant de jouets ! S'il accepte, c'est bien pour rendre service à un ami, juste un an, le temps de trouver un autre repreneur, mordu de foot celui-là. Une forte stature, un éternel barreau de chaise entre les dents, une immense soif de reconnaissance, un regard de faux dur, un large sourire, Michel Coencas est un homme comblé. Mais, quand il a le spleen, il monte dans son Écureuil au petit matin et survole la campagne autour de Paris. Il passe au-dessus de ses usines et se rassure : il a réussi. Pourtant, il est parti de rien. Après les études secondaires, deux années de droit, il rejoint à vingt ans la petite entreprise de son père, dans la ferraille, bien décidé à la faire évoluer. Las! Les deux hommes ne voient pas l'avenir de la même façon. C'est donc avec ses économies, quelques milliers de francs, qu'il se lance à son tour. Il l'a décidé, il sera un grand patron. Il se lance dans les matériaux non ferreux! Vingt ans plus tard, il est capitaine d'industrie respecté, P-DG du groupe Valois, le sous-traitant de référence pour toute l'industrie automobile française. En arrivant au stade, le président de l'USVA aborde Jean-Pierre Bernès, le directeur de l'Olympique de Marseille, mis en cause par Jacques Glassman dans ses confidences à Boro Primorac. - Dites donc, on me dit que vous avez appelé mes joueurs hier soir ? La réponse, définitive, est lâchée en moins de trente secondes : - Moi, je ne parle pas avec vous, je vais chercher mon président. - C'est des conneries, on nous fait le coup avant tous les matchs importants, explique Bernard Tapie en rejoignant le local du club sous les vestiaires. D'autres dirigeants entourent maintenant le président de l'USVA. - Pourtant... reprend Michel Coencas. - T'es qui, toi dans le foot? l'interrompt Bernard Tapie. - Coencas, président de Valenciennes. Tapie écoute alors son récit, puis le convainc : c'est de l'intox. Ce genre de bruits fait le quotidien des diri- geants avertis. Ils connaissent leurs sportifs, angoissés la veille des rencontres importantes, sensibles comme des divas aux bruits colportés par la presse, les impré- sarios et les supporters désoeuvrés : « T'en verras d'autres, t'inquiète pas ! » Tapie emporte le morceau. Coencas est rassuré. Pen- dant le match, même la blessure de Robert ne le fait pas douter. Et, sur le bord de la pelouse, si certains diri- geants de son club retardent la reprise du match à la mi-temps, c'est, croit-il d'après la rumeur qui remonte de bouche à oreille jusqu'à sa tribune, parce que le but de Boksic aurait été marqué de la main. Lui n'a rien vu, de toute façon. A son poste de stoppeur, Glassman non plus ne comprend pas. Dans le vestiaire, il n'a été question que de tactique et de moyens à mettre en œuvre pour remonter le handicap. Depuis ses confidences à Pri- morac, il sait que son président a été mis au courant, mais personne n'est venu lui en reparler pour autant. trer.Et, pour l'instant, pas question de se laisser déconcen- En fait, toute l'affaire commence sur le banc de touche du staff valenciennois avec la blessure de Robert. Le foot, c'est leur métier. Salariés du club, ils en sont l'armature, quel que soit le président, quels que soient les joueurs. Et visiblement, devant les télévisions ita- liennes, les Marseillais sont venus pour impressionner. Taclé à la cheville, le joueur se tient le genou. - Je ne l'ai pas touché, jure Di Meco. De plus, Robert se tort de douleur sur la ligne de touche, sans quitter le terrain. Et les règles du football sont formelles : l'arbitre doit laisser jouer tant que le joueur blessé reste sur la pelouse. En général, pour que la partie s'arrête, les joueurs dégagent en touche. Là, les Marseillais gardent le ballon, et marquent dans la minute qui suit. A ce manque de « fair play » s'ajoute un autre doute. Les dirigeants valenciennois en sont convaincus : Boksic a marqué de la main. Enfin, la remise en jeu à peine effectuée, Völler, cette fois, enfonce son coude dans l'œil de Duncker, un Valen- ciennois. Deux blessés en moins d'une heure, un but qu'ils pensent marqué de la main, vu du banc valenciennois, la rencontre tourne à l'affrontement. - Mais, il faut les casser, mettre quelqu'un sur Bok- sic, ils vont se calmer, hurle un dirigeant de l'USVA. Pendant la mi-temps, la tension monte encore d'un cran. Un dirigeant a vu Christophe Robert quitter Nun- gesser avant même le retour de ses coéquipiers au ves- tiaire. Au volant de sa voiture, sa femme à ses côtés, c'est lui-même, blessé, qui conduisait. Comme Michel Coencas, les Valenciennois avaient bien voulu se laisser convaincre par Bernard Tapie. Mais avec ce départ précipité, ils ne doutent plus des accusations de Glass- man. Sans l'avoir prémédité, quelques secondes avant la reprise du match, alors que les joueurs sont déjà de retour sur le terrain, les dirigeants nordistes rejoignent l'arbitre à la sortie du tunnel. Un mot, un autre, tout en continuant de marcher... celui de « réserves » est lancé. Lorsqu'ils débouchent sur la pelouse, la scène est filmée par Canal +. A la fin du match, cette fois, Coencas et Tapie, les deux présidents, se retrouvent avec d'autres dans le ves- tiaire de l'arbitre. - Qu'on aille chercher Glassman et Burruchaga! En effet, pour poser des réserves, le joueur doit venir s'expliquer, en compagnie de son capitaine. - Jacques, est-ce que tu es d'accord pour venir répé- ter ce que tu as dit à Primorac cet après-midi, demande Jean-Claude Leffy, un dirigeant valenciennois, à Glassman sous la douche. - Oui. Burruchaga, lui, est déjà parti. Sans prendre le temps de se doucher. Lorsque Glassman et Leffy rejoignent les dirigeants, l'arbitre est en train d'expliquer : - Bien sûr, vous portez des réserves sur le but de Boksic... - Un instant, coupe Leffy, je connais le foot. Le but, vous l'avez validé sur le terrain et vous savez très bien qu'il est inutile de poser des réserves pour ça. Si Glass- man est là, c'est pour autre chose. - Mais t'es qui, toi? lance encore Bernard Tapie. - Moi, je suis Jean-Claude Leffy, répond ce dernier, saisissant l'occasion de rappeler au président de l'OM les rumeurs de corruption passées concernant le club marseillais. - Eh! on se calme. Borloo, qui pénètre dans le vestiaire, s'interpose entre les deux hommes, à deux doigts d'en venir aux mains. A présent, Jacques Glassman précise ses accusa- tions : - Alors Eydelie me dit : « Je te passe Bernès »... - Et comment tu sais que c'est Bernès ? interrompt Tapie. - Parce qu'Eydelie me dit : je te passe Bernès, répond Glassman. - Et comment tu sais que c'est Eydelie ? reprend Tapie. - Parce qu'Eydelie, on était copains à Tours, je le connais, renvoie Glassman. - Maintenant, toi tu me regardes dans les yeux, lance tout d'un coup Tapie à Coencas en se retournant. Lequel de nous deux a demandé à l'autre de s'arranger pour un match nul ? - Tu ne m'impressionnes pas, ça ne marche pas avec moi! répond Coencas, sans s'exciter. - Bon, On ne va pas faire un tribunal entassés dans ce vestiaire. Des rumeurs comme celles-là, on les entend sur tous les terrains. Posez des réserves, on verra tout ça demain, suggère Borloo. - Poser des réserves ? Mais tu te rends compte de ce que vous êtes en train de me faire ? hurle Tapie, l'œil noir, le doigt bien tendu, avant de quitter le bureau. La confusion est à son comble. Personne ne contrôle plus rien. En présence de toute la presse étrangère, qu'on le veuille ou non, déjà l'affaire est partie. En attendant, les journalistes colportent une phrase de Ber- nard Tapie que, de source sûre, tout le monde a enten- due... mais qu'il n'a jamais prononcée. A l'adresse de Jean-Louis Borloo : « Toi, je te revaudrai ça ! » Pendant ce temps, sur l'aérodrome, l'Olympique de Marseille embarque déjà. Dans l'autocar, Jean-Pierre Bernès s'est emparé du micro, près du chauffeur, pour raconter une histoire drôle : à la mi-temps les joueurs de Valenciennes voulaient poser des réserves, « parce que soi-disant on les avait appelés pour acheter le match » ! La crise de rire est générale. Au fond du véhicule, Jean-Jacques Eydelie rit aussi. CHAPITRE 3

Le lendemain, Alain Vernon, du service des Sports de France 2, ne prend pas la peine de lire L'Équipe jusqu'au bout. Le petit encadré des accusations de Glassman lui suffit pour ce qu'il compte faire aujourd'hui. Tapie connaît bien le journaliste. C'était à Moscou, le 9 avril 1991, la veille de la demi-finale de la coupe d'Europe contre le Spartak. En arrivant au stade, le président de l'OM, accom- pagné de Jean-Pierre Bernès, s'était dirigé droit sur lui. — Tu oses venir me provoquer ici. Si tu approches des joueurs à moins de 100 mètres, je te casse la gueule. Tapie l'avait alors violemment frappé au menton, tout en le tenant par la joue, pendant que Bernès l'insultait « comme un disque rayé ». Quelques mois auparavant, Alain Vernon avait réalisé un reportage pour expliquer comment les clubs de football français, l'OM en particulier, utilisaient les « droits d'images » pour payer les joueurs étrangers dans les paradis fis- caux. « J'étais le premier à avoir le courage, souligne- t-il, de le dire à l'antenne. » Une fois le journaliste la bouche pleine de sang, Tapie avait fait signe à ses gardes du corps : - Sortez-moi ça de là, vite fait. Ce vendredi matin, accompagné d'un cameraman et d'un preneur de son, aussitôt, il démarrre pour Valen- ciennes. Il sait où trouver Glassman. Après chaque match, les footballeurs se retrouvent toujours pour ce qu'ils appellent une séance de décras- sage. A Roland-Nungesser, ce vendredi matin, les Valenciennois arrivent l'un après l'autre. Sauf un, Christophe Robert, qui s'est déjà fait poser un emplâtre au genou par son médecin de famille. « Pour une entorse bénigne superficielle », relève sur le certificat médical le kiné de l'équipe, qui s'étonne beaucoup plus du traitement que du diagnostic. En effet, la veille, au moment du choc, il s'est précipité sur le bord du terrain. A chaque fois qu'il lui touchait le genou, Christophe hurlait comme s'il souffrait d'une fracture. Et pourtant, le kiné ne trouvait pas la bles- sure. En rejoignant le banc de touche, il avait rassuré Boro Primorac : « Il n'a rien. » L'atmosphère est lourde de sous-entendus. Le groupe veut savoir. Jacques Glassman ne résiste pas à la pres- sion. Maintenant, il raconte tout à ses coéquipiers. Jorge Burruchaga qui l'écoute ne manque pas de lever les yeux au ciel, d'émailler de sarcasmes les propos de Glassman et d'afficher un ostensible mépris. Pour toute réponse, il ponctue enfin : - Tu me mets dans une sacrée merde. Pourquoi tu dis ça, je suis champion du monde, je ne peux pas avoir une telle tache dans ma carrière. Ce n'est pas vrai. Et, se tournant vers le groupe : - Maintenant, c'est la parole de Jacques contre la mienne. Jean-Pierre Tempet, le secrétaire général de l'USVA, écoute les deux joueurs sans mot dire. L'his- toire de Glassman lui en rappelle une autre. A l'époque où il jouait à Lens, comme gardien de but (il avait Il a suffi de trois fois rien. Un coup de fil d'un hôtel au bord de l'autoroute de Valenciennes. L'accusation d'un sans- grade. Une enveloppe enterrée dans la banlieue de Périgueux... Et tout s'est embrasé : directeur général du club, Jean- Pierre Bernès est mis en examen, accusé par son propre joueur ; les stars quittent une équipe au bord de la catastrophe financière et au ban des compétitions internationales ; Bernard Tapie, si fascinant, si puissant, doit lutter sur les trois fronts qui ont fait sa force : l'argent, le sport, la politique ; la Justice inaugure une nouvelle pratique : l'instruction médiatique ; le président de la République s'engage puis se rétracte ; un ancien ministre se prend les pieds dans les aiguilles de sa montre... L'affaire OM-Valenciennes ressemble à une lutte à mort pour un enjeu dérisoire : 250 000 F, à peine le salaire mensuel d'un joueur de base de l'OM. Pourquoi tant de passions ? Parce que les symboles font de ce dossier un « crime de société » : l'argent, la corruption,' le sport, les juges, les médias. Au centre du maelstrôm, objet de tous les ressentiments parce qu'il a trop réussi au-delà des règles, trop écrasé, un homme joue son va-tout : Bernard Tapie. Vivant, drôle, souvent haletant, le récit d'Antoine Casubolo permet de mieux comprendre la dramaturgie et les personnages de cette comédie humaine. Les portraits succèdent aux scènes de coulisses. Les petits secrets et les grandes manœuvres sont mis à nu. Les règles du système sportif et médiatique sont démontées. Ancien instituteur, diplômé de l'IEP de Paris, Antoine Casubolo est journaliste à VSD. Participant d’une démarche de transmission de fictions ou de savoirs rendus difficiles d’accès par le temps, cette édition numérique redonne vie à une œuvre existant jusqu’alors uniquement sur un support imprimé, conformément à la loi n° 2012-287 du 1er mars 2012 relative à l’exploitation des Livres Indisponibles du XXe siècle.

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