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Cahiers d’ethnomusicologie Anciennement Cahiers de musiques traditionnelles

21 | 2008 Performance(s)

Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/ethnomusicologie/58 ISSN : 2235-7688

Éditeur ADEM - Ateliers d’ethnomusicologie

Édition imprimée Date de publication : 1 novembre 2008 ISSN : 1662-372X

Référence électronique Cahiers d’ethnomusicologie, 21 | 2008, « Performance(s) » [En ligne], mis en ligne le 01 novembre 2010, consulté le 06 mai 2019. URL : http://journals.openedition.org/ethnomusicologie/58

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Dans le monde anglophone, les performance studies sont depuis longtemps un domaine à part entière de l’anthropologie de la musique et des arts scéniques (en anglais : performing arts). C’est grâce aux travaux de Richard Schechner, de Victor Turner ou, pour ce qui est de la musique, de Bruno Nettl que la discipline a acquis ses lettres de noblesse. Or le concept a tardé à s’imposer parmi les chercheurs francophones, probablement en raison de l’ambiguïté que comporte en français le terme même de « performance ». En effet, celui-ci définit l’exploit d’un athlète ou la prouessea d’une machine aussi bien que l’acte de « mettre en jeu », d’interpréter une pièce d’un corpus ou une œuvre d’un répertoire, qu’il s’agisse de poésie, de musique, de danse ou de théâtre. La diversité des approches, des situations et des champs musicaux abordés dans cet ouvrage montre bien que cette mise en jeu – qui implique aussi souvent une mise en scène – prend des formes très variées, déterminées en fonction du contexte culturel et événementiel dans lequel elle se produit, de l’assistance à laquelle elle est destinée et, évidemment, de la finalité de la performance.

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SOMMAIRE

Dossier : Performance(s)

Le tour du monde en musique Les musiques du monde, de la scène des festivals à l’arène politique Talia Bachir-Loopuyt

Transe, musique, liberté, autogestion Une immersion de douze ans dans le monde des free parties et des teknivals Guillaume Kosmicki

Ruse, système et opportunité Victor A. Stoichiţă

Le paradoxe de la performance flamenca Une expérience sensible de l’intériorité portée à la scène Corinne Frayssinet Savy

Les poèmes improvisés des cantadores brésiliens Une performance sans cesse renouvelée Thierry Rougier

Entre texte et performance : l’art de raconter Monique Desroches

Chants de pouvoir au Vanuatu Raymond Ammann

L’improvisation du joueur de tablā dans le khyāl Antoine Bourgeau

« Asio Elany ! » Le tsapiky, une « jeune musique» qui fait danser les ancêtres Julien Mallet

Ce que « faire ensemble » peut vouloir dire en musique Trois études de cas en Afrique centrale Sylvie Le Bomin, Emeline Lechaux et Marie-France Mifune

La technique et le jeu de l’arc musical Angeline Yegnan-Touré

Entretiens

Une longue expérience de l’Afrique Entretien avec Monique Brandily Miriam Rovsing Olsen et Monique Brandily

Jean-Michel Guilcher Un demi-siècle de recherches sur la danse traditionnelle en France Yves Defrance et Jean-Michel Guilcher

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Rencontre

Les musiques dans le monde de l’islam Un congrès à Assilah (Maroc), 8-13 août 2007 Michel Guignard

Livres

Simha AROM : La boîte à outils d’un ethnomusicologue Montréal : Les Presses de l’Université de Montréal, 2007 Éric Vandal

Simha AROM et Frank ALVAREZ-PÉREYRE : Précis d’ethnomusicologie Paris : CNRS Editions, 2007 Michel Plisson

Laurent BAYLE, dir. : Instruments et cultures, introduction aux percussions du monde Paris : Cité de la Musique, Les Éditions, avril 2007 Patrik Vincent Dasen

Sara LE MÉNESTREL, dir. : Musiques populaires. Catégorisations et usages sociaux Revue Civilisations LIII/1-2. Bruxelles : Université libre de Bruxelles, 2006 Nina Reuther

Marc CHEMILLIER : Les mathématiques naturelles Paris : Odile Jacob, 2007 Jérôme Cler

Rolf KILLIUS : Ritual Music and Hindu Rituals of Kerala Delhi : B.R. Rhythms, 2006 Christine Guillebaud

Enrique CAMARA DE LANDA (dir.), Ignacio CORRAL BERMEJO, Monica DE LA FUNENTE GARCIA, Maria GONZALEZ LEGIDO : Sangita y Natya. Musica y Artes Escénicas de la India Valladolid (Espagne) : Universidad de Valladolid, 2006 Jeanne Miramon-Bonhoure

Theodore LEVIN et Valentina SÜZÜKEJ : Where Rivers and Mountains Sing. Sound, Music, and Nomadism in Tuva and Beyond Bloomington & Indianapolis : Indiana University Press, 2006 Frédéric Léotar

Jean DURING et Sultonali KHUDOBERDIEV : La voix du chamane. Étude sur les baxshi tadjiks et ouzbeks Paris : IFEAC-L’Harmattan, collection Centre-Asie, 2007 Élise Heinisch

Speranţa RĂDULESCU : Taifasuri despre muzica ţigănească /Chats about Gypsy Music Bucarest : Paideia, 2004 Victor A. Stoichiţă

Antonello RICCI & Roberta TUCCI : Musica arbëreshe in Calabria. Le registrazioni di Diego Carpitella ed Ernesto de Martino (1954) Roma : Squilibri, 2006 Ardian Ahmedaja

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Cyril ISNART et Jean-François TRUBERT : Musique du col de Tende. Les archives de Bernard Lortat-Jacob 1967-1968 Nice : Editions ADEM06, 2007 Jean-Jacques Castéret

Michel GUIGNARD : Musique, Honneur et Plaisir au Sahara. Musique et musiciens dans la société maure Paris : Geuthner, 2e édition augmentée, 2005 Edouard Fouré Caul-Futy

Jocelyne GUILBAULT : Governing Sound : The Cultural Politics of Trinidad’s Carnival Musics Chicago : Chicago Studies in Ethnomusicology, 2007 Aurélie Helmlinger

Sean WILLIAMS (ed.) : The ethnomusicologists’ Cookbook : Complete Meals from Around the World New York, London : Routledge, 2006 François Borel

CD | Multimédia

Gramoun Bébé, le kabaré Enregistrements réalisés en 2004 à La Réunion, Takamba/Pôle Régional des Musiques Actuelles, 2005 Benjamin Lagarde

Madagascar : Imerina et Antandroy Enregistrements (1999) : Monique Desroches, Laboratoire de recherche sur les musiques du monde (LRMM), 2007 Jessica Roda

Thèses

Anne DAMON-GUILLOT : La Liturgie en mouvements : ‘aqwaqwam, réalisation chantée, gestuelle et instrumentale du texte liturgique dans l’Église chrétienne orthodoxe unifiée d’Éthiopie Thèse de doctorat de Musicologie/Ethnomusicologie, soutenue le 8 juin 2007 à l’Université de Saint-Etienne

Mehdi NABTI : La confrérie des Aïssawa du Maroc en milieu urbain : les pratiques rituelles et sociales du mysticisme contemporain Thèse de doctorat en sociologie-anthropologie, soutenue le 12 janvier 2007 à l’EHESS, Paris

William TALLOTTE : La voix du serpent. Les sonneurs-batteurs du periya mēḷam et le culte āgamique de Śiva : ethnomusicologie d’une pratique musicale au delta de la Kaveri (Tamil Nadu, Inde du Sud) Thèse de doctorat en musique et musicologie, soutenue le 15 décembre 2007 à l’Université Paris-IV Sorbonne

Nina REUTHER : La mémoire chantée des Secwepemc. Transmission orale des savoirs et gestion d’accès aux ressources chez les « Shuswap » (Colombie Britannique, Canada) Thèse de doctorat en ethnologie, soutenue le 8 décembre 2007 à l’Université Strasbourg 2 – Marc Bloch

Stéphanie GENEIX-RABAULT : Nyima me elo thatraqai haa nekönatr ngöne la qene drehu : Chants et jeux chantés pour enfants en langue drehu (Îles Loyauté, Nouvelle- Calédonie). Analyse de l’expression d’un répertoire en renouvellement permanent Thèse de doctorat en ethnomusicologie, soutenue le 11 avril 2008 à l’Université Paris IV-Sorbonne

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Dossier : Performance(s)

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Le tour du monde en musique Les musiques du monde, de la scène des festivals à l’arène politique

Talia Bachir-Loopuyt

1 Dans cet article, je me propose d’étudier comment les musiques du monde existent dans nos sociétés, en partant d’un paradoxe qui relève, pour tous les acteurs engagés dans ce monde de musiques, d’une expérience commune : chacun sait que cette catégorie ne veut rien dire d’un point de vue musical, qu’elle est contestable et contestée, et pourtant on continue à y recourir, comme à un outil incontournable pour faire exister « chez nous » ces musiques. Les musiques du monde ne seraient ainsi qu’un simple « tiroir », une « boîte »1, un contenant au contenu indéfinissable, un non-sense déconnecté de l’expérience sensible de la musique. Et comme s’il fallait constamment s’en assurer de manière renouvelée, pour ne pas être soi-même soupçonné de naïveté (ou pire, de complicité avec « l’Occident » ), ce soupçon sur l’étiquette est régulièrement affirmé par tous les acteurs, musiciens, médiateurs, chercheurs ou journalistes qui font et produisent les musiques du monde2. La critique de la notion relève de l’évidence partagée, elle n’est nullement un frein, mais plutôt un préambule à l’action :

2 « On sait que ‘musiques du monde’, ça ne marche pas… alors il faut se souvenir de choses indépendantes du terme, des choses liées à la force de l’art, à la force de la musique en général… il faut en revenir à la question : pourquoi une société a besoin de l’art et a besoin des artistes ?…3 »

3 Ce que suggère ici Birgit Ellinghaus, directrice de l’agence de production Albakultur à Cologne, c’est qu’il importe finalement moins de définir ce que sont les musiques du monde que de se demander ce qu’on en fait, et pourquoi. Les musiques du monde, parce qu’elles ne sont pas définissables en termes musicaux, obligent d’autant plus à considérer la musique comme un « fait social total », comme une médiation performatrice d’un lien entre les hommes.

4 C’est que depuis la réunion fondatrice des labels anglais en 1987 (cf. n. 1), les choses sont devenues légèrement plus compliquées : les étiquettes world music, musiques du monde, Weltmusik4 ont depuis donné lieu à une multiplicité d’événements, d’objets, d’institutions, et d’acteurs qui en proposent des interprétations divergentes et concurrentes, et qui

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débattent de ces significations. De la « boîte » à musiques est sorti un réseau de personnes et d’objets réunis autour d’une « chose-cause » commune : une scène musicale, mais aussi une arène de débats, dans laquelle on n’a jamais fini de s’interroger sur les assemblages et les assemblées qui composent cette res publica de musiques 5. Il faut toujours re-faire le « monde » des musiques du monde, et c’est bien pour cela que cette notion continue d’exister.

Un festival de musiques…

5 Que l’on se réfère à l’une ou l’autre appellation, les débats sur les musiques du monde et sur la world music oscillent constamment entre deux pôles, celui de la diversité et celui de l’universalité des musiques. Il s’agit d’une controverse interminable6, qui alimente notre croyance paradoxale dans la notion : nous savons bien que les musiques du monde sont diverses et incomparables, mais nous n’en croyons pas moins que la musique est le langage du monde le mieux partagé, et qu’elle peut se communiquer par-delà les cultures – l’essentiel étant d’ouvrir un espace pour le partage d’expériences et le débat d’idées7.

6 Or il est un dispositif de performance qui permet à merveille de rendre compte de cette ambivalence, et dont l’apparition et le succès grandissant dans les dernières décennies a justement coïncidé avec l’avènement des musiques du monde sur les scènes occidentales : il s’agit du festival. De par sa vocation à présenter sous la bannière d’un même événement musical une collection de musiques, le festival s’inscrit dans la suite de ces autres médiations qui ont contribué à construire et à établir les musiques du monde sur le principe de l’anthologie8. À la différence près que, dans le cas du festival, la globalité et la diversité de toutes ces musiques doit s’expérimenter in situ, dans le temps des performances musicales.

7 D’où l’idée que je défend dans la suite de cet article, qui est d’aborder les musiques du monde non en partant d’un questionnement théorique sur les catégories musicales ou sur la « globalisation », mais en partant d’observations de terrain : pour examiner comment la diversité des musiques est vécue, le temps d’un festival, et comment de ces expériences concrètes émergent des interprétations du rôle et de la place des musiques du monde dans la société contemporaine.

Quel terrain ?

8 Dans le cadre des recherches que je mène pour ma thèse depuis septembre 2006, ce « terrain » a d’abord consisté dans l’accompagnement d’un cycle de concours de musiques du monde, organisés dans sept régions allemandes entre septembre 2006 et mai 2007, sous le nom commun de « Creole ». A l’issue de chaque session régionale, trois groupes ont été sélectionnés pour participer à la finale à Dortmund, en mai 2007, qui a donc réuni 21 groupes concourant pour le titre « Creole, prix des musiques du monde d’Allemagne », décerné à trois groupes9. Au total, ce sont près de 500 groupes qui ont envoyé une candidature, dont 114 ont été sélectionnés pour participer aux finales régionales qui donnaient lieu, selon les régions, à deux ou à trois soirées de concerts, et présentaient de huit (pour la Hesse) à vingt-cinq groupes (pour Berlin et le Brandenbourg).

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9 Aux nombreux musiciens impliqués dans Creole (près de 2000, si l’on compte tous les groupes candidats) s’ajoutent un grand nombre d’autres acteurs qui ont interagi dans cette manifestation : les équipes des sept institutions organisatrices, celles des salles de concert (notamment les techniciens son et lumière, sur qui pèse une lourde responsabilité lors de tels festivals), des journalistes, des chercheurs, voire des équipes universitaires10, sans oublier tous les autres spectateurs et auditeurs. Enfin, un rôle déterminant était dévolu aux jurys, qui n’étaient pas les mêmes d’une région à l’autre et mêlaient à chaque fois des représentants de différentes branches professionnelles (selon le schéma le plus fréquent : un universitaire, un journaliste de presse écrite, un autre de la radio, le représentant d’un label, et un musicien), les organisateurs ayant également veillé dans cette composition des jurys à ce que les connaissances musicales des uns et des autres se complètent de manière à former un éventail de musiques le plus large possible – même si, tout le monde en convient, il n’est pas possible, seul ou à cinq, de maîtriser tout le champ des musiques du monde.

10 J’ai donc assisté à six de ces huit concours de musiques collectant à chaque fois des informations, entretiens et documents divers (brochures, articles de presse, émissions de radio, entretiens, compilations CD et DVD, photos et films) – une masse de données qu’il me reste encore pour une grande part à ordonner.

11 Mais avant même d’en venir à un compte-rendu, l’effet du terrain Creole à été de me mener vers d’autres terrains (et d’autres masses de données), vers des « à-côtés » du festival qui ont pourtant beaucoup à voir avec celui-ci : ainsi, par exemple, une conférence de l’Unesco sur la diversité culturelle à Essen en mai 2007, au cours de laquelle ont été présentés quelques groupes de « Creole Rhénanie-Wetsphalie » – si bien que, par ce concours de circonstances (et par l’entremise d’un des organisateurs des festivals), je me suis aussi retrouvée dans un panel sur les politiques musicales, en tant qu’experte (plutôt perplexe) de « world music » (dans la traduction française du programme : « musique mondiale » !). Creole m’a aussi conduite à assister à la WOMEX (World Music Exposition) en octobre 2007 à Séville, à divers autres concerts et festivals où se produisaient des groupes de Creole et à consulter les archives de différentes institutions : celles de l’Atelier des Cultures à Berlin, qui organise depuis 1995 le concours « Musica Vitale » ; celles de la Radio WDR3 à Cologne, qui a consacré de nombreuses émissions aux artistes du festival, ou encore celles de la grande foire d’art contemporain Documenta dont un des thèmes en 2002 était la créolité.

12 D’emblée, donc, un tel « terrain » pose un problème de délimitation : l’« ethnographie multisituée » (Marcus 1995) nécessite de se déplacer d’un lieu à l’autre, d’un évènement à l’autre mais aussi d’accepter que les performances étudiées n’aient pas de bornes distinctes – sauf celles que l’on se pose soi-même, inévitablement, au cours de l’enquête. Plus encore : le terme « multi-situé », si on le ramène au questionnement sur la mise en public des musiques, invite à prendre en compte, tout autant qu’une multiplicité, une variété de sites : les scènes sur lesquelles les musiques sont données à voir et entendre, mais aussi ces multiples autres scènes que sont les discours d’escorte de l’événement (journaux, radios, télévisions, discussions informelles…), en tant qu’ils contribuent à interpréter les musiques de Creole, et à en faire une res publica.

13 Or pour les organisateurs, cette manifestation (au sens actif de « rendre visible ») se déroulait aussi, de manière indissociable, à différentes échelles : « Creole a pour objectif de permettre la sélection et la promotion de groupes originaires d’Allemagne, afin d’améliorer leur visibilité en Allemagne et de les aider à

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poursuivre leur travail artistique, mais aussi afin que l’image de l’Allemagne perçue depuis les autres pays en soit changée, et corresponde davantage à ce qui se passe vraiment dans ce pays »11.

14 Creole, en manifestant la diversité des musiques produites en Allemagne, est aussi un moyen de mettre en scène le pays-monde, la région-monde, la ville-monde (Welt-stadt, métropole) qui accueillent les festivals. De par ces jeux de représentation complexes, les enjeux dépassent toujours le niveau local des festivals : il se joue toujours plus que ce que l’on peut observer en situation, ce qui conduit aussi à concevoir le « local », le « régional » ou le « global » non en termes essentialistes, mais comme des rapports construits par les acteurs, susceptibles de reconfigurations permanentes.

15 Dernier aspect fluctuant de ce terrain : partant des festivals, on peut étudier une infinité d’histoires croisées, collectives ou individuelles, de plus ou moins longue durée, qui contribuent toutes, dans une certaine mesure, à faire les festivals. Comment envisager les festivals Creole sans retracer l’histoire, particulièrement riche en Allemagne, de l’idée de musiques du monde12 ? Les festivals ne sont-ils pas, aussi, le résultat de ce processus qui a fait passer la notion de créolisation d’un contexte local à une référence globale, ensuite re-contextualisée en Allemagne13 ? Et comment parler des musiques jouées dans ces festivals sans revenir sur l’histoire de leur création, et donc sur les parcours particuliers des musiciens ? Partant des performances (au sens de « ce qui est performé ») lors des festivals, on se trouve ainsi vite pris dans une multitude de processus (des performances au sens d’« actions performatives ») dont elles résultent, et qui sont autant de directions possibles pour l’enquête. S’y ajoutent, enfin, la diversité et la complexité des expériences vécues dans le temps même des concerts, dont une immense partie reste d’ailleurs inaccessible à l’ethnologue.

16 Si je déploie ici cet éventail de directions possibles, c’est d’abord pour éviter de figer trop vite ce que j’entends par « performance », et pour rendre productive la tension, inhérente au terme, entre ce qui est performé, et l’action performative qui mène à ce résultat ; entre le « spectacle » offert par les festivals, et leur fabrique multi-située. Or cette tension nous renvoie aussi à une autre, interne à la production ethnographique : entre les objets « performances » que nous identifions comme tels, sur lesquels nous produisons des comptes rendus, et le regard qui nous fait envisager les actions humaines sous l’angle performatif. Par là même, le parcours que je propose à travers quelques enjeux des festivals Creole a aussi pour horizon une réflexion sur la performance ethnographique : sur ce que nous faisons à nos objets en les décrivant, en choisissant certaines directions d’analyse parmi plusieurs possibles, en synthétisant des expériences discontinues et hétérogènes à destination de cet autre public qu’est la communauté scientifique14.

Tout un monde de musiques, « made in Germany »

17 L’objectif des festivals Creole est de manifester tout à la fois une globalité et une diversité musicales, en proposant un tour des musiques du monde (ou un tour du monde en musique) à l’échelle des Länder allemands d’abord, puis au niveau fédéral : le « global » n’est ici pas tant à voir comme un « contexte » intégrant tous les autres, mais plutôt comme l’effet d’un certain point de vue englobant, adaptable à plusieurs niveaux puisqu’il peut tout aussi bien s’agir de présenter « toutes les musiques » d’une ville, d’une région, d’un pays, ou du monde.

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18 Or cette visée globale n’a de sens que par ce qu’elle doit faire au public, comme l’explique Birgit Ellinghaus : « Le mélange est beaucoup plus évident dans la pratique musicale que dans la société en général. En ce sens, Creole peut être un modèle pour la société allemande. »

19 Miroir de la société, les musiques créolisées sont tout aussi bien le « modèle » d’une société à venir : elles ne sont pas seulement performées sur scène, elles doivent aussi performer un sens social15, ou encore un « drame social », selon les termes de Victor Turner. Il s’agit, par le biais des musiques, de mettre en scène la diversité culturelle, et le tour des musiques est ainsi aussi une manière de redessiner les contours d’un monde commun (l’Allemagne, à l’époque de la globalisation).

20 Or ce « miroir » lui-même n’est constitué que par l’action qui consiste à tendre le miroir, recouvrant un processus complexe de médiation pris en charge par les différents organisateurs (ce qui aboutit à des festivals « Creole » bien différents, d’une région à l’autre), et par les multiples objets qu’ils font proliférer pour rendre l’événement public : des brochures, des compilations, des DVD, des discours à destination d’autres médiateurs (journalistes, spectateurs…), qui continueront ce travail de manifestation. Le travail de médiation requiert ainsi toute une chaîne d’objets et de participants, qui interprètent, chacun à sa manière, le projet : dès la première étape, la recherche des groupes, les critères définis dans les textes de présentation et les dossiers de candidature vont être soumis à l’interprétation des musiciens (ce qui n’exclut donc pas des surprises sur les groupes qui se porteront candidats), puis à celle des jurys de présélection (qui ne donneront pas forcément le même sens au terme « Creole » que les organisateurs). Toutes les musiques sélectionnées seront alors rassemblées, le temps d’un festival, sous la bannière commune « Creole », et présentées au public (par le biais d’une quantité d’autres médiations, techniques et humaines), dans le but d’« agir » sur lui – les objectifs et les modalités de cette action restant eux-mêmes incertains.

21 En somme, l’invention de Creole passe par une chaîne d’actions qui incorpore bien des incertitudes, et que l’on aurait en ce sens bien vite fait de réduire à un simple « message » (la promotion du métissage), transmis d’émetteur à récepteur16.

22 Car, précisément, tout le monde ne s’entend pas sur l’objectif de la manifestation, et sur l’objet à manifester, que ce soit parmi les jurés ou parmi les membres du « cercle » des organisateurs régionaux (Trägerkreis Creole17). Ici comme ailleurs, l’interprétation de la diversité culturelle oscille entre deux extrêmes : la promotion d’identités (où l’on considère que le style musical originel doit rester identifiable, malgré le métissage) ou bien la déconstruction des identités (le mélange devant donner lieu à un nouveau langage, selon les mots du président du jury de la finale Leo Vervelde : « A and B should really lead to something new, to C, not AB18»). Le terme « Creole » permet les deux interprétations : ceux qui clament haut et fort leur identité, comme le musicien Dost Matur qui, lors de sa prestation avec Enkh Jargal (à la vièle mongole et au chant diphonique) et Christian Auer (aux percussions japonaises et indiennes), interrompt un moment la musique pour évoquer la souffrance du peuple kurde ; et les groupes qui, à l’inverse, défont la naturalité des styles musicaux en jouant de plusieurs « identités d’emprunt »19.

23 Pour Birgit Ellinghaus et Michael Rappe (professeur à l’Université de Cologne, juré du concours de Rhénanie-Westphalie), qui ont rédigé ensemble un discours sur le sens politique des musiques du monde, c’est à n’en pas douter cette seconde interprétation qui donne son sens à Creole :

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« S’il est une chose que nous pouvons apprendre des musiques du monde, c’est que les notions d’identité ou d’authenticité ne sont jamais fixées une fois pour toutes. Ces deux notions sont toujours ancrées dans un contexte, dans un moment ou une situation de communication spécifiques. Les musiques du monde, du fait de leur caractère construit et hybride, nous font clairement comprendre que les phénomènes que nous observons et le jugement que nous portons sur eux sont soumis à des fluctuations, et qu’ils sont toujours à renégocier20. »

24 Or les idées de Birgit Ellinghaus, que j’ai jusqu’ici citées comme si elle était la porte-parole des festivals, ne font en réalité pas l’unanimité parmi les autres membres du cercle organisateur – ce dont j’ai notamment pu me rendre compte lors d’une réunion de bilan sur les festivals qui s’est déroulée sur trois jours en septembre 2007.

25 En réalité, la fabrique de Creole passe par de longues heures de discussion, au terme desquelles les différents partenaires ne parviennent pas toujours à un accord. Difficile, déjà, de s’entendre sur ses objectifs lorsque l’on a des expériences aussi différentes que celles de ces neuf organisateurs : s’agit-il de promouvoir les « musiques migrantes », selon la logique du Forum des Cultures représenté par Rolf Graser ? Ou bien de promouvoir avant tout la créativité musicale ? S’agit-il d’aller dans le sens du « mainstream », ou de favoriser des expressions à contre-courant de la world music commerciale ? Mais de quels mélanges parle-t-on, finalement ? Que signifie « Creole », et comment transposer cette notion dans le domaine de la musique ? Inséparablement, les questions qui agitent ce cercle portent aussi sur les cadres du travail collectif : alors que certains voudraient maintenir le fonctionnement régional du concours (parce que c’est plus simple pour la recherche de subventions, ou parce qu’on ne veut pas laisser le privilège d’organiser les concours aux plus grands Länder), d’autres remettent en cause ce système, arguant de la disparité dans les financements et du contraste qualitatif entre les différentes régions. Alors que certains se prononcent en faveur du modèle associatif, d’autres préfèrent conserver la formule plus souple, « non institutionnelle », de ce cercle informel. Ce qui n’empêche pas de poser la question des porte-parole : car s’il n’y a pas d’association, ni de président, qui peut parler au nom de Creole ? Dans quelle mesure un membre du cercle peut-il représenter tous les autres ?

26 Toutes ces questions, et bien d’autres encore, témoignent de la difficile institution d’une manifestation, dont la signification n’est pas encore bien arrêtée, et qui requiert encore plusieurs assemblées et de longs débats sur les assemblages qu’elle met en place (Latour 2006). C’est là la performance « hors scène » des festivals (Shryock 2004), le travail intime de l’organisation sans lequel la performance publique n’aurait pas lieu, mais dont les incertitudes seront naturellement gommées dans les discours officiels sur le festival – ici intervient un autre acteur, dont c’est précisément la fonction : l’attachée de presse du festival de Creole, qui devra extraire de toutes ces discussions la formule qui permette de résumer Creole de manière succincte, et efficace pour les médias.

27 Mais les performances qui se dérouleront ensuite sous les yeux du public, tout en masquant les incertitudes des organisateurs, donneront en même temps libre champ à bien d’autres facteurs de contingence, car quels effets les musiques présentées auront- elles en définitive sur les auditeurs ? L’action sur laquelle comptent les organisateurs n’est-elle pas, au fond, un pari bien idéaliste ? Les festivals peuvent-ils vraiment agir comme un « modèle de société » ? Dès lors que l’on confronte les objectifs énoncés et ce qui se passe en situation, force est de constater de forts décalages : entre l’aspect extra- ordinaire des festivals et l’effet escompté sur la longue durée ; entre le projet politique et les motivations disparates des auditeurs : certains venant écouter un groupe en

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particulier, ou soutenir le groupe qu’ils connaissent, d’autres venant pour le plaisir de découvrir de nouveaux groupes…

28 Toute enquête sur des performances doit aussi reconnaître ici ses limites ; il n’est pas possible de mesurer de manière précise l’action effective des musiques sur les spectateurs. Tout au plus peut-on observer des mouvements de personnes, collecter des sanctions diffuses, interroger quelques spectateurs sur leurs impressions, évaluer de manière intuitive que « quelque chose se passe » dans la salle. Mais la mise en public donne nécessairement lieu à des expériences plurielles et complexes, à la fois individuelles et partagées. J’en viens donc, enfin, aux concerts, et à la seule chose qui compte pendant ces moments partagés : la musique.

Les musiques du monde à l’épreuve

29 Le règlement du concours Creole impose aux groupes qui ont passé la première sélection de s’en tenir à un format de concert court (vingt minutes), pendant lequel ils devront convaincre le jury et les spectateurs. Ce format n’est pas qu’un moule externe, il fait aussi quelque chose à la musique et aux musiciens, et requiert une stratégie adaptée : un choix pertinent de morceaux, un programme bien ficelé, avec une progression, des soli bien répartis, ni trop longs, ni trop courts… Pendant la phase de préparation de cette performance, les groupes recourent donc à des aides techniques et humaines (le chronomètre, l’enregistrement et la réécoute, le conseil des amis – ou de l’ethnologue – présents aux répétitions), essaient d’anticiper sur les réactions de la salle et du jury ; bref, ils établissent des plans d’action plus ou moins élaborés afin de répondre le mieux possible aux critères énoncés par les organisateurs du concours21, et d’être ainsi le plus « performant » possible.

30 Ou bien… tout au contraire : on ne se prépare pas, et on compte sur l’habitude de jouer ensemble, comme Bernard : « La musique ne doit pas forcément être conforme à certains critères qui sont déjà préétablis… C’est ça le drame aussi ! Beaucoup de gens ont leur image de ce qui est parfait, ce qui est bien, la musique philharmonique, sans erreur, « glatt » (lisse) comme disent les Allemands… Mais il y a d’autres musiques, c’est beau, même s’il y a des ratés… c’est ça la musique ! C’est le genre de musique que j’aime ! Moi je dis à mes musiciens : écoutez, jouez mais ne vous faites pas de stress, jouez normalement… »

31 Certains musiciens contestent aussi la pertinence de ce format de vingt minutes, injuste pour certaines musiques qui requièrent un temps d’immersion plus long (la musique indienne, les chants tibétains…) – ce dont les jurés sont d’ailleurs bien conscients. Mais pour Bernard Mayo, l’important n’est pas tant ces « spécialistes » qui jugeront de sa performance, mais d’abord le public, « son » public : c’est pourquoi, sur vingt minutes, il ne juge pas superflu d’en passer un bon quart à dialoguer avec les personnes de la salle, à leur apprendre un refrain, à raconter une histoire… ce qui plaît d’ailleurs autant au public qu’au jury (mais pas au point, cependant, de donner la victoire à ce groupe).

32 Quoi qu’il en soit, que l’on se prépare ou non, et même lorsque le format est critiqué, tout le monde se prête à peu près au jeu des vingt minutes : certes, il y aura certains dépassements de temps, mais le jury se montre globalement indulgent (en général, personne ne songe à regarder sa montre pendant les concerts), et beaucoup estiment finalement que vingt minutes, ce n’est pas si mal pour se faire une idée du style d’un

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groupe. Surtout, l’ensemble des musiciens est d’accord pour dire que le prix à gagner n’est pas le seul intérêt de la manifestation : on vient aussi pour se présenter aux programmateurs de festival et aux journalistes présents, pour rencontrer d’autres musiciens, ce qui donnera même parfois lieu à de nouveaux projets, comme celui du collectif Cre-Hola, issu de la rencontre « off stage » de musiciens au Creole de Berlin.

33 Par ailleurs, quelles que soient la stratégie adoptée et l’ampleur du travail de préparation, rien n’empêche que des imprévus surgissent : des problèmes techniques, un instrument mal accordé, une fausse note ; ou bien des aléas liés à la situation dans le programme : selon que l’on joue en début ou en fin de soirée (devant une salle pleine à craquer), selon que l’on succède à un groupe favori… Beaucoup d’impondérables, qui font eux aussi l’objet de discussions parmi les spectateurs, les jurés, et les techniciens. La situation prête aussi tout particulièrement à une nouvelle remise en question des « musiques du monde » : tout le monde s’entend pour dire que ces musiques sont au fond incomparables… ce qui n’empêche pas de se laisser prendre au jeu des pronostics, de croire activement en ses favoris et de répondre de ses goûts en argumentant avec les critères des jurés, ou bien avec d’autres. En somme, chaque concours est une occasion de remettre à l’épreuve et la notion de musiques du monde, etles goûts des uns et des autres : c’est par la discussion collective, par la renégociation permanente des critères choisis pour dire et justifier ses attachements22 que se construisent et se définissent mutuellement les expériences partagées des uns et des autres.

34 Reste qu’il est une place que personne n’envie : celle des jurés. Et pour cause : chacun expérimente pour soi la difficulté à négocier cette expérience partagée et l’arbitraire des goûts musicaux. Qui voudrait être à la place de ces gens dont on attend un verdict « objectif », et dont le jugement sera lui-même soumis aux appréciations des musiciens et des spectateurs, qui n’hésiteront pas à crier leur désaccord ? Ce jugement objectif est-il même possible ? Ben Mandelson, membre du jury de la finale, en doute, et fait même de la subjectivité un atout : « Je crois que tous les jurés sont nécessairement influencés par leurs propres goûts, sinon ils ne seraient pas arrivés là où ils en sont. C’est une direction que l’on a choisi pour la vie, quelque chose d’inévitable, qui fait qu’un professionnel puisse dire : dans cette catégorie, c’est la meilleure musique […] c’est une affaire de goût. Mais il nous faut aussi expliquer, en spécialiste, pourquoi cela nous plaît ou non […] Les deux se mélangent, pendant les délibérations ».

35 Force est de constater, après les six concours auxquels j’ai assisté, qu’il n’est de fait pas de jugement « objectif » sur les musiques, ou même de jugement qui mettent d’accord la majorité (même si le verdict de la finale, consacrant Ahoar, Al Jawala, et Ulman, a finalement recueilli un très large consensus). En observant les délibérations des jurys régionaux, je me suis au contraire rapidement rendu compte que, d’une région à l’autre, les modalités de décision variaient considérablement, en fonction d’une quantité de facteurs impondérables, au point que chaque verdict pouvait finalement apparaître comme un concours… de circonstances23.

36 Ces divergences d’interprétation soulignent que le sens de Creole n’est pas fixé a priori par les organisateurs, mais qu’il se construit dans les interprétations qu’en font les autres acteurs impliqués dans l’événement. Les choix que portent les jurés sont particulièrement déterminants (et ce d’autant plus que la manifestation en est encore à ses débuts) parce qu’ils contribuent, plus encore que le « concept » écrit de la manifestation, à définir le profil des groupes recherchés. Leo Vervelde, président du jury de la finale, avait d’ailleurs

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bien conscience de contribuer, avec les autres jurés, à écrire l’histoire de la manifestation : « Nous nous sentons responsables de ce qui se passera après nous. Nous savons bien que chacun va essayer d’analyser notre décision… Et que notre choix a en cela un impact sur qui se portera candidat la prochaine fois ».

37 En somme, les différents contextes où l’on fait et interprète Creole, des sphères intimes de l’organisation aux performances « on stage », en passant par les délibérations confidentielles des jurés, les débats entre les professeurs et étudiants au cours du séminaire de l’Université de Cologne, ou encore les discussions parmi les spectateurs, s’infiltrent mutuellement, interagissent pour produire ensemble différentes interprétations des festivals. La manifestation, précisément parce que son sens n’est pas encore fixé et qu’elle peut encore donner lieu à plusieurs histoires possibles, suscite également beaucoup de conseils, de critiques24 ou de suggestions de la part des acteurs engagés dans cette institution naissante, qu’ils soient jurés, musiciens, chercheurs ou étudiants : suggestions qui seront elles-mêmes en partie rediscutées dans le cercle des organisateurs, qui poursuivent ce difficile travail d’assemblage et d’accordage sur le sens de l’événement25. Creole est un work in progress, un événement dont le sens reste encore à instituer.

Le monde à l’échelle des musiques

38 J’en viens, après les sphères « off stage » de l’organisation et des délibérations (Shryock 2004), à l’espace de la scène (celui que privilégient en général les études sur la performance), et aux expériences auxquelles ils donnent lieu : les concerts Creole.

39 Au terme du travail d’organisation, et de la présélection, divers groupes se trouvent donc réunis, pendant deux à quatre soirées de concerts, sur la scène des festivals Creole. Bien sûr, tous ne se sentent pas également concernés par cette bannière : pour certains musiciens, le métissage ou la créolisation (mots à peu près synonymes, quand on n’a pas lu la littérature « spécialisée ») est ce qui compte, pour d’autres au contraire ce qu’il faut combattre. Pour beaucoup, elle n’est pas vraiment un enjeu, et certains expliquent que leur musique, si elle peut être qualifiée de métissée, ne s’est pas faite ainsi de manière délibérée, mais qu’elle est d’abord le fruit d’une histoire, et de beaucoup de hasard, comme le raconte par exemple Saad Thamir à propos de la formation de son groupe Ahoar : « Je travaille dans une épicerie… Un jour, un homme est arrivé ; il m’a demandé de l’aide pour porter un canapé bleu dans son nouvel appartement. Dans sa voiture, j’ai aperçu un pupitre, je lui ai demandé s’il faisait de la musique, et voilà qu’il me dit qu’il joue de la contrebasse. Bon, eh bien il joue avec nous depuis deux ans maintenant. […] Il ne s’agit ni de makam, ni de jazz. Ce qui compte, c’est d’abord que nous puissions nous comprendre, d’un point de vue musical… Que signifie « musiques du monde » ? Je ne me reconnais pas vraiment dans ce terme, il s’agit de musique, tout simplement26. »

40 Il faut donc prendre en compte un nécessaire différentiel entre le message global de la manifestation Creole et les expériences effectives des musiciens ; de même qu’entre le plan d’action et les situations de concert. Ce qui se joue pendant les festivals Creole, ce ne sont pas les notions générales de créolisation, de globalisation ou de diversité culturelle. Certes, on retrouve ces termes dans les discours sur la manifestation, tout comme dans les dossiers de presse des artistes, qui en usent de manière stratégique pour se rattacher

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aux notions communes des discours contemporains sur l’art. Mais sur scène, point de ces grands mots, et les oppositions tranchées entre le « local » et le « global », entre « l’Occident » et le reste du monde, entre le « traditionnel » et le « moderne », tendent à s’estomper aux profits de styles musicaux très divers, dont chacun promeut un type d’assemblage spécifique : « Mesopotamia Jazz » (Ahoar), « Brass’n Bass’n Beat » (Al Jawala), « l’avant-garde mongole » (Enkh Jargal), « musiques du monde, du Texas à la Transylvanie » (Hiss), etc. Chaque groupe crée en quelque sorte son propre genre, qui ne se résume jamais simplement à l’addition de ses éléments, mais doit aboutir à un nouveau langage : « pas du makam, pas du jazz, quelque chose de nouveau : c’était Ahoar »27.

41 Ces musiques ne font pas que « refléter » les notions de créolisation ou de globalisation de manière passive ; elles les réinterprètent, les mettent en scène, les « performent », c’est- à-dire, tout à la fois, les font et en jouent. C’est ce que suggèrent, par exemple, les noms de plusieurs groupes qui font référence à des lieux frontières (Borderland, Lateralmusic… ), des confluents (Ahoar, qui désigne un terrain marécageux dans le delta commun du Tigre et de l’Euphrate), des espaces urbains (Kent Masali, qui signifie « conte urbain » en turc), ou encore au nomadisme (Al Jawala, Nomad Sound System) : un imaginaire particulièrement en phase avec l’ère post-moderne des « flux », mais qui ne doit pas non plus faire oublier que chaque nom est là pour signaler une individualité musicale28 : chaque groupe proposant un certain parcours au gré de ces flux globaux de communication.

Fig.1 : Le groupe Hiss

photo de presse

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Fig.2 : Le groupe Egschiglen en concert

photo de presse

42 Prenons l’exemple d’une chanson du groupe Hiss, Polka um die Welt (que l’on pourrait traduire par « La polka de par le monde », ou encore par « Le tour du monde en polka »), contant les péripéties d’un aventurier picaresque qui n’est pas né de la dernière pluie : « ’nen Finger hab ich in Taschkent verloren ein Auge bei ’nem Streit in Jacksonville man hat in Santa Cruz auf mich geschossen in meinem Schädel steckt noch heut’ das Projektil Ich kämpfte in Luanda mit dem Messer mit Worten und mit Fäusten in Cadiz das steife Bein bekam ich in Odessa und in Amsterdam die Syphilis (Refrain) Ich hab die ganze Welt bereist, ich kenn die Tropen und das Eis und ich weiß, die Welt ist groß und fremd und wild hab von der Heimat mich entfernt und auf die harte Tour gelernt dass keiner so wie ich die Polka spielt !29. »

43 L’expérience globale que nous raconte cette chanson, c’est de l’histoire ancienne, celle d’un aventurier qui parcourt le globe ; mais c’est aussi un clin d’œil au discours contemporain sur la globalisation, et sur cette polka façon world music qui voyage « de par le monde ». Le texte et le style vestimentaire des artistes jouent sciemment sur les clichés de l’homme aventurier, casse-cou, macho, tout comme la musique qui accompagne le texte reprend sur un mode décalé les clichés de la world music : un thème de polka, qui devient dans la chanson suivante un rythme reggae, pour ensuite virer à la country. Les styles voyagent autour du globe, et les musiciens en jouent, de manière parfois ironique, et en tout cas toujours avec une conscience aiguë de la mise en scène des identités musicales.

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44 Il en ressort aussi un certain humour, récurrent dans les performances autant que dans les discours sur Creole, et qui repose sur le contraste entre des cultures musicales éloignées : ainsi lorsque le groupe Egschiglen clôt son répertoire de musique mongole contemporaine par une chanson de Franconie, interprétée en chant diphonique. La juxtaposition des deux styles est d’autant plus frappante sur scène, avec le décalage entre le visuel et le sonore, entre le tableau offert par les musiciens costumés, aux attitudes stoïques, et la chanson pour enfants hyper-connue du public, qui suscite l’hilarité générale.

45 Dans la presse, ce sont d’ailleurs ces exemples de rencontres inattendues qui font les titres (parfois difficilement traduisibles) des articles : « Les Mongols sur la Pegnitz30 », « De la salsa palatine », « Du rap pur jus, en provenance directe du Haut Palatinat », « Les musiques du monde, façon ‘meule de foin’31 »… Le « choc des cultures » produit par la rencontre inattendue entre deux sites éloignés (géographiquement ou symboliquement : rural/citadin, global/local…) est ici envisagé dans son aspect réjouissant et comique : un humour des lieux qui pourrait être qualifié de « germano-global », puisqu’il découle de la circulation des cultures à travers le monde, vers les métropoles allemandes et jusqu’aux provinces les plus « typiques » d’Allemagne : la Bavière, la Souabe, le Palatinat, la Franconie… Car dans ce grand jeu des identités, ce sont bien entendu aussi les représentations communes sur les traditions régionales allemandes et sur leurs dialectes qui sont réinvesties et mises en scène sur un mode ludique.

46 Chez d’autres groupes, la mise en scène des mouvements globaux de migration peut au contraire prendre des accents tragiques. C’est par exemple le cas du groupe Borderland de Cologne, une des apparitions les plus fortes de Creole, dont les chansons nous transportent alternativement dans des villages d’Ukraine et dans les sites urbains d’Europe ou des Etats-Unis. Mariana Sadovska, la chanteuse, a collecté des chants traditionnels de mariage, de cérémonies religieuses et de possession, ainsi que des chants d’immigrés de la diaspora ukrainienne aux Etats-Unis, qu’elle a retravaillés avec une formation de jazz. La chanson « Immigrant Song », basée sur un morceau traditionnel, met en scène le thème de l’expatriation de manière particulièrement dramatique, en jouant sur la multiplicité des langues (anglais, ukrainien, allemand), et l’alternance du chant et de la parole : « I want to go to America… America… For a year or… or maybe for two !… America, for two years… I hope not forever ! Oh no no no, not forever… In two years I come back !…32 »

47 À ce passage parlé en anglais, accompagné d’un ostinato rythmique aux piano, batterie, et contrebasse, succède une séquence chantée en ukrainien, pendant que les instruments entretiennent un chaos sonore savamment calculé, qui souligne la tonalité désespérée de ce discours d’auto-persuasion, et suggèrent par antiphrase exactement le contraire de ce qui est dit : ce migrant, comme beaucoup d’autres, ne reviendra pas dans son pays natal. Le mélange des langues, l’alternance entre chant, parole et sons vocaux non articulés (souffle, cris…) et le changement constant de rythme concourent à rendre de manière singulière cette expérience commune de l’immigration, avec une tension dramatique qui ne fait que croître au cours de ces vingt minutes de concert.

48 Dans le cadre du concours Creole, l’exemple de Borderland est intéressant parce que ce fut un des groupes sur lesquels divergeaient le plus les opinions : certains spectateurs le plaçant loin devant tous les autres, alors que d’autres déclaraient être angoissés par cette musique ; la plupart reconnaissant le caractère « génial » et « extraordinaire » de ce

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concert, mais trouvaient malgré tout que cela ne correspondait pas à l’esprit optimiste du concours Creole. Beaucoup de commentaires, enfin, soulignaient l’aspect démesuré de la performance : « elle en fait trop », c’est « trop pesant », « fou », « hallucinant »… Il faut dire que le format de vingt minutes a aussi conduit le groupe à privilégier les morceaux à plus forte tension dramatique (notamment le morceau final, un arrangement sur des chants de possession, qui a mis le public en délire). Le fait de resserrer ainsi la tension a paradoxalement aussi fait ressortir le caractère artificiel de ce format de vingt minutes, dans lequel une performance d’une telle intensité a du mal à tenir.

49 A propos d’autres groupes, j’ai d’ailleurs entendu, dans les jurys ou parmi les spectateurs, certains commentaires reprochant l’accent mis sur le spectacle, la chorégraphie, les effets visuels : un « trop de performance », qui aurait paradoxalement fait ressortir le mécanisme réglé du concert et aurait ainsi nui à l’effet de la musique. Ce type de commentaires nous renseigne sur un critère essentiel pour que la musique « marche » : pour le spectateur-auditeur, il faut que cela ait l’air naturel, que le travail de préparation, la stratégie, les artifices de son et de lumière disparaissent derrière l’évidence du spectacle. Pour la même raison, les passages improvisés – ou les soli apparemment improvisés – sont d’autant plus valorisés, parce qu’ils renforcent cette « illusion théâtrale », et avec elle la relation entre les musiciens et leur public.

50 Car l’objectif ici, est avant tout de communiquer une émotion, et c’est bien pour cette raison que beaucoup de ces artistes racontent des histoires : des aventures, des déboires, des récits de vie, des histoires de mariages, de rencontres, de départs, parfois aussi l’histoire du groupe, comme cette anecdote du « canapé bleu », contée par la présentatrice de la finale avant l’entrée en scène d’Ahoar et reprise depuis dans toutes les émissions de radio et articles sur Creole, qui est ainsi devenue partie intégrante du mythe naissant « Ahoar », et en même temps de l’histoire du festival.

51 Or le récit est un des biais essentiels pour que la musique nous touche, nous dit le juré Ben Mandelson : « L’élément narratif est essentiel dans une performance […] Si un artiste ne sait pas raconter une histoire, il ne peut réussir […] Pour moi, en tant que juré, cette communication est très importante : sans cela, pas d’histoire, pas de message qui passe… »

52 Le critère essentiel, donc, est que quelque chose (se) passe entre la scène et la salle. Même pour les musiques sans texte, ou chantées dans des langues étrangères, ce qui compte est d’abord de ce que la musique fait aux auditeurs, avec ou sans paroles. Si créolisation ou globalisation il y a, elle s’exprime donc ici à une échelle interindividuelle : il s’agit de communiquer des expériences personnelles, à l’opposé des théories générales des « spécialistes ». Ce qui prime, c’est l’émotion, ou plutôt les émotions suscitées par la musique33, qui sont autant de modes de mouvoir le public : le rire, la tristesse, l’angoisse, la fête – certains de ces ethos recueillant plus facilement le consensus que d’autres. Or cet « universel » ne surgit précisément qu’en situation, dans un cadre et un dispositif mis au service de l’effet de la musique : la salle dans le noir, la scène éclairée, les micros branchés, l’enchaînement des morceaux fixé, et la magie du concert peut alors opérer.

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Fig.3 : Ahoar, un des lauréats du prix Creole 2007.

53 Et de fait, certains groupes semblent parvenir à susciter ce miracle de l’unanimité en vingt minutes, même chez des auditeurs qui découvrent un style musical entièrement nouveau. Ainsi, le concert d’Ahoar, pendant lequel le public est tout à fait silencieux, l’écoute concentrée, l’attention tendue vers la scène où se joue une rencontre unique : à gauche, l’Occident (le piano et la contrebasse), à droite l’Orient (le djoze, les percussions et le chant irakiens) ; mais ce qui compte n’est pas tant cette rencontre que la manière dont elle se joue, l’attention et l’écoute mutuelle des musiciens, ce qui se passe entre eux et qui rejaillit directement sur la relation entre musiciens et spectateurs : la contrebasse et le djoze prennent le temps de développer un dialogue improvisé, avec des moments de silence, des contrastes de volume et d’intensité, de fines variations dans les modes, qui font complètement oublier le format des vingt minutes.

54 D’un concert à l’autre, ce sont aussi différents types de rencontres qui se produisent : tantôt sur le mode du collage de styles, tantôt sur celui de la fusion, tantôt sur celui du duel entre solistes, tantôt sur celui de la recherche collective d’un son commun, ces différents types de relations impliquent aussi à chaque fois un autre type d’attention de la part du public. Un exemple intéressant à ce titre – précisément parce qu’il n’a pas vraiment « marché » jusqu’au bout – fut la cérémonie de clôture de Creole, qui eut lieu le dimanche 20 mai 2007. À la demande de l’organisatrice de la finale, les Dissidenten, groupe phare de la world music des années 1980, avaient organisé une grande « revue » avec tous les artistes encore présents de Creole : le public était invité à déambuler de la rue à la salle du Domicil, en passant par le café, les escaliers, le hall d’entrée, où se trouvait à chaque fois une petite formation composée d’artistes de différents groupes : une petite fanfare de cuivres, un ensemble d’accordéons, deux didgeridoo le long de la rampe d’escalier, un duo improvisé de chant diphonique au premier palier… Le Domicil se retrouvait ainsi métamorphosé en un petit théâtre du monde, dans lequel se déroulait un voyage savamment orchestré. Au terme de ce parcours, les spectateurs se retrouvaient dans la salle de concert, où furent présentées une série d’autres petites formations

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surgissant à leurs yeux au gré des éclairages, jusqu’à ce que les projecteurs soient finalement dirigés vers la scène, où se trouvaient les Dissidenten.

55 Par cette mise en scène habile, le concert des Dissidenten se trouvait donc placé à l’aboutissement de toute la manifestation Creole : les vétérans de la world music se retrouvaient sur le devant de la scène, invitant tour à tour quelques solistes des groupes Creole (la nouvelle scène) à les rejoindre le temps d’un morceau. Or par là même se retrouvaient aussi directement confrontées différentes visions des musiques du monde. Et de même que les musiciens des Dissidenten m’avaient affirmé, dans un entretien, ne pas se reconnaître dans les musiques de certains groupes de Creole, le contraste apparut à l’inverse aussi fort à certains spectateurs, et surtout aux organisateurs des autres concours Creole, pour qui ce concert final représentait en quelque sorte l’opposé de l’esprit de la manifestation : une formation rock, aux instruments électrifiés, à laquelle se joignent des artistes « exotiques » ou étrangers au groupe qui, le temps d’un solo, viennent montrer leur savoir-faire puis disparaissent pour laisser la place à un autre virtuose – quel rapport avec les critères de Creole, qui valorise justement le travail en commun et la recherche collective d’un nouveau langage ?

56 Cette cérémonie de clôture a donc suscité une nouvelle controverse dans le cercle des organisateurs, précisément parce qu’il s’y joue de manière particulièrement aiguë la question du message ultime de la manifestation. Or ce type de questions surgit bien souvent a posteriori, dans le retour sur l’expérience passée, et dans la confrontation des interprétations plurielles qui en ressortent. Pas plus que le « monde » des musiques du monde, le sens de Creole ne sera jamais fixé une fois pour toutes.

Tout un monde de recherches, ou comment traduire les Performance Studies …

57 Nous voici réunis autour d’un thème à la fois singulier et pluriel, la ou les « performance (s) » : une notion qui, pour ce qui est de l’espace de recherche francophone, semble dans l’air du temps34 (bien que nous ayons, dit-on, à accuser un « retard » important sur les Etats-Unis où les performance studies constituent déjà un champ d’étude à part entière), et qui doit en cela aussi nous inciter à nous demander d’une part pourquoi cette notion devient aujourd’hui une cause commune. Et d’autre part, comment va-t-elle se traduire dans l’espace francophone ?

58 Car la traduction du terme « performance » est déjà en soi un vrai problème. Les allers- retours du mot entre l’anglais et le français nous ont laissés face à des significations pour le moins disparates, comme le rappelle François Picard dans un article récent (Picard 2006), si bien que, selon les contextes, on pourrait traduire le verbe « to perform » par des termes aussi divers que « jouer, accomplir, produire, faire, représenter, mettre en scène, fonctionner, réussir, performer… » (ce qui implique aussi des directions de recherche différentes). À cette pluralité de signifiants et de signifiés s’ajoute une ambivalence fondamentale, selon que l’on considère ce qui est performé (le résultat de l’action) ou le processus performatif (l’action elle-même) : selon que l’on considère la musique en tant qu’elle est faite, jouée, mise en scène ou ce qu’elle fait aux musiciens, aux auditeurs, à la société qui la produit. Appliqué aux spectacles Creole, cela donne effectivement un flou de significations dont j’ai beaucoup profité dans ma description, envisageant tout à tour les performances par le biais des dispositifs (« concerts », « festivals ») ou par celui des

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musiques elles-mêmes ; au sens d’un résultat à atteindre (d’autant plus qu’il s’agissait ici d’une compétition) et au sens d’une action performative.

59 Puisque le terme est si malléable, il faut donc en revenir à la seule chose avérée : l’existence des performance studies, en tant qu’école de recherche, qui s’appuie sur les travaux fondateurs de Stanley Tambiah et Victor Turner, et dont l’histoire et la théorie ont notamment été écrites par Richard Schechner35. Or ce champ de recherche n’est précisément constitué que par l’assemblage et la comparaison de cas disparates. Sa vocation est d’ouvrir un espace pour la rencontre et le débat entre différentes disciplines autour d’une question commune : « l’homme qui joue » (Turner 1982). Sans cette rencontre et le dialogue qu’elle ouvre, la notion risque de se diluer dans des épistémologies distinctes et il faut donc, pour que la polysémie soit productive, confronter les usages du terme dans les contextes les plus divers : du concert de rock au concert de musique soufie, en passant par les répétitions d’orchestre, la création d’un opéra de Steve Reich (Laborde 2000) ou encore le tournage de films à Bollywood (Grimaud 2003).

60 La notion de performance invite aussi à un autre dialogue : celui avec les acteurs culturels, et par là même aussi à une réflexion sur l’engagement des ethnomusicologues dans la promotion et la diffusion des musiques du monde. Rappelons que Richard Schechner était metteur en scène, et que François Picard, dans son article sur la « mise en scène des rituels », touche à une expérience commune (et peu thématisée) des ethnomusicologues : la participation au spectacle, à la mise en scène, à la « fiction » des musiques du monde, que ce soit dans des festivals, des maisons de disque ou des institutions de plus grande envergure comme l’Unesco. À une époque où la question des identités culturelles fait débat comme aujourd’hui, il ne peut y avoir d’ethnologue neutre 36 : en tant qu’auteur de texte ou qu’acteur impliqué dans les réseaux de diffusion des musiques du monde, chacun participe nécessairement à la définition (ou à la remise en question) d’identités, de « patrimoines » ou encore de la « diversité culturelle ». Le retour sur ces formes d’engagement, et sur les relations qu’elles instaurent entre des musiques « d’ailleurs » et « nos sociétés » pourrait apporter un éclairage intéressant à l’analyse du phénomène des musiques du monde.

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NOTES

1. Ce soupçon n’était pas non plus absent de l’esprit des organisateurs de la réunion fondatrice de 1987, au cours de laquelle les représentants de onze labels et magazines anglais ont officiellement adopté l’appellation « world music » : « Parmi tous les termes débattus, « world music » semblait celui qui permettait d’inclure le plus de musiques possible, et d’en exclure le moins, ce qui fit qu’il remporta la majorité. Personne ne songeait alors à définir le terme, ou à prétendre que cette « chose » existait vraiment : c’était juste censé être une « boîte » [a box], comme le jazz, le classique, le rock… » (source : www.frootsmag.com, « History of World Music »). 2. Sur les 50 entretiens que j’ai effectués parmi des musiciens, organisateurs de concerts, journalistes impliqués dans le réseau des musiques du monde en Allemagne, la quasi-totalité réaffirme ce soupçon. 3. Discussion avec Birgit Ellinghaus, le 21 janvier 2007. Dans la suite de cet article, je ne mentionne les sources des citations que lorsque qu’il ne s’agit pas d’entretiens que j’ai moi-même réalisés. 4. En allemand (langue dans laquelle j’ai mené mon enquête), le même terme de « Weltmusik » est utilisé pour désigner les musiques du monde traditionnelles et la world music commerciale – ce qui n’empêche pas que cette distinction surgisse à travers d’autres couples d’oppositions (sur les termes de « world music » et « musiques du monde », cf. Aubert 2001). 5. Cette manière de voir est influencée par la lecture de Bruno Latour, et notamment par l’ouvrage collectif Making Things Public (Latour 2005 : 22). 6. Dont Denis Laborde a déroulé quelques fils dans la conversation entre Singulotron et Pluralibus qui ouvre Les Musiques à l’école (Laborde 1998). 7. Sur l’ethnomusicologie comme monde de débats : Laborde 1996 et Bachir 2007. 8. Cf. sur ce sujet la brillante étude de Philip Bohlman, qui déroule l’histoire de la world music, des premières anthologies de Herder à celles de l’école d’ethnomusicologie de Berlin, jusqu’aux festivals actuels (Bohlman 2002). 9. Pour plus d’informations (en allemand et en anglais) : www.creole-weltmusik.de. Pour un compte rendu en français du festival, voir l’article de François Bensignor « Diversité culturelle et création en Allemagne », sur . 10. En Basse-Saxe, les étudiants de Raimund Vogels (Conservatoire de Hanovre) qui ont participé à la recherche des groupes ; en Rhénanie-Westphalie, une équipe de vingt étudiants qui a enquêté sur la finale du concours sous la direction de Michael Rappe (Université de Musique de Cologne), Martin Greve (Philharmonie de Berlin / Conservatoire de Rotterdam) et avec ma collaboration, pour rédiger un rapport d’expertise pour les organisateurs (Bachir 2007b). 11. Extrait de l’interview de Birgit Ellinghaus diffusée sur la radio WDR3, dans l’émission « Musikpassagen » du 30 août 2006 (italiques miennes). 12. Beaucoup d’événements fondateurs des musiques du monde ont de fait eu lieu en Allemagne, et notamment à Berlin, qui a vu la parution des premières grandes anthologies de musiques du monde (de Herder à celles de l’école d’ethnomusicologie de Berlin) puis, après 1989, l’avènement des grands opérateurs européens : les World Music Charts Europe (WMCE), l’European Forum of Worldwide Music Festivals (EFWMF), la World Music Expo (WOMEX) initiée en 1994. À cela s’ajoute, si on en croit la définition du mot « festival » dans le dictionnaire Robert, le fait que les Allemands auraient été « les premiers à organiser des festivals » ! 13. Je me contente ici de signaler deux tournants importants dans ce processus : la parution en 1989 de L’Eloge de la créolité, dans lequel les auteurs Jean Bernabé, Patrick Chamoiseau, et Raphaël Confiant élargissaient l’expérience créole à une valeur universelle ; et la Documenta 11 (à Kassel,

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en 2002), dont une des plateformes de débats était consacrée au thème de la créolisation, et qui a directement influé sur le choix du nom des festivals Creole. 14. Sur l’ethnographie comme « forme de publicité » : Shryock 2004:8. 15. C’est le retournement opéré par Nicholas Cook à la fin de son article « Music as Performance » : « To call music a performing art, then, is not just to say that we perform it; it is to say that through it we perform social meaning » (Cook 2003 : 213). 16. Il va sans dire que la promotion du mélange musical suggérée par la notion de créolisation ne fait pas l’unanimité, que ce soit parmi les jurés, musiciens, spectateurs, ou même parmi les organisateurs des différentes sessions régionales. Or l’intérêt de ces controverses est précisément de ne pas se limiter à la question du « pour » ou « contre » le métissage, mais d’intégrer un travail constant de redéfinition de cette notion, et des critères de jugement. Là encore, l’objectif de mon travail n’est pas tant de trancher, mais plutôt de dérouler ces controverses, de les décrire en tant qu’elles participent de la construction d’un monde commun de débat (cf. Latour 2006). 17. Ce cercle est composé de représentants de l’agence Alba Kultur à Cologne, du Bureau de la Culture à Nuremberg, du collectif Creole de Centre-Allemagne, du Forum des Cultures de Stuttgart, du centre culturel Schlachthof de Brême, du festival MASALA à Hanovre, du collectif « Creole en Hesse » (réunissant trois acteurs institutionnels de Francfort, Marburg et Bad Wildungen), et l’Atelier des Cultures de Berlin. 18. Leo Vervelde, interviewé par la journaliste Susanne Cords pour l’émission « A world of music », diffusée sur la Deutsche Welle le 26 mai 2007. 19. « Identités d’emprunt » est le titre d’un article sur Creole du quotidien Tageszeitung, paru le 23 août 2006, et rédigé par Natalie Wiesmann. 20. Birgit Ellinghaus et Michael Rappe : « Sur la notion de politique en musiques du monde », exposé présenté à l’occasion du colloque « La chanson politique, aujourd’hui ? », à Düsseldorf le 21 janvier 2004. 21. Les critères sont : la créativité, la composition des morceaux et/ou les arrangements, léa qualité de l’interprétation (technique instrumentale, équilibre entre les musiciens…), la variété du répertoire, le charisme et la présence sur scène. 22. Je reprends ici le terme d’« attachement », par référence aux travaux d’Antoine Hennion sur les amateurs (voir notamment : Gomart, Hennion et Maisonneuve 2000). 23. Je ne m’étends pas ici sur ces multiples facteurs, sur lesquels j’ai rédigé un compte rendu pour les organisateurs de Creole, en vue de la réunion de bilan de septembre 2007. Il me suffit ici d’en évoquer quelques-uns : la conception que chaque juré a des musiques du monde, selon son expérience, ses goûts musicaux, ou sa branche professionnelle ; son caractère et sa disponibilité à la discussion (certains jurés sont très silencieux, d’autres monopolisent la parole), la compréhension qu’il a du terme « Creole »… A cela s’ajoutent des facteurs d’ordre collectif : parfois la discussion « prend », parfois non ; parfois les jurés s’en tiennent aux critères énoncés sur le papier, parfois ils en re-définissent de nouveaux, ou adoptent un style de conversation plus libre, déviant vers des considérations extra-musicales (« il nous faut un groupe jeune », « il nous faut au moins une femme », etc.). 24. Leo Vervelde : « Ce qui me manque ici, dans Creole, c’est la notion de musique nomade, qui peut aussi être une pure tradition. Ici, nous n’avons qu’une partie de cette notion, celle des crossovers. C’est la première fois que cette manifestation a lieu, mais j’espère que cela peut encore changer… » 25. Beaucoup de questions restent jusqu’à présent en suspens : le sort des musiques traditionnelles (cf. note précédente), le rapport de « Creole » aux musiques du monde, la signification même de cette notion en termes musicaux, le sens politique de la manifestation… 26. Extrait d’une interview diffusée sur WDR 3 le 30 août 2006, dans l’émission « Musik- passagen ». 27. Ibid.

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28. Beaucoup d’autres noms sont d’ailleurs construits sur le nom de la personnalité centrale du groupe : Abdourahmane Diop and Griot Music Company, Anastacia y Banda, Aly Keita and Balankan, Enkh Jargal, etc. 29. « À Tachkent, c’est un doigt que j’ai perdu / Puis ce fut un œil, lors d’une rixe à Jacksonville / À Santa Cruz, je me suis fait tirer dessus / Et dans mon crâne se trouve encore le projectile / À Luanda, je me suis battu au couteau / À coups d’insultes et de poings à Cadix / À Odessa je suis devenu manchot / Et à Amsterdam, ce fut la syphilis / (Refrain) J’ai voyagé dans le monde entier / J’ai vu les tropiques, les étendues glacées / À présent, je connais le monde tel qu’il est / Vaste, étrange, plein de dangers / J’ai pris congé de mon pays natal / Mais j’ai appris, dans cette dure tournée / Qu’à la polka, personne ne m’égale ! » (source : www.hiss.net). 30. La Pegnitz est un cours d’eau à la frontière de la Franconie allemande et de la Suisse. 31. Ce titre fait référence à l’un des groupes candidats en Rhéhanie-Westphalie, les Einstürzende Heuschober (mot à mot : les meules de foin qui s’effondrent), dont le nom fait allusion à celui des célèbres Einstürzende Neubauten, groupe de musique expérimentale bruitiste originaire de Berlin. 32. Une vidéo est disponible sur le site . 33. Ce que Richard Schechner appelle les « émotions-cibles », et qui touchent selon lui à l’aspect universel de la performance : « the universal target emotions » (Schechner 2007). 34. À titre d’exemple, le numéro de juin 2006 de la revue Ethnographie était consacré à la question « Rite, théâtre, performance ». 35. Dans l’article introduisant au recueil d’articles By Means of Performance(Schechner 1997 [1990]), Richard Schechner signale d’ailleurs que l’unité de ce champ de recherche n’est pas à chercher dans les objets décrits (« au niveau de la description, il n’est aucun détail de performance qui se reproduise en tout lieu et en toute circonstance »), et suggère par là qu’elle procède du geste comparatif qui, en rassemblant et confrontant des cas très divers, fait être les performance studies. 36. Je renvoie au dernier numéro des Cahiers d’ethnomusicologie, en particulier à l’article de Jérôme Cler et Bruno Messina, qui questionne les limites de l’usage de la notion d’identité en ethnomusicologie

RÉSUMÉS

Comment les musiques du monde existent-elles dans nos sociétés ? En substituant à la question de nature (que sont les musiques du monde) celle des modes d’existence, cet article entend aussi ancrer l’analyse des musiques du monde dans des expériences vécues. Partant d’une enquête réalisée sur un cycle de concours de musique en Allemagne, j’examine quelques-unes des sphères d’action dans lesquelles se fabrique un festival, et les enjeux de la mise en public des musiques du monde : comment celles-ci deviennent une res publica, une cause à la fois musicale, sociale, et politique, qui se joue autant sur les scènes des performances musicales que dans les discours qui les accompagnent. Une manière de voir qui conduit à défaire les oppositions préconçues entre « musique » et « société », ou encore entre le « local » et le « global ».

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AUTEUR

TALIA BACHIR-LOOPUYT Talia BACHIR-LOOPUYT, parallèlement à des études à l’Ecole Normale Supérieure Lettres et Sciences humaines de Lyon (agrégation d’allemand en 2004), a suivi les cours de musique orientale de Marc Loopuyt à l’Ecole nationale de musique de Villeurbanne. Elle effectue des séjours d’étude en Turquie, ainsi qu’un premier travail de terrain dans le cadre du master 2 « Musique » à l’EHESS Paris (sur les pratiques de la musique turque à Berlin). Elle travaille actuellement à une thèse sur les musiques du monde en Allemagne, sous la direction de Michael Werner et de Wolfgang Kaschuba. Elle dispense également, en tant que monitrice, des cours en anthropologie de la musique à l’EHESS et l’ENS-LSH.

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Transe, musique, liberté, autogestion Une immersion de douze ans dans le monde des free parties et des teknivals

Guillaume Kosmicki

1 Cet article s’agence sous forme d’un bilan de douze ans passés dans le monde de la techno, de 1994 à 2006. C’est plus précisément de celui de la techno clandestine et contestataire qu’il s’agit, dont les manifestations festives, les free parties1 et les teknivals2, ont conduit l’auteur à travers toute l’Europe, en France en premier lieu, mais aussi en Espagne, en Italie, en Allemagne, en Hongrie, en Slovaquie, en République tchèque et en Pologne, sur la piste des travellers3. A l’image de la recherche qui a été menée, on se concentrera dans un premier temps sur une analyse des rapports particuliers qu’entretiennent les participants de ces fêtes avec la musique qui les rassemble, et principalement sur les phénomènes de transe, constitutifs de ces événements. Nous nous attacherons ensuite au sens attribué aux pratiques particulières de la free party, en précisant quelles sont les valeurs et les croyances des acteurs de ce mouvement social entièrement consacré à la musique.

2 Il convient toutefois de poser une limite aux analyses qui vont suivre : il est évident que douze ans représentent une très longue histoire pour un mouvement de musique populaire occidentale, généralement éphémère car en lien étroit avec la génération de jeunes gens qui l’a fait vivre et qui s’y est retrouvée avant son passage à l’âge adulte4. Par ailleurs, ces douze années faisaient déjà suite à six ans d’existence de la rave et des acid parties en Angleterre, modèles qui ont servi à l’élaboration des free parties 5. Ainsi, si nos résultats sont communs à toutes les fêtes observées et à tous les participants rencontrés dans les différents pays européens concernés, ils s’appliquent surtout aux six premières années d’observation participante engagées par leur auteur. Les free parties ont en effet par la suite peu à peu changé de visage. Le changement le plus évident, notamment dans le cadre de la France, est qu’elles sont passées d’une pratique ultra-minoritaire et méconnue à un phénomène sur-médiatisé en certaines périodes, et notamment celles où les phases de répression les plus sévères se sont abattues sur elles (1997 et 2001 principalement)6. D’autre part, face à l’affluence progressive d’un nouveau public,

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notamment liée à ce succès médiatique, certains aspects de ces fêtes ont largement évolué, et parmi eux les plus subversifs et contestataires. Pour preuve d’une certaine forme de récupération, on peut notamment constater que de nombreux ingrédients qui constituaient cette culture se sont retrouvés dans d’autres manifestations sociales, jusqu’à la publicité, pourtant représentante de ce que le mouvement rejetait. Tel est le cas des flyers7, passés dans le vocabulaire courant et utilisés pour toutes sortes d’événements autres que les fêtes techno. On peut penser aussi aux teknivals, rendus légaux et annoncés, puis couverts annuellement par les chaînes de télévision grand public. Ces derniers sont même devenus des enjeux politiques à certains moments, les différents partis cherchant à tirer à eux le bénéfice de la prétendue résolution du « problème de la techno ». Le mouvement a donc largement changé aujourd’hui, et notre recherche s’est depuis orientée vers d’autres voies qu’il a ouvertes, dont il sera question dans la conclusion de cet article.

Au cœur de la fête : la free party comme dispositif de transe

3 La free party est apparue en Angleterre à la fin des années 80. Elle est arrivée en France au début des années 90, puis dans le reste de l’Europe, en raison de l’exode de nombreux sound-systems8 suite à la forte répression subie sous les gouvernements Thatcher et Major. On trouve parmi eux Spiral Tribe, le plus fameux de tous 9. La free party représente un projet de fête « libre » et « gratuite » autour de la musique techno. Elle se trouve correspondre parfaitement à ce que Georges Lapassade définit comme un « dispositif inducteur [de transe] » (Lapassade 1990 : 41). Tout y est en effet conçu à cette fin, et c’est ce qui a constitué pour cette recherche un axe évident et particulièrement fécond 10, qui se ciblait principalement sur ce qui se trouve constituer le cœur de la fête : la musique et toutes les manifestations autour de la production musicale.

4 La notion de transe est prise ici selon une définition donnée par Lapassade : l’association d’un état modifié de conscience (EMC) et de son acception culturelle, le fait de le susciter et de l’intégrer dans une culture donnée à l’aide de « dispositifs d’induction sociale, [de] systèmes de croyances et [de] rituels par lesquels un EMC devient une transe » (Lapassade 1990 : 10). La définition de Gilbert Rouget rejoint par ailleurs cette dernière lorsqu’il expose qu’il s’agit d’« un état de conscience qui a deux composants, l’un psychophysiologique, l’autre culturel » (Rouget 1990 : 39).

5 Dans le cadre de la techno et de la free party, les « inducteurs » de transe sont multiples (nous reprenons la terminologie de Lapassade). Outre la musique, sur laquelle nous reviendrons plus bas, nous pouvons citer en premier lieu la fête elle-même et le mystère qui l’entoure. Jusqu’à leur surexposition médiatique de 2001-2002, ces fêtes ne se rejoignaient qu’au terme de parcours fiévreux parfois très longs et incertains, en plein milieu de la nuit. Ce parcours et cette attente débutaient tôt, lors de l’obtention d’un flyer, parfois jusqu’à un mois auparavant, puis se poursuivaient avec l’appel téléphonique d’une info-line qui y figure le jour dit, permettant l’obtention de l’information d’un premier point de rendez-vous, puis parfois plusieurs autres, et la rencontre avec des « passeurs ». Tout cela est saupoudré d’une forte notion d’interdit qui rajoute au pouvoir émotionnel de la fête en elle-même. Plus que l’interdit encore est la notion d’underground. Se sentir

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appartenir et vivre à la pointe d’un mouvement subversif amène directement l’individu à un certain état d’esprit particulier.

6 Autre inducteur : La free party remet en question la notion habituelle de l’espace. Son lieu est bien souvent très hétéroclite, surprenant, et utilisant dans la plupart des cas des bâtiments en ruine (une maison, un hangar, ou une usine…) qu’elle réenchante et fait revivre le temps de la fête. Ces lieux sont les espaces délaissés de notre monde quotidien, voire de notre société en général, normalement dignes de peu de considération, et ils deviennent pour le temps de la fête des lieux magiques de découverte de soi, des autres, et d’expérimentation sensitive.

7 On peut aussi relever la forte stimulation sensorielle suscitée au cœur de la fête, et que tout concourt à obtenir (fumigènes, lumières stroboscopiques, vidéos, diapos, tentures aux graphismes déstabilisants, spectacles de feu, décorations surchargées, etc.). Tout cela agit fortement sur le corps et les sens. Parmi les principaux ingrédients de cette surstimulation, la très forte intensité sonore : que l’on soit ou non sensible à la musique techno, on sent dans un premier temps bouger son cœur, son ventre, cligner ses yeux, vibrer sa poitrine…

8 Evidemment, la prise très courante de produits psychotropes lors de ces fêtes va renforcer grandement cette surstimulation sensorielle. Les drogues les plus consommées sont le cannabis, l’ecstasy, les amphétamines et le LSD, mais on trouve aussi la kétamine, le GHB, et d’autres produits encore. Chacune a une action particulière sur le rapport aux sons, aux lumières, à son propre corps et aux autres, mais elles ont en commun de développer une hyper-sensibilité générale et donc de favoriser la réception des individus à cet environnement favorable à la transe. Elles procurent aussi la plupart du temps un certain bien-être, qui est évidemment recherché, et qui favorise une euphorie générale et une certaine griserie à se laisser aller à ses sensations. Parfois, les comportements des consommateurs peuvent être très excessifs et la prise de risque particulièrement importante. Ces comportements poussent évidemment plus loin encore les individus vers des EMC profonds, voire spectaculaires.

9 La foule est aussi un inducteur non négligeable, et lorsque l’on se mêle à la danse, on se sent pris dans un « corps dansant » unique qui ne nous appartient plus, porté par la masse, rassurante, entraînante. Cette impression est d’autant plus forte que l’on se rapproche des enceintes, souvent énormes, où l’empathie générale se fait la plus forte. Cette notion de foule dansante rajoute au « déséquilibre physiologique » et à la « désorientation spatiale » que procure la danse (Rouget 1990 : 524-525). Parfois, sans chercher forcément à danser, le corps est pris dans le balancement général, sans effort, simplement entraîné par les vibrations synchronisées du public sur la musique.

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Fig. 1. La foule devant le son.

Le musicien est situé à droite du cliché, dans la structure métallique. Free party, Barcelone, janvier 2001.

10 Phénomène extrêmement important, et inducteur en lui-même : la position du musicien. Ce dernier n’est en effet absolument jamais mis en situation de concert ordinaire, à savoir sur une scène, en vue, en position de spectacle. Il est la plupart du temps situé au même niveau que les teufeurs11, parfois au beau milieu d’eux, parfois caché derrière des tentures, des bâches, ou derrière les enceintes. Dans le cas de lives12, les artistes préfèrent d’ailleurs souvent se mêler au public, totalement noyés au milieu de la masse dansante, pour se retrouver eux-mêmes au cœur du son, au même titre que les danseurs, et le ressentir de la même manière qu’eux, sans le phénomène déformant des retours13. La barrière musicien/public n’est pas du tout aussi franche que dans le milieu rock, où elle est cultivée et même essentielle (le chanteur ou le guitar-hero représentant souvent un symbole sexuel inatteignable qui permet un jeu complexe de séduction, de pulsions et de projection durant le concert). Là, tout le monde est au même niveau dans la fête, sans hiérarchie, et l’événement est donc l’affaire de tous, chacun en est l’acteur principal. C’est un contexte très particulier qui rompt avec la notion de spectacle telle qu’elle s’est fortement imposée dans notre société occidentale depuis le XVIIe siècle. Les prémisses de ces changements importants se sont initiés dans le mouvement happening depuis les années 60. Le résultat, dans le cadre des free parties, est un véritable face-à-face avec le son, pour les musiciens comme pour les danseurs, personnalisé sous la forme d’enceintes. L’immersion est totale et immédiate et ne demande pas l’étape de la projection volontaire dans une fiction qui se déroule, comme lors d’un spectacle. Le filtre humain est oublié pour mieux permettre cette immersion. Cette absence de séparation entre « musiquant » et « musiqué », pour reprendre la terminologie de Rouget, est une nécessité. Cela amène parfois les danseurs à une véritable personnalisation des enceintes : on leur parle, on

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danse autour d’elles, en fonction d’elles, on plonge sa tête à l’intérieur, d’ailleurs au détriment de toute prudence quant à ses fonctions auditives.

Fig. 2. Au plus près des enceintes.

Free party Kamikaze, vers Saint-Maximin, octobre 2001.

11 Par ailleurs, il est important de noter que tout invite à cette participation active de tous à la fête : tout performer est bienvenu (jongleur, cracheur de feu, grapheur etc.). Que ce soit au cœur de la fête ou autour, chacun est invité à jouer un rôle, à s’investir. Les flyers des teknivals vont d’ailleurs presque toujours dans ce sens, avec un message du type : « open to all sound-systems and all performers ».

12 Autre inducteur, la notion du temps est totalement bouleversée : la free party n’a pas de début, elle n’a pas de fin non plus. A moins d’être membre du sound-system organisateur ou dans son cercle proche, on arrive généralement lorsqu’elle est déjà commencée, et elle va durer toute la nuit, la journée qui suit, parfois même plus longtemps, comme dans le cas des teknivals. Nous sommes loin, très loin de la notion formatée du concert. Le danseur peut alors s’immerger plus totalement encore dans la musique, et ce pendant des heures, des jours même. Il arrive de rencontrer des individus n’ayant pas cessé de danser durant plus de dix heures, voire plus encore. Pas de commencement, pas d’achèvement, cela signifie aussi qu’on peut quitter la fête à tout moment, et éventuellement sa propre transe, sans rien « rater » d’un éventuel spectacle, pour rentrer chez soi ou pour se rendre sur un autre espace important qui la constitue, souvent, le jour venu : le parking (sauvage) où s’entassent tous les véhicules. Cet autre lieu a été dans un second temps un des points centraux de nos recherches, nous le verrons plus bas. Le rythme habituellement rencontré chez la plupart des teufeurs est de quitter le son vers midi pour y revenir le soir (dans le cas d’une free ou d’un teknival se prolongeant), la magie de la nuit aidant aussi à se plonger dans un état particulier. Le matin amène son lot de magie aussi, avec la joie d’un lever de soleil, c’est pourquoi l’intensité de la nuit se prolonge souvent quelques heures après sa fin.

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13 La croyance joue aussi un rôle particulier en tant qu’inducteur : parmi les nombreux propos des acteurs du mouvement, se révélait dans les premiers temps une volonté évidente de « changer le monde » par leur musique, par leurs pratiques. La musique, décrite comme « puissante », « magique », est considérée comme susceptible de faire « entrer en transe », ce qui est tout à fait important quant à l’obtention de cet état. Lorsqu’on relève les propos des teufeurs, nombre d’entre eux utilisent des termes très forts sur les effets que leur procurent les sons : « Le DJ a fait mal », « Cette musique me fait péter les plombs », « Ca m’a retourné », « C’est trop puissant, on ne peut pas y résister », « Ces sons me défoncent le cerveau », « Y a pas moyen d’y échapper, la techno déchire tout, tu peux plus réfléchir ! ». Tout cela développe une certaine théâtralisation de la transe, prouvant une acceptation et une recherche de cet état. Gilbert Rouget a bien montré combien cette théâtralisation pouvait être importante dans les phénomènes de transe, « […] une apparente contradiction dont il faut bien prendre son parti : la transe peut être volontaire, elle n’est pas insincère pour autant » (Rouget 1990 : 536). Comme Lapassade le souligne de son côté, « les croyances ont un rôle fondamental dans la production sociale des transes » (Lapassade 1990), et celle de croire la musique toute- puissante est indéniable.

14 Le temps, l’espace, son propre corps, le rapport aux autres, tout cela est remis en question dans le cœur de la free party par ces différents inducteurs très variés. Il en ressort évidemment que les corps sont souvent soumis à des performances extrêmes, repoussant les limites de la fatigue, ce qui peut encore une fois déclencher ou entretenir les phénomènes de transe.

La musique des free parties : frange dure de la musique techno

15 La musique a évidemment une place de choix parmi ces inducteurs. Peu de gens ont été immédiatement accroché par cette musique, et quasiment tous sont passés par une période d’initiation, plus ou moins longue, menée par des amis eux-mêmes adeptes de cette musique et précédemment initiés (voir Kosmicki 1996 et 1997a sur ce point). Mais pour beaucoup, il a ensuite été question d’une « révélation » très forte, terme que l’on retrouve aussi bien chez les membres des sound-systems que chez les teufeurs.

16 Rejoignant Gilbert Rouget, nous affirmons évidemment qu’en aucun cas une musique ne saurait avoir le pouvoir sui generis et encore moins universel de déclencher la transe. De la même manière, aucun des inducteurs précédemment cités, pas même la consommation de produits psychotropes, n’a le pouvoir de les déclencher non plus 14. Seules leur combinaison idéale et leur intégration dans une culture en ont le pouvoir.

17 Ceci étant dit, nous avons pu retrouver dans la musique techno nombre d’éléments que Rouget avait relevés dans son ouvrage comme phénomènes couramment observés dans différentes musiques de transe dans le monde, même s’il n’existe aucun universel de la musique de transe. Cela ne saurait être un hasard, car la réception de certains éléments musicaux favorise la perte de repères spatio-temporels nécessaire à cette entrée en transe. Le premier de ces éléments est la répétition rythmique immuable, qui amène à une cristallisation du temps. Cette répétition est bousculée par des moments de dramatisation, justement propices à l’entrée en transe : brisures de rythmes, paroxysmes musicaux tels qu’accélération, crescendo, montée en puissance d’un élément (par le

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filtrage, un glissando vers les aigus, ou le développement progressif d’un effet : écho, phasing, réverbération, etc.). Souvent, ces éléments sont liés à l’apparition ou à la disparition du beat15. Nous avons longuement parlé ailleurs de cet élément et de la double et forte symbolique qu’il véhicule, celle d’un battement de cœur humain, élément organique, et celle de la régularité implacable d’une machine en mouvement, élément mécanique (Kosmicki 1999, 2001, 2002, 2004). Elle favorise un sentiment de proximité des danseurs avec cette musique : ressemblant à notre propre cœur en mouvement, elle nous projette dans le même temps dans une pulsation robotique pourtant a priori très éloignée de nous. Parmi les aspects ludiques qui constituent la musique techno et dont il sera question plus bas, l’apparition et la disparition du beat figurent en très bonne place.

18 La construction des productions de musique techno en empilement de bandes, souvent partant d’éléments simples, petites cellules rythmiques ou mélodico-rythmiques élémentaires en répétition, arrive vite, par juxtaposition, à des tensions considérables. Au bout d’un certain nombre de surajouts, la perception n’est plus apte à décomposer la richesse de l’imbrication de ces éléments, si simples soient-ils à la base, ce qui provoque ces moments de climax importants. Philip Tagg a fort bien rattaché cette construction égalitaire des bandes, l’émergence du fond au détriment de la figure, à l’utopie de communion, d’ouverture et d’égalité des participants à ces fêtes (Tagg 1994).

19 Un paramètre extrêmement important de la performance musicale, que ce soit dans la production ou dans sa réception, est l’aspect ludique qui lui est rattaché. A tout moment, le musicien cherche à tromper les danseurs, jouant sur le retour du beat, par exemple, ou sur des illusions auditives. Souvent, de son côté, le danseur s’amuse à anticiper sur la musique, à tenter un jeu fictif de simulation de contrôle. Ce jeu, nous l’avons décrit comme étant extrêmement important au niveau du sens musical de la musique techno des free parties (Kosmicki 1999, 2001, 2002, 2004). Représentant la frange dure de la musique techno en général, le hardcore aux sonorités industrielles, cette musique porte en elle la symbolique de la machine toute puissante en action, celle de l’industrie, de l’usine, qui écrase l’individu. On comprend alors toute la fonction cathartique que peut revêtir le fait de danser sur ces sons, de s’en amuser, et de les entendre martyrisés. Le musicien ne cesse en effet de les mettre à mal, de les bloquer, de les faire ralentir, peiner, puis de les relancer, triomphants, accompagnés immanquablement par les cris des danseurs. Quelle meilleure définition que les propos de ce teufeur qui déclare avoir le sentiment de « danser sur les ruines de l’Occident » ?

20 Autre élément extrêmement important de ces musiques : les sons acid. A l’origine, il s’agit de sons issus de la réutilisation de la TB 303, bassliner (synthétiseur spécialisé avec séquenceur intégré dont la fonction primordiale est de concevoir des lignes de basse), fabriqué par la firme Roland dans les années 80, au filtre très puissant, dont les sonorités n’avaient absolument pas convaincu les rockers auxquels il était en premier lieu destiné. Ce son puissant, aux sonorités extrêmes lorsque le filtre est poussé dans ses régions les plus aiguës, a quasiment atteint le statut de véritable « devise musicale » comme Rouget le décrit dans le cadre de la transe de possession. Ces sons, nommés « acid » en premier lieu en raison de leurs sonorités stridentes, mais aussi en référence aux différentes drogues consommées autour de ces musiques, ont depuis donné naissance à de nombreux sous-genres de techno, dont l’acidcore, très apprécié en free party. Ils sont produits aujourd’hui par de très nombreuses autres sources (échantillonneurs, ordinateurs avec logiciels de modélisation sonore, synthétiseurs divers etc.) et ils possèdent un fort impact symbolique auprès des teufeurs, notamment du fait du nom qui les qualifie

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internationalement. Ces sons représentent en effet le plaisir obtenu par la prise de certains psychotropes (ecstasy et LSD principalement). Au son de l’acid, parfois renforcé par des voix échantillonnées ponctuant ces lignes de basses filtrées avec des « Acid » dits sur tous les tons et avec toutes sortes d’expressions vocales, des milliers de teufeurs se retrouvent dans une idée de subversion générale, au sein d’un « nous » que seuls peuvent comprendre les initiés, les consommateurs, ceux qui ont eu la « révélation », l’heureuse association drogue-musique qui les a un jour transportés et qui les transporte encore. Il n’est donc pas du tout étonnant que la plupart des climax dont il a été question plus haut soient aussi souvent en rapport avec l’évolution de ces sons acid, au moment où les filtrages se montrent le plus agressifs.

21 Enfin, il faut préciser que la musique techno se conçoit en direct. Elle est en effet en grande partie improvisée par le musicien, qu’il mixe aux platines ou qu’il joue en live, en rapport serré avec les danseurs. La performance est vraiment collective, car les cris du public peuvent pleinement être pris comme des éléments musicaux constitutifs de l’événement sonore dans son ensemble. Ils accompagnent les climax, les enrichissent, les stimulent, les suscitent parfois 16.

Parkings, camions, squats : la construction orale d’une utopie

22 La suite de cette recherche s’est axée sur les paroles des acteurs, les idées échangées dans les différents lieux où l’on pouvait les voir évoluer. On y trouve, en très bonne place, les parkings qui bordent les free parties, lieux de sociabilité extrêmement importants. Durant les longues heures que durent les événements, les participants, au delà d’échanges strictement liés à la fête elle-même et à ses besoins (substances psycho-actives, nourriture, services etc.), vont aussi y échanger leurs idées, partager leurs valeurs et leur vision du monde. Ces réflexions se poursuivent dans les périodes qui séparent les fêtes : sur la route, dans les camions, fourgons et bus qui servent à transporter la logistique des fêtes comme à loger les membres des sound-systems ; ou dans les moments de pause, souvent dans des lieux alternatifs comme les squats.

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Fig. 3. En marge des sound-systems, en soirée.

Teknival de Florac, août 2001.

23 La première idée qui anime tous ces acteurs est celle de la contagion, du prosélytisme. En effet, leur vie n’est vue que comme une suite de fêtes, qu’ils considèrent réellement comme des « missions » dont ils sont investis. Le suivi des parcours de différents acteurs du mouvement a montré que beaucoup de ces acteurs ont aujourd’hui changé de voie et ont abandonné ces « missions » qu’ils s’étaient fixées, comme nous en parlons dans notre conclusion. Mais l’important était ce discours constant, si valable pour le présent, hic et nunc, de la plupart d’entre eux, mêmes si les actes ont souvent cessé de suivre. Le but est de répandre « la bonne parole techno », de fête en fête, de ville en ville, de pays en pays. Les discours s’arrêtent souvent quasiment là et le message semble bien maigre. C’est qu’il n’est pas explicitement posé. Uniquement basée sur l’oral, la free party n’a pas disposé de texte fondateur. Tout, dans ce monde, se réalise au service de ces fêtes, tout tourne autour de la musique, et cela justifie l’investissement énorme qui est consenti par ces individus.

24 C’est là que se trouve, vécu bien plus qu’explicité, l’engagement le plus intense, le plus riche et le plus poussé des acteurs du mouvement. On se rend en effet difficilement compte des difficultés quotidiennes suscitées par leur choix de vie marginale tant qu’on ne l’a pas pratiquée soi-même. Les contraintes sont multiples, et parmi elles : devoir quasi-quotidiennement et de manière erratique chercher un lieu propice pour camper, « se poser » ; subir les regards négatifs des populations locales, voire les remarques ou les actes réprobateurs ; avoir fréquemment à négocier avec les forces de l’ordre, souvent au réveil, très tôt, et justifier continuellement de sa place, de son droit à choisir son mode de vie. Il y a aussi la dureté de ce choix de vie, l’inconfort relatif, les moyens rudimentaires de subsistance. Les idées générales qui sont défendues par les acteurs de la free party, en grande partie travellers dans les premiers temps du mouvement avant une sédentarisation générale, sont des idées libertaires bâties autour de valeurs d’autogestion issues du

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mouvement punk anglais de la fin des années 70 et développées durant les années 80, avec « Do It Yourself » comme devise principale.

25 Le groupe est basé sur une structure non-pyramidale. Au sein du sound-system,chacun occupe une fonction particulière ; mais il est surprenant de constater la grande diversité des compétences des membres et leur entraide sur différents problèmes. Il nous est arrivé de nombreuses fois d’observer des situations telles que celle-ci, qui parle d’elle-même (résumé tiré d’un carnet de terrain) : « Dans un squat occupé momentanément entre deux voyages, C. pose une clef plate de 21 pleine de graisse et délaisse quelque temps le moteur du bus qu’il refait entièrement avec deux acolytes, avant que son équipe ne reprenne la route, pour se pencher dans la minute qui suit sur un ordinateur Amiga et aider F. à résoudre un bug dans un programme informatique de musique (pour commander une machine en MIDI). Il saisit ensuite une bombe de peinture et poursuit la réalisation d’un graf sur un des autres véhicules de leur sound-system. Il s’entretient en même temps sur l’intendance avec d’autres personnes, évaluant les récupérations sur le marché du village voisin qu’ils ont pu faire dans la matinée, et les victuailles qu’ils ont trouvées dans les poubelles d’un supermarché. L’activité suivante est de se pencher sur un autre ordinateur pour achever la confection d’un flyer pour la prochaine fête qui se tiendra dans deux semaines. »

26 Cet exemple montre à quel point l’autogestion est poussée jusqu’au bout dans cette culture, et à quel point l’utopie et la contestation sociale se vivent dans l’acte plus qu’elles se conçoivent dans la parole. La solidarité des membres est aussi leur force dans la prise de risque importante qu’il y a à organiser des événements illégaux. Fréquemment, au cours des free parties, des discussions houleuses avec les forces de l’ordre s’engagent, allant dans quelques cas jusqu’aux affrontements physiques, et même à de véritables batailles rangées. Le public est solidaire aussi dans ces cas, sur un principe de responsabilité collective cher aux acteurs du mouvement, mais une fois la fête finie, il est clair que seuls les membres des sound-systems seront redevables devant la loi en cas d’inculpation.

27 La Spiral Tribe parlait de l’alliance de la technologie et de la nature qui se retrouvait au sein d’une transe collective. Il faut y ajouter la débrouille, le système D, la récupération et le tableau des idées est quasiment complet.

28 Enfin, il y a aussi le rejet du travail salarié, celui de la propriété privée (y compris concernant les œuvres musicales, qui se partagent librement, se modifient, sans que personne n’y trouve à redire) et la méfiance de l’argent, non absent, mais notamment contrebalancé par le troc : « Les clubs vous vendent une bonne nuit : votre seule action est de vous y rendre et de payer. […] Le gouvernement sait cela, qu’il est dangereux qu’un nombre important de personnes en harmonie les unes avec les autres se réunissent autour de quelque chose en complet désaccord avec leur système de valeurs. Ce système de valeurs, c’est l’argent, et le nôtre n’a rien en commun avec l’argent, c’est gratuit. On ne peut pas faire plus antinomique »17.

Années 2000 : que sont les techno-travellers devenus ?

29 Les free parties ont considérablement marqué le paysage festif actuel avec leurs manières de faire très différentes, sorties des contextes habituels de salles de spectacles prévues à

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cet effet. En France, un chapitre de loi leur a été consacré, dans le cadre de la Loi sur la Sécurité Quotidienne (2001), précisément et notamment sur ce point. Elles sont nombreuses encore, tous les week-end, dans toutes les régions de France, mais sont beaucoup moins importantes depuis la loi, et surtout beaucoup plus discrètes. Elles ont grandement perdu de leur caractère subversif en même temps que de leur popularité, et sont un bien maigre pendant à l’aspect officialisé de leurs modèles originels : les trois à cinq teknivals organisés chaque année à grand renfort de médias, de plus en plus parqués, surveillés, hyper-organisés et pour lesquels le hasard a de moins en moins de place. Pour comprendre ce qu’en pense la majorité des acteurs du passé, il suffit de retenir le vocable qu’ils utilisent pour les qualifier : des « sarkovals ». Dans ce contexte, la voie qu’a poursuivie cette présente recherche a été de se consacrer aux différentes pistes qu’ont suivies des acteurs de ce mouvement tout en respectant leurs utopies, les valeurs par lesquelles ils se reconnaissaient en lui. Evidemment, nombreux sont ceux qui « ont raccroché », « se sont rangés », ou qui parfois ont profité de leur notoriété pour vendre toujours plus de disques, et notamment dans le domaine de la grande distribution qu’ils fustigeaient. Ceux-là ont bien moins retenu notre attention que de nombreux individus qui ont poursuivi sur la voie du nomadisme, se déplaçant dans différentes régions, voire différents pays pour vivre de temps à autre au gré d’emplois saisonniers, parcourant toujours les différentes fêtes organisées çà et là, principalement en Italie et en Espagne aujourd’hui, et conservant des idées de liberté qu’ils pensent en accord avec ce choix de vie. D’autres se sont sédentarisés, mais en renouant avec les idées premières de la free party comme l’intention de vivre en harmonie avec la nature, privilégiant l’agriculture biologique, l’habitat écologique, etc. Certains poursuivent dans une autre voie qu’ils ont expérimentée au sein de sound-systems : celle de la vie collective, mais cette fois plus sédentaire, dans des squats, mais aussi sur des terrains achetés en commun, ou dans des grandes locations. Beaucoup organisent toujours des événements, mais de manière moins spontanée, moins systématique, et très fréquemment en respectant certains engagements, au delà d’une vision d’hédonisme pur : fêtes reposant sur les énergies renouvelables, défendant des idées contestataires et/ou politiques, ou même humanitaires. On se retrouve dans un cas de figure étonnamment proche de celui des années 70 où, partout, on avait proclamé « The dream is over ». L’utopie perdure de manière plus cachée, souvent plus individuelle aussi, moins festive et probablement plus constructive, quoique moins spectaculaire.

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NOTES

1. « (ou free) : de l’anglais ‘fête libre’, fête techno clandestine et sur donation (le participant donnait ce qu’il voulait lors des premières free, cigarettes, argent, etc. Ensuite, le prix a eu tendance à se stabiliser autour de 10 francs, puis 2 euros). Le terme anglais ‘free’ prête à confusion avec la notion de gratuité. Si elles ne sont pas réellement gratuites, ces fêtes sont en tout cas beaucoup moins onéreuses que les soirées en club. » (Kosmicki 2004 : 169) 2. De « techno » et « festival ». Free party géante de plusieurs jours regroupant plusieurs sound- systems à l’invitation de l’un d’eux (Kosmicki 2004 : 171). 3. « ‘Voyageurs’. Le terme désignait à l’origine les ‘new age travellers’ issus du mouvement punk de la fin des années 70 en Angleterre, groupe de gens qui avaient choisi la vie nomade. À la fin des années 80, ils furent rejoints par les citadins qui avaient adopté la musique techno et qui fuyaient les villes et leurs clubs, lesquels subissaient des lois de plus en plus draconiennes du gouvernement Thatcher (fermeture imposée à 2 h du matin) et dont les prix étaient très élevés. Séduits par leurs manières de faire, certains les adoptèrent pour devenir ‘techno travellers’ « (Kosmicki 2004 : 171). 4. Voir à ce sujet les interprétations d’Etienne Racine, qui décrit les fêtes techno comme un rituel de passage à l’âge adulte en des temps où les derniers rituels disparaissent progressivement : armée, permis de conduire, mariage (Racine 1998). 5. Voir notamment l’ouvrage de Guillaume Bara pour approfondir l’histoire de la musique techno (Bara 1999). 6. On consultera pour approfondir sur les grands changements apparus dans cette culture en France et sur leurs causes l’article « Free party : la fin d’un rêve ? » (Kosmicki 2004). Ces changements sont arrivés de manière identique dans les autres pays européens concernés, et ce même article pourrait aisément être transposé à ces pays. 7. « Prospectus annonçant la tenue d’une fête, et diffusé de la main à la main ou chez des disquaires spécialisés. Dans le cadre d’une free, il est photocopié la plupart du temps en noir et blanc, avec une esthétique souvent sobre, une date, un nom de sound-system, éventuellement le nom de quelques artistes et une info-line (numéro de téléphone ou de boîte vocale que le participant doit appeler le jour J, souvent tard, pour avoir les informations pour rejoindre le lieu) » (Kosmicki 2004 : 169). 8. « à la fois système de sonorisation mobile complet, véhicules qui le transportent, et personnes qui le servent (on utilisait parfois le terme de « tribus », à l’instar de la Spiral Tribe, quoique certains sound-systems le rejettent). » (Kosmicki 2004 : 170) 9. Sur l’histoire de la Spiral Tribe, consulter http://mewfree.free.fr/REno/Spiral %20Tribe/ att.htm (mémoire de maîtrise d’ethnomusicologie en ligne) 10. Les premières analyses comparaient plusieurs types de fêtes, raves officielles, clandestines, clubs et free parties (Kosmicki 1996, 1997). Voir aussi à ce sujet Fontaine & Fontana (1996) 11. De « teuf », verlan de « fête » : adeptes des free parties. 12. Jeu en direct avec des « machines » : ordinateur, synthétiseurs, boites-à-rythmes, échantillonneurs, multi-effets, etc.

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13. Ce phénomène n’est pas autorisé pour les DJs qui, de par leurs outils (devenus de véritables instruments entre leurs mains), sont soumis à des contraintes techniques comme le rumble : le micro de leur platine capte le son des enceintes s’ils sont placés devant, déclenchant une sorte de larsen grave continu dès qu’ils montent le volume. 14. Une très mauvaise expérience sous LSD, par exemple, pouvant se solder par un séjour en hôpital psychiatrique, en est une preuve parfaite. 15. Paramètre fondamental de la rythmique techno, il s’agit du battement régulier du pied de grosse caisse synthétique, fameux « boum-boum » tant décrié par les personnes qui rejettent cette musique. 16. Depuis 1998 à peu près, on entend par exemple en France, dans toutes les free parties, les cris « Allez ! » ou « Fais péter ! » qui encouragent les musiciens à redoubler d’intensité. Ces cris sont émis individuellement par les danseurs pour montrer leur approbation, ou au contraire leur frustration devant un passage jugé trop mou. Ils ont aussi une fonction de cri de ralliement, de reconnaissance collective (on les trouve fréquemment sur le net dans les discussions entre teufeurs, et chacun sait qu’ils font référence au plaisir de la danse). 17. Propos de Simon in Collin (1997 : 209).

AUTEUR

GUILLAUME KOSMICKI Guillaume KOSMICKI a été chargé de cours à la Faculté de Lettres d’Aix-en-Provence (1998-2004). Il a enseigné la Musique Assistée par Ordinateur (2001-2005) au Conservatoire Darius Milhaud. Depuis 1997, il est enseignant-conférencier dans de nombreuses institutions (Centre National de la Fonction Publique Territoriale, Bibliothèques Départementales de Prêts, etc.).

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Ruse, système et opportunité

Victor A. Stoichiţă

Musiciens brocanteurs

1 « Un lăutar doit savoir jouer de tout » (lăutarul trebuie să ştie să cânte de toate). En Roumanie, cette phrase a valeur de maxime. On appelle lăutari ces musiciens professionnels qui animent les grandes cérémonies comme les mariages, les baptêmes et les enterrements, qui jouent le soir dans les restaurants ou passent souhaiter la bonne année en fanfare. La liste de leurs engagements possibles est ouverte : en principe, les lăutari sont disponibles pour n’importe quelle prestation, du moment que celle-ci est rémunérée. Dans cet article, je propose une description de la performance musicale à partir des notions de « ruse », de « malice » et d’« astuce », sous lesquelles les lăutari moldaves regroupent des manières de traiter les auditeurs aussi bien que les mélodies1.

2 Le répertoire d’un lăutar moyen (moyennement bon, moyennement âgé), est hétéroclite : les pièces paysannes y côtoient les valses et les tangos, les marches pompières et les succès des discothèques bucarestoises. Il faut que chacun y trouve son compte et, bien que les musiciens aient leurs petites préférences, tous affichent la même volonté d’éclectisme. Un bon lăutar tient donc quelque chose de l’ordre du bazar ou de la brocante musicale.

3 Lorsque les lăutari animent de grands événements comme les mariages ou les baptêmes, il est fréquent qu’on leur demande de jouer durant plusieurs heures d’affilée. Ils ne jouent en principe que des « mélodies » (melodii) en bonne et due forme 2. Un musicien peut toujours « improviser » (a improviza), jouer « ce qui lui passe par la tête » (ce-i trece prin cap) ou « lui tombe sous le doigt » (ce-i cade la deget), mais ces pratiques sont assimilées à des bricolages et dénotent l’incapacité ou le désintérêt pour la qualité musicale. La qualité découle du travail, de la maîtrise et de l’attention, et prend toujours la forme d’une melodie, ou bien d’une suite de melodii, enchaînées les unes aux autres. Elles n’ont pas toutes un nom, mais toutes pourraient en recevoir un (il suffit de demander) : dans le bazar-brocante des musiciens, les melodii sont, en principe, des articles identifiables. Ce principe permet notamment d’en commander l’exécution à l’unité durant une fête.

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4 L’analogie s’arrête toutefois là. Car si les articles d’une échoppe se laissent aisément dénombrer, tel n’est pas le cas des melodii. « Combien de melodii connaissez-vous ? » est une question à laquelle les lăutari peinent à répondre. Personne ne la pose d’ailleurs dans la région, à l’exception, parfois, de journalistes ou d’anthropologues un peu naïfs (dans ce cas, les musiciens les plus rodés annoncent simplement un nombre au hasard). C’est que les melodii se font et se défont, au gré des fantaisies, modes, traits de génie, trous de mémoire et contraintes techniques, sans qu’il soit vraiment possible de savoir à quel moment une « variante » se détache de son « modèle », pour accéder au statut de « melodie » à part entière.

5 Les facteurs de variation ne sont pas tous de même nature. Certains sont prisés et recherchés. C’est le cas notamment des idées astucieuses que les musiciens qualifient de « ruses » (şmecherii) ou « malices » (ciorănii), et qui rajoutent « du sel » (sare) à un jeu autrement « droit » (drept) et « fade » (fără sare). Nous en verrons bientôt des exemples. De l’autre côté, il y a les bricolages liés aux limites des instruments et à celles des instrumentistes. Remplacer une progression chromatique aux doigtés difficiles par un « équivalent » diatonique en est un exemple banal ; mais on peut aussi, sur le même principe, substituer à une partie dans une tonalité périlleuse une autre, plus commode, piochée dans une melodie différente ou calquée sur l’original. Ces variations ne sont évidemment pas des facteurs de qualité musicale, mais on les qualifie de la même manière : ce sont des « ruses » ou des « malices » (ciorănii, şmecherii)3.

6 Pour les connaisseurs, c’est bien la même aptitude qui est à l’origine des inventions brillantes et des colmatages de secours. Elle est aussi indispensable pour apprendre le métier de musicien que pour réussir professionnellement. Un lăutar joue dans toutes sortes de circonstances plus ou moins prévisibles. La ruse lui permet de tirer son épingle du jeu dans les plus défavorables d’entre elles, et d’accroître son profit ou sa renommée lorsque les conditions s’y prêtent.

7 La şmecherie/ciorănie des lăutari a pour caractéristique d’exploiter, de manière serrée, des opportunités fournies par le contexte. Ici, cette notion doit être comprise dans un sens élargi : il peut s’agir aussi bien des rapports entre les convives d’une fête que de la configuration d’une mélodie particulière ou de l’état des ressorts d’un saxophone. À chaque fois, la ruse se déploie à partir des circonstances et tend vers un résultat particulier (pousser à la danse, inciter les bakchich, se faire passer pour une vedette, calmer les mécontentements, etc.). Elle est ancrée dans les exceptions du présent, ce qui n’empêche pas certains lăutari d’être (toujours) plus rusés que les autres. Face à une notion de ce genre, il est impossible de tracer une démarcation nette entre la performance et les modèles qui, théoriquement, y président. Dans la pratique des lăutari rusés, la distinction entre improviser, composer et interpréter ne fait pas vraiment sens.

Répertoire

8 Si l’on peut dire des lăutari qu’ils jouent un répertoire, l’identité de ses items ne se reflète qu’imparfaitement dans la manière dont on nomme ces derniers. Une même melodie peut avoir plusieurs noms et plusieurs noms peuvent désigner le même air. Les limites de ce qui est « le même air » ne sont d’ailleurs pas consensuelles : confrontés à plusieurs variantes, certains auditeurs entendront une même melodie là où d’autres en

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distingueront deux. Comme elles se ressemblent toutes plus ou moins, il n’est guère difficile d’argumenter, dans un sens comme dans l’autre.

9 Un nom typique pour une mélodie est « hora lui Mitică », où hora est un genre musical et Mitică un individu. Ce dernier s’avance parfois lui-même vers les musiciens en leur demandant simplement : « jouez-moi ma horă ». À eux de comprendre, ou de demander un complément d’information, qui sera alors probablement fredonné. En Roumanie, les Mitică se comptent par milliers, et chacun peut avoir sa « hora lui Mitică », qui sera connue ailleurs comme « hora lui Jănică » ou peut-être, si Jănică l’a entendue à Tarniţa « hora de la Tarniţa »… En dehors d’une dizaine de mélodies cérémonielles et d’une poignée d’autres airs connus sous des noms fixes, le langage ne dispose donc que de marqueurs éphémères pour pointer les entités du répertoire musical4.

10 Le « grand public » n’a qu’un intérêt modéré pour les questions de ce genre. Dans leur grande majorité, ceux qui embauchent les musiciens attendent essentiellement de la musique qu’elle les fasse danser et accompagne leurs émotions de manière appropriée. De tels auditeurs ne sont pas toujours sensibles aux parentés structurelles. Ils peuvent par exemple accorder plus d’importance aux timbres ou à l’arrangement, et ne pas reconnaître spontanément les variantes jouées par des instruments différents. La plupart peinent aussi à suivre « la même melodie » lorsque la carrure (et donc le pas de danse) change. C’est pourtant du sens commun pour les musiciens : le même air peut être joué au violon ou en fanfare, en 4/4, en 6/8 …

11 Les mélomanes attentifs décèlent ces transformations, ainsi que d’autres, plus radicales, comme le fait de changer le mode de la melodie (de majeur à mineur par exemple), ou encore de jongler avec les parties qui la composent (substituer un segment à un autre, en intercaler un nouveau, etc.). Pour ces connaisseurs, les « ruses » et « malices » par lesquelles les lăutari combinent les styles et adaptent les melodii peuvent faire l’objet de discussions interminables. Elles aboutissent à tisser un réseau de parentés serré, où l’identité et la différence théoriques des pièces se dissolvent en une similitude plus ou moins forte. Si les limites entre melodii existent par principe, elles s’évanouissent donc, en pratique, dès qu’on tente de les tracer avec précision.

Faire et sortir

« Pour eux, ça n’avait pas d’importance qu’ils soient dans une tonalité ou une autre, parce qu’ils improvisaient, mais ils arrivaient toujours sur les cadences sur lesquelles tu les attendais… Tu ne reconnaissais pas l’ancienne mélodie, mais tu savais qu’elle était là. Les motifs existaient, cachés, et ça se terminait pareil. » (Costică Lupu, violoniste roumain, au sujet des lăutari tsiganes, cité par Rădulescu 2004 : 170, ma traduction.)

12 Les melodii jouées par les lăutari sont loin d’être inertes. D’un été à l’autre (et en fait plus vite encore) la mode passe et les transforme. Amputées d’une partie, complétées d’un refrain, balancées entre divers ensembles instrumentaux, elles perdent leur identité en variantes plus ou moins répandues. Le basculement de ces variantes en melodii à part entière est progressif, et seule l’ubiquité permettrait d’en suivre les ramifications dans la myriade d’interactions sociales concrètes qui lui donnent corps. Ce qui est sûr est que des melodii « nouvelles » (noi) peuvent apparaître, sans que personne ne les « invente » (inventează) ni ne les « crée » (crează).

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13 L’un des termes qui préserve le mieux cette ambiguïté (et il est fréquemment employé) est « sortir » (a scoate). « Sortir » une melodie peut être aussi bien l’inventer que la populariser. On peut ainsi sortir une horă (genre binaire à 4/4) d’une sârbă (ternaire en 12/8), ou de deux bătute n’en faire qu’une seule. Les musiciens qui « sortent » des melodii expliquent que leur procédé de création est, en essence, une recombinaison de matériaux mélodiques préexistants.

Section harmonique d’une fanfare.

Photo Fanny Logeay.

Formation amplifiée dans une fête de mariage.

Photo Victor A. Stoichiţă.

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14 « J’avais une bonne imagination, d’accord ? Moi, je les prenais et les travaillais à la maison. J’avais une mémoire fantastique, pour l’audition, pour retenir, d’accord ? Je n’oubliais jamais. Et si j’entendais un morceau, comme ça, plus laid, moi je le travaillais à la maison, et je l’embellissais. Regarde, là (il montre l’un de ses disques) j’ai des morceaux créés par moi, d’accord ? Personne ne les a faits, c’est moi qui les ai faits. Par exemple, j’entendais un air lent comme ça. Moi, j’en faisais une sârba, un brâu… je le faisais évoluer. Je gardais ce qu’il y avait de meilleur. De trois variantes, il m’en restait une (T. U., accordéoniste bucarestois, cité par Rădulescu 2004 : 80, ma traduction).

15 On parle aussi de « faire » (a face) une melodie. En principe, cela signifie plutôt la « jouer » que l’« inventer » ; mais entre les deux, la différence musicale n’est pas toujours flagrante. Lorsqu’un convive s’avance vers les lăutari pour leur demander « sa » horă, il emploie le verbe « faire », plus souvent que « jouer » (a cânta)5 : « fais-moi telle mélodie ». Dans le passage cité ci-dessus, le « faire » de T.U. ne change pas de nature même s’il implique une manière différente de traiter les modèles préexistants. Clairement identifiés dans la demande des convives, ils sont en devenir entre les mains des musiciens. « Faire » n’est en aucun cas une métaphore ; il désigne une réalité banale, commune à tous les métiers artisanaux : pour qu’il y ait quelque chose, il faut le faire, et le refaire à chaque fois qu’il n’y en a plus. C’est ce que relevait déjà Brăiloiu (1973 : 137-147) : « Sans l’aide d’un écrit, le créé ne saurait durer que par le consentement universel de ceux qui le gardent, lui-même conséquence de l’uniformité de leurs goûts. […] [L’ ‘œuvre’ orale] n’est pas une ‘chose faite’ mais une chose ‘que l’on fait’ et refait perpétuellement. »

16 On mesure ici l’écart avec la musique écrite, qui s’« interprète » dans la performance, mais ne s’y « fait » pas.

17 Le consentement universel et l’uniformité des goûts sont rares en pratique – Brăiloiu lui- même le savait fort bien. « Chacun joue dans son style » (fiecare cântă în stilul lui), commentent les musiciens, avec le même degré d’évidence que lorsqu’ils affirment qu’« un lăutar doit savoir jouer de tout ». Pour les connaisseurs, le répertoire des lăutari moldaves se dissout en styles régionaux, locaux, villageois et, en fin de compte, individuels. Oscillant entre reproduction et fabrication, la performance musicale est consubstantielle à cet ensemble. Entre les configurations sonores, concrètes et éphémères, auxquelles les musiciens donnent naissance à chaque fois qu’ils jouent, et les structures les plus stables et récurrentes de la musique locale, la transition est continue. Style, performance et répertoire apparaissent ainsi comme trois aspects inhérents à ce produit sonore et idéel que les lăutari proposent à la vente.

18 Ce qui le rend attachant, et incite les auditeurs à en redemander, est d’une autre nature. Nul n’ignore que certaines circonstances peuvent associer une émotion à une melodie, ou amplifier celle qu’on y décèle déjà. De manière plus ou moins arbitraire, tel air fait penser tel individu à la perte d’un être cher, tel autre ravive en lui l’allégresse d’un événement heureux, tel le rend mélancolique, ou l’incite à boire ou à profiter de l’instant présent6. Aux côtés des melodii personnelles, certains villages ont eux-mêmes « leur » sârbă ou « leur » horă, qui font bondir les convives sur l’aire de danse ou réveillent leur fierté, les incitant au bakchich. Les lăutari s’efforcent de tenir mentalement à jour le catalogue de ces associations. Mais plus ils se déplacent dans des villages différents ou éloignés, moins ils ont de chances d’y parvenir.

19 Ces melodii peuvent toutes être des « leviers » émotionnels particulièrement efficaces. Le simple fait de les exécuter (quelle qu’en soit la manière) peut en déclencher les effets.

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Pour animer une nuit de fête, elles sont cependant insuffisantes. Les lăutari doivent jouer de nombreux autres airs, qu’on pourrait qualifier d’« impersonnels » en ce qu’ils ne font pas appel à des associations de cette sorte. Aux dires des musiciens, ce qui rend ces melodii attachantes, et en un sens convaincantes, est alors la ruse. Une performance concrète en fournira des exemples.

De quoi les mélodies sont-elles faites ?

Les matériaux

20 Mirabela et Marian se marièrent le 8 août 2003 à l’église de Zece Prăjini. Comme de coutume, un grand banquet eut lieu le soir. L’ensemble instrumental embauché pour l’occasion comprenait un saxophone amplifié, un synthétiseur et une batterie. Il était environ une heure du matin lorsque l’un des invités, Costică Panţiru, emprunta le saxophone pour faire un « programme » (program) : une suite de sârbe, une suite de hore, puis une suite de bătute. Au sein de chacune de ces suites, l’ordre des melodii est libre. J’analyserai ici l’une des hore qu’il joua.

21 Cet air fait partie de la vaste majorité des melodii qu’on joue sans vraiment les nommer. N’importe qui, à Zece Prăjini pourrait y remédier : ce pourrait être Hora lui Costică, qui la joue, Hora lui Marian, dont c’était le mariage, Hora de la Zece Prăjini, où nous étions, Hora lui Tărâţă, si l’on trouve qu’elle ressemble à l’un des morceaux de cet autre saxophoniste virtuose. Elle est ici transcrite (fig. 1 à la page suivante), d’une manière qui tente d’être suffisamment fine pour relever les variations de détail portant sur une ou deux hauteurs isolées. La transcription reste évidemment imparfaite, mais Costică l’accepta lorsqu’il l’entendit jouée par le synthétiseur du logiciel de notation. Elle reflète donc une performance au moins « possible ». Le lecteur lui préférera peut-être l’enregistrement original (sur lequel porta la discussion relatée ci-après)7.

22 La melodie occupe tantôt 32 (8 x 4), tantôt 24 (6 x 4) mesures (fig. 2) De façon générale, Costică met un point d’honneur à « ne jamais jouer deux fois la même chose » (a nu cânta de două ori la fel). La variété est une traduction de la « malice » (ciorănie), et Costică tenait à s’affirmer comme un musicien « malin », particulièrement dans cette performance, que suivaient attentivement quelques-uns de ses confrères, conviés eux aussi au mariage. En réécoutant l’enregistrement, il m’indiqua plusieurs passages où il estimait avoir fait preuve de ciorănie. Ils sont reportés sur la transcription « synoptique » en fig. 38.

Fig. 2. Résumé synthétique de la horă jouée par Costică.

… A(1)(2) → B(1)(2) → C1(1)(2) → C2(1)(2)

→ A(3)(4) → B(3)(4) → C2(3)(4) …

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Fig. 1. Horă par Costică (cf. aussi fig. 3).

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Fig. 3. Horă par Costică (au saxophone), jouée lors d’un mariage à Zece Prăjini.

Les repères correspondent à des commentaires de Costică, lorsque nous écoutâmes ensemble l’enregistrement : *1 : Tu vois, je n’ai rien laissé [fredonne]. Ciorănie ! *2 : Tu vois, là il faut de la syncope, des şmecherii… ciorăneli !… *3 : Tu vois [fredonne] : j’ai fait une sorte de liaison, comme ça, entre elles. J’ai fait une sorte de cercle. *4 : Altă ciorănie ! (« une autre ciorănie ! » ) *5 : Altă ciorănie ! (« une autre ciorănie ! » )

23 Il y a bien des récurrences, qui apparaissent dès la première écoute. Les plus importantes sont confirmées par Costică lui-même : la melodie est répétée une fois, elle comporte trois

parties (A, B, C, avec un doute sur l’identité de C1 et C2), il est possible d’identifier, dans chacune, des modules, eux aussi répétés. Mais il est aussi évident que la répétition n’est que rarement parfaite.

24 La variabilité de la melodie ne semble pas cantonnée à des portions d’énoncé prévisibles. Elle porte tantôt sur une hauteur, tantôt sur quelques mesures, tantôt sur une cadence… Rien n’indique que la fantaisie de Costică se démarque par rapport à un modèle abstrait préexistant. Le musicien a certainement un parcours en tête lorsqu’il joue, mais il n’est pas certain que celui-ci soit important pour comprendre la manière dont se déploie son imagination. Elle pourrait aussi s’accrocher, de façon plus pragmatique, à ce qui vient d’être joué ou le sera dans un instant.

25 Les passages qu’il relève dans son propre jeu montrent en tout cas qu’en entendant l’enregistrement, il focalise son écoute à des échelles changeantes. Les portions marquées *1, *3 et *5 sont clairement des liaisons. Lorsqu’il n’y a pas de ciorănie, le flot mélodique est coupé, à ces endroits, par des soupirs. La taille des segments ainsi reliés paraît variable. Elle est peut-être de quatre mesures dans les cas *1 et *5, situés respectivement entre A(1) et A(2), et B(3) et B(4). Mais lorsque Costică commente la tournure marquée *3,

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en disant « tu vois [fredonne], j’ai fait une sorte de liaison, comme ça, entre elles ; j’ai fait une sorte de cercle », ces « elles » pourraient être les mesures immédiatement adjacentes, ou bien s’étendre sur deux mesures de part et d’autre.

26 Pour apprécier l’opération, il n’est pas nécessaire de trancher cette question. Les segments vraiment importants sont ici les transitions elles-mêmes. On pourrait presque les isoler du reste, comme le fait Costică lorsqu’il fredonne, dans son commentaire, les portions marquées *1 et *3. Ainsi entendus, ces bouts de performance sont des motifs à part entière. D’un autre côté, lorsqu’une liaison presque similaire à *1 se présente un peu plus loin (passage marqué *5), Costică ne semble pas faire le rapprochement. Le principe est pourtant le même, les doigtés presque identiques, cela reste une ciorănie remarquable ; mais rien n’indique que, dans ce contexte, ce soit la même « chose ». De manière similaire, Costică isole la ciorănie *4, mais ne dit rien des tournures qui pourtant lui ressemblent dans les troisièmes mesures de B. Plus que la forme, c’est le fait de tirer parti des circonstances (ici, du contexte mélodique) qui fonde la malice.

27 Les performances des lăutari moldaves sont souvent fortement structurées, par des articulations claires et nombreuses. Celles-ci ne sont en revanche pas toujours hiérarchisées, et les auditeurs jouissent d’une certaine liberté dans la manière de focaliser leur attention. Un bon musicien peut, comme le fait Costică, leur suggérer des niveaux et des schémas d’analyse différents, en marquant ou en gommant certaines articulations.

28 Il faut peut-être souligner que l’imagination musicale dont les lăutari font preuve en jouant s’enracine elle aussi dans cette souplesse de l’écoute. Leurs commentaires pourraient laisser croire que la ruse est essentiellement affaire de combinatoire. Beaucoup insistent sur le fait que les meilleures idées sont celles qui viennent des autres, et il est d’ailleurs proverbial que pour apprendre le métier, il faut le « voler ». Mais c’est précisément la ruse qui permet de repérer les bonnes idées dans un contexte et de les fondre à nouveau dans un autre. Aucun « stock » de motifs n’est transmis dans l’apprentissage. Si combinaison il y a, ses matériaux sont constitués dans l’écoute, par une manière plus ou moins astucieuse de découper et d’analyser les melodii entendues.

La persuasion

29 « Moi, tout ce que je joue est une ciorănie. Tout est volé, tantôt à Untel, tantôt à Untel. Ciorănie, ça veut dire que tu écoutes quelqu’un d’autre et tu lui voles des şmecherii, tu essayes de le copier. Pour moi, toute la musique c’est ça. Parce que sinon, inventer moi- même [litt : y mettre de ma tête]… bon, il m’arrive d’avoir des idées moi aussi, quelque chose que je n’ai pas entendu chez d’autres. Ça, c’est ma fantaisie à moi. Mais m’appuyer sur ça pour jouer, non. Tu t’appuies sur ce que tu entends chez les autres. Tu prends chez l’un, tu prends chez l’autre, tu y mets un peu du tien… C’est ça, ciorănia » (Didic, saxophoniste, 25 ans).

30 L’opération décrite par Didic est aisée à comprendre (copier, combiner…), mais l’objet du vol est plus difficile à conceptualiser. Ciorănie (« malice ») et şmecherie (« ruse ») peuvent désigner une aptitude d’ordre technique, une attitude par rapport à l’objet de l’action, ou bien des portions concrètes de l’action elle-même. « Voler des şmecherii » n’est pas tout à fait voler « du texte », mais plutôt reprendre un procédé de fabrication et, plus précisément, de persuasion. Ce qu’on appelle şmecherie ou ciorănie s’assimile moins à un motif qu’à une figure de rhétorique9.

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31 Nombre de ciorănii n’ont pas de limites bien définies. Dans la horă de Costică, le saupoudrage de « syncopes » au début de la troisième partie (portion *2 sur la transcription) en est un exemple. En fait, il est courant qu’après deux parties relativement linéaires et « carrées », la troisième intensifie momentanément le rythme. Elle porte un nom particulier (riturnelă) et s’avère particulièrement malléable. Costică respecte donc ici un principe général qui, sans être vraiment contraignant est connu pour être efficace. Cela ne l’empêche pas de pointer la portion *2 comme un exemple de şmecherie, probablement parce qu’il s’agit d’une idée passagère, directement ancrée dans le contexte. Elle est fondée sur un détail qui, jusque-là, se remarquait à peine : dans les parties A et B, chaque section de quatre mesures se termine par une même formule,

entamée le plus souvent sur le la b (fig. 4). C 1 peut donc être perçu comme un développement ramifié à partir de cette formule terminale.

Fig. 4. Formule terminale

32 La rhétorique réserve le joli nom d’anadiplose à la reprise, en tête d’une proposition, du dernier mot de celle qui la précède. Si la répétition n’est pas immédiate, mais que la seconde proposition crée un effet de surprise en développant un ou plusieurs termes de la première, ce sera plutôt une épanode. Le dictionnaire de Littré donne pour exemple d’anadiplose : « Et les princes et les peuples gémissaient en vain ; en vain Monsieur, en vain le roi lui-même tenait Madame serrée par de si étroits embrassements, etc. » (extrait de l’oraison funèbre de la duchesse d’Orléans, par Bossuet). Quant à l’épanode, elle pourrait être illustrée par cet extrait d’un discours de Robespierre10 : « Cette grande pureté des bases de la révolution française, la sublimité même de son objet, est précisément ce qui fait notre force et notre faiblesse ; notre force, parce qu’elle nous donne l’ascendant de la Vérité sur l’imposture, et les droits de l’intérêt public sur les intérêts privés ; notre faiblesse, parce qu’elle rallie contre nous tous les hommes vicieux, tous ceux qui dans leurs cœurs méditaient de dépouiller le Peuple […] ».

33 L’arrivée des « syncopes » de C1 n’est pas sans rappeler l’une ou l’autre de ces figures (inutile de choisir laquelle). Le la b, qui n’était jusque là qu’une hauteur parmi d’autres, devient l’enjeu central : une forme d’obstacle contre lequel Costică fait buter ses staccati, avant de prendre son élan pour le franchir à la troisième mesure et clore par la même

cadence, à la quatrième. Quelques secondes plus tard, l’arrivée de C2 use d’un procédé

similaire. Ce sont alors les deux dernières mesures de C1 qui sont reprises pour être développées, et Costică les introduit par le même « cercle » que celui qu’il relevait au

milieu de C1(2) (fig. 5).

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Fig. 5. Extrait de la horă par Costică.

34 Il n’est pas possible de savoir si Costică prépare délibérément C2 à la fin de C1 –auquel cas,

C2 est prévu d’avance – ou si, une fois C1 joué, l’idée lui vient d’en reprendre un morceau

pour en faire C2 (auquel cas ce dernier est construit sur l’instant). D’ailleurs, il n’est même

pas certain que C1 et C2 soient des entités distinctes. La ruse est liée à l’opportunité, mais créer l’opportunité peut aussi bien faire partie de la ruse. Le principe reste constant quel que soit le moment de la variation, brouillant la distinction théorique entre matériaux et procédés.

Une technologie d’enchantement

35 Après avoir relevé la ciorănie dans la seconde mesure de C2(1), Costică poursuivit : « Tu vois que je ne joue pas toujours pareil. Une fois je fais comme ça, une autre fois comme ça : c’est ma liberté à moi… de discuter avec mon saxophone ». D’un musicien virtuose, il est aussi fréquent de dire qu’il s’« amuse » (se joacă) ou « vole dans les airs » (zboară). Comment interpréter ce sentiment de liberté ? Costică n’est pourtant pas naïf. Il n’ignore rien de ce qu’on appellerait les règles du bon goût, les modèles mélodiques, le système tonal, ni les autres conventions sociales et esthétiques qui, en théorie, encadrent sa liberté. Mais il n’y voit ni règles, ni modèles ni, à proprement parler, de conventions. Rien ne permet d’affirmer que c’est parce qu’il les aurait « assimilées » ou « intériorisées ». Il peut aussi bien n’y avoir jamais vu des contraintes, mais seulement, d’emblée, des possibilités techniques : des outils cristallisés au fil des siècles, qui lui donnent, ici et maintenant, la possibilité de faire danser ceux qui l’écoutent.

36 Les études sur l’improvisation mettent fréquemment en avant la notion de modèle (Lortat-Jacob 1987, 2007) ou de « point de départ » (Nettl 1998). Dans cette veine d’analyse, l’objectif est de comprendre ce qui préexiste à l’improvisation et la structure. Les résultats d’une telle entreprise ne manquent pas d’intérêt, mais il est au moins paradoxal –et en fait, quelque peu illusoire – d’espérer comprendre de cette manière un procédé créatif. Ce qu’on comprend ainsi est précisément ce qui, dans le jeu des musiciens, n’est pas improvisé. Devant un mode de performance caractérisé par l’invention dans l’instant, par la différence et l’unicité, les ethnomusicologues semblent se concentrer sur ce qui précède la performance, sur le semblable et le répété. Il y a peut- être là une part de commodité. C’est en tout cas le genre d’analyse qui peut se développer à partir d’enregistrements, et ne faire intervenir les musiciens que pour « valider » les résultats. Il y a peut-être aussi une difficulté à penser la tradition autrement que comme un ensemble de déterminations coercitives. Mais il est aussi difficile de saisir de cette manière la fantaisie musicale, que de décrire le génie d’un Flaubert à partir des règles grammaticales du français.

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37 Il n’est pas faux de dire que les lăutari jouent en combinant des motifs, en respectant des règles de tonalité et en s’appuyant sur des modèles mélodiques préexistants, qu’ils adaptent et varient durant la performance. Mais cette description, qui convient à tous les lăutari et toutes les performances, ne permet pas de rendre compte du sentiment de singularité qui entoure certains musiciens – plus que d’autres – et parcourt certaines fêtes particulièrement réussies. Elle ne correspond pas non plus à ce que les musiciens entendent faire à leurs auditeurs, ni à ce que les auditeurs espèrent qu’on leur fasse.

38 Dans une fête moldave, les lăutari ne sont pas engagés pour « communiquer » mais pour « agir ». Eux-mêmes présentent volontiers leur métier comme un artisanat. À ce niveau, le talent et le plaisir ne comptent pas : l’efficacité n’engage qu’une connaissance (plus ou moins développée) et une assiduité (plus ou moins forte). La bonne musique n’est donc pas nécessairement le reflet d’un état intérieur, et ce n’est pas à la « sincérité » du jeu que les auditeurs relient les effets qu’ils ressentent.

39 Les musiciens peuvent décrire les techniques qu’ils emploient pour impressionner, faire danser ou susciter un bakchich. Certaines ont à voir avec la manière de se présenter, de parler avec les convives, tandis que d’autres se déploient uniquement en musique. Certaines sont convenues, connues de longue date, d’autres sont des innovations récentes et plus ou moins individuelles. En général, ces dernières sont aussi plus efficaces.

40 Dans une interaction de cette sorte, la musique est moins un système ou un ensemble de règles qu’une « technologie d’enchantement ». Sous ce terme, (Gell 1988 : 6-9) regroupait « l’ensemble des stratégies techniques – en particulier l’art, la musique, les danses, la rhétorique, les dons, etc. – que les êtres humains emploient pour s’assurer que l’on accepte et approuve leurs intentions et projets » (ma traduction ; voir aussi Gell 1992). À Zece Prăjini, les melodii sont susceptibles de « progresser » (a progresa) et d’« évoluer » (a evolua), car ce sont des moyens d’action, et les auditeurs comme les musiciens en attendent des résultats. Entre autres qualités, elles doivent être persuasives, pour se glisser « sous la peau des gens » (sub pielea omului) et les toucher « au cœur » (la inimă).

41 L’analyse a montré comment un musicien particulier décortiquait ses propres procédés de persuasion. De façon générale, les ciorănii ne sont pas toujours consensuelles. Leur identification ne l’est pas plus que celle des melodii, et les musiciens les objectivent rarement comme des éléments isolables de leur contexte. Un relevé comme celui de la fig. 3 ne peut donc être le début d’un inventaire des figures de style (c’est là une limite du rapprochement avec la rhétorique). Il témoigne en revanche d’une tentative de localiser, dans une forme sonore concrète, les dispositifs qui la rendent attachante. Enracinés dans la circonstance, ceux-ci ne le sont pas nécessairement dans l’instant. Ils se greffent toujours sur des opportunités apparues, un jour, au cours d’une performance (peut-être celle-ci, peut-être une autre). Par « performance », il faut alors entendre, non seulement ce qui est joué sur les instruments, devant les auditeurs, mais également tous les fredonnements, les imaginations et les remémorations musicales silencieuses.

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BIBLIOGRAPHIE

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NOTES

1. Cet article s’appuie principalement sur le travail ethnographique que je mène depuis 2001 avec les habitants de Zece Prăjini, un petit village tsigane au centre de la région moldave. Les lăutari y sont proportionnellement très nombreux : sur les cinq cents habitants que compte le hameau, ils sont une soixantaine à se déplacer régulièrement pour animer des événements festifs, en Moldavie et au delà. Les vues des Prăjiniens sur la musique leur sont plus ou moins particulières, mais elles ne relèvent en aucun cas de l’exception. En toile de fond de cet article se dessine donc la condition générale des musiciens professionnels dans les campagnes roumaines (je ne discuterai toutefois pas des conditions et limites de cette généralisation).

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2. Le mot roumain melodie (pl. melodii) correspond à dili (pl. dilea) en langue tsigane. Tous deux pourraient être traduits en français par « mélodie ». Les melodii dont parlent les mélomanes moldaves se comportent toutefois d’une manière plus étrange que ce que le mot français évoque spontanément. Pour préserver leurs propriétés « vernaculaires », j’utiliserai les mots roumains (en italiques donc). Par ailleurs, les expressions citées au long de cet article le seront seulement en roumain, bien que la plupart aient aussi une variante en tsigane (les habitants de Zece Prăjini sont tous bilingues). 3. Ces termes sont particulièrement répandus. Il y en a d’autres – comme ceux qu’on traduirait par « astuce », « sorcellerie », « technique », « bricolage », « escroquerie » ou « trouvaille » – qui peuvent être employés pour préciser une nuance ou pour le plaisir de la métaphore. Les noms şmecherie et ciorănie permettent de couvrir l’ensemble de ce champ sémantique ; le premier est plus proche de l’action technique, tandis que le second a une connotation morale plus marquée. J’ai étudié ailleurs ces concepts en détail (Stoichiţă 2008). 4. Pour plus de détails sur la façon dont les mélodies sont nommées, cf. Stoichiţă (2006). 5. Il pourrait aussi employer le verbe « dire » (a zice) mais je laisse ici de côté cet usage, plus répandu en Transylvanie qu’en Moldavie. 6. Ces associations sont analysées finement par Bonini-Baraldi (2008) dans les veillées funéraires des Rroma de Transylvanie. 7. Cet enregistrement peut être écouté sur le site . 8. La première occurrence de chaque partie est transcrite en intégralité. En dessous, n’apparaissent que les portions sur lesquelles les occurrences suivantes divergent par rapport à la première. La transcription « synoptique » traditionnelle ferait figurer chaque partie dans une colonne séparée. Ici, le format du papier rendait cette présentation difficile, et elle ne semblait pas indispensable pour assurer la compréhension. 9. Je dois l’idée du rapprochement avec l’analyse rhétorique à Mallet (2002) et Lortat-Jacob (communication personnelle). 10. Je reprends l’exemple donné par le glossaire du site .

RÉSUMÉS

Les musiciens professionnels de Roumanie portent un soin particulier à rendre leur jeu attachant, pénétrant et convaincant. Dans leurs commentaires, il est rare qu’ils attribuent cette efficacité à des règles, des systèmes ou des modèles mélodiques. D’après eux, les valeurs centrales pour la comprendre sont la ruse, la malice, l’adaptation et l’astuce. Liées à une conception interactionniste des performances musicales, ces notions invitent à reconsidérer le statut de la musique en général. Plus qu’un ensemble de principes abstraits, que les musiciens réaliseraient de manière sonore, elle apparaît comme une « technologie d’enchantement » : un ensemble de dispositifs permettant d’agir sur les émotions humaines.

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AUTEUR

VICTOR A. STOICHIŢĂ

Victor A. STOICHIŢĂ est anthropologue. Il s’intéresse à la musique en tant que dispositif technique dans les interactions sociales. Ancien membre du CREM (Centre de recherche en ethnomusicologie), il obtint son doctorat de l’université Paris-X Nanterre, avec une thèse portant sur la notion de ruse vue par les musiciens professionnels tsiganes de Roumanie. Ses thèmes de recherche sont actuellement la virtuosité et le statut des instruments « électroniques » et « mécaniques » dans les performances musicales.

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Le paradoxe de la performance flamenca Une expérience sensible de l’intériorité portée à la scène

Corinne Frayssinet Savy

1 Pedro Bacán : « Je dirais que le flamenco est une confession personnelle… C’est la confession de la faiblesse de l’être humain. Si ce n’est pas la faiblesse, du moins la fragilité de l’être humain. À mon avis, il ne s’agit pas d’un mouvement allant de toi, personne fragile, vers l’autre. Tu te racontes à toi-même ta propre fragilité, et l’autre se rapproche de toi. Ce n’est pas un mouvement de l’intérieur vers l’extérieur, mais de l’extérieur vers l’intérieur. Le flamenco ne fait pas d’effort pour être compris. Simplement il se trouve face à lui-même avec ses propres mots. C’est l’autre qui s’approche pour l’écouter et lui dire : ‘ne t’inquiète pas, tu es fragile, mais je le suis moi aussi, nous sommes tous fragiles’. C’est un mouvement qui vient de l’extérieur vers celui qui est ici.

2 « C’est la négation du public, du concept de public. Et c’est là qu’apparaissent toutes les confusions. Le flamenco nie le public du fait de sa nature intime. Mais le public a besoin de comprendre et, d’un autre côté, l’artiste professionnel a besoin d’être compris. Alors je ne veux pas entrer dans le débat, mais je pose la question, je pense que la spécificité du monde flamenco réside là »1.

3 Cette définition du flamenco proposée par Pedro Bacán insiste sur la relation qui se tisse entre celui qui dit le chant et celui qui se place en situation émotionnelle de disponibilité afin d’aller à sa rencontre. Elle induit l’idée d’aptitude musicale, en centrant la question de l’exécution sur celle de l’écoute « créatrice », « avertie et précise » au sens de John Blacking. Cette écoute dynamique doit être avant tout réceptive à l’autre, et par conséquent constituer « le seul moyen d’assurer la continuité de la tradition musicale » (Blacking 1980 : 18). Pedro Bacán rejoint cette analyse, mais avec une nuance fondamentale concernant l’appréhension du public. À propos de la musique écrite occidentale, Blacking évoque une des conséquences de la notation : la musique est alors « transmise par une élite héréditaire en se passant parfaitement d’auditeurs » ce qui peut entraîner des négligences qualitatives de la part des exécutants dues à une écoute passive par manque d’exigences et de formations (Blacking 1980 : 18-19). Soulignant un

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antagonisme notoire entre le flamenco familial et le flamenco professionnel, Bacán parle de négation du public à propos d’un auditoire extérieur au flamenco familial, en quête de divertissement, d’une relation de séduction ou de conquête entre interprète et auditeur. Il insiste sur la difficulté à chanter, à danser ou à jouer face à une écoute distante, et sur l’ambiguïté d’une écoute requérant d’être guidée par l’interprète.

4 Paradoxalement, l’expérience scénique du flamenco, qui débute en 1847 avec l’ouverture du premier café cantante ou café de cante2, incite les artistes à se mettre à l’écoute du public assistant à leurs spectacles. Lors de la dernière tournée de Paco de Lucía datant du printemps 2007, Niño Josele, guitare duettiste, raconte : « ce qui impressionne le plus chez Paco en direct, c’est sa capacité à contrôler l’espace ». L’intervieweur Norberto Torres explique : « bien que la salle soit obscure et qu’il y ait 3000 personnes, il (Paco de Lucía) arrive à voir le public en écoutant les murmures, les bruits, le retour du son de sa guitare. Il ne s’isole pas dans son monde sur scène en écoutant son moniteur, mais à besoin de ‘sentir’ la salle pour bien jouer. ». Pepe Cervera, ingénieur, inventeur du son du direct de Paco de Lucía et devenu modèle pour de nombreux artistes flamencos, le confirmera : « une des particularités de sa technique de sonorisation pour Paco, consiste à lui permettre d’entendre le retour de la salle. Parce qu’il a joué d’abord sans amplificateur, puis avec les haut-parleurs extérieurs et sans retours, il s’est habitué à jouer avec la salle. Paco est à la fois sur scène et à l’extérieur » (Torres 2008 : 44-45).

5 L’orientation de l’écoute donnée par l’artiste lie le flamenco à un contexte, familial ou professionnel, étrangers l’un à l’autre. Pedro Bacán, guitariste appartenant à la même génération que Paco de Lucía, décide de rompre avec cet antagonisme en ramenant le flamenco devenu expression scénique depuis un siècle et demi, à sa source familiale afin de repenser l’exécution en la situant du côté de l’action centrée sur l’intériorité du performeur. À partir de cette expérience musicale originale proposée par Bacán entre 1989 et 1997, date de sa disparition, il s’agira ici de réfléchir sur la performance comme mise en jeu et réception d’une parole, des contextes et des répertoires qui accueillent cette parole, qui l’excluent ou la transmuent, et enfin de ses visées virtuoses selon la nature éthique et esthétique de la performance.

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Fig. 1. Pedro Bacán.

Photo René Robert, 1993.

Performances et contextes

6 Le regard différent de Pedro Bacán sur la performance flamenca s’explique par sa formation musicale dans le cadre du flamenco familial gitan. Pedro Bacán est né le 12 février 1951 à Lebrija, ville située au sud de Séville, dans la région espagnole de la Basse Andalousie. Le métier de la boucherie, désigné souvent comme el arte de la carne (l’art de la viande), rythme la vie familiale et fera partie de l’univers quotidien de Pedro Bacán jusqu’à l’âge de 21 ans. Il revendique ensuite une nouvelle profession contre l’avis des siens, celle de guitariste flamenco. Sa famille constitue une des « casas cantaoras », véritable école naturelle axée essentiellement sur le chant (el cante), excluant toute diffusion publique directe. Cette casa cantaora enracine sa tradition musicale dans le répertoire de l’arrière grand-père de Pedro, Fernando Peña Soto 3. Surnommé Pinini, il est à l’origine de cette école naturelle dont les répertoires se diversifient et s’élargissent sur l’initiative de ses enfants Benito Pinini 4, Fernanda 5, Luisa 6, Inés 7 et María 8. Le choix de la professionnalisation s’impose à la troisième génération et donne lieu à la révélation publique de chanteurs exceptionnels comme les sœurs Fernanda et Bernarda de Utrera, qui marquent l’histoire du flamenco scénique. Il faut rappeler qu’encore dans les années 1945-55, les musiciens professionnels gitans sont surtout natifs de Séville, quelques-uns de Jerez et aucun encore de Lebrija ni d’Utrera. Issu de la quatrième génération et malgré ces antécédents familiaux, Pedro Bacán a du mal à faire accepter son choix auprès de ses propres parents, garants d’une tradition musicale étrangère à la performance scénique ; Pedro en convient lui-même lorsqu’il fait ses premiers pas de guitariste professionnel

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dans le tablao sévillan « Los Gallos » : « j’ai d’abord joué pour accompagner les danses, et je me suis dit que si c’était ça, être musicien professionnel, ça ne valait pas le coup. J’aurais d’ailleurs abandonné, si je n’avais pas eu mes petites parties de solo à jouer avant la danse »9.

7 L’histoire du flamenco commence avec sa professionnalisation. Elle détermine dès lors la co-existence de deux pratiques musicales, l’une intime, enracinée dès l’origine dans la vie quotidienne de quelques familles gitanes sédentarisées à l’intérieur du territoire limité par les villes de Séville, Jerez de la Frontera et Cádiz, et l’autre publique. La performance professionnelle s’élabore donc au cours du XIXe siècle, à travers différentes propositions scéniques selon les lieux progressivement conquis par le flamenco. Une des toutes premières propositions se déroule dans les académies de danse créées à Séville, ou avec les zambras10 à Grenade, notamment pour répondre au goût pour l’exotique, à la fois d’un public local et d’un tourisme émergent, stimulé par les récits des voyageurs étrangers, inspiré par la quête d’ailleurs chère au romantisme. Les spectacles proposés sont des numéros de danses de pays, ces bailes del país dont certaines s’éloignent du folklore comme les zapateados. 1847 est la date d’ouverture du premier café cantante, sorte de café- concert à la Parisienne, dans la ville de Séville ; peu à peu, le flamenco en devient l’attraction principale sous forme de danse, puis sous forme de chant avec Silverio Franconetti, comme le signale une annonce dans le journal El Porvenir daté du 25 avril 1865 (Gamboa 2005 : 305). Franconetti est une figure clé dans la professionnalisation du chant flamenco par la re-création de genres11 dédiés à la pratique intime de familles gitanes sédentarisées en Basse Andalousie et par la stylisation flamenca de genres populaires12. Il ouvre en 1881 son fameux Café cantante spécialisé dans le flamenco et inauguré par son élève Antonio Chacón13. Le spectacle de flamenco présente des numéros de chant (cante), de danse (baile) et de guitare (toque) ; il est structuré plus tard en cuadro sur l’initiative de José Otero14. Durant cette seconde moitié du XIXe siècle, la guitare flamenca est marquée par deux courants, un qui centre la technique instrumentale sur l’accompagnement du chant et de la danse, un autre qui impose le langage musical du guitariste soliste et virtuose. À la fin de ce siècle, les cafés cantantes ont essaimé dans toute l’Andalousie, ainsi que dans les grandes villes espagnoles : Madrid, Barcelone, Bilbao… Les attractions se sont diversifiées à nouveau, sur le modèle du théâtre de variété grâce à l’ouverture du café sévillan Concierto Novedades ; une part importante est accordée à un nouveau genre, le cuplé15. Ces scènes perdurent jusqu’en 1936, mais elles cèdent du terrain à celles des théâtres, mieux adaptées à l’évolution de la danse flamenca ; ainsi apparaît le théâtre flamenco avec la première version de El amor brujo composée par Manuel de Falla et présentée en 1915 au théâtre Lara de Madrid, puis le ballet flamenco que consacre en 1925 la seconde version de El amor brujo. Le chant s’impose au théâtre également sur l’initiative de Antonio Chacón en 1914, et donne lieu à de grands spectacles laissant libre cours à la virtuosité, voire substituant l’accompagnement guitaristique à celui de l’orchestre.

8 C’est l’ère de la ópera flamenca16 à partir des années 1920. De cette diversité de scènes et de publics, résulte une association cumulative de répertoires, soit soumis à la recréation afin d’en diversifier les styles, soit conçus comme des modèles musicaux pour « flamenquiser » de nouveaux genres. D’autres révolutions esthétiques déterminent en particulier deux nouvelles phases de l’histoire du flamenco. La première débute en 1954 avec la volonté de restituer au grand public des répertoires éclipsés par la mode d’un flamenco folklorisé à travers la domination des fandanguillos ; cette démarche est

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symbolisée par deux chanteurs à la démarche quasi ethnomusicologique, Antonio Fernández Díaz dit Fosforito, né en 1932, recueillant l’adhésion populaire notamment par sa restitution de répertoires locaux de chants, et Antonio Cruz García, au nom de scène d’Antonio Mairena (1909-1983), qui œuvra pour l’identification des répertoires gitans et la valorisation de la culture gitane dans le monde professionnel. La seconde phase débute en 1973, avec l’enregistrement par Paco de Lucía de la rumba flamenca« Entre dos aguas » ; en quête d’un nouveau swing ou aire flamenco rivalisant avec l’univers sonore jazz-rock ou jazz-fusion, Paco de Lucía crée en 1981 son propre sextet réunissant voix, deux guitares, guitare basse, flûte, saxophone, percussions et danse ; virtuosité, improvisation, recherches harmoniques et rythmiques inspirées par le jazz, ainsi qu’une relation complice avec un public jeune, voire étranger, marquent définitivement l’évolution de la performance musicale flamenca professionnelle.

9 Le flamenco résulte d’allers et retours constants entre un flamenco fondé sur la mémoire collective, familiale ou locale, et un flamenco résultant d’étapes historiques ; mais ces allers-retours sont parfois sujets à des périodes d’incompréhension et d’ignorance notoire. Au début des années 1980, une pratique se généralise en sollicitant les dépositaires gitans de répertoires liés aux écoles naturelles à monter sur scène à l’image de Triana pura y pura en 1983 ou encore Esa forma de vivir en 1988. La mise en scène de ces spectacles va jusqu’à reconstituer des scènes de vie quotidienne gitane. Fort de son expérience scénique et artistique du fait de sa collaboration à une quarantaine d’enregistrements discographiques en qualité de guitariste accompagnateur, Pedro Bacán veut donner une autre orientation à ces démarches artistiques. Il crée un spectacle à géométrie variable centré sur la diffusion publique des répertoires de la « casa cantaora » des Pinini par ses interprètes directs, pour la plupart non professionnels ; chacun est dépositaire d’un pan de la mémoire musicale familiale constituée au cours de quatre générations répertoriées dans la mémoire familiale. Son apport essentiel et novateur consiste à fonder cette démarche ethnomusicologique, déjà pratiquée, sur une remise en cause profonde de la performance flamenca scénique en la confrontant à l’éthique du flamenco familial. « Ce spectacle tente de traduire le mieux possible l’esprit qui nous anime lors de nos fêtes, de nos réunions, quand la musique commence, et parce qu’elle nous est si nécessaire et qu’elle nous met dans un tel état, que rien ni personne ne l’arrête plus »17. De façon plus générale, il poursuit : « mes spectacles sont nés de mon obsession à vouloir représenter le monde dont je suis issu sans le trahir, sans lui faire perdre son âme. J’ai avant tout voulu montrer ici une musique profondément incarnée, humaine, avec sa fragilité et sa force. J’ai en tête cette grande maison pleine de musique, dominée par la personnalité de ma grand-mère, où, à tout moment, on pouvait se réunir sans qu’il y ait d’autre prétexte que le besoin d’être ensemble et de chanter. Je me souviens aussi de cette faculté que nous avions de nous retrouver par dizaines, avec mes cousins et bien d’autres, et d’improviser des fêtes qui duraient parfois plusieurs jours. Il en sortait toujours quelque chose de fort ; c’étaient des moments d’une créativité sans limite. C’est précisément cette énergie là, cette disponibilité et cette qualité musicale que je souhaitais faire passer sur scène »18.

Répertoires et performances

10 Comme le souligne Pedro Bacán, une relation déterminée par le contexte lie étroitement répertoires et performance dans le flamenco. Par son histoire scénique, le flamenco

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connaît diverses formalisations de la performance : démonstrations de danse dans les académies, numéros de cante, de baile ou de toque dans les cafés de cante, scénographiés par la suite en cuadro flamenco, théâtre flamenco, ballet flamenco, ópera flamenca, récital de chant ou de guitare en soliste à partir des années 1950, formation instrumentale ou groupe flamenco, ou encore, sous l’impulsion du danseur Israel Galván, solo de danse, expérimenté au début des années 1920 par Vicente Escudero, imposé à la fin de cette décennie par Antonia Mercé « La Argentina » et réinvesti depuis 1998 avec son spectacle ¡ Mira ! Los zapatos rojos, premier jalon de sa collaboration avec le plasticien Pedro G. Romero. De pair avec ces nouveaux lieux conquis et ces différentes propositions de spectacles, les répertoires s’accumulent depuis le milieu du XIXe siècle. Seule demeure une séparation entre les répertoires de la pratique intime et les répertoires de la pratique publique pour les musiciens gitans liés plus ou moins directement aux casas cantaoras, aux casas bailaoras et aux casas tocaoras, écoles naturelles du chant (les plus anciennes), de danse et du toque, jeu guitaristique flamenco. Cette séparation concerne : — certaines formes flamencas strictement fonctionnelles comme les alboreás ou les romances ; — les styles extérieurs aux répertoires familiaux pour les formes communes aux contextes intimes et publics comme les soleares, les siguiriyas… — les formes issues de la professionnalisation du flamenco (voir fig. 1).

Tableau des répertoires flamencos

Cante ou flamenco Flamenco professionnel familial musique de scène tradition musicale pratique musicale professionnelle familiale (répertoires 3, 4 et 5) pratique musicale intime (répertoires 1 et 2)

1. Répertoires 3. Répertoires de 4. Répertoires 5. Répertoires permanents gitans complément initiés généralement soumis ou liés (fêtes familiales et essentiellement de par le chant et de aux modes réunions musicales) création gitane création andalouse (contextes (contextes scéniques et (contextes scéniques scéniques) fêtes privées) et fêtes privées) versions pour versions pour chant, pour versions pour chant, chant danse et/ou pour guitare pour danse et/ou et/ou formation soliste pour guitare soliste instrumentale (à partir de 1860) (à partir de 1860) (à partir de 1920)

CHANT POUR DANSER □ genres apparentéeaux □ genres issus de □ versions □ bulerías soleares : chansons, cris de rue, stéréotypées : cantiñas, alegrías,caña œuvres théâtrales … : fandangos, □ tangos (selon les (dès 1831) cantiñas (mirabrás, fandanguillos, familles) romeras, rosas, chants de ida y caracoles …) vuelta …

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CHANT POUR ÉCOUTER □ genres dérivées des □ genres issus de □ genres □ Tonás, martinetes, soleares : bulerías,bulerías traditions musicales exploitant carceleras, debla por soleá,fandango por andalouses : l’exotisme □ Siguiriyas soleá … – serranas, peteneras, flamenco : □ Soleares saetas… cuplé, canción … □ Bulerías al golpe / – fandangos cantiñas / fandango d’origines locales por soleá (selon les (Amería, Cordoue, familles) Grenade, Huelva, Malaga)

2. Répertoires □ tangos et tientos – fandangos □ flamenco propres à certaines transformés : métissé (dès fin fêtes et rituels gitans fandangos dits années 50) : grandes, malagueñas, – rumba catalane granaínas, media- – flamenco rock, granaínas, tarantas, – flamenco jazz mineras, – flamenco fusion cartageneras

CHANTS CHANTS □ répertoires □ genres issus □ genres festifs POUR DANSER POUR permanents gitans diffusés d’autres régions très présents : ÉCOUTER après 1860 et adaptés au d’Espagne (farruca, bulerías, tangos, goût du public sur garrotín…) rumbas l’initiative d’un chanteur tanguillos …) andalou Silverio Franconetti

Romances (noces…)* □ genres issus de répertoires latino- américains dits cantes de ida y vuelta : guajiras, rumbas…

Alboreás Saetas (noces) Semaine sainte)

Villancicos (Noël)*

* Romances et villancicos sont des chants pouvant être soit dédiés à l’écoute, soit dansés, selon le contexte et le déroulement de la fête et du rituel..

11 Cette séparation résulte également du flamenco professionnel soumis aux attentes et aux goûts du public, liés aux modes successives et à la domination d’artistes professionnels andalous jusqu’à la fin des années 1950.

12 Une brèche est ouverte en 1954, dans cette séparation des répertoires intimes et publics, à l’occasion de l’enregistrement de la première Antología del cante flamenco (Anthologie du chant flamenco) sous la direction artistique du guitariste Perico del Lunar19. Un des

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chanteurs, Rafael Romero 20, domine par le nombre de styles exécutés, parmi lesquels se trouvent les alboreás, réservées strictement jusque là au rituel de la noce gitane (boda gitana) et diffusées publiquement pour la première fois. Cette anthologie inaugure les débuts de la revalorisation du cante, première étape du grand sauvetage organisé entre 1962 et 1983 par Antonio Mairena. Elle permet aux quatre chanteurs réunis d’interpréter des chants dédiés à l’écoute et libérés pour certains du cadre chorégraphique imposé par leur fonction d’accompagnement. Les trente-trois chants enregistrés sont parmi les plus anciens, parfois même en voie de disparition. Cette recherche de témoignage sur les sources directes est notamment reprise par Antonio Mairena à travers sa discographie, composée de 198 chants et réalisée entre 1941 et 1983. Sa démarche est précipitée en 1962 par l’obtention de la Llave de oro del cante, la « Clé d’or du chant »21, trophée très rare, qui n’a été accordé que cinq fois dans l’histoire du flamenco. Elle consiste pour Antonio Mairena à collecter des chants, à identifier les créateurs originaux des styles, et à les restituer publiquement à travers sa propre exécution. Elle est motivée par le constat d’un cante définitivement élaboré d’un point de vue formel, et donc d’une condamnation de toute rénovation ; le seul geste possible à ses yeux est le développement des chants, leur parachèvement jusqu’à les adoucir. Or, les limites de sa démarche de collectage furent évoquées après son décès en soulignant souvent l’absence de comparaison de la source proposée à une autre source, due à l’existence d’un seul informateur, ainsi que la stylisation unique du fait de ses interprétations récurrentes d’un disque à l’autre.

13 Pedro Bacán, fort de l’expérience acquise dans sa casa cantaora dite des Pinini, témoigne différemment de la création du flamenco familial. Cette création repose sur la dynamique hardie de cette tradition musicale, du fait : — des cercles intimes réservés à la famille et aux amis des musiciens, — d’une pratique entre musiciens, à la fois public et artistes, — d’une transmission orale concevant la recréation et la mobilité permanente impulsées par la liberté que chaque musicien a pu ou a su prendre par rapport aux structures de base.

14 Le flamenco familial intègre les évolutions et les innovations, pour autant qu’elles respectent l’esprit et les codes du chant. « Chaque famille a son style avec son propre caractère. On peut toutefois considérer deux sortes de familles : les cantaores qui sont toutes d’origine gitane et qui pratiquent l’art du flamenco dans la vie de tous les jours ; et les familles andalouses où l’art flamenco, chant ou guitare, est un phénomène isolé »22. Pedro Bacán ajoute : « la première » spécificité de la tradition musicale des Pinini, « c’est que l’on y considère le flamenco comme quelque chose de vivant. C’est-à-dire que, lorsque nous nous mettons à jouer ou à chanter, nous sommes toujours en train de créer à partir de formules établies. Notre famille possède un matériau musical tellement important qu’il nous est toujours possible de le transformer en jouant avec. Mais il faut bien comprendre que l’univers de notre famille ne commence ni ne finit avec la musique flamenca. Ce n’est que le maillon d’une histoire beaucoup plus vaste. La musique nous apporte l’intensité requise pour aborder le monde sensible qui est en nous. Elle est le véhicule de nos voyages intérieurs » (Bensignor 1991 : 47). Cette cohérence entre le geste vocal et sa dimension éthique relève de la création lente mais continue, qui s’oppose à celle, plus rapide, du monde professionnel, souvent réduite à des formules efficaces et démonstratives (Bacán 1997 : 72). Ce flamenco résulte de l’élaboration d’une « musique complexe et audacieuse » effectuée sur plusieurs générations de musiciens inconnus, d’une « alchimie entre énergie primaire et raffinement très poussé ». Ce discours défendu

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par Pedro Bacán se fonde sur une démarche musicale inédite dans le monde flamenco. Guitariste accompli, il crée à partir de 1989 un spectacle qui réunit des chanteurs et danseurs, professionnels et amateurs, dépositaires directs de pans de la mémoire musicale familiale des Pinini et aussi habités par ce sens de la création qu’il défend. « J’ai aussi, autant que possible, gardé l’esprit des gens qui étaient dans la maison […]. Les artistes du spectacle ont en commun d’être issus de l’école familiale et d’avoir un vécu flamenco. On trouve ainsi une véritable communion de sensibilité qui permet à chacun de prendre les risques émotionnels et artistiques inhérents à la sincérité flamenca »23.

Fig. 2. Inés et Pedro Bacán en concert à Genève.

Photo Isabelle Meister, 1992.

15 Dans la restitution de répertoires familiaux, Bacán propose une démarche ethnomusicologique plus rigoureuse que ses prédécesseurs en permettant au grand public d’accéder directement à la source du flamenco par le biais du disque. Deux précédents existent, le plus ancien revient à José Manuel Caballero Bonald avec l’Archivo del cante flamenco réalisé en 1968 auprès d’artistes enregistrés chez eux et divulguant des pièces rares 24 ; l’autre est dû à Antonio Mairena avec l’enregistrement de non- professionnels, membres de familles de Triana (Bensignor 1991 : 49). Dans l’anthologie en un coffret de quatre CD conçue par Pedro Bacán, intitulée Noches gitanas en Lebrija (Nuits gitanes à Lebrija), les artistes, pris sur le vif pendant quatre jours en novembre 1990 dans une vieille ferme située à cinq kilomètres de Lebrija, interprètent dans les conditions de la performance familiale des répertoires jamais diffusés directement jusque là, notamment des répertoires exécutés à l’occasion des baptêmes, des noces ou dédiés à la Vierge lors de la Semaine Sainte. Ils représentent trois sources du flamenco, celle des Pinini, celle des familles gitanes d’ouvriers agricoles et celle relevant des réunions de cante, moments privilégiés pour discuter de l’authenticité des styles et évoquer les formes anciennes. Il s’agit de souligner le lien de ces artistes gitans avec leurs racines musicales fondées sur le cante, qui sont familiales avant d’être locales, à la différence des artistes andalous. Riche de cette expérience et conforté par la présence à ses côtés de sa sœur Inés

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Bacán, chanteuse incarnant à merveille cette quête d’un chant étranger à toute théâtralité, Pedro Bacán poursuit parallèlement sa démarche sur scène en précisant qu’il n’est pas question « d’une invention pour le théâtre. C’est le résultat de nombreuses années de répétitions naturelles. Il y a un esprit, et c’est ce qui compte. Il y a un fond de communication. Ce que nous faisons sur scène est semblable à ce que nous faisons entre nous, il y a très peu de différence. »25

Performance et virtuosité

16 Pedro Bacán insiste sur l’importance de la transmission orale directe dans le flamenco familial, et du lien indéfectible entre la conduite humaine et son reflet dans la musique (Bacán 1997 : 69). Il ne s’agit pas d’une musique statique, mais en évolution permanente grâce à la nature même de la performance flamenca, en particulier ici dans la casa cantaora des Pinini. La performance se construit au fil des interventions, et chaque performer intervient dans l’optique que son geste vocal soit plus accompli que le précédent, afin de ne pas rivaliser avec celui-ci suivant le procédé de la joute musicale, mais de conquérir ensemble, par l’émulation créative collective, une liberté plus grande acquise au travers de la musique. Ainsi la performance flamenca conçoit recréation, mobilité permanente, liberté par rapport aux structures musicales de base, si celles-ci servent l’esprit de cette musique, « une manière singulière et confidentielle d’atteindre une dimension distincte de la réalité, une forme de sublimation nécessaire dans l’âpreté de la vie quotidienne » gitane pour Pedro Bacán 26. « La performance qui manifeste les œuvres devient l’unique et transitoire garant de leur être […]. Elle est à la fois un élément important de la forme et constitutive de celle-ci » (Béthune 2003 : 103-104). Cette réflexion de Christian Béthune sur les interactions entre performance et oralité est au cœur des préoccupations artistiques de Pedro Bacán dès 1989 pour dénoncer les rouages stéréotypés du flamenco scénique éclipsant d’autres conceptions, et particulièrement celle du flamenco familial, éloignée de tout formalisme et esthétique théâtrale. Sa démarche aboutit à une remise en question du spectacle flamenco structuré en numéros successifs ou en tableaux au service d’un argument. Nuestra historia del Súr (Notre histoire du Sud) est une nouvelle proposition de la performance flamenca, établissant un pont entre deux contextes antinomiques, le familial et le scénique.

17 La guitare flamenca de Pedro Bacán crée une cohérence musicale, modale et rythmique, entre les formes et les styles interprétés, entre les interprétations faisant appel à des tons différents du fait de la diversité des tessitures vocales réunies. « J’ai décidé de recréer la casa (maison), de structurer une intimité, non pas avec des murs, mais avec une musique, celle de la guitare. Dans le flamenco familial, cette dernière est toujours apparue comme secondaire, voire superflue. Au cours des réunions, les chants se succédaient les uns aux autres a cappella, passant avec fluidité d’un rythme ou d’un ton à un autre. Cette fluidité, l’intervention de la guitare l’a dans une certaine mesure cassée en introduisant des temps morts pour pouvoir s’accorder aux voix. Il s’en suivait une sorte de chute d’énergie et de concentration. Je cherchais depuis longtemps le moyen de transformer ce défaut en qualité et faire de la guitare l’instrument unificateur de ces moments » 27. La guitare de Pedro Bacán devient « l’instrument de liaison absolue ». Toutes impressions d’inventaire de répertoires à travers les générations présentes ou d’évocations contextuelles anecdotiques sont ici écartées de la performance flamenca. La guitare parvient au contraire à susciter sur scène la complicité familiale. Afin de recentrer la performance sur

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l’intériorité du geste, constitutive du flamenco familial, Pedro Bacán impose plusieurs exigences à ses chanteurs et danseurs, aux non professionnels et en particulier, aux professionnels, tous liés à la casa cantaora des Pinini. Il faut exclure : — de la performance vocale, tout effet de théâtralité accumulé au fil des étapes historiques du flamenco scénique, comme l’émission vocale sonore et puissante palliant l’absence de sonorisation, — de la performance dansée, tout effet spectaculaire développé avec la technique virtuose des percussions des pieds, les zapateados apparus à l’époque des cafés cantantes, avec le costume à traîne, la bata de cola, impressionnant par la dextérité requise pour son maniement, ou encore avec l’usage d’un instrument populaire espagnol, les castagnettes, adopté par l’école de danse espagnole, l’école bolera, puis introduit dans la chorégraphie flamenca d’un des genres les plus dramatiques du cante jondo28, les siguiriyas29.

18 Ces évolutions esthétiques répondent aux objectifs de la performance scénique qui l’éloignent inexorablement, depuis le milieu du XIXe siècle, des codes de la performance familiale, de ses règles musicales et de sa conception éthique. Elles se manifestent par la simplification de l’expression musicale et par l’extériorisation du geste musical, révélée, voire exacerbée, notamment par la virtuosité.

19 À contre-courant, Pedro Bacán vise un flamenco à « vocation intimiste », un flamenco de l’école naturelle, celui de la casa cantaora familiale des Pinini. Sa conception de la performance se nourrit de la proposition originale de cette musique, dans laquelle il est question : — d’intériorité de l’individu dévoilée devant le groupe afin de partager les inquiétudes communes d’être, — de sentiment intime servi par une connaissance musicale profonde, — de résignation devant sa propre fragilité, — d’une tentative de fuir le présent et le quotidien, afin d’atteindre une autre dimension (Bacán 1997 : 71-72).

20 Les artistes évoquent cette expérience différente de la performance flamenca recherchée par Pedro Bacán dans le cadre de ses propres spectacles. Carmen Ledesma, danseuse professionnelle, en témoigne : « on menait une vie très forte, on était une grande famille. Cela m’a aidé à me connaître moi-même. Pas seulement comme artiste, mais aussi au niveau personnel […]. Pedro Bacán, par sa façon d’être, […] m’a donné un terrain, une ligne pour que je me rencontre moi-même. Et en fait j’ai obtenu ce que je cherchais, ce que je veux être aujourd’hui, le type de danse que je veux faire et montrer aux gens, le flamenco que j’aime. Et personnellement aussi, il a beaucoup influencé ma vie »30. Concha Vargas, autre danseuse professionnelle, ajoute : « ce qui s’est passé avec mon cousin (Pedro Bacán), je ne l’ai connu avec personne d’autre. Pourtant, j’ai dansé avec beaucoup de très grands danseurs, Guíto, Mario Maya. Avec eux j’ai beaucoup appris aussi. Mais avec Pedro, j’ai appris à danser en famille, j’ai appris à danser en prenant du plaisir. »30. Carmen Ledesma poursuit : « Pedro Bacán a habitué le public à regarder ce qu’il faisait [… ]. Par exemple, Concha Vargas et moi, on vient d’une tradition classique et on danse un peu avec les pieds. Mais Pedro disait : « je ne veux pas de pieds, je veux de l’effet avec la tête, les bras et le cœur », et cela, c’est très difficile. Il a obtenu cela de nous, avec un public qui se levait quand on dansait ! Sans qu’on mette les pieds ! Pedro a passé beaucoup d’années à faire en sorte que les gens comprennent ceci »31. Inés Bacán, sœur de Pedro Bacán révélée tardivement, parle de cet effacement de la frontière entre flamenco familial et flamenco scénique : « nous chantions par goût. Nous montions sur scène et

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nous étions à la fête. Notre fête, c’était d’être avec Pedro, d’être sur scène, c’était une véritable fête. La vérité se voyait sur nos visages […]. Dans les loges, nous chantions, nous montions sur scène et nous montions en chantant »32.

21 L’effacement des frontières provoqué de façon radicale par Pedro Bacán afin de ramener le flamenco à ses racines vocales, à sa conception « orientale » de la performance, intéresse de moins en moins le monde professionnel. En revanche, la proposition musicale du groupe instrumental flamenco initiée par Paco de Lucía, en virtuose peu égalé, joue un rôle déterminant dans le développement du flamenco actuel. Dans ce cadre notamment, la performance flamenca centre son enjeu sur la virtuosité pour répondre à l’attente du public et instaurer une complicité avec lui. « Paco de Lucía adore les défis, et quand il y a des Gitans, il aime démontrer qu’il est le Maître » souligne Niño Josele. « Avec les Gitans, pas de demi-teinte, pas de tricheries ; ou on se donne à fond et vous les saisissez d’émotion, ou ils vous rejettent et vous ne valez rien », selon Norberto Torres. Devant un public mélomane, Paco de Lucía jouera « plus relax et musical ». Devant un public gitan comme à Montpellier ou à Marseille, son jeu excelle en vitesse, à la limite du possible dans la seconde partie, et termine de façon endiablée avec sa pièce Entre dos aguas , donnant libre cours aux « improvisations en piqués incroyables sur tout le manche de la guitare ». La sincérité est une des valeurs du flamenco, elle exclut toute modération, quel que soit son âge ou son état physique (Torres 2008 : 43-44, 46-47 et 48-49). La virtuosité renvoie ici à la domination de la matière, au dépassement de soi par le geste virtuose, à cet art du passage, de l’élan, de l’instant ou encore du détail, si prisé dans la culture gitane, et enfin à l’idée de conduite imprévisible qui ouvre le jeu musical à l’improvisation.

Fig. 3. Le clan des Pinini à Genève.

De gauche à droite : Inés Bacán (palmas), Concha Vargas (baile), Pepa de Benito (palmas), Joselito de Lebrija (cante), Pedro Bacán (toque). Photo Isabelle Meister, 1992.

22 Dans le flamenco coexistent deux approches de la performance, comme le rappellent Inés Bacán et Antonio Moya, guitariste formé par Pedro Bacán et présent à ses côtés à partir de 1993 : « entre un chanteur qui chante sans forcer sa voix, de l’intérieur, comme nous

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on aime, et un autre qui, lui, crie beaucoup, c’est ce dernier que le grand public préfère… Et ce que la minorité veut entendre, c’est cette personne qui chante de manière différente, mais qui parvient, elle, à te faire pleurer et à te faire dresser les cheveux sur la tête. Mais le grand public ne comprend pas cela, il possède une idée préconçue de ce que doit être le flamenco, de par les disques qu’il a écoutés. Il ne comprend pas qu’il existe une grande variété de styles au sein du flamenco, et que tout est fonction de l’interprète, que chacun chante de manière différente »33. A partir de 1989, Pedro Bacán expérimente une autre voie, celle de l’effacement des frontières : flamenco familial / flamenco scénique, répertoire / auditoire, performance / écoute, émotion / prouesse, intériorité / extériorité. Au cœur de sa réflexion est la question de la transmission orale déterminante de la nature même de la performance par « sa mystique de la participation », par « sa façon de cultiver le sens communautaire », par « sa concentration sur l’instant présent, et même par son utilisation de formules » (Béthune 2003 : 97). Pour Pedro Bacán, la performance flamenca ne doit pas être un défi à soi-même. Elle consiste en un dépassement de soi au travers du geste musical dans le partage collectif d’une émotion sans cesse remise en jeu d’une intervention à l’autre. Elle devient un espace de liberté musicale pour révéler chacun dans sa vérité, et le groupe dans son vécu libre d’être ensemble. La musique flamenca rejoint la pensée orientale concevant la musique comme « un moyen de transport pour atteindre un état différent » (Bacán 1997 : 69). Selon Inés Bacán et Antonio Moya, « pour nous, la question du chant, de l’identification, de la vérité, cela signifie parvenir à un état… comme atteindre le ciel. Tu le cherches, tu le cherches, tu peux le chercher pendant deux heures, jusqu’à ce que, sans que tu saches pourquoi, le moment surgisse. Alors tu es arrivé là où tu voulais arriver, et à ce moment-là, c’est la plus belle chose au monde ». Cette quête, ce transport, ce dépassement rejoignent le sens originel de virtuosité, quand celle-ci devient enjeu de communication dans le cadre d’une expérience sensible. « La virtuosité est manifestement affirmative, étant par elle-même toute vitalité, toute mobilité ; le mouvement qui l’anime est le mouvement de la vie, l’activité triomphante de l’homme libre. Dans la virtuosité s’exprime cette suzeraineté géniale qui est une des formes de l’humanisme » (Jankélévitch 1989 : 13).

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Fig. 4. Pedro Bacán au Déjazet.

Photo René Robert, 1989.

BIBLIOGRAPHIE

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TORRES CORTÉS Norberto, 2008, « En tournée avec Paco de Lucía » (1re partie). Flamenco magazine 7 : 36-49.

Discographie

1989, Alurican. Pedro Bacán : guitare. Édité par le Festival d’Arles. 1 CD Le Chant du monde LDX274906.

1991, Noches gitanas en Lebrija. Flamenco pris sur le vif. Pedro Bacán : guitare et direction artistique. 4 CD EPM Musique ADD 982052.

1996, Pedro Bacán et le clan des Pinini. En public à Bobigny. 1 CD PEE WEE Music PW011-01.

2003 [1995], De viva voz. Inés et Pedro Bacán. 1 CD Naïve WN 145008

NOTES

1. Extrait d’une interview de Pedro Bacán réalisée en décembre 1996 par Daniel Caux et diffusée en février 1997 sur France Musique. 2. Cafés cantantes ou cafés de cante : établissements proposant des spectacles variés, parmi lesquels le flamenco est présent à partir du milieu du XIXe siècle. 3. Fernando Peña Soto (ca 1880-1925/30), dit « Pinini » dans le milieu flamenco, est né à Lebrija et s’est installé par la suite à Utrera. Il doit sa réputation notamment à la création d’un style de cantiñas. Il est marié à Josefa Vargas Torre, cousine germaine de la chanteuse et danseuse flamenca La Gamba, compagne de Manuel Torre (1878-1933), lui-même un des deux plus grands chanteurs flamencos professionnels avec son aîné Antonio Chacón (1869-1929) durant la fin du XIXe siècle et les trois premières décennies du XX e siècle. Ces deux grandes figures seront rejointes par Pastora Pavón « La Niña de los Peines » (1890-1969). L’école naturelle flamenca des Pinini se répartit entre les villes de Lebrija et d’Utrera, avec des prolongements musicaux tissés par les liens familiaux dans les villes de Jerez de la Frontera, voire même de Cádiz selon Pedro Bacán. 4. Benito Pinini, chanteur et danseur renommé, possède un répertoire plus étendu que celui de son père. Il réunit deux styles, celui des Pinini et celui du grand chanteur Juaniquí (ca 1860-1940), qu’il recueille chez lui. Sa fille Pepa de Benito témoigne par son chant de ces sources musicales. 5. Fernanda, la grand-mère paternelle de Pedro Bacán, élève ce dernier ainsi que sa sœur Inés Bacán. Par son intermédiaire, ils accèdent à un très large et riche répertoire de cante dont elle est dépositaire.

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6. Luisa est l’une des tantes très proches de Pedro Bacán et d’Inés Bacán, puisqu’elle vit avec eux chez sa sœur Fernanda et propose une approche complémentaire de la tradition musicale de Pinini. 7. Inés est la mère des deux chanteuses flamencas Fernanda et Bernarda de Utrera. 8. María était appréciée pour sa manière de chanter très intériorisée, reprise aujourd’hui par Inés Bacán. 9. Recueil d’interviews de Pedro Bacán, p. 3. 10. Zambras sont des spectacles gitans du quartier Sacromonte de Grenade. 11. Parmi ces genres gitans recréés par Silverio Franconetti (1829-1889), il y a les siguiriyas gitanes. 12. Parmi les genres populaires recréés, on trouve la serrana. 13. Silverio Franconetti tente dès 1878 plusieurs expériences avant d’ouvrir sa propre affaire. Deux cafés de cante marqueront cette période : El Burrero (1880-1897), à la création duquel il participe, et le sien, Café-Cantante de D. Silverio Franconetti y Aguilar, ouvert en1881 et fermé en 1889, au moment de son décès. 14. Le cuadro flamenco, spectacle créé par José Otero (1860-1934), danseur sévillan, spécialiste de danse espagnole et flamenca, consiste en un tableau flamenco réunissant sur scène l’ensemble des artistes qui interviennent à tour de rôle pour présenter leur numéro de chant (cante), de danse (baile) ou de guitare (toque)soliste – nouvelle forme de spectacle flamenco conçu pour les touristes étrangers. 15. Le cuplé est une chanson populaire aux accents flamencos avec accompagnement orchestral et rythme de pasodoble, qui connaît un vif succès à partir des années 1920. 16. La ópera flamenca désigne une période de l’histoire du flamenco située entre les années 1920 et 1930, marquée par de grands spectacles organisés dans les théâtres et les arènes, et centrés sur les répertoires de fandangos, de chants andalou-américains et de cuplé flamenco. 17. Propos de Pedro Bacán dans le dossier de presse lors de la présentation à Séville en 1990 de son spectacle nouvellement appelé Nuestra historia del Súr, évolution de propositions scéniques précédentes dont le titre est en 1989 à Paris, Les trésors cachés du flamenco : le clan des Pinini, et en Arles la même année, Lebrija flamenca. 18. Recueil d’interviews de Pedro Bacán, pp. 7-8. 19. Perico del Lunar, nom de scène de Pedro del Valle Pichardo (1894-1964), né à Jerez de la Frontera, est le dernier guitariste du chanteur Antonio Chacón qui s’est laissé séduire à la fin de sa vie professionnelle par la nouvelle mode de la ópera flamenca. 20. Rafael Romero Romero (1910-1991), dit El Gallina, cantaor, s’installe à Madrid dans les années quarante pour travailler dans des cafés concerts dédiés au flamenco. Il y rencontre le tocaor (guitariste) Perico del Lunar. 21. La Llave de oro del cante (Clé d’or du chant flamenco) fut attribuée, dans l’ordre chronologique, à Tomás El Nitri en 1862, à Manuel Vallejo le 12 octobre 1926, à Antonio Mairena le 21 mai 1962, à Camarón de la Isla le 5 décembre 2000, et à Fosforito le 12 octobre 2005. 22. Archives : Pedro Bacán, guitare, composition et interprétation : propos recueillis par Michel Alexandre in « Pedro Bacán, le flamenco dans l’âme », Arles, 1989. 23. Recueil d’interviews de Pedro Bacán, p. 7. 24. Archivo del cante flamenco – Vergara, 13.001/006, 1968. (6 LP). 25. Extrait d’une interview de Pedro Bacán réalisée en décembre 1996 par Daniel Caux et diffusée en février 1997 sur France Musique. 26. Extrait d’un texte de Pedro Bacán publié dans le dossier de presse du spectacle Nuestra historia del Súr présenté en 1990 à la VIe Biennale d’art flamenco de Séville 27. Extrait d’un texte de Pedro Bacán publié dans le dossier de presse du spectacle Nuestra historia del Súr présenté en 1992 au festival d’Avignon.

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28. Cante jondo : terme forgé à partir du lexique flamenco, comme en témoigne le texte de Manuel de Falla publié en 1922, pour défendre la démarche initiatrice du concours de cante jondo de Grenade. Il désigne le chant primitif andalou, synonyme de chant gitan, déstiné à l’écoute dans le cadre de la pratique intime familiale, selon le compositeur espagnol. 29. Siguiriyas, voir tableau des répertoires, p. 75. 30. Recueil d’interviews des Pinini réalisées par Marco Pirrove après le décès de Pedro Bacán qui eut lieu le 25 janvier 1997, p. 18. 31. Ibid., p. 20. 32. Ibid., p. 27. 33. Recueil d’interviews des Pinini réalisées par Marco Pirrove, p. 15.

RÉSUMÉS

Penser la performance, c’est réfléchir sur l’intention et la portée du geste artistique. Appliquée au flamenco, cette proposition incite à distinguer deux pratiques, et donc deux conceptions, l’une familiale, l’autre professionnelle. Cette différence repose sur la nature même de l’écoute musicale, en particulier de celle que John Blacking disait « créatrice », « avertie et précise ». Elle est aussi déterminée par la relation qui se construit entre le musicien et son auditoire sur la base du mode d’interprétation choisie ; il s’agit soit de dire le chant, c’est-à-dire de mettre en jeu une parole vraie, soit de théâtraliser cette parole sur le mode du jeu ou du défi musical, ouvert à une forme de virtuosité. Cette différence s’enracine dans un aller-retour constant, parfois distendu, entre un flamenco fondé sur la mémoire collective, familiale ou locale, et un flamenco professionnel, élaboré au rythme de ses étapes historiques. Cette différence est manifeste enfin dans la coexistence de répertoires, fruits d’héritages familiaux et d’expériences individuelles. A partir de 1989, Pedro Bacán, guitariste flamenco issu de la casa cantaora des Pinini, école « naturelle » de chant flamenco, pose un regard sans concession sur la performance flamenca afin de la défaire de toute exhibition technique. Il se tourne vers la performance familiale, conçue comme un dépassement de soi, une prise de liberté partagée. Cette expérience libre, vécue depuis l’intériorité de l’être, dans la cohésion des présences multiples, a guidé la démarche artistique de Pedro Bacán et l’élaboration d’un groupe à géométrie variable, porteur de l’« esprit Pinini ».

AUTEUR

CORINNE FRAYSSINET SAVY Corinne FRAYSSINET-SAVY, ethnomusicologue et docteur en philosophie (Nice, 1994), centre sa recherche sur le flamenco, les cultures gitanes et la musique espagnole au XXe siècle. Depuis 1989, elle a publié des articles dans des revues internationales et actes de colloques, et collaboré à plusieurs reprises avec la Cité de la Musique (Paris). Parallèlement à ses recherches de terrain (Espagne et France), elle travaille sur les interactions entre sources, performances et médias. Elle est actuellement chargée de cours à l’université Toulouse-Le Mirail (musiques du monde) et à l’université de Nîmes (anthropologies, musiques, médias), professeur certifié d’éducation

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musicale (secondaire et classes préparatoires Cinésup), ainsi que membre de la société française d’ethnomusicologie et du CIRIEF

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Les poèmes improvisés des cantadores brésiliens Une performance sans cesse renouvelée

Thierry Rougier

1 Le voyageur intéressé par le chant ou la poésie de tradition orale peut rencontrer au Brésil des chanteurs se livrant à une performance particulière : ils improvisent leurs couplets, provoquant ainsi l’enthousiasme de leurs auditeurs. On trouve certes dans d’autres pays d’Amérique latine des trovadores ou des payadores vivant de ce type d’art populaire. Mais c’est dans le Nordeste du Brésil que cette tradition est la plus vivace, portée par des chansonniers maîtrisant une poésie très élaborée où la spontanéité du vers est la valeur essentielle. La production de ces cantadores et l’engouement qu’elle suscite ont donné lieu à des enquêtes ethnologiques que j’ai menées entre 1998 et 2002, en collaboration avec Daniel Loddo1, dans les trois États de Pernambuco, Paraíba et Rio Grande do Norte, berceaux de la tradition2.

2 J’ai ainsi assisté à de nombreuses sessions d’improvisation, très variées dans leur forme, appelées cantorias. À défaut d’être une traduction exacte, « session » définit la cantoria comme un moment où se réunit une assemblée (les poètes, leurs admirateurs, éventuellement leurs juges) et souligne le caractère rituel de cette séance, visant à installer des conditions propices à l’inspiration (on improvise selon un protocole implicite, et presque toujours la nuit). Chaque session constitue une performance remarquable, au sens où l’on emploie ce terme dans le domaine artistique : cantadores et auditeurs produisent conjointement un événement dont le déroulement temporel constitue l’œuvre. Pour les cantadores, la cantoria constitue également une performance au sens où l’entendent les linguistes : c’est la mise en œuvre de la compétence linguistique des poètes qui ont une connaissance approfondie du portugais et se livrent à une véritable célébration de la langue lors de leurs chants.

3 Dans un premier temps, je présenterai ce mode d’expression. Puis je décrirai les circonstances où l’on chante des vers improvisés et les évolutions qu’elles ont connues. Enfin, je m’intéresserai aux transformations du répertoire en fonction de celles du contexte.

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Tradition orale et expression poétique

4 La cantoria, en tant que tradition orale particulière au Nordeste brésilien, se manifeste de la façon suivante : des poètes chantent devant un auditoire de passionnés de poésie en s’accompagnant sur leurs violas, sortes de guitares à cordes métalliques. Ce qu’ils disent dans leurs poèmes, toujours produits par deux auteurs dans l’alternance des strophes, est entièrement improvisé. On les appelle repentistas (de l’expression portugaise de repente signifiant « soudain, survenant dans l’instant ») car pour eux l’improvisation est la valeur essentielle, avant d’autres critères portant sur le fond et la forme. Ils appellent repente le vers qu’ils produisent, vers qui porte le plus haut degré d’improvisation quand on le compare aux autres formes de poésie orale du Nordeste, et même du Brésil en général. Un autre aspect de leur art les identifie par ailleurs : s’accompagnant à la viola, cordophone emblématique de leur métier, les repentistas se distinguent des autres catégories de poètes improvisateurs du Nordeste, tels les coquistas qui jouent sur des pandeiros (tambourins à cymbalettes) ou les aboiadores qui chantent a cappella, portant de ce fait le nom de violeiros. Enfin, ils se nomment aussi cantadores. Les cantadores, d’après le sens qu’a ce terme en portugais, sont à la fois des chanteurs populaires et des chansonniers : ils chantent leurs vers sur des timbres traditionnels, les toadas, qui sont des mélodies apprises d’oreille ; leurs poèmes improvisés suivent l’évolution de la société dans laquelle ils vivent, en la commentant et la critiquant ; leurs performances orales s’accomplissent au gré de déplacements constants, dans des contextes variés. Il en existe des milliers dans le Nordeste, vivant de leur art parmi leurs concitoyens3.

5 Repentistas, cantadores ou violeiros : s’il y a trois termes pour désigner les poètes, on utilise celui, plus général, de cantoria, pour parler de ce qu’ils font. Le terme cantoria désigne aussi bien leur art poétique, particulièrement exigeant, qu’une session d’improvisation. On l’emploie aussi pour parler des règles qui régissent cette société réunissant les poètes et les personnes qui les écoutent.

6 Les œuvres que les cantadores produisent sont en constante reformulation car les chanteurs enchaînent sur une même mélodie les strophes qui prennent la forme d’un dialogue. Le chant supportant un tel échange de couplets est nommé baião et constitue une sorte de poème oral à deux auteurs. Il se produit ainsi une émulation qui favorise le renouvellement du contenu des œuvres orales. D’autre part, le public ne se contente pas de partager l’émotion du moment où le vers est créé, il intervient en demandant aux poètes d’improviser sur des sujets qu’il propose. Ces thèmes sont très variés (« les paysans sans terre », « le bien et le mal », « les beautés de la nature », « j’ai rencontré une belle », « nous voulons un pays différent »). Ils peuvent être versifiés, les deux vers ainsi proposés formant un refrain que chaque poète doit reprendre à la fin de sa strophe4. Ce refrain impose aussi une métrique et des rimes à suivre. Il suppose un certain degré de compétence poétique de la part de l’auditeur qui l’a formulé et constitue une interaction entre public et poètes au niveau de l’expression poétique. Le fond évolue ainsi avec l’évolution des thématiques suggérées par le public. Les poètes sont appréciés d’après leur capacité à développer les sujets. Cette qualité est un critère d’importance que l’on nomme oração, les autres critères étant d’ordre formel.

7 Les performances orales se réalisent en suivant des formes poético-musicales qui ne sont pas fixes, mais en évolution constante. Les poètes les appellent modalités et en dénombrent près d’une cinquantaine. Ces modalités déterminent la métrique, la structure

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des rimes dans les strophes et parfois une mélodie obligée ou un refrain. Certaines sont très employées, telle la sextilha qui est une strophe comportant six vers de sept syllabes, les vers pairs rimant entre eux ; on chante beaucoup aussi selon deux types de décima, dizain dont les vers comportent soit sept, soit dix syllabes – l’improvisateur doit alors trouver quatre rimes différentes et les ordonner selon une structure complexe, ABBAACCDDC. Mentionnons enfin le galope qui obéit au même type de strophe, mais dont la singularité est de présenter des vers de onze syllabes. D’autres modalités sont plus exigeantes encore pour les deux improvisateurs, quand ils doivent alterner les vers au lieu des strophes (dans le quadrão perguntado il faut répondre en un seul vers à la question posée au vers précédent), ou réclament plus de brio des chanteurs, quand ils ont à répéter un long refrain en forme de comptine (o cantador de você) ou sur un rythme entraînant ( gabinete). Des cantadores m’ont chanté, pour les besoins de l’enquête, des modalités qui sont en voie de désuétude, n’étant plus demandées par le public ; par ailleurs, il s’en crée constamment de nouvelles.

8 Une règle formelle s’applique dans la sextilha qui est la modalité la plus couramment chantée, ainsi que dans quelques autres : le poète doit reprendre au premier vers de sa strophe la rime que son partenaire lui a laissée au dernier vers de la sienne, rime qui n’est évidemment pas prévisible. Cette règle dite de la deixa garantit que le poète improvise véritablement car elle l’empêche de placer des strophes mémorisées. Un cantador qui agirait ainsi serait déconsidéré, l’acte d’improvisation étant l’essence même de la performance. En définitive, il apparaît que la pression des contraintes formelles favorise l’expression poétique en la canalisant. La pléthore de formes que j’ai pu entendre est sans équivalent dans les autres genres de poésie orale. Cette multiplicité n’est pas qu’une particularité esthétique de la cantoria : elle vise à éprouver la souplesse d’esprit du cantador, dont la pensée doit savoir se mouvoir dans tous les cadres, se mobiliser dans toutes les circonstances. Elle est une éthique du mouvement et de la spontanéité.

9 Les aspects proprement musicaux ne sont pas, pour les cantadores, des critères déterminants du point de vue de leur qualité professionnelle (ils s’appellent volontiers entre eux « poeta »). Cependant, ils ont leur importance : tel auditeur se déclare sensible à une voix expressive, tel autre à une voix puissante. Les chansonniers apparaissent généralement très concentrés sur l’émission vocale, soucieux de projeter leur vers sans guère de fioritures, la gestuelle très sobre se résumant au jeu instrumental. Les mélodies employées pour chanter les vers constituent un répertoire pléthorique dans lequel les cantadores puisent à chaque improvisation, en imprimant quelque variation personnelle. De ce fait, les mélodies évoluent petit à petit. On en crée aussi de nouvelles par dérivation de celles qu’on a intégrées par la pratique. Le poète qui ouvre l’improvisation choisit dans ce vaste répertoire la toada qui lui semble convenir au thème qui sera développé dans les strophes ; le poète qui lui répond doit suivre cette mélodie, porteuse d’un sentiment particulier – elle constitue un support constant, une ligne directrice pendant tout le poème improvisé à deux auteurs.

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Fig. 1. Les repentistas Enevaldo Hipólito et Rogério Meneses sur le point de se lancer un défi, le 24 février 2002, lors d’une cantoria dans un bar à Imaculada.

Photo archives CORDAE / La Talvera.

10 Un autre élément musical indispensable pour soutenir l’improvisation est le jeu de la viola , plus ou moins élaboré selon les chanteurs. Les cantadores déclarent que leur inspiration ne saurait se passer du son des cordes. Or cette musique est extraordinairement monotone. Pendant toute une session, elle se réduit à un simple accompagnement en va- et-vient sur un accord unique, l’accord parfait majeur agrémenté de quelques notes de passage5. L’emploi de trois accords et plus, dont des accords mineurs, est réservé aux chansons qui ne sont pas improvisées. Il arrive en effet qu’à la demande d’une personne du public, un cantador interprète une chanson en solo. La canção marque un moment différent dans le déroulement d’une session : suspendant provisoirement le feu de l’improvisation, le public écoute avec recueillement une chanson généralement nostalgique. L’opposition suivante se fait jour : aux chansons la versatilité des accords, à l’improvisation poétique le caractère monolithique de l’harmonie. Les premières sont de l’ordre de l’interprétation d’un patrimoine connu de tous, que l’on désire réentendre avec un sentiment de nostalgie ; la seconde est une joute où il faut à chaque instant créer l’imprévisible, et où l’inspiration doit être soutenue par un élément unificateur, ininterrompu, toujours identique à lui-même. Dans l’improvisation poétique, il est difficile, tout en écoutant l’autre en train de chanter, d’en retenir quelque chose et, simultanément, de penser à une nouvelle chose. Conciliant la concentration du poète et son attention à ce qui l’entoure, la musique de la viola est un élément essentiel de cette performance.

11 Lors d’une session, beaucoup de choses sont dites ; des idées sont échangées, des sentiments partagés. Parmi les auditeurs, chacun est en droit de proposer un sujet ou de demander une modalité ainsi qu’une chanson particulière ; les chanteurs se font un devoir de répondre à toute demande émanant de l’assemblée et assument leur rôle d’artistes populaires, en se livrant à une théâtralisation de la vie de ceux qui les écoutent.

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Une session apparaît ainsi comme un moment d’émotion collective où se produit une mise en mouvement des sentiments, des idées et des connaissances. Le champ des thématiques à développer – toujours de façon dialectique, dans la confrontation entre deux poètes – est très étendu : l’art poétique lui-même, la valeur des poètes, le regret de ceux qui sont disparus ; les sujets divertissants, notamment provoquer un défi entre deux cantadores ; l’amour, heureux ou malheureux ; les sujets naturalistes ; les thèmes existentiels ou à teneur philosophique ; ceux que l’on peut qualifier d’éthiques, moralistes ou édifiants ; enfin, les thèmes sociaux et politiques. Ce traitement n’est rendu possible que par la préparation des cantadores qui accumulent beaucoup de choses et de faits pour nourrir leur imagination. Ils s’interdisent d’utiliser dans l’improvisation des vers appris par cœur, mais leur mémoire est entraînée par l’apprentissage d’un grand nombre de chansons populaires et par la pratique des motes (ils doivent mémoriser instantanément le refrain qu’on leur soumet). Ils apprennent énormément de mots (noms communs et noms propres) comme autant de graines d’idées, afin que le moment de l’improvisation soit fertile. Ils visent à une connaissance encyclopédique en lisant ouvrages, dictionnaires, journaux ou pages sur Internet, en écoutant la radio ou la télévision, en assistant aux performances des autres cantadores. Curieux de toutes choses par nécessité, ils se tiennent au courant de l’actualité sociale, politique et médiatique, car n’importe quel sujet peut leur être soumis. On peut sans exagération parler d’érudition à leur propos6.

12 Les cantadores légitiment ainsi leur rôle de chansonniers qui les amène à tenir publiquement des propos satiriques. Avec une totale liberté de parole, ils peuvent parler du pouvoir, puisqu’ils savent parler de tout ce qu’on peut savoir. Que les auditeurs proposent les thèmes les plus brûlants, les cantadores les traiteront en donnant libre cours à leur esprit critique. « Le cantador dit ce que le peuple dirait s’il le pouvait », « il chante la réalité », « il est le reporter des petites gens », autant d’expressions fréquemment entendues. Sous cet aspect, la performance consiste en un mouvement d’émancipation des esprits où, toujours à l’avant-garde des préoccupations sociales, les chansonniers se posent en porte-parole du peuple.

13 La performance est donc toujours renouvelée, puisque l’œuvre orale n’est pas produite par composition d’éléments appris ou convenus. Elle résulte de la rencontre entre des amateurs de poésie, apportant à chaque session de nouvelles « graines de poèmes » sous forme de sujets ou de motes, et des maîtres de l’improvisation qui les font éclore en chants inspirés. Elle est rendue possible par l’agilité mentale du cantador, obligé de s’adapter aux thématiques que l’actualité lui fournit, contraint à la rapidité dans la joute pour imaginer une réponse à son partenaire, le temps de quelques accords de viola entre deux strophes. La performance que constitue une cantoria est une création collective et dynamique.

Les circonstances des improvisations et les nouveaux espaces d’expression

14 Les circonstances où peut avoir lieu une cantoria sont avant tout liées à la mobilité des chansonniers qui disent ne pouvoir improviser qu’au prix d’une inspiration renouvelée, en rencontrant un autre poète lors d’une joute ou en se produisant devant un nouvel auditoire aux attentes imprévisibles. De ce fait, les cantadores sont en déplacement constant à la rencontre d’un public toujours différent, et il en a toujours été ainsi, d’après le témoignage des plus anciens, qui traversaient le sertão7 à pied ou à dos de bête pour se

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mesurer à d’autres chanteurs. Actuellement, les improvisateurs ont recours aux moyens modernes de transport et de communication pour trouver des contrats qui ont de plus en plus tendance à remplacer la traditionnelle quête8. Les cantadores, dépendants des dons de leurs auditeurs, se conforment aux particularités territoriales et démographiques du Nordeste : émigrations et exodes y sont récurrents, dans un contexte de violence sociale et de sécheresses périodiques. Depuis une quarantaine d’années, l’urbanisation effrénée du Brésil a encore accru la mobilité des cantadores, provoquant un développement de leur activité. La plupart d’entre eux ont dû suivre le même mouvement que les émigrants qui constituaient leur public, un trajet qui les a conduits du sertão vers les villes et, pour certains, vers d’autres régions du Brésil. La nouvelle expérience de l’urbanisation et la multiplication des opportunités de chanter dans des contextes inédits, devant des auditoires confrontés à la problématique de la modernité, ont stimulé les improvisateurs. Ils sont plus nombreux qu’autrefois, plus instruits et plus organisés.

15 Les performances ont lieu dans des circonstances très variées. À l’origine, les sessions étaient le plus souvent organisées par des particuliers engageant un ou plusieurs duos de poètes chez eux à l’occasion de quelque fête, le rassemblement ne prenant fin qu’à l’aube. Des duels étaient également mis en place par des amateurs de poésie désireux de voir s’affronter deux adversaires, parfois plusieurs nuits d’affilée – le vainqueur, selon le jugement de l’assistance, emportait alors tout l’argent. Ce type de joute semble avoir disparu depuis plusieurs décennies, en même temps que la durée des cantorias a diminué – la plupart se tiennent désormais entre neuf heures du soir et une heure du matin. Dans les hameaux des régions rurales, les sessions à domicile sont encore vivaces, quoique moins fréquentes qu’autrefois. Dans les bourgs et les villes, les cantorias peuvent aussi se tenir dans un bar ou un restaurant, au bénéfice partagé du propriétaire et des chanteurs. Il s’agit là encore de cantorias pé de parede, expression désignant la posture traditionnelle des poètes chantant au pied d’un mur, assis sur une chaise9.

16 D’autres postures peuvent désormais être adoptées : dans les concours actuels, les cantadores sont debout sur une scène pour une courte prestation, leur instrument en bandoulière, à côté du jury qui va les classer et face à leur public qui les soutient. Ce type de manifestation se déroulant sur deux soirées est nommé festival et sur trois soirées, congresso, des rencontres associatives se tenant alors pendant la journée. De cinq à dix duos se mesurent, devant un jury imposant les sujets et un public nombreux rassemblé dans un lieu de spectacle, lors de ces concours de poésie improvisée. Il y en a environ un par semaine dans tout le pays : autant d’opportunités pour un duo de ramener une récompense prestigieuse. Vers 1950, les poètes et les plus dévoués de leurs admirateurs ont eu l’idée de mettre en place ces compétitions qui jouent le rôle de vitrines de la cantoria. Cela a grandement contribué à la promotion des meilleurs poèteset à la professionnalisation de ceux qui partagent la même ambition. Ces diverses initiatives s’appuient sur d’innombrables associations oùartistes et amateurs unissent leurs efforts en vue de promouvoir la culture populaire.

17 La conquête de nouveaux espaces d’expression est caractéristique de l’évolution de la cantoria. Depuis un demi-siècle environ, les cantadores ont créé une autre circonstance inédite pour leurs poèmes improvisés en investissant les radios et en y produisant des programmes consacrés au repente. Ils se sont accommodés de l’absence physique du public en improvisant lors d’émissions où leurs fidèles auditeurs transmettent quand même leurs demandes par téléphone ou par courrier. La radiodiffusion représente pour les amateurs une occasion régulière d’entendre du repente et constitue, jusque dans les

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campagnes les plus reculées et désormais dépeuplées, les conditions d’une imprégnation culturelle. De nombreux repentistas m’ont déclaré avoir appris les bases de leur art par le biais de ce média, bien avant d’avoir eu l’occasion de fréquenter les cantorias – pour les jeunes gens non scolarisés, les poèmes improvisés sur les ondes étaient une école à domicile. Élargissant le champ de la transmission traditionnelle sans remettre en cause ce qui est transmis, la radio a été et continue d’être un enjeu professionnel important pour les cantadores.

18 La production discographique est une autre activité que les cantadores ont investie afin de multiplier leurs engagements : ils se servent de leur CD comme d’une carte de visite. Mais la performance qu’ils y enregistrent est d’une nature différente. En effet, il est difficile d’improviser en studio car l’inspiration ne surgit pas sans les sollicitations d’un public. Les poèmes enregistrés sont donc « élaborés » par le duo, qui les répète pour atteindre le meilleur niveau d’expression, musicalement comme poétiquement. Des chansons composées figurent sur ces disques, à côté des poèmes élaborés selon les modalités régissant les véritables improvisations. Le rythme de production est généralement assez soutenu, en fonction des moyens d’auto-production, afin de donner une image actualisée du duo – les chanteurs se conforment ainsi au principe de renouvellement qui fonde leur art10.

19 Du fait des mutations socio-démographiques, les performances qui font le pain quotidien des poètes ont désormais lieu dans les circonstances les plus variées : radios, écoles, bars, restaurants, fêtes privées, commémorations, meetings politiques et même plages où des cantadores chantent debout pour des vacanciers souvent indifférents. Les « chanteurs de plages », venus pour la plupart des zones rurales, ont inventé de nouveaux contextes pour la cantoria en mettant à profit le développement du tourisme sur le littoral. Ces nouveaux professionnels sont apparus sur les lieux touristiques (plages, sites historiques, places publiques et endroits festifs) depuis les années 1990. On les nomme cantadores de praia parce que la plage est leur endroit de prédilection pour aborder les touristes, viola à la main, toujours en duo, et pour leur chanter quelques strophes dans l’espoir d’un billet. Les poètes qui ont les honneurs des festivals peuvent sentir leur position sociale bousculée par l’irruption récente de ces « prolétaires de la viola » se produisant dans des conditions de travail et selon un protocole très différent de la cantoria traditionnelle. Ils sont très critiqués car ils donneraient « une image dégradante de la profession ». En tout état de cause, ces nouveaux venus ont réussi à améliorer leur position sociale par l’exercice d’une activité artistique ; ce sont des pionniers sur de nouveaux terrains où ils ont récemment implanté une forme inédite de cantoria11.

20 La diversité de circonstances qui caractérise la cantoria laisse cependant apparaître une tendance : les espaces de production de la poésie improvisée sont déterminés par les poètes eux-mêmes et par leurs admirateurs (sauf dans le cas limite des lieux touristiques où leur activité est décriée pour cette raison). Seuls les rassemblements les plus importants que sont les concours amènent les organisateurs à solliciter une aide des pouvoirs publics. D’une manière générale, cette expression de la culture populaire n’est pas soutenue par les politiques publiques de la culture, à l’exception notable de certaines municipalités que des passionnés de repente influents ont pu convaincre de la légitimité de leur engagement. Des espaces publics de la culture (théâtres, salles de réunions) peuvent alors être ouverts ; mais, la plupart du temps, les lieux où se tiennent les sessions appartiennent aux usagers eux-mêmes. L’avantage de cette autonomie est la liberté de parole ; sa contrepartie est le manque de visibilité et de reconnaissance dont se plaignent

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les poètes. En effet, ils sont exclus des médias désormais dominants, les télévisions, qui se méfient de la parole satirique de ces chansonniers incontrôlables. Par ailleurs, leur profession ne jouit d’aucune reconnaissance officielle et leur activité relève toujours de l’économie informelle.

Fig. 2. Les repentistas Antônio Lisboa à gauche et Francisco Teodoro de Sousa dit Francinete à droite, lors d’une cantoria dans le hameau de Sanharão, le 27 février 2002.

Photo archives CORDAE / La Talvera.

21 La coproduction par les artistes et les usagers est caractéristique d’une culture populaire. Les cantadores travaillent ainsi constamment à leur promotion, main dans la main avec leur public. Outre la conquête de nouveaux espaces d’expression, un indéniable mouvement d’élévation sociale a résulté de leurs efforts et de leur capacité à mobiliser leurs auditeurs. Cela est allé de pair avec l’urbanisation des uns et des autres. L’évolution des demandes du public urbain de la cantoria, désireux d’entendre traiter des sujets d’actualité ou des événements mondiaux, a entraîné une qualification croissante des poètes – autrefois en majorité analphabètes – avec une incidence sur le contenu des performances. Les transformations du contexte ont évidemment eu pour effet de transformer le répertoire.

Le rôle des improvisateurs : transformation du répertoire et maintien de la tradition

22 Les transformations du répertoire des chansonniers montrent des évolutions du fond et de la forme – les aspects formels concernent la création de nouvelles modalités, la manière de traiter la thématique et la forme sous laquelle les chansonniers se présentent

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devant leur auditoire. En revanche, la permanence du rôle des acteurs de la tradition se traduit par le maintien des formes performatives.

23 Une évolution du fond du répertoire est clairement perçue par les amateurs de poésie que j’ai pu interroger. Thèmes auparavant absents de la cantoria, la politique et l’exigence de justice sociale (comme dans le cas de la réforme agraire) sont maintenant souvent abordés. Le fait que le public soit désormais beaucoup plus demandeur de sujets d’actualité s’explique en partie par la liberté d’expression retrouvée depuis la fin de la dictature militaire, en 1985. Le « public choisi » des lieux urbains de la cantoria propose plus de motes qu’autrefois : dans un refrain en deux lignes, on peut mentionner un événement scandaleux ou placer le nom d’un homme politique que l’on veut mettre en cause. A contrario, les cantadores ne reçoivent plus de demande pour chanter sur des thèmes liés à la religion ou pour mettre en vers des passages des Écritures – alors que l’un d’entre eux, né en 1960, témoigne qu’il a dû lire la Bible et la vie des saints pour pouvoir improviser sur ces sujets quand il est devenu professionnel, à l’âge de vingt-cinq ans12. L’évolution du répertoire est favorisée par les concours d’improvisation, dans la mesure où les cantadores concurrents doivent s’attendre à chanter sur des sujets tirés au sort et préparés par une « commission sélective ». Or ses membres sont souvent des personnes connues pour leur engagement en faveur de la culture populaire. Leur position induit dans les sujets imposés une plus grande importance des problèmes sociaux, voire des questions ouvertement polémiques, à la plus grande satisfaction du public du concours qui vient soutenir l’avant-garde des chansonniers – ceux-ci savent porter le fer de la critique pour recueillir une ovation. La prise de conscience politique et citoyenne des cantadores est allée croissant, certains d’entre eux sont connus pour leur posture militante. Le célèbre Oliveira de Panelas déclare ainsi : « les plus grands moments de la poésie sont dans sa dénonciation des pouvoirs constitués ». « Les poètes prennent maintenant l’initiative de dire ce qu’ils veulent dire, ils ne chantent pas seulement ce que le public demande », déclare pour sa part une admiratrice pour laquelle cette diversification constitue une amélioration. En filigrane de ces transformations, poètes et auditeurs restent fidèles aux thématiques naturalistes et sentimentales qui forment la plus grande part du répertoire : l’amour, heureux ou malheureux, reste le sujet le plus chanté.

24 Quant aux évolutions formelles, il a déjà été dit que les modalités sont constamment renouvelées. Voici deux exemples de telles transformations, concernant la plus ancienne et une des plus récentes. Le cantador le plus âgé que j’ai rencontré, né en 1917, témoigne avoir encore chanté sous une forme aujourd’hui abandonnée, la quadra, un quatrain où on faisait rimer les lignes paires. Sa dimension réduite et sa relative simplicité devaient en faire un contenu facile pour glisser quelque texte mémorisé resservi pour de l’improvisation. Aussi la règle rendant ce recours impossible fut-elle introduite par les cantadores eux-mêmes : l’obligation de reprendre la rime laissée par le partenaire a conduit à la transformation de la quadra en sextilha, par adjonction de deux lignes (laisse – rime A – rime libre – A – libre – A, qui engendre une nouvelle laisse). L’invention de cette contrainte supplémentaire est l’exemple même de la création à l’intérieur d’une tradition qui n’est jamais figée et cherche à optimiser le but vers lequel elle tend. Le même ancien témoigne que l’on terminait les sessions sur un thème, Adeus até outro dia, dont le refrain disait « Adieu, à un autre jour ». Une autre thème qui connaît un vif succès a été récemment créée pour le remplacer : le Coqueiro da Bahia. Tous les violeiros ayant participé à la session montent sur scène et chacun fait une strophe pour prendre congé ;

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le chœur chante le refrain. Le public y est à présent habitué et exige souvent que l’on termine de cette façon. On perçoit la distance prise avec le principe de duo qui structure la cantoria et l’influence probable de l’industrie du spectacle. Mais la tradition est ainsi en marche !

25 La manière de traiter la thématique a aussi évolué, dans la mesure où la mentalité des cantadores d’antan était notablement différente. L’esprit de rivalité était alors exalté, ainsi que la pugnacité : chaque poète chantait absolument tout ce qu’il savait sur un thème, sans que son improvisation soit limitée dans le temps. La célébrité que les chanteurs pouvaient y gagner les motivait, et tout était bon à cette fin. Ils avaient recours à des procédés techniques pour déstabiliser l’adversaire : laisser une rime difficile ; utiliser des trava-língua, vers préparés allitératifs (« un chasseur sachant chasser ») difficiles à comprendre pour l’autre poète ; jouer la viola sur un rythme incertain pendant que l’autre chante sa strophe. Par ailleurs, on pouvait changer de thématique à volonté en cours de poème, alors qu’on changeait de modalité moins fréquemment qu’aujourd’hui lors d’une session. Les poètes actuels se donnent pour obligation de développer un thème au mieux, sans se mettre hors-sujet. Les poèmes improvisés sont moins longs et prennent fin quand le sujet est épuisé. Les cantadores ont le souci de les présenter de façon plus diversifiée qu’autrefois, par le biais de modalités plus nombreuses. Prônant des valeurs de sociabilité et d’urbanité, ils s’interdisent les procédés déloyaux utilisés jadis. Le but est de « produire » pour les auditeurs une performance de qualité – s’efforcer d’atteindre une production poétique harmonieuse, toujours selon le critère suprême de l’improvisation authentique. Deux poètes se rencontrent dans un esprit de collaboration plutôt que de joute. L’adversaire d’autrefois est devenu un partenaire, le temps d’un poème oral à deux auteurs.

26 L’évolution de l’éthique professionnelle a conduit nombre de cantadores à se présenter au public en duo constitué. Au sein d’une telle dupla, la loyauté est de mise et l’harmonie entre les partenaires est privilégiée. La vogue des duplas a favorisé l’amélioration du soutien musical que les poètes se fournissent mutuellement, par l’emploi de meilleures violas et plus de soin apporté au jeu et à l’accordage. Chanter dans un duo permanent est un atout dans la carrière professionnelle où la compétition est plus vive que jamais entre cantadores, du fait de leur plus grand nombre et surtout de l’importance des concours. En effet, la fonction de la joute d’antan s’est déplacée vers les congrès et festivals. Au lieu qu’un poète chante contre un autre, on assiste à un concours de duos. L’émulation demeure, mais la relation duale a totalement changé de sens. Il faut être en premier lieu coopératif dans la dupla pour s’élever poétiquement, en second lieu combatif sur un marché à conquérir et lors des fréquentes compétitions entre duos.

27 La fonction antagonique de la joute d’antan subsiste cependant sous une forme ludique. Pour divertir l’auditoire d’une cantoria et assouvir son goût pour les échanges polémiques, voire pour une certaine trivialité, les poètes usent de nos jours d’un genre nommé desafio. Ce « défi » est un moment très prisé lors d’une cantoria. Sur simple demande du public, l’aménité des échanges entre deux poètes – qui ont collaboré à l’excellence poétique tout au long de la session – se transforme soudain en échanges injurieux. Tout peut alors être dit, absurde, macabre ou obscène, pour accabler l’autre. Les cantadores déploient devant les spectateurs ravis une sorte de théâtre burlesque dont ils sont les pantins 13. Alors qu’autrefois seul le dizain décasyllabique convenait au défi, ce genre se décline de nos jours sous plusieurs modalités (o cantador de você, mourão voltado, galope em desafio, martelo mal criado, c.-à-d. « mal élevé »). Il peut être provoqué par un spectateur qui propose un

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refrain adéquat14. Afin de relancer l’intérêt du public, les poètes peuvent prendre l’initiative de la provocation au cours d’un poème élogieux, les échanges de louanges se transformant subitement en propos irrévérencieux (recours que j’ai observé dans la modalité oitavão rebatido). Ici aussi, l’évolution du genre est marquée par la diversification ; dans le même temps, il y a permanence du but de la tradition au travers des transformations. En effet, le desafio est pour le public un exutoire de violence verbale où les poètes usent de la parole d’une façon qui serait inconvenante entre les auditeurs. Assister à ce type de joute produit une catharsis chez ces derniers. Les cantadores ont procuration pour jouer devant leurs auditeurs ce que le savoir-vivre du peuple lui interdit de faire. Cette observation confirme le sens général de la cantoria : elle est un cadre où les poètes disent ce que le peuple dirait s’il le pouvait.

28 On constate une autre permanence au niveau du rôle que les cantadores doivent tenir lors d’une session (dans le sens où l’on parle du rôle d’un acteur : ce qu’il a à dire et à faire). Alors que le cadre des performances change, que le fond évolue, que les modalités se renouvellent, la continuité de la tradition se traduit par le maintien de certaines fonctions. Le déroulement d’une session est ainsi jalonné de formes performatives, où l’énoncé constitue simultanément l’action qu’il exprime. Les cantadores s’acquittent de cette obligation en ouvrant systématiquement une session par une sextilha introductive, après avoir préludé sur leurs violas. Selon leurs inclinations, ils sollicitent dans leurs vers l’autorisation de chanter au maître des lieux, demandent à Dieu qu’il les inspire dans l’improvisation ou mentionnent simplement les circonstances qui ont conduit à la tenue de la cantoria. Les paroles proférées ont un caractère performatif : elles entérinent l’ouverture de la session. De la même façon, il convient d’en annoncer la fin en commençant à prendre congé, en célébrant les moments que l’on vient de passer ensemble et en évoquant la route que l’on va prendre. Ces vers peuvent prendre la forme d’une sextilha ou d’une modalité particulière comme le Coqueiro da Bahia15. D’autres énoncés performatifs marquent des changements pouvant survenir en cours de session : en pleine improvisation, on peut prendre l’initiative de changer de modalité et on l’annonce alors dès le début de la nouvelle mélodie ; on profère soudainement quelque quolibet pour signifier que l’on souhaite lancer un défi ; on invite un poète présent dans l’assistance à venir chanter ; on annonce sa propre sortie de scène. Conjointement à la création de l’œuvre orale, la mise en œuvre de la session est un rôle constant du cantador. C’est une forme de fidélité vis-à-vis de la tradition.

29 Par ailleurs, alors que les cantadores n’ont de cesse d’inventer des cadres inédits pour leur production, ils montrent une fidélité étonnante à l’esthétique traditionnelle qu’expriment les aspects musicaux et scéniques des performances. À ma connaissance il n’y a aucune tentative de « modernisation » musicale, personne n’essaie d’introduire de nouveaux instruments ou des rythmes étrangers. C’est pourtant ce qui se passe couramment dans nombre de musiques traditionnelles où guitare électrique, basse et claviers ont été adoptés, sans parler du sempiternel after beat que le rock a répandu sur la planète et qui contribue à l’homogénéisation des rythmiques dans les cultures les plus diverses. Rien de tel dans la cantoria où les seules violas continuent de soutenir la scansion des vers. Il n’y a pas non plus le moindre souci de rendre les performances plus attrayantes et conformes au goût du jour : pas la moindre ébauche de chorégraphie ou de jeu de scène, la posture statique des violeiros continue de dégager une impression de grande concentration. Dans le même temps où l’urbanisation entraînait une évolution pragmatique des sujets chantés et des espaces de production, l’expression musicale des

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cantadores n’a pas rejoint ce qu’il est convenu d’appeler les musiques urbaines. La seule adaptation que l’on puisse constater est l’amplification des voix et des violas, dans les nouveaux contextes où le public est nombreux. Le chant, la musique et l’instrument continuent, au cœur de la ville, de témoigner de la culture du sertão – de jouer un rôle emblématique permettant d’identifier les violeiros et leurs œuvres orales. Leur public tient à cette image qui caractérise ce qui est l’expression culturelle la plus singulière du Nordeste : un art où tout change constamment, puisqu’il s’agit d’improvisation absolue. Le violeiro doit donc être pour ses admirateurs une icône qui incarne leur passion de la poésie improvisée. Or un tel symbole doit avoir quelques signes récurrents permettant l’identification, en l’occurrence l’instrument, sa tenue et son jeu. Ainsi se résout le paradoxe entre le repentista, qui est un virtuose du changement, et le violeiro, dont l’allure a quelque chose d’immuable.

30 Dans l’exercice de leur art, les poètes parviennent à accorder une qualité, l’intégrité, et une attitude, le pragmatisme. L’intégrité voudrait que l’on transmette fidèlement une tradition, mais seul le pragmatisme permet de la sauver en l’adaptant dans un contexte qui entre-temps a changé. Tout l’art du cantador est de contribuer ainsi au mouvement de la tradition.

31 Les cantorias auxquelles on peut assister aujourd’hui actualisent une tradition qui a toujours su s’adapter aux mutations des contextes, selon une attitude pragmatique caractérisant les situations d’oralité. D’après les témoignages de personnes appartenant à des générations différentes, le rôle du cantador dans la société est une constante. Son expression éminemment populaire et sa parole critique perdurent, au travers des transformations, dans des performances sans cesse renouvelées.

BIBLIOGRAPHIE

CAMARA Sory, 1992, Gens de la parole. Essai sur la condition et le rôle des griots dans la société malinké. Paris : Karthala.

LODDO Daniel et Thierry ROUGIER, 2005, « Cantadores du Nordeste du Brésil : un art en devenir », in L’art des chansonniers : actes du colloque de Gaillac des 28, 29, 30 novembre 2003. Cordes : CORDAE / La Talvera : 77-102.

LODDO Daniel et Thierry ROUGIER, 2005, 2006, Repentistas nordestinos, troubadours actuels du Nordeste du Brésil. Cordes : CORDAE / La Talvera, livret de 96 p. + 2 CD.

ROUGIER Thierry, 2006, Les cantadores, poètes improvisateurs de la cantoria : une tradition en mouvement dans le Nordeste brésilien. Thèse de doctorat en ethnologie, Bordeaux 2, 333 p. (éditée à l’ A.N.R.T., Lille, 2007).

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NOTES

1. Daniel Loddo dirige le Centre Occitan de Recherche, Documentation et Animation Ethnologique de Cordes-sur-ciel, Tarn, France (www.talvera.org). Les enregistrements réalisés sur le terrain ont été publiés sous forme de deux CD accompagnés d’un livret de 96 pages (Loddo et Rougier 2006). 2. À partir du matériel collecté, j’ai rédigé une thèse de doctorat en ethnologie, sous la direction de M. Sory Camara, soutenue en 2006 à l’Université de Bordeaux 2 (Rougier 2006). 3. Au sujet des chansonniers, on peut consulter les actes du colloque de Gaillac de novembre 2003 (Loddo et Rougier 2005). 4. Voici deux exemples de tels refrains (motes), respectivement à 7 et 10 syllabes :Poeta canta o que eu sintoQue eu sinto e não sei cantar.(Poète, chante ce que je sens, car je sens mais ne sais chanter).Pinochet é carrasco da históriaPelos crimes que fez no seu país.(Pinochet est un bourreau de l’histoire, du fait des crimes qu’il a commis dans son pays). 5. Dans quelques modalités d’invention récente comme le Coqueiro da Bahia, on emploie deux accords, par exemple La majeur et Mi majeur. 6. Cette érudition est éprouvée dans certaines modalités difficiles comme le galope qui donne lieu à une rhétorique de l’énumération, généralement sur des sujets naturalistes. Une modalité de dizain particulière, Se você tem bom guardado, Me responda cantador, met à l’épreuve les connaissances et la mémoire (guardado) du cantador, sommé de répondre dans une strophe construite selon les règles de l’art à toutes les questions que le partenaire a posées dans la strophe précédente. 7. Attestée depuis le XIXe siècle par la mémoire populaire, la tradition de la cantoria est apparue dans le sertão. C’est une zone essentiellement rurale située à l’intérieur des terres de la région Nordeste. Le climat semi-aride, caractérisé par une saison des pluies mettant fin à des sécheresses récurrentes, est unique au Brésil. 8. Le paiement traditionnel s’effectue sur un plateau recouvert d’un tissu placé devant les poètes. Les auditeurs y déposent leur obole et leurs demandes, écrites sur un papier (elles peuvent aussi être formulées oralement). 9. Les chanteurs sont alors assis l’un à côté de l’autre, parfois juchés sur une estrade de fortune. La performance peut avoir lieu à l’intérieur comme à l’extérieur et il n’est pas rare qu’elle soit sonorisée, à l’instar des concours. 10. Les associations organisant un festival ou un congresso produisent également des enregistrements live des improvisations réalisées lors de ces concours. 11. On remarquera que chanter sur les plages aussi bien que dans les studios radiophoniques constitue pour la performance une circonstance diurne, évolution notable par rapport au régime nocturne de la cantoria traditionnelle. Mais il n’y a jamais eu de règle absolue dans la tradition qui tire justement sa force de son adaptabilité. De la même façon, les premiers poètes du sertão chantaient surtout à la saison sèche, les pluies survenant à partir de janvier marquant une pause dans l’activité annuelle : le public aussi bien que les cantadores étaient alors bien trop occupés par la reprise des activités agricoles. Les poètes d’aujourd’hui, pour la plupart partis du sertão et généralement plus élevés socialement, sont détachés de cette contingence. 12. Lors des enquêtes, j’ai recueilli nombre de motes existentiels comme celui-ci : As diferenças da gente Terminam na sepultura (Les différences entre les gens s’évanouissent dans la tombe). Mais j’ai constaté une absence totale de thèmes explicitement liés à la religion catholique, pourtant majoritairement suivie par les Nordestins. Seul ce mote, dont le développement suppose une approche ouverte des religions, a été proposé lors d’un festival : Pra toda religião só existe um salvador (Pour toutes les religions il n’existe qu’un sauveur).

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13. Plusieurs caractéristiques de ces échanges injurieux sont analogues à ce que Sory Camara a observé dans les « relations à plaisanterie » chez les Mandenka d’Afrique de l’Ouest (Camara 1992 : 38-50). 14. Par exemple le mote suivant : Vou torrar seu talento no calor Da fogueira do verso improvisado (Je vais griller ton talent à la chaleur du feu du vers improvisé). 15. Son refrain évoque la nostalgie et le départ : « Coqueiro da Bahia, je veux voir mon amour maintenant, tu veux y aller, partons ensemble, tu veux y aller, allons-nous en ».

RÉSUMÉS

Dans le Nordeste du Brésil, des chanteurs traditionnels improvisent leurs couplets lors de sessions réunissant des passionnés de poésie populaire. Les performances ont lieu dans des cadres variés qui ont connu d’importantes évolutions. Le répertoire de ces chansonniers, fait d’authentiques improvisations, se renouvelle constamment en fonction des mutations du contexte, pour le fond comme pour la forme.

AUTEUR

THIERRY ROUGIER Thierry ROUGIER est musicien (guitariste, percussionniste, compositeur), musicologue et ethnologue (thèse de doctorat sur les poètes improvisateurs du Nordeste brésilien, Bordeaux 2, 2006). Il enseigne à l’IUT de Bordeaux 3 et collabore aux recherches du Centre Occitan CORDAE/ La Talvera (Cordes-sur-ciel, Tarn) ainsi qu’aux actions du festival Nuits Atypiques de Langon (Gironde) et de son label discographique Daquí.

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Entre texte et performance : l’art de raconter

Monique Desroches

1 Sous l’influence d’Austin (1970), auteur de Quand dire c’est faire, les ethnologues, tout comme les ethnomusicologues, réalisent que la langue sert non seulement à informer ou à diffuser les connaissances, mais aussi à agir et à interagir. C’est la découverte de l’effet de la parole, ce que Monod-Becquelin et Vapnarsky appellent « les forces illocutoires et la performativité » (2001 : 156). Cette constatation prend tout son sens dans les cultures de tradition orale car, ainsi que le souligne Zumthor, « la fugacité du temps oral détermine un ensemble de règles, de procédés, de trucs de métier servant à ordonner le texte » (1983 : 130).

2 S’appuyant sur le conte krik-krak, une tradition orale très répandue dans l’aire créolophone antillaise, cet article vise à montrer que cette oralité dépasse largement le champ du texte ou de l’objet sonore. Elle s’incarne dans un ensemble expressif plus vaste, que nous nommerons ici performance. Après avoir précisé la définition de ce concept, notre intention est de montrer combien son intégration à l’analyse en tant que volet, favorise la mise en exergue d’éléments de la stylistique que la seule analyse formelle ou syntaxique ne peut révéler.

La performance comme pratique et événement

3 Que faut-il entendre d’abord par performance ? Dans la théorie générative (linguistique) d’où émane le concept, performance dénote la mise en langue de la compétence par les sujets parlants. Ici, il épouse une autre définition qui le rapproche du concept de pragmatique que les linguistes décrivent comme « tout ce qui intervient dans l’interprétation d’un énoncé, mais qui n’est traité directement ni par la syntaxe, ni par la sémantique » (Monod-Becquelin et Vapnarsky 2001 : 161). Proche de cette acception, « performance » renvoie pour nous à une série de modalités de production et de mise en communication qui contribue de façon significative à l’édification de la stylistique d’une pratique musicale.

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4 Cette approche, même si elle est à notre avis encore trop peu utilisée dans notre discipline, n’est pas étrangère à certains ethnomusicologues. Nous pensons notamment au film d’Hugo Zemp (1988) sur les modalités de réalisation des yodels et des youtses du Muotatal (Suisse), aux travaux de Bernard Lortat-Jacob (2004) sur les manières de chanter en Sardaigne, à la recherche d’Aurélie Helmlinger (2001, 2005) sur les steel-bands de Trinidad et à nos propres travaux sur les modalités de réalisation des battements de tambour lors de cérémonies rituelles tamoules en Martinique (Desroches 1987, 1996). Leurs analyses ont, entre autres, illustré que les critères stylistiques et esthétiques des pratiques musicales ne résidaient pas que dans la forme, mais aussi dans la pragmatique. Le livre de Laurent Aubert (2001) sur l’impact de la mise en spectacle de traditions musicales s’inscrit également dans cette mouvance. Nous soulignerons dans cette foulée l’apport de Regula Qureshi par sa proposition, en 1987, d’une grille d’analyse spécifique à la prise en charge de la performance. Partant du principe que la musique est plus la réalisation d’une syntaxe sonore, cette grille devenait nécessaire pour la chercheuse désireuse d’intégrer alors à l’analyse les modalités d’interprétation d’une pièce musicale parallèlement aux stratégies de mise en dialogue avec le public. Ce qui l’amenait à écrire récemment « l’événement est la musique et vice-versa » (2007 : 712). Cette approche marque une rupture avec les analyses des premiers ethnomusicologues qui, partis d’une conception de la musique comme objet sonore, transformaient les enregistrements de terrain en textes primordiaux, c’est-à-dire en objets de transcription, d’analyse et de comparaison (Qureshi Burckhardt 2005).

5 Si les chercheurs précités ne recourent pas tous au vocable de performance, ils peuvent être considérés comme des pionniers par l’ouverture de leur démarche aux paramètres performanciels. La situation est toutefois différente en musique populaire, où l’analyse de la performance est devenue objet d’étude depuis quelques décennies, Toutefois, très peu de chercheurs se sont penchés de façon systématique sur la performance du point de vue musicologique. Keil et Feld (1994) ont été parmi les premiers à soulignerl’importance du regard analytique sur la performance. Les auteurs de Music Grooves insistent en effet sur les limites de l’analyse syntaxique du texte musical. Car, selon eux, la musique est plus qu’une partition musicale interprétée. Elle est événement et médiation, un phénomène qui englobe autant les modalités de production musicale que les conduites et les attitudes d’écoute du public (ibid.).

6 La parution de l’ouvrage Performing Rites : On the Value of Popular Music (1998) de Simon Frith (1998), a favorisé un débat sur le concept de performance. Ces échanges ont sensibilisé un grand nombre de chercheurs à cet aspect musical, et ce, non seulement dans la discipline, mais aussi en dehors de celle-ci. C’est le cas notamment de l’anthropologue Bob White, qui s’intéresse depuis quelques années aux musiques populaires du Congo. Une grande partie de ses recherches porte sur les manières d’interpréter certaines musiques populaires, où les analyses révèlent une part active du public dans la performance du chanteur et des musiciens. Le chercheur considère de plus les textes des chansons comme des éléments d’un ensemble plus vaste de communication qu’il appelle la « performativité » (White 2008). Enfin, au chapitre de la musicologie francophone, nous devons au musicologue québécois Serge Lacasse la proposition de l’adjectif « performanciel » 1, notamment dans ses analyses de musiques populaires enregistrées. Par « performanciel », le musicologue entend tout aspect de la pratique vocale et instrumentale relevant de la production de sons par un musicien (Lacasse 2006). Pour lui, cette définition revêt une portée ontologique qui renvoie à un niveau précis de

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l’expérience, celui de l’acte musical. La performance relie ainsi, de manière indissociable, l’objet sonore et ses agents humains, faisant de la performance une pratique et un événement.

7 Acquiesçant à ces prises de position méthodologiques et théoriques, nous tenterons maintenant de voir leur incidence sur l’analyse. Car il y a lieu de se demander si les paramètres habituels de l’analyse musicale (par exemple la forme ou la syntaxe…) sont suffisants pour cerner la signature stylistique d’une performance. Sinon, que peut nous révéler de plus l’intégration des procédés performanciels à l’analyse ? Ces questions serviront de toile de fond à l’analyse dont il sera maintenant question.

Origine des contes krik-krak

8 On trouve dans l’ensemble des îles créolophones (Petites Antilles, Haïti, Mascareignes) une tradition orale et musicale qui correspond en tous points à une performance : le conte krik-krak2. Cette tradition fait partie du patrimoine vivant aux Antilles françaises, même si le conte est désormais interprété le plus souvent en dehors du contexte funéraire, son espace originel.

9 Ces contes remontent au temps de l’esclavage et ont été transmis de génération en génération par les esclaves africains et leurs descendants. Les études sur le sujet stipulent que les contes krik-krak peuplaient dans les temps lointains, les nuits des veillées funèbres alors que les parents et amis devaient demeurer toute la nuit avec la dépouille exposée dans la maison de la famille éprouvée. Originaires d’Afrique, mais actualisés en terre antillaise, les contes mettent en scène des personnages fictifs comme Ti-Jean, Adélaïde et Jasmin, ou encore Kompè (compère) Tigre et Kompè Lapin. Ces veillées funèbres se déroulaient autrefois de façon quasi systématique, mais elles ont lieu maintenant de manière sporadique, selon le désir ou le souhait de la famille éprouvée.

10 Gardel (1977) et Césaire (1993) se sont particulièrement intéressés aux contes antillais. Ils soulignent entre autres que ce genre oral place au cœur du récit la ruse, la fourberie, l’audace et l’initiative, traits de caractère sans lesquels l’esclave ne pouvait gravir l’échelle sociale. La littérature relate à cet égard la dissidence de l’Église face à ces valeurs véhiculées dans le conte, celles-ci s’inscrivant à contre-courant de la morale chrétienne. Les analyses mettent aussi en exergue l’effet miroir du conte, le contexte de ce dernier pouvant être confondu avec des éléments situationnels du récit : le héros rencontre par exemple un cortège sur son parcours, mange des accras (beignets de morue), comme on le fait pendant les veillées funèbres au sein desquelles le conte prend place.

11 Les analyses effectuées ont enfin mis en exergue une structure formelle à trois volets : le premier constitue la partie introductive, c’est-à-dire la mise en dialogue (en créole) entre le conteur et l’auditoire ; le suivant est composé de petits refrains appelés calypso, interludes chantés en appel-réponse qui se retrouvent à différents moments du récit, et le troisième équivaut à la narration du conte, l’histoire en tant que telle, lieu privilégié de la mise en valeur du talent du conteur.

12 Si intéressantes que soient ces recherches, aucune n’aborde de façon systématique, au- delà de la structure formelle, les manières d’articuler texte et façon de raconter. Pourtant, quand on pose à un Martiniquais la question : « Où réside la valeur ou la qualité d’un conte ? », il répond sans hésitation : « Chez le conteur ».

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13 Nous proposons donc de faire ici une autre lecture de cette tradition orale antillaise en l’axant cette fois, sur le conteur, et surtout, sur ses outils langagiers que sont les procédés performanciels. Nous nous appuierons plus spécifiquement sur un conte très populaire à la Martinique, comme d’ailleurs dans l’ensemble de l’aire créolophone : Ti-Jean.L’objectif est d’illustrer l’importance des éléments de la performance dans la stylistique du conte. Ce regard nous semble d’autant plus essentiel que c’est en recourant à divers procédés performanciels qui seront détaillés plus loin, que le conteur s’approprie le récit, lui conférant alors une signature singulière.

Résumé du conte Ti-Jean

14 L’histoire de Ti-Jean peut se résumer ainsi : voulant tester son niveau de débrouillardise, la marraine 3 donne au héros du conte, Ti-Jean, un beignet de morue, appelé aux Antilles, accras. Prenant la route avec cet accras comme seul bagage, Ti-Jean, à force de petites tromperies, de ruse et d’intelligence, en arrive à troquer cet accras contre un coq, puis contre un mouton. En recourant à d’autres stratégies et simulations (il se faufile par exemple dans un cortège funèbre), il exige d’une famille qu’on lui donne un troupeau de moutons. Le conte se termine par la réussite sociale de Ti-Jean devenu propriétaire d’un grand domaine.

15 On entend généralement ce conte, un des plus appréciés des Martiniquais 4, lors d’une veillée, après la tombée du jour. Un groupe d’une quinzaine de parents et d’amis se rassemblent en début de soirée, aux abords d’une maison. Comme mentionné précédemment, le décès d’une personne était autrefois le prétexte à la tenue d’une veillée. Car il fallait littéralement « veiller » toute la nuit le corps du défunt et ainsi tenter de consoler la famille éprouvée. À l’extérieur de la maison où reposait la dépouille, on s’adonnait alors à ces histoires anciennes agrémentées de quelques devinettes (les titimes ), le tout accompagné de punchs au rhum et d’accras de morue.

Conte et procédés performanciels du conteur 5

16 Le sujet du récit est connu de tous ; le conteur doit donc trouver ailleurs des atouts pour garder son auditoire en écoute active. À cette fin, il recourt à une panoplie de procédés performanciels. Parmi ceux-ci se trouvent des gestuelles, des cris, des mimiques et surtout des procédés de langage qu’on ne retrouve pas dans d’autres situations courantes. Ces procédés sont une dimension intrinsèque de cette tradition orale et musicale, étant à la fois attendus de l’auditoire et servant à qualifier le conteur de bon ou de mauvais. Le choix, la combinaison, la manière et la fréquence d’utilisation de ces procédés déterminent en effet le talent et la qualité d’interprète du conteur. Le conte devient ainsi un lieu privilégié de performance : dramatisation du récit, recours à des onomatopées, interaction avec l’auditoire, interventions autoritaires, interludes chantés en appel/ réponse, répétitions de mots, inversions phonétiques et phrases émises à toute allure. Tels sont les procédés que nous allons maintenant détailler6.

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L’importance des onomatopées

17 On s’en doutera, le conteur est le personnage central de l’événement. Le conte est habité par la dramatisation, c’est-à-dire par une manière personnelle de mettre en scène les personnages, de rapporter leurs péripéties, avec une emphase sur les émotions et les sentiments qui président au récit. C’est donc un exercice de mémoire, celle du texte, mais aussi de mise en performance de tous les éléments.

18 Le conte démarre par un appel composé d’onomatopées, sorte de premier échange entre le conteur et l’auditoire. Là se profile un premier paramètre performanciel : le yé-krik et sa réponse par l’auditoire, yé-krak. Élément qu’on peut considérer comme « hors récit », cette onomatopée marque la performance du conteur par ses manières d’y recourir L’ouverture est généralement interprétée avec un tempo lent et avec un contour intonatif particulier7 qui répond au schéma suivant :

(conteur) Yéééé

Krik

(auditoire) Yéééé

Krak.

(conteur) Yé misti

Krik

(auditoire) Yé misti

Krak

(conteur) Es ke la kou do ? (Est-ce que la cour dort ?) (en montant)

(auditoire) Non, la kou ne do pa (Non la cour ne dort pas) (en descendant)

19 Cette émission vocale exerce un rôle précis dans le conte. Elle installe d’abord cet espace de communication entre le conteur et l’auditoire. Puis, la dernière question posée par le conteur – « Est-ce que la cour dort ? » – indique clairement son rôle de leader, rappelant alors aux personnes présentes qu’il attend d’elles une écoute attentive, voire active. Cet échange est à la base du conte. Sans lui, comme nous l’avons dit plus tôt, on ne peut répondre de la qualité de la performance, et surtout de celle du conteur. À l’issue de l’introduction interprétée lentement et avec le contour intonatif illustré plus haut, le conteur démarre sa performance. Alors s’amorce une histoire où règnent la fantaisie, le drame, le mystère et le fantastique. Les nombreux yé-krik du conteur – il peut y avoir jusqu’à une centaine d’appels du conteur à travers sa narration – sont réalisés de multiples façons : parfois lents et doux, parfois secs et saccadés, en glissando ou en staccato. Il existe donc une multitude de possibilités pour énoncer cette onomatopée

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selon le désir du conteur. Chacun des procédés utilisés vise à transmettre une émotion, un sentiment, ou encore à favoriser une visualisation ponctuelle du récit.

Fig. 1. Contours intonatif des onomatopées pendant le récit.

20 Ces onomatopées remplissent par ailleurs une autre fonction. Au plan de la syntaxe verbale, on peut considérer chacun des yé-krik comme l’équivalent d’un point ou d’un point-virgule dans un texte écrit. L’histoire étant longue, il fallait bien trouver des « trucs de métier » pour baliser le discours.

21 Le tableau ci-dessus illustre de façon condensée quelques contours intonatifs de ces onomatopées.

22 Outre ces yé-krik, le conteur peut avoir recours à d’autres onomatopées. Dans le conte Adélaïde et Jasmin, par exemple, chaque fois qu’un gros oiseau émet un kyak, (ici produit par le conteur), le propriétaire de l’oiseau doit immédiatement lui offrir des graines à manger. Un jour, celles-ci furent épuisées. (À partir de ce moment dans l’histoire, le conteur incarne l’oiseau.) L’oiseau poursuit ses kyak et, ne recevant pas ses graines habituelles, il se met à dévorer, à chacun de ses cris, le doigt de son propriétaire, puis une jambe, puis l’autre, et ainsi de suite. Chaque émission d’un kyak devient un élément de la tension dramatique vécue par l’auditoire, qui réagit parfois avec amusement, parfois avec étonnement8.

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Fig. 2. Tonton Henri

Fonds Saint-Jacques, 1978. Photo Monique Desroches.

Le recours à l’autorité

23 Dans les sociétés de tradition orale, la maîtrise du verbe confère à ses détenteurs un certain prestige, voire une certaine autorité. Cette considération sociale et langagière est ici au cœur de la mise en récit du conte, la performance procurant au conteur un statut particulier qui impose le respect. Tonton Henri, notre conteur, le sait parfaitement. Une expression langagière propre au conteur mérite, dans cette optique, que l’on s’y attarde. Lors de l’enregistrement que nous avons fait en 1978, le conteur, exaspéré par les gens qui parlaient pendant son récit, émit spontanément un autoritaire « la kou vo djèl » (la cour, vos gueules !). Cette expression nous a d’abord surprise car nous ne l’avions jamais rencontrée dans les échanges de la vie quotidienne ; de ce que nous connaissions des modalités de respect et de politesse locale, l’expression aurait été jugée irrespectueuse ou irrévérencieuse. Même la mère du conteur faisait partie du groupe de personnes interpellées. Mais chose surprenante, dans cette société matrifocale où la figure de la mère impose le respect, personne n’a semblé étonné de cette intervention autoritaire du conteur, et le silence se fit en quelques secondes.

24 Comment expliquer alors son recours dans la performance ? À notre avis, le conteur venait une fois de plus de créer un espace de communication « hors récit », mais cette fois pour établir clairement qu’il était celui qui contrôle et qui mène le conte. Car nous sommes bien ici dans un jeu de rôles. En le laissant revêtir son habit de conteur, le groupe l’autorisait à ramener à l’ordre toute personne qui irait à l’encontre de ses volontés,

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même si, dans ce cas précis, il s’agissait de sa propre mère. Tout s’est donc passé comme si le sens partagé de cette « autorité » entre le conteur et son auditoire lui permettait de recourir à cette expression, sans que personne ne fût contrarié ni offusqué.

Les calypsos ou interludes chantés

25 Il arrive fréquemment qu’en cours de récit, le conteur entonne un petit air. C’est généralement un court interlude monosyllabique interprété dans la forme « appel- réponse ». Le conteur chante alors une courte phrase, qui est immédiatement reprise par l’auditoire, ainsi que le montrent les transcriptions suivantes.

26 La structuration en appel-réponse place l’auditoire dans une interaction soutenue avec le conteur et assure ainsi une participation active du public. Ces courts interludes dépassent donc le rôle de simple divertissement musical.

Répétition et inversion phonétique

27 Un autre procédé que nous appellerons « inversion phonétique et sémantique » est fréquemment utilisé par les conteurs. Cette astuce langagière correspond à l’inversion d’un mot qui, à son tour, commande une inversion de sens. Le conteur joue ici avec la langue en recourant à des émissions de sons qui renvoient à deux niveaux linguistiques distincts : le phonétique et le phonologique (sens). L’exemple qui suit traduit ce procédé.

28 Voulant signifier que Ti-Jean, notre héros, a marché longtemps, si bien que la fatigue l’a fait trébucher, le conteur va combiner ici deux procédés : celui de la répétition et celui de l’inversion phonétique. Ces deux procédés sont d’ailleurs très bien compris et interprétés par l’auditoire, comme nous l’ont confirmé des entrevues réalisées par la suite avec certaines personnes présentes à cette veillée. Concrètement, ce procédé se lit ainsi :

RÉALISATION PHONÉTIQUE :

Y maché, y maché, y maché ! (Silence) …. Y chéma ! (inversion phonétique)

TRADUCTION SÉMANTIQUE :

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Après avoir longtemps marché… Il est tombé (ou) il a trébuché (inversion sémantique)

29 Au niveau de la performance, ces inversions phonétique et sémantique sont appuyées par des changements dans le contour intonatif de chacun des segments de phrase.

30 Ces deux contours intonatifs correspondent à ceux-ci :

__ __

ché // __ ché

______(silence) __ ma //

y ma ché y ma ché y ma y

31 Caractérisée dans la première partie de la phrase par la répétition en recto tono du « y maché » (sauf pour la dernière syllabe), la deuxième partie marque une rupture intonative par son contour à trois niveaux. Le silence qui précède le dernier segment vient, selon nous, renforcer la différence intonative, tout en guidant l’auditoire sur cet aspect important de la narration. Enfin, il est intéressant de noter que le deuxième contour intonatif se rapproche de celui d’un yé krik, présenté antérieurement.

32 Une version écrite du conte omettrait sans doute ce genre de procédés. L’alternance voix/ silence, la longue durée du mouvement symbolisée par la répétition et la chute du héros, traduite ici verbalement par l’inversion des syllabes, s’avèrent pourtant des procédés performanciels représentatifs de la stylistique du conte krik-krak.

Virtuosité de l’élocution

33 L’émission très rapide d’une phrase ou d’une série de phrases est un procédé courant chez les conteurs. Certains le voient comme une forme d’appropriation du conte, comme une façon de s’arroger un « droit d’auteur ». Car, plus la phrase est émise rapidement, plus il sera difficile pour un autre d’imiter le conteur dans sa performance. Nous pouvons voir dans la rapidité d’élocution une parenté avec certains compositeurs et interprètes du XIX e siècle (Liszt et Paganini par exemple), chez qui la virtuosité d’interprétation était un critère important de la maîtrise de leur art. Le contexte nocturne des contes ne semble pas non plus étranger à la présence de cette virtuosité verbale. Soucieux de tenir son auditoire en éveil durant toute la veillée, il est permis de penser que le conteur puisse recourir à la vitesse d’exécution pour le maintenir en alerte.

34 L’exemple suivant montre le nombre de phrases émises par le conteur en moins de sept secondes !

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Fig. 3. Procédé : rapidité

Traduction : « Messieurs, mesdames. Si vous croyez que je mens, je préfère monter au haut d’un arbre à balai, me laisser tomber pour qu’un ver de terre me mange les reins ; là seulement, je retrouverai la raison. »

Conclusion

35 À l’image de la linguistique, qui a depuis longtemps intégré la performance dans l’analyse, la prise en compte de la performance en ethnomusicologie nécessite d’engager celle-ci dans plusieurs écoutes et plusieurs regards. Aux côtés des analyses formelle et syntaxique, l’analyse performancielle commande donc une ouverture vers d’autres volets, d’autres aspects de la pratique. Notre analyse en a fait ressortir quatre.

36 D’abord, le co-texte. Ce terme, que nous empruntons à la linguistique, englobe tous les éléments qui ne sont pas inclus dans les éléments syntaxiques ou formels du texte et qui entourent ce dernier, ici, le récit. Ils renvoient aux onomatopées, aux imitations des cris d’animaux, etc. L’analyse a montré combien ces éléments, loin d’être des paramètres périphériques au conte, sont en réalité des éléments centraux de la performance.

37 En deuxième lieu, se profile le contexte. Nous avons notamment souligné à cet égard le lien étroit entre la virtuosité d’élocution, le contexte des longues veillées (à la tombée de la nuit) et l’importance pour l’auditoire de garder un esprit vif et attentif (cf. le procédé décrit plus haut).

38 Le troisième renvoie à l’interaction et à la communication. À ce niveau, l’analyse a mis en relief une structuration du conte qui ne prend sens qu’en présence de son auditoire. Car les réactions verbales et émotives de celui-ci guident le conteur dans sa façon de raconter l’histoire et, réciproquement, selon les modalités d’expression choisies par le conteur, l’auditoire continuera à se manifester de telle ou telle façon. C’est pourquoi il est si fondamental pour le conteur d’instaurer ce lien étroit avec son auditoire.

39 Enfin, nous retrouvons les modalités de réalisation. L’analyse a montré à ce niveau comment elles soulignent singulièrement la dramatisation du récit, le conteur choisissant de recourir,selon le récit, à une gestuelle particulière, à des déplacements d’accents, des

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répétitions de phrases, des onomatopées, des insertions de mélodies ou des changements de dynamique et de tempo.

40 À l’instar d’un interprète de musiques improvisées, le conteur maîtrise, sélectionne, combine et agence ces procédés pour marquer le récit de sa propre signature. Une analyse du texte, en dehors de la performance, n’aurait pu et su révéler cette signature singulière. On devine alors combien une analyse qui se confinerait au seul niveau syntaxique ou textuel non seulement serait réductrice, mais passerait à côté d’autres dimensions expressives et significatives du conte.

41 Si la musique demeure le point d’ancrage et l’élément rassembleur des ethnomusicologues, il y a donc lieu, selon nous, d’élargir la notion d’analyse afin d’inclure dans celle-ci, et de façon systématique, les procédés de performance, là où la musique comme objet, pratique et événement prend tout son sens.

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NOTES

1. Laccase a emprunté le terme au philosophe Gérard Genette (1994). 2. Aussi appelé kriké-kraké dans les Mascareignes (Réunion, Seychelles, Maurice). 3. La marraine joue un rôle très important dans la culture créole antillaise car elle est une sorte de substitut de la mère. Son choix est donc capital pour l’enfant et son rôle non négligeable pour son éducation. 4. La réussite sociale de Ti-Jean, destiné à une tout autre vie, ne serait-elle pas corollaire à cette popularité ? 5. Dès les premiers mois d’un terrain en Martinique à la fin des années 70, nous avons pu enregistrer ce conte, ainsi que bien d’autres, dans le quartier Fonds-St-Jacques de la commune de Sainte-Marie, (nord-est). Nous étions alors résidente-directrice de la base de recherche du Centre de recherches caraïbes de l’Université de Montréal et y menions, parallèlement à ce poste administratif, des recherches doctorales depuis 1978. Tonton Henri était alors un conteur fort connu du quartier, et c’est avec lui que nous avons le plus souvent enregistré ces contes. 6. Le lecteur retrouvera des extraits sonores de ces procédés, ainsi que le récit en continu, à l’adresse internet suivante : . Nos remerciements vont à Annie Clément et à Eric Vandal du LRMM, pour leur précieuse assistance autour de ces aspects techniques du texte (lien internet, visualisation des contours intonatifs et mise en forme éditoriale de nos transcriptions). 7. Le lecteur trouvera à la fin de la description de ces onomatopées, une figure rassemblant quelques-uns des contours intonatifs de l’onomatopée « yé-krik ». 8. Voir à ce sujet, l’exemple sonore à l’adresse internet indiquée en note 6.

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RÉSUMÉS

S’appuyant sur l’analyse d’un conte krik-krak enregistré à la Martinique, l’auteure montre que la prise en charge de la performance nécessite d’engager l’ethnomusicologue dans plusieurs écoutes et plusieurs regards, aux côtés des analyses formelle et syntaxique. L’article vise à démontrer que la prise en charge de la performance permet de dégager des éléments de la pratique que la seule analyse du texte ne pourrait révéler. Après une définition du terme « performance », l’auteure identifie et décrit une série de procédés performanciels, puis tente ‐ d’illustrer leur rôle dans l’édification de la stylistique du conte.

AUTEUR

MONIQUE DESROCHES Monique DESROCHES est Professeure titulaire en Ethnomusicologie à la Faculté de musique de l’Université de Montréal, où elle est également directrice du Laboratoire de recherche sur les musiques du monde et responsable du Secteur Ethnomusicologie. Elle est l’auteure d’ouvrages sur les musiques créoles et indo-créoles, dont Tambours des Dieux (1996), Construire le savoir musical (2003) – avec G. Guertin – et de deux cédéroms sur les musiques de la Réunion (1999) et de Madagascar (2007).

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Chants de pouvoir au Vanuatu

Raymond Ammann Traduction : Laurent Aubert

NOTE DE L’ÉDITEUR

Traduit de l’anglais par Laurent Aubert.

1 Dans la tradition du Vanuatu, la création d’un chant n’est pas un processus intellectuel, mais plutôt un acte spirituel qui fait appel à l’intervention des esprits ancestraux. Comme les chants importants sont donnés aux vivants par les esprits, ils peuvent aussi fonctionner comme porteurs du pouvoir des ancêtres. De tels chants possèdent par exemple la faculté d’influer sur la nature ou le bien-être des personnes. Cependant, une comparaison entre les paroles ou la structure musicale des chants dotés de pouvoirs avec ceux qui ne le sont pas ne fait apparaître aucune différence. La question posée dans cet article est donc : où réside ce pouvoir ? Pourquoi certains chants font-ils tomber la pluie et d’autres, aux formes et aux structures pourtant très semblables, ne le font-ils pas ?

2 Pour tenter d’y répondre, nous remonterons à leur origine ancestrale et examinerons un certain nombre de chants de pouvoir, y compris la manière dont ils sont interprétés dans les rites ; par exemple les chants destinés à augmenter le pouvoir d’un objet pour tuer quelqu’un ou, au contraire, ceux qui permettent de guérir les malades. Les chants d’amour n’en sont pas exclus, et ceux faisant tomber la pluie y sont plutôt courants. Finalement, la particularité des anciens chants de pluie aidera à comprendre comment leurs pouvoirs deviennent effectifs.

Les récepteurs de chants à Tanna

3 Dans le sud-ouest de l’île de Tanna, située dans le sud du Vanuatu 1, les hommes et les femmes qui ont le don et l’aptitude à recevoir des chants des esprits ancestraux sont appelés rawahi nupu2, « récepteurs de chants de danse ». Le récepteur de chants doit effectuer certaines opérations et respecter certaines règles pour rendre son esprit

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réceptif à un nouveau chant – les gens disent pour « ouvrir la route au chant ». À la fin du XIXe siècle, Agnes Watt 3 (1896 : 111) décrivait ce phénomène de la façon suivante : « Un de leurs compilateurs de chants se retire dans les bois et rencontre les dieux du chant, dont il reçoit la nouvelle musique de danse pour la performance à venir ». De même, le missionnaire Gunn (1914 : 238-239) écrit à propos de Futuna, une petite île proche de Tanna : « La poésie et le chant étaient des dons des dieux, et les poètes affirmaient avoir reçu leur inspiration d’eux ou des esprits des morts ». La référence à un « dieu » ou aux « dieux du chant » signale l’attachement des deux auteurs à leur mission chrétienne. Ni les Tannais ni les Futunais n’auraient mentionné de « dieux du chant », mais plutôt des esprits ancestraux.

4 Par ailleurs, l’usage de recevoir son inspiration des bruits de la nature est encore fréquent, surtout lorsqu’on traverse la forêt et qu’on entend les bruits des cours d’eau, du vent dans les arbres, des insectes… Le fait de se voir inspirer un chant par les sons de la nature atteste une forme de communication entre l’ancêtre et le récepteur de chants. Les gens pensent que les ancêtres envoient les sons de la nature pour inspirer les récepteurs de chants. Bonnemaison (1994 : 177) affirme à propos de Tanna que « l’eau, associée aux arbres, est considérée comme la ‘source’ de la musique. Lorsque ceux qui ont la responsabilité de créer de nouveaux chants s’approchent de certaines cascades ou de certains arbres, le son de l’eau qui coule et le bruissement des feuilles dans le vent produisent un environnement sonore que le récepteur de chants reproduit. On dit qu’il suffit d’être là, d’arrêter de penser et d’attendre ; la musique ne manquera pas d’arriver ».

5 Une seconde méthode toujours utilisée à Tanna requiert de petits bouts de bois. Le nom de l’arbre dont provient ce bois est gardé secret. Le récepteur de chants brise une branche en quatre morceaux ; le soir, il en met deux dans sa bouche et les deux autres sous sa natte ou son oreiller. Pendant son sommeil, l’esprit ancestral lui enverra un chant en quatre parties. Le nombre des strophes dépend de celui des morceaux de bois ; mais la plupart des chants (nupu) sont en quatre parties.

6 À Tanna, le kava – une plante de la famille piper methysticum , dont les racines sont utilisées pour faire une boisson narcotique – joue un rôle important dans tous les rituels. Les Tannais disent que, lorsqu’un homme médite sous l’influence du kava, les ancêtres viennent lui parler. À Tanna, la consommation de kava est impérative dans tout processus de réception de chants. Le récepteur de chants doit en boire après avoir été inspiré en forêt ou avant de recevoir le chant.

7 Celui qui veut commander un chant à un récepteur de chants doit envelopper les racines d’une plante de kava dans des feuilles de pandanus pour les empêcher de sécher. Au moment d’offrir la plante au récepteur de chants, il doit lui expliquer le thème du chant qu’il souhaite recevoir. Le nombre de paquets de racines enveloppées indique le nombre de strophes requises. Le récepteur de chants boit alors le kava préparé avec ces racines pour « ouvrir la route » au chant à venir. Si tout va bien, le commanditaire du chant le recevra le jour suivant 4. Il doit l’apprendre par cœur tandis que le récepteur de chants le lui chante ; s’il ne parvient pas à s’en souvenir dès le premier jour, il lui faudra retourner auprès du récepteur de chants et lui demander de le lui rechanter 5. Les ancêtres délivrent les chants en langue vulgaire. Le récepteur de chants et ses assistants doivent alors remplacer les expressions jugées triviales par un vocabulaire plus approprié.

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8 Le récepteur de chants ne peut pas arrêter le flux d’un nouveau chant de lui-même. Une fois toutes les strophes reçues, la route doit être fermée par un certain rituel, au cours duquel le commanditaire offre une autre racine de kava au récepteur de chants.

9 Pour le film Karum Nupu (Ammann & Kapere 2005), nous 6 avons suivi le récepteur de chants Naulifen, de l’imwarim7 de Leloulloul, dans sa quête d’inspiration. Un homme d’un imwarim voisin du nom de Bosen avait commandité le chant. Pour cela, il avait préparé une jeune plante de kava et attaché trois feuilles spéciales avec une section de feuille de banane séchée appelée napan ; mais lorsqu’elle est utilisée à cet effet, on la nomme tupen. C’est au moyen du tupen que la feuille suivante doit ensuite être nouée à la racine de kava : koyometa (croton, Codiaeum variegatum), niapr ( Cordyline Sp.) et nisei, une cordyline odorante 8. Bosen apporta ce kava, appelé karum (panier), à l’imwarim du récepteur de chants Naulifen. Le Jif (chef) du lieu, Fauan, accepta le karum et ordonna à Naulifen de trouver un chant pour Bosen. Il n’y eut aucun accord oral : le fait de déposer un karum par terre devant les autres était un symbole suffisamment explicite.

10 La plupart des récepteurs de chants que j’ai rencontrés au Vanuatu étaient des hommes ; cependant, il y a dans le sud-ouest de Tanna une réceptrice de chants bien connue : la rawahi nupu Margret Sylvester, fille du vieux Kiu et épouse de Sylvester, originaire de White Sands, mais résidant à Imaki. Margret reçoit ses chants d’un esprit ; elle dit qu’au cours de ses rêves, elle voit un homme-esprit lui ordonner de chanter son nouveau chant. Elle commence par refuser, jusqu’à ce que l’homme-esprit la force à le mémoriser et à le chanter.

11 Margret reçoit ses chants des esprits ancestraux sans en être priée ni devoir effectuer le moindre rituel d’« ouverture de la route ». Mis à part le fait qu’elle accepte ces commandes, elle crée également d’autres chants sur toutes sortes de sujets, tels que la visite d’un étranger ou une expédition de pêche. Margret m’a dit combien il lui était parfois pénible de recevoir tant de chants. En outre, pour chaque nouveau chant qu’elle reçoit, son mari doit apporter une racine de kava et un poulet à l’imwarim. En effet, comme toutes les femmes de Tanna, Margret n’a pas le droit de boire le kava ; c’est donc son mari qui pratique le rituel de remerciement aux esprits ancestraux.

12 Un chant peut devenir chant de danse (nupu) et rester dans les mémoires pour des générations ; mais si les gens ne l’apprécient pas, il sera vite oublié. Watt (1896 : 111) se référait peut-être à ce phénomène en écrivant : « Une fois qu’il l’a acquis, il rentre et l’enseigne aux gens de son village, et ainsi de suite, jusqu’à ce que la plupart d’entre eux le sachent ». À Tanna, on crée de nombreux chants, mais seul un petit nombre est régulièrement interprété pour accompagner les danses nupu.

Les récepteurs de chants dans les Îles Banks

13 Chacune des Îles Banks 9 a sa propre langue et, sur certaines d’entre elles, on en parle même plusieurs. Mais la langue des chants de coutume les plus importants s’en distingue : appelée langue de Qat (Qwet dans la langue de Vanua Lava, et Bwet en d’autres îles), elle contient des termes provenant de toutes les langues des Îles Banks. Qat est le héros culturel le plus important des Îles Banks, et l’usage de cette langue indique ainsi que les chants sont originaires du monde des ancêtres.

14 Le missionnaire Codrington, qui a visité ces îles dans la seconde moitié du XIXe siècle (Codrington 1972 : 334) semble avoir été perturbé par cette situation linguistique

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particulière : « La différence est moins frappante à Gaua et à Santa Maria, et probablement plus à Mota. D’un côté de Mota, les chants sont composés dans une langue ressemblant à celle de Gaua, et de l’autre dans une autre langue similaire à celle de Motlav ; et pourtant, la langue d’aucun des chants de Mota n’est celle qui est parlée à Gaua ou à Motlav, et le chant de Mota n’est pas non plus tout à fait dans le dialecte de ceux de Gaua et de Motlav. Sur les Îles Banks, tout le monde connaît au moins un registre de langue pour les chants et un autre pour l’usage courant, alors que certains, comme à Mota, ne se contentent pas de deux. À Santa Maria, cependant, alors que la langue parlée de Lakona est très différente de celle de Gaua, les chants sont presque les mêmes ». L’ethnographe suisse Felix Speiser (1991 : 379), qui visita les îles en 1911, se référait aussi probablement à la langue de Qat lorsqu’il écrivait : « Curieusement, une ancienne forme de langage est utilisée, assez différente de l’actuelle langue vernaculaire et ne pouvant pas être comprise sans une connaissance spéciale »10.

15 La langue de Qat est seulement utilisée dans le chant, et elle n’est comprise que par quelques hommes, surtout parmi les plus âgés. Mais les récepteurs de chants doivent savoir manier cette langue. L’île de Vanua Lava est restée plusieurs années sans récepteur de chants. Si une personne de Vanua Lava voulait commander un nouveau chant, il lui fallait donc se rendre dans une île voisine. Dans l’ouest de Vanua Lava (où l’on parle la langue de la baie de Vureas), le récepteur de chants est appelé töwtöwes, et celui qui connaît de nombreux chants, manar ; en revanche, celui qui ne sait pas chanter est dit töm . Un homme de la baie de Vureas appelé Hosea Vores a toujours été intéressé par les chants traditionnels locaux, dont il détenait un vaste répertoire ; on l’appelait donc manar . Hosea dit qu’en l’an 2001, il reçut la connaissance de la langue de Qat en songe, et que, depuis, il est capable de recevoir en rêve des chants des ancêtres et de les interpréter en conséquence. Le manar Hosea est ainsi devenu töwtöwes. Si un habitant de Vanua Lava veut un nouveau chant, il n’a ainsi plus besoin de se rendre sur une autre île ; il peut en faire la commande à Hosea. Ce dernier pourra en changer le mot-à-mot ou, au contraire, en conserver la formulation originale, auquel cas le commanditaire n’en comprendra pas le sens.

16 À la fin du XIXe siècle, le missionnaire Gunn (1914 : 240) décrivit ainsi la manière traditionnelle de commander un chant dans les Îles Banks : « Lorsqu’on louait les services d’un poète, il amenait un panier de fleurs et de feuilles, afin que leurs noms puissent être introduits dans le chant ». Aujourd’hui, la commande d’un chant à Hosea peut être effectuée de la même façon, quoique certaines personnes n’apportent pas de panier de fleurs, mais plutôt d’autres cadeaux, voire de l’argent. La personne donne alors à Hosea le contenu du nouveau chant et paie une partie de son cachet en avance.

17 Les deux exemples cités de Tanna et des Îles Banks montrent quelques variantes de la manière dont les chants sont reçus des esprits ancestraux. Que les chants proviennent des esprits ancestraux est également vrai en d’autres lieux du Vanuatu où j’ai mené mon enquête : à Erromango, Malakula, Ambae, Pentecôte, Santo… Mais les détails des rites changent d’un endroit à l’autre. Durant mes nombreuses discussions avec des informateurs et des récepteurs de chants dans l’ensemble du Vanuatu, aucun ne m’a jamais dit avoir spécialement reçu un chant de pouvoir. Il semble que ces chants ne sont chargés de pouvoir que plus tard, ou alors qu’ils sont très anciens.

18 Pourtant, le récepteur de chants demeure en relation intime avec le monde ancestral, ce qui lui confère certaines fonctions et obligations envers la communauté. Un récepteur de

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chants gagne en prestige s’il est capable de produire de nouveaux chants ; en revanche, il demeure lié à cette fonction et ne peut jamais s’en défaire.

Les chants de pouvoir

19 Offerts par les esprits ancestraux, les chants créent ainsi un lien entre les vivants et les morts. Certains ne recèlent pas ou que très peu de pouvoir, par exemple les berceuses. D’autres contiennent un pouvoir tel qu’ils peuvent influencer le cours de la nature. Je n’appellerai pas ces derniers des chants « magiques ». Pour le spécialiste et le chanteur qui interprètent de tels chants (par exemple les chants de pluie), ce ne sont que des chants « agissant ». Ces personnes ne font pas de distinction entre les activités « magiques » et profanes. Les gens se réfèrent aux chants de cette catégorie comme à des chants de pouvoir, ou des chants dotés de pouvoirs – sous-entendu de pouvoirs ancestraux. Les chants comportant un fort pouvoir peuvent avoir diverses fonctions : certains font tomber la pluie, d’autres peuvent aider les gens et d’autres encore leur nuire.

20 Sur l’île d’Ambrym, Paton mentionne l’existence de chants ayant la fonction de blesser ou de tuer les gens (1979 : 64) et, sur les îles du Vanuatu septentrional, Codrington (1972 : 205) affirme que des personnes ont souvent été tuées par le pouvoir d’un chant, parfois avec l’aide de certains objets, comme va le montrer l’exemple suivant. Paton (1979 : 65) parle d’un objet appelé talamatai sur les Îles Banks, et rango à Ambae ; dans les deux cas, cet objet peut consister en un morceau de bois, de corail ou de tout autre matériau. Il est cependant important que le talamatai ou le rango ait été impliqué dans un accident mortel avant qu’il soit enveloppé dans une feuille. « C’est le fait de nouer le talamatai et de l’attacher bien fort tandis que le chant est interprété qui lui confère son pouvoir magique… » L’objet est ensuite suspendu en un lieu où la personne à laquelle le charme est destiné doit nécessairement passer. Si celle-ci ne possède pas un pouvoir plus fort, elle mourra en quelques jours. On notera, d’une part, que l’objet utilisé pour tuer un homme est doté de pouvoir parce qu’il a été lié à un accident mortel et, d’autre part, que cet objet a besoin d’être chargé d’un supplément de pouvoir par l’acte monotone de le lacer et de le nouer, ainsi que par le son d’un chant ou d’une incantation.

21 Codrington (1972 : 205) mentionne aussi une sorte de « fusil magique »11 appelé tamatetiqa , qui acquiert son pouvoir lorsqu’un chant est interprété sur lui. « Un morceau de bambou est rempli de feuilles, d’un os humain et d’autres ingrédients magiques ; le chant de mana 12 est alors chanté sur lui ». Le bambou est obturé avec le pouce et ouvert lorsqu’il est proche de la victime. Dans un autre exemple, Codrington (1972 : 309) parle d’une pointe de flèche qui doit être chargée de pouvoir par certains chants 13. « Quoique ce soit d’abord l’os humain qui confère à la flèche son pouvoir mortel, l’os doit cependant être fixé à la hampe avec le charme magique qui donne à l’arme son pouvoir surnaturel. Le fabricant chante ou murmure des incantations tandis qu’il attache l’os à la pointe ; ainsi, comme je l’ai entendu dire, le mana est inséré là où l’os touche la pointe ». Pour cet exemple, Codrington dit plus précisément que le chant est chanté en même temps que le nœud est fait. Dans ces cas, la ligature constitue une activité monotone, qui est en soi propre à accumuler le pouvoir ancestral. Le fait de chanter pendant que ce travail se fait contribue à augmenter le pouvoir de l’objet.

22 Dans le nord du Vanuatu, les hommes se regroupent en sociétés hiérarchisées et souvent secrètes. Un membre d’une telle société devra organiser certaines cérémonies incluant

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l’abattage rituel de cochons s’il veut progresser dans la hiérarchie. Les envieux profitent de ce moment pour chercher à nuire à cette personne. Codrington (1972 : 11) écrit : « Il était important pour un homme de réunir une vaste assemblée lors de sa fête, et la plus grande satisfaction de ses ennemis était de l’en empêcher ; chacun faisait alors appel à des charmes pour parvenir à son but. Un homme pouvait frotter dans ses mains les feuilles d’une plante de gingembre parfumé ou d’une érythrine à forte odeur pendant toute la nuit avant de les suspendre sur le feu ; puis couper les brindilles et les feuilles en chantant un charme sur elles, et enfin les mâcher et souffler sur elles pour obtenir du mana ; le matin, il soufflera dans sa conque afin d’en répandre l’influence sur ses feuilles, ce qui attirera une foule à la fête. Un charme contraire de son adversaire dissuaderait les hommes d’y aller ». Ici encore, une nuit entière d’activités monotones incluant des incantations est requise pour créer du pouvoir.

23 Il est toujours courant, y compris sur les autres îles du Vanuatu, de chanter sur certains objets pour en augmenter le pouvoir, en particulier sur des objets importants dans les rituels comme le tambour à fente. Godefroy (1936 : 78) décrit le rituel – pratiqué dans le nord-est de Malakula – consistant à tirer le tronc destiné au futur tambour de la manière suivante : « Alors tous les hommes, grands, moyens et petits, s’alignent de part et d’autre de la liane ; la procession commence toujours en chantant les airs exigés par la cérémonie ». Le chant transcrit ci-dessus était pratiqué dans le village de Lawa, dans le sud-ouest de Malakula. Alben Ruben, détenteur d’un vaste savoir sur la tradition de sa région, l’a chanté pour moi. Malheureusement, ce chant est aujourd’hui rarement interprété dans son contexte traditionnel, c’est-à-dire lorsqu’un tambour à fente est halé jusqu’au village pour y être sculpté. Ce chant antiphonal pour voix d’hommes servait à synchroniser leurs efforts physiques et, en même temps, à augmenter le pouvoir du futur tambour en le rendant plus sonore et résistant.

Fig. 1. Chant de halage d’un tambour interprété par Alben Ruben, village de Lawa, sud-ouest de Malakula.

24 Le groupe des hommes tire le tronc dont sera fait le tambour au moyen d’une longue corde, tandis que le chanteur principal est assis sur le tronc. Lorsqu’il parvient au refrain « ooo-hou – hoe », tous les hommes joignent leurs voix à la sienne et se mettent à tirer le tronc. Quand ils sont fatigués, ils prennent une pause ; l’homme sur le tronc continue à chanter et, au moment où il répète le refrain, ils recommencent à tirer. Une fois qu’ils sont arrivés au village où le tronc sera évidé et sculpté, le propriétaire du tambour offre un cochon au chef des chanteurs.

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25 Les paroles du chant font allusion à l’action d’une manière « indirecte », typiquement mélanésienne : Nukomo est le nom de l’arbre Natapoa, et ranaworewore nutenene se réfère à cet arbre dressé sur la côte ; mare signifie « beau » et qualifie l’arbre ; et Vndikdik est le nom d’une ancienne maison des hommes (nakamal) située dans la baie des Bambous, non loin du village de Lawa dans le sud-ouest de Malakula. Les paroles peuvent se référer à un arbre provenant de cette baie, anciennement utilisé pour fabriquer un tambour.

26 De même que ce chant augmente le pouvoir d’un futur tambour, d’autres peuvent renforcer le pouvoir d’objets lorsqu’ils sont chantés au cours de leur inauguration. Par exemple, dans les Îles Banks, « des filets, aussi utilisés pour la première fois, sont « chargés » à cet effet au moyen de feuilles et du mana du chant », et à Ambae, pour la première mise à flot d’une nouvelle grande pirogue, « une très jeune noix de coco est faite mana avec un chant destiné à rendre la pirogue rapide, efficace dans le commerce et victorieuse dans le combat ; puis la barque est menée à l’embarcadère » (Codrington 1972 : 202).

Fig. 2. Les hommes tirent un tronc d’arbre en chantant jusqu’au lieu où il sera transformé en tambour à fente.

Photo Layard 1914-1915 ? VKS-collection, Vanuatu Cultural Center.

27 Les chants pour les pirogues font souvent référence au pouvoir d’agir sur le temps ou d’assurer la sécurité d’un voyage en mer. J’ai enregistré aux Îles Shepherd, à Malakula, à Tanna, aux Banks et à Ambrym des chants ayant le pouvoir de modifier le temps. Sur l’île d’Ambrym, le chant münmün ou mülmül, que j’ai enregistré auprès de Jif Willy Bongmatur (Ammann 2001 : # 42), est spécialement destiné à cet effet. Ce chant est originaire du nakamal Raramal, dans le nord d’Ambrym. Dans la langue de la région, münmün (mülmül dans l’ouest de l’île) signifie écope. En pagayant dans la pirogue à balancier en pleine mer, le skipper écope l’eau hors de l’embarcation en chantant ce chant afin de calmer la mer et de s’assurer qu’il arrive à destination en toute sécurité.

28 Les paroles du chant sont particulières : manse ne peut être traduit par « je donne » ou, ici, « je travaille » ; münse veut dire « utiliser l’écope » ou « écoper » ; münsä, contrairement à münse, signifie « boire ». En fait, les paroles du chant peuvent être comprises comme un

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jeu de mots suggérant que la pirogue boit de l’eau. La abore peut être traduit par « beau temps ». Le chant a ainsi la fonction d’une prière pour que le temps soit clément, même si ses paroles ne s’y réfèrent qu’indirectement.

29 Le missionnaire catholique français Jean Godefroy a vécu au début du XXe siècle sur la petite île de Vao, au nord-est de Malakula. Il fait allusion à un chant, pratiqué sur la plage par les habitants de l’île, destiné à calmer la mer afin que les hommes se rendant rituellement à Ambae reviennent sains et saufs. Après une soirée passée à sacrifier quelques cochons, « le lendemain matin, une trentaine d’hommes et d’enfants, en bon ordre, par groupes de quatre, cinq ou six, chantèrent à pleine voix tout en allant et venant sur la plage, au plus près de l’eau ». Godefroy (1936 : 123) ne mentionne l’usage d’aucun objet dans cette pratique. Mais il semble que ces allées et venues rituelles à la plage constituèrent le travail physique répétitif destiné à accumuler le pouvoir ; cette action est en effet monotone et répétitive. Mais il y eut aussi le sacrifice de cochons la veille au soir, qui est un autre moyen très efficace de susciter du pouvoir.

Fig. 3. Le chant manse ne interprété par Jif Willy Bongmatur.

30 Nous avons vu pour l’instant que le fait de chanter est un élément vital de l’action d’augmenter le pouvoir d’un objet. Le chant est pratiqué tandis que l’objet est traité d’une certaine manière. Cette opération physique consiste en la répétition régulière de certains mouvements tels que la fixation de pointes aux hampes de flèches ou la traction rythmée d’un tronc destiné à devenir un tambour. Même lorsque l’opération n’implique pas d’objet, la répétition monotone de certaines activités, comme monter et descendre les dunes menant à la plage ou écoper une pirogue, est toujours d’une certaine importance.

Les chants de guérison

31 Afin de poursuivre l’exploration des pouvoirs de certains chants, j’aimerais maintenant aborder le domaine des chants de guérison. L’idée d’une guérison au moyen de chants peut faire penser à la musicothérapie moderne. En fait, au Vanuatu, ces chants datent d’avant la période du « premier contact ». Dans la seconde moitié du XIXe siècle, le missionnaire Turner (1884 : 321) fut surpris de découvrir l’existence de ces chants de guérison au Vanuatu. Il ne dit malheureusement ni quel type de maladie pouvait être guéri, ni quelle sorte de musique devait être jouée à cet effet.

32 La conception générale de la musicothérapie moderne est basée sur l’idée que l’harmonie inhérente à la musique aurait un effet curatif sur le patient. Au Vanuatu, la maladie est plutôt expliquée comme résultant d’une intention de nuire à une personne par un pouvoir – par une forme de « magie noire » – ou, sinon, du fait que le malade s’est mal comporté. Peut-être les ancêtres le punissent-ils d’avoir brisé un tabou sans s’en rendre compte. C’est pourquoi une des fonctions du chant de guérison est de charger le patient d’un pouvoir positif afin de dissoudre le pouvoir négatif ayant causé la maladie.

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33 Au Vanuatu, les chants de guérison font partie du rituel traditionnel de guérison. Le ou la spécialiste, l’homme ou la femme ayant le don et la connaissance nécessaires pour guérir un malade de la manière traditionnelle, est appelé kleva en bislama. Les rituels de guérison pratiqués par les kleva ne comportent pas tous des chants. Même l’Église s’est immiscée dans ce domaine très spirituel de la tradition mélanésienne. Dans la capitale Port Vila, après avoir interrogé le patient sur la nature de son problème, le ou la kleva se met à prier d’une voix très forte et théâtrale, demandant à Dieu de guérir le patient 14. De nombreux kleva ne demandent aucune récompense pour leurs services ; mais en ville, les patients paient une modeste rétribution. Sur d’autres îles, ils peuvent offrir un petit cadeau, comme un poulet, en guise de rémunération.

34 Sur les îles extérieures, les méthodes curatives des kleva sont demeurées rigoureusement traditionnelles et n’incluent aucune forme de prière, même si le kleva est lui-même chrétien. Il utilise des feuilles pour toucher le patient, ou parfois certains liquides ou onguents pour lui frotter le corps. Lorsqu’un chant fait partie du traitement, il n’est jamais interprété à haute voix. Et même si l’on se trouve tout près, on l’entend à peine ; tout au plus voit-on bouger les lèvres du kleva. Son visage est proche du patient quand il chante, de sorte que son souffle lui effleure la peau.

35 Le pouvoir de guérison réside dans les liquides ou les onguents extraits des plantes, et dans le chant. La connaissance de la composition des plantes curatives est gardée secrète, de même que les chants de guérison. Ceux-ci sont généralement très anciens, transmis de génération en génération, hautement respectés et jalousement gardés. Pendant le rituel de guérison, le chant est interprété à voix basse, de peur que quelqu’un se l’approprie et l’utilise de façon inadéquate, ce qui pourrait être dangereux car une telle personne manipulerait alors un pouvoir qui ne lui a pas été conféré dans les règles. Les raisons de ce secret pourraient aussi être de nature plus économique car le ou la kleva perdrait alors le monopole sur le pouvoir de guérir les gens. Ce n’est que lorsqu’un kleva enseigne son art à son successeur qu’il chante à haute voix, mais alors en l’absence de tout témoin. Bien souvent, cependant, les kleva emportent leurs chants dans la tombe sans avoir pu les transmettre, ce qui les prive d’une possibilité d’acquérir un supplément de prestige, même après leur mort.

36 Le traitement curatif suit la même structure que l’attribution de pouvoir à un objet. Dans le processus thérapeutique, l’acte physique monotone est celui du frottement du corps avec des substances végétales, tandis que le chant établit le lien avec les ancêtres et transfère leur pouvoir au patient.

L’essence du pouvoir

37 Au Vanuatu, l’amour peut être influencé par un pouvoir. Il existe évidemment de nombreux chants d’amour ; mais certains sont dotés de pouvoir. Le chant rembeng, du nord d’Ambrym, est un chant d’amour spécial, qui conte l’histoire d’un garçon qui vante son corps pour impressionner deux jeunes filles. J’ai enregistré ce chant deux fois : une fois interprété par Jif Willy Bongmatur (Ammann 2001 : # 19), et l’autre par Hosea Meal, du village de Fantan. Le même air est aussi communément joué à la flûte, pao-bleeblabo.

38 Ce chant peut être interprété par n’importe quel homme de l’île d’Ambrym, sans aucune conséquence pour les jeunes filles auxquelles il est adressé. Mais si le chanteur garde une feuille spéciale dans sa bouche lorsqu’il chante, il ajoute du pouvoir à son chant, et la ou

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les jeunes filles, incapables de résister, viendront alors à lui. Tout le monde peut chanter ce chant, et la connaissance des plantes à utiliser peut être acquise en échange de cochons.

39 Dans ce cas, le pouvoir réside clairement dans la plante conservée dans la bouche, le chant agissant comme le médium servant à susciter ce pouvoir. Ceci confirme l’idée que le souffle du chanteur est le véhicule du pouvoir. Un autre exemple comportant le même type de pouvoir montre qu’il n’est pas toujours nécessaire de chanter, mais que le simple fait de parler avec cette feuille dans la bouche suffit à générer un pouvoir sur l’auditeur. À Port Vila, lorsqu’un homme marié dépense tous ses revenus pour une autre femme que la sienne, les gens disent que cette femme a utilisé cette sorte de pouvoir, appelée swit maud en bislama. Si la femme conserve cette feuille spéciale dans sa bouche lorsqu’elle parle à l’homme en question, celui-ci fera alors tout ce qu’elle veut.

40 Certains chants d’amour dotés de pouvoir semblent cependant fonctionner autrement. L’anthropologue britannique John Layard 15 signale l’existence, sur les îles d’Atchin et de Wala, au nord-est de Malakula, de tels chants d’amour, liés à un rituel qui n’est aujourd’hui plus pratiqué. Les jeunes hommes de ces îles effectuaient parfois des voyages rituels à Ambae. Layard fait allusion à un « rite d’initiation sexuelle », même si le but de ces voyages n’était pas pour les jeunes hommes de connaître une expérience sexuelle physique. Durant ces visites rituelles à Ambae a lieu un combat simulé, qui se conclut sur des chants et des danses (Layard 1951 : 340-341).

Fig. 4. Le chant rembeng interprété par Jif Bongmatur, de l’ouest d’Ambrym.

Rembeng, rembeng, ae rembeng Corps, corps, corps

rembeng teu ne ningae seul mon corps est beau

Menenglela watelu ngi more jel horoni les deux jeunes files ici, les deux s’approchent de moi

watere kise niro mane mane-i les deux me regardent et me sourient.

41 Dans le cadre de ce rite étaient interprétés des chants dotés de pouvoir, d’un type très différent de tous les autres chants d’amour. Appelés numbo tamar, ces chants d’amour spéciaux ne pouvaient être chantés qu’à Atchin ou dans ses eaux territoriales (Layard 1951 : 348). Layard écrit qu’ils sont d’une grande beauté et qu’ils se distinguent de tous les

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autres cycles de chants d’amour, qui comportent généralement des mouvements de falsetto puissants entrecoupés de cris. La plupart de ces chants rituels sont en revanche interprétés assis, à voix basse, et tout mouvement corporel y est considéré comme déplacé. Ces chants d’amour dotés de pouvoir accompagnent pourtant aussi les danses d’allée et venue à la plage. « Lorsque tout le monde est fatigué de danser, les événements se terminent toujours avec un chant d’amour. À cette occasion, les hommes chantent debout, le regard porté au loin. Cette performance d’un type sérieux est censée activer le pouvoir de l’amour ».

42 On trouve chez Layard (1951 : 348) cette traduction libre d’un chant d’Ambae, interprété lors du voyage de retour : « Oh, la jambière blanche, qu’elle sache retourner le cœur d’une femme (bis). Mon aire de danse me manque, Elle s’assiéra sur l’aire de danse, Elle me suivra du regard lorsque je battrai les bambous. Oh, la peinture et la senteur sur nos corps ».

43 Layard (1951 : 348) écrit ensuite : « À la fin de chaque chant, les chanteurs émettent un souffle sonore évoquant le soupir de satisfaction d’une femme après l’amour, puis un cri de bonheur à voix basse, su-re-re-re-a ; après quoi chacun récite pour soi-même une invocation improvisée célébrant le succès de l’amour illicite… » Layard explique ainsi le type de pouvoir en jeu dans ces chants : « En chantant ces chants et en exprimant les désirs de son cœur, chaque jeune homme croit fermement qu’ils vont se réaliser »

44 En émettant leur cri de bonheur, les jeunes gens reproduisent une situation analogue, dans laquelle ils croient que leurs désirs vont se réaliser. Il faut ajouter à cela le fait que les hommes ont dansé en allant et venant à la plage, effectuant ainsi un acte physique monotone, et qu’ils reviennent de l’île d’Ambae. Pour les gens de la petite île située au nord-est de Malakula, Ambae est considéré comme la patrie de leur héros culturel Ta-har. Le voyage à Ambae représente donc aussi un retour aux temps des mythes et des ancêtres, ce qui contribue à expliquer le pouvoir particulier de ces chants d’amour. De même, Layard (1951 : 348) dit que le chant est interprété avec les « termes archaïques habituels ».

Où réside le pouvoir ?

45 Pour les chants curatifs, les plantes jouent un rôle thérapeutique important, mais seulement si un chant spécifique est interprété durant l’opération. À Ambrym, c’est sans aucun doute la plante qui détient le pouvoir du chant rembeng, et il semble que ce ne sont pas seulement les paroles du chant qui contribuent à lui conférer son pouvoir, même si elles expriment le souhait du chanteur. Mais là aussi, le chant doit être répété plusieurs fois pour que son pouvoir soit activé. Le chant d’amour décrit par Layard est basé sur une analogie – l’imitation du soupir amoureux de la femme – et sur l’acte physique de danser en montant et descendant la dune. Un facteur important de ce chant est aussi le voyage au site mythique d’Ambae, qui contribue au pouvoir ancestral de toute l’entreprise et de ses rites.

46 Il nous faut maintenant aborder la question de la fonction de la mélodie, que ce soit dans un chant curatif ou dans tout autre type de chant de pouvoir. Pourquoi faut-il exécuter un chant sur le patient ou l’objet, et pas simplement lui jeter un sort ? Si le pouvoir d’une guérison était localisé dans la mélodie, on pourrait s’attendre à observer des différences

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au niveau de la mélodie et du rythme entre les chants chargés de pouvoir et ceux qui en sont dépourvus. Aucun des chants de pouvoir que j’ai entendus n’atteste de particularités musicales, ni mélodiques ni rythmiques, par rapport aux autres chants de la même région. Pensant n’avoir peut-être pas su détecter ces spécificités, j’ai posé la question à de nombreux amis et informateurs des différentes îles, pour finalement arriver à la conclusion que rien dans la mélodie de ces chants ne se distingue des autres. Si le pouvoir d’un chant ne réside pas dans sa mélodie, nous pouvons en déduire qu’il se trouve dans les paroles. Or les termes utilisés dans les chants n’appartiennent pas à la langue courante ; et même si certaines parties de leur message sont intelligibles, ils n’en demeurent pas moins hermétiques dans leur ensemble, car formulés, en certaines régions comme les Îles Banks, dans la langue des ancêtres.

47 Les chercheurs semblent divisés en ce qui concerne le fait de savoir si le pouvoir est localisé dans les paroles ou dans la mélodie du chant. Bernard Deacon (1934 : 43) 16 souligne qu’à Malakula, les paroles des chants importants et puissants sont inintelligibles : « Dans certains cas, les paroles ont aussi été préservées, mais elles n’ont été traduites que très rarement et de façon fragmentaire, et, même là où des équivalents anglais ont été trouvés, le sens du chant demeure très obscur. On ne sait pas non plus si ces chants sont profanes ou s’ils sont réservés à l’accompagnement des danses pratiquées en des occasions cérémonielles ».

48 De même en ce qui concerne Tanna, j’ai donné en début d’article des exemples de la manière dont les paroles sont soit délivrées par les ancêtres, soit transformées par le récepteur de chants afin de les rendre plus efficaces. Leur pouvoir est donc lié aux paroles, mais, semble-t-il, pas nécessairement à leur signification – sauf, par exemple, dans le cas du chant rembeng, où c’est la plante qui contient le pouvoir. L’affirmation de Coombe (1911 : 138) à propos d’un chant des îles Torres peut nous aider à comprendre cette situation : « Il y a de nombreux chants indigènes, mais dans ceux qui sont liés à l’envoûtement ou à la magie, l’air n’est rien – simplement une mélopée monotone ; en revanche les paroles, inlassablement répétées, sont tout ».

49 Pour elle, la répétition des paroles est l’action monotone qui ajoute du pouvoir à un objet. Et on peut établir un parallèle avec les actions monotones qui accompagnent toujours l’interprétation des chants de pouvoir.

50 L’exemple qui suit, emprunté à Layard (1942 : 636), fournit un éclairage nouveau à notre recherche en soulignant le rôle de la répétition dans l’adjonction de pouvoir à un chant. Sur l’île de Vao, au nord-est de Malakula, Layard a enregistré trois chants ayant le pouvoir de faire tomber la pluie ; tous sont répétés plusieurs fois afin d’accumuler un maximum de pouvoir. Nous nous intéresserons particulièrement au chant no 9, appelé par Layard « La pluie de Vao ». Ce chant peut faire tomber la pluie sans que le vent souffle ; en tant que tel, il se distingue des deux autres chants de pluie qu’il a enregistrés 17. Selon la transcription de Layard, la mélodie est surtout basée sur des intervalles de seconde et de tierce, et sa structure rythmique est très sommaire, la plupart des tons étant transcrits en noires. Voici la traduction des paroles de ce chant :

Naus e ting-ting wenu(e) Que la pluie batte le sol, Naus a rumle wenu(e) Que la pluie retourne au sol, Naus e ting-ting ewenu(e) Que la pluie batte le sol, Naus o ul-ul wenu(e) Que la pluie habille le sol.

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Naus o si wul re ngen Que la pluie revienne afin que nous puissions manger.

Buwush, Petar-si-o, siwa, de Peter-ihi, merci, Na bot na ve na Petarsio Fondateur de Peter-ihi.

Naus e rumle n’weno-en Que la pluie retourne sur ce sol, Naus a selen weno-en, Que la pluie parvienne à ce sol, Naus e selen weno-en Que la pluie parvienne à ce sol, Naus a ul-ul weno-en Que la pluie habille ce sol.

51 Layard (1942 : 637-638) écrit que « le premier et le troisième couplets représentent le désir de l’officiant, et le deuxième mentionne son prédécesseur dans le rite et exprime sa gratitude envers lui. L’ensemble du chant est dans la langue poétique archaïque habituelle ». C’est le deuxième couplet qui fait allusion à l’histoire du chant. Layard explique que « Bu-wush, dont le nom apparaît dans la deuxième stance, est, comme nous l’avons vu, connu pour avoir été le premier homme ayant pratiqué la magie de vent et de pluie à Vao. Ce chant est répété de nombreuses fois et, à chaque réitération, le nom de Bu- wush est remplacé par celui d’un autre des magiciens grâce auxquels l’image de pierre et la connaissance du rite sont parvenues au présent officiant 18. Certains de ces noms, lorsque j’ai entendu le chant, ont été répétés plus d’une fois. Ils étaient par groupes de quatre : Meten, Memes, Itöm, Meten ; et Iwa, Meten, Nigha, Itöm ».

52 Avec cette explication, Layard clarifie l’idée que la répétition monotone des couplets permet d’évoquer le temps dévolu à chaque faiseur de pluie. Le chant comporte l’élément répétitif consistant à citer les paroles des faiseurs de pluie, du « commencement » jusqu’au présent, et donc à retracer l’histoire du chant elle-même. La répétition des couplets symbolise la transmission du chant de génération en génération, mettant ainsi l’accent sur le fait qu’il a été créé il y a de nombreuses générations, en un temps considéré comme mythique. L’ancienneté du chant est ainsi affirmée, de même que son lien avec tous les faiseurs de pluie de l’histoire locale.

Conclusion

53 Les chants de pouvoir datent d’un temps où – dans l’esprit des gens – leurs aïeuls étaient plus proches des héros et des personnages mythologiques ; un temps où le pouvoir d’influencer la nature et l’avenir était beaucoup plus répandu. L’origine et l’histoire des chants, ainsi que la manière de les transmettre d’une génération à la suivante, sont les garants de leur pouvoir. Je n’ai jamais rencontré de chants magiques de création récente et, comme je l’ai mentionné en début d’article, les récepteurs de chants avec lesquels je me suis entretenu ne m’ont jamais dit qu’ils recevaient des chants dotés de pouvoir.

54 Cependant, pour obtenir l’effet escompté, les chants de pouvoir – ou du moins une partie d’entre eux – doivent être répétés de nombreuses fois d’une façon monotone. De même que l’activité monotone qui les accompagne, comme voler une pierre ou attacher la pointe d’une flèche, le chant doit être répété, en tout ou en partie, plusieurs fois afin de

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créer du pouvoir. Le son ou la mélodie du chant ne représente que le moyen de transférer le pouvoir des ancêtres à la personne qui doit être guérie ou à l’objet qui doit être chargé de pouvoir, ou encore, dans l’exemple des Banks, pour saboter une cérémonie là où elle est diffusée par le son d’une conque marine. Mais le pouvoir du chant est enraciné dans sa relation aux ancêtres, dans son ancienneté et dans sa réitération monotone destinée à en éveiller le pouvoir.

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NOTES

1. La République de Vanuatu (anciennement Nouvelles-Hébrides) est située entre les Îles Salomon et la Nouvelle-Calédonie. L’archipel consiste en quatre-vingts îles, d’une population totale d’environ 200’000 ni-Vanuatu (comme les Mélanésiens du pays s’appellent eux-mêmes). 2. Terme en langue kwamera du sud de Tanna. On parle cinq langues différentes à Tanna. 3. Mme Agnes C. Watt (1846-1894), épouse du Rev. William Watt, demeura à Tanna de 1879 à 1894. 4. Mon informateur Sempet Naritantop (5 avril 2000) de l’île voisine d’Erromango m’a expliqué que le récepteur de chants entre dans un état de semi-conscience au cours duquel il reçoit le nouveau chant. Il en dicte alors les paroles à un homme assis à côté de lui. Le processus complet peut durer environ une semaine. 5. Aujourd’hui, dans certaines régions, l’apprentissage s’effectue aussi à l’aide d’enregistrements sur bandes. 6. Le film a été tourné en 2003. Le caméraman était Jacob Kapere, chef de l’Unité cinématographique du Centre culturel. 7. Imwarim est le lieu où les hommes d’un groupe social se réunissent le soir pour boire le kava. Ce terme se réfère aussi au groupe social lui-même. 8. Je n’ai pas été capable de découvrir le nom latin de cette plante. 9. Groupe d’îles dans le nord de Vanuatu, soit : Mere Lava, Mwerig, Gaua, Vanua Lava, Mota, Mota Lava, Rova et Ureparapara. 10. Speiser signale que c’est aussi le cas sur l’île d’Ambae, ajoutant qu’on parle souvent la langue d’une autre île dans les Banks. 11. Les deux dessins d’amulettes dans l’atlas de Speiser (1991 : planche 84, fig. 2 et 16) représentent peut-être de tels objets. 12. Codrington parle du mana, dans le sens polynésien du terme, comme d’un pouvoir surnaturel positif, différent de l’idée mélanésienne de pouvoir ancestral. 13. Codrington ne dit pas exactement où ; nous pouvons supposer qu’il s’agit des Banks, parce qu’il a surtout visité ces îles. 14. Même une personne ayant perdu son porte-monnaie peut aller consulter un kleva pour lui demander de prier pour qu’il le retrouve. 15. L’anthropologue et psychologue John Layard a séjourné sur les petites îles de Vao et d’Atchin d’août à décembre 1914, puis d’avril à octobre 1915, visitant également certaines régions de Malakula. Ses publications sont parmi les sources les plus utiles aux chercheurs en anthropologie du Vanuatu. 16. Bernard Deacon (1903-1927) a passé quinze mois à Malakula et Ambrym. Il est mort à Malakula de la fièvre des eaux noires (blackwater fever). Ses notes de terrain ont été publiées de façon posthume par Camilla Wedgewood. 17. Dans le chant no 10, la pluie vient d’Ambae, alors que dans le no 11, elle vient du nord de l’île de Pentecôte. 18. Un certain type de pierre sculptée était érigé à la maison des hommes pour chaque faiseur de pluie.

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RÉSUMÉS

Vanuatu est situé en Mélanésie, entre la Nouvelle-Calédonie et les îles Salomon. La culture mélanésienne domine la vie des habitants, autant dans la capitale que sur des îles lointaines. La relation entre les vivants et les morts, telle qu’elle se présente dans cette culture, se manifeste notamment dans la musique. Ce ne sont pas des compositeurs qui créent des nouveaux chants, mais les esprits des ancêtres qui présentent des chants comme dons aux récepteurs de chants, qui sont des personnes sélectionnées. Il existe d’autre part des chants dotés du pouvoir d’influencer la nature – par exemple de faire tomber la pluie ou de calmer la mer –, d’interférer dans la vie des personnes – guérir ou tuer – ou encore de rendre une personne amoureuse du chanteur. La distinction entre un chant de pouvoir et un chant dépourvu de pouvoir n’est pas claire. Les anciens chercheurs semblent confus sur cette question, les uns proposent que ce pouvoir procède de la dimension acoustique du chant, d’autres le voient dans ses mots. Dans cet article, nous présentons plusieurs exemples de chants de pouvoir, et proposons une nouvelle approche visant à déterminer où réside ce pouvoir.

AUTEURS

RAYMOND AMMANN Raymond AMMANN a étudié l’ethnomusicologie à l’Université de Bâle (Suisse) ; son mémoire est consacré aux flûtes cérémonielles en Papouasie-Nouvelle-Guinée. De 1992 à 1998, il vit et mène des recherches ethnomusicologiques en Nouvelle-Calédonie ; de 1998 à 2003, il réside au Vanuatu, où il enregistre et étudie les musiques mélanésiennes locales. En 2001, il passe son habilitation à l’Université d’Innsbruck (Autriche), avec une thèse sur les « Flûtes en Mélanésie ». De retour en Suisse en 2003, Raymond Ammann enseigne aux Universités de Bâle, de Zurich et d’Innsbruck. Depuis 2005, il préside le Groupe d’étude sur les musiques d’Océanie.

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L’improvisation du joueur de tablā dans le khyāl

Antoine Bourgeau

Je tiens à remercier Sri Hanuman, Sylvain Roy et Olivier Fautrat pour leurs conseils lors de la rédaction de cet article.

1 En dépit de son étymologie et de son sens commun, le terme et la pratique de l’improvisation supposent en musique une préparation rigoureuse reposant sur une large connaissance théorique et pratique d’une tradition musicale1. Tout en proposant une expression singulière liée à sa personnalité, cette connaissance implique pour un interprète de savoir à tout moment, dans le respect des règles de structure et d’esthétique de sa tradition, ce qu’il va jouer. Ce savoir comprend le fait d’avoir prévu l’implication musicale d’événements possibles ne dépendant pas de ses propres choix et intentions : propositions musicales des autres musiciens, mesures d’une partition laissées libres par le compositeur, libre choix de l’interprétation, éventuelles demandes et implications des spectateurs… Dans la mesure où surgissent également, au sein du discours musical spontané, des propositions peu exploitées, voire inédites, l’improvisation apparaît comme le ferment de la dynamique d’évolution d’une tradition musicale. Se situant ainsi à la confluence d’une mémoire précise activée et d’une préparation à de larges potentialités et parce qu’elle recèle la clé de la permanence d’une expression traditionnelle, l’improvisation – présente à différents degrés dans toutes les traditions musicales2 – apparaît comme une des composantes les plus importantes et complexes du langage musical.

2 En tant que jaillissement éphémère et maîtrisé du sonore, l’improvisation est indissociable de la notion de performance. D’après son sens originel 3, elle est comprise, dans le cadre musical comme une mise en forme. Celle-ci réunit, dans un temps donné, une tradition musicale, une date (éventuellement liée à une circonstance particulière : commémoration, fête religieuse…), un lieu où cette tradition est présentée, pouvant être marqué par une empreinte suffisamment forte pour avoir une influence sur le jeu des musiciens, un ou plusieurs interprètes d’une œuvre et des personnes à l’écoute. Le résultat de cette mise en forme constituée de ces interactions complexes contextualisées

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est un événement social et, sur le plan musical, une œuvre musicale forcément singulière. Y occupant une place décisive, la dimension de l’improvisation apparaît comme ce moment où se rencontrent le connu et l’inconnu, sachant que le registre de l’inconnu est limité par ce qui est prévisible selon les codes de performance d’une tradition musicale donnée et que ce connu et cet inconnu dépassent le champ strict du domaine musical. De même que j’ai envisagé selon une perspective interactionniste l’audience de la musique hindoustanie (Bourgeau 2006), je propose de poursuivre l’étude des dimensions de la performance et de décrire ici l’acte du jeu improvisé du joueur de tablā. L’étude porte plus particulièrement sur l’emploi de cette percussion dans le khyāl, un des genres auquel elle est intimement liée depuis son émergence au XVIIIe siècle en Inde du Nord.

Statut d’accompagnateur, répertoire et consciences

3 Tout joueur de tablā engagé pour un concert de khyāl sait tout d’abord qu’il endosse le statut d’accompagnateur d’un soliste, c’est-à-dire d’un chanteur ou d’un instrumentiste mélodique (joueur de sitar, de sarod, de hautbois śahnāī ou de flûte bāṁsurī) qui occupe symboliquement et physiquement la place centrale sur scène. Responsable de toutes les composantes musicales de la performance, le soliste décide seul du choix du répertoire incluant les particularités modales (rāga), mélodiques (bandiś) et de cycles rythmiques ( tāla) ; du choix du tempo (laya) du tāla4 ; du passage d’un mouvement à l’autre du développement du rāga (ālāp, gat) ; des interventions solo du percussionniste et, enfin, de la durée de la prestation. Les accompagnateurs sont les percussionnistes (joueurs de tablā et, occasionnellement, de pakhāvaj), les instrumentistes (joueurs de sāraṅgī ou d’harmonium) reproduisant en écho les mélodies et les improvisations du soliste, ainsi qu’un ou plusieurs joueurs assurant le bourdon avec le tānpūrā. Il existe ainsi une hiérarchie entre musiciens, souvent doublée d’une hiérarchie sociale 5. Dès l’arrivée sur le lieu du concert et jusqu’à la sortie de scène, le statut musical du soliste, corrélé éventuellement à sa position sociale, induit alors pour l’accompagnateur des comportements particuliers, largement acceptés, caractérisés par une attitude de respect et de servitude liant psychologie sociale et interprétation musicale. Sur le plan vestimentaire, le joueur de tablā choisit tout d’abord une tenue en harmonie avec celle du soliste, tout en veillant à ce que la qualité du textile et l’éclat des couleurs ne dépassent pas ceux portés par le soliste. L’entrée sur scène se fait en suivant le soliste. Un des accompagnateurs, soit de sa propre initiative soit sur la demande du soliste, peut être sollicité pour l’aider à marcher s’il se déplace difficilement ou lui porter certains objets ( svarmandal, cahiers où sont réunis certaines notes…). Sauf contre-ordre, le joueur de tablā se place à la droite du musicien principal, légèrement de biais (alors que celui-ci est face au public) et, pendant toute la durée du rāga, il doit se plier et répondre favorablement à tous les choix musicaux faisant partie des prérogatives du soliste. Le respect de ces comportements participe de la bonne entente entre les musiciens, libère le soliste d’éventuelles contrariétés et leur offre des conditions optimales à la bonne élaboration de leurs improvisations.

4 Une fois que les musiciens sont bien installés sur scène, l’impératif premier est de contrôler l’accord des instruments. S’il peut paraître évident pour tout musicien de maîtriser cet aspect, son importance fondamentale implique dans le cadre de la śāstriya saṅgīta6une action radicale. Ainsi, si un instrument vient à se désaccorder pendant le jeu, il est implicitement et fortement recommandé aux musiciens (soliste et

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accompagnateurs) d’interrompre leur jeu et d’ajuster leur instrument, imposant alors une interruption admise dans le déroulement du rāga. C’est une des seules fois, dans le cadre de l’accompagnement, où le joueur de tablā peut se permettre une initiative personnelle, mais celle-ci est capitale parce qu’elle touche à la rigueur indispensable exigée par cette musique où les intervalles mélodiques doivent être précis au risque de compromettre le rendu du rāga présenté7. Toutefois, il veille habituellement, si l’écart entre sa note et celle de la fondamentale n’est pas trop important, de ne pas s’arrêter en plein milieu d’une improvisation du soliste, mais plutôt avec sa conclusion. La capacité d’accorder son instrument avec le maximum de justesse occupe une place de premier ordre dans les critères relatifs à l’appréciation du joueur de tablā auprès des musiciens et des esthètes ( rasika). Ainsi, questionnant le chanteur Ustad Sharafat Ali Khan sur les qualités qu’il recherche chez un accompagnateur, cette attention scrupuleuse sur l’accord venait-elle en tête de liste : « first, to be in tune… », me dit-il avant d’énumérer les autres aspects directement liés au choix du répertoire et à son interprétation8.

5 Le répertoire que le joueur de tablā doit connaître et interpréter est extrêmement vaste. Il peut être réparti en plusieurs types de compositions. Fondamental pour l’accompagnement, le premier regroupe des formules fixes et répétitives de bol9 adaptées structurellement aux tāla. Appelées ṭhekā, elles ont pour objectif premier de servir de support rythmique au soliste. Ensuite, le joueur dispose de nombreuses compositions réparties en diverses catégories qui, bien qu’adaptées aux tāla, ne sont pas destinées à le mettre en évidence, mais à produire des motifs rythmiques simples ou complexes avec de possibles changements de laya. Le terme laya fait ainsi référence également au tempo des compositions. Sur le laya stable d’un tāla, une même composition pourra être jouée à différentes vitesses produisant des effets grandement appréciés10. Cet ensemble de compositions peut être divisé en deux groupes selon s’il existe ou non dans la structure interne de la composition une symétrie entre khulā et band bol11. Dans le premier cas se trouvent qāydā, bāṁṭ, relā, laggī, peśkār et gat ; dans le second, tihāī, ṭukrā, paran, uṭhān et mohrā12. Par un jeu sur les bol (permutation, répétition et substitution) et par l’insertion de pauses, toutes ces compositions sont sujettes à des variations internes. De plus, certaines catégories (qāydā, bāṁṭ, relā, laggī, peśkār) connaissent, pour une même composition, des variations entraînant un développement plus ou moins long déployant la composition sur plus de cycles que celle d’origine. Appelée vistār (littéralement « s’ouvrir », « expansion »), sa pratique est très importante dans la śāstriya saṅgīta ; elle renvoie au principe commun à l’art vocal et instrumental de développer un jeu par différents procédés de variation des éléments musicaux de base (syllabes d’un texte, notes, bol)13. La combinaison de ce jeu sur les bol et le vistār offre de multiples possibilités d’improvisation. À côté de ces deux grands ensembles de compositions et de leurs possibles variations sujettes ou non à expansion, le joueur de tablā dispose également d’un certain nombre de motifs rythmiques courts14, souvent issus de ces compositions, et qu’il peut combiner entre eux pour les jouer à tout moment et dans tous les laya. Lorsque la combinaison de ces motifs crée sur le moment de véritables compositions, souvent inspirées ou adaptées aux improvisations du soliste, les musiciens appellent ces compositions inédites des chand ou cāl15et qualifient cet acte de jeu d’upaj. Si l’on suit la distinction proposée par P.-P. Lacas (2008), le jeu en upaj se rapproche de l’improvisation totale, alors que le jeu d’une composition mémorisée (avec ses variations) peut être qualifiée d’improvisation partielle.

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6 Selon James Kippen, l’ensemble du répertoire fait appel simultanément à trois types de consciences (Kippen 1996) engagés à la fois lors de la pratique instrumentale de la composition en dehors de la performance (riyāz) et pendant le jeu sur scène. La première est de nature linguistique car les compositions formées de bol (terme hindi signifiant « mot », « discours ») et leurs combinaisons s’apparentent à de véritable discours et poésies16. Une conscience mathématique est aussi développée dans le processus créateur des compositions par les multiples jeux sur les bol et les vitesses qu’impose la contrainte du cycle rythmique. Enfin une conscience kinesthésique est aussi présente. Propre à tout musicien expérimenté, elle s’affirme quand le sujet dit qu’il ne réfléchit plus à ce qu’il joue, mais qu’il laisse parler ses mains. Cette conscience se développe par une pratique assidue pendant de nombreuses années ; elle peut aussi rejoindre les considérations mystiques ou spirituelles émises par certains, disant que leurs mains sont guidées par une autre conscience (esprit, divinités…). Cette simultanéité de consciences est exprimée par le joueur de tablā Pandit Shankar Ghosh, la situant à la base du jeu improvisé : « […] l’improvisation nécessite d’abord un apprentissage rigoureux des techniques et des répertoires pendant un grand nombre d’années. Ce n’est que lorsque la main est en parfaite coordination avec l’esprit que peut commencer l’improvisation » (Nasse 2000). Mais, conjointement à ces consciences, et se situant sur un autre plan, le joueur de tablā, comme tout musicien s’exprimant dans le registre du tāla – et, par ailleurs, toutes musiques cycliques (le flamenco par exemple) –, doit en outre avoir une conscience aiguë de l’espace-temps imparti par le tāla. Celle-ci lui permet de savoir où il se trouve à l’intérieur du cycle sans avoir recours au compte et ainsi présenter des schémas rythmiques sur le tempo approprié. Seule la combinaison de ces quatre consciences permet d’offrir, selon les musiciens et les esthètes, un accompagnement de qualité lorsque, lors de la confrontation du connu et l’inconnu, le musicien propose les choix les plus appropriés. Ce que l’observation ethnographique du jeu improvisé du joueur de tablā permet de dire, c’est que la conscience de l’espace-temps imparti est déterminante et fait la différence entre les accompagnements proposés par différents joueurs. Un musicien qui réussit, selon les codes de l’accompagnement17, à combiner différentes compositions, à varier les laya, à proposer des chand… – à combiner en fait upaj et jeux sur le moment de compositions mémorisées – prouve une réelle compétence de cette conscience, grandement saluée par les esthètes. Cette compétence fait alors appel aux autres consciences, bien que la conscience arithmétique semble certainement moins mobilisée que les consciences linguistique et kinesthésique 18. En effet, la conscience linguistique est bien présente car elle fait idéalement référence de façon complémentaire aux discours développés avec le soliste par un choix de bol adéquats. D’autre part, l’habitude de jouer les compositions (la conscience kinesthésique) prend certainement le dessus sur le calcul mathématique qui, dans certains cas, est impossible à réaliser pour un humain dans l’instant du choix (Kippen 1996). C’est alors bien cette conscience de l’espace-temps qui dirige les doigts vers les bonnes combinaisons, offrant un complément de nature linguistique et mathématique (ici le plus souvent non conscient) au discours du soliste.

7 Utilisé pour désigner l’accompagnement, le terme saṅgat, dont le sens littéral est « aller sur le chemin avec… », exprime l’idée de coopération, de complémentarité, voire d’union. Pour de nombreux musiciens, la conscience du sens de ce terme peut concrètement transcender sur scène les hiérarchies musicales et sociales évoquées plus haut. Le fondement de cette coopération fait alors référence à une appartenance identitaire commune largement valorisée dans la société indienne actuelle : la connaissance

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esthétique et musicale du rāga, du tāla et du rasa (terme pris ici dans le sens de « sentiment »), acquise au sein d’un gharānā (lignée de musiciens) par une transmission de maître à disciple (Bourgeau 2004 : 218-229). L’art du saṅgat suppose de nombreuses années d’apprentissage et d’écoute. Il repose sur la capacité à proposer un choix de compositions mémorisées ou de motifs rythmiques appropriés aux moments de la performance pouvant être joués sur le champ de façon intégrale ou sous forme de citations en combinaison avec d’autres. Cette capacité implique des aptitudes d’interprétation précise exigée par la tradition susceptible de produire un saṅgat de qualité recherché par tous les solistes, leur permettant de développer leur jeu de façon idéale. Tout en faisant appel aux différentes consciences évoquées ci-dessus, le joueur de tablā doit avoir une bonne main offrant un son (sūr) précis, chargé des qualités de timbre et des riches potentialités harmoniques de l’instrument, posséder des techniques de jeu (bāj) propres aux gharānā et à l’esthétique du khyāl. Enfin, il doit être constamment à l’écoute du soliste pour répondre à ses attentes, ne pas perturber ses développements, pouvoir en définitive cheminer avec lui de façon harmonieuse.

Le jeu du ṭhekā

8 En tant que support rythmique, le ṭhekā est la colonne vertébrale du saṅgat : à partir du gat – deuxième mouvement du rāga19 –, il est joué tout au long du rāga. Le gat débute soit par la mélodie (bandiś) principale soit par un petit motif (mukṛā), la partie finale du bandiś , souvent répétée pendant le concert ponctuant les improvisations du soliste. Empreint de l’atmosphère du rāga, le bandiś conditionne à partir de ce moment un tempo (laya) et un tāla20 avec ses particularités de durée et de structure interne liées aux mouvements de la mélodie.

Fig. 1. Sharafat Ali Khan (chant, svārmandal) Saqib Razaq (tablā), Tara (tānpūrā) lors de l’ālāp du rāga Darbari à l’auditorium du Musée Guimet, Paris, 25 mai 2007.

Photo Antoine Bourgeau.

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9 À la simple écoute des premières notes du bandiś, le joueur de tablā doit automatiquement jouer un ṭhekā. Il s’agit le plus souvent d’un choix car le soliste n’indique généralement pas à l’avance ce qu’il va interpréter et encore moins ce que doit jouer son accompagnateur21. S’aidant des seuls paramètres musicaux du bandiś, il doit opter pour le bon ṭhekā, sachant que plusieurs éléments sont à prendre en compte. Tout d’abord, certains tāla admettent plusieurs ṭhekā22. Ensuite, outre les deux interprétations possibles, différentes selon qu’il est joué en accompagnement d’un chanteur ou d’un instrument23, un même ṭhekā peut avoir des variantes régionales ou liées aux gharānā24. Enfin, les ṭhekā ont chacun leur caractère, leur personnalité liée au laya de leur exécution ainsi qu’au poids et à l’intensité des bol qui doivent être adaptés au bandiś et au rāga25. Dans le cas où seul le mukṛā est joué par le soliste, le choix est plus délicat car les dimensions du tāla et de laya ne sont pas perceptibles. Souvent, le ṭhekā n’est pas joué directement sur le premier temps (sam) du cycle, il est introduit par une composition plus ou moins longue débutant sur le sam ou à un autre moment du cycle. Il s’agit d’un ro, (motif rythmique court et rapide) ou d’une composition plus élaborée (uṭhān, mohrā, voir qāydā) pouvant se déployer sur plusieurs cycles. Cette introduction peut aussi débuter en upaj par un cāl avec exclusivement des band bol et se conclure par un mohrā. Lorsque le musicien opte pour une introduction relativement longue, il la conclut de préférence par un tihāī 26. À titre d’exemple, Pandit Anindo Chatterjee, dans un enregistrement avec Pandit Hariprasad Chaurasia, propose une magnifique introduction où se succèdent cāl, mohrā et tihāī sur 13 cycles de 9 matra avant de jouer le ṭhekā mattatāl27. Le choix d’un ṭhekā (avec ou sans son introduction) peut se renouveler une seconde fois dans un même rāga, lorsque le soliste, souvent lors d’un changement de tempo – notamment lors du passage au jhala, la partie finale rapide – introduit un deuxième bandiś. Si cette inconnue de l’option du ṭhekā semble particulièrement délicate à gérer au regard des multiples critères évoqués ci- dessus et de l’absence dans certains cas du bandiś, la tâche de l’accompagnateur est facilitée par le fait qu’il peut être habitué à accompagner un même soliste et que nombre de motifs musicaux et de rāga sont souvent interprétés. Cependant, certains musiciens peuvent être mis en difficulté par les options du soliste, surtout quand celui-ci décide de jouer un bandiś sur un tāla rare ou complexe28.

10 Cette entrée en scène du joueur de tablā avec le ṭhekā et son introduction est la première expression décisive de son jeu improvisé. Elle se caractérise par un choix spontané répondant aux attentes du soliste et par l’option d’une introduction qui révèle souvent ses qualités de joueur, choix nécessitant une connaissance élargie de toutes les composantes de l’accompagnement du rāga dans le khyāl : bandiś, tāla, ṭhekā, rasa et bāj.

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Fig 2. Lateef Ahmed Khan (tablā) accompagnant Pandit Ravi Shankar (sitar). Chicago, 1959.

Photo Archives ADEM.

11 Le jeu du ṭhekā constitue le rôle majeur du joueur de tablā pendant toute la performance. L’accompagnement avec le ṭhekā demande une attention et une écoute de tous les instants afin de servir au mieux le jeu du soliste. Plus encore, une synergie est recherchée pour que de leur interaction émerge un véritable langage musical commun29. Choisis pour leurs complémentarités rythmiques, les bol le sont aussi pour la dimension esthétique qui se dégage de leur succession, où l’opposition et la complémentarité entre khulā et band structurent la composition procurant la dimension de discours et de poésie. Pour ces raisons et par une institutionnalisation de cette tradition, le respect des bol utilisés dans un ṭhekā est particulièrement important, révélant par ailleurs certaines incongruités 30. Bien que caractérisé par des frappes précises, le ṭhekā est, selon le registre (vocal ou instrumental) et la volonté du soliste, constamment enrichi de multiples ornementations ouvrant de nombreuses possibilités d’improvisation31. Celles-ci concernent le jeu sur les accentuations, les répétitions, les permutations, les substitutions, la suppression et l’ajout de bol. Partie intégrante du registre de jeu ornementé, il faut également citer les motifs rapides (mukṛā et ro) ou le tihāī. Ces compositions se substituent alors aux derniers bol du ṭhekā pour à la fois clôturer le cycle et relancer le suivant. Le choix du moment où l’une de ces deux formules peut être jouée dépend évidemment du jeu du soliste et se situe souvent au moment où celui-ci clôture également une improvisation32. Plusieurs critères régissent les ornementations afin que l’esprit même du ṭhekā ne soit pas perdu. Les bol utilisés ou les petits motifs rythmiques ornementaux doivent être proches de la nature acoustique de ceux du ṭhekā de base33. Tout en maintenant audible le cadre métrique et l’articulation du ṭhekā de base, le joueur doit constamment varier les ornementations, créer un effet de changement continu, participer, en définitive, à la présentation d’un mouvement – au sens de Pierre Sauvanet (1997 : 11) – cyclique et évolutif. Le but est de donner au ṭhekā une autre dimension que la représentation systématique et figée de la

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seule structure métrique du tāla. Même dans le cas de l’esthétique du baṛā-khyāl où le joueur de tablā est généralement cantonné à répéter tout au long d’un rāga un ṭhekā de base avec peu de variations, tout l’art consiste en réalité à suivre la mélodie, à participer à l’émotion et l’esthétique qu’instaure le soliste, par de subtiles et discrètes intentions mises en évidence par ces ornementations. Malgré tous ces principes, tout joueur sait que le jeu du ṭhekā fait appel à un art de l’équilibre où l’improvisation rime ici avec le juste dosage de l’ornementation. Si celle-ci est trop élaborée, cela risque d’aller à l’encontre de l’esprit du ṭhekā, du caractère donné au rāga et de gêner le soliste qui ne retrouverait plus clairement les repères et les marques du cadre rythmique. Par contre, un ṭhekā trop peu ornementé, trop plat ou répétitif, est lassant, nuit au caractère de la composition et fait obstacle au nécessaire dialogue avec le soliste (Bhawmick 1975 : 41). Enfin, un aspect essentiel, qui contribue pleinement à la beauté et au sentiment (bhāva) du ṭhekā et de ses ornementations, est le fait d’étirer certaines frappes, de ne pas jouer trop strictement sur les temps du cadre temporel mais légèrement avant ou après le temps. Ce jeu sur la durée des bol ne doit cependant pas modifier le cadre temporel et le musicien veille bien à retomber sur le sam et ne pas changer la pulsation de base. Cette technique où, en quelque sorte, une tension est recherchée entre le cadre strict du tāla et le jeu des bol dont la durée est volontairement modifiée, caractérise ce que les musiciens appellent le cāl et contribue à donner à chaque ṭhekā un caractère particulier en relation au sentiment ou à l’esprit général du rāga.

Le jeu hors ṭhekā

12 Bien que le jeu du ṭhekā caractérise le rôle fondamental du joueur de tablā en situation d’accompagnement, pour compléter idéalement le saṅgat, il doit être capable également de présenter à différents moments les autres compositions dans des improvisations partielles ou totales. Ces moments sont définis par des codes spécifiques et distingués par trois grands types de saṅgat.

13 Le premier consiste à improviser dans des intervalles de temps déterminés par le soliste ; ceux-ci sont plus nombreux dans le registre instrumental que dans le vocal. Pour signifier ce moment, le soliste fait souvent un signe de tête ou de la main au joueur de tablā, l’autorisant ainsi à une intervention à la place du jeu du ṭhekā. Pendant ce temps, le soliste marque habituellement la structure du tāla, soit en figurant la chironomie traditionnelle dans le cas des chanteurs,soit en répétant, pour les instrumentistes, le bandiś ou une mélodie de la durée du tāla. Habituellement, nombres de qāydā et de relā avec leurs développements sont interprétés dans ces moments. Cependant, selon les types de khyāl, certaines compositions sont plus adéquates. Lorsqu’un rāga est joué dans une esthétique proche du dhrupad, le joueur peut privilégier des compositions comme les ṭukrā, paran, cakradār ṭukrā où les bol (comme tā, tīṭe, dheṭa, trak, krān dhā, kaṭagedīgena…) sont proches de ceux utilisés par le pakhāvaj. Dans le khyāl considéré comme plus léger34, ces types de compositions sont évités et remplacés plutôt par des laggī et leurs développements. Comme il y a un éventail très important de compositions développées par chaque gharānā pour chaque type de répertoire, le joueur opère là aussi des choix. Ils se font en jouant naturellement les compositions (et leurs variations) qu’il a le plus en main en les interprétant dans leurs écritures d’origine. Il arrive aussi que le joueur de tablā combine sur le moment différentes compositions d’un même type (c’est souvent le cas avec les qāydā) ou enchaîne différentes catégories (il y a ainsi souvent, par exemple, une

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succession de qāydā et de relā ou de paran et de ṭukrā). En jouant sur les tempos, il peut aussi proposer des layakārī. Enfin, comme cela se fait couramment dans le dhrupad, bien que ce soit plus rare dans le khyāl, il peut exposer des chand et des cāl proches des développements que le soliste vient d’effectuer. Pour ponctuer son intervention, le joueur de tablā interprète un tihāī ; ceciconstitue un signal particulièrement clair pour le soliste, lui permettant de reprendre la main. La durée de son intervention est habituellement courte dans les prestations vocales et plus longue pour le registre instrumental. Elle peut aussi être soumise à l’appréciation du soliste ; celui-ci peut lui signifier de poursuivre plus longtemps par différents gestes ou au contraire lui faire comprendre qu’il faut conclure. Malgré cela il arrive que des joueurs de tablā prennent plus de liberté en raison de divers paramètres pouvant être liés par exemple à des rapports conflictuels entre musiciens – et pas seulement entre le soliste et l’accompagnateur – et où l’implication de l’auditoire est également importante. Lors d’un concert du chanteur Ustad Rashid Khan à Gwalior au Tansen Samaroh de 2000, la relation entre les joueurs de tablā et d’harmonium – Akram Khan et Mehmud Dholpuri – était tellement compétitive qu’Ustad Rashid Khan, semble avoir été, sur la fin, dépossédé de la direction même du rāga. Mehmud Dholpuri, très en verve ce soir-là, manifesta vivement son admiration pour le chanteur, tissa avec lui un dialogue par l’intermédiaire des jeux classiques de questions-réponses et en improvisant même des alaṅkāra,deux types d’accompagnement relativement rares à l’harmonium. Le joueur de tablā fut cantonné à un strict ṭhekā et à de brèves interventions pendant une bonne partie du rāga. Mais, visiblement, cette situation n’était pas sans le contrarier profondément, d’autant plus que le dialogue éblouissant entre le chanteur et le joueur d’harmonium suscitait une réponse enthousiaste du public, qui se manifestait par les « kyā bāt hai, śābāś et vāh vāh… » d’usage35. Puis Ustad Rashid Khan donna une autre occasion à Akram Khan d’improviser en dehors du ṭhekā. Celui-ci saisit cette occasion, tout d’abord avec un volume sonore très important, et ensuite en produisant une prestation tout à fait extraordinaire. Il enchaîna de nombreux qāydā et relā et leurs développements dans le style du gharānā de Delhi, affirmant au passage son identité musicale. Mais au lieu de laisser Ustad Rashid Khan réintroduire sa composition, il prolongea son solo et présenta un long et magistral tihāī qui clôtura le rāga. Alors qu’habituellement, dans le baṛā-khyāl, le chanteur expose à nouveau le bandiś et lance lui- même le mouvement final sur lequel le joueur de tablā vient se greffer, Ustad Rashid Khan ne chanta que le thème principalsur la dernière phrase du tihāī,acceptant finalement cette fin non conventionnelle. Le conflit avait été tel entre les deux accompagnateurs, par des échanges de regards significatifs, que le joueur de tablā releva le défi et donna à cette performance musicale un épilogue original. Cet exemple illustre bien les relations de prestige et de notoriété qui peuvent se tisser sur scène et qui doivent être appréhendées en fonction du contexte ethno-historique du concert. En outre, elles caractérisent fondamentalement ce qu’est la performance : l’irruption d’une (nouvelle) forme dans une situation d’immédiateté.

14 Le second type de saṅgat est l’action de reproduire sur son instrument ce que l’autre musicien (chanteur ou instrumentiste) vient de jouer. Ce type d’échange, appelé sāth saṅgat, est lui aussi de l’initiative du soliste, qui le signifie par un signe de la tête, de la main et/ou par un arrêt de son jeu. La conclusion de cette interaction se fait généralement par un tihāī joué simultanément par les deux musiciens. Cette forme d’accompagnementtrouve probablement sa source principale dans la danse kathak et dans le dhrupad36, bien qu’il soit aussi possible d’y reconnaître une influence de la musique carnatique37 (śāstriya saṅgīta de l’Inde du Sud). Appelée aussi jugal bandi38, ce saṅgat est

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très populaire à l’heure actuelle dans la musique hindoustanie et se retrouve dans de nombreuses prestations. Cependant, j’ai pu noter qu’il ne fait pas l’unanimité et suscite diverses réactions. Joueur de tablā de Bénarès, Shyam Kumar Misra me disait que certains musiciens et amateurs le considèrent souvent comme un artifice pour contenter le « public de masse » qui affectionne ce genre d’interaction qui s’apparente à une sorte de joute contrastant avec le déroulement souvent complexe et austère du rāga39. D’autres, au contraire, le valorisent, mettant en valeur les qualités des accompagnateurs capables de citer instantanément une composition qu’ils ne connaissaient peut-être pas auparavant. Me montrant une vidéo d’un de ses concerts où le joueur de tablā Ustad Tari Khan l’accompagnait, Ustad Sharafat Ali khan m’indiquait sur un ton admiratif les échanges qu’il avait avec ce musicien et, notamment, sa capacité à interpréter instantanément, à son tour, ses tān complexes et rapides. Tout en sachant que ce type d’accompagnement est dénigré par certains puristes et mélomanes, les solistes le pratiquent volontiers malgré tout, soit par sincère plaisir esthétique, soit pour répondre plus favorablement à l’attente du public, ce qui permet par ailleurs au joueur de tablā d’obtenir puis d’entretenir une certaine notoriété 40. Un regard sur l’évolution des techniques peut apporter un élément de réponse à cette relative désaffection de certains pour le jugal bandi. Pour les musiciens de l’ancienne génération, les jeunes musiciens privilégient cette forme au détriment d’une autre, proche, mais plus complexe, appelée savāl javāb qui a tendance à être confondue avec le jugal bandi. Le savāl javāb (lit. « question réponse ») ne consiste pas en une composition jouée alternativement par deux musiciens, mais doit faire apparaître un véritable dialogue avec une question et une réponse, et donc deux compositions distinctes ou plus exactement une composition suivie d’une de ses variations possibles. Développée dans le cadre du tablā solo, l’interaction dans les règles suppose que la réponse soit basée sur la même durée et les mêmes bol ; seule la combinaison des bol doit changer. Ce type d’échange, adapté à l’accompagnement et donc à une réponse basée également sur les mouvements rythmiques du soliste, est appelé manedargat ; il constitue la véritable forme du savāl javāb et justifie ainsi pleinement son nom (Bhawmick 1975 : 39).

15 Troisième forme de saṅgat, le laṛant consiste, pour l’accompagnateur, non plus à imiter ou répondre à une composition de l’autre joueur, mais à présenter des compositions en même temps que les improvisations du soliste. Ainsi les deux musiciens proposent simultanément des développements rythmiques différents. En revanche, lorsque le joueur suit littéralement les mêmes que le soliste, ce type d’accompagnement est appelé javāb saṅgat. Contrairement aux autres, ces deux formes d’accompagnement impliquent une initiative personnelle du joueur de tablā et supposent que les musiciens ont l’habitude de jouer ensemble au point que le saṅgat est caractérisé par des intentions instantanées communes. Toutefois, par convention stylistique, ces types d’accompagnement sont relativement rares dans le khyāl alors qu’ils sont très employés dans le dhrupad et la musique carnatique. La raison principale de la présence de ce type de jeu est que dans ces genres, les percussionnistes n’ont pas pour rôle premier, comme c’est le cas pour le khyāl, de présenter le cadre temporel (tāla)41.

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Fig. 3. Pandit Anindo Chatterjee (tablā) et Ustad Amjad Ali Khan (sarod) sur scène, 1993.

Photo Archives ADEM.

Conclusion

16 Le saṅgat du joueur de tablā réunit ainsi deux grands rôles : représenter et maintenir un cadre rythmique avec le ṭhekā et embellir la mélodie en ornementant le ṭhekā et en en jouant des compositions mémorisées ou des cāl à trois moments précis. Cette conjonction de rôles héritée par les joueurs de tablā est liée à trois phénomènes (Bourgeau 2004). D’une part, elle reflète le processus historique de l’évolution de la représentation du tāla : celui-ci commence à être représenté par une formule fixe de frappes sur un membranophone à partir du XIIIe siècle. D’autre part, elle est marquée par les conditions de l’émergence du tablā, incorporant des éléments de styles de jeu et de répertoire de percussions aussi différentes que le pakhāvaj, le ḍholak et le naqqara. Enfin, elle est une traduction de l’influence commune dans le répertoire du tablā de l’ancienne śāstriya saṅgīta (dhrupad) et des musiques deśī et indo-persanes : dans la première, la percussion (comme le pakhāvaj) a essentiellement pour rôle d’embellir la mélodie par de multiples improvisations (cāl et vistār), alors que dans les secondes, les formules de types ṭhekā sont nombreuses et souvent jouées.

17 Les deux rôles du joueur de tablā viennent alors idéalement compléter le jeu du soliste et, lorsqu’en dépit des hiérarchies évoquées, s’instaure un échange d’idées entre les musiciens, tout l’art du saṅgat prend alors sa véritable dimension (Bhawmick 1975 : 37), révélant profondément l’essence du rāga. Différents niveaux d’improvisation sont mobilisés, exigeant de cet art du saṅgat une préparation implacable. Dans le cadre d’une improvisation collective où le rapport avec les autres musiciens et avec l’auditoire influence les choix musicaux et la qualité de l’interprétation, le jeu du joueur de tablā fait appel, tour à tour, à l’improvisation partielle (où un choix de compositions mémorisées est fait dans l’instant du jeu) et à l’improvisation totale (où de véritables compositions

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inédites sont créées sur le champ). Ce jeu suppose une connaissance précise des catégories de compositions accompagnées de leurs règles de variation. Acquise au cours d’un long apprentissage, cette connaissance fait appel et développe trois types de conscience (linguistique, arithmétique et kinesthésique) ainsi qu’une conscience fondamentale dans toute musique cyclique : celle de l’espace-temps du cycle rythmique. Parallèlement à ce savoir musical, le joueur de tablā acquiert aussi les règles de comportements liées à sa place d’accompagnateur. Une fois ces connaissances et ces consciences acquises, il est censé être apte à produire un saṅgat de qualité. Appelé pour une prestation de khyāl, il est prêt à répondre à l’inconnu de la performance : à répondre favorablement aux situations prévisibles également apprises lors de l’apprentissage auprès de son maître 42. Ces situations sont constituées, d’une part, des demandes musicales du soliste où le joueur de tablā doit à tout moment faire les bons choix : un ṭhekā approprié joué avec une ornementation équilibrée, des compositions adaptées au rāga et au style de khyāl et à l’un des trois types de saṅgat proposé par le soliste ; d’autre part, ces situations prévisibles regroupent toutes les autres composantes de la performance musicale : les dimensions anthropologiques du lieu de la prestation et celles de l’auditoire (répartition interne et types de réaction). Toutes ces situations, de nature musicale et sociale, impliquent alors une réponse instantanée et adéquate du joueur de tablā et révèlent sa véritable capacité au saṅgat.

18 Au-delà des spécificités propres à la tradition du khyāl, l’étude de la pratique des joueurs de tablā permet de montrer que l’improvisation apparaît comme le miroir de toute performance musicale. Ainsi, alors que celle-ci comprend une part plus ou moins importante de jeu improvisé, elle en adopte, de façon plus générale, les mêmes traits distinctifs. Toute improvisation et toute performance supposent tout d’abord, en amont, une préparation rigoureuse. Il s’agit pour l’une d’un apprentissage musical minutieux comprenant également une connaissance des conditions de jeu propre à la situation de performance ; pour l’autre, d’une organisation associant pour une date précise des composantes humaines (organisateurs, mécènes, musiciens, techniciens, spectateurs…) et matérielles (lieux, scènes, moyens techniques…). Le moment précis de l’improvisation, comme de la performance, se caractérise ensuite par de multiples interactions : relation entre les musiciens et avec le public pour le jeu improvisé, relation dans un temps donné entre les composantes humaines et matérielles pour la situation plus large de la performance. L’aboutissement des préparations permet alors à la performance dans son ensemble d’avoir lieu et au jeu improvisé de se déployer pour laisser place, dans le théâtre de ces interactions, à de véritables mises en formes spontanées. Enfin, en raison de ces multiples interactions et, notamment, du nombre et de la qualité des variables mises en relation, toute improvisation et toute performance produisent, dans le sillage d’une tradition, un événement unique et singulier ; d’une part, un phénomène musical teinté de l’environnement anthropologique et, d’autre part, un événement social dont le liant et la teneure symbolique sont la musique. La préparation, l’interaction, la mise en forme spontanée, l’événement unique et singulier caractérisent ainsi ensemble l’improvisation et la performance musicale.

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NOTES

1. Issu de improviser dont la racine latine improvisus signifie imprévu, le terme improvisation a dans les langues française et anglaise la signification courante d’une action réalisée inopinément, sans préparation. 2. À l’exception notable de la musique sérielle (Lacas 2008). 3. Issu de l’ancien français parformance et de parformer signifiant « former », « accomplir ». 4. Trois catégories de tempo : lent (vilambit), médium (madhya) et rapide (drut). 5. Alors que les solistes appartiennent en majorité aux hautes castes, les accompagnateurs sont généralement issus des catégories plus basses (Neuman 1980 : 92-142, Kippen 1988 : 51-52). Cependant, la situation n’est pas aussi systématique et figée que le laisse supposer cette dichotomie. Il y a de nombreuses exceptions. Concernant les joueurs de tablā, certaines lignées de Bénarès par exemple, appartiennent aux castes supérieures ou en revendiquent l’appartenance. De plus, l’histoire montre que le statut social se transforme et que de plus en plus de membres des hautes castes emploient cet instrument (Bourgeau 2004 : 218-229).

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6. Catégorie musicale (comprenant le dhrupad, le khyāl et le ṭhumrī) dont l’objectif premier est de servir l’art du rāga. 7. Le tablā peut facilement se désaccorder. En raison d’un courant d’air, de l’atmosphère du lieu différente de celle de l’endroit où l’instrument était précédemment, ou d’une tension psychologique du joueur entraînant une main moins précise, plus lourde ou rendue moite, la tension de la peau peut être altérée. Les deux éléments du tablā (dāyān et bāyāṁ) s’accordent à l’aide d’un marteau afin d’ajuster la tension des peaux. La note recherchée est le plus souvent la tonique ou la quinte du rāga présenté. 8. Conversation personnelle, Paris, juin 2007. 9. Terme générique utilisé à la fois pour désigner le son d’une frappe, un groupe de son, voire une composition entière et la ou les syllabes représentant une ou plusieurs frappes. 10. La théorie rythmique a classé précisément ces différentes subdivisions et ces jeux de laya ( layakārī). L’unité de base de la pulsation de référence est subdivisée en sous-unités afin de regrouper les bol d’une composition sur l’unité temporelle choisie. Aujourd’hui, dans le système hindoustani, l’unité de référence est la mātrā. Elle correspond à la plus petite unité de temps égale, selon les musiciens, soit à un clignement d’œil, soit à une syllabe courte ou plus exactement, d’un point de vue métrique, pour reprendre l’expression de Martin Clayton (1997 : 179), au plus « haut des niveaux de pulsation métriquement signifiants ». Lorsqu’il y a 1, 2, 4, ou 8 bol par mātrā ou 1 bol tous les 2 ou 4 mātrā, le laya de la composition est appelé barābar. Si le joueur double (diguṇ) ou quadruple (cauguṇ) une composition, il change de tempo, mais conserve cette même catégorie de laya. Trois autres catégories de laya (appelées visam « non égal ») consistent en des divisons impaires de l’unité de base : division en 3, 5 ou 7 d’une mātrā où les compositions peuvent être aussi doublées ou quadruplées. Lorsqu’une composition présente 3, 6 ou 12 bol par unité temporelle, ou lorsque l’unité étant divisée en trois, un bol sera joué en laissant libre une ou trois subdivisions, ce laya sera appelé āṛ. Les deux autres sont appelées kuāṛ et viāṛ et indiquent respectivement des subdivisions par 5 et 7 de l’unité de temps et leurs multiples et fractions. Une division en 9 (sankīrṇa) directement inspirée de la musique carnatique est aussi parfois employée, mais beaucoup plus rarement. 11. Cette répartition des frappes est fondamentale, les band bol (lit. « son fermé ») sont les sons secs et peu résonnants alors que les khulā bol (lit. « son ouvert ») sont caractérisés par une longue résonance et par la présence de basses (produites avec les bol ghe et ge). Leur complémentarité est également signifiée par l’analogie à un couple, le masculin pour les khulā et le féminin pour les band. 12. Je ne mentionne ici que les types de compositions pouvant être joués dans le cadre de l’accompagnement. D’autres comme les stuti paran, farad, toḍa… sont réservés à la prestation en solo ou pour l’accompagnement du kathak. Pour des précisions sur l’histoire et la nature de toutes ces compositions, voir Kippen 1988, Bourgeau 2004. 13. Le terme vistar dont l’utilisation originelle dans le Nāṭyaśāstra se réfère strictement aux instruments à cordes, fait écho à d’autres termes utilisés par les chanteurs et les instrumentistes dans leurs improvisations sur le raga : prastāra, « élaboration musicale par une permutation de notes » et tan, « s’ouvrir, se déployer ». Avec les esthétiques arabo-persanes et deśī (« régionales », éloignées à la fois des traditions d’érudition musicologique et des genres considérés comme prestigieux car réservés aux élites) si importantes dans l’émergence et l’évolution du tablā moderne, cet héritage du vistār a certainement constitué pour le tablā un modèle de développement de son répertoire. Ceci illustre le métissage d’apports et de conceptions diverses dans l’art rythmique déployé dans le jeu du tablā. 14. Tīṭekatagedhigene, tīrīkīṭatakatīrīkīṭatakatīrīkīṭa, dhāgetunakatā… 15. Le terme chand connaît aussi d’autres sens selon les traditions. Ustad Alla Rakha et son fils Ustad Zakir Hussain (et aussi les joueurs de la tradition du Punjab), l’utilisent également pour spécifier la division par 5 de la mātrā. On le retrouve aussi pour qualifier un ṭhekā joué sur un tāla

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présentant une durée différente. On peut l’entendre par exemple avec Pandit Kishan Maharaj jouant un ṭhekā en dix mātrā (jhaptāl) sur un tāla en 16 mātrā (tritāla), donnant un effet de réduction de tempo (Gottlieb 1998 : 101). Quant au terme cāl, il connaît également une autre acception (voir p. 146). 16. B. Bel et J. Kippen ont démontré, notamment pour les qayda joués dans le gharānā de Lucknow, une similarité de structure avec la poésie de langue ourdou (Bel 1990 : 32). En dehors de cette analogie structurelle, les musiciens présentent souvent leurs compositions (et pas seulement celles possédant une symétrie interne) comme de véritables poésies. 17. Voir ci-après le jeu sur et hors ṭhekā. 18. Une étude de neurobiologie en situation de concert (est-ce vraiment possible ?) pourrait éventuellement indiquer précisément quelles consciences sont investies par les musiciens et s’ils les mettent en œuvre simultanément ou alternativement. 19. Le premier mouvement interprété seulement par le soliste et ses accompagnateurs mélodiques est l’ālāp : une introduction sans tāla et sans percussion (mais parfois avec une pulsation) qui expose les notes et l’atmosphère du rāga. 20. Les tāla les plus couramment utilisés dans le khyāl sont les cycles de 6, 7, 10, 12 et 16 temps, ceux en 9, 14 et 15 sont beaucoup plus rares. 21. Il se peut toutefois que le soliste annonce à haute voix le nom du ṭhekā à jouer au moment où il introduit le bandiś ou au début de la performance quand il présente le rāga. 22. C’est le cas du très répandu tritāla (tala de 16 mātrā) qui peut être joué avec tīntāla, sitārkhānī, tapa, tilwāḍā… 23. Par exemple, sitārkhānī. 24. Ustad Sharafat Ali khan affectionne par exemple le dhamār joué au Punjab (punjabi dhamār) et dans sa tradition (Sham chaurasi gharānā) plutôt que le dhamār classique interprété ailleurs et qui, bien que disposant d’une même durée (14 mātrā), ne comporte pas le même découpage interne ni la même distribution de bol. 25. Abhijit Banerjee, conversation personnelle, Calcutta, janvier 2001. Ainsi, un ṭhekā comme mattatāl (9 mātrā), proche de l’esthétique de l’accompagnement préconisé dans le dhrupad, joué exclusivement dans des laya lents, est considéré comme « plus lourd », puissant, rigoureux, que tīntāl par exemple. Il est utilisé alors en fonction du caractère particulier de tel raga. 26. Utilisé par tous les musiciens, le tihāī est une formule plus ou moins longue caractérisée par un motif répété trois fois, entrecoupé ou non par deux pauses ou par des bol de la durée de ces pauses. Avec sa particularité de créer un décalage et où son dernier bol coïncide avec le premier temps du cycle suivant (et donc avec le premier bol du ṭhekā), le tihāī entraîne, dans cette musique cyclique, un effet de tuilage particulièrement subtil. Les particularités rythmiques du tihāī sont à ma connaissance uniques à l’Inde et se retrouvent non seulement dans tous les genres de la śastriya saṅgīta du Nord comme du Sud, mais également dans nombres de musique deśī. 27. Pt Hariprasad Chaurasia, The Living Legend of Bansuri. CD Chhanda Dhara, 1998. 28. Ce choix peut même faire partie de stratégie de déstabilisation du joueur de tablā lorsqu’il existe un conflit entre les deux musiciens (Kippen 1988 : 59-62). 29. C’est dans cet esprit que Sri Hanuman m’enseigne les techniques d’accompagnement. De même, Abhijit Banerjee considère que cet art du jeu avec le ṭhekā est très important (conversation personnelle, Calcutta, janvier 2001). 30. Par exemple, le jeu de l’ektāl vilambit (48 mātrā)présente une particularité intéressante. Dans les deux séquences « tī rī kī ṭa » jouées sur 4 mātrā, le ki est généralement interprété par un tak : un band bol très sec et aigu obtenu par le plat de l’ongle de l’index sur la bordure du bāyāṁ (l’index est propulsé par un mouvement rapide à l’aide d’une pression sur la base du pouce). Mais, alors que ce ṭhekā est souvent utilisé dans le barā-khyāl – catégorie de chant la plus difficile et la plus valorisée interprétée dans un tempo lent se rapprochant de l’esthétique du dhrupad ou dans l’instrumental joué selon une esthétique vocale(gāyaki aṅg) – le tak est habituellement

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proscrit dans le khyāl. Il est ainsi souvent jugé de mauvais goût, certainement en raison de son lien avec le registre des musiques deśī. Cette frappe provient effectivement d’une percussion largement employée dans ces musiques, le ḍholak, un des trois tambours (avec le naqqārā et le pakhāvaj) d’où sont issus à la fois les composants organologiques du tablā, ses techniques de jeu et son répertoire. 31. En tant que ṭhekā le plus couramment employé, le tīntāl est certainement celui qui a le plus suscité de variations issues de ces ornementations, et ce dans tous les gharānā. 32. Le point de départ de ces formules est totalement libre et toutes les possibilités sont envisageables, y compris de commencer la formule en dehors des appuis de la pulsation. 33. Par exemple la figure tīṭekatagedhīgena (caractéristique de la filiation avec le pakhāvaj) est employée dans des ṭhekā comme mattatāl ou dīpcaṅdī (respectivement à 9 et 14 temps) joués pour des raga proches de l’esthétique du dhrupad où le pakhāvaj est habituellement employé. 34. Proches des rāga, bandiś et textes utilisés dans des registres plus populaires comme le ṭhumrī, le ghazal et le tappa. 35. Expressions de contentement : « très bien, bravo, ouah ». 36. Si le passage de ce type d’accompagnement d’un genre à l’autre a pu se faire naturellement du fait de leur filiation, il a pu être aussi encouragé par certains musiciens. Ainsi, cela semble le cas de l’éminent Ustad Allauddin Khan, à la fois musicien de dhrupad et de khyāl, et de ses plus illustres disciples (comme Pandit Ravi Shankar ou Ustad Ali Akbar Khan), qui encouragèrent et développèrent ce type d’interaction dans le khyāl. 37. L’hypothèse de l’influence de la musique carnatique m’a souvent été signifiée par divers musiciens (le sitariste Rajbhan Singh et les joueurs de tablā Chotelal et Ishvarlal Misra). Non seulement cette filiation peut être soutenu par le fait que ce type d’accompagnement est très courant avec le tambour mṛdaṅgam, mais aussi par une attention sur les soli de percussions (tani avartānam) qui clôturent souvent la forme du rāgam, tānam, pallavi. La partie finale de ces soli consiste en une répétition par chaque percussionniste (joueurs de mṛdaṅgam, de kanjira et de ghatam) d’un ou plusieurs motifs rythmiques et d’une réduction successive de la longueur de ces motifs tout en respectant la structure interne du tāla. Or, actuellement, ce type d’interaction se trouve souvent employé dans la musique hindoustanie et ce type de saṅgat. 38. Ce terme est aussi utilisé pour qualifier les prestations réunissant deux solistes. 39. L’apparition de ce public et sa dénomination (en anglais general audience) se sont développés au cours du XXe siècle avec la démocratisation et l’ouverture de la musique classique indienne à un public de plus en plus large et désigne un auditoire peu averti des subtilités de l’art du rāga. 40. Ce type d’accompagnement fait référence à l’élévation du statut social du joueur de tablā durant le XXe siècle. En effet, l’intention de Pandit Ravi Shankar ou d’Ustad Ali Akbar Khan, en donnant plus de place et d’opportunité aux joueurs de tablā, non seulement avec le jugal bandi, mais plus généralement en les laissant davantage exposer leur répertoire, a contribué d’une certaine manière à valoriser le joueur de tablā aux yeux du public et à lui apporter plus de reconnaissance. Parallèlement, en Occident, la présentation des joueurs de tablā et leurs prouesses techniques rendues possibles par les solistes enflamma le public et apporta en retour une certaine revendication de leur part. Bien que la situation ne soit pas si simple et que le joueur de tablā continue d’être subordonné au soliste, un changement dans son statut s’est produit, et cela se traduit, en partie, par le développement de ce type d’accompagnement. 41. Ici, le tāla n’est pas exposé de façon audible par un instrument (sauf, occasionnellement, dans la musique carnatique avec des cymbalettes), mais se caractérise par un schéma abstrait sous-jacent, mis en évidence parfois par le chanteur ou un autre musicien qui le peut physiquement, par la chironomie traditionnelle. 42. Appelé tālīm, cet apprentissage regroupe les moments où l’apprenti reçoit directement et individuellement un enseignement, les leçons collectives, la pratique seule, mais aussi le fait d’assister aux concerts pour s’imprégner des saṅgat proposés et, plus largement, de leur

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atmosphère et des rapports sociaux qui se tissent dans un lieu particulier entre musiciens et auditoires (voir Bourgeau 2004 : 285-292).

RÉSUMÉS

Résumé. Avec pour toile de fond l’analyse d’une performance musicale incluant ses dimensions sociales et environnementales, l’article décrit le jeu improvisé du joueur de tablā dans un concert de khyāl. Tout d’abord, le texte montre comment l’improvisation est en partie marquée par le statut et la position d’accompagnateur du joueur, qui implique un comportement liant psychologie sociale et interprétation musicale. Tout en déclinant le vaste répertoire que le joueur est censé connaître et savoir interpréter, sont exposés ensuite les deux rôles fondamentaux du joueur de tablā : assurer un support rythmique et participer à l’exposition la plus juste du rāga en complétant les développements du soliste (chanteur, joueur de sitar, de sarod, de bāṁsurī…). Enfin, le texte précise concrètement l’acte du jeu improvisé : animée et conditionnée par des processus cognitifs et des codes esthétiques, l’improvisation consiste en un choix de compositions mémorisées (improvisation partielle) et dans le jeu de compositions créées sur l’instant (improvisation totale). Ainsi, l’improvisation du joueur de tablā repose sur une préparation rigoureuse, souvent très longue, afin d’acquérir les connaissances et les aptitudes nécessaires, le répertoire spécifique à l’accompagnement du khyāl et la capacité à faire les bons choix aux bons moments.

AUTEUR

ANTOINE BOURGEAU Antoine BOURGEAU est l’auteur d’une thèse sur le tablā, « Le Tablā, étude d’anthropologie herméneutique du musical » (dir. Bernard Vecchione), soutenue à Aix-en-Provence en 2004. Il est musicien (joueur de tablā et d’autres percussions) et chargé de cours à l’Université de Nice Sophia-Antipolis au sein des départements d’ethnologie et de musique. Membre de deux équipes de recherche (EA 2719, EA 3179) et de la SFE, il mène actuellement des recherches dans le domaine de la performance musicale et sur la pratique du tablā en France.

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« Asio Elany ! » Le tsapiky, une « jeune musique» qui fait danser les ancêtres

Julien Mallet

1 Fruit d’une rencontre entre des musiques africaines et locales 1, musique moderne saisie dans des contextes rituels (funérailles, circoncisions…), aussi bien que marchands (concerts, enregistrement de cassettes…), le tsapiky, comme les échanges auxquels il donne lieu en mobilisant et actualisant des ressources fournies par des héritages culturels divers, se présente comme un lieu de la construction et de l’expression d’une identité régionale (Tuléar, Sud-Ouest de Madagascar). C’est par son inscription dans le cadre cérémoniel que cette « jeune musique » aux accents multiples a su se donner les moyens d’une diffusion à l’échelle régionale.

2 Omniprésent en ville et à la campagne, imité par les enfants qui, dès leur plus jeune âge, chantent la guitare et utilisent des boîtes de conserves en guise de batterie, dansé par des spécialistes comme par tout un chacun, accompagné de chants aux messages multiples, à Tuléar, il existe une véritable culture du tsapiky. Comprendre l’ancrage de cette musique constitutive d’une « culture affective 2 », c’est entre autre la saisir dans sa réalisation qui mobilise des codes partagés particulièrement activés et déployés lors des cérémonies, espace privilégié pour en comprendre le sens, en termes d’interactions, de situations, de performance plutôt que d’essence.

Le temps des enga

Kilatsake, kifolake, un jeu musical « en vague »

3 Qu’il s’agisse d’un mariage, d’une circoncision ou encore d’un enterrement, l’un des moments forts, commun à l’ensemble des cérémonies, est celui des enga (dons). Les groupes d’alliés, souvent venus de loin pour l’événement, restent dans un premier temps à l’écart de la place du village, attendant le moment de faire leurs offrandes. Au son du tsapiky, ils sont ensuite amenés, un à un, par la famille qui reçoit, devant l’orchestre délimitant pour l’occasion la place centrale. Chacune à son tour, les familles paradent, courent, dansent, tout en exhibant les dons (zébus, tissus, argent…) dans un élan

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ostentatoire accompagné de coups de fusils, d’alcool et de sodas qui coulent à flot. Sans pouvoir entrer ici dans le détail de l’analyse musicale3, la description de quelques mécanismes caractéristiques du tsapiky est nécessaire afin de comprendre comment se joue l’interaction. Un des éléments structurant dans l’organisation du discours musical tsapiky est la réitération du schéma harmonique et temporel || : I V / IV : ||.

4 Le jeu, s’il est en relation avec les accords de la formule réitérée, révèle avant tout une construction mélodico-rythmique. Les différentes notes choisies parmi les accords de cet « ostinato harmonique » sont agencées pour former des phrases mélodiques dans un jeu qui favorise les procédés polyphoniques. Du point de vue mélodico-rythmique, l’analyse des répétitions permet de distinguer plusieurs niveaux de segmentation. Des unités sont assemblées pour former des phrases de niveau supérieur qui peuvent à leur tour être regroupées pour former des phrases de niveau encore supérieur, etc. En prenant par exemple le début du morceau « jagobo » du guitariste Damily, on a une phrase au niveau I (répétée dans la suite de la pièce) :

5 Cette phrase (Ia1) correspond à l’association de deux unités de niveau II (IIa1 + IIa2). Ceci est validé par la segmentation puisqu’elles se retrouvent ailleurs indépendante l’une de l’autre. Une même unité peut être inscrite dans un phrase de niveau supérieur ou fonctionner pour elle même. La phrase correspond aussi, toujours au niveau II, à la répétition de la formule harmonique I V / IV (la mi ré / la mi ré)4.

6 Ces unités de niveau II sont elles-mêmes constituées sur le plan mélodico-rythmique d’unités de niveau III (qui correspondent du point de vue harmonique aux deux parties de la formule : la sur quatre temps et mi ré sur les quatre suivants).

7 Ces unités de niveau III sont elles mêmes constituées, du point de vue mélodico- rythmique, d’unités de niveau IV (qui correspondent à chaque élément de la formule harmonique : la, mi et ré).

8 On voit là qu’il n’y a pas adéquation stricte dans la construction du discours musical entre ce guide harmonico-temporel et la construction de phrases mélodico-rythmiques. Le discours musical s’organise à partir de cette formule harmonique, mais il la dépasse, ne s’y limite pas. C’est ce qui permet au musicien de faire une phrase mélodico-rythmique plus longue de niveau I avec deux fois la même chose du point de vue de la trame harmonique au niveau II.

9 Une des particularités essentielle du tsapiky qui nous intéresse ici repose sur les différents niveaux de répétition de phrases ou de motifs agencés dans le discours musical (niveaux I, II et III en noir et gris dans le schéma ci-dessous). En effet, lors des cérémonies, alors que les familles se dirigent vers l’orchestre avec leurs dons, les musiciens gèrent l’intensité musicale de l’événement en jouant sur l’agencement de ces phrases ou motifs de différentes tailles, ce qui produit une construction musicale « en vague » :

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10 On touche là à une caractéristique essentielle du tsapiky liée à ce jeu « en vague » et qui concerne la gestion de l’énergie dans la performance musicale. La montée en puissance d’un morceau de tsapiky se construit à partir de plusieurs procédés. Elle se joue notamment à travers un attribut constitutif du genre : la division des pièces en deux grandes parties nommées, le kitariky5 et le kilatsake. La première partie privilégiant des phrases longues et une approche plus mélodique (c’est là qu’intervient le chant lorsqu’il y en a). Le kilatsake est le moment de l’intensité maximale, il met en œuvre une progression, une forte montée en énergie. Lorsque la pièce inclut du chant, cette partie est réservée au « soliste » (guitariste). C’est à ce moment que des comportements proches de la transe se manifestent. kilatsake signifie littéralement le fait de tomber ; le radical (latsake) est aussi employé dans un vocabulaire plus argotique pour signifier l’éjaculation. À ce moment du morceau, le tempo est progressivement, mais fortement, accéléré. La montée en intensité est également obtenue par un procédé qui consiste à réduire de moitié la durée des motifs musicaux réitérés. La formule harmonico-temporelle (le niveau II) ne s’agence plus sur huit temps, mais sur quatre :

11 au lieu de :

12 Sur l’ensemble de cette forte montée en puissance qu’est le kilatsake, les musiciens échafaudent progressivement l’arrivée à un point culminant en fonction des familles qui agissent devant eux. Ce jeu construit dans l’interaction est notamment mis en place avec l’utilisation de sous-parties que sont les kifolake (fait de casser, calmer). Dans le kifolake, la répétition de la formule harmonico-temporelle revient sur huit temps. Les musiciens

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l’utilisent pour calmer l’ambiance, pour reposer les danseurs. Ils décident – en fonction de l’effervescence, de l’état des participants qui paradent et dansent devant eux – de la succession, du nombre et de la durée du kilatsake et des différents kifolake qui interviennent.

Face à l’orchestre : défilé débridé et mise en scène des alliés

13 La présence physique de personnes qui n’ont pas hésité à parcourir de grandes distances, à quitter leur travail citadin ou rural est une composante importante des cérémonies. Outre les circulations de biens matériels, le don de sa personne est essentiel. Les orchestres scandent l’arrivée des familles et les participants, à travers la danse, se donnent entièrement.

14 L’arrivée des enga (dons) constitue un moment où l’expression corporelle liée à la musique est centrale. Au son du kitariky (première partie d’un morceau), la famille dont c’est le tour arrive de l’extérieur du village en brandissant ses dons, formant une parade ostentatoire. Le groupe se dirige vers l’orchestre en sautillant et en établissant un parcours ritualisant, mais improvisé : en faisant par exemple trois fois le tour de l’orchestre ou en marquant des étapes qui allongent la ligne droite vers l’orchestre. Souvent, une étape consiste à former un cercle autour du représentant de la famille. Entouré, ce dernier danse sur un lamba (tissu malgache) posé par terre, sur lequel des billets de banque sont jetés pour l’encourager dans sa prestation.

15 Durant cette « parade », si chacun tente de se distinguer par la danse, c’est cependant bien la mise en valeur du représentant de la famille qui est caractéristique. On tourne autour de lui, on se place devant lui sans jamais le freiner, comme pour lui ouvrir le passage, on lui tient les bras en l’air, on lui fait boire de la bière ou du soda à la bouteille…

16 Progressivement, l’ambiance monte, la musique accélère et augmente en intensité, il est temps pour les musiciens d’annoncer le kilatsake. L’alcool coule de plus en plus à flot, absorbé mais aussi jeté par terre, en l’air ou sur les participants. Brandissant des fusils, des hommes dansent en faisant de larges cercles et en tirant en l’air, des femmes dessinent des parcours en « S » tenant un lamba par ses extrémités. Si l’on reprend la typologie développée par Judith Lynne Hanna (1979) en ce qui concerne la gestion de l’espace 6, ce moment est caractérisé par une grande amplitude ; une direction7orientée vers l’orchestre, étendue et constituée d’étapes. Un focus (« direction des yeux et du corps ») dirigé vers l’orchestre. Un niveau8dans l’ensemble haut (les gens brandissent leurs dons les bras en l’air, certaines personnes sont portées…) et moyen. De larges formes (shape)9en courbes, continues et non saccadées. Un fort groupement10en forme libre, mais orienté et ritualisant, qui inclut un grand nombre de personnes et occasionne de forts contacts physiques. En ce qui concerne la dynamique, elle témoigne d’une grande force : l’énergie physique et émotionnelle déployée est intense, se déployant sur un espace maximum à travers des courbes et des déviations.

17 Arrivée devant l’orchestre, la foule se stabilise ; au bout d’un certain temps les danses s’individualisent, mais l’énergie déployée est continue et grandissante, on est en plein kilatsake, la foule est en délire.

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Fig. 1. Funérailles à Andranovaky.

Photo Flavie Jeannin.

Fig. 2. Groupe TsyAnjaza, funérailles à Ankaranila.

Photo Flavie Jeannin.

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18 Après quelques kifolake, la fin du morceau approche, la famille s’écarte, c’est le moment pour les musiciens d’enchaîner sur un autre morceau. Un coup de fusil au loin annonce l’arrivée imminente sur la place centrale d’une autre famille, prête, elle aussi, à donner le meilleur d’elle-même.

19 Temps, espace et musique dans la fête se définissent mutuellement. La musique est écho de la fête, la fête écho de la musique. « Il est alors possible de voir dans la musique une forme de transposition sonore de la fête. […] dans la fête et la musique, les différentes structurations du temps se répondent constamment et (qu’elles) entrent dans un système interactif : c’est ainsi que les musiques de fêtes ont la propriété d’être toujours ouvertes aux faits de ‘performance’, c’est-à-dire aux modifications que le contexte impose » (Lortat-Jacob 1994 : 14).

20 Si le soir, le temps des enga s’arrête, le tsapiky, lui, continue sans interruption. La nuit, les jeunes dansent en tournant pendant des heures en file indienne autour de l’orchestre. Espace de séduction, les stratégies s’organisent par petits groupes d’amis. Certains tournent à contresens, petites bousculades ou faux trébuchements permettent de réduire à néant l’espace minime qui séparait un jeune homme d’une jolie demoiselle. Les embouteillages, dans cette ronde nocturne et ininterrompue, deviennent des aubaines. La promiscuité des corps s’organise dans ce cadre où la danse impose un mouvement collectif choisi, mais où l’enjeu majeur et individuel est centré sur la distinction et la séduction.

Sens et puissances

Excès et unité

21 Quel que soit le contexte dans lequel le tsapiky est à l’œuvre, il participe à une situation de fête. Musique de l’effervescence, son rôle est central. La musique ne doit pas s’interrompre, les musiciens jouent pendant plusieurs jours et plusieurs nuits. Des haut- parleurs fixés autour de l’orchestre sur des poteaux de plusieurs mètres de haut sont orientés afin de couvrir un champ le plus vaste possible (cf. fig. 2).

22 La puissance sonore de la musique participe simultanément d’un élargissement et d’un resserrement de l’espace. Tout le monde doit savoir qu’ici, quelque chose se passe ; on est donc à l’opposé d’un espace de l’intimité, l’objet sonore est « public ». L’espace « privé » de la cérémonie (il s’agit d’une famille) est élargi au maximum par la puissance sonore. Mais cette puissance sonore permet aussi un rapprochement. Elle devient un élément de symbiose, construit une emprise collective et intensifie, resserre l’espace proche de l’orchestre. Cet espace de communication, d’unité par et autour de la musique est un des enjeux fondamentaux. Au prestige que confère la réussite d’une cérémonie s’ajoute la nécessité de montrer aux ancêtres que leurs descendants sont en accord. Dans cette communion, la musique a une place centrale ; en elle et par elle s’exprime la communauté retrouvée, communauté des vivants, des vivants et des morts, des « anciens et des modernes », par l’ambiance (maresaka) qu’elle instaure ; maresaka qui « inclut une esthétique performative aux multiples facettes » et « réfère à une densité des sonorités, des rythmes, des textures, des volumes et timbres, des éléments visuels et des mouvements du corps » (Emoff 2000 : 58).

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Fig. 3. Funérailles à Andranovaky.

Photo Flavie Jeannin.

23 La communauté, souvent mise à mal dans la vie quotidienne, est réaffirmée dans la musique qui, par sa force, fait oublier les malheurs, suspend le temps émietté, remplit l’espace, pour en faire le temps et l’espace de la réconciliation, du don de soi, des échanges régulés. « Mais quels que soient la place et le rôle des acteurs qui sont impliqués dans les réjouissances collectives, l’objet même de la fête est d’abord la communauté elle- même mobilisée pour l’occasion : ‘on utilise tous les moyens d’expression pour faire apparaître la valeur qu’on attache à [cet] objet. Mais, contrairement au langage prosaïque pour lequel le signifiant renvoie purement au signifié, ces modes d’expression ont une certaine consistance qui les fait considérer en eux-mêmes. Ils sont danses, spectacles, repas, etc.’ 11. En toutes circonstances, se trouve créé un espace de communication exceptionnel. Les comportements démonstratifs et ostentatoires sont là pour déjouer le désir de chacun de se replier sur soi » (Lortat-Jacob1994 : 9-10).

24 L’espace devant l’orchestre est un espace où les limites du corps et de l’esprit sont repoussées à l’extrême, « comme l’ordre qui conserve, mais qui s’use, est fondé sur la mesure et la distinction, le désordre qui régénère implique l’outrance et la confusion »(Caillois 1950 : 152). Moments d’unité, les cérémonies comportent également une certaine violence ; puissance à laquelle le tsapiky et ses sonorités radicales participent par un volume sonore et une saturation extrêmes, accompagnant coups de feu et mouvements ostentatoires. Les termes mêmes qui désignent les échanges relèvent en partie d’un vocabulaire guerrier : fanamia désigne le jour des enga, mais aussi l’action d’attaquer.

Des ancêtres bien présents

25 Ces événements pour lesquels le tsapiky est mobilisé sont des moments forts, graves, en ce qui concerne la réaffirmations des liens sociaux, de parenté, de pouvoirs, mais également

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en ce qui concerne le rapport aux ancêtres ou à l’au-delà. Les cérémonies sont aussi et toujours des espaces de fête pour et avec les ancêtres. Lors de funérailles, l’esprit du défunt danse avec les gens, la musique le fait venir. Fréquemment, avant d’être amenée au tombeau, la dépouille est promenée en courant dans tout le village au son du tsapiky.

26 Musique répétitive très rythmée, au tempo vif et aux sonorités puissantes, associée en partie à des danses, des interjections et paroles de chants à caractère sexuel 12, « jeune musique » qui fait danser les ancêtres, le tsapiky peut être considéré comme ce « spectacle de la vie » dont parle Rita Astuti à propos du « travail au tombeau » (asa lolo) chez les Vezo : « Durant le travail, les morts sont remis en contact avec la vie et se voient offrir un spectacle de la vie qu’ils ont laissée derrière eux » (Astuti 1995 : 124).

27 Les fêtes sont des moments « chauds » (mafana). Tant que la cérémonie n’est pas finie et le cercueil enseveli, la mort côtoie les vivants. Dans son livre sur les Vezo, Rita Astuti montre comment l’arrivée d’un décès dans un village rompt la séparation entre vivants et morts, entre l’univers du cimetière considéré comme chaud et celui du village considéré comme froid au quotidien, lorsque les événements suivent leur cours habituel. « Quand la mort est présente dans un village, tout le monde est chaud. La mort, cependant, ne produit pas la chaleur d’elle-même : les gens doivent délibérément se défaire de leur fraîcheur en abandonnant leur vie ordinaire […] pour approcher la personne décédée. La veillée et les repas communs amènent une perte de fraîcheur à travers le manque de sommeil, la fatigue, l’ivresse » (Astuti 1995 : 113).

28 Musique ininterrompue, puissante et lancinante, performance en prise avec un temps de l’outrance, temps d’une ambiance ostentatoire et de la danse, temps du maresaka et de l’alcool 13, le tsapiky contribue fortement à créer cet état second généralisé, ce temps de l’ivresse partagée recherché lors des cérémonies. Et si « L’expérience quotidienne ordinaire prend place dans le temps actuel » et que « la qualité essentielle de la musique tient en son pouvoir de créer un monde autre de temps virtuel » (Blacking 1973 : 26-27), le tsapiky est alors maître de cérémonie, performance construisant l’expérience d’un temps second obtenu par la durée des morceaux, leur enchaînement sans pause nuit et jour, la construction du kilatsake en motifs hypnotiques qui s’agencent dans un flux n’offrant que peu d’indices sur son devenir, sa forme, sa fin ; invitation à un partage dans l’instant infini plutôt qu’à l’appréciation d’une forme qu’il faudrait deviner, reconnaître, apprécier, d’une œuvre qu’il s’agirait de juger, d’applaudir ou de dédaigner dans une écoute contemplative et normée.

Kininike, jalons sonores, mizesete, renommée… : matériaux et mécanismes d’une performance composite

29 Lorsqu’ils s’expriment dans le cadre cérémoniel, les musiciens jouent pour (et en partie avec) les membres des familles qui dansent et défilent devant eux, pour générer le maresaka et l’ivresse attendus, pour les ancêtres qu’il faut honorer, ainsi que pour la famille organisatrice – qui les paye – et attend en contrepartie une fête réussie – notamment pour des enjeux de prestige et de pouvoir. Les musiciens jouent aussi pour d’autres raisons, s’inscrivent musicalement dans d’autres relations, interactions auxquelles ils participent en mobilisant des ingrédients et mécanismes qu’il s’agit de prendre en compte afin de saisir pleinement le tsapiky dans sa performance.

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Jouer du tsapiky c’est prendre place dans un jeu de « situations 14 » multiples, distinctes ou simultanées.

30 Ainsi, lors des cérémonies, les musiciens jouent également pour construire, renforcer ou maintenir une réputation, une renommée. Il faut bien jouer, non seulement pour les raisons précitées et en fonction de celles-ci, mais aussi dans une volonté de se démarquer des autres groupes. Cette démarcation passe par le langage. La mise en avant du groupe et des musiciens qui le constituent est l’un des thèmes que l’on retrouve systématiquement dans le texte des chants : « on ne peut nous égaler car nous sommes déjà loin » ; « untel est notre soliste, c’est le meilleur, il est célèbre » ; « nous avons inventé tel rythme… invente aussi si tu es un homme, mais ne nous imite pas », etc.

31 Mais la distinction se construit aussi musicalement. Le tsapiky est un genre constitué de codes spécifiques qui signent, définissent une identité musicale forte, mais qui permet à l’individualité de s’exprimer. Tous les musiciens utilisent la même grammaire, le même vocabulaire, mais chacun entend bien se distinguer des autres par son talent et sa créativité, marquer le genre par son style. Quelques instants suffisent, par exemple, pour reconnaître le jeu de tel guitariste dont l’originalité repose en partie sur sa capacité à construire de longues phrases jouées dans un style « aérien », en contraste avec le tempo vif de la rythmique basse/batterie ; le style de tel autre au contraire pour sa vélocité et son caractère nerveux, ou celui d’un troisième pour son jeu privilégiant les accords ouverts et les cordes à vides.

32 La renommée d’un groupe se fait en partie sur ses performances dans le cadre cérémoniel : une prestation appréciée dans un village pourra conduire, plus tard, à d’autres demandes dans les villages alentour, des personnes présentes à une cérémonie pourront, quand leur tour viendra, solliciter le même orchestre… Cependant, le principal médium par lequel les musiciens acquièrent une renommée est celui de la cassette, et les commanditaires organisateurs de cérémonies choisissent les groupes en fonction de cette renommée acquise par l’intermédiaire des cassettes et de la radio, dont le prestige rejaillit sur eux.

33 Dans le genre tsapiky la guitare occupe le premier rôle, notamment dans le kilatsake qui est particulièrement important et développé lors des cérémonies, mais un morceau de tsapiky c’est aussi un kitariky, première partie plus fixe, plus mélodique, souvent construite à partir d’un chant en refrains 15. Dans les cérémonies, la performance se fait aussi en fonction de ces éléments.

34 Le tsapiky offre dans sa réalisation de nombreuses possibilités d’interaction. Partie prenante du rituel dans lequel il fait sens, son fonctionnement lui permet de construire et conduire en partie l’événement, de s’y inscrire comme production plutôt qu’en tant que produit. Il n’en demeure pas moins que les musiciens de tsapiky sont des professionnels, inscrits à l’OMDA (Office malgache des droits d’auteurs) ; ils composent et jouent des « morceaux » ayant des titres et qui peuvent devenir des « tubes » largement diffusés par les cassettes et la radio, fredonnés par tout un chacun, repris par d’autres groupes (y compris lors des cérémonies). Lorsqu’ils jouent pour un enterrement, une circoncision ou un mariage, c’est aussi au regard de ces considérations et sans que cela soit en contradiction avec l’univers cérémoniel et les attentes villageoises.

35 Les musiciens jouent aussi pour eux-mêmes. En effet, en dehors du temps des enga, où la concentration qu’exige l’interaction avec les familles qui défilent permet moins de prise de risque, les cérémonies offrent un espace de performance qui permet la recherche,

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l’expérimentation musicale. Durant les jours et les nuits pendant lesquels le tsapiky ne s’arrête pas, les musiciens sont jugés selon leur capacité à produire le maresaka, l’ivresse, la puissance recherchée, à faire durer les morceaux, à maintenir une vitalité, une énergie dans le hors-temps de l’événement.

36 L’ensemble des contraintes et des libertés liées à l’espace cérémoniel, la longue durée des morceaux, construits en partie sur la répétition et la variation de motifs, la relative plasticité de la forme tsapiky – notamment dans le kilatsake qui laisse une place importante à une forme d’improvisation – permettent à ce moment d’être aussi un lieu de création, un laboratoire où les musiciens explorent, testent, trouvent de nouvelles formules musicales qu’ils réutiliseront ou qui pourront donner naissance à de nouveaux kitariky.

37 Être musicien de tsapiky, c’est aussi appartenir à un univers où la concurrence fait partie des règles du jeu. Dans le cadre cérémoniel, celle-ci peut parfois s’exprimer de manière directe, frontale : deux groupes, convoqués par exemple par deux frères, eux-mêmes en concurrence, jouent en alternance (ou parfois en même temps) dans un face à face aussi bien physique que musical.

38 Cette situation peut influer sur la performance musicale. Par une surenchère de volume sonore, en enchaînant et allongeant les morceaux pour faire durer son tour le plus longtemps possible (dans le cas d’une alternance), chacun tente d’occuper l’espace sonore, d’accentuer sa présence tout en mobilisant de quoi inscrire son jeu dans une interaction relevant du défi.

39 La performance musicale peut aussi être en partie (re)configurée par ou pour les basimena . Don d’argent fait à un musicien pendant qu’il joue, le basimena se doit d’être visible et ostentatoire. Les billets de banques servent par exemple d’éventail pour rafraîchir le musicien ou sont agités devant lui comme une promesse de récompense, puis collés sur son front ou placés dans sa bouche. La mise en scène des basimena dirige les projecteurs autant sur le donneur que sur le musicien, et a de ce fait même un impact sur le jeu musical.

40 Ces dons n’interviennent pas n’importe quand, mais à des moments de prouesse ou de virtuosité, comme remerciement, mais aussi encouragement à continuer de donner le maximum. Le basimena ne provoque pas l’intensité musicale puisqu’il la récompense, mais agit en la faisant durer en l’intensifiant. Le musicien qui reçoit, pris dans l’échange et la mise en scène, est amené à répondre par un « contre-don musical ». C’est le moment de donner le plus possible, d’autant plus qu’un premier basimena en déclenche souvent d’autres. Source de revenus, marque d’honneur en soi et face aux autres musiciens du groupe, célébration de la performance individuelle, les basimena sont une occasion de se distinguer, de montrer sa virtuosité, de déployer toutes ses capacités.

41 Lors des cérémonies, la mise en avant de l’individu peut aussi s’exprimer en jouant sur le « spectaculaire » : un guitariste jouera les yeux bandés, la guitare derrière les épaules, ou encore avec les dents. Ces postures (positera : poster, affiche) ont des répercutions sur la musique elle même ; s’il s’agit bien de signifier le contraire, un guitariste ne joue néanmoins pas de la même façon, par exemple sans la main gauche, ce qui nécessite de réaliser des motifs ne sollicitant que des cordes à vide. Inversement, inutile de jouer les yeux bandés pour la réalisation d’une cassette…

42 Souvent liée au geste (mizesete : frimer), la « frime » peut aussi être musicale, mobilisant des effets sonores particuliers, dans une démonstration de la maîtrise d’une technique, en

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surchargeant son jeu (manao mare), ou encore en incluant soudainement à son kilatsake un bout de solo à la Jimi Hendrix d’autant plus mis en relief qu’il ne s’inscrit pas dans une continuité stylistique (due aux caractéristiques du genre tsapiky), mais en rupture par rapport à ce qui est joué juste avant et après.

43 Les musiciens gèrent leur discours musical pour accompagner le mouvement collectif des enga, ils peuvent aussi le faire pour établir une interaction avec un individu. Ainsi, un parcours musical peut être détourné par un bon danseur particulièrement expressif, qui amènera le guitariste à vouloir dialoguer avec lui. Imaginons un guitariste en plein kilatsake ; il joue sur la répétition d’un motif particulier et envisage d’enchaîner sur un autre motif ; son attention est alors captée par les mouvements d’un jeune villageois qui s’articulent particulièrement bien avec son jeu de guitare : un contretemps avec lequel le danseur joue en relevant les épaules à chaque fois que les notes marquant le contretemps réapparaissent. Il décide alors de maintenir son motif, se rapproche du danseur, ce qui marque physiquement l’entrée en dialogue et modifie légèrement son motif afin d’accentuer l’homologie entre jeu musical et corporel. Il continu de suivre son interlocuteur – qui a introduit dans sa chorégraphie spontanée un mouvement cyclique de la tête qui intervient entre chaque mouvement d’épaule – en ajoutant à son motif un élément sonore entre les notes marquant les contretemps. Puis le guitariste introduit des variations dans son jeu pour stimuler son partenaire à varier lui aussi…

44 Plus tard, c’est une jeune femme qui s’approche du guitariste en effectuant un kininike, figure de danse consistant en un tremblement rapide et maîtrisé des fesses alors que le reste du corps est fixe ou bouge lentement. Elle tourne autour du musicien, ses mouvements sont de plus en plus suggestifs… Le guitariste aurait pu décider de ne pas tenir compte de cet appel et continuer de construire son kilatsake en focalisant son attention sur d’autres éléments ; mais cette fois-ci, il a choisi de jouer le jeu, musicalement parlant. Afin de mieux accompagner le kininike de sa partenaire, il fait vibrer plus rapidement les notes du motif, qu’il exécute à l’aide d’un vibrato obtenu par un tremblement maîtrisé de son poignet gauche. La danseuse mime de plus en plus l’acte sexuel ; de son kininike elle enchaîne sur un aoliky qui sollicite la même partie du corps, mais dans un mouvement lent et circulaire. Le guitariste fait maintenant correspondre un motif mélodico-rythmique au mouvement cyclique du bassin de la jeune femme en produisant un bend16 lent sur une note tenue (la corde sollicitée est tirée verticalement par le doigt de la main gauche qui produit la note concernée, ce qui modifie la hauteur du son dans un effet langoureux). Devançant la lassitude, tout en gardant le même motif, il remplace cette note tirée par un autre manito (« tirer », « glisser », désigne les techniques de glissando), transition vers une phrase plus saccadée, au son plus sec et chargé en aigus, qu’il obtient en plaçant sa main droite plus près du chevalet et en raffermissant son mandrangotse (« griffer », désigne le jeu de la main droite attaquant les cordes avec le pouce et l’index).

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Fig. 4. Tsikinangonango.

Dessin Anne-Marie Guerchet-Jeannin.

45 Au bout d’un certain temps, il décide de calmer légèrement l’ambiance et, pour ce faire, enchaîne sur un kifolake, jouant maintenant sur la répétition de motifs deux fois plus longs. Chauffés par la prestation, performance dans la performance, que le couple provisoire leur a offerte, de plus en plus de gens se sont regroupés autour de l’orchestre. Désinhibés, pris dans l’ivresse, ils sont de plus en plus nombreux à danser. Des sifflets surgissent de ci de là marquant les contretemps ou formant de petites mélodies vives et encourageantes, des cris se font de plus en plus entendre : « Asio elany17 ! ». Le guitariste revient à des formules plus vives, suivi par le batteur et le bassiste qui redoublent d’énergie et accélèrent le tempo. Soudain, tout le monde s’est mis à danser de la même manière, en équilibre sur une jambe, l’autre pliée au niveau du genoux, effectuant un va et vient de haut en bas. Tous ont reconnu le tsikinangonango joué par le guitariste et, au son de cette formule, se sont mis à effectuer les mouvements qui lui sont associés.

46 Ces faits stylisés concentrent différents types d’interactions récurrentes et observées sous différentes formes lors des cérémonies. Ainsi, la prise en compte de la danse dans la performance peut influer sur le temps musical (le guitariste prolonge par exemple la réitération d’un motif), sur la construction, l’équilibre d’un kilatsake à travers l’enchaînement, l’agencement des motifs qui le constituent, sur le motif lui même, qui peut être transformé par une variation de son timbre (cf. vibrato utilisé pour accompagner le tremblement rapide du kininike), de son contenu mélodico-rythmique (cf. l’ajout de nouvelles notes correspondant aux nouveaux mouvements de tête du jeune villageois), ou même sur l’incorporation dans le jeu d’un motif joué pour l’occasion (cf. notre guitariste jouant musicalement l’acte sexuel à l’aide de bend ou glissandi érotiques).

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47 Attiré par les gestes d’un danseur ou sollicité par une danseuse, le guitariste suivi tout au long de l’analyse a adapté son jeu musical en s’inspirant des mouvements du corps produits devant lui. Certaines techniques du corps sont directement liées à des figures musicales qui portent le même nom ; c’est le cas du tsikinangonango lancé par le groupe Lakolaza. Sorti sur cassette et souvent repris lors des cérémonies, dès que la guitare se met à jouer les premières notes de ce motif musical, tout le monde se met immédiatement à effectuer les mêmes mouvements caractéristiques. Sollicité non plus par un individu, mais par une foule, le guitariste a cette fois-ci choisi de mobiliser dans son jeu une référence, un code culturel partagé permettant une interaction plus collective.

48 Dans l’interaction avec les participants, le chanteur a également un rôle important. Véritable « ambianceur », il ponctue les morceaux de proverbes imagés – « Ka malahelo, fa mandrora miantsilany », « Ne soit pas triste, car tu craches alors que tu es couché sur le dos » ; « Andriaka ao masira ! », « L’eau de mer est salée ! » –, d’interjections, d’appels à la danse – « Aiza ê ! » « Alefa, Alefa, ka atao tsara aminao raha toy ajà roy. Aodino fa lamasiny mitipatipake raha zao » : « Vas-y ! Vas-y ! Et fais le bien, c’est ton tour la fille là-bas ! Fais tourner car c’est une machine à coudre. La chose là bouge à fond ! (se débat) » ; « Minotsoke, kininike ! », qui désignent des figures de danse – ou encore, s’adressant au guitariste : « Tomboho fa hisinjaky ajà reo ! », « Mets de l’ambiance, car les filles vont danser ! »

49 Les interactions musicales entre les musiciens doivent également être prises en compte dans la performance. Ils communiquent musicalement entre eux parce qu’il faut gérer à plusieurs la performance d’une musique sans partition dans laquelle jalons, repères, appels sonores ou autre annonces musicales se conjuguent essentiellement au présent. Par un mandrantsa (frotter, frapper) répété, qui consiste à attaquer plusieurs cordes de la guitare en même temps dans un mouvement vif d’un doigt de la main droite, ou encore en s’écartant rythmiquement en jouant « ternaire » à partir d’une formule mélodico- rythmique particulière – alors que les autres jouent « binaire » –, un guitariste annonce à ses amis bassiste et batteur qu’il va entrer dans le kilatsake et qu’ils doivent maintenant le suivre dans cette direction et jouer en conséquence, construire leur jeu à partir des formules ou des façons de jouer qui correspondent à ce moment musical.

50 D’autres éléments peuvent nécessiter une intervention musicale pour communiquer entre musiciens. Ainsi, dans une réalisation de son morceau Jagobo, le guitariste Damily construit son jeu à partir de la réitération d’une séquence la/mi ré :

51 En arrivant au kilatsake, il opère un changement. L’ordre des éléments qui constituent l’ostinato harmonique (la/mi ré, a / b c) subit un renversement : départ sur mi au lieu de la . L’entrée dans le kilatsake se fait avec une insistance (annonce, notamment pour le bassiste) sur IV b (mi) qui devient le point de départ des nouvelles cellules répétées.

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52 La gestion de l’intensité, de l’énergie d’un morceau, les différents procédés mobilisés pour obtenir cette construction en vague telle que nous l’avons décrite, passent également par ce type d’interaction entre les musiciens.

53 Enfin, les musiciens communiquent musicalement entre eux afin d’évoluer ensemble dans la construction musicale, mais aussi par plaisir, par connivence, par esthétisme ou encore par jeu ; on se soutient, on se répond musicalement, etc.

54 S’ils mobilisent des procédés particuliers, les paramètres que nous avons explorés n’en sont pas moins liés. Bien soutenir un bon danseur c’est, dans l’acte premier, établir un échange musico-corporel avec lui mais c’est aussi, en s’appuyant sur ce bon danseur, se mettre en valeur, plaire aux organisateurs, un des facteur de l’ivresse recherchée, satisfaire les ancêtres en leur offrant un « spectacle de la vie », etc. : autant d’éléments qui, dans leur interaction, alimentent les mécanismes d’une performance réussie.

55 Bien jouer c’est aussi jouer pour « l’amour de l’art » (selon les règles de l’art) ; savoir « mentir18 » (mahay mavandy), c’est à dire construire (mamboatsy) son jeu, broder à partir de motifs que l’on maîtrise, les maquiller, les transformer, opération de recyclage à partir d’un stock de phrases que l’on a inventées ou « empruntées » à d’autres, maîtriser l’art de répéter, de varier, d’agencer, d’improviser ; se faire plaisir ; créer, innover tout en restant dans la continuité d’un genre nommé.

Conclusion : le tsapiky est-il soluble dans le marché ?

56 Le tsapiky n’est pas une musique rituelle qui aurait dévié vers un marché de la cassette, ni une musique « commerciale » qui aurait pris place dans le rituel, mais une musique qui se construit et évolue entre deux univers (marché naissant et cadre cérémoniel) complémentaires.

57 Le « système tsapiky » se présente comme une production commune prise dans un marché, fruit d’individus créatifs qui entendent affirmer leur individualité, mais qui n’existe qu’en tant que genre constitué de codes, dont l’aspect performatif conditionne la structure. Le tsapiky est marqué dans sa structure et son sens musical par son rôle dans les cérémonies. En tant que musique spécifique à une région, interne, il naît aussi du cadre cérémoniel. Il n’y a pas « compromis » entre la ville et la campagne, mais des formes d’échanges où la réciprocité est à l’œuvre.

58 La relative autonomie conquise par les acteurs de ce système ouvert tient au fait qu’ils se situent aux marges, dans les interstices non occupés par le marché international, dont les contraintes pèsent bien évidemment sur le « système tsapiky » fragile et qui l’ont produit.

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59 Le tsapiky est une musique dont les caractéristiques lui permettent de se matérialiser plutôt comme forme, fixée sur des cassettes ou des clips, réalisée lors de concerts, ou plutôt comme flux s’adaptant au rythme de la fête. Chacune de ces deux réalisations d’une même musique s’ajuste à la situation de performance dans laquelle elle s’exprime, tout en étant marquée par l’autre.

60 Ainsi, la plupart des mécanismes décrits dans la dernière partie de cet article sont activés lors des concerts à Tuléar, durant lesquels la performance ne s’organise pas dans un face à face où émission et réception sont à sens unique. La réussite d’un concert ne se mesure pas aux applaudissements, qui sont rares, mais plutôt au nombre de personnes qui seront prises dans la montée en puissance progressive que le groupe construit et qui viendront finalement danser devant ou sur la scène au moment culminant où les musiciens, pris dans l’échange, allongent leurs morceaux, augmentent le volume, multiplient les interjections et les figures de danse. Les normes autour desquelles le tsapiky s’organise en ville et qu’il met en œuvre lors des concerts ; les habitudes, les codes, les « dispositifs de mise en relation de la musique et du public » (Hennion 1993 : 17), puisent dans des pratiques variées et se construisent dans un syncrétisme aux registres multiples19. Il en va de même pour les cassettes20, ainsi que pour les vidéo-clips arrivés depuis peu dans l’univers tsapiky, dont l’analyse nécessiterait à elle seule un développement pour pouvoir en saisir pleinement l’impact sur la performance.

61 Il faudrait également analyser se qui se passe lorsque le tsapiky quitte le cercle qui relie Tuléar à sa campagne. En effet, quelques musiciens ont choisi d’inscrire leur projet dans de nouveaux horizons, de porter le tsapiky en dehors de ses frontières, chacun à sa manière et selon les possibilités rencontrées. De Tuléar à la capitale, l’un d’entre eux, en espérant un jour pouvoir vivre de son art, tente, en attendant, de survivre en « mercenaire », accompagnant des artistes de variété. Évoluant dans de nouveaux réseaux, il essaie également, par des tentatives de « fusion », d’inscrire « sa » musique dans une expérience nouvelle, performance d’un jazz qui accueille le tsapiky, mais qui n’est pas tsapiky. Une autre, chanteuse, accompagnée de son mari guitariste, multiplie concerts et cabarets à Tananarive et dans les différentes provinces grâce à une renommée acquise par l’intermédiaire des vidéo-clips. Elle continue de jouer du tsapiky, mais a élargi son répertoire en y incluant des morceaux de salegy21 et de variété.

62 Le guitariste Damily, quant à lui, a prolongé son parcours jusqu’en France 22. Passer de Tuléar à Paris, c’est aussi passer d’une renommée à un anonymat, d’un système maîtrisé à une organisation qu’il faut apprendre à décoder : petit monde des musiques du monde souvent cloisonné, embouteillé, parfois aveuglé par les règles de son marché ou endetté… La montagne est dure à gravir et le cap difficile à maintenir si l’on désire transmettre sa musique tout en lui conservant son originalité, son sens et sa spontanéité. Malgré les nombreuses difficultés rencontrées, en s’appuyant sur un réseau, certes plus confidentiel mais moins conventionnel, Damily tente de relever le défi. En concert ou sur son CD 23 (jugé par certains acteurs-clés comme pas assez « produit », c’est-à-dire formaté selon les normes du marché), Damily construit sa performance en fonction d’un nouveau contexte, de nouvelles interactions et situations tout en prenant soin de lui conserver les propriétés lui permettant de s’exprimer dans sa richesse et sa complexité, en maintenant un temps de performance respectueux du kilatsake qui se déploie dans la durée, en ayant cherché et élaboré un son saturé mais adapté, témoin du son des pavillons suramplifiés caractéristique du tsapiky en cérémonie, en continuant de mobiliser les attributs constitutifs du genre qui ont forgé et alimenté son jeu durant de nombreuses années.

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63 Éloigné d’un univers dans lequel il a longtemps évolué, lorsqu’il joue Jagobo (« nostalgie ») sur scène, autour d’un thé ou par téléphone interposé, c’est en partie par jeu de connivence, clin d’œil à son ami ethnomusicologue dont il sait que c’est un morceau qui le fait particulièrement vibrer ; mais c’est aussi pour bien d’autres raisons et notamment, comme à chaque fois qu’il entre en performance, en souvenir du temps des enga, du maresaka…souvenirs réactivés, en pensées mais aussi en doigtés, mémoire mobilisée et musiquée pour bien jouer, pour partager sa musique dans ce qu’elle a d’universel et de particulier. On touche là aux affects, émotions et autres jeux de réminiscence qui font aussi partie de la performance.

64 Ouvert au monde malgré les faibles moyens qui lui sont laissés pour construire et maîtriser cette ouverture, le tsapiky se présente comme processus intégrateur de la vitalité du monde, c’est entre autres pour cela que je l’ai désigné comme « jeune musique 24 ».

65 Depuis peu, le tsapiky existe aussi sous une forme édulcorée, élément d’exotisme pour certains groupes de variété de la capitale ou base d’une version light aseptisée pour quelques musiciens de Tuléar, candidats à une vie moins dure, à un certain monde qu’ils espèrent atteindre et qui ont intégré les normes édictées par les « maîtres du monde 25 ».

66 On perçoit facilement les effets destructeurs qu’aurait la mise en conformité du tsapiky avec les standards internationaux. Jusqu’à présent, constitué d’éléments hétéroclites, musique « composite » qui s’affirme avec les qualités d’un matériau dont la résistance est due à l’association des divers composants, le tsapiky reste encore une « jeune musique » qui fait danser les ancêtres. Asio elany tsapiky ê !

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MALLET Julien, 2002b, « Histoire de vies, histoires d’une vie, Damily, troubadour des temps modernes », Cahiers de musiques traditionnelles 15, « Histoires de vies », Genève : Georg éditeur / Ateliers d’ethnomusicologie : 113-132.

MALLET Julien, 2004, « Ethnomusicologie des jeunes musiques », L’Homme 171-172, « Musique et anthropologie » : 477-488.

MALLET Julien, 2007, « Le tourbillon des influences. Musiques locales, musiques africaines et industrie du disque dans la constitution du tsapiky, ‘jeune musique’ identitaire de Tuléar », in Didier Nativel et Faranirina V. Rajaonah, dir. : Madagascar et l’Afrique. Entre identité insulaire et appartenances historiques. Paris : Karthala : 469-481.

NOTES

1. Sur les conditions d’apparition et la constitution du tsapiky, voir Mallet 2007. 2. Pour un développement de cette notion voir : Kealiinohomoku 1979 : 47. 3. Pour une analyse approfondie voir Mallet 2002a. 4. Pour rendre ce jeu entre constructions mélodico-rythmique et harmonique visible, j’ai conservé par le lettrage l’identité des segments du point de vue harmonique : la mi ré la mi ré correspond à : a a au niveau II constitué au plus petit niveau de a b c : la et mi et ré. Mais les deux unités de niveau II ne correspondent pas à la répétition l’une de l’autre du point de vue mélodico- rythmique ; j’ai donc associé aux lettres des numéros sous forme d’exposants qui permettent de les différencier et de les identifier pour chaque niveau. 5. Le terme kitariky signifiele fait de tirer. 6. « Dimension du mouvement, ampleur de la distance couverte ou espace délimité par le corps en action » (cette définition ainsi que les suivantes) sont extraites de Judith Lynne Hanna (1979). 7. « Trajectoire emprunté par le corps qui bouge dans l’espace ». 8. « Les niveaux varient de haut, avec le poids sur la plante du pied ou élevé comme l’action de sauter, à bas, avec le corps abaissé par un fléchissement des genoux, le fait de s’agenouiller, de s’asseoir ou de s’allonger, en passant par moyen, avec le corps dans une position droite ou courbée à la taille ». 9. « Contour physique du dessin du mouvement créé par le corps ou ses membres formant des angles et des courbes ». 10. « Le motif spatial global du mouvement en relation aux liens interpersonnels des danseurs dans une forme libre ou dans un motif organisé qui implique un couple, un petit groupe ou une équipe avec ou sans liens physiques ». 11. F. A. Isambert, article « Fête », Encyclopædia Universalis, vol. 6, 1980. 12. Expression d’un vécu partagé, les chants évoquent des thèmes comme les conflits familiaux, les problèmes amoureux, la nostalgie du sol abandonné, la famine, la difficulté des conditions de vie ou encore le succès ou l’espoir d’une vie meilleure. Quel que soit le ou les sujets abordés dans les paroles, les chansons de tsapiky renvoient souvent, à un moment du morceau, à l’acte sexuel : « Ay ! nene, Ay ! baba » : « Aïe ! maman, aïe ! papa », « Ay ! eka ! alefa ! » : « Aïe ! oui ! vas-y ! », « moramora anao ! » : « Vas-y doucement ! ». 13. Fort et consommé par tout le monde en grande quantité. 14. Au sens commun du terme et plus large, tel qu’utilisé par l’École de Chicago (Thomas).

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15. Si la réputation d’un groupe de tsapiky se fait essentiellement par le « soliste » (guitariste) elle peut aussi provenir du chanteur ou de la chanteuse. 16. Le verbe anglais to bend (« courber ») n’est pas utilisé par les musiciens malgaches, qui ne nomment pas cette technique de jeu. 17. Littéralement : « mets des ailes ! », l’expression peut aussi être traduite par « fais décoller ! » ou « accélère ! », « vas-y à fond ! ». 18. L’expression n’a pas ici de connotation négative. 19. Pour un développement concernant les concerts de tsapiky à Tuléar, voir Mallet 2002a. 20. Sur lesquels les morceaux, bien que plus court que lors d’une performance en cérémonie, durent néanmoins fréquemment une dizaine de minutes, laissant le temps au kilatsake de se déployer. 21. Genre musical du nord de Madagascar. 22. Pour une « Histoire de vie » du guitariste Damily, voir Mallet 2002b. 23. « Ravinahitsy », réalisé en France par le label indépendant Hélico, HWM58004, 2007. 24. Sur la notion de « jeune musique » voir Mallet, 2004. 25. Référence au discours de Pierre Bourdieu à la réunion annuelle du Conseil international du musée de la Télévision et de la Radio, le 11/10/1999, « Maîtres du monde, savez-vous ce que vous faites ? » (http://homme-moderne.org/societe/socio/bourdieu/varia/maitres.html).

RÉSUMÉS

Musique moderne saisie dans des contextes rituels aussi bien que marchands, le tsapiky, se présente comme un lieu de la construction et de l’expression d’une identité régionale (Tuléar, Sud-Ouest de Madagascar). Il existe à Tuléar une véritable culture du tsapiky, omniprésent en ville comme à la campagne. Comprendre l’ancrage de cette « jeune musique », c’est entre autre la saisir dans sa performance qui mobilise des codes partagés particulièrement activés et déployés lors des cérémonies, espace privilégié pour en comprendre le sens.

AUTEUR

JULIEN MALLET Julien MALLET est chercheur à l’IRD (UR 107, Constructions identitaires et mondialisation). Il a poursuivi des recherches sur une musique urbaine de résistance à la colonisation à Luanda, capitale de l’Angola et travaille actuellement sur le tsapiky, une pratique musicale de la région de Tuléar (Sud-Ouest de Madagascar). Outre une approche musicologique, il s’attache à montrer comment, dans des situations d’acculturation, au-delà des contraintes mondiales, le tsapiky participe de la construction de liens sociaux relativement autonomes, et produit du sens grâce à une articulation qui lui est propre, entre passé, présent et avenir.

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Ce que « faire ensemble » peut vouloir dire en musique Trois études de cas en Afrique centrale

Sylvie Le Bomin, Emeline Lechaux et Marie-France Mifune

Nous tenons à remercier Frank Alvarez-Péreyre et Jean-Emile Mbot pour leurs lectures attentives de ce texte.

1 Etudier les musiques traditionnelles d’Afrique centrale, telles qu’elles se manifestent dans leur contexte de production, amène à s’interroger sur la nature de la matière sonore, instrumentale et vocale, mais également sur l’ensemble des éléments qui sont mis en œuvre à chaque moment où intervient la musique. En effet, celle-ci est intrinsèquement liée aux données chorégraphiques, linguistiques, symboliques et sociales. Quelles sont alors les relations entre ces différentes données dans chaque contexte où la musique se produit ?

2 Nous traiterons de cette question à travers trois études de cas. Les deux premières concernent le culte du bwiti dans deux populations du Gabon, les Fang et les Tsogho 1. La première d’entre elles fait apparaître le rôle essentiel de la musique dans la construction du rituel ainsi que le lien entre musique et signification au cours de la performance dans le culte du bwiti chez les Fang. La seconde présente les règles de la performance dans le bwete disumba a biomba des Tsogho, et montre quelles sont les relations entre les catégories linguistiques, musicales et chorégraphiques. Enfin, la troisième étude illustre le rapport entre la réalisation instrumentale et la réalisation vocale chez les Banda Gbambiya de République Centrafricaine, d’une part, et chez les Téké du Gabon, d’autre part 2.

3 Nous verrons que l’analyse des relations entre les données musicales, chorégraphiques, linguistiques et sociales révèle toute la complexité des objets que nous étudions ici, dont la musique n’est qu’une des parties constitutives. Cette analyse permet de mettre au jour les principes théoriques implicites qui régissent la production musicale. Ce sont ces principes sous-jacents qui établissent, à différents niveaux, la frontière entre le permanent, cadre servant de repère collectif, et la création, impulsée individuellement dans l’instant même où la musique se produit.

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4 Après avoir présenté ces trois études de cas, et en guise de conclusion, nous esquisserons une synthèse dont l’objectif sera d’exposer les différents éléments constitutifs de la performance, tels que ces études les font apparaître.

La pratique musicale dans le bwiti fang (nord Gabon)

5 Défini selon la littérature anthropologique comme un culte « syncrétique »3, le bwiti fang appartient à ces phénomènes cultuels nés de la rencontre entre les religions missionnaires et les cultes africains dans le contexte de la situation coloniale. Issu d’un double emprunt interculturel, ce culte pratiqué par plusieurs communautés initiatiques, appartenant à l’ethnie Fang, est né au début du XXe siècle. Dans le cadre des chantiers forestiers, des travailleurs fang, coupés de leurs attaches familiales et villageoises, ont pris l’initiative de se faire initier au bwete (culte des ancêtres) des Tsogho et l’ont ensuite adapté en intégrant divers éléments provenant du byeri (leur propre culte des ancêtres) et ceux de la religion missionnaire chrétienne (Mary 1999 : 29).

6 Chaque communauté initiatique du bwiti fang (composée d’hommes et de femmes) célèbre les moments clés de la vie d’un initié (initiation, naissance, décès) et les fêtes du cycle annuel 4 lors du ngoze, activité cérémonielle se déroulant du jeudi soir au dimanche matin. L’essentiel de l’activité rituelle se déroule la nuit (de 21h à 6h), chaque journée étant consacrée aux prières et aux préparatifs pour la veillée. Les trois nuits qui retracent le scénario initiatique, c’est-à-dire la naissance (disumba), la mort (kombi) et la renaissance ( édemba) 5, ont pour objectif principal la convocation des esprits et leurs diverses interventions sur la scène liturgique. Cependant, la manifestation des entités spirituelles reste purement symbolique. Elle ne passe pas par la possession des initiés. Les personnages sont « joués » et mis en scène par différents initiés, le temps de la cérémonie.

7 La réussite du ngoze, c’est-à-dire la bonne conduite de la pratique rituelle, repose sur un agent essentiel : la musique. En effet, le savoir musical constitue, dans le bwiti fang, l’essentiel du savoir rituel ; la musique est un marqueur structurel des étapes constitutives de la cérémonie. Tous les actes rituels (déplacement, chorégraphie, danse, mise en scène, prière, service) sont chantés et les différents moments de la cérémonie sont marqués par la présence sur la scène liturgique des trois instruments de musique principaux : la harpe sacrée (ngoma), l’arc musical (mongongo) et la poutre frappée (obaka) 6.

8 De plus, une partie essentielle du savoir rituel est inscrite dans l’acte musical, par l’intermédiaire de la représentation symbolique des instruments et des textes du répertoire musical mis en œuvre dans la cérémonie. Les chants et les instruments de musique, supports de la mémoire collective rituelle, permettent à chacun des initiés, selon son degré de connaissance, de parcourir l’univers symbolique du bwiti fang au cours de la cérémonie.

9 La présentation qui suit s’appuie principalement sur les observations de terrain réalisées auprès de la communauté bwitiste de Minvoul (nord du Gabon), appelée dissumba mongo na bata7 ; elle veut rendre compte du rôle de la musique en tant que marqueur structurel dans la construction du protocole rituel et de l’importance de l’acte musical en tant que signification dans le rituel.

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L’acte musical en tant que signification dans le rituel

10 La pratique musicale constitue l’élément central dans la narration et la mise en scène des événements historiques et mythiques du rituel. Elle assure la permanence des repères symboliques-clés nécessaires au voyage spirituel de chacun des participants au cours de la cérémonie à travers le symbolisme développé dans les instruments de musique et les textes des chants.

11 Cependant, la performance qui se joue diffère pour chaque personne, selon sa connaissance de l’interprétation des combinaisons et des interactions de chacun des éléments constituant le dispositif symbolique. Pour le néophyte, la cérémonie apparaîtra comme une suite de mises en scène accompagnées des chants et des instruments de musique. En revanche, selon le degré d’initiation, l’activité musicale n’est plus seulement musique. Les chants, supports textuels, permettent, selon le degré d’initiation, l’interprétation des rites qui se déroulent « sur l’instant » ; les instruments de musique, supports visuels et sonores, permettent à chacun des initiés de parcourir l’univers symbolique des entités spirituelles et des personnages du mythe fondateur de la découverte de l’eboga8.

Le rôle de la musique dans la construction du protocole rituel

12 L’analyse de la catégorisation endogène du rituel, c’est-à-dire la manière dont les tenants de la tradition cultuelle classent et ordonnent les différents éléments du rituel, permet de rendre compte de la pertinence des paramètres musicaux dans la construction du protocole rituel.

13 Du point de vue de cette catégorisation endogène de la cérémonie de ngoze, trois niveaux sont à distinguer. Le premier est la catégorie englobante 9 qui est désignée par le terme vernaculaire ngoze, c’est-à-dire la cérémonie entière qui se déroule du jeudi soir au dimanche matin. Le deuxième niveau renvoie à chacune des trois nuits qui composent le ngoze : la nuit de la naissance (disumba), celle de la mort (kombi) et celle de la renaissance ( édemba). Le troisième niveau désigne les différentes étapes qui structurent chacune de ces nuits. Ces différentes étapes, que l’on nommera ici « phases », sont définies par une fonction précise au sein du déroulement du rituel et par des caractéristiques d’ordre spatio-temporel, musical et chorégraphique. Ainsi, la musique constitue un marqueur structurel pour ces trois niveaux. Les circonstances sont marquées par des chants spécifiques (pour la Noël, par exemple). Les trois nuits s’identifient par la thématique des textes des chants (naissance, mort et renaissance) des répertoires voco-instrumentaux et des répertoires vocaux. Enfin, la musique structure chaque nuit au niveau du déroulement, de l’espace et de la répartition des rôles dans le rituel.

Déroulement du rituel

14 La présence d’un instrument de musique et le répertoire qui lui est associé constituent les critères essentiels dans la caractérisation endogène des phases nzimba, ngoma et obango10. Ainsi, la phase nzimba est marquée par le jeu de l’arc musical. La phase obango est définie par la présence de la formation des membranophones. Enfin, la phase ngoma est caractérisée par la pratique de la harpe sacrée et de la poutre frappée.

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15 La place du paramètre musical, dans la catégorisation endogène des phases de la cérémonie, se révèle dans la dénomination même des catégories. Ainsi, pour deux cas, la présence de la harpe constitue le critère essentiel. Le terme ngoma, qui signifie « harpe », est utilisé pour désigner le nom d’une prière et le nom d’une des phases du rituel. Cependant, pour la prière ngoma, la harpe, accompagnée de son répertoire, constitue le seul trait distinguant cette prière de la prière étam (chant seul), alors que, pour la phase ngoma, la présence de la harpe et de la poutre frappée constitue le critère musical essentiel.

16 Non seulement la musique intervient dans la construction de chacune des phases selon différents niveaux d’importance, mais elle est également utilisée pour marquer le passage d’une phase à une autre. En effet, les phases éssaloma, nginda, nzimba et ngoma sont précédées par des signaux sonores réalisés à la trompe (tsika) afin d’en indiquer le début.

Espace rituel

17 La pratique du ngoze se déroule dans plusieurs endroits : deux lieux principaux sont destinés spécifiquement à l’activité musicale et constituent les deux espaces privilégiés de la harpe sacrée.

Fig. 1. Thierry N’No, béti, joue la harpe sacrée lors de la première nuit du mesoso (nouvelle année, purification des harpes).

Photo MFM, Minvoul, janvier 2007.

18 Le premier espace rituel est éssaloma, pièce où sont conservés la harpe sacrée et les objets rituels. Au début de chaque nuit, le harpiste et les intervenants principaux s’y réunissent pour se préparer et se répartir les différents rôles nécessaires au bon déroulement du rituel.

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19 Le mebongo constitue le deuxième espace « musical ». Selon les deux axes symboliques (Nord/Sud et Est/Ouest), le temple se divise en plusieurs parties. L’axe longitudinal (Nord/Sud) divise le temple en deux : la partie droite correspond au côté féminin et celle de gauche au côté masculin. L’axe médian (Est/Ouest) sépare la zone avant du temple de la partie arrière selon la dichotomie monde terrestre/monde spirituel. C’est dans cette deuxième zone que se situent l’« autel » et le mebongo. Réservé à la harpe et à la poutre frappée, le mebongo constitue ainsi la « scène » musicale comprenant le béti (harpiste), les trois joueurs de poutre frappée et le yembé (celui qui entonne les chants). Au niveau symbolique, le mebongo représente la sphère céleste présidée par la harpe sacrée, intermédiaire entre les mondes terrestre et spirituel.

20 Conservée entre les cérémonies dans la pièce éssaloma, la harpe sacrée préside la scène rituelle dans le mebongo. L’ouverture et la fermeture de la cérémonie de ngoze sont marquées par la ritualisation du déplacement de la harpe entre ces deux lieux. La nuit de la naissance débute par la sortie de la harpe d’éssaloma. Suivie du cortège des initiés disposés en file indienne, la harpe sacrée parcourt, selon un circuit déterminé, les différents lieux rituels avant de prendre place dans le mebongo. Enfin, le dimanche matin, les initiés clôturent la cérémonie en raccompagnant la harpe sacrée à sa demeure principale, symbolisant ainsi le départ définitif des entités spirituelles du monde terrestre.

Acteurs rituels

21 Pendant le ngoze, la convocation des esprits et leurs interventions diverses sur la scène liturgique sont réalisées de manière symbolique : des personnages sont « joués » par différents initiés ayant obtenu ces vocations rituelles pendant leur vision initiatique 11. Chacun de ces acteurs possède une place déterminée dans le temple, un costume, des objets cultuels, des activités rituelles et « jeux scéniques » spécifiques à l’image de l’entité spirituelle et mythique qu’il incarne. Le kombo (le président), la yombo (la mère), le béti (le harpiste), le nganga (l’officiant), le kambo (le gendarme) et le yembé (le chanteur) représentent les différents rôles nécessaires à la bonne conduite du rituel. Parmi ces différents acteurs, deux sont des musiciens qui ont pour rôle de diriger la cérémonie. Selon les initiés, le béti est le messager, l’intermédiaire entre le monde terrestre et le monde spirituel. Par le jeu de la harpe, il appelle les entités spirituelles à participer à la cohésion du groupe d’initiés et, réciproquement, les sons de la harpe transmettent les messages spirituels à la communauté initiatique. Quant au yembé, il a pour rôle d’entonner les chants qui ordonnent chacune des phases du ngoze.

22 La place prépondérante accordée à ces deux acteurs musiciens repose sur leur connaissance approfondie du savoir rituel, critère principal de la hiérarchie des niveaux d’initiation dans le bwiti fang 12. Ainsi, les chants et les instruments de musique sont les supports de la mémoire rituelle collective détenue principalement par ces deux acteurs. Le béti partage avec le yembé les connaissances nécessaires au bon déroulement des cérémonies, notamment les différents répertoires des chants, les significations symboliques des textes ainsi que l’organisation des différents actes rituels et chorégraphiques qui leur sont associés.

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Fig. 2. Sortie des yombo lors de la troisième nuit du mesoso.

Photo MFM, Minvoul, janvier 2007.

Chants, supports de la mémoire collective

23 Les répertoires voco-instrumentaux (ceux de la harpe et de l’arc musical) associés aux répertoires vocaux constituent le corpus des récits du rituel. Chacun de ces répertoires se subdivise en trois catégories selon la thématique des nuits de ngoze. Pour chaque nuit, le répertoire de l’arc musical et celui de la harpe possèdent un nombre défini de pièces musicales. L’ordre de ces pièces est fixe car elles racontent l’origine de la vie, le mythe de l’origine du bwiti et les étapes de la vie du Christ, selon les thématiques de la naissance, de la mort et de la renaissance. Cependant, tous les chants ne sont pas systématiquement réalisés à chaque cérémonie.

24 Le popi est la langue ésotérique utilisée dans le bwiti fang, dont le lexique est issu de plusieurs langues (fang, ghetsogho, français, latin, apindji, ishira…) introduites dans le culte au fil de l’histoire par le jeu des influences et des emprunts. À partir des textes des chants, cette diversité lexicale permet aux initiés d’élaborer différents niveaux de compréhension du répertoire voco-intrumental.

25 Les chants associés aux actes rituels (chorégraphie, danse, déplacement, mise en scène, prière, service) permettent aux initiés l’interprétation des événements composant la cérémonie.

26 Voici un exemple d’énoncé de la deuxième pièce du répertoire de la naissance qui est accompagnée par l’arc musical :

énoncé : Mitombo/ma/vöbkö/mongongo

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langues : popi / fang / fang / popi

traduction mot à mot : pensée / je / parle / arc musical

Signification 1 : À travers l’arc musical, j’exprime ma pensée

Signification 2 : De la pensée jaillit la lumière

27 La perception du sens qui se joue varie d’une cérémonie à une autre et d’un initié à un autre. À chaque cérémonie, les textes des chants ne laissent place à aucune improvisation textuelle. Les énoncés permanents servent ainsi de repères collectifs. Cependant, la permanence de ces énoncés au cours des différentes circonstances cérémonielles rend possibles différentes interprétations pour un même individu, ceci étant d’autant plus marqué d’un initié à un autre. En effet, le dispositif polysémique mis en place au niveau du répertoire vocal permet une lecture plurielle des évènements en cours. Le culte du bwiti est un culte initiatique où le savoir, réservé aux seuls initiés, s’acquiert progressivement. Le principal paramètre utilisé dans la distinction entre un jeune initié et un initié accompli est le degré de connaissance. Ainsi, l’utilisation de termes provenant de différentes langues rend chaque énoncé opaque, empêchant le néophyte de comprendre le sens des chants et, de manière inhérente, les rites qui les accompagnent. La compréhension au premier degré des textes doit donc passer par une explication sémantique 13. Enfin, chaque initié interprète la scène qui se déroule selon son degré de connaissance.

28 Ce dispositif polysémique mis en place au niveau du répertoire musical se retrouve également au niveau de la signification des instruments de musique.

L’instrument de musique, objet rituel et symbolique

29 Au-delà de la pratique musicale des répertoires, chaque instrument possède un rôle symbolique fort. En effet, les initiés voient les symboles que représente l’instrument de musique plus que l’objet musical lui-même. Ainsi chaque instrument est considéré par les initiés comme un objet cultuel en soi, dont les attributs intrinsèques (visuels et sonores) constituent des signifiants essentiels dans l’interprétation de l’univers symbolique du rituel. En interaction avec les chants, les chorégraphies et les acteurs principaux du rite, les instruments de musique permettent aux initiés de rencontrer le monde spirituel. Selon la circonstance et le moment de la cérémonie, les trois instruments renvoient aux différentes entités spirituelles et mythiques.

30 La polysémie attribuée à chacun des instruments de musique se situe à la fois au niveau de l’instrument et à celui de ses composantes. Selon le mythe d’origine de la découverte du secret de l’eboga, les instruments de musique viennent de la vie spirituelle 14. Ils ont été créés par Nzame Mebeghe, à savoir, Nzame fils de Mebeghe, les deux premiers ancêtres- moniteurs de la généalogie mythique de la population fang (Mbot 1975 : 112-114) 15. Les instruments du culte sont la matérialisation de l’image que les premiers initiés ont perçue dans le monde spirituel. Ils sont à la fois des objets sacrés et des intermédiaires entre les deux mondes.

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31 L’arc musical est le premier instrument de musique créé par Nzame, à l’origine de tout ce qui existe sur terre y compris les instruments de musique. Aussi, l’arc musical symbolise Nzame, la création, le commencement et l’origine de la vie. Il symbolise également la Pensée, qui fut au commencement avant le Verbe et la Parole. La corde de l’arc musical représente le fil d’araignée qui a permis à Nzame de descendre sur terre, mais également le cordon ombilical reliant soit la mère à son enfant, soit le monde terrestre au monde spirituel. Le bois courbé de l’instrument symbolise l’œuf originel éclaté. Sur un autre plan, ces composantes renvoient aux différentes parties du corps de l’ancêtre : le bois est la colonne vertébrale de Nzame ; la corde représente le nerf qui part du sommet du crâne pour aboutir au sexe en passant par le front, la gorge et le cœur.

32 Issue de l’arc musical selon le mythe d’origine, la harpe sacrée, considérée davantage comme un reliquaire, porte différentes significations : elle représente l’esprit qu’elle incarne 16, la vierge Marie, Nyingone (femme ancêtre des mythes d’origine fang et sœur de Nzame dans le culte du bwiti), et Banjoku, première initiée victime du sacrifice exigé par les ancêtres en échange du don de l’eboga. De plus, les diverses composantes de la harpe symbolisent, entre autres, les différentes composantes du corps sacrifié de Banjoku : la caisse de résonance est son ventre ; l’orifice situé en bas de la caisse, son sexe ; la crosse, sa colonne vertébrale ; les chevilles, ses vertèbres, et enfin les cordes, ses nerfs (Sallée 1985).

Fig. 3. Présentation des harpes et des objets rituels, après avoir été lavés par un « bain purificateur ».

Photo MFM, Mesoso, Minvoul, janvier 2007.

33 La répartition des huit cordes entre les deux mains et les couleurs peintes sur la harpe renvoient au rapport féminin/masculin. Les quatre premières cordes du bas (les plus graves), jouées à la main droite, symbolisent le masculin, tandis que les quatre autres, (les plus aiguës) jouées à la main gauche, symbolisent le féminin. La couleur rouge, renvoyant

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au sang des menstruations, et le blanc, représentant le sperme, symbolisent respectivement le féminin et le masculin.

34 Enfin, la poutre frappée symbolise les os du mari défunt, retrouvés par Banjoku. Selon les niveaux de représentation, le jeu de cet instrument renvoie à la foudre (none, personnage mythique fang), mais également à l’éclatement de l’œuf originel donnant naissance aux trois entités spirituelles (deux hommes et une femme) représentées par les trois joueurs d’obaka.

35 Ainsi, le support polysémique que constitue chacun des instruments de musique permet aux initiés de parcourir l’univers symbolique suivant leur niveau d’initiation et leur propre bagage spirituel, donnant ainsi à chacun la possibilité de vivre une expérience différente à chaque cérémonie.

Voix, texte, instrument de musique et significations

36 La transfiguration des instruments de musique en entités mythiques et spirituelles est renforcée par le symbolisme du jeu instrumental de la harpe et de l’arc musical.

37 La réalisation de chaque pièce musicale du répertoire de la harpe et de l’arc musical fonctionne sur l’alternance entre partie instrumentale et partie vocale : le musicien commence la pièce par le jeu instrumental, entonne ensuite le chant accompagné de l’instrument, suivi du répons du chœur. Cependant l’instrument de musique n’est pas considéré par les initiés comme un simple accompagnateur du chant, mais comme un réel énonciateur. Reproduisant la mélodie vocale, la partie instrumentale évoque de manière implicite le texte qui lui est associé. En effet, la reconnaissance de chaque pièce musicale par les initiés s’effectue en écoutant la partie strictement instrumentale du début, en l’absence de toute parole.

38 Ce rôle d’énonciateur attribué à la harpe et à l’arc musical, s’explique par les différents symboles associés à ces deux instruments de musique. Ainsi, lors des séquences strictement instrumentales de la harpe, les initiés l’écoutent attentivement « chanter ». Cette métaphore qui repose sur des éléments musicaux tangibles (le jeu de l’instrument reproduit la courbe mélodique de la partie vocale) renvoie aux différents signifiés de l’instrument : intermédiaire entre le monde terrestre et le monde spirituel, la harpe est à la fois la parole de Nzame, celle de l’entité spirituelle qui l’incarne et celle Banjoku, la première initiée sacrifiée.

39 La reproduction de la partie vocale par le jeu de l’arc musical renvoie également aux différentes significations qu’il représente. Ainsi, au cours de la réalisation des pièces musicales, le jeu de l’arc musical matérialise la pensée du musicien (c’est-à-dire implicitement le chant) et, de manière plus générale, la Pensée qui fut à l’origine et au commencement de la vie.

40 Cette étude a permis de rendre compte qu’une partie essentielle du savoir rituel est inscrite dans l’acte musical, par l’intermédiaire de la représentation symbolique des instruments de musique et des textes du répertoire musical. Les initiés ont la possibilité de vivre, selon leur degré de connaissance, les différentes séquences mythiques à partir du dispositif symbolique mis en œuvre dans les cérémonies. Il est important de souligner le fait que d’autres paramètres de la performance dans ce rituel n’ont pas été explorés ici, notamment au niveau de la chorégraphie. L’ étude qui va suivre propose, à ce titre, d’étudier les relations entre musique et danse.

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Les règles de la performance dans le bwete disumba a biomba des Tsogho : relations entre les catégories et les plans linguistiques, musicaux et chorégraphiques

41 Chez les Tsogho du Gabon, le bwete se ramifie en deux branches : le bwete misoko et le bwete disumba. Le bwete misoko est une société initiatique à vocation thérapeutique dans laquelle les hommes et les femmes peuvententrer. Quant au bwete disumba, il constitue une société initiatique exclusivement masculine. Dans le cadre du disumba, le terme bwete désigne à la fois l’Etre suprême Nzambe kana, le culte pratiqué par les initiés ainsi que l’éducation (comportement dans la société) et l’enseignement (mythes et énigmes initiatiques) reçus lors de l’initiation. Des cérémonies de bwete disumba sont organisées pour l’entrée et la sortie d’initiation des garçons tsogho, mais également dans d’autres circonstances : le retrait de deuil, la réjouissance ou encore l’inauguration d’un corps de garde.

42 Nous présenterons ici notre analyse des cérémonies de bwete disumba de retraits de deuil, et particulièrement celle de la cérémonie qui s’est déroulée à Montpellier dans la nuit du 27 au 28 juillet 2002 17. Dans le cadre du Festival de Radio France et Montpellier, trente initiés tsogho ont reconstitué le paysage rituel du bwete à partir de matériaux importés du Gabon, et ont présenté cette nuit-là une cérémonie de bwete disumba a biomba. Le terme disumba désigne « l’origine de toute chose » et le terme biomba renvoie à la période de quête et de découverte de l’eboga ainsi qu’à la première cérémonie lors de laquelle le premier initié a consommé l’écorce des racines de cette plante.

43 Chaque cérémonie met en œuvre des éléments d’ordre social, linguistique, musical, chorégraphique et spatio-temporel. Dans le cadre d’une cérémonie de bwete disumba a biomba, ce qui donne sens à la performance, c’est le respect de règles implicites. Celles-ci se caractérisent par un ensemble de contraintes concernant à la fois l’absence ou la présence d’éléments et les possibilités de relation entre ces différents éléments à chaque moment de la cérémonie, sur le plan paradigmatique (combinaison) et sur le plan syntagmatique (agencement des éléments sur l’axe temporel).

44 Nous expliciterons certaines de ces règles en nous intéressant particulièrement aux dénominations vernaculaires ainsi qu’aux paramètres musicaux et chorégraphiques, dans le cadre particulier de la cérémonie organisée à Montpellier en juillet 2002 18.

45 Après avoir exposé brièvement les relations entre l’organisation vernaculaire en phases et la classification exogène qui résulte de l’analyse des paramètres de la musique et de la danse, nous verrons que les relations entre la musique et la danse dépassent les frontières telles que les établissent les catégories vernaculaires.

46 Les Tsogho divisent chaque cérémonie de bwete disumba a biomba en différentes phases, et attribuent à chacune d’entre elles une dénomination vernaculaire spécifique. Chaque phase possède des caractéristiques particulières et une fonction bien précise dans le rituel, effectuant le lien, par un déplacement dans l’espace, entre deux phases se déroulant dans deux endroits différents, ou retraçant un épisode de la quête ou de la découverte de l’eboga.

47 Au cours de la cérémonie de bwete disumba a biomba organisée à Montpellier, certaines phases apparaissent une seule fois 19 tandis que d’autres apparaissent plusieurs fois 20.

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Chaque phase ou ensemble de phases constitue une catégorie, c’est-à-dire un ensemble qui présente une ou plusieurs caractéristiques spécifiques.

48 Tout d’abord, on observe que chacune de ces phases possède une formation musicale qui lui est propre. On peut donc établir une corrélation entre la catégorisation vernaculaire et la classification obtenue à partir de l’analyse du paramètre de la formation voco- instrumentale 21. Deux cas de figure peuvent alors se présenter.

49 Dans le premier cas, la spécificité d’une formation voco-instrumentale est liée à la présence d’un instrument qui n’est pas utilisé dans les autres phases. Au cours d’une cérémonie, lorsque l’on entend les ceintures de grelots par exemple, on peut certifier qu’il s’agit de la phase yombo. De même, l’utilisation de l’arc musical mogongo est caractéristique de la phase appelée mogongo.

50 Dans le second cas, le trait qui distingue une formation voco-instrumentale d’une autre repose sur la combinaison de plusieurs éléments. Par exemple, la présence d’au moins l’un des deux instruments que sont la cloche mokenghe et les sonnailles bossenzo, associée à l’absence de la harpe ngombi, est caractéristique de la phase ghéyôô. De même, la présence de l’ensemble des membranophones combinée à l’absence d’ensemble vocal permet de distinguer la phase mbomo des autres phases du rituel.

51 Par ailleurs, au cours d’une cérémonie, le langage chorégraphique se prête à de multiples variations. Afin d’analyser ce langage, nous avons eu recours aux paramètres suivants : le nombre de danseurs, l’occupation de l’espace (danseurs groupés ou dispersés et lieux occupés), le parcours général du groupe de danseurs ou de chaque danseur isolément (directions des appuis), la configuration (disposition des danseurs les uns par rapport aux autres), l’orientation réciproque des corps, le mouvement des différents segments des parties gauche et droite du corps (amplitude, direction), ainsi que la figure chorégraphique (unité formée par un ensemble de mouvements).

Fig. 4. Agitation d’un flambeau par un initié imitant le souffle de la brise pendant la phase biomba.

Photo SLB, Gabon, 2002.

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Fig. 5. Les deux membranophones etimba et mobenda.

Photo EL, Gabon, 2005.

52 Quelles sont les relations entre les résultats de cette analyse et la catégorisation vernaculaire ?

53 Il apparaît que la sélection d’un seul des paramètres ci-dessus suffit à l’identification d’une phase, le paramètre sélectionné devenant alors un critère de classification. Par exemple, le critère permettant de distinguer la phase biomba des autres est la figure chorégraphique, le trait distinctif de cette catégorie étant le suivant : à plusieurs reprises et à tour de rôle, les initiés viennent s’effondrer sur le sol en jetant à terre les deux flambeaux qu’ils tiennent dans les mains, près du poteau central du temple du bwete ( mbanza).

54 Dans certains cas, une catégorie vernaculaire se distingue d’une autre sur la base de plusieurs critères (cf. Arom et al. : à paraître). La phase du ghéni ghô, par exemple, présente un nombre de danseurs, une orientation réciproque des corps et des mouvements de pieds qui lui sont spécifiques : les danseurs, en couples ou par quatre, sont placés face à face, le dos courbé et les genoux fléchis. Le pied droit et le pied gauche sont chassés alternativement vers l’arrière, la pointe puis la plante du pied effectuant un balayage du sol. Chacune des caractéristiques « deux ou quatre », « face à face » et « pied droit et pied gauche chassés alternativement vers l’arrière » constitue un trait distinctif permettant d’identifier le ghéni ghô.

55 Observons à présent les relations entre la musique et la danse à partir de la confrontation des analyses du paramètre de la formation musicale et de ceux de la danse cités ci-dessus. Nos analyses font apparaître un lien biunivoque entre l’absence ou la présence des quatre membranophones et le type de danse interprétée.

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56 Tout d’abord, quelles sont les caractéristiques des danses qui ne sont pas accompagnées de membranophones ?

57 La figure chorégraphique, basée sur des mouvements de faible amplitude, est effectuée simultanément par l’ensemble des danseurs, sur place et dans un espace réduit ou pendant un déplacement d’un endroit précis de la cérémonie à un autre. La configuration adoptée peut être une disposition en groupe, une file indienne, une chaîne fermée en cercle ou une disposition côte à côte de plusieurs initiés. Les parties du corps les plus sollicitées sont les membres inférieurs et le bassin. Nous illustrons ce type de danse par la description des phases mwinza, ghéyôô, soki et mavadanga.

58 Lors des moments de repos (mwinza), la fluidité sonore et la quiétude engendrée par l’association des sonorités de la harpe ngombi et de la voix de celui qui en joue (le beti) génèrent la réalisation de figures chorégraphiques courtes et reprises sans modification, effectuées sur place en solo, à deux côte à côte, ou dans un groupe formant un cercle. Ces mouvements se caractérisent en général par l’ondulation continue du bassin et l’alternance entre deux pas sur le côté gauche et deux pas sur le côté droit. A l’ensemble voco-instrumental formé par la voix du harpiste et le ngombi viennent parfois se joindre la poutre frappée bakê, la trompe bomba, la cloche pambô et les sonnailles bossenzo. L’ensemble musico-chorégraphique confère à ces moments du rituel un caractère particulièrement intime.

Fig. 6. Déplacement des initiés pendant une phase ghéyôô.

Photo SLB, Gabon 2002.

59 La majorité des phases ghéyôô se caractérise par une disposition en groupe, à travers laquelle les initiés avancent simultanément et de manière identique, sur le même chemin et dans la même direction. Ce déplacement est basé sur la répétition d’une figure chorégraphique constituée de trois mouvements : petit pas en avant effectué par le pied droit, rapprochement du pied droit par le pied gauche et enchaînement rapide de tension et de flexion des genoux. L’homorythmie des parties vocales et les impacts réguliers des

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sonnailles bossenzo, du hochet soke, de la cloche mokenghe ou des frappements de mains reflètent l’homogénéité et la synchronisation des mouvements des danseurs.

60 Le cheminement des initiés d’un endroit à un autre du culte se produit également dans les phases soki et mavadanga : les initiés forment une file indienne et serpentent entre la forêt et le mbanza. Courbés vers le sol, les genoux constamment fléchis, ils tiennent chacun, dans la main droite, une torche dont la flamme est orientée vers le sol et qu’ils agitent d’avant en arrière. Dans la phase soki, seul l’homme qui guide la file tient devant lui une tige au bout de laquelle une petite flamme est allumée.

61 Quelles sont à présent les caractéristiques des danses accompagnées de membranophones ?

62 Les mouvements sont amples, leur enchaînement est rapide et toutes les parties du corps sont sollicitées. Sauf dans la première partie de la phase ghéni ghô, les danseurs sont dispersés dans l’espace, effectuent des déplacements dans de multiples directions et ne réalisent pas les mêmes mouvements simultanément. Nous décrivons plus précisément ces caractéristiques à travers les exemples des danses interprétées pendant les phases ghéni ghô, biomba, mokôô et mighonzi.

63 L’entrée des membranophones, au début de la phase ghéni ghô, augmente le volume sonore et entraîne une dynamique corporelle énergique chez les danseurs qui adoptent des mouvements d’une grande amplitude. Les déplacements du ghéni ghô ne s’effectuent pas d’un endroit à un autre, mais dans un va-et-vient continu entre l’intérieur et l’extérieur du mbanza. Dans un premier temps, deux couples de danseurs placés face à face sortent du mbanza, de part et d’autre du poteau central du temple. La danse à laquelle ils se livrent sollicite plusieurs parties du corps. Leurs genoux sont fléchis et leur dos est courbé, de sorte que les jeunes pousses de raphia qu’ils tiennent dans chacune de leurs mains et qu’ils agitent par des mouvements rapides des poignets effleurent le sol. La jambe droite et la jambe gauche, chassées alternativement vers l’arrière, entraînent un balayage du sol par la plante puis par la pointe du pied. Dans un second temps apparaît un groupe de deux couples d’initiés, placés face à face et de profil au mbanza. Leur dos est tantôt courbé en avant, tantôt redressé. Parallèlement à ces mouvements, les initiés orientent la pointe de leurs pieds alternativement vers la droite et vers la gauche, entraînant le bassin à chaque fois du côté inverse. Les bras s’agitent simultanément, de gauche à droite, en suivant les mouvements du bassin.

64 S’enchaînent courses, danses tournoyantes, ronds de jambes, roulades au sol, éclatés ici et là devant le mbanza. Alors que le jeu des membranophones crée une superposition de lignes rythmiques antagonistes engendrant une polyrythmie, l’espace de la danse s’agrandit et chaque initié s’élance dans une direction et une gestuelle propres. Différents dessins chorégraphiques se forment alors. Parfois, la danse prend un caractère acrobatique, entraînant le corps dans des bondissements, dans des tours sur lui-même, prenant appui sur les mains ou non.

65 Les mouvements acrobatiques sont amplifiés dans les phases biomba et mokôô qui se déroulent à la lueur des flambeaux, dans la deuxième moitié de la cérémonie.

66 Lors de la phase biomba, les initiés embrasent des flambeaux, les agitent amplement et vivement, parfois impétueusement, tout autour de leur corps, au-dessus de leur tête, en position assise, accroupie ou debout, en avançant à grandes enjambées ou en tournant sur eux-mêmes, imitant ainsi le souffle de la brise. Chaque flamme décrit ses dernières

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courbes devant le mbanza puis est jetée à terre, lorsque le danseur s’effondre au pied du poteau central du temple.

67 Au cours de la phase mokôô, les courses s’accélèrent, les gestes s’amplifient, et le nombre d’initiés effectuant des mouvements chorégraphiques se multiplie. De plus en plus de flambeaux tourbillonnants occupent l’espace. Peu à peu, la scène devient étincelante. L’exaltation de la danse et de la musique atteint son paroxysme.

68 Dans la phase mighonzi, la frénésie de l’univers sonore entraîne les initiés dans des courses entre le bas et le haut de l’allée située à côté du mbanza ; leurs torches dessinent des traînées de feu derrière eux, et l’agitation de leurs flambeaux crée des tournoiements d’étincelles qui viennent éclairer l’apparition des masques.

69 Nos analyses de la musique et de la danse dans le bwete disumba a biomba des Tsogho et la mise au jour des articulations entre les catégories et les plans linguistiques, musicaux et chorégraphiques ont permis de faire apparaître un certain nombre de principes qui sous- tendent les réalisations de la performance. Par la sélection de paramètres musicaux et chorégraphiques, c’est un certain regard que nous avons porté sur notre objet d’étude que constitue cette cérémonie de bwete. Il est donc important de souligner le fait que d’autres facettes de ce même objet pourraient être explorées, notamment par l’analyse des liens entre les réalisations vocales et les réalisations instrumentales.

Faire chanter l’instrument et jouer avec la voix

70 Cette étude de cas, qui aborde deux traditions d’Afrique centrale, a pour vocation d’illustrer par la transcription et l’analyse musicale, l’observation que tout ethnomusicologue a pu faire sur le terrain à propos de l’interaction permanente entre instrumentiste et chanteur. En effet, si cette interaction est manifeste lorsque l’on observe la musique en contexte, il est nettement plus difficile de la traduire explicitement. Après avoir envisagé les aspects de la performance et des interactions qu’elle génère entre les paramètres musicaux et les paramètres extra-musicaux dans les deux études de cas précédentes, il s’agit ici d’envisager l’interaction à l’intérieur du seul paramètre musical. A partir de transcriptions et d’analyses musicales, il sera question de montrer en quoi consiste une pièce voco-instrumentale, de ses principes conceptuels à ceux qui conduisent à sa réalisation par un ensemble de musiciens (instrumentiste et chanteurs).

71 Cette relation sera envisagée à travers l’exemple de la musique pour xylophones et chant des Banda Gbambiya de République Centrafricaine, et celle pour pluriarc et chant des Téké (Tege) du Gabon.

72 Les Banda Gbambiya sont installés au nord-ouest de la République Centrafricaine, dans la préfecture de l’Ouham. Ils ont la particularité de posséder un orchestre de quatre xylophones portatifs à résonateurs multiples, seule formation de ce type connue sur le territoire. Cet orchestre se singularise par sa formation à géométrie variable puisqu’en effet, suivant les circonstances, rituelles ou profanes, dans lesquelles les xylophones interviennent, l’orchestre est joué en formation réduite (deux xylophones) ou complète (quatre xylophones). Dans les deux cas, les xylophones accompagnent le chant et la danse.

73 L’action de jouer du xylophone se dit ngbi mbaza, qui est une contraction usuelle du langage courant pour l’expression ngbi mbaza pa tchélè ne (chanter / xylophone / dire /

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intérieur / le). Elle ne signifie pas uniquement l’action de jouer du xylophone, mais exprime également ce que jouer d’un instrument mélodique veut dire pour les Gbambiya. En effet il ne s’agit pas ici de frapper le xylophone, da mbaza, alors que le verbe ngbi se retrouve aussi bien dans le contexte du chant que dans celui du jeu instrumental. La traduction par le terme « chanter » n’est donc qu’une approximation due à la nécessité de traduire car, en fait, le terme ngbi recouvre davantage un concept qui serait celui d’exprimer musicalement. Mbaza est le nom générique pour xylophone, qu’il soit portatif ou sur fosse ; dans sa globalité, patchélène signifie « dire l’intérieur de… », à savoir émettre l’idée et en faire les commentaires, autrement dit, faire exprimer à la matière tout ce qu’elle recèle en elle-même.

74 Il ne s’agit donc pas, pour le xylophoniste, de reproduire de façon immuable une image musicale construite de toute pièce, mais de montrer, en tant qu’interprète, sa capacité de jouir des possibilités qui lui sont offertes à chaque interprétation pour produire quelque chose d’inédit, par une utilisation constamment renouvelée de techniques de variation d’ordre mélodique et rythmique. Cependant, le xylophoniste, comme tout acteur de la vie musicale dans cette région de l’Afrique, fonde son interprétation sur des références sous- jacentes, rarement exprimées. La créativité du xylophoniste s’exprime par une capacité à produire quelque chose de nouveau en employant de façon conjoncturelle les procédés compositionnels que l’on retrouve de façon systémique dans les formes minimales de chaque entité musicale (Arom 1985 et 1987 ; Dehoux 1986 et 1993 ; Le Bomin 2001 et 2004a).

75 Dans le cadre d’une formation orchestrale et d’une participation active de la collectivité – ce qui est le cas pour toutes les manifestations dans lesquelles les xylophones interviennent – cette création de caractère inédit que constitue chaque production musicale résulte de l’association de conduites individuelles dans une perspective et des contraintes communautaires.

76 Quelles sont ces perspectives ou plutôt quel est l’objectif d’une manifestation musicale ?

77 La production musicale a pour principale fonction de procurer de l’énergie aux humains et aux entités spirituelles pour favoriser une intercommunication. Cette dernière nécessite une intelligibilité des langages qui se superposent. Langage verbal par le texte que le chant véhicule ; langage mélodique qui permet de suggérer dans un contexte interactif tel ou tel énoncé aux chanteurs ; langage rythmique, enfin, qui donne à chacun le pouvoir de s’exprimer physiquement par la danse ; tout ceci dans le respect d’un code à facettes multiples intégrant la stabilité du permanent et la nécessité de varier. Il n’existe que peu de différence entre ce contexte de production et celui du conte où l’orateur doit, entre autres, faire preuve de sa capacité à relier la trame traditionnelle du texte oral aux événements contemporains, procédé par lequel il doit suggérer à l’assistance des enseignements issus du passé sur la manière de résoudre des problèmes d’actualité quelle qu’en soit la nature.

78 Le premier exemple présenté ici a pour vocation de montrer l’interaction permanente entre instrumentistes et chanteurs, non seulement par la présence des parties vocales dans celle du xylophone soliste, mais aussi par l’échange de formules ornementales entre chanteurs et instrumentistes. En effet, la partie réalisée par le xylophone soliste est une présentation synthétique des énoncés mélodico-rythmiques des parties vocales, ce qu’Arom a nommé les phrases clefs (Arom 1985 : 653). Si le chanteur dispose de toutes les phrases clefs dans n’importe lequel des cycles joués par le xylophone soliste, il aura la possibilité, en choisissant telle ou telle phrase clef, de créer une hétérophonie plus ou

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moins dense. À son tour, le xylophoniste soliste peut soit rajouter de l’épaisseur en effectuant des variations, soit épurer son jeu vers un énoncé proche d’une version minimale pour que les chanteurs puissent se repérer plus facilement. C’est ce que l’on constate dans l’analyse du jeu du xylophone soliste, qui, après chaque passage de virtuosité, se caractérise par un jeu simplifié sur un nombre réduit de lames.

Fig. 7. Extrait de la transcription de la pièce kochi agoa (l’homme buffle)

79 Dans la version de la pièce kochi agoa (l’homme buffle) que nous présentons ci-dessous, apparaît cette superposition des versions différentes de multiples parcours, mais aussi l’interaction existant entre les différents protagonistes.

80 Dans la partition ci-dessous nous avons entouré en foncé les parcours du soliste, en clair les parcours du répons et encadré les figures ornementales que les trois protagonistes réalisent en interaction.

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81 On peut observer que tous les sons émis par la voix chantée ne se retrouvent pas systématiquement dans la partie du xylophone soliste. L’hétérophonie résulte aussi bien de décalages dans le temps que de l’entrecroisement des registres, certains degrés (Mi et Do#) pouvant être joués dans deux registres différents au xylophone soliste. Cette possibilité de réalisation montre que le respect de l’ordre de succession des degrés est

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plus important que celui de la courbe mélodique. Ce cas de figure est fréquent sur le temps 11 dans la partition ci-dessous.

82 En ce qui concerne la réalisation de figures ornementales, le chanteur peut choisir de réaliser, ou non, ce que le xylophoniste lui suggère, qu’il s’agisse du chanteur soliste ou de celui qui effectue le répons. Ainsi, à la suite de la formule ornementale réalisée dans le cycle 4, aucune incidence n’est observable dans les deux voix du chant. En revanche, au cycle 9, le chanteur soliste reprend la figure ornementale réalisée au xylophone au cycle précédent. Lorsque le répons n’est confié qu’à une seule personne, ce qui est le cas de cette version, il peut également intervenir pour reprendre les variations du xylophone soliste. C’est ce que nous pouvons observer entre les cycles 17 et 18. Cependant, les deux n’ont pas lieu au même endroit dans le cycle. Le répons est immédiat et a lieu au début du cycle, alors que la formule ornementale du xylophoniste a lieu entre les temps 6 et 11 du cycle précédent.

83 Ainsi, la conception banda gbambiya des rapports unissant parties vocale et instrumentale au xylophone rejoint celle des Banda Linda pour leur musique de trompes. Pour cette dernière, Simha Arom a mis en évidence que le modèle instrumental – réalisé sur cinq instruments en raison de la technique du hoquet, elle-même tributaire des contraintes de jeu des instruments – recèle les sons constitutifs des phrases clefs, ceux-ci étant « distribués à travers les différents instruments dont la hauteur correspond à ces sons » (Arom 1985 : 653).

84 C’est également ce même procédé que Gerhard Kubik décrit dans la musique pour harpe des Zandé : « We can see that the voice part is nothing ‘new’, but that it is somehow hiding in the total structure of the instrumental part. One can hear the voice part looming up out of the notes of the harp, even if it is not sung » (Kubik 1994 : 118).

85 Si cette façon de faire a été observée dans toutes les pratiques voco-instrumentales des populations étudiées en République Centrafricaine, voyons maintenant ce qu’il en est pour une population originaire d’une autre partie de la sous-région d’Afrique centrale.

86 Les Téké22 (Tege) sont installés dans des hauts plateaux de savane du Sud-Est gabonais. Musicalement, ils se singularisent par l’usage d’un pluriarc (ngwomi) dont on retrouve des descriptions depuis le XVIe siècle et qui a fait l’objet d’attentions particulières des premiers ethnomusicologues ayant prospecté dans la région : Gilbert Rouget lors de la mission Ogooué-Congo de 1946, Pierre Sallée dans le cadre des missions d’inventaire de l’Orstom dans les années 1970.

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Fig. 8. Pluriarc joué par David Mvigni – blocage des cordes – utilisation du plectre.

Photo SLB, village d’Odjouma, Gabon, 2004.

Fig. 8. Pluriarc joué par David Mvigni – blocage des cordes – utilisation du plectre.

Photo SLB, village d’Odjouma, Gabon, 2004.

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Fig. 8. Pluriarc joué par David Mvigni – blocage des cordes – utilisation du plectre.

Photo SLB, village d’Odjouma, Gabon, 2004.

Fig. 8. Pluriarc joué par David Mvigni – blocage des cordes – utilisation du plectre.

Photo SLB, village d’Odjouma, Gabon, 2004.

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87 Comme dans la majorité des instruments mélodiques intervenant dans les cérémonies de culte observées en Centrafrique et au Gabon, le ngwomi est l’intercesseur privilégié entre les humains et les esprits, ici du culte onkila23. Il accompagne des chants fondés sur un contrepoint en trois parties, ayant un nom en langue tege, chacune d’elles procédant de fonctions bien déterminées et de techniques vocales variées.

88 Djimi est le nom donné à la partie soliste et à celui qui la réalise (Le Bomin 2004b : 55-60 et 2004c : plage 1, 2 et 11).

Fig. 9. Les Djimi du village de Otou, des groupes Okelendé et Onkila.

Photo SLB, Gabon, 2004.

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Fig. 9. Les Djimi du village de Otou, des groupes Okelendé et Onkila.

Photo SLB, Gabon, 2004.

Fig. 9. Les Djimi du village de Otou, des groupes Okelendé et Onkila.

Photo SLB, Gabon, 2004.

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Fig. 9. Les Djimi du village de Otou, des groupes Okelendé et Onkila.

Photo SLB, Gabon, 2004.

Fig. 9. Les Djimi du village de Otou, des groupes Okelendé et Onkila.

Photo SLB, Gabon, 2004.

89 Ayalighi est une partie réservée à un chœur composé de femmes et de jeunes gens. (Le Bomin 2004b : 60-61).

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Fig. 10. Les ayalighi de groupe Akelende, du village d’Odjouma et du groupe Ngwata du quartier Carrière de Franceville.

Photo SLB, Gabon, 2004.

Fig. 10. Les ayalighi de groupe Akelende, du village d’Odjouma et du groupe Ngwata du quartier Carrière de Franceville.

Photo SLB, Gabon, 2004.

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Fig. 10. Les ayalighi de groupe Akelende, du village d’Odjouma et du groupe Ngwata du quartier Carrière de Franceville.

Photo SLB, Gabon, 2004.

90 La partie du chœur d’hommes est appelée ekimi ou oñini et se fonde sur l’existence de formules de deux ou trois notes réalisées sur des syllabes non significatives, fortement nasalisées, exécutées bouche fermée ou dans la configuration de prononciation d’un « o » ou d’un « u » (Le Bomin 2004b : 62-64 et 2004c, plage 7).

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Fig. 11. Différentes générations d’ekimi.

Photos SLB, Gabon, 2004.

Fig. 11. Différentes générations d’ekimi.

Photos SLB, Gabon, 2004.

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Fig. 11. Différentes générations d’ekimi.

Photos SLB, Gabon, 2004.

Fig. 11. Différentes générations d’ekimi.

Photos SLB, Gabon, 2004.

91 Du point de vue structurel, la cohérence de la réalisation collective est due aux points d’ancrage que chacune des parties vocales retrouve dans la partie instrumentale.

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Fig. 12. Transcription d’une pièce du répertoire onkila.

92 La partition ci-dessus présente la superposition de la partie de ngwomi à un énoncé de chacune des parties vocales.

93 On constate que chacun des énoncés prend appui sur les degrés émis par le pluriarc, quel qu’en soit le registre de réalisation. On remarque que les phrases chantées, bien qu’elles utilisent la même succession de degrés que celle jouée au pluriarc, n’en respectent pas pour autant le registre de réalisation ni le rythme précisément.

94 Il s’avère que l’ostinato produit par le ngwomi recèle tous les éléments principaux que comportent les phrases chantées, mais de façon condensée puisque se présentant sous la forme d’un énoncé homorythmique : chaque phrase chantée présente un parcours possible entre les degrés joués sur les cordes de l’instrument.

95 L’ostinato du ngwomi apparaît comme une synthèse de ces différentes phrases et la multiplicité des parcours possibles témoigne de la richesse du procédé et de l’extrême économie de moyen qu’il représente.

Conclusion

96 Rendre compte de la performance lorsque l’on aborde les patrimoines musicaux traditionnels d’Afrique centrale nécessite de prendre en considération le fait que la mise en œuvre de ces patrimoines s’inscrit dans des circonstances où s’articulent des données d’ordres linguistique, social, chorégraphique et spatio-temporel.

97 La perpétuation de la performance est assurée par un ensemble de règles implicites, qui régissent à la fois chacune de ces composantes pour elle-même et l’articulation entre ces différentes composantes. C’est l’utilisation à chaque fois renouvelée de ces mêmes règles qui fait de chaque performance un acte unique dans lequel la créativité des acteurs est sollicitée à chaque instant.

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98 A travers les trois études de cas présentées ici, nous avons illustré ces principes constitutifs de la performance. L’utilisation de méthodes appropriées s’est avérée indispensable pour la mise au jour de ces principes. Nous les rappelons ci-dessous au titre d’une synthèse méthodologique : — paramétrisation des différents aspects de l’objet étudié, la musique n’étant qu’une partie constitutive de cet objet ; — mise au jour des catégories de chacune des composantes de l’objet ; — mise en paradigme des données appartenant à la même composante et relations entre les données de différentes composantes ; — transcription et analyse des pièces musicales pour établir les règles de la systématique musicale.

99 Dans la première étude, concernant le bwiti chez les Fang, les outils de la catégorisation ont permis de faire apparaître le rôle de la musique au niveau du déroulement du rituel, de l’espace cultuel et de la répartition des rôles dans le culte. De plus, la mise au jour des processus de catégorisation des instruments de musique a permis de rendre compte du dispositif polysémique dans le rituel. Ces mêmes outils ont permis de révéler, dans la seconde étude, les relations entre les dénominations linguistiques, la musique et la danse dans une cérémonie de bwete disumba a biomba chez les Tsogho.Enfin, la troisième étude a utilisé essentiellement les outils de la transcription et de l’analyse afin de mettre au jour les règles de la systématique musicale. Cette étude a également fait apparaître l’interaction spécifique entre la voix et l’instrument, dans deux contextes différents, ainsi que les règles sous-jacentes à la créativité interactive entre les musiciens au cours de la performance.

BIBLIOGRAPHIE

ALVAREZ-PÉREYRE Frank, 2003, L’exigence interdisciplinaire – Une pédagogie de l’interdisciplinarité en linguistique, ethnologie et ethnomusicologie. Paris : Maison des sciences de l’homme.

ALVAREZ- PÉREYRE Frank et Simha AROM, 2007, Précis d’ethnomusicologie. Paris : CNRS Éditions.

AROM Simha, 1985, Polyphonies et polyrythmies instrumentales d’Afrique centrale : Structure et méthodologie. Paris : S.E.L.A.F.

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NOTES

1. Ce culte est pratiqué au Gabon, au Cameroun et en Guinée équatoriale. Au Gabon, il est communément appelé bwiti ; c’est ainsi que le nomment les Fang. En revanche, les Tsogho le nomment bwete. 2. Ces trois études sont respectivement présentées par Marie-France Mifune, Emeline Lechaux et Sylvie Le Bomin. 3. De 1960 aux années 80, plusieurs anthropologues comme René Bureau, James William Fernandez et Stanislaw Swiderski ont produit d’importantes monographies sur le culte du bwiti fang. André Mary a mis en lumière les procédés complexes qui interviennent dans la construction de l’univers symbolique du culte du bwiti fang. Son analyse porte sur des « schèmes

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majeurs » provenant des trois principales sources d’emprunts que sont le bwete tsogho, le byeri et la religion missionnaire chrétienne (Mary 1999 : 14). 4. Ces fêtes sont célébrées en différentes occasions, comme la nouvelle année (mesoso : bain purificatoire), le retrait de deuil ou la fête de l’indépendance ; mais elles comprennent également les fêtes du calendrier liturgique chrétien (Noël, Pâques, Ascension, Toussaint). 5. Ces trois thématiques sont symbolisées par la couleur des costumes des initiés (rouge pour la naissance, bleu pour la mort et blanc pour la renaissance) ; elles sont relatées sur un plan polysémique par la mise en scène de plusieurs séquences mimées, dansées et chantées à l’intérieur du temple. Ces séquences, qui se déroulent tout au long de chaque veillée, renvoient à la Genèse et à la création du monde, aux étapes du cycle de la vie humaine, mais également aux différents moments de l’histoire de la vie du Christ. 6. La harpe anthropomorphe est une harpe à huit cordes accordée selon une échelle hexatonique hémitonique. L’arc musical est un arc à une corde avec résonateur buccal. La poutre frappée est jouée par trois musiciens ayant chacun une paire de bâtons en bois. 7. Observations de terrain réalisées en 2004 et en 2006. 8. Pendant trois jours et trois nuits, l’épreuve initiatique passe par la manducation des râpures des racines de la plante hallucinogène nommée eboga (l’Ebôghê, petit arbuste de la famille des Apocynacées), qui permet au néophyte de voyager dans le monde de « l’invisible » (des entités mythiques et spirituelles). Bien qu’à chaque cérémonie, les initiés consomment l’eboga sous une forme très ritualisée, cet acte ne comporte aucune invitation à renouveler l’expérience visionnaire de l’initiation ni à entretenir un état de vision permanent. Outre sa fonction symbolique, elle aide les initiés à veiller pendant les trois nuits de cérémonie. 9. Arom et al. : à paraître. 10. Chaque nuit se déroule selon les étapes suivantes :– éssaloma : jeux de quelques pièces du répertoire de la harpe. Service des boissons et de l’eboga aux principaux initiés qui vont participer à la cérémonie en tant qu’acteurs principaux ;– nginda : aller-retour des initiés entre l’extérieur du temple et l’intérieur, symbolisant la rencontre des entités spirituelles. Les initiés réalisent une danse groupée et serrée, avec des pas spécifiques ;– nzimba : réunion des initiés dans le nzimba à l’extérieur du temple. Service des boissons, des cigarettes, des feuilles de palmier et maquillage des initiés.Alternance « aléatoire » entre les trois phases suivantes :– ngoma : chants du répertoire de la harpe avec l’obaka, danses et mises en scène ;– yombo : chants et danses spécifiques des femmes yombo et mises en scène ; – obango : chant spécifique avec tambours, danses tourbillonnantes et mises en scène.Entre ces séquences s’intercalent les prières : étam à 21 h et à 3 h, et ngoma à minuit et à 6 h du matin. 11. Pendant trois jours et trois nuits, l’épreuve initiatique permet au néophyte de découvrir son nom d’initiation et conjointement la fonction qu’il devra occuper au sein de la communauté. 12. Le degré d’initiation du béti et du yembé sont reconnus comme les plus hauts dans la hiérarchie après celui de kombo (initiateur). 13. Pendant l’initiation, le parrain et la marraine initiatiques accompagnent l’apprenti initié dans toutes les séquences rituelles. L’initié doit d’abord apprendre les chants et les rites avant d’en comprendre le sens. C’est au cours des différentes cérémonies que l’initié reçoit de son parrain et/ou de sa marraine les significations associées aux textes et actes rituels. 14. Ce mythe d’origine du rituel initiatique, qui raconte les circonstances de la « première initiation », rapporte que c’est une femme qui fut initiée la première par les ancêtres afin qu’elle puisse revoir son mari défunt dans le monde spirituel. C’est en mangeant les racines de l’eboga qu’elle a pu voir son mari, ses ancêtres et les instruments de musique appartenant au monde spirituel (mythe collecté en 2004 auprès du harpiste Thierry N’No, à Nylonville près de Minvoul). 15. Il faut noter à ce sujet que Nzame et Mebeghe sont bien souvent traduits par Dieu ou Dieu créateur du fait de l’influence des premiers missionnaires qui, dans l’objectif de convertir les

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populations au christianisme, créèrent des correspondances entre des personnages de la mythologie traditionnelle et ceux de la religion chrétienne (cf. Mbot 1975 : 97-114). 16. Il s’agit d’une entité féminine ou masculine, appartenant au lignage du propriétaire du temple. 17. Cérémonie organisée dans le parc du Château d’O de Montpellier, à l’initiative du Festival de Radio France et Montpellier, du musée du quai Branly et du Laboratoire Universitaire de la Tradition Orale (LUTO) de Libreville, sous la direction artistique et scientifique de Sylvie Le Bomin. 18. La source qui a permis l’analyse de ces cérémonies est un ensemble de documents audiovisuels réalisés sur commande du musée du quai Branly, comptant une dizaine d’heures d’enregistrement. 19. Phases ghéni ghô, mbomo, soki, mogongo, mavadanga, ngombi-na-bakê, biomba, mighonzi et ghégnangu. 20. Phases ghéyôô, mokôô, yombo et mwinza. 21. Peuvent intervenir dans une formation voco-instrumentale : une voix d’homme soliste, un chœur d’hommes, un chœur mixte, la harpe ngombi, l’arc musical avec résonateur buccal mogongo , la poutre frappée bakê, la trompe bomba, les quatre membranophones etimba, mobenda et les deux misomba, les cloches mokenghe et pambô, le hochet soke, les ceintures de grelots et les sonnailles bossenzo. 22. La description des pratiques téké est issue de l’ouvrage Musiques Bateke – Mpa Atege (Le Bomin 2004b). 23. Il s’agit d’un culte de guérison, originellement dévolu aux femmes et à la fertilité, concernant les enfants nés de façon extraordinaire tels que les jumeaux.

RÉSUMÉS

À travers trois études de cas issues des patrimoines musicaux d’Afrique centrale, cet article propose de définir les différents critères de la performance dans les contextes où la musique est mise en jeu. Les deux premières envisagent une forme de culte complexe que l’on retrouve dans plusieurs populations du Gabon, le culte du bwiti. Elles mènent en parallèle l’analyse du fonctionnement des paramètres musicaux dans le rituel et celle du fonctionnement des paramètres des autres ordres nécessaires (chorégraphique, textuel, spatial, temporel, etc.). La dernière étude, basée sur la transcription et l’analyse musicales, envisage la performance dans l’interaction entre partie instrumentale et partie vocale.

AUTEURS

SYLVIE LE BOMIN Sylvie LE BOMIN est Maître de conférences au Museum National d’Histoire Naturelle (Paris) dans le Département Hommes-Natures-Sociétés. Elle est également membre associé de l’UMRS CNRS/ Paris 5 Langues-Musiques-Sociétés dirigé par Frank Alvarez-Péreyre. Après avoir effectué sa thèse en République Centrafricaine, elle travaille depuis huit ans au Gabon afin d’établir une cartographie de ses musiques Ses recherches s’inscrivent dans une perspective interdisciplinaire

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(linguistique, anthropologie et génétique) et ont pour vocation, d’une part, d’établir comment des identités musicales peuvent être mises au jour et, d’autre part, d’expliquer sur le plan culturel des observations faites en génétique des populations. Ses recherches s’effectuent en partenariat avec des chercheurs et des étudiants français et gabonais.

EMELINE LECHAUX Emeline LECHAUX est doctorante à l’EHESS (Paris) sous la direction de Frank Alvarez-Pereyre et de Jean-Emile Mbot. Elle est rattachée à l’UMR 8099 (Langues-Musiques-Sociétés). Après sa formation en Conservatoire (obtention du DEM de formation musicale et du CFEM de piano), elle effectue une maîtrise et un DEA sur la catégorisation des danses et des musiques des répertoires du bwete tsogho. Elle est membre du programme de recherche international Corus 6144 « Patrimoines musicaux et Sociétés – Gabon et Sud Cameroun », dirigé par Sylvie Le Bomin et Jean-Emile Mbot.

MARIE-FRANCE MIFUNE Marie-France MIFUNE est doctorante à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales (EHESS, Paris) sous la direction de Frank Alvarez-Péreyre et de Jean-Emile Mbot. Elle a suivi une formation en musicologie jusqu’en maîtrise à Rennes 2, et obtenu parallèlement le diplôme de fin d’étude en violon. Depuis sa maîtrise, elle a effectué de nombreux séjours au Gabon. Elle travaille actuellement sur le culte du bwiti fang dans une approche comparative. Elle participe également au programme de recherche international CORUS « Patrimoines musicaux et Sociétés – Gabon et Sud Cameroun » dirigé par Sylvie Le Bomin et Jean-Emile Mbot.

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La technique et le jeu de l’arc musical

Angeline Yegnan-Touré

1 Lors des différents concerts auxquels je participe, je joue de mon instrument en ne pensant qu’à le faire « chanter » ou « parler » et à respecter mon désir : celui de toucher l’autre, de rejoindre l’auditeur dans sa sensibilité et ainsi de le faire s’évader le temps de quelques minutes pour ensuite, une fois la pièce ou le concert achevé, le faire renouer avec son environnement immédiat.

2 À la fin de mes prestations, nombreuses sont les personnes qui m’interrogent sur les points suivants : d’où vient cet instrument ? Comment avez-vous appris à en jouer ? Pourquoi rapprochez-vous la bouche de la corde ? Quelle est la fonction de la bouche dans le jeu de l’arc musical ? En somme, ils veulent comprendre la manière dont je procède pour produire des sons, puis une mélodie, d’un instrument, pour certains primitif ou insignifiant et, pour les plus indulgents, d’un arc composé uniquement d’une branche arquée et d’une corde végétale.

3 Face à leurs interrogations, je reste quelquefois perplexe et d’autres fois, j’essaie de leur répondre simplement et précisément. A force, j’ai décidé d’entreprendre une recherche sur l’arc musical pour donner à mes explications un contenu plus scientifique qui me permettrait de mieux connaître mon instrument et de l’expliquer aux gens. Aussi l’objet de cet article est-il d’examiner le rôle de la bouche dans la sélection et l’amplification des sons de l’arc musical.

4 Pour traiter un tel sujet, je commencerai par présenter l’instrument de musique qu’est l’arc musical, en insistant sur son histoire, un des mythes d’origine qui lui est rattaché et enfin son mode de fabrication et de jeu. Cette première partie sera suivie de la caractérisation des sons de l’arc musical et du rôle de la bouche dans leur production. Enfin, je mettrai en relief l’originalité de la technique de jeu de l’arc musical à travers une comparaison entre les techniques du chant diphonique et celle de l’arc-en-bouche.

5 Mon étude se présentera comme une approche des principes de sélection, d’amplification et donc de production de sons graves, médiums et aigus à partir de l’arc musical. Pour cela, je m’appuierai sur ma pratique personnelle de l’instrument.

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Présentation de l’arc musical

L’instrument dans le temps et l’espace

6 Utilisé depuis la préhistoire, l’arc musical se retrouve aussi bien dans l’Europe préhistorique – ce dont témoigne la gravure magdalénienne du « chasseur à l’arc » (10 000 ans av. J.-C.) de la grotte des Trois Frères en Ariège – qu’en Amérique, en Océanie, en Asie et en Afrique. Son ancienneté lui a valu d’être considéré comme l’ancêtre des instruments à cordes. Selon Schaeffner (1968 : 186), « la harpe, la guitare, le violon sont les aboutissements de lignes généalogiques, parties de l’arc musical et qui en dérivèrent ». Aussi existe-t-il sous diverses formes : les arcs-en-bouche simples, sans corde intermédiaire, les arcs-en-bouche à cordes intermédiaires, les arcs-en-bouche à calebasse non reliée à la corde, et enfin les arcs à calebasse séparée. Différents les uns des autres dans leur appellation, leur aspect physique, leurs fonctions et circonstances de jeu, je retiendrai ici ceux que Sachs dénomme arc-en-bouche (Mundbogen) : « ces arcs musicaux dont le bâton ou la corde est tenue en bouche » (Laurenty 1960 : 26). Autrement dit, je qualifierai d’« arc-en-bouche 1 » les arcs musicaux dont la branche arquée ou la vibration de la lanière est amplifiée par la bouche qui lui sert de résonateur. Car l’objet de mon étude est l’arc à résonateur buccal, arc simple fait d’une tige arquée dont les extrémités sont reliées par une corde.

7 En Afrique, ce type d’arc se pratique couramment en Afrique australe, en Afrique centrale (Cameroun, Gabon, République de Centre Afrique) et en Afrique de l’Ouest. Dans cette dernière partie du continent africain, l’arc musical est joué dans plusieurs pays parmi lesquels se distingue la Côte-d’Ivoire, où il est utilisé par plusieurs communautés qui lui attribuent des mythes différents.

Origine mythique et fonctions de l’arc musical

8 Chez les Bété – groupe ethnique situé à l’Ouest de la Côte d’Ivoire et reconnu parmi tant d’autres comme détenteur de l’arc-en-bouche – l’origine mythique de l’arc musical est retracé dans de nombreux contes parmi lesquels j’ai choisi celui que Zadi Zaourou a mentionné dans sa thèse intitulée : La parole poétique dans la poésie africaine.

9 Depuis ce jour, la liane (sous-entendu l’arc musical) de Dizô résonne. Son nom, sa fonction et les circonstances de son jeu varient selon les communautés ivoiriennes dans lesquelles l’instrument est joué. En ce qui concerne les Bété, il est exécuté par les chasseurs qui, pour attirer les faveurs des forces autres qu’humaines jouent de l’arc musical ou dodo. Zemp affirme que, chez les Dan, « l’arc-en-bouche appelé gang est joué par les chasseurs dans le but de rendre bénéfique la chasse organisée les jours suivants » (1971 : 151). En pays tagbana, où il aurait disparu, l’arc en bouche, engla était joué par les hommes qui, au clair de lune, contaient des histoires aux enfants. Ses sonorités servaient également à éloigner les animaux des champs et autrefois, dit-on, à indiquer discrètement l’emplacement de l’ennemi en période de guerre.

10 Aujourd’hui, inséré dans un programme d’enseignement, l’arc musical est enseigné à l’INSAAC (Institut National Supérieur des Arts et de l’Action Culturelle) en Côte-d’Ivoire. Cette démarche a permis la vulgarisation de son jeu et de sa fabrication, qui respecte plusieurs étapes.

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Fabrication et description de l’arc musical

11 Muni d’une machette, le joueur d’arc qui en est le fabricant va en brousse couper sur un Hymenocardia acida – arbre appartenant à la famille des Euphorbiacèae – une branche d’environ 1,5 m de long. Celle-ci doit être souple et flexible pour ne pas casser sous la courbure, mais également vigoureuse pour opposer une résistance durable à la pression exercée par la corde qui lui sera rattachée. Cette tige est taillée différemment à ses deux extrémités : l’une en pointe et l’autre coupée net dans le prolongement de la branche. Le bout pointu représente la partie supérieure et l’autre l’extrémité inférieure.

12 Cette première phase achevée, le fabricant coupe une liane d’environ 1 ou 2 m de long qu’il fend en deux parties égales avec un couteau tranchant. Il prend ensuite l’une des moitiés puis l’affine à l’aide d’une petite lame aiguisée. Elle ne doit être ni trop épaisse, ni trop fine et suffisamment solide pour résister à la tension de l’arc. Il s’empare ensuite de la branche, s’accroupit et, utilisant la force de ses bras, il la courbe et la maintient dans cette position en exerçant sur elle une pression que le coude de sa main gauche lui permet de réaliser. Il prend ensuite la lanière de liane, fait un nœud à l’une de ses extrémités et pose cette boucle sur la partie pointue de la branche courbée. D’un tour de bras, il étire la corde et lui fait rejoindre l’autre bout de la branche arquée sur laquelle il fait un laçage en spirale. Il renforce ainsi le cintrage du corps de l’instrument et le maintient dans cette position.

13 Cette ligature mobile permet à l’instrumentiste d’accorder son arc à sa guise : modifier la tension de la lanière de sorte qu’elle produise une sonorité relativement grave ou aiguë, et qui s’adapte au mieux à la pièce qu’il veut exécuter, aux sonorités qu’il préfère ou aux sons culturellement admis par la communauté à laquelle il appartient.

14 Cet assemblage d’éléments donne un instrument monocorde simple : l’arc musical. Composé d’une branche arquée et d’une lanière végétale, il mesure en moyenne 76 cm de long pour une baguette de 37 cm.

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Fig. 1. L’arc musical

a) La lanière de liane ; b) Le petit bâton ou bâton-touche ; c) La baguette flexible ; d) La branche arquée.

15 Une fois l’instrument fabriqué, l’arquiste 2 – ou joueur d’arc musical – lui adjoint un petit bâton ou bâton-touche d’environ 24 cm et une baguette flexible dont la longueur varie entre 40 et 45 cm. Il dépose ensuite son arc dans un coin de la case pour que la tige recourbée et la liane végétale puissent sécher et devenir plus solide et résistante pour la première, tendue, sèche et sonore pour la seconde. Contrairement au jeu de l’arc en Centrafrique où, selon Arom, le musicien n’gbaka donne une sonorité relativement aiguë à son instrument « car avec les tons bas, la voix du m’bela ne chante pas bien » (Arom [film] 1967), chaque jour, le fabricant joue de son instrument et, par la même occasion, en apprécie la sonorité qu’il ajuste jusqu’à lui donner une hauteur qu’il juge appropriée. Cette phase terminée, il jette son instrument sur le sol. Si celui-ci ne se rompt pas, il estime alors qu’il a un arc musical en parfait état et prêt à être joué.

La technique de jeu de l’arc musical

16 Les joueurs d’arcs musicaux usent de diverses techniques pour tirer de l’instrument des sons et des mélodies qui, autrefois, leur attiraient les faveurs des génies et aujourd’hui l’admiration, l’estime ou le respect de leurs semblables. Si chez certaines communautés du Zimbabwe, le jeu de l’arc musical consiste à tenir la bande de bois courbée entre ses lèvres pour que celle-ci communique les vibrations de la corde de jeu à l’intérieur de la bouche qui sert de résonateur à volume variable, chez les N’gbaka comme dans mon cas, le jeu de l’arc à résonateur et amplificateur buccal autorise plutôt la mise en vibration – avec le doigt ou une baguette – de la lanière.

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17 En ce qui me concerne, j’ai appris à jouer de l’arc musical à l’Institut National Supérieur des Arts et de l’Action Culturelle auprès d’Adépo Yapo, lui-même arquiste professionnel et enseignant dans cette institution. Après un examen de fin d’année qui permet aux enseignés d’avoir un DESA (Diplôme d’Etudes Supérieures Artistiques, option musique), l’étudiant est censé devenir maître de sa pratique tout en s’inspirant dans un premier temps des modèles 3 qu’il a appris, pour plus tard les dépasser et créer ses compositions, son propre style de jeu, comme c’est aujourd’hui mon cas.

18 Pour jouer de mon instrument, je m’assois sur un tabouret ou une chaise. Je prends mon arc que je tiens des deux mains. Je maintiens l’extrémité inférieure (celle coupée net) de l’arc avec le majeur et le dos de l’index de ma main gauche, tandis qu’entre le pouce et la partie charnue de mon index se retrouve le petit bâton. Tenu par la main gauche et posé sur mes cuisses, l’instrument reste en équilibre. Je saisis alors la baguette que je prends entre le pouce, l’index et le majeur de ma main droite.

19 En possession de tous les éléments nécessaires au jeu de l’arc musical, j’avance mon visage vers la lanière, je colle ma joue droite à l’extrémité supérieure de l’arc et je rapproche mes lèvres de la corde végétale. J’ouvre légèrement la bouche de sorte que la lanière reste immobilisée entre mes lèvres. Sans raideur, avec souplesse, vigueur et rapidité, j’actionne la baguette qui percute la corde de l’arc selon le rythme requis par la pièce que je joue. La lanière vibre et émet des sons qui, par la suite, sont sélectionnés et amplifiés par la bouche.

20 Pour connaître les caractéristiques de ces sonorités, j’ai effectué des enregistrements sonores. Cette activité a consisté à jouer de l’arc musical selon un plan que j’ai conçu – pincement de la corde, percussion de la corde, rapprochement de la bouche… – pendant que M. Besnainou faisait la prise de son. Ces sons ont ensuite fait l’objet d’un traitement au sonagraphe et ont donné des représentations que j’ai analysées et interprétées sous le regard vigilant de mon moniteur. Celles-ci ont révélé les données ci-après.

Caractérisation du son de l’arc musical

Mise en vibration de la lanière avec le doigt

21 Dans son état premier, le son de l’arc musical se présente comme sur la figure 2. Mise en vibration d’abord avec le doigt, la lanière de mon arc comporte 8 partiels4. Dans un ordre ascendant, ils sont respectivement 308 Hz, 408 Hz, 526 Hz, 643 Hz, 704 Hz, 760 Hz, 810 Hz, et 939 Hz. Ils permettent d’entendre un son de 103 Hz environ (Sol 1).

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Fig. 2. Représentation sonographique du son de la lanière pincée avec le doigt, sans le résonateur buccal

a) Les trois premiers partiels ; b) Le dernier partiel.

22 Toutefois, la structure de ces modes renferme un ensemble de composantes qui renvoient à un fondamental difficilement perceptible, mais dont la fréquence est d’environ 100 Hz. Il apparaît également que les partiels que comporte le son de l’arc musical ne sont pas équidistants les uns par rapport aux autres. Aussi puis-je en déduire que mon arc a un son quasi-harmonique avec une manifestation plus prononcée des trois premiers et du dernier partiels.

Mise en vibration de la lanière avec la baguette

23 Lorsque je percute la lanière avec la baguette, les fréquences des composantes du son de l’arc se succèdent de la façon suivante (fig. 3).

Fig. 3. Représentation sonographique du son de la lanière percutée avec la baguette, sans le résonateur buccal

a) Le fondamental apparaît clairement, avec une fréquence de 101 Hz.

24 Le premier partiel est à 101 Hz, le second à 202 Hz, le troisième est absent, le quatrième à 405 Hz, le cinquième à 524 Hz, le sixième à 809 Hz, et le septième environ 1000 Hz. Aussi la comparaison de cette représentation avec la précédente donne-t-elle à constater que la baguette rend plus visibles les modes propres de la lanière et élève les fréquences des différentes composantes du son : de 308 Hz à 936 Hz dans la représentation initiale, on passe de 101 Hz à 1000 Hz, bien que les composantes du son demeurent les mêmes. En outre, si la mise en vibration de la corde avec le doigt ne laissait pas apparaître le

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fondamental, celle effectuée avec le percuteur le fait ressortir très clairement. Sur la représentation, le fondamental est (dans une lecture ascendante) tout à fait en bas avec une fréquence de 101 Hz.

25 En somme, la baguette rend distinctes les composantes du son et permet une meilleure appréhension des modes propres de la lanière. Aussi le jeu de l’arc musical avec la baguette permet-il que les sonorités de l’instrument deviennent plus audibles pour l’instrumentiste bien que, pour l’auditeur, elles soient encore très discrètes. En plus de donner davantage d’intensité et de longueur au son que produit l’arc musical, la baguette octroie une dynamique rythmique à la pièce exécutée. Cependant, elle engendre un « ventre » à l’endroit qu’elle percute, d’où l’absence d’une composante (la 3e) dans la superposition des partiels.

26 A la baguette en bambou, dont l’apport reste remarquable dans la caractérisation du son de mon instrument, s’ajoute le petit bâton ou bâton-touche.

Effet du petit bâton (bâton-touche) sur la vibration de la lanière

27 Alors que la mise en vibration de la corde sans l’application de cette baguette laisse entendre un son plutôt grave, lorsque je pose le petit bâton sur la corde, il fait un nœud à l’endroit où il est posé, raccourcit la longueur de celle-ci, puis en élève le son d’environ 1 ton. Il augmente ainsi la palette sonore de l’arc musical qui passe d’un à deux sons propres. Pour comprendre cela, l’interprétation des composantes qui figurent dans cette représentation sonographique doit se faire dans l’étude du rapport entre les partiels. Ainsi la relation entre les partiels situés à gauche donne un son proche de 125 Hz (Do 2), alors que ceux de droite indiquent un rapport de 141 Hz (Ré 2), d’où la progression du son. Toutefois, le jeu alterné du bâton-touche avec l’application de la bouche permet l’obtention de douze partiels dont la hauteur varie entre 101 et 1000 Hz, les uns et les autres se distançant d’environ un ton. Aussi puis-je affirmer que tous les sons de l’arc ne sont pas seulement fonction de l’ouverture de la bouche, mais également du jeu alterné du petit bâton, qui change le mode de vibration de la lanière.

Fig. 4. Représentation sonagraphique de l’effet du bâton-touche sur la lanière vibrante

a) Composantes du son de la lanière sans l’application du bâton-touche ; b) Composantes du son de la lanière avec l’application du bâton-touche ; c) Effet du petit bâton : il élève le son d’un ton environ.

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Fig. 5. Représentation sonagraphique de l’échelle de l’arc musical.

Les chiffres impairs représentent les partiels obtenus avec le bâton-touche : les chiffres pairs représentent les partiels obtenus sans le bâton-touche.

Echelle de l’arc musical

28 Dans mon jeu, il arrive que, pour certaines pièces, je sélectionne une composante et, pour d’autres, plusieurs.

29 L’ordonnancement de ces derniers est proche d’une organisation spectrale qui repose sur six sons ou degrés obtenus par les différents sons graves, médiums, aigus et le jeu alterné du bâton-touche sur la corde. Ces derniers confèrent à l’arc musical une structure musicale proche d’une échelle pentatonique.

30 Toutefois, la résonance de la corde, l’apport de la baguette pour une meilleure distinction des modes propres de l’arc et la modification de la hauteur du son de base de l’arc musical que permet le bâton-touche ne sont réellement perceptibles par l’auditeur que lorsque l’instrumentiste adjoint à l’arc musical son indispensable complément : la bouche.

31 Pour examiner le rôle de cet organe, je me suis rendue, arc en main, au cabinet du Dr Nicole Charpy, phoniatre-Orl et chargée de l’Unité de phoniatrie à l’institut Arthur Verne à Paris. En présence de MM. Charles Besnainou et Bernard Lortat-Jacob, le Dr Nicole Charpy a entrepris à ma demande les examens endoscopiques. Ils ont consisté en l’introduction d’une caméra fibroscopique dans ma bouche et ensuite dans mon nez, dans le but de saisir les mouvements que font les organes buccaux pendant mon jeu de l’arc musical.

Rôle de la bouche dans la production des sons de l’arc musical

Description anatomique de la bouche

32 La cavité buccale renferme plusieurs organes dont les lèvres, qui sont des plis de chair entourant l’ouverture de la bouche, le frein de la langue, la langue, les joues, la mâchoire, le palais qui représente le toit de la bouche, et enfin le « gosier » qui est l’ouverture menant à la cavité orale du larynx, ou gorge.

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Fig. 6. La bouche ouverte.

La bouche, organe amplificateur dans la production des sons de l’arc musical

33 Pour connaître le rôle de chacun des organes dans la production sonore de l’arc musical, je me suis référée aux images endoscopiques que le Dr Nicole Charpy a réalisées à ma demande. Elles ont révélé que ma technique de jeu comprend plusieurs étapes. En premier lieu, la légère ouverture de la bouche de sorte que la lanière de l’arc musical reste immobilisée entre mes lèvres. En second lieu, l’avancement de l’ensemble du tractus de ma cavité buccale ; ce qui se manifeste, vu de l’extérieur, par un prolongement de mon cou et un léger gonflement de ma gorge. Cette disposition interne de la bouche, suivie de la position particulière de mon cou et de ma gorge, me permet d’être en position de jeu. Enfin, je module l’ouverture de ma bouche en allant progressivement d’une petite ouverture à une grande en passant par une moyenne. Ma cavité buccale se transforme en résonateur de Helmholtz 5 et laisse entendre des sons graves, médiums et aigus.

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Fig. 7. Position de jeu de l’arc et passage de la caméra fibroscopique (1) dans la bouche.

a) bouche légèrement entreouverte

Fig. 7. Position de jeu de l’arc et passage de la caméra fibroscopique (1) dans la bouche.

b) bouche mi-ouverte.

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Fig. 7. Position de jeu de l’arc et passage de la caméra fibroscopique (1) dans la bouche.

c) bouche grande ouverte.

34 Légèrement entrouverte, ma bouche sélectionne les composantes 2 (200 Hz environ), 4 (410 Hz environ), et 5 (550 Hz environ) qui, à l’audition, permettent d’entendre un son grave dont la hauteur est de 140 Hz (Ré 2).

35 Mi-ouverte, la bouche sélectionne les composantes 2 (200 Hz) avec un renforcement de la 5e (550 Hz) soit un son global dont la fréquence est de 350 Hz (Fa 4). Dans cette ouverture, la bouche peut sélectionner également les 2e, 4e (410 Hz) et 6e (809 Hz) composantes du son qu’émettent les vibrations de la lanière de l’arc musical. L’amalgame de ces trois composantes laisse entendre un son médium. Sa fréquence s’élève à environ 299 Hz (Ré 3 ou Mi bémol 3).

36 Ma bouche grande ouverte, j’émets des sonorités dont les partiels sont 2 (200 Hz), 5 (550 Hz) et 9 (+ de 1000 Hz). Le rapport entre ces partiels donne 650 Hz, soit un son proche de Mi 4.

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Fig 10. Représentation sonagraphique des différents partiels sélectionnés lors des trois types d’ouvertures de la bouche : bouche légèrement entrouverte, bouche mi-ouverte, bouche grande ouverte

partiel 2 : 200 Hz, partiel 4 : 410 Hz, partiel 5 : 550 Hz, partiel 6 : 809 Hz, partiel 9 : plus de 1000 Hz.

Rôle de la langue dans la sélection des différentes composantes du son de l’arc musical

37 Pour l’émission d’un son grave, ma langue reste posée dans la partie inférieure de la bouche, se recourbe sur elle-même et se rétracte vers le larynx, selon un mouvement proche de la déglutition. Dans cette position, le volume interne de ma bouche change. Elle épouse une forme presque ovale qui entraîne, vu de l’extérieur, un léger gonflement de la gorge. Dans cette position, ma langue sélectionne des partiels variant entre 420 Hz (Sol 3) et 530 Hz (Ré 4) et le rapport de ces composantes sonores fait entendre une sonorité relativement grave (cf. Yegnan [film] 2005).

38 En ce qui concerne la production des sons médiums, ma langue pelotonnée s’élève légèrement vers le palais, alors que ma bouche, sous l’action de la mâchoire, s’ouvre moyennement. Le volume de ma bouche reste ovale et s’agrandit, pendant que la langue s’élève vers le palais, modifiant ainsi le son qui devient médium. Dans cette ouverture, ma langue sélectionne des composantes sonores dont la fréquence varie entre 530 Hz (Ré 4) et 645 Hz (Mi 4).

39 L’émission des sons aigus entraîne une propulsion de la langue qui, sous l’impulsion du frein de la langue, se lève vers le palais pendant que ma bouche s’aidant de la mâchoire, s’ouvre grandement. Sa grande ouverture augmente le volume toujours ovale de ma bouche et entraîne un meilleur facteur de surtension, donc un bon rendement du son. Celui-ci renferme des partiels qui oscillent entre 645 Hz (Mi 4) et 916 Hz (Si bémol 4) et dont le rapport donne un son relativement aigu.

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Fig. 9a. La langue vue de face dans la sélection de sons graves.

La langue pelotonnée se rétracte en arrière de la bouche.

Fig 9b. La langue vue de face dans la sélection de sons médiums.

Sous l’impulsion du frein de la langue, la langue se soulève vers le palais.

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Fig. 9c. La langue vue de face dans la sélection de sons aigus.

Propulsion de la langue vers le palais.

Rôle des organes complémentaires à la langue dans la production sonore de l’arc musical

40 Ces productions sonores vues par le conduit nasal ont révélé que la langue, à travers ces différentes positions, modifie le volume de la cavité buccale : ovale, moyennement ovale et grandement ovale.

41 Pour l’émission des sons aigus vers les sonorités graves, bien que l’épiglotte n’agisse pas dans la production des sons, elle descend vers le larynx, et la gravité des sons est obtenue par le progressif abaissement de la mâchoire. Celle-ci provoque la fermeture graduelle de la bouche, d’où la sélection et l’amplification des sons de l’arc musical.

42 La production des sons aigus déclenche une ouverture de l’arrière de la bouche ; la luette est adossée à la langue pendant que l’ensemble du tractus de la bouche s’ouvre brusquement sous la propulsion en avant de l’épiglotte. Cet ensemble de mobilités fait bouger le larynx et laisse apercevoir l’entrée de la gorge.

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Fig. 10a. Mouvements descendant de l’épiglotte vers le larynx dans l’émission de sons médiums et graves.

a) Les cordes vocales ; b) L’épiglotte.

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Fig. 10b. Propulsion avant de l’épiglotte, vue du début de la gorge dans la production des sons aigus.

a) Cartilage corniculé ; b) Ouverture brusque de l’épiglotte.

43 Cette vue sur le larynx (fig. 10b) montre que ni les aryténoïdes, ni les cordes vocales n’interviennent dans l’émission des sons de l’arc musical. Aussi, le jeu de cet instrument révèle-t-il une richesse de la mobilité de la langue. Par ailleurs, ces images endoscopiques vues du nez ont montré que mon jeu est rythmé par une respiration qui s’effectue à la fois par le nez et la bouche. Ces derniers constituent les zones de résonance des sons de l’arc musical.

44 Ainsi, alors que l’on avait tendance à croire que le jeu de l’arc musical repose sur les mouvements de la gorge, il apparaît clairement que l’émission des différentes hauteurs de sons est fonction du mouvement de la bouche. Car, de l’épiglotte à la pointe de la langue en passant par la partie arrière et moyenne de cet organe, les mobilités de la langue, adjointes à celles de la mâchoire, sont au cœur du jeu de l’arc musical. Ses déplacements entraînent une modification de la position des lèvres, du palais et du volume de ma bouche. Ils occasionnent ainsi la sélection et l’amplification des composantes sonores de l’arc musical.

Rôle de la bouche dans la production d’une mélodie

45 En résumé, lorsque je joue, ma bouche sélectionne et amplifie trois types de sons –grave, médium, aigu – dans lesquels ressortent fréquemment cinq partiels – 2e (200 Hz), 4e (410 Hz), 5e (550 Hz), 6e (809 Hz) et 9e (+ de 1000 Hz) –, bien que le champ de liberté de l’arc musical repose sur huit composantes 6 et que son échelle renferme six sons.

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Fig. 11. Représentation sonagraphique d’une pièce exécutée.

Mélodie 1 (titre de la pièce : Ko’ngodé).

46 Aussi mon jeu consiste-t-il en la modulation de ma bouche qui donne au son quasi- harmonique de l’arc musical une courbe mélodique. Celle-ci est rythmiquement structurée par la baguette en bambou qui lui impose la charpente rythmique propre à la pièce exécutée. En outre, malgré le fait que l’arc musical ait un nombre limité de degrés, la mobilité de ma bouche, selon M. Besnainou, octroie aux pièces des modifications de timbre et de hauteur, le tout enveloppé d’une richesse expressive.

47 Toutefois, j’attire l’attention sur le fait qu’il arrive souvent que l’audition d’une pièce d’arc soit perçue différemment par les auditeurs. Cela est dû au jeu du musicien qui, dans sa pratique musicale, sélectionne par la mobilité de sa bouche, plusieurs partiels. Ceux-ci se superposent les uns aux autres pour laisser entendre un son bien précis, résultant de la fusion spectrale entre les partiels distingués.

48 Enfin, après avoir montré le rôle de la bouche dans la production des sons de l’arc, il m’a paru nécessaire de préciser l’originalité de ma recherche. Celle-ci consistera en la comparaison entre ma technique de jeu de l’arc et le mode d’exécution du chant diphonique ou « voix de guimbarde », auquel mon jeu est souvent assimilé en raison des différentes ouvertures de ma bouche qui, selon les néophytes, semblent s’accommoder de la prononciation des voyelles.

Originalité de ma recherche

49 Selon Tran Quang Hai, « le chant diphonique est une voix guimbarde qui se caractérise par l’émission conjointe de deux sons, l’un dit fondamental ou bourdon qui est tenu à la même hauteur tout le temps d’une inspiration, pendant que l’autre, dit son harmonique (qui est l’un des harmoniques naturelles du fondamental), varie au gré du chanteur » (Tran 1989 : 1). Les techniques propres à la pratique du chant diphonique se résument en un chant de gorge liée à l’émission de voyelles : A, O, U, I, OU, chaque voyelle correspondant à une harmonique. Ceci entraîne une activité des aryténoïdes, des cordes vocales, de l’épiglotte, un allongement de la bouche suivi d’un arrondissement des lèvres. Leur mouvement permet d’entendre une mélodie créée par les harmoniques d’un fondamental. « Elle est engendrée par le résonateur de Helmholtz que constitue la cavité buccale humaine dont on modifie les dimensions » (ibid.). Ces mobilités de la bouche provoquent l’action des cordes vocales qui se règlent sur des hauteurs différentes pour créer plusieurs fondamentales, et donc plusieurs séries d’harmoniques. Pour le sygyt7 par

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exemple, la gorge et la langue seront les moteurs de la production des harmoniques les plus hauts.

50 Dans la pratique de l’arc musical, seul le mouvement de la bouche avec la langue pelotonnée effectuant un mouvement en ascenseur, puis les déplacements de la mâchoire permettant la variation graduelle de l’ouverture de la bouche, constituent la technique de jeu.

51 Analyse faite de ces techniques, il apparaît d’un côté le chant et de l’autre le jeu instrumental de l’arc. Alors que le premier sollicite l’exercice de plusieurs organes tels que la gorge, les aryténoïdes, les cordes vocales, la langue, les lèvres pour créer une mélodie, l’autre se contente du déplacement en ascenseur de la langue – qui se pelotonne pour ainsi sélectionner au mieux les sons graves, médiums, ou aigus – et celui de la mâchoire qui, dans son ouverture, ne s’oblige pas à respecter la prononciation des voyelles. En outre, contrairement au chant diphonique dont l’application pratique est facilitée par l’ouverture de la bouche selon la prononciation des voyelles, la technique de l’arc musical sélectionne et amplifie les sons selon trois ouvertures de la bouche : bouche légèrement entrouverte, mi-ouverte et grande ouverte.

52 Toutefois, le chant diphonique et le jeu de l’arc ont en commun l’utilisation de la bouche comme résonateur, même si les modalités de fonctionnement de celle-ci divergent. Enfin, dans le chant diphonique comme dans la pratique de l’arc musical, la langue est utilisée comme organe modulateur de la cavité buccale. Cependant, si la bouche constitue l’indispensable amplificateur des sons de l’arc musical, dans le chant diphonique, l’intensité de la production sonore est obtenue par le fait de chanter plus fort. La bouche ne fera que transmettre la capacité à chanter fort du chanteur. Enfin, maniant tous deux des harmoniques ou des composantes sonores, le jeu de l’arc musical et le chant diphonique ne passent jamais inaperçus. Ils créent un monde uni et auréolé de magnifiques et extraordinaires sonorités.

53 Instrument simple et à l’apparence modeste, l’arc musical n’est plus pratiqué en Europe, où il a pourtant existé ; il l’est en revanche toujours en Afrique, où il tend malheureusement aussi à disparaître. Sa pratique se vulgarise cependant en Côte-d’Ivoire, où elle est aujourd’hui enseignée dans les écoles de musique. Toutefois, de manière générale, cette diffusion du jeu de l’arc musical semble réservée à ceux qui en détiennent le secret : savoir faire « danser » sa bouche pour que « chante » et « parle » l’arc musical qui enchante l’auditeur tout en suscitant chez lui la curiosité. Dans cette découverte de l’arc à résonateur et amplificateur buccal, j’ai satisfait un désir : celui de connaître le rôle de la bouche dans la production sonore de cet instrument. De cette quête, il ressort que l’arc musical a deux « sons » fondamentaux : l’un obtenu par la vibration de la lanière et l’autre par l’application du petit bâton ou bâton-touche qui raccourcit la longueur de la corde végétale et en élève la hauteur. Les autres composantes sonores – environ six – sont acquises par le jeu alterné du petit bâton sur la corde mise en vibration, et les modulations de volume que la bouche de l’instrumentiste exerce sur cette corde. Ces déplacements de la bouche sont dus principalement à la mobilité de la langue, soutenue dans son va-et-vient par la mâchoire. Toutefois, si la cavité buccale est l’organe majeur qui aide à la production sonore de l’instrument, la qualité du son est fonction de la résistance que l’arc oppose à la tension de la corde, de la flexibilité de la baguette et de la précision de l’emplacement du petit bâton ou bâton-touche dans le jeu de l’instrumentiste. La production sonore de l’arc musical dépend également de la dextérité

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de l’arquiste, dont le talent se mesure à la capacité de maîtriser les composantes sonores que produit la vibration de la lanière, de façon à la faire « chanter » ou « parler ».

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NOTES

1. Il serait plus juste qu’il soit appelé « arc à résonateur et amplificateur buccal » au lieu d’arc à ou en bouche, appellation impropre qui laisse croire que l’instrumentiste met son arc en bouche pour en faire ressortir un son. 2. Néologisme que j’ai inventé et que je suggère pour désormais désigner, à l’image du harpiste, le joueur d’arc musical. 3. Il me semble important de signaler que l’arc musical enseigné à l’INSAAC n’est pas spécifique à un groupe linguistique de la Côte-d’Ivoire. Pour ce qui est du répertoire enseigné, il se compose principalement des créations d’Adépo Yapo et de chants empruntés aux différents groupes ethnolinguistiques de la Côte-d’Ivoire transposés pour arc musical.

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4. En acoustique, le terme « partiel » est employé pour désigner les composantes d’un son inharmonique ou quasi-harmonique. 5. Le résonateur de Helmholtz est un système résonant acoustique dans lequel les dimensions du système sont beaucoup plus petites que les longueurs d’ondes acoustiques mises en jeu. 6. Ce sont les composantes du son dans le paragraphe « Mise en vibration de la lanière avec le doigt » (cf. supra). 7. « Le sygyt est habituellement basé sur un fondamental de registre moyen. Il est caractérisé par un son aigu, flûté au dessus du son fondamental (entre l’harmonique 9 et l’harmonique 12) » .

RÉSUMÉS

L’arc musical à résonateur buccal est composé d’une branche arquée et d’une corde. Sa technique de jeu nécessite l’action de plusieurs éléments dont une baguette en bambou séchée, un bâton- touche, et l’indispensable complément sans lequel les sons seraient peu audibles : la bouche. La baguette excite la corde et impulse un rythme à toutes les pièces exécutées sur cet instrument. Quant au bâton-touche, une fois appliqué sur la corde, il raccourcit la longueur vibrante de celle- ci et permet l’obtention d’un son aigu qui s’ajoute au son grave qu’émet la corde lorsqu’elle est excitée par la baguette. À ces deux éléments s’ajoute la bouche dont le rôle dans l’amplification et la sélection des sons de l’arc musical fait l’objet de cet article. Rapprochés de la corde vibrante, les organes de la cavité buccale se meuvent. C’est en l’occurrence la langue pelotonnée qui, dans un mouvement en ascenseur, sélectionne les différentes hauteurs de son pendant que le début du larynx s’ouvre et que les cordes vocales, les aryténoïdes, restent immobiles. À ces organes s’ajoutent les ouvertures et fermetures progressives de la mâchoire qui, comme le larynx et le volume de la cavité buccale, aident à l’amplification des sons produits par l’arc musical. C’est la danse – les mouvements synchronisés – de tous ces organes qui permet la production des sonorités extraordinaires que l’on reconnaît à l’arc musical.

AUTEUR

ANGELINE YEGNAN-TOURÉ Angeline YÉGNAN-TOURÉ, née à Abidjan, est titulaire d’un Capes en éducation musicale, musicienne (arc musical, chant…) et ethnomusicologue doctorante à l’Université de Paris X Nanterre. Bien que ses premiers travaux de recherches aient porté sur « La musique des trompes traversières en pays tagbana : le Gbofé d’Afounkaha, Côte d’Ivoire », son article, écrit sur la base de sa propre expérience de jeu de l’arc musical, porte à la connaissance des chercheurs le rôle précis des différents organes entrant dans la production sonore de cet instrument.

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Entretiens

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Une longue expérience de l’Afrique Entretien avec Monique Brandily

Miriam Rovsing Olsen et Monique Brandily

1 Africaniste de renom, spécialiste des musiques sahariennes et plus particulièrement de celles du Tibesti (Tchad), Monique Brandily est née à Paris en 1921 d’un père issu d’une vieille famille de la noblesse suédoise et d’une mère française. Après avoir fait plusieurs missions pour le Musée Royal de l’Afrique Centrale de Tervuren (Belgique), elle fut chercheur au CNRS et membre du laboratoire d’ethnomusicologie au Musée de l’Homme du temps où celui-ci était dirigé par Gilbert Rouget (1966). A posteriori, l’ethnomusicologie apparaît chez elle comme l’aboutissement d’une véritable quête, tant les voies qui ont précédé ce choix ont été multiples et variées. Monique Brandily a suivi un nombre impressionnant de formations ou d’apprentissages, qui se sont succédés et qui ont, pour la plupart, abouti à des engagements professionnels : piano à l’Ecole César Franck, puis répétitrice pour des professeurs de cette école ; diplôme de HEC et licence de droit à l’Université puis passage au Ministère des prisonniers de guerre ; danse classique et danse orientale chez Leila Bederkhan (dont les chorégraphies s’inspiraient notamment de fresques égyptiennes), puis membre du ballet russe d’Irina Grjébina (grande spécialiste des danses dites de caractère, danses paysannes russes aménagées pour l’opéra) ; mime avec Étienne Decroux, théâtre à l’école l’EPJD (Education par le jeu dramatique) de Jean- Marie Conty, patronnée par Jean-Louis Barrault (théâtre inspiré de la célèbre école Stanislavski en Russie, qui s’appuie sur l’improvisation et le ressenti), puis création d’un trio vocal à trois voix égales de femmes, couvrant un « Panorama de la chanson française » (avec, au répertoire, beaucoup de chansons collectées, notées et harmonisées par Canteloube) ; sans compter des cours de philosophie, de psycho-pathologie, d’arabe, de lettres et de linguistique générale (par André Martinet) suivis à la Sorbonne par simple plaisir. Chacune de ces disciplines a façonné et nourri Monique Brandily et fait d’elle cette personnalité très attachante dont on peut apprécier la clarté d’esprit, le goût pour l’échange et pour la transmission. M.R.O.

Cahiers d’ethnomusicologie, 21 | 2008 209

Photo Yves-Éric Brandilly

Comment en es-tu venue à choisir l’Afrique comme terrain de recherche ? Je crois que, dans le choix des terrains, il y a toujours une large part due aux circonstances, pour ne pas dire au hasard. Je suis allée en Afrique pour la première fois après mon mariage. J’étais très attirée par les grands espaces. Par exemple, je suis très bien dans le désert, alors que j’ai constaté qu’il y a des gens qui y sont très mal à l’aise. On est ainsi attiré vers un certain genre de paysages. Par ailleurs, j’avais beaucoup entendu parler du Tchad par des amis de mes parents qui étaient allés là-bas dans le cadre de l’escale d’Air France à N’Djamena ; cela m’intéressait beaucoup, je les questionnais fréquemment. C’était l’époque où l’on disait que le lac Tchad était en voie d’assèchement. Sans compter l’adhésion du Tchad à la résistance au moment de l’occupation allemande pendant la guerre. Le Tchad m’attirait donc, pour des raisons extrêmement diverses, et quand nous avons, mon mari et moi, envisagé d’aller en Afrique, lui pour faire des films et moi l’accompagnant comme assistante, j’ai beaucoup insisté pour aller au Tchad (dans sa jeunesse, il avait fait une première expédition en Algérie, pour la collecte des insectes, et en Tunisie, pour la recherche archéologique sous-marine). Nous nous sommes documentés et, la première fois, nous y sommes allés parce qu’il avait une commande de films sur les insectes et sur les gens qui luttaient contre les acridiens, contre les sauterelles dont les nuages se formaient dans le nord du Tchad pour aller ravager les cultures d’Afrique du Nord. Là, dans la province du Kanem, au nord-ouest du Tchad, nous avons eu notre premier contact avec les populations de ces régions fascinantes ; c’était en 1957. Mon mari a filmé la circoncision des garçons et d’autres choses tout à fait intéressantes, sans aucun problème. Nous étions en brousse et nous y avons passé tout un hivernage. C’est au retour que j’ai décidé d’acquérir une formation en ethnologie à la Sorbonne.

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Pourquoi le Tibesti ? Nous étions donc dans la région où se forment les nuages de sauterelles. Cette année là, comme par hasard, il n’y en a pas eu une seule, et nous avons filmé autre chose. Les gens de la région parlaient du Tibesti comme d’un lieu, non pas mythique puisqu’il est bien réel, mais extrêmement particulier, y compris les gens de la plaine du Sahel et certains des chasseurs de sauterelles qui y étaient allés ou qui en rêvaient. Ce Tibesti est devenu dans notre esprit un lieu de rêve et, quand mon mari a eu un contact avec des Belges, à l’occasion des conférences qu’il faisait dans le cadre de Connaissance du Monde1 pour organiser une expédition là-bas, nous avons poussé l’idée du Tibesti. Voilà comment nous sommes allés dans le massif pour la première fois, en mission pour le Musée Royal de l’Afrique Centrale, avec les six autres membres de l’expédition belge au Tibesti organisée par Gérard del Marmol en 1961.

Est-ce que tu t’es fait facilement accepter en Afrique ? Oui, mais je serais incapable de dire ce que j’ai fait pour cela. Je crois cependant, au risque de paraître naïve, qu’ils ont une espèce d’intuition de l’autre, et que le simple fait d’y aller avec sincérité, sans prétention, sans agressivité, constitue une espèce de sauf- conduit. Je n’ai pas d’autre explication. Je me suis liée d’amitié avec des femmes là-bas, alors que nous ne parlions pas la même langue. Il y avait naturellement quelques hommes qui parlaient français du fait de la présence sur place de l’armée française. Il n’y avait pas de scolarité, mais, avec les femmes, on arrive très bien à avoir des échanges au-delà ou en deçà des mots ; on arrive à communiquer, quelquefois même assez finement.

Au Tibesti, tu as donc appris la langue petit à petit… J’ai toujours travaillé avec un interprète pour pousser les interrogatoires suffisamment loin. Quand on n’a pas, comme les Américains, une mission d’un an rien que pour apprendre la langue – ce qui, évidemment, est une très bonne stratégie quand c’est possible – il est difficile de la maîtriser vraiment et on l’apprend en même temps qu’on fait d’autres choses. Or nous, nous sommes toujours pris par le temps parce que, malheureusement, nous n’avons jamais assez de crédits par rapport à la durée de la mission. Nous essayons de tout faire à la fois. Cela dit, quand il s’agit d’une langue qui n’est pas enseignée en Europe, c’est l’interprète qui sert de professeur sur le terrain. Je pense aussi que ce qui a beaucoup favorisé mon accueil, c’est que je suis allée pour la première fois en mission du Musée de Tervuren (1961) pour faire une collecte d’objets ethnographiques, et que le contact à travers l’objet facilite énormément les choses. C’est peut-être aussi l’un des facteurs qui m’ont amenée à m’intéresser autant aux instruments de musique. On n’est pas indiscret comme on peut l’être en posant à quelqu’un des questions directes sur ce que faisait sa grand-mère… L’objet – l’usage qu’on en fait, qui est-ce qui l’a fabriqué, d’où il vient, etc. – est beaucoup plus neutre, et l’on apprend une quantité de choses tout à fait considérable sans la gêne de pénétrer, comme par effraction, dans l’intimité des gens, alors qu’en fait, cette intimité s’exprime à cette occasion-là, mais de façon en quelque sorte médiatisée.

Ces enquêtes pour le Musée de Tervuren expliquent-elles que tu as publié ton livre sur les Instruments de musique chez eux ? En effet, après une première collecte d’objets ethnographiques pour ce Musée (1961), son directeur, M. Daniel Cahen, m’a chargée d’une deuxième mission [1965] pour collecter des documents en vue de ma thèse sur la musique, à la condition – cela a l’air

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un peu draconien, exprimé de cette façon – que je publierais cette thèse chez eux. Entre temps j’avais fait une collecte pour eux au Kanem.

Sous la direction de qui ta thèse a-t-elle été réalisée ? De Claudie Marcel-Dubois, assistée de Joseph Tubiana, puisque l’aire géographique était l’Afrique orientale, même si ce n’est pas très oriental.

Est-ce que tu ne regrettes pas quelque part que cet ouvrage n’ait pas été mieux diffusé ? Il est vrai que, si les publications de Tervuren sont très connues des Africanistes, elles sont assez mal diffusées par ailleurs, ce qui est dommage.

Revenons à tes enquêtes de terrain. Le fait d’être une femme – et parmi les premières – a- t-il influencé ton travail sur le terrain ? Ce n’est pas du tout secondaire dans certains milieux. Je pense en effet aux enregistrements que j’ai pu faire dans les cérémonies de mariage au Fezzan, en Libye, où les femmes et les hommes sont complètement séparés, éventuellement dans des maisons différentes. Aucun homme faisant mon métier n’aurait pu avoir accès à ces musiques-là en situation. Ailleurs, où la séparation des sexes est moins marquée, le fait d’être une femme est quand même relativement positif parce que, du fait qu’on est étrangère et chercheur, on a accès au monde des hommes. Par contre, une femme appartenant à cette société elle-même serait difficilement acceptée puisque sa fonction et sa place sont ailleurs. Notre place, comme étrangères, n’étant nulle part, nous pouvons être parmi les hommes et, étant femmes, nous pouvons aussi aller chez les femmes. Je pense donc que c’est un des rares cas, dans l’ensemble des sociétés du monde, où le fait d’être une femme est favorable au travail d’enquête de terrain en général et en ethnomusicologie en particulier, étant donné la séparation fréquente entre activités musicales masculines et féminines.

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Fig. 2. Les Massa Mouloui, au Tchad et au Cameroun, adoptent une tenue de jeu de leurs harpes arquées dilla très particulière puisqu’elle est posée au sol alors que la plupart des utilisateurs d’autres ethnies la tiennent verticalement contre leur propre corps. Ici sur les bords du fleuve Logone.

Photo Max-Yves Brandily.

En travaillant sur les instruments de musique, as-tu déjà eu recours à la méthode participative ? Alors là, c’est tout à fait lié à ce que je viens de dire. Au Tibesti le luth keleli est joué exclusivement par les hommes. Si je me mets à en jouer, ce comportement me place en dehors. La participation aurait pu être avec la musique des femmes, les chants des femmes – puisqu’elles ne jouent d’aucun instrument –, mais improviser, dans une langue qu’on ne maîtrise pas, des chants que même les femmes de là-bas ne sont pas toutes capables de réaliser, est au-delà de ma capacité. On a déjà à s’occuper de son magnétophone, de ses enregistrements, à essayer d’être attentif à tout ce qu’il y a à voir, etc. Pour ma part, je pense qu’il vaut mieux être un observateur extérieur. Bien évidemment, dans certains cas, pour comprendre le jeu d’un instrument complexe, le fait de pouvoir en jouer présente aussi des avantages. Mais, dans la région où je travaille, c’est exclu. Cependant, je ne pense pas que les résultats de mon enquête en aient été affectés. Je me fais tellement contrôler par différentes personnes, en repassant les enregistrements, en en discutant, en les soumettant à l’appréciation et aux commentaires des uns et des autres, que je ne pense pas qu’il y ait d’erreurs ; d’autant que je continue à me faire contrôler quand il y a des gens de passage qui viennent du Tibesti. Ce n’est forcément pas exhaustif ; on ne peut pas être exhaustif. Il y a des lacunes, sûrement, mais pas d’erreurs, en tout cas pas d’erreurs importantes.

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Tu t’es trouvée bloquée au Tchad au cours de la guerre civile, en 1979. En quoi a consisté cette expérience pour toi ? C’est une expérience tout à fait irremplaçable. N’ayant pas eu l’autorisation du CNRS d’aller au Tibesti (depuis l’affaire Claustre), je rencontrais mes informateurs dans le sud de la Libye. En décembre 1978, comme j’étais en fin de mission, j’étais libre par rapport au CNRS. Il n’était en effet plus responsable de moi, puisque je n’étais plus dans les dates de mon ordre de mission. Je pensais pouvoir enfin retourner travailler une quinzaine de jours au Tibesti, où je n’avais pas mis les pieds depuis plusieurs années. J’ai donc sauté sur cette occasion ; mais, sur ces entrefaites, les événements se sont précipités. Les Libyens ont fermé leur frontière, la légion étrangère française qui soutenait le gouvernement tchadien barrait l’accès vers le sud alors que nous, nous étions au Tibesti, dans la zone de rébellion. C’est comme ça que nous y sommes restés six mois. J’étais avec mon fils, qui commençait son activité de photo-reporter. Comme les gens du Tibesti sont très individualistes, la relation se fait en fonction de la personne beaucoup plus qu’en fonction de la nation à laquelle elle appartient, Dieu merci !

Quand on est dans une telle situation, j’imagine que se pose de manière très aiguë le problème de la neutralité du chercheur… C’est effectivement un vrai problème quand on est au cœur d’une guerre civile. Nous étions au Tibesti quand il y eut les premiers affrontements, en 1965, entre la population et les représentants du gouvernement central tchadien, lesquels venaient de remplacer les Français, puisque la partie nord du Tchad a été administrée par les représentants de la France pendant les cinq ans qui ont suivi l’indépendance en 1960. Ces représentants de l’armée régulière étaient tous originaires du Sud du Tchad, et ils étaient très mal à l’aise dans le Sahara. En 1979, ils y étaient comme prisonniers de la rébellion armée. Cela ne nous empêchait nullement de parler avec eux – ce qui est bien, dans le désert, c’est que l’enfermement est inutile – ; cela n’a pas posé de problèmes grâce à la mentalité des gens chez lesquels nous étions, en dépit du fait que l’armée française soutenait le gouvernement en place et donc l’armée nationale tchadienne. C’était une situation très désagréable.

Quel regard portes-tu sur certains mouvements actuels autour du colonialisme – aussi bien du côté des anciens coloniaux que des anciens colonisés – et sur une tendance plus ou moins explicite à culpabiliser les chercheurs ? Il m’arrive d’être irritée par une espèce de masochisme collectif. Je pense que beaucoup de gens culpabilisent ou essaient de culpabiliser les ethnologues des générations précédentes sous prétexte qu’ils étaient les suppôts de la colonisation. Pour ma part, je pense que si on faisait ce métier honnêtement, le fait d’appartenir à l’ethnie du colonisateur était une gêne. Cela faussait la relation. J’ai commencé ma carrière sur le terrain à une époque où j’étais effectivement gênée parce que, à mon corps défendant, je faisais partie du même groupe que les colonisateurs encore en place. Plus tard, j’ai connu la position tout à fait inverse quand, étant bloquée parmi la rébellion du nord Tchad, j’étais dans la dépendance totale des gens qui n’avaient rien à attendre de moi, alors que j’avais tout à attendre d’eux, ce qui donc rétablissait une relation tout à fait vraie. J’étais bien contente d’être débarrassée de l’étiquette coloniale, tant le fait d’être « le colonial » – même non colon – faussait la relation. Pour quelqu’un de mon âge qui a connu l’occupation pendant la guerre en France, on peut très bien ressentir cela. Je pense que supporter des bombardements est une chose, mais avoir des gens qui

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viennent chez vous et qui vous disent : « Pousse-toi de là, maintenant c’est moi qui commande », c’est tout à fait autre chose. Il est possible, d’ailleurs, que cela ait renforcé ma répulsion viscérale pour le fait colonial. Il convient toutefois de ne pas perdre de vue que, si le colonialisme est indéfendable comme système, il y a eu des gens tout à fait respectables parmi les administrateurs de cette période, des gens qui aimaient les régions où ils se trouvaient et leurs habitants, envers lesquels ils se sont souvent efforcés d’être utiles, notamment sur le plan sanitaire. J’ai eu toutefois la chance de vivre à une charnière, c’est-à-dire d’y être à un moment où je ne savais pas au juste quelle était la dose de relations faussées, du fait que je faisais partie des ex- colonisateurs et au moment où tout cela semblait gommé. C’est donc une situation un peu privilégiée dont j’ai bénéficié pour juger de cela. Quant aux Sahariens, ils ne manifestaient pas du racisme à mon égard sous prétexte que j’avais la nationalité de l’ancien colonisateur. Je pense que c’est peut-être parce qu’ils ne se sont jamais humiliés devant ce colonisateur qu’ils peuvent tourner la page plus facilement que ceux qui ont constaté que leurs père et grand-père avaient perdu un peu de leur dignité du fait de circonstances et de situations toutes différentes. Il faut dire que dans le Sahara – notamment dans le Sahara que je connais, au nord Tchad, difficile d’accès, qui n’a jamais été ouvert aux civils du temps de la colonisation (1920-1960) – il n’y a pas eu cette insupportable mentalité du « petit blanc », dont la seule supériorité supposée était la couleur de sa peau. Les Sahariens n’ont donc pas été soumis à une entreprise de déculturation ni de déconsidération, et ils se sont toujours comportés fièrement devant les colonisateurs. Cela dit, d’une manière générale, je pense qu’il y a une responsabilité très grande de certains Américains dans cette tendance à la culpabilisation des chercheurs. Je l’ai compris il n’y a pas si longtemps, à l’occasion de je ne sais plus quelle lecture. On se dit par moments : « Mais enfin, la page est tournée depuis longtemps », en perdant de vue que, pour eux, elle n’est pas si tournée que cela. Comme beaucoup d’ethnologues américains de la génération précédente ont travaillé chez les Indiens et que les Indiens sont encore, à l’heure où nous parlons, dans des réserves, on comprend bien qu’ils culpabilisent parce que la situation est toujours d’actualité, alors que dans les anciennes colonies françaises, notamment du Sahara, c’est une page tournée pour la plupart des gens. Cependant, je travaille dans une contrée probablement privilégiée par rapport à ce problème car je me souviens d’une attitude assez différente rencontrée chez des Touaregs du Niger pour qui, à ma grande surprise, les combats meurtriers menés lors de la pénétration française au Niger semblaient encore presque d’actualité !

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Fig. 3. En Libye, la cornemuse zokra est ornée de parures féminines. Elle comporte deux tuyaux de jeu mélodiques accolés que l’on fait sonner à l’unisson comme ceux de la clarinette double magrouna de la même région.

Photo Yves-Éric Brandily.

Passons à tes axes de recherche. L’étude de la facture instrumentale occupe une place importante dans tes écrits… C’est, en effet, l’un des critères majeurs retenus dans notre tradition scientifique. Cela ne doit pas faire oublier que c’est le son qui va sortir de l’instrument qui détermine en définitive la motivation du musicien pour le faire de telle manière plutôt que de telle autre. Il est donc significatif de voir à quel point nos notions d’organologie concernent davantage l’analyse fine du matériau ou de la technique de montage de l’instrument. Pour nous, c’est cela la science organologique. Prenons des exemples concrets. Je travaillais en Libye et je savais qu’il y avait des cornemuses traditionnelles, mais je n’en voyais pas apparaître spontanément. Ainsi, au bout d’un certain temps, peut-être même après plusieurs missions, j’ai posé la question directement. Il existe deux termes : zokra qui s’applique à la cornemuse et magruna qui est une clarinette double. On m’a dit : c’est la même chose. Or, d’un côté on voit deux tuyaux accolés avec deux petites cornes de vache comme pavillons, et de l’autre on a une cornemuse avec sa réserve d’air. À première vue on peut s’exclamer qu’affirmer que c’est la même chose est stupéfiant. Qu’est-ce donc qui est la même chose ? C’est que la clarinette, jouée avec la technique de la respiration circulaire, produit un son continu, de même que la cornemuse, qui n’a pas sa réserve d’air dans la bouche du musicien, mais dans un sac en peau. De plus, fonctionnellement, c’est l’un ou l’autre qui est présent. Le critère retenu sur place pour distinguer les instruments n’avait donc rien à voir avec la matérialité de la facture instrumentale. C’étaient la caractéristique

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sonore et la fonction qui étaient retenues comme critères pour dire : « C’est la même chose ». Dans cet exemple, c’est donc bien la qualité du son produit et la fonction qui sont prises en compte pour juger de l’identité ou de la différence entre instruments. Mais on peut citer, d’une façon qui paraît en opposition, un autre exemple africain, celui des xylophones, qui sont des instruments très complexes, élaborés par des spécialistes. Pour ces facteurs d’instruments-là, ce que je viens de dire paraîtrait aberrant, parce que la plus minime différence dans la manière d’accorder les lames, dans la manière de placer les résonateurs, de cultiver des calebasses en les déformant pour qu’elles aient la forme adéquate afin de donner le son que l’on cherche à obtenir grâce à ces résonateurs, le moindre de ces détails est important. Ainsi c’est juste le critère inverse de l’exemple précédent. On ne peut rien extrapoler, je pense d’ailleurs que c’est même la première des choses qu’il faudrait dire à des étudiants en ethnomusicologie ou en ethnologie : rien n’est extrapolable a priori. Il faut essayer de se défaire de tous ses préjugés, de tout ce qu’on sait. Il faut le garder en arrière-fond, parce que cela permet de poser des questions pertinentes ou d’avoir des points de comparaison. Mais il faut s’efforcer – c’est cela qui n’est pas facile, c’est une espèce d’ascèse – d’avoir une ouverture complète à quelque chose qui peut aller tout à fait à l’encontre de ce à quoi l’on s’attendait.

Un autre axe important de tes recherches est le rapport entre langage parlé, musique instrumentale et musique vocale. Quels enseignements as-tu pu tirer de ces recherches ? Le premier est l’importance de la parole. Ça paraît un truisme de dire cela quand on est dans les civilisations de l’oralité, mais on le perd quand même souvent partiellement de vue. La parole est le son fondamental des humains. On a beaucoup glosé sur les langages tambourinés de l’Afrique de l’Ouest parce que ce sont les premiers qu’on a découverts. Je pense que les premiers voyageurs qui ont saisi que ces sons de tambours n’étaient pas qu’un simple bruit de divertissement, maisallaient beaucoup plus loin, ont contribué à attirer l’attention sur ce type de langage. On a malgré tout, je pense, négligé beaucoup le langage de bien d’autres instruments, à commencer par les instruments mélodiques, notamment les instruments à cordes. Pour revenir encore à mon expérience personnelle au Tibesti, j’ai eu la confirmation que le luth, instrument à cordes pincées, était capable d’imiter la parole, et pas seulement d’évoquer des paroles connues. Je m’étais longtemps demandé si c’était la même chose pour les tambours, essayant toujours d’avoir des témoignages sollicités d’une façon qui ne soit pas trop explicite. Après une longue période de travail sur place, j’ai fini par poser clairement la question : « Qu’en est-il des tambours ? » L’idée que les tambours puissent parler a fait éclater de rire tout le monde, tellement cette idée leur paraissait farfelue. Ce qui compte essentiellement à leur avis, pour imiter la parole, c’est le dessin mélodique.

Tu as souvent souligné la richesse de l’oralité chez les Teda ainsi que leurs capacités de perception de plusieurs significations superposées, autrement dit l’épaisseur sémantique. Comment concilier un enseignement de l’écrit basé sur le sens univoque avec une oralité basée sur des significations multiples ? Pour ma part, j’ai connu le Tibesti à l’époque où il n’y avait pas encore d’école. Maintenant il y a l’école sur le modèle européen. C’est en réalité un vrai problème. Il est en effet toujours très difficile d’acquérir sans perdre. C’est vrai un peu partout parce que la recherche de clarté, d’unicité du sens des formulations et de la signification globale du discours, qui est le propre notamment du discours scientifique, s’oppose au

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poème qui, lui, procède par évocation. Or, qui dit évocation, dit possibilité d’interprétations multiples de la part de celui qui écoute. Donc je pense que c’est au Tibesti comme ailleurs. Dans la plupart des cas, chacun privilégie une signification ; cela incite à utiliser une méthode de travail sur le terrain que j’ai toujours trouvée très fructueuse : réécouter un enregistrement en présence de plusieurs personnes qui discutent entre elles, justement, et qui découvrent, parfois avec une certaine surprise, qu’elles n’interprètent pas de la même manière, dans leur propre culture, ce qu’elles entendent ; cela leur donne quelque part le goût de creuser un peu leurs perceptions. La possibilité de pluralité des sens possibles est l’une des caractéristiques du style poétique qui, je crois, est à peu près universelle, mais qui est beaucoup plus présente dans l’oralité parce que, lorsqu’on écrit, qu’on transcrit un poème, il faut choisir l’orthographe. En procédant ainsi, on choisit obligatoirement une des significations potentielles, et une seule. Cela a forcément tendance à gommer la conscience de l’arrière-plan constitué par d’autres, qui auraient été éventuellement possibles. Il y a quelque part un appauvrissement.

En fait, on supprime la liberté de réception… On la limite en tout cas, du moins pour le texte. Cependant, après avoir fait des études universitaires, il est compréhensible qu’ils éprouvent le désir de voir leur culture intégrée dans le patrimoine général de l’humanité sous la forme classique, c’est-à-dire de thèses ou d’écrits diversement diffusés, y compris sur internet dont ils font un usage immodéré.

Cela n’équivaut-il pas justement à figer leur culture ? C’est un inconvénient inévitable que l’on ne peut pas nier. Mais la mémoire et la transmission orale jouent malgré tout un grand rôle, et ce qui est sauvegardé peut constituer la base d’un renouveau éventuel.

Comment se positionner en tant qu’ethnomusicologue par rapport aux conséquences de l’instruction à l’occidentale dans ces pays ? Ces conséquences, comme dans tout changement culturel important, sont divergentes. Globalement, nul ne peut nier que l’accès à la connaissance scientifique soit positif. Dans le domaine musical qui nous occupe, il est tout aussi évident que le passage à l’écrit arrête la vie d’une certaine manière. Même la fixation par l’enregistrement fige, puisque l’une des caractéristiques des musiques traditionnelles villageoises est de comporter des variantes à chaque performance. Le bilan est pourtant positif puisque, dans l’oralité pure, il suffit de deux générations qui ne pratiquent pas pour qu’une tradition soit définitivement perdue. Il est notable qu’à partir d’un certain niveau de culture à l’occidentale, pour parler vite, ils peuvent être amenés à prendre conscience du prix à payer par rapport à leur culture d’origine, et certains sont prêts à tous les sacrifices pour que leurs traditions et ses valeurs ne se perdent pas. C’est pour moi l’occasion de rappeler qu’il importe de bien distinguer dans la réflexion, d’une part l’écriture de la musique, et de l’autre, l’écriture sur la musique. Celle-ci ne présentant que des avantages sans aucun inconvénient.

Mais il faut des gens pour la faire, pour la transmettre, ce ne sont pas des citadins, des universitaires qui font cela… Non, sans doute, mais il y a quand même encore une majeure partie de la population de la planète qui vit dans le monde rural où une bonne partie de ceux des villes vont se ressourcer. On a tous appris – à propos des Grecs notamment – que les civilisations

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naissent dans les villes parce qu’on est supposé y disposer de quelques loisirs et y avoir une certaine facilité à se regrouper. Mais, à l’époque actuelle, notamment sur le continent africain, on constate plutôt le phénomène inverse ; c’est-à-dire que la transplantation en ville est un facteur de déculturation. C’est un très grave problème. Souvent les gens vont en ville par nécessité. Les sécheresses dans le Sahel ne sont pas un choix. Il y a même une certaine lucidité sur l’opportunité de relativiser les techniques censées apporter des facilités. Je prends encore un cas du désert : pour les mariages, les jeunes garçons et les jeunes filles du Tibesti faisaient des déambulations rituelles, dont certaines à dos de chameau, en exécutant des chants spécifiques. Je me souviens très bien qu’on m’avait fait remarquer une fois à Zouar : « On ne chante plus beaucoup parce que, quand on est sur le chameau on est fier et qu’avec le camion on va seulement vite ». Donc, du point de vue de la symbolique, de la valorisation, le camion est apprécié comme objet pratique, mais il ne détrône pas la fierté d’aller à chameau. C’est important. Il ne faut donc pas être trop pessimiste.

Comment se positionnent les populations que tu as étudiées quant à l’enregistrement et à la diffusion de leur musique dans un autre pays ? Je pense qu’il faut bien dire aux gens qui vont faire du terrain, notamment aux jeunes ou futurs ethnomusicologues, que, dans les sociétés traditionnelles, la musique n’est pas un simple art d’agrément. Elle est une activité nécessaire au bon déroulement de tous les actes importants de la vie sociale. Cette idée est plus ou moins acquise – là, je fais sans doute preuve d’un optimisme un peu excessif… Mais, ce que l’on sait moins, c’est qu’elle peut être extrêmement compromettante et avoir des conséquences qui peuvent aller jusqu’à mort d’homme. J’ai eu connaissance, pour ma part, d’une situation où un homme disait à un autre : « Ah, dans ta chanson tu as dit que… Eh bien voilà la réponse », et c’est le poignard qui est sorti. Indépendamment de cela, beaucoup plus courant encore, c’est que si l’on publie certains chants sur un disque et que le disque passe à la radio – c’est un cas relativement fréquent, les échanges entre radios étant ce qu’ils sont – cet enregistrement va un jour passer sur les ondes du pays d’origine. Cela peut éventuellement avoir des conséquences de compromission politique. Dans les situations de guerres civiles qui, malheureusement, se déclarent un peu partout, ces conséquences peuvent s’avérer d’une extrême gravité. Sans aller jusqu’à cet extrême – qu’il ne faut cependant jamais perdre de vue –, il faut enregistrer tout ce que l’on vous autorise à enregistrer et avoir soi-même pour règle éthique de ne pas publier n’importe quoi, même si c’est tout à fait intéressant de notre point de vue. Il y a en effet des règles moins graves, mais importantes par rapport à la morale personnelle du chercheur et à sa relation avec ses informateurs. Par exemple, j’avais enregistré une dame âgée qui chantait pour moi ; elle m’autorisait à l’enregistrer parce que nous nous étions liées d’amitié et je pense que c’est tout-à-fait important d’avoir ces enregistrements dans nos archives. Je traduisais ces chants avec mon informateur- interprète, seuls à la maison. Dès que quelqu’un approchait, il me faisait signe de couper le magnétophone pour que l’enregistrement ne soit pas entendu par le premier venu. Ainsi je considère que je n’ai pas le droit de le mettre sur un disque, bien que l’on ne me l’ait jamais dit. On le garde en archives pour la recherche. Dans cinquante ans, quand tous ces gens là ne seront plus de ce monde, il n’y aura pas cette difficulté, disons de pudeur, et les documents seront sauvés pour témoigner des impératifs culturels de ce moment. Les jeunes générations de Teda et de chercheurs pourront avoir la connaissance de auditu des thèmes évoqués par une vieille dame de cette époque et de la façon dont elle chantait. Ce n’est pas rien ! En exemple de cette attitude, on peut citer

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Gilbert Rouget, qui a exigé une stricte limitation à la distribution de sa publication de certains chants d’initiées2. Tout dépend donc de l’honnêteté du chercheur, et surtout de sa prise de conscience, faute de quoi il lui est possible, en toute innocence, de causer d’importants ravages.

Dans ton ouvrage (1974) tu décris une population nomade dotée d’une grande indépendance d’esprit et qui ne garde que le strict nécessaire. Quels sont les motifs d’emprunt ou de refus d’emprunt d’une telle population dans le domaine musical ? C’est une question qui me passionne, mais j’avoue que je n’ai pas de réponse. Je souhaiterais beaucoup que quelqu’un fasse un travail approfondi sur cette question. Prenons l’exemple des Teda par rapport aux Daza, population voisine qui vit dans les plaines au sud et à l’ouest du Tibesti et chez qui quelques musiciens ont inauguré, dans les années 80, la technique des pressions sur les peaux des tambours en cours de jeu pour faire varier la hauteur du son. On les appelle « les tambours qui chantent ». Cela a été considéré par les Teda comme quelque chose d’intéressant, qu’on pouvait adopter, mais toujours en disant : « Cela vient de chez les Daza ». Et certaines musiques qu’on écoute sur cassette, par exemple la musique soudanaise, ne contaminent en rien leur propre musique. Je suis hélas incapable de dire pourquoi, et je n’ai rencontré personne qui puisse l’expliquer. « Ce n’est pas la musique pour nous », se contente-t-on de dire dans le français d’Afrique.

C’est intéressant de voir cette conscience de l’origine de pratiques ou de musiques venant de l’extérieur… Je trouve admirable que les gens soient capables de citer leurs sources. J’ai vu cela aussi avec une femme touarègue qui jouait spontanément sur son imzad ce qu’elle décidait et que j’enregistrais. Après avoir joué une nouvelle pièce, elle déclara que c’était de la musique arabe. Elle savait parfaitement la jouer, elle la connaissait, mais elle éprouvait le besoin de préciser que c’était de la musique arabe. On n’y relevait pas la même volubilité, les mêmes ornements que dans les pièces touarègues jouées précédemment. De plus elle comportait une différence tout à fait flagrante, c’était l’accélération en fin de morceau, procédé particulier à la musique arabe de cette région par rapport à la musique traditionnelle des Touaregs. La musicienne faisait donc une sorte d’analyse musicale. Elle savait jouer cette musique, mais il n’y avait pas de contamination de celle-ci sur la sienne propre. Le cas du Tibesti est particulier car ce massif constitue une espèce de zone refuge dans le Sahara, très difficile d’accès. Mais les Teda sont de grands voyageurs ! Ils ont donc eu l’occasion de voir d’autres pratiques, notamment au nord, dans la Libye arabe ou en tout cas arabophone, où ils vont dans des agglomérations importantes et en rapportent ce qui leur paraît intéressant pour leur culture. Cela ne leur est pas imposé de l’extérieur parce qu’il n’y a pas grand monde qui vient chez eux. Il faut prendre leurs choix en considération car c’est là que les refus d’emprunts sont captivants, parce qu’ils sont faits en toute liberté.

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Fig. 4. Dans le monde Teda-Daza, les forgerons chantent en public – contrairement aux autres hommes – en frappant le tambour à deux peaux kidi, qui leur est exclusivement réservé.

Photo Max-Yves Brandily.

Dans une telle société saharienne, vivant au cœur d’un paysage volcanique somptueux où le règne minéral paraît si écrasant, l’environnement a-t-il une influence sur la musique ? Oui je le pense. Ce sentiment m’est peut-être tout à fait personnel ; il ne repose pas sur une analyse, mais plutôt sur une impression générale. Il est clair que ces cultures sahariennes sont des cultures du dépouillement. Au Tibesti, les gens sont très fiers de leur pays, ils le respectent et ils se font respecter comme étant originaires de là. Ce respect n’est pas sans conséquence sur leur production, leurs vêtements, leur sens esthétique et, je pense, sur la musique. Mais il est vrai aussi que, par exemple, la musique des Touaregs, qui se développe dans un environnement du même genre – l’Ahaggar est relativement semblable au Tibesti, même si c’est moins élevé, moins âpre et moins impénétrable – est beaucoup plus ornée que celle des Teda, si l’on compare la musique jouée sur la vièle monocorde des deux populations. Pourquoi ? Je n’en sais rien.

Beaucoup de gens qui ont connu le désert en Afrique ont eu des révélations mystiques. Est- ce que c’est le cas pour toi ? C’est une question très personnelle ; mais non, ce n’est pas le cas. Je pense cependant que le caractère grandiose, dangereux mais apprivoisable, si je peux dire, du désert ne favorise pas la petitesse d’esprit et donne un sens esthétique de l’essentiel. Cela forme des caractères très respectables et c’est ce qu’on voit sur les populations sahariennes qui vivent dans ce milieu depuis des générations. Je me sens en phase avec les Sahariens, ce qui peut à première vue paraître surprenant. Je vois toutefois une relation entre l’hospitalité africaine et la suédoise, celle que j’ai connue dans la maison de mon enfance du fait de mon père : quand on vient de traverser le désert, on vous accueille,

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on vous donne tout de suite quelque chose à boire, éventuellement de quoi vous rafraîchir et vous laver. Je pense qu’en Suède il y avait, parmi les difficultés du voyage, de grandes étendues froides. Quand quelqu’un arrivait après avoir traversé des kilomètres de forêt dans la neige, on lui offrait de quoi se réchauffer. Je pense que ce sens de l’hospitalité des régions où les déplacements sont difficiles et dangereux est moindre dans les régions plus clémentes, les régions disons tempérées, où chacun est beaucoup plus replié sur lui-même, beaucoup moins hospitalier que dans les régions difficiles où ouvrir sa maison semble aller de soi.

Tu as été impliquée dans les tout débuts de l’enseignement ethnomusicologique à l’Université Paris X-Nanterre, donc à la construction même de la formation, à la fois dans le cours d’Introduction à l’ethnomusicologie et dans l’enseignement des musiques africaines… La question a deux volets. Je n’ai pas été impliquée au tout début, dans la mesure où cela a été mis en place par Mireille Helffer avec l’appui de Gilbert Rouget pendant que j’étais bloquée au Tibesti du temps de la rébellion tchadienne. Quand je suis rentrée, il n’y avait en place qu’un cours en licence qui s’appelait « Introduction à l’ethnomusicologie ». C’était quelque chose d’assez général, qui faisait une bonne place, grâce à Geneviève Dournon, à l’organologie, pour éviter que nos collègues ethnologues continuent à utiliser des terminologies vaseuses et à nous parler de violon à une corde, de guitare africaine… C’est ensuite, au cours des années, que s’est mis en place le cursus complet. À ce moment là, il y a eu les différents volets en maîtrise, notamment le cours « musique africaine » dont j’étais chargée, et auquel j‘avais associé Vincent Dehoux après avoir pris la responsabilité du cours de licence avec Geneviève Dournon, à la suite de Gilbert Rouget.

Qu’est-ce qui est fondamental, selon toi, dans la transmission de notre discipline ? Pour les ethnomusicologues, ce qui est fondamental à mon sens, c’est déjà d’être bien pénétré de l’idée qu’il faut se défaire de tous ses a priori. Tout ce qu’on peut escompter d’après ce qu’on a lu et entendu, de ses professeurs ou de ses collègues, il faut le mettre de côté pour essayer d’être complètement disponible à ce qu’on va voir et entendre. Et ce n’est quelquefois pas si évident que cela. C’est une sorte d’ascèse. Je pense qu’il y a là une question qui n’est pas technique à proprement parler. Il s’agit plutôt de sympathie, au sens étymologique du terme : établir un ressenti avec les gens. Si ce sont des gens que l’on n’aime pas, dont toutes les habitudes vous révulsent, il vaut mieux, à mon avis, changer de terrain ou faire un autre métier.

Cette ascèse est-elle particulièrement difficile à atteindre pour l’ethnologue qui ne tient pas compte, sauf exception, de la musique ? Cette manière de poser la question est intéressante dans la mesure où, dans un certain nombre de cas, cette négligence doit être une manifestation inconsciente d’ethnocentrisme. On a facilement tendance ici, à part les professionnels, à considérer que la musique est un art d’agrément, que c’est une activité qui n’a pas de véritable importance. Donc chez certains, cela intervient peut-être dans leur manque d’intérêt pour les manifestations musicales. Pour d’autres – parce que, souvent, des collègues ethnologues m’ont fait des remarques qui m’ont permis de le comprendre – c’est qu’ils ne lisent pas ce que nous écrivons et que, ne connaissant rien à la musique, ils pensent qu’ils ne vont rien y comprendre du tout. Ils supposent qu’il n’y a qu’une question de notes de solfège et de choses comme ça, ce qui est la preuve qu’ils n’ont pas saisi la double nature de notre discipline. Quelquefois on peut lire des articles d’ethnologues,

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très fouillés sur certains domaines, mais qui font dire à un ethnomusicologue : alors tous ces gens-là, dont ils nous parlent d’une façon si savante, ils sont sans doute muets, ou ils vivent dans un silence total puisqu’on ne nous souffle pas mot du son qui se fait dans leur société. Nous savons bien, en effet, que tous les actes importants des sociétés traditionnelles s’accompagnent de musique et que, plus largement, les manifestations sonores sont des marqueurs culturels : parler fort ou à voix couverte, privilégier l’aigu ou le grave… sont des choix. Sans parler de l’existence exclusivement sonore de certains masques dépourvus de matérialité (cf. l’exemple cité par Hugo Zemp chez les Dan3).

Tu t’es beaucoup exprimée sur l’ethnomusicologie générale à travers tes écrits et tes enseignements. Quelle est ta définition de l’ethnomusicologie ? L’ethnomusicologie est-elle surtout une question de méthode, dans le sens où elle s’applique à n’importe quelle musique ? C’est une question pertinente et complexe dans la mesure où il ne faut pas perdre de vue que l’ethnomusicologie est une discipline bicéphale : ethno-musicologie, et que la recherche doit tenir compte de ces deux aspects, mais sans toujours les mélanger. Ainsi, la réponse à la question « s’applique-t-elle à n’importe quelle musique ? » serait : non. « S’applique-t-elle à n’importe quelle manifestation autour de la musique ? » la réponse est oui. Pour être plus claire, cette méthode d’approche s’applique à tout ce qui concerne les actes, les institutions, les habitudes qui touchent la pratique de la musique : qui peut en faire, qui ne peut pas, etc. Mais, de mon point de vue, elle ne s’applique pas à n’importe quelle musique. La question de la qualification de la musique est très importante. C’est pour cela qu’il y a de l’ethnomusicologie, qui n’est pas faite par les mêmes gens que la musicologie générale. Il y a un consensus pour accepter comme critère très général des musiques relevant de la discipline ethnomusicologique : l’oralité. Cela étant, il est nécessaire de distinguer, d’une part, les musiques orales mais savantes, c’est-à-dire – dans ma terminologie personnelle – celles qui ont fait l’objet d’une conceptualisation et qui peuvent être enseignées sous forme d’une théorie, et, d’autre part, celles qui ne sont pas dans ce cas. En insistant sur la nécessité de ne pas traduire cette différence en termes de hiérarchie, la distinction est fondamentale dans la mesure où elle induit une différence de méthode. Si la musique que l’on se propose d’étudier n’a pas été conceptualisée, on ne sait pas à quelles lois elle obéit. On a donc besoin d’une méthode adaptée pour l’appréhender, de même que, pour les notations qu’on en fait – à ne surtout pas confondre avec des « partitions » classiques – il faut élaborer des manières de mettre en évidence des traits qui paraissent pertinents pour en faire l’analyse. Tout cela fait partie de la méthode propre à l’ethnomusicologie. On n’a nul besoin de toute cette démarche quand on travaille sur une musique dont le système nous est connu. Dans ce cas, on n’a évidemment pas à le chercher et l’approche consiste à étudier la manière dont il est appliqué. Pour effectuer cette étude, la méthode de l’ethnomusicologue est cependant spécifique, précisément en raison du caractère oral des musiques considérées comme appartenant au domaine de cette discipline.

Mais il n’y a pas que le système dans la musique, il y a aussi tout le reste. Quelle différence l’étude de la musique présente-t-elle par exemple avec l’étude du système de parenté ? Je pense que c’est effectivement une difficulté supplémentaire, comme chaque fois qu’on essaie d’avoir une démarche scientifique – c’est-à-dire qu’on travaille sur des concepts – à propos d’une production esthétique ; mais, en ce qui concerne la musique,

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il est évident que ce serait se priver d’un élément tout à fait essentiel que de ne pas tenir compte de l’aspect et de l’impact sensibles. Alors naturellement intervient la sensibilité de l’auditeur. Elle peut être innée, parce qu’il y a des gens qui n’ont aucune formation, mais qui ont une grande sensibilité musicale. Plus généralement, on affine sa sensibilité, on l’éduque par des études de musique, quelle que soit la tradition dont on relève. Mais je pense qu’il y a une espèce de sensibilité musicale globale – je ne sais pas quel terme employer – qui fait que l’on sent quand une musique a une qualité ou quand c’est n’importe quoi, du bruit. Naturellement, il est difficile de faire entrer cela dans une science. Pourtant on peut l’admettre comme un aspect aléatoire qu’il convient de prendre en compte, peut-être en se réfugiant, du point de vue purement intellectuel, sur l’observance des normes. Chaque musicien a des normes, sinon il ne produit pas de la musique mais des bruits informes. La difficulté, pour le chercheur, c’est qu’il ne connaît pas les normes qui sont observées par le musicien qu’il vient enregistrer. Le musicien est créateur de musique en l’absence de conceptualisation, il sait parfaitement la faire, mais il ne sait pas dire pourquoi et comment il la fait. Il y a donc un gros travail à faire par l’ethnomusicologue sur des musiques dont on ne connaît pas le système pour le dégager avant de pouvoir en faire une analyse qui soit objective, dans la mesure où elle ne repose pas sur les normes de la culture personnelle du chercheur, mais sur celles de la culture propre au musicien qui accomplit sa performance.

Une certaine ethnomusicologie, depuis vingt-cinq ans, ne semble pourtant pas concernée par les problèmes de normes ou de systèmes musicaux, ni d’analyse musicale d’ailleurs… Alors elle analyse quoi, au juste ? Elle devient de l’ethnologie pure. J’attache personnellement beaucoup d’importance – on me l’a même reproché dans ma thèse – à tout ce qui concerne ce que j’appelle l’acte de musique et tout ce qu’il porte comme symbolique, comme information, sur les conceptions de l’ensemble de la marche d’une société. Mais, puisqu’on passe par la musique, ce serait quand même paradoxal de négliger complètement l’aspect sonore du phénomène qui nous sert de voie d’accès, si je peux parler ainsi.

Les musiques urbaines populaires, actuelles, etc. font-elles partie du domaine de l’ethnomusicologie pour toi ? Ce domaine comprend l’ensemble des musiques de tradition orale. Les jeunes dont nous parlons forment des groupes, ils ne connaissent rien au solfège ni à la musique classique, et ils créent de la musique malgré tout ; c’est ce qui me fait dire que ces musiques, parce qu’elles sont orales, peuvent entrer dans ce domaine. Bien sur, on peut discuter sur le terme de tradition parce qu’ils ne transmettent pas une musique qu’ils ont reçue. Ils la créent aujourd’hui. Mais dans trois générations ce sera une tradition.

L’objet sur lequel travaille l’ethnomusicologue te paraît-il plus facile ou plus difficile à cerner qu’il y a trente ans ? Cela dépend certainement du terrain sur lequel on travaille. Mais je pense que la question d’époque est très importante, et là je rejoins tout à fait la notion proposée par Gilbert Rouget d’ethnomusicologie d’urgence pour des musiques qui sont l’expression de cultures locales et qui sont attaquées de toute part par la mondialisation, les déplacements, la facilité de la reproduction sonore, la radio, etc. Leur étude est essentielle, non pas par passéisme rétrograde, mais comme témoignage irremplaçable de faits culturels menacés. On n’accuse pas de passéisme les archéologues qui se

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précipitent quand on est en train de tout saccager pour faire un pont ou une voie rapide afin de sauver ce qui peut l’être. Je pense que nous avons un rôle du même genre avec les musiques rurales de nombreuses régions du monde. Un certain nombre de gens prétendent que ces traditions, étant en voie de disparition, sont dénuées de toute importance actuelle. Or, ceux qui en parlent, qui écrivent et qui ont l’impression qu’ils pensent à ce sujet, sont des gens des villes qui ont une formation universitaire ou voisine. Ils omettent pourtant de regarder une carte du monde et de constater quelle est la proportion de la population mondiale qui vit encore dans la ruralité, dans la communauté villageoise, et qui fait sa musique non pas avec des arrière-pensées de commercialisation, mais pour elle-même et pour soutenir les actes rituels, religieux ou profanes, de cette communauté, ce qui constitue encore la majorité de la population du globe. Par conséquent, on ne peut pas dire que l’ethnomusicologie soit has been.

Quelle place fais-tu à la notion d’authenticité, est-elle importante pour l’ethnomusicologie ? Pour moi c’est une grande question, encore que je n’emploie ce terme à aucun moment, je crois, dans mes écrits ; ce qui ne signifie d’ailleurs pas que j’ai raison, mais surtout qu’il s’applique comme critère pertinent dans certaines musiques et pas dans d’autres. Je pense que, dans des musiques qui sont très liées à la norme, très codifiées, disons des musiques savantes orientales par exemple, cette notion a lieu d’être prise en compte. Mais, dans des musiques plus rurales, plus fonctionnelles, je pense que tout est authentique, puisque les gens font cette musique en fonction de leur culture, de leur sensibilité, de leur compétence. Ce qu’il faut, c’est essayer de voir si elle est reconnue par un certain nombre de gens de cette culture ou bien si c’est une composition ou une différence purement individuelle. Le XIXe siècle européen butait beaucoup là-dessus, en cherchant désespérément quelle était la version authentique de telle chanson. Cependant il n’y a pas la chanson authentique, mais des versions, qui sont tout aussi authentiques les unes que les autres, à partir du moment où elles n’ont pas été trafiquées pour des motifs autres que la créativité du musicien : il est en quelque sorte le porte-parole, le porte-musique de sa communauté. Si sa musique est reconnue par les siens, on ne peut pas lui contester la qualité d’authenticité. Prenons l’exemple de Youssou N’Dour. Quand il joue au Sénégal, il respecte toute la complexité des rythmes de sa culture, dont il est imprégné ; mais quand il joue pour un large public international – aux dires des musiciens sénégalais –, il simplifie pour tenir compte de l’incompétence de ses auditeurs. On serait tenté de dire que la musique authentique c’est celle qu’il joue au Sénégal ; pourtant on ne peut dénier une certaine authenticité à la musique modernisée jouée ailleurs par ces mêmes musiciens. Quand on la compare avec celle de groupes américains ou anglais, on se rend compte que la part de l’Afrique y est très importante. Elle comporte donc une part d’authenticité. C’est un terme dont la manipulation est très délicate.

En considérant la musique simplifiée s’adressant à un public international comme authentique sous prétexte qu’elle a une couleur africaine, ne risque-t-on pas de tomber dans la confusion et de légitimer en quelque sorte des simplifications dans la transmission ? L’ethnomusicologue ne doit-il pas plutôt soutenir un effort dans l’accès à ces musiques ? Tout à fait, c’est un problème, mais c’est en même temps un faux problème. Du point de vue de l’authenticité, c’est le même musicien qui la fait, donc on ne peut pas dénier que ce soit authentique. En revanche, sur le plan qualitatif, il y a effectivement une

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différence tout-à-fait fondamentale. En effet, on ne peut pas objectivement considérer un appauvrissement comme un mélioratif. Par conséquent, si c’est appauvri on peut estimer que c’est moins bon que ce qui n’est pas appauvri. Et c’est là que le travail de l’ethnomusicologue est tout à fait important parce que c’est précisément la tradition – qui est la source d’inspiration, qui est la trame, l’essence de cette musique – qu’il va analyser, enregistrer, défendre, sauvegarder.

Tu appartiens à une génération qui ne bénéficiait pas d’une formation d’ethnomusicologie universitaire. Comment es-tu venue à l’ethnomusicologie ? Je suis venue à l’ethnomusicologie par la grâce de Claudie Marcel-Dubois qui avait fait, dans le cadre de l’Institut d’ethnologie, au Musée de l’Homme avec André Leroi- Gourhan, une espèce d’appendice à l’enseignement de l’ethnologie, qui était une initiation aux problèmes musicaux posés par les musiques traditionnelles. Il n’y avait même pas de sanction, pas d’examens. C’était si on voulait et si cela vous intéressait. C’est comme ça que cela a commencé. Il y avait une séance par semaine, à la Salle de cours, pendant trois mois. Ce n’était pas encore au Musée des Arts et Traditions Populaires.

Qu’est-ce qui t’a amenée à aller suivre ces cours ? C’est que toutes les musiques m’intéressaient. J’avais eu une révélation des musiques extra-européennes par des causeries de Maurice Martenot où il faisait entendre des enregistrements de la Phonothèque nationale. J’ai le souvenir notamment d’avoir pour la première fois de ma vie entendu un enregistrement de gamelan. Cela m’avait complètement retournée et, à partir de là, je me suis intéressée à cet univers. Je me suis donc précipitée quand j’ai appris l’existence du cours de Claudie Marcel-Dubois.

En quoi consistait cette formation d’ethnologie au Musée de l’Homme ? André Leroi-Gourhan l’avait instituée pour qu’il y ait quelque chose d’un peu concret en dehors du Certificat d’Ethnologie, afin de donner aux gens qui voulaient aller sur le terrain un minimum de formation pratique, en dehors de l’inventaire des grands courants purement abstraits de l’ethnologie et de la sociologie. C’était un privilège inouï d’avoir des cours par Leroi-Gourhan. Cette formation se terminait par un stage sur le terrain qui avait lieu en Normandie. Quand il y eut le nouveau bâtiment au bois de Boulogne (Musée des Arts et Traditions Populaires) sous la direction de Georges-Henri Rivière, le séminaire de Claudie Marcel- Dubois a pris beaucoup d’extension. En fin du compte, tous les ethnomusicologues de ma génération, et même de la suivante, ont été formés ou se sont rencontrés dans le séminaire de Claudie Marcel-Dubois au Musée des Arts et Traditions Populaires qui avait lieu tous les mardis matins. Ce n’était pas un séminaire interne entre étudiants, mais des conférences. Cela a drainé beaucoup de gens. Nous avions des discussions très intéressantes. C’était une vraie formation à l’ethnomusicologie et une confrontation entre des gens de tous bords qu’on ne pouvait pas trouver ailleurs. Il y avait bien entendu les sociétés savantes, les Africanistes, les Américanistes, etc. ; mais aux A.T.P. c’était tous continents confondus, avec comme centre d’intérêt la musique traditionnelle.

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Fig. 5. A dos de chameau dans la brousse du Sahel tchadien.

Photo Max-Yves Brandily.

Quelle était l’approche de Claudie Marcel-Dubois ? Elle avait une approche qui me semblait particulière, puisque j’étais moi-même formée tout à fait autrement, à la musique classique. Claudie Marcel-Dubois donnait les éléments fondamentaux sur le problème de l’oralité, comment l’approcher, bien qu’elle ait été spécialisée sur l’Europe. Elle était très épaulée par Tran Van Khê, côté musique orientale. On se rendait donc compte que les musiques de tradition orale relevaient d’une approche qui s’appliquait partout, avec des adaptations.

Quelle a été l’influence d’André Leroi-Gourhan sur tes recherches par la suite ? Je le considère comme mon maître à penser dans le domaine de l’ethnologie pure. C’était un esprit extraordinairement ouvert, qui avait, de plus, un sens didactique certain. Dans ses cours, il s’attachait beaucoup aux techniques de terrain et à ce genre de problèmes qui n’étaient abordés nulle part ailleurs. Lors du stage en Normandie, qui durait une semaine, il était là du matin au soir. On travaillait avec lui, on pouvait parler le soir avec lui, lui poser les questions qu’on voulait. Il s’exprimait très librement. C’était extrêmement enrichissant.

Comment ces manières de faire du terrain et d’enquêter en France ont-elles influencé ta façon de procéder par la suite ? J’étais déjà allée en Afrique (en 1957) pour accompagner mon mari, à qui je servais d’assistante pour ses tournages de films documentaires. Toutefois, au premier séjour, je n’avais même pas de magnétophone. Quand j’ai entrepris cette formation relative au terrain, je me suis rendu compte que, lorsque je faisais du tourisme à bicyclette en Bretagne avec une amie d’enfance, sans aucune technique, nous faisions de l’ethnologie sans le savoir, tout comme Monsieur Jourdain faisait de la prose… C’est avant tout une

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qualité d’approche, et les techniques – si elles sont indispensables – ne viennent qu’ensuite. C’est une vision un peu subversive des sciences humaines, mais je l’assume…

Comment vois-tu l’ethnomusicologie aujourd’hui ? Il faudrait dire les ethnomusicologies, puisqu’il y a différents courants, différentes options parmi les ethnomusicologues. Comme je l’ai dit, je souscris à la notion d’ethnomusicologie d’urgence proposée par Gilbert Rouget parce que nous sommes à une période où, précisément, les moyens de reproduction, de diffusion des musiques de l’oralité constituent un très grave problème, puisque il y a une imprégnation musicale qui devient métissée pour tout le monde. Mais je pense que les gens sont encore, dans de nombreux endroits – cela ressort de mon expérience –, conscients de la spécificité de leur propre musique. Ils y sont attachés comme marque culturelle, pour se distinguer des sociétés voisines ou plus lointaines, mais peut-être surtout par rapport aux voisins. Je pense donc que l’ethnomusicologie a encore beaucoup de travail à accomplir.

BIBLIOGRAPHIE

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NOTES

1. Organisme qui présentait d’importantes conférences, très connues à l’époque, avec projection de films documentaires tournés sur le terrain par le conférencier lui-même, qui les commentait sur scène. 2. Voir en particulier Gilbert Rouget : Chants et danses initiatiques pour le culte des vôdoun au Bénin, vol. 1 : Images du rituel ; vol. II : Musique du rituel. Enregistrements, photographies et textes de Gilbert Rouget. Éditions SÉPIA, 2001 (avec deux CD encartés), coffret hors commerce, tirage limité à cent exemplaires ; seul le vol. I est en vente en librairie. 3. Hugo Zemp : Musique Dan. La musique dans la pensée et la vie sociale d’une société africaine, Cahiers de l’Homme/Mouton, 1971 :168.

AUTEURS

MIRIAM ROVSING OLSEN Miriam ROVSING OLSEN est maître de conférences en ethnomusicologie à l’Université Paris X- Nanterre et membre du Centre de Recherche en Ethnomusicologie au Musée de l’Homme (UMR 7186 du CNRS-LESC). Ses recherches au Maroc, menées dans différentes régions de l’Anti-Atlas et du Haut-Atlas, ont donné lieu à de nombreuses publications. Elle est co-éditeur, avec Bernard Lortat-Jacob, d’un double numéro de la revue l’Homme : Musique et Anthropologie (2004).

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Jean-Michel Guilcher Un demi-siècle de recherches sur la danse traditionnelle en France

Yves Defrance et Jean-Michel Guilcher

1 D’une discrétion exemplaire et d’une honnêteté scientifique sans faille, Jean-Michel Guilcher a réalisé patiemment, avec son épouse Hélène, et parfois ses enfants Yves, Naïk et Mône, une œuvre considérable qui force l’admiration. Ses travaux sur la danse traditionnelle sont d’une portée internationale et font autorité au sein de la communauté scientifique élargie (ethnologues, ethnochoréologues, ethnomusicologues, sociologues, historiens, danseurs, chorégraphes…). La pertinence de ses écrits, d’une lecture très accessible, offre un modèle de méthode, de clarté et de démonstration qui dépasse très largement le champ d’observation qui fut le sien : le domaine français. Les membres de la Société Française d’Ethnomusicologie eurent l’occasion d’apprécier ses talents de conférencier lors d’une brillante communication sur les mécanismes de la tradition orale aux Journées d’Etudes organisées à Saint-Malo, en juin 1994.

2 Je connais Jean-Michel Guilcher depuis une trentaine d’années. Pédagogue hors pair, à la fois généreux et très rigoureux, il m’a toujours encouragé dans mes débuts de chercheur, acceptant de relire des chapitres entiers de ma thèse qu’il annotait de remarques dont j’apprécie, aujourd’hui encore, la pertinence. Ses publications et son enseignement ont marqué plusieurs générations d’ethnologues du domaine français, tant à l’EHESS de Paris qu’à l’Université Victor Segalen de Brest. À l’âge de 94 ans, Jean-Michel Guilcher continue de recevoir ses anciens étudiants devenus amis, soit à son domicile à Meudon, soit, naguère encore, dans sa jolie petite maison de pêcheur près de la pointe du Raz. Surmontant avec courage les soucis de santé, il poursuit tranquillement son œuvre. D’une étonnante mémoire et d’une vivacité d’esprit remarquable, il continue de nous ravir par la justesse de ses réflexions. C’est avec un grand bonheur que j’ai pu réunir ici des éléments de nos récentes conversations qui retracent les principales étapes de sa carrière. Le texte qui suit a été relu puis approuvé par Jean-Michel Guilcher. Y. D.

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Enfance et formation universitaire

Vous avez sorti récemment un recueil de chansons de votre enfance à Brest (Guilcher 2001). Avez-vous, dès votre jeunesse, été sensibilisé aux traditions populaires ? Les rondes et jeux chantés brestois que j’ai réunis me venaient pour la plupart des générations qui précèdent la mienne. Quelques-uns seulement avaient encore cours dans mon enfance. Avant d’habiter Brest, j’avais passé mes premières années en milieu rural au Tréhou dans les Monts d’Arrée où ma mère était institutrice. À Brest, j’avais une grand-mère originaire de l’Aber Ildut-Porspoder (née en 1836) qui, dans son pays, avait été une chanteuse réputée et chantait encore. Je connais de son répertoire ce qu’en avait retenu ma mère, c’est-à-dire les airs et des fragments d’une vingtaine de chansons. Il y a là-dedans des gwerzioù qui sont restées classiques : « La chanson de Ker-Ys », « La femme du croisé », « La dame du Faouët », mais à côté de cela tout un répertoire local, dont je ne trouve plus trace aujourd’hui. À Brest, on entendait encore, entre les deux guerres mondiales, des cortèges de dockers, des cortèges de jeunes gens qui passaient dans les rues en chantant des chansons traditionnelles. Celles des dockers étaient pimentées, celles des autres étaient plus convenables. Dans ma famille, tout le monde chantait. Le répertoire avait des composantes multiples. Il devait beaucoup au théâtre. Le théâtre lyrique avait à Brest un public très étendu. Tout cela ne m’a pas préparé à faire des enquêtes sur la danse, mais cela a commencé très tôt à former ma sensibilité musicale et rythmique.

Vous êtes allé au lycée à Brest et après, vous êtes parti faire des études d’histoire naturelle à la Sorbonne. Était-ce une vocation ? Pas vraiment, non. Je n’avais pas tellement envie d’être professeur d’histoire naturelle. Mais les sciences naturelles m’intéressaient. En particulier tout ce qui touchait à

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l’histoire des espèces et aux phénomènes d’évolution. La paléontologie et la stratigraphie sont devenues pour moi des disciplines de première importance.

À Paris vous avez suivi l’enseignement de Miss Pledge ? Oui, mais pas tout de suite. J’avais fait, en Sorbonne, la connaissance d’une étudiante qui, comme moi, s’intéressait à la danse en même temps qu’aux sciences naturelles. Nous nous sommes mariés à la fin de nos études et, pendant plus d’un demi-siècle, nous avons multiplié ensemble les enquêtes de terrain et les dépouillements de bibliothèques. C’est elle qui, en 1937, m’a fait découvrir l’enseignement de Miss Pledge. Nous n’avons plus cessé de suivre, jusqu’à la disparition de Miss Pledge en 1947.

Qu’est-ce que cet enseignement avait de particulier ? Miss Pledge était diplômée du Collège d’éducation physique de Chelsea, mais pour elle l’éducation du mouvement était beaucoup plus qu’une éducation physique. Elle avait vocation à être une composante de l’éducation générale, une contribution de première importance pour la formation de la personnalité. L’éducation du mouvement, telle que la pratiquait Miss Pledge, associait étroitement la gymnastique, le jeu et la danse. À la base, la gymnastique. Une gymnastique appropriée à l’âge, au sexe et à l’entraînement des personnes. Miss Pledge fut la première à introduire en France la gymnastique scandinave moderne, en particulier la gymnastique féminine et enfantine d’Elli Björksten. La première aussi à parler de relaxation. Sur le jeu, elle tirait d’immenses ressources de la culture de son pays. Pour ce qui est de la danse, elle avait sélectionné dans la tradition populaire de divers pays le répertoire dont elle avait besoin. Pour la France, elle faisait confiance aux folkloristes français. En quoi elle n’avait pas toujours raison. Il y avait à la source de cet enseignement des connaissances d’une étendue et d’une qualité exceptionnelles. Miss Pledge ne cessait de les accroître. Elle entretenait des rapports réguliers avec les recherches menées en Grande-Bretagne, dans les pays scandinaves, aux Etats-Unis. Chaque année elle voyageait dans ces pays, et elle reconsidérait tout ce qu’elle savait à la lumière des apports nouveaux.

Cet enseignement débouchait-il sur le spectacle ? Pas du tout. Les danses que nous apprenions étaient faites pour être dansées, pas pour être représentées. Chaque leçon associait des exercices et des danses. On partait de formes très simples et on accédait lentement à des niveaux plus élevés de compétence. Une progression très exigeante nous mettait par étapes en possession d’une expérience de la danse dont j’ai réalisé plus tard qu’elle avait valeur de base générale. Elle rendait possibles, ensuite, des acquisitions de natures différentes. Nous devons à l’enseignement de Miss Pledge d’avoir pu mener des recherches diversement spécialisées. Sans elle, nous n’aurions rien fait.

Parlait-on d’histoire de la danse ? En cette matière, nous tenions pour vérité assurée les affirmations des folkloristes britanniques, et en France celles des Archives internationales de la danse, à la suite de Curt Sachs 1. Les travaux de Marcel Jousse sur le mimisme faisaient également autorité. On voyait dans les danses populaires traditionnelles des vestiges d’expressions rythmées extrêmement anciennes dont le sens premier s’était perdu. Vidées de leur contenu religieux ou social, elles continuaient de valoir pour nous par la qualité de leur construction et l’accord étroit qu’elles réalisaient entre pensée musicale et mouvement.

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Les années de guerre

Quelles furent vos premières enquêtes de terrain ? Je venais de me présenter à l’écrit de l’agrégation en 1939 quand la guerre a éclaté. En août 1940, j’ai été démobilisé en zone sud. Ma femme m’y a rejoint. Nous avons alors gagné, à Barèges, dans les Hautes-Pyrénées, le camp de vacances Bernard-Rollot, où nous avions déjà séjourné. Nous avions bon espoir d’y retrouver des camarades, empêchés comme nous de regagner Paris. Nous en avons en effet retrouvé plusieurs, en particulier Jean-Marie Serreau, qui, à l’époque, n’était pas encore l’homme de théâtre qu’il est devenu par la suite2. Il était élève architecte. Il avait été affecté pour un temps aux Mines de Pierrefitte-Nestalas (Hautes-Pyrénées). Il y avait fait amitié avec un contremaître originaire de Saint-Savin, dans la vallée d’Argelès, qui, en son temps, avait une réputation de bon danseur. Les jeunes de son village lui demandaient de leur enseigner les danses, un peu perdues de vue, de la tradition locale. Elles consistaient pour l’essentiel en danses d’hommes, réservées à des circonstances particulières, et réputées très anciennes. À quoi s’ajoutaient des danses mixtes, beaucoup moins prestigieuses. Serreau nous a introduits à Saint-Servin. Nous y avons été très bien accueillis. Nous nous trouvions pour la première fois devant un milieu villageois, détenteur d’une tradition originale dont nous ne savions rien. Nous n’avions, pour l’inventorier, ni problématique appropriée, ni méthode d’enquête. Nous ne savions même pas que cela nous manquait. Notre seule ambition était de recueillir un répertoire. Nous nous sommes appliqués à le faire. Ce n’était qu’une première étape. Au mois d’août de l’année suivante, l’Association Jeune France, à Lyon, m’a chargé de mission dans ces mêmes vallées pyrénéennes, pour étendre et achever le travail ainsi commencé. Je disposais de deux assistants : Françoise Trillat pour les notations musicales, et René Tauziède pour les textes en parler local. Nous avons recueilli avec beaucoup de soin tout le répertoire de la vallée d’Argelès et de la vallée d’Azun. Dans la commune d’Esquièze-Sère, près de Barèges, nous avons recueilli une information abondante sur l’une des danses les plus originales du folklore français, la danse dite du Baïar. Elle associait étroitement la danse proprement dite avec des scènes mimées et des dialogues. Elle avait pour personnage central un acteur, le Baïar, portant une tête et encolure de cheval en bois sculpté (Baïar, en ancien français, est un cheval-bai). Cette danse, propre à Esquièze, n’avait lieu qu’à intervalles très éloignés. Le Musée pyrénéen de Lourdes avait obtenu qu’on la représente en 1923. En 1941, je pouvais encore apprendre d’anciens acteurs-danseurs le détail de ses épisodes successifs. J’ai soigneusement analysé par écrit toutes ces danses du Lavedan, aujourd’hui éteintes. Un éditeur toulousain se montre disposé à les publier, une brochure devrait prochainement communiquer au public les résultats de ce qui fut notre première enquête. Il ne nous venait pas à l’esprit à cette date que nous en ferions d’autres. Encore moins que cela nous acheminerait un jour vers une activité professionnelle.

Qu’est-ce qui vous y a conduit ? Des questions imprévues se sont posées à nous durant notre séjour à Lyon dans les années 1941-1942. Pierre Schaeffer3, qui fondait alors l’Association Jeune France, m’avait proposé de diriger les maîtrises lyonnaises. J’ai décliné l’invitation, mais ai accepté de mettre en route un enseignement de la danse. J’ai fait appel pour cela à Miss Pledge, elle aussi repliée à Lyon. Je suis devenu, quant à moi, l’adjoint de François Berge

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à la direction d’un bureau de documentation et recherche. Berge avait travaillé au Musée des Arts et Traditions Populaires. Emmanuel Mounier l’avait recommandé pour sa compétence en folklore. Nous sommes vite devenus des amis. Notre bureau tâchait de répondre aux demandes qui lui étaient adressées de toute la zone sud en matière de théâtre, danse, musique, chansons. J’ai passé le plus clair de mon temps dans les bibliothèques lyonnaises, où j’ai méthodiquement dévoré tout ce que je pouvais trouver d’ouvrages et de revues traitant de nos traditions populaires. J’ai ainsi commencé à me former à ce qu’on appelle aujourd’hui l’ethnologie de la France. À l’époque on ne disait encore que folklore. Vers la fin de 1940, Mounier avait demandé à Serreau et moi un article sur les danses traditionnelles et la place qu’elles avaient tenue dans notre vie d’étudiants. Je suis seul responsable de l’article qui a paru peu après dans Esprit (Guilcher et Serreau 1941). Je le désavoue totalement aujourd’hui. Nous étions, à cette date, tributaires de ce qu’on nous avait appris ; sans moyen d’en juger par nous-mêmes. Henri Marrou devait peu après, sous le pseudonyme de Davenson4, critiquer sévèrement cet article. Il dénonçait les « illusions romantiques » des folkloristes, trop portés selon lui à rattacher nos traditions populaires à un passé très lointain. Il rappelait à bon escient la complexité de la société française, l’interpénétration de ses milieux culturels, et l’influence exercée par la culture des classes dirigeantes sur celle des milieux populaires. Marrou n’était que partiellement qualifié pour ce genre d’appréciation. Il ne l’était pas du tout pour ce qui concerne la danse. La compétence de l’historien obligeait pourtant l’ignorant que j’étais à se demander ce qu’il fallait en croire. Les folkloristes avaient, dans leur grande majorité, considéré la tradition comme une mémoire efficace. Elle altérait sans doute, et c’était dommage, mais elle perpétuait aussi, et fidèlement pour l’essentiel. Beaucoup se représentaient les danses de leur terroir comme peu ou pas changées depuis un passé très lointain. S’étaient-ils trompés ? Tous et partout ? Les méthodes de l’historien ne permettaient pas d’en juger : il ignorait tout du passé de ces danses transmises par la seule pratique vivante. Quant aux défenseurs de l’origine lointaine, ils s’en tenaient à des affirmations sans preuve. Qui croire ? Mon travail à Jeune France m’avait mis en relation avec beaucoup de personnes intéressées par le folklore. Pierre Panis et Suzanne Chemisier m’avaient promené dans les villages du Bas-Berry et fait connaître leurs derniers danseurs de bourrées. Un sondage en Forez m’en avait fait rencontrer d’autres. Je vérifiais qu’il était encore possible, au moins par endroits, d’interroger d’anciens danseurs paysans formés par la seule tradition de leur région. Je commençais dès lors à me demander s’il ne serait pas possible d’attendre quelque chose d’une recherche d’un nouveau genre. À l’exemple de l’histoire naturelle, elle partirait de l’observation directe de milieux vivants. Là où la tradition s’était continuée jusqu’à nous, il devait être possible d’interroger trois ou quatre générations qu’elle avait formées. Et de comparer la façon dont elles avaient vécu une même danse. Si, sur 70 ans, elle se montrait absolument la même, on pouvait concevoir que, sur plusieurs siècles, elle n’ait pas beaucoup changé. S’il fallait, au contraire, constater des différences notables, la théorie de la conservation pure et simple deviendrait indéfendable.

L’ aventure du Père Castor

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Vous avez aussi une grande expérience de l’édition. J’ai commencé à travailler avec Paul Faucher5 après la dissolution de Jeune France en 1942. Les Albums du Père Castor créés sous sa direction s’étaient acquis, à cette date, une réputation mondiale. Ils étaient pour lui une première étape dans l’élaboration d’un outillage pédagogique à venir. Il désirait répondre aux besoins authentiques des enfants, des adolescents et de leurs éducateurs. Paul Faucher se proposait de fonder, le moment venu, un centre de recherche et de création qui se consacrerait à cette tâche. Il y aurait alors à réunir les compétences très diverses qu’appelait la réalisation de ce projet. Nous avons travaillé à le préparer, en Limousin puis en Nivernais, durant les années d’occupation allemande. Après 1945, rentrés à Paris, nous avons mis en route L’Atelier du Père Castor. J’y ai beaucoup appris : du travail de création lui-même ; mais aussi des rencontres qu’il occasionnait, et de l’échange d’idées qui en résultait. La culture de Paul Faucher, la richesse de son expérience, la pénétration de ses analyses, faisaient de chaque entretien une source d’enseignements à retenir. Je ne perdais pas de vue pour autant les problèmes que posait la tradition populaire de la danse. En Haute-Vienne nous avions pu noter à loisir le répertoire traditionnel de Meuzac. Hélène Guilcher devait, en 1958, recueillir en Savoie celui de Saint-Nicolas-de- Véroce. Dès 1945 nous commencions à expérimenter sur la côte ouest du Finistère- nord, une prospection qui se voulait plus ambitieuse. Elle ne se bornerait pas à recueillir un répertoire ; elle aurait à réunir un maximum d’informations sur le danseur traditionnel lui-même, sa psychologie, la connaissance qu’il avait de sa danse, la façon dont il l’avait apprise. Nous étions en quête de façons efficaces de procéder. Dans le même temps, ma réflexion tirait parti de contacts avec des chercheurs dont j’admirais la compétence. Très particulièrement Patrice Coirault.

Vous avez connu Patrice Coirault ? Ah, très bien. Dès l’été 1942, William Lemit m’avait fait lire Notre chanson folklorique. En 1945, il m’a présenté à M. et Mme Coirault, avec qui je n’ai plus cessé d’avoir des relations suivies. Plus tard, j’ai connu Brăiloiu. Pendant deux ans, nous avons suivi ensemble le cours de Chailley sur les modes grecs. Après le cours, nous allions nous installer à « La Closerie des Lilas » et nous y restions jusqu’au soir. La conversation se poursuivait encore sur le trottoir, en va-et-vient entre l’Observatoire et Montparnasse. Brăiloiu possédait une culture française, littéraire et artistique, comme peu de Français en ont. Il pouvait évoquer le Paris de la Belle époque, ses écrivains et ses artistes, aussi bien que commenter ses propres recherches. Il était attentif à l’apport possible de recherches sur la danse. Je pouvais l’entretenir des miennes, et lui dire où en était mon travail de thèse.

S’intéressait-il au folklore français ? Ah, oui beaucoup ! Il dépouillait méthodiquement tout ce qu’il trouvait le concernant, recueils, collections, ouvrages et articles, dans la bibliothèque du laboratoire de Chailley. Il lui arrivait de m’écrire pour me signaler des choses qu’il croyait pouvoir m’intéresser.

Juste un peu avant cette période-là, il y eut une mission qui ne rencontra pas beaucoup de succès sur le moment. C’était en été 1939. Elle s’est d’ailleurs interrompue en pleine course. Il s’agit de la mission en Basse-Bretagne avec l’abbé Falc’hun6, Claudie Marcel-Dubois et la

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photographe Jeannine Auboyer. Étiez-vous au courant de cette mission ? A-t-elle fait écho de ses travaux, de ses méthodes ? Nous savions, bien sûr, que cette mission avait eu lieu, mais nous en savions peu de chose. Seulement ce que Falch’un en avait raconté dans les Conférences universitaires de Bretagne. Falc’hun était alors titulaire de la chaire de langue celtique à Rennes. Quand notre recherche a commencé à se montrer productive, je suis allé le trouver. Je lui ai expliqué ce que nous faisions. Lui m’a montré ses cartes linguistiques. Il m’a donné une idée des enseignements qu’il en tirait pour l’histoire de la langue bretonne. Nous avons continué de nous voir. C’est lui, quelques années plus tard, qui m’a dit que nos résultats pouvaient justifier une thèse de doctorat d’État, et que l’Université s’y intéresserait certainement. La perspective s’ouvrait tout à coup que notre recherche, jusque-là toute personnelle, puisse prendre rang d’activité officiellement reconnue.

Vous avez alors préparé une thèse de doctorat d’État ? Oui. Et quand le travail a été suffisamment avancé, j’ai présenté ma candidature au CNRS. Je détaillais longuement les questions auxquelles mes recherches s’efforçaient de répondre touchant le fonctionnement de la tradition. Je me rappelle avoir soumis ce texte à Paul Delarue, qui l’approuva chaudement. La commission du CNRS devait en juger autrement. Je n’étais connu de personne, et la danse n’avait pas la réputation d’être un objet d’étude sérieux. L’année suivante, j’ai rendu visite à Valois, dont je savais l’intérêt qu’il portait aux sciences naturelles. Je lui ai donné à examiner la collection du Montreur d’images (plantes, oiseaux) dont j’avais eu la responsabilité particulière à l’Atelier du Père Castor. Valois a soutenu ma candidature et, en 1955, je suis entré au CNRS. Quelques années plus tard, j’ai achevé la rédaction de ma thèse. Georges-Henri Rivière, qui en avait eu connaissance, s’est arrangé pour me faire rattacher au Musée des Arts et Traditions Populaires. Il me demandait d’y créer un département de la danse, en m’avertissant que ce serait « une médaille en chocolat », ce département ne pouvant disposer d’aucun crédit. Il n’en a en effet jamais eu.

Méthodes de recherche et premiers travaux

Votre recherche en Bretagne vous avait-elle beaucoup appris ? Avec le temps, oui. D’abord nous avons appris à travailler. Dans les débuts, sur la côte des Abers, nous avancions de proche en proche, village après village. Nous relevions des variantes à un fonds qui restait à peu près le même. Chaque soir, nous rédigions un compte rendu général de ce que nous avions appris dans la commune. Assez vite, nous avons compris qu’il fallait rédiger un à un les témoignages des informateurs, en respectant leurs contradictions aussi bien que leur complémentarité. Et puis l’avancée de l’enquête nous a mis en présence de terroirs où la tradition se montrait différente. Nous avons alors ajouté à la prospection continue des sondages à distance. Ils nous donnaient à découvrir et à explorer des situations nouvelles ; ce qui en un second temps conduisait à rechercher dans l’espace intermédiaire comment s’était opéré le passage d’une situation à une autre. Chaque terroir nouveau faisait surgir des questions imprévues. Il fallait multiplier les informateurs et les entretiens pour se donner les moyens d’y répondre. Nous ne savions pas jusqu’où s’étendrait notre enquête. Nous étions sans cesse attirés plus loin. Nous avons ainsi étudié une à une 375 communes. Il y a fallu quinze ans.

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Quelle vue d’ensemble en retirez-vous ? Nous nous sommes trouvés au terme devant une géographie bretonne de la danse qu’aucun auteur n’avait fait connaître avant nous. Elle juxtaposait plusieurs aires d’ampleur inégale, caractérisées chacune par une danse fondamentale qui lui était propre. Plusieurs de ces aires étaient entièrement contenues dans le territoire bretonnant. D’autres se continuaient au-delà de la limite linguistique. Presque toutes réunissaient plusieurs « pays », que l’état final de la même danse distinguait les uns des autres. L’ascendance commune n’était pas douteuse. La question se posait seulement de savoir quelles causes et quels mécanismes avaient conduit à ces différences.

Aviez-vous des moyens de l’apprendre ? Très inégalement selon l’endroit, car les danses propres au pays n’avaient pas disparu partout à la même date. En Haute Cornouaille, la dañs tro avait gardé vie jusqu’aux années 1930. On l’avait redansée dans les bals clandestins au temps de Vichy (Deuxième Guerre mondiale). Des danseurs d’âges différents pouvaient en parler. Sa réactualisation était chose relativement aisée. Aux témoignages parlés on pouvait ajouter l’observation de conduites avec tout ce qu’elle a d’irremplaçable. En Basse- Cornouaille, autour de Rosporden, la suite gavotte-bal avait pris fin vers 1925. Ce sont des souvenirs qu’il fallait rechercher et regrouper. Avec, çà et là, des possibilités de démonstration par quelques personnes. En Trégor finistérien, la tradition de la danse s’était éteinte vers 1914, par endroits plus tôt encore. Les témoignages la concernant étaient plus rares, moins assurés, plus différents d’un terroir à l’autre. Il était plus difficile qu’ailleurs d’en faire la critique. Au total, nous n’avons pas disposé, pour apprendre et comprendre, de ressources partout égales. Nous avons fait de notre mieux pour constituer, à la fois dans l’espace et dans la durée accessible, un réseau d’informations aussi continu que possible. Comparer le témoignage de plusieurs générations à l’intérieur d’une seule commune n’apportait qu’un enseignement limité, mais reprendre l’opération de proche en proche sur une aire étendue conduisait au contraire à découvrir des évolutions d’une portée générale qu’aucun autre moyen n’aurait permis de connaître.

En avez-vous tiré un jugement d’ensemble sur ce qu’avait été la tradition de la danse ? Évidemment oui, pour la Basse-Bretagne, dans les limites du temps et de l’espace où nous l’avons explorée. Mais, même dans ces limites, la réponse n’est pas uniforme. La tradition finissante avait montré des pouvoirs qui n’allaient pas tous dans le même sens. Plusieurs danses anciennes avaient continué de se transmettre sans beaucoup changer d’apparence. Celles-là tendaient seulement à devenir l’exception. D’autres, également anciennes, avaient disparu, ou n’étaient plus que ruine. En revanche, des danses d’un modèle nouveau avaient trouvé place, dont le passé lointain n’avait connu aucun exemple.

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Fig. 2. Bourrée d’Auvergne, dite La Bourrée tournante, menée à l’accordéon diatonique.

Carte postale des années 1900-1910. Coll. Yves Defrance.

D’où sortaient-elles ? Jamais d’une invention de toutes pièces ; toujours de la transformation d’un matériau préexistant. Cela pouvait être au départ quelques figures très simples détachées d’une contredanse ; ou une danse ancienne sur laquelle l’accord avait cessé de se faire ; ou une interférence entre deux composants de provenance différente. Les danses neuves ainsi entrées dans la pratique commune ne devaient pas leurs traits originaux à ce qu’elles gardaient de leur origine, mais bien au refaçonnement qui s’était opéré sur la danse de départ. Ce fut pour nous une découverte très surprenante de constater que la tradition finissante, à côté d’un pouvoir de conserver ou d’amoindrir, avait eu celui, non seulement de transformer mais d’élaborer, de construire, de porter une structure de mouvement à un niveau plus satisfaisant de son contenu ou de sa forme.

Comment ces transformations se sont-elles réalisées ? Pas une seule fois nous n’avons relevé l’intervention de volontés personnelles s’appliquant à inventer des danses ou à en refaçonner d’anciennes. Nous n’avons jamais observé autre chose qu’un enchaînement progressif de modifications élémentaires. Elles avaient leur source dans la pratique ordinaire de la danse. Plus précisément dans un accroissement de la variation individuelle qui en est inséparable. Chaque danseur, en effet, actualise, selon sa disposition du moment, une façon de danser sur laquelle tous s’accordent. La variation de personne à personne qui en résulte n’est pas une liberté prise par rapport à une norme ; elle en est une caractéristique intrinsèque de la tradition. La danse n’est pleinement elle-même qu’assortie de toutes ses variantes. Une variation maintenue dans les limites de la pratique ordinaire ne conduit pas nécessairement au changement. Son accroissement inopiné peut le faire. Le cours final de leur tradition a conduit plusieurs danses à ce nouvel état. Avec des conséquences qui n’ont pas été les mêmes pour toutes. Une prolifération tard venue de leur variation a été pour quelques-unes le premier signe du déclin. Mais il est arrivé aussi qu’une

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tendance durablement présente dans le milieu oriente une sélection involontaire des variantes, en enchaîne quelques-unes au fil du temps, et débouche sur leur totalisation. La donnée de départ a été portée à un état nouveau. Une tendance persistante a conféré une unité à un processus élaborateur à peu près totalement inconscient.

Autres terrains français

Une fois fini le travail sur la Bretagne, vous avez reporté la même recherche sur d’autres régions de France. Voulez-vous rappeler lesquelles ? Berry, Vendée, Haute Auvergne, Aubrac, Pays Basque, Béarn, Roussillon, Dauphiné. Pour chacun de ces « pays », nous avons mené simultanément l’enquête de terrain et le dépouillement de sources anciennes. Bien entendu l’enquête de terrain n’a pas été développée pareillement partout. En Pays Basque et Béarn, elle nous a retenus longtemps. Ailleurs, il a fallu se contenter de moins.

Je suppose que cela vous a beaucoup appris. Bien sûr. D’abord cela nous a fait rencontrer plusieurs répertoires régionaux différents, dont chacun est l’aboutissement d’une histoire qui lui est propre, et sur laquelle on peut s’interroger. Et puis cela a permis de reposer en chaque endroit la question qui, pour nous, était fondamentale : comment s’est effectuée la transmission de l’expérience ? Qu’en est-il résulté pour le dépôt transmis ?

Fig. 3. Danse masculine avec baguettes de la tradition basque, accompagnée par un trio de musiciens : flûte à une main, tambour militaire et accordéon diatonique.

Carte postale des années 1910. Coll. Yves Defrance.

De ce dernier point de vue, avez-vous rencontré des situations que vous ne connaissiez pas encore ? Dans la plupart des régions de France où nous transportions nos enquêtes, nous avons retrouvé, comme en Bretagne, des danses sans réglementation extérieure, accessibles à la collectivité tout entière, ayant la continuité de leur pratique pour seul moyen de se

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transmettre. Le Pays Basque nous a fait rencontrer autre chose. La société rurale y avait disposé pour la danse de deux répertoires distincts : l’un banal et pratiqué par tous ; l’autre cérémoniel, réservé aux jours de fête, exécuté par la jeunesse masculine et elle seule. Ce n’était pas pour nous une nouveauté totale. En 1940-41, nous avions observé la même dualité dans les Vallées du Lavedan. Mais nous n’avions fait que recueillir des répertoires. En Pays Basque nous pouvions analyser la différence de leur transmission. La danse récréative s’ouvrait à tous. Elle se perpétuait ou se renouvelait sans que personne en prenne souci. La danse de fête, elle, faisait l’objet d’un enseignement, donné par un maître autorisé aux jeunes hommes en âge de le recevoir. Le maître pouvait être un ancien danseur, choisi simplement pour sa réputation de bon exécutant. Il a pu, en ce cas, borner son ambition à faire correctement reproduire ce que lui-même avait autrefois appris. Mais il a pu aussi être apprécié pour un savoir supérieur à celui de son milieu, enrichi à des sources extérieures comme le théâtre ou l’enseignement militaire de la danse. Il y a des chances alors qu’il se soit appliqué à porter la pratique du pays à un niveau plus brillant que celui qu’on lui connaissait avant lui. Qu’il ait été de l’une ou de l’autre espèce, le maître avait le pouvoir d’imposer à la génération d’élèves qu’on lui confiait la danse et la façon de danser qu’il estimait les plus souhaitables.

Avec des résultats, donc, qui ont différé selon les enseignants ? Je crois que la volonté de conserver l’a longtemps emporté chez le plus grand nombre. On doit à un nombre inconnu d’enseignants successifs la transmission jusqu’à nous de versions de sauts basques qui sont restés les mêmes depuis les plus anciennes notations que nous en connaissions. Et celle de plusieurs cortèges itinérants du Labourd et de la Basse-Navarre. En revanche, en Soule, la danse des Satans des pastorales, des épisodes majeurs des Maskaradak, ont été refaçonnés par des maîtres tributaires, directement ou indirectement, d’un enseignement militaire de la danse. Le rôle des solistes a grandi, au détriment d’une expression d’ensemble plus ancienne. Des danses comme le Saut du branle ou la Danse du verre ont pris un visage entièrement nouveau. Non plus, comme en Bretagne, par un simple enchaînement, largement inconscient, de mécanismes élémentaires, mais sous l’effet d’une invention volontaire et réfléchie, exercée par quelques-uns à l’intérieur d’une tradition qui n’y faisait pas obstacle.

Spécificités de la danse française

Vous avez souligné à plusieurs reprises que vous aviez abordé le fonctionnement d’une tradition près de s’éteindre. Pensez-vous qu’elle se soit montrée différente à des époques plus anciennes ? À certains égards, oui. Nous ne tenons pas suffisamment compte de la date très tardive où l’étude des traditions populaires a commencé à intéresser le public français. Il faut attendre la seconde moitié du XIXe siècle pour voir publier des collectes d’importance. Il faut attendre 1877 pour voir paraître le premier périodique spécialisé, la Mélusine de Gaidoz et Rolland. La Revue des Traditions populaires de Sébillot ne commence à paraître qu’en 1886. Les collecteurs savent bien observer des cultures paysannes en voie de disparition ; mais il ne leur vient pas à l’esprit qu’elles aient pu acquérir des traits nouveaux. Sébillot les croit faites de survivances dont beaucoup remontent aux premiers âges de l’humanité. Quantité d’autres pensent comme lui. Les historiens du monde rural nous ont rendus plus prudents. Nous savons que des changements de toute

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nature, commencés aux derniers temps de l’Ancien Régime, ont profondément renouvelé les structures, les mentalités, la vie de relation des sociétés paysannes. Le XIXe siècle a été pour la culture qu’elles se transmettaient un temps de remise en cause sans précédent. À plus forte raison nous-mêmes avons eu affaire à des milieux paysans où la pression du groupe sur les individus n’était plus, depuis longtemps, ce qu’elle avait été autrefois. La tradition de la danse manifestait encore un remarquable pouvoir de conserver. Elle montrait simultanément un pouvoir de transformer, à l’occasion de construire, dont rien ne prouve qu’il ait eu la même présence en des temps plus lointains.

Faut-il penser que la tradition a fonctionné autrement à d’autres époques ? La seule réponse correcte est un aveu d’ignorance. S’il faut absolument avoir une opinion, je dirai qu’à mon sens le pouvoir de conserver a dû l’emporter dans la société paysanne ancienne. Il est frappant de constater qu’aux derniers temps de l’Ancien Régime, quantité de campagnes françaises ont encore le branle comme danse principale, et quelquefois unique. Or, le branle – la danse en chaîne, ouverte ou fermée, sans limites de nombre – est le type de danse le plus ancien que nous connaissions dans notre histoire. Plusieurs danses recueillies de nos jours sont encore rattachables à des branles qu’on trouve attestés et décrits au XVIe siècle. Il n’est pas question pour autant de contester la possibilité du changement. Il paraît seulement difficile de lui attribuer à toute époque la fréquence, la rapidité et l’ampleur que nous lui connaissons aujourd’hui dans des milieux ruraux en voie de transformation accélérée.

En 1941, vous n’aviez pas répondu aux critiques que vous adressait Davenson. Que lui répondriez-vous aujourd’hui ? Je suis reconnaissant à Marrou (Davenson) de m’avoir, dans ma jeunesse, délivré des certitudes illusoires que je devais aux autorités de ce temps. Il m’a, du même coup, acheminé vers une recherche personnelle devenue libre de toute idée préconçue. Elle ne m’a pas fait rejoindre la position de Marrou. Elle m’a, au contraire, convaincu que sa façon de voir était, elle aussi, indéfendable. Marrou se présente lui-même, à bien des reprises, comme un « lettré français ». Il l’est effectivement, jusque dans ses limites. Je ne vois rien dans son travail qui dénote le moindre contact avec un milieu rural où une tradition orale aurait gardé quelque importance. Toute son information est livresque. Il a bâti à partir d’elle un édifice théorique assez cohérent pour donner à lui-même et à ses lecteurs l’illusion d’une connaissance aboutie. Des aspects partiels de la réalité s’y trouvent privilégiés aux dépens de plusieurs autres dont il ignore tout. Pour Marrou, les produits de notre art populaire, qu’il s’agisse de costumes, de meubles ou de chansons, sont d’abord et surtout redevables à des modèles reçus des milieux sociaux supérieurs. Depuis dix-neuf siècles, pense-t-il, une évolution continue abat les cloisons et fait pénétrer jusqu’au fond des campagnes une influence d’art qui prend sa source à Paris. Il n’est pas question de contester le rayonnement jusqu’en milieu rural de modèles artistiques émanant des classes dirigeantes ; j’ai moi-même attiré l’attention à bien des reprises sur ce que leur doivent nos répertoires paysans de la danse. Mais d’abord il s’en faut, et de beaucoup, que ce genre de communication explique tout à lui seul. Et puis, la relation entre culture lettrée et culture paysanne suscite, historiquement, socialement, géographiquement, une foule d’interrogations dont Marrou semble ne s’être fait aucune idée. Son livre laisse l’impression qu’on sait, pour l’essentiel, à quoi s’en tenir. En quoi il fait obstacle à une recherche d’histoire qui

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n’en est qu’à ses balbutiements. C’est peut-être le reproche le plus grave qu’on doive lui faire.

BIBLIOGRAPHIE

GUILCHER Jean-Michel

1956, « Deux danses du Lavedan », Arts et Traditions populaires, janv.-mars, 29 p.

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Film

1995b, Kan ha Diskan. Film documentaire (52’) sur une technique vocale traditionnelle de Basse- Bretagne ; réalisation Violaine Dejoie-Robin, Paris : éd. La Lanterne (conseiller technique : Yves Defrance).

Préfaces de Jean-Michel Guilcher

Jean-François Simon : Tiez, le paysan breton et sa maison, tome 1 : le Léon. Douarnenez : Editions de l’Estran, 1982, 304 p.

Georges Delarue : Chansons populaires du Nivernais et du Morvan, tome I. Grenoble : Centre Alpin et Rhodanien d’Ethnologie, 1977, 537 p.

Louisette Radioyes : Traditions et chansons de Haute Bretagne. Le répertoire de Saint-Congard et ses environs 1962-1970. Aix-en-Provence : Édisud/CNRS, 1995, 286 p.

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Patrice Coirault : Répertoire des chansons françaises de tradition orale, ouvrage révisé et complété par Georges Delarue, Yvette Fédoroff et Simone Wallon. Paris : Bibliothèque Nationale de France, 1996.

Pour la jeunesse Dans la collection « Albums du Père Castor », Paris : Flammarion.

1947-57 Collection Le Montreur d’images (monde végétal, oiseaux), 1947, 1950, 1952, 1953, 1955, 1957.

1947, Dix danses simples des Pays de France choisies pour la jeunesse.

1948, Bernique (rééditions jusqu’en 1993).

1948, Les deux bossus. Dessins de Gerda Muller (rééditions jusqu’en 1993).

1948, Le violon enchanté (rééditions jusqu’en 1998).

1949, Le singe et l’hirondelle (rééditions jusqu’en 1999).

1951, Amo le Peau Rouge.

1952, Mangazou le petit Pygmée.

1953, Jeux de nourrices.

1954, Jan de Hollande (rééditions jusqu’en 1993).

NOTES

1. Curt Sachs (Berlin :1881-New York :1959), co-auteur du système de classification organologique avec Erich von Hornbostel, est aussi l’auteur de Eine Weltgeschichte des Tanzes (Dietrich Reimer/Ernst Vohsen, Berlin, 1933), traduit en anglais chez Norton à New York en 1937, puis en français chez Gallimard à Paris en 1938. Les Archives Internationales de la Danse (1931-1952) établies à Paris, s’efforcent de promouvoir la danse, sous tous ses aspects : techniques, artistiques, historiques ou ethnographiques. Cet organisme gère des archives et une bibliothèque, mais organise aussi des expositions et des conférences. (cf. Baxmann Inge, Roussier Claire, Veroll Patrizia, Les Archives internationales de la danse 1931-1952, Centre National de la danse, Paris, 2006, 245). 2. Jean-Marie Serreau (1915-1973), comédien et metteur en scène, dirigea le Théâtre de Babylone à Paris dans les années 1950-60 et fonda le Théâtre de la Tempête à la Cartoucherie de Vincennes après 1968. 3. Pierre Schaeffer (1910-1995) est un ingénieur, chercheur, théoricien, compositeur et écrivain, père de la musique concrète et de la musique électro-acoustique. En 1934, il est chargé d’équiper les studios de la Radiodiffusion française. En décembre1940, il fonde à Lyon l’association Jeune France, présidée par Alfred Cortot, dissoute par Vichy, mais qui resurgit sous la forme de Studio d’essai qu’il crée en 1942 et où il prépare, clandestinement comme résistant, les émissions de la Libération. L’objet de Jeune France était d’intéresser la jeunesse aux différentes formes d’art par la création d’équipements culturels et d’événements artistiques, et d’employer des artistes au chômage. 4. Entre 1935 et 1960 Henri-Irénée Marrou (1904-1977) rédige, sous le pseudonyme de Henri Davenson, une vingtaine d’articles dans la revue Esprit, dont quelques articles sur la musique. Il s’intéresse à l’actualité musicale mais aussi aux troubadours auxquels il consacre un livre. Durant la Deuxième Guerre mondiale, il publie son célèbre Livre des chansons, qui est une sélection de chansons à propos desquelles il expose son point de vue sur l’origine des cultures, La Baconnière,

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1944, 589 p., (100 chansons choisies et 139 anciennes commentées avec leur transcription musicale). 5. Paul Faucher (1898-1967) fut un des pionniers de l’Education nouvelle en France. Dès 1927, il fonde la section française du bureau international d’éducation à Genève. En 1931-1932 commencent de paraître ses Albums du Père Castor, qui devaient donner un tour nouveau à la littérature enfantine. J.-M. Guilcher le rejoint en 1942 en Limousin, et en 1945-1946 l’aide à Paris à former L’ Atelier du Père Castor, organe de recherches attaché à promouvoir un nouvel outillage pédagogique et culturel. Une petite école est annexée à L’ Atelier. 6. François Falc’hun (1901-1991) fut un brillant linguiste, historien de la langue bretonne, titulaire de la chaire de celtique à Rennes, puis à Brest.

AUTEURS

YVES DEFRANCE Yves DEFRANCE, ethnomusicologue HDR, docteur de l’EHESS (Paris), dirige le CFMI de l’Université de Rennes. À la fois généraliste et spécialiste de l’espace français contemporain, il a publié de nombreux articles (notamment dans les Cahiers de musiques traditionnelles), plusieurs ouvrages (L’archipel des musiques bretonnes, Actes Sud/Cité de la musique, 2000) et réalisé une quarantaine de documents audiovisuels (CD, vidéo, DVD) sur la France (Alan Lomax collection, 2002), l’Indonésie (2004), le Vietnam (VDEGallo, 2006), Le Kerala (2007) et le Nordeste brésilien (2008). Il préside actuellement la Société Française d’Ethnomusicologie (Paris) et a fondé, avec Luc Charles-Dominique, le CIRIEF (Centre International de Recherches Interdisciplinaires en Ethnomusicologie de la France).

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Rencontre

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Les musiques dans le monde de l’islam Un congrès à Assilah (Maroc), 8-13 août 2007

Michel Guignard

Cadre et objectifs du congrès d’Assilah

1 Le Congrès sur les musiques dans le monde de l’Islam, organisé par la Fondation du Forum d’Assilah (Maroc) et la Maison des Cultures du Monde (Paris), s’est tenu à Assilah du 7 au 11 août 2007. Soixante-quinze ans après le Congrès du Caire sur la musique arabe (1932), il a paru opportun de faire un point sur la situation des traditions musicales dans le monde islamique. Le champ était très large puisqu’il ne se limitait pas au monde arabe et impliquait donc une grande variété de pays et de situations, fruits d’histoires diversifiées.

2 Les organisateurs ont rassemblé une soixantaine de chercheurs, dont la moitié venaient des pays concernés. Ils ont présenté une cinquantaine de communications sur des thèmes multiples. Il était difficile de donner en quelques pages un aperçu de ce contenu très riche. J’ai essayé de dégager quelques grandes orientations géographiques ou thématiques.

Le congrès du Caire (1932)

3 Le congrès du Caire a été évoqué par Jean Lambert en introduction, mais aussi par Amine Beyhom, Mourad Sakli, Anne Elise Thomas et Habib Yammine. Il consacre, sur le plan musical, le réveil du monde arabe après l’éclatement de l’empire ottoman. À son actif, un bilan de la situation de la musique dans ces pays et de très nombreux enregistrements, témoins précieux des cultures de cette époque. Ainsi, le baron d’Erlanger a rapporté une description détaillée de 111 rythmes liés aux traditions musicales du Proche-Orient, du Moyen-Orient et du Maghreb, rythmes dont beaucoup disparaîtront dans la période

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suivante. Ces travaux nous permettent donc de comprendre la musique de cette époque et les évolutions apparues depuis lors.

4 Le congrès a rassemblé des intellectuels arabes, souvent praticiens amateurs de la musique, et des musicologues occidentaux. Les premiers considéraient généralement le foisonnement musical de la région comme le signe soit d’une évolution incomplète, au sens darwinien, soit d’une dégénérescence de la « musique arabe authentique » purifiée des influences extérieures, selon Lambert un concept proposé pour la circonstance.

5 Il fallait donc reconstruire une identité arabe en s’entendant sur des normes qui la mettraient « au niveau de perfection de la musique occidentale », c’est-à-dire la rénover en intégrant les canons esthétiques occidentaux considérés comme universels. Les discussions portèrent sur la théorisation de la musique arabe, notamment sur le choix d’une échelle qui permette de générer les différents modes. Cette approche entraîna un débat entre les tenants d’une approche théorique et ceux d’une approche plus empirique. On s’accorda sur une échelle de vingt-quatre intervalles et de quinze degrés principaux, mais non sur la place précise des différents degrés. Un tel débat n’était pas nouveau, comme l’a rappelé Beyhom, qui a décrit les nombreuses recherches faites par le passé dans la perspective mathématique ouverte par Pythagore ou dans celle des tenants d’une approche « arabo-zalzacienne » plus proche de la pratique.

6 Ces discussions eurent peu d’effet à court terme sur les musiciens professionnels qui, d’ailleurs, ne furent pas invités. Elles en eurent en revanche dans les conservatoires syriens et égyptiens créés sur le modèle occidental et qui furent imités dans de nombreux pays. La tendance actuelle de leurs manuels tend « vers une simplification outrancière qui s’éloigne résolument de l’esprit de la musique traditionnelle arabe dans le but affiché de la faire évoluer… évolution étant presque toujours synonyme d’harmonisation » (Beyhom). Cette orientation, loin d’avoir régénéré la musique classique, pourrait avoir été l’une des causes de son déclin.

La confusion des genres, la musique savante en péril

7 La plupart des pays arabes et d’Asie centrale ont bénéficié d’une grande variété de musiques, classiques (musiques maqâmiques), professionnelles (comme les bardes ashiq), populaires ou villageoises. Au cours du XXe siècle, Sansan Fatemi observe en Iran et en Egypte deux mouvements convergents en provenance de la musique populaire et de la musique classique qui donnent naissance à des « meso-musiques » (intermédiaires). Le tasnif en Iran et la taqtuqa en Egypte, chansons populaires de construction simple, deviennent des genres nobles en utilisant les modes du dastgâh (Iran) ou en variant les mélodies de chaque couplet des chansons (Egypte). On assiste donc à un processus de classicisation des musiques populaires. « Parallèlement, dans le but de satisfaire une classe moyenne qui commence à se développer rapidement, les répertoires de la musique classique des deux pays se glissent graduellement vers les genres moins lourds, à savoir, vers le tarâne et l’ughniyah et, par conséquent, les musiciens des deux sphères, classique et popular, se rapprochent. Au nom du progrès, on se dresse contre la musique non mesurée et improvisée, contre l’hétérophonie et, plus tard, contre la monophonie, contre les instruments jugés rudimentaires et la transmission orale, considérant tous ces traits comme le fait de musiques non avancées appartenant au passé ». Voulant s’inspirer de la musique occidentale, cette musique trouve ses modèles, non dans les grandes œuvres classiques, mais dans les marches, les airs de danse et d’opérette. Fatemi insiste sur le rôle

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des écoles de musique militaire, qui ont été les premiers vecteurs de l’influence occidentale, comme ce fut aussi le cas dans bien d’autres pays.

8 En Egypte, dès 1920, la volonté de s’affranchir de la culture ottomane et de progresser vers la « modernité » conduit à l’abandon du répertoire savant de la Nahda (XIXe siècle), du genre muwashshah et des très nombreux rythmes qui lui sont liés (M. Sakli). Citant Danielson, Fatemi souligne que Umm Kulthum utilisait, en 1920, à peu près vingt-trois maqâmât et qu’en 1960, elle n’en utilisait plus que huit. La musique s’oriente vers un univers musical que Sakli qualifie sans concession de « bâtard… dominé par le seul genre qu’est la chanson légère de variété ». Cette musique égyptienne a pourtant inspiré l’évolution musicale de plusieurs pays, notamment en Afrique orientale.

9 Ce cas de quasi-disparition des musiques savantes n’est pas isolé. En Irak, Sheherazade Hassan souligne qu’au début du siècle, le maqâm était encore bien vivant, mais, alors que les intellectuels le considèrent comme un genre populaire, les musiciens se libèrent de ses contraintes pour s’orienter vers la chanson, ou vers une sorte d’opéra avec danse… Elle se désole de voir que c’est seulement dans les cafés qu’une certaine authenticité peut être trouvée.

10 Frederico Spinetti et Ariane Zevaco, abordent le Tadjikistan sous l’angle des évolutions contemporaines de la musique, de sa pratique et de la place du musicien. L’héritage musical de ce pays consiste en une musique de cour savante basée sur les maqâmât (héritage perse) et une musique populaire pratiquée pour l’essentiel dans les fêtes. Les lieux sociaux d’exécution de ces deux types de musiques et leurs acteurs étaient autrefois bien distincts. Les Soviétiques accordent une reconnaissance officielle (contrôlée) aux musiques populaires et favorisent le développement d’une musique de scène de variété à laquelle participent des musiciens professionnels, mais aussi les jeunes gens sans formation traditionnelle qui interviennent ponctuellement en play-back. Par ailleurs, l’intérêt pour la musique populaire « authentique » s’est encore accru après l’indépendance en tant que symbole d’identité nationale, notamment le genre falak remodelé, à l’origine « un chant de deuil et de séparation ». Les recherches sur ces musiques se multiplient et certains s’essayent à leur trouver une organisation modale sur le modèle du maqâm pour rehausser leur prestige au niveau de celui de la musique classique. En définitive, on constate une multiplication des lieux sociaux de production musicale, chacun correspondant à une certaine image du musicien. Face aux nécessités économiques et à la demande publique, les musiciens ne peuvent pas toujours jouer la musique correspondant le mieux à leurs compétences et des musiciens chevronnés se retrouvent par exemple dans les cafés avec des jeunes en début de carrière, situation qui favorise le mélange des genres.

11 À l’opposé, les pays du Maghreb ont adopté une attitude conservatrice et identitaire à l’égard du patrimoine andalou, en réaction à la colonisation (Yammine). En ce qui concerne le Maroc, Jonathan H. Shannon, explique que la politique coloniale, orientée par le chercheur Alexis Chottin, conforte cette orientation conservatrice ; les nuba de la musique andalouse sont transcrites à la suite du congrès du Caire au moyen du système de notation occidental, ce qui les fige sur des versions particulières. Ces circonstances ont entraîné une perte de la transmission orale et de la liberté interprétative ; cette attitude proviendrait de la crainte des influences externes, jugées préjudiciables pour la tradition, alors qu’en Syrie, où la musique a été moins contrainte, cette liberté est considérée comme faisant partie de la tradition andalouse. Comme le montre Fethi Salah, cela n’a pas empêché certains Maghrébins, d’harmoniser leurs noubas à l’occidentale avec des

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instruments occidentaux et des percussions autochtones ; il cite aussi un chanteur algérois qui a synthétisé deux traditions ayant des éléments autochtones communs, la nuba classique et le , musiqueplus populaire.

La tyrannie identitaire : la Turquie et les Balkans

12 Les empires du passé comme les espaces colonisés plus récents ont rassemblé sous une même autorité des peuples variés qui ont acquis ainsi un héritage culturel commun par- delà leurs différences. Les mécanismes souvent contradictoires qui en ont découlé ont été observés par de nombreux intervenants. Les cas de la Turquie et des Balkans illustrent particulièrement bien ces phénomènes, l’ensemble de ces pays, Turquie comprise, ayant cherché à se construire des identités nationales clairement différenciées, en rejetant l’héritage ottoman, notamment musical.

13 Eleni Kallimopoulou a montré qu’en Turquie, à la suite de la révolution kémaliste, le pouvoir a tenté de promouvoir un modèle censé faire la synthèse de la musique populaire turque et de la musique occidentale. Cette politique favorisa la musique des Alévis, une minorité marginalisée de musulmans hétérodoxes, dont les monodies, accompagnées du luth baghlama1, paraissait être le type même de musique populaire authentiquement turque. Ces musiques ont trouvé une place de choix dans les émissions de radio et sur les cassettes commercialisées dans le public (Ayhan Erol). Par ailleurs, des musicologues prirent la défense du maqâm et pour le faire accepter, il leur fallut lui trouver une présentation cohérente avec l’idéologie kémaliste, c’est-à-dire à l’intérieur d’un système bien structuré et normalisé (encore considéré comme valide aujourd’hui).

14 Après leur indépendance, les Grecs, de leur côté, ont cherché à se trouver une identité dans la Grèce antique, en occultant les périodes byzantine et ottomane et en considérant comme suspect tout ce qui pouvait provenir de l’Orient ; attitude difficile à tenir dans un pays où les « cafés amane », de tradition ottomane, et l’église orthodoxe, qui pratique une liturgie orientale, sont très populaires. Ils en sont venus à la même solution que les Turcs : symboliser leur identité par une synthèse du folklore et de l’Occident (Kallimopoulou).

15 De nos jours, les antagonismes ayant diminué, on constate un revivalisme des traditions orientales. De jeunes musiciens y découvrent des zones de rencontre entre les deux cultures à l’intérieur desquelles ils pourraient trouver une identité est-méditerrannéenne commune.

16 En Bosnie, étudiée par Ankica Petrović, il existe, à côté d’une population chrétienne, un large groupe converti à l’islam par les Ottomans au XVe siècle. Ceux-ci ont largement influencé la culture bosniaque : elle comporte des chants mélismatiques appelés sevdalinka, chants épiques ou d’amour qui, sans pouvoir être identifiés au maqâm, ont des intonations clairement orientales. Ces chants ont été longtemps interprétés à la radio aussi bien par des musulmans que par des chrétiens, des Juifs ou des Gitans. Leur popularité a incité les communistes à les soumettre à une censure rigoureuse.

17 Pendant les guerres intercommunautaires récentes, les Bosniaques serbes ont utilisé leurs chants épiques comme « de puissantes armes dans leur entreprise d’extermination des autres ethnies et de leurs cultures ». En réponse, les Bosniaques croates utilisèrent le chant polyphonique rural ganga, autrefois commun à toute la région, et l’adoptèrent comme leur propriété privée exclusive. Serbes et Croates rejetèrent le chant sevdalinka

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des musulmans, dont la musique leur paraissait hostile. Les musulmans, quant à eux, se sont rapprochés de l’Arabie pour la déclamation des chants religieux.

18 Les traces de la culture ottomane sont encore nombreuses dans les Balkans. En Albanie, Ardian Ahmedaja a étudié l’ahengu shkodran, qui fait penser aux maqâmât sans que les choses soient très claires et en Bulgarie, Irène Markoff a trouvé une petite communauté alévi qui reste très proche de ses coreligionnaires turcs et a gardé le contact avec eux.

La musique : plaisir interdit, suspect, ou chemin de sainteté

19 En terre d’Islam, l’attitude à l’égard de la musique peut être extrêmement restrictive, et souvent, une société déjà islamisée subit une rigueur nouvelle de la part d’un pouvoir qui veut s’imposer. En Afghanistan, les talibans ont détruit les instruments et les supports enregistrés de musique et interdit toute forme d’expression musicale profane. Ils ont poursuivi leur ardeur iconoclaste (si l’on peut dire) jusque dans la sphère privée, interdisant même la musique des femmes au sein du foyer. Cela ne les a pas empêchés de diffuser largement leurs propres chants, de style pashtoun populaire, vigoureusement amplifiés (Hiromi Lorraine Sakata). Le capital culturel afghan a été sauvé en partie grâce à une émigration massive (Veronica Doubleday et John Baily).

20 Le cas des Hausa, population du nord du Nigeria, auquel s’est intéressé Adama Uba Adamu, est un exemple plus ancien. Au XIIIe siècle, les commerçants Dioula ont apporté l’Islam à la classe dirigeante sans grande conséquence sur la culture populaire teintée d’animisme. Au début du XIXe siècle, le jihad peul d’Usman dan Fodio a imposé un islam rigoriste. Ce réformateur refusait les aspects de divertissement de la musique qui permettaient en outre aux personnes des deux sexes de se côtoyer, notamment au cours des cérémonies traditionnelles. Les instruments de musique devaient être bannis, à l’exception des tambours utilisés dans l’armée. Peu à peu, des compromis ont pu être trouvés : les dirigeants ne refusèrent pas l’éloge des griots et la musique se développa de façon importante. Récemment, le modèle du film hindou, transposé dans la culture locale, est devenu le genre favori du public et, faute de pouvoir empêcher les jeunes filles d’écouter les chansons à la mode à la radio, on les leur fit chanter avec des paroles religieuses dans les pensionnats.

21 Lester Monts nous parle de la ville de Bulumi, au Liberia, siège d’une population animiste partiellement islamisée. Elle apparaît comme un centre d’influence, où les sociétés secrètes jouaient un rôle central dans la vie sociale. À partir de 1978, les habitantsrestructurent les aspects les plus fondamentaux de leur vie et suppriment les sociétés secrètes masculines et féminines détentrices de répertoires culturels très riches liés au culte des esprits. Les tlamîd s’approprient la cantillation coranique au cours de séjours au Proche-Orient. Toutefois, si les habitants « ont accepté beaucoup de croyances et de pratiques islamiques, ils les ont réinterprétées en fonction de leurs traditions ».

22 D’autres régions ont su trouver des compromis en tolérant certains éléments du culte des esprits, réadaptés, notamment les danses de transe thérapeutique (gnâwa au Maghreb, n’doep au Sénégal…).

23 Sans qu’elle soit interdite, la musique profane peut apparaître comme une activité frivole qui ne sied pas aux personnes qui veulent s’appliquer avec sérieux à la religion. C’est ainsi qu’un informateur éthiopien de Ilaria Sartori a détruit ses enregistrements de musique.

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En Mauritanie, au cours d’un concert, les iggawen manifestent leur attachement à la religion ; bien que musiciens, ils se veulent bons musulmans et commencent leurs concerts par le medh, l’éloge du Prophète, avant de chanter de la musique profane et ils incluent périodiquement la shahada (la profession de foi) dans leurs chants (Michel Guignard). D’une manière assez générale, les musiques populaires qui se pratiquent au cours des fêtes traditionnelles échappent à la vindicte des oulémas.

24 Il existe aussi des défenseurs inconditionnels de la musique qui en appellent aux grands penseurs de l’époque arabo-musulmane triomphante, comme al-Kindi, al-Farabi, Avicenne et bien d’autres, eux-mêmes mélomanes et souvent théoriciens de la musique (Said el Maghrebi).

25 Dans l’ouest de Java, les autorités, confrontées à la pression des intégristes, déclarent que le problème de la licéité ne se pose même pas (Wim van Zanten). Des discussions ont été entreprises pour « élever le niveau moral dans un contexte de mondialisation », notamment le respect entre les communautés. Elles ont posé la question des domaines où l’islam peut ou non jouer un rôle. Ils ont conclu que l’islam pur n’existait pas, même en Arabie. Le « bon Islam » est celui qui est adapté aux Indonésiens, un Islam tolérant sans exclusive. Gamelan et marionnettes traditionnelles peuvent diffuser la foi. L’important est de voir comment les artistes se comportent. « Art is a token of the grace of Allah that is given to humans to become a medium to be pious to Him. Therefore, we, real believers in Allah, try to reflect Islamic values by means of music » (Y. Wiradiredja). Un exemple de cette tolérance est donné par Birgit Berg : elle a assisté à une cérémonie « œcuménique » pendant laquelle les représentants des différentes religions ont été invités à parler et à pratiquer leurs musiques entre eux.

26 Chez les soufis, la poésie et la musique ainsi que, parfois, la danse font partie intégrante de leur pratique dévotionnelle. Ces musiques peuvent être empruntées à la cantillation coranique, mais aussi aux traditions populaires locales, et les pratiques diffèrent d’une région à l’autre. Le ghâzel, la poésie de l’amant et de l’aimé, est compris comme une métaphore de l’amour divin. La limite profane/sacré peut être assez floue.

27 Au Bengale, le cas des Bauls d’origine hindoue et des Fakirs musulmans est un exemple fascinant de syncrétisme religieux auquel se sont intéressés Mridul Kanti Chakrobarty et Laxmi G. Tewari. Les Bauls sontles héritiers de la tradition hindoue de la bhakti (amour dévotionnel) ; quant aux Fakirs, ce sont des soufis un peu particuliers. Ces deux courants se rejoignent dans leur rejet des dogmes et des rituels de leurs religions d’origine, ainsi que des barrières de castes et de genre, pour se consacrer à l’amour du Divin que le dévot peut rencontrer en son for intérieur. Ils se rejoignent aussi dans leurs pratiques de dévotion où la musique, la poésie et la danse jouent un rôle important. Entre eux, la proximité est telle que ces soufis sont qualifiés de l’expression synthétique de bhakti soufi et certains saints sont honorés par les deux confessions.

Existe-t-il une musique soufie ?

28 La musique soufie a la cote en Occident. Mais cette expression ne manque pas d’ambiguïté, car elle est utilisée dans des contextes et pour des contenus musicaux très différents.

29 Quand Razia Sultanova parle des soufis, elle pense aux séances de dhikr au cours desquelles les dévots recherchent une expérience mystique personnelle au travers de la

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répétition scandée de formules religieuses et d’une gestuelle particulière. Qu’elles soient purement poétiques ou chantées, masculines ou féminines, elles suivent un déroulement qui va d’une première phase d’imprégnation dans une tessiture basse, suivie d’une progression allant jusqu’au paroxysme de l’émotion dans les aigus, pour finir par l’apaisement. Cette forme générale de déroulement se retrouverait dans les séances de poésie profane, dans le déroulement des maqâmât, comme dans d’autres musiques populaires, telles que les rituels féminins d’Ouzbékistan qui, pour certains, n’ont rien de spécifiquement religieux. Irène Markoff a trouvé le même schéma dans les cérémonies de la petite communauté alévi de Bulgarie.

30 L’influence soufie se ferait aussi sentir par le biais du ghâzel, la poésie de l’amant et de l’aimée inaccessibles l’un à l’autre ; le même type d’opposition de deux pôles sémantiques est l’un des moteurs de l’émotion dans les répertoires ouzbeks et tadjiks profanes (Sultanova).

31 Dans certains rituels féminins d’Ouzbékistan déjà évoqués, la dévotion à Allah s’accompagne du culte d’une déesse. En Afrique noire musulmane et au Maghreb, les séances qualifiées de soufies ont un rôle thérapeutique important. Kirkeraad constate qu’en Afrique de l’Est, le dhikr est perçu comme proche – mais non identique – du culte swahili des esprits et que, même pour des musulmans dévots, les esprits honorés par la tradition sont compatibles avec l’Islam. Par ailleurs, la vulgarisation des chants religieux modifie progressivement leur fonction pour en faire un élément d’affirmation d’identité musulmane.

32 À partir de 1980, un intérêt international se fait sentir. Ainsi, un label international enregistre des élèves chantant le répertoire religieux de leur école. Alors que le chant progresse, les enfants commencent à se mouvoir de plus en plus fort à la manière des soufis « comme une mer en mouvement ». Le côté esthétique – et théâtral – prend une place importante. Les prestations publiques deviennent une attraction touristique qui séduit les Occidentaux et les acteurs de la world music : « elles représentent pour eux un idéal : une communauté plaisante et amicale jouissant d’une vie équilibrée et unie au travers de sa musique ».

33 On constate donc souvent une continuité entre profane et sacré. Si l’on se place sur un plan purement musicologique, il n’est pas sûr que l’on puisse préciser des critères permettant d’identifier certaines musiques comme spécifiquement « soufies ». Ainsi, les Bauls utilisent des musiques populaires, chacune appartenant au style de leur région d’origine (Chakrobarty).

L’Islam, vecteur d’influence culturelle arabe

34 La langue et les cultures des pays arabes bénéficient du prestige de la religion dans les pays musulmans non arabes. Elles sont perçues comme proches de l’Islam et comme sources d’identification.

35 Il en est ainsi en Indonésie (Java) et en Malaisie, pays dont nous ont parlé Birgit Berg et Francis Hilarian Larry. Les débuts de l’islamisation y sont très anciens et ils ont entraîné l’importation d’éléments culturels proche-orientaux, comme les luths gambus et ‘ud (appelé ici orkes gambus)2. Au XIXe siècle, des commerçants arabes de l’Hadramaout (Yémen) ont joué un rôle important en raison, notamment, de leur connaissance de la religion. Ayant fait souche dans le pays, ils ont conservé une partie de leur héritage

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culturel initial, bien qu’aujourd’hui, leur connaissance de l’arabe laisse à désirer. C’est le cas de l’orkes gambus, type de musique et de danse dont le luth est l’instrument principal. Sa pratique apparaît maintenant comme une manifestation religieuse, même quand les paroles sont profanes (mais ne sont guère comprises !). La musique elle-même s’éloigne de plus en plus du « son » du Coran pour se rapprocher de la pop arabe. Pourtant, pour le commun des Indonésiens, il s’agit toujours des instruments et du son du pays du Prophète et ils sont donc l’expression de leur identité musulmane. Les groupes qui en jouent s’habillent comme des Arabes et respectent certaines convenances, de sorte que le spectacle est considéré comme hallal, licite sur le plan religieux.

36 L’ambiguïté de cette situation est dénoncée par ceux pour qui il est possible de rester enraciné dans sa culture tout en étant musulman, et il ne veulent pas que l’on confonde cette musique avec le dakwah, la musique religieuse. Une autre attitude est celle des fondamentalistes dont l’émergence, depuis 1980, a sérieusement affecté la vie culturelle de quelques régions de Malaisie (Larry). Les femmes n’ont plus le droit de jouer des instruments à corde comme nombre d’entre elles le faisaient ; elles peuvent seulement chanter dans des groupes de ghazal ou de nasyid, mais pas avec des hommes. Paradoxalement, ils s’en sont pris aux musiques traditionnelles, « contaminées d’influences indiennes » et au gambus, pourtant symbole de l’identité islamique des Malais, mais qu’ils considèrent (à tort) comme un instrument indigène préislamique donc haram.

37 En Afrique de l’Est, c’est la culture égyptienne qui a bénéficié du prestige de l’arabité, comme nous l’ont expliqué Everett Shiverenje Igobwa et Annemette Kirkeraad. Au début du XXe siècle, l’islam se développa dans l’île de Zanzibar, notamment sous l’influence de la confrérie Qaderîya. Le sultan invita un orchestre égyptien et envoya des musiciens se former au Caire. Avec un temps de retard sur Zanzibar, deux types de musiques se développent sur le continent, toutes deux affublées du nom arabe de malgré leurs différences. Le taarab arabe, celui des hommes, chanté en arabe, est fortement inspiré des pratiques musicales égyptiennes. Le taarab des femmes, plus proche des coutumes ancestrales, est joué notamment au cours des fêtes ; il diffère selon les régions pour lesquelles il est un symbole d’identité. C’est un chant responsorial, accompagné par des instruments variés, européens ou indiens. Il semble donc que, chez les femmes, le mot taarab ait surtout une valeur symbolique de valorisation de leur pratique ainsi que de leur identité musulmane.

L’apport spécifique des femmes

38 Le thème de la musique au féminin a été bien présent au cours du congrès ; on le trouve dans des communications portant sur des activités spécifiquement féminines, ou sur des activités que les femmes partagent avec les hommes.

39 Les femmes jouent un rôle essentiel pour le divertissement au sein de la famille, la conservation du patrimoine populaire et l’acculturation des enfants. Ces activités ont souvent été épargnées dans les périodes d’intolérance religieuse, mais pas en Afghanistan, où, on l’a vu, les talibans ont réprimé ces pratiques, jusque dans l’intimité des foyers. Les femmes chantaient en frappant des mains et en s’accompagnant de tambourins daireh ainsi que de harpes chang. Elles le font encore dans la diaspora et, peut- être, dans les villages isolés (Doubleday).

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40 Il existe, comme nous l’avons vu, un taraab spécifique aux femmes en Afrique de l’Est. À Harar (Ethiopie), le répertoire des chants profanes gey faqär accompagnés de percussions, portant sur des thèmes très variés, était chanté autrefois par des groupes de jeunes des deux sexes. À la suite des transformations de la société décrites par Sartori, une redistribution des rôles est apparue : alors que les jeunes hommes préfèrent jouer sur des instruments occidentaux et que les hommes mûrs se « consacrent à la religion », les femmes, amateures ou professionnelles, perpétuent ce répertoire. Shamitu, une chanteuse aveugle, est devenue célèbre ; elle a poursuivi une carrière internationale et est devenue un symbole de la culture harari.

41 Les femmes occupent souvent une place spécifique et dominante dans les fêtes traditionnelles. Dans la vallée de Ferghana en Ouzbékistan, R. Sultanova a répertorié leurs très nombreux répertoires qui concernent : le cycle de la vie (naissance, mariage…), les activités calendaires (récoltes, arrivée de la neige…), les célébrations religieuses (Ramadan, Mawlud…).

42 Pour les activités partagées par les femmes et les hommes, on peut citer les bardes ashiq, musiciens professionnels de l’Azerbaïdjan, décrits par Anna Oldfield Senarslan. Dès le XVIIIe siècle, certaines femmes ashiq ont su s’imposer dans des concours qui les opposaient à leurs homologues masculins. Récemment elles ont connu un vif succès à la télévision par la mise en scène spectaculaire d’histoires épiques où les héroïnes féminines jouaient le premier rôle. Les innovations qu’elles ont introduites ont été acceptées par la communauté des ashiq, car elles n’ont pas détruit l’essentiel, le saz, le luth local, et le soz, le style poétique. Dans le contexte contemporain qui valorise les stars, ce sont souvent les femmes qui prennent l’avantage.

43 Pour Sultanova, en Asie centrale, c’est le soufisme qui a offert aux femmes la possibilité de participer activement à la vie sociale et religieuse. Dans beaucoup d’ordres soufis, les femmes ont pu se joindre aux hommes comme membres laïques et, dans le passé, certaines ont pu avoir des disciples des deux sexes. D’autres sont célèbres pour les poèmes qu’elles ont composés. Le style de maqâm nommé munojat (prière) a été valorisé par le fait qu’il était pratiqué par des chanteuses célèbres, tadjikes et ouzbèkes.

44 Ces points positifs ne doivent pas masquer la détérioration du rôle artistique des femmes dans les zones où une conception rigoriste de l’islam s’est imposée.

Les facteurs d’évolution de la musique

45 Au cours du congrès, la plupart des participants ont insisté sur les transformations subies par les musiques, aussi bien dans le passé que de nos jours. Il a paru intéressant de souligner plus particulièrement deux d’entre elles.

46 Beaucoup d’évolutions ou de créations sont le résultat d’actions volontaires d’états, de souverains, de groupes, qui, loin de considérer la musique comme un divertissement futile, cherchaient à se doter d’instruments performants pour se faire valoir, se donner une identité, modifier les comportements ou stimuler le civisme des populations et l’ardeur des combattants. L’histoire musicale de l’Afghanistan, évoquée par Sakata, Baily et Doubleday, illustre bien ce comportement. Durant les années 1860, les souverains firent appel à des musiciens indiens pour servir à la cour et les couvrirent de cadeaux prestigieux. Au siècle suivant, des orchestres militaires utilisant des instruments « modernes » furent entraînés par des conseillers militaires turcs à partir de concepts

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occidentaux. Le roi voulant réformer les attitudes à l’égard de la femme dans la société, une chanteuse de la famille royale fut mandatée pour chanter à la radio. Cette chanteuse fut encore utilisée pour créer une nouvelle musique pan-afghane à partir des différentes cultures locales ; des conseillers allemands, américains, tadjiks… apportèrent une aide technique, mais aussi leurs propres conceptions. Cette musique est considérée aujourd’hui comme la musique afghane par excellence. Durant la période communiste qui suivit, un orchestre accompagné d’un chœur fut envoyé dans les zones difficiles du sud pour soutenir le moral des combattants. De leur côté, les mudjahiddin réalisèrent des cassettes pour exalter les vertus du jihad sur fond de tirs de fusils. Aujourd’hui, la radio reçoit de nouveau une attention soutenue de la part de nombreux conseillers occidentaux.

47 D’autres évolutions sont la conséquence directe des transformations de la société. En Mauritanie, l’évolution récente ne doit rien au gouvernement militaire de l’époque, celui- ci s’étant désintéressé des arts du spectacle. À l’heure de l’indépendance (1960), la société des Maures arabophones était encore presque entièrement nomade et traditionnelle. Les chefs de tribus y entretenaient des musiciens de cour héréditaires, les iggâwen, chargés d’exalter leurs vertus et de divertir le public averti de leurs familiers avec une musique savante, récréative ou méditative. Ces iggâwen disposaient d’un système musical original comportant cinq modes principaux et une trentaine de sous-modes. À la suite de la grande sécheresse des années soixante-dix et quatre-vingt, cette société subit une transformation radicale en devenant majoritairement sédentaire et urbaine. Les iggâwen devinrent des artistes indépendants devant satisfaire les goûts d’un nouveau public « débédouinisé », sans formation musicale traditionnelle. La musique devint festive et dansante, faisant la part belle à d’excellentes chanteuses. Il s’en est suivi une diminution de la diversité modale, une perte des parties non mesurées, une accélération et une normalisation des rythmes (Guignard). Ainsi, la disparition d’un mode de vie et de sponsors traditionnels, qui n’ont pas été remplacés par l’Etat, ont-ils eu un effet direct sur l’évolution des activités culturelles et de la musique.

48 Les fêtes de mariage du Caire décrites par Nicolas Puig avaient lieu autrefois dans « l’avenue des Artistes », barrée pour moitié pour l’occasion. Il s’agissait de festivités populaires très différentes des mariages chics dans les hôtels de luxe. Ces soirées étaient financées selon le principe d’une collecte faite auprès des invités dans une discrétion relative, à charge de revanche pour eux à l’occasion d’une nouvelle célébration. Elles ont laissé dans les esprits une certaine nostalgie. Dans le contexte contemporain, les organisateurs y voient une source de revenus (souvent illusoire) et les aspects financiers et ostentatoires de l’opération prennent le dessus sur l’aspect convivial et festif, entraînant une dépréciation de la musique et des musiciens.

49 Jean During souligne lui aussi l’impact de l’urbanisation, qui favorise la formation d’orchestres pour jouer une musique conçue au départ pour des solistes. Les musiciens peuvent provenir de différentes régions et doivent s’accorder sur des intonations communes. Les rythmes et l’ornementation doivent êtres simplifiés et normalisés pour éviter la confusion. On compense ces pertes de singularités en multipliant les contrastes de volume sonore et par le recours à la virtuosité et au vibrato.

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Préciser la nature des évolutions et des différences

50 Le mugham d’Adzerbaïdjan a éveillé l’intérêt de plusieurs intervenants dans la mesure où il n’a pas subi les mêmes pertes que les autres musiques maqâmiques. S. Baghirova explique que les musiciens sont très attachés aux principes de leur musique dont ils prétendent ne jamais s’éloigner. Ces principes définissent notamment la clef, l’échelle modale, le vocabulaire musical et la structure. Toutefois, s’agissant d’une tradition orale vivante où l’improvisation joue un grand rôle, les meilleurs d’entre eux introduisent des innovations ponctuelles qui sont bientôt adoptées par les autres et deviennent insensiblement canoniques. Sur une plus longue durée, l’écoute d’enregistrements anciens montre une évolution des éléments mêmes du système, par exemple des mugham, car les normes se situent dans la mémoire des musiciens qui évolue parallèlement à la musique. Pour Sanubar J. Baghirova, l’existence de normes, fussent-elles évolutives, n’est pas un obstacle à la créativité et en est peut-être la condition. Actuellement, certains musiciens évoluent à l’intérieur du système, d’autres en sortent carrément.

51 Cette distinction entre changements à l’intérieur d’un système et changements du système lui-même m’a paru intéressante. Elle oblige à réfléchir aux critères qui permettent de caractériser un système et de suivre son évolution, et elle pose la question de la créativité. Plusieurs intervenants se sont plus particulièrement penchés sur ces questions.

52 L’évolution des échelles modales vers un tempérament égal, qui tend à s’imposer presque partout, est au centre de leurs préoccupations. Dans les musiques traditionnelles, les échelles sont très nombreuses et utilisent des intervalles zalzaliens, différents pour la plus part de ceux de l’Occident. Elles sont hiérarchisées, avec des degrés plus ou moins fluctuants selon leur place dans l’échelle. Cette fluctuance est observée sur ordinateur par Beyhom : il constate ainsi que les intervalles ascendants peuvent différer des intervalles descendants ; il convient donc de relativiser la portée des nombreuses théorisations des échelles qui se sont opposées par le passé ; la position des frettes sur le manche du luth, qui servait de repère aux théoriciens, était plutôt un repère visuel pour les praticiens. Pour During l’échelle modale n’est que le squelette de l’intonation « la note n’est jamais donnée… elle est à produire et à ajuster ». « Dans certains styles, comme celui du setâr persan, le toucher est d’une telle complexité que le concept de note, propagé par les théoriciens de l’Ouest comme de l’Est, perd son sens ». Il souhaite que « les musiques maqâmiques du monde musulman, avec leurs subtiles nuances d’intervalles […] soient un bastion de résistance à l’uniformisation des intonations ».

53 Sakli ajoute que l’intonation d’un maqâm se caractérise en outre par une « sensation modale » qui lui est propre, obtenue à partir de configurations de notes particulières : en l’absence d’intonation spécifique, une musique ne peut être considérée comme arabe.

54 Les rythmes ont été analysés par Habib Yammine. Bien que leur nombre ait beaucoup diminué, ils restent très nombreux dans le monde arabe et jouent un rôle structurant notamment dans la musique andalouse maghrébine : toutes les nuba, sont assujetties au même système rythmique constitué de cinq mouvements ; chaque mouvement est basé sur un cycle rythmique défini : d’une nuba à l’autre, les maqâmat changent, les mélodies aussi, mais pas la structure rythmique. Il existe des rythmes monocycliques, qui s’adaptent à la mélodie par les variations, et des rythmes polycycliques fixes superposés,

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notamment dans les musiques populaires. Ce caractère structurant des rythmes se retrouve dans bien d’autres musiques orientales.

55 Pour During, le concept de pulsation isochrone, sur lequel s’appuient les théoriciens tant en Occident qu’en Orient, ne suffit pas à rendre compte de la richesse des pratiques. Grâce à l’informatique, il a pu mettre en évidence des musiques où les intervalles entre deux pulsations ne sont pas égaux, et même où ces variations se modifient en même temps que le tempo s’accélère, ce qui met hors jeu les boîtes à rythme3. Bien entendu, il n’est pas question d’isochronie dans les pièces à rythme libre, non mesuré, fréquentes en improvisation.

56 Nidaa Abou Mrad s’est intéressé aux interactions entre systèmes musicaux différents. Pour lui, les systèmes d’intonation occidentaux et orientaux, de proches qu’ils étaient au Moyen Age, ont divergé en Occident sous l’effet de l’harmonie, de la polyphonie4, et sont devenus incompatibles. Au XXe siècle, les musiques orientales et occidentales se redécouvrent et les musiciens s’essayent à des hybridations variées. Au début, ils introduisent dans leurs compositions des formules qui, placées dans un contexte particulier (harmonique en Occident), apportent une touche d’exotisme intéressante ; les échelles originales sont conservées. De même, Yammine note qu’un rythme arabe joué sur un instrument étranger peut prendre une coloration exotique. Par la suite, la multiplication de ces intrusions allochtones dans les musiques orientales finit par sacrifier la personnalité spécifique du système sensé bénéficier des hybridations. Abou Mrad propose un « indice d’exosémie » permettant de préciser le degré d’intégrité d’une musique traditionnelle ; l’indice élevé observé dans beaucoup de musiques arabes signe l’échec du processus ambitieux de modernisation.

57 D’autres facteurs ont été évoqués, susceptibles de singulariser un système musical ou de le banaliser : l’harmonie et la polyphonie occidentales et leurs effets de standardisation sur les intonations ; l’hétérophonie qui, au contraire, est un marqueur de certaines musiques modales ; les styles d’ornementation, de broderie, de variation, les marges laissées à l’improvisation ; les timbres, les mode d’émission de la voix, qui permettent parfois d’identifier l’origine d’un chant (par exemple, la voix de la cantillation coranique) ; enfin les caractéristiques formelles comme la courbe ascensionnelle du maqâm, la suite des rythmes des nuba ou les formes de la variété occidentale. Ces facteurs pourraient être pris en compte de façon plus systématique dans les analyses comparatives synchroniques ou diachroniques que plusieurs participants ont souhaité. Ces analyses sont parfois facilitées par les outils informatiques dont nous disposons aujourd’hui.

Une situation contemporaine spécifique ?

58 Sans prétendre à l’exhaustivité, les communications entendues au congrès permettent de dégager quelques tendances importantes. La plus manifeste serait la convergence vers des normes communes au niveau des grammaires musicales, mais aussi des modalités de la pratique musicale et de son environnement : instruments de musique utilisés, orchestres de grande dimension, adaptation aux contraintes du cinéma et de la télévision, modalités des formations professionnelles des musiciens. Les musiques maqâmiques et savantes ont été les principales victimes du modèle dominant. Pour Sakli, « la musique arabe doit cohabiter aujourd’hui avec une multitude d’autres musiques, mais dans un déséquilibre flagrant […] Les compositions vraiment traditionnelles sont rarissimes. Ce qui reste comme musique proprement arabe se limite au genre léger de la variété ». Pour

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During, nous observons aujourd’hui des phénomènes de décontextualisation, de déterritorialisation, d’uniformisation et d’un abaissement du niveau destiné à toucher davantage de public. Ces phénomènes ne sont pas nouveaux : « une globalisation relative a pu être observée dans le passé pour la musique ottomane dominant la Méditerranée, ou celle de l’Egypte s’étendant vers le Maghreb, ou encore celle de l’Inde en Asie centrale… »

59 Alors, rien de spécifique dans la situation contemporaine ? Trois grands secteurs sont concernés par cette question : les médias, les transformations de la société, les contacts musicaux avec l’Occident.

60 1. Toujours selon During, le processus de globalisation « est formidablement amplifié par les supports médiatiques et des moyens de diffusion d’une efficacité jamais connue » ; de plus, « les musiciens de toute origine sont plongés dans une ambiance musicale planétaire qui modifie peu à peu leur perception […] (ainsi que celle de leur public) : « du matin au soir nos oreilles baignent dans des sons musicaux, que ce soit dans le taxi, dans les ascenseurs, les magasins et restaurants […] Le risque à mesurer, c’est que les spécificités des musiques traditionnelles finissent par être gommées, entraînant soit leur disparition, soit leur intégration à la musique dominante ».

61 2. Les transformations des sociétés confrontées à l’urbanisation, aux bouleversements économiques, technologiques, sociaux et, pour faire bref, à la modernité, jouent, elles aussi, un rôle très important comme on l’a vu en Mauritanie (la musique des griots) et en Egypte (musiques de mariage). Il est probable que certaines musiques, notamment populaires, disparaissent avec le milieu qui leur sert de support, (ce point a été peu abordé).

62 3. Quant aux contacts avec l’Occident, Zevaco remarque à juste titre que : « L’exportation des musiques d’Asie centrale en Occident joue aussi un rôle dans la façon dont les musiciens appréhendent leur propre musique. Si les musiciens qui se produisent internationalement sont peu nombreux (et ce sont souvent les mêmes), ils rapportent et relaient un idéal artistique orientaliste, qui consacre le concert comme lieu d’expression de l’Art traditionnel. Dans une autre perspective qui aboutit cependant généralement aux mêmes symbolismes culturels, ils participent à des rencontres de musiciens, ou à des « master-class » qui occultent la fonction sociale ou rituelle de la musique, pour ne définir à ce moment précis qu’une fonction artistique. (Les griots et les bardes perdent leur statut et deviennent des « artistes »).

63 Kirkerrad nous a montré comment, sur le terrain, la musique soufie a éveillé l’intérêt des touristes et des acteurs de la world music. Elle analyse le cas de l’album « Egypte » de Youssou N’dour (2004), inspiré à la fois des Mourides (confrérie sénégalaise), du sénégalais et du tarab populaire égyptien, un syncrétisme musical qui fait écho au syncrétisme intellectuel. Les partenaires de cette opération, un artiste africain de la scène mondiale et un acteur de la word music, y trouvent leur compte économique et de notoriété : le premier y trouve « le moyen de concilier le particulier et l’universel » en se réclamant à la fois de ses racines sénégalaises et de sa participation à une fraternité soufie beaucoup plus large dans la célébration d’une musique religieuse » ; le second pense sans doute avoir valorisé un artiste africain. Dans la confusion qui règne à ce niveau, les imaginaires se croisent et se confortent dans l’ambiguïté. C’est ainsi qu’un gnawa et un jazzman américain se trouvent une ascendance commune qui se perd dans un passé lointain (Deborah Kapchan) et qu’un joueur de raï justifie son utilisation d’éléments

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musicaux espagnols contemporains en faisant référence à la culture arabo-andalouse (Nasser al-Taee)

64 La mondialisation actuelle entraîne donc l’apparition de nouvelles catégories d’acteurs, les musiciens reconvertis en artistes internationaux et les acteurs de la world music. Ces derniers cherchent à commercialiser une musique qui puisse être vendue dans le monde entier, donc correspondre aux goûts variés des acheteurs solvables (surtout occidentaux ou occidentalisés). Mais cette question a été peu abordée au cours du congrès et je m’en tiendrai donc à cette modeste et banale contribution.

65 En définitive, la perte des singularités a été déplorée par de nombreux participants, mais beaucoup n’ont pas voulu noircir le tableau. Jean During rapporte quelques signes de réaction et de retour sur le local « ou du moins le local tel qu’on l’imagine, mais peu importe » ; il signale le rétablissement de la transmission maître/disciple en Asie centrale, l’improvisation placée en Iran au-dessus de la composition et la redécouverte des intervalles anciens en Azerbaïdjan.

66 Fatémi note que, « contrairement à l’Egypte où se constate « la domination presque complète de la popular music », en Iran, « un mouvement de retour au passé a commencé vers la fin des années 60, par les grands maîtres ‘non médiatisés’ et presque tout à fait inconnus de la masse populaire ».

67 De son côté, Yammine, lui-même percussionniste, estime que, « malgré le recul de la musique d’art proche orientale issue de l’école de la Nahda, des compositeurs orientaux et maghrébins ont continué, tout au long du XXe siècle, à s’exercer aux deux formes du muwashshah et du samâ’î et à utiliser ainsi les rythmes qui leur sont appropriés […] Les deux dernières décennies voient apparaître en orient et en occident de nouveaux ensembles musicaux spécialisés dans des traditions ou styles qui étaient presque oubliées comme l’art de la wasla orientale issu de l’Ecole de la Nahda ». En France, des musiciens médiévistes s’intéressent aux rythmes arabes comme source d’inspiration pour interpréter les chansons de troubadours et ces rythmes sont aussi pratiqués dans certaines institutions culturelles.

68 Sur un plan plus général, « tout en étant liés à des traditions bien déterminées, les rythmes peuvent se prêter à toutes sortes de créations et peuvent accompagner certains genres dans leurs migrations. « La richesse et la diversité des répertoires rythmiques s’avèrent être de vraies sources d’inspiration pour de nouvelles créations musicales […] Le rythme est une marque culturelle forte qui maintient le compositeur lié à sa culture d’origine ». Les rythmes se prêteraient donc mieux aux hybridations que les intonations.

69 D’autres intervenants se veulent carrément optimistes. Parlant du Tadjikistan, Spinetti attend d’une certaine confusion des genres a creative fertilization et Baily pense que le nouveau terrain occidental dans lequel évolue aujourd’hui la musique de la diaspora afghane lui sera profitable.

Préserver, mais quel patrimoine et comment ?

70 L’utilité de la préservation des traditions orales n’est généralement pas contestée, au moins chez les chercheurs. En 1990, la Maison des Cultures du Monde a pu enregistrer au Maroc la totalité du cycle des nuba et l’Unesco s’est intéressée à la conservation des musiques d’Azerbaïdjan. Au Yémen, le « chant de Sanaa », al-ghinâ al-san‘ânî, en voie de disparition dans sa version traditionnelle, fait actuellement l’objet d’un projet de

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préservation systématique dirigé par Jean Lambert. Il en a analysé le déroulement, permettant ainsi de réfléchir aux questions suscitée par un tel projet : — Il ne suffit pas de réaliser des enregistrements pour maintenir vivante la tradition, encore faut-il que les musiciens et surtout leur public s’y intéressent : si elle tend à disparaître, c’est peut-être que les lieux où elle se pratiquait disparaissent eux aussi et qu’elle n’attire plus suffisamment le public, comme on le voit aussi en Mauritanie. Le classement du chant de Sanaa par l’Unesco, en tant que Patrimoine oral et immatériel de l’humanité, pourra-t-il rehausser son prestige et avoir un impact positif ? C’est, en tout cas, ce qui a été observé en Azerbaïdjan (Baghirova). — Par ailleurs, le choix d’un patrimoine particulier à préserver peut entraîner des tensions dans les communautés dont la musique n’a pas été retenue, comme ce fut le cas au Yémen. Alors, se contenter de conserver intégralement les « meilleures » musiques ou élargir la palette en étant moins exigeant ? — Les musiques vivantes étant par nature évolutives, leur sacralisation peut avoir un impact négatif sur la créativité comme cela a été constaté au Maghreb.

71 Un volet de formation des musiciens et du public apparaît donc comme le complément indispensable à la réussite d’un tel projet. L’expérience des conservatoires du Moyen- Orient montre qu’une formation trop calquée sur les concepts occidentaux peut mener à une impasse. Il s’agit de gérer ce paradoxe : conserver des musiques dont, par ailleurs, on souhaite préserver la faculté d’improvisation et d’évolution. Selon Mohamed Azadehfar, l’Iran a cherché à imaginer une pédagogie adaptée à la tradition savante du radîf. Les gûsheh qui en font partie sont des structures ouvertes qui ne prennent vie que par l’improvisation. Autrefois, dans le cadre de la transmission orale, ces structures étaient intériorisées au travers de l’apprentissage de l’ensemble des gûsheh jouésdans des interprétations différentes, donc un apprentissage de longue durée, mais qui prépare l’étudiant à une interprétation personnelle de la tradition. Aujourd’hui, ces structures sont transcrites, ce qui accélère beaucoup la transmission, mais bloque le processus d’improvisation. Or les musiciens ne sont pas prêts à revenir en arrière. Des chercheurs ont donc entrepris de trouver une pédagogie adaptée. Dans un premier temps, ils ont analysé la partie commune de réalisations différentes d’un même gûsheh et l’ont présenté aux étudiants. Ils se sont alors heurtés à la difficulté de mémoriser de telles abstractions. Leurs recherches actuelles portent sur l’association d’images aux stimuli musicaux, des images soigneusement choisies en s’appuyant sur la psychologie de l’apprentissage5.

72 Pour conclure, le congrès a éveillé beaucoup d’intérêt, mais aussi de questions qui méritent une réflexion approfondie, notamment sur la conservation et la transmission des musiques du monde de l’Islam. Le congrès a donc décidé de pérenniser son existence sous forme de rencontres triennales et de séminaires, mais aussi d’actions concrètes. Les actes du congrès sont déjà accessibles sur le site Internet du congrès, ainsi que des exemples musicaux.

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NOTES

1. Le baghlama, encore appelé saz, est un luth à long manche étroit que l’on trouve dans une region très vaste jusqu’en Asie centrale 2. Le gambus est un type de luth très ancien dont le corps et le manche sont sculptés dans une pièce de bois monoxyle. Il a eu autrefois une zone de diffusion très large en Afrique de l’Est et au Proche Orient, notamment au Yémen, où il est l’instrument emblématique du « chant de Sanaa » (cf. Lambert). Il a été remplacé presque partout par le ‘ud, sans doute plus tardif, à la caisse bombée, ou par la guitare. 3. L’isochronie n’est pas non plus toujours rigoureuse dans les musiques de l’Occident : elle n’existe pas notamment dans le rubato et les récitatifs. 4. J’ajoute : et des modulations tonales. 5. Ils se sont inspirés, au départ, des râgamâlâ indiens, ces miniatures associées à chaque râga.

AUTEUR

MICHEL GUIGNARD Michel GUIGNARD, né en 1933, a suivi un parcours atypique : polytechnicien, il poursuit des études de psychologie sociale et se spécialise, au sein de l’Armée de Terre, dans les problèmes de formation. Affecté en Mauritanie, il réalise parallèlement un travail de doctorat sur les griots et leur musique : Musique, Honneur et Plaisir au Sahara (Paris : Geuthner, 2005 [1975]). Actuellement retraité, il a repris ses travaux d’ethnomusicologie et est membre actif de la SFE.

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Cahiers d’ethnomusicologie, 21 | 2008 263

Simha AROM : La boîte à outils d’un ethnomusicologue Montréal : Les Presses de l’Université de Montréal, 2007

Éric Vandal

RÉFÉRENCE

Simha AROM : La boîte à outils d’un ethnomusicologue. Textes réunis et présentés par Nathalie Fernando. Montréal : Les Presses de l’Université de Montréal, 2007. 421 p., graphiques et transcriptions.

1 L’ethnomusicologue Nathalie Fernando, en collaboration avec la Société française d’ethnomusicologie (SFE) et l’Observatoire de la création et des cultures musicales de l’Université de Montréal (OICCM), a eu l’heureuse idée de publier ce recueil réunissant les articles les plus emblématiques de la carrière de Simha Arom. On ne peut d’abord s’empêcher d’inscrire le présent ouvrage dans la lignée de Problèmes d’ethnomusicologie, le recueil d’articles de Constantin Brăiloiu édité par Gilbert Rouget (également en collaboration avec la SFE) et paru en 1973. L’un comme l’autre viennent offrir une représentation synthétique des enseignements et des réflexions de chercheurs qui ont marqué – et qui marquent encore – les générations successives de musicologues et d’ethnomusicologues. Tout comme c’était le cas pour Brăiloiu il y a trente-cinq ans, La boîte à outils d’un ethnomusicologue vient combler une lacune importante, tant l’œuvre de Arom est dispersée à travers une foule de publications souvent peu accessibles et relevant de domaines les plus divers.

2 L’ouvrage présente au total seize articles (dont six publiés ici pour la première fois en français) regroupés sous cinq grands thèmes : « L’homme et la musique », « Réflexions théoriques et regards transdisciplinaires », « Approche du terrain et outils méthodologiques », « De la théorie à la pratique : l’analyse des musiques d’Afrique centrale » et « Le paradigme cognitif : vers des méthodes expérimentales novatrices en ethnomusicologie ». Traversant les cinq sections comme autant de leitmotivs, nous

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retrouvons les principales thématiques de recherche d’Arom : transcription et modélisation, méthodes d’analyse inspirées de la linguistique, recherche de la pertinence et validation culturelle des données scientifiques, puis, plus récemment, expérimentation sur le terrain, pour n’en nommer que quelques-unes. À cela il faudrait également ajouter une grande importance accordée à l’interdisciplinarité, comme en font foi deux articles écrits en collaboration avec des linguistes et un autre avec un philosophe. Le recueil comprend également de nombreux exemples musicaux, transcriptions et tableaux, ainsi qu’un glossaire de termes définis selon le sens précis que leur donne l’auteur dans le cadre de ses travaux. Fait à noter, une section « en ligne » complète cet ouvrage (www.oiccm.umontreal.ca/fr/publications), où l’on retrouve une liste complète de ses publications, de même que des extraits sonores illustrant certaines transcriptions du livre.

3 Dans les articles regroupés sous le premier thème, Simha Arom délaisse momentanément l’analyse des systèmes musicaux comme telle afin de réfléchir sur le continuum humain- société-musique et les modalités d’imbrication de ces trois dimensions dans maintes sociétés traditionnelles. Cette question est approchée tout d’abord de façon concrète dans « Musique-rituel-chasse : un triangle africain », une étude du rituel du piégeage chez les Ngbaka de République centrafricaine. Dans un deuxième temps, Arom l’examine sous un angle plus théorique dans « La musique comme pensée pure » (écrit en collaboration avec le philosophe Jean Khalfa), où l’analyse des musiques traditionnelles y est envisagée comme un moyen privilégié de comprendre la façon dont les humains structurent leur univers. « Prolégomènes à une biomusicologie », quant à lui, traite d’une problématique encore plus vaste, soit la détermination des critères permettant de distinguer la musique des humains de la production sonore animale.

4 La deuxième partie s’ouvre avec « Nouvelles perspectives dans la description des musiques de tradition orale », où est présentée l’essence de la démarche aromienne. Celle-ci procède de « l’examen empirique de la matière musicale […] à la mise à jour des principes théoriques qui régissent son organisation, principes dont le bien-fondé devrait être attesté par des critères culturels internes » (p. 60). Il s’agit donc d’une mise en corrélation de données musicales et extramusicales, dont la représentation s’effectue à l’aide de cercles concentriques, la matière musicale et sa systématique figurant au centre, les données d’ordre moins strictement musical, ou extramusical, étant distribuées dans les cercles périphériques (pp. 72-73). L’auteur conclut sur une remarque que nous ne pouvons nous empêcher de relever : « si l’objet de (la) description est autre que l’analyse de la musique proprement dite, il lui (l’ethnomusicologue) suffira – après avoir centré cet objet précisément – d’organiser autour de lui les différents autres cercles en fonction du degré d’articulation des données qu’ils doivent contenir à celles qui figurent dans le cercle central » (p. 74). Le modèle de représentation qu’Arom propose ici est donc adaptable à l’objet de la recherche, peu importe sa nature. Il permet d’établir la cohérence globale des différents pans d’une culture en montrant l’articulation des données de divers ordres. Dans un même souci de rigueur, « La problématique étique/émique en ethnomusicologie » (écrit en collaboration avec Frank Alvarez-Péreyre) examine en quoi les théories du linguiste Kenneth L. Pike peuvent profiter à l’ethnomusicologie, notamment en ce qui est de favoriser « la mise en place d’une cohérence méthodologique » (p. 77). Les auteurs en profitent pour effectuer une saine mise au point sur la signification des termes étique et émique et leur articulation selon les niveaux d’analyse. Avec « Une parenté inattendue : polyphonies médiévales/polyphonies

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africaines », Arom aborde au passage la question des universaux de la musique, mettant en lumière certaines similitudes entre les procédés rythmiques et polyphoniques utilisés dans les musiques traditionnelles d’Afrique centrale et ceux mis en œuvre chez certains compositeurs européens du Moyen-Âge. En clôture de chapitre, « Le langage tambouriné des Banda-Linda » (écrit en collaboration avec la linguiste France Cloarec-Heiss) nous offre un excellent exemple d’une analyse exhaustive et rigoureuse menée dans un cadre transdisciplinaire, dont l’objet était d’examiner, sous l’angle de la réception, ce système sémiologique particulier situé à la frontière de la musique et du langage.

5 « L’utilisation du re-recording dans l’étude des polyphonies orales », pour la première fois édité en français, présente l’une des innovations techniques de Arom : l’emploi du « play- back » – ou « re-recording » – sur le terrain. Élaboré dans la première moitié des années 70, ce procédé marquera le coup d’envoi des méthodes d’expérimentation interactive in situ en ethnomusicologie. Un autre article inédit en français, titré tout simplement « La transcription », aborde de front les problèmes reliés à cette étape « fondamentale et incontournable » (p. 255) de l’analyse : types de partitions, problématique de l’utilisation de la notation occidentale pour la transcription des musiques extra-européennes, pertinences des paramètres codifiés et limites de la représentation écrite. Deux autres textes, « Comment effectuer la collecte ? » ainsi que le « Questionnaire thématique » qui l’accompagne (tous deux écrits en collaboration avec Geneviève Dournon), viennent compléter ce troisième chapitre, qui constitue ainsi une importante source d’informations pratiques pour l’apprenti ethnomusicologue.

6 Dans la quatrième partie, l’auteur nous plonge au cœur de la systématique musicale avec « Structuration du temps dans les musiques d’Afrique centrale : périodicité, mètre, rythmique et polyrythmie ». Tel que l’indique le titre, Arom met en évidence et examine les principes rythmiques régissant ces musiques, sur ce ton précis, presque chirurgical qu’on retrouve souvent chez lui. « L’arbre qui cachait la forêt – principes métriques et rythmiques en Centrafrique », aborde une problématique semblable mais sur un mode plus personnel, l’auteur partageant avec nous le récit de sa rencontre avec Hindehu, une « petite pièce monodique » (p. 319) recueillie chez les Pygmées Mbenzele en 1965 et qui, pendant longtemps, ne cessera de le fasciner. Malgré son apparente modestie, la pièce constitue un concentré des principes rythmiques et métriques – ainsi que de leurs modalités d’interaction – régissant l’ensemble des musiques traditionnelles d’Afrique centrale. Il aura fallu à l’auteur une bonne vingtaine d’années de travaux, débusquant un à un les éléments de réponse, pour parvenir à élucider l’énigme d’une telle organisation temporelle.

7 Si l’analyse du rythme est la préoccupation du chapitre précédent, la cinquième et dernière partie se concentre exclusivement sur la question de l’analyse des échelles en Afrique centrale. Arom dresse tout d’abord un état de la problématique dans « Le syndrome du pentatonisme africain », au moyen d’une démonstration limpide – aidé en cela par Moussorgsky – des modalités de fluctuations scalaires typiques de cette région. Toutefois, les règles régissant ces phénomènes « restent encore à expliciter » (p. 362), ce à quoi il s’emploiera dans les deux articles suivants. Ces derniers décrivent des expérimentations interactives, réalisées à même le terrain et s’appuyant sur un outillage technologique sophistiqué. Pour l’étude faisant l’objet de « Un synthétiseur dans la brousse », il s’agissait de recueillir des informations sur la conception des échelles musicales chez les Manza. Au moyen d’un synthétiseur Yamaha Dx7 travesti en xylophone, les musiciens se voyaient proposer des modèles d’accord préétablis, auxquels

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ils pouvaient apporter des corrections en modifiant eux-mêmes la hauteur des « lames » par le biais des curseurs de l’appareil. Dans le même esprit, « Une méthode innovante pour l’étude des échelles musicales africaines : aspects cognitifs et techniques » (écrit en collaboration avec Nathalie Fernando et Fabrice Marandola) relate deux expériences menées cette fois-ci au Cameroun, l’une avec les Pygmées Bedzan, l’autre avec les Ouldémé de l’extrême Nord du pays. Dans le premier cas, il s’agissait de modifier artificiellement, sur le plan de la hauteur, certaines voix d’une polyphonie vocale préalablement enregistrée, puis de soumettre le tout à l’approbation des tenants de la culture. Dans la seconde expérience, on a donné aux musiciennes ouldémé la possibilité d’accorder des instruments MIDI dont la forme et les fonctions étaient une reproduction en tous points exactes des originaux (dans ce cas-ci des flûtes), permettant ainsi aux chercheurs de suivre à la trace l’évolution du processus d’accordage. C’est par le jeu des approbations et des rejets exprimés par les dépositaires d’abord, et ensuite à l’aide des corrections qu’ils apportaient aux propositions qui leur étaient soumises, que les chercheurs ont pu progressivement identifier les limites des systèmes scalaires et, par le fait même, en déterminer la constitution interne. Tout l’intérêt de ce type de démarche réside donc dans la possibilité de parvenir à une validation culturelle des hypothèses théoriques tout en contournant l’obstacle de la non-verbalisation.

8 Outre le fait que l’ouvrage donne accès à un éventail d’outils théoriques et méthodologiques, adaptables à différents contextes géographiques, il réussit à nous offrir un panorama à la fois large et profond de la pensée d’un des ethnomusicologues les plus importants de notre époque. Le seul bémol que nous aurions à relever ici est l’absence d’index. Mais cela n’empêchera certainement pas ce livre d’occuper une place de choix dans la littérature aux côtés de son grand frère Brăiloiu. Après les « problèmes » du folkloriste roumain, voici « la boîte à outils » de Simha Arom. Ne devrions-nous pas y voir là un heureux présage pour l’ethnomusicologie ?

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Simha AROM et Frank ALVAREZ- PÉREYRE : Précis d’ethnomusicologie Paris : CNRS Editions, 2007

Michel Plisson

RÉFÉRENCE

Simha AROM et Frank ALVAREZ-PÉREYRE : Précis d’ethnomusicologie. Paris : CNRS Editions, 2007. 171 p.

1 Il n’existe toujours pas de manuel d’ethnomusicologie en langue française et on attend encore la traduction de l’excellent Etnomusicología de l’Argentin Enrique Cámara de Landa, professeur d’ethnomusicologie à l’Université de Valladolid (Esp.) dont nous avons rendu compte en son temps dans les colonnes des Cahiers (Plisson 2006). Il existe bien entendu de nombreuses publications en français d’ouvrages fondamentaux1 ou de numéros spéciaux de revues2 dans lesquels l’ethnomusicologue peut ramener dans son grenier une riche moisson, mais de manuel d’ethnomusicologie ès qualités, point. En revanche il existe dorénavant un précis d’ethnomusicologie écrit en collaboration par Simha Arom (Directeur de recherches au CNRS) et Frank Alvarez-Péreyre (Directeur de recherches au CNRS, Laboratoire Langues-Musiques-Sociétés) qui, sans prétendre régler tous les problèmes de la discipline, a au moins le mérite d’en aborder une bonne partie.

2 Ainsi que l’affirment les auteurs dans leur préface, l’ouvrage est articulé en trois volets ou trois parties (p. 9).

3 La première (pp. 11-47) est consacrée à l’histoire de la discipline et aux principaux courants et écoles qui l’ont traversée et en ont façonné la philosophie, les méthodes et les théories. Souvent contradictoires, ces conceptions sont néanmoins dans l’ensemble complémentaires : selon les auteurs, ce sont l’école dite de Berlin, à laquelle se rattachent des auteurs tels que Curt Sachs et Erich Von Hornbostel, l’école américaine, avec des personnalités comme George Herzog et George List, et l’école est-européenne, avec Béla Bártok, Zoltán Kodály et Constantin Brăiloiu.

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4 Dans la « seconde moitié du XXe siècle », selon Alvarez et Arom, l’ethnomusicologie n’est plus une « affaire d’Ecoles mais bien d’individus » (p. 44). Certains s’inscrivent dans une démarche théorique dans la lignée de Brăiloiu, d’autres dans une démarche plutôt anthropologique. Cependant, au-delà de ces développements, les auteurs considèrent que deux tendances se sont progressivement affirmées quant à l’étude du matériel sonore : l’une porte sur une analyse immanente des données musicales, ce que les auteurs nomment l’approche extrinsèque, l’autre vise à une identification des seuls traits pertinents d’une culture musicale : c’est la perspective intrinsèque (p. 46).

5 La deuxième partie (pp. 49-81) tente de répondre aux questions essentielles du « métier d’ethnomusicologue », qui doit s’attacher avant tout à « l’étude des différents aspects du phénomène musique dans les sociétés qui relèvent de l’oralité » (p. 49). Ainsi, l’un des premiers problèmes auquel est confronté l’ethnomusicologue est-il celui de la pertinence musicale, concernant notamment les questions suivantes : Qu’entend-on par « musique » dans la culture que l’on étudie ? Quels sont les rapports entre le musical et le non musical ? Qu’est ce qui est spécifique à une culture et qu’est-ce qui est partagé par d’autres ? S’ensuivent les attitudes à acquérir sur le terrain avec les musiciens, des questions pratiques telles que « où établir ses quartiers » – et les auteurs de proposer, pour l’Afrique, d’« élire domicile à la Mission chrétienne la plus proche » (p. 55), ce qui, reconnaissent-ils, n’est pas sans poser de problèmes. À l’évocation des questions liées au collectage des données, il ressort que la meilleure méthode est ce qu’ils appellent l’ empirisme, c’est-à-dire « une capacité permanente à corréler des ensembles appartenant à des ordres différents » (p. 56). Un important développement est consacré au problème de la transcription, des paradigmes à retenir, de la modélisation qui s’ensuit, et enfin de la validation du modèle, occasion de mettre l’accent sur ce que l’ethnomusicologie doit à la linguistique, notamment dans l’analyse paradigmatique (p. 73). Transcription à l’occidentale ou non, les auteurs mentionnent bien que le relevé graphique d’une musique non occidentale dépend essentiellement de ce que l’on y cherche, de ce que l’on relève comme pertinent de la culture. La transcription peut donc varier d’un ethnomusicologue à l’autre.

6 La troisième partie (pp. 83-125) examine les différents constituants des musiques traditionnelles : timbres, échelles, modes, texture, densité, intensité et tempo, puis les procédés mis en œuvre par les cultures, qui relèvent dans tous les cas d’une systématique qui, « comme une langue, est dotée d’une grammaire et, à ce titre, est sanctionnée par un ensemble de règles qui constituent une théorie, même si celle-ci est le plus souvent implicite » (p. 91). De même qu’une langue ou qu’un dialecte, la musique est spécifique d’un groupe social ou d’une ethnie, qui possède toujours un « ensemble fini de catégories musicales » (p. 92). Cette spécificité musicale propre à chaque culture concerne l’organisation des hauteurs, des échelles, du temps, strié ou non, de la monodie ou de la polyphonie, des différents timbres et des diverses formes, ainsi que des fonctionnalités sociales ou religieuses. Est aussi traitée dans cette partie la question des relations entre musiques ethniques et composition musicale, ainsi que la question de la transculturalité et des universaux en musique, à partir de plusieurs citations de textes de Jean Molino qui permettent au final de dégager « une typologie des rythmes à valeur universelle » (p. 101). Sont enfin évoquées les questions relatives à l’organologie et aux notions complexes de métrique, de mesure et de rythme : terrain déjà largement défriché par Simha Arom dans son ouvrage sur les polyrythmies africaines (1985).

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7 L’ouvrage se termine sur une conclusion (pp. 127-129) dans laquelle est réaffirmé que, contrairement à l’anthropologie musicale, l’ethnomusicologie, pour sa part, « se consacre beaucoup plus à la systématique musicale tout en s’attachant à une connaissance approfondie des faits extramusicaux qui en sont indissociables » (p. 128). L’ethnomusicologie est ainsi plus que jamais nécessaire dans un contexte où un grand nombre de patrimoines musicaux sont « susceptibles de disparaître dans un futur proche » (p. 129).

8 D’ores et déjà il s’agit d’un ouvrage que la discipline devra engranger dans ses fondamentaux parce qu’il n’existait jusqu’à présent rien qui lui ressemblât, du moins en français. Pour autant, une fois cette position affirmée, on pourra formuler – « du bout de la pensée », pour paraphraser Erik Satie – un certain nombre de critiques. Parmi celles-ci, on pourra regretter la trop grande brièveté de l’ouvrage (171 pages) pour un sujet de cette ampleur avec un titre qui reste somme toute assez ambitieux. Est-ce une contrainte éditoriale ? Les Éditions du CNRS nous ont pourtant habitué à des ouvrages autrement plus volumineux.

9 En poursuivant sur l’aspect formel, on peut reprocher une table des matières trop lapidaire qui, en réalité, est plutôt un « sommaire » car elle ne mentionne pas les nombreuses subdivisions et paragraphes que contient l’ouvrage et qui sont pourtant indispensables à un « précis », d’autant plus qu’il n’existe pas d’index général à la fin de l’ouvrage, ce qui aurait permis de suppléer à cette absence. Concernant la bibliographie, la séparation entre ouvrages cités d’une part, et bibliographie en français, anglais, allemand et espagnol d’autre part ne semble pas très pertinente.

10 Pour le reste, outre le sentiment parfois diffus d’une écriture un peu rapide, il s’agit de questions d’école. Sur le plan épistémologique, donner plus d’importance à la « systématique musicale » qu’à l’« anthropologie musicale », ou à la recherche d’une « typologie des rythmes à valeur universelle » (p. 101) pourra sembler étranger aux préoccupations de certains ethnomusicologues se réclamant d’autres positionnements et d’autres méthodes.

11 D’autres questions pourraient être soulevées à propos de cet ouvrage, concernant notamment la question des relations entre écrit et oralité, celle de la ritualisation de la musique, ou celle de l’implication, pour ne pas dire de l’immersion dans la culture étudiée, notamment par l’apprentissage et la pratique de la ou des langues vernaculaires, ce qui permettrait d’éviter le « besoin de recourir à un traducteur » (p. 54). Mais ces questions dépasseraient largement le cadre de cette chronique. Il reste que ce Précis d’ethnomusicologie met très correctement en lumière la richesse et la diversité des questionnements de l’ethnomusicologie et affirme – s’il le fallait encore – cette dernière comme discipline à part entière.

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BIBLIOGRAPHIE

AROM Simha, 1985, Polyphonies et polyrythmies instrumentales d’Afrique centrale. Structure et Méthodologie. 2 Vols. Paris : SELAF.

L’Homme, 2004, Vol. 171-172 : « Musique et anthropologie ».

L’Homme, 2006, Vol. 177-178 : « Chanter, musiquer, écouter ».

NATTIEZ Jean-Jacques, dir., 2003-2007, Musiques. Une encyclopédie pour le XXIe siècle, 5 vols. Arles : Actes-Sud / Paris : Cité de la Musique.

PLISSON Michel, 2006, Compte rendu de Enrique Cámara de Landa : Etnomusicología. Cahiers de musiques traditionnelles 19 : 256-258.

NOTES

1. On pense notamment à l’ouvrage Musiques. Une encyclopédie pour le XXI e siècle édité par Actes Sud sous la direction de Jean-Jacques Nattiez, et en particulier les vol. 2, 3 et 5. 2. Citons notamment les deux numéros de la revue L’Homme (2004 et 2006).

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Laurent BAYLE, dir. : Instruments et cultures, introduction aux percussions du monde Paris : Cité de la Musique, Les Éditions, avril 2007

Patrik Vincent Dasen

RÉFÉRENCE

Laurent BAYLE, dir. : Instruments et cultures, introduction aux percussions du monde. Paris : Cité de la Musique, Les Éditions, avril 2007. 12 livrets d’env. 12 pages, bibliographies, discographies, sitographies.

1 Lorsqu’on est passionné de musiques du monde, fasciné par les instruments de musique et de surcroît percussionniste, on est de prime abord attiré par une telle publication de la Cité de la Musique. Ce coffret au titre prometteur se veut le premier opus d’une série consacrée à l’organologie et au monde des objets sonores et musicaux. Il se présente comme une introduction généraliste et pédagogique aux « percussions du monde ». Or, sans rien enlever à la qualité indéniable de la majorité des contributions à cette série de douze petits dossiers, il faut reconnaître que l’ensemble laisse sur sa faim le lecteur un tant soit peu averti.

2 Ces douze livrets de neuf à seize pages sont consacrés à autant de types ou d’ensembles de percussions dont un d’Europe, quatre d’Afrique, quatre afro-latino-américains (dont trois des Caraïbes), un du Moyen Orient et deux d’Asie du Sud-Est. Et c’est peut-être là la première déconvenue. Qu’en est-il de l’Extrême-Orient avec les percussions japonaises, chinoises ou coréennes ? Pourquoi a-t-on occulté l’Asie du Sud et en particulier les tabla indiens, pourtant mondialement connus ? Nous n’apprendrons rien non plus sur les tambourins italiens, les tambours sur cadre des populations circumpolaires, le bodhran irlandais, les kundu de Papouasie-Nouvelle-Guinée ou les tambours à fente du Pacifique. Si on peut comprendre que toutes les percussions du monde ne soient pas représentées tant

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elles sont nombreuses, pourquoi les deux tiers des livrets concernent-ils des univers proches sinon directement cousins : les percussions africaines et celles, très majoritairement d’origine africaine, des cultures caraïbes ou brésiliennes ?

3 Peut-être qu’un titre un peu moins ambitieux comme « Introduction aux percussions de la Cité de la Musique » aurait mieux correspondu au contenu réel du coffret. Car, bien que rien ne l’indique clairement, il s’agit là des dossiers pédagogiques de percussions enseignées dans le cadre des ateliers « Folie Musique » de la Cité de la Musique, et non d’un survol plus large des percussions dans le monde. On regrette également qu’un feuillet supplémentaire ne soit pas consacré à une introduction générale, faisant peut- être le lien entre les percussions présentées ici et celles qui n’y figurent pas.

4 Les auteurs des livrets ne sont par ailleurs pas présentés. Pourtant, qui s’intéresse aux percussions iraniennes ne peut ignorer le travail de Madjid Khaladj ; ceux qui se penchent sur le monde arabe connaissent l’encyclopédie vivante qu’est Habib Yammine, et les passionnés des musiques afro-amérindiennes reconnaissent en Jean-Pierre Estival un des grands spécialistes du domaine. Ces courtes biographies auraient également permis de mettre en valeur de jeunes chercheuses comme Aurélie Helmlinger ou Stéphanie Khoury, qui font des travaux remarquables, respectivement sur les steelbands de Trinité-et-Tobago et les orchestres pinpeat du Cambodge. Cela aurait offert aux profanes quelques indications sur les qualités respectives des auteurs, tout en donnant un cadre plus clair à l’ensemble des présentations individuelles.

5 Ceci dit, c’est dans la volonté de présenter des domaines riches et complexes en un très petit nombre de pages que réside la gageure d’une telle publication. Réussir par exemple à survoler en une dizaine de pages la nébuleuse des percussions brésiliennes nécessite un vrai talent. Ainsi, Jean-Pierre Estival nous présente les pratiques rituelles du candomblé et du xangô, dérivées des cultes africains yoruba et bantou, puis des formes profanes comme le forró, le maracatu, la capoeira ou le samba carnavalesque. Si l’auteur présente essentiellement les percussions, il n’en oublie pas les instruments à cordes, comme le cavaquinho, ou à vent, tel les pífanos, les petites flûtes traversières des ensembles de forró. Terminant son livret par un lexique des termes vernaculaires, une bibliographie raisonnée, une discographie impressionnante et une sitographie bien référencée, Jean- Pierre Estival nous donne ici une vraie leçon de vulgarisation scientifique.

6 On pourrait faire les mêmes éloges à propos de l’article de Madjid Khaladj, qui brosse un portrait succinct, mais très précis, des tambours majeurs d’Iran que sont le zarb, le daf, le dayré, avec leurs différentes techniques de jeu et les syllabes utilisées dans leur apprentissage. L’auteur nous donne autant de clefs de compréhension sur les structures rythmiques que sur la fabrication des instruments, leur apprentissage, leurs racines historiques ou les contextes dans lesquels ils s’expriment, parfois difficilement selon les régimes politiques1.

7 Notons encore la qualité de la présentation de Habib Yammine, qui inventorie les multiples versions des bindîr, riqq et autres darbouka du vaste monde arabe, de même que les timbales tbîlât ou les grosses caisses tabl. Il nous gratifie en outre d’un petit cours sur les cycles rythmiques, et sa biblio-discographie vaut à elle seule le détour. Par contre, là aussi, une moitié des liens internet donnés n’aboutissent pas. Les livrets sur les percussions cubaines, de Daniel Chatelain, sur les steelbands de Trinité-et-Tobago d’Aurélie Helmlinger, sur le gwoka de la Guadeloupe par Gustav Michaux-Vignes et Michel Hallay, sur le gamelan javanais de Dominique Billaud, et sur le pinpeat, un orchestre de

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percussions du Cambodge mêlant xylophones, métalophones, membranophones et hautbois, présenté par Stéphanie Khoury, sont également bien documentés.

8 Dans les limites imposées par le format de la publication, ces auteurs nous apportent de nombreux éléments historiques, musicologiques, organologiques et anthropologiques qui nous permettent de découvrir ces univers musicaux et les peuples qui les perpétuent, parfois envers et contre tout, dans un monde en pleine mutation. Tous les articles sont par ailleurs plus ou moins organisés selon le même plan, ce qui facilite la lecture de l’ensemble : repères généraux, description, fonction et jeu des instruments, musique et société.

9 Malheureusement, les trois présentations de Luciana Penna-Diaw sur les percussions africaines (les tambours ngoma du Congo, les sabar du Sénégal, et les tambours d’Afrique Occidentale, principalement le djembe), ainsi que celle de Krystof Hiriart sur la txalaparta basque, manquent de clarté et de précision ; bibliographies imprécises2, discographies incomplètes3, sitographies désuètes ou simplement fausses4.

10 Outre ces critiques de forme, c’est peut-être dans sa conception générale que cette publication révèle ses plus grandes faiblesses. Notons encore qu’aucun livret ne contient de numérotation de pages ni de table des matières, un outil pourtant pratique pour un ouvrage à visées pédagogiques. Malgré la qualité de la plupart des textes et l’excellente illustration de Frédérique Darros – qui a dessiné l’ensemble des 120 instruments présentés –, cette publication ne rend en définitive pas justice au domaine qu’elle aborde. Si elle doit être la première d’une série dans cette collection « Instruments et cultures », espérons que les prochaines sauront donner un meilleur écrin aux travaux de musiciens, de chercheurs et d’ethnomusicologues aussi passionnants.

NOTES

1. Deux petits bémols toutefois : la bibliographie mentionne un ouvrage majeur, Musique et mystique dans les traditions de l’Iran (1989), dont l’auteur est bien entendu Jean During, et non J. Turing ; et la sitographie, déjà brève, nous donne un lien vers un site qui a depuis disparu et un autre vers un site commercial, quelque peu hors sujet. Ces détails sont, dans le cas présent, relativement anecdotiques, mais ils soulignent le problème – d’ailleurs récurrent dans l’ouvrage – que l’on peut rencontrer lorsqu’on tente le référencement d’adresses Internet volatiles. 2. Percussions africaines : le tambour djembe de Serge Blanc a été publié en 1993 et non 1992. 3. N’est par exemple pas cité l’incontournable CD L’art du djembé. Soungalo Coulibaly (Arion-France ARN 60590), consacré à un des tout grands djembefola. 4. Ainsi, sur les quatre références basques fournies, une adresse a disparu, un autre est vide car encore « en construction » depuis des années, et un troisième nous amène vers un fabricant d’appareillage électronique pour les trains (sic !). Il faut donc écrire , et non .com telle que l’adresse est référencée, mais encore faut-il essayer soi-même. Il n’y a guère que le site du magnifique petit musée d’Oiartzun qui nous incite à découvrir l’œuvre d’un des pionnier de l’ethnomusicologie vivante en Pays basque, Juan Mari Beltran. Ce

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dernier a rédigé un des seuls ouvrages un tant soit peu complet sur la txalaparta (« La txalaparta, origines et variantes », ISBN 84-88917-14-7), pourtant absent de la bibliographie !

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Sara LE MÉNESTREL, dir. : Musiques populaires. Catégorisations et usages sociaux Revue Civilisations LIII/1-2. Bruxelles : Université libre de Bruxelles, 2006

Nina Reuther

RÉFÉRENCE

Sara LE MÉNESTREL, dir. : Musiques populaires. Catégorisations et usages sociaux. Revue Civilisations LIII/1-2. Bruxelles : Université libre de Bruxelles, 2006. 210 p., photographies n.b., bibliographies.

1 Ce volume de la revue Civilisations est composé de six articles relatifs au sujet, précédés d’une introduction générale par l’éditrice, d’une note de lecture par Paul Schorr (« L’histoire sociale de la musique populaire américaine, un renouvellement des perspectives », pp. 169-173), d’une contribution de Xavier Luffin classée sous le titre « varia » (« ‘Nos ancêtres les Arabes…’ Généalogies d’Afrique musulmane », pp. 177-209), ainsi que de brèves notes sur les auteurs.

2 Dans l’introduction (pp. 7-21), Sara Le Menestrel éclaircit dans un premier temps l’approche choisie par ce collectif d’auteurs pour traiter des divers usages sociaux des musiques « populaires »1 : « Plutôt que d’être envisagée comme catégorie d’analyse, la notion de populaire est ici soumise à un regard critique afin de mettre au jour les manipulations dont elle est l’objet » (p. 7), précisant aussi que cet ouvrage s’inscrit « dans l’héritage d’une anthropologie de la musique », telle qu’elle a été définie par Merriam (1964) ; d’où une étude « de la musique comme une pratique sociale » (p. 7) placée dans un contexte transnational (p. 8) et l’absence d’analyses musicales formelles (p. 7). Les choix méthodologiques et les orientations analytiques à l’origine de ce volume impliquent l’ensemble de la chaîne musicale, composée de cinq maillons interactifs (composition,

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production, interprétation, diffusion et répétition), lesquels entretiennent entre eux une relation dialectique (p. 9). Discutant ensuite les paradoxes et ambivalences de la notion de « musiques populaires » l’auteure met en lumière le « caractère non opératoire » (p. 12) de ce concept. Finalement, elle illustre brièvement que l’usage de présenter divers métissages musicaux comme symboles identitaires (cumulant création et quête d’origines) peut mener à des usages en apparence contradictoires, relevant en fait d’une « multiplicité de registres dont les acteurs sociaux savent jouer avec pragmatisme, sans que cela porte atteinte à la sincérité de leur engagement » (p. 19).

3 Dans le premier article, intitulé « Sha’abî, ‘populaire’ : usages et significations d’une notion ambiguë dans le monde de la musique en Égypte » (pp. 23-44), Nicolas Puig analyse comment les façons de nommer traduisent des modes de classement et des jugements de valeur (p. 25), et servent ainsi à délimiter des frontières dans le monde musical égyptien. « C’est donc non seulement à la structuration interne d’un milieu professionnel et aux jeux des acteurs dans ce monde qu’introduit la réflexion sur le ‘populaire’ dans la musique égyptienne, mais également aux conflits sur les valeurs culturelles et à leurs implications sociales » (p. 25). À l’exemple de l’émergence récente du style néo-mawal (contexte, racines, parallèles avec les variétés sentimentales), l’auteur expose l’ambivalence du terme « populaire », désignant des styles musicaux distincts : les uns valorisés par les instances officielles comme arts populaires, les autres émergeant dans des réseaux et pratiques indépendants. Selon l’auteur, il s’agit de « deux catégories opposées mains non imperméables : la ‘folklorisation’ (avec la mise en valeur de l’origine endogène ou ‘traditionnelle’) et la stigmatisation, qui renvoient à deux ensembles différents de connotations de l’adjectif ‘populaire’« (p. 34) ; l’ambivalence du terme est liée à un « système complexe de positionnements à la fois spatiaux et sociaux, avec coupures franches » (p. 41).

4 Le deuxième article, « Les Batá deux fois sacrés. La construction de la tradition musicale et chorégraphique cubaine » (pp. 45-74) par Kali Argyriadis, traite de ces trios de tambours qui jouent un rôle central dans la santería et les danses des orichas. En l’espace d’un siècle, l’appréciation de ces danses a changé : autrefois considérées comme des « danses de nègres », elles ont aujourd’hui le statut d’un élément culturel très valorisé comme représentant l’influence d’une culture yoruba « pure » au sein de l’identité nationale cubaine (p. 66). L’auteure retrace l’histoire de ce changement en analysant « l’afrocubanisme » (p. 46) et la discussion sur « l’esthétique du rythme [africain] », notamment par Fernando Ortiz, qui sépare cette musique de ses connotations et pratiques religieuses afin de pouvoir s’en servir comme source d’inspiration légitime, c’est-à-dire acceptable par les gens étrangers à ces pratiques. La reconnaissance progressive des musiciens populaires par les universitaires a finalement mené à une « théâtralisation du folklore », mais reste toujours dans l’ambiguïté de reconnaître les valeurs esthétiques tout en condamnant leur mysticisme (pp. 58-59). La théâtralisation implique une stylisation des mouvements, puisqu’il s’agit avant tout d’un produit esthétique, entre autres destiné à représenter le « folklore » cubain aux touristes, comme « étendard identitaire et culturel » (p. 69). Ce qui n’empêche que, pour les praticiens, les connotations religieuses subsistent.

5 Christophe Apprill est l’auteur du troisième article, « Le tango, une ‘musique à danser’ à l’épreuve de la reconstruction du bal » (pp. 75-96), qui est en quelque sorte un pamphlet pour la reconnaissance des danses en couple comme forme d’art : « La danse, sous- entendu dans cet énoncé, a besoin de la musique, quand celle-ci peut se passer de la

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danse, différence qui réaffirme l’appartenance de l’une au monde de l’art, et de l’autre aux pratiques sociales » (p. 76). Pour soutenir ses propos, l’auteur procède par une « mise en tension des caractères populaire et savant de la musique et de la danse » (ibid.), en exposant l’histoire du bal en France depuis les années 1920, moment où le tango s’intègre dans le système de danses en couple, jusqu’au début des années 1980, moment d’une redécouverte du tango même, qui donne naissance à une multitude d’associations (notamment parisiennes). Apprill retrace dans ces pages l’évolution de la relation des danseurs (notamment français) avec les musiciens (notamment argentins) qu’il découpe en trois périodes : 1925-1955 (« symbiose entre musique et danse »), 1955-1982 (« déclin et évolution divergente de la musique et la danse ») et depuis 1982 (description de la constitution des associations de tango parisiennes avec leurs codes et fonctionnements). L’article se termine sur une discussion détaillée de la question de savoir si le tango est une musique à danser ou à écouter (pp. 86-95), où l’auteur reprend les deux perspectives énoncées au début de l’article : musiciens – musique – danseurs d’une part, danseurs – danse – musiciens d’autre part. Il y confronte des paroles recueillies auprès de musiciens et de danseurs, concluant que la demande des danseurs aux musiciens, à savoir de jouer continuellement une musique bien rythmée, apte à être dansée, n’est pas toujours satisfaite, ce qui amène à l’utilisation toujours plus fréquente de musiques enregistrées et à l’émergence d’un nouveau spécialiste : le DJ. Malheureusement, l’auteur ne commente pas plus la critique sous-jacente dans les commentaires des musiciens argentins : à savoir que les danseurs français ne sont apparemment pas capables de suivre le jeu subtil entre variations musicales et dansantes, cherchant au contraire une certaine invariabilité dans l’exécution musicale.

6 Le quatrième article, « De Kinshasa à Cartagena, en passant par Paris : itinéraires d’une ‘musique noire’, la champeta »(pp. 97-117), par Elisabeth Cunin, amène le lecteur dans une suite d’« allers et retours, spatiaux et identitaires, d’un continent à l’autre » (p. 98), dans le but d’« analyser les représentations de l’Afrique et de l’Amérique qui caractérisent de tels flux transatlantiques » (p. 98) et de montrer que le succès de la champeta « est lié à l’ambiguïté qui lui est associée : à la fois entrée dans la modernité et reconstruction de l’authenticité africaine, rupture et continuité » (p. 98). L’auteure analyse le terme « musique noire » dans son « ancrage local, [son] contexte national et [son] imaginaire transnational » (p. 99) à l’exemple de trois personnages, tous impliqués dans la naissance et le développement de la champeta, créée en copiant des disques de musiques africaines achetés à Paris, puis complétée en Colombie par des textes en espagnol. Cette musique est d’une part très locale urbaine, car liée à des quartiers particuliers de Cartagena ; d’autre part, certains promoteurs essayent de l’établir sur le plan international (et notamment européen) d’une musique ‘globalisée’« (p. 115), qui « se développe à […] l’écart des grands réseaux de production et de diffusion » (ibid.) et qui « oblige à dépasser, et à faire coexister, les oppositions binaires : local et global, […], hybridation et tradition, […], homogénéité et différenciation » (ibid.).

7 L’article de l’éditrice de ce volume, Sara Le Ménestrel « French music, Cajun, Créole, Zydéco : ligne de couleur et hiérarchies sociales dans la musique franco-louisianaise » (pp. 119-147), développe une idée similaire à celle de la première contribution, à savoir faire apparaître le jeu et les enjeux socio-identitaires impliqués dans une pratique musicale locale : « [la] représentation inclusive des traditions musicales locales [des Cadiens et des Créoles] contraste […] avec des pratiques et des discours sur la musique révélateurs de divisions sociales persistantes » (p. 120). L’auteure analyse la diversité des

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influences musicales, culturelles, sociales et politiques de la musique franco-louisianaise, menant à un premier répertoire cadien et un deuxième créole (« de couleur »), lesquels, pour le spectateur extérieur, peuvent paraître très semblables, voire identiques en tant que représentants de la culture francophone des Etats-Unis, mais qui sont clairement distingués par les acteurs mêmes, très soucieux de respecter « the right colour of music » (p. 128). À l’aide d’un tableau très coloré présentant dans une perspective diachronique divers musiciens cadiens et créoles, leurs pratiques de jeu et de production, leurs discours et les contradictions, l’auteure montre les « ambiguïtés et paradoxes » qui ont « modelé et circonscrit » les « représentations et l’évolution de la musique franco-louisianaise » (p. 145).

8 Finalement, avec « L’exotique, l’ethnique et l’authentique : regards et discours sur les danses d’ailleurs » (pp. 149-166), Anne Decoret-Ahiha retrace l‘évolution de la perception française des « danses du monde », depuis leur apparition lors des premières expositions universelles à la fin du XIXe siècle. L’auteure insiste notamment sur la fixité de ce regard qui maintient ces danses dans des formes figées, considérées comme garant de leur « authenticité », alors qu’il s’agit, en fait, de danses qui évoluent et se transforment. Elle illustre ses propos par une analyse du vocabulaire français utilisé pour décrire les danses d’ailleurs, qui exprime souvent un grand étonnement de la part des spectateurs, et conclut que la définition et la vision que nous avons « [d]es danses de l’autre révèlent avant tout notre manière de construire et d’inventer l’altérité ». Alors qu’il s’agit d’une thématique non seulement très intéressante, mais également importante pour comprendre le rapport entre les Français (voire les Européens) et « l’Autre » (pourquoi d’ailleurs toujours au singulier ?), l’article manque malheureusement de nuances dans sa perspective, par exemple en utilisant parfois les termes « exotique », « ethnique » et « authentique » exactement dans le même sens que celui qu’il critique.

9 Ce recueil d’articles est intéressant car il ouvre le regard sur des musiques locales très différentes et les contributions illustrent bien comment on peut approcher diverses problématiques socio-culturelles à partir de la pratique musicale. Mais on aurait souhaité que l’argument, notamment de certains auteurs, sorte des oppositions standard comme musique savante (au singulier) / musiques populaires (au pluriel), l’Autre (sg) / nous ou les Européens (pl), et d’autres séries d’oppositions binaires, à mon avis trop réductrices dans leur essence, car la relation – ou la dialectique – entre elles tend à disparaître derrière cette bipolarité. Dans le même ordre d’idées, il aurait été intéressant de prendre encore plus en considération l’impact du tourisme et/ou de la « globalisation » sur les perceptions endogènes et exogènes des musiques populaires comme enseignes identitaires, traduisant la construction d’une « tradition authentique » comme référent et comme garant d’un passé particulier et d’une originalité propre dans un monde en apparence toujours plus uniforme. Cette dynamique apparaît en filigrane dans toutes les contributions et l’analyser mènerait peut-être à clarifier, sous encore d’autres aspects, l’ambiguïté et la polyvalence du terme « musiques populaires ».

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NOTES

1. Entre guillemets dans le texte.

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Marc CHEMILLIER : Les mathématiques naturelles Paris : Odile Jacob, 2007

Jérôme Cler

RÉFÉRENCE

Marc CHEMILLIER : Les mathématiques naturelles. Paris : Odile Jacob, 2007. 240 p.

1 Marc Chemillier, ethnomusicologue, mathématicien, spécialiste d’informatique musicale, directeur d’études à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, a publié en 2007 un livre qui constitue le résultat d’une quinzaine d’années de travail, et dont une partie du contenu était déjà accessible sur internet, sous forme de conférences transcrites sous le titre : « Ethnomusicologie, ethnomathématique. Les logiques sous-jacentes aux pratiques artistiques transmises oralement »1. Le titre de ce livre est au premier abord déconcertant, pour qui serait tenté de le rapporter au concept de « nature » : en fait, dès l’introduction, Marc Chemillier précise que l’expression « mathématiques naturelles » s’oppose ici à « mathématiques formelles », comme « langue naturelle » s’oppose à « langage formel » depuis l’apparition de l’informatique : le propos de ce livre est en effet d’explorer les mathématiques sans écriture, qui se révèlent à travers diverses pratiques des sociétés de tradition orale. Le livre s’attache d’abord à deux domaines déjà abordés par l’ethnomathématique, à savoir l’ornementation graphique (tracé de dessins sur le sable à Vanuatu, chap. 2) et les jeux de stratégie (jeux de semailles awélé, chap. 3) ; puis il s’intéresse à la musique, un domaine peu étudié dans cette perspective (rythmes asymétriques d’Afrique centrale, chap. 4 ; formules de harpes nzakara, chap. 5) ; ces études se fondent a posteriori sur des descriptions et travaux antérieurs d’anthropologues dont les enquêtes n’avaient pas pour objet spécifique cette dimension mathématique. Par contre, la dernière étude, consacrée aux techniques de divination à Madagascar (chap. 6 et 7) a été menée par l’auteur sur le terrain, en interaction avec les devins/guérisseurs sujets de l’enquête ethnographique.

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2 L’énonciation dans ce livre a plusieurs statuts : théorique général, où sont mobilisées l’ethnomathématique, les sciences cognitives, l’anthropologie ; discursif/formaliste, où le langage formel des mathématiques est présenté, développé dans la « langue naturelle » d’un texte de sciences humaines. Il s’agit ainsi d’une entreprise de « vulgarisation » de haute tenue, et le lecteur, obligé de procéder lentement, aura parfois profit à prendre un papier et un crayon pour suivre les démonstrations, ou pour « mimer », autant que faire se peut, les pratiques décrites.

3 Le premier chapitre du livre, « mathématiques sans écriture ? » présente l’horizon théorique général de l’auteur : les mathématiques existent-elles en dehors de l’activité que nous nommons ainsi en Occident ? Celle-ci, en effet, consiste en une formalisation écrite dans un langage symbolique, enchaînant des raisonnements, et détachée de l’intuition, même si cette dernière reste souvent le sol originel à partir duquel se développe cette formalisation. Un exemple remarquable de cette disjonction entre intuition et formalisation est donné p. 22, où le théorème de Pythagore est démontré par les Chinois, plusieurs siècles avant la démonstration « grecque », selon une méthode associant la visualisation et le geste, proche des jeux tangram. Il existe ainsi des mathématiques « analogiques-expérimentales », « pratiquées par presque tout individu, en premier lieu dans ses relations spatiales avec le monde extérieur » (p.19), à côté des mathématiques « analytiques », pratiquées par un petit nombre. Les résultats des premières ne se verbalisent pas, mais relèvent de l’intuition, alors que ceux des secondes passent par la formalisation symbolique complexe réservée aux seuls professionnels des mathématiques : pourtant l’abstraction formelle que maîtrisent ceux-ci n’en repose pas moins sur l’intuition (croquis, conjectures). Marc Chemillier montre dans son ouvrage qu’en matière de mathématiques, « les mécanismes cognitifs en œuvre dans les sociétés de tradition orale ne sont pas si différents de ceux du monde occidental » (p. 18). Il n’est pas impossible qu’une telle proposition soit difficile à recevoir par un certain nombre de mathématiciens pour qui la formalisation de leur travail analytique correspond à la réalité objective d’un monde intelligible auquel les mathématiques analogiques, enracinées dans l’expérience sensible et dans l’intuition, sont étrangères – et donc par là même suspectes. Le travail de l’auteur pose donc une question de fond, à l’intérieur du champ épistémologique des mathématiques, en tant que « défense et illustration » de ces mathématiques de tradition orale – tout comme la conquête de légitimité des musiques de tradition orale s’est faite au sein d’une musicologie où seule la musique écrite occidentale était considérée comme un objet digne d’étude. Mais ce travail va bien au- delà de cette simple conquête de légitimité ; il représente également une contribution importante au débat déjà ancien sur l’universalité de la pensée rationnelle : de fait, Les mathématiques naturelles s’inscrivent dans le même mouvement que La pensée sauvage de Claude Lévi-Strauss, qui y établissait que « la pensée sauvage est logique dans le même sens et de la même façon que la nôtre » (cf. p. 210).

4 De quelle nature est cette « rationalité mathématique universelle » que Marc Chemillier décèle dans les pratiques étudiées ? Pour l’évoquer brièvement, nous nous limiterons aux deux exemples musicaux, qui sembleront plus familiers aux lecteurs de la présente revue.

5 Premier exemple : les rythmes asymétriques d’Afrique centrale, dont une description avait été donnée par Simha Arom et son équipe dans un cédérom consacré aux Pygmées Aka, et dans l’ouvrage classique d’Arom sur les Polyphonies et polyrythmies instrumentales d’Afrique Centrale (1985). Ces rythmes, très répandus dans ces régions d’Afrique, ont pour caractéristique de combiner des valeurs binaires avec des valeurs ternaires, un peu à la

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manière de l’aksak : des « durées de trois unités » sont « insérées dans des séries de durées de deux unités ». Nous avons donc des cycles de 3 + 2 + 3 + 2 + 2, ou 3 + 2 + 2 + 3 + 2 + 2 + 2, ou encore 3 + 2 + 2 + 2 + 2 + 3 + 2 + 2 + 2 + 2 + 2. La différence essentielle avec l’aksak décrit par Brăiloiu est que ces rythmes sont toujours superposés à une pulsation régulière (par exemple 3 + 2 + 3 + 2 + 2 se superpose à « 4 pulsations ternaires », c’est-à-dire 3 + 3 + 3 + 3, de façon contra-métrique, selon le terme du musicologue Kolinski, alors que l’aksak des Balkans ou de Turquie est toujours co-métrique). La propriété singulière de tous ces cycles rythmiques est que malgré la parité du nombre total de durées (8, 12, 16, 24), le cycle est toujours asymétrique (ex : 12 = 5 + 7, et non 6 + 6) : propriété que Simha Arom avait appelée « imparité rythmique » à cause de leur structuration selon un principe de segmentation « moitié – 1 / moitié + 1 ».

6 L’exploration de ces rythmes procède en deux temps : analogique et expérimental, en décrivant les conditions de possibilité de l’existence de cette « imparité », par des graphiques où les cycles sont représentés sur des cercles ; puis analytique, en formalisant un calcul permettant de générer ces cycles à partir d’une théorie mathématique, la « combinatoire des mots ». Marc Chemillier propose ainsi une règle générative permettant d’explorer ces successions singulières des groupes de 2 et de 3 pulsations. Au terme de son étude, où il souligne à plusieurs reprises le « mystère » qui entoure la formation de ces habitus rythmiques, Marc Chemillier fait allusion à une théorie dite des « signaux coûteux », c’est-à-dire « des productions de signaux qui prennent le contre-pied du principe d’économie régulant en général les activités vitales », selon l’anthropologue Jean-Marie Schaeffer (cf. « Objets esthétiques ? », L’Homme 170, 2004). Nous rejoignons là une question passionnante de théorie esthétique, concernant la production de formes complexes, recherchées pour elles-mêmes, comme en témoignent bien des traditions décoratives de par le monde. Du reste le « signal coûteux » semble avoir cours dans la nature elle-même : la roue du paon par exemple témoigne ainsi de cette tendance à un surplus de complexité, purement ostentatoire : quel est le lien entre cette complexité et le jugement esthétique, trouve-t-on la queue du paon belle parce qu’elle est complexe ? Si nous revenons aux rythmes, qu’il s’agisse de systèmes polyrythmiques comme en Afrique Centrale, ou « homorythmiques » (cométriques) comme dans l’aksak, Marc Chemiller ouvre un champ d’investigation dans lequel tout semble encore à faire : pensons à ces formes combinant également des « 2 » et des « 3 » dans les Balkans, au point de constituer de longs cycles (ex : 7 + 7 + 11 =3 + 2 + 2 + 3 + 2 + 2 + 2 + 2 + 3 + 2 + 2, ou 9 + 13 = 2 + 2 + 2 + 3 + 2 + 2 + 2 + 2 + 2 + 3, etc.). Une formalisation par la « combinatoire des mots », ou comparable, permettrait-elle de rendre compte de cette complexité qui, jusqu’à présent, garde son mystère, et ne semble pas réductible à une raison plus simple, ni au « principe d’économie » ? D’un point de vue prospectif, les travaux sur l’aksak, comme le chapitre de Marc Chemillier, ouvrent une question analytique fondamentale : celle de la pertinence du découpage en « 2 » et « 3 », surtout dans ces tempos très rapides qui caractérisent autant la Bulgarie que l’Afrique Centrale2…

7 Deuxième exemple : l’étude sur les formules de harpe nzakara, rendues célèbres par les « clés d’écoute » du site du département d’ethnomusicologie du Musée de l’Homme3. Il s’avère que certains airs du répertoire de harpes nzakara présentent des canons, où le profil mélodique joué sur les cordes aigues se reproduit sur les cordes graves à une certaine distance temporelle (4 ou 6 pulsations selon les genres) : les cordes étant toujours jouées par couples, seuls 5 couples sont possibles, et leur succession, dans les pièces musicales étudiées, s’effectue selon des « rotations », c’est à dire des permutations

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régulières. Marc Chemillier nous présente ces formules en explicitant par un graphique la structure en canon, puis, comme pour les rythmes asymétriques, il génère les formules possibles, en les comparant aux formules réellement exploitées, pour dégager les lois mathématiques de formation de ces canons.

8 Ensuite, il confronte cette propriété remarquable avec les représentations mentales des Nzakara telles qu’Eric de Dampierre4 les avait décrites dans son ouvrage Penser au singulier (Nanterre, société d’ethnologie, 1984) : le « décalage » du canon est ainsi à rapprocher de représentations spatiales, elles-mêmes commandées par un rejet du principe d’identité, propre à cette culture qui voit dans le monde la singularité des êtres avant de penser leur identité. On retrouve ainsi le décalage, et le geste qui le produit, dans la « plante des jumeaux », ou dans des représentations graphiques, comme l’ornement de la harpe elle- même.

9 Enfin, Chemillier se pose la question de la nature de ces canons : s’agit-il d’une propriété fondamentale du répertoire, ou d’une propriété secondaire (« épiphénoménale ») ? En effet, il suffit de disposer successivement les 5 couples de cordes pincées simultanément pour constater qu’ils constituent déjà une formule en canon : la règle fondamentale de jeu, tenant à la structure de l’instrument lui-même et au geste instrumental, engendre donc déjà, potentiellement, des canons mélodiques. L’auteur va donc au bout du traitement possible des données recueillies par Eric de Dampierre, ethnographe de cette « esthétique perdue »5, sans possibilité, hélas, de vérifier sur le terrain si « une propriété formelle, dont la fréquence ou le caractère remarquable laissent supposer qu’elle est le résultat d’une recherche systématique, est bien consciente, sous une forme ou une autre, dans l’esprit des personnes concernées » (p. 158), car le nombre des musiciens compétents, sur place, s’est presque réduit à néant : le moins qu’on puisse dire est que ce chapitre constitue un bien bel hommage rendu à ce monde musical désormais disparu.

10 Dans ce livre, et à travers toutes ces pratiques, se révèlent l’universalité d’une rationalité, la maîtrise de « règles précises, explicites et cohérentes entre elles » (p. 9) : et le mathématicien « d’ici » traduit dans son langage formel ce que les mathématiciens « de là-bas » – harpiste nzakara, devin malgache, etc. – expérimentent ou prouvent en acte, et par le geste. Cet ouvrage impressionnant s’adresse donc à des anthropologues, ethnomusicologues, spécialistes des arts graphiques, etc., qui y trouveront une exploration fascinante de l’esprit humain. Il s’adresse aussi – peut-être surtout ? – à des mathématiciens ou épistémologues des mathématiques.

NOTES

1. 2. Rappelons que cette question a été abordée plusieurs fois dans les Cahiers : cf. dans le volume 10, « Rythmes » (1997), les articles de Jérôme Cler : « Aksak, les catastrophes d’un modèle » (pp. 37-42), de Jacques Bouët : « Pulsations retrouvées. Les outils de la réalisation rythmique avant l’ère du métronome » (pp. 107-126), et, plus récemment, le compte-rendu de

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Talia Bachir : « L’ethnomusicologie, son identité, ses modes d’emploi, compte-rendu des débats sur l’aksak au séminaire d’ethnomusicologie de la Sorbonne » (vol. 20, pp. 293-298). 3. http://www.ethnomus.org/ecoute/animations/ 4. Cf. Marc Chemillier : « Éric de Dampierre, un ethnologue passionné de musique. In memoriam », Cahiers de musiques traditionnelles 11, 1998 : 205-214. 5. Tel était le titre de l’ouvrage édité par Eric de Dampierre en 1995, aux Presses de l’Ecole Normale Supérieure.

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Rolf KILLIUS : Ritual Music and Hindu Rituals of Kerala Delhi : B.R. Rhythms, 2006

Christine Guillebaud

RÉFÉRENCE

Rolf KILLIUS : Ritual Music and Hindu Rituals of Kerala. Delhi : B.R. Rhythms, 2006. 135 p., ill. coul.

1 Qui a eu l’occasion de séjourner au Kerala, a pu être fasciné par la splendeur et l’intensité de ses orchestres de temples. Mélange subtil de rythmes et de timbres, ils accompagnent les cultes quotidiens aux divinités et occupent un rôle central dans les fêtes ponctuant le calendrier rituel annuel. Rolf Killius, ayant déjà réalisé six CDs audio consacrés à ces ensembles (pp. 115-116), a parcouru le centre du Kerala dans le cadre du projet d’archivage Traditional Music in India (TMI) conduit par la British Library Sound Archive. Ce petit livre de 135 pages, issu de la collecte et de la documentation réunies par l’auteur, n’est autre que la version papier d’un écrit (initialement ?) accessible en ligne sur le site web de cette institution1. L’internaute peut y consulter en outre des photographies et des enregistrements. La version livre, elle, augmentée d’un court index thématique, a conservé uniquement les illustrations.

2 Dans son ouvrage, Rolf Killius souligne en premier lieu la diversité des formes de cultes au Kerala (chap. 1), reprenant à son compte la classification bi-polaire des rituels effectués, d’une part, dans les temples brahmaniques (ksetram) et d’autre part, dans les sanctuaires de village ou de maisons (kavu’ : « bosquets »). Il présente ensuite, sur trois pages, la structure architecturale du temple hindou (chap. 2). Puis, le cœur de la description porte sur les différents orchestres associés à la vie rituelle des temples brahmaniques (cenda melam, pancavadyam), aux formations instrumentales solistes (tayampaka, keli, kulal pattu’, kompu pattu’) ainsi qu’aux petits ensembles moins connus (pani, kriya pancavadyam, itakka ou timila kuru, cenda ou itakka pradaksinam, sopana samgitam), accompagnant certains

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cultes spécifiques (chap. 3 à 6). Enfin, une très courte note finale fournit une classification schématique des instruments par type organologique et par répertoire (chap. 7) et de très brèves informations sur les castes de spécialistes (« serviteurs de temple » ampalavasi) qui les pratiquent (chap. 8).

3 Cet ouvrage constitue donc une introduction générale, claire et raisonnée, des différentes formations musicales de temple ; elle a l’avantage de réunir en un seul volume des informations déjà connues des spécialistes indianistes, mais éparpillées dans différentes publications. On regrettera cependant que l’auteur ne se soit pas référé plus systématiquement à cette abondante littérature déjà existante en anglais (Choondal 1975 ; Klari Sasidharan 1998 ; Omchery 1967, 1997, 1999 ; Rajagopalan 1967, 1971, 1972, 1973, 1974, 1977, 1988a, 1988b), en français (Aubert 2004, Tarabout 1986, 1993, 1999) et en malayalam (Appukuttan Nayar 1974, Gopala Menon 1988, 2001 ; Nambisan 2000 ; Variyar 1986).Ceci lui aurait probablement permis de dépasser les considérations générales connues (ex : organologie, liste de cultes, liste des cycles rythmiques de base…) et de traiter plus en profondeur la problématique, clairement annoncée en introduction du livre, à savoir le rapport entre musique et rituel (p. 2).

4 Cette question est en effet à peine effleurée par l’auteur, qui a semble-t-il privilégié davantage l’aspect documentaire et patrimonial des musiques qu’il a enregistrées qu’une analyse détaillée des corpus et des situations de jeu en performance, voire des conceptions des musiciens. Ce qui le conduit parfois à quelques imprécisions dans son interprétation. Je pense en particulier à la distinction qu’opèrent les musiciens entre les instruments dits « divins » (devavadyam) et « asuriques » (de asura : « anti-dieu », « démon »). Rolf Killius explicite à juste titre cette terminologie, montrant qu’il existe une opposition marquée entre les instruments joués à l’intérieur du temple (« more suitable to be performed for the goddess in the inner shrine », p. 62) et ceux qui sont relégués à l’extérieur (« always performed for the asuras, who lived outside the temple precinct » ibid.). Il convient de noter qu’en malayalam (langue du Kerala), ainsi que dans de nombreuses langues indiennes, l’association de deux vocables deva/vadyam (ou asura/vadyam) indique non pas une relation de destination – c’est-à-dire une musique dédiée ou adressée (« dedicated » p. 45) à une divinité – mais bien un complément de nom. Ces expressions signifient donc littéralement que l’instrument est « relatif à » (ou « attribut d’« ) une catégorie de divinités, ce qui implique une toute autre relation rituelle.

5 En effet, les musiciens de temple (mais aussi ceux issus d’autres castes au Kerala) utilisent ces termes pour décrire les qualités sonores des instruments qu’ils manipulent et spécifier les sonorités requises en fonction du type d’action rituelle menée. Une ethnographie détaillée, conduite par des ethnomusicologues (Groesbeck 1995, 2003 ; Guillebaud 2003), montre que cette qualification des sonorités se fonde sur des critères relatifs à l’intensité, au timbre et aux éventuelles possibilités mélodiques des instruments, majoritairement des tambours et aérophones 2. Notons le cas spécifique du tambour à deux peaux cenda, pouvant produire deux types de sonorités (divines et asuriques) selon qu’il est frappé sur sa peau supérieure ou inférieure. Le statut ambivalent de l’instrument est précisément cultivé pour faire varier les possibilités d’agencement entre différents ensembles musicaux et indépendamment de la divinité à laquelle s’adresse le culte. En effet, les instruments de temple peuvent être vus comme autant de ressources différentes pour créer des effets sonores particuliers et adaptés à chaque type d’action rituelle. À

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titre d’hypothèse (Guillebaud 2003 : 361-398), on peut distinguer les situations rituelles où : 1. une accumulation sonore de différents orchestres simultanés (mais non coordonnés) est recherchée pour elle-même : cas des fêtes ponctuelles du calendrier ; 2. des sonorités ambivalentes – à la fois divines et asuriques – sont volontairement combinées en un même espace de culte : cas des contextes sacrificiels (bali) ; 3. l’opposition entre sonorités divines/asuriques est recherchée pour elle-même par une séparation spatiale des ensembles instrumentaux : cas du culte quotidien aux divinités (puja ).

6 Les enjeux, on le voit, se situent bien au-delà d’un problème de traduction des termes locaux : il s’agit de considérer la musique en situation même de performance, comme cela est souvent le cas lorsque plusieurs orchestres simultanés occupent différents espaces du temple, à un moment précis de la journée ou du calendrier rituel. Cette approche permettrait d’éclairer plus en profondeur le rapport entre musique et rituel, l’efficacité du rite se jouant au moment où la musique est en train de se faire.

7 Le livre de Rolf Killius, rappelons-le, introduit initialement un corpus d’archives. À ce titre, il garde toute sa pertinence documentaire et pédagogique. Outre des ajustements éditoriaux 3, bienvenus si le texte est réédité, on ne peut qu’inviter à sa consultation, en recommandant en particulier la version web où les illustrations et les enregistrements trouvent naturellement leur place.

BIBLIOGRAPHIE

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NOTES

1. 2. Contrairement à ce qu’écrit Killius (p. 87) les cymbales ne sont pas concernées par cette catégorisation en « divin/asurique » et bénéficient d’un statut relativement neutre, étant jouées à la fois à l’intérieur et à l’extérieur du temple. 3. L’absence totale d’harmonisation des translittérations entraîne des difficultés sérieuses de lecture et conduit parfois involontairement à des confusions de sens. Par exemple, le cycle rythmique chempata de 8 temps, translittéré en « chempa » par l’auteur (p. 72-73), est bien distinct du cycle rythmique champa composé, lui, de 10 temps. Une erreur de mise en page dans la classification des instruments fait apparaître l’ensemble des tambours de temple dans la catégorie des « aérophones » (p. 89) ! Une imprécision concerne, en outre, le tambour-sablier à tension variable itakka (frappé avec une baguette) décrit comme « tambour à friction » (p. 89).

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Enfin, on remarque que l’auteur a totalement omis de son travail le cas du tambour vikkan cenda qui appartient pourtant aux instruments de temple (ksetravadyam).

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Enrique CAMARA DE LANDA (dir.), Ignacio CORRAL BERMEJO, Monica DE LA FUNENTE GARCIA, Maria GONZALEZ LEGIDO : Sangita y Natya. Musica y Artes Escénicas de la India Valladolid (Espagne) : Universidad de Valladolid, 2006

Jeanne Miramon-Bonhoure

RÉFÉRENCE

Enrique CAMARA DE LANDA (dir.), Ignacio CORRAL BERMEJO, Monica DE LA FUNENTE GARCIA, Maria GONZALEZ LEGIDO : Sangita y Natya. Musica y Artes Escénicas de la India. Valladolid (Espagne) : Universidad de Valladolid, 2006. 245 p., 6 DVD.

1 Voici le premier livre en langue castillane dédié à la musique indienne ; en effet, comme le fait observer Enrique Camara de Landa, docteur en ethnomusicologie et professeur à l’Université de Valladolid, qui dirige cette édition, la littérature musicologique espagnole n’offrait pas encore d’ouvrage sur la musique et les arts de la scène de l’Inde.

2 L’initiative prise par les quatre spécialistes espagnols ayant collaboré à ce travail est d’autant plus louable que le livre est accompagné d’un support audiovisuel conséquent, ce qui est encore peu fréquent dans les publications actuelles. En effet, six DVD complètent le livre, sous forme de monographies consacrées à trois instruments (vînâ, sitâr, mridangam), un genre vocal (le chant carnatique) et deux genres scéniques (la danse bharata nâtyam et le théâtre kathakali).

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3 L’éditeur de la présentation de la collection, annonce une introduction à la musique et aux arts de la scène de l‘Inde, à travers « l’exposition analytique de quelques-uns de ses systèmes généraux les plus représentatifs » (p. 13). On remarquera cependant que l’essentiel de ces systèmes concerne la tradition classique de l’Inde du Sud, avec une exception : un chapitre du livre et un DVD consacrés à la musique hindustani ou musique classique de l’Inde du Nord, représentée ici par le sitâr. L’auteur justifie ce choix par l’existence d’une littérature déjà très abondante sur la musique hindustani accessible en Occident, et par le fait que la majorité des auteurs de cet ouvrage sont spécialisés dans la tradition carnatique (p. 10).

4 Sangita y Natya ; nâtya désigne l’art du nata c’est-à-dire de celui qui se met en acte ; sangîta est un élément de la performance, ce terme sanscrit regroupant le jeu d’un instrument, le chant et la danse (cf. Tarlekar 1999) un sujet qui englobe une très grande diversité de savoirs et savoir-faire bien difficile à résumer en quelque deux cents pages. En effet, Enrique Camara nous avertit dès l’introduction de son livre qu’il s’agit avant tout de faciliter l’accès à cette culture grâce au travail et à l’enthousiasme d’une équipe passionnée par la musique et les arts de la scène indiens. Les auteurs ont tous une double approche de cette culture, à la fois pratique et universitaire (p. 7).

5 Le livre en lui-même est structuré en quatre grandes parties : une « Introduction » (pp. 7-50), une « Présentation de la musique carnatique » (pp. 51-170), un chapitre sur la musique hindustani à travers le sitâr (pp. 172-191), et une présentation de deux arts de la scène : le bharata nâtyam et le kathakali (pp. 194-240). Une bibliographie est proposée en fin de chaque article, avec un complément en fin d’ouvrage (pp. 241-243). On regrettera cependant l’absence d’une discographie et d’un glossaire, tant pour le texte que pour les DVD.

6 Pour introduire le sujet du livre, Enrique Camara propose dans un premier article une réflexion sur les convergences et divergences entre musique indienne et musique occidentale, afin de « faciliter un premier contact avec ces concepts et ces phénomènes nouveaux pour le lecteur » (p. 9). Il articule son propos autour de cinq concepts, qui, selon lui, expriment une permanence dans la création artistique, tant en Inde que dans la tradition classique occidentale : 1. la notion de « souffle vital » ou « inspiration divine » ( prâna) à l’origine de toute création, 2. la théorie, 3. l’Histoire, 4. la transmission et 5. l’ornementation.

7 Concernant l’Histoire, deux propositions de découpages sont illustrées, celle de Peter Crossley-Holland (1960) – 1. Epoque pré-aryenne, 2. Chant védique (1500-250 av. J-C), 3. Influences bouddhiques et hellénistiques, 4. Moyen-âge (VIIe au XVIII e siècle) et 5. Période moderne (depuis 1700) – ; et celle de Trân Van Khê (1983) : 1. Légendaire, 2. Classique (IIe siècle av. J-C au XIIIe siècle), 3. Islamique et Moghol (XIIIe au XVIIIe siècle), 4. Britannique (XVIIIe siècle à 1946) et 5. Contemporaine.

8 L’auteur expose à cette occasion des aspects essentiels de la musique indienne, mais le sujet est trop vaste pour être abordé de façon approfondie dans le cadre d’un chapitre ; d’autre part, on s’étonne que Daniélou figure deux fois dans la bibliographie alors qu’aucune référence n’est faite à Jack Goody (1996) et Gerry Farrell (1999) ; qui ont produit une réflexion importante en la matière.

9 Dans un deuxième volet de cette première partie, Camara consacre une dizaine de pages à l’organologie et à la présentation des quatre classes indiennes d’instruments, établie par Bharata dans le Nâtyasâstra1 : ghana (idiophones), avanaddha (membranophones), tata

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(cordophones), et sushira (aérophones). Des photos des instruments sont regroupées en annexe, ainsi qu’un texte complémentaire en appendice sur la vînâ, rédigé par Ignacio Corral Bejmero. Camara de Landa fait remarquer que ce système de classification coïncide avec celui qu’ont élaboré Hornbostel et Sachs (1914).

10 Notons par ailleurs que, pour la traduction du genre des mots sanscrits, Enrique Camara de Landa a appliqué la règle proposée par Maria Gonzalez Legido dans sa thèse de doctorat2 qui consiste à utiliser le genre féminin en espagnol pour tous les concepts associés au système mélodique (râga) et le genre masculin pour les concepts en relation avec le rythme (tâla). Ce choix est motivé par une phrase abondamment citée dans les livres de musique carnatique « sruti : mata, laya : pita ». La note et le tempo seraient donc associés respectivement à la mère et au père. Aucune distinction n’est par ailleurs faite dans la transcription des termes indiens entre les voyelles brèves et longues, ce qui amène le lecteur à lire par exemple raga au lieu de râga (qui se prononce « rag »).

11 La deuxième partie du livre, qui est la plus importante, est dédiée à la musique carnatique ; Maria Gonzalez Legido y présente les principes de base de ce système musical en un texte très dense, riche en tableaux et en schémas explicatifs. Cependant l’auteur établit systématiquement un parallèle entre les noms indiens et occidentaux des notes sous forme de tableaux, ce qui ne paraît pas indispensable à la compréhension ; la transcription sur partition aurait peut-être été plus efficace.

12 lgnacio Corral Bermejo signe les deux articles suivant, le premier sur le répertoire et les pratiques actuelles (p. 95), enrichi d’un appendice sur le système de notation, et le second sur l’analyse des différents éléments constitutifs d’un râga (râga laksana, p. 129). Après une brève présentation du système des 72 melakarta et des caractéristiques constitutives d’un râga, Corral insiste sur la distinction entre janaka râga et janya râga ; les premiers étant les râga principaux, « râga mères » (sept notes en ascendant et descendant) d’où dérivent tous les autres. Les janaka râga indiquent le numéro de série auquel chaque râga correspond dans le système des 72 melakarta, alors que le janya râga fait référence au melam auquel il est apparenté. L’auteur développe ces règles à l’aide d’un exemple tiré d’une composition de Tyagaraja (grand compositeur indien du XVIIIe siècle) de façon très précise et synthétique.

13 Maria Gonzalez expose ensuite quelques principes théoriques et méthodologiques utilisés dans l’enseignement du chant carnatique, tels qu’elle a pu les expérimenter en tant qu’étudiante à Trivandrum (Kerala). Cette section est très riche en exemples d’exercices de chant, malheureusement non accompagnés d’un support audio. Un renvoi au DVD aurait été en effet bienvenu pour illustrer ces exemples.

14 Cette partie centrale sur la musique carnatique est suivie de la présentation du sitâr, choisi pour représenter la musique hindustani. Enrique Camara désigne le sitâr comme un instrument paradigmatique et international. Il rappelle les différentes théories liées à la naissance de cet instrument, attribuée communément au grand poète et musicien musulman Amir Khusrau (XIIIe siècle) ; mais l’auteur fait remarquer que c’est seulement dans les années 1940-1945 que l’instrument s’est standardisé. Le système de transmission traditionnel guru-shishya-parampara (transmission de maître à disciple) est également abordé. Cet article est relayé par le DVD correspondant, qui suit à peu près la même structure (organologie, évolution, apprentissage, histoire, interprétation) et se termine par une démonstration.

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15 Le choix du sitâr pour illustrer la musique classique du Nord est un peu déroutant, si l’on considère l’ouvrage dans sa globalité ; en effet, pourquoi ne pas avoir pris dans ce cas l’exemple du chant hindustani pour établir une articulation avec la tradition vocale du sud ? Il semblerait que le livre aurait gagné en cohérence en n’abordant que la musique carnatique ; en effet, comme l’auteur le fait remarquer en introduction, il existe déjà suffisamment d’ouvrages complets sur la musique hindustani et sur le sitâr pour qu’il puisse en faire l’économie dans le cadre de ce livre. De plus, contrairement à la qualité scientifique et littéraire du livre, le support audio-visuel souffre de très grandes inégalités. Tant la qualité de l’image et du son que les exemples choisis sont souvent regrettables. Seul le DVD sur le mridangam (qui n’est pas abordé dans le livre) est vraiment réussi.

16 Pourtant un tel support est un apport incontestable au texte, et la démarche initiale a une valeur pédagogique certaine. Le format reste homogène d’un DVD à l’autre, et les thématiques abordées sont très variées (étymologie, histoire, aspects de la transmission, morphologie, principes de la scène, technique de construction des instruments, interprétation artistique) ; d’autre part, chaque DVD propose le texte du livre en fichier PDF téléchargeable. Certains nous permettent d’entendre de longs extraits de concert (DVD vînâ, par exemple), ou une démonstration très efficace comme pour le bharata nâtyam (zoom sur les pieds de la danseuse pendant que le musicien joue et récite les bol). Mais de nombreux petits défauts techniques gênent la compréhension (décalage entre son et image sur le DVD bharata nâtyam, image très sombre sur la démonstration des différentes expressions faciales pour le kathakali, aucun sous-titre, absence de référence de noms, lieux, dates pour certaines performances). Les textes de Monica de la Fuente Garcia n’en restent pas moins intéressants ; elle aborde pour les deux genres scéniques ( bharata nâtyam et kathakali) l’histoire, la technique, l’interprétation, et le répertoire. En fin d’ouvrage, un court appendice par Guillermo Rodriguez Martín présente le Mahâbhârata et sa transmission (p. 236).

17 De manière générale, l’ensemble de cette réalisation est une formidable initiative de la part des musicologues espagnols qui y ont contribué ; mais la volonté de faciliter l’accès à la culture indienne et d’offrir dans un même temps une littérature spécialisée dans le champ musicologique entraîne un déséquilibre qui se traduit par des inégalités entre le texte et le support audiovisuel. Les auteurs ont voulu aborder trop de choses à la fois, ce qui nuit parfois à la qualité du contenu présenté ; cette critique vaut essentiellement pour les DVD, qui auraient gagné en pertinence s’ils avaient été conçus comme un véritable support au texte.

18 Cet ouvrage repose la question de la vulgarisation : à qui s’adresse ce livre ? Si les auteurs annoncent un « manuel » d’initiation à la musique indienne, on peut comprendre les choix méthodologiques qui favorisent un parallèle avec la musique occidentale (article d’introduction, transcriptions comparées, DVD), bien que ça ne soit pas la seule base de référence. Mais certains chapitres restent très techniques pour un public novice (Raga Laksana, p. 129), et la qualité des exemples choisis (pour le DVD du sitâr notamment) ainsi que l’absence d’un glossaire et de sous-titres viennent déprécier le projet initial. N’oublions pas que ce livre est produit par des universitaires et patronné par l’Université de Valladolid, ce qui l’inscrit dans la littérature musicologique spécialisée. Il faut toutefois souligner le format innovant de cette publication, en souhaitant que ce genre d’initiative soit développé et pensé pour un public ciblé.

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NOTES

1. Traité d’art dramatique indien écrit entre 200 av. J.-C. et 300 ap. J.-C. 2. Aucune référence n’est précisée dans le texte.

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Theodore LEVIN et Valentina SÜZÜKEJ : Where Rivers and Mountains Sing. Sound, Music, and Nomadism in Tuva and Beyond Bloomington & Indianapolis : Indiana University Press, 2006

Frédéric Léotar

RÉFÉRENCE

Theodore LEVIN et Valentina SÜZÜKEJ : Where Rivers and Mountains Sing. Sound, Music, and Nomadism in Tuva and Beyond. Bloomington & Indianapolis : Indiana University Press, 2006. 281 p., 2 cartes, ill. coul. et n.b., bibl., index, glossaire, accompagné d’un CD et d’un DVD.

1 Intitulé The Hundred Thousand Fools of God (1996), le premier livre de Theodore Levin est rapidement devenu une référence pour tout chercheur travaillant sur les musiques d’Asie centrale. Aboutissement de plus de vingt années de recherches, il abordait, au fil d’un périple à travers l’Ouzbékistan et le Tadjikistan en compagnie de son collaborateur Otanazar Matyakubov (OM), un ensemble de traditions vivantes extrêmement variées : musiques savantes, rurales, rituelles, modernisées, pop ou encore symphoniques.

2 Son deuxième ouvrage, écrit en collaboration avec Valentina Süzükej, une ethnomusicologue touva avertie, suit, en la développant, une stratégie assez semblable. Publié lui aussi une vingtaine d’années après son premier terrain chez les Touvas, ce livre fait une large part aux anecdotes, aux détails de terrain, aux péripéties, difficultés, frustrations et découvertes de l’auteur durant sa recherche. Celle-ci se situe à une échelle culturelle beaucoup plus large que dans le précédent livre car elle est consacrée à des traditions musicales sud-sibériennes, mongoles et centrasiatiques, c’est-à-dire à des sociétés traditionnellement fondées sur une économie pastorale de transhumance. Et, bien que l’ancrage du livre soit Touva et le groupe de musiciens Huun-Huur-Tu, le propos

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dépasse le cadre de cette région pour rejoindre des problématiques culturelles partagées à travers une grande partie de l’Asie intérieure turcique, voire mongole (Inner Asia).

3 Dans le premier chapitre, Finding the field, l’auteur expose l’objectif central de tout l’ouvrage : « If only fragmentary elements existed, could one engage in a kind of musical archaeology whose goal would be to reunite the fragments and reassemble a coherent picture of the whole ? » (p. 19). Cette problématique est née des frustrations que Levin a éprouvées lors de ses premiers terrains à Touva pendant la période soviétique (1987 et 1988), lorsqu’un certain nombre de traditions lui furent présentées par les autorités des localités visitées sous un aspect folklorisé et reconstitué. Malgré cela, ces expéditions constituèrent les premières du genre pour un Occidental dans cette petite république sibérienne, et elles donnèrent le premier disque de musique touva à être commercialisé en Occident1. Levin revient sur le succès inattendu de ce disque, sur les conséquences que ce phénomène provoqua au pays, ainsi que sur la genèse du groupe de chanteurs diphoniques Huun-Huur-Tu, prélude à un engouement fulgurant sur les scènes occidentales. Ce premier chapitre fait donc figure d’introduction à travers une recontextualisation d’événements qui marquèrent l’entrée des musiques touvas sur le marché international du disque et les conséquences qui en découlèrent.

4 Dans le chapitre 2, World is alive with the music of sound, Levin laisse de côté le « phénomène » Huun-Huur-Tuet revient sur différents terrains qu’il effectua avec le groupe à Touva et dans l’Ouest de la Mongolie. Après les pratiques décontextualisées du chapitre précédent, l’auteur nous montre comment un certain nombre de pratiques traditionnelles diphoniques (throat singing) sontfortement liées à une conception musicale dédiée aux esprits (musical offerings). C’est dans ce chapitre que l’on commence à entrer dans le vif du sujet, lorsque Levin aborde le thème de l’imitation, en termes fonctionnels. L’hypothèse selon laquelle « sound as a form of technology used to achieve a particular result had eventually become transformed into sound as art » (p. 37), sera reprise et développée au chapitre 4.

5 Le chapitre 3, Listening the Tuvan way, est consacré aux recherches de l’ethnomusicologue touva Valentina Süzükej (même si Levin reconnaît dans la préface que les idées de la chercheuse résonnent ailleurs dans l’ouvrage). Ce chapitre aborde donc de l’intérieur, à partir des propos de Süzükej mais aussi de musiciens, la dimension perceptive de la musique touva (esthésique) et sa dimension créatrice (poïétique).

6 Süzükej introduit ici deux concepts majeurs : « pitch-centered system » et « timbre- centered system » (p. 50). Le premier renvoie à une perception de la musique en termes mélodiques, selon les principes directeurs de la musique occidentale, dominés par une certaine linéarité. Le second, au contraire, met l’accent sur le timbre, selon un principe vertical que l’on retrouve dans le chant diphonique et les différentes couches d’harmoniques mises en valeur simultanément. La chercheuse montre comment ce principe de production sonore a des impacts au niveau perceptif car il constitue un niveau de norme musicale pour ceux qui l’écoutent. Et ce « timbre-centered system » serait une des caractéristiques typiquement turciques remontant au kaghanat türk, comme l’attesteraient encore aujourd’hui des pratiques répandues dans l’espace turcique (guimbarde sakha, épopées altaïennes et khakasses, vièle kirghize et kazakhe, flûte bachkire).

7 Un tel concept a des incidences non seulement sur notre connaissance des normes musicales en vigueur chez les Türks, mais aussi en lien avec des considérations culturelles plus larges. Comme le dit Süzükey à Levin : « If you listen from the perspective of melody,

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you’ll begin to get bored and wonder why the [diphonic] singer doesn’t change the pitch. So you have to listen in a different way, with more focus on how each reinforced overtone in succession opens the timbral qualities of a sound in a different way – as if you were holding a diamond up to the light and rotating it ever so slightly while observing the shifting prismatic effects of light passing through the crystals » (p. 53). La suite du chapitre est constituée d’exemples illustrant ce principe et de sa relation avec différents types d’imitation vocales diphoniques.

8 Le chapitre 4, Sound mimesis, approfondit la question de l’imitation en contexte turcique et de ses différentes manifestations. Les pratiques imitatives des chasseurs sont étudiées à travers leurs outils sonores, destinés à leurrer les proies et séduire les esprits. C’est ici que se serait produit le passage entre ce que Levin appelle « sound technology », à des fins utilitaires, et « sound art », à des fins artistiques « ouvertes à l’interprétation et à l’innovation » (p. 83). Ainsi, le chapitre est consacré à la dimension artistique de la représentation, non seulement à partir de textes, mais aussi et surtout à partir de critères acoustiques d’une richesse exceptionnelle. Ces derniers renvoient à la nature environnante, selon des configurations musicales que les musiciens et les auditeurs reconnaissent comme autant de formules symboliques, dotées donc de significations exposées ici. C’est ce que Süzükej nomme « sonic holography », « to describe the three- dimensionality of sound-space in a specific acoustical environment » (p. 99).

9 Intitulé Music, sound and animals, le chapitre 5 étudie différents aspects de la relation entre animaux, musique et culture en contexte pastoral. Cette relation concerne non seulement les imitations animales à des fins rituelles (chamanisme), mais aussi les mélodies et les sons destinés à agir sur le comportement des animaux domestiques. L’auteur montre que ces attitudes psycho-acoustiques s’intègrent dans un système de perceptions sonores beaucoup plus large. À travers le concept de « sound calendar » énoncé par Süzükej (p. 140), on voit comment l’attention auditive au milieu naturel, telle qu’elle a été développée par les bergers, est un élément majeur qui les guide pour prévoir et organiser leurs activités tout au long de l’année. Le milieu environnant apparaît ainsi comme la source d’inspiration principale des pratiques artistiques. Levin tente d’établir un certain nombre de corrélations entre l’immatériel de la musique et les objets d’art découverts par les archéologues à travers une grille comparative sommaire (pp. 152-153) basée sur des analogies internes. Il aborde aussi les traits caractéristiques de cette culture musicale des steppes en la comparant avec l’art islamique d’Asie centrale, puis il montre comment l’esthétique musicale des pasteurs a influencé, à certains niveaux, la culture sédentaire chinoise.

10 Dans le dernier chapitre de l’ouvrage, An animist view of the world, Levin traite des phénomènes (néo-)traditionnels d’Asie intérieure turcique à travers plusieurs portraits représentatifs d’une relation variée aux esprits : un chanteur épique khakasse et un néo- chamane touva, un barde kirghize (pratique épique en contexte islamisé), ainsi que des chanteuses touvas et altaïennes (qui reprennent à leur compte des pratiques vocales diphoniques réservées traditionnellement aux hommes). Pour finir et pour boucler la boucle, Levin se penche à nouveau sur le groupe Huun-Huur-Tu,examinant les questionnements artistiques et éthiques auxquels a été confronté le groupe depuis sa création.

11 Ce livre est remarquable à plusieurs égards. En premier lieu, il se distingue des ouvrages disponibles sur la région dans la mesure où ces derniers ont toujours adopté jusqu’ici un point de vue national, qu’il s’agisse de musiques touva, altaïenne, khakasse… Or Levin

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démontre que les traditions musicales de ces peuples sont fortement apparentées, et qu’à plusieurs niveaux elles constituent des fragments d’un tout plus large, ancré dans une style de vie traditionnellement pastoral.

12 De plus, l’ouvrage est bien documenté, avec un certain nombre de textes en langues vernaculaires traduits, une bibliographie comprenant de nombreuses références en russe sur la région (les seules disponibles pendant la période soviétique), et un disque compact illustrant non seulement le propos de l’auteur, mais aussi les expérimentations auxquelles il s’est livré.

13 À souligner aussi la collaboration avec la chercheuse touva Valentina Süzükej qui est des plus heureuse et qui ouvre de nouvelles perspectives de recherche (cf. en particulier le chapitre 3). Elle ajoute à une approche plus extérieure un point de vue de l’intérieur, auquel s’ajoute le discours des tenants de la tradition.

14 Tout au long de l’ouvrage, Levin s’appuie beaucoup sur le discours des musiciens. Cela apporte un flot d’informations que l’auteur a bien évidemment pris le soin de classer et de thématiser. Pour autant, il se dégage de l’ensemble une impression de densité à l’intérieur de laquelle les informations ne semblent pas toujours hiérarchisées. C’est peut- être une difficulté inhérente au sujet traité (le nomadisme) ou à l’ampleur des thématiques abordées, qui vont des anciennes imitations en contexte de chasse, pour leurrer les proies, aux concerts world et autres projets fusion du groupe Huun-Huur-Tu. Ainsi, on peut regretter qu’un certain nombre de ces sujets soient plus survolés que traités en profondeur. Quand Levin aborde en neuf pages des questions aussi intéressantes que la relation entre art musical et art pictural, les distinctions entre l’art des steppes et l’art musulman ou encore l’influence des musiques pastorales sur la civilisation chinoise, on reste un peu sur notre faim (pp. 149-158). De même en ce qui concerne l’étude des traditions musicales turciques en contexte agro-pastoral, qui n’est pas poussée, en Asie centrale, jusqu’en Ouzbékistan, alors que Levin avait pourtant commencé à aborder cette thématique dans son précédent livre et posé des hypothèses très pertinentes (tout le chapitre 3 intitulé The South : Surxandaria & Kashkadaria, et en particulier les pp. 154-156). Mais c’est peut-être aussi le prix à payer pour un ouvrage qui est le premier du genre dans le domaine d’une ethnomusicologie consacrée à une aire aussi vaste que celle des pasteurs d’Asie intérieure.

15 Aboutissement d’une vingtaine d’années de recherches, ce livre fait aussi figure d’introduction à un nouveau domaine, longtemps laissé en jachère. Et l’un des grands enjeux de l’ouvrage aura été de rechercher la perpétuation de conceptions musicales anciennes dans des contextes et auprès d’acteurs modernes. Il devrait ainsi devenir un outil de première importance pour les chercheurs qui s’intéressent à cette vaste région qu’est l’Asie intérieure turcique (voire turco-mongole), grâce à la compréhension qu’il apporte d’une culture musicale qui, à cette échelle, n’avait pas encore été appréhendée.

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NOTES

1. Tuva. Voices from the Center of Asia.Enregistrements et textes de Eduard Alekseev, Zoya Kirgiz et Ted Levin. CD Smithsonian-Folkways SF 40017, 1990.

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Jean DURING et Sultonali KHUDOBERDIEV : La voix du chamane. Étude sur les baxshi tadjiks et ouzbeks Paris : IFEAC-L’Harmattan, collection Centre-Asie, 2007

Élise Heinisch

RÉFÉRENCE

Jean DURING et Sultonali KHUDOBERDIEV : La voix du chamane. Étude sur les baxshi tadjiks et ouzbeks. Paris : IFEAC-L’Harmattan, collection Centre-Asie, 2007. 231 p., photographies n.b., annexes, glossaire.

1 Cette belle monographie est un ouvrage qui mélange subtilement plumes et qualités de chercheurs. Le lecteur s’initie alors au monde complexe et occulte du chamanisme ouralo-altaïque, derrière lequel sont trop souvent rassemblés des éléments confus, des définitions hasardeuses. Une lumière utile sur les « rouages de la cure chamanique »1 autant que sur les officiants eux-mêmes à travers le mystère que représentent leurs pratiques. La réalisation d’un livre à deux voix est un exercice périlleux et, ici, chacun des auteurs s’attelle à des tâches bien distinctes, ce qui permet variété et efficacité. Assez nettement, on remarque que Sultonali Khudoberdiev s’attache au descriptif et Jean During à l’interprétatif.

2 « La voix du chamane » est un livre à deux voix également dans son contenu. Une dichotomie qui confronte la précision des éléments de l’enquête à l’ampleur du paysage balayé, dans une volonté peut-être implicite de ne pas entrer dans les méandres de l’analyse. La démarche monographique est appliquée, on note un beau travail de collecte. La partie analytique étant à peine abordée, ce livre ressemble plutôt à un outil de travail sous le format d’un petit corpus qu’à un essai sur le chamanisme. À travers une

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présentation des traditions chamaniques tadjikes et ouzbèkes, sous plusieurs variantes et dans diverses expériences, l’enquête s’attarde beaucoup plus sur le déroulement des rites, les discours des acteurs, sur les esprits et la manière de les appeler, de les utiliser et de les chasser que sur le rôle de la musique à l’intérieur du rituel : un livre qui s’accommoderait assez mal de l’étiquette d’« ouvrage ethnomusicologique ».

3 Il se divise en deux grandes parties : la première, rédigée principalement par Sultonali Khudoberdiev et la deuxième par Jean During. Malgré un découpage rigoureux du nombre de pages entre les auteurs, le travail n’est pas divisé entre les deux comme le plan le laisserait soupçonner. Les contributions de Jean During dans la première partie et celles de Sultonali Khudoberdiev dans la deuxième sont abondantes. La complémentarité des travaux et des qualités des chercheurs est remarquable dans le style, mais aussi dans la façon d’interpréter les discours et les situations. Un ouvrage qui se conjugue décidément au pluriel puisque l’accent est mis en permanence sur la multiplication des points de vue, des discours entre les acteurs des rituels, les chercheurs et les théologiens.

4 La première partie, « Chamanes et guérisseurs du Tadjikistan », est une large introduction sur les baxshi2, le contexte et l’évolution du rite. Sultonali Khudoberdiev joint la précision monographique au ton d’une histoire qu’on lirait comme un roman. On est pris autant par le déroulement de l’enquête que par le contenu de ce qu’elle rapporte. S’attarder sur une série de portraits de baxshi est une entreprise risquée, qui permet néanmoins de relever des traits communs dans l’histoire de chacun des officiants et d‘imaginer un portrait-type du baxshi.

5 On trouve un peu plus loin une énumération des rites (à travers la hiérarchie des guérisseurs : baxshi, falbin, emchi, kinachi) qui s’essaie à l’exhaustivité, mais c’est un peu confus. On aurait apprécié, au-delà des descriptifs rédigés, un ou des tableaux récapitulatifs qui auraient permis une vision d’ensemble plus propice à une éventuelle analyse. Il y a un souci permanent de retranscrire et de traduire chacun des textes des chants et des hymnes, mais la traduction intégrale se passe assez mal de commentaires.

6 Après des dizaines de pages de descriptions, on trouve une première analyse. Une comparaison entre deux rituels – celui des baxshi Narzi Âpa et Turdi Jân Âpa – donne lieu à une exégèse dont la brièveté ne peut s’expliquer que de deux façons : soit par une volonté avérée de ne pas s’essayer à l’analyse interprétative des données, soit par le fait que le contenu des données ethno(musico)logiques ne permet pas, dans le cadre d’un ouvrage court, un tel développement. Les rythmes du tambourin (doyra) sont presque immuables et ne paraissent pas spécialement omnipotents ; quant aux chants, ils ne semblent pas non plus d’une complexité musicale telle qu’elle réclamerait une analyse approfondie. L’enquête ethnomusicologique se trouverait-elle alors à un autre niveau, celui de la dimension sonore du rite ou celui d’une lecture de la musique comme catalyseur d’une efficacité rituelle ? Mais ces perspectives analytiques ne sont pas traitées.

7 Dans la deuxième partie, « Koch3 et exorcisme », During présente une approche un peu plus précise du déroulement de certains rituels, qui comporte la singularité – se démarquant ainsi des précédents travaux sur les chamanes – d’accorder une place prépondérante au discours du consultant, celui qui vit l’expérience.

8 On trouve dans cette partie quatre récits d’expériences chamaniques, ce qui fournit au lecteur quelques modèles sur le contenu de cette pratique. Chaque récit est suivi d’une courte partie interprétative. Cette série de récits se passe d’un classement en tant que tel

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et se distribue sur un tout autre plan, les deux premiers relevant d’expériences chamaniques et les deux autres de la pratique de l’exorcisme.

9 Khudoberdiev nous rapporte le premier récit et nous entraîne dans l’histoire de « M. », qui va faire appel pour la première fois à une baxshi et s’adonner à une cérémonie de koch. Dès ce premier récit, on remarque que l’implication des auteurs est manifeste : c’est Sultonali Khudoberdiev qui fait l’intermédiaire entre « M. » et la baxshi Sâra Âpa. Les auteurs assistent eux-mêmes au koch, dont ils livrent une monographie détaillée, entre les transcriptions de chants, les photos et un descriptif presque minuté. Après avoir donné au lecteur l’impression d’y assister, During fournit une interprétation intéressante du koch.

10 Il s’applique à mettre en confrontation de nombreux paramètres pour juger de l’efficacité du rituel : quelle efficacité pour quels acteurs, quelle interprétation pour quels éléments ? Avec justesse, l’auteur ne se fie pas seulement aux observations du chercheur et ne les tient donc pas nécessairement pour justes et uniques. En refusant la voie hasardeuse d’une grille de lecture de l’herméneutique symbolique, il révèle une distinction entre rite sur le mode sociologique/psychologique et rite à dimension sacrée/ ésotérique : une disjonction qui n’est pas toujours pensée dans les travaux sur les rituels.

11 Le présentation du deuxième rituel est plus un témoignage qu’un récit. La seconde main est de mise, puisque le récit rapporté par Sultonali Khudoberdiev est celui de « H. » raconté par son mari. Plus court et dans un contexte social très différent, il est moins détaillé que le précédent, mais il rend compte d’un nouvel aspect. Le témoignage traite du respect des règles chamaniques, de la pression des esprits au quotidien à travers l’histoire d’une femme enceinte de son troisième enfant qui ne s’était pas livrée aux prières nécessaires pendant sa grossesse : « Les mâmâ22 furent fâchées contre toi parce qu’au début de ta grossesse tu n’as pas fait en leur mémoire les rituels et les pratiques requis » (p. 144).

12 Dans l’interprétation de ce récit, l’auteur fait intervenir le point de vue d’un théologien, le mollâ. Intégrer ce point du vue enrichit le discours et élargit le champ interprétatif : il révèle une confrontation intéressante entre la vision du baxshi et celle du mollâ, dont l’opinion semble être celle de l’auteur : il n’y a pas de guérison à proprement parler avec les baxshi, mais une véritable soumission aux esprits. Ce n’est donc pas de l’exorcisme mais un type d’adorcisme : le baxshi « établit un modus vivendum (sic !) avec les esprits » (p. 198), il apprend à vivre avec eux, à les apprécier dans leur domination, tandis que le mollâ cherchera à les combattre, à les chasser, à « neutraliser l’action des esprits » (p. 198).

13 Le troisième récit s’attarde sur une forme parallèle de traitement (le dâmla), qui utilise des techniques analogues, ce qui enrichit encore la variété et/ou épaissit la confusion entre les genres. On se trouve alors aux frontières du monde des baxshi ; d’autres officiants comme le dâmla (religieux qui pratique la récitation du Coran à des fins thérapeutiques), les jahrchi (le zikr du jahr s’apparente à celui des confréries d’Asie centrale par sa touche « dervichique » et par la récitation de sons gutturaux et autres formules, cris, dont le but est aussi de se débarrasser des esprits malfaisants) et les sufi.

14 Après le portrait d’un jahrchi, les auteurs assistent à un rituel du jahr, ce qui constituera un quatrième récit. S’ensuit un descriptif minutieux du rituel. Ce jahr a été commandité et payé par les auteurs, et le patient est « joué » par le fils du jahrchi. Comment interpréter

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ce récit : théâtre ou rite religieux ? Quelle est la part d’objectivité, de légitimité ? Cette question n’est pas abordée.

15 La distance scientifique face à l’objet étudié n’est pas toujours très claire, et la présence des auteurs et de leur opinion personnelle est perceptible en filigrane un peu partout dans le texte. En contrepartie de leur omniprésence (au cours des rituels, dans les exemples sollicités, dans leur proximité avec les baxshi etc.), le lecteur est guidé afin qu’il sache toujours qui parle et quelle est sa position par rapport au sujet traité. Mais il risque d’être parfois passablement ballotté entre les discours.

16 Curieusement, c’est dans les annexes qu’on retrouve, parmi d’indispensables précisions sur les translittérations ou le panthéon des figures invoquées, une rétrospective sur les chants des baxshi. Mais il est regrettable que cette petite partie sur la musique ne soit pas plus au cœur de l’ouvrage.

17 Ceci dit, on trouve dans ces annexes une argumentation sur le choix de ne pas avoir fait, ou très peu, de commentaires des textes traduits. Les auteurs justifient ce choix du fait de la complexité des textes, parfois sans véritable sens et pas toujours compris des baxshi eux-mêmes. Mais le choix de peu analyser et de ne pas donner de direction « problématisée » donne à l’ouvrage une allure parfois un peu bancale.

18 Les auteurs réussissent habilement à montrer que le chamane détient son pouvoir dans la « magie » de l’instant-rituel, au cœur de la pratique : Jean During et Sultonali Khudoberdiev proposent de regarder, comme dans un oculus, le « quelque chose qui se passe » sans céder au discours analytique. En somme, un ouvrage monographique qui n’impose aucune saveur particulière et qui propose au lecteur d’y mettre sa couleur, son propre intérêt. Ce livre dissipe un tant soit peu le brouillard épais qui entoure le terme « chamane », et c’est là une contribution importante.

NOTES

1. « La voix du chamane » p. 133. 2. Chamane-guérisseur tadjik, ouzbek ou ouïgour, le baxshi peut-être un homme ou une femme, bien que ce soit le plus souvent une femme. 3. « Le plus lourd des rites chamaniques, accompli seulement par les baxshi les plus qualifiés » p. 228.

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Speranţa RĂDULESCU : Taifasuri despre muzica ţigănească /Chats about Gypsy Music Bucarest : Paideia, 2004

Victor A. Stoichiţă

RÉFÉRENCE

Speranţa RĂDULESCU : Taifasuri despre muzica ţigănească /Chats about Gypsy Music. Bucarest : Paideia, 2004. 248 p.

1 Le livre est écrit en roumain (sur 172 pages). Il comporte une version réduite en anglais (65 pages), qui reprend l’argument théorique et méthodologique de l’auteur, ainsi que les extraits les plus marquants des entretiens. La traduction est suffisante pour comprendre les enjeux du débat, même si elle ne fait que résumer les entretiens transcrits in extenso dans la version roumaine.

2 En roumain, « taifasuri » désigne à peu près la même chose que « chats » en anglais : des discussions légères et agréables, sans réelle importance, presque des bavardages. Légèrement provocateur, ce titre fait référence aux douze entretiens complets que présente l’ouvrage, auxquels s’ajoutent quelques fragments d’autres discussions. Les discussions portent sur ce qu’est ou n’est pas la musique tsigane. L’originalité du livre est de retranscrire, aussi fidèlement que possible, l’avis des principaux intéressés : les musiciens professionnels, majoritairement tsiganes, auxquels on attribue communément la maîtrise de ce genre musical.

3 Chaque entretien occupe plusieurs pages, avec ses hésitations, ses allers-retours, parfois ses contradictions… Les entretiens ne sont pas directifs ; ils pourraient être qualifiés de « libres » si l’on ne sentait poindre, au détour de ses interventions, l’habileté avec laquelle l’auteur dirige ses interlocuteurs vers les thèmes qu’elle sait ou devine être les plus intéressants. Derrière ces « bavardages », il y a, en fait, des dizaines d’années

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d’expérience avec les musiciens professionnels de Roumanie. Les liens parfois très forts avec certains d’entre eux se traduisent par une familiarité et une décontraction accrues.

4 « Beaucoup, oui, beaucoup de paroles. Peut-être pendant une heure et quelque. Dans le chant, il faut que ça parle d’argent, de frères, de voitures… de parents, s’ils sont morts… de maladie… de l’étranger, que j’ai volé, que je suis devenu riche… qu’ils ont eu des accidents dans la famille… Quand l’un des leurs meurt, ils donnent un tas d’argent pour réentendre la strophe sur sa mort. Et si le musicien qui chante sait ce qui s’est passé, s’il peut ajouter lui-même à la strophe [c’est bien]… À eux, si tu leur chantes un chant sur la mère [c’est bien] ! Eux, à n’importe quelle commande, ils payent, et beaucoup. » M.D., chanteur et multi-instrumentiste tsigane, au sujet des Tsiganes d’une communauté voisine. (Ma traduction.)

5 Autour de la question centrale « Qu’est-ce que la musique tsigane pour vous ? », chaque entretien éclaire, en spirale, des univers sociaux et culturels particuliers. Les musiciens relatent leurs conditions de travail dans les fêtes des Roumains et celles de Tsiganes ; ils parlent de la manière dont ils s’adaptent aux demandes, commentent leurs succès et mésaventures ; ils retracent les conditions de vie des Rroma (les leurs et celles d’autres communautés), leurs rapports avec les Roumains… Les femmes, les frères, les amis qui passent dans la pièce où se déroule l’entretien y glissent à l’occasion leurs avis.

6 Ce qui ressort avec force sont les différences entre, par exemple, un violoniste à succès dans une grande ville de Transylvanie et un chanteur aux limites de la délinquance, dans un village perdu en Olténie. Les repères de la tsiganité ne sont pas les mêmes, et leur traduction musicale non plus. Comme l’annonce l’auteur dans son introduction, l’un des enseignements de ce corpus est que « quelles que soient les « vérités » sur la « musique tsigane », elles sont toujours circonstancielles ». La phrase est prudente mais les guillemets soulignent bien le problème : y a-t-il, au fond, une tsiganité musicale dont on pourrait affirmer des propriétés positives ?

7 Le lecteur est libre d’en décider. Dans les entretiens, certains interlocuteurs trouvent la musique tsigane plus rapide, d’autres plus lente ; certains y voient une musique d’élite, pour d’autres l’adjectif tsigane est nécessairement péjoratif ; certains y voient un répertoire à part entière, pour d’autres c’est simplement un style d’interprétation ; d’après certains, il faut être né Tsigane pour la jouer, pour d’autres, il faut surtout être musicien de métier ; certains enfin – et ils ne sont pas rares – pensent qu’il n’y a rien qui mérite le nom de « musique tsigane »… mais comprennent parfaitement de quoi on leur parle en utilisant ces mots. Il est difficile de réunir un paysage aussi hétérogène en une vue cohérente. Les divergences apparaissent d’un entretien à l’autre, mais parfois aussi (plus troublant) entre le début et la fin d’une même discussion. Un principe classique de l’ethnographe, que Evans-Pritchard résumait par la formule « l’indigène a toujours raison », atteint ici ses limites.

8 Dans sa présentation synthétique, l’auteur se contente de recenser les paradoxes. En cela, l’ouvrage pourra paraître quelque peu déroutant, puisqu’au delà de cette introduction, claire mais concise, bien peu de conclusions sont fournies au lecteur. Mais Speranţa Rădulescu explique que, sur un sujet aussi polémique que l’identité tsigane, les hésitations et les nuances peuvent être aussi importantes que les affirmations claires et tranchées. Pour comprendre, le lecteur doit donc consentir le temps de s’acclimater à chaque entretien. D’un autre côté, ceux-ci sont vite captivants, et, si le livre ne s’appréhende pas comme un ouvrage scientifique classique, il ne s’en lit pas moins bien.

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En offrant un corpus ethnographique d’une très grande qualité, et en le rendant accessible pour partie en anglais, Speranţa Rădulescu propose une source de questionnements et de données importante pour comprendre l’univers des musiciens professionnels en Europe de l’Est.

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Antonello RICCI & Roberta TUCCI : Musica arbëreshe in Calabria. Le registrazioni di Diego Carpitella ed Ernesto de Martino (1954) Roma : Squilibri, 2006

Ardian Ahmedaja

RÉFÉRENCE

Antonello RICCI & Roberta TUCCI : Musica arbëreshe in Calabria. Le registrazioni di Diego Carpitella ed Ernesto de Martino (1954). Roma : Squilibri, 2006. 214 p., tableaux, transcriptions, 2 CD.

1 C’est par le terme d’Arbëresh (et d’Arbëreshë au pluriel) que se désignent les Albanais vivant dans le sud de l’Italie et en Sicile, où ils arrivèrent d’Albanie et de Grèce méridionale en plusieurs vagues successives, du XV e au XVIIIe siècle (Kellner 1972 : 25 ; Schukalla 1986 : 212-213).

2 Provenant de huit communautés arbëreshë de Calabre (p. 8), les enregistrements étudiés par Ricci et Tucci furent réalisés par Carpitella, de Martino, de Palma et trois techniciens de la RAI (Radiotelevisione Italiana) lors d’une recherche de terrain en avril 1954 (p. 7). C’est en effet en Calabre que vivent la majorité des Arbëresh d’Italie méridionale.

3 Le matériel fait partie de la raccolta (ou collection) 22 du Centro Nazionale Studi di Musica Popolare (CNSMP), les actuelles Archivi di Etnomusicologia de l’Accademia Nazionale di Santa Cecilia (p. 7). Sur un total de 86 enregistrements, douze ont déjà fait l’objet d’une publication sur cassette audio (Scaldaferri 1994). Ils illustrent les traditions musicales de San Costantino Albanese, dans le Basilicate (p. 8). Pour ce qui est de la partie de la collection se rapportant plus spécifiquement à la Calabre (74 enregistrements), elle est restée largement inconnue du grand public, à l’exception de sept plages figurant sur le 33

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tours intitulé Northern and Central Italy and the Albanians of Calabria (Lomax & Carpitella 1957), auxquelles ils faut ajouter quelques transcriptions musicales reprises dans des travaux scientifiques (p. 8).

4 Ricci et Tucci ont méticuleusement dépouillé les informations contenues dans les archives et la littérature. Ils ont en outre eux-mêmes effectué des recherches de terrain en 2003, 2004 et 2005. Grâce à leurs contacts avec des représentants communaux, des musiciens populaires rencontrés à l’occasion d’autres séjours de terrain, ainsi qu’avec des chercheurs locaux et des informateurs et intermédiaires déjà impliqués à l’époque (pp. 10-11), ils ont pu reconstituer tout l’historique des enregistrements en question.

5 Lors de leurs recherches, Carpitella et de Martino s’intéressaient principalement aux chants populaires et aux traditions liées au cycle de la vie et aux rituels (p. 7). Ils ont été aidés de personnes qui non seulement connaissaient bien le lieu, mais qui leur servaient aussi d’interprètes. En effet, Ricci et Tucci rapportent à plusieurs reprises (p. 12, p. 85 note 10) qu’à l’époque des enregistrements, les Arbëresh ne parlaient guère l’italien dans la vie courante, et ce jusque dans les années 1960.

6 D’après Carpitella, les chants enregistrés faisaient partie intégrante de la vie quotidienne et étaient fortement empreints de la tradition, ce qui est notamment le cas des chants de mariage (p. 9). A ce propos, il convient de relever l’avantage que représente l’inclusion, en annexe, des récits par lesquels Carpitella et de Martino1 rendent compte de leur séjour de terrain. De cette manière, Ricci et Tucci permettent au lecteur de se faire sa propre idée des intentions et des impressions des deux chercheurs.

7 Sur les 74 enregistrements réalisés, 48 ont été retenus pour les deux CD. Ceux-ci contiennent exclusivement de la musique vocale, en partie avec accompagnement instrumental. L’une des raisons expliquant ce choix tient à la qualité des enregistrements (p. 9). Quant aux neuf chants de la liturgie gréco-byzantine enregistrés au Collegio Albanese de San Demetrio Corone (nos 29-37), ils n’ont pas été inclus en raison de leur « caractère différent » (pp. 9-10). Il est à noter que les nombreuses collections de liturgies ethnico-religieuses, rassemblées en diverses régions du monde et conservées aux Archivi di Etnomusicologia, sont actuellement en train d’être dépouillées et analysées dans le cadre d’un programme spécialement créé à cet effet (p. 85 note 4).

8 Grâce à leur dépouillement des données relatives à la musique des Arbëreshë de Calabre et à leurs propres recherches, Ricci et Tucci ont pu analyser en détail les répertoires (pp. 27-41) ainsi que les formes et les styles musicaux (pp. 42-81) propres aux enregistrements. Pour ce qui est des conclusions des auteurs, il est intéressant de relever par ailleurs la prédominance des femmes dans la culture musicale des Arbëreshë (pp. 42-43), spécialement dans les répertoires vocaux et quel que soit le nombre de voix. Les chants à deux voix semblent être les plus fréquents ; mais on trouve aussi des chants à trois voix (cf. plage 14 du second CD, interprété par trois hommes). Les transcriptions musicales, soigneusement effectuées par Kruta, De Gaudio (provenant de publications antérieures) et Ricci aident considérablement à l’étude de cette musique.

9 Un autre intérêt de cette publication provient de la transcription des textes, qui fait état de toutes les nuances dialectales. Cette transcription, de même que leur traduction en italien, ont été effectuées par Giovanni Belluscio, conseillé en cela par Francesco Altimari qui occupe la chaire de langue et littérature albanaises à l’Université de Calabre.

10 Cette édition critique d’enregistrements historiques ne représente pas seulement une contribution fondamentale à l’étude de la musique des Arbëreshë ; le matériau présenté

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et les précieuses données dont il est assorti constituent des sources indispensables pour comprendre l’époque étudiée et pour guider toute recherche future. En outre, le travail minutieux des auteurs, présentant les résultats de l’enquête de terrain sous tous ses aspects, permet de revivre de près un moment crucial de la recherche ethnomusicologique en Italie.

11 Cet ouvrage illustre enfin de manière exemplaire la manière d’étudier la musique des minorités ethniques en Italie, hier comme aujourd’hui. Il serait à souhaiter qu’il suscite des émules dans les Balkans dont sont originaires les Arbëreshë.

BIBLIOGRAPHIE

KELLNER Heidrun, 1972, Die albanische Minderheit in Sizilien [Eine ethnosoziologische Untersuchung der Siculo-Albaner, dargestellt anhand historischer und volkskundlicher Quellen sowie eigener Beobachtung in Piana degli Albanesi]. Wiesbaden : Albanische Forschungen, Band 10.

LOMAX Alan & Diego CARPITELLA, 1957, Northern and Central Italy and the Albanians of Calabria. LP Columbia KL 5173, 1957.

SCALDAFERRI Nicola, 1994, Musica arbëreshe in Basilicata. La tradizione musicale di San Costantino Albanese con riferimenti a quella di San Paolo Albanese (1 cassette audio). Lecce : Adriatica Editrice Salentina.

SCHUKALLA Karl-Josef, 1986, « Ethnische Minderheiten in Albanien und Albaner als Minderheit », in Albanien. Beiträge zur Geographie und Geschichte. Cay Lienau und Günter Prinzing, Hrsg. Münster : 175-222.

NOTES

1. Le récit de de Martino provient d’une émission à la radio, diffusée le 6 décembre 1954 (p. 186).

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Cyril ISNART et Jean-François TRUBERT : Musique du col de Tende. Les archives de Bernard Lortat- Jacob 1967-1968 Nice : Editions ADEM06, 2007

Jean-Jacques Castéret

RÉFÉRENCE

Cyril ISNART et Jean-François TRUBERT : Musique du col de Tende. Les archives de Bernard Lortat-Jacob 1967-1968. Nice : Editions ADEM06, 2007. 108 p., transcriptions, accompagné d’un CD.

1 Ce livre-CD nous convie à une ethnomusicologie des marges. Tout à la fois incursion aux confins du territoire métropolitain français et exploration d’un fonds sonore tiré d’un long sommeil institutionnel, il ressuscite un terrain sans lendemain, resté en lisière d’une carrière qui faillit bien aussi s’arrêter là. L’ouvrage combine trois contributions autour de la culture plurivocale de la Vallée de La Roya, regards croisés de l’ethnologue Cyril Isnart et du musicologue Jean-François Trubert, précédés d’un entretien avec Bernard Lortat- Jacob, l’auteur d’enquêtes dans la région de Tende en 1967 et 1968 éditées ici pour la première fois.

2 Malgré tout, au-delà d’un simple regard diachronique, c’est déjà à une mise en perspective musicale et sociale que se livrent les auteurs, qui amorcent ici une « petite histoire de la plurivocalité » de cette région, avec la connivence de Bernard Lortat-Jacob : petit contrepied à son aversion pour les livres d’Histoire !

3 En peu de pages, l’ouvrage, bien équilibré, sonne juste. Il révèle une vallée, carrefour géographique et culturel, que le postulat de départ ou les premiers questionnements auraient pu laisser envisager comme un tout homogène, voire même un isolat : un pays,

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une catégorie musico-poétique, un style vocal. Mais, comme dans toute société complexe, principalement en zone de contact des langues et de diglossie, la notion de répertoire se décline au pluriel, au plan tant stylistique que linguistique. L’attention se déporte alors de l’objet poético-musical vers les hommes, les dynamiques de groupe et les conduites vocales. Par-delà les contenus poétiques et la réduction des espaces de production, ce que retient Cyril Isnart – avec Bernard Lortat-Jacob – ce sont les conduites et styles plurivocaux, plus homogènes et beaucoup plus stables dans le temps, renvoyant à la notion même de tradition. La contribution de Jean-François Trubert illustre quant à elle très justement la façon dont s’effectue, au plan mélodique – interaction du système scalaire et du profil – le « grand partage » de l’expression communautaire plurivocale et de l’expression soliste, et par là même, les conditions mélodiques de cette transmission et de l’appropriation musicale par le collectif. Au-delà, entre le dire et le faire, allers et retours entre hier et aujourd’hui, l’ouvrage brosse l’imbrication des motivations et significations des productions polyphoniques quel que soit d’ailleurs le degré exact de patrimonialisation acquis en quarante ans – phénomène complexe, bien souvent plein de faux-semblants – qui reste encore ici assez flou.

4 Particulièrement intéressant, l’entretien avec Lortat-Jacob, dans lequel l’enquêteur- enquêté n’est jamais contraint et nous entraîne volontiers vers d’autres destinations, de Tende à Castelsardo en passant par le Drăguş de Brăiloiu ou le Haut-Atlas, attiré comme malgré lui vers des terrains que la vie l’a amené à s’approprier, dans un jeu de va-et-vient finalement très éclairant. On y découvre encore au détour, en quelques mots simples, les conditions plus intimes de l’épanouissement à long terme d’un projet de recherche, les incertitudes du jeune père de famille, sans statut, sur fond de mai 68, conditions situées en amont de l’enquête et qui forgent aussi le projet et le chercheur. Au-delà, les tâtonnements de l’ethnographe, son premier flirt avec une réalité collective et plurivocale, fascinante mais volontiers opaque, n’offrant guère de verbalisation spontanée à l’image de ces bergers-chanteurs qui lui parlent abondamment de la vie pastorale mais jamais du chant.

5 Si l’auteur de ces archives apparaît aujourd’hui relativement détaché de ce terrain, l’empathie caractéristique du « style Lortat » est malgré tout déjà bien présente, particulièrement bien retranscrite par les photographies originales. L’œil de l’ethnographe – évidemment passé au prisme des éditeurs – s’y révèle déjà vif. On y voit, en quelques planches, l’ambiance de cette époque, celle d’une vallée en marge des grandes concentrations. Entre voiture à cheval et panneau publicitaire, affiches des fêtes, qu’elles soient votives ou autoproclamées folkloriques ; style vestimentaire des années 60, celui d’une jeune ménagère en cuisine ou des couples enlacés sous les guirlandes du bal du 14 juillet, qui n’est pas sans rappeler le bal du Comice agricole de Pierre Bourdieu. Style des hommes dans l’entre-soi polyphonique ou des musiciens de la fanfare de Pigna jouant en terrasse de café, affalés sur leurs sièges, devant un verre de bière… Style d’un sociologue du fait musical qui ne se focalise déjà plus sur le seul objet poético-musical.

6 Un CD de 30 titres sélectionnés parmi les enregistrements originaux complète cette immersion rétrospective, rendue d’autant plus aisée que nombre d’entre eux ont été effectués en situation festive, ce qui tranche avec bien des enquêtes de cette époque réalisées dans le cadre de l’ancien M.N.A.T.P. Ils sont utilement complétés par la transcription des textes et musiques – qui auraient peut-être pu se passer de barres de mesure ; seuls manquent à l’appel les chants (hormis un) dans les variantes dialectales de

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La Roya – transitoires entre occitan et ligure : une précision linguistique absente de cette étude.

7 Dans tous les cas, à la façon d’un petit chansonnier, CD et partitions permettent d’élargir le public de l’ouvrage, parfaitement servi par l’impeccable travail éditorial de l’ADEM06 et trait d’union entre communauté scientifique, amateurs de musiques traditionnelles et, plus largement, grand public.

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Michel GUIGNARD : Musique, Honneur et Plaisir au Sahara. Musique et musiciens dans la société maure Paris : Geuthner, 2e édition augmentée, 2005

Edouard Fouré Caul-Futy

RÉFÉRENCE

Michel GUIGNARD : Musique, Honneur et Plaisir au Sahara. Musique et musiciens dans la société maure. Paris : Geuthner, 2e édition augmentée, 2005. 260 p., photos, annexes, glossaire, CD

1 Le livre de Michel Guignard est le fruit de plusieurs séjours en Mauritanie dans les années soixante. D’abord officier d’une unité militaire dans le Nord du pays (1963-1964), il y retourne deux fois pour le compte du CNRS en compagnie de Germaine Tillion (1966-1967), qui dirige alors ses recherches, et passe un an à Nouakchott (1972-1973), avant de publier la première édition de ce livre en 1975. Cette deuxième édition, parue en 2005, est augmentée d’une partie consacrée aux évolutions de la musique maure, depuis les années soixante jusqu’à aujourd’hui, ainsi que d’un disque – précieux pour l’intérêt didactique de son commentaire et la beauté de l’exécution – constitué à partir d’enregistrements effectués sur le terrain en 1967.

2 Le livre est donc parcouru par ce sentiment d’un temps révolu qui confère aux propos de Michel Guignard une profondeur historique remarquable pour qui voudrait reprendre le flambeau des études sur les musiques de Mauritanie. Ici, il s’agit bien de l’azawan, c’est-à- dire de la musique savante des griots maures. Pour s’accompagner, ces derniers utilisent un petit luth à quatre cordes appelé tidinit tandis que les griottes jouent une harpe à quatorze cordes appelée ardin. La vocalité, quant à elle, est sublime.

3 L’auteur organise son discours en deux parties distinctes. La première partie considère la musique du point du vue des fonctions dont elle est investie dans la société nomade maure. Cet aspect traite des rapports ambivalents qu’entretiennent avec la musique les

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grandes figures tribales du marabout et du guerrier. Autour de cette réflexion, le concept de sahwa (honte, pudeur, respect) transforme un sentiment intense en une règle qui interdit aux plus jeunes d’écouter la musique en présence d’un ancien ou d’un proche parent plus âgé. Dans ce domaine dans lequel Bourdieu aurait excellé, ces habitus d’écoute composent avec le poids de la religion et un rapport particulier à l’émotion (plus qu’au plaisir), qui, du côté des musiciens comme de l’auditoire, met en place des filtres symboliques, les mêmes qui obligent le griot et la griotte à se cacher la bouche quand ils chantent ensemble à pleine voix.

4 L’inscription du griot dans le champ social permet à l’auteur de définir à grands traits la figure complexe de ce personnage musicien. Michel Guignard nous montre bien comment l’identité du griot se construit par opposition à celle du guerrier et comment le griot lui- même subit, joue et profite dans le même temps, de son image de gentil bouffon peureux alors même qu’il est investi par la communauté d’une charge hautement valorisée : celle du défenseur (symbolique certes) de l’honneur. Ce qui est particulièrement intéressant dans cette analyse réside justement dans le fait que ce mode de représentation n’est acceptable que dans son ambivalence et sa mobilité, contrairement à celle du marabout ou du guerrier, dont l’image projetée se doit d’être univoque. Les trois termes qui composent le titre de l’ouvrage (musique, honneur, plaisir) offrent ainsi une lecture à sens unique qui, sous le prisme de son objet premier – la musique –, définit deux de ses fonctions principales, l’honneur et le plaisir.

5 L’honneur passe autant par le contenu même des longues louanges chantées que les griots adressent aux membres de la caste noble (guerriers, chefs de tribu ou de fraction, groupes de parenté) que par un processus où la musique, devenue objet d’apparat, symbolise l’autorité de son destinataire. À cet égard, il y a fort à parier que la voix projetée dans les aigus ne soit ni plus ni moins que l’extension sonore d’une autorité morale et symbolique qui a besoin des mots du griot et de sa musique pour porter ce sentiment d’honneur sur le terrain du plaisir. Des lignes de Michel Guignard (pp. 34-44), découle l’idée que le plaisir ne peut ni naître de lui-même, ni se passer d’un alibi qui lui donne forme.

6 L’auteur rappelle que cette fonction honorifique du chant des griots était également utilisée dans le passé pour exciter le courage des guerriers qui partaient au combat. « Chanter quelqu’un » (p. 42), faire son éloge, c’est le charger en capital symbolique, consolider son courage et sa notoriété en même temps qu’on le rappelle au combat. Le chant des griots vit sûrement, aujourd’hui encore, sur les traces de ses anciennes fonctions guerrières. Sur le plan sonore, cela peut se traduire sous la forme d’une compétition par griots interposés dans le registre aigu de la voix masculine en mécanisme 11 (pp. 37 et 43-44) et de séquences composées de cris vocalisés d’une rare puissance.

7 Ces deux modalités d’action qui semblent se confondre agissent donc sur des états émotifs qui vont graduellement du sentiment de l’honneur à celui du plaisir, de la louange au divertissement. C’est ici que la théorie modale complexe de cette musique de connaisseurs rejoint la pratique musicale et offre une porte d’entrée privilégiée vers la compréhension de ce qui se joue sous la tente. L’auteur recense cinq modes musicaux ( karr, fagu, lakhal, labyad, lebtyat) soumis à un ordre de succession invariant pendant l’exécution (an-nidam). L’omission d’un mode est permise, mais la rétroaction n’est pas tolérée. À ces cinq modes correspondent des sentiments et une théorie cosmogonique dense. En allant d’un mode à un autre, des sous-modes (au nombre de vingt-huit)

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viennent s’insérer dans la suite pour colorer l’ethos de chaque mode et renforcer certains de ses degrés, intervalles ou contours. Ces colorations sont au nombre de trois : la voie noire (lakhal), la voie blanche (labyad) et la voie tachetée (gnaydiya). La noirceur évoque la tension, la violence, la force alors que la blancheur est ressentie comme douce, délicate et nuancée. Chaque sous-mode est ainsi coloré par une voie – noire, blanche ou tachetée – dont le griot ne peut sortir pendant le concert ; l’exécution elle-même commence toujours par la noirceur pour aller vers la blancheur. La complexité des concepts de blancheur et de noirceur vient précisément du fait que, partant d’une coloration perceptive que l’on peut réussir à distinguer avec un peu d’entraînement, elle s’applique finalement à trois niveaux de structuration combinés et imbriqués qu’il est parfois difficile de démêler (mode, sous-mode et voie). L’association double voie blanche/ plaisir et voie noire/honneur n’est d’ailleurs envisagée à aucun moment par l’auteur.

8 Dans chaque mode, le griot peut donc choisir des sous-modes en passant de l’un à l’autre sans les exécuter tous, mais en respectant leur ordre. Son exploration des différents aspects du mode se traduit généralement par une introduction libre (dhul) dans la couleur la plus noire, suivie d’une succession de pièces mesurées (aswar), noires puis blanches, caractérisées par des formules mélodico-rythmiques standard que le musicien répète à souhait (raddat) et qu’il combine avec des « manières de frapper » (hbit). Ce sont ces raddat qui, répétées au tidinit à l’intérieur de chaque sous-mode, colorent les aswar en insistant sur des degrés plus ou moins forts du mode de manière à blanchir ou à noircir leur aspect. L’auteur nous montre bien, au travers de transcriptions et de tableaux très pertinents, comment ce procédé instrumental relève d’une technique élaborée qui, à l’autre bout de la chaîne, structure un vaste cadre perceptif qui entend les couleurs plus qu’il ne les voit.

9 La force et l’ubiquité des concepts de blancheur et de noirceur sont assez bien décrites du point de vue du système modal et des formules instrumentales au tidinit – on parvient finalement assez vite à les entendre –, mais on aurait voulu voir le concept s’étendre au- delà des notes et donner lieu à une rencontre mieux articulée entre musique et société. En cela, et comme le souligne modestement son auteur tout au long de ces pages, ce livre en appelle à des compléments d’analyse qui préciseraient en profondeur les questions du pentatonisme (grand absent de ce livre), de la métrique (qui, dans bien des cas, détermine de subtiles distinctions au sein des sous-modes) et de la vocalité.

10 On l’aura compris, Michel Guignard parle plus de voie que de voix. Ce choix a peut-être été motivé par le fait, qu’apparemment, le chant seul ne permet pas de distinguer la voie dans laquelle le griot joue. Rappelons que le disque joint ainsi que le commentaire d’écoute qui l’accompagne sont d’une grande aide, même si l’on peut déplorer l’absence de minutage. Le glossaire est fourni et permet de nombreux renvois lexicaux très utiles. En dépit de cette vision du monde en noir et blanc, c’est une profusion de couleurs qui jaillit de cette musique et de ce livre qui, à n’en point douter, représente un des grands ouvrages de l’ethnomusicologie. « La musique maure mérite donc d’être encore approfondie, mais si l’entreprise tente quelque chercheur, qu’il écoute cette mise en garde d’un informateur maure : ‘ Fais attention ! Cette musique, quand elle sera entrée dans ton cœur, il te faudra toujours l’écouter ! ’« (p. 168).

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NOTES

1. Gilles Léothaud : Théorie de la phonation, cours de DEUG 2e année, Université Paris Sorbonne – Paris IV, p. 40, téléchargeable sur E-Cursus à l’adresse :

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Jocelyne GUILBAULT : Governing Sound : The Cultural Politics of Trinidad’s Carnival Musics Chicago : Chicago Studies in Ethnomusicology, 2007

Aurélie Helmlinger

RÉFÉRENCE

Jocelyne GUILBAULT : Governing Sound : The Cultural Politics of Trinidad’s Carnival Musics. Chicago : Chicago Studies in Ethnomusicology, 2007. 343 p.

1 Un travail ethnomusicologique sur la grande variété de musique vocale du carnaval de Trinidad et Tobago manquait. Le calypso a certes fait l’objet de nombreuses études, dont l’incontournable travail de Gordon Rohler (1990) ; mais les approches ont été plutôt socio- historiques ou littéraires, n’abordant guère l’aspect musical, et concernaient de préférence la période coloniale. On peut donc se féliciter du travail de Jocelyne Guilbault, qui comble cette lacune en proposant une recherche approfondie sur différents genres chantés dans le carnaval trinidadien, intégrant – au-delà du calyspo – les « jeunes musiques » (Mallet 2004) qui ont proliféré depuis l’indépendance.

2 Forte de cinq chapitres, la première partie de l’ouvrage est entièrement consacrée au calypso. Elle retrace d’abord l’émergence du genre, à la fin du XIXe siècle, puis son développement dans la période pré- et post-indépendance, en montrant comment la forme musicale a constamment été objet et actrice du jeu politique, par des procédés directs ou indirects de restriction. Le troisième chapitre analyse les effets du système des compétitions, qui encadrent le calypso comme de nombreux genres musicaux trinidadiens. Il montre de façon intéressante comment les organisateurs de compétitions, tenants de la classe moyenne (les médias, puis le gouvernement), ont géré une politique esthétique qui a modelé l’évaluation des pièces et conditionné la commercialisation du genre.

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3 Dans une démarche biographique, le chapitre suivant se concentre sur la carrière de cinq chanteurs de calypso (Black Stalin, Calypso Rose, Denyse Plummer, Crazy, De Mighty Trini), montrant comment leurs parcours personnels ont fait de la scène un espace de négociation entre le groupe culturellement dominant – celui des hommes d’origine africaine – et les femmes ou les minorités ethniques. Le dernier chapitre s’attache à comprendre les modalités de l’innovation musicale depuis l’indépendance, transcriptions à l’appui. L’auteure se base pour cela sur le travail des arrangeurs, dont elle souligne l’hégémonie, en se basant plus particulièrement sur le parcours de deux d’entre eux. Elle analyse ensuite l’influence musicale de chanteurs célèbres (Lord Kitchener, The Mighty Sparrow, Shadow), en opposant les différentes caractéristiques de leur renommée, acquise dans le cadre de compétitions, liée au développement des steelbands ou née de la reconnaissance directe du public.

4 La seconde partie s’intéresse aux rejetons musicaux du calypso, en présentant l’émergence et l’évolution de nouveaux genres qui en sont issus : la soca, le rapso et le chutney soca. Un chapitre en décrit la naissance, un autre présente un artiste emblématique de chaque style. Le denier chapitre de l’ouvrage, enfin, analyse les changements stratégiques apparus dans les années 90, avec le rayonnement de l’idéologie néo-libérale, dans la promotion de tous les styles musicaux étudiés.

5 La richesse du sujet de recherche – les liens entre des pratiques musicales et la sphère politique – a contraint l’auteure à faire des choix restrictifs afin de favoriser l’analyse. Sans que le titre de l’ouvrage ne permette de le présager, elle a ainsi circonscrit son étude à la musique vocale, excluant de sa recherche la musique instrumentale, comme les steelbands. Son approche de la politique est également quelque peu restrictive : si l’immixtion des classes dirigeantes dans le genre musical est bien montrée pour la période coloniale, l’interventionnisme du gouvernement post-colonial et les très fréquents liens entre les chanteurs de calypso avec les partis politiques sont peu développés, éludant de ce fait le rôle joué par le calypso depuis l’indépendance. Jocelyne Guilbault veut se démarquer de la tendance à associer l’idée de gouverner avec l’État (p. 269) ; elle préfère aborder les aspects identitaires de la politique, analysant, à travers la musique, les relations entre les sexes et les ethnies. Cet ouvrage clair, bien documenté, est illustré par un CD.

BIBLIOGRAPHIE

MALLET Julien, 2004, « Ethnomusicologie des “jeunes musiques” », L’Homme, 171-172, « Musique et anthropologie » : 477-488.

ROHLER Gordon, 1990, Calypso and Society in Pre-Independence Trinidad. Port-of-Spain, Trinidad : Gordon Rohler ed.

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Sean WILLIAMS (ed.) : The ethnomusicologists’ Cookbook : Complete Meals from Around the World New York, London : Routledge, 2006

François Borel

RÉFÉRENCE

Sean WILLIAMS (ed.) : The ethnomusicologists’ Cookbook : Complete Meals from Around the World. New York, London : Routledge, 2006. 305 p., ill. n.b.

1 Sous ce titre insolite, une ethnomusicologue américaine s’est mis en tête de rassembler une foule de recettes culinaires recueillies par 49 contributeurs dans 47 différentes régions du monde. En effet, il fallait bien que les ethnomusicologues (parmi lesquels Adrienne Kaeppler, Terry Miller, Bruno Nettl, Suzel Reily, Timothy Rice et Philip Schuyler) s’alignent sur leurs collègues anthropologues, puisque cet ouvrage, pas aussi original qu’on pourrait le penser, fut précédé, il y a près de 30 ans, du fameux The Anthropologists’ Cookbook (London 1977) dirigé par Jessica Kuper et préfacé par Mary Douglas et dont il n’est question nulle part dans le présent volume.

2 D’après Sean Williams, éditrice responsable, ce livre entraîne le lecteur autour du monde, à travers les cinq continents, suivant un itinéraire gastronomique qui devrait aussi constituer une odyssée culturelle et sociale. Pour elle, les recueils de recettes n’offrent en général que des instantanés culinaires de différentes parties du monde sans pour autant les relier à d’autres pratiques culturelles. Le défi à relever était d’autant plus risqué que les les liens entre un ethnomusicologue et la nourriture ne sont pas forcément évidents. En dix ans, l’éditrice n’a entendu que cinq ethnomusicologues avouer en plaisantant avoir choisi leur terrain d’enquête en fonction de leur goût pour la nourriture locale et pour la qualité des ressources alimentaires qu’il pouvait leur offrir.

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3 Le livre a été concocté par des contributeurs du monde entier, la plupart universitaires dans le domaine de la musique (ethnomusicologues en particulier) ou liés à la musique d’une manière ou d’une autre, dans le but de « célébrer les liens exquis et durables entre la musique et la nourriture » (p. 2). Chacun des auteurs a donné les recettes de plusieurs mets constituant un repas complet dans la région de son choix, les a complétés d’un proverbe local, d’un essai sur les pratiques alimentaires et musicales des populations concernées et de diverses références discographiques et documentaires, souvent complétes par des adresses de sites Web.

4 Ayant noté, au cours de ses séjours en Indonésie, que les habitants de Sunda s’étonnent du fait que les Américains n’ont pas un plat ou un aliment identitaire qui les définit et n’attendent pas des étrangers qu’ils « apprennent » à manger ce que nous mangeons pour « absorber » l’américanité, Sean Williams en déduit que nous avons beaucoup à apprendre de la manière de se nourrir comme un révélateur d’identité. Elle reconnaît aussi que nourriture et musique sont souvent associées dans un contexte de performance, car leurs liens sont très étroits dans de nombreuses régions du monde. Et si, pour certains, les deux sont considérées comme des distractions vaguement menaçantes ou honteuses, pour d’autres, elles doivent être consommées ensemble pour générer un maximum de satisfaction.

5 Autre point de convergence signalé par l’éditrice : les similitudes entre l’apprentissage de la cuisine et celui de la musique sont fréquentes ; on dira à quelqu’un : « regarde ce que je fais (sur cet instrument / avec cet ustensile) et essaie ensuite par toi-même » ; ou ailleurs dans le monde : « Place ta main ainsi (sur l’instrument / sur l’ustensile) et je vais t’aider à… ». Analogies qu’on retrouve quant au silence requis lors d’un repas, respectivement d’une audition, et, inversement, les ambiances de rires et de plaisanteries grivoises indispensables pour accompagner les repas et l’écoute.

6 Cet ouvrage représente donc un petit pas vers ce qu’on pourrait appeler la « gastromusicologie », c’est du moins son ambition, mais il n’y parvient pas vraiment, malgré la très belle photo de couverture (de Sean Williams) présentant un choix d’instruments de musique jouxtant des plats de céréales et de lentilles. Il ne s’agit en fait que de la juxtaposition de recettes, au demeurant très alléchantes mais souvent compliquées à réaliser, et de propos concernant les pratiques culinaires locales et quelques indications valables sur la musique des régions concernées, mais pas de liens étroits entre les deux. Curieusement, on retrouve en quelque sorte ici le paradigme de l’antinomie entre ethno- et musico-, mais appliqué à musico-alimentation. Les deux coexistent sans vraiment se rencontrer.

7 Les photos illustrant quelques-unes des recettes sont malheureusement en noir-blanc. Le livre se termine par un chapitre énumérant les plats kascher et végétariens et par un index des termes anglais et vernaculaires.

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CD | Multimédia

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Gramoun Bébé, le maloya kabaré Enregistrements réalisés en 2004 à La Réunion, Takamba/Pôle Régional des Musiques Actuelles, 2005

Benjamin Lagarde

RÉFÉRENCE

Gramoun Bébé, le maloya kabaré. Enregistrements réalisés en 2004 à La Réunion, présentés par Stéphane Grondin et Fannie Précourt. Livret de 44 pages en créole réunionnais et en français. 1 CD (53 ‘), Takamba/Pôle Régional des Musiques Actuelles, TAKA 0409, 2005.

1 Avec la parution de ce neuvième disque, l’entreprise de sauvegarde du patrimoine musical indo-océanique que mène le Pôle Régional des Musiques actuelles (PRMA) s’ouvre au maloya pour présenter le premier enregistrement jamais dédié à la composante religieuse de cette musique réunionnaise.

2 Lancé par Stéphane Grondin, membre du groupe Mélanz nasyon et fondateur de l’association Maloya all stars, ce projet s’attache à diffuser le répertoire rituel de la famille Manent dont l’aîné est Gramoun Bébé. De son vrai nom Louis Jules Manent, Gramoun Bébé est décédé peu de temps après la commercialisation de cet enregistrement, ce qui confère à cet opus une aura particulière. Né en 1927 dans une famille où « tous savaient chanter » (plage 20), il conduisait ses cérémonies d’hommage aux ancêtres afro-malgaches depuis une cinquantaine d’années et était, au sein de la région sud de l’île, l’un des principaux organisateurs de ces cultes familiaux que l’on appelle les « services kabaré ». Comme le symbolise admirablement son surnom (fait de la juxtaposition de deux mots du langage courant : le premier se référant aux vieilles personnes, que celles-ci soient vivantes ou érigées au rang de divinités après leurs morts, le second désignant les tout jeunes), Gramoun Bébé incarne pour une partie de la population insulaire la puissance de ce lien intergénérationnel fondé, au fil des vagues de peuplement successives, autour de la transmission d’une conscience culturelle propre aux descendants d’esclaves et d’engagés. Cette conscience identitaire est une composante essentielle du fonds thématique auquel puisent habituellement les maloya

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commercialisés, favorisant peu à peu l’émergence d’une alternative au giron culturel français qui prévaut dans ce département ultramarin.

3 L’enjeu majeur de ce disque est de rendre accessibles à un large public ces chants, relativement méconnus en dehors des réseaux de parenté et de connaissance, qui, ponctuellement, honorent les ancêtres. Le fait que plusieurs descendants de Bébé et de son frère Julien (que l’on entend ici chanter en soliste), reconnus dans l’île pour leurs activités musicales et associatives (nous pensons à Patrick Manan et à une partie du groupe Kozman Ti Dalon), soient présents sur cet enregistrement conforte les hypothèses qui attribuent une origine religieuse au maloya. En effet, les sept plages durant lesquelles on peut entendre tous les interprètes (solistes, chœur et instrumentistes) constituent à la fois des moments clefs au sein d’un rituel dont l’efficacité requiert un certain seuil festif que des pièces présentant les canons du genre « traditionnel » (tant mélodiques que rythmiques) tels que les ont définis au cours des quarante dernières années plusieurs artistes et militants de cette région de l’île.

4 Le disque est accompagné d’un livret assez complet et de belle facture, qui présente les textes des chants en créole réunionnais suivis de traductions en français, les biographies des chanteurs solistes, le déroulement type des « services kabaré » et le maloya qui leur est propre ainsi que des éléments organologiques, des photographies et des images d’archives. L’auditeur est de plus initié au « secret rituel lié à cette pratique » (livret p. 32) par l’entretien qui clôt le disque, entretien au cours duquel Bébé évoque ses souvenirs d’enfance liés au maloya et atteste l’omniprésence du rôle des ancêtres dans sa propre existence. Intercalées entre les sept plages collectives, douze autres, incomparablement plus courtes et chantées a cappella par Gramoun Bébé (le livret mentionne une « esthétique criarde » sans plus de précisions), viennent compléter l’enregistrement et, peut-être, le répertoire de Bébé. Leur lien avec les pièces collectives reste trop peu expliqué et, bien que certaines fassent des allusions à la sorcellerie et au domaine religieux, leur éventuelle insertion dans le rituel n’est pas abordée. La présence au sein même des pièces collectives de phrases semblables, chantées en « langage » et non en créole (notamment les deux dernières de la plage 11), que l’on retrouve par ailleurs dans les chants d’autres familles de l’île, à quelques déformations phonétiques près, aurait pu amener les rédacteurs à mieux situer la particularité du répertoire des Manent dans l’ensemble plus vaste de la culture créole réunionnaise, qui revendique une ascendance afro-malgache. Ainsi on peut regretter que l’opacité et l’obscurité souvent associées à cette culture, qui a des ramifications nombreuses, notamment avec l’Europe et l’Inde, soient finalement en partie reconduites malgré les intentions affichées.

5 Un autre reproche que l’on peut faire à l’enregistrement des sept plages collectives (et non de l’ensemble des plages comme le laisse entendre le livret) qui, par souci d’« authenticité », se fit en une après-midi chez Bébé, tiendrait aux décisions techniques prises en matière de mixage et de montage, qui ont pour conséquence d’orienter l’audition sur d’autres voies que celles propres aux cérémonies kabaré. On peut se demander pourquoi les voix de femmes et celles des hommes sont distribuées respectivement sur le canal droit et sur le gauche de la stéréo, alors que la séparation des genres au sein du chœur n’est pas de mise dans ces cérémonies qui peuvent rassembler plusieurs dizaines de personnes. De même pour l’ordre des morceaux qui, comme nous l’avons signalé, propose une alternance de plages collectives et de plages en solo. Ceci nous éloigne du développement chronologique des cérémonies durant lesquelles l’assemblée, réunie pour une nuit entière, interrompt le moins souvent possible le maloya

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en faisant se succéder des chants traditionnels immémoriaux avec des compositions (parfois improvisées) de certains participants et des maloya commercialisés dont les paroles ne relèvent pas directement du domaine religieux. Les plages 7 et 17, menées au chant par un ami de la famille, Elliard Ranggeh, nous fournissent une illustration idéale de cette structure.

6 Extrêmement précieuse au plan historique, on saluera la performance musicale du clan Manent, qui a su jouer le jeu pour donner à entendre son maloya que d’aucuns percevront plutôt comme « amateur ». Contrairement au constat pessimiste qui affleure dans plusieurs passages du livret ainsi que dans l’opinion publique, remarquons enfin que cet enregistrement semble démontrer que la jeunesse réunionnaise ne se détourne pas complètement des « services kabaré ».

AUTEUR

BENJAMIN LAGARDE fr

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Madagascar : Imerina et Antandroy Enregistrements (1999) : Monique Desroches, Laboratoire de recherche sur les musiques du monde (LRMM), 2007

Jessica Roda

RÉFÉRENCE

Madagascar : Imerina et Antandroy. Enregistrements (1999), conception, rédaction, direction du projet : Monique Desroches. Laboratoire de recherche sur les musiques du monde (LRMM). Avec le soutien de l’Université de Montréal (UdM), la Faculté de musique de l’UdM et l’Agence intergouvernementale de la Francophonie. 1 CDplus à contenu interactif LRMM, 2007.

1 L’île de Madagascar (la quatrième plus grande au monde) se situe dans l’océan Indien au large de l’Afrique de l’Est, dont elle est séparée par le canal du Mozambique. Cette île n’est pas seulement caractérisée par une faune et une flore uniques, mais aussi par une mosaïque métissée de cultures africaines, indonésiennes, asiatiques et européennes ayant en commun le « culte des ancêtres ». Dans la culture malgache, la musique occupe une place centrale, elle est représentative d’une société mêlant tradition et modernité. Les musiques actuelles de Madagascar sont imprégnées par ce contexte social, ce qui explique la multiplicité et la variété des pratiques musicales de l’île.

2 Ce CDplus (CD audio et CDrom) est à remarquer pour plusieurs raisons. Tout d’abord, il livre certains aspects de la richesse musicale malgache en proposant des performances talentueuses de musiciens et chanteurs. Les instruments à cordes, la musique vocale, la musique corporelle et le tsinzabe que l’on découvre dans ce disque proviennent des deux régions les plus riches de Madagascar : pays Antandroy (à l’extrême sud de l’île) et Imerina (partie nord du centre, région des hauts plateaux). L’aspect le plus remarquable de ce travail est d’avoir réuni son, photo, vidéo et informations textuelles afin d’illustrer la musique malgache dans son intégralité (mouvements, danses et techniques de jeu). Notons que cette production résulte d’un long travail de terrain accompli par Monique Desroches, ethnomusicologue spécialiste des musiques antillaises et des Mascareignes.

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3 L’auteure consacre une place importante aux instruments emblématiques des deux régions. En Imerina, c’est la présentation esthétique et organologique de la cithare valiha. La présentation sur CD audio et multimédia nous laisse entrevoir la richesse de cet instrument joué seul, en formation homogène (avec le trio Ratovo) ou hétérogène (avec d’autres instruments). Son répertoire peut être traditionnel, inspiré du jazz ou de musique populaire. Le luth kabôsy des Antandroy, joué généralement en trio (instrument soliste, accompagnement et basse), reste inscrit dans la tradition musicale malgache malgré sa filiation à la guitare pop qui a permis à ses interprètes d’entrer dans la modernité. La piste 12 du CD illustre l’importance accordée à la technique de jeu occidentale afin d’imiter les guitaristes de rock des années 1950-1960.

4 Dans le paysage sonore des instruments à cordes, Monique Desroches présente la variabilité des styles en usage. On notera l’emphase accordée aux rapports tradition/ modernité et aux emprunts à diverses musiques occidentales. En ce sens, les quatre pistes (1, 6, 9, 13) du Trio Salala et l’enregistrement 4 intitulé « Mélodie d’église » en sont des exemples. L’auteure met en lumière les influences de la musique religieuse protestante et de la musique française (accordéon et violon) émanant de l’implantation des missionnaires anglais du XVIIe et de la colonisation française (1896-1960). Conjointement à cette musique hybride et métissée, la quête d’une identité culturelle propre se développe à travers des musiques engagées telles que les musiques religieuses troumba et famadihana.

5 Les enregistrements et le support multimédia honorent l’extraordinaire diversité de la musique vocale de Madagascar. Le trio Salala, groupe emblématique du style beko urbain, représente parfaitement le processus de métissage. Malgré l’influence des hymnes protestants, les techniques vocales restent libres de toute esthétique occidentale. On remarque les techniques du fondu des voix, du huchement ainsi que du tremblement de la voix basse constaté dans le chant varahare et lahimora. Dans le beko urbain, il y a généralement trois voix dont chacune joue un rôle précis. Comme l’explique Monique Desroches, la première voix supporte le texte sur une base constante, la deuxième se distingue par son improvisation, et la troisième est un continum vocal interprété dans un registre inférieur qui pourrait être comparé à la basse continue de la musique baroque.

6 Le beko traditionnel utilise une autre technique qui s’apparente au phénomène de « tension détente ». Cette technique est illustrée dans la section multimédia par une vidéo de Victor Randrianary1. Deux chanteurs y interprètent un chant en duo où la performance vocale apparaît au grand jour : lors de la tension, les chanteurs contractent la gorge en la pinçant pour laisser résonner la voix dans l’aigu, et lors de la détente le texte est émis avec grande vélocité.

7 Un autre genre vocal, très populaire en pays Antandroy, se trouve dans le CDrom. On le nomme soava ; il se caractérise par une polyphonie vocale accompagnée de battements de mains où la basse exécute un continuum allant de la tonique à la dominante pour revenir à la tonique. L’auteure a choisi d’illustrer de façon éclectique les techniques vocales pratiquées dans ces deux régions. La qualité des enregistrements permet de distinguer les différentes techniques vocales ; la vidéo, quant à elle, permet de les visualiser.

8 Si cette production avait été un simple disque audio, nous n’aurions pas pu pénétrer dans l’univers de la musique corporelle et du tsinzabe alors qu’ils font partie intégrante du paysage culturel et musical de l’île.

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9 La musique corporelle de Madagascar peut être associée au concept proposé par André Schaeffner d’« homme sonnailles ». La vidéo de Victor Randrianary propose une pièce traditionnelle interprétée par le groupe Remanindry où les hommes utilisent les bras pour frapper leurs côtes et produisent des bruits de langue. Les femmes, assises derrière les hommes, accompagnent la musique avec des battements de main et des sons vocaux utilisant la technique du huchement.

10 Le tsinzabe est une forme musicale complexe : c’est à la fois un genre instrumental, un genre vocal et une danse. Les paramètres de performance sont nombreux et variés, ils procurent à ce genre une originalité stylistique unique.

11 De nos jours, « Madagascar est tiraillée entre la mondialisation et le patrimoine local », comme l’écrit Monique Desroches dans le livret (p. 6), qui propose une production caractéristique de cette réalité. De plus, son approche méthodologique est « tout public ». Comme l’a écrit Bernard Lortat-Jacob (2004 : 91) « le magnétophone est un outil stupide : il ne consigne que le son, laissant croire que la musique commence avec la musique ». Pour cette raison, l’auteure a préféré utiliser un CDplus à contenu interactif, ce qui lui semble indispensable pour illustrer la musique dans sa globalité. On signalera la grande qualité des enregistrements de terrain audio/vidéo, (pour lesquels Monique Desroches fut assistée de Luc Bouvrette et de Violaine Debailleul), ainsi que le soin mis à la réalisation du CDplus (webmestre principal : Luc Bouvrette assisté de Annie Clément avec la collaboration spéciale pour deux enregistrements vidéo de Victor Randrianary). Cette publication proposant l’insertion de l’outil multimédia dans la production ethnomusicologique permet de comprendre la musique au-delà du sonore.

BIBLIOGRAPHIE

LORTAT-JACOB Bernard, 2004, « Ce que chanter veut dire. Etude de pragmatique (Castelsardo, Sardaigne) ». L’Homme 171-172 : 83-102.

NOTES

1. Victor Randrianary est ethnomusicologue associé au Département d’ethnomusicologie UMR 8574 CNRS/Musée de l’Homme. Il s’intéresse notamment à la musique de Madagascar, de l’Ile de la Réunion et de Mayotte.

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Thèses

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Anne DAMON-GUILLOT : La Liturgie en mouvements : ‘aqwaqwam, réalisation chantée, gestuelle et instrumentale du texte liturgique dans l’Église chrétienne orthodoxe unifiée d’Éthiopie Thèse de doctorat de Musicologie/Ethnomusicologie, soutenue le 8 juin 2007 à l’Université de Saint-Etienne

RÉFÉRENCE

Anne DAMON-GUILLOT : La Liturgie en mouvements : ‘aqwaqwam, réalisation chantée, gestuelle et instrumentale du texte liturgique dans l’Église chrétienne orthodoxe unifiée d’Éthiopie. Thèse de doctorat de Musicologie/Ethnomusicologie, soutenue le 8 juin 2007 à l’Université de Saint-Etienne. Directeurs de thèse : Simha Arom et Béatrice Ramaut- Chevassus. La thèse a obtenu la mention très honorable et les félicitations du jury.

1 Le patrimoine musical de l’Église chrétienne orthodoxe d’Éthiopie, ou zemā, recouvre plusieurs réalités. Le texte liturgique peut être lu (nəbab), chanté a cappella (qum zemā) et avec un accompagnement instrumental et gestuel (’aqwaqwam). Le présent travail s’attache principalement à l’étude d’ ’aqwaqwam, confrontant le discours écrit et oral des chantres à l’analyse musicale.

2 Le fonctionnement du zemā est essentiellement abordé à travers la notation musicale autochtone et les échelles modales. La spécificité d’ ’aqwaqwam est ensuite définie et sa systématique est explorée à travers treize pièces issues du corpus liturgique. Enfin, il est montré comment les références multiples mises en œuvre en situation de performance s’organisent en réseau et sur quoi repose l’identité musicale du corpus.

3 Des enregistrements sonores et visuels réalisés de 2002 à 2006 à Addis-Abeba et dans le nord du pays sont joints, ainsi qu’un calendrier liturgique relatant les principales

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célébrations faisant intervenir ’aqwaqwam et un inventaire des signes écrits qui lui sont propres.

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Mehdi NABTI : La confrérie des Aïssawa du Maroc en milieu urbain : les pratiques rituelles et sociales du mysticisme contemporain Thèse de doctorat en sociologie-anthropologie, soutenue le 12 janvier 2007 à l’EHESS, Paris

RÉFÉRENCE

Mehdi NABTI : La confrérie des Aïssawa du Maroc en milieu urbain : les pratiques rituelles et sociales du mysticisme contemporain. Thèse de doctorat en sociologie-anthropologie, soutenue le 12 janvier 2007 à l’EHESS, Paris. Directrice de thèse : Nilufer Gole. 2 volumes (614 pages + 78 pages), 1 DVD vidéo & mp3s.

1 Cette thèse s’attache à l’étude d’une confrérie soufie, les Aïssawa, fondée à Meknès au Maroc au XVIe siècle par Muhammad Ben Aïssâ et toujours active aujourd’hui. L’approche de l’auteur est socio-anthropologique et ethnomusicologique avec une mise en perspective politique et historique. Son travail résulte d’une enquête de terrain de onze mois effectuée au Maroc ainsi que sur l’étude de la littérature spécialisée (en arabe et en français) sur cette organisation religieuse.

2 Observant au plus près les manières de faire, de dire et de penser, l’auteur a intégré plusieurs groupes de la confrérie Aissawa en tant que musicien pendant onze mois répartis sur quatre années. Il aborde ainsi les différents types d’activités socio-rituelles qui forment les réalités quotidiennes des Aissawa et de leurs sympathisants, mais aussi de leurs opposants. Ses données proviennent d’entretiens menés auprès de différentes populations cibles, de carnets ethnographiques, de relevés musicaux et d’enregistrements audio et vidéo. Son étude s’inscrit dans une réflexion sur la rencontre et de l’islam et de la modernité afin de définir comment des individus utilisent et manipulent un cadre

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symbolique – ici le soufisme – pour le mettre au service de leur vie sociale et de leurs propres stratégies individuelles.

3 Dans un volume annexe, l’auteur présente des textes officiels de la confrérie (décrets, attestations de nominations), ses oraisons spirituelles, des reproductions photographiques des Aïssawa et des lieux significatifs où se déploient leurs activités rituelles (zawiya, cérémonies domestiques, pèlerinage), des scans des pochettes des K7 et CD de la confrérie, ainsi qu’un DVD montrant une cérémonie rituelle, la célébration du mawlid de 2003, de même qu’un reportage vidéo sur le pèlerinage de Meknès en 2002.

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William TALLOTTE : La voix du serpent. Les sonneurs-batteurs du periya mēḷam et le culte āgamique de Śiva : ethnomusicologie d’une pratique musicale au delta de la Kaveri (Tamil Nadu, Inde du Sud) Thèse de doctorat en musique et musicologie, soutenue le 15 décembre 2007 à l’Université Paris-IV Sorbonne

RÉFÉRENCE

William TALLOTTE : La voix du serpent. Les sonneurs-batteurs du periya mēḷam et le culte āgamique de Śiva : ethnomusicologie d’une pratique musicale au delta de la Kaveri (Tamil Nadu, Inde du Sud). Thèse de doctorat en musique et musicologie, soutenue le 15 décembre 2007 à l’Université Paris-IV Sorbonne. Directeur de thèse : François Picard. 1 volume (453 pages), 20 planches hors texte en couleur, 2 CD. La thèse a obtenu la mention très honorable avec les félicitations à l’unanimité du jury.

1 Le delta de la rivière Kaveri, vaste région fertile du Tamil Nadu, est en Inde du Sud l’un des berceaux de la culture brahmanique et, par extension, des traditions musicales karnatiques. Les sonneurs-batteurs du periya mēḷam, hautboïstes et percussionnistes de profession, traditionnellement attachés aux temples hindous de hautes castes, revendiquent ici – en référence à leur appartenance sociale et vis-à-vis de leurs collègues et voisins – leur suprématie en termes de connaissance et de compétence : connaissance du culte et de son répertoire, compétence instrumentale et expertise du domaine musical savant.

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2 Ce discours, récurrent et diversement illustré, n’a rien d’anodin : il est étroitement lié à des conditions de vie (socialement et historiquement marquées), un contexte religieux (le culte āgamique de Śiva), et une pratique artistique qui renvoie à des codes et des savoir- faire, un mode de transmission, une esthétique. Comprendre ce que disent et ce que font les musiciens nécessite donc – via l’utilisation de différents outils d’enquête (observation participante, entretiens, apprentissage du hautbois nāgasvaram, enregistrements in situ et sur demande, analyses, etc.) – une étude a la fois indépendante et connexe de la musique et du contexte culturel.

3 Monographique, ce travail invite donc aussi le lecteur à des questionnements méthodologiques plus larges concernant une discipline. Le dernier chapitre montre par exemple, à travers l’analyse syntactique d’un rituel et l’impact de celui-ci sur une forme musicale, de quelle façon les musiciens sont amenés à élaborer diverses stratégies performatives et, au-delà, comment musique et contexte peuvent être concrètement connectés afin d’apparaître – plus justement – comme deux éléments d’une même totalité.

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Nina REUTHER : La mémoire chantée des Secwepemc. Transmission orale des savoirs et gestion d’accès aux ressources chez les « Shuswap » (Colombie Britannique, Canada) Thèse de doctorat en ethnologie, soutenue le 8 décembre 2007 à l’Université Strasbourg 2 – Marc Bloch

RÉFÉRENCE

Nina REUTHER : La mémoire chantée des Secwepemc. Transmission orale des savoirs et gestion d’accès aux ressources chez les « Shuswap » (Colombie Britannique, Canada). Thèse de doctorat en ethnologie, soutenue le 8 décembre 2007 à l’Université Strasbourg 2 – Marc Bloch. Directeur de thèse : Eric Navet. 1 volume (744 pages, annexes inclues).

1 Ce travail cherche à définir la fonction du chant dans un système nord-amérindien de transmission orale des savoirs, celui des Secwepemc ou « Shuswap », nation habitant le nord de la région du Plateau nord-américain. Selon l’entendement des Secwepemc, les chants non seulement accompagnent tout rituel, toute cérémonie, toute rencontre entre êtres vivants, mais font également part d’un système de droits d’accès aux ressources matérielles et immatérielles. Par ce fait, tout chant est lié à une histoire précise, somme de toutes les occasions et tous les contextes lors desquels il a été interprété. L’ensemble du répertoire vit dans la mémoire collective et personnelle, et forme ainsi une mémoire chantée, où la transmission orale des savoirs passe non seulement par les gestes et les paroles, mais aussi par les mélodies et les rythmes mêmes, associés aux divers aspects de la vie quotidienne et spirituelle. L’interprétation régulière d’un chant actualise et transmet vers le futur l’ensemble des associations (pratiques et symboliques) qu’il porte en lui.

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2 La thèse est divisée en 4 sections. La section 1 comporte une introduction ethnographique générale au travail (l’« aire culturelle » du Plateau et son histoire, ensuite les Secwepemc plus précisément) et présente le concept de la thèse, fondée sur une méthode de travail combinant une longue recherche sur le terrain et l’étude de sources écrites. La section 2 confronte les études ethnomusicologiques existantes sur le Plateau avec la manière secwepemc de concevoir les chants. La section 3 présente quelques aspects de la manière secwepemc de penser le monde-intégral, ainsi que trois systèmes complémentaires de classification du répertoire (utilisation, origine, droits d’accès), les bases symboliques et pratiques de la mémoire chantée secwepemc. La section 4 analyse l’articulation entre le chant et d’autres voies de transmission orale (cérémonies, rituels, mythes et histoires), c’est-à-dire le fonctionnement de la mémoire chantée secwepemc.

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Stéphanie GENEIX-RABAULT : Nyima me elo thatraqai haa nekönatr ngöne la qene drehu : Chants et jeux chantés pour enfants en langue drehu (Îles Loyauté, Nouvelle- Calédonie). Analyse de l’expression d’un répertoire en renouvellement permanent Thèse de doctorat en ethnomusicologie, soutenue le 11 avril 2008 à l’Université Paris IV-Sorbonne

RÉFÉRENCE

Stéphanie GENEIX-RABAULT : Nyima me elo thatraqai haa nekönatr ngöne la qene drehu : Chants et jeux chantés pour enfants en langue drehu (Îles Loyauté, Nouvelle-Calédonie). Analyse de l’expression d’un répertoire en renouvellement permanent. Thèse de doctorat en ethnomusicologie, soutenue le 11 avril 2008 à l’Université Paris IV-Sorbonne. Directeur de thèse : André-Marie Despringre. ,1 volume (610 pages, annexes inclues, 1 CD et 1 DVD encartés).

1 Rédigée à partir d’entretiens de type ethnographique, d’observations directes et participantes et d’analyses historiographiques de données archivistiques, cette étude de doctorat présente un panorama inédit, assez large et le plus scientifique possible, de l’état actuel des chants de tradition orale en langue drehu que les adultes adressent aux enfants sur l’île de Lifou (Nouvelle Calédonie). Elle cherche à mettre en exergue les

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caractéristiques mélodiques, rythmiques, formelles, textuelles et kinésiques d’un répertoire observé sous des formes nouvelles et actualisées, afin de définir la (ou les) stylistique(s) du répertoire enfantin.

2 La société de Lifou a connu de profonds changements au cours de son histoire. Elle n’a cessé de s’adapter et d’adapter ses expressions musicales de tradition orale aux multiples contacts et aux différentes mesures imposées par l’administration coloniale et les missionnaires. Mais, bien que cette société très ouverte assimile facilement des éléments nouveaux, elle conserve néanmoins certaines caractéristiques qui lui sont propres. Cette étude tente ainsi de déterminer quels sont les principes endogènes conservés et les éléments exogènes adoptés au niveau local dans le répertoire pour enfants.

3 Cette recherche vise à déterminer comment ces pratiques traditionnelles – appréhendées comme une combinaison continue des éléments du présent avec ceux du passé – s’adaptent, se transforment, se re-contextualisent, se maintiennent et s’intègrent au style de vie contemporain, tant en milieu drehu qu’en milieu urbain. Elle aborde ainsi les notions de permanence, de tradition, de changement, de modernité et d’identité culturelle.

4 La thèse est divisée en quatre sections. Les prolégomènes présentent une introduction ethnographique générale au travail, la problématique de la thèse, la méthode et le plan. Le texte se décline ensuite en trois parties : A. Diachronie de cette pratique orale chantée ; B. Le répertoire pour enfants drehu : du terrain à l’objet de recherche : C. Un répertoire en renouvellement permanent : analyses littéraires, musicales et sociales. Suivent une bibliographie de 28 pages, un glossaire de termes techniques, un glossaire drehu, deux index et des annexes comportant notamment des photographies d’archives et de terrain, des transcriptions textuelles et musicales, une carte et des tableaux.

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