Quick viewing(Text Mode)

Œdipe À Colone Et Les Études Récentes Sur Sophocle

Œdipe À Colone Et Les Études Récentes Sur Sophocle

Œdipe à Colone et les études récentes sur Sophocle

Dans l'immense bibliographie sophocléenne Œdipe à Colone n'occupe pas la place privilégiée d' ou d'Œdipe Roi. Mais les études récentes semblent vouloir rétablir l'équilibre au profit d'une pièce complexe, sou­ vent considérée comme le testament poétique et tragique de Sophoclel . A) LE TEXTE

Editions, commentaires, traductions.

Nous disposons de trois éditions modernes, d'esprit différent.

- RD. DAWE (ed.) Sophocle s, Tragoediae, Leipzig, Teubner, 1975-1979, 2 vol.

Du même auteur, on peut consulter, pour le texte d' Œdipe à Colone, le UII des Studies on the text of , Leyde, 1978, et la collation des manuscrits de la pièce effectuée par G. Speake, A Collation of the Manuscripts of Sophocles Œdipus ColoneushGreek Roman and Byzantine monographs 8, Duke University, Durhan Nt Carolina, 1978.

- H. Lloyd-Jones and N.G Wilson (ed), Sophocles' Fabulae, Oxford, O.C.T., 1990.

Les notes critiques jointes à cette édition sont rassemblées dans Sophoclea, Studies on the texr of Sophocles, Oxford 1990.

- A. Dain et P. Mazon, Sophocle, Œdipe à Colone, (édition et traduction), Collection des Universités de France, t.III, Paris, 1988. Edition revue et augmentée par L. Irigoin.

Le commentaire le plus récent est celui de J.C. Kamerbeek, The plays of Sophocles, Commentaries Part VIII: the Œdipus Coloneus, Leyde, 1984.

Celui de R. C Jebb, Sophocles' Œdipus Coloneus, Cambridge, 1899, repr. Amsterdam 1963, est encore très utile.

1 Cette revue ne prétend pas être exhaustive et ne saurait remplacer le travail de S. Sard, "Cinq ana de recherches sur la tragédie grecque (1980-1984), Eschyle et Sophocle", R.E.A. LXXXVI, 1984, 1 Bq_ ou R.GA Buxton, ·Sophocles, New Surveys in the Classics", Greece and Ra"", nO 16, Oxford 1984. Nous disposons d'un bon instrument de travail avec AC. Moorhouse, The Syntax of Sophocles, Leyde, 1982 ; pour l'analyse des parties lyriques on pourra consulter, outre l'ouvrage de M.A Pohlsander, Metrical Studies in the lyrics of Sophocles, Leyde, 1964, les travaux de M. Dale, Metrical Analysis of Tragic Choruses, 3 vol., Londres, 1971-1981-1983.

Traductions: B. Bayen, (collection Détroits), Paris, Bourgeois, 1987 ; B. Charteux, Paris, Ecritures Théâtrales, 1989.

Traduction en anglais des trois pièces thébaines de Sophocle: Sophocles, the three Theban Plays, introduction et notes de B. Knox, tra­ duction de R. Fagles, Penguin Books, 1985.

B) INTERPRETATION DE LA PIECE 2

Représentée en 401, après la mort de Sophocle, mais conçue avant 406, la pièce a été jouée, selon toute vraisemblance, dans les mêmes conditions que les drames antérieurs du poète. Les conventions du théâtre tragique permettaient une mise en scène très sobre, faisant, avant tout, appel à l'imagination des spectateurs (cf. P. Amott, Scenic Conventions in the yth Century B.C., Oxford, 1962, et D. Seale, Vision and Stagecraft in Sophocles, Londres, 1982). Les fréquentes allusions à la topographie sup­ posent un décor simple mais "parlant" : les panneaux peints appliqués au mur antérieur de la skéné devaient représenter le bois des Euménides, et la porte centrale du bâtiment de scène l'accès à l'intérieur de ce bois. Le décor était complété par la statue de Colonos le héros cavalier, et par la "pierre rugueuse" sur laquelle Œdipe s'asse oit d'abord à l'intérieur de l'enclos sacré. Celui-ci est limité par un seuil peu élevé de rochers. C'est probablement sur le bord extérieur de cette enceinte qu'Œdipe va prendre place (vers 195). Outre les ouvrages classiques de A.W. Pickard - Cambridge, The Theatre of Dionysos in Athens, Oxford, 1946, et de M. Bieber, The History of Greek and Roman Theatre, Princeton, 1962, voir H.C. Baldry, Le théâtre tragique des grecs, Paris 1975, chap. V, et la mise au point de O. Taplin, The Stagecraft of Aeschylus, Oxford 1977, Appendice B, pp. 434-451, ainsi que A M Dale, Seen and Unseen in the Greek Stage, Collected Papers, Cambridge, V.P., 1969, 125-6.

2 On trouvera une étude de la pièce dans les interprétations de l'ensemble de l'oeuvre de Sophocle. Parmi les plus récentes, citons: R.P. WINNINGTON-INGRAM, Sophocles, An Interpretation, Cambridge, U.P., 1980 ; A. MACHIN, Cohirence et continuité dans l'oeuvre de Sophocle, Haute-ViUe, 1981 ; C.P. SEGAL, Tragedyand Cillüi.zati.on : an Interpretation of Sophocles, Cambridge, Mass., 1981 ; V. Leiniks, The Plays of Sophocles, Amsterdam, 1982 ; R. Scodel, Sophocles, Boston, 1984; V. di Benedetto, Sofocle, Florence, 1988 ; M. W. Blundell, Helping Friends and Harming Enemies, A Study in Sophocles and Greek Ethics, Cambridge, U.P, 1989. Les acteurs, traditionnellement au nombre de trois chez Sophocle, sont quatre pour certains (cf. Kamerbeek, op. cit. Introduction p. 23). En fait, la distribution des rôles peut-être faite entre trois acteurs, un acteur surnu­ méraire tenant le rôle muet d'Ismère (v. 1096-1555).

Pour la structure de la pièce, O. Taplin estime que dans la plupart des tragédies, outre les chants du choeur (parodos,stasima) tous les morceaux lyriques chantés par le choeur, ou par les acteurs et le choeur, peuvent diviser la pièce en actes (act-dividers), pourvu qu'ils soient précédés de la sortie d'un personnage et suivis d'une entrée. (cf. O. Taplin, op. cit, 470-79, sur les problèmes d'interprétation d'Aristote, Poétique 1452b 20). En s'ins­ pirant de ces travaux, RP. Winnington-Ingram propose une structure qui ne correspond pas du tout au découpage épisodes - stasima, une architec­ ture plus subtile en cinq éléments. Cette analyse rejoint celles de J.P. Poe qui montre que la stucture d'une tragédie n'est pas faite d'éléments auto­ nomes, mais de cycles comprenant une suite de procédures, chaque cycle reprenant et complétant celui qui précède (J.P. Poe, The determination of episodes in greek tragegy, AJPh, 114, 3 (1993) 343-396). Un bel exemple de cette combinaison qui unit vers chantés et vers récités "en une harmonie encore secrète pour nous" a été montré par J. lrigoin dans son analyse du trio des Trachiniennes : "Le trio des Trachiniennes de Sophocle" in Théâtre et spectacles dans l'Antiquité, Actes du Colloque de Strasbourg, 5-7 nov. 1981, Brill, 1983, 181-191. Du même auteur voir "Structure et compo­ sition des tragédies de Sophocle ", Entretiens sur l'Antiquité classique XXIX, Vandoeuvre-Genève, 1983, p. 39 sq. (surtout p. 58 sq). Voir égale­ ment J.M. Lucas de Dios, Estructura de la tragédia de Sofocles, Madrid, 1982.

Unité dramatique d'Œdipe à Colone.

Le temps n'est plus où l'on définissait le thème central de la pièce comme la "transformation d'Œdipe en héros" (cf. C.M. Bowra, Sophoclean Tragedy Oxford, 1944, 309). Ce point de vue faisait regarder les ren­ contres centrales Créon-Œdipe et Œdipe-Polynice comme des faiblesses, ou même, comme des réfections posthumes (cf. R.G. Tanner, The Composition of Œdipus Colone us, Essays in honour of F. Letters (M. Kelly ed . .), Melbourne, 1966, 153-192).

La cohérence du drame a été mise en valeur par B.M.W. Knox, The Heroïc Temper, Berkeley, 1964, 148 sq (chaque confrontation révélant en Œdipe une puissance prophétique nouvelle), par A Machin (op. cu. 105- 149 et 422-435 ; la cohérence de l'ensemble tient à l'autorité morale d'Œdipe, sans cesse accrue au cours de la pièce), ou encore par P. Burian, "Suppliant and Saviour : Œdipus at Colonus" Phoenix, XXVIII, 1974, 408- 429 : l'unité de la pièce est celle du thème de la supplication qui définit les rôles et décide des épisodes. L'intérêt réside alors dans l'habilité de Sophocle à faire varier ce thème, et à introduire un paradoxe : comment un suppliant dans la détresse peut-il devenir le sauveur de ceux qui l'accueillent?

La technique très fluide du poète met en valeur le rôle paradoxal d'Œdipe, aveugle et clairvoyant, victime et vengeur, jouet et protégé des dieux (cf. également M.G. Shields, "Sight and Blindness. Imagery in Œdipus Coloneus", Phoenix XV, 1961, 63-74).

La légende d'Œdipe en Attique.

Pausanias signale deux lieux de culte : le tombeau d'Œdipe est à Athènes, proche du sanctuaire des Euménides, entre l'Acropole et l'Aréopage 0, 28,7). A Colone se trouve un herôon d'Œdipe (l, 30, 4). L'action se déroule sur le "seuil de bronze" d'Athènes et les détails de la topographie sacrée semblent montrer le souci de Sophocle d'intégrer l'his­ toire d'Œdipe dans les légendes et les cultes de l'Attique (cf. V. Leinieks, op. cit, 179 sq). Le poète s'inspire également des oeuvres de ses devanciers : La Thébaïde, Les Sept contre Thèbes d'Eschyle, Les Phéniciennes d'Euripide (voir la mise au point de W. Calder III, The PoUtical and Literary Sources of Sophocles' Œdipus Colone us, Essays presented to H.E. Barnes, Boulder (Colorado) 1985,1-14).

La mort même d'Œdipe n'avait pas, semble-t-il, fait l'objet d'un traite­ ment à part, et les fragments du Papyrus de Lille ne nous renseignent pas davantage à ce sujet. Sophocle a considérablement enrichi la légende des Labdacides (un conflit de générations pour le pouvoir, selon l'ouvrage clas­ sique et toujours profitable de M. Delcourt, Œdipe ou la légende du Conquérant, Bruxelles 1944) grâce aux thèmes de l'errance (cf. V. di Benedetto, op. cit.. p. 217 sq) et de la supplication (cf. P. Burian, op. cit. et J.P. Gould, "Hiketeia", JHS 93, 1973).

Ce thème si important débouche sur celui de l'ordre juste et sur l'éloge d'Athènes.

Œdipe et Athènes. Le héros.

Chassé de Thèbes, Œdipe rejette sa patrie et sa famille. Athènes qui l'accueille fait figure de cité juste face à Thèbes où règnent l'anarchie (Etéoc1e et Polynice) et le despotisme (Créon) (cf. Ch. Segal, op. cit. 376 sq). Œdipe est-il reçu comme un citoyen ? oui, selon B. Knox "Sophocles and the Polis", Entretiens sur l'Antiquité classique XXIX, 1-27), non, selon P. Vidal-Naquet "Œdipe entre deux cités" , Métis l, 1986, 37-69, repris dans J.P. Vernant et P. Vidal-Naquet, Œdipe et ses mythes, Bruxelles, 1988, 112-148) : Œdipe est un hôte de marque, un bienfaiteur, mais un étranger qui sera installé aux marges, dans un dème frontière.

Sa mort est-elle une héroïsation ? Si les traditions relatives aux cultes héroïques permettent d'en éclairer le sens, on peut hésiter sur sa significa­ tion profonde. La position traditionnelle est illustrée par C.M. Bowra (op. cit. , chap. 8) : le statut de héros est une récompense pour Œdipe au bout de ses longues épreuves. Contre cette vision pré-chrétienne d'un Œdipe pacifié et réconcilié, on a soutenu que les souffrances de la vie ne garantis­ sent pas une mort exceptionnelle ou des pouvoirs particuliers (cf. G. Ronnet, Sophocle poète tragique, Paris 1969, 310 sq. ; Winnington-Ingram, op. cit., 255). Comme les héros qu'Ulysse rencontre au chant XI de l'Odyssée, Œdipe conserve sous la terre quelque chose qui appartient à la vie : l'amour, le ressentiment, l'intensité de ses émotions. De plus, sa dis­ parition ne supprime pas son efficacité et il sera, selon le cas, destructeur ou protecteur, puisqu'il est à la fois "homme et démon" (K Reinhardt, Sophocle, trad. française, Paris, 1971, 251 sq).

Œdipe et les dieux.

Œdipe est l'exécutant d'une vengeance divine qui s'exerce dans sa vie toute entière. Il n'est ni responsable ni coupable. La transgression a eu lieu avant lui et touche le fait même qu'il existe. Il doit se détruire lui et sa race (ses filles qu'il aime comprises), accomplissant "le parcours d'un tueur ... revendiquant pour lui la négavité pure d'une existence à rebours" (A. Bollack, "Destin d'Œdipe, destin d'une famille", Métis, III, 1988, 159-77).

C'est dire le lien étroit qui existe entre Œdipe et les Erinyes. Ces der­ nières ne sont bienveillantes qu'à Athènes, et dans la mesure seulement où l'on fait droit à leur caractère vindicatif et destructeur. Les Euménides de Colone sont les mêmes que les Euménides de l'Orestie (contra: V. di Benedetto, op. cit., 241). Hors de la communauté juste d'Athènes, c'est la loi du talion qui s'exerce (aspect souligné par R.P. Winnington-Ingram, op. cit.,) ou, du moins, la règle "faire du bien à ses amis, du mal à ses ennemis" (AW. Blundell, op. cit.). Les malédictions d'Œdipe ne font que confirmer le rôle destructeur de l'Erinys qui se déchaîne à Thèbes et dans la famille d'Œdipe, à travers la guerre intestine et la perversion des rapports fami­ liaux : ce sont les filles qui assurent à Œdipe les moyens d'existence que ses fils devraient lui procurer (aspect bien analysé par P.E. Easterling, "Œdipus and " PCPS 13 (1967) 1-13). Les forces de vie, lorsqu'on leur porte atteinte, se changent en leur contraire, en forces de mort incarnées dans l'Erinys (D. Saintillan, "Le discours tragique sur la vengeance, remarques sur la complémentarité des Charites et des Erinyes dans le mythe et la tragédie" , Cahiers du GITA , n03, Montpellier 1987, 179-196).

Mais Œdipe ne s'est arrêté à Colone que pour obéir aux oracles d'Apollon: réconciliation des Erinyes et du dieu dont le vieil aveugle se fait l'interprète? au moins, accord de divinités, antagonistes dans l'Orestie, pour laisser à Œdipe une mort sereine. Et surtout, se manifeste clairement la volonté de Zeus qui s'exprime dans les oracles de son fils Apollon,et qui également règne sur le monde des morts: Zeus Chtonios, le Souterrain.

La mort d'Œdipe n'est donc pas une récompense, ni un miracle si on considère que les dieux sont à l'oeuvre dans les actes des hommes (Winnington-Ingram). Est-elle alors une libération des malheurs qui ont constitué la trame de la vie d'Œdipe? si oui, l'alternance des bonheurs et des malheurs dont la vie mortelle est faite prendrait un sens nouveau: le pôle négatif serait la vie toute entière de l'homme, seule la mort serait bonne (V. di. Benedetto, op. cit., 242 sq). Ainsi se justifierait le pessimisme foncier de Sophocle, maintes fois souligné depuis J.C. Opstelten, Sophocles and Greek Pessimism (Trad. anglaise, Amsterdam ,1952). Plus juste et plus nuancée semble la position de R.P. Winnington-Ingram (op. cit., conclusion) : la vision de Sophocle n'est ni optimiste ni pessimiste; elle est ironique. L'ironie répond aux désordres, aux imperfections, pris comme ils sont, sans être niés ni expliqués. Elle est un mode d'expression de la pitié.

Euripide consacra sa dernière pièce au dieu même de la tragédie, Dionysos. Sophocle couronne son oeuvre en reprenant le héros le plus représentatif de celle-ci. Mais Œdipe à Colone établit un dialogue, non seu­ lement avec les autres pièces du poète, dans lesquelles celui-ci s'interroge sur le rôle de la vengeance ou sur les rapports de l'individu et de la collec­ tivité (Ajax, Antigone, Philoctète, Electre), mais encore avec l'oeuvre de ses contemporains. Trouve-t-on dans cette tragédie une nostalgie du passé, le souvenir d'un âge d'or (cf. Z. Masaracchia, Dioniso, LI, 1980,81-95- et J. Daly, QUCC, 51, 1986,77-93) ? Athènes est-elle une cité idéale pré-platoni­ cienne, gouvernée par un roi de justice? Certes, l'équilibre y est atteint, mais il est constamment menacé par des préoccupations qui n'ont rien d'intemporel : quelle est la part de la responsabilité individuelle ? de la responsabilité collective? comment départager le vrai et le faux? quel rôle joue la passion ? Le tragique semble provenir du fait que la vie, qui ne connaît son plein épanouissement que dans le respect des droits de cha- cun, se déroule sous la règle de l'inespéré et de l'inconcevable. Seule la mort, en qui tout se fige, permet, selon l'ancien adage dont Sophocle a fait un si profond usage, de décider qui a été heureux, qui a été malheureux.

Jules VILLEMONTEIX Université de Poitiers