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Revue historique des armées

255 | 2009 Les étrangers dans l'armée française

Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/rha/5642 ISBN : 978-2-8218-0522-4 ISSN : 1965-0779

Éditeur Service historique de la Défense

Édition imprimée Date de publication : 15 juin 2009 ISSN : 0035-3299

Référence électronique Revue historique des armées, 255 | 2009, « Les étrangers dans l'armée française » [En ligne], mis en ligne le 16 juin 2009, consulté le 09 mars 2020. URL : http://journals.openedition.org/rha/5642

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© Revue historique des armées 1

SOMMAIRE

Dossier

Éditorial Frédéric Guelton

Maurice de Saxe et Ulrich Woldemar de Lowendal, deux maréchaux d’origine étrangère au service de Louis XV Jean-Pierre Bois

La levée de Bercheny-hussards Raymond Boissau

Les unités étrangères dans les armées napoléoniennes : un élément de la stratégie globale du Grand Empire Jean-François Brun

« Des enfants de la Grande Famille » ? Les compagnies de gendarmerie autochtones dans le nord de l’Espagne (1810-1813) Gildas Lepetit

Les premières troupes supplétives en Algérie Jacques Frémeaux

Les volontaires latino-américains dans l’armée française pendant la Première Guerre mondiale Michaël Bourlet

Variations

La Maison du Roi sous Louis XIV, une troupe d’élite. Étude tactique Frédéric Chauviré

Les canons à balles dans l’armée du Rhin en 1870 Roland Koch

Les Wright et l’armée française : les débuts de l’aviation militaire (1900-1909) Sylvain Champonnois

Document

À l’origine de la création de l’armée tchécoslovaque en France : le général Milan Rastislav Štefánik Emmanuelle Braud

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Lectures

Chantal Antier, Marianna Walle, Olivier Lahaie, Les espionnes dans la Grande Guerre Éditions Ouest-France, 2008, 228 pages Michaël Bourlet

Franck Beaupérin (dir.), L’armistice du 11 novembre 1918. Objets, documents et souvenirs du patrimoine militaire Gourcuff Gradenico/ministère de la Défense, 2008, 158 pages Antoine Boulant

Vincent Courcelle-Labrousse, Nicolas Marmié, La guerre du Rif, Maroc, 1921-1926 Tallandier, 2008, 364 pages Gilles Krugler

Georges Depeyrot, Légions romaines en campagne. La colonne Trajane Éditions Errance, 2008, 247 pages Anne-Aurore Inquimbert

Jean-Arnault Derens, Laurent Gueslin, Comprendre les Balkans, histoire, sociétés, perspectives Éditions Non Lieu, 2007, 361 pages Alain Marzona

Victor Davis Hanson, Le Modèle occidental de la guerre Tallandier, coll. « Texto», 2007, 298 pages Anne-Aurore Inquimbert

Jean-Jacques Langendorf et Pierre Streit, Face à la guerre. L’armée et le peuple suisses (1914-1919/1939-1945) Infolio éditions, 2007, 330 pages Anne-Aurore Inquimbert

Jean-Yves Le Naour, Le soldat inconnu. La guerre, la mort, la mémoire Gallimard, coll. « Découvertes », 2008, 112 pages Antoine Boulant

La France rébellionnaire. Les résistances à la gendarmerie (1800-1859) Presses universitaires de Rennes, 2008, 365 pages Édouard Ebel

Jean Lopez, Koursk, Les quarante jours qui ont ruiné la Wehrmacht Économica, 2008, 322 pages Luc Binet

Jean-Pierre Minaudier, Histoire de l’Estonie et de la nation estonienne L’Harmattan, 2007, 402 pages Alain Marzona

Rémy Porte, Du Caire à Damas. Français et Anglais au Proche-Orient (1914-1919) Soteca/14-18 éditions, 2008, 388 pages Jacques Frémeaux

Jeremy Scahill, Blackwater, l’ascension de l’armée privée la plus puissante du monde Actes sud, coll. « Questions de société », 2008, 430 pages Jean-François Dominé

Domenico Schipsi, L’occupazione italiana dei territori metropolitani francesi 1940-1943 Ufficio storico dell’esercito, Roma, 2007, 861 pages Giorgio Rochat

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Général Maurice Schmitt, Deuxième bataille d’Alger (2002-2007) : la bataille judiciaire L’Harmattan, coll. « Histoire de la Défense», 2008, 129 pages Marie-Catherine Villatoux

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Dossier

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Éditorial

Frédéric Guelton

1 Au cours des années 1990, le livre de Douglas Porch, La Légion étrangère, fut traduit en français et publié par Fayard. Cette œuvre magistrale fut préfacée par le professeur Jean-Charles Jauffret. Ce dernier, avec la plume qu’on lui connaît, écrivit en exergue « À corps d’exception, livre d’exception ! » À distance, Soult, ministre de la Guerre lors de la création de la Légion, lui répondait : « (…) la Légion étrangère a été formée dans le seul but d’ouvrir un débouché et de donner une destination aux étrangers qui affluent en France et qui pouvaient y être un sujet de perturbation (…)». Le ton était donné.

2 Un ton qui nous ramène au thème de notre dossier, consacré aux étrangers dans l’armée française sur une période qui s’étend, cette fois-ci, de la Grande Guerre à la fin de la guerre d’Indochine. Cette période, un demi-siècle à peine, et les articles du dossier résument et reprennent, à eux seuls, l’histoire, les moments forts, les paradoxes et l’ambivalence que l’on retrouve dans ce « service étranger ». Le principal des paradoxes, ou peut-être la première des difficultés, réside dans la définition même de « l’étranger ». Faut-il, redoutant l’anachronisme, retenir uniquement les postures juridiques de chaque époque ? Faut-il, à l’inverse et parce que nous connaissons la suite de l’histoire, adopter une posture contemporaine en s’interrogeant sur « l’identité » des uns et des autres à chaque moment ? Ces deux postures, il y en a d’autres, méritent d’être abordées et réfléchies. Elles dépassent le champ d’un éditorial. Néanmoins, force est de constater que parmi ces « étrangers » que nous sommes incapables de définir avec précision ; les uns, les plus connus et les plus cités, furent des volontaires dans l’acception la plus dépouillée du terme. Les autres, c’est également connu, furent contraints. Certains rejoignirent la France pour défendre une certaine idée de la civilisation, d’autres furent arrachés à leurs familles, d’autres encore cherchaient dans l’armée – accessoirement française – quelque-chose qu’ils ne trouvaient pas ailleurs. Quant à la France, il lui arriva de les accueillir à bras ouverts, de les rejeter ou de les enfermer. Elle les accueillit parfois avec un sentiment profond de fraternité et les utilisa souvent avec un cynisme remarquable. Comme le notait l’historien John Elting, « les Français, peuple pratique et économe, sont toujours prêts à utiliser les étrangers désireux de les aider, lorsqu’il faut verser son sang et mourir pour la patrie (…) ».

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3 C’est au croisement de tous ces possibles que se situe notre dossier. Benjamin Doizelet l’ouvre par un texte remarquable sur l’intégration des soldats noirs américains dans l’infanterie française en 1918. Il nous montre comment ils furent au cœur d’une négociation permanente entre Français et Américains, comment ils se battirent jusqu’à détenir, avec le 369e RIUS, « le record de durée passée en première ligne parmi tous les régiments américains » et dans quelles conditions ils en furent « récompensés » par les deux nations. Brice Poulot s’intéresse à « L’enseignement du français aux troupes coloniales en Afrique ». Son article renvoie à la diffusion de la langue française entre « volonté civilisatrice » et intérêt immédiat du commandement. En le lisant, on découvre que l’idée même de l’enseignement du français aux troupes coloniales est absente jusqu’en 1927. Il nous apprend également qu’à partir des années 1930 le « français- tirailleur » « impose un bagage minimum de 800 mots » alors qu’actuellement à la Légion « l’objectif affiché est à peine de 300 mots » ! Comme à son habitude Philippe Guyot s’intéresse à la Légion étrangère à travers une étude comparée entre le recrutement étranger au sein du RMLE d’une guerre mondiale à l’autre. Son étude de cas, très fouillée, mériterait d’être généralisée car elle pousse à s’interroger sur l’évolution de l’image de la France dans le monde et sur la permanence exemplaire de la participation de la Légion à l’effort de guerre français. Dans une perspective différente, Jean-Jacques Monsuez revient sur le rôle des étrangers dans le service de santé pendant la campagne de 1940. Il nous montre que le « volontariat étranger » est également sélectif car« souvent composé de professionnels privilégiés qui se sont engagés avec des motivations réfléchies ». S’intéressant à la constitution d’un « génie vietnamien » pendant la guerre d’Indochine, Ivan Cadeau pose la question de son impact, positif ou négatif, sur le CEFEO. Ce faisant, il rappelle surtout que jusqu’à l’arrivée du général de Lattre de Tassigny, presque rien n’existait en la matière. Ce qui traduit un manque d’intérêt complet pour la guerre d’Indochine, hormis pendant « l’année de Lattre » et renvoie à la composition, majoritairement étrangère du CEFEO, quelle que soit la définition qu’on donne à ce mot. Enfin, Diego Gaspar Celaya propose un article fondateur sur l’engagement des Espagnols dans les Forces françaises libres. Nous n’en évoquons qu’un aspect décalé, tant l’article est riche, qui est celui du refus d’un certain nombre d’Espagnols de rejoindre la Légion étrangère. Pourquoi ? Parce que ce refus rappelle celui des réfugiés Espagnols qui, en 1831, signèrent une pétition adressée à Soult dans laquelle ils indiquaient qu’ils étaient prêts à mourir pour défendre « la France pays de la Liberté » mais refusaient de s’engager pour aller combattre quelque part dans l’Algérois…

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Maurice de Saxe et Ulrich Woldemar de Lowendal, deux maréchaux d’origine étrangère au service de Louis XV

Jean-Pierre Bois

1 Il n’est pas anormal, sous l’Ancien Régime, que les plus hautes fonctions soient remplies par des étrangers de naissance et de nation. C’est le cas de deux maréchaux de Louis XV, Maurice de Saxe, d’origine germano-allemande, et Ulrich-Frédéric-Woldemar de Lowendal, d’ascendance danoise 1. Tous deux entrés au service du roi de France, qui leur a rendu en honneurs immenses leurs mérites immenses, tous deux parvenus au plus haut rang par leur maîtrise de l’art de la guerre, de la conduite des armées, des campagnes et des sièges, par leurs victoires et leur fidélité au roi qu’ils servent.

2 Ils ne sont pas les premiers étrangers à servir le roi de France, même si peu d’entre eux sont parvenus à la même notoriété 2. Le XVIe siècle a vu des Italiens, les deux Trivulce, l’oncle Gian Giacomo en 1499, le neveu Théodore en 1526 et plus tard Pierre Strozzi, maréchal en 1555, mais devenu français en 1543, ou la famille d’Ornano, d’origine corse. Un autre Italien au début du XVIIe siècle, avec Concino Concini, maréchal d’Ancre, qui ne doit pas sa fonction à ses qualités militaires. Puis une génération de maréchaux d’origine germanique, ainsi le légendaire comte Josias de Rantzau, Danois d’illustre maison, maréchal de France en 1645 ; les deux Schomberg, le duc Henri, d’une famille de Meissen et le comte Armand-Frédéric, d’une famille de Heidelberg, devant se démettre après 1685 en raison de sa religion, avant de devenir ministre d’État de l’Électeur de Brandebourg et généralissime de ses armées ; ou encore Conrad de Rosen, comte de Bollwiller, originaire de Livonie, qui a abjuré le luthéranisme en 1681, et devient maréchal de France de la célèbre promotion du 14 janvier 1703, celle de Vauban, Tallard, Estrées, Harcourt, Marsin, etc. La liste n’est pas close, le comte de Saxe et le comte de Lowendal sont de bonne lignée. 3 Leurs vies sont parallèles, se déroulent dans le même temps, exactement la première moitié du XVIIIe siècle, connaissent les mêmes particularités, les mêmes étapes,

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s’accomplissent dans les mêmes campagnes, à quoi s’ajoute la solide amitié, née dans leur jeunesse, qui les a unis l’un à l’autre plus qu’une simple complicité de frères d’armes. Les présenter ensemble permet de mettre en valeur des mérites comparables et de corriger une historiographie facile qui donne trop souvent place au premier, dans le plaisir ou le scandale plutôt que dans l’honneur et la grandeur, et ne fait du second qu’un soudard brutal, ce qui est oublier qu’il est un parfait représentant d’une noblesse entre l’honnêteté du XVIIe siècle et les Lumières du XVIIIe siècle. On peut aussi se demander si la moindre réputation du second ne tient pas seulement à l’énorme présence du premier.

Deux princes bâtards au service en Europe, puis en France

4 Ils sont presque du même âge, et de même origine. Maurice de Saxe, né en 1696, et Woldemar de Lowendal, né en 1700, sont tous deux de naissance bâtarde. Directe, si l’on peut dire, pour Maurice de Saxe, par filiation plus haute pour Ulrich de Lowendal.

5 Le premier est né d’une brève liaison consommée dans les fêtes de Moritzburg, près de Dresde entre Aurore de Koenigsmarck, une aventurière d’origine suédoise, et l’Électeur Frédéric-Auguste bientôt Auguste II, roi de Pologne. Maurice de Saxe tient des Koenigsmarck, l’audace et le goût de la guerre, et des Wettin le goût du faste généreux, le sens de l’honneur et des aspirations princières. Éloigné de la Cour à sa naissance, de manière d’autant plus impérative qu’un demi-frère légitime est né une dizaine de jours seulement avant lui, il connaît une enfance errante, à la suite de sa mère, puis au service de son père auquel il est présenté à sept ans. Mais aussitôt, en raison du soutien suédois au roi Stanislas Leczinski, puis à l’occupation de la Saxe, l’enfant est éloigné, à Utrecht, puis à La Haye. À son retour, en 1709, âgé de treize ans, il doit choisir une voie convenable à sa naissance, ce qui veut dire, en raison de son inclination, l’armée. Il se trouve confié en janvier au comte Johann-Matthias von Schulenburg, qui commande le corps saxon de l’armée impériale, avec lequel il assiste aux derniers combats de la guerre de Succession d’Espagne, en particulier à la bataille de Malplaquet en septembre 1709, puis à la campagne de 1710. Âgé de quinze ans, reconnu par son père et fait comte de Saxe, il reçoit un régiment, les cuirassiers de Beust, et le conduit lui- même dans la première campagne de Poméranie, en particulier au siège de Stralsund en 1711, qui met en valeur son audace, assiste en 1712 à la bataille de Gadebusch, prend part ensuite à la seconde campagne de Poméranie qui achève la seconde guerre du Nord. La Saxe se retire alors du conflit, le régiment de Maurice est dissous et le jeune homme rejoint l’armée impériale, commandée par le prince Eugène pour les dernières opérations qui opposent encore l’Empire ottoman et l’empire de Charles VI. Il assiste ainsi au siège de Belgrade en juillet-août 1717, avant de se trouver renvoyé à l’oisiveté par la paix qui s’installe alors enfin en Europe. La gloire militaire déjà, sa personnalité brillante et son genre de vie généreux contrastent avec la modestie sans envergure de son demi-frère. Malgré des relations marquées par le respect et l’affection, son père l’engage en 1720 à choisir le service étranger pour l’éloigner définitivement. Il est courant, au XVIIIe siècle, aussi bien pour un prince que pour un cadet de famille, de prendre du service auprès d’un monarque étranger. Les armées ne sont pas nationales, mais reposent sur l’engagement personnel et la fidélité. Après avoir écarté le service de l’Autriche, de la Suède, de l’Angleterre, et celui de la Russie, Maurice de Saxe se tourne

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vers la France dont la réputation militaire est très forte, mais qui est alors en paix. Dès son arrivée, présenté au Régent, il reçoit le brevet de maréchal de camp, en date du 6 août 1720, en raison de sa naissance plus que de la carrière des armes qu’il a déjà connue. Et parce qu’il veut continuer à se former à la guerre, il achète un régiment, le régiment de Sparre devenu le régiment de Saxe-Infanterie 3. 6 À cette date, il a déjà pu côtoyer Ulrich-Frédéric-Woldemar de Lowendal, de quatre ans seulement son cadet. Celui-ci, fils de Woldemar, baron de Lowendal (Löwendahl), général maréchal et ministre du roi de Pologne, et de Dorothée de Brockdorff, est également de ligne bâtarde par son grand-père, Ulrich-Frédéric, comte de Guldenloen, maréchal général et vice-roi de Norvège, fils naturel et reconnu du roi Frédéric III roi de Danemark – ce qui fait de lui un cousin éloigné de Maurice de Saxe, par sa grand- mère Anna-Sophia, elle-même descendante du roi Frédéric III. Ulrich de Lowendal aurait pu avoir un destin princier dans son pays, mais son père s’est attiré la colère du roi qui le prive de tous ses titres, ne lui laissant que sa baronnie de Lowendal. Le baron se fixe alors à Dresde et se met au service de l’électeur-roi Auguste II. Né à Hambourg, le 6 avril 1700, son fils Ulrich commence déjà son existence comme étranger. Âgé de 13 ans, il se trouve contraint à choisir une carrière, comme Maurice de Saxe au même âge. Envoyé comme simple soldat au service du roi de Pologne, il devient en 1714, en raison de sa naissance, capitaine au régiment de Stahremberg, puis lorsque le traité de Rastadt achève la guerre en Allemagne, il s’engage d’abord dans l’armée danoise, avec laquelle il prend part à la guerre contre la Suède, puis dans l’armée impériale, avec laquelle il participe aux dernières campagnes du prince Eugène contre l’Empire ottoman, assiste à la bataille de Peterswardein, au siège de Temesvar, enfin à la prise de Belgrade – sans apparaître dans le récit qu’en donne Maurice de Saxe dans ses Rêveries. Il achève son service dans l’armée impériale avec la défense de l’Italie attaquée par l’Espagne dans cette aventureuse et belliqueuse politique imposée à Philippe V par l’ambition de son épouse Élisabeth Farnèse et les manœuvres d’Alberoni. C’est lui, en particulier, qui, en mai 1720, dirige les opérations à Messine et Melazzo en Sicile, puis à Villafranca en Sardaigne 4. Renvoyé à l’oisiveté par la paix de Madrid du 13 juin 1721, il rentre en Pologne, où le roi Auguste II le nomme colonel d’un régiment d’infanterie, puis, en 1728, maréchal de camp. 7 À cette date, les deux hommes, qui se connaissent, ont tous deux un grade de commandement général, et une expérience variée de la guerre, sur les théâtres de l’Europe du Nord et de la frontière ottomane, donc aussi une connaissance de l’espace, des États, de leur puissance de l’organisation et de la force de leurs armées, ainsi que de beaucoup de princes de l’Europe. Ils ont en même temps acquis au cours de leurs voyages une culture un peu hétéroclite, soutenue surtout par une grande curiosité plus que par des lectures, et militaire par priorité. Ils bénéficient enfin tous deux d’une réputation, autant par le rôle qu’ils ont joué dans les opérations auxquelles ils ont pris part, que par ce goût de la vie et de ses plaisirs qui est l’une des facettes de la rupture entre le XVIIe et le XVIIIe siècle. Tous deux gais, de belle prestance, Lowendal, plus grand de taille que Maurice de Saxe, tous deux d’une force peu commune, tous deux déjà mariés trop jeunes, Maurice de Saxe avec Viktoria de Loeben, dont il s’est séparé dès 1719 et à laquelle succèdent quantité de maîtresses, d’Adrienne Lecouvreur à Marie Rinteau, Ulrich de Lowendal avec une demoiselle de Leiningen, vite répudiée, puis marié une seconde fois en 1722 avec Théodorine de Schmettau, dont il se sépare en 1736, avant un troisième mariage avec Barbe de Szembeck. Au fond, tous deux des

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aventuriers, au cœur un peu instable, nomades en Europe, mais véritables hommes de guerre prêts à servir le souverain que les circonstances leur feront choisir. 8 Maurice de Saxe, qui a choisi Louis XV, ne changera plus de maître, tandis que Woldemar de Lowendal, hésitera encore, avant de retrouver Maurice de Saxe dans les armées du roi de France. Sans doute, celui-ci s’est-il trouvé plus fortement attaché au roi Louis XV par son goût pour l’étude théorique de la guerre, à laquelle l’initie le chevalier de Folard avec lequel il noue une amitié durable 5. Tandis que Lowendal est plus attiré par l’expérience du terrain, et préfère servir un État en guerre qu’un État en paix. C’est peut-être aussi que la vive imagination de Maurice de Saxe, plus forte que celle de Lowendal, en même temps une blessure plus profonde des limites imposées par une bâtardise d’autant plus difficile à vivre que son demi-frère légitime ne montre pas ses fortes qualités, l’a porté à des chimères princières, jusqu’à tenter l’aventure du duché de Courlande entre 1726 et 1728. Lowendal, à la fois plus éloigné d’une ligne princière, sans opportunité à saisir et sans ambitions souveraines, ne connaît pas ce genre d’épisode dans sa vie, plus étroitement consacrée à la pratique de la guerre. L’échec de Maurice de Saxe le renvoie en France et à nouveau à l’étude de la guerre. En 1732, il écrit la première version de ses Rêveries, petit traité théorique resté alors sous la forme d’un simple manuscrit 6. Sur ce point aussi, Lowendal, inspecteur général de l’infanterie saxonne en 1728, absorbé par cette fonction et peu porté à la réflexion théorique, diffère du comte de Saxe. 9 Leurs horizons se croisent alors une nouvelle fois, mais, curieusement, les deux hommes se trouvent alors opposés. En effet, la mort d’Auguste II ouvre en Europe une nouvelle guerre de succession, surtout parce que, à l’ambition du roi de Pologne de transmettre sa couronne à son fils s’oppose la situation créée par le mariage de Louis XV à la fille de son compétiteur polonais, Stanislas Leczinski, que ni la Russie, ni l’Autriche, ne veulent voir en Pologne. Le roi ne sait trop à quel point il peut compter sur son maréchal de camp saxon, demi-frère de son adversaire direct. Impeccablement loyal, Maurice de Saxe ne joue dans cette guerre qu’un rôle secondaire sous le commandement de Noailles, mais se fait remarquer par l’enlèvement des lignes d’Ettlingen en mai 1734, victoire remportée contre un prince Eugène maintenant vieilli, puis au siège de Philippsbourg en juin. Il y gagne le grade de lieutenant général, par brevet du 1er août 1734. Lowendal sert dans les mêmes opérations, mais contre la France, dans l’armée du prince Eugène, sur le Rhin. Rien n’indique que les deux hommes se soient trouvés directement opposés. Après la guerre, Maurice retourne en France où l’attendent bien des plaisirs, bien des lectures encore, toujours dans l’environnement de Folard, bien des voyages enfin, car ses relations avec son demi- frère l’électeur-roi deviennent très proches, réussissant à être aussi fidèle à Louis XV que loyal à l’égard du nouvel électeur de Saxe et roi de Pologne Auguste III. La confiance que lui accordent bientôt les deux souverains lui donne une position bien particulière en Europe. 10 Pendant ces années, Lowendal s’est laissé attirer par la tsarine Anna Ivanovna, qui, frappée de sa valeur, alors qu’il commande l’infanterie saxonne des armées autrichiennes, lui propose, en 1736, d’entrer à son service comme lieutenant général, au moment où s’engage la guerre russo-turque déclenchée par la prise d’Azov. Il accepte et sert d’abord dans l’armée de Münnich, dont il dirige l’artillerie au siège d’Otchakof, en 1737, place solidement défendue et dont la prise coûte très cher. En 1738, la guerre change, avec les deux campagnes désastreuses de l’allié autrichien, et

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Münnich doit bientôt défendre l’Ukraine contre les Tatars. Lowendal se signale encore par la victoire remportée contre les Turcs sur le Dniestr, le 8 août 1739, et fait partie des troupes qui pénètrent en Moldavie. Il est alors nommé général en chef de l’armée russe et gouverneur général d’Estonie. Il est toujours au service de la tsarine, maintenant Élisabeth Petrovna, lorsqu’elle se trouve en guerre contre la Suède, à l’occasion de la succession de la reine Ulrike-Eléonore, morte en novembre 1741. Dans l’armée de Lascy, c’est lui qui conduit la campagne contre la Finlande, ce qui permet à la tsarine de traiter victorieusement avec la Suède et d’imposer son candidat à la couronne, le prince-évêque de Lübeck Adolphe-Frédéric. 11 Mais alors qu’à la cour d’Anna Ivanovna, les Allemands étaient en position forte, il n’en est plus de même avec la nouvelle tsarine. Lowendal, qui, en 1741, vient d’être créé comte d’empire, supporte mal les changements introduits dans la cour et l’armée russes. C’est alors qu’il cède aux pressions de son ami, Maurice de Saxe, qui en 1743, réussit à le convaincre de passer au service du roi Louis XV. Pour la seconde fois, ce Danois de naissance passe au service d’un souverain étranger, ce qui n’est pas mettre en cause sa loyauté. Le 1er septembre 1743, le roi Louis XV lui donne le grade de lieutenant général et il fait partie de l’armée du comte de Saxe pour la campagne du printemps 1744.

Les deux vainqueurs de la guerre de Succession d’Autriche : Fontenoy (1745) et Berg-op-Zoom (1747)

12 La France s’est s’engagée dans la guerre de Succession d’Autriche aux côtés de la Bavière dont l’électeur Charles Albert vise la couronne impériale. Maurice de Saxe s’est déjà signalé deux fois au moins, d’abord dans l’escalade de , menée pendant la nuit du 25 au 26 novembre 1741, la première de ses victoires qui impose son nom à l’Europe, puis après la retraite de Bohême de 1742, dans la campagne conduite en 1743 en Haute-Alsace contre les célèbres hussards hongrois et pandours croates de la reine de Hongrie, Marie-Thérèse. Il y a expérimenté les pratiques de leur « petite guerre » tenue pour redoutable, faite de petits coups sans grande bataille, en utilisant surtout des troupes légères, en particulier avec son nouveau régiment de et pacolets, Saxe-Volontaires, dans lequel, pour affirmer son originalité, il recrute des soldats noirs, et quelques « tovaritchs mahométans » selon sa propre expression 7. Maintenant maréchal de France, il commande sous Noailles l’armée de Flandre pour la campagne de 1744 et il se trouve accompagné, parmi ses lieutenantsgénéraux, par Lowendal 8.

13 Celui-ci, qui a sa confiance, et la réputation acquise dans ses campagnes précédentes de preneur de villes, reçoit le commandement de l’avant-garde de l’armée lancée contre les places flamandes de la frontière, cette barrière dressée contre le pré carré de Vauban. Il s’empare très rapidement de Menin, Ypres et Furnes. Les deux hommes sont ensemble les vainqueurs de la campagne de 1744. La seconde partie de l’année les éloigne. Maurice conduit seul la remarquable campagne défensive de Courtrai dans l’été et l’automne 1744, pendant que Lowendal doit soutenir l’armée de Conti qui piétine sur le Rhin, alors que le roi parti lui-même en campagne doit s’arrêter à Metz, malade. C’est Lowendal qui réussit à arrêter le recul en Alsace, repoussant à Haguenau l’armée du prince Charles malgré une forte infériorité numérique, par une succession de manœuvres et le refus d’une bataille générale. Il permet ainsi à Noailles de réunir

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ses forces à celles de Coigny et de prendre Fribourg, par une attaque au cours de laquelle lui-même est blessé par un coup de feu. 14 Rentré à Paris, il retrouve Maurice de Saxe et fait tout naturellement partie de l’armée de la campagne de 1745. Ils sont ensemble à Fontenoy, en présence du roi. Maurice de Saxe a conçu la manœuvre qui assure la victoire de la ligne contre la colonne, avec les fortins défensifs, puis l’enveloppement progressif de la colonne anglaise au cours de sa progression. Lowendal, présent aux côtés de Grammont quand celui-ci est atteint par le boulet qui le blesse mortellement 9, commande la réserve et conduit la charge décisive contre la colonne, à la tête de la brigade de Normandie. Dans la longue lettre qu’il adresse dès le 13 mai au comte d’Argenson pour faire le récit de sa victoire, Lowendal est le seul de ses officiers dont Maurice de Saxe cite le nom : « Je mis Monsieur de Lowendal à la tête de ce corps [brigade Normandie, régiments irlandais, gardes françaises et gardes suisses encore en état de combattre], et lui dis de quoi j’étais convenu avec les carabiniers. Nous nous élançâmes… » 10. Les deux hommes ont désormais gagné la confiance inébranlable du roi, si longtemps méfiant à leur égard. Ce sont encore Saxe et Lowendal qui achèvent la campagne victorieuse : le maréchal de France, en stratège, sans se laisser tenter par une poursuite inutile de l’armée anglaise vaincue, reprend le siège de Tournai et dirige son armée en Flandre ; Lowendal en tacticien, conduit successivement les sièges de Gand, enlevée à l’escalade le 11 juillet, l’épée à la main ; le 18 juillet, il ouvre tranchée devant Audenarde, qui tombe le 28 ; le 20 août, il investit Ostende, cette ville dont on rappelle toujours qu’elle avait résisté trois ans à Spinola au temps de l’ancienne guerre hispano-hollandaise, entre 1602 et 1604, et défendue par quatre mille hommes commandés par Chanclos, plusieurs vaisseaux de guerre, et presque cent cinquante pièces d’artillerie : la ville est prise le 25 août. Le 5 septembre, la prise de Nieuport achève ici la campagne de 1745, pendant que Maurice de Saxe se dirige vers Bruxelles, conquise en février 1746. En récompense de la campagne victorieuse qu’il vient de conduire, dont l’impétuosité a étonné l’Europe tout autant que la manœuvre de Fontenoy, Lowendal est nommé gouverneur général de la ville, position dont il sait profiter et qu’il inaugure le 25 février par une fête splendide à laquelle participent beaucoup de Bruxellois, plus par hostilité pour l’Autriche que par attachement à ses nouveaux maîtres. 15 Lowendal est désormais directement attaché à la gloire qui entoure Maurice de Saxe, dont il devient sans aucun doute le meilleur officier général, préféré à d’Estrées, à Ségur ou au comte de Clermont pour toutes les opérations qui demandent une audace particulière. Il en témoigne dans les petits messages qu’il lui adresse au cours de la campagne de 1746 sur le déroulement des opérations. En août 1746, c’est, après le comte d’Argenson, à Lowendal seul qu’il expose son plan général d’opérations, lui indiquant en particulier les dispositions prises pour les corps de Clermont, d’Armentières, de Froulay 11. Un peu plus tard, « je vous ôte, Monsieur, sans scrupule, les troupes légères que vous devez avoir, parce que (…) elles vont être nécessaires à Monsieur de Clermont qui se voir inondé de hussards » 12. Dès le printemps et le retour du roi à Bruxelles en mai 1746, c’est Lowendal qui prend Louvain, puis Huy, c’est lui qui conduit le siège de Charleroi, puis surtout le siège de Namur en 1746, qui ouvre la voie à Maurice de Saxe vainqueur à la bataille de Raucoux, dans laquelle Lowendal commande toute l’arrière-garde. 16 Maurice de Saxe prend alors une stature nouvelle. Un peu parce qu’il est resté proche de son demi-frère, il joue un rôle diplomatique dans le mariage du Dauphin avec Marie-

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Josèphe de Saxe, ce qui lui alimente la jalousie du duc de Richelieu. Le 10 janvier 1747, il est nommé maréchal général, et fait partie de ceux qui obtiennent la chute du marquis d’Argenson, chargé des Affaires étrangères. Lowendal reste dans son rôle d’homme de guerre et plutôt de sièges plus que de batailles en ligne. Il atteint le sommet de son art au terme de la campagne de 1747, avec la prise de Berg-op-Zoom, qui l’impose parmi les plus grands, en même temps qu’elle offrira un prétexte à tous ses détracteurs. Lorsque, au terme de la campagne de 1747, après la victoire de Lawfeld en juillet, Maurice de Saxe veut achever la conquête des Pays-Bas, il doit pour cela emporter Berg-op-Zoom, le chef d’œuvre de Coehoorn, ville réputée imprenable, devant laquelle avait échoué Alexandre Farnèse en 1588, puis Spinola après trois années de siège entre 1622 et 1625. Elle contient d’énormes réserves de vivres et de munitions, abrite une garnison de seize mille hommes, se trouve protégée non seulement par ses murailles mais aussi par les eaux d’un bras de l’Escaut qui l’entourent et forment derrière la ville, selon l’expression de Voltaire, « un bras de mer » qui interdit de la bloquer entièrement 13 ; elle semble si forte que Maurice de Saxe n’est pas convaincu qu’elle soit prenable. Mais si elle peut se prendre, « Monsieur de Lowendal a suffisamment de quoi faire cette opération », écrit-il 14. Investie au milieu du mois de juillet, la place tient encore au milieu de septembre, malgré la multiplication des lignes d’artillerie et une canonnade incessante. Lowendal a repoussé toutes les tentatives de sortie de la garnison, a repoussé l’armée du prince de Schwarzenberg que Cumberland avait envoyée en secours, mais la ville ne fait pas mine de se rendre, les maladies commencent à affaiblir l’assiégeant et l’arrivée de l’automne va rendre difficile la poursuite d’une opération dont le succès ne semble pas certain. Les détracteurs de Lowendal le dénigrent auprès du roi dans son camp de la commanderie des Vieux-Joncs et à Paris, le marquis d’Argenson, qui n’a pas digéré son éviction en janvier, tient la plume au nom de tous. « Son Lowendal envié de toute l’armée est discrédité aujourd’hui par les petits marquis à talons rouges », écrit-il 15, en même temps qu’il confie à son frère, dans un courrier plus personnel : « Lowendal est chargé d’une terrible commission. Il en viendra à bout. » 16 C’est alors dans la nuit du 15 septembre, le formidable assaut, de surprise, sur trois points, le fort d’Edam, le bastion de la Pucelle et le bastion Coehoorn. La ville est prise en force, presque avec fureur. C’est un massacre, à la hauteur de l’impatience des assiégeants, qui laisse plus de cinq mille hommes morts ou blessés, pour une perte de deux ou trois centaines d’hommes parmi les assaillants. Renouvelant une pratique que la guerre du XVIIIe siècle avait oubliée et afin de compenser les rigueurs qu’ils ont subies pendant ce long siège, Lowendal laisse à ses soldats trois jours de mise à sac. Un pillage, qui vient rappeler les horreurs de la guerre de Trente Ans. Ni à Prague en 1741, ni à Tournai en 1745, ni à Bruxelles en 1746, Maurice de Saxe n’a laissé commettre ce genre de violence. 17 L’histoire juge sévèrement le déchaînement qui a suivi la prise de la ville. Les contemporains, sensibles à l’exploit représenté par une victoire, qui est à l’art du siège ce que Fontenoy a été à l’art de la bataille, ont parfois été plus nuancés. Si Richelieu et le marquis d’Argenson trouvent l’occasion de desservir Saxe et Lowendal auprès du roi, Noailles ne cache pas son admiration : « C’est un de ces événements extraordinaires où la valeur française semble avoir triomphé de l’art et de la nature » écrit-il, propos reproduit dans La Gazette du 23 septembre suivant. « Le guerrier qui avait forcé Otchakow dans la Tartarie, déploie sur cette frontière de la Hollande de nouveaux secrets de l’art de la guerre, secrets au-dessus des règles de l’art. À cette nouvelle qui répandit tant de consternation et qui étonna tant de vainqueurs, l’Europe pense que Louis XV cessera d’être si facile », écrit Voltaire, admiratif, qui conclut le récit de l’assaut par un jugement sans appel : « De tous les sièges

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qu’on a jamais faits, celui-ci a peut-être été le plus difficile. » 17 Mais le massacre – environ cinq mille morts et blessés, alors que les pertes françaises ne s’élèvent pas à deux cents hommes – suscite une réprobation aussi vive que l’admiration pour la victoire elle- même. Louis XV lui-même a hésité. On prête à Maurice de Saxe, qui a dû intervenir directement auprès du roi, cette réponse évidemment reconstruite après coup, mais bien dans le ton : « Sire, il n’y a pas de milieu : il faut faire pendre Lowendal, ou le faire maréchal de France. » C’est la décision retenue : le 23 septembre 1747, Lowendal est fait maréchal de France. Maurice de Saxe, pour sa part, reçoit en octobre le titre de commandant général des Pays-Bas, ce qui fait de lui une sorte de gouverneur civil et militaire, presque un vice-roi sans le titre, exerçant une vice-souveraineté sans le nom. Six mois plus tard, ils sont encore ensemble au siège de Maastricht, dont la prise est rendue inutile par l’ouverture des négociations de paix – cette paix de roi qui rend les Pays-Bas à l’Autriche vaincue. 18 Telle est, pour ces deux hommes, la récompense de trois années de guerre, et de fidélité au roi dont ils ont choisi le service. Ils sont bien de la lignée des plus grands. Maurice de Saxe reçoit également le château de Chambord et la revue de son régiment particulier de Saxe-Volontaires par le roi, sur la plaine des Sablons. Lowendal recevra un peu plus tard un logement au palais du Luxembourg. Honneurs immenses, qui valent aux deux hommes l’immense jalousie de ceux qui ne les ont pas obtenus, sur laquelle se greffe la jalousie à l’égard de deux étrangers. Il est vrai que leur retraite après 1748 peut alimenter les critiques, même s’il ne faut pas accorder crédit au réquisitoire excessif que dresse le marquis d’Argenson. 19 Déçus l’un et l’autre par les clauses de la paix d’Aix-la-Chapelle qui oblige à abandonner leur conquête, ils se placent en retrait de la vie de cour, que ni l’un ni l’autre n’ont jamais aimée, que ce soit à Versailles, Marly ou Fontainebleau. « Maurice de Saxe et son complice Lowendal sont exilés », écrit d’Argenson. Ils préfèrent les chasses autour du domaine de Chambord, et pour Maurice de Saxe plus que pour Lowendal, qui a acheté le château proche de La Ferté-Saint-Aubin, à portée aussi du château de Ménard où ils peuvent rencontrer la marquise de Pompadour, la fréquentation assidue d’actrices et de courtisanes qui égayent l’ennui d’une vie maintenant éloignée des champs de bataille. Par une curieuse fatalité, ils meurent l’un et l’autre dans cette période de paix qui sépare la guerre de Succession d’Autriche de la guerre de Sept Ans, Maurice de Saxe en novembre 1750 d’un refroidissement dont il n’a pris aucun soin, Lowendal, en mai 1755, d’une blessure au pied mal soignée par un chirurgien qui n’a su empêcher la gangrène. Maurice avait cinquante-quatre ans, Lowendal cinquante-cinq. Louis XV, le roi sensible, les a pleurés l’un et l’autre. À Maurice de Saxe, couronné de faveurs de son vivant, mais auquel il ne peut donner une messe puisqu’il est resté luthérien, il accorde de grandioses funérailles au temple Saint-Thomas de . Il laisse le régiment de Saxe-Infanterie au comte de Friesen, neveu et héritier du maréchal général. Mais le roi honore la mémoire de Lowendal, qui avait abandonné le luthéranisme pour la religion catholique, il accorde une pension énorme à sa veuve, la comtesse de Stembeck, et donne son régiment à son fils 18. 20 Au fond, sur quels points se séparent ces deux hommes ? Bien qu’ils aient tous deux reçu des lettres de naturalité, Maurice de Saxe est resté plus saxon de cœur et de manières que Lowendal ne serait resté danois, encore qu’après sa mort, son épouse et ses enfants sont réhabilités au rang de princes légitimes de Danemark. Maurice de Saxe est plus brutal de manières et de langage que Lowendal, dont les mœurs, hors de la

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guerre, ont toujours frappé par leur amabilité, leur civilité. Tous deux généreux et prodigues, amateurs de luxe, enrichis à la guerre. Trop enrichis, c’est l’une des pièces du procès instruit à leur mémoire et qui les renvoie à la stature de condottières du siècle précédent. Il est vrai que Maurice de Saxe a fait fortune, qu’il a eu Chambord, son domaine des Pibles, ses propriétés en Saxe, des appointements de 70 000 livres, 24 000 livres par mois pour le gouvernement des Pays-Bas, le gouvernement militaire de l’Alsace, une pension de 12 000 livres le 21 juin 1749. Il est vrai aussi que Lowendal a été presque autant enrichi par le gouvernement de Bruxelles, le butin ramassé à Berg- op-Zoom et le mot le plus fréquemment employé pour qualifier son activité est celui de « friponneries », beaucoup plus fort au XVIIIe siècle que de nos jours – mais appauvri par sa prodigalité. Sa succession ne contient que des lauriers et des dettes, observent les commissaires des guerres chargés de prendre connaissance de sa fortune. Retenons surtout qu’ils ont été tous deux chefs de guerre, vainqueurs pour le roi qu’ils servent sans que leur fidélité puisse être mise en cause, Maurice de Saxe, le meilleur général de son temps, le seul de son siècle à n’avoir jamais été vaincu en bataille, et Waldemar de Lowendal, le meilleur dans l’art du siège, au point d’avoir mérité le surnom de Vauban du siècle de Louis XV.

Le « Turenne saxon » et le « nouveau Vauban »

21 Maurice de Saxe dépasse en effet largement Lowendal sur un point au moins. Élève de Folard, familier, grâce à son maître, des travaux des anciens, Polybe, Végèce, Onosander qu’il apprécie particulièrement, mais aussi des écrits de Montecuccoli, Feuquières, ou Santa-Cruz, voire Puységur et capable de réfléchir d’après la connaissance qu’il a des plus grands généraux de son temps – Charles XII, Schulenburg, le prince Eugène, Frédéric II qu’il est allé visiter à Potsdam en 1749 –, il se hausse au rang des meilleurs théoriciens de son siècle, et laisse, avec les Rêveries, ce petit traité publié après sa mort seulement en 1756 19, un ouvrage essentiel dans le grand débat tactique sur l’art de la guerre qui manquait à la réflexion française depuis un siècle. Hors de toute modélisation, de ce qu’il appelle avec mépris la routine, Maurice de Saxe cherche à résoudre les blocages stratégique et tactique de la guerre de son temps. L’ordre mince, en ligne sur quatre rangs, infanterie au centre et cavalerie aux ailes, permet de disposer d’une bonne puissance de feu ; mais les lignes, fragiles, n’ont aucune force offensive, un front trop étendu les immobilise sur leurs positions initiales et la cavalerie ne soutient guère l’infanterie. Faute de batailles décisives, la guerre se fixe ou se fige sur un espace frontalier défendu par un réseau de places fortes, qu’il faut enlever les unes après les autres. Lentes, ritualisées, ces opérations ne permettent pas de conclure. Maurice de Saxe, convaincu comme ses contemporains de la valeur du modèle de la guerre antique s’en rapporte à l’exemple de l’armée romaine, dont il veut retrouver les vertus en rendant sa place au fer et à l’offensive contre le feu et la défensive, imagine une autre formation des armées avec une ordonnance de bataille qui annonce le principe divisionnaire destiné à transformer la guerre dans ses grandes opérations à la fin du siècle. En attendant que les moyens logistiques permettent de monter une armée sur ce modèle, il innove dans la campagne en réhabilitant les pratiques de la « petite guerre » et les principes de la « grande tactique », et dans la bataille par le jeu combiné de la ligne et de la profondeur. Mieux que le maréchal de Belle-Isle, Frédéric II, capable de concevoir des unités autonomes disposant des trois armes, maîtresses de leurs mouvements et de leur combinaison sur une grande échelle

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avec ceux d’autres unités comparables, a retenu les leçons de celui qu’il appelle « le Turenne saxon ».

22 Lowendal, en complément plus qu’en opposition, est au contraire surtout un maître de la guerre des places, et se présente à la guerre comme un homme de terrain, beaucoup plus que comme un théoricien. À la fin de sa vie seulement, il a commencé à fréquenter la seconde génération des théoriciens de la guerre du XVIIIe siècle, en particulier le comte Turpin de Crissé, mais il ne manque pas de qualités intellectuelles, que Louis Moreri lui reconnaît dans l’article qu’il lui consacre dans l’édition de son Dictionnaire de 1759 : « Le maréchal de Lowendal partageait son loisir entre les plaisirs de l’étude et la société de quelques amis d’élite, qu’il charmait par la bonté de son âme, par sa candeur, par son esprit, par le don de s’exprimer avec autant de force que de justesse et de netteté, et par une infinité de connaissances que ses lectures et ses voyages lui avaient donnés. » Il était en particulier un parfait polyglotte, parlant latin, danois, allemand, anglais, italien, russe et français, qualité que lui reconnaît aussi Voltaire : « Il parlait presque toutes les langues de l’Europe », écrit-il 20 « Il possédait à un degré éminent la tactique, le génie, et la géographie dans ses plus petits détails, telle que doit la savoir un militaire chargé du commandement ; il lisait beaucoup ; il écrivait aussi, et il a dû laisser plusieurs manuscrits qui, venant d’un si habile homme, ne doivent pas être négligés. » En quoi Moreri est dans l’illusion. Du moins Lowendal, contrairement à Saxe, n’a pas laissé de traité théorique sur l’art de la guerre. 23 En fait, il s’en est tenu à une pratique méthodique de la connaissance des fortifications, ce qui explique sa supériorité dans les sièges qu’il a menés, depuis celui d’Otchakov qui l’avait révélé. Au Turenne saxon, on oppose volontiers le Vauban de Louis XV. « L’art du siège au XVIIIe siècle est une science appliquée de la mathématique et la géométrie, qui appartiennent à la formation de base des officiers du génie et de l’artillerie, les armes bientôt considérées comme savantes. » Ce n’est pas un hasard si Lowendal est reçu en mai 1754 comme membre honoraire de l’Académie royale des sciences, à une époque ou la cartographie y est particulièrement à l’honneur. L’Académie a publié en 1753 une carte de la France divisée en gouvernements militaires et l’un de ses membres à connaître alors sa plus grande réputation est le cartographe Jean de Beaurain. À Maurice de Saxe n’avait été proposé, si l’on peut dire, qu’un fauteuil à l’Académie française, que le maréchal général avait refusé, conscient de la qualité effroyable de son écriture en français.

« Vous n’avez plus ni Saxe, ni Lowendal. »

24 À ces deux hommes de guerre, tous deux étrangers, tous deux les artisans de la gloire de Louis XV au milieu du siècle et en même temps de ce moment bref d’apogée de la puissance française dans le siècle, ne peut être associée la réputation toujours détestable des condottières ou chefs de guerre des armées du siècle précédent, elles aussi souvent conduites pour un souverain par des étrangers. Ce sont les grands capitaines de la guerre de Trente Ans, Wallenstein en tête, mais aussi à une moindre échelle Tilly ou Spinola, Bernard de Saxe-Weimar ou Koenigsmarck – ascendant de Maurice de Saxe – et tant d’autres, jusqu’à ce que, pour l’armée du roi de France, le relais du commandement soit assuré par Enghien, futur grand Condé, et Turenne et pour l’armée de l’Empereur, après Gallas ou Piccolomini, par Montecuccoli, puis le prince Eugène, qui donnent ses lettres de noblesse au service choisi en France, ou dans l’Empire, ou en Russie, par un prince étranger. Le siècle n’a pas encore la conception

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d’une armée nationale, qui commence à exister dans la fin du XVIIIe siècle seulement, une trentaine d’années après la mort de Maurice de Saxe et d’Ulrich de Lowendal.

25 À ces deux hommes de guerre, un hommage commun a été rendu par Frédéric II, qui, dit-on, aurait répondu à un officier français envoyé par Louis XV dans le cours de la Guerre de Sept Ans, chargé de faire valoir devant le roi de Prusse l’étendue des ressources de la France : « Tout cela est vrai ; mais vous n’avez plus ni Saxe ni Lowendal. »

NOTES

1. Sur Maurice de Saxe, les études ne manquent pas. Se reporter à Jean-Pierre Bois, Maurice de Saxe, Paris, Fayard, 1992, et l’excellente étude de Stephan Bärbel, “Nach Geburt ein Teutscher, im Handeln und Denken aber Franzos. Graf Moritz von Sachsen, Maréchal de France, geboren am 28 Oktober1696 in Goslar, verstorben am 30 November 1750 auf Schloss Chambord Eine Betrachtung„ in Der Stille König. August III. zwischen Kunst und Politik, Dresdner Hefte, 2/1996, p. 19-28. Sur Lowendal, il n’existe pas d’étude à retenir. Les sources directes sont très éparses. Au Service historique de la Défense : les dossiers personnels des deux maréchaux (maréchaux de France), et l’inépuisable collection des états, rapports et correspondances des officiers généraux (série A1 et Mémoires et Reconnaissance). 2. VALYNSELLE (J.) (dir.), Dictionnaire des maréchaux de France…, Paris, Perrin, 1988. 3. SHD/DAT, 1 Yc 957 et 1 Yc 955, contrôles du régiment de Saxe-Infanterie, 1722 et 1729. 4. Sur l’ensemble de ces événements, il faut toujours renvoyer à l’excellent, mais ancien, travail d’Émile Bourgeois, La diplomatie secrète au XVIIIe siècle, vol. 2, Le secret des Farnèse, Philippe V et la politique d’Alberoni, Paris, 1909. 5. C’est à cette époque que Folard publie ses Nouvelles Découvertes sur la guerre dans une dissertation sur Polybe, Bruxelles, F. Foppens, 1724, avec en particulier, p. 102-193 le Traité sur la colonne écrit en 1715, puis les Commentaires sur Polybe, Paris, 1727-1730 et Amsterdam, 1729-1730, en six volumes. Maurice de Saxe est durant toutes ces années, quand il est présent à Paris, l’interlocuteur privilégié de Folard. 6. Mes Rêveries ou Mémoires sur l’art de la guerre, éd. par l’abbé Pérau, Amsterdam et Leipzig, Arkstée et Merkus, 1757, d’après le manuscrit de 1740, qui n’est pas celui de 1732. 7. SHD/DAT, 7 Yc 40 et 3 Yc 278, volontaires de Saxe, contrôles de 1747 et 1749. 8. Le plus minutieux détail des opérations est donné par le général Pajol, Les Guerres sous Louis XV, vol. II, 1740-1748, Allemagne, et vol. III, 1740-1748, Italie-Flandre, Paris, Firmin Didot, 1881. Mais il faut plutôt recourir aux Lettres et mémoires choisis parmi les papiers originaux du maréchal de Saxe, par le général comte de Grimoard, Paris, J.-J. Smits et Cie, An II (1794), 5 vol., qui contient en particulier de nombreux échanges de lettres, portant sur les opérations de guerre, entre Saxe et Lowendal. Voir également : BOIS (J-.P.), Maurice de Saxe. Mes Rêveries, suivies d’un choix de correspondance politique, militaire et privée, Économica, 2001. 9. Voltaire note même que Lowendal est couvert de sang, Histoire de la Guerre de 1741, éd. par J. Maurens, Paris, Garnier, 1971, p. 140. 10. G RIMOARD, op.cit., Maurice de Saxe au comte d’Argenson, 13 mai 1741, vol.1, p. 230-236. BOIS (J.-P.), op.cit., p. 313-315. 11. GRIMOARD, ibid., Maurice de Saxe au comte d’Argenson, 10-11 août 1746, vol. 3, p. 27. Maurice de Saxe envoie copie de sa lettre au comte de Lowendal.

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12. Ibid., Maurice de Saxe à Lowendal, 2 septembre 1746, vol. 3, p. 93. 13. VOLTAIRE, Histoire de la Guerre de 1741, op.cit., p. 265 14. Ibid., Mémoire sur le siège de Berg-op-Zoom, s.d. (été 1747), vol. 4, p. 159. 15. A RGENSON (marquis d’), Journal et Mémoires du marquis d’Argenson, éd. par J. Rathery, Paris, Société de l’Histoire de France, 1863, vol. 5, passim – entièrement à charge contre Maurice de Saxe et le comte de Lowendal. 16. BOIS (J.-P.), Mes Rêveries…, op.cit., Maurice de Saxe à Auguste III, 14 août 1747, p. 409. 17. VOLTAIRE, Histoire de la guerre de 1741, op.cit., p. 265. 18. SHD/DAT, régiment de Lowendal (allemand), 1 Yc 523, 1 er et 2e registres, 1er janvier 1750. En 1760, le 1er bataillon est incorporé dans Anhalt et le second dans La Mark. 19. La meilleure édition des Rêveries est celle de l’abbé Pérau, 1757, ci-dessus n° 6, qui est la seconde. L’ouvrage a connu une première édition, Mes Rêveries, ou Mémoires sur la Guerre du maréchal comte de Saxe, donnée à La Haye par Zachari Pazzi de Bonneville, La Haye, P. Gosse, 1756. 20. VOLTAIRE, Histoire de la Guerre de 1741, op.cit., p. 266.

RÉSUMÉS

Maurice de Saxe et Ulrich Woldemar de Lowendal, maréchaux du roi Louis XV, sont deux parfaits modèles du service étranger dans l’armée royale. Leurs vies et leurs carrières sont étonnamment comparables. Le premier saxon, le second danois, d’ascendance illégitime, ils choisissent le service au profit d’un prince étranger, démarche commune aux grandes familles princières ou nobiliaires au XVIIIe siècle. L’un et l’autre ont parcouru l’Europe avant de choisir la France, Maurice de Saxe en 1720, Lowendal en 1743. Ils sont ensemble les vainqueurs des plus grandes campagnes de la guerre de Succession d’Autriche, à l’apogée de leur art, Maurice de Saxe à Fontenoy, mai 1745, victoire qui provoque l’admiration, et Lowendal au siège de Berg-op-Zoom en septembre 1747, qui provoque l’indignation après une mise à sac furieuse. La jalousie des gens de cour et leur enrichissement personnel alimente aussi bien des critiques. L’un et l’autre donnent une image réussie de la conduite de la guerre avant le temps des armées nationales.

Maurice de Saxe and Ulrich Woldemar de Lowendal, two marshals of foreign origin in the service of Louis XV.Maurice de Saxe and Ulrich Woldemar de Lowendal, marshals of King Louis XV, are two perfect models of foreign service in the royal army. Their lives and their careers are strikingly similar. The first Saxon, the second Danish, of illegitimate descent, they chose service to a foreign prince, a choice common among the great royal families or nobility in the eighteenth century. Both had traveled through Europe before choosing France, Maurice de Saxe in 1720, Lowendal in 1743. They were together winners of the greatest campaigns of the war of Austrian Succession, at the height of their art, Maurice de Saxe at Fontenoy in May 1745, a victory which evokes admiration, and Lowendal at the siege of Berg-op-Zoom in September 1747, which evokes outrage for a furious sacking. The jealousy of court attendants and their personal enrichment fueled criticisms as well. Both provide an example of success in the conduct of war before the time of national armies.

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INDEX

Mots-clés : Ancien Régime, maréchal du roi, stratégie

AUTEUR

JEAN-PIERRE BOIS

Ancien élève de l’École normale supérieure de l’enseignement technique, docteur ès lettres, il est professeur émérite de l’université de Nantes. Il a consacré sa carrière à l’enseignement et la recherche en histoire militaire et des relations internationales à l’époque moderne. Spécialiste de l’art de la guerre et de la pensée militaire, il a écrit en particulier les biographies de Maurice de Saxe (1992), Bugeaud (1997), Dumouriez (2005), Don Juan d’Autriche (2008).

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La levée de Bercheny-hussards

Raymond Boissau

1 Les hussards sont, à l’origine, des cavaliers légers hongrois irréguliers. Les premiers dans l’armée française apparurent en 1692, pendant la guerre de la Ligue d’Augsbourg : déserteurs de l’armée impériale, ils furent regroupés en un régiment régulier donné successivement au baron Cornberg et au comte Mortany. La guerre terminée, comme il était alors d’usage, le régiment fut licencié en 1798. Pendant la guerre de Succession d’Espagne, trois nouveaux régiments furent mis sur pied dans les mêmes conditions ; un seul fut conservé lors de la réforme de 1716, Rattky-hussards, réduit à 4 compagnies de 25 hussards.

La levée

2 La France entra en belligérance avec l’Espagne en 1719. Il devint vite évident que le petit nombre des hussards était insuffisant pour fournir à l’armée les missions qu’elle pouvait en attendre. Dans l’incertitude sur la durée du conflit, le Régent décida le 1er septembre 1719 d’augmenter l’effectif de Rattky en portant ses compagnies de 25 à 35 hommes et en doublant le nombre de celles-ci par la levée d’un deuxième escadron. Cette levée fut confiée à Ladislas Bercheny. Ce dernier était un Hongrois de haute noblesse, fils de Nicolas Bercheny, le généralissime des troupes qui avaient suivi en 1701 le prince Rakoczy dans l’insurrection hongroise contre l’oppression autrichienne. Lorsque la révolte fut vaincue, Ladislas, alors capitaine dans les gardes nobles de Rakoczy, – il avait 23 ans –, avait été envoyé en France par le prince, qui l’avait recommandé à la cour de Versailles. Le roi l’avait admis le 1er septembre 1712 à la 1re compagnie des mousquetaires. Il avait fait preuve d’excellentes qualités d’officier et avait été nommé le 31 décembre de la même année lieutenant-colonel réformé à la suite du régiment de Rattky. Il s’y distingua d’emblée dans un brillant engagement dans le Palatinat en août 1713.

3 La paix revenue, le prince Rakoczy, après un long exil en Pologne puis en France, partit en 1717 pour Constantinople à l’invitation du sultan qui attendait de lui un appoint militaire en Transylvanie contre l’Empire autrichien. Mais l’armée ottomane fut vaincue par les forces impériales et la présence du prince devint politiquement gênante

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pour la Porte. Avec sa modeste cour et une petite troupe levée en Pologne par Nicolas Bercheny, Rakoczy fut relégué à Rodosto (aujourd’hui Tékir-Dag), petit port sur la mer de Marmara. Avec l’autorisation du Régent, qui l’avait probablement chargé de quelque mission de renseignement, Ladislas avait accompagné Rakoczy et était resté un certain temps auprès de lui et de son père. Il était revenu en France à la fin de 1718 et avait rejoint le régiment de Rattky avec le grade de mestre de camp réformé ; il s’était de nouveau distingué en Espagne au siège de Rosas le 4 novembre 1719. 4 Quand il fut question de lever pour le régiment un deuxième escadron composé uniquement de Hongrois et qu’il s’avéra impossible de recruter en Hongrie en raison du refus de Vienne, Ladislas Bercheny pensa tout naturellement au vivier que constituaient les Hongrois et Transylvains gravitant, désœuvrés, autour du prince à Rodosto. Le 8 mai 1720, il écrivit au ministre de la Guerre pour lui proposer de retourner lui-même à Constantinople et d’y lever le deuxième escadron. La réponse de Le Blanc est du 25 mai : « Son Altesse Royale approuve la levée du second escadron de hussards à Constantinople comme vous proposez de la faire. Mandez-moi, je vous prie, les mesures que vous croyez les plus convenables pour y réussir, afin que je puisse concourir avec vous à l’exécution de votre projet. » 1 5 Bercheny suggéra-t-il que l’escadron devînt régiment et qu’il en fût le propriétaire ? Peu importe. Le 10 juin, Le Blanc fit savoir à Rattky qu’au lieu d’augmenter son régiment, le Régent avait décidé d’en former un second « dont M. de Bercheny fera[it] la levée à Constantinople » 2. Nous ne possédons pas le texte de création du nouveau régiment mais nous savons qu’il était daté du 12 juin 1720 et qu’en vertu de l’ordonnance du 2 janvier 1720, les 4 compagnies à lever devaient être chacune à l’effectif de 41 hommes, soit 2 brigadiers et 39 hussards, encadrés par 2 capitaines, 2 lieutenants et un maréchal des logis 3. Il s’agissait donc de recruter 164 hommes et de mettre en place un encadrement de 16 officiers et 4 maréchaux des logis, auxquels s’ajouteraient un major et un aide-major. 6 À la demande de propositions concrètes faite par le ministre, Bercheny répondit au début de juin 4. Sa lettre est reproduite in extenso dans l’historique du 1 er régiment de hussards du commandant Ogier d’Ivry. Il souhaitait partir accompagné d’un capitaine et de trois lieutenants tirés du régiment de Rattky, avec l’accord du colonel, destinés à encadrer les recrues pendant le voyage. Il lui était nécessaire de recevoir de l’ambassadeur de France près la Porte, le marquis de Bonnac, toutes facilités pour lever sa troupe et l’embarquer, et, du ministre, une lettre de crédit sur Constantinople. Il suggérait que le port d’arrivée fût Marseille, où il mettrait en place une équipe d’accueil composée du lieutenant-colonel, du major et d’un lieutenant, et souhaitait qu’une fois assemblé là, le régiment fût envoyé en Alsace, à Haguenau ou à Colmar, où il serait le plus facile de le monter, de l’armer et de l’équiper. Les officiers qu’il demandait étaient : pour la lieutenance-colonnelle Didier Bonnaire, un Lorrain ancien du régiment de hussards de Verseilles, alors capitaine réformé à la suite de Rottembourg-cavalerie ; pour la majorité Boldizsar Kisfaludy, gentilhomme hongrois parlant bien le français, alors capitaine réformé à la suite de Rattky ; pour l’aide-majorité le chevalier Bonnaire, un lieutenant neveu de Didier qui avait servi quatre ans cadet dans Verseilles. Il souhaitait emmener en Turquie comme encadrement Zsigmond David, capitaine, et les lieutenants György Csülök, Tolnay et Csepreghy, ainsi que le capitaine Antal Hofstein sur lequel il se reposerait « pour les détails ». En conclusion, Bercheny exprimait le désir de partir le plus tôt possible pour profiter de la belle saison, muni des commissions des

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officiers et des ordres nécessaires. Sa lettre fit à Versailles l’objet d’une fiche de présentation au ministre datée du 20 juin 1720. Tout fut approuvé et les ordres en conséquence furent donnés 5. 7 Dès le 19 juin, sur ordre du Régent, l’amiral de France, le comte de Toulouse, et son second, le duc d’Estrées, avaient écrit au marquis de Bonnac pour lui prescrire de faciliter l’envoi des recrues de Constantinople, d’obliger les capitaines et patrons de bâtiments revenant en France à embarquer celles-ci moyennant le prix habituel de passage de 7 sols et 6 deniers par homme et par jour « que paieront les commissionnaires de M. de Bercheny », et de donner les ordres utiles au vice-consul de Gallipoli 6. Le 5 juillet, Le Blanc et le comte d’Évreux, colonel général de la cavalerie, rédigèrent aussi chacun à l’ambassadeur une lettre lui demandant de faciliter à Bercheny tout ce qui dépendrait de lui pour une prompte réussite de la levée et de lui faire avancer jusqu’à 20 000 livres, somme que le ministre ferait rembourser à Marseille ou ailleurs au taux du change. Ces lettres furent probablement confiées à Bercheny pour qu’il les remette lui-même à Bonnac 7. 8 On ignore où et quand Bercheny et ses officiers s’embarquèrent. Ils évitèrent sans doute Marseille où la peste se déclara en juillet et prirent passage à bord d’un bâtiment de commerce à destination de Smyrne. Le 24 septembre 1720, Bonnac rendit compte au Régent de leur arrivée dans ce port, affirmant que, conformément aux ordres reçus, il ferait tout pour favoriser la levée du régiment et il ajoutait : « Il me paraît que le comte de Bercheny, son père, homme fort avide, pousse sa prétention beaucoup plus loin, mais je m’en tiendrai exactement à l’ordre de Votre Altesse Royale et ne me mêlerai que du transport de ces Hongrois si son fils en peut ramasser quelques-uns. » 8 9 Le 6 octobre, Bercheny annonça au ministre son arrivée à Constantinople et lui rendit compte des mesures qu’il avait prises pour la réussite de sa mission. En même temps, il informa son major, Kisfaludy, resté à Haguenau, du déroulement de son voyage. Le 8 octobre, Bonnac confirma à Le Blanc l’arrivée de Bercheny et rendit compte qu’il avait obtenu pour celui-ci la permission du grand vizir, Ibrahim Pacha, d’effectuer la levée. Plus tard, dans un mémoire relatant les principaux événements survenus pendant la durée de son ambassade, Bonnac expliquera que sa démarche avait surpris les ministres de la Porte :« Ils le prirent même au point d’honneur, prétendant qu’il serait honteux à leur Empire de laisser sortir des étrangers qui étaient venus y chercher leur sûreté et leur subsistance pour les aller chercher chez d’autres princes », mais l’ambassadeur sut les convaincre. Bercheny et ses officiers se rendirent à Rodosto. De là, écrira-t-il en 1747, Bercheny envoya des « affidés » sur les frontières de Hongrie, avec beaucoup de peines et même de périls 9. 10 Si l’on s’en rapporte au premier contrôle de troupe du régiment, établi en 1722 à Haguenau 10, les 31 premiers enrôlements à Rodosto eurent lieu du 20 au 30 septembre, ce qui laisse supposer que Nicolas Bercheny avait déjà travaillé pour son fils. Le recrutement se poursuivit à Rodosto, 16 hommes en octobre, 13 en novembre, 11 en décembre, 6 du 1er au 6 janvier 1721 ; rien jusqu’à la fin de février ; 17 en mars, 10 en avril, 22 en mai, 2 le 15 juin ; au total 128. À ceux-là s’ajoutèrent 10 hussards enrôlés à Constantinople, un à Vidin (Bulgarie) et un à Bucarest, ce qui porta à 140 l’effectif recruté et encore en service à la fin de 1722. Selon un certificat du comte d’Àvreux produit en 1724 et figurant au dossier personnel de Bercheny 11, ce furent 174 hussards et 9 officiers que celui-ci fit passer en France.

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11 Le marquis de Bonnac s’occupa activement de procurer à Bercheny les moyens de transport pour la France. Les vaisseaux de commerce partant de Constantinople pour Marseille étaient si pleins de marchandises qu’ils ne pouvaient accepter de nombreux passagers. Bonnac réussit à convaincre un capitaine, André-Denis Fougasse, de remplacer la totalité de son chargement par les 100 premiers Hongrois, mais en raison du prix élevé des vivres à Constantinople, – pour la traversée de 100 hommes, le coût de l’achat et de l’embarquement s’élevait à 700 écus –, Bonnac dut aller bien au-delà des 7 sols et 6 deniers par homme et par jour réglementaires et fit convenir entre le capitaine et Bercheny d’un forfait de 12 écus par hussard et de 30 écus par officier pour le passage et la nourriture 12. 12 S’agissant des formalités, Bonnac obtint le 20 janvier 1721 un « commandement » de la Porte enjoignant aux cadis (juges) et disdars (gouverneurs) des Dardanelles de laisser passer les 100 Hongrois passagers du capitaine Fougasse « qui s’en vont de leur propre volonté ». Le 16 février, l’agha des janissaires écrivit à Abdallah, agha çorbaci de la 34 e troupe à Rodosto, pour qu’il ne mît aucun obstacle à leur embarquement. Le 18 février, Boujouraldi, kapudan-pacha prescrivit de même à tous les capitaines de vaisseau du Grand Seigneur, aux Khodgiakirs de Tunis, Alger et Tripoli, aux cadis des Dardanelles, à tous les douaniers des Dardanelles et des Echelles et aux disdars de laisser passer sans retard le vaisseau du capitaine Fougasse et ses 100 Hongrois « après qu’il eut été vérifié au château des Dardanelles qu’il ne contînt rien de contrebande » 13. Le 4 mars eut lieu à Constantinople une visite du vaisseau par des officiers de Bercheny, pour laquelle l’ambassade loua un caïque pour la somme d’une piastre. 13 Bonnac rendit compte au roi que le premier contingent de 100 Hongrois était parti et que le reste suivrait dans trois ou quatre mois ; il ajouta que le grand vizir, estimant qu’il n’était pas de la dignité de l’Empire que des étrangers en sortissent sous le prétexte de n’y pas trouver une subsistance convenable, avait diminué les allocations personnelles du prince Rakoczy et de ses généraux de 75 à 50 piastres (elles furent rétablies un peu plus tard) 14. Le détachement était commandé par David, premier capitaine du régiment, disposant de 5 lieutenants. Bercheny, quant à lui, embarqua à la fin de juin 1721 avec 2 capitaines nouvellement engagés, Balint Esterhazy et Janos Begrey, l’aide-major Hofstein, 7 lieutenants et 74 hussards. L’enrôlement des deux dernières recrues eut lieu le 15 juin. Le 20 juin, l’agha des janissaires écrivit à Abdallah : « Vous serez informé par cette lettre qu’il y a 80 Hongrois qui s’embarquent de leur propre gré sur des vaisseaux français pour aller en France et qu’il y a un commandement pour que personne ne mette obstacle à leur passage… » 15 En fait, ce deuxième détachement prit place comme le premier sur un seul bâtiment, celui du capitaine Daniel. 14 Comme le Conseil de la marine lui avait recommandé de ménager les intérêts de Bercheny autant qu’il serait juste à l’égard des capitaines de vaisseau 16, Bonnac tint à faire le point dans une lettre qu’il adressa au Régent le 17 décembre 1721 : « Les Hongrois du comte de Bercheny que j’avais fait embarquer en différents temps sur les vaisseaux des capitaines Fougasse et Daniel sont heureusement arrivés en France. Le premier de ces capitaines a certainement été lésé dans le marché qu’il a fait à cause de la longueur de sa navigation et c’est beaucoup si le dernier n’a ni gagné ni perdu. Ce que je prends la liberté de marquer à Votre Altesse Royale en cas que ces capitaines s’adressent à Elle pour en obtenir quelque dédommagement… »17Pour verser à Bercheny les 20 000 livres que le Régent avait consenties pour la levée, Bonnac avait dû les emprunter à l’Assemblée de la nation de Constantinople, c’est-à-dire à la chambre de commerce française locale. Cette dette, se

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montant initialement à 7 693 piastres et 81 aspres, ne fut remboursée par la Cour qu’en 1727 ; avec les intérêts, elle s’élevait alors à 14 763 piastres et 20 aspres. Bonnac règla cette même année à l’Assemblée de la nation ses dettes personnelles qui étaient trois fois plus élevées ! 18. Bercheny s’était lui aussi endetté, malgré l’aide qu’avait pu lui apporter son père : il avait emprunté en France 8 000 livres pour payer son voyage et celui de ses 5 officiers et, selon lui-même, il les devait encore en mars 1724, tout en payant régulièrement les intérêts 19.

Dans les Cévennes

15 La traversée du capitaine Fougasse et de ses passagers fut effectivement longue : elle dura quelque quatre mois. Marseille était ravagée par la peste ; lorsque le navire se présenta devant La Ciotat, il fut refoulé en direction de Sète et put y débarquer le 27 juillet ses 106 hussards, – officiers compris –, et trois particuliers. Le duc de Roquelaure, commandant en Languedoc, enjoignit au capitaine du port de les faire passer à Agde pour qu’ils fissent une quarantaine dans le lazaret construit à cet usage et reçut du ministre l’ordre d’étudier si « lorsque le temps de cette quarantaine serait expiré, on ne pourrait pas les employer utilement dans quelque poste dans les Cévennes en attendant qu’on pût en faire un autre usage » 20. En effet, la peste, partie de Marseille, sévissait maintenant dans plusieurs régions du Midi, notamment dans le Comtat Venaissin et dans le Gévaudan ; la troupe était requise pour établir des cordons sanitaires isolant les foyers de contagion.

16 À la fin d’août, le détachement de David fut ramené à Sète où il participa au blocus du littoral. Il occupa des postes d’une dizaine d’hommes dans la ville, à la porte Saint- Joseph, aux Métaires, à La Peyrade et à la digue du canal 21. Il fut rejoint par Bonnaire, le lieutenant-colonel, qui en prit le commandement. Des armes, – fusils, baïonnettes et fourniment d’infanterie –, lui furent distribuées. Sensiblement à la même époque, le comte de Bercheny, avec le reste du régiment, signala son passage aux îles d’Hyères et fut dirigé vers Agde. Là, le jeune mestre de camp apprit que le premier lieu d’emploi de son régiment serait les Cévennes 22. Le duc de Roquelaure avait décidé d’installer un nouveau cordon sanitaire entre le Gévaudan et le Bas-Languedoc en bordure des Cévennes, sur une ligne passant par Vallon-Pont-d’Arc, Alès, Le Vigan et Alzon. Le 8 septembre 1721, le premier demi-régiment, que commandait Bonnaire secondé par Kisfaludy et David, s’assembla à Mèze, passa à Montpellier le 9, à Sommières le 11, à Saint-Hippolyte-du-Fort le 13. Le 26 septembre, le deuxième demi-régiment avec à sa tête Bercheny, quitte de sa quarantaine, emprunta le même itinéraire et arriva le 29 à Sommières 23. 17 Le régiment occupa des postes entre Le Vigan et Anduze, chargés d’empêcher les entrées et sorties des personnes et des biens de la zone située au nord de cette ligne. Bercheny installa son PC à Sauve. Il présenta au ministre dès le 7 octobre les inconvénients de la situation de son régiment. Le Blanc lui répondit : « Ce n’est que par rapport aux circonstances présentes qu’on ne fournit pas encore de chevaux à vos hussards. Je donne en attendant au sieur de Castagnette les ordres nécessaires pour les faire habiller. Je vous prie de m’envoyer un état détaillé de cet habillement afin que je puisse y faire travailler incessamment. » 24 Les ordres concernant l’habillement furent rapidement exécutés mais, à la fin de l’année, il n’y avait toujours pas de chevaux ni d’armes de cavalerie. Bercheny se rendit à Versailles pour rendre compte de sa mission à Constantinople et

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déposa un placet qui figure dans son dossier personnel ; il y rappelait que, si l’on avait armé son régiment à peine était-il arrivé, si son habillement était achevé, il était « actuellement employé pour servir à pied, ce qui dégoûte fort les hussards qui ne sont pas habitués à ce service ». Il demandait en conséquence qu’il lui fût accordé 300 livres seulement par hussard, moyennant quoi il promettait de « les équiper de chevaux et armements convenables, les mettre en état de servir et en faire une belle et bonne troupe ». 18 Le 6 mai 1722, Roquelaure décida de lever le blocus du Haut-Languedoc. Le régiment de Bercheny lui fut retiré et reçut l’ordre de rallier Haguenau où il devait prendre garnison en remplacement du régiment de Rattky. Il redescendit à Agde le 9 juin et fit route par Carcassonne, Castelnaudary, Cahors, Brive, Montluçon, Moulin…, Belfort ou Nancy. Cet itinéraire contournant le Massif central par l’ouest lui fut imposé pour éviter les foyers de peste résiduels dans la vallée du Rhône et le trajet dura environ un mois et demi 25. Le régiment arriva à Haguenau à la fin de juillet 1722. Le comte de Bercheny se démena pour lui procurer tout ce qui lui manquait, notamment sa remonte, et pour rétablir son moral. En décembre 1723, il était complet et mérita alors son appellation de régiment de hussards. Lorsque le régiment de Rattky, devenu Lynden, fut rayé des contrôles en 1756, il devint le régiment de hussards le plus ancien, si bien qu’en 1791, Bercheny-hussards reçut le no 1. De nos jours, il est appelé 1er régiment de hussards parachutistes.

Le maréchal de Bercheny

19 Il n’est pas question de retracer ici l’historique de Bercheny-hussards, il a été étudié ailleurs 26. Mais il ne paraît pas sans intérêt de survoler le destin du mestre de camp (colonel de cavalerie) qui le leva pour la France dans des circonstances aussi exceptionnelles.

20 La possession d’un régiment donnait au comte de Bercheny un statut honorable dans sa nouvelle patrie, conforté par l’amitié de Stanislas Leszczinski, roi de Pologne, émigré comme lui en Alsace. Mais il était complètement désargenté. Il se détermina donc à effectuer un nouveau voyage à Rodosto pour se rendre auprès de son père, alors âgé de soixante et un an et de santé précaire, et lui demander sa part d’héritage. Il profita pour ce faire de la nomination d’un nouvel ambassadeur de France à Constantinople et du retour de son prédécesseur, le marquis de Bonnac. Il revint à Toulon le 21 mars 1725, nanti des restes de la fortune de son père, l’essentiel ayant été confisqué par la cour de Vienne. Au demeurant, le comte Nicolas mourut à Rodosto en novembre 1725. 21 À son retour, Bercheny rendit enceinte de ses œuvres une jeune fille d’Haguenau appartenant à la bourgeoisie locale, Anne-Catherine Girard ; il acheta la petite seigneurie de Frouet en Brie et y installa Anne-Catherine. Celle-ci donna naissance à un fils et, en homme d’honneur, le comte l’épousa deux jours plus tard, le 16 mai 1726. Le couple aura douze enfants dont six arriveront à l’âge adulte. Voulant assurer définitivement pour lui et pour sa descendance, la qualité de sujets du roi de France, il se fit naturaliser en décembre 1726. D’autre part, l’occurrence d’acquérir à bon compte une propriété plus importante que Frouet se présenta : il vendit en 1729 Frouet et acheta la seigneurie de Luzancy, non loin de là, qui restera sa « bicoque » jusqu’à sa mort et abritera sa famille jusqu’à la Révolution. 22 Le comte de Bercheny fut un homme de guerre. Il participa à tous les conflits du règne de Louis XV. Pendant la guerre de Succession de Pologne (1733-1735), il fit faire à son

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régiment ses premières armes : siège de Kehl, enlèvement de lignes d’Ettingen, prise de Philippsburg, affaire de Klausen. Partout, il se distingua à la tête de ses hussards. Nommé brigadier en 1734, il fut promu maréchal de camp en 1738. La guerre de Succession d’Autriche (1742-1748) le rangea parmi les meilleurs généraux, sous les ordres des maréchaux de Broglie, de Belle-Isle, de Saxe. Il se distingua en 1742 au siège de Prague, en 1743 à Dettingen, en 1744 à la reconquête de l’Alsace qui lui valut le grade de lieutenant général, en 1745 à l’arrière-garde de l’armée du prince de Conti, sauvant cette dernière en retraite et attaquée pendant qu’elle franchissait le Rhin, en 1746 et 1747 en Flandre, sous Saxe ; il était à Raucoux et à Laufeld. Au début de la guerre de Sept Ans (1756-1763), en faîte des honneurs, il commanda en second l’armée du Hanovre, puis en chef le secteur de Hesse. Élevé à la dignité de maréchal de France le 15 mars 1758, il demanda à ne plus servir en campagne, arguant son âge, –il avait près de 70 ans – et ses ennuis de santé. Mais il est certain qu’il avait été affecté de ne pas recevoir le commandement de l’armée, réservé aux favoris de madame de Pompadour. 23 Bercheny n’était pas un homme de cour. Il a toujours évité de séjourner à Versailles, n’y faisant que de courtes apparitions pour y traiter des problèmes de son régiment puis ceux du corps des hussards après avoir été nommé en 1743 « inspecteur général des hussards ». En revanche, quand il n’était pas en campagne, il appréciait beaucoup d’être auprès du roi Stanislas qui avait mis à sa disposition un appartement dans le château de Luneville. Tout le rapprochait de Sa Majesté polonaise, exilé comme lui. S’il se tenait à l’écart des « folies » des égéries du beau-père de Louis XV, il aimait comme lui philosopher, parler de religion, lire, fumer la pipe, se promener à cheval. 24 Homme de guerre, grand sabreur, il était un homme sévère mais de grande bonté à l’égard de ses hussards, qui le vénéraient, et un père de famille exemplaire. À la fin de la guerre de Succession d’Autriche, il lui restait deux fils. L’essentiel de son patrimoine, avec le manoir de Luzancy, était son régiment. Grâce à Belle-Isle, qui l’appréciait, il obtint que celui-ci fût donné à l’aîné, Nicolas. Hélas, le jeune homme, qui prit effectivement le commandement du corps en 1755, fut enlevé par la petite vérole à la fin de la campagne de 1761. Bercheny-hussards devint alors la propriété du dernier fils de Ladislas, François, qui la conserva jusqu’en 1791. La fin de la vie du maréchal fut assombrie en 1761 par la mort du maréchal de Belle-Isle, son protecteur, en 1766, par celle du roi Stanislas, à la suite de laquelle il quitta Lunéville pour se retirer à Luzancy, peu après par celle de son épouse et par celle de la reine de France, Marie Leszczinska, qui lui témoignait une véritable amitié, en 1776, par celle d’une de ses filles, abbesse d’un couvent de Cisterciennes. Après une brève maladie, il s’éteignit le 9 janvier 1778 dans sa quatre-vingt neuvième année, et fut inhumé dans la chapelle du château de Luzancy. Magnat de Hongrie, défenseur malheureux de l’indépendance de sa patrie au côté de son père, Ladislas comte Bercheny se mit au service de la France qui en fit le père de ses hussards et lui donna le bâton de maréchal.

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NOTES

1. Service historique de la Défense, département de l’armée de Terre (SHD/DAT), A1 2 568 f o259, Le Blanc à Bercheny. 2. SHD/DAT, A1 2 568 fo417, Le Blanc à Rattky. 3. SHD/DAT, registre Yb 101 fo231, ordonnances du 2 janvier et du 1er octobre 1720. 4. SHD/DAT, A1 2 770 fo12/13, Bercheny à Le Blanc. 5. SHD/DAT, A1 2 568 fo105, Le Blanc à Bercheny. 6. Archives nationales (AN), K 1345, son Altesse de Bourbon et duc d’Estrées à Bonnac. 7. AN, K 1344, Le Blanc et Évreux à Bonnac. 8. AN, AE-B/1-392, Bonnac au Régent. 9. AN, K 1346 no 1921, Mémoire de Bonnac. Bibliothèque municipale de Meaux, MF 110, Bercheny à Argenson du 14 juillet 1747. 10. SHD/DAT, 3 Yc 313, contrôle de troupe. 11. SHD/DAT, 2 Yd 230, dossier de Bercheny. 12. AN, AE-B/1-393, Bonnac au Régent le 12 mai 1721. L’écu est une monnaie de compte valant 3 livres. 13. AN, K 1346 no 142 no 143, registre des commandements. 14. AN, AE-B/1-393 et K 1 344, dépense de l’Echelle en 1721 et Bonnac au roi. Archives du ministère des Affaires étrangères, correspondances politiques vol. 63 fo126. 15. AN, K 1346 no 149, registre des commandements. 16. AN, Mar-B/7-112 fo114, Conseil de la marine à Bonnac. 17. AN, AE-B/1-393, Bonnac au Régent. 18. AN, K 1345 reg. 1723 et K 1346 n o 6, Bonnac à Dubois et à Maurepas. AN, AE-B/1-397, PV de l’Assemblée du 21 janvier 1727. AN, AE-B/1-395, Andrezel à Maurepas. AN, AE-B/III-263 fo91, Lenoir à Maurepas. 19. SHD/DAT, 2 Yd 230, dossier de Bercheny. 20. SHD/DAT, A1 2 580 fo359 et A1 2 581 fo95, Le Blanc à Roquelaure à La Devèze. 21. Arch. dép. Hérault, C 602, état des corps de garde de la ligne de Sète à Ceilles. 22. SHD/DAT, A1 2581 fo496, Le Blanc à Bercheny. 23. Arch. dép. Hérault, C 8 556, logement des troupes en septembre 1721. 24. SHD/DAT, A1 2 582 fo409, Le Blanc à Bercheny. 25. Arch. dép. Hérault, C 8 557, logement des troupes en juin 1722. 26. Voir la revue Vivat Hussar éditée par le Musée international des hussards, jardin Massey à Tarbes, numéros 36 et suivants.

RÉSUMÉS

Le premier régiment de hussards actuel a été levé en 1721 en Turquie par Ladislas Bercheny, noble Hongrois passé au service de la France après l’échec de l’insurrection du prince Rakoczy contre l’Autriche. Avec l’autorisation du Régent et accompagné de quelques officiers, il partit recruter parmi les fidèles du prince exilé à Rodosto (Tekir-Dag) et ramena 174 Hongrois, chiffre

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qui lui avait été fixé, et 9 officiers. Le transfert en France se fit par deux bâtiments de commerce dont les capitaines les prirent à la place de leur cargaison habituelle. Les navires ne purent accéder au port de Marseille en proie à la peste. Les deux contingents débarquèrent l’un à Sète, l’autre à Agde à la fin de l’été 1721. Après la quarantaine règlementaire, le régiment fut employé pour compléter le cordon sanitaire isolant les Cévennes. D’abord sans uniforme et muni d’armes d’infanterie, il fut habillé avant de rejoindre à pied Haguenau où il prit garnison et reçut enfin ses chevaux. Bercheny le conduisit au combat dans toutes les campagnes de Louis XV. Sa brillante conduite lui valut de devenir, en 1743, inspecteur du corps des hussards et de recevoir, en 1758, la dignité de maréchal de France. Il se retira peu après dans son manoir de Luzancy, près de Meaux, et y mourut dans sa 89e année en 1778.

The raising of the Bercheny-Hussars.The first regiment of actual hussars was raised in 1721 in Turkey by Ladislas Bercheny, a Hungarian noble who entered the service of France after the failure of the insurrection of Prince Rakoczy against Austria. With the authorization of the Regent and accompanied by a few officers, he went to Rodosto (Tekir-Dag) to recruit among the followers of the exiled prince and brought back 174 Hungarians, a number that had been established for him, and 9 officers. The transfer to France was made in two commercial boats, in which the passengers took the place of the usual cargo. The ships could not enter the port of Marseilles which was in the grip of plague. The two contingents landed, one in Sète, the other at Agde, in late summer 1721. After the required quarantine, the regiment was employed to complete the isolation of the Cévennes [region]. First without uniforms and armed with infantry weapons, it was dressed before assembling near Haguenau where it entered garrison and finally received its horses. Bercheny commanded it in combat in all the campaigns of Louis XV. His brilliant conduct enabled him in 1743 to become inspector of the corps of hussars and receive in 1758 the dignity of Marshal of France. He retired soon after in his manor at Luzancy, near Meaux, and died in his 89th year in 1778.

INDEX

Mots-clés : Ancien Régime, cavalerie, hussards

AUTEUR

RAYMOND BOISSAU

Saint-cyrien (promotion 1944), il a commandé le 1er régiment de hussards parachutistes de 1970 à 1972 et dirigé pendant cinq ans le Musée de l’armée. Il a publié en 2006 :Ladislas Bercheny, magnat de Hongrie, maréchal de France (publication de l’Institut hongrois de Paris).

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Les unités étrangères dans les armées napoléoniennes : un élément de la stratégie globale du Grand Empire

Jean-François Brun

1 Les soldats étrangers au sein des forces napoléoniennes ont été inégalement étudiés à ce jour. Le plus souvent, l’histoire particulière de leurs unités a été développée sans que l’on prenne en compte le phénomène dans sa globalité statistique. Le présent article vise à compléter les approches antérieures en approfondissant la réflexion dans une logique à la fois quantitative et structurelle. Dès lors, le thème peut être valorisé selon un double éclairage. Il convient d’évoquer les unités de l’armée française composées de non-nationaux et, parallèlement, d’aborder la question des contingents fournis par les États alliés dans le cadre du renforcement des armées impériales. Implicitement, l’engagement de ces militaires soulève un certain nombre d’interrogations qui, toutes, renvoient à une dimension stratégique de la pensée militaire de Napoléon. Ce qui revient à se demander en quoi l’intégration, dans la conduite de la guerre, d’effectifs non négligeables de soldats étrangers, de différentes nationalités, s’est inscrite dans une intention particulière de réorganisation géopolitique de l’Europe.

Une pratique militaire ancienne

2 Les forces terrestres d’Ancien Régime comptaient environ 12 % de non-nationaux en période de paix, 20 % en temps de guerre 1, sur un effectif total de 160 000 hommes environ 2. Le service se faisant au profit du roi, incarnation de l’État, aucune difficulté juridique en termes de nationalité ne s’élevait quant à l’emploi de militaires étrangers. Cette conception était d’ailleurs générale en Europe 3. Or, à partir de la fin du XVIIIe siècle, le principe du recrutement mercenaire choque les philosophes adeptes de Rousseau tout autant que les tenants des nouvelles doctrines militaires exprimées par Guibert. Néanmoins, toujours pragmatique, le Conseil de la guerre, à la fin de l’Ancien

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Régime, considère que les corps extranationaux doivent être conservés comme le dépôt naturel des prisonniers et déserteurs étrangers 4. La Révolution, en substituant la souveraineté de la nation à la légitimité dynastique, brouille ces règles. En approfondissant le raisonnement, il devient évident que l’interdit millénaire du meurtre ne peut être transgressé qu’au nom de l’intérêt supérieur de la communauté nationale d’appartenance 5. Les décisions des premières assemblées parlementaires reflètent les incertitudes quant aux applications. La loi du 28 février 1790, qui vise à uniformiser l’armée, dissout la Maison militaire du roi et supprime les corps étrangers. Le souci de maintenir les effectifs engendre en revanche le décret du 18 août 1790 qui dispose que la proportion des troupes étrangères ne pourra pas dépasser, sans un vote du Corps législatif, 26 000 hommes sur les 150 848 prévus (soit 17,2 %). S’efforçant d’harmoniser les textes, la loi du 19-21 juillet 1791 transforme quant à elle les corps étrangers en régiments français, à l’exception des Suisses dont les accords militaires (les « capitulations »), touchant à leur terme, ne doivent pas être renouvelés.

3 La guerre révolutionnaire, qui revêt une dimension idéologique évidente (le principe d’égalité remet en cause toute la construction sociale européenne), modifie la situation. La chute de la monarchie, le 10 août 1792, entraîne la suppression de toutes les unités suisses le 27 du même mois 6. Inversement, le conflit provoque l’apparition de légions étrangères, formées de volontaires extranationaux qui adhèrent aux principes de 1789 et veulent combattre aux côtés de l’armée de la République ou, dans le cas des Polonais, continuer la lutte contre les puissances qui se sont partagées leur pays. Apparaissent ainsi, de la Législative au Directoire, les légions batave, helvétique, germanique, belge, liégeoise, polonaise, grecque, italique 7. Homogènes dans leur recrutement (la langue constituant à cet égard le critère primordial), groupant des unités d’infanterie et de cavalerie, voire d’artillerie, elles sont intégrées dans l’armée française et s’ajoutent aux quelques corps particuliers mis sur pied au hasard des campagnes, avec des soldats de métier à la recherche d’un employeur ou des prisonniers de guerre qui ont préféré changer de camp. 4 Bref, en novembre 1799, au moment du coup d’État de brumaire, les troupes étrangères représentent un peu plus de 47 000 hommes (soit 6,5 % de l’effectif total arrondi des forces de la République) 8, l’hétérogénéité des recrutements laissant deviner les hasards qui ont présidé aux diverses créations 9. Par ailleurs, le classement administratif de ces formations comme « corps hors ligne » (c’est-à-dire n’obéissant pas aux règles normales du recrutement fondé quasi exclusivement sur la conscription 10) traduit fort logiquement le fait que, par définition, la puissance souveraine qui utilise des corps extranationaux, dépourvue de tout contrôle institutionnel sur le territoire d’origine des futurs soldats, ne peut tabler que sur le volontariat pour remplir les effectifs. Ce sera l’un des nœuds de la question tout au long de la période napoléonienne.

Vers une approche quantitative du phénomène

5 Le détail des unités étrangères de l’armée française varie de 1800 à 1814 en fonction des agrandissements territoriaux successifs (103 départements en 1800, 134 en 1812), qui modifient les conditions légales de recrutement 11. Paradoxalement, la proportion de ces dernières demeure relativement stable 12 : après avoir atteint un seuil plancher de 2 % en l’an XIV (conséquence des traités d’Amiens et de Lunéville qui ont assuré

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quelques années de paix), elles représentent 7,4 % de l’ensemble de l’armée de terre en 1809, 7,3 % en 1812 13.

6 Toutefois, si l’on dépasse le plan strictement national au profit d’un point de vue européen (ce qui revient à prendre en compte l’ensemble des forces à la disposition de Napoléon), la question change de sens. La France en effet organise puis dirige une construction géopolitique d’États-satellites et de pays alliés 14. Or, comme dans toute situation de cette nature (ligue de Délos aussi bien que pacte de Varsovie ou Otan), intégrer des contingents étrangers dans un dispositif militaire d’ensemble revêt une dimension politique évidente 15. Le tableau ci-dessous 16 synthétise ce phénomène, de l’an XIII (1804-1805), époque à laquelle la paix s’effrite, à l’année 1812, marquée par le tournant de la campagne de Russie.

Armée Contingents Total des armées Pourcentage des française étrangers napoléoniennes contingents étrangers

An XIII 437 359 55 953 493 312 11,3 %

An XIV 498 659 43 248 541 907 8 %

1806 485 957 45 753 532 710 8,6 %

1807 599 255 133 301 733 556 18,2 %

1808 753 006 116 679 869 685 13,4 %

1809 775 679 193 413 969 092 20 %

1810 693 009 74 648 767 657 9,7 %

1811 836 413 89 985 926 398 9,7 %

1812 992 000 407 760 1 399 760 22,3 % (A) 160 725 1 152 725

7 (A) Les documents conservés au Service historique de la Défense ne fournissent aucune indication quant aux contingents alliés présents en 1812. Une moyenne fondée sur un accroissement proportionnel identique à celui de l’armée française entre 1811 et 1812 donne un effectif de 160 725 alliés, ce calcul constituant l’hypothèse basse. Une hypothèse haute a parallèlement été établie en additionnant l’ensemble des contingents italien, napolitain et polonais ayant servi dans les armées napoléoniennes 17, ainsi que le contingent théorique dû par la Confédération du Rhin. L’on aboutit alors à un total de 407 760 hommes, qui s’avère bien évidemment surestimé. Chacune de ces hypothèses inclut par ailleurs les contingents prussien et autrichien présents à la Grande Armée lors de la campagne de Russie. La proportion finale retenue résulte de la moyenne de ces deux estimations.

8 Cette récapitulation révèle de façon indubitable le rôle prépondérant de l’armée française au sein du « système fédératif » napoléonien qui se met en place à partir de 1807 18. Les effectifs alliés, toujours très minoritaires, avoisinent 10 % de l’ensemble des forces en période de paix, 20 % en temps de guerre. Leur permanence peut également

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être interprétée comme l’indice d’un début d’intégration effective des divers territoires au sein d’une réalité géopolitique européenne globale (caractérisée au plan économique par l’application des règles du blocus continental ou, dans le domaine juridique, par la diffusion plus ou moins complète du principe d’égalité et du Code civil). Néanmoins, ces données ne représentent pas des réalités strictement identiques puisque l’échantillon retenu se modifie au fil des années, au rythme des annexions françaises. Ainsi, les troupes piémontaises, liguriennes, italiennes (en partie), hollandaises, hanséates, albanaises ou illyriennes changent de statut à l’occasion de leur rattachement territorial à l’Empire. L’on demeure par ailleurs incapable de comptabiliser les recrues d’origine étrangère (Allemands, Polonais ou autres) qui ont rejoint individuellement les rangs d’une unité française, au hasard d’une campagne ou d’un cantonnement de l’armée impériale. 9 Ce tableau trouve cependant tout son sens lorsqu’on le met en regard avec la façon dont l’Empereur utilise les contingents étrangers, qu’il intègre dans son système global de défense. Les divers territoires (royaume d’Italie, de Naples, États de la Confédération…) sont protégés en priorité par leurs armées nationales 19. S’ajoutent au dispositif un certain nombre d’unités françaises et de troupes issues d’autres États de l’écoumène napoléonien. Ainsi, en 1808, l’armée (française) d’Allemagne, aux ordres du maréchal Davout, inclut des détachements de la Confédération du Rhin 20. De même, les garnisons des Provinces illyriennes ou des îles ioniennes mêlent régiments autochtones, français et italiens. Ces pratiques révèlent également une relative régionalisation de l’effort militaire, les unités allemandes participant au dispositif en Allemagne, les unités italiennes recevant une affectation en Adriatique. Par ailleurs, l’implantation de régiments français dans le royaume d’Italie 21 ou la présence d’unités françaises prêtes à intervenir sur le territoire napolitain dénotent une logique de contrôle des États-satellites analogue à celle qui prévaudra 150 ans plus tard, lors de la guerre froide. 10 Les alliés ne se cantonnent toutefois pas à des missions de défense opérationnelle des territoires. Ils forment également une part (minoritaire) des armées de campagne. Les unités italiennes, napolitaines, allemandes ou polonaises sont présentes au sein des forces qui combattent en Espagne. Mais l’aspect le plus frappant de la participation croissante des divers États à l’effort militaire apparaît lorsque l’on compare la Grande Armée de 1805, l’armée d’Allemagne de 1809 et la Grande Armée de 1812. Toutes trois ont en commun de constituer l’outil militaire avec lequel Napoléon tente de résoudre directement le conflit dans lequel il est engagé. Leur composition, très différente, reflète en revanche l’évolution de l’Europe impériale 22. 11 En 1805, la Grande Armée comprend un bataillon d’infanterie de la garde royale italienne (intégré à la garde impériale), 12 bataillons d’infanterie, 4 escadrons de cavalerie et 10 compagnies d’artillerie bataves (qui constituent une partie du 2e corps d’armée venant de Hollande), et enfin les corps bavarois, badois et wurtembergeois qui ne sont pas intégrés à l’organigramme général et agissent comme de petites armées auxiliaires avant d’être regroupés, le 1er octobre 1806, au sein d’un nouveau corps d’armée créé à cette occasion. En 1809, les liens fonctionnels ont été renforcés, notamment par le biais de la Confédération du Rhin qui détermine précisément la fourniture de contingents militaires. Dès lors, les forces opérant contre l’Autriche sous les ordres de l’Empereur comprennent la Garde, deux corps d’armée français, un corps d’armée français renforcé d’unités allemandes (4e CA), un corps d’armée bavarois (7e

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CA), un corps d’armée germano-wurtembergeois comptant en son sein une brigade française (8e CA), un corps d’armée polono-saxon (9e CA) et un corps d’armée de réserve hollando-westphalien. En 1812 enfin, outre la Garde, Napoléon dispose de 11 corps d’armée parmi lesquels le 4e est franco-italien, le 5e polonais, le 6e bavarois, le 7e saxon, le 8e westphalien, le 10e franco-prussien, tandis que les quatre corps de cavalerie sont renforcés de régiments alliés. Le contingent autrichien constitue quant à lui une partie de l’aile sud du dispositif d’ensemble. L’armée « des vingt nations » qui passe le Niémen en 1812 représente ainsi un corps expéditionnaire où les unités d’origine diverse sont quasiment toutes intégrées dans un même ensemble structurel. Quelques chiffres permettent d’ailleurs d’illustrer cette évolution.

Effectif total de la Grande Armée Effectif total des contingents alliés

1805 232 193 100 % 35 588 15,3 %

1809 420 026 100 % 118 970 28,3 %

1812 678 080 100 % 322 167 47,5 %

12 La « Grande Nation » porteuse des idéaux révolutionnaires s’est bien muée en un empire23 au sein duquel les troupes françaises constituent l’ossature de la puissance guerrière mais où l’effort militaire se doit, dans une vision politique, d’être partagé par tous. La participation des États de l’Europe impériale aux opérations menées sur les divers théâtres répond donc fort logiquement à la présence constante d’unités françaises sur tous les territoires de l’écoumène.

Les troupes étrangères de l’armée française : un ensemble de cas particuliers

13 Parallèlement à la question des contingents alliés (dépendant de leur propre État souverain) se pose celle des corps de troupe de l’armée française formés d’extranationaux. Une approche par le biais de la chronologie se révélant peu pertinente, il semble préférable d’établir un classement fondé sur le double critère de l’homogénéité des origines géographiques et de la plus ou moins grande emprise de l’Empire sur leur territoire de recrutement.

Les unités à recrutement hétérogène : bataillons et régiments étrangers

14 Initialement, les corps étrangers étaient tous organisés selon une origine géographique particulière (y compris les bataillons ou compagnies de déserteurs étrangers). Puis, en 1805, sont formées deux unités d’infanterie particulières. Le « régiment d’Isembourg » accueille des engagés volontaires (souvent prisonniers de guerre ayant choisi de changer de camp) autrichiens, allemands, polonais, russes… Parallèlement, le « régiment de La Tour d’Auvergne » reçoit des volontaires allemands ou d’origine diverse, encadrés d’émigrés ou d’anciens chouans. L’année suivante, le « régiment de

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Prusse » incorpore des déserteurs et prisonniers de guerre servant antérieurement Berlin. De son côté, la « légion irlandaise », constituée en 1803, est renforcée de 1 800 Polonais en 1806, puis de prisonniers de guerre de nationalités diverses à partir de 1809 24. Finalement, en 1811, les appellations sont normalisées : La Tour d’Auvergne devient le « 1er régiment étranger », Isembourg le « 2e régiment étranger », la légion irlandaise le « 3e régiment étranger », le régiment de Prusse (qui intègre à cette occasion une partie de la légion hanovrienne, devenue très internationale au long des années avant d’être dissoute en 1811) le « 4e régiment étranger ». Ces unités, toutefois, ne représentent, à la veille de la campagne de Russie, qu’un quart des corps extranationaux de l’armée française (troupes illyriennes exclues), la majorité des unités étrangères respectant l’identité d’origine géographique.

Les unités à recrutement homogène : des cas très divers

15 Résultant de situations concrètes parfois très différentes les unes des autres, ces corps étrangers peuvent être répartis en cinq catégories, fondées sur le contrôle par l’Empire des territoires d’origine (qui conditionne la régularité des flux de recrutement).

Troupes devenues postérieurement françaises par annexion

16 Il s’agit là des corps dont l’aire de recrutement est, dans un délai variable, annexée à l’Empire. Ces territoires, devenus départements, sont alors administrés comme le reste de la France, ce qui se traduit par la création d’unités territoriales (compagnies de réserve départementales, éventuellement compagnies de canonniers gardes-côtes) mais surtout par l’application des lois sur la conscription. Les recrues sont désormais susceptibles de servir dans n’importe quel régiment de l’armée française 25 et les unités existantes intégrées dans celle-ci (avec ou sans transformations pour s’adapter au modèle structurel en vigueur). Ainsi, le 28 février 1802, les hussards piémontais deviennent 26e chasseurs à cheval. Le processus s’avère identique, en 1810, pour les régiments hollandais 26. L’annexion des villes hanséatiques et du grand-duché d’Oldenbourg fournit un cas d’école. Elle se traduit par la création de trois nouveaux départements, qui formeront la 32e division militaire. Les unités d’infanterie (renforcées de la partie de la légion hanovrienne qui n’entre pas dans la composition du 4eétranger) forment les 127e, 128e et 129e régiments d’infanterie de ligne. De son côté, le 30e chasseurs à cheval est mis sur pied le 3 février 1811 par amalgame des dragons de Hambourg, des chasseurs à cheval de la légion hanovrienne et de conscrits de la 32e division, sous la houlette d’instructeurs issus du grand-duché de Varsovie (le colonel et son second étant quant à eux des officiers français parlant allemand).

17 Parfois également, les corps extranationaux représentent seulement un élément du processus de transition susceptible de faire accepter l’obligation militaire nouvelle dans de meilleures conditions. Ainsi, les patriotes piémontais de l’an VIII sont remplacés par le bataillon du Pô organisé en 1803 27 à partir de volontaires, avant que les jeunes Piémontais ne soient soumis aux opérations de conscription (le bataillon du Pô étant quant à lui intégré en 1811 dans le 11e régiment d’infanterie légère) 28. Le régiment de Catalogne (3 bataillons d’infanterie) demeure chronologiquement le dernier exemple d’une telle pratique, les défaites françaises dans la péninsule ne lui ayant accordé qu’une durée de vie extrêmement brève, de février à novembre 1812.

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Troupes étrangères issues de territoires sous contrôle direct de l’Empire

18 Le cas des zones en voie d’intégration à l’Empire s’apparente aux exemples précédents. Vient d’abord le grand-duché de Berg et Clèves, destiné à servir de modèle aux autres États de la Confédération. Créé de toutes pièces pour Murat, administré par des fonctionnaires français qui prennent leurs ordres à Paris, il voit son armée (recrutée par voie d’engagement et, surtout, de conscription) s’accroître régulièrement. Ses trois départements alimentent finalement, en 1812, une force de 12 000 hommes environ, soit une division interarmes qui entretient des unités de guerre tant en Espagne (dès 1808) qu’à la Grande Armée.

19 Les conditions d’évolution de l’aire adriatique s’avèrent quelque peu différentes, avec deux zones et donc deux commandements militaires distincts. Dès 1805, la France obtient la souveraineté sur l’Istrie et la Dalmatie 29, auxquelles s’ajoutent en 1809 la Carinthie, la Carniole, l’Illyrie et une partie de la Croatie. L’ensemble forme alors une seule entité territoriale directement rattachée à l’Empire, les Provinces illyriennes, où sont progressivement introduits la conscription et le Code civil, c’est-à-dire les structures françaises. Militairement, Napoléon en assure la protection par le biais d’unités françaises et italiennes qui épaulent les formations locales. Ces dernières offrent de multiples visages. Certaines, à l’armement disparate, aux effectifs réduits et à l’entraînement rudimentaire, sont conservées dans leurs fonctions traditionnelles de maintien de l’ordre et de défense territoriale (c’est le cas par exemple des pandours). D’autres, nouvellement organisées (le régiment léger illyrien 30 par exemple) par le biais du volontariat, puis de la conscription, représentent l’amorce d’une véritable mise aux normes militaires impériales. Enfin, six régiments-frontières croates, formés de paysans-soldats sédentaires implantés dans la zone des confins militaires (le « Kordun »), ont été cédés par l’Autriche à la France en 1809. Leur spécificité (une mobilisation permanente dans un cadre juridique précis) est utilisée pour constituer des forces de campagne (3 régiments d’infanterie, un régiment de hussards) au profit de la Grande Armée. Mais cet énorme effort épuise leur substance vive et suscite un ressentiment profond qui explique les révoltes de l’été 1813 31. 20 Les îles ioniennes, de leur côté, représentent un minuscule secteur autonome. Occupées de 1797 à 1799, perdues puis retrouvées en 1807, partiellement reprises par les Anglais deux ans plus tard, elles s’organisent principalement, pour la portion demeurée française, autour de la garnison de Corfou. Napoléon s’est, là aussi, efforcé de développer la participation militaire locale pour soulager d’autant les forces franco- italiennes chargées de la défense, créant un « bataillon septinsulaire » (formé de volontaires napolitains, italiens, dalmates et de prisonniers autrichiens), un escadron de « chasseurs à cheval ioniens », deux compagnies d’artillerie, une compagnie de sapeurs, une compagnie de vétérans et une compagnie de gendarmerie32. 21 Finalement, l’ensemble des forces illyro-ioniennes représente, au 1er janvier 1813 33, un peu plus de 16 000 hommes, ce qui demeure insuffisant pour assurer une défense efficace (d’autant que seule une petite partie des Croates est réellement sous les armes). L’étude plus approfondie des livrets d’appel 34 montre qu’en réalité, la protection des Provinces illyriennes est confiée à 21 084 hommes (63,5 % d’Illyriens, 11 % d’Italiens et 25,5 % de Français), celle des îles ioniennes à 10 634 soldats, français (68 %), illyriens et ioniens (20 %) et enfin italiens (12 %). Toutefois, l’armée française (et dans une moindre mesure son homologue italienne) fournissent l’essentiel des unités spécialisées, en

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l’occurrence les compagnies d’artillerie et de génie. En termes de politique militaire générale, l’on relève surtout un effort de mobilisation et une amorce de normalisation à l’aune des structures françaises, qui s’inscrit dans le processus global d’intégration des Provinces illyriennes, mais est conduit de façon extrêmement pragmatique, par superposition de formations nouvelles aux corps déjà existants, progressivement transformés ou regroupés plutôt que brutalement supprimés.

Troupes issues d’États souverains fournissant un nombre déterminé de recrues

22 Cette rubrique particulière concerne seulement les unités suisses. Renouant en 1798 avec les pratiques d’Ancien Régime, le Directoire avait conclu la mise à disposition, au profit de l’armée française, d’un contingent de 18 000 soldats équipés et soldés par la République, les cantons signataires s’engageant de leur côté à maintenir en permanence cet effectif au complet. Le traité d’alliance du 27 septembre 1803, qui reprend l’essentiel de ces dispositions, prévoit quant à lui la constitution de quatre régiments d’infanterie (16 bataillons, 4 compagnies d’artillerie régimentaire), soit 16 000 engagés volontaires pour 4 ans (avec possibilité de rengagement pour 2, 4, 6 ou 8 ans) intégralement encadrés par des officiers suisses 35. Le système fonctionne parfaitement, le contingent annuel (fourni mensuellement par 1/12e) s’élevant à 2 000 hommes jusqu’au 1er avril 1813, à 3 000 à partir de cette date 36. De plus, ces troupes s’avèrent utilisables sans restriction sur tous les théâtres 37. L’on peut d’ailleurs ajouter à ces régiments le bataillon du Valais (créé en 1805 puis intégré en 1811 dans le 11e régiment d’infanterie légère, le canton étant devenu français l’année précédente) et le bataillon de Neuchâtel, organisé en 1807 dans la principauté dont le maréchal Berthier a reçu la souveraineté.

Troupes issues de zones devenues États alliés

23 Sont ici essentiellement évoqués les volontaires polonais qui, après le dernier partage de leur pays en 1795, ont décidé de poursuivre la lutte. Une légion, créée le 9 janvier 1797 (et bientôt doublée d’une seconde), renforce la République lombarde, puis la République cisalpine. Une autre, mise sur pied en septembre 1799 (dite « légion du Danube ») rejoint l’armée française. Transformées en décembre 1801 en trois demi- brigades d’infanterie, elles sont ensuite dispersées en 1802-1803. Deux d’entre elles deviennent les 113e et 114e demi-brigades françaises 38, la dernière passe au service de la République italienne en 1802, puis du royaume de Naples en 1806. La création du grand-duché de Varsovie permet ensuite de disposer librement de l’aire de recrutement. Les unités polonaises servant dans l’armée française constituent désormais une branche parallèle, au service direct de Napoléon, des troupes du grand- duché 39. Deux légions, levées dès septembre 1806, rejoignent l’année suivante les forces militaires du nouvel État. Une troisième, organisée en avril 1807, intègre les unités détachées dans l’armée napolitaine. Initialement au service de la Westphalie, elle passe en mars 1808 dans l’armée française, sous l’appellation de « légion de la Vistule », puis fusionne en juin 1812 avec une deuxièmelégion de la Vistule constituée en 1809. Finalement, au moment où débute la campagne de Russie, les Polonais au service direct de l’Empire représentent trois régiments de cavalerie (1er lanciers de la Garde, 7e et 8e chevau-légers) 40 et quatre régiments d’infanterie (dont trois seulement existent réellement). La campagne de Russie permet d’étoffer ces unités en recrutant dans la nouvelle province de Lituanie (qui organise par ailleurs sa propre armée avec l’appui

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d’instructeurs du grand-duché)41 un autre régiment de lanciers (à deux escadrons seulement) et un escadron de Tatars versés dans la garde impériale.

Troupes issues de territoires que l’Empire s’efforce de conquérir

24 Cette dernière catégorie englobe les contingents espagnol et portugais. Aux termes du traité de Sainte-Ildefonse de1796, l’Espagne, alliée de la France, réunit durant l’été1807 une division de 15 000hommes (identifiée par le nom de son chef, le marquis de La Romana) pour combattre avec la Grande Armée. L’unité entre au Danemark en mars1808. Mais la confiscation du trône de Madrid par Napoléon entraîne bientôt la rupture entre les deux États. Avec l’aide de la Royal Navy, 8 000 Espagnols parviennent à quitter le Danemark. Les autres, prisonniers de fait, ont le choix entre la captivité ou le ralliement au nouveau roi, Joseph Bonaparte. Une minorité retient cette dernière solution et forme, en1809, le régiment d’infanterie « Joseph-Napoléon »42 doublé, en février1812, d’un bataillon de sapeurs, ces deux corps s’avérant susceptibles désormais de compléter leurs effectifs grâce aux ressortissants espagnols choisissant le camp français ou aux prisonniers désireux de recouvrer la liberté 43.

25 Le cas des Portugais demeure relativement semblable. Après l’invasion de 1807, puis la défaite des Français, la majeure partie des militaires (augmentés de civils en âge de combattre) prend du service dans l’armée anglo-portugaise qui s’oppose aux forces napoléoniennes 44. Néanmoins, une petite fraction intègre le camp impérial (vraisemblablement comme leurs homologues espagnols tant par conviction que par opportunité). En mai 1808 est donc organisée une légion portugaise, autorisée à recruter, à partir de février 1809, des prisonniers de guerre prussiens et espagnols et des déserteurs allemands et autrichiens (ce qui la place de fait, à partir de ce moment, dans les corps à recrutement hétérogène) 45. Conserver l’effectif initial se révèle néanmoins impossible et, en mai 1811, la division interarmes (infanterie, cavalerie, artillerie) est réduite à une grosse brigade d’infanterie (3 régiments et un bataillon de dépôt à Grenoble).

De l’usage raisonné des contingents étrangers

26 L’intégration au sein de l’armée française de corps à recrutement extranational suscite une certain nombre de comportements particuliers, voire de précautions. Toutes ces unités (hormis les Suisses) comprennent une proportion variable de militaires français, parfois simplement une partie des officiers, parfois également une portion des troupes (par le biais notamment de conscrits destinés à augmenter l’effectif, ou de compagnies ou bataillons juxtaposés aux volontaires étrangers dans le cadre d’un nouveau régiment) 46. En revanche, l’emploi de ces formations ne diffère guère de celui des autres unités de l’armée française. La nationalité d’origine peut toutefois se révéler un atout, en évitant (ou interdisant) toute collusion avec la population ou, inversement, entraîner des restrictions d’utilisation. Il faut ainsi, à la pointe sud des Provinces illyriennes, remplacer les garnisons de Croates orthodoxes par des Croates catholiques romains 47, afin d’éviter tout rapprochement avec les agitateurs monténégrins (soutenus par des officiers russes) de la région du Cattaro.

27 La question des contingents alliés se présente de façon un peu différente, et tout d’abord en terme de commandement. Lorsqu’elles agissent dans le cadre d’une alliance

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« classique » entre États ayant signé, sur un pied d’égalité, un texte excluant toute subordination formelle, les troupes sont dirigées par leurs propres chefs. C’est notamment le cas des corps wurtembergeois, badois ou bavarois en 1805, du corps autrichien et de la division danoise en 1812, qui conservent de ce fait une certaine latitude d’action et de choix. Cette dernière se traduit par exemple par l’extrême lenteur de mouvement des Autrichiens en novembre 1812, qui aboutit à fragiliser le dispositif d’ensemble de la Grande Armée après le passage de la Bérézina, illustrant à cette occasion la faiblesse structurelle des armées de coalition. En revanche, l’existence d’accords militaires stricts (tels ceux liant les États de la Confédération du Rhin à Paris) permet de placer sous commandement français les détachements alliés d’un niveau de corps d’armée ou de division 48. Les contingents d’un volume inférieur (brigade, régiment, bataillon) sont quant à eux généralement intégrés au sein de grandes unités françaises. 28 Le fait majeur, en ce qui concerne les alliés, demeure cependant leur participation au dispositif militaire d’ensemble. Il apparaît en effet particulièrement important, dans le processus de construction d’une Europe impériale, de les voir combattre sur tous les théâtres d’opérations (Espagne, Allemagne, Russie) ou, plus simplement, contribuer à la sécurité globale de leur aire géographique (d’où les détachements italiens dans les Provinces illyriennes, les contingents allemands au sein de l’armée Davout ou encore la permanence de garnisons franco-polono-allemandes dans les forteresses prussiennes occupées) 49. Propos général que l’on pourrait illustrer en suivant précisément le sort de chacun des contingents. Un exemple entre tous sera néanmoins seul évoqué, celui des quatre duchés de Reuss dont les 450 hommes servent successivement en Espagne (1808), au Tyrol (1809) puis en Russie (1812) avant de participer à la défense de Dantzig (en 1813). 29 Cette vision globale explique finalement que les corps extranationaux de l’armée française aient pu changer « d’employeur » à partir du moment où Paris le décidait. Cela se traduit par les affectations successives de certaines unités polonaises, ou encore le fait que les pionniers noirs (3 compagnies en 1802, 1 bataillon en 1803) deviennent en 1806 le Royal-Africain, au service de Naples, tandis que, la même année, une légion dalmate est intégrée à l’armée italienne 50. 30 La fidélité à la France constitue par ailleurs une variable fondamentale, tant en ce qui concerne les corps étrangers de l’armée impériale que les contingents alliés. À la confiance sans faille accordée aux Polonais s’oppose la défiance envers les régiments- frontières croates, traditionnellement au service de l’Autriche et dont un nombre croissant de militaires désertent, se mutinent, voire combattent les Français à partir d’août 1813, lorsque Vienne entre à nouveau en guerre avec Paris. De même, l’implication des unités issues d’autres États dépend de la situation géopolitique du moment. Ainsi, les Prussiens, alliés forcés de l’Empire en 1812, font progressivement volte-face, de décembre 1812 à février 1813, jusqu’à devenir les adversaires déclarés de la France. Les troupes de la Confédération connaissent une identique diversité de sentiments. Le régiment des duchés de Saxe est affaibli durant le siège de Colberg par de nombreuses désertions, car ses soldats ne veulent pas combattre les Prussiens, leurs alliés de la veille. En revanche, les Hessois sont les derniers à abandonner Napoléon en 1813, et ne se séparent de la Grande Armée qu’à Erfurt, sur ordre de l’Empereur. 31 Concrètement, l’emploi des contingents alliés évolue au fil des années. En 1805, numériquement peu importantes, ces troupes servent d’auxiliaires dans les manœuvres

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de théâtre orchestrées par Napoléon, puis dans le dispositif d’ensemble du temps de paix. Le tournant intervient en 1809. Une partie des unités françaises étant en Espagne, l’Empereur se voit contraint d’utiliser les régiments de la Confédération en première ligne. Les corps allemands manœuvrent et combattent dès lors pleinement aux côtés des détachements français ou italiens, cette tendance ne faisant que s’accentuer en 1812. 32 L’usage proprement militaire des contingents extranationaux ou alliés se double, on l’a vu, de préoccupations géopolitiques. Ainsi, le régiment de La Tour d’Auvergne est partiellement encadré par des officiers nobles qui ont combattu la République. Celui de chevau-légers belges, mis sur pied en 1806, reçoit des officiers issus de familles nobles qui n’ont jamais servi la France. C’est là une façon de rallier à l’Empire les clans de notables (au même titre que la distribution de postes dans l’administration préfectorale, la diplomatie ou la Cour), tout en étant assuré qu’après quelques campagnes, les nouveaux venus seront pleinement acceptés par l’armée 51. Le raisonnement est poussé à son extrémité lorsque les chevau-légers belges accueillent en 1807 un cinquièmeescadron, formé d’Allemands issus du duché d’Arenberg, le commandement du régiment revenant alors au duc d’Arenberg, fiancé à une cousine de l’impératrice Joséphine. Puis, après avoir pourchassé les partisans de Schill, ce corps devient, en mai 1808, le 27e chasseurs à cheval (français) qui combat en Espagne, en Saxe et en France, alimentant dès ce moment ses rangs de conscrits souvent d’origine belge ou allemande. 33 C’est cependant au sein de la Garde, vitrine de la Grande Armée, que l’on relève le plus aisément des exemples où l’aspect symbolique recouvre des préoccupations politiques. Jusqu’en 1807, son recrutement demeure exclusivement français, à l’exception de la compagnie (ou escadron selon les périodes) de mamelouks, formée en 1801 avec des auxiliaires autochtones de l’armée d’Égypte. Néanmoins, au fil des années, la proportion de soldats français, albanais ou illyriens ne cesse de croître. En 1814, seuls 18 mamelouks sont encore originaires du Proche-Orient. Ici, toutefois, l’élément étranger ne vise pas à renforcer de façon tangible le nombre de combattants. Équipés et habillés à l’orientale, ces cavaliers constituent le souvenir vivant de l’expédition militaro-scientifique qui demeure l’un des fondements de l’aura culturel du nouveau régime. Leur existence relève avant tout d’une logique de prestige, notamment lors des entrées triomphales de l’Empereur. De même, la présence du bataillon d’infanterie de la garde royale italienne au sein de la garde impériale lors de la campagne de 1805, ou encore l’intégration des unités d’élite hollandaises 52 répondent au souci de Napoléon de marquer concrètement l’appartenance politique de ces territoires à son aire de souveraineté. Le cas des deux bataillons de vélites royaux, formés de fils de militaires hollandais morts en service, d’orphelins et d’enfants trouvés, est tout aussi intéressant. Incorporés dans la Garde en janvier 1811, ils deviennent en mars le noyau du régiment des pupilles, qui accueille des adolescents tirés des hospices de l’Empire et qui finit par compter, en 1812, 9 bataillons, soit 8 000 jeunes Hollandais, Belges, Italiens, Allemands et Français, versés en partie, en 1813, dans les régiments de tirailleurs. 34 Le corps d’élite joue cependant pleinement son rôle de vecteur d’intégration avec les chevau-légers lanciers de Pologne et de Berg. Le 1er chevau-légers (polonais) est en effet intégré presque immédiatement après sa formation, alors que les capacités militaires de ses membres sont loin de justifier un tel honneur. Mais, recrutés parmi les « propriétaires ou fils de propriétaires », tenus de fournir leur cheval, leur harnachement et

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leur uniforme, ils sont issus de ce monde des notables dont l’adhésion est indispensable à la construction napoléonienne 53. Le raisonnement s’avère d’ailleurs identique quant aux chevau-légers de Berg, eux aussi composés de volontaires aisés et qui, après avoir combattu en Espagne, sont attachés à la Garde en décembre 1809. En 1812, le régiment de chevau-légers et l’escadron tatar recrutés en Lituanie obéissent à une logique analogue. Bref, dans tous les cas, l’appartenance à la Garde reflète l’importance accordée au territoire d’origine. De ce point de vue, la création des deux bataillons de vélites de Turin et de Florence répond à un schéma comparable puisque les recrues italiennes qui les composent sont encadrées d’officiers et de sous-officiers issus de la Vieille Garde. 35 La campagne de Russie, qui voit croître à la Grande Armée le poids de l’élément étranger, amène également un certain nombre de changements au sein du corps d’élite. Mais ces modifications semblent relever, dans un premier temps, de raisons fonctionnelles. Six bataillons polonais renforcent ainsi la Jeune Garde en octobre. Toutefois, l’accueil des éléments étrangers résulte essentiellement du désastre militaire. À l’issue de la retraite à l’ouest du Niémen, la division Roguet rassemble les débris de tous les régiments de la Garde en une petite unité de 7 144 combattants 54 susceptibles de manœuvrer en rase campagne et de couvrir le regroupement des autres corps d’armée. On relève ainsi dans ses rangs, à côté des survivants français, la présence de vélites de Turin et de Florence, de rescapés de la garde italienne, de l’équivalent de deux compagnies hessoises et enfin d’un détachement de 1 550 Napolitains destinés à faire nombre. 36 La reconstitution de la Grande Armée dans les premiers mois de 1813 est l’occasion de fusions. Les deux nouveaux régiments de grenadiers à pied intègrent les combattants français et hollandais des trois régiments partis en Russie. Les deux régiments de lanciers polonais n’en forment plus qu’un, qui accueille également l’escadron tatar. Enfin, les lanciers hollandais sont renforcés des dragons de la garde de Paris et de 500 vieux soldats issus des régiments français 55. Il faut toutefois attendre la deuxième campagne de Saxe (août-octobre 1813) pour relever véritablement un processus d’internationalisation de la Vieille Garde, la seule qui ait réellement valeur de symbole. Une deuxième division d’infanterie de Vieille Garde est en effet créée, qui comprend, à côté de régiments français, les vélites de Turin et de Florence, un bataillon polonais (organisé le 14 septembre, pratiquement détruit fin octobre) et les « Leibgrenadier » saxons. Bref, l’Empire à son déclin s’efforce de promouvoir son image multinationale.

Vers une quasi-disparition des unités étrangères

Atermoiements et trahisons (janvier-octobre 1813)

37 L’ouverture de la campagne de Russie avait marqué quantitativement l’apogée du recours aux unités alliées, notamment avec la présence des contingents prussien et autrichien. Néanmoins, Napoléon s’appuie essentiellement, pour la prise de Moscou (qu’il espère décisive), sur les corps français, franco-italien et polonais, confiant aux troupes allemandes, prussiennes et autrichiennes, mêlées à des unités françaises, les lignes de communication et les ailes du dispositif général. Il use ainsi ses forces nationales, en qui il a pleine confiance, sans profiter de l’indéniable charisme qu’il exerce cependant sur les formations alliées, notamment celles de la Confédération. La

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retraite de Moscou au Niémen modifie fondamentalement la donne. Dès la fin décembre, les Prussiens signent une convention de neutralité avec les Russes, avant de rejoindre leurs rangs quelques semaines plus tard. De leur côté, les Autrichiens agissent comme une puissance neutre à partir du 30 janvier 1813. Tandis que les débris de l’armée française mènent vaille que vaille la manœuvre retardatrice qui les conduit sur l’Elbe à la mi-avril 1813, l’Empereur, désireux de reprendre les opérations au printemps, reconstitue depuis Paris de nouvelles forces avec toutes les ressources disponibles, unités tirées de France, d’Italie, d’Espagne ou des Provinces illyriennes et, surtout, conscrits nouvellement levés. Confrontés au même désastre, les royaumes d’Italie et de Naples, mais également les États de la Confédération mènent une démarche analogue et connaissent des difficultés identiques à celle de la France (notamment quant à la cavalerie et aux trains car la demande en chevaux excède les possibilités immédiates de remonte), malgré le retour d’Espagne d’une partie de leurs cadres expérimentés. À cela s’ajoute souvent un attentisme certain devant les vacillements de la puissance française. Dès janvier 1813, des mouvements séditieux agitent le royaume de Westphalie, les grands-duchés de Francfort et de Berg. Le 25 mars, la Russie proclame la dissolution de la Confédération du Rhin, sa déclaration recevant un large écho dans les États allemands travaillés par les sociétés patriotiques. Puis le Mecklembourg-Schwerin, délivré de la tutelle napoléonienne par le recul français, se range aux côtés de la coalition. La Bavière entame quant à elle des négociations officieuses avec les coalisés et éloigne ses troupes du théâtre d’opérations, tandis que le royaume de Saxe rejoint le camp des neutres le 20 avril. Le Danemark, enfin, tout en négociant avec l'Angleterre et la Russie, attend que se clarifient les données du problème. L'Empire lui-même est touché par des émeutes en Hollande, dans les départements belges et surtout dans la région de Hambourg, dont la garnison doit se replier sur Brême.

38 L’on conçoit, dans ces conditions, que la participation des divers États liés à l’Empire se réduise 56. La Grande Armée comptait, en juin 1812, 322 167 soldats alliés pour un effectif total de 678 080 hommes. Au 25 avril 1813, les troupes en mesure d’entrer en campagne représentent seulement 200 360 combattants potentiels, dont 23 474 alliés. Bref, tant en valeur absolue que relative, la contraction des renforts étrangers, en termes d’effectifs, s’avère patente. Par ailleurs, leur répartition interne a profondément évolué. Le royaume d’Italie se taille désormais la part du lion (67,1 % des forces alliées contre 7,9 % en juin 1812). Par contrecoup, la participation de la Confédération décroît dans des proportions comparables (27,7 % contre 69 % en 1812). Enfin, des puissances souveraines alliées n’entrant pas, contrairement à la Confédération, dans le cadre d’accords militaires stricts, seuls demeurent le Danemark, l’Autriche et la Prusse ayant désormais quitté le camp français. La composition des armées d’Espagne, en revanche, ne fait pas l’objet de modifications majeures, même si les unités étrangères diminuent légèrement, par suite de la perte d’un certain nombre d’officiers, sous-officiers et soldats expérimentés rappelés dans leurs États d’origine pour encadrer les nouvelles recrues. De même, l’on ne relève aucun changement d’importance dans le système défensif de l’Italie et des Provinces illyriennes. 39 Les victoires de la première campagne de Saxe permettent à Napoléon de recouvrer le contrôle des territoires allemands, et donc l’apport confédéré. Si bien qu’au 15 août 1813, à la rupture de l’armistice de Pleiswitz, la Grande Armée aligne 53,5 divisions d’infanterie et 331 escadrons de cavalerie, dont respectivement 10 et 120

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sont formés de contingents alliés 57. Toutefois, le système commence à se gripper, y compris pour les unités extranationales 58. Puis les défaites de la seconde campagne de Saxe amènent le retrait progressif des États confédérés. La Bavière signe un armistice séparé le 17 septembre et les Saxons changent de parti en pleine bataille, à Leipzig. Contraint de retraiter jusqu’à Erfurt, Napoléon, qui a désormais perdu tout contrôle sur l’Allemagne, libère les derniers contingents de la Confédération avant de s’ouvrir un chemin jusqu’au Rhin, en battant les Bavarois qui tentaient de lui couper la route. Lorsque les débris de la Grande Armée atteignent Mayence, au tout début de novembre, ne demeurent aux côtés de l’armée française, en termes de contingents alliés, que les Polonais et les Italo-napolitains 59.

Licenciement partiel et réorganisation des troupes étrangères (novembre 1813-janvier 1814)

40 Dans la mesure où les aires de recrutement des unités alliées et des corps extranationaux de l’armée impériale se recoupent en partie, la question des contingents étrangers forme un tout. À cet égard, l’échec de la seconde campagne de Saxe simplifie en quelque sorte la situation. La construction territoriale napoléonienne ressemble alors, dès novembre 1813, à une forteresse assiégée. Outre la protection de l’Italie et de l’Illyrie, il convient désormais d’organiser au niveau des Pyrénées une ligne de résistance avec l’armée d’Espagne qui, bousculée en juin à Vittoria, a échoué en octobre dans sa tentative de contre-offensive et définitivement perdu le contrôle de la péninsule Ibérique. Or ses troupes comptent encore 4 999 militaires de la Confédération 60, 509 officiers, 9 647 sous-officiers et soldats espagnols du roi Joseph 61 et enfin les contingents italien et napolitain (9 000 hommes environ) 62. Mais l’évolution récente de la situation diplomatique a profondément modifié le statut d’une partie de ces combattants, au point d’amener Napoléon lui-même à formuler ce constat 63 : « Nous sommes dans un moment où nous ne devons compter sur aucun étranger. Cela ne peut que nous être extrêmement dangereux.»

41 Renvoyant immédiatement les formations italiennes et napolitaine précédemment à la Grande Armée et en Espagne dans la péninsule italienne pour en renforcer la défense, l’Empereur entreprend de régler globalement la question des alliés par le décret du 25 novembre 1813 64, dont l’article 16 prescrit que « les troupes westphaliennes, ainsi que celles de Bade, de Würzbourg, de Francfort et de Nassau qui sont à l'armée d'Espagne, seront désarmées et envoyées dans l'intérieur comme prisonnières de guerre ». Mais les réactions du commandement français s'avèrent trop lentes et, dans la nuit du 10 au 11 décembre, trois bataillons de la Confédération désertent à l'ennemi 65. Les articles 10 et 11 suppriment quant à eux les unités espagnoles, dont les soldats sont désormais prisonniers de guerre ou versés dans les bataillons de pionniers, à l’exclusion des cadres et soldats français de l’ex-garde royale et du régiment Joseph-Napoléon qui rejoignent les forces impériales. Les Portugais, enfin, (un bataillon d’infanterie et un dépôt de cavalerie) 66 connaissent un sort identique. 42 Le décret du 25 novembre aborde également le cas des corps hors-ligne de l'armée française. Le régiment d'Illyrie est supprimé, les Français, Polonais et Irlandais qui y servaient rejoignant l'infanterie impériale, les Illyriens et Allemands, les bataillons coloniaux. De leur côté, régiments et bataillons étrangers sont restructurés. Russes, Allemands, Suédois et, d'une manière plus générale, tous les militaires dont la patrie

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d'origine est en guerre avec la France, sont versés dans les bataillons de pionniers. Parallèlement, Français, Irlandais, Polonais et Italiens, passant d'un corps à un autre, constituent trois régiments susceptibles d’être complétés de conscrits de la classe 1815. 43 Restent les formations organisées par nationalité, qui font l’objet de solutions diverses. La situation des Suisses demeure inchangée. En revanche, l’Empire, ayant perdu le contrôle des Provinces illyriennes, réduit le 6 novembre 67, le régiment albanais à deux bataillons (au lieu des six théoriques), et forme à Corfou un dépôt de réfugiés albanais, Paris prenant en charge les débours à raison d'un franc par jour pour tout homme ou enfant mâle de plus de dix ans, de soixante centimes pour un garçon de moins de dix ans et de cinquante centimes seulement pour les femmes et filles. Les unités croates présentes en France ou en Italie sont quant à elles désarmées et transformées en bataillons de pionniers 68. Napoléon précise cependant, à propos des Illyriens, que « s'il est de ces jeunes gens qui veuillent entrer au service, abandonner leur pays et qui parlent français et paraissent attachés à la cause de la France, on peut les employer dans les régiments français » 69. 44 Les restrictions affectant les troupes de Berg se révèlent moins dures que pour le reste de la Confédération, eu égard à la situation particulière du grand-duché. Au 1er novembre 70, la France abritait deux bataillons de guerre, une compagnie d’artillerie régimentaire et deux dépôts (l’un d'infanterie, l’autre de cavalerie). Les unités présentes à la Grande Armée, en revanche, n’existent plus, tandis que la caserne de Düsseldorf est vide car tous les hommes sont « retournés tranquillement chez eux » 71. Si bien que, le 20 novembre, est créé avec les présents un régiment d'infanterie à deux bataillons, montures et équipements de cavalerie étant cédés à la Garde 72. 45 Les Polonais ont, de leur côté, connu un destin particulier. Bousculée en février- mars 1813 par l’avance russe, l’armée du grand-duché a transité par le territoire autrichien (neutre) et rejoint l’Empereur seulement au moment de l’armistice, en juin. Ses 12 000 hommes 73, répartis en quelques grandes unités 74, sont ensuite de tous les combats. Regroupés sur le Rhin en novembre, coupés de leur pays d’origine, les survivants représentent désormais un stock fini (au sens démographique et mathématique du terme). Incorporés dans l’armée française, ils servent dès lors au sein de la Garde (1er chevau-légers et 3e régiment d’éclaireurs), de la ligne (8e chevau-légers renforcé des rescapés du 7e, supprimé) ou du corps polonais organisé, à l’exemple de l'ancienne légion de la Vistule, comme une véritable armée en réduction (2 bataillons d’infanterie, 4 escadrons de lanciers, 5 compagnies d’artillerie, 1 compagnie de sapeurs) 75. 46 Globalement, les décisions de novembre et décembre 1813 aboutissent à définir trois statuts différents. La plupart des anciennes troupes alliées (essentiellement espagnoles) sont désormais prisonnières de guerre, au même titre que les combattants ennemis capturés lors des opérations antérieures. Une autre partie, ainsi que les corps hors- ligne de l’armée impériale dont la fidélité n’était pas assurée (les Croates par exemple), a été désarmée et transformée en bataillons de pionniers (organisés militairement et toujours soldés par Paris). Mais ces solutions palliatives n’ont pu être appliquées au sein des garnisons assiégées d’Allemagne, si bien que les troupes d’origine étrangère (Espagnols, Croates ou Allemands de l’ex-Confédération) créent d’énormes problèmes aux gouverneurs des places jusqu’à leur sortie plus ou moins négociée. Par ailleurs, sur le territoire français, l’ensemble des unités alliées désarmées et des prisonniers de guerre forme une masse de 120 000 hommes 76 susceptibles de créer des troubles

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(comme le démontrera la mutinerie des Croates du 2e bataillon colonial à Bastia en avril 1814) 77. D’où la mise en place de sévères mesures de sûreté et de surveillance à un moment où il importe de rassembler toutes les ressources du pays pour faire face à l’invasion. 47 Ce qui reste des corps hors-ligne, restructurés au cas par cas et dispersés sur l’ensemble des théâtres d’opérations, équivaut numériquement à un petit corps d'armée dont la fidélité n'est pas réellement sujette à caution, mais dont les effectifs réduits ne sauraient suppléer la faiblesse des forces impériales 78. Bref, aux premiers jours de 1814, du Rhin aux Pyrénées, opèrent seulement des troupes françaises augmentées de quelques unités étrangères au service direct de Napoléon (représentant un peu moins de 5 % de l’effectif total) 79, tandis que le royaume d'Italie continue, tout à fait logiquement, à être défendu par une armée franco-italienne (sans participation du contingent napolitain puisque Murat a entamé un rapprochement diplomatique avec l’Autriche, et donc la coalition.). 48 Par ailleurs, fait nouveau, la fiabilité des conscrits doit être mesurée à l’aune de leur origine géographique. Si bien que l’Empereur prend, dès novembre 1813, un certain nombre de mesures préventives, en liaison avec la perte de contrôle des départements hollandais et belges. Le 25, il ordonne d'ôter des 12e et 13e voltigeurs en marche pour Bruxelles« tous les Belges et les Hollandais qui se trouveraient dans ces deux régiments » 80. Quelques jours plus tard, un décret 81 enjoint de démonter, désarmer et emprisonner « tous les gardes d'honneur de la 32e division militaire et de la Hollande ». Notables ou fils de notables, ils permettront (du moins l’espère-t-on) de répondre des Français arrêtés et retenus dans ces mêmes territoires par les pouvoirs insurrectionnels. En fait, à un moment plus que jamais critique, Napoléon est contraint de recourir seulement aux vieilles provinces, à l'exclusion de ses propres annexions (hormis bien évidemment l’Italie).

En guise de conclusion

49 La chute de l’Empire entraîne une certaine normalisation. Les unités étrangères (de même que la plupart des conscrits originaires des départements rattachés à la France depuis 1792) regagnent leur pays d’origine 82. La première Restauration conserve toutefois quatre régiments étrangers 83 ainsi que les Suisses augmentés des unités recréées au sein de la Maison militaire du Roi 84 (que l’Empereur supprimera en mars 1815 85, démontrant là que le recrutement étranger demeure tributaire des évolutions politiques intérieures ou extérieures). Revenu au pouvoir lors des Cent- Jours, Napoléon rappelle les soldats démobilisés et accueille un certain nombre de volontaires extranationaux qui, mêlés aux unités étrangères existantes, forment finalement huit « régiments étrangers » au recrutement relativement homogène 86.

50 La campagne de 1815 voit s’affronter des soldats qui, dans un passé récent, combattaient côte à côte. Les troupes françaises se heurtent notamment aux unités belges ou à celle de Nassau. Après Waterloo, dès septembre 1815, la seconde Restauration réorganise (en la réduisant encore) l’armée française. Elle licencie à cette occasion les régiments étrangers (remplacés par la seule légion de Hohenlohe) 87 et renforce le recrutement des Suisses qui forment désormais le quart de l’infanterie de la garde royale 88. Waterloo marque également l’entrée dans le XIXe siècle, celui des États- nations où la part des soldats étrangers devient minoritaire, voire disparaît

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complètement des organigrammes militaires des divers pays. En France, la monarchie de Juillet (qui vient de remplacer la Restauration) licencie les troupes suisses dès le 11 août 1830, transforme le régiment de Hohenlohe en 21e régiment d’infanterie légère le 5 janvier 1831 et crée finalement, le 10 mars suivant, la Légion étrangère, destinée à accueillir l’ensemble des volontaires extranationaux désireux de servir dans l’armée française. 51 Rétrospectivement, la participation de contingents non-français à l’effort de guerre napoléonien pose la question de la dynamique impériale, qui s’efforce de construire une nation-État selon un processus radicalement inverse de celui de l’État-nation, faute de quoi les forces centrifuges feront éclater la construction politique nouvelle. Le parallèle avec le rôle des troupes auxiliaires ou le recrutement de légionnaires gaulois ou germains dans les armées romaines vient immédiatement à l’esprit. En fait, l’armée française semble jouer un rôle intégrateur semblable à celui tenu, au niveau de la vie quotidienne, par le Code civil, le Code du commerce et les lois douanières résultant du blocus continental. De même, aux sénateurs et membres du Corps législatif issus des départements réunis répondent les officiers supérieurs ou généraux venus de ces mêmes territoires. Mais, comme dans tous les autres domaines, la défaite brise cette dynamique assimilatrice. Le recours à l’élément allié (718 000 hommes sur un peu plus de 3 millions de combattants environ, de 1800 à 1814 89, soit près d’un quart de l’effectif total sur l’ensemble de la période considérée) s’avère de son côté un véritable marqueur de la puissance géopolitique de la France (dont les postures de force ou de faiblesse se traduisent à l’aune des contingents étrangers). Les efforts unificateurs de Napoléon se heurtent ici à l’idée antagoniste de nationalité, qui finit par l’emporter, tant parmi ses adversaires déclarés que dans l’Allemagne de la Confédération, traduisant ainsi la nouvelle donne géopolitique issue des bouleversements sociaux de la Révolution.

BIBLIOGRAPHIE

Sources manuscrites

Archives nationales (AN) :

- Série AF IV, cartons no 711, 723, 824, 828, 829, 835, 837, 838, 839, 1119, 1173, 1185, 1650, 1651-B.

- Série AF* IV, registres no 863, 879, 880, 1563, 1577, 1578.

Service historique de la Défense, département de l’armée de Terre (SHD/DAT) :

- Série C2, cartons no 564, 604, 700, 706, 708.

- Série C2*, carton no 679.

- Série C6, carton no 6.

- Série XL, cartons no 30 et 34.

- Série 1 M, carton no 2121.

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Sources imprimées

- Bulletin des Lois, Paris, Imprimerie nationale, 1794-1931.

- Correspondance de Napoléon Ier publiée par ordre de Napoléon III, Paris, Imprimerie impériale, 32 tomes, 1858-1869.

- Notice historique sur l’organisation de l’armée depuis la Révolution jusqu’à nos jours, Paris, Imprimerie nationale, 1902.

Bibliographie

- BARDIN (E.), Dictionnaire de l’armée de terre ou recherches historiques sur l’art et les usages militaires des Anciens et des Modernes, Paris, Corréard, 1851.

- BÉLY (L.) (dir.), Dictionnaire de l’Ancien Régime, Paris, PUF, 1996.

- BOUDON (J.-O.), La France et l’Europe de Napoléon, Paris, A. Colin, 2006.

- BRUN (J.-F.), L’économie militaire impériale à l’épreuve des guerres de la VIe coalition (1812-1814), thèse de doctorat, Clermont-Ferrand, 1992.

- BRUN (J.-F.), « L’échec des colonies militaires françaises (1809-1813) », Revue historique des armées, n° 248, 3/2007, p. 42 à 59.

- CHAPPEY (J.-L.) et GAINOT (B.), Atlas de l’Empire napoléonien 1799-1815, Paris, Ed. Autrement, 2008.

- CORVISIER (A.) (dir.), Histoire militaire de la France, 4 tomes, Paris, PUF, 1992-1994.

- Dictionnaire militaire, encyclopédie des sciences militaires, 3 tomes, Paris, Berger-Levrault, 1898-1910.

- FIEFFÉ (E.), Histoire des troupes étrangères au service de France, depuis leur origine jusqu’à nos jours, et de tous les régiments levés dans les pays conquis sous la Première République et l’Empire, 2 vol., Paris, Dumaine, 1854.

- PIGEARD (A.), Dictionnaire de la Grande Armée, Paris, Tallandier, 2002.

- TULARD (J.), Le Grand Empire, Paris, A. Michel, 1982.

- TULARD (J.) (dir.), Les empires occidentaux : de Rome à Berlin, Paris, PUF, 1997.

- TULARD (J.) (dir.), Dictionnaire Napoléon, Paris, Fayard, 1999.

NOTES

1. BÉLY (L.) (dir.), Dictionnaire de l’Ancien Régime, article « Mercenaires », p. 818. 2. On compte dans l’infanterie 12 régiments étrangers (allemands, irlandais, liégeois), auxquels s’ajoutent les 4 bataillons de gardes suisses de la Maison militaire du roi et les 11 régiments suisses de l’armée royale, soit au total 50 bataillons d’infanterie (Dictionnaire militaire, p. 2430). 3. D’où la définition du général Bardin : « Corps étrangers : sorte de corps régimentaires considérés ici comme un composé d’auxiliaires prêts à combattre pour la cause du gouvernement qui les paye. » (Dictionnaire de l’armée de terre, t. 2, p. 1670). 4. BARDIN (E.), Dictionnaire de l’armée de terre, t. 2, p. 1670. 5. Fort logiquement, la défense de la communauté nationale apparaît comme une obligation. Le principe conscriptif vient de naître, son organisation définitive n'intervenant toutefois qu'avec la loi Jourdan-Delbrel du 19 fructidor an VI (5 septembre 1798) qui, s’appuyant sur l’article 9 de

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la Déclaration des devoirs du citoyen et l'article 286 de la Constitution, affirme (titre premier, article premier) que « tout Français est soldat et se doit à la défense de la patrie ». 6. Les unités suisses (au même titre que le Royal-Liégeois) sont dissoutes car on les suspecte d’esprit contre-révolutionnaire. 7. Le 1er août 1792 est votée une loi permettant de créer une légion franche étrangère composée d’infanterie, de cavalerie et d’artillerie, recrutant essentiellement des volontaires hollandais. 8. Voir annexe no 1. 9. Voir annexe no 1. 10. Le Consulat et à l’Empire ont levé près de 2 millions de conscrits (contre 52 000 engagés volontaires environ de 1800 à 1815). 11. La chronologie des annexions territoriales s’établit ainsi : 09-03-1801, réunion officielle des 4 départements de la rive gauche du Rhin ; 11-09-1802, réunion du Piémont (6 départements) ; 04-06-1805, réunion de Gênes et de la Ligurie (4 départements) ; 24-05-1808, réunion de Parme, Plaisance et de la Toscane (3 départements) ; 25-12-1809, organisation des Provinces illyriennes ; 17-02-1810, réunion des États pontificaux (2 départements) ; 16-03-1810, réunion des territoires hollandais situés au sud du Waal ; 09-07-1810, réunion du royaume de Hollande (6 départements) ; 10-12-1810, réunion des villes hanséatiques, d’une partie du royaume de Westphalie et du grand-duché d’Oldenbourg (5 départements) ; 10-12-1810, réunion de la République du Valais (1 département) ; 13-12-1810, sénatus-consulte portant le nombre des départements de l’Empire à 130 ; 26-01-1812 réunion de la Catalogne (4 départements). 12. Voir annexe no 1. 13. Si l’on ôte du total des troupes étrangères les 20 000 Illyriens, Croates et Albanais issus de territoires rattachés à l’Empire (Provinces illyriennes, îles ioniennes). 14. La péninsule italienne est entièrement sous l’emprise française par le biais des départements français d’Italie, du royaume d’Italie dont Napoléon est le souverain, et enfin du royaume de Naples, dirigé par son frère Joseph puis son beau-frère Murat. De leur côté, les Provinces illyriennes constituent une véritable marche militaire face à l’Autriche et à l’Empire ottoman. La France a également établi sur ses frontières orientales et septentrionales un glacis protecteur d’États-tampons (Confédération helvétique et Confédération du Rhin). Enfin, plus à l’est, le grand-duché de Varsovie représente à la fois un avant-poste et une base d’opérations potentielle contre la Russie ou la Prusse. 15. Un courrier de Napoléon à Talleyrand est parfaitement révélateur à cet égard : « Monsieur le Prince de Bénévent, il est nécessaire que M. de Hohenzollern [le prince de Hohenzollern-Hechingen qui, d’après les traités, devait fournir un contingent de 93 soldats intégrés aux troupes de Nassau] forme une compagnie de 140 dragons à cheval, tous Allemands. Comme tous les efforts qu’il fera ne sont pas d’accord avec ses moyens, vous lui direz qu’en secret je lui donnerai le subside nécessaire. Vous lui ferez connaître que mon motif réel est de fournir à la maison de Hohenzollern les moyens de se montrer dans cette circonstance. » (Correspondance de Napoléon Ier, lettre no 10 857 du 22 septembre 1806). 16. SHD/DAT, 1 M 2121. 17. CORVISIER (A.) (dir.), Histoire militaire de la France, t. 2, p. 319. 18. Les campagnes victorieuses de 1805-1807 permettent de mettre sur pied la Confédération du Rhin, ce qui équivaut à remplacer en Allemagne l’influence autrichienne par l’influence française. 19. L’armée du royaume d’Italie passe de 27 000 hommes en 1805 à 47 000 en 1808. Outre la défense territoriale du royaume, ses unités fournissent les troupes de campagne qui assurent la protection des Provinces illyriennes et des îles ioniennes, combattent en Espagne ou entrent dans la composition de l’armée d’Italie en 1809, du 4e corps d’armée en 1812, du corps d’observation d’Italie en 1813-1814. 20. L’armée du Rhin, sous les ordres du maréchal Davout, représente au 18 octobre 1808 (y compris les villes hanséatiques confiées plus particulièrement au maréchal Bernadotte)

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94 448 soldats français, 7 803 soldats hollandais, 3 274 soldats polonais et 1 992 soldats saxons, auxquels il convient d’ajouter 20 121 Polonais et 4 215 Saxons stationnés dans le grand-duché de Varsovie. L’ensemble forme un dispositif de défense sur lequel Paris a directement autorité (SHD/DAT, C2 664). 21. AN, AF* IV 863. Les livrets d’appel révèlent que plusieurs unités françaises (9 e, 13e, 35e, 53e, 84e, 92e, 106e régiments d’infanterie de ligne, 2e régiment d’artillerie à pied, 4e régiment d’artillerie à cheval, 7e bataillon bis du train d’artillerie ainsi qu’une compagnie d’ouvriers d’artillerie), alimentées par des conscrits des divers départements de l’Empire, ont leur dépôt (leur « garnison-mère » en quelque sorte) à l’intérieur du royaume d’Italie. 22. SHD/DAT, C2 604 (appels de la Grande Armée du 25 fructidor an XIII – 14 septembre 1805 et du 15 vendémiaire an XIV – 7 octobre 1805), C2* 679 (appel des armées d’Allemagne et d’Italie réunies du 15 septembre 1809), C2 700 (appel de la Grande Armée du 15 juin 1812). 23. Qui promeut toujours une idéologie différente de celle de l’Europe d’Ancien Régime. 24. Cet exemple de passage d’un recrutement homogène à un recrutement hétérogène n’est pas unique puisque c’est également le cas de la légion portugaise, ce qui prouve à l’évidence que les modes de recrutement s’adaptent au poids des circonstances. 25. Cette application se faisant progressivement. Ainsi, par exemple, le sénatus-consulte du 3 février 1811, qui met en activité 80 000 conscrits de 1811, prescrit également la levée de 1 000 conscrits de 1810 dans les départements de Rome et du Trasimène issus de l’annexion des États pontificaux en 1810 (Bulletin des lois, 1811). 26. Voir annexe no 4. 27. L’annexion du Piémont datant de septembre 1802. 28. Le 11 e léger est formé le 28 février 1811 à partir de quatre unités de volontaires issus de territoires plus ou moins récemment français, et dont l’existence concrétise cette phase de transition : le bataillon corse, le bataillon valaisan, les tirailleurs du Pô et le 1er bataillon de la légion du Midi (piémontaise). Le dépôt de ce régiment est quant à lui fixé à Wesel (sur le Rhin). 29. Ce qui permet de résoudre un problème de recrutement. Dès janvier 1802, le Consulat avait en effet transformé les légions « grecque » et « cophte » en un « bataillon des chasseurs d’Orient » (ou « bataillon des chasseurs à pied grecs »), cantonné à Toulon. À partir de 1806, cette unité tient garnison à Raguse, afin de faciliter le recrutement de volontaires albanais. 30. Mise sur pied en 1810, cette unité reçoit un encadrement composite. Les régiments croates fournissent ainsi une partie des sous-officiers, tandis que le corps des officiers est formé d’un tiers de Français et de deux tiers de Belges ou de militaires précédemment au service de l’Autriche. 31. B RUN (J.-F), « L’échec des colonies militaires françaises (1809-1813) », Revue historique des armées, no 248. 32. Sachant que les appellations demeurent trompeuses par rapport au volume habituel des unités françaises. Ainsi le bataillon septinsulaire compte seulement 88 militaires (dont 20 officiers !), les chasseurs à cheval ioniens, 4 officiers et 60 sous-officiers ou cavaliers (appel du 1er janvier 1813, AN, AF*IV 863). 33. AN, AF*IV 863. 34. AN, AF*IV 863, livret d’appel du 1er janvier 1813. 35. Hormis la fonction de colonel général, sinécure rémunératrice reprise de l’Ancien Régime, qui consiste à commander les troupes suisses stationnées à Paris et à surveiller les autres régiments affectés sur le reste du territoire. Cet emploi sera tenu par les maréchaux Lannes, de 1807 à 1809, puis Berthier, de 1809 à 1814. 36. AN, AF IV 1119. 37. Ce qui amènera, notamment à Baylen, en 1808, les Suisses de l’Empire (pantalon blanc, veste rouge) à combattre les Suisses du camp espagnol (pantalon blanc, veste bleue). Cette affaire représente un cas de figure totalement inédit, les accords signés entre cantons et États

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« employeurs » prévoyant explicitement un véritable « droit de retrait », afin d’éviter les affrontements fratricides entre mercenaires suisses. 38. Ce qui n’est pas une innovation. En novembre 1793, en effet, la légion franche étrangère créée l’année précédente (voir note 7) avait été transformée en 31e demi-brigade d’infanterie légère et 13e régiment de chasseurs à cheval de l’armée française. 39. Au début de l’année 1812, l’armée du grand-duché est composée de 17 régiments d’infanterie (54 bataillons), 16 régiments de cavalerie (64 escadrons), 2 régiments d’artillerie, ainsi que des unités de train et du génie nécessaires. 40. Le 1er lanciers entre dans la garde impériale dès 1807, les 7e et 8e chevau-légers sont mis sur pied en 1811 avec les escadrons de la légion de la Vistule. 41. L’armée lituanienne devait, à terme, comprendre 6 régiments d’infanterie, 4 régiments de cavalerie, 2 bataillons de garde nationale et une gendarmerie. Mais, au moment du repli de la Grande Armée, n’ont été mis sur pied qu’un régiment d’infanterie, le régiment de lanciers de la Garde et l’escadron tatar. 42. AN, AF IV 1185. Le régiment Joseph-Napoléon représente environ 3 100 hommes au début de l’année 1813. 43. L’afflux de captifs espagnols conduit Napoléon à créer, par le décret du 23 février 1811, 30 bataillons de pionniers (composés de prisonniers de guerre) qui seront employés, pour moitié, à des travaux de fortification, pour l’autre moitié directement par les Ponts et Chaussées. Puis, en avril 1811, sont formés 8 nouveaux bataillons « pour les travaux maritimes des ports, bassins et rades ». Comme le prévoit par ailleurs l’arrêté du 13 floréal an VII (3 mai 1799), les pionniers reçoivent la moitié de la solde des unités françaises (sachant qu’ils sont susceptibles de compléter ce « fixe » par les gains obtenus en tant que travailleurs). Enfin, en 1811, une compagnie de pionniers et une compagnie de vétérans sont organisées, pour recevoir les militaires du régiment Joseph-Napoléon, renvoyés pour indiscipline ou trop âgés pour assurer un service de guerre. 44. Lord Beresford recrée, à partir de 1808, une armée portugaise dont les forces actives comptent 108 000 hommes en 1812. BARDIN (E.), Dictionnaire de l’armée de terre, t. 3, p. 3543. 45. L’élément portugais devenant même minoritaire puisque les 2 817 militaires qui gagnent la France sont mêlés, à partir de février 1809, à 4 503 non Portugais. PIGEARD (A.), Dictionnaire de la Grande Armée, p. 373. 46. Le cas du 11e régiment d’infanterie légère a déjà été évoqué. Mais il arrive aussi qu’une unité change progressivement de statut. Ainsi, le bataillon franc de l’île d’Elbe cesse de recruter des étrangers en 1810 au profit de conscrits français. Mais les extranationaux incorporés antérieurement continuent à servir dans ses rangs. 47. SHD/DAT, C6 6, lettre du général Bertrand, gouverneur des Provinces illyriennes, au ministre de la Guerre, 17 juin 1811. 48. C’est-à-dire les grandes unités de premier ou de second rang servant de pions de manœuvre au plan opératif. Les corps d’armée totalement ou partiellement formés par les contingents de la Confédération seront ainsi dirigés, en 1809, 1812 ou 1813 par un Français (à l’exception du contingent polonais dont la loyauté ne rend pas nécessaire une telle précaution). 49. Stettin, Cüstrin, Glogau, et bien évidemment Dantzig. 50. Mais il existe également l’exemple inverse. Le royaume d’Espagne de Joseph Bonaparte met ainsi sur pied, en 1812, un régiment d’infanterie, le Royal-Étranger, au recrutement international, mais dont le noyau est formé d’ex-prisonniers de guerre français issus de l’armée du général Dupont, qui avaient capitulé à Baylen en 1808 et que Napoléon, pour cette raison, ne veut plus voir sous ses drapeaux. 51. Ce qui n’avait pas été le cas avec les gendarmes d’ordonnance, rapidement dissous car ils rappelaient trop aux vétérans des guerres révolutionnaires les corps privilégiés de la Maison du Roi. 52. Voir annexe no 4.

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53. Autre exemple de cette implication forcée des notables, les gardes d’honneur, levés à partir d’avril 1813 parmi les élites de l’Empire ou leurs fils, et qui, tenus de s’équiper et de se monter à leurs frais, forment quatre régiments de cavalerie légère qui combattent effectivement lors de la deuxième campagne de Saxe puis s’illustrent en 1814 « à la suite » de la garde impériale. 54. AN, AF IV 1651-B, rapport d’Eugène de Beauharnais du 10 février 1813. 55. AN, AF IV 1173, décision du 4 mars 1813. 56. B RUN (J.-F.), L’économie militaire impériale à l’épreuve des guerres de la VIe coalition (1812-1814), thèse de doctorat d’histoire, p. 780 et 781. 57. B RUN (J.-F.), L’économie militaire impériale à l’épreuve des guerres de la VIe coalition…, p. 905, 920 et 921. 58. SHD/DAT, C2 706 et C2 708, les prévisions du 15 avril 1813 envisageaient en effet la participation, au sein du corps d’observation d’Italie, de 12 bataillons et 2 compagnies d’artillerie issus des régiments étrangers, et de 4 bataillons croates. Mais, au 15 août, seuls 3 bataillons étrangers et 2 bataillons croates ont pu être réunis. 59. Les princes allemands rejoignent progressivement la coalition par le biais de traités d’alliance conclus essentiellement en octobre et novembre 1813 (3 octobre pour la Bavière, 24 novembre pour le duché de Saxe-Cobourg). 60. AN, AF*IV 1577, appel des armées d’Espagne au 1er novembre 1813. 61. AN, AF*IV 1577, appel des armées d’Espagne au 1 er novembre 1813 et AN, AF*IV 879, récapitulation des troupes présentes dans l’intérieur de l’Empire le 1er novembre 1813. 62. AN, AF*IV 880, cadres venant de la Grande Armée et AN, AF*IV 1577, cadres des armées d’Espagne et de Catalogne. 63. Note dictée par Napoléon au comte Daru, Saint-Cloud, 15 novembre 1813 (Correspondance de Napoléon Ier, lettre no 20 893). Ce thème sera repris dans une missive au général Clarke le 25 novembre (Correspondance de Napoléon Ier, lettre no 20 940). 64. Décret du 25 novembre 1813 (AN, AF IV 829 et Bulletin des lois, 1813). 65. AN, AF*IV 1578. 66. AN, AF*IV 879, appel du 1er novembre 1813. 67. AN, AF IV 824, décret du 6 novembre 1813. 68. Articles 8 et 9 du décret du 25 novembre 1813. 69. Lettre n o 20 987 de Napoléon au général Clarke, Paris, 8 décembre 1813, Correspondance de Napoléon Ier. 70. AN, AF*IV 879, appel du 1er novembre 1813. 71. AN, AF IV 828, témoignage du commissaire impérial de Düsseldorf, 3 novembre 1813. 72. AN, AFIV828. 73. AN, AF IV 1650. Très exactement 12 070 présents à l’appel du 29 juillet 1813. 74. Le livret d’appel de la Grande Armée, du 15 août 1813 (SHD/DAT, C2 708) indique que les Polonais sont répartis entre la Garde (7 escadrons), le 1er CA (4 bataillons, 8 escadrons, 1 compagnie d’artillerie), le 8e CA (10 bataillons, 6,5 escadrons, 8 compagnies d’artillerie) et le 4e corps de cavalerie (24 escadrons, 2 compagnies d’artillerie). 75. Décrets des 4 décembre (AN, AF IV 837), 13 décembre (AN, AF IV 837), 18 décembre (AN, AF IV 838) et 20 décembre 1813 (AN, AF IV 839). 76. Note dictée au comte Daru, Saint-Cloud, 15 novembre 1813 (Correspondance de Napoléon I er, lettre no 20 893). L’administration de la guerre avait initialement prévu d’entretenir 59 000 prisonniers de guerre en 1813 (AN, AF IV 1185). Les événements ont donc conduit à doubler ce chiffre. 77. SHD/DAT, XL 30. 78. L’ensemble se résume ainsi : régiments étrangers : 8 bataillons, 2 dépôts ; Albanais : 2 bataillons ; Grand-duché de Berg : 2 bataillons, 1 compagnie de sapeurs ; Polonais : 2 bataillons, 10 escadrons, 5 compagnies d’artillerie, 1 compagnie de sapeurs ; Suisses : 17 bataillons, 3 dépôts.

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79. Cette approximation (très exactement 4,9 %) constitue vraisemblablement une surestimation. Elle est obtenue en rapportant l’effectif théorique total des unités étrangères (33 060 hommes) à l’effectif total des armées napoléoniennes (672 841 présents) à cette époque. BRUN (J.-F.), L’économie militaire impériale…, p. 1079). 80. Lettre n o 20 943 de Napoléon au général Clarke, Paris, 25 novembre 1813, Correspondance de Napoléon Ier. 81. AN, AF IV 835, décret du 7 décembre 1813. 82. L’arrêté du 23 avril 1814 (Bulletin des lois, 1814) dissout les corps de pionniers espagnols, portugais, hollandais, croates et illyriens. Un second arrêté, du même jour, renvoie les officiers et artilleurs hollandais. Par ailleurs, l’ordonnance royale du 12 mai (Bulletin des lois, 1814) précise que « les officiers nés dans les pays qui, à la paix, ne feront plus partie de la France » seront libres de quitter l’armée française ou de continuer à y servir, ce qui sous-entend que les sous-officiers et soldats d’origine étrangère, encore présents sous les armes, demeurent dans les régiments français. Par ailleurs, 109 lanciers polonais accompagnent Napoléon à l’île d’Elbe avant de former, aux Cent-Jours, le 1er escadron du régiment de chevau-légers lanciers de la Garde qui combat à Waterloo. 83. L’ordonnance royale du 16 décembre 1814 (Bulletin des lois, 1814) réorganise les 3 régiments étrangers et crée le « régiment colonial étranger » afin d’accueillir les Espagnols et Portugais qui ont servi la France et ne peuvent (ou ne veulent) retourner dans leur pays. 84. La compagnie des Cent-Suisses et les unités de gardes suisses sont reconstituées sur le modèle de 1789. 85. Ordonnance impériale du 13 mars 1815 (Bulletin des lois, 1815). 86. Le 1 er régiment est piémontais, le 2e suisse, le 3e polonais, le 4e allemand, le 5e belge, le 6e hispano-portugais, le 7e irlandais, le 8e italien. La transformation, le 20 mai, du 1er étranger en 31e léger, qui l’assimile pleinement aux unités françaises, revêt une signification politique évidente. 87. Ordonnance royale du 6 septembre 1815 (Bulletin des lois, 1815). 88. La garde royale perd, en 1815, un certain nombre d’unités de prestige et devient un véritable corps d’armée d’élite, dont le poids croît proportionnellement au sein d’une armée française réduite. De 1815 à 1830, l’armée française compte dans ses rangs les Cent-Suisses, 6 régiments d’infanterie suisses (dont 2 dans la Garde), le régiment de Hohenlohe, ainsi que quelques militaires étrangers issus de l’armée impériale, qui servent à titre individuel au sein des légions départementales (nouvelle et provisoire appellation des régiments d’infanterie) durant les premières années de la Restauration. CORVISIER (A.), Histoire militaire de la France, t. 2, p. 435. 89. Le colonel Carles a récapitulé précisément la participation des contingents alliés : 84 800 Polonais, 121 000 Italiens, 30 000 Napolitains, 110 000 Bavarois, 66 100 Saxons, 48 700 Wurtembergeois, 52 500 Westphaliens, 29 000 Badois, 13 200 militaires du grand-duché de Berg et 60 500 issus des petits États allemands, 15 000 Espagnols, 17 000 Hollandais, 24 000 Danois, 30 000 Autrichiens et 17 000 Prussiens. Voir : CORVISIER (A.) (dir.), Histoire militaire de la France, t. 2, p. 319. L’effectif des armées françaises résulte quant à lui de l’addition des soldats issus des armées de la Révolution (350 000 environ), des 52 000 engagés volontaires et des 2 millions de conscrits levés de 1800 à 1814.

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RÉSUMÉS

Les soldats étrangers au sein des forces napoléoniennes ont été inégalement étudiés à ce jour. Le plus souvent, l’histoire particulière de leurs unités a été développée sans que l’on prenne en compte le phénomène dans sa globalité statistique. Le présent article vise à compléter les approches antérieures en approfondissant la réflexion dans une logique à la fois quantitative et structurelle. Dès lors, le thème peut être valorisé selon un double éclairage. Il convient d’évoquer les unités de l’armée française composées de non-nationaux et, parallèlement, d’aborder la question des contingents fournis par les États alliés dans le cadre du renforcement des armées impériales. Implicitement, l’engagement de ces militaires soulève un certain nombre d’interrogations qui, toutes, renvoient à une dimension stratégique de la pensée militaire de Napoléon. Ce qui revient à se demander en quoi l’intégration, dans la conduite de la guerre, d’effectifs non négligeables de soldats étrangers, de différentes nationalités, s’est inscrite dans une intention particulière de réorganisation géopolitique de l’Europe.

Foreign units in Napoleonic armies: an element of the overall strategy of the Grand Empire. Foreign soldiers in Napoleonic forces have been unevenly studied to date. Most often, the narrow history of their units has been developed without taking into account the phenomenon as part of a broader effort. This article aims to complement earlier approaches by deepening examination quantitatively and structurally. Therefore, the theme can be examined using dual viewpoints. It is proper to mention units of the French army composed of non-nationals and, simultaneously, to address the issue of contingents provided by allied states in the context of strengthening the imperial armies. Implicitly, the commitment of these military men raises a number of issues, all of which reflect a strategic dimension of Napoleon’s military thought. This amounts to asking how the integration, in the conduct of the war, of not insignificant numbers of foreign soldiers, of different nationalities, occurred within a special effort for a geopolitical reorganization of Europe.

INDEX

Mots-clés : armée impériale, Grande Armée, stratégie

AUTEUR

JEAN-FRANÇOIS BRUN

Maître de conférences d’histoire à l’université de Saint-Étienne, il est spécialiste d’histoire économique et militaire. Lieutenant-colonel de réserve, ancien auditeur de l’IHEDN, il a participé à trois reprises aux opérations extérieures au Kosovo.

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« Des enfants de la Grande Famille » ? Les compagnies de gendarmerie autochtones dans le nord de l’Espagne (1810-1813)

Gildas Lepetit

1 Dans le conflit asymétrique qui se déroule en Espagne sous le Premier Empire, le ralliement de la population est un facteur essentiel de la pacification. Nombreux ont été les officiers français à considérer les Espagnols comme des sujets égaux aux habitants de l’Empire, comme des « enfants de la Grande Famille » selon l’expression du général Buquet, inspecteur général de la gendarmerie d’Espagne 1. Pourtant, entre les afrancesados, les tenants de l’insurrection et la masse silencieuse, extrêmement majoritaire dans les premières années du conflit, l’invasion française n’a pas été uniformément perçue par les Espagnols. Là où les Français ne voient bien souvent qu’un ensemble homogène, s’entremêlent en réalité des sentiments divers et complexes allant du rejet complet au ralliement sans borne.

2 Parmi les partisans de l’occupation française, certains poussent l’engagement jusqu’à rejoindre des unités militaires nouvellement créées. Malgré l’hostilité affichée par Napoléon 2, Joseph, nouveau roi d’Espagne, tente de s’attacher une armée pour partie composée d’autochtones et créé notamment des milices civiques dans toutes les villes qu’il traverse 3. Différentes gardes et compagnies au caractère militaire affirmé sont ainsi formées dans l’ensemble de la péninsule. ²Les provinces septentrionales de l’Espagne, érigées en gouvernement militaire au début du mois de février 1810 et disposant en cela d’un statut spécifique 4, sont également concernées par cette vague de création. Fleurit ainsi une multitude de structures : gardes civiles, compagnies de fusiliers ou de gendarmerie, installées sur l’ensemble des provinces placées sous la domination directe de Paris. 3 La formation de ces nouvelles unités de gendarmerie autochtone n’est pas un acte neutre stratégiquement et politiquement. De la question de leurs statuts, de leur

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recrutement ou de leurs conditions d’emploi, dépend leur efficacité dans une guerre où le contrôle de la population s’impose comme un enjeu majeur.

Gendarmes de statut ou gendarmes de nom ?

4 Les compagnies de gendarmerie créées lors de l’occupation française, notamment dans le Vascongadas, en Aragon, en Catalogne ou en Castille, sont plus ou moins indépendantes de la gendarmerie française. Dans cette multitude de nouvelles unités, rares sont celles ayant un lien statutaire réel avec l’institution française. En réalité, exception faite de la gendarmerie cantabre mise en place par Thouvenot dans le 4e gouvernement en mars 1810, aucune autre ne peut se prévaloir d’une telle filiation. Le nom de gendarmerie est surtout un moyen de revêtir une légitimité, peut-être d’en atténuer le caractère militaire et surtout de démontrer que le temps des combats est révolu.

5 Cette absence de lien organique entre la gendarmerie française et une majorité des compagnies espagnoles est encore consolidée par la non-implication des autorités de l’Arme dans la formation de ces gendarmeries. Hormis la compagnie castillane, dont la création est confiée à un officier de l’Arme 5, les unités espagnoles ressemblent davantage à des adaptations locales de la gendarmerie de France qu’à une exportation stricte du modèle. Les gendarmeries espagnoles, le pluriel étant plus adéquat eu égard de la variété des statuts, sont donc issues de la volonté personnelle d’un général en chef et donc totalement déconnectées des autorités centrales françaises. Il est somme toute malaisé de trouver des points communs à l’ensemble de ces unités. Rien dans l’organisation, dans les effectifs, dans les tenues ou dans les appointements n’a d’uniformité. Du point de vue des soldes, par exemple, la gendarmerie aragonaise perçoit une rémunération moindre que son homonyme française, alors que les futurs gendarmes castillans sont pour cette matière assimilés à leurs homologues nationaux 6. 6 Les disparités entre gendarmeries française et espagnoles apparaissent encore plus profondes quand on s’intéresse à l’emploi des unités. L’exemple de la gendarmerie aragonaise est en cela révélateur. Comme l’écrit le commissaire des guerres Perrin en décembre 1811, les compagnies de gendarmes aragonais « seront non seulement employées à maintenir la police, à la poursuite des brigands, vagabonds, déserteurs et autres mauvais sujets préjudiciables à la tranquillité publique ; mais encore à celle des contrebandiers, et quand elles feront des captures, elles les conduiront dans les douanes, où, en présence du commandant, d’un bas officier, et d’un gendarme du détachement qui s’en sera emparé, l’estimation sera faite et la moitié de la valeur lui sera adjudiquée conformément à ce qui est prescrit dans les règlements à ce sujet » 7. L’investigation, attribution des gendarmes en France, semble donc absente du service des unités aragonaises. Seul l’aspect maintien de la tranquillité publique est avéré. 7 Ainsi, ces unités supplétives appelées « gendarmeries » ne sont en aucun cas les embryons d’une éventuelle gendarmerie instaurée selon le modèle français. En réalité, plus qu’un statut, l’emploi du terme « gendarme » apparaît comme une commodité et un abus de langage. Ces unités semblent en effet n’être que des formes particulières de gardes civiques. Pour autant, tous les supplétifs ne sont pas dans ce cas. Le général Thouvenot s’efforce quant à lui de concilier le nom et le statut lors de la création de la gendarmerie cantabre, seule unité à la filiation avec la gendarmerie française clairement établie.

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8 Tout dans la formation des gendarmes cantabres tend à les rapprocher de leurs homologues français. En mars 1810, quelques jours à peine après l’entrée des gendarmes dans la péninsule, le général Thouvenot décide d’adjoindre « vingt-cinq jeunes gens du pays à chaque escadron de gendarmerie » 8. À la même date, le même écrit à leur propos au général Buquet son intention « de leur donner le même habillement, armement et équipement qu’à [sa] gendarmerie à pied, leur faire payer la même solde et enfin de les traiter en tout de la même manière ». Seule infime différence, les auxiliaires arboreraient une « cocarde (…) moitié française moitié espagnole » 9. Le 10 avril suivant, Thouvenot leur octroie la dénomination de « gendarmerie cantabre », précisant que l’épithète « cantabre » comprenait « anciennement les pays basques français et espagnols et s’étendait sans lacune vers le centre des Asturies » 10. Ainsi, le nom même de ces nouveaux auxiliaires s’impose à l’esprit comme une continuité entre la France et l’Espagne. En octobre 1810, il demande au général Buquet de faire opérer pour les Cantabres « les mêmes retenues [sur la solde] qu’aux gendarmes de l’empire » 11. 9 Des limites organisationnelles se font cependant jour. D’une part, tous les Cantabres doivent servir à pied 12. En effet, la présence de cavalerie au sein de ces unités est désapprouvée par Thouvenot car « cela entraînerait à [sic] un surcroît de dépenses que le gouvernement de Biscaye n’est pas, en ce moment, dans le cas de supporter » 13. Le gouverneur des provinces basques prend donc le prétexte d’un manque de fonds. Pourtant, on ne peut s’empêcher de lire dans cette volonté une certaine méfiance à l’égard de cette gendarmerie « moitié française moitié espagnole » 14. D’autre part, bien que deux maréchaux des logis cantabres, Louis Vento et Raymond Barrutia, accèdent par la suite au grade de sous-lieutenant, aucun poste d’officier n’est initialement prévu 15. 10 Ainsi voit-on clairement apparaître une variété de statuts différents. Entre les gendarmes de nom, notamment aragonais, et les gendarmes cantabres, assimilés à la gendarmerie française, peu de points communs existent, exception faite de leur nationalité. Cette diversité résulte avant tout de l’aspect extrêmement local de ces créations. Aucune vision d’ensemble ne semble avoir présidé à ces formations, renforçant le sentiment d’une multiplication de milices locales plus que de l’organisation d’un ensemble cohérent, embryon d’une future gendarmerie du nord de l’Espagne. D’ailleurs, le peu d’implication de la gendarmerie française dans ces formations confirme l’éloignement des liens, mais aussi la volonté des gouverneurs de ne pas dépendre étroitement de Paris et démontre le souhait d’indépendance des autorités locales.

Un recrutement protéiforme

11 Les sources demeurent en grande partie muettes sur la composition des corps de gendarmeries espagnoles du nord de la péninsule. Certains détails de la formation sont parvenus jusqu’à nous, notamment pour ce qui concerne les gendarmes aragonais. Seuls les Cantabres nous offrent une vision plus précise de leur composition.

12 Une des constantes de ces unités est, à l’instar des bandes insurgées, l’extraction locale du personnel entrant dans leur composition. En décembre 1811, le commissaire des guerres Perrin présente cet aspect comme une obligation. En formant les unités cantabres, Thouvenot souhaite attacher aux escadrons de gendarmerie impériale « des jeunes gens du pays » 16 et rappelle avec force le principe du volontariat 17. Cette dernière condition n’est pas anodine : elle témoigne de l’intention française de ne pas créer ces

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unités par le biais d’une conscription déguisée dont l’établissement serait fort mal perçu par la population 18. En Navarre, une création semblable aux Cantabres est envisagée en février 1811, mais elle ne connaît pas de suite 19. L’obligation théorique de n’enrôler que des locaux ne résiste pas à l’étude de la réalité. Seuls deux gendarmes cantabres sur trois sont nés dans le Vascongadas et dans la province de Santander, une partie des autres provenant de régions limitrophes (Vieille-Castille, Asturies et Léon) et trois d’Italie 20. L’absence de registres matricules consacrés aux compagnies de gendarmerie aragonaise rend malaisée l’élaboration de toute conclusion définitive. Cependant, des recrutements opérés au sein des villes où se forment ces nouvelles unités sont attestés, comme à Fraga en juillet 1810 21. 13 Les données concernant les gendarmes cantabres nous permettent d’esquisser le portrait des hommes servant la cause française. Les supplétifs ne remplissent quasiment aucune des conditions imposées pour entrer en gendarmerie, alors même qu’ils sont « en tout assimilés à la gendarmerie à pied » 22. Les textes réglementaires de la gendarmerie française imposent un âge minimal de 25 ans, âge que 59 % des Cantabres n’atteignent pas. De plus, 98,9 % des hommes mesurent moins d’1,75 m, taille minimum pour entrer dans l’institution. Enfin, seuls 27 des 98 gendarmes cantabres dont nous connaissons la carrière ont vécu un passage préalable dans l’armée alors que, théoriquement, quatre campagnes sont requises. Cet écart peut tout autant être provoqué par le laxisme des recruteurs que par la difficile gestion des ressources humaines disponibles. La jeunesse de ce recrutement est-elle le signe d’une imprégnation accrue des jeunes générations espagnoles par les idées véhiculées par la France ? D’une volonté de servir le nouveau régime 23 ? À moins qu’il ne s’agisse du symbole des difficultés sociales traversées par le Vascongadas, province très douloureusement frappée par la fermeture de ses ports aux marchandises anglaises, et dont le taux de chômage ou d’inactivité s’est fortement accru 24. Cette dernière hypothèse semble corroborée par les propos tenus par le commissaire des guerres Perrin sur la « cherté des vivres et du fourrage », qui représente selon lui un puissant moteur du recrutement 25. 14 Sociologiquement, les unités de gendarmerie autochtones laissent une large place aux déserteurs espagnols et aux insurgés repentis. La gendarmerie cantabre recrute « avec le grade de sergent », grade le plus élevé de cette troupe, Joseph Barrutia, ancien guérillero, qui, selon le général Thouvenot, « veut faire oublier ses erreurs en (…) aidant à détruire les brigands qui nous tourmentent encore » 26. En Aragon, Suchet pense un temps utiliser Bénito Falcón, homme de grande influence aux dires du commandant Bugeaud et « commandant la cavalerie de Campillo » pris par les Français, comme gendarme 27. Outre les insurgés admis au repentir, les gendarmeries espagnoles accueillent également des déserteurs rentrés. En Aragon, en octobre 1811, le capitaine Desroberts, commandant une compagnie de gendarmes, est autorisé à recruter les nommés Vicente Godas et Joseph Cordona, « déserteurs espagnols » 28. Selon le commissaire des guerres Perrin, on y trouve également des prisonniers de guerre 29. La compagnie de gendarmes de Tarragone (Catalogne) est ainsi entièrement composée de déserteurs et de transfuges des bandes 30. Ce mode de recrutement apparaît surprenant pour former un corps de gendarmerie. L’effet de surprise s’estompe après l’analyse des raisons qui ont présidé à la création de ces nouvelles unités.

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Un besoin politico-stratégique

15 Pour mener à bien la contre-guérilla, les troupes françaises doivent disposer d’une grande maîtrise des lieux et des populations. Le recours à des autochtones s’impose donc pour pallier les méconnaissances des Français et notamment celles des gendarmes, fort peu au fait de la géographie ou des dialectes du nord de l’Espagne. Cette volonté de faire participer les Espagnols à la pacification en tant que guides- interprètes, interface indispensable entre les troupes impériales et les habitants, est d’ailleurs explicitement formulée par les généraux français quand ceux-ci font part aux autorités centrales de leur intention d’armer une partie de la population 31. Pourtant, des incohérences structurelles, notamment la non-obligation de parler français, semblent avoir limité la portée de cet apport. Rapidement, les missions de contre- guérilla des compagnies de gendarmerie autochtones prennent le pas sur celles d’interprètes.

16 Au cours du mois d’avril 1810, une colonne française composée de gendarmes français et cantabres et de gardes de police quitte Bilbao (Provinces basques) pour se mettre à la recherche d’un chef insurgé nommé Firmin. Dans un rapport adressé au général Buquet, le maréchal des logis Vento « annonce qu’il croit Firmin aux abois et qu’il espère le prendre avant peu » 32. En novembre suivant, le général Thouvenot envoie une colonne mobile composée « de gendarmes de la gendarmerie impériale et cantabres pour poursuivre les bandes de brigands qui depuis quelques jours mettent les communes à contribution et enlèvent des particuliers à qui ils font payer des rançons plus ou moins fortes pour obtenir leur délivrance » 33. De même, en février 1811, en Aragon, « les gendarmes de Jaca (Aragon) et leur chef Domingo Brun ont mérité d’être distingués et le général en chef se plaît à publier leur éloge » pour la poursuite et la mise en déroute de la bande de Pesoduro et Manuele 34. Ainsi, l’activité des auxiliaires dans la lutte contre l’insurrection, étroitement liée à la présence de gendarmes français, ne peut être démentie 35. De telles activités justifient pleinement le mode de recrutement de ces compagnies. En laissant une place relativement importante aux insurgés repentis, les autorités françaises s’assurent le concours de supplétifs très au fait des méthodes et des habitudes des « brigands ». Le général Thouvenot, dans un élan d’optimisme, est d’ailleurs convaincu que « les colonnes dirigées par Barrutia manqueront rarement les brigands » 36. 17 Pour autant, si l’intérêt opérationnel des auxiliaires est indéniable et si l’on comprend aisément les raisons militaires ayant poussé les autorités locales à mettre sur pied ces unités, d’autres intentions sous-jacentes apparaissent à la lecture de la correspondance française. En effet, les troupes autochtones participent à la politique des Français en direction de la population espagnole, facteur essentiel dans le contexte de la guerre de partisans. Vitrines de l’armée impériale, actrices du prosélytisme napoléonien, elles doivent redorer un blason français terni par les circonstances de l’invasion et les excès de la soldatesque. La création et le recrutement des supplétifs s’imposent comme une main tendue en direction des insurgés. « Le bon accueil » fait à Barrutia doit, selon les espoirs du maréchal Bessières, entraîner « la soumission d’autres chefs » 37. Sa promotion rapide au grade de sous-lieutenant qui doit « faire un bon effet sur l’opinion des jeunes gens » répond en partie de la même logique 38. Politiquement, l’organisation de telles unités est également un moyen de démontrer aux Espagnols que, loin d’être universelle, l’opposition aux troupes françaises se limite à une frange de la population. Elles contrebalancent les efforts des insurgés qui souhaitent proposer l’image d’un peuple

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uni dans la lutte contre l’occupation française. De même, assurer un paiement régulier des soldes ou un traitement honorable des auxiliaires doit améliorer l’image des troupes impériales. Enfin, d’adjoindre des autochtones démontre que les Français ne combattent pas les Espagnols mais les « brigands » et ne souhaitent que le bien de la population. 18 La formation de ces unités de supplétifs se présente donc sous un jour tout autant stratégique que politique. Sous couvert de la mise en place de forces autochtones, les autorités impériales souhaitent s’attacher les populations et faire contrepoids à l’influence grandissante des insurgés. Pour autant, cette volonté est contrecarrée par les événements et, progressivement, le système des auxiliaires montre ses limites malgré sa relative efficacité.

Un bilan contrasté

19 Les gendarmes autochtones ont indéniablement rendu des services. Ils ont opéré plusieurs arrestations d’insurgés et n’ont cessé de les poursuivre, faisant preuve de constance au feu. Ainsi, en novembre 1811, le maréchal des logis Vento, commandant la gendarmerie cantabre attachée au 1er escadron de gendarmerie, tue « d’un seul coup de carabine deux fameux brigands que le chef de bande Ansotegui envoyait à Mendizabal avec des lettres de recommandation » 39. En Aragon, en juillet 1810, des « gendarmes espagnols » reçoivent une gratification de quarante francs en récompense de leur service 40. En novembre, d’autres de la compagnie de gendarmerie aragonaise de Jaca facilitent la découverte de pièces d’argenterie volées 41. Ces missions ont parfois donné lieu à des exactions comme le démontre l’exécution sommaire du nommé Vicca, « signalé comme le chef de l’attroupement » à Lujua (Provinces basques) en juin 1810. Interpellé quelques jours après l’émeute par Vento, il est immédiatement fusillé et pendu à un arbre « à l’endroit même où les attroupés avaient tiré sur la force armée ». Le général Buquet a d’ailleurs désapprouvé « fortement le maréchal des logis qui aurait dû laisser au tribunal compétent le soin de punir la rébellion dont Vicca paraissait être non seulement prévenu mais coupable » 42.

20 D’autres écarts de discipline viennent ternir le bilan des autochtones. Si certains apparaissent de moindre importance, à l’image des vols 43, d’autres sont d’une portée plus importante. En Aragon, des membres de la compagnie de Jaca fomentent un complot au cours duquel ils doivent égorger plusieurs notables, dont leur capitaine, leur lieutenant et le corrégidor de la ville notamment, avant de rejoindre l’insurrection 44. Découverte, cette conspiration donne lieu à cinq condamnations à mort. Malgré son échec, elle demeure tout autant symptomatique de l’attachement d’une partie de la population à la cause française, à l’image du corrégidor visé par une tentative d’assassinat, que du revirement de l’état d’esprit des auxiliaires. D’ailleurs, ces unités sur lesquelles les Français avaient fondé de grands espoirs sont démantelées les unes après les autres. En septembre 1812, après une nouvelle mutinerie, le maréchal Suchet, souhaite prendre des mesures de fermeté. Il se dit ainsi « très décidé à renvoyer comme prisonniers en France toutes les troupes espagnoles qui menacent d’une défection entière », précisant qu’il a « déjà pris cette mesure à Valence (Province de Valence) pour une compagnie à cheval et une à pied » 45. Ce mouvement atteint également les gardes civiques, comme le démontre l’arrestation de tous les musiciens de celle de Vitoria en mars 1811

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après leur refus de jouer lors des festivités données à l’occasion de la naissance du roi de Rome 46. 21 La désertion importante qui frappe les unités de supplétifs écorne également fortement leur image. Pour les seuls gendarmes cantabres, on relève 43 défections entre mars 1811 et décembre 1813, alors que les effectifs initiaux des brigades attachées aux escadrons ne dépassent pas les 150 hommes 47. Le nombre de Cantabres morts en service s’élève à six. Ensuite, le nombre des gendarmes ayant déserté dans la même période atteint « seulement » 73 pour l’ensemble de la gendarmerie d’Espagne pour un effectif total de 6 500 hommes, soit cinquante fois supérieur à celui des Cantabres 48. Cette hémorragie présente un double inconvénient pour les troupes impériales puisque les bandes insurgées se renforcent d’hommes aguerris et armés à mesure que les rangs des supplétifs se dégarnissent. 22 L’adjonction de « jeunes gens du pays » s’est donc présentée aux yeux des Français comme une des solutions pour mettre un terme à l’agitation des provinces espagnoles. Qu’ils servent de guides et d’interprètes ou qu’ils se battent au côté des troupes impériales, ces auxiliaires ont servi pour certains avec zèle, combattant tout autant les insurgés espagnols que les préjugés français. Ces premières unités sont loin de toutes disposer d’un statut comparable à celui de la gendarmerie française : seuls les Cantabres sont dans ce cas. Pourtant, leur dénomination n’est probablement pas neutre. La création de ces gendarmeries peut ainsi apparaître comme un signe fort annonçant la fin des hostilités et le début d’une pacification confiée pour partie aux Espagnols. Mais, c’est aussi pour les gouverneurs militaires un acte quasi régalien, qui, effectué avec le consentement plus ou moins affiché de Napoléon, détache encore un peu plus les provinces du nord de l’Espagne de la couronne de Joseph. 23 Après la défaite française de Vitoria (21 juin 1813), les gendarmes français commencent à refluer vers la France. Dans leur sillage, ils emmènent quelques dizaines de leurs auxiliaires qui poussent la fidélité ou la compromission jusqu’à prendre la route de l’exil, après plus de trois ans de service pour certains. Malgré le franchissement des Pyrénées, quelques-uns continuent à servir au sein des troupes impériales. Pendant ce temps, d’anciens supplétifs restés en Espagne subissent la vengeance populaire 49, malgré l’amnistie promise par Ferdinand VII au moment de son retour sur le trône 50. À la chute de l’Empire, beaucoup se retrouvent dans des dépôts de réfugiés. Certains sont réunis dans des camps, notamment celui de l’île d’Oléron considéré comme un « lazaret idéologique » 51, où ils attendent plusieurs années de pouvoir rentrer chez eux, expiant leur choix, idéologique ou opportuniste, de servir les aigles impériales.

NOTES

1. SHD/DAT, C8 53, lettre du 14 août 1810 du général Buquet au maréchal Berthier. 2. LAFON (Jean-Marc), « Les forces autochtones de contre-insurrection en Espagne (1808-1814) », Revue historique des armées, no 3, 2001, p. 24. CHAN, AFIV 1626, rapport du 6 octobre 1810 du maréchal Berthier à l’Empereur.

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3. H UGO (Léopold), Mémoires sur la guerre d’Espagne, Paris, Cosmopole active, 2001, p. 89. SISINIO (Juan), PÉREZ (Garzón), Milicia Nacional y Revolución burguesa, Madrid, CSIC Instituto Jeronimo Zurito, 1978, 636 pages. 4. AGS, GYJ Leg. 1 110, décret impérial du 8 février 1810 créant les 1er, 2e, 3e et 4e gouvernements militaires pour les provinces de Catalogne, Aragon, Navarre et Biscaye. Plus tard, d’autres provinces sont élevées au rang de gouvernements militaires. SHD/DAT, C8 48, décret du 29 mai 1810 formant les 5e et 6e gouvernements à Burgos et Valladolid. 5. SHD/DAT, C8 230, arrêté du maréchal Bessières en date du 21 février 1811. 6. CHAN, 384 AP 106, tableau en date du 2 décembre 1811 des dépenses mensuelles de trois compagnies de gendarmes castillans. SHD/DAT, C8 230, arrêté du maréchal Bessières en date du 21 février 1811. 7. CHAN, 384AP 106, lettre du 2 décembre 1811 du commissaire des guerres Perrin au général Musnier. 8. SHD/DAT, C8 43, lettre du 9 mars 1810 du général Thouvenot au maréchal Berthier. 9. SHD/DAT, C8 185, lettre du 7 mars 1810 du général Thouvenot au général Buquet. 10. SHD/DAT, C8 45, lettre du 10 avril 1810 du général Thouvenot au maréchal Berthier. 11. SHD/DAT, C8 199, lettre du 12 octobre 1810 du général Thouvenot au général Buquet. 12. SHD/DAT, C 8 185, lettre du 22 mars 1810 du général Thouvenot au chef d’escadron de gendarmerie Burette. 13. SHD/DAT, C8 185, lettre du 14 mars 1810 du général Thouvenot au général Buquet. 14. SHD/DAT, C8 185, lettre du 7 mars 1810 du général Thouvenot au général Buquet. 15. SHD/DAT, C8 185, lettre du 7 mars 1810 du général Thouvenot au général Buquet. CHAN, AFIV 1157, rapport du 15 avril 1810 du ministre de la Guerre à l’Empereur. Jean-Marc Lafon mentionne l’existence d’un capitaine de gendarmerie cantabre, Juan Francisco Argumendo, absent de la correspondance du général Thouvenot et de celle du général Buquet. LAFON (Jean-Marc), L’Andalousie et Napoléon. Contre-insurrection, collaboration et résistances dans le midi de l’Espagne (1808-1812), Paris, Nouveau Monde éditions/Fondation Napoléon, 2007, p. 239. 16. SHD/DAT, C8 43, lettre du 9 mars 1810 du général Thouvenot au maréchal Berthier. 17. SHD/DAT, C 8 185, lettre du 28 mars 1810 du général Thouvenot au chef d’escadron de gendarmerie Vaillant. 18. SHD/DAT, C8 43, lettre du 3 mars 1810 du général Thouvenot au maréchal Berthier. 19. SHD/DAT, C8 66, lettre du 26 février 1811 du général Buquet au ministre de la Guerre. 20. Registres matricules des escadrons de gendarmerie au sein desquels les Cantabres servent. Pour le 1er escadron, SHD/DAT, 28Yc 249 et 257 ; le 2e, 28Yc 258 ; le 4e, 28Yc 251. 21. CHAN, 384AP 58, lettre du 5 juillet 1810 du chef d’état-major du III e corps d’armée au commandant de la place de Fraga. 22. SHD/DAT, C 8 185, lettre du 22 mars 1810 du général Thouvenot au chef d’escadron de gendarmerie Burette. 23. ERNOUF (Baron), Souvenirs d’un officier polonais en Espagne et en Russie, Paris, Charpentier, 1877, p. 81-82. 24. SHD/DAT, C8 45, lettre du 11 avril 1810 du général Buquet au ministre de la Guerre. 25. CHAN, 384 AP 106, lettre du 2 décembre 1811 du commissaire des guerres Perrin au général Musnier. 26. SHD/DAT, C 8 185, lettre du 21 mars 1810 du général Thouvenot au chef d’escadron de gendarmerie Seignan de Sère. SHD/DAT, C8 185, lettre du 22 mars 1810 du général Thouvenot au chef d’escadron de gendarmerie Burette. 27. CHAN, 384 AP 106, lettre du 4 décembre 1811 du général Musnier au maréchal Suchet. CHAN, 384 AP 107, lettre du 24 janvier 1812 du général Pâris au maréchal Suchet. 28. CHAN, 384 AP 59, lettre du 8 octobre 1811 du chef d’état-major du III e corps d’armée au chef d’escadron de gendarmerie Vincent.

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29. CHAN, 384 AP 106, lettre du 2 décembre 1811 du commissaire des guerres Perrin au général Musnier. 30. Anonyme, Tarragona sacrificada en sus intereses y vidas por la independencia de la nación y libertad de su cautivo monarca Fernando septimo, Tarragone, Puigrubi, 1816, p. 66. 31. SHD/DAT, C 8 43, lettre du 9 mars 1810 du général Thouvenot au maréchal Berthier. SHD/ DAT, C8 185, lettre du 7 mars 1810 du général Thouvenot au général Buquet. CHAN, AFIV 1157, rapport du 15 avril 1810 du ministre de la Guerre à l’Empereur. CHAN, 384 AP 20, lettre du 7 mars 1810 du général Suchet au général Buquet. 32. SHD/DAT, C8 47, lettre du 2 mai 1810 du général Buquet au ministre de la Guerre. 33. SHD/DAT, C8 195, lettre du 18 novembre 1810 du général Thouvenot au général Daultanne. 34. CHAN, 384 AP 77, ordre du jour du IIIe corps de l’armée d’Espagne en date du 21 février 1811. 35. SHD/DAT, C8 46, lettre du 25 avril 1810 du général Buquet au maréchal Berthier. 36. SHD/DAT, C8 194, lettre du 12 octobre 1810 du général Thouvenot au colonel Foulon. 37. CHAN, AFIV 1634, rapport du 14 juin 1813 du ministre de la Guerre à l’Empereur. 38. SHD/DAT, C 8 56, lettre du 16 septembre 1810 du général Thouvenot au maréchal Berthier. SHD/DAT, C8 195, lettre du 11 octobre 1810 du général Thouvenot au maréchal Soult. 39. SHD/DAT, C 8 85, lettre du 26 novembre 1811 du général Buquet au maréchal Berthier. SHD/ DAT, C8 85, rapport des événements du 21 au 30 novembre 1811. 40. CHAN, 384 AP 136, recettes et dépenses faites au bureau de la place de Saragosse pendant les mois de juillet et août 1810. CHAN, 384 AP 76, ordre du jour du 14 juillet 1810. 41. CHAN, 384 AP 20, lettre du 22 novembre 1810 du général Suchet au général Pâris. 42. SHD/DAT, C8 49, lettre du 8 juin 1810 du général Buquet au maréchal Berthier. SHD/DAT, C8 50, lettre du 23 juin 1810 du général Buquet au maréchal Berthier. 43. SHD/DAT, J2 473, jugement du 5 août 1812 contre Fico Manuel et Aguirre Gaspard, gendarmes cantabres, prévenus de vol et condamnés à un an de réclusion. SHD/DAT, J2 473, jugement du 28 novembre 1812 contre Firmin de Guezala, gendarme cantabre, prévenu de vol et condamné à six ans de fers. 44. CHAN, 384 AP 102, lettre du 14 juin 1811 du chef de bataillon Deshorties au général Suchet. Sur le même sujet, lettre du 18 juillet 1811 du général Buquet au ministre de la Guerre, SHD/DAT, C8 76. 45. SHD/DAT, C 8 100 et CHAN, 384 AP 24, lettre du 11 septembre 1812 du maréchal Suchet au général Reille. 46. Rapport du ministre de la Police générale à l’Empereur en date du 12 avril 1811. G OTTERI (Nicole), La police secrète du Premier Empire : bulletins quotidiens adressés par Savary à l’Empereur, t. II, de janvier à juin 1811, Paris, Champion, 1998, p. 311. 47. SHD/DAT, X f 180 à 181bis, feuilles d’appel des 1er, 2e, 3e et 4e escadrons de la gendarmerie d’Espagne. 48. SHD/DAT, Xf 173 à 183bis, feuilles d’appel des escadrons de la gendarmerie d’Espagne. 49. Joseph Pujol, commandant d’une troupe auxiliaire en Catalogne, est ainsi pendu au moment de la « libération ». 50. AGS, GYJ Leg. 1 125, ordonnance royale émise par Ferdinand VII le 30 mai 1814, art. VII. 51. Cette expression, empruntée à Jean-Marc Lafon, évoque les dépôts où sont installés les réfugiés espagnols convaincus de « mauvais esprit » ou de bonapartisme. LAFON (Jean-Marc), Le paradoxe andalou (1808-1812). Contre-insurrection, collaboration et résistances dans le midi de l’Espagne, doctorat d’histoire, sous la direction de Jules Maurin, université Montpellier III, 2004, p. 16.

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RÉSUMÉS

L’arrivée dans le nord de l’Espagne des vingt escadrons de gendarmerie impériale créés par le décret impérial du 24 novembre 1809 correspond à la floraison d’unités autochtones aux statuts variés mais disposant d’une appellation en rapport avec l’institution française. Composées de jeunes gens recrutés localement et parfois d’anciens insurgés, elles s’apparentent rapidement à des formes de gardes civiques très éloignées de la gendarmerie française. Destinés à servir de guides et d’interprètes, les gendarmes indigènes se muent progressivement en unités de contre- guérilla, aux résultats parfois satisfaisants, malgré quelques exactions et plusieurs complots. Sur la fin de la période, les membres de ces unités décimées par les désertions ou dissoutes pour inconduite sont envoyés en France comme réfugiés, où ils attendent plusieurs années de pouvoir rentrer en Espagne en sécurité.

"Children of the Great Family"? Indigenous gendarmerie companies in the north of Spain (1810-1813).The arrival in northern Spain of the twenty squadrons of the imperial gendarmerie created by the imperial decree of 24 November 1809 represents the flourishing of indigenous units of different status but carrying a name corresponding to the French institution. Composed of young people recruited locally and sometimes former insurgents, they rapidly took the form of civic guards very different from the French gendarmerie. Intended to serve as guides and interpreters, the indigenous gendarmes were transformed gradually into counter-guerrilla units, sometimes with good results, despite some abuses, and several plots. At the end of the period, members of units decimated by desertions or disbanded for misconduct were sent to France as refugees, where they waited several years to be able to return to Spain in safety.

INDEX

Mots-clés : armée impériale, Espagne, gendarmerie

AUTEUR

GILDAS LEPETIT

Officier à la Délégation au patrimoine culturel de la gendarmerie, le lieutenant Gildas Lepetit est l’auteur de nombreux articles sur l’histoire de la gendarmerie impériale. Il prépare actuellement un doctorat à l’université Paris-Sorbonne (Paris IV) sur l’intervention de la gendarmerie en Espagne (1810-1814).

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Les premières troupes supplétives en Algérie

Jacques Frémeaux

NOTE DE L'AUTEUR

Une version complète de cet article a paru sous le titre : « Aux origines des troupes supplétives. Le makhzen de la conquête », dans Guerre d’Algérie Magazine, no 4, juillet- août 2002, p. 12-17. Nous remercions l’éditeur d’avoir autorisé la publication de cette version remaniée.

Les origines

1 Si l’expédition d’Alger fut loin d’être une improvisation, il n’en fut pas de même pour l’occupation du pays. Il apparut très vite que les troupes venues de métropole ne pouvaient y suffire. Leurs effectifs avaient été réduits à 17 000 hommes dès 1831, et ils ne retrouvèrent qu’en 1837 le chiffre de juillet 1830 (37 000 hommes). Même plus nombreux (80 000 hommes vers 1860), ils restèrent limités par les crédits que les gouvernements étaient prêts à consentir pour la conquête, autant que par les nécessités de la défense du territoire métropolitain. Par ailleurs, leur acclimatement demeura un souci constant. Sans rivaux au combat, les soldats français souffraient terriblement des marches épuisantes sous le soleil, du manque d’eau, des fièvres. Leurs exigences en nourriture étaient difficiles à satisfaire dans un pays accoutumé à une alimentation frugale. Leur ignorance des mœurs et de la langue du pays rendait impossible de recruter dans leurs rangs des informateurs ou des éclaireurs, aussi bien que des unités de police. Les chevaux venus de France souffraient autant que les hommes, et la cavalerie était peu capable de remplir efficacement les innombrables missions de raids et de reconnaissances indispensables dans un conflit qui avait pris, dès l’origine, l’aspect d’une guérilla.

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2 Le commandement français ressentit donc, dès le début, le besoin de recruter des hommes du pays, parlant ses langues, connaissant les terrains de parcours des tribus nomades, ou les sentiers qui reliaient les villages des montagnards, préparés à une guerre de surprise et de coups de main. Cette ambition n’était pas absurde. La disparition du pouvoir ottoman avait laissé désœuvrés une partie des contingents locaux (les makhzens) sur lesquels s’étaient appuyés les gouverneurs turcs. Par ailleurs, les vocations militaires ne manquaient pas, dans une contrée où tout homme adulte était un guerrier, habitué dès l’enfance à manier le fusil et, très souvent, à monter à cheval. Le refus des Algériens de servir l’envahisseur était d’ailleurs loin d’être général. L’hostilité à l’envahisseur « chrétien » s’accompagnait fréquemment de la tentation de s’appuyer sur lui dans les nombreuses rivalités qui opposaient les clans ou les familles. De plus, le service des Français, dont nul ne mettait en doute les vertus militaires, apparaissait prestigieux, et, souvent, lucratif, l’attrait d’une solde en argent s’ajoutant à celui du pillage des vaincus. 3 Il fut vite constaté, cependant, qu’il n’était pas possible de mobiliser et d’entraîner des guerriers du Maghreb selon le système en vigueur dans l’armée régulière. La condition du soldat français, soumis à une obéissance passive, encadré par une réglementation tatillonne et une hiérarchie omniprésente, obligé de porter un lourd sac, comme un domestique, n’avait rien d’attirant pour des Algériens. Chez ceux-ci, la condition guerrière était, par excellence, celle de l’homme libre, se battant au nom de l’honneur, pour la défense de ses foyers, ou pour le butin, aux côtés des siens, sous les ordres de ses notables traditionnels. Habitués à la vie en plein air, sous la tente, et accoutumés à circuler comme bon leur semblait, ils répugnaient profondément à la vie de caserne. Pour eux, d’ailleurs, la guerre n’était qu’une activité épisodique, alternant avec des périodes de paix, consacrées aux travaux agricoles ou, pour les plus riches, aux loisirs ; se lier par un contrat de longue durée à l’armée ne semblait pas loin de se soumettre à une forme d’esclavage. Enfin, leurs familles redoutaient qu’un enrôlement dans l’armée française ne les coupât de leur milieu et ne fît d’eux de « mauvais musulmans », délaissant les obligations coraniques, et en particulier les interdits alimentaires, au contact des militaires européens. 4 Aussi l’armée d’Afrique, comme on désignait l’armée française d’Algérie, ne put-elle compter sur un recrutement massif de troupes régulières « indigènes ». Celles-ci représentaient, par exemple, environ 10 000 hommes sur 90 000 en 1864. Le corps des zouaves tirait bien son nom de la confédération kabyle des Zouaoua, de laquelle le maréchal Clauzel avait souhaité, comme le faisaient depuis longtemps les beys tunisiens, tirer des soldats. Mais il s’était transformé depuis longtemps en une troupe à recrutement exclusivement français. Les bataillons de tirailleurs et les escadrons de spahis réguliers qui avaient pu être mis sur pied avaient peu de prestige, surtout les premiers. Dans l’ensemble, seuls s’y engageaient les gens de peu, ce qui ne pouvait augmenter leur prestige auprès des populations. Les officiers français n’éprouvaient guère d’estime pour eux. Selon l’un d’entre eux, le futur général Ducrot, le bataillon d’Alger était un « fléau », et ses hommes ne se distinguaient, quand ils ne désertaient pas, que par leur penchant aux rixes et aux vols. Il déclarait même : « Il est honteux pour nous de faire entrer dans notre armée le rebut de la population indigène. » Les campagnes de Crimée et d’Italie donnèrent, il est vrai, une meilleure image des « Turcos », et leur réputation devait être définitivement consacrée par leur conduite à Wissembourg et surtout à Frœschwiller, en 1870. Mais de toute façon, vu leur organisation, ces troupes

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ne pouvaient guère rendre des services très différents de ceux des régiments réguliers à recrutement français. 5 Pour mobiliser des contingents plus nombreux, les Français s’inspirèrent de leurs prédécesseurs turcs. Ceux-ci ne disposaient, comme force permanente et soldée, que de la milice des janissaires, soit une quinzaine de milliers de fantassins, tous originaires d’Asie Mineure, qui tenaient garnison dans les principales villes, ainsi que dans quelques points stratégiques. Leurs principales actions militaires consistaient à faire parcourir annuellement le pays par des colonnes (dites mehallas), chargées de convaincre les tribus de payer leurs impôts de gré ou de force, ou, plus rarement, de réprimer des insurrections. Pour renforcer les quelques centaines de janissaires qui constituaient le noyau de ces formations, on faisait appel aux contingents de tribus dites makhzen. Celles-ci, en contrepartie de la jouissance de terres domaniales, et de dispenses d’impôts, devaient entretenir des armes et des chevaux, de façon à fournir, à la demande du bey, des hommes prêts à marcher. Par ailleurs, les chefs de mehallas ne négligeaient pas, dans leurs expéditions, de s’adjoindre les forces d’autres tribus, en jouant des rivalités et des convoitises. On donnait le nom de goums à ces contingents auxiliaires 1.

Le makhzen des Français

6 Ce fut ce système que reprirent les Français, d’autant plus que la solution que leurs généraux imaginèrent, notamment à l’initiative de Lamoricière et de Bugeaud, pour soumettre le pays, reprenait, en l’aggravant, le procédé de la mehalla. La stratégie de conquête employée à partir de 1840 consistait essentiellement, en effet, à parcourir le Centre et l’Ouest algériens (l’Est étant moins concerné) à l’aide d’une multiplicité de colonnes très mobiles, et à razzier les tribus qui résistaient pour les obliger à se soumettre. Les tribus makhzen, sans appui depuis l’expulsion des Turcs, comme les Douaïr et Zméla des environs d’Oran, les Arib des alentours d’Alger, les Douaïr et Abid de Médéa, ou encore les Ouled Ayad de Teniet el-Had s’allièrent très vite aux nouveaux conquérants. De leur côté, les officiers des Bureaux arabes, lieutenants ou capitaines détachés de leurs corps et chargés de l’administration du pays, recrutèrent, au fur et à mesure des progrès de la domination, sous le nom de cavaliers du makhzen, ou de spahis, des volontaires attachés à chaque bureau 2. Les chefs des tribus, aghas ou caïds, placés sous leur autorité, pouvaient être requis de mobiliser leurs guerriers, selon l’ancienne pratique des goums.

7 On compta d’abord sur ces unités pour augmenter la capacité opérationnelle de l’armée conquérante. Chaque colonne française était accompagnée en expédition de troupes irrégulières locales, commandées par les chefs des Bureaux arabes, escortés par les cavaliers du makhzen qui constituaient leur garde personnelle, et assistés par les chefs indigènes accompagnés de leurs goums. Les missions de ces contingents étaient importantes : ils éclairaient la marche et s’efforçaient de déceler et d’éliminer les éclaireurs adverses. Lors de l’attaque d’une tribu insoumise ou en insurrection, ils constituaient le premier échelon d’assaut, destiné à créer la surprise. En cas de débandade de l’adversaire, ils se chargeaient de le poursuivre, tandis que les bataillons et les escadrons français gardaient leur cohésion. Beaucoup de fatigues et de hasards étaient ainsi évités aux contingents européens.

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8 Si peu de témoignages mettent en cause la valeur individuelle des combattants, excellents cavaliers, bons tireurs, braves jusqu’à la témérité, remarquablement endurants, la plupart s’accordent à souligner que la valeur collective des formations irrégulières variait beaucoup selon qu’il s’agissait de supplétifs permanents ou de goums. Les tribus makhzen, se montrèrent d’une fidélité à toute épreuve, et rendirent, de l’aveu de Bugeaud, des services « rares et signalés », à la domination française. Mustapha Ben Ismaël, le vieux chef des Douaïr et Zméla, allié des Français dès 1835, obtint en 1841 le grade de général de brigade à titre étranger, s’illustra dans toutes les campagnes menées dans l’ouest de l’Algérie et trouva la mort au combat en mai 1843, à près de 80 ans. Les cavaliers des Bureaux arabes, souvent d’humble origine, montrèrent les mêmes qualités d’énergie et de loyauté. Dans chaque bureau, le chef de ces cavaliers, le chaouch, homme de confiance de l’officier, était redouté pour son influence. 9 En revanche, l’utilisation des goums, moins étroitement dépendants des officiers français, fut plus aléatoire. Les cavaliers qui les composaient cherchaient surtout à razzier pour leur compte. On les accusait fréquemment de combattre avec beaucoup de mollesse et de se débander à la moindre résistance adverse en cherchant refuge au milieu des unités régulières, au risque de jeter le désordre dans leur formation. Parfois même, ils pactisaient avec l’adversaire, qu’ils feignaient de piller, quitte à lui rendre plus tard ses biens contre remboursement. Certains officiers jugeaient même que, en fin de compte, le seul intérêt des goums était de permettre de placer sous le contrôle momentané de cadres français la masse des guerriers d’une région. En les mobilisant, on leur évitait la tentation, toujours présente, de rejoindre les insurgés. 10 La contribution militaire ainsi obtenue ne fut pas du tout négligeable. Les Douaïr et Zméla mettaient en ligne de 500 à 800 hommes, l’équivalent d’un régiment de cavalerie. Vers 1850, l’effectif des troupes irrégulières permanentes a pu être estimé à un chiffre variant entre 3 000 et 5 000 cavaliers, qui venaient s’ajouter aux 70 000 hommes de l’armée régulière. Le potentiel théorique des goums était naturellement bien supérieur. Outre l’appui matériel, les chefs français voyaient la fraternité de combat qu’impliquait cette participation comme un puissant levier de rapprochement entre conquérants et conquis. « Il n’est pas, souligne l’un d’entre eux vers 1850, de tribu qui ne compte quelques- uns de ses enfants sous notre drapeau », ce qui constitue « une puissance considérable au service des idées que nous voulons propager dans la population arabe. » En dehors des opérations de guerre, les cavaliers des Bureaux constituaient, dans chaque cercle, une force permanente, chargée d’assurer la sécurité des routes et des marchés. Ils s’avérèrent aussi, par leur familiarité avec le pays, de précieux agents de renseignement.

Organisation

11 La plupart des indigènes volontaires pour servir dans des formations de supplétifs permanents étaient recrutés selon le système de la commission : ils s’engageaient à servir sous les ordres d’un officier français nommément désigné, qu’ils pouvaient quitter quand ils le désiraient, à condition évidemment de ne pas déserter au combat ; cet officier pouvait aussi les révoquer quand bon lui semblait. Le plus souvent, ils n’étaient pas soldés sur le budget militaire, comme les troupes régulières, mais sur des budgets locaux, alimentés par les contributions des populations, et gérés par les officiers des Bureaux arabes. Ainsi, ce qui était très important, les hommes du makhzen,

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se sentaient-ils liés par un pacte personnel avec l’officier français choisi par eux, tout en se trouvant dispensés d’une soumission formelle à la France, État étranger et « chrétien ». Les guerriers mobilisés dans les goums touchaient une indemnité journalière, limitée à la durée de la campagne, et pouvaient être éventuellement dédommagés pour la perte de leurs armes ou de leurs chevaux. Le butin, admis par les règlements de l’époque, constituait aussi, en temps de guerre, une source de revenu non négligeable.

12 L’ambiance de toutes ces formations était beaucoup plus proche de celle des rassemblements traditionnels des guerriers du Maghreb que de celle d’une troupe réglée à l’européenne. Les hommes s’équipaient et se montaient eux-mêmes. Ils étaient propriétaires de leurs armes et de leurs chevaux. Les supplétifs des unités permanentes vivaient, non pas en caserne, mais en famille, à l’écart des garnisons, le plus souvent sous la tente, et pourvoyaient eux-mêmes à leur nourriture. Dans leur habillement, ils ne se distinguaient des civils que par le port du burnous rouge (pour les spahis), ou bleu (pour les cavaliers du makhzen). L’obéissance exigée n’avait guère de rapports avec la discipline militaire. Les officiers français, qui recrutaient personnellement leurs hommes, se comportaient plus en chefs de tribus qu’en supérieurs hiérarchiques. Leurs subordonnés comptaient sur eux pour régler les différends privés, assurer la subsistance, ou venir en aide aux blessés et aux malades. Les exercices étaient réduits à l’essentiel, et les revues de détail portaient à peu près uniquement sur le bon entretien des armes et la bonne forme des chevaux. La langue courante était l’arabe dialectal, parlé par tous les officiers, et non le français.

Les suites

13 Cette tradition ne se perdit pas avec la fin de la conquête de l’Algérie proprement dite. Le makhzen du Sud tunisien, constitué à partir de 1888, tint une place non négligeable dans l’expansion française aux frontières de la Tripolitaine. Les goums algériens jouèrent encore un rôle important dans la région des confins marocains placée sous le commandement de Lyautey, entre 1903 et 1910, ou bien lors de l’occupation de la région de Casablanca, à partir de 1907. La conquête du Sahara s’opéra en grande partie avec des méharistes de la confédération des Chaamba du Sud algérien. Ce sont des irréguliers Chaamba sous les ordres du lieutenant Cottenest qui remportèrent, en 1902 le combat de Tit, où ils écrasèrent les guerriers des Touareg du Hoggar. Ils formèrent ensuite l’ossature des compagnies sahariennes. Lors de la conquête du Maroc, on retrouva les mêmes catégories de supplétifs que lors de la conquête de l’Algérie : des partisans, recrutés pour une campagne, et encadrés par les moghaznis des Affaires indigènes, successeurs des Bureaux arabes ; des mehallas, aux ordres des grands chefs, et les célèbres goums levés chez les montagnards berbères 3. On sait que, contrairement à la tradition qui voulait que les supplétifs ne fussent pas employés hors de l’Afrique du Nord, ces goums se distingueront par la suite lors des campagnes de la Deuxième Guerre mondiale, puis durant la guerre d’Indochine.

14 L’efficacité de l’organisation des supplétifs marocains contrasta avec l’effacement des goums et makhzens algériens à partir des années 1920. Ces derniers se révélèrent peu utiles en 1925, lorsqu’on tenta de faire appel à eux à l’occasion de la guerre du Rif. Tout au plus purent-ils parader dans les fantasias du centenaire de 1930. La disparition des Bureaux arabes et du régime militaire, totalement remplacé par une administration civile au début du siècle, explique en grande partie cette évolution. D’ailleurs, les

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autorités françaises qui, depuis le début du XXe siècle, faisaient appel à un nombre croissant de soldats réguliers musulmans pour renforcer les effectifs de l’armée dans les guerres européennes, estimaient ne plus avoir besoin d’auxiliaires pour assurer la sécurité intérieure. Chaque administrateur de commune mixte ne disposait que de quelques cavaliers assermentés, il avait très rarement les moyens nécessaires pour l’entretien et l’entraînement d’un goum. Peu d’aghas ou de caïds avaient conservé le prestige et l’autorité des chefs de la conquête, capables de mobiliser des centaines de guerriers. Ce n’est qu’à partir de 1954 qu’un appel croissant sera fait à ceux que l’habitude a été prise de rassembler sous la dénomination de « harkis ».

BIBLIOGRAPHIE

- FRÉMEAUX (J.), Les Bureaux arabes dans l’Algérie de la conquête, Denoël, 1993, coll. L’aventure coloniale de la France, et L’Afrique à l'ombre des épées : l’administration militaire française en Afrique blanche et noire (1830-1930), SHAT, 1993-1995, 2 volumes.

NOTES

1. Maghzen est un mot arabe qui désigne au départ le magasin où est déposé le produit des impôts, d’où le Trésor public. Les tribus makhzen seraient donc celles qui dépendent du Trésor. Au Maroc, le maghzen est synonyme d’État, et les tribus qu’on dirait makhzen en Algérie sont dites guich (de l’arabe Jich, armée). En Algérie, on emploie plutôt pour désigner l’État le terme turc de Beylik. Le terme de goum est tiré de l’arabe quwm, qui se traduit par peuple ou tribu. 2. À ne pas confondre avec les spahis enrégimentés dans des unités à organisation régulière. 3. Ces goums marocains, à la différence des goums algériens, étaient des unités permanentes.

RÉSUMÉS

On ne parle guère de supplétifs au XIXe siècle. Ce terme paraît s’être imposé au début du siècle suivant, lors de la conquête du Maroc. Avant cette date, on employait plutôt les expressions, qui ne furent jamais totalement abandonnées, de « partisans », d’ « irréguliers » ou d’ « auxiliaires indigènes ». Mais la réalité resta la même : il s’agissait toujours de désigner des corps à recrutement local, que leur financement et leur organisation différenciaient radicalement des corps réguliers.

The first supplementary troops in Algeria. One hardly speaks of supplementary troops in the nineteenth century. This term appears to have been imposed at the beginning of the next century, during the conquest of Morocco. Before this date, one employed more often the

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expressions, which were never completely abandoned, of the "partisans" the "irregulars" or the "indigenous auxiliaries". But the reality remains the same: it was always necessary to designate units of local recruitment, since funding and organization differed dramatically from regular units.

INDEX

Mots-clés : Algérie, cavalerie, troupes coloniales

AUTEUR

JACQUES FRÉMEAUX

Ancien élève de l’École normale supérieure, il est professeur d’histoire à l’université de Paris- Sorbonne. Il a publié dernièrement : Les Empires coloniaux dans le processus de mondialisation, Maisonneuve et Larose, 2002 ; La France et l’Algérie en guerre, 1830-1870, 1954-1962, Économica, 2002 ; Les Peuples en guerre (1911-1946), Ellipses, 2004 ; Intervention et Humanisme : le style des armées françaises en Afrique au XIXe siècle, Économica, 2005 ; Les Colonies dans la Grande Guerre : combats et épreuves des peuples d’outre-mer, Éditions 14-18, 2006.

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Les volontaires latino-américains dans l’armée française pendant la Première Guerre mondiale

Michaël Bourlet

« La Tranchée, 11 février 1916. À ceux de nous qui avons quelque teinture de lettres, cela nous amuse de parler des Troglodytes, quoique à vrai dire nous connaissions peu les mœurs de ces ancêtres. Ceux qui ne sont pas bacheliers ne comparent la tranchée à rien : peut-être, comme ce sont pour la plupart des campagnards, leur semble-t-elle un sillon plus profond, dans lequel Dieu sait quel semeur jette des hommes au lieu de blé. On nous dit qu’il y a, tout près, d’autres hommes qui sont vêtus de gris et non de bleu. Nous ne les voyons jamais. Les meurtrières nous font voir un hectare d’herbe sans troupeau, et une ligne de terre derrière un fil de fer. Que nous importe ? Ce qui nous occupe, c’est d’organiser notre vie. » 1 1 Ces lignes magnifiques sont celles d’un Péruvien, José Garcia Calderon, amoureux de la France. Comme en 1870, de nombreux étrangers déjà sur le territoire ou d’autres venus de toute l’Europe et d’Amérique rejoignent l’armée française dès 1914. Jusqu’à la fin de la guerre, seront incorporés, avec des motivations diverses, des Italiens, des Russes, des Grecs, des Belges, des Suisses, des Espagnols en grand nombre, un contingent albanais (Essad Pacha), un bataillon monténégrin, une armée polonaise, des chasseurs tchécoslovaques, une légion russe, un bataillon de marche étranger d’Orient (composé de volontaires provenant de l’Empire ottoman d’Asie Mineure non musulmans), etc. 2.

2 Parmi tous ces étrangers, quelques centaines de Latino-Américains choisissent la France ; c’est en qualité de volontaires qu’ils combattent et, pour certains, meurent pour elle. Pourquoi font-ils ce choix alors que l’Amérique latine, de la Terre de Feu au sud au Rio Grande au Nord, est peu touchée par la Première Guerre mondiale ? En effet, l’éloignement géographique, l’alignement sur la diplomatie des États-Unis ou encore les menaces de tensions internes entre les communautés européennes dans ces pays contribuent à expliquer la relative marginalisation de l’Amérique latine dans une guerre européenne qui ne menace pas directement le sous-continent 3. Les combats se limitent aux batailles navales de Coronel, au large du Chili, le 1er novembre 1914 et des Falklands, au large de l’Argentine, le 8 décembre 1914. Enfin, la participation de

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l’Amérique latine est réduite à l’intervention armée du Brésil qui se traduit par des patrouilles navales dans l’Atlantique-Sud et l’envoi de quelques soldats en Europe 4. 3 L’objectif du présent article est, d’une part, d’analyser les raisons qui ont poussé le volontaire latino-américain à s’engager puis de définir les différents types de combattants et, d’autre part, de mettre en perspective leur participation aux combats et l’écho qui s’en suivra outre-Atlantique et en Europe après guerre. Les dossiers de carrière des officiers et les archives collectives du Service historique de la Défense (SHD) au château de Vincennes représentent à ce titre une source précieuse. De plus, un corpus composé de 64 noms de volontaires d’Amérique latine morts pour la France a pu être constitué en s’appuyant notamment sur le fichier des morts pour la France du site Internet Mémoire des hommes 5. Le lieu de naissance et l’engagement en qualité de volontaire dans la Légion étrangère sont les critères principaux qui ont permis d’identifier les Latino-Américains volontaires et de constituer une base de données, qui ne prétend absolument pas à l’exhaustivité. Les études et les travaux portant sur la Première Guerre mondiale et l’Amérique latine sont peu nombreux 6.

Le combattant latino-américain : essai de définition

4 Dans l’histoire de l’Amérique latine au XXe siècle, la Première Guerre mondiale apparaît comme un épisode marginal. Pourtant, plusieurs centaines de Latino-Américains se sont engagés et ont combattu dans les armées européennes entre 1914 et 1919. Seul le cas français sera ici retenu car d’autres Latino-Américains ont aussi combattu dans les rangs des armées allemande, austro-hongroise ou ottomane. L’exemple le plus connu est celui de Rafaël de Nogales Mendez (1879-1936), vénézuélien, servant dans l’armée ottomane avec le grade de colonel (Bey) 7. Ces combattants ont laissé très peu de témoignages mais quelques souvenirs ont été publiés et étudiés par les historiens 8. Comment se définissent-ils et quelles sont les raisons qui les conduisent à servir les armes de la « Grande Nation » ?

5 De la déclaration de guerre à la France par l’Allemagne le 3 août 1914 à la signature du traité de paix au château de Versailles le 28 juin 1919, combien sont-ils exactement à intégrer l’armée française ? Sur ce premier point, il est difficile d’obtenir une estimation très précise, les sources manquant. Le 1er janvier 1915, la presse évalue officiellement le nombre d’étrangers dans l’armée française à 11 854 individus parmi lesquels deux cents « Américains du Nord et du Sud » 9. Malheureusement, cette estimation ne porte que sur le dernier semestre 1914 et sous-évalue vraisemblablement le nombre d’engagés volontaires latino-américains. Ainsi, 53 % des individus formant le corpus des 64 engagés volontaires latino-américains morts pour la France se sont engagés cette année-là. La part des engagements volontaires tombe à 15 % pour l’année 1915 et en moyenne à 4,5 % annuellement jusqu’à la fin de la guerre. Ils seraient 383 à avoir servi à la Légion étrangère, mais les statistiques par nationalité fournies dans l’historique du régiment de marche de la Légion étrangère sont insuffisantes puisqu’elles ne comprennent pas les hommes engagés dans l’armée française hors de la Légion étrangère 10. Les historiens s’appuient beaucoup sur le rapport sur les pertes en morts et blessés des nations belligérantes établi par le député de la Somme Henri Deslyons de Feuchin (1868-1950) en 1924. Sur 29 935 volontaires étrangers engagés dans l’armée française, il dénombre 650 Latino-Américains, soit un peu plus de 2 % 11. Bien que les chiffres diffèrent d’une source à l’autre, en comparaison

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des contingents italiens, russes, belges ou grecs composés de plusieurs milliers de volontaires, les Latino-Américains dans l’armée française pendant cette période ont été en minorité. 6 Quelles sont les nationalités représentées ? Sur ce second point, les sources sont aussi peu nombreuses et divergentes. Le rapport Deslyons de Feuchin fait mention de huit nationalités (Argentins, Brésiliens, Mexicains, Cubains, Chiliens, Antillais, Péruviens et Vénézuéliens) tandis que la Légion étrangère en répertorie une vingtaine (Argentins, Boliviens, Brésiliens, Chiliens, Colombiens, Costaricains, Cubains, Équatoriens, Guatémaltèques, Haïtiens, Jamaïcains, Mexicains, Nicaraguayens, Panaméens, Paraguayens, Péruviens, Portoricains, Salvadoriens, Uruguayens et Vénézuéliens). De plus, le rapport du député français estime à 67 le nombre de Brésiliens engagés dans l’armée française alors que le tableau des statistiques des nationalités pour la Légion étrangère en totalise 81. En fait, les volontaires sont originaires de tous les États d’Amérique latine et seuls le Honduras et quelques îles des Antilles ne comptent aucun représentant. 7 Les raisons de l’engagement sont diverses. D’une part, la France occupe dans cet espace une place privilégiée. Les indépendances des colonies espagnoles d’Amérique latine ont été gagnées sous l’influence des idées françaises issues de la philosophie des Lumières et de la Révolution française. Au début du XXe siècle, ces pays sont très imprégnés de la culture française. La France entretient des relations culturelles étroites avec certains pays d’Amérique latine tandis que l’immigration française en Amérique centrale et du Sud cultive ces liens culturels. Les exemples sont nombreux mais certains sont particulièrement représentatifs. Ainsi, en 1870, un cercle français est créé à Mexico. Le groupement des universités et grandes écoles de France pour les relations avec l’Amérique latine, créé en 1908, a pour but de favoriser les échanges universitaires entre la France et l’Amérique latine. Au Brésil, il organise des cours, des conférences et des missions au sein des milieux universitaires franco-brésiliens 12. Quant au séjour en Europe, il devient « une sorte de nécessité initiatique pour accéder à un rôle dirigeant » 13. Par conséquent, de nombreuses familles envoient leurs enfants étudier avant la guerre en Europe et particulièrement en France. Né à Lima au Pérou, le 22 juillet 1888, José Garcia Calderon appartient à une famille d’intellectuels francophiles. Son père, Francisco Garcia Calderon Landa (1834-1905), président du Pérou en 1881, exilé en France, ne regagnera son pays d’origine qu’au milieu des années 1880. Son frère aîné, Francisco Garcia Calderon Rey (1883-1953), philosophe, écrivain et diplomate vit en France avec sa famille depuis le début du XXe siècle. Son frère cadet, Ventura Garcia Calderon (1886-1959), né à Paris pendant l’exil de son père, est diplomate, philologue et écrivain. Il publie d’ailleurs des poèmes et des contes en langue française. Quant à José, d’abord élève de l’École des ingénieurs de Lima, il gagne Paris en 1906 et entre à l’École nationale des beaux-arts (section d’architecture) 14. Enfin, des initiatives sont prises pour faire connaître la langue et les idées françaises dans les années précédant la Grande Guerre. Les articles et brochures de l’association des Amitiés françaises, groupe fondé en 1909 à Liège par l’avocat Émile Jennissen (1882-1949), diffusés en Europe, parviennent aussi en Amérique du Sud 15. De plus, découlant des relations établies par la France avec divers pays d’Amérique latine, l’Argentine, dans les dernières décennies du XIXe siècle, ouvre ses frontières et décide de faire appel aux capitaux et aux techniques européennes, consciente des avantages d’une collaboration avec l’Europe et en particulier avec la France. De fait, à partir de 1910, la chambre de commerce

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argentine en France cherche à développer les relations commerciales, industrielles, scientifiques et artistiques entre les deux pays. 8 L’armée française est très présente dans cette région du monde. Tandis que l’armée chilienne est bâtie avec l’assistance des militaires allemands, les Français collaborent intensément avec le Pérou. Une mission militaire française y est envoyée et plusieurs officiers français occupent des fonctions importantes au sein de l’armée péruvienne. Les exemples sont nombreux, mais ceux de Stanislas Naulin (1870-1932) et de Louis Gustave Salats (1872-1954) témoignent de l’implication de ces militaires. Le premier, saint-cyrien, capitaine d’infanterie lorsqu’il rejoint la mission en décembre 1902, remplit les fonctions de sous-chef d’état-major de l’armée péruvienne jusqu’à son retour en France en 1905. Le second, polytechnicien et lieutenant d’artillerie, affecté dès 1905, est d’abord employé en qualité d’instructeur d’artillerie à l’École militaire du Pérou, puis dirige les études pour finalement commander l’école par intérim jusqu’à son retour en France en 1908 16. En échange, des officiers latino-américains viennent en France afin de poursuivre leur formation. C’est le cas d’Estuardo Vallejo. Né à Quito (Équateur) le 25 décembre 1887, officier d’artillerie de l’armée équatorienne, détaché en France vers 1910, il accomplit alors une première année d’étude à l’école militaire de l’artillerie et du génie de Versailles, une seconde à l’école d’artillerie de Fontainebleau et une troisième à l’École supérieure de guerre 17. 9 Les volontaires se répartissent selon deux groupes. Le premier est constitué de nationaux d’origine française. Au cours de la seconde moitié du XIXe siècle, de nombreux États latino-américains encouragent l’immigration européenne. Ainsi, de fortes communautés françaises, allemandes, britanniques, italiennes s’installent dans divers pays d’Amérique centrale et du Sud 18. Ernest Tonnelat, ancien élève de l’École normale supérieure et agrégé d’allemand, étudie les communautés allemandes 19 dans lesquelles il séjourne de 1903 à 1905 avant de devenir professeur au lycée de Buenos Aires en Argentine en 1911 20. Parmi les Français qui rejoignent l’Amérique latine, les « Barcelonnettes » (sic) sont les plus connus : natifs de Barcelonnette dans les Alpes de Haute-Provence, ils s’installent au Mexique où ils font, notamment, le commerce de la lingerie et de la draperie. Après la défaite française de 1871, ils sont nombreux à s’expatrier en Amérique latine. Olivier Compagnon cite l’exemple de trois Argentins, Juan, Luis et Francisco Verge, fils d’un Français vétéran de la guerre de 1870-1871, arrivé à Buenos Aires vers 1890, qui gagnent la France en 1914 21. Quelques patronymes rappellent la France : Fleurdelys, né au Chili ; Grandjacquot né en Argentine ; Juan Mathurin Le Coq né en Uruguay. D’autres sont français mais n’ont pas été recensés par l’administration militaire (puisqu’ils se sont installés en Amérique latine avant l’âge de 18 ans). Le troisième recensement national argentin établit à 20 924 le nombre de Français appartenant aux classes 1890-1919. En 1914, 5 800 semblent rejoindre la France, où ils sont mobilisés pendant la guerre 22, au cours de laquelle ils obtiennent la nationalité française. Jules Louis Teilhard de Laterisse, né à Buenos Aires le 26 mai 1887, est engagé volontaire dans la Légion étrangère à Marseille en 1914 et vraisemblablement naturalisé français pendant la guerre 23. De la même façon, les liens familiaux ont contribué à conduire certains hommes à s’engager pour la France. C’est le cas de l’aviateur péruvien Jean Bielovucic (1889-1949), dont la mère était française, et qui après avoir étudié au lycée Jeanson-de-Sailly et obtenu le brevet de pilote n° 87, devient une célébrité en France et au Pérou, où il exécute les premiers vols d’un avion 24. Les raisons de l’engagement d’Estuardo Vallejo sont encore mieux connues grâce à son dossier de carrière : officier de l’armée équatorienne détaché à l’École supérieure

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de guerre en 1914, il demande en septembre 1914 à combattre pour la France tandis que l’Équateur, qui a déclaré son indépendance, lui accorde un congé pour la durée de la guerre. Dans sa demande, il rappelle qu’il a tous ses « idéals (sic) et intérêts en France », qu’il a épousé une Française (le 6 juillet 1914, Paulette Clementi domiciliée avenue de la Bourdonnais à Paris), qu’il désire devenir « ultérieurement officier français d’après les lois » et enfin qu’il souhaite, en qualité d’officier, à titre étranger et honorifique, « combattre sous les ordres de mes vaillants professeurs » 25. 10 Le second groupe comprend les nationaux d’origine latino-américaine. La plupart vivent, étudient ou travaillent en France, d’autres font le voyage pour la rejoindre. Le Vénézuélien Sanchez Carrero est lieutenant-colonel de l’armée vénézuélienne, au sein de laquelle il est employé en qualité d’aide de camp du général Juan Vicente Gomez, commandant en chef et président élu de la République fédérale du Venezuela. Quant au Colombien Hernan de Bengoechea (1889-1915), né à Paris, il fait ses études en France et en Colombie. Frère du poète Alfred de Bengoechea (1877-1954), il se distingue aussi pour ses écrits publiés après la guerre 26 et sa collaboration à Pan, Opinion, Mercure de France, La Revista de America, etc. 11 Néanmoins, le rayonnement culturel de la France dans cette région du monde, la présence de fortes communautés françaises et les liens (économiques, militaires, politiques) tissés avec l’Amérique latine ne suffisent pas à provoquer l’engouement puisque les volontaires latino-américains restent peu nombreux à combattre dans les tranchées du front de l’Ouest, principalement dans la Légion étrangère.

L’épopée

12 Lorsque la guerre est déclarée, à Paris et en province, les manifestations de soutien des étrangers résidant en France sont fréquentes. À l’initiative de la société des Amitiés françaises, une trentaine de comités nationaux sont constitués, parmi lesquels un comité mexicain. Les Latino-Américains ne semblent pas lancer un appel à l’engagement comme le font les Grecs, les Suisses ou les Syriens mais quelques initiatives sont observées dès le 6 août, les Portugais et les Brésiliens invitent leurs compatriotes à s’inscrire chez un certain monsieur Valença domicilié rue de l’Échiquier à Paris. Le 7 août, les Mexicains peuvent s’engager chez un dénommé Arturo Sanchez, rue Violet 27.

13 Dans l’armée française, la Légion étrangère peut accueillir les volontaires étrangers pour une durée de cinq ans. Mais leur nombre élevé au cours des premières semaines oblige le ministère de la Guerre à créer un dispositif plus souple qui autorise les engagements pour la durée de la guerre. Même si la Légion étrangère reçoit la majeure partie d’entre eux, elle ne représente pas toutefois l’unité d’incorporation exclusive. D’une part, pour éviter l’encombrement des dépôts, les engagements volontaires ne sont reçus qu’à partir du vingtième jour de la mobilisation à l’exception des hommes exerçant une profession technique utilisable 28. Jean Bielovucic, qui s’est illustré à plusieurs reprises lors de meetings aériens et qui a accompli la seconde traversée aérienne des Alpes en janvier 1913, s’engage dans l’armée française, qui l’emploie en qualité de pilote dès août 1914. 14 L’analyse des centres de recrutement (lieux où ont été recensés par l’administration militaire les volontaires) auxquels appartiennent les volontaires du corpus permet de mettre en évidence que les Latino-Américains se sont engagés à Paris mais aussi en

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province (Albi, Annecy, Bayonne, Lyon, Macon, Marseille, Montpellier, Nice, Oran, Pau, Sens, Tanger et Tours) et en Afrique du Nord. Toutefois, Paris et Bordeaux constituent les foyers d’engagement principaux avec respectivement 42 % et 18 % des engagés. La domination parisienne s’explique d’une part parce que la communauté latino- américaine est traditionnellement plus importante à Paris qu’en province et d’autre part, en raison du fort engouement qui touche les étrangers à Paris en août 1914 et qui concerne aussi les Latino-Américains : sur 24 engagements à Paris, 18 se sont produits en 1914. Quant à Bordeaux, l’explication tient au fait que de nombreux volontaires débarquent dans la cité girondine. La caractéristique de ce recrutement est qu’il a lieu non pas exclusivement en 1914, mais se poursuit durant toute la guerre. 15 L’incorporation dans la Légion étrangère s’opère dans plusieurs dépôts de la métropole tandis que des détachements de légionnaires sont transportés d’Afrique du Nord vers la métropole afin de servir de noyaux aux différents régiments de marche de la Légion étrangère 29. Ceux-ci sont très durement éprouvés dans les combats d’Artois et de Champagne de l’année 1915. Créé le 11 novembre 1915, le régiment de marche de la Légion étrangère demeure dès lors le seul régiment étranger en France. Cette unité, constituée de trois bataillons, se distingue particulièrement à Belloy-en-Santerre dans la Somme en juillet 1916, à Auberive en Champagne en avril 1917 et à Cumières lors des opérations de dégagement de Verdun en août 1917. Au cours de l’année 1918, la Légion participe à la défense d’Amiens (avril-mai 1918), lutte devant Soissons en mai- juillet 1918 et surtout s’illustre sur le plateau de Laffaux devant la Ligne Hindenburg, qu’elle perce le 14 septembre 1918. 16 Les volontaires constituant le corpus sont majoritairement des hommes du rang. Âgés en moyenne de 25 ans, ils participent à toutes les batailles dans lesquelles le régiment est engagé. L’historique du régiment de marche de la Légion étrangère indique que 11 officiers, 17 sous-officiers et 356 militaires du rang latino-américains y ont servi. Parmi les militaires du rang, on compte des poètes, des écrivains, des militaires. L’un des descendants de Christophe Colomb, Cristobal Bernalodo de Quiros, sujet espagnol né à Buenos Aires le 27 décembre 1894, sert au régiment de marche de la Légion étrangère en qualité de soldat de 2e classe lorsqu’il est tué dans la conquête du village de Belloy-en-Santerre le 5 juillet 1916. D’autres meurent outre-mer : ainsi le légionnaire de 2e classe Daniel Antoine Macéo du 1er régiment de marche du 2e étranger, né à Buenos Aires le 20 mai 1892, s’engage en qualité de volontaire à la Légion étrangère en 1913 et trouve la mort à El Bordj au Maroc le 23 janvier 1916. Parmi les officiers, on compte les Vénézuéliens Camillo Ramirez-Ribas et José Sanchez-Carrero, les Brésiliens Luciano Antonio Vital de Miello Vieira et Gustave Gelas, l’Équatorien Estuardo Vallejo, les Péruviens José Garcia Caldéron et Jean Bielovucic, l’Argentin Marcos Rodrigue, le Mexicain Louis Fernandez de Cordoha (sous-officier), etc. Enfin, pendant la Grande Guerre, deux jeunes Brésiliens rejoignent l’École spéciale militaire de Saint-Cyr afin d’y être formés. Les sous-lieutenants Santella Estrella et Ildefonso ont appartenu à la promotion De Sainte-Odile et de La Fayette (1917-1918) 30. 17 Pendant la guerre, certains volontaires sont détachés de la Légion étrangère afin d’être incorporés dans des unités nécessitant un niveau d’instruction élevé ou des compétences techniques spécifiques. Ainsi, après s’être engagé pour la durée de la guerre à Paris le 9 septembre 1914, José Garcia Calderon est incorporé au 3e régiment de marche du 1er étranger. Soldat de 2e classe, caporal le 11 décembre 1914, il est affecté au groupe d’aérostation et employé à la 35e compagnie d’aérostiers de campagne en

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qualité d’observateur en ballon le 26 janvier 1915. Promu sergent le 9 mai, il sert dans diverses compagnies et son action lui vaut d’être cité au Journal officiel du 23 décembre 1915 : « Sergent observateur à la 30e compagnie d’aérostiers. Sous-officier de nationalité étrangère, engagé pour la durée de la guerre. A montré beaucoup de courage et de dévouement en assurant avec beaucoup d’habileté et de sang-froid, pendant la période de la préparation et durant les attaques de septembre et malgré un état atmosphérique souvent très troublé, le réglage du tir de l’artillerie. » Adjudant en janvier 1916, il est promu, à titre temporaire, sous-lieutenant d’infanterie à titre étranger le 20 mars 1916. Officier observateur, il est en mission dans la région de Brabant-sur-Meuse le 5 mai 1916 quand le câble de son ballon se rompt. Le vent l’entraîne vers les lignes allemandes. Il parvient à jeter la sacoche contenant ses papiers et les renseignements recueillis. Il trouve la mort après avoir quitté son ballon en parachute. Quant à Marcos Rodrigue, né le 11 novembre 1888 à Tucuman en Argentine, il est vraisemblablement l’un des premiers tankistes latino-américains de l’histoire. Engagé volontaire en octobre 1914 à Paris, il est incorporé dans l’artillerie métropolitaine et sert notamment sur le front d’Orient. Officier de réserve à titre étranger depuis 1915, il est affecté dans l’artillerie d’assaut en 1917. Le 26 juillet 1918, alors qu’il est lieutenant au 500e régiment d’artillerie d’assaut, il est grièvement blessé et décède des suites de ses blessures à l’ambulance 7/5 à Saint-Martin d’Ablois dans la Marne le 4 août 1918 31. 18 Dès janvier 1919, les volontaires étrangers peuvent être libérés du service et retourner à la vie civile : « Les étrangers engagés volontaires pour la durée de la guerre qui en feront la demande sont autorisés dès maintenant à solliciter leur envoi immédiat dans leur foyer. » 32 Beaucoup choisissent de quitter la Légion et l’armée française, mais quelques-uns prolongent leur engagement. Gustave Gelas, Brésilien engagé volontaire en décembre 1915 et promu officier à titre étranger en juillet 1918, continue de servir dans la Légion étrangère. Passé au 3e régiment étranger en 1920, il sert en Algérie et au Maroc, où il meurt à l’hôpital militaire Louis de Meknès le 15 mai 1922 des suites de ses blessures reçues au combat de Bab-Hoceine-Issoual le 14 avril 1922 33. Quelles ont été les pertes éprouvées par les Latino-Américains pendant la guerre ? Le rapport de Deslyons de Feuchin fait état de 78 soldats tombés pour la France entre 1914 et 1918 (12 % des engagés d’Amérique centrale et du sud) ce qui représente un taux de pertes peu élevé. À titre de comparaison et d’après le même rapport, sur 561 Américains engagés en qualité de volontaires étrangers pendant la guerre, 112 sont morts pour la France soit près de 20 % de l’effectif ; sur 678 Tchécoslovaques engagés, 157 sont tombés au combat (23 %). Argentins, Brésiliens et Mexicains ont respectivement 31, 15 et 11 morts. 19 La guerre des Latino-Américains de l’armée française a eu un certain écho en Amérique latine ainsi qu’en France. En Amérique latine pendant la guerre, le destin des volontaires est connu et même suivi, comme le montre Olivier Compagnon, dans la presse argentine. Ainsi, dès la fin de l’année 1914, une rubrique du journal Caras y Caretas est consacrée aux Argentins dans la guerre ; elle est illustrée de photographies des combattants en uniforme 34. Bénéficiant d’un immense prestige malgré les sacrifices consentis, l’armée française sort de la guerre auréolée de sa victoire. De nombreuses missions militaires françaises se rendent en Amérique latine, la plus connue étant celle du général Maurice Gamelin au Brésil en 1919. Les relations militaires entre la France et certains pays latino-américains semblent se construire autour de ces hommes venus défendre « la civilisation française » contre « la barbarie allemande ». De fait, le président du Venezuela, Juan Vincente Gomez (1857-1935), fait ainsi part au ministre de France à Caracas de son souhait de publier une notice sur le capitaine Sanchez Carrero,

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qui était son aide de camp avant la guerre. Cette démarche s’inscrit dans une volonté de rapprochement des deux pays. Alors que la France avait refusé au Venezuela une coopération militaire avant la guerre, l’intérêt pour ce pays s’est accru notamment en raison de ses richesses pétrolières. Parallèlement, les dirigeants vénézuéliens cherchent à faire naître dans la population un sentiment national et espère s’appuyer sur l’armée. Pour cette raison, ils font appel à la France et à son armée. Un poste d’attaché militaire est créé en 1919 tandis qu’en novembre 1920, une mission d’armement dirigée par le colonel Eleazar Lopez Contreras (qui dirige le pays de 1936 à 1941) séjourne en France. À cette occasion, l’officier supérieur vénézuélien ne manque pas de se rendre au moulin de Laffaux pour se recueillir sur la tombe de Sanchez Carrero. Les morts alimentent les rivalités entre États, particulièrement entre la France et l’Allemagne. Le cas du Venezuela est à ce titre très intéressant. Ainsi, en novembre 1919, le capitaine d’Espinay, attaché militaire à la légation de France au Venezuela rappelle, dans une lettre au ministère de la Guerre, que peu de choses ont été faites par la France en l’honneur du chef de bataillon Sanchez Carrero (sa mort n’a jamais été annoncée officiellement). L’attaché militaire français dénonce aussi les « menées propagandistes allemandes au Venezuela qui tentent de démontrer l’ingratitude de la France » par le biais de cette histoire 35. 20 En France, la mémoire de ces soldats volontaires a été sauvegardée après la guerre. Administrativement, ces soldats engagés pour la France bénéficient des mêmes dispositions que celles prévues pour les soldats français. Ceux qui ont été tués au combat, sont morts des suites de leurs blessures ou sont décédés en captivité ont droit à la mention « Mort pour la France » 36 et sont inhumés dans les cimetières militaires aux côtés de leurs camarades français. Les décorations militaires françaises, y compris les plus prestigieuses, sont attribuées aux étrangers. Ainsi le lieutenant Marcos Rodrigue porte la Croix de guerre et le titre de chevalier de la Légion d’honneur depuis août 1915 37. L’annuaire officiel des membres de la Légion d’honneur publié après la guerre reprend les noms des légionnaires latino-américains. En outre, en juillet 1935, la Croix du combattant volontaire est créée. Elle est destinée aux engagés volontaires ayant servi au front dans une unité combattante pendant la Grande Guerre et elle est aussi décernée aux étrangers. Enfin, au même titre que tous les soldats français, les documents administratifs justifiant la participation de ces hommes aux combats de la Grande Guerre sont établis. Les officiers possèdent un dossier de carrière, conservé aujourd’hui au département de l’armée de Terre du SHD. Les actes de décès ou les jugements déclaratifs de décès ont été dressés pour ceux qui ont trouvé la mort. 21 Aujourd’hui, avec la disparition des derniers anciens combattants et malgré l’engouement qu’a suscité la Première Guerre mondiale, ces volontaires latino- américains ont presque disparu de la mémoire collective. Néanmoins, leur histoire est conservée, de manière très fragmentaire, dans les bibliothèques et les dépôts d’archives. De fait, les noms de quelques-uns, morts au combat, apparaissent dans les livres d’or dressés par différentes institutions, écoles ou entreprises, etc. Ainsi, celui de la Faculté de droit de Paris reprend les noms des 455 morts pour la France (professeurs agrégés, chargés de cours et assistants, anciens élèves, personnel administratif...) et chacune des courtes biographies est accompagnée d’une photographie. Dans ce livre d’or, figurent : un Brésilien Luciano Antonio Vital de Mello Vieira, né à Paris le 7 janvier 1892, étudiant en 3e année de droit au moment de son engagement en qualité de volontaire en 1914, lieutenant pilote aviateur lorsqu’il trouve la mort à Chantilly dans l’Oise le 31 janvier 1918 et un Cubain, Jean Baptiste Dominique Firmin Sanchez

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Toledo, né à Paris le 11 octobre 1892, aussi étudiant en 3e année de droit avant la guerre : engagé volontaire, caporal aviateur, il trouve la mort le 24 mai 1917 à Sonchamps 38. Dans les cimetières militaires du Nord et de l’Est de la France, des tombes rappellent ici ou là le sacrifice de ces quelques dizaines d’hommes, « morts pour la France », parmi les millions de soldats de toutes nationalités tombés sur les champs de batailles. Le voyageur qui passe par Barcelonnette aujourd’hui découvre combien le souvenir des soldats mexicains est toujours vivace. Ainsi, dans la rue Manuel, une plaque commémorative porte l’inscription suivante : « Aux citoyens mexicains morts pour la France pendant la Grande Guerre. Cette plaque a été offerte à la ville de Barcelonnette par la colonie française du Mexique pour perpétuer la mémoire des citoyens mexicains engagés sous les plis du drapeau français et tombés pour la défense du droit et de la liberté. » Sur cette plaque figurent onze noms, tandis qu’au pied du monument aux morts de Jausiers une plaque commémore aussi les « héros mexicains morts pour la France ». 22 Les volontaires latino-américains dans l’armée française pendant la guerre ont été peu nombreux au regard des autres contingents. Pourtant, ceux qui firent le choix de « la civilisation » contre « la barbarie » étaient des hommes jeunes, souvent imprégnés de la culture française ou liés à la France pour des raisons familiales. Quelques dizaines trouvèrent la mort au combat, principalement dans les rangs de la Légion étrangère mais pas uniquement. L’épopée de ces hommes a été connue en Amérique latine, pendant et après la guerre. Retournés au pays pour la plupart après la guerre, ces volontaires ont contribué à tisser des liens étroits entre la France et les pays d’Amérique latine.

NOTES

1. C ALDERON (José Garcia), Diaro intimo, 12 de setiembre 1914-3 de mayo, 1916, Lima, Universidad nacional mayor de San Marcos, 1969, 135. Reliquias, publié à Paris en 1917 est un fragment du Journal intime, cité dans Anthologie des écrivains morts à la guerre (1914-1918), tome 1, Amiens, Bibliothèque du Hérisson, 1924, p. 708. 2. Quelques études générales méritent d’être signalées : A LLAIN (Jean-Claude), « Les étrangers dans l’armée française pendant la Première Guerre mondiale », dans Philippe et François Marcot (dir.), Les étrangers dans la Résistance en France, catalogue de l’exposition, Besançon, Musée de la Résistance et de la Déportation, novembre 1992, p.16-28 ; COMOR (André-Paul), « Le volontaire étranger dans l’armée française au cours des deux guerres mondiales » et BECKER (Jean-Jacques), « Les volontaires étrangers de l’armée française au début de la guerre de1914 », dans Hubert Heyriès, Jean-François Muracciole (dir.), Le soldat volontaire en Europe au XXe siècle, de l’engagement politique à l’engagement professionnel, actes du colloque international de Montpellier du 3 au 5avril2003, université Paul-Valéry-Montpellier III, Montpellier, Presses universitaires de la Méditerranée, 2007, p.19-37 et p.87-95 ; KARAMANOUKIAN (Aram général), Les étrangers et le service militaire, Paris, A. Pedone, 1978, 284 pages. Quelques livres et articles spécialisés ont été publiés ces dernières années : BOURLET (Michaël), « Les Slaves du Sud dans l’armée française pendant la Première Guerre mondiale », Revue historique des armées, n o 226, 2002 ; DELAUNAY (Jean-Marc), « Tous Catalans. Les volontaires espagnols dans l’armée française pendant la Grande Guerre », Des

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étoiles et des croix, Mélanges offerts à Guy Pédroncini, Paris, 1995, p. 309-323 ; HEYRIÈS (Hubert), Les Garibaldiens de 14 : splendeurs et misères des Chemises rouges en France de la Grande Guerre à la Seconde Guerre mondiale, Nice, Serre éd., 2005, 672 pages ; MAYER (Myriam), M ADERA (Condado Emilio), « Espańoles en la Gran Guerre : los voluntarios Cantabros », Monte Buciero, n o 10, 2004, p. 171-193 ; PETIT (Pierre), Histoire des Russes incorporés dans les armées françaises pendant la Grande Guerre, Paris, Académie européenne du Livre, 1992, 31 pages. 3. C OMPAGNON (Olivier), E NDERS (Armelle), « L’Amérique Latine et la guerre » dans Stéphane Audoin-Rouzeau et Jean-Jacques Becker (dir.), Encyclopédie de la Grande Guerre, 1914-1918, Paris, Bayard, 2004, p. 889-901. 4. Les pays d’Amérique Latine demeurent neutres jusqu’à l’entrée en guerre des États-Unis. En avril 1917, Panama et Cuba déclarent aussi la guerre à l’Allemagne. Ces pays sont rejoints par le Brésil en octobre 1917. Entre avril et juillet 1918, le Costa-Rica, le Guatemala, Haïti, le Honduras et le Nicaragua entrent dans le conflit. La Bolivie, la République dominicaine, l’Équateur, le Pérou, l’Uruguay et le Salvador rompent leurs relations diplomatiques avec l’Allemagne. Enfin, l’Argentine, le Chili, la Colombie, le Mexique, le Paraguay, le Venezuela conservent leur neutralité jusqu’à la fin de la guerre. 5. www.memoiredeshommes.sga.defense.gouv.fr. 6. Voir au sujet de l’Amérique latine et de la Première Guerre mondiale la bibliographie d’Olivier Compagnon et d’Armelle Enders, L’Amérique latine et la Première Guerre mondiale, 2002, http:// nuevomundo.revues.org ; COMPAGNON (Olivier), E NDERS (Armelle), « L’Amérique latine et la guerre », Stéphane Audoin-Rouzeau et Jean-Jacques Becker (dir.), Encyclopédie de la Grande Guerre, 1914-1918, Paris, Bayard, 2004, p.889-901. ; ALBERT (Bill), HENDERSON (Paul), South America and the First World War : the impact of the war on Brazil, Argentina, Peru and Chile, Cambridge, Cambridge university press, 1988, 386 pages ; WEINMANN (Ricardo), Argentina en la Primera Guerra Mundial : neutralidad, transición polîtica y continuismo económico, Buenos aires, Fundacióon Simón Rodríguez, 1994, 168 pages. 7. DE NOGALES MENDEZ (Rafael), Memorias, Caracas, Biblioteca Ayacucho, 1991, 2 vol. 8. HOMET (Juan B.), Diario de un argentino : soldado en la guerra actual, Buenos Aires, M. Schneider, 1918, 72 pages ; DE B ENGOECHEA (Hernan), Le sourire d’Île de France suivis des Lettres de guerre (1914-1915), Saint-Raphaël, 1924, 359 pages ; CALDERON (José Garcia), Diaro íntimo, 12 de setiembre, 1914-3 de mayo, 1916, Lima, Universitad nacional mayor de San Marcos, 1969, 135 pages. COMPAGNON (Olivier), « Du Rio de la Plata aux tranchées de Verdun. Diario de un argentino soldado en la guerra actual », Mémoires des Amériques, journaux intimes, correspondances, récits de vie (XVII e-XXesiècles), colloque international, université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines, 21-22juin 2007 ; LORENZ (Frederico Guillermo), « Voluntarios Argentinos en laGran Guerra », Todo es Historia, Buenos Aires, no 373, août 1998, p.72-91 9. P OINSOT (Mafféo Charles), Les volontaires étrangers enrôlés au service de la France en 1914-1915, Paris, Berger-Levrault, 1915, 77pages. 10. Historique du régiment de marche de la Légion étrangère, préface de René Doumic, Paris, Berger- Levrault, 1926, 167 pages. 11. DESLYONS DE F EUCHIN (Henri), Rapport fait au cours de la précédente législature au nom de la commission de l’armée chargée d’examiner la proposition de résolution tendant à faire connaître le bilan des pertes en morts et en blessés par les nations belligérantes, Paris, impr. de la Chambre des députés, 1924, 195 pages. Ce rapport, qui cherchait à établir et à faire connaître le bilan des pertes en morts et en blessés pendant la guerre, avait été fait au nom de la Commission de l’armée sur une proposition de résolution de Louis Marin. PROST (Antoine), « Compter les vivants et les morts : l’évaluation des pertes françaises de 1914 à 1918 », Le mouvement social, janvier-mars 2008, no 222, p. 41-60.

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12. C ROUZET (François), ROLLAND (Denis) (dir.), Pour l’histoire du Brésil, mélanges offerts à K. de Queiros Mattoso, Paris, L’Harmattan, 2000, p. 127. 13. LEMOGODEUX (Jean-Marie) (dir.), L’Amérique hispanique au XXe siècle. Identités, cultures et sociétés, Paris, PUF, 1997, p.98. 14. Anthologies des écrivains morts à la guerre (1914-1918), tome 1, Amiens, Bibliothèque du Hérisson, 1924, p.706. 15. POINSOT (Mafféo Charles), op.cit., p. 10. 16. SHD/DAT, 6 Ye 20 049, dossier de carrière de Louis Gustave Salats, travail de notation (1905-1908) et SHD/DAT, 13 Yd 37, dossier de carrière de Stanislas Naulin, travail de notation (1902-1905). 17. SHD/DAT, 5 Ye 110 433, dossier de carrière d’Estuardo Vallejo, état des services. 18. Sur l’immigration européenne en Amérique Latine, Gaston Gaillard donne des chiffres par pays d’accueil et par nationalité. GAILLARD (Gaston), Amérique latine et Europe occidentale. L’Amérique latine et la guerre, Paris, Berger-Levrault, 1918, p. 244-245. 19. TONNELAT (Ernest), L’expansion allemande hors d’Europe : États-Unis, Brésil, Chantoung, Afrique du Sud, Paris, A. Colin, 1908, 279 pages. 20. SHD/DAT, 5 Ye 162 899, dossier de carrière d’Ernest Tonnelat, travail de notation (1914) et Louis F. Aubert, « Ernest Tonnelat », Notices nécrologiques de l’annuaire des anciens élèves de l’École normale supérieure, 1949, p. 33-35 21. C OMPAGNON (Olivier), « Si loin, si proche… La Première Guerre mondiale dans la presse argentine et brésilienne », Jean Lamarre, Magali Deleuze (dir.), L’envers de la médaille. Guerres, témoignages et représentation, actes du colloque tenu au collège militaire royal du Canada de Kingston en mars 2006, Québec, Presses de l’université Laval, 2007, p. 77-91 22. R UFFIÉ (Monique), E STEBAN (Juan Carlos), G ALOPA (Georges), Carlos Gardel : ses antécédents français, Buenos Aires, Corregidor, 2007, p. 234-238. 23. www.memoiredeshommes.sga.defense.gouv.fr., Jules Louis Teilhard de Laterisse 24. Fiche biographique, Museo Aeronáutico del Perú, www.incaland.com 25. SHD/DAT, 5 Ye 110 433, dossier de carrière d’Estuardo Vallejo, lettre d’admission à servir à titre étranger et pour la durée de la guerre (18 septembre 1914). 26. Les crépuscules du matin, Saint-Raphaël, Les Tablettes, 1921, 205 pages ; Le Vol du soir, Saint- Raphaël, Les Tablettes, 1922, 151 pages ; Le sourire d’Île de France suivis des Lettres de guerre (1914-1915), Saint-Raphaël, 1924, 359 pages. 27. POINSOT (Mafféo Charles), op.cit., p. 40 et suiv. 28. Ibidem, p. 25. 29. Historique du régiment de marche de la Légion étrangère, Paris, Berger-Levrault, 1926, p. 41 ; GUYOT (Philippe), « La Légion étrangère sur le théâtre français », 14-18, le magazine de la Grande Guerre, no 5 et 6, p. 32-38 et p. 26-36. 30. VERNET (Jacques), GOURMEN (Pierre), BOŸ (Jean), JACOB (Pierre), GOURMEN (Yves), Saint-Cyr, l’École spéciale militaire, Panazol, Lavauzelle, 2002, p. 422. 31. SHD/DAT, 5 Ye 152 301, dossier de carrière de Marcos Rodrigue, état des services. 32. SHD/DAT, 7 N 144, feuille de renseignements relatifs au renvoi immédiat dans leurs foyers des engagés volontaires étrangers pour la durée de la guerre, EMA, 25 janvier 1919. 33. SHD/DAT, 5 Ye 142 647, dossier de carrière de Gustave Gelas, état des services, travail de notation et actes de décès. 34. C OMPAGNON (Olivier), « Si loin, si proche…, la Première Guerre mondiale dans la presse argentine et brésilienne », ibidem, p. 82 35. SHD/DAT, 5 Ye 156 781, dossier de carrière du capitaine Sanchez Carrero, lettre de l’attaché militaire français à Caracas (novembre 1920) et autres documents.

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36. L’attribution de la mention « Mort pour la France » est une opération de l’état-civil qui fait l’objet des articles L 488 et L 492bis du code des pensions militaires d’invalidité et des victimes de guerre (www.defense.gouv.fr/sga). 37. SHD/DAT, 5 Ye 152 301, dossier de carrière de Marcos Rodrigue, livret d’officier. 38. Le livre d’or de la Faculté de Droit de Paris, Guerre 1914-1918, Paris, 1925, p. 149 et 190.

RÉSUMÉS

Dans l’histoire de l’Amérique latine au XXe siècle, la Première Guerre mondiale apparaît comme un épisode marginal. Pourtant, plusieurs centaines de Latino-Américains se sont engagés et ont combattu dans les armées européennes entre 1914 et 1919. Seul le cas français est envisagé pour cette étude, mais des Latino-Américains ont aussi combattu dans les rangs des armées allemande, austro-hongroise ou ottomane. L’exemple le plus connu est celui de Rafaël de Nogales Mendez (1879-1936), Vénézuélien, servant dans l’armée ottomane avec le grade de colonel (Bey). Ces combattants latino-américains ont laissé très peu de témoignages mais quelques souvenirs ont été publiés et étudiés par les historiens. Comment se définissent-ils et quelles sont les raisons qui les conduisent à servir les armes de la « Grande Nation » ?

Latin American Volunteers in the French army during the First World War. In the history of Latin America in the twentieth century, the First World War appears as a marginal episode. Yet, hundreds of Latin Americans were engaged and fought in European armies between 1914 and 1919. Only the French case is considered for this study, but Latin Americans also fought in the ranks of the German, Austro-Hungarian or Ottoman armies. The best known example is that of Rafaël de Nogales Mendez (1879-1936), a Venezuelan, serving in the Ottoman army with the rank of colonel (Bey). These Latin American combatants left very little testimony but some memoirs have been published and studied by historians. How do they explain themselves and what are the reasons that led them to serve under arms for the "Great Nation"?

INDEX

Mots-clés : Amérique centrale, Amérique du Sud, Légion étrangère, Première Guerre mondiale

AUTEUR

MICHAËL BOURLET

Professeur d’histoire militaire aux Écoles de Saint-Cyr Coëtquidan, il prépare une thèse d’histoire contemporaine intitulée Prosopographie des officiers français des 2e et 5e bureaux de l’EMA de 1914 à 1919 à l’université de Paris-Sorbonne sous la direction de Jacques Frémeaux. Auteur de plusieurs articles sur ce sujet dans différentes revues scientifiques, il a publié en 2006 l’ouvrage intitulé : L’état-major de l’armée de Terre, boulevard Saint-Germain (Paris, ministère de la Défense/EMAT, 191 pages).

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Variations

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La Maison du Roi sous Louis XIV, une troupe d’élite. Étude tactique

Frédéric Chauviré

1 « Louis XIV sentit quelle influence énorme aurait dans les événements militaires un corps d’élite qui servirait comme une réserve de la fortune, et ne devrait donner que dans les grandes occasions où il serait besoin d’un effort extraordinaire. » 1 Le roi décida en 1671 que les compagnies des gardes du corps, des gendarmes de la garde, des mousquetaires, et des chevau-légers formeraient désormais en guerre un corps séparé, appelé la Maison du Roi 2. Cette troupe fut dès lors regardée comme la plus prestigieuse de la monarchie. Mais l’on sait bien, ainsi que le montre l’exemple des cavaliers de la garde du « roi-sergent » 3, que le prestige n’implique pas systématiquement l’efficacité militaire. Une des questions essentielles qui se pose au sujet de ce corps est donc de savoir s’il joua un rôle effectif à la guerre, à la manière d’une véritable troupe d’élite, ou bien s’il se contenta d’habiller la gloire militaire du « roi de guerre » et d’en assumer la représentation. La question est également pertinente dans le cadre plus général de la « révolution militaire », synonyme pour certains auteurs d'un déclin qualitatif et quantitatif de l'arme équestre 4.

2 Nous avions envisagé, dans un précédent article5, la Maison du Roi d’un point de vue organique, recherchant les facteurs essentiels sans lesquels une troupe de cavalerie ne pouvait prétendre être efficace à la guerre : l’armement, l’instruction, la discipline. Cette étude avait notamment souligné le haut niveau d’exigence du roi et son implication dans l’exercice de sa Maison. Il nous appartient à présent de vérifier que tous ces éléments se combinaient effectivement pour assurer à ce corps une nette supériorité au combat. Celle-ci doit pouvoir se mesurer sur des critères tactiques pertinents. Nous pouvons notamment en distinguer deux, les qualités manœuvrières et les techniques de charge (armes et vitesse). Nous tenterons également, en étudiant plusieurs batailles et combats, de déterminer si la place donnée à la Maison dans le schéma tactique de l’armée permet de dégager une doctrine d’emploi de cette troupe. Le roi, qui avait « créé » ce corps, lui donnant sa forme institutionnelle, administrative, concevait-il également la manière de l’employer au combat ? Enfin, l’on ne peut

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terminer sans s’interroger sur les limites de cette « réserve de la fortune » et sur le prix humain qu’elle paya pour une gloire si durable.

Tactique élémentaire

3 C’est dans la perspective du combat que l’instruction et la formation d’une troupe trouvent leur sens. Leur efficience ne peut donc se vérifier qu’en considérant les techniques de combat de la Maison du Roi et sa capacité à manœuvrer face à l’ennemi.

Capacité de manœuvre

4 Brent Nosworthy 6 considère comme très faibles les possibilités de manœuvres tactiques des escadrons sur le champ de bataille. La capacité de manœuvre de la Maison du Roi semble cependant ne pas avoir dû se réduire aux évolutions limitées envisagées par cet auteur. La qualité des montures, de l’instruction et de l’encadrement autorisait une remarquable souplesse, une grande capacité d’adaptation et de réaction. À Kokersberg (1677), Villars prit la tête de deux escadrons pour attaquer vivement et prendre en flanc toute une ligne ennemie formée de 12 escadrons. À Seneffe (1674), les deux escadrons des gardes du duc de Navailles furent attaqués de front et de flanc par cinq escadrons ennemis. Le duc partagea alors par moitié ses deux escadrons, pour faire tête dans les deux directions. La manœuvre fut exécutée avec ordre et fermeté, ce qui leur permit de repousser les cavaliers adverses 7. Au niveau de la tactique de l’escadron, on vit à Leuze (1691) un escadron des gardes se partager en trois pour en charger trois autres qui l’attaquaient, et les mettre tous en désordre 8.

5 Mais ce qui peut surprendre également est la capacité des unités à garder leur cohésion et leur ordonnance alors même que les circonstances ou le terrain n’y étaient guère favorables. À Leuze, les escadrons ennemis choisirent d’attendre ceux de la Maison en se plaçant derrière une ravine. Ni la ravine ni surtout la décharge qui suivit son franchissement ne parvinrent pourtant à rompre leurs rangs. Le Pippre souligne d’ailleurs à propos des actions de cette bataille qu’elles furent exécutées avec un sang- froid surprenant ; jamais dit-il « troupes n’ont combattu avec tant d’ordre, ayant toujours conservé leurs rangs, sans faire le moindre jour dans leurs files » 9. Le rôle des officiers et sous-officiers est bien sûr essentiel pour expliquer la cohésion de ces unités, mais la qualité des cavaliers ne doit pas être négligée. Ainsi, toujours à Leuze, on vit pendant l’action 20 ou 30 gardes se rallier d’eux-mêmes plusieurs fois, combattre sans officiers et rompre des escadrons ennemis. 6 Confrontées à de tels obstacles, la plupart des unités de la cavalerie de ligne se seraient sans aucun doute mises dans la plus grande confusion, ou pour le moins dans un désordre toujours fort dangereux lorsque l’on est face à l’ennemi 10.

La technique de charge

7 En raison du niveau d’instruction donné aux cavaliers du rang ainsi que la qualité des chevaux, la charge au galop et à l’arme blanche paraissait être un objectif difficile à atteindre avant les réformes de Frédéric II 11. On sait qu’il suffisait de quelques chevaux rétifs et de mauvaise qualité pour désorganiser l’escadron, mais la réticence était également du côté des cavaliers. Les officiers placés à l’arrière de l’escadron n’avaient-

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ils pas pour mission de punir de mort les hommes qui auraient voulu fuir au moment de la charge ? 12 Autoriser les cavaliers à tirer avant le contact était sans doute un moyen de lutter contre une appréhension bien naturelle et par là même d’atténuer les risques de fuite et de perte de cohésion 13. Ils s’avançaient vers l’ennemi avec l’idée que lorsqu’ils l’auraient atteint, il aurait déjà été affaibli par leurs tirs ; idée sans doute rassurante mais erronée sur bien des points.

8 La Maison du Roi semble avoir pu échapper à ce schéma, valable pour la plupart des régiments de ligne français et étrangers. La qualité des montures, le souci de l’instruction et de la formation des cavaliers renforcés par le devoir de briller aux yeux du roi permettaient d’envisager une action sur d’autres bases. Les relations des principaux combats du règne présentent en effet plusieurs particularités communes. Tout d’abord, la cavalerie ennemie faisait presque systématiquement usage de son feu – pratique dont aucun narrateur ne s’offusque, ce qui laisse à penser qu’elle était assez commune – et adoptait généralement une posture plus défensive, préférant attendre l’attaque des Français. C’était donc logiquement que ceux-ci « essuyaient » le feu de leurs adversaires sans paraître ébranlés, renforçant l’idée de la faible efficacité de ce type de tirs. Enfin, la tactique des escadrons de la Maison était fondamentalement différente de celle de l’ennemi. Si les décharges de celui-ci sont explicitement signalées, il n’est jamais fait mention d’une éventuelle utilisation du feu par les corps de la Maison du Roi. Au contraire, les relations précisent très souvent qu’ils chargeaient l’épée à la main. Elles prennent en outre la peine d’ajouter que ces charges se faisaient de manière « très vigoureuse », « avec vigueur », ce qui veut sans doute signifier qu’ils ne respectaient pas l’allure assez lente généralement préconisée pour la cavalerie. Cette impression est confirmée par Duras 14, lequel souligne le caractère singulier de la tactique de la Maison, qui s’opposait à l’usage habituel. 9 Les cavaliers de la Maison bénéficiaient ainsi de la supériorité morale acquise par celui des deux adversaires qui osait s’avancer à grande vitesse, dédaignant la protection du feu, affirmant sa force et sa confiance, et diminuant d’autant celle de l’ennemi. C’est la redécouverte de cette force psychologique, inhérente à ce mode de charge, qui conduira Charles XII à contraindre ses cavaliers à charger uniquement à l’arme blanche et au galop 15. Il faut également observer, pour expliquer en partie cette singularité, qu’ils furent souvent conduits par des chefs d’armées et de corps audacieux et capables, Condé, Duras, Luxembourg, Villars, qui surent utiliser les grandes possibilités de cette troupe d’élite.

La doctrine d’emploi

10 Boullier, nous l’avons vu, conçoit d’abord la Maison comme une réserve, « qui ne devrait donner que dans les grandes occasions où il serait besoin d’un effort extraordinaire » 16. Une telle présentation pourrait laisser penser que la doctrine d’emploi de ce corps se rapprochait par exemple de celle de la garde impériale napoléonienne, l’ultime réserve, que l’Empereur n’engageait qu’en dernier recours. Était-ce bien là ce qu’entendait Louis XIV ?

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Dans l’ordre de bataille traditionnel

11 La Vallière, qui écrivait dans les années 1640, évoque un dispositif de bataille sur trois lignes, qu’il nomme encore « avant-garde », « bataille » et « arrière-garde ». Les corps d’élite de la cavalerie étaient à l’époque les compagnies d’ordonnance de la gendarmerie. Le principe qui dictait le positionnement de cette troupe dans le dispositif tactique n’était alors pas si éloigné de celui appliqué par Napoléon. Si l’avant- garde (la première ligne), précise La Vallière, était plus honorable que la bataille (la seconde), on plaçait cependant les gens d’armes au milieu de celle-ci. « Le corps de la gendarmerie est très bien placé en cette sorte pour l’avantage d’un combat, parce qu’il assure l’infanterie, la soutien, et lui sert pour se rallier derrière lui si elle est rompue. » 17

12 Mais il semble en être allé tout autrement pendant le règne personnel de Louis XIV. Sa Maison, bien qu’institutionnellement à part des troupes, était partie intégrante du dispositif de bataille. « L’ordre de bataille » était fixé dès le début de la campagne, la place des diverses troupes y était précisément déterminée. Cet ordre respecte le schéma tactique, devenu classique, de l’ordre linéaire déjà évoqué par La Vallière. Cependant, à la différence des années 1640 et 1650, les corps d’élite n’étaient plus en retrait au centre de la seconde ligne. La Maison du Roi, qui occupait désormais ce rôle, se tenait à l’aile droite de la première ligne, face à l’ennemi. La disposition des différentes unités de la Maison, lorsqu’elles étaient toutes présentes, était bien sûr précisément ordonnée. C’étaient les compagnies des gardes du corps qui avaient la droite, à leur gauche se plaçaient celles des mousquetaires, puis venaient les chevau- légers et les gendarmes de la garde 18. Ce fut donc bien avec Louis XIV qu’allait changer la doctrine d’emploi des corps de cavalerie d’élite. Auparavant, ceux-ci n’étaient pas engagés directement en première ligne, mais plutôt comme soutien ou réserve. Les compagnies à cheval de sa Maison allaient être désormais aux postes les plus exposés, les postes d’honneur du dispositif, et y tenir le premier rôle 19.

Combats et engagements partiels

13 Ces combats, qui engageaient une partie plus ou moins importante de l’armée, sont une réalité incontournable des guerres du Grand Siècle. Là encore, il apparaît très rapidement que la Maison militaire du Roi ne pouvait rester en retrait. À Seneffe, elle fut à la pointe du dispositif dès le début des combats. Condé surprit l’arrière-garde d’Orange et entendit ensuite exploiter son avantage. Ce furent la célérité, la rapidité de manœuvre et d’exécution qui importaient ici. La Maison fut le fer de lance de l’offensive, ouvrant la voie au reste de l’armée. Ce fut elle qui affronta et enfonça successivement les différents corps de troupes placés par Guillaume d’Orange pour couvrir son armée 20.

14 De ce point de vue, le combat de Leuze donne également lieu à une réflexion intéressante quant au caractère décisif des interventions de la Maison. « Les maîtres [de la Maison du Roi] ayant chacun un valet et un bidet pour porter leur équipage, il s’ensuivait, dit de La Tour, que cette troupe était la plus facile à transporter avec célérité, dans les cas urgents, où elle pouvait être utile : voilà pourquoi le maréchal de Luxembourg s’en est servi à Leuze, car on sait que si il avait pu avoir la cavalerie aussi promptement que la Maison, il aurait remporté une victoire complète. » 21 Aussi le maréchal de Saxe appelait-il la Maison « les lévriers de l’armée ».

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15 Autre exemple, Kokersberg. Les armées de Créqui et du prince Charles se trouvaient fort proches. Créqui ne pouvant abandonner cet avant-poste avantageux sans mettre l’armée dans une situation délicate, la Maison du Roi fut donc dépêchée en urgence. Un grand combat de cavalerie s’engagea alors. Les gardes du roi, les gendarmes et les chevau-légers, en infériorité numérique, s’éprouvèrent à diverses reprises contre les cuirassiers de l’empereur, et contre sa meilleure cavalerie 22. Le terrain y fut longtemps disputé mais les Allemands furent contraints de céder et de se retirer en désordre.

Autres emplois

16 La Maison, force de réserve : en pointe du dispositif dès le début des combats, la Maison fut néanmoins employée en quelques occurrences comme troupe de réserve. À Neerwinden, lorsque l’armée du roi se déploya au début de la matinée, les troupes de la Maison furent, comme il se devait, disposées à l’aile droite de la première ligne. Mais le prince d’Orange s’étant fortement retranché, la bataille prit très rapidement l’allure d’une affaire de poste. La Maison se trouva alors déplacée au centre du dispositif, dans un rôle qui paraissait devoir rester secondaire. Pourtant ce fut à elle que Luxembourg fit appel pour exploiter les premiers succès des gardes françaises dans l’attaque de Neerwinden. Passant par une brèche des retranchements ennemis, ils résistèrent en infériorité numérique à une contre-attaque de la cavalerie du prince d’Orange et permirent au reste de la cavalerie de franchir à son tour les retranchements pour chasser de la plaine celle de l’adversaire 23. Si la Maison du Roi avait été repoussée, la cavalerie n’aurait pu déboucher et l’attaque de Neerwinden aurait peut-être été infructueuse, ou sans grande possibilité d’exploitation.

17 Les sièges : les mousquetaires bien-sûr surent se rendre souvent décisifs. Ainsi au siège de Maastricht, ils durent aller reprendre une demi-lune prise la veille mais dont l’ennemi venait de s’emparer. Ils entrèrent dans l’ouvrage après un combat difficile qui blessa 53 d’entre eux et en tua 37. Ils rétablirent encore la situation aux sièges d’Ypres en 1678, de en 1691 24. 18 Les escarmouches : prendre langue de l’ennemi. C’est-à-dire faire les reconnaissances, tenter d’évaluer la force et les vues de l’ennemi ; il s’agissait là d’une des missions les plus nécessaires de la cavalerie dit de Birac 25. Il était essentiel en effet que le général disposât de ces informations pour pouvoir préparer ses propres mouvements afin de surprendre l’adversaire dans son camp, sa marche ou ses fourrages. Des détachements de la Maison furent fréquemment utilisés dans ces sortes de mission et trouvèrent là moult occasions d’escarmoucher.

Les limites

19 Il ne fait aucun doute que sa capacité manœuvrière et ses qualités tactiques faisaient de la Maison une arme efficace, redoutable et redoutée. Était-elle pour autant omnipotente et infaillible ? Parfois pris en défaut, ce corps d’élite paya souvent fort cher le prix d’une doctrine d’emploi qui en faisait l’acteur principal de la gloire royale.

20 Les témoignages de ses chefs et de ses adversaires concordent sur ce point : la présence de la Maison du Roi aux premiers rangs donnait confiance aux troupes et impressionnait l’ennemi. On misa parfois peut-être trop sur sa valeur 26, on en abusa

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même aussi, sans doute. À plusieurs reprises, les escadrons furent exposés au feu de l’ennemi alors même que la justification tactique n’était pour le moins pas toujours probante. Ainsi l’acharnement de Condé à Seneffe les contraignit à subir cinq heures durant le feu des canons du prince d’Orange devant le village du Fay. Semblable situation se produisit également à Neerwinden (1693) et Malplaquet (1709). Autant d’épreuves redoutables qui rappelaient les terribles réalités du champ de bataille, dont témoigne par exemple Sainte-Foix à Malplaquet : « Sa contenance [de la troupe des Mousquetaires] parut ferme et tranquille dans cette position et ces moments critiques où il n’est même pas permis de quitter son rang pour s’élancer contre la foudre qui s’allume (…). Ce mouvement naturel serait regardé comme un instant de faiblesse. Il faut attendre la mort, rester immobile devant elle, la voir, l’envisager pendant des heures entières, toujours prête à nous frapper, et frappant sans cesse autour de nous. » 27 Enfin à Leuze, pour ne pas perdre l’occasion d’accrocher l’arrière-garde ennemie, Luxembourg envoya la Maison combattre en forte infériorité numérique. Significatifs de la valeur de la Maison et du rôle qu’on entendait lui voir jouer, ces choix tactiques n’en conduisirent pas moins les unités de ce prestigieux corps à payer plus qu’à leur tour le prix du sang. Des rapports de pertes (tués et blessés) pouvant atteindre le quart ou même le tiers des effectifs théoriques ne furent pas exceptionnels : les gendarmes à Ramillies (30 %), les gardes du corps et les mousquetaires à Malplaquet (le tiers pour les premiers, presque autant pour les seconds). Mais les victoires même pouvaient également s’avérer fort coûteuses : à Leuze, les gardes perdirent environ le quart de leurs effectifs, et les chevau-légers un peu moins du tiers. À titre de comparaison, à Fontenoy, victoire où la Maison du Roi est sensée avoir joué un rôle décisif, les mousquetaires, les plus touchés, ne perdirent qu’une vingtaine d’hommes 28. 21 La place nous manque pour évoquer plus avant la question bien légitime des limites de la Maison. Nous pouvons encore y ajouter les limites inhérentes à sa constitution même, comme les difficultés du recrutement quand la guerre se prolongeait, notamment lors de la guerre de Succession d’Espagne 29. Enfin et surtout, les limites liées aux fautes des généraux et à leur incapacité à exploiter cette troupe redoutable, dont les exemples les plus connus sont sans doute Ramillies et Oudenaarde (1708). Sa valeur et son engagement ne sont pas ici en cause, puisqu’elle renversa toutes les troupes de cavalerie qui lui furent opposées, mais elle ne put à elle seule retourner la situation. Elle fut en fait confrontée à deux facteurs décisifs. D’une part, le feu d’une infanterie disciplinée et déterminée, à Ramillies notamment, où les bataillons placés derrière la première ligne de cavalerie ennemie lui firent beaucoup de mal. De l’autre, l’unité du commandement allié et l’habileté de Marlborough, l’un des meilleurs généraux et cavaliers de son temps. Ce dernier élément souligne l’importance du commandement. Sans même parler du duc de Bourgogne, Villeroy n’était pas un chef de cavalerie de la trempe de Condé, Luxembourg ou Duras. Marlborough avait compris l’importance de la Maison et il sut la neutraliser 30.

Conclusion

22 Qu’elle fût placée au poste d’honneur, la droite de la première ligne, dans les batailles de configuration classique, en pointe dans les combats, tenue en réserve dans les affaires de poste, ou employée dans les sièges, la Maison du Roi n’était pas épargnée. Elle n’était pas réservée aux « grandes occasions » comme le pense Bouiller, bien au

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contraire. On ne pouvait la ménager, la mettre en retrait puisque sa visibilité même était une des conditions de la victoire. Comme l’évoquent clairement les devises de certains de ses corps 31, la Maison prolongeait, incarnait sur le champ de bataille, la puissance du souverain, roi de guerre par essence. Par son esprit offensif, son habileté, sa supériorité au combat, elle était indispensable à l’œuvre de gloire du grand roi. Elle permet également de souligner que la cavalerie conservait une importance non négligeable sur les champs de bataille du temps.

23 Alors pourquoi fut-elle presque entièrement supprimée ? Pour des raisons de finances, dit Boullier. Est-ce aussi simple ? Dès 1749, le chevalier de Chabot soulignait les insuffisances de la Maison du Roi 32, et les dérives dénoncées par celui-ci ne semblent pas avoir été corrigées avant la guerre de Sept-Ans 33. La valeur des hommes et la qualité des chevaux ne suffisaient pas, il fallait aussi toute l’attention du roi pour que ce corps prestigieux fût également efficace à la guerre, ce qu’il ne pouvait être sans un effort permanent de discipline et d’instruction. Louis XIV l’avait compris, et ce fut vraisemblablement la négligence de cette vérité essentielle, presque aussi sûrement que les difficultés financières de la monarchie, qui condamna la Maison du Roi. 24 « Le trône antique de la France demeura ferme tant qu’il fut entouré et comme soutenu par ses appuis naturels, ces différentes espèces de gardes que la sagesse de nos rois avait créées autour de lui. Il s’écroula aussitôt que Louis XVI (…) se fut décidé à se priver d’une partie de cet appui. » 34 La relation de causalité ainsi posée est sans doute un peu rapide. Mais le lien quasi organique établit entre le corps d’élite de la monarchie et le dépérissement de celle-ci est intéressant. N’est-il pas symbolique de constater que la valeur de la Maison du Roi s’est irrémédiablement érodée en même temps que s’effritaient les fondements de la monarchie absolue, et que les deux disparurent presque simultanément ?

NOTES

1. BOULLIER, Histoire des divers corps de la Maison militaire des rois de France jusqu’à l’année 1818, Paris, 1818, introduction, p. 14. 2. DANIEL (père R.), Histoire de la milice française, Paris, Delespine et Coignard, 1721, tome II, p. 114. L’ensemble constituait en 1678 un corps d’environ 2 600 hommes. 3. De grands gaillards sur des puissantes montures, formant une belle unité de parade inutile à la guerre. 4. Auteurs anglo-saxons pour la plupart, quelques-uns fameux protagonistes du débat portant sur le sens, les limites et les formes de la « révolution militaire ». Ce terme, sans doute quelque peu exagéré, est employé par les historiens anglais et américains pour désigner l’ensemble des mutations militaires, tactiques et institutionnelles, qui traversent l’Europe moderne, ainsi que leurs conséquences sur les sociétés et les structures étatiques. 5. « La Maison du Roi sous Louis XIV, une troupe d’élite », Revue historique des armées, n° 242, 1/2006, p. 114-121. 6. The anatomy of victory, New York, 1990, p. 126. 7. LE PIPPRE DE NOEUFVILLE, LAMORAL (Simon), Abrégé chronologique et historique de l’origine, du progrès et de l’état actuel de la maison du roi et de toute les troupes de France, Liège, Kints, 1734. vol. I, p. 376.

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8. SHD/DAT, A1 1051. 9. LE PIPPRE DE NOEUFVILLE, op. cit., vol. I, p. 391. 10. « Dans la Maison du Roi quand on trouve un chemin creux, chacun s’y fourre pêle-mêle, et cela n’empêche pas que lorsqu’il faut former l’escadron, on le forme sans désordre. Mais ce ne doit pas être un exemple pour les autres, car n’ayant pas tant d’expérience, il se pourrait qu’ils ne reprennent pas leur place avec autant de facilité ». Les devoirs de l’homme de guerre, par un officier de cavalerie, La Haye, Van Bukderen, 1693, p. 115. 11. D’Aurignac, en 1663, recommandait aux escadrons de faire halte tous les 50 pas pour se donner le temps de redresser lignes, rangs et files. En outre, on n’allait à la charge qu’au pas. AZAN (Paul), Un tacticien du XVIIe siècle, Paris, 1904, p. 65. 12. BIRAC (de), Les fonctions du capitaine de cavalerie, et les principales de ses officiers subalternes, par le sieur de B., Quinet, Paris, 1669. p. 14. 13. « Il est bien malaisé d’empêcher un homme qui se voit certain d’être passé par les armes (…) de prendre son pistolet pour donner un peu de respect à son ennemi » constatait fort lucidement Duras. Lettre à Louvois, 1689, publié par Yves Durand, La maison de Durfort à l’époque moderne, Fontenay-le-Comte, 1975, p. 89. 14. « De quelque manière qu’on les mène, les charges [des gardes du corps] seront bonnes parce qu’ils arrivent toujours tête pour tête aux ennemis. » DURAND (Yves), op.cit., p. 89. 15. Sur les innovations tactiques de Charles XII, voir : CHANDLER (David), The art of war in the age of Marlborough, Sarpedon, New York, 1997, p. 56-57. 16. BOULLIER, op.cit., introduction, p. 14. 17. LA VALLIÈRE, Pratique et maximes de la guerre, La Haye, Van Bulderen, édition de 1693, p. 35. 18. Il est à noter qu’à partir de sa création, la compagnie des grenadiers, dont la mission était d’ouvrir la marche de la Maison du Roi, prenait la droite des gardes du corps en bataille rangée. 19. Ce fut ainsi le cas à Cassel (1677), au début de Neerwinden (1693), à Ramillies (1706), Oudenaarde (1708). 20. SHD/DAT, A2, carton 9, f° 28. 21. L A TOUR (de), Précis historique des différentes troupes des rois françois, par le sieur de La Tour, réimpression textuelle de l’édition publiée vers 1775, par Edmond Dubois, 1901, p. 23. 22. BOUSSANNELLE, Commentaires sur la cavalerie, Paris, Guillin, 1758, p. 348. 23. SAINT-SIMON, Mémoires de Saint-Simon, tome XIV, Paris, Hachette, 1880, p. 248-249. 24. BOUILLIER, op.cit., p. 115. 25. BIRAC, op.cit., p. 85. 26. Ainsi que le fit Villeroy à Ramillies, comme en témoigne par exemple La Colonie. 27. Cité par : B OUILLIER, op.cit., p. 120. À Malplaquet, les mousquetaires, qui tenaient l’extrême arrière-garde, restèrent pendant 5 heures exposés au feu d’une batterie de 30 pièces. 28. Et la cavalerie en général représentait 15 % de ses effectifs. CHAUVIRÉ (F.), La charge de cavalerie de Bayard à Seydlitz, mémoire de DEA, Nantes, 2002. 29. CORVISIER (André), « Les gardes du corps de Louis XIV », Bulletin du XVIIe siècle , 1959, p. 130-131. 30. « Le principal dessein du duc de Marlborough [à Ramillies] fut de détruire cet illustre corps, persuadé que le gain de la bataille en dépendait. C’est pourquoi il avait dit avant le combat que pour en venir à bout, il lui opposerait 6 hommes contre 1 ; ce qu’il fit comme il l’avait projeté. » LE PIPPRE DE NOEUFVILLE, op.cit., vol. I, p. 409. Il la laissa ainsi s’enfoncer dans son aile gauche afin de pouvoir l’attaquer sur les flancs et l’arrière. 31. Quo jubet iratus jupiter (« Sur qui la colère de Jupiter nous ordonne-t-elle de tomber ? ») pour les gendarmes, Sensere gigantes pour les chevau-légers (« Les géants l’ont senti », fait allusion au mythe où Jupiter foudroya les géants lorsqu’ils voulurent escalader le ciel), ce qui signifie qu’ils

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étaient à la main du roi comme la foudre entre les mains de Jupiter, pour exterminer ses plus fiers ennemis. DANIEL (père R.), op.cit., p. 207. 32. SHD/DAT, 1 M 1734, f°90, chevalier de Chabot, « Plan d’évolution uniforme pour la cavalerie ». 33. SHD/DAT, 1 M 1738, f°17. En effet, dans un mémoire au ministère, un officier général sur le théâtre d’Allemagne s’alarmait en 1762 de l’arrivée dans son armée d’un détachement des gardes du corps et appréhendait les difficultés que pourrait faire naître dans le service cet encombrant renfort. 34. BOULLIER, op. cit., introduction, p. 15.

RÉSUMÉS

La Maison du roi constitue le corps le plus prestigieux de l’armée royale. Mais c’est aussi une troupe d’élite, redoutée sur tous les champs de bataille. Sa supériorité tactique trouve son origine dans la singularité de sa doctrine de combat. Beaucoup plus manœuvrière que les régiments ordinaires, elle s’en distingue également par sa conduite de la charge : choix de l’arme blanche, adoption d’une allure élevée et recherche du choc. Les qualités de cette troupe expliquent que Louis XIV ait voulut en faire l’instrument privilégié de sa gloire. Dans les grandes batailles ou dans les combats, la Maison est systématiquement engagée à la pointe du dispositif tactique. Cette doctrine d’emploi résolument offensive et audacieuse se paie cependant parfois au prix fort.

The Royal Household under Louis XIV, a troop of elite. Tactical Study.The Royal Household is the most prestigious unit of the royal army. But it is also a troop of the elite, feared on all battlefields. Its tactical superiority stems from the singularity of its combat doctrine. More maneuverable than regular regiments, it is also distinguished by the conduct of its charge: the choice of bladed weapons, the use of a quick gait, and the pursuit of shock. The qualities of this group explain why Louis XIV wanted to make it the privileged instrument of his glory. In large battles or combat, the [Royal] Household was systematically engaged at the point of the tactical formation. This doctrine of resolutely aggressive and bold employment, however, sometimes cost a high price.

INDEX

Mots-clés : cavalerie, Maison du Roi, stratégie

AUTEUR

FRÉDÉRIC CHAUVIRÉ

Professeur certifié au lycée Lenoir à Châteaubriant (44), il termine un doctorat sous la direction du professeur Jean-Pierre Bois, La charge de cavalerie de Bayard à Seydlitz, et a déjà publié plusieurs articles, dont « Bayard, chevalier ou cavalier ? Le combat de cavalerie sous la Renaissance »,

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Bulletin de la Société archéologique et historique de Nantes et de Loire-Atlantique, 139, 2004 et « La Maison du Roi sous Louis XIV, une troupe d’élite », Revue historique des armées, 242, 1/2006.

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Les canons à balles dans l’armée du Rhin en 1870

Roland Koch

1 Les « viscosités intellectuelles » qui ont émaillé cette « triste » campagne de 1870, ont conduit, entre autres, à l’emploi irrationnel de l’artillerie, engagée par petits paquets de batteries alors que l’Empire avait démontré l’efficacité des grosses batteries 1. Cette remarque concerne également les canons à balles. Cette arme, cause de pertes importantes chez les Prussiens, était utilisée comme les canons d’artillerie. Elle aurait été encore plus efficace et utile dans le cadre des armes de l’infanterie 2.

C’est une arme redoutable

2 Une étude du général Frère 3 estime que les pertes allemandes, en 1870, étaient dues à 90 % aux armes d’infanterie et seulement à 5 % aux projectiles d’artillerie 4. On ne peut pas attribuer les pertes prussiennes au seul chassepot adopté en 1866 et qui, tout en surclassant le Dreyse allemand, ne pouvait à lui seul créer une telle disproportion des pertes. Les résultats de tireurs habiles, ce qui n’était pas le cas pour la majorité des fantassins français, étaient médiocres dans le contexte émotif d’un combat : le général Devaureix 5 cite des hommes qui, dans des moments de crise, pour s’étourdir, tiraient en l’air. Ardant du Picq n’écrit pas autre chose : « Ils tirent pensant repousser les balles ennemies. » Ou encore, excités, arrivant en renfort de la première ligne, ils tiraient dans le dos de leurs camarades 6. D’autre part, il faut tenir compte du fait que les balles arrivant à 400 mètres avec une trop grande incidence 7, se fichaient en terre sans grand dommage pour l’ennemi.

3 Certes, il convient de se rappeler qu’en 1870, une tactique périmée s’opposait à un armement dont la puissance de feu ne pouvait plus se comparer à celles des guerres précédentes, où les bataillons en ordre serré pouvaient progresser sans grand risque jusqu’à portée de fusil de l’adversaire. Il ne restait plus qu’une courte distance à parcourir, le plus vite possible, pour aborder l’ennemi. L’attaquant paya un lourd tribut au manque de prospective de l’état-major. Le roi de Prusse, sitôt connue la saignée de

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sa garde le 18 août à Saint-Privat, interdit toute attaque, en terrain découvert, sans préparation d’artillerie. Il recommanda la progression par bonds successifs 8. Enfin, la tendance à dégarnir le centre pour renforcer les ailes et déborder l’adversaire fut généralisée même au niveau bataillon. 4 Le tableau en annexe souligne la différence sensible voire énorme entre les pertes prussiennes et françaises. Il convient d’en rechercher les causes. 5 Il s’agit de données établies tant par le Grand État-Major prussien que par la section du Service historique de l’armée française et publiées par la Revue d’Histoire entre 1899 et 1911. D’après des rédacteurs français, celles-ci auraient très bien pu être divulguées dès la fin août 1870 à Metz et non en 1902 avec une publication des données où seules des erreurs matérielles ont été rectifiées, (inexactitude d’addition dont une dans la colonne des milliers ainsi que des pertes portées deux fois). Enfin, il faut tenir compte de ce que le général Canonge appelle « le douloureux problème à plus d’un titre des disparus » 9. 6 En 1870, le haut commandement considérait ces « disparus » comme des tués ou des blessés que le repli rapide des troupes n’aurait pas permis de ramasser. La vérité semble en être tout autre : il s’agirait plutôt du vieux problème de soldats refusant le combat, en un mot de fuyards. Le 16 août, on comptait 4 248 disparus qu’on ne pouvait pas assimiler aux pertes, car très souvent ils reparaissaient quelques jours plus tard. Le général Jarras, chef d’état-major de Bazaine rapporte que le 16 août, la route de Metz était tellement encombrée par une cohue de soldats en désordre que l’escadron d’escorte dut frayer un passage au maréchal, sabre au clair. Il ajouta qu’il n’avait jamais rien vu de semblable et Bazaine de lui confier : « Que voulez-vous faire avec des gens pareils ? »10 7 Ce jour-là, les Prussiens ne firent pas de prisonniers et ce ne fut pas « l’épée dans les reins » que l’armée quitta le champ de bataille. Au contraire, accablés par la perte de 711 officiers et de 15 079 hommes tués ou blessés 11, les Prussiens craignaient qu’une attaque de cavalerie française contre leurs propres troupes démoralisées transformât leur échec en déroute totale 12. À qui faut-il attribuer les très nombreuses pertes ennemies ? 8 Le commandant Reboul du Service historique de l’armée fit paraître en 1910 un opuscule de 183 pages chez Chapelot sur les canons à balles de 1870 qui avaient été conçus pour « prolonger les rafales d’infanterie aux portées moyennes entre le fusil et le canon. ». Leur rapidité de tir devait suppléer la pénurie de combattants et augmenter la justesse de tir, donc décupler la puissance de l’infanterie 13. Il remarqua que « l’action des canons à balles n’a pu être précisée que dans un certain nombre de cas. Dans d’autres quoique indéniable, elle est restée indéterminée parce que les Prussiens ont souvent confondu ces salves avec celles de la mousqueterie et surtout parce qu’ils ont de parti pris dénigré cette arme dont ils redoutaient l’effet moral (…)». Ce qui ne les a pas empêchés de se servir immédiatement des pièces livrées intactes par Bazaine, contre Chanzy à Orléans et au Mans !

Une arme supérieure aux mitrailleuses de l’époque

9 Que sont donc ces fameux canons à balles imposés par Napoléon III et qu’on considérait, à l’époque, comme une fantaisie de l’Empereur ? Celui-ci, avait une culture

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militaire supérieure à celle de la plupart de ses généraux. Formé à l’école d’artillerie de Thoune, il voulait une arme pour combler le vide entre 500 mètres, portée des boîtes à mitraille de l’artillerie, et 1 200 mètres, portée minimale de l’obus à shrapnel. Il avait d’ailleurs rédigé une étude sur Le passé et l’avenir de l’artillerie en France, où il commentait le rapport de Robert de la Mark, maréchal de France sur les « mitrailleuses » de Pedro Navarro 14.

10 Le capitaine Verchère de Reffye à qui l’on doit également le canon de 7 doté d’une culasse mobile, abandonna le système « Gatling » de la guerre de Sécession. En 1866, il présenta une bouche à feu composée de 25 tubes en acier entourés d’une enveloppe en bronze montée sur un affût de 4 modifié. Les tubes étaient rayés au calibre de 13 millimètres pour tirer des balles oblongues en plomb de 54 grammes. La charge était de 12 grammes de poudre en 6 rondelles comprimées. La douille était en clinquant et le culot en laiton. Ces cartouches étaient placées par 25 dans des boîtes permettant chacune de charger simultanément les 25 tubes. Elles étaient mises à feu, par percussion ; les percuteurs étaient armés et déclenchés successivement. La cadence de tir pouvait atteindre 125 coups par minute. La précision du tir était très grande, jusqu’à mille mètres, note le général Challeat 15. Cette arme était d’un emploi aisé, si l’on se réfère aux lettres écrites à l’inventeur par les officiers commandant ces batteries 16. Néanmoins, il était compliqué d’obtenir une hausse exacte. Le règlement prévoyait un « tir progressif », mais il était difficile d’observer les points d’impact. Dépourvus de cartes 17, il ne restait plus à ces officiers qu’à demander les renseignements aux batteries d’artillerie, si l’une d’elles se trouvait à proximité. 11 Le système belge, la mitrailleuse Montigny, se révélait bien moins fiable. Une batterie de mitrailleuses « Gatling » avait été employée au Mans et les Bavarois avaient essayé une batterie de 4 mitrailleuses « Feld » à tir continu. Ce ne fut qu’après la découverte de la poudre pyroxile, sans fumée, ne produisant plus l’encrassage des tubes, que l’adoption de calibre plus petit fut possible et, par voie de conséquence, la réalisation d’une arme automatique, tirant par rafale à 600 coups/minute, fut mise à l’étude. La première apparition de ces mitrailleuses automatiques sur les champs de bataille se fit en Mandchourie en 1905 entre Russes et Japonais avec les résultats que l’on connaît. Leur principe de fonctionnement était à peu près identique à celui des armes actuelles, soit par emprunt de gaz, soit par court recul du canon 18. Les plus récentes, multitubes dans le style de la Gatling, ont une cadence de tir de près de 6 000 coups par minute. 12 190 canons à balles étaient engerbés au début de la guerre. 168 ont été livrés à l’armée du Rhin, soit 28 batteries de 6 canons. Une par division qui avec les deux batteries de 4 formaient l’artillerie divisionnaire 19. Les tubes étant rigoureusement parallèles, la dispersion s’inscrivait, pour une gerbe, dans un carré de 4,50 mètres à 600 mètres, de 10,50 mètres à 1 400 mètres et de 15 à 2 000 mètres. Un pivot commandé par un volant permettait de changer la hausse et d’inscrire une rotation de l’arme de 29 mètres à 100 mètres. Des cartouches à balles multiples étaient en dotations (environ un tiers). Bazaine a remis aux Prussiens 12 batteries. En 1876, 172 pièces ont été rachetées aux Belges à qui les Allemands les avaient cédées. 13 À la veille de la guerre de 1914, la France ne disposait que de 2 000 mitrailleuses aux armées et de 3 000 pour la défense des places fortes. Seule une dotation de 2 mitrailleuses par bataillon de l’armée d’active fut possible, la réserve étant quelque peu négligée.

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Une arme souvent mal utilisée

14 La Revue d’Histoire publia en 1909 et 1910 plusieurs fascicules traitant de l’action de ces canons à balles. Sont citées de nombreuses lettres d’officiers, commandants de batteries, insistant sur la facilité d’emploi de ces pièces dont le personnel, soulignent- ils, pouvait être formé en quelques heures. Les très rares incidents furent dus exclusivement à la négligence de quelques servants. La revue proposait l’étude de l’emploi de l’arme dans les différents combats de l’armée du Rhin. De Saarbrücken, où elle servit de démonstration devant l’Empereur, à Spicheren, Frœschwiller, Borny, et surtout pendant ce que les Prussiens appelèrent la crise des16-18 août, d’autres la crise de Vionville et Saint-Privat. Comme ces batteries n’étaient pas différenciées par rapport aux batteries de canons, il était difficile de suivre leur emploi sur le terrain.

Wissembourg, le 4 août 1870

15 Surprise, la division Abel Douay se défendit comme elle put. Une batterie de canons à balles après quelques salves fut prise à partie par une concentration de tirs adverses, victime de sa renommée naissante et de la terreur qu’elle inspirait. Offerte directement, sur une crête, aux coups de l’adversaire, elle était vouée à l’échec. Le général Abel Douay fut mortellement blessé en cherchant un nouvel emplacement pour cette batterie. Une grande partie de cette petite division put se replier sur le gros du 1er corps.

Spicheren, le 6 août 1870

16 Deux batteries de canons à balles ont d’abord cherché à se conformer à l’instruction officielle : c’est-à-dire participer à l’emploi en contrebatterie de l’artillerie en général. Elles furent prises à partie par une masse d’artillerie adverse qui concentra son tir sur elles, marquant une fois de plus, la préoccupation qu’avait l’ennemi de les neutraliser. En revanche, chaque fois que ces armes prenaient l’infanterie pour cible, même à courte distance, les résultats étaient probants : les relations des corps de troupe témoignent à quel point ces engins étaient efficaces, (attaque du Rothenberg où le général von François, à la tête de sa brigade, fut fauché par une rafale de mitrailleuse). Le tableau des pertes souligne le prix de l’offensive imprudente de la 14e division (von Kamecke) et du général Alvensleben 20, qui rameutant les 12e, 48e et 52e régiments brandebourgeois du 3e corps de la 2e armée avait pris le commandement des troupes sur le théâtre d’opérations.

Frœschwiller, le 6 août 1870

17 Ce fut un combat frontal, une des batailles les plus sanglantes de l’histoire militaire selon le général Schnell, ancien secrétaire d’État à la défense de Bonn 21. Le terrain offrant des vues limitées n’était favorable ni à l’artillerie ni aux canons à balles. Certes, aux distances moyennes, ces derniers obtinrent des résultats appréciables mais ceux qui tentèrent de lutter à grande distance contre des batteries ennemies ne réussirent qu’à concentrer sur eux le tir de l’adversaire. Mac-Mahon vint voir ces nouvelles pièces qu’il ne connaissait pas. Il estima qu’elles n’avaient pas assez de portée pour lutter à

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cette distance et les fit retirer. Elles rejoignirent les batteries de la division Duclot. Le pont de pierre de Brückenmühl, point de passage obligé, constitua un excellent objectif pour les mitrailleuses. Les attaques ennemies, malgré l’initiative de se porter vivement en avant par bonds successifs, furent brisées avec des pertes sévères.

18 Le résultat de leurs tirs contre les Bavarois débouchant du bois de Langensoulsbach est connu. Tous les efforts des Bavarois pour franchir la clairière furent vains et le tir des mitrailleuses permit la contre-attaque du 1er zouave. En résumé de cette journée, le rédacteur de l’article conclut que les mitrailleuses ne pouvaient lutter aux grandes distances contre l’artillerie allemande, aux distances rapprochées, elles étaient vulnérables et leurs tirs sans grands effets à cause du manque de dispersion de la gerbe. Par contre, entre 800 et 1 500 mètres, sur des points de passages obligés, elles fournissaient des résultats appréciables à condition d’être abritées contre le tir de batteries ennemies 22.

Borny, le 14 août 1870

19 Le capitaine Mignot, souligne l’historique, était l’un des rares officiers qui avait pu se procurer une carte 23 ; l’appréciation des distances fut aisée. Ouvrant le feu en un tir progressif sur un ennemi invisible 24, il parvint à des résultats qui auraient contribué à l’insuccès de la 5e batterie prussienne de von der Goltz. La batterie de la division Castagny, sur tirs repérés d’avance facilitant le pointage, obtint des résultats des plus convaincants. D’après le rapport du général Garnier des Garrets : « Le spectacle était terrifiant, des rangs entiers tombaient, les pelotons, l’un après l’autre étaient littéralement fauchés. »25La comparaison des pertes confirme ce témoignage

Les combats autour de Metz, les 16-18 août 1870

Rezonville, Mars-la-Tour, le 16 août 1870 26

20 L’expérience de Spicheren et de Frœschwiller ne fut pas retenue. Les batteries 27 furent engagées dans les mêmes conditions que les pièces de 4. Les relations françaises sont sobres tant sur leur emploi que sur les résultats. Les historiques régimentaires prussiens notent les effets terribles de ces mitrailleuses souvent confondues avec le tir des chassepots. Si l’on tient compte de la consommation en boîtes à balles, on peut admettre des résultats importants. Les monuments élevés près de Rezonville le confirment. Ainsi, le 6e brandebourgeois, numéro 52 28, perdit en une attaque 52 officiers et 1 202 hommes du rang.

21 Le 16 août vers deux heures du soir 29, le général Alvensleben ordonna à la brigade de cavalerie Bredow de mener une charge pour dégager l’infanterie prussienne exsangue. Ce fut la « Totenritt », la chevauchée de la mort. La brigade fut presque anéantie par le tir des mitrailleuses et des chassepots. Le fils de Roon, ministre de la Guerre, fut tué. Bismarck dont le fils fut blessé d’une balle de mitrailleuse, écrivit à sa femme : « Toute la plaine qui s’étend près de Mars-la-Tour était toute blanche et bleue des cadavres de nos cuirassiers et de nos dragons. » Dans une autre lettre adressée à son épouse le 17août, il notait, plein d’amertume : « Le 3e hussard, les 13e et 16 e uhlans, mes pauvres cuirassiers jaunes ont perdu au cours de cette charge insensée, ordonnée par Voigts-Rheetz 30, le tiers de leurs hommes et la moitié de leurs officiers. »31 Ce même jour, deux ou trois heures plus

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tard, ce fut la 38e brigade, plus connue sous le nom de son commandant, la brigade Wedel, qui attaqua le 4e corps de De Ladmiraud. Arrivant par la droite du champ de bataille après une marche de plus de 45 kilomètres, elle reçut l’ordre du général Schwartz-Koppen d’attaquer vers « l’arbre en boule »(cote 261). 22 Ce fut le drame du ravin de la Cuve où, en moins d’une demi-heure, cette brigade perdit 2 500 hommes décimés par le tir conjugué des mitrailleuses, des chassepots et des pièces de 4 32. Les rescapés, pris de panique, s’enfuirent, entraînant d’autres troupes avec elles. Pour soulager l’infanterie, une charge de la seule unité de cavalerie disponible fut décidée. Ce fut un régiment de dragons dont 3 escadrons, fait unique dans les annales de la cavalerie, furent tirés au sort. Ils subirent les feux croisés de l’infanterie et des mitrailleuses de la division de De Cissey 33 et perdirent 120 hommes sur 400, les rescapés étant fait pour la plupart prisonniers 34. « Les canons à balles ont beaucoup donné, écrit le capitaine de Sermet ; je trouve même qu’ils donnent trop, c’est-à-dire que l’infanterie se plaint toujours quand elle n’est pas accompagnée de mitrailleuses. »35 De plus, l’effet moral de leur action est indéniable. « Sans ces armes, la campagne aurait été aussi courte que celle contre l’Autriche. » 36

Saint-Privat et Gravelotte, le 18 août 1870

23 Il s’agit de deux combats entièrement distincts : Gravelotte, où le roi de Prusse avait fait installer son quartier général, était à plusieurs heures de cheval du prince Frédéric- Charles de Prusse commandant la 2e armée prussienne vers Saint- Privat 37.

24 Les batteries de canons à balles jouèrent le 18 août un rôle important. Les témoignages de l’ennemi en font foi. « Vouloir avancer encore, c’est la mort certaine. » 38 Puis ce fut le tour du 84e du même corps de subir des pertes notables. Ensuite, ce fut l’attaque de flanc de la 4e batterie lourde prussienne qui ne soupçonnait pas la présence de la batterie Guérin. En quelques minutes, tout le personnel et tous les chevaux exceptés huit, furent à terre. Quelques rescapés s’enfuirent abandonnant leurs pièces qui furent récupérées par une batterie du 13e RA du 4e corps français. Enfin, le 85e déjà éprouvé, dépassant la ligne des batteries, fut littéralement décimé par le feu de la 8e batterie du même corps. Elle venait de remporter des succès considérables. La batterie Saint- Germain de la division de De Cissey, à l’ouest d’Amanvilers, prenant d’enfilade la tranchée du chemin de fer en construction, infligea des pertes sérieuses à l’ennemi se préparant à attaquer vers Saint-Privat. Il semble d’ailleurs que les pertes de la garde prussienne, attaquant sur un ordre jeté à la hâte 39 par un Frédéric-Charles exaspéré par la lenteur de la progression de ses troupes, soit le fait, non du 6e corps de Canrobert 40, mais de la brigade Goldberg qui, sur ordre du général de Cissey, avait exécuté une conversion à droite prenant ainsi les colonnes ennemies en enfilades 41. En revanche, il est difficile de déterminer la part prise par la grande batterie, 60 pièces de 4, formée en fin de soirée, à l’initiative du colonel de Montluisant qui, d’après l’historique, créa des troubles visibles dans les rangs des assaillants 42. 25 À Gravelotte, les capitaines, commandant les batteries de canons à balles, comprirent qu’il valait mieux ne pas engager la lutte contre l’artillerie adverse, car c’était contre l’infanterie que des résultats visibles étaient obtenus. Les mitrailleuses donnèrent sur le versant ouest du ravin de la Mance, provoquant ainsi une panique. Les rescapés prussiens se réfugièrent au fond du ravin, d’autres, s’enfuirent vers Gravelotte 43. D’après l’historique français, on peut dénombrer à la fin de l’après-midi dans ce ravin,

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un nombre important de compagnies, (environ 59 !) sans liens tactiques et qui n’étaient plus capables de discerner qui était l’ami ou l’ennemi. À 7 heures du soir, après une accalmie, le roi de Prusse en personne, voulant un résultat et croyant déceler, chez les Français, « les indices d’une profonde lassitude »44, tout en supposant leur retraite après le bombardement 45, ordonna une dernière attaque. La brigade Jolivet, dans ses tranchées, n’avait eu à déplorer la perte que de 48 hommes blessés par des éclats de pierres du mur derrière lequel ils s’étaient imprudemment abrités. L’infanterie de la 3e division du général Fransecky, s’engagea sur la chaussée, « tambours battant et musique en tête ». La brigade Jolivet l’accueillit par une fusillade nourrie qui augmenta le désordre des troupes allemandes qui dans l’obscurité tombante, enlevèrent de haute lutte Saint- Hubert tenu par d’autres soldats prussiens. Dans ce désordre, de paniques successives, il était impossible de préciser 46 les résultats des canons à balles, de l’infanterie ou des obus à shrapnel.

Conclusions

26 Bien qu’indéniables, les effets des canons à balles peuvent difficilement être quantifiés en dehors de cas précis. La relation prussienne parle seulement de « fusillade nourrie » sans citer les mitrailleuses. Il semble toutefois que la majorité des pertes prussiennes soit imputable à cette arme. Seule une consultation des fiches des blessés pourrait donner quelques renseignements complémentaires. Recherche qui paraît aujourd’hui difficile et longue 47. Toutefois, on sait avec certitude que certains officiers ont été victimes de ces armes. Le général von François à Spicheren, le fils de Roon lors de la fameuse charge de la brigade Bredow, de même que le fils de Bismarck blessé et de son deuxième fils dont le cheval fut tué sous lui pendant cette même attaque. Au hasard des pages de l’historique prussien, on peut lire qu’un officier a été retrouvé à Rezonville littéralement haché par une vingtaine de balles de ces « machines du diable ».

27 Cependant, les règles d’emploi de ces canons à balles, édictées par la commission d’artillerie qui régnait en maître sur l’armement français, étaient trop rigoureuses et partaient d’une conception contraire à celle qu’avait imaginée l’Empereur. On confia cette arme à l’artillerie qui naturellement lui assigna le même rôle que celui des canons, c’est-à-dire de contrebattre l’artillerie ennemie 48. C’est dans ce type de lutte qu’elle échoua. Il avait été préconisé un tir à grande portée, alors que ce fut aux distances moyennes qu’elle se montra le plus efficace. Il avait été conseillé de porter ces pièces à l’avant ; or, on s’aperçut à l’usage, qu’il valait mieux les tenir en réserve pour les engager contre des objectifs bien définis et dans des cas bien déterminés. Les mitrailleuses ont démontré leur vrai caractère : elles sont une arme d’interdiction qui participe à l’économie des forces. Après la guerre de 1870, le haut commandement ne tint pas compte des résultats, adoptant l’avis de Martin des Pallières qui affirmait que ces armes faisaient : « plus de bruit que de besogne », sans rechercher si c’était à l’outil, à l’ouvrier ou à la méthode qu’il fallait s’en prendre. 28 Les Prussiens, « bien que leurs troupes en eussent maintes fois éprouvé la puissance, que les rapports des chefs de corps l’eussent constatée », déclarèrent que l’artillerie n’en avait pas besoin et que l’infanterie n’en voulait pas. Il est vrai que le vainqueur ne cherche pas ses modèles chez le vaincu. En France, après des tentatives pour armer un train blindé avec ces canons, et leur mauvais emploi, on déclara que cette arme était obsolète et ne pouvait pas concurrencer le canon à tir rapide 49. Ce ne fut qu’en 1907, avec les rapports

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sur les combats du conflit russo-japonais de 1905, que l’on adopta une mitrailleuse automatique cette fois, la fameuse « Saint Étienne », modifiée en 1914 par Hotchkiss 50, qui supporta la Première Guerre mondiale. Aussi, Moltke en1871 écrivait : « À mon avis, le perfectionnement des armes à feu a donné à la défensive tactique un avantage marqué sur l’offensive. Dans la campagne de 1870-71, nous nous sommes, il est vrai, toujours comportés offensivement, et avons réussi à enlever les positions ennemies les plus fortes 51. Mais au prix de quelles pertes ! Il me paraît plus habile de se tenir tout d’abord sur la défensive et de passer à l’offensive seulement après qu’on a repoussé plusieurs attaques de l’ennemi. »52Le règlement de l’armée allemande de 1909 intégra ce concept. 29 L’École de guerre française, n’ayant jamais défini la responsabilité de l’armée dans la défaite de 1870-1871 ou l’attribuant, à tort, à la défensive alors qu’il aurait fallu mettre en cause l’immobilisme du haut commandement, négligea les enseignements de Gravelotte, de Rezonville, de Saint-Privat et prôna l’offensive à outrance. Les fameuses conférences du lieutenant-colonel de Grandmaison, « irraisonnées, outrancières et dangereuses » 53 justifièrent la citation du professeur Allan Mitchell de l’université de Californie à San Diego qui demanda sans crainte d’être contredit « Combien d’hommes sont tombés en 1914, non pour la patrie mais pour des illusions nées en 1870 ? » 54

BIBLIOGRAPHIE

- Historique édité par le Grand État-Major prussien, en tenant compte de l’avertissement du traducteur « Indispensable mais restant un monument élevé à la gloire de l’armée prussienne. »

- Historique édité par la section historique de l’état-major de l’armée entre 1899 et 1911 en 32 fascicules.

- REBOUL (commandant), Les canons à balles, Paris, Chapelot, 1910, 183 pages.

- DEVAUREIX (général), Armée du Rhin, Paris, Lavauzelle, 1909, 746 pages.

- TOURNÉS (général), Étude de tactique d’infanterie, Paris, Lavauzelle, s.d., 301 pages.

- BLEIBTREU (Karl), La légende de Moltke, Paris, Lavauzelle, s.d., 223 pages.

- HOENIG (Fritz), La vérité sur la bataille de Vionville – Mars-la-Tour, Paris, Chapelot, 1903, 255 pages.

- HOENIG (Fritz), 24 heures de la stratégie de Moltke, Paris, Chapelot, 1901, 347 pages.

- WIDDERN (cardinal de), Journées critiques, Paris, Lavauzelle, 1902, 244 pages.

- HAUPRICH (colonel), L’artillerie dans la bataille de Frœschwiller, compte d’auteur, musée de Woerth, 1996.

- ROUQUEROL (lieutenant-colonel), L’Artillerie dans la bataille du 18 août 1870, Berger-Levrault, Paris, 1906.

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NOTES

1. Colonel Giaume, créateur et conservateur du musée d’artillerie de Draguignan. 2. Hauprich (colonel), L’artillerie dans la bataille de Frœschwiller, compte d’auteur, musée de Woerth, 1996. 3. Idem. 4. D’après le général Suzanne, directeur de l’artillerie, c’est le mode d’emploi de l’artillerie française qui, plus que les déficiences techniques, a été à l’origine des faibles résultats de celle-ci. 5. DEVAUREIX (général), Souvenir et observations sur la campagne de l’armée du Rhin, Lavauzelle, Paris, 1900, p. 183. 6. Fiches de blessés consultées au département de l’armée de Terre du Service historique de la Défense, armée du Rhin, 6e corps. 7. Correction inévitable de la fèche de la trajectoire. 8. A été codifé dans le règlement de 1909. 9. CANONGE (général), Histoire Militaire Contemporaine, Paris, Charpentier, 1887 et 1889. 10. Ce fait n’est pas isolé et existe dans toutes les armées du monde à toutes les époques : voir Ardant du Picq dans la relation d’une attaque à Wagram : 3 000 hommes « ont buté en cours de route et sont restés couchés ». César plaçait ses vétérans en dernier rang des manipules non comme ultime rempart mais pour passer au fl de l’épée ceux qui auraient eu l’intention de quitter le rang ! (Éric Muraise, introduction à l’histoire militaire). Voir également le journal des opérations de 1813 du 3e corps relatant la fuite de beaucoup d’hommes abandonnant leurs camarades qui résistaient aux attaques ennemies. 11. Historique du Grand État-Major prussien, t. 1, annexe. 12. Une panique s’est produite après l’hécatombe de la 38 e brigade au ravin de la Cuche, le 16 août 1870. HOENIG, La vérité sur la bataille de Vionville Mars-la-Tour, Paris, Chapelot, 1893, p. 123. Ce qui permit à Bleibtreu de demander, « comment l’armée allemande, disposant d’avantages aussi inappréciables, a trouvé le moyen de s’enchevêtrer dans une situation telle que celle du 16 août. Jamais capitaine ne s’est trouvé dans des conditions plus merveilleuses que Bazaine… ». BLEIBTREU, La légende de Moltke, Paris, Lavauzelle, s.d., p. 16 et 19. 13. Une batterie de canons à balles avait une puissance de feu supérieure à celle d’un bataillon. 14. Cet article fait remonter les « mitrailleuses » à1513 à la bataille de la Riotte, suivies par les « perdreaux », les « mantelets » enfn les « orgues ». La recherche du tir à mitraille est donc ancien (Revue d’Histoire, juillet 1907, p.17). 15. Pour tout ce qui concerne ce canon à balles, voir : CHALLEAT (général), L’artillerie de terre en France, Lavauzelle, Paris, 1933, p. 204. 16. Napoléon avait fait former un certain nombre d’oficiers au maniement de ces pièces. Au nom du principe du « tour de rôle », ils furent afectés à d’autres postes. Le commandement des batteries de mitrailleuses échut à des oficiers découvrant ces armes sur le champ

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de bataille ; le maniement devait être aisé car ils s’adaptèrent facilement. 17. L’imprévoyance des services n’avait pas fait distribuer des cartes de la région frontalière ! 18. La dificulté à surmonter était et est toujours l’échaufement du canon. Sans manchon refroidisseur à eau, le tube de la « Maxim » allemande ne supportait que 300 coups, avec manchon 3 000. 19. Quelques divisions avaient 3 batteries de 4 et pas de canons à balles. 20. Son excès d’initiatives fut la cause des lourdes pertes de Rezonville. C’est le seul chef de corps de la guerre de 1870 qui n’a pas eu droit à une statue. 21. SCHNELL(général), « Die Schlacht bei Wörth », compte d’auteur, musée de Woerth, p. 82 22. Protégées par des épaulements de campagne. C’était exactement ce que voulait l’Empereur. 23. L’état-major avait été optimiste, les cartes d’Allemagne avaient été distribuées en nombre, tandis que les cartes de la région frontalière et de Metz faisaient défaut. 24. Historique, p. 461. 25. Notes personnelles du général. Revue d’Histoire, volume 36, p. 141. 26. L’historique prussien d’habitude si prolixe est particulièrement discret sur ces combats. Accusé de falsifer les engagements, l’état- major fut contraint de publier vers 1898 une 25 e nomenclature qui, d’après le général Colin (Les grandes batailles de l’histoire) ne présente pas plus de garantie que la première version. 27. 11 batteries soit 66 pièces disponibles pendant ces combats. 28. Ce régiment avait déjà subi de lourdes pertes à Spicheren. 29. En1870, les heures étaient décomptées en 12heures et non en24 comme de nos jours. Donc, il était 14heures. 30. Il s’agit du colonel, chef d’état-major du 3e corps prussien. 31. Bismarcks Briefe an seine Gattin, Cotta’sche Buchhandlung, Berlin, 1903. 32. La Revue d’Histoire cite l’historique du 12 e régiment d’infanterie prussienne : « Les bataillons se trouvent dans un tourmente efroyable de feu d’infanterie et de mitrailleuses ; il leur est impossible d’avancer davantage. » (no 107, p. 280) 33. « Les mitrailleuses interviennent à propos pour faucher littéralement les masses ennemies » : rapport du général de Cissey, journal de marche de la 1re division, Revue d’Histoire, p. 682. 34. Voir : HÖNIG (Fritz), La vérité sur Vionville et Mars la Tour, Paris, Chapelot, 1903, 250 pages. Cet ouvrage est consacré entièrement à la 38e brigade. Hönig, qui faisait fonction d’adjudant de corps, y fut grièvement blessé. 35. Revue d’Histoire, no 107, p. 281. 36. Lettre d’un oficier allemand à sa famille interceptée et communiquée au ministre de la Guerre en septembre 1870. 37. Ce manque évident de liaison rapide a été vivement critiqué 38. Historique du 85e régiment du 9e corps, général von Manstein, p. 29.

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39. « Sattelbefehl » au prince de Saxe, commandant de la garde. 40. Il semble également que ce dernier ait enjoint au commandant d’une batterie du 4 e corps, qui allait ouvrir le feu sur une brigade prussienne déflant devant ses pièces, l’ordre de se retirer. 41. Historique prussien, 6e livraison, p. 715 42. Il apparaît, d’après les croquis, que ce furent les Saxons qui subirent les tirs de cette batterie. 43. Voir le récit de Verdy de Vernois de l’état-major de Moltke. 44. Historique prussien cité par l’historique français, p. 649. 45. Une grande batterie de 60 canons prussiens venait de déverser un déluge d’obus pendant une demi-heure sur la crête soit près de 4 500 projectiles, d’où l’expression « ça tombait comme à Gravelotte ». 46. D’autant que les historiques ne citent que les numéros de batteries sans indiquer quel matériel elles utilisaient. 47. Quelques fches de blessés français à Rezonville citent « balle dans les dos ». Est-ce une blessure par balle prussienne lors des fameuses et coûteuses relèves des régiments ou une balle française tirée par des renforts, trop excités, dont le comportement, lors de leur arrivée derrière les premières lignes, donna lieu à des accidents ? 48. Ce qui semble être également une erreur : les résultats de l’obus à shrapnel étant d’une grande eficacité contre l’infanterie même couchée. 49. Le 75, espoir de l’armée française. 50. Fonctionnant par emprunt de gaz. 51. Le 18 août, c’est les Français, sur un ordre de Bazaine, qui se sont retirés de leurs positions ; en particulier à Gravelotte, que l’on peut considérer comme une victoire française. 52. Moltke cité par la Revue militaire des armées étrangères, Paris, Chapelot, mai 1902, p. 369. 53. JOFFRE (maréchal), Mémoires, Paris, Plon, 1932, p. 33. 54. La guerre de 1870 et ses conséquences, colloque par Philippe Levillainet Rainer Riemenschneider, Bonn, Bouvier.

RÉSUMÉS

Les pertes engendrées par les combats entre l’armée prussienne et l’armée du Rhin en 1870 ne sont pas comparables. Les archives publiées plus de trente ans après les faits par la Revue militaire expliquent, pour partie, la différence sensible entre les belligérants : à Saint-Privat, 1 510 tués ou blessés pour le 6e corps (Canrobert) et 10 500 pour la Garde prussienne et le 12e corps Saxon, 453 tués et blessés pour le 2e corps (Frossart) et 4 218 pour la 1re armée prussienne (Steimetz). C’est l’action des canons à balles décriés par Martin des Pallières « plus de bruits que de besogne ». Conçus pour prolonger les rafales de l’infanterie aux portées moyennes entre le fusil et le canon, l’efficacité de cette arme quoique indéniable est méconnue. Employée par l’artillerie, sans effet,

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contre les batteries adverses, elle démontra son vrai caractère lorsque les commandants de batteries s’affranchirent du règlement et prirent pour cible l’infanterie ennemie.

Cannon balls in the army of the Rhine in 1870. Losses caused by the fighting between the Prussian army and the army of the Rhine in 1870 are not comparable. Archives published more than thirty years after the fact by the Revue militaire explain, in part, the difference between the belligerents: at Saint-Privat, 1,510 killed or wounded in the 6th Corps (Canrobert) and 10,500 for the Prussian Guard and the 12th Saxon Corps, 453 killed and wounded for the 2nd Corps (Frossart) and 4,218 for the 1st Prussian Army (Steimetz). This is the result of the cannon balls decried by Martin Pallières as "more noise than effect". Designed to extend the fire of the infantry to a range midway between the rifle and the cannon, the effectiveness of this weapon, though undeniable, is unknown. Used by the artillery, without effect, against enemy batteries, it showed its true character when the commanders of batteries broke with regulation and asked to target enemy infantry.

INDEX

Mots-clés : artillerie, guerre 1870-1871, stratégie

AUTEUR

ROLAND KOCH

Colonel de réserve, il est docteur en histoire militaire de l’université Montpellier III (sa thèse Analyse de la défaite de l’armée du Rhin en 1870 est disponible sur microfiches dans les BU), il est par ailleurs titulaire d’un master en défense et sécurité européenne.

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Les Wright et l’armée française : les débuts de l’aviation militaire (1900-1909)

Sylvain Champonnois

1 L’invention de l’aéroplane 1 est une solution au problème du vol humain. Ce moyen de locomotion, étant « plus lourd que l’air », peut s’y diriger contrairement au ballon qui dépend des courants aériens. L’ère des pionniers de l’aviation 2 débute à l’extrême fin du XIXe siècle 3 pour s’achever en 1909. Elle a pour théâtre la France et les États-Unis 4. Ce sont en effet deux frères américains, Wilbur (1867-1912) et Orville (1871-1948) Wright 5, qui parviennent les premiers à exécuter de véritables vols 6 en 1903. Cette aviation naissante va susciter l’intérêt des militaires français qui possèdent une expérience dans le domaine du « plus léger que l’air » depuis plus d’un siècle.

2 L’armée 7 fait participer des ballons à ses manœuvres à partir des années 1880. Ainsi, l’artillerie 8 utilise quelques aérostats pour observer le point de chute de ses obus car le tir au canon devient indirect 9. Le génie 10, lorsqu’il installe des voies et des moyens de communication, emploie des ballons comme moyens de reconnaissance à courte portée. Responsable de l’aérostation, le génie crée en 1877 le premier laboratoire aéronautique au monde : l’Établissement central de l’aérostation militaire. Situé dans le parc de Chalais-Meudon, il est dirigé par le capitaine Charles Renard qui y « poursuit l’étude théorique de toutes les formes possibles du vol, dirigeable, hélicoptère, aéroplane » 11. Le 9 août 1884, le capitaine Renard réalise avec Arthur Krebs le premier circuit aérien à bord du dirigeable La France. L’armée est pragmatique avec les innovations technologiques qui peuvent lui rendre service, y compris dans la maîtrise de la troisième dimension. Elle suit les expériences de Clément Ader. Ce Français, ayant réussi le 9 octobre 1890 le premier décollage au monde à bord d’un aéroplane à moteur 12, signe en février 1892 une convention avec le ministère de la Guerre 13. Des subventions lui sont versées pour qu’il mette au point, dans le secret militaire, une machine capable de bombarder l’ennemi allemand 14. Le 14 octobre 1897, au camp de Satory, Ader parcourt au moins 200 mètres devant la commission dirigée par le général

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Mensier. Mais il brise son Avion n o IIIà l’atterrissage et l’armée met fin à son contrat en 1898. 3 À l’origine, les Wright sont fabricants de cycles. Ils vont bénéficier dans leurs expériences des travaux de précurseurs 15 : l’Anglais Georges Cayley, les Français Alphonse Pénaud et Louis Mouillard, l’Allemand Otto Lilienthal 16, l’Américain Octave Chanute 17. Conseillés par Chanute, ils se rendent en Caroline du Nord à la plage de Kitty Hawk 18. Là, à bord d’un planeur, le pilote se maintient en l’air pour améliorer cet appareil à partir des enseignements recueillis et acquérir une précieuse expérience du vol. À la fin de l’année 1901, un militaire français apprend l’existence des Wright : c’est le capitaine Ferdinand Ferber 19. Cet artilleur est alors le seul européen à mener sérieusement des recherches sur le vol à partir du planeur20. C’est ainsi que débutent les relations entretenues entre les frères Wright, pionniers de l’aviation durant son âge héroïque, et l’armée française 21. Elles sont fondamentales dans la compréhension des débuts de l’aéronautique militaire de ce pays 22. En effet, l’étude de cette période soulève deux interrogations. L’aviation française des origines est-elle entièrement d’inspiration nationale ou a-t-elle bénéficié d’un transfert technologique par l’intermédiaire des Wright ? L’aviation militaire hexagonale prend-elle son envol à partir d’un savoir-faire étranger, en l’occurrence américain ? Ce sujet qui touche à l’histoire des techniques renvoie à de multiples aspects : militaire, économique, industriel, politique, diplomatique, voire psychologique. La façon dont l’armée va accueillir l’aéroplane illustre les enjeux que représente une innovation technologique. L’armée désire un appareil utilisable alors que l’aviation naissante n’en n’est encore qu’à ses balbutiements 23. La principale source imprimée est la correspondance des Wright 24. Les sources manuscrites sont rares car les pièces des services de l’aéronautique ont été « perdues pendant les déménagements précipités de 1940 ou pillés par l’occupant » 25. Ce manque est en partie comblé par le Service historique de la Défense (SHD). Son département de l’armée de l’Air (DAA) détient, sous la cote 1 Mi 47, un compte rendu administratif de 509 pages, transcrites sur microfiches, faisant étant des « pourparlers engagés entre le gouvernement français et les frères Wright au sujet d’un appareil d’aviation (affaire Wright) 1903-1911 » 26. Le département de l’armée de Terre dispose, quant à lui, d’un rapport de 45 pages sur l’« affaire Wright » entre 1905 et 1906 27.

Les Wright et la France

Des expériences connues à partir de 1901

4 Ferber, qui mène des essais à Nice, lit un article lui révélant les travaux de Chanute. Le Français écrit à ce dernier qui lui répond en novembre 1901 en parlant des Wright. Chanute lui envoie ensuite plusieurs comptes rendus sur les deux Américains. C’est ainsi que Ferber construit en 1902 un biplan du type Chanute-Wright. Ce modèle, sans queue avec un plan horizontal à l’avant, va inspirer en 1904 d’autres Français. Les Wright travaillent dans le secret car ils craignent d’être copiés. Cependant, l’attaché militaire auprès de l’ambassade de France à Washington rédige un rapport « relatif aux expériences d’aviation de M. Wright » 28. Ce document parvient le 11 septembre 1902 au ministère de la Guerre qui, après l’avoir lu, l’envoie à l’établissement de Chalais- Meudon au colonel Renard. Ce dernier, chargé d’éclaircir le mystère Wright 29, écrit que

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« les expériences de M. Wright sont des plus intéressantes, et méritent d’être suivies avec attention (…) il faut prendre en compte l’intérêt théorique de ces recherches ».

5 À ce moment, l’armée continue de manifester davantage d’intérêt pour le « plus léger que l’air » qui semble être le moyen le plus fiable pour se déplacer dans le ciel car l’aéroplane ne présente aucun résultat concret 30. Un ballon dirigeable offrirait à l’observateur qui y prendrait place un emploi supérieur aux ballons captifs pour reconnaître les forces terrestres ennemies. Il répondrait aussi aux dirigeables rigides conçus par un Allemand : le comte Ferdinand von Zeppelin 31. Ferber ne va plus être seul à mener des recherches en France. Propagandiste de l’aéroplane, il donne des conférences qui suscitent les vocations de Louis Blériot, des frères Voisin et de Robert Esnault-Pelterie. Tous sont membres de l’Aéro-Club de France (ACDF). Cette association, fondée en 1898, est le premier aéro-club national. Elle encourage la navigation aérienne de l’homme. À la fin de l’été 1903, les Wright passent au stade motorisé en construisant un aéroplane : le Flyer. Ce biplan, de formule « canard » 32, est posé sur un chariot à roulettes pour prendre son élan à partir d’un rail de lancement. Le 17 décembre 1903, Orville réussit devant cinq témoins le premier vol propulsé, soutenu et dirigé d’un aéroplane sur la plage située entre Nag’s Head et Kitty Hawk. Il parcourt en l’air 36 mètres en 12 secondes. Au quatrième vol, Wilbur franchit 260 mètres. La primauté des Wright résulte de leur rigueur scientifique et de leur sens de la recherche. Ils sont les premiers à comprendre la nécessité de maîtriser les mouvements de l’aéroplane dans les trois directions 33 et à utiliser la technique du gauchissement 34 pour virer.

L’« affaire Wright » : Ferber face à l’incrédulité

6 Cet exploit a un très faible retentissement. En 1904, les Wright poursuivent leurs essais près de la ville de Dayton. Pour remédier au manque de vent qui aidait jusqu’à présent à décoller, ils utilisent une catapulte 35. Le Flyer II devient, le 9 septembre 1904, le premier aéroplane à boucler un circuit aérien. Pendant ce temps, Gabriel Voisin teste à Berck des planeurs s’inspirant des Wright. Deux mécènes français, Archdeacon et Deutsch de la Meurthe 36, offrent 50 000 francs 37 à l’aviateur qui réalisera un vol homologué couvrant la distance d’un kilomètre en un trajet aller-retour. Ils veulent ainsi encourager les recherches en France. Renard obtient du ministère de la Guerre l’affectation de Ferber au Laboratoire des recherches relatives à l’aérostation militaire de Chalais-Meudon. Celui-ci bénéficie à partir d’avril 1904 38 de l’acquis technique de ce centre 39. Le 27 mai 1905, il réussit « une glissade motorisée 40 (…) d’une centaine de mètres, réalisant pour la première fois en Europe une performance comparable au vol des Wright de décembre 1903 » 41.

7 Les Wright, ayant échoué dans leurs tentatives de négociation avec les armées américaine et britannique, contactent la France. Le 9 octobre, Wilbur écrit une lettre à Ferber. Il indique avoir volé, à bord du Flyer III 42, sur 38 kilomètres. Pour les Wright, l’allongement des vols relève plus de l’amélioration du moteur que du perfectionnement des autres composants. Après deux années à faire progresser leur aéroplane, les Wright, convaincus de leur avance, arrêtent de voler. Ils passent au stade de la vente à des gouvernements de leur appareil pour un usage guerrier. Les Wright se déclarent être « prêts à fournir des machines sous contrat, qui ne seront acceptées qu’après des voyages d’essais d’au moins 40 km, la machine pouvant emporter un opérateur, des provisions de carburant suffisantes, etc., pour un vol de 160 kilomètres » 43. Ferber s’adresse alors au

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directeur de son laboratoire : le lieutenant-colonel du génie Charles Bertrand. Celui-ci ne le croit pas. Les Wright demandent un million de francs pour leur appareil. Ferber trouve cette somme excessive mais ne doute pas de la fiabilité de cette machine. Il passe un mois à tenter de persuader le ministère de la Guerre mais c’est l’échec car les vols des deux Américains mystérieux font l’objet d’une controverse dans le milieu aéronautique français. Si les Wright ont mis au point une machine volante, pourquoi leurs vols ne sont-ils pas connus aux États-Unis ? Si les Wright parviennent à voler sur des kilomètres, pourquoi ne viennent-ils pas en France pour remporter le prix Deutsch- Archdeacon ? La majorité des membres de l’ACDF pense que les Wright exagèrent les performances de leurs appareils.

Un premier contrat d’option

8 Le Français Henri Letellier veut ouvrir une souscription publique pour acheter l’appareil des Wright. Il envoie son collaborateur Arnold Fordyce à Dayton pour discuter avec ceux-ci. Fordyce signe un contrat d’option pour le montant d’un million de francs. Les Wright doivent exécuter, avant le 1er août 1906, « un vol libre couvrant une distance qui ne devra pas être inférieure à cinquante kilomètres (...) en une heure de temps au maximum et dans un parcours comprenant le retour au point de départ » 44. 750 000 francs leur seront versés une fois le vol effectué et l’appareil livré. Le restant de la somme leur sera acquis dans un délai de trois mois 45. Fordyce revient alors en France à la fin du mois de janvier 1906 avec ce contrat d’option d’achat qui propose une exclusivité de six mois. Letellier, n’arrivant pas à convaincre des investisseurs privés, propose à l’armée la propriété du contrat. Il adresse au ministre de la Guerre, Eugène Étienne, un mémoire rédigé par Ferber. Celui-ci considère le FlyerIII sous l’aspect d’« un engin de guerre prodigieux » 46. S’il reconnaît que la faible charge utile de cet appareil interdit de bombarder 47, Ferber souligne l’aide apportée par ce poste d’observation révolutionnaire qui offrirait au « général en chef la possibilité de savoir à chaque instant les marches et contremarches de l'ennemi » 48.

9 Étienne, intéressé, charge le génie de tirer au clair l’« affaire Wright » 49. Le 27 janvier 1906, le lieutenant-colonel Bertrand dresse un rapport défavorable « au sujet de l’achat d’un appareil d’aviation des frères Wright » car il considère cette machine comme une étape sur la route menant du premier vol libre à la réalisation d’une machine volante pratique. Le directeur du génie, le colonel Pierre Auguste Roques, remet alors au ministre de la Guerre un rapport secret : « Tous les renseignements que l’on possède sur les frères Wright et sur leur invention, concordent, malgré le secret dont ils entourent leurs expériences, à donner l’impression que ces inventeurs ont réellement réalisé un progrès des plus sérieux vers la solution complète du problème de l’aviation.» 50

Une mission secrète envoyée aux États-Unis

10 Pour tirer l’affaire au clair, Étienne charge en mars 1906 le commandant Henri Bonel 51 de mener une mission secrète à Dayton. Accompagné de Fordyce, du capitaine Jules Fournier 52 et de Walter V.R. Berry 53, il rencontre les Wright le 20 mars. Ceux-ci refusent de montrer à la délégation française leur machine. Le commandant Bonel est pourtant convaincu par le « caractère sérieux des propositions des frères Wright et la valeur de leur invention paraissent démontrés par des déclarations probantes de témoins oculaires recueillies, en présence de M. Berry, (…) et par deux photographies sincères produites par les

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inventeurs »54 qui montrent le Flyer III au décollage et en vol à 30 mètres d’altitude. Après deux jours de discussion, les différents partis élaborent un projet d’accord en quatre points. Les Wright réaliseront un vol sans interruption de 50 kilomètres avec des épreuves prouvant la maniabilité de leur appareil. Ils essaieront d’atteindre 300 mètres d’altitude et, à défaut, 30 mètres. La commission de réception aura six membres, dont deux recevront une instruction pour conduire leur aéroplane. La France disposera d’une exclusivité de six mois. En échange, les Wright maintiennent leur prix de vente d’un million de francs et demandent la possibilité, pendant ce délai de six mois, de traiter avec les États-Unis. La demande des Wright est envoyée le 23 mars à Paris par télégramme chiffré. Cinq jours plus tard, le ministre des Affaires étrangères câble une réponse à l’ambassade de France à Washington. Les propositions des Wright seront acceptées mais à deux conditions. Le prix de cession doit être baissé à 600 000 francs. S’ils veulent recevoir un million de francs, les Wright doivent donner une exclusivité d’une année et atteindre l’altitude de 300 mètres. Le 30 mars, les deux Américains reçoivent de nouveau la visite de la délégation française. Le ministre de la Guerre fait savoir le 5 avril qu’il maintient sa proposition d’un million de francs avec 300 mètres d’altitude et une exclusivité d’un an. Les Wright refusent le marché 55. Les négociations sont rompues le 11 avril.

11 Ce revers des Wright rejoint ceux essuyés en novembre 1905 avec l’état-major anglais 56 et, en mars 1906, avec l’armée des États-Unis. Les Wright ont pourtant souligné l’aspect fonctionnel de leur appareil : « Dès le début, l’idée directrice a été de construire une machine d’utilité pratique plutôt qu’un joujou extravagant et inutilisable. » 57 Ils échouent dans leurs tentatives de vente pour trois raisons. Ils sont mauvais commerçants, ont une conduite trop rigide et l’armée n’est pas encore acquise à l’aéroplane. Craignant d’être copiés, les deux Américains ne montreront leur machine qu’après la signature d’un contrat ; alors que leurs clients veulent d’abord voir le biplan pour, s’ils sont satisfaits, l’acquérir 58. Ensuite, les deux frères traitent les affaires à leurs conditions sans négocier. L’armée britannique, si elle prête foi aux prétentions des Wright d’avoir volé, préfère « créer un organisme général de recherche et de constructions aéronautiques » 59 plutôt que de passer par ces vendeurs intraitables. Enfin, l’armée française n’est pas encore totalement convaincue de la valeur militaire de l’aéroplane. Des ballons captifs 60 servent à l’observation aérienne 61. Elle pense que seul le ballon dirigeable peut, à ce moment, offrir des garanties pour accomplir une reconnaissance à longue distance. L’armée commande ainsi en 1906 un dirigeable militaire, le Patrie, qui doit lui être livré à la fin de l’année 62. Dans la réflexion que l’état-major mène sur l’utilisation du ciel, l’aéroplane ne concurrence pas encore le « plus léger que l’air ».

La reprise et l’échec des négociations

12 Les Wright apprennent que les dispositifs de leur machine sont couverts par le service américain des brevets 63. Maintenant, ils redoutent moins d’exposer le FlyerIII car sa propriété intellectuelle leur est garantie. Les Wright ayant arrêté leurs expériences, les pionniers européens commencent à combler leur retard 64. Ceux-ci « disposent, à partir de 1905-1906, du premier propulseur véritablement adapté à l’aéroplane » 65 : le moteur Antoinette 66. Alors que Ferber marque le pas 67, Paris polarise les recherches du Vieux Continent. Des aviateurs utilisent le terrain d’Issy-les-Moulineaux et les pelouses de Saint-Cloud ou de Bagatelle. Le 12 novembre 1906, le Brésilien Alberto Santos-Dumont 68 parcourt 220 mètres sur son appareil XIV-bis devant des contrôleurs de l’ACDF 69 :

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c’est le premier vol officiel de l’histoire de l’aviation. Les frères Voisin ouvrent alors à Billancourt le premier atelier d’aviation du monde 70. Ainsi se dessine un embryon d’industrie aéronautique.

13 Les Wright passent à l’offensive. Ils signent en février 1907 un accord avec l’entreprise Charles R. Flint and Compagny qui devient leur agent pour l’Europe. Les prix et les conditions de livraison sont laissés à la décision finale des inventeurs qui conservent le monopole du marché américain. Le marché européen sera traité par Hart O. Berg. Le 28 mai, Hart O. Berg et Wilbur Wright reprennent contact avec la France. Le nouveau ministre de la Guerre, le général Marie-Georges Picquart, demande au génie les caractéristiques qu’un aéroplane doit posséder pour avoir une valeur militaire. Au début du mois de juin, le génie produit un cahier des charges s’inspirant de la convention passée avec Ader en 1892 et des négociations avec les Wright en 1906. Cinq conditions sont à remplir. Les Wright s’engagent à faire, dans les cinq mois de la signature du contrat, un vol sans interruption de 50 kilomètres en moins d’une heure avec retour au point de départ. Ils fourniront « un appareil qui pût être monté par deux personnes dont l’une exclusivement affectée au service de l’observation » 71. Cette machine doit posséder des qualités de planeur qui suppléeraient à une panne mécanique. Elle décollera par ses propres moyens mécaniques 72. L’appareil doit s’élever et se maintenir à l’altitude de 300 mètres afin de se protéger d’éventuels tirs ennemis provenant du sol. Wilbur Wright est d’accord mais maintient le montant d’un million de francs et l’exclusivité de six mois. Le 19 juillet 1907, le général Roques reçoit Wilbur accompagné de Berg et de Fordyce. La discussion achoppe lorsqu’il estime que pour « un million de francs exigé par l’inventeur, il était nécessaire [que l’administration de la Guerre] en eut la propriété exclusive pendant un délai qui ne lui paraissait pas pouvoir être inférieur à trois ans » 73. Pour le génie, le délai de six mois ne donnerait à l’armée qu’un avantage temporaire sur les futurs acquéreurs du FlyerIII. De plus, il considère que la valeur du biplan américain a diminué depuis les progrès des autres aéroplanes. L’accord n’aboutit pas, le génie étant divisé entre partisans du « plus léger que l’air » et partisans de l’aéroplane. Le 26 août, Wilbur retire sa proposition. Les Wright ont de nouveau échoué alors que les Français continuent de progresser. Les Voisin ont pour clients Léon Delagrange et Henry Farman. Louis Blériot, l’un des rares partisans du monoplan, commence à récolter les fruits de ses efforts. Wilbur revient aux États-Unis où apparaît un concurrent : Glenn H. Curtiss. Les Wright apprennent que le gouvernement américain revoit sa position car il est mis en éveil par les vols français. Le Signal Corps achètera leur appareil à l’issue d’un concours 74. L’armée américaine signe un contrat avec les Wright le 10 février 1908.

Les Wright en France

Le « syndicat Weiller » : Wilbur Wright vole en France

14 Hart O. Berg, en prévision de marchés en Europe, charge la firme parisienne Bariquand et Marre de construire les moteurs 75 qui équiperaient les aéroplanes Wright. 1908, année charnière des débuts de l’aviation 76, commence pour les Français par un exploit. Farman, ayant le premier compris la technique du décollage 77, accomplit à Issy-les- Moulineaux, le 13 janvier 1908, le premier vol officiel d’un kilomètre en circuit fermé. Fin mars, Berg apprend aux Wright qu’ils pourraient signer un contrat, non pas avec le

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gouvernement, mais avec un syndicat aéronautique. Lazare Weiller, capitaliste aventurier 78, serait le président d’une association réunissant des financiers et des industriels. Ce groupement d’intérêt, qui fait un pari sur l’aviation naissante, investirait dans la fabrication de Flyer vendus ensuite à l’armée, principal débouché potentiel. La Compagnie générale de navigation aérienne (CGNA), qui serait alors créée, achèterait pour la France et ses colonies les brevets des Wright ainsi que la franchise de construire et de vendre leurs aéroplanes 79. Pour répondre aux futures demandes, Orville construit cinq appareils dérivés du modèle de 1905 80. Il y ajoute des modifications pour le rendre plus pratique. Cet appareil amélioré est le Flyer A : deux sièges sont disposés pour accueillir le pilote plus son passager et les gouvernes sont commandées par des leviers.

15 Les Wright prouveront la valeur de leur machine volante par des vols de démonstration 81. Pouvant observer les évolutions du Flyer A, les gouvernements devraient faire affaire avec les Wright 82. Le contrat passé avec Weiller stipule que le Flyer A, monté par son pilote et un passager, accomplira deux vols d’une longueur minimum de 50 kilomètres en moins d’une heure. Il n’y a pas de condition d’altitude à atteindre. Les Wright formeront trois élèves au pilotage de leur machine. En cas de réussite, ils recevront 500 000 francs 83 à la livraison du premier aéroplane, la moitié des actions de la société, plus 20 000 francs pour chacun des quatre autres appareils qu’ils livreront à la CGNA. Les deux frères se répartissent les marchés : Wilbur se charge de la France, Orville des États-Unis. Le 29 mai 1908, Wilbur débarque au Havre. Léon Bollée, président de l’Aéro-Club de la Sarthe, le convainc de s’installer au champ de courses des Hunaudières du Mans. Les ministres de la Guerre et de la Marine chargent des officiers de suivre les réalisations de Wilbur. L’artillerie envoie Ferber. Le génie détache, de Chalais-Meudon, le commandant Dorand qui choisit d’être accompagné par le capitaine Paul Lucas-Girardville 84. Pour Dorand, c’est l’« officier (…) le mieux qualifié pour suivre les nouvelles expériences et pour en tirer les indications qu'elles comporteront du point de vue militaire » 85. 16 Le 8 août 1908, Wilbur réalise le premier vol des Wright en Europe. Il effectue deux virages penchés pour montrer la maniabilité du Flyer A. Devant ce spectacle, les Français vont adopter le gauchissement pour virer ou l’améliorer par des ailerons. Ce vol symbolise les futurs records de Wilbur et la réaction des aviateurs européens pour rattraper les Wright. L’armée lui propose de s’installer au camp d’artillerie d’Auvours, plus spacieux que le terrain du Mans. Wilbur y décolle le 21 août pour réaliser, jusqu’au 31 décembre, 104 vols. Le Flyer A est comparé au Voisin 86. Ces systèmes techniques, mis au point par deux pays rivaux dans la conquête de l’air 87, partent de la même base. L’influence des Wright sur les pionniers français est ainsi prouvée. Ces deux biplans cellulaires ont un moteur et une hélice placés à l’arrière. Le Flyer A, équipé de patins 88 et faiblement motorisé, ne peut décoller seul 89, il est instable et son pilotage est compliqué 90. Mais il vire bien et monte haut. Le Voisin doté de roues s’envole sans aide extérieure, tient l’air plus facilement et est plus simple à piloter 91. Mais il tourne avec difficulté 92. Wilbur va réaliser des performances supérieures à celles réalisées par les Français grâce à ses gouvernes et à son adresse de pilote 93. 17 Orville commence ses essais aux États-Unis. Il s’écrase le 17 septembre 1908 en tuant son passager 94. Gabriel Voisin critique le Flyer A car Wilbur le concurrence pour le marché français. En guise de réponse, Wilbur s’adjuge le 21 septembre le record du monde de durée en 1 heure 31 minutes et celui de distance avec 66 kilomètres 95. Il accomplira ainsi neuf records du monde devant une commission contrôlant les

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conditions de vol. Ayant dépassé les 50 kilomètres, Wilbur reçoit le 26 septembre la visite de ses commanditaires. Pouvant s’appuyer sur une promesse de vol quotidien, le syndicat Weiller transforme, avec l’accord de l’armée, le camp d’Auvours en un des centres d’attraction de l’aviation en France. Wilbur accomplit plus de 40 vols avec passager. Il donne le baptême de l’air à des passagers fortunés 96. Le 6 octobre, il tient l’air plus d’une heure en emportant Fordyce. Les vols répétés de l’Américain incite l’Académie des sciences à envoyer un de ses membres étudier cet aéroplane. C’est ainsi que le 10 octobre, Paul Painlevé 97 tient l’air pendant 1 heure et 9 minutes. Ayant exécuté deux vols avec passager pendant plus d’une heure et sur plus de 50 kilomètres, Wilbur a respecté la première partie du contrat. Weiller lui verse 250 000 francs.

Mobilisation politique pour encourager l’aviation

18 Des prix sont fondés pour stimuler la recherche aéronautique 98 et pour se faire de la publicité. C’est le cas de la presse populaire qui présente les aviateurs comme des sportifs. Michelin, l’industriel du pneumatique, récompensera le pilote ayant volé sur la plus grande distance. Le journal anglais, Daily Mail, offre 25 000 francs à l’aviateur qui traversera la Manche en aéroplane. Le 12 octobre 1908, Clément Ader adresse une lettre ouverte au président de la République, Armand Fallières, pour qu’il crée une école d’aviation militaire. L’aviation naissante attire l’attention des pouvoirs publics. Paul d’Estournelles de Constant, sénateur de la Sarthe, suit avec attention les premiers vols de Wilbur au Mans. Le 5 novembre 1908, il s’adresse au Sénat : « Les progrès de la navigation aérienne intéressent au premier chef notre défense nationale. (…) Il est incontestable (…) que dans un avenir beaucoup moins éloigné qu’on ne peut le croire, nous trouverons dans les dirigeables et dans les aéroplanes, des ressources inespérées. » 99

19 D’Estournelles de Constant, pacifiste, pense que l’aviation empêchera la guerre. Il souhaite que le gouvernement vote des crédits permettant de créer des prix et de construire des aérodromes. Le ministre des Travaux publics approuve. En ce 5 novembre, le Sénat adopte à l’unanimité l’ordre du jour : 100 000 francs sont inscrits au budget des Travaux publics pour « encourager les progrès de la locomotion aérienne en France » 100. Le 13 novembre, des députés et des sénateurs s’inscrivent aux groupes de la locomotion aérienne qui se forment dans les deux assemblées. Des règlements se mettent en place pour donner un cadre officiel à l’aviation 101.

La formation d’élèves pilotes

20 Pour toucher l’autre moitié des 500 000 francs, Wilbur doit former trois élèves pilotes. Charles de Lambert reçoit une première leçon le 18 octobre 1908 102. S’il tient l’air plus longtemps et vole plus haut que les Français, Wilbur reste toujours au-dessus du même terrain 103. Le 30 octobre 1908 104, Farman effectue le premier vol de ville à ville en allant de Bouy à Reims 105. Le lendemain, Blériot réalise le premier vol aller-retour 106 de Toury à Artenay malgré deux atterrissages : ces « escales intermédiaires [furent] rendues possibles du fait qu’à la différence de l’avion Wright, aucune assistance n’était nécessaire au décollage » 107. Wilbur est battu dans le domaine pratique. Or, ce 31 octobre, il reçoit la visite de la commission de l’armée qui comprend des membres de la Chambre des députés. Wilbur, décollant avec Paul Doumer 108, arrête son moteur pour que l’aéroplane revienne au sol grâce à sa portance. Cet essai conforte cette commission dans son opinion favorable. En effet, l’armée française s’intéresse de plus près aux

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services pouvant être rendus par ce nouveau moyen de locomotion. Bien « que ses performances fussent encore faibles et tolérant peu de marges d’erreur, les esprits les plus aventureux tournèrent leur attention vers ce qui pouvait être fait en guerre avec cette nouvelle machine. Comme elle ne pouvait pas encore soulever de lourdes charges, elle pouvait jouer son rôle principalement dans la reconnaissance, pour informer les généraux des mouvements de l’ennemi » 109.

21 Wilbur, continuant à instruire de Lambert, commence le 10 novembre l’apprentissage de Lucas-Girardville. Ce militaire suit au total six leçons d’une durée un peu plus longue que celles reçues par de Lambert car il se montre moins bon élève. Trois jours plus tard, Wilbur porte son record d’altitude à 115 mètres. Le retentissement de ces performances permet à Weiller de fonder, le 14 décembre 1908, la CGNA. La société Ariel commercialisera des appareils pour la CGNA. Astra et les Ateliers et Chantiers de France-Dunkerque les fabriqueront. Le 31 décembre, Wilbur vole durant 2 heures 20 minutes sur 124 kilomètres : il s’attribue deux nouveaux records du monde, plus la coupe Michelin. Au cours des cinq mois passés dans la région du Mans, Wilbur a réalisé 129 vols 110. Ayant rempli la majorité des clauses du contrat, il doit terminer l’instruction des élèves. La dégradation de la saison rendant les vols plus difficiles, Wilbur déménage pour Pau. Rejoint par son frère Orville, Wilbur ouvre à Pau en janvier 1909 la première école d’aviation au monde. C’est un débouché supplémentaire car « chaque nouveau pilote est un acheteur potentiel » 111. Wilbur décolle des landes de Pont-Long le 3 février 1909 pour effectuer 64 vols jusqu’au 24 mars. Il reprend ses leçons avec de Lambert et Lucas-Girardville et instruit un nouvel élève : Paul Tissandier, le président de l’Aéro-Club du Béarn. Tissandier et de Lambert parviennent à piloter le Flyer A 112. Wilbur échoue avec Lucas-Girardville 113. L’armée n’a pas pensé au facteur de l’âge dans la réussite de l’apprentissage. Cela aura des répercussions sur l’avenir commercial des Wright. Son délégué n’ayant pu être instruit, l’armée aura plus de réticence à passer commande. Le 24 mars, Wilbur effectue son dernier vol à Pau. Il a rempli son contrat et enregistré douze promesses fermes de vente d’aéroplanes 114. Wilbur quitte la France.

Un bilan nuancé

22 Le départ des Wright n’entraîne par la fermeture de l’école de Pont-Long115. Wilbur donne des exhibitions en Italie et en Allemagne 116. Esnault-Pelterie est à l’origine de la constitution, le 16 février 1909, de l’Association des industriels de la locomotion aérienne. Au milieu de l’année 1909, les Wright sont dépassés par les aviateurs français et par l’Américain Curtiss. L’appareil des Wright n’est plus le meilleur aéroplane de son temps 117 car il a atteint un seuil technologique. C’est une version améliorée du modèle de 1905. Les Wright, ayant perdu trois ans pour décrocher des contrats, n’ont pas bénéficié des apports techniques réalisés entre-temps 118. « Refusant de se laisser impressionner par les parvenus américains, le Français Louis Blériot mena l’Europe aéronautique à l’assaut des records, en devenant le premier homme à franchir la Manche en avion. » 119 Le 25 juillet 1909, il décolle de Calais, survole sur son Blériot XI le Pas-de-Calais et atterrit à Douvres 120. Cette première traversée maritime de l’histoire de l’aviation est un exploit qui supplante ceux de Wilbur. Sa dimension symbolique a un énorme écho. Le Daily Express titre : « L’Angleterre n’est plus une île. » Le Morning Post devine que l’intrusion de

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cet aéroplane au-dessus de la Manche va marquer les militaires : « Cela va modifier profondément les théories de la guerre et menacer nos moyens traditionnels de défense. »

23 Si l’armée américaine achète le Flyer A modifié, les Wright sont dépossédés de leurs records lors du premier meeting international. La « Grande semaine d’aviation de la Champagne » se déroule du 22 au 29 août 1909 à Bétheny (près de Reims) 121. L’armée y affecte des fantassins et des dragons pour assurer le maintien de l’ordre. Une commission militaire suit le déroulement des épreuves pour rendre compte des potentialités militaires des aéroplanes. Sur les dix-huit pilotes, seize sont de nationalité française 122. Tous les prix échappent aux trois appareils Wright présentés par la société Ariel 123. Ce grand meeting de Reims est « une semaine décisive pour l’aviation, au cours de laquelle, pour la première fois, s’étaient affrontés les meilleurs pilotes et les meilleurs avions du monde. Si les Wright avaient montré aux hommes comment voler, les exploits de Reims illustrèrent les immenses progrès réalisés dans la maîtrise de l’air au cours des six années écoulées depuis le vol de Kitty Hawk. En outre, le meeting avait fait justice des idées préconçues selon lesquelles l’avion n’était qu’un véhicule expérimental aux possibilités limitées et à l’avenir incertain » 124. 24 Du 25 septembre au 17 octobre se tient à Paris, au Grand Palais, la première exposition internationale consacrée uniquement à l’aéronautique 125. Les 333 exposants (dont 318 Français) illustrent la vitalité de l’industrie aéronautique naissante. Elle remporte un succès populaire énorme 126. Ce qui n’est pas le cas des appareils Wright : ils se vendent peu. La CGNA ne maintient pas ces machines à un niveau compétitif malgré les améliorations apportées par Astra sur le modèle de 1908 127.

Les débuts de l’aviation militaire française

25 Si la venue de Wilbur en France aboutit à un semi-échec commercial, l’observation dans le ciel du Mans de son aéroplane en vol a permis un transfert technologique et une prise de conscience tant politique que militaire. Les aviateurs français, s’apercevant de l’importance du contrôle du vol dans les trois dimensions, vont copier le gauchissement des Wright et redoubler d’efforts pour accroître leurs performances. Les hommes politiques devinent que l’aviation civile va devenir un enjeu économique important. Une structure aéronautique française est mise en place 128. Les progrès fulgurants accomplis dans le domaine de l’aéronautique de 1908 à 1909 et les exploits d’aviateurs poussent les responsables militaires 129 à envisager l’emploi de « plus lourds que l’air » malgré la fragilité des appareils. « Ainsi, à la fin de 1909 (…) l’idée d’une utilisation militaire de l’aéroplane semble s’être imposée, même si les performances des avions disponibles ne correspondent pas aux souhaits des militaires. » 130

26 L’armée, qui a participé au développement de l’aviation, attend des progrès futurs que les caractéristiques des aéroplanes répondent à ses besoins. Dès 1909, 400 000 francs sont alloués à l’aviation dans le budget du ministère de la Guerre 131. Le génie achète en septembre 1909 cinq appareils pour étudier leurs applications militaires : deux Wright, deux Henry Farman, un Blériot. Début 1910, l’artillerie commande sept aéroplanes : deux Wright, trois Henry Farman, deux Antoinette. Les essais statiques menés en mai 1910 par le capitaine Albert Etevé 132 montrent que plusieurs pièces du Wright n’ont pas la résistance minimale et que les ailes sont vrillées de façon discontinue. Par conséquent, l’armée française n’emploie plus de Wright à partir de novembre 1910 133. Ne voulant pas dépendre d’un constructeur étranger, elle privilégiera les marques nationales. Le génie

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et l’artillerie 134 se disputent l’attribution de l’aviation. Ils s’opposent aussi sur les services qu’elle peut rendre. L’artillerie considère l’aéroplane comme une plate-forme aérienne servant au réglage de ses pièces. Le génie, qui mène des recherches expérimentales sur l’aéroplane, défend une reconnaissance lointaine à but stratégique. Au contraire d’Ader 135, les militaires ne perçoivent pas encore toutes les possibilités offertes par l’aviation. 27 La France est la première à introduire dans ses dispositifs militaires des aéroplanes. Les grandes manœuvres de Picardie, en septembre 1910, confirment les capacités des aéroplanes 136 alors que les dirigeables montrent leurs limites 137. Roques en tire cette conclusion : « Les aéroplanes sont aussi indispensables aux armées que les canons et les fusils. C’est une vérité qu’il faut admettre, sous peine d’avoir à la subir de force. » Il place sous son autorité tous les services de l’aérostation et de l’aviation en créant, par la loi du 22 octobre 1910, l’inspection permanente de l’aéronautique. C’est la première étape de l’institutionnalisation 138 de l’aviation militaire française. « Dès 1912, ce qui peut être considéré comme de vraies forces aériennes étaient en formation, dotées d’avions construits pour des tâches militaires. » 139 Lorsque la guerre éclate, l’emploi de l’aviation militaire française se résume à l’observation. Cependant, elle joue un rôle crucial dès septembre 1914. Ses missions de reconnaissance permettront à l’état-major de situer la progression allemande vers Paris et, par conséquent, de lancer une contre-offensive victorieuse. Le 5 octobre, les Français Frantz et Quénault remportent la première victoire aérienne au monde. Ainsi, en l’espace d’une décennie 140, l’aéroplane est passé du stade de prototype à celui d’un moyen de locomotion utilisable dans le cadre d’un conflit. La conquête de l’air a amené les opérations militaires dans la troisième dimension.

NOTES

1. Ce mot désigne le « plus lourd que l’air » à ses débuts. Le 29 novembre 1911, le général Pierre Auguste Roques, directeur du génie, décide que tout aéroplane réceptionné par l’armée serait dorénavant appelé « avion ». C’est un hommage rendu à Clément Ader qui a inventé ce nom (du latin avis : « oiseau ») pour désigner ses appareils. 2. LISSARAGUE (Pierre), Premiers envols, Meudon, Joël Cuénot, 1982, 175 pages. 3. La véritable conquête de l’air est rendue possible grâce à l’apparition du moteur à explosion. 4. C ARLIER (Claude), Le match France-Amérique. Les débuts de l’aviation, Paris, Économica, 2003, 376 pages. 5. CROUCH (Tom D.), The Bishop’s Boys. A Life of Wilbur and Orville Wright, New York, W. W. Norton & Company, 1989, 530 pages. 6. C’est-à-dire à la fois propulsés, soutenus et contrôlés. 7. L’armée de Terre par opposition à la marine. 8. 3e direction de l’état-major de l’armée. 9. Les batteries ne tirent plus à vue car la portée des canons a augmenté. 10. 4e direction de l’état-major de l’armée.

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11. Musée de l’Air et de l’Espace, Service historique de l’armée de l’Air, Base aérienne 272 St-Cyr l’École « Colonel Renard », avril 1987, p. 9. 12. Son Éole, propulsée par la vapeur, parcourt 50 mètres en rasant la pelouse du château d’Armainvilliers. 13. L ISSARAGUE (Pierre), Clément Ader, inventeur d’avions, Toulouse, Privat, « Bibliothèque historique », 1990, 320 pages. 14. Ce modèle doit être capable d’emporter en plus de son conducteur, un passager ou des explosifs, de s’élever à plusieurs centaines de mètres, de voler pendant six heures à la vitesse de 55 km/h et d’être totalement dirigeable pour suivre un itinéraire déterminé. 15. BENICHOU (Michel), « Qui a inventé l’aéroplane des frères Wright ? », Le Fana de l’aviation, n o 403, juin 2003, p. 20-31. 16. Lilienthal montre que l’apprentissage du vol plané est un préalable indispensable au vol motorisé. 17. Chanute invente un planeur biplan avec deux ailes disposées parallèlement et superposées. Cette structure cellulaire est renforcée par des mâts verticaux et des câbles métalliques placés en diagonale. 18. Placée en bordure océanique, cette localité bénéficie d’un vent régulier soufflant sur des dunes de sable. 19. Ferber va jouer un rôle déterminant dans l’image que l’armée se forgera de l’aviation. 20. JOSSE (Raymond), Ferdinand Ferber 1862-1909, pionnier de l’aviation, Toulouse, 1973. 21. C HAMPONNOIS (Sylvain), Les débuts de l’aviation – les frères Wright et la France : relations, confrontations, influences (1900-1909), mémoire de maîtrise soutenu sous la direction de Pascal Griset à l’université Paris IV-Sorbonne, juin 2003, 240 pages. 22. F ACON (Patrick), L’histoire de l’armée de l’air. Une jeunesse tumultueuse (1880-1945), Clichy, Larivière, « Docavia » no 50, 2004, p. 9. 23. V ENNESSON (Pascal), Les chevaliers de l’air. Aviation et conflits au XXe siècle, Paris, Presses de Sciences po et Fondation pour les études de défense, 1997, p.31. 24. M CFARLAND (Marwin W.) (ed.), The Papers of Wilbur and Orville Wright. Including the Chanute- Wright Letters and Others Papers of Octave Chanute, New York, Mac Graw-Hill Book Company, « Aeronautics Division of the Library of Congress », 1953, volume one (1899-1905),673pages, 1958, volume two (1906-1948), 1278 pages. 25. É TEVE (Albert), Avant les cocardes. Les débuts de l’aéronautique militaire. Les premiers pilotes d’aéroplane et de ballon dirigeable de l’armée française, Paris, Charles-Lavauzelle, 1961, p. 10. 26. Ce document appartenait à l’inspection du génie. 27. SHD/DAT, 7N54. 28. SHD/DAT, génie, 2V6. 29. Dépêche ministérielle no 12713 du 4 juin 1903. 30. Ces réserves semblent naturelles car le problème du vol n’est pas encore totalement résolu. 31. SAUTER (Manfred A.), « Les Zeppelins, tome 1 », Icare, no 135, 1990, 174 pages. 32. Cet appareil possède, devant les surfaces portantes, un plan stabilisateur qui commande la profondeur. Viennent ensuite deux ailes superposées. Celle du dessous porte le pilote en position allongée, un moteur à explosion et deux hélices propulsives. L’arrière se termine par un empennage vertical qui agit sur la direction. 33. L’axe du tangage, l’axe du roulis, l’axe du lacet. 34. La déformation du profil des ailes, à l’aide de câbles, fait virer l’appareil sur le côté. 35. Un contrepoids est placé en haut d’un pylône situé derrière le rail de lancement. Relié par un câble à l’avant de l’aéroplane, sa chute tire l’appareil et lui communique une vitesse supplémentaire.

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36. Ce magnat du pétrole, intéressé par les débouchés du moteur à explosion, consacre une partie de sa fortune au développement de l’aviation. 37. Il faut multiplier les francs de l’époque par trois pour convertir cette somme en euros. 38. C HRISTIENNE (Charles), LISSARAGUE (Pierre) (dir.), Histoire de l’aviation militaire française, Paris- Limoges, Charles-Lavauzelle, 1980, p. 33. 39. F ERBER (Andrée et Robert), Les débuts véritables de l’aviation française d’après les documents du capitaine Ferber, Paris, Fayard, 1970, 260 pages. 40. Suspendu à un câble, le Ferber VII B se libère de son attache lorsqu’il a atteint la vitesse de sustentation. 41. R OBINEAU (Lucien) (dir.), Dictionnaire historique des Français du ciel, Paris, Le Cherche midi, « Ciels du monde », juin 2005, p. 213. 42. C’est le nom de l’aéroplane construit en 1905. 43. Avec étapes s’entend. 44. SHD/DAA, inspection du génie, 1Mi47, « Pourparlers engagés entre le gouvernement français et les frères Wright au sujet d’un appareil d’aviation (affaire Wright) 1903-1911 », p. 10. 45. Période durant laquelle les Wright apprendront au client le pilotage de l’aéroplane. 46. SHD/DAT, génie, 2V6, 29 janvier 1906. 47. F ACON (Patrick), Le bombardement stratégique, Monaco, Éditions du Rocher, « L’art de la guerre », décembre 1995, p. 27. 48. SHD/DAT, génie, 2V6, 29 janvier 1906. 49. Dépêche ministérielle no 1637-2/4 du 25 janvier 1906. 50. SHD/DAT, génie, 7 N 54, rapport du colonel Roques, 3 février 1906. 51. Bonel est membre de la commission des inventions pouvant intéresser l’armée. 52. Fournier est l’attaché militaire de la France à Washington. 53. Berry est conseiller juridique auprès de l’ambassadeur de France à Washington. 54. SHD/DAT, génie, 7 N 1714, télégramme du commandant Bonel. 55. Les Wright étaient intraitables pour la durée de l’exclusivité car il semblerait, qu’à ce moment, ils aient aussi négocié avec l’armée américaine et avec l’Allemagne. 56. G OLLIN (Alfred), No longer an island: Britain and the Wright brothers, 1902-1909, Londres, Heinemann, 1984, 450 pages. 57. Rapport présenté à l’Aéro-club d’Amérique, Les expériences d’aviation des frères Wright, le 12 mars 1906. 58. Ainsi, les Wright n’ont présenté à la délégation française que des photographies de l’aéroplane en vol et des témoins oculaires. 59. CROUCH (Tom D.), JAKAB (Peter L.), « Les frères Wright », Icare,no 147, hiver 1993-1994, p. 62. 60. Reliés au sol par un câble enroulé sur le tambour d’un treuil à vapeur. 61. Aux manœuvres de forteresse de Langres en 1906, des ballons affectés à l’attaque et à la défense repèrent les travaux et les batteries ennemies. Leurs observateurs renseignent le commandement sur les mouvements des troupes adverses. 62. N ICOLAOU (Stéphane), Les premiers dirigeables français, Boulogne-Le Bourget, ETAI/Musée de l’Air et de l’Espace, Envols, no3, 1er semestre 1997, 112 pages. 63. Le 22 mai 1906, il délivre aux Wright le brevet portant le numéro 821393 pour leurs « perfectionnements aux machines aéronautiques ». Suivront ensuite la France, l’Angleterre, l’Allemagne puis l’Italie. 64. GIBBS-SMITH (Charles), The Rebirth of European Aviation1902-1908, Londres, Her Majesty’s Stationery Office, 1974. 65. F ACON (Patrick), R EYNAUD (Marie-Hélène), LA COTARDIERE (Philippede), Petite histoire de la conquête de l’air et de l’espace, Paris, Larousse, « Références », octobre 1990, p. 94. 66. Mis au point par l’ingénieur Léon Levavasseur et financé par l’industriel Jules Gastambide.

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67. Ferber ne bénéficie plus du soutien du colonel Renard décédé en avril 1905. Sollicité par Levavasseur pour l’aider à concevoir un aéroplane, il prend en juillet 1906 un congé de trois ans. 68. N ICOLAOU (Stéphane) (dir.), Santos-Dumont. Dandy et Génie de l’Aéronautique, Boulogne, ETAI/ Musée de l’Air et de l’Espace, Envols, no4, 2e semestre 1997, 112 pages. 69. C’est à cette occasion que sont enregistrés les premiers records du monde. Distance : 220 mètres, durée : 21 secondes, vitesse : 41 km/h. 70. PETIT (Edmond), FACON (Patrick), La vie quotidienne dans l’aviation en France au début du XXe siècle (1900-1935), Paris, Hachette, 1ertrimestre 1980, « La vie quotidienne », p.38. 71. SHD/DAA, génie, 1 Mi 47, op.cit., p.42. 72. L’armée semble hostile à la catapulte et au rail de lancement qui compliquent l’utilisation du Flyer III. Celui-ci dépend de ces dispositifs pour décoller. 73. SHD/DAA, génie, 1Mi47, op.cit., p. 399. 74. GOLDBERG (Alfred), A history of the United States Air Force 1907-1957, Arno Press, 1972. 75. Jules Bariquand améliorera le rendement du moteur Wright en employant des matériaux de meilleure qualité et un graissage sous pression. 76. G IBBS-SMITH (Charles), The world's First Aeroplane Flights (1903-1908), Londres, Her Majesty’s Stationery Office, 1972. 77. Farman maintient son appareil sur le sol qui, roulant de plus en plus vite, accélère jusqu’à décoller tout seul. Ce secret révélé, les vols s’intensifient à partir de mars 1908. 78. Il participe depuis une vingtaine d’années à la création d’industries d’avant-garde (comme l’automobile). 79. C HADEAU (Emmanuel), De Blériot à Dassault : Histoire de l’industrie aéronautique en France 1900-1950, Paris, Fayard, juin 1987, p.45-46. 80. Ils serviront aux vols exécutés en Europe et aux États-Unis en1908-1909. 81. Ces essais testeront les qualités du Flyer A et feront de la publicité au syndicat Weiller. 82. Si des contrats ne sont toujours pas conclus, ils vendront alors chaque exemplaire de leur aéroplane à de riches particuliers. 83. C HRISTIENNE (Charles), L’Aviation française (1890-1919), un certain âge d’or, Paris, Atlas, 1988, p. 66. 84. Il expérimente un système automatique, composé d’un gyroscope, pour assurer l’équilibre d’un aéroplane. 85. SHD/DAA, génie, 1 Mi 47, op.cit., p. 453. 86. CHADEAU (Emmanuel), « Voisin contre Wright ou l’analyse d’un duel », Les cahiers de science et vie, no 1, février 1991, p. 52. 87. C HADEAU (Emmanuel), Le rêve et la puissance. L’avion et son siècle, Paris, Fayard, « Pour une histoire du XXe siècle », 1996, 437 pages. 88. BRAECKE (A.), Construction et manœuvre de l’Aéroplane des Wright, Paris, Vivien, 1909. 89. On peut s’en apercevoir dans le film Histoire de l’aviation réalisépar Daniel Costelle en 1977. La 20e minute de la première émission, « Voler ! », montre des vues prises au camp d’Auvours. On y remarque la complication d’emploi duFlyer A. Six étapes sont nécessaires pour qu’il décolle : arrivée de la machine tirée par des chevaux, installation du rail de lancement, installation de l’aéroplane en équilibre sur un chariot, montée du contrepoids, lancement des hélices, chute du contrepoids qui propulse le biplan dans les airs. 90. Trois commandes sont nécessaires. Le pilote contrôle la profondeur par un levier placé à sa gauche. Celui de droite agit sur l’inclinaison. Un palonnier sert à mouvoir le gouvernail. 91. Les appareils qui possèdent un empennage arrière sont plus faciles à piloter. 92. J ARRETT (Philip) (dir.), Pioneer aircraft early aviation before 1914, Londres, 2002, Putnam, 256 pages.

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93. T ATIN (Victor), Éléments d’aviation : les expériences d’aviation de Wilbur et d’Orville Wright, description de l’aéroplane Wright, Paris, Dunod et Pinat, 1909, 71 pages. 94. Le lieutenant Selfridge devient le premier mort de l’aviation à moteur. 95. C HEMEL (Édouard) et LEGRAND (Jacques) (dir.), Chronique de l’aviation, Paris, Chronique, 2002, p. 61. 96. Qui constituent autant de clients potentiels. Comme Charles S. Rolls, le constructeur automobile. 97. Ce mathématicien est professeur à la Sorbonne et homme politique. 98. En 1908, leur valeur dépasse la somme d’un million et demi de francs. 99. Journal officiel des débats du Sénat, 5 novembre 1908, p. 1055-1056. 100. Idem., p. 1059. 101. Le 15 décembre 1908, l’ACDF institue l’épreuve du brevet de « pilote aviateur ». 102. Wilbur l’emmène comme passager pour le familiariser aux sensations de vol et au maniement des commandes. 103. Il est limité par sa catapulte de départ. 104. Ce jour-là, Wilbur casse son moteur. Il utilise ensuite la version améliorée de Bariquand et Marre. 105. D OLFUSS (Charles), B OUCHE (Henri), R OUGERON (Camille), L’homme, l’air et l’espace, Paris, Éditions de L’Illustration, 1965, 540 pages. 106. C HEMEL (Édouard), LEGRAND (Jacques) (dir.), Chronique de l’aviation, Paris, Chronique, 2002, p. 61. 107. MARCHAL (Raymond), « Grandes Premières Françaises », Pégase, no 45/46, mai 1987, p. 4. 108. Ministre des Finances. 109. CHANT (Christopher), Forces aériennes, Paris, Nathan, 1976, p. 20. 110. P EYREY (François), Les Premiers Hommes Oiseaux. Wilbur et Orville Wright, Paris, Guiton, 1909, 157 pages. 111. HEIMERMANN (Benoît), Les routes du ciel, Paris, Gallimard, « Découvertes », 1995, p. 19. 112. Ils totalisent chacun plus de 3 heures de vol et une vingtaine de leçons. 113. Il n’a plus les réflexes nécessaires au maniement des commandes. 114. La majorité des commandes proviennent de riches particuliers. 115. La CGNA prend la relève et Paul Tissandier formera les élèves envoyés par la compagnie. 116. PENROSE (Harold), British Aviation: The Pioneer Years, Londres, Putnam, 1967. 117. A NGELUCCI (Enzo), 1 000 appareils civils et militaires, des pionniers aux fusées interplanétaires, Paris-Bruxelles, Elesevier-Squoia, 287 pages. 118. Roues pour le train d’atterrissage, lancement de l’hélice par dynamo, « manche à balai » pour contrôler les commandes, ailerons agissant sur le roulis. 119. REYES (Gary), Les Avions. À la conquête du ciel, Courbevoie, Soline, 1991, p. 39. 120. BLERIOT (Louis), Blériot. L’envol du XXe siècle, Paris, Maeght, 1994, 560 pages. 121. N ICOLAOU (Stéphane) (dir.), Reims, 1909 : le premier meeting aérien international, Paris, Association pour le développement et la diffusion de l’information militaire – Musée de l’Air et de l’Espace du Bourget, Envols, no6,1999, p.9. 122. Les Wright ne concourent pas au meeting de Reims. 123. Blériot remporte le prix du tour de piste ; Farman, celui de la plus grande distance et des vols avec passagers ; Latham, celui de l’altitude ; Curtiss, le prix de vitesse et la coupe Gordon- Bennett. 124. PRENDERGAST (Curtis), Les Premiers Aviateurs, Amsterdam, Time-Life, « La conquête du ciel », 1981, p. 71.

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125. Des huissiers sont mandatés par la CGNA. Ils effectuent des saisies pour engager une instance en contrefaçon contre les constructeurs qui utiliseraient les procédés des Wright sans payer de royalties. 126. Plus de 100 000 visiteurs se pressent les trois premiers jours. 127. L’Astra-Wright, mis sur le marché à partir de mars 1910, possède des plans de profondeur à l’arrière et un train à trois roues. 128. Création de l’École supérieure d’aéronautique et de construction mécanique, création d’une chaire d’aviation à la Sorbonne, fondation d’un institut aérotechnique à Saint-Cyr. 129. Collectif, Du ballon de Fleurus… au Mirage 2000, les responsables de l’arme aérienne, Paris, SIRPA Air, 1984, 57 pages. 130. Manque de fiabilité du moteur, plafond de vol trop bas, instabilité par temps fort. F ACON (Patrick), « L’armée française et l’aviation (1891-1914) », Revue historique des armées, no 164, 3/1986, p. 83. 131. La part du budget de la guerre consacré à l’aviation passe à 1,4 million en 1910. Il atteint 7 millions en 1911. 132. Celui-ci adapte à l’appareil Wright un stabilisateur automatique de son invention. Il créera en 1911 un indicateur de vitesse. 133. P ETIT (Edmond), « Histoire des Forces Aériennes Françaises. Tome 1 : Les origines 1750-1914 », Icare, no91, hiver 1979-1980, p. 37. 134. L’artillerie ne bénéficiera pas de l’expérience de Ferber. Il meurt le 22 septembre 1909 lors d’un atterrissage. 135. Ader est visionnaire lorsqu’il publie en 1909 son livre L’Aviation militaire. Il y développe l’organisation théorique d’une armée aviatrice et traite de l’emploi militaire et stratégique de l’aviation (« Sera maître du monde qui sera maître de l’air »). 136. Possibilités de reconnaissance à grande distance, liaison avec le sol en transmettant des dépêches au commandement. 137. Les dirigeables ont une plus grande autonomie et enlèvent de lourdes charges. Mais ils dépendent de la météorologie et leur faible vitesse les rend vulnérables. 138. VILLATOUX (Marie-Catherine), « De l’inspection permanente de l’aéronautique à la direction de l’aéronautique. Histoire d’une institutionnalisation 1910-1914 », Revue historique des armées, no 233, 4/2003, p. 15-26. 139. GUNSTON (Bill), Histoire de la guerre aérienne. De l’escadrille des Cigognes aux missiles radioguidés, Paris, Bordas-Elsevier, « Encyclopédie visuelle », 1976, 256 pages. 140. WRAGG (David), Flight with power. The first ten years (Dec 1903-Aug 1914), New York, St Martin’s Press, 1978.

RÉSUMÉS

L’invention de l’aéroplane est une solution au problème du vol humain. Ce moyen de locomotion, étant « plus lourd que l’air », peut s’y diriger contrairement au ballon qui dépend des courants aériens. L’ère des pionniers de l’aviation débute à l’extrême fin du XIXe siècle pour s’achever en 1909. Elle a pour théâtre la France et les États-Unis. Ce sont en effet deux frères américains, Wilbur (1867-1912) et Orville (1871-1948) Wright, qui parviennent les premiers à exécuter de

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véritables vols en 1903. Cette aviation naissante va susciter l’intérêt des militaires français qui possèdent une expérience dans le domaine du « plus léger que l’air » depuis plus d’un siècle.

The Wrights and the French army: the beginnings of military aviation (1900-1909.)The invention of the airplane is a solution to the problem of human flight. This means of locomotion, being "heavier than air", can be controlled, contrary to the balloon which depends on air currents. The era of aviation pioneers began at the very end of the nineteenth century and ended in 1909. It had France and the United States for its stage. There were in fact two American brothers, Wilbur (1867-1912) and Orville (1871-1948) Wright, who managed to perform the first real flight in 1903. This early aviation sparked the interest of French soldiers who had experimented in the field of "lighter than air" for over a century.

INDEX

Mots-clés : armée de l’Air, aviation, Etats-Unis

AUTEUR

SYLVAIN CHAMPONNOIS

Enseignant-chercheur au « Laboratoire histoire et sociologie militaire » du Centre de recherche de l’armée de l’Air (CReA), il a soutenu en 2003 à l’université Paris-Sorbonne une maîtrise d’histoire des sciences et des techniques portant sur Les débuts de l’aviation – les frères Wright et la France : relations, confrontations, influences (1900-1909).

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Document

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À l’origine de la création de l’armée tchécoslovaque en France : le général Milan Rastislav Štefánik

Emmanuelle Braud

« Ne détruire aucune pièce de ce dossier qui devra par la suite être classé aux célébrités. Le commandant Štefánik est le même que le général Štefánik, qui a été le premier ministre de la Guerre de la République tchécoslovaque. » 1 Cette note manuscrite attachée à la première page du dossier personnel du général Milan Rastislav Štefánikannonce la complexité de la gestion d’un officier au parcours atypique. Né en Slovaquie en 1880, naturalisé français en 1912 et autorisé à conserver les deux nationalités à partir de 1918, le général Štefánikappartient autant à l’histoire française qu’à l’histoire tchécoslovaque. En effet, l’un des fondateurs de l’État tchécoslovaque fut aussi un officier français pendant la Première Guerre mondiale. Son dossier personnel administratif est conservé au Service historique de la Défense (SHD) sous la cote Yh 296 (célébrités) et comporte les pièces relatives à la période durant laquelle cet officier a servi dans les rangs de l’armée française, soit de 1914 à 1918.

2 Naturalisé français depuis le 27 juillet 1912, Milan Rastislav Štefánikest ainsi naturellement appelé sous les drapeaux dès le 2 août 1914. Mobilisé dans l’infanterie, il est très vite détaché dans l’aéronautique, au 1er groupe d’aviation à Dijon. Il entre à l’École d’aviation militaire de Chartres le 26 janvier 1915 et obtient son brevet de pilote en avril. Il est alors proposé pour le grade de sous-lieutenant à titre temporaire par ses supérieurs hiérarchiques, grade qu’il obtient le 3 mai 1915. Il rejoint l’escadrille MF 54 qui vient d’être créée. Commandée par le capitaine Prat, l’unité est stationnée à Brias. Elle appartient au 2e groupe d’aviation rattaché à la 10e armée. 3 Les archives de cette escadrille ont été détruites lors de la campagne de mai-juin 1940. Le département de l’armée de l’Air (DAA) du Service historique de la Défense conserve toutefois les carnets de comptabilité en campagne de cette unité sous la cote SHD/DAA, 2 A 144. L’arrivée de Štefánik y est consignée ainsi que son départ en septembre 1915 pour le dépôt du 2e groupe d’aviation, en vue de son transfert vers les unités aéronautiques engagées en Serbie : « A organisé un service de prévision du temps qui rend

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les plus grands services à l’aviation. Le départ du sous-lieutenant Štefánik laisse de grands regrets à la Xe Armée. » 4 Štefánik quitte donc la MF 54 pour intégrer, à partir du 10 septembre 1915, l’escadrille MF 99 de Serbie (ou MF.99 S). Il participe ainsi, en tant que pilote sous le commandement du capitaine Vitrat, à la mission française d’aviation en Serbie. Confronté à l’effondrement du front serbe face à l’offensive austro-allemande, le contingent français entame une retraite à travers l’Albanie dès octobre-novembre 1915. 5 À son retour, encouragé par le général Janin, Štefánik tente de constituer une escadrille slovaque sur le modèle de l’escadrille américaine, future escadrille Lafayette 1. Elle ne verra pas le jour. Il est nommé lieutenant à titre temporaire le 20 mars 1916 et reçoit, durant l’été, un ordre de mission pour la Russie 2, dans le but de recruter des prisonniers tchèques volontaires pour servir sur le front français. Cette mission de recrutement se double pour Štefánik d’un but politique devant servir la cause tchécoslovaque. En effet, la création d’une armée tchécoslovaque constitue l’un des objectifs les plus importants de la résistance tchécoslovaque à l’étranger conduite par Edvard Beneš, Tomáš Garrigue Masaryk et Milan Rastislav Štefánik au sein du Conseil national tchécoslovaque. Selon Masaryk, « si l’on forme une armée, on parvient à une position juridiquement nouvelle à l’égard de l’Autriche et des Alliés. » Nommé capitaine à titre temporaire le 20 décembre 1916, durant son séjour en Roumanie, Štefánik reçoit, au titre de la mission, le grade de commandant. En janvier 1917, il rejoint Paris. Dès le mois de mai, il est désigné pour être envoyé en mission spéciale aux États-Unis 3 afin de poursuivre l’œuvre de recrutement commencée en Russie. En juillet, le projet de création d’une armée tchécoslovaque en France 4 est présenté par le ministre de la Guerre au président du Conseil pour approbation et, le 16 décembre 1917, le président de la République française décrète la création d’une armée tchécoslovaque autonome, subordonnée militairement à l’autorité du haut commandement français et recrutée parmi les Tchécoslovaques volontaires. C’est pour la nation tchécoslovaque le début de sa reconnaissance juridique. 6 De retour à Paris en novembre, Štefánik est nommé officier de la Légion d’honneur. Le 2 février 1918, il est nommé chef de bataillon à titre temporaire. C’est en réalité la régularisation officielle de son grade, attribué lors de son séjour en Roumanie en 1916. Le 5 janvier 1918, désigné pour remplir les fonctions d’adjoint du général Janin, commandant français des forces tchécoslovaques de Russie, il reçoit l’ordre de rejoindre Jassy 5 en Roumanie via l’Italie. Son passage au grade de lieutenant-colonel, jugé nécessaire par Janin dans le cadre de ses futures missions, fait l’objet d’un rapport approuvé par le président du Conseil et ministre de la Guerre, le général Foch, en janvier 1918 6. 7 À la fin du mois de mars, le lieutenant-colonel Štefánik intègre la mission Janin en Italie afin de poursuivre et coordonner toutes les questions se rapportant à l’organisation d’une armée tchécoslovaque 7. En tant qu’adjoint du commandant de l’armée tchécoslovaque, il est chargé de recruter « parmi les prisonniers autrichiens de race tchèque, des contingents volontaires pour l’armée autonome et obtenir l’envoi en France d’une partie de ces contingents ». Sur place, il crée des commissions de recrutement et parvient ainsi à enrôler 14 000 prisonniers de guerre tchécoslovaques parmi un total de 22 000 hommes recensés. Reçu par le président du Conseil italien le 6 mars 1918, il rédige alors une note sur la question tchécoslovaque en Italie 8 et entame de longues négociations qui aboutiront à la signature d’une convention conclue le 21 avril 1918

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entre le gouvernement italien et le lieutenant-colonel Štefánik en vue de l’utilisation de volontaires tchécoslovaques en Italie 9. Ayant rempli avec succès sa mission, il rentre à Paris au début du mois de juin. Il y reçoit sa lettre de nomination au grade supérieur : « Le Président du Conseil, ministre de la Guerre, informe M. le lieutenant-colonel Štefánik, de l’armée tchéco-slovaque, qu’il est nommé général de Brigade à titre de mission dans l’armée tchéco-slovaque pendant la durée de la mission qu’il remplit comme adjoint au commandant de l’armée tchéco-slovaque et comme membre du Conseil National. Il n’exercera l’autorité qui s’attache à ce grade que vis-à-vis des contingents tchécoslovaques ainsi qu’au cours des diverses missions qu’il accomplira à l’étranger au service de la cause tchéco-slovaque. L’effet de cette nomination cessera dès que la mission de M. Štefánik aura pris fin. » 10 8 À la fin du mois de juin, Štefánik retrouve l’Italie qui fête sa victoire et l’entrée en ligne des troupes tchécoslovaques. Il organise l’instruction et l’emploi du corps tchécoslovaque afin de le transformer en une armée régulière. C’est la nécessité de l’envoi à Vladivostok de Janin et Štefánik pour prendre le commandement des troupes tchèques, demandé impérieusement par le ministre des Affaires étrangères, Stephen Pichon, qui met un terme à son séjour en Italie. Le ministre de la Guerre du nouvel État tchécoslovaque 11 arrive en Sibérie en novembre 1918 au sein d’une mission militaire française qui pour ordre de « rétablir la continuité du Transsibérien sur tout son parcours puis créer à travers la Russie, de la mer Blanche à la mer Noire, un réseau aussi serré que possible de centres de résistance susceptibles d’opposer un barrage à l’expansion allemande vers l’Est ». La situation au sein des légions tchécoslovaques est tragique. L’armée s’enlise en Sibérie dans l’attente des secours alliés qui tardent et Štefánik, très vite, ordonne son repli du front. 9 Il quitte la Russie pour Paris le 20 janvier 1919 et s’emploie à régler les querelles de compétence entre les missions militaires française et italienne envoyées en Tchécoslovaquie. Le 4 mai 1919 12, alors qu’il rejoignait Bratislava, il meurt dans un accident d’avion. Envisageant sa mort prochaine, il avait émis le souhait devant le général Janin, que soit déposée dans sa tombe la réponse de Stephen Pichon au sujet de sa nomination comme ministre de la Guerre tchécoslovaque, tout en restant citoyen français : « L’État tchécoslovaque doit sa reconnaissance à la foi patriotique, à la vaillance et à l’esprit de sacrifice de ses fils qui ont écrit pour leur patrie et pour l’admiration des générations futures une des plus belles pages de la guerre du droit contre la force. Vous avez été parmi les plus dévoués et les plus valeureux de nos compatriotes : à aucun moment vous n’avez douté de la victoire, ni résisté devant l’effort à fournir. L’État tchécoslovaque, allié de la France, peut revendiquer tout son concours qui ne lui fera pas défaut, il réclame la continuation de vos services. Vous n’avez pas le droit de vous y soustraire. Je vous autorise à accepter le poste de ministre de la Guerre tchécoslovaque : la France vous gardera toujours en son foyer la place que vous y avez si glorieusement méritée. »

NOTES

1. SHD/DAA, 1A190.

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2. « Le Lieutenant Štefánik se rendra en Russie en mission spéciale. Sa mission consistera, sous la direction du Général Janin et d’accord avec les autorités russes, à recruter, parmi les prisonniers de guerre autrichiens de race tchèque, des volontaires consentant à servir en France, soit dans les rangs des contingents russes, soit dans des unités spéciales qui seraient à organiser d’après un accord entre les Gouvernements français et russe. » SHD/DAT, 16 N 3015, lettre du général Joffre au président du Conseil, 26 juillet 1915. 3. SHD/DAT, 7 N 625, ordre de service, 20 mai 1917. 4. SHD/DAT, 7 N 1621, « projet de création d’une armée tchécoslovaque », 29 juillet 1917. 5. SHD/DAT, 7 N 631, ordre de mission, 5 janvier 1918. 6. SHD/DAT, 5 N 217, rapport fait au ministre, 15 janvier 1918. 7. SHD/DAT, 7 N 626, ordre de mission, 31 mars 1918. 8. SHD/DAT, 16 N 3236, note du lieutenant-colonel Štefánik, « La question tchécoslovaque en Italie », mars 1918, 10 pages. 9. SHD/DAT, 4 N 39, traduction de la convention. 10. SHD/DAT, 7 N 65. 11. L’État tchécoslovaque est créé le 28 octobre 1918. 12. Le décès de Štefánik a fait l’objet d’un rapport du commandant Fournier, chargé de l’atterrissage du Caproni dans lequel se trouvait Štefánik. Le document n’a pas été retrouvé dans les archives. Il est reproduit intégralement dans l’article d’Antoine Marès, « Milan Rastislav Štefánik, réflexions sur une trajectoire centre-européenne » in Milan Rastislav Štefánik. Astronome, soldat, grande figure franco-slovaque et européenne, Association pour l’histoire et la culture de l’Europe centrale et orientale, sous la direction de Bohumila Ferencuhova. Actes du colloque de Paris le 16 mars 1999, conférences tenues à l’École militaire le 15 avril 1999, p. 13 à 20.

AUTEUR

EMMANUELLE BRAUD

Chargée des études institutionnelles au département interarmées, ministériel et interministériel (DIMI), elle est co-auteur de l’ouvrage : La mémoire conservée du général Milan Rastislav Štefánikdans les archives du Service historique de la Défense (SHD, 2008, 276 pages).

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Lectures

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Chantal Antier, Marianna Walle, Olivier Lahaie, Les espionnes dans la Grande Guerre Éditions Ouest-France, 2008, 228 pages

Michaël Bourlet

1 Entre réalités et légendes, l’histoire des espionnes pendant la Grande Guerre se résume aujourd’hui aux vies de Mata Hari, Marthe Richard ou Edith Cavell. Dans leur ouvrage intitulé Les espionnes dans la Grande Guerre publié aux éditions Ouest-France, Chantal Antier, Marianne Walle et Olivier Lahaie nous offrent une approche nouvelle de ce sujet. Ainsi, les auteurs mettent en évidence la diversité de ces femmes engagées par les services secrets. Françaises, Allemandes, Anglaises ou Belges, modestes ou nobles, féministes, infirmières, prostituées, résistantes ou simplement inconnues, ces femmes espionnes ont joué un rôle déterminant au sein des services de renseignement des belligérants de 1914 à 1919. Loin des mythes et des fantasmes, ce livre revient de manière très précise et avec beaucoup de rigueur sur une histoire méconnue.

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Franck Beaupérin (dir.), L’armistice du 11 novembre 1918. Objets, documents et souvenirs du patrimoine militaire Gourcuff Gradenico/ministère de la Défense, 2008, 158 pages

Antoine Boulant

1 Dans la masse de toutes les publications éditées à l’occasion du 90e anniversaire de l’Armistice, on aura plaisir à mentionner cet agréable ouvrage destiné à mettre en valeur les objets et les documents iconographiques conservés, au sein du ministère de la Défense, par les musées (Armée, Marine, Air et Espace, Service de santé des armées), l’Établissement de communication et de production audiovisuelle et le Service historique. Publié sous la direction du lieutenant Franck Beaupérin, préfacé par Antoine Prost, le livre s’ouvre par un « Regard sur les grandes batailles de 1918 » puis se découpe en six chapitres qui, après une brève introduction historique, laissent la plus grande place aux images et à leurs légendes. On trouvera donc ici des engins de guerre, des armes, des décorations, des objets personnels, des éléments d’uniforme, mais également des photographies, des peintures, des dessins, des sculptures. Parmi les plus belles pièces, signalons les bâtons de maréchal et les épées d’honneur de Foch, le clairon de l’Armistice et quelques-uns des moulages réalisés sur les « gueules cassées », reproduits au sein d’un émouvant chapitre consacré aux « traumatismes de la victoire ».

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Vincent Courcelle-Labrousse, Nicolas Marmié, La guerre du Rif, Maroc, 1921-1926 Tallandier, 2008, 364 pages

Gilles Krugler

1 Trop souvent négligée par l’historiographie contemporaine, l’histoire de la guerre dite du Rif suscite ces toutes dernières années un regain d’intérêt. « Coincée » entre les deux guerres mondiales et victime pendant longtemps de son statut de « petite guerre », le conflit du Rif révèle pourtant une facette nouvelle de l’histoire militaire, diplomatique et coloniale non seulement de la France, mais d’une manière plus large de l’Europe. Cet ouvrage s’inscrit dans la redécouverte d’un conflit qui marque à la fois l’un des derniers épisodes européens de pacification coloniale mais également l’une des premières secousses devant amener à un début de prise de conscience de la part des populations autochtones. Construit selon un plan chronologique qui s’impose, l’ouvrage de Vincent Courcelle-Labrousse et Nicolas Marmié débute par l’évocation de l’installation des administrations françaises et espagnoles au Maroc pour s’intéresser ensuite à la difficile conquête du Rif par les Espagnols est leur quasi retrait de la zone en 1924. La majeure partie du livre concerne ensuite directement les opérations militaires françaises et les tractations politico-militaires autour des opérations dans le Rif. Si les auteurs ont entrepris de brosser au mieux les « affaires » rifaines et leurs multiples ramifications, on peut toutefois regretter la place peu importante laissée à l’action déterminante de l’aviation française et notamment à celle de son chef le colonel Armengaud. Loin de se cantonner aux rôles traditionnels de l’aviation, telle que définie à la sortie de la Grande Guerre, l’intervention des Breguet XIV et des Farman Goliath permet, pour la première fois, à une armée terrestre d’échapper à la défaite stratégique et à ses lourdes conséquences politiques. Mais surtout, l’ouvrage manque cruellement d’un appareil critique et d’un état des sources et ressemble, par plusieurs côtés à une chronique des opérations militaires et diplomatiques plutôt qu’à un travail de fond. Les auteurs, respectivement avocat et journaliste, en voulant faire preuve de pédagogie ont délibérément sacrifié à la clarté de leur propos. Cependant, cet ouvrage

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synthétique a le mérite de proposer enfin une histoire accessible à un large public du conflit rifain et ce n’est pas son moindre mérite.

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Georges Depeyrot, Légions romaines en campagne. La colonne Trajane Éditions Errance, 2008, 247 pages

Anne-Aurore Inquimbert

1 Situé au sein du Forum romain, la colonne Trajane a été érigée en 113 afin d’immortaliser les deux campagnes victorieuses que l’empereur Trajan mena contre les Daces. Cette colonne, de plus de 40 mètres de haut, fut imaginée par l’architecte Apollodore de Damas et constitue, à la fois, un symbole de la victoire et un récit de guerre extrêmement détaillé. Après avoir replacé l’érection du monument dans un contexte plus général (introduction), Georges Depeyrot analyse les 140 scènes des deux guerres daciques (hiver-printemps 101-102 et printemps-hiver 105-106) représentées sur la colonne Trajane. Bien plus qu’un récit officiel, ces 140 scènes donnent à voir l’armée romaine en campagne : la stratégie mise en œuvre par l’empereur et les différentes missions qui, hormis le combat, étaient confiées aux prétoriens, légionnaires et autres auxiliaires composant l’armée romaine. Les affrontements, les conseils de guerre, les sacrifices, les marches, les sièges et leurs préparatifs apparaissent avec de nombreux détails que l’auteur n’omet jamais de commenter.

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Jean-Arnault Derens, Laurent Gueslin, Comprendre les Balkans, histoire, sociétés, perspectives Éditions Non Lieu, 2007, 361 pages

Alain Marzona

1 Rédacteurs en chef du Courrier des Balkans, les deux auteurs ont, par l’intermédiaire de cet ouvrage, l’ambition de proposer des clés pour mieux comprendre l’histoire de cette région. Leur étude s’intéresse tout particulièrement aux Balkans occidentaux, à savoir les pays issus de l’implosion de la Fédération yougoslave depuis 1991, les autres États de cette zone géographique étant évoqués à travers leurs relations avec les pays de l’ex- Yougoslavie. Ce livre se divise en trois parties. La première se consacre à l’histoire des Balkans jusqu’à la fin de la Première Guerre mondiale. La seconde met l’accent sur le XXe siècle, de la création de la Yougoslavie à la guerre du Kosovo en 1999. La dernière partie se concentre sur la situation actuelle de ces pays et sur l’implication de la « communauté internationale » dans la région. Les auteurs insistent à juste titre sur le fait que les Balkans ont toujours été un carrefour de communication, d’où l’intérêt suscité auprès des grandes puissances. Ainsi, ils ont été pendant plusieurs siècles le point de rencontre entre l’Empire ottoman et celui des Habsbourg. Cette situation souvent conflictuelle a été particulièrement mise en évidence par les historiens et les voyageurs occidentaux du XIXe siècle, qui voient en premier lieu dans les Balkans une « macédoine » de peuples, de cultures et de religions, cohabitant avec difficulté, en comparaison avec les États-nations de l’ouest de l’Europe qui semblent constituer des ensembles étatiques homogènes. L’histoire de la Yougoslavie occupe une place prépondérante dans cet ouvrage, car elle semble illustrer à la fois les difficultés de la région mais aussi l’incompréhension des Occidentaux à son égard. En effet, l’un des principaux intérêts de la démonstration des auteurs est d’aller au-delà des stéréotypes et des idées préconçues sur les populations de cette zone, démontrant qu’il n’existe pas de « fatalité balkanique ». Ainsi, ils décrivent aussi les ressemblances et l’enrichissement mutuel qu’ont pu apporter la coexistence entre ces différents peuples, notamment à l’époque de la domination ottomane, qui a permis le développement des villes et du commerce.

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Les conflits qui ont touché l’ex-Yougoslavie au cours des années 1990 ont mis les Balkans sur le devant de la scène internationale et médiatique, entretenant par certains aspects la conviction que ces différents peuples ne pouvaient cohabiter. Cette impression a été renforcée par la situation qui prévalait alors dans les autres pays de l’Est européen qui voyaient l’effacement du communisme et par la réflexion de certains penseurs qui envisageaient la « fin de l’histoire » avec le triomphe de la démocratie libérale. La partie consacrée aux événements les plus récents met en lumière une région confrontée à de multiples défis comme le développement de la criminalité organisée, de l’économie parallèle et de la corruption d’une partie de l’appareil d’État. Aussi, la présence d’organisations internationales comme l’Organisation des Nations Unies (ONU) ou de l’Union européenne tend à prouver la détermination des grandes puissances à pacifier la région. Jean-Arnault Derens et Laurent Gueslin mettent également l’accent sur l’essor et la vitalité des cultures balkaniques, en particulier sur le plan musical et cinématographique, qui rencontrent une certaine audience notamment dans les pays occidentaux. Pour alimenter le discours des auteurs, des encadrés très utiles illustrent l’ouvrage. De plus, une chronologie et des notices biographiques sur les principales personnalités facilitent la lecture et la compréhension de la région. En conclusion, cet ouvrage, dont le premier mérite est de dépasser les idées reçues, s’avère particulièrement stimulant aussi bien pour les connaisseurs de la région que pour les néophytes.

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Victor Davis Hanson, Le Modèle occidental de la guerre Tallandier, coll. « Texto», 2007, 298 pages

Anne-Aurore Inquimbert

1 Cet ouvrage de l’historien américain Victor Hanson sur la bataille d’infanterie dans la Grèce antique, déjà ancien (paru aux États-Unis en 1989), est l’objet d’une réédition dans la collection « Texto » des éditions Tallandier. Une réédition intéressante, de toute évidence, puisque en plus de mettre à mal un certain nombre d’idées (reçues) sur les « buts de guerre » poursuivis aux Ve et IV e siècles avant J.-C. par les cités grecques, Victor Hanson nous montre comment les États occidentaux du XXe siècle (et du début du XXIe siècle ?) restent les héritiers des Grecs anciens tant dans leur approche philosophique que stratégique du combat. En ayant fait de la bataille rangée la bataille décisive, celle par laquelle le conflit prend fin « sans équivoque et instantanément », les Grecs ont édicté les « lois » de la guerre qui ont prévalu et prévalent encore en Occident. D’où cette « aversion » des Occidentaux pour des « modèles de guerre » différents, pour ceux qui se débarrassent de leurs ennemis autrement, pour la guerre dite « asymétrique ». Pour pertinente et intéressante qu’elle soit, cette analyse est, cependant, discutable comme le précise Stéphane Audoin-Rouzeau dans son récent Combattre. Une anthropologie historique de la guerre moderne (XIXe-XXe siècle). Et, de fait, si l’on peut être tout à fait d’accord avec Victor Hanson lorsqu’il estime que ce « modèle de guerre » est dépassé depuis la deuxième moitié du XXe siècle et que les grandes puissances occidentales ont, semble-t-il, beaucoup de mal à l’admettre, certains parallèles entre l’époque ancienne et l’époque contemporaine manquent parfois de nuance. Reste, pour autant, un livre à la lecture agréable et parfois stimulante.

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Jean-Jacques Langendorf et Pierre Streit, Face à la guerre. L’armée et le peuple suisses (1914-1919/1939-1945) Infolio éditions, 2007, 330 pages

Anne-Aurore Inquimbert

1 Dans ce petit ouvrage illustré, Jean-Jacques Langendorf et Pierre Streit traitent de la société suisse et surtout de son armée au cours des deux guerres mondiales. Après une rapide évocation des conditions de la création de l’armée fédérale au XIXe siècle, les auteurs s’intéressent à la perception par les puissances étrangères du système militaire suisse, qui pour certains constituait un « idéal » d’armée démocratique alors que d’autres mettaient en évidence l’insuffisance de la formation de ses cadres. Au début du XXe siècle, une loi portant sur l’organisation militaire fixe la durée du service à 28 ans. L’armée suisse compte alors un effectif de plus de 200 000 hommes. C’est aussi à cette période qu’elle se dote d’une doctrine. Cependant, au cours de la Première Guerre mondiale, de réels désaccords sur la conception de la neutralité ou encore sur la nature de la menace apparaissent entre le chef suprême de l’armée suisse (le commandant de corps Ulrich Wille) et son chef d’état-major (le colonel Théophile Sprecher von Bernegg). Ainsi apparaît en filigrane la problématique de la neutralité suisse en temps de guerre – quel(s) ennemi(s) ? Quel(s) allié(s) ? Quelle(s) négociation(s) ? Quel(s) objectif(s) ? Problématique qui prend une dimension plus importante encore pendant la Seconde Guerre mondiale. Mais si la figure du général Henri Guisan, élu chef suprême de l’armée en septembre 1939, ou encore le concept du « Réduit » ne sont pas oubliés des auteurs ; reste que cette problématique de la neutralité et sa perception par le haut commandement suisse n’est que peu abordée dans la deuxième partie de l’ouvrage. On appréciera plus ce livre pour son caractère informatif.

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Jean-Yves Le Naour, Le soldat inconnu. La guerre, la mort, la mémoire Gallimard, coll. « Découvertes », 2008, 112 pages

Antoine Boulant

1 Auteur de plusieurs ouvrages consacrés à la Première Guerre mondiale, Jean-Yves Le Naour nous livre ici une brève étude de synthèse consacrée au soldat inconnu, mais en élargissant sa réflexion à la problématique du deuil, de la mémoire et de l’oubli dans la France contemporaine. Au-delà du récit – bien connu – du transfert des restes du soldat de la citadelle de Verdun à l’arc de triomphe de l’Étoile, il s’attache à analyser la question du retour des corps, de l’hommage aux morts, de la liturgie du souvenir et de l’usage politique qui fut fait de la dépouille dès les années 1920. L’auteur puise avec bonheur de nombreux éléments de son ouvrage dans les travaux que Stéphane Audouin-Rouzeau, Annette Becker ou Stéphanie Petit ont récemment consacrés au processus de deuil et au culte des morts. Servi – comme tous les ouvrages de cette collection destinée à un large public – par une abondante iconographie essentiellement constituée de photographies et de documents d’archives, ce petit opuscule s’achève par de nombreux témoignages qui viennent utilement éclairer le récit de l’auteur.

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La France rébellionnaire. Les résistances à la gendarmerie (1800-1859) Presses universitaires de Rennes, 2008, 365 pages

Édouard Ebel

1 Cet ouvrage est issu d’une thèse soutenue à l’université du Mans sous la direction conjointe de Nadine Vivier (université du Maine) et de Jean-Noël Luc (université de Paris IV). Ce travail a été couronné par le prix de thèse de l’université du Maine et par le prix d’histoire militaire en 2007. Les travaux relatifs aux révoltes populaires occupent une place de choix dans l’historiographie française. Cette question est envisagée ici sous l’angle d’une analyse de la force publique : il s’agit sans conteste d’un des grands acquis du chantier de recherche sur l’histoire de la gendarmerie. Mais le travail d’Aurélien Lignereux va en réalité beaucoup plus loin. L’auteur examine le fait rébellionnaire à travers l’étude de 3 725 rébellions violentes contre la gendarmerie. Cependant, cette fronde ne se réduit pas à une sorte de caisse de résonance des mécontentements, elle agit comme un élément d’interaction entre le pouvoir et la population. Ce prisme facilite l’appréhension des mécanismes permettant à l’État d’émerger et de s’imposer auprès des citoyens. L’étude de la rébellion, entendue comme un phénomène continu pour la période 1800-1859, permet également de gommer ou du moins d’atténuer le poids événementiel des nombreuses révolutions du premier XIXe siècle. Cette perspective incite à replacer les révoltes frumentaires, conjoncturelles et politiques dans le temps long et dans une grille de lecture structurelle. Face aux révoltes, les gendarmes ne s’imposent que dans 38 % des cas entre 1800 et 1835, tandis qu’on observe une diminution du nombre des rébellions et le succès corrélatif des gendarmes entre 1836 et 1859. Selon Aurélien Lignereux, ce fait symbolise simultanément une efficacité accrue de la gendarmerie et une relative normalisation des conflits au sein de la société. En lui-même, l’essor de la gendarmerie illustre d’une certaine manière la croissance et la présence de l’État. C’est encore au cours de cette période décisive que la gendarmerie se constitue pleinement en tant que force publique. Avec l’armée et la police, elle représente la légitimité de l’action, tout en

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modérant d’ailleurs l’emploi de la force dans ses relations avec les citoyens. Aurélien Lignereux s’appuie sur une bibliographie – impressionnante et totalement maîtrisée – et sur un appareil de cartes, de graphiques et de tableaux absolument remarquables. Le commentaire raisonné de ces documents fournit un véritable cadre de référence, permettant de déceler les foyers des résistances populaires, face à un quadrillage policier du territoire qui se densifie. Cette thèse propose plus généralement une relecture des modes de pacification de la société française. Mais sa véritable richesse réside peut-être davantage encore dans les multiples facettes d’un ouvrage qui propose, au travers des archives de la gendarmerie notamment, une histoire de la violence en lien avec celle de la construction de l’État et de l’intégration nationale, une histoire de la mobilisation et de ses rites collectifs, une histoire des structures de la force publique. Ce travail remarquable fera date.

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Jean Lopez, Koursk, Les quarante jours qui ont ruiné la Wehrmacht Économica, 2008, 322 pages

Luc Binet

1 Koursk, le 5 juillet 1943, l’armée allemande et l’Armée rouge s’affrontent durant 12 jours. Les chiffres sont éloquents : 3 millions d’hommes, 8 000 chars et 5 000 avions. De ce combat titanesque, l’armée allemande sort épuisée mais invaincue, tandis que l’armée soviétique pourtant saignée par l’intensité des combats montre un nouveau visage : celui d’une armée qui a repris l’initiative. L’offensive allemande sur Koursk, déclenchée trop tard aux dires de certains généraux, se transforme rapidement pour les deux camps en une bataille d’attrition à l’instar de ce que fut Verdun, mais avec les chars en plus et sur une durée très courte. Cette bataille de par son ampleur et la difficulté d’accéder à toutes les sources historiques s’est vue au fil du temps affublée de mythes et de légendes. Grâce à de nouvelles sources, l’auteur s’attache ici à démonter ceux-ci un par un. Ses conclusions sont les suivantes : tout d’abord, l’opération Citadelle n’est pas une erreur stratégique, elle est la seule possibilité pour l’Allemagne de conserver l’initiative. Ensuite, la Panzerwaffe n’a pas été détruite. Elle a, au contraire, montré une fois de plus sa supériorité sur les tanks soviétiques qui ont été sacrifiés sciemment. La seule qualité des renseignements soviétiques ne peut expliquer le succès de l’Armée rouge. Cette dernière a par contre montré ses capacités d’organisation et de planification ainsi que ses énormes progrès opérationnels. La Stavka démontre également sa maîtrise totale de la mariskova ou art de tromper l’ennemi sur ses véritables intentions. L’étude approfondie de cette bataille permet également de tirer les enseignements tactiques et stratégiques suivants : premièrement, l’armée allemande souffre d’un manque cruel d’infanterie et d’artillerie et son aviation s’épuise tandis que les Soviétiques sont à nouveau capables de concentrations de forces énormes. Deuxièmement, bien que la Luftwaffe lors de cette bataille ait été la première à utiliser massivement et avec succès des chasseurs de chars (au point de stopper à eux seuls des offensives ennemies), le haut commandement allemand n’a semble-t-il tiré aucun enseignement de ces premiers engagements. En effet, l’année suivante sur le front ouest, c’est avec surprise que la Wehrmacht subit à son tour les coups meurtriers

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de ce concept. Enfin, la bataille de Koursk n’a trop souvent été étudiée que localement. Aussi l’auteur, avec une vision tactique plus élargie, démontre-t il que le succès de Koursk n’a été rendu possible que par le déclenchement de deux autres offensives sur les ailes allemandes. C’est notamment la bataille du Mious sur le front sud (jusqu’ici négligée par les historiens) qui va se révéler décisive alors même que les forces allemandes semblent l’emporter. En conclusion, Jean Lopez nous offre ici une nouvelle vision très fouillée et argumentée de la plus grande bataille de chars de l’histoire.

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Jean-Pierre Minaudier, Histoire de l’Estonie et de la nation estonienne L’Harmattan, 2007, 402 pages

Alain Marzona

1 Intégrée à l’Union européenne depuis 2004, l’Estonie, la plus septentrionale des républiques baltes, demeure méconnue du public français. En effet, cette partie de l’Europe reste le parent pauvre de l’historiographie française. Jean-Pierre Minaudier, enseignant à l’Institut national des langues orientales (INALCO) et spécialiste de la langue estonienne, vient donc combler ce vide à travers cet ouvrage des plus intéressants. Ce dernier a pour objectif de retranscrire l’histoire de l’Estonie de la préhistoire à nos jours. Ainsi, le lecteur suit-il la destinée d’un pays et d’un peuple, qui furent l’enjeu de luttes pour l’hégémonie en mer Baltique depuis la période des ordres militaires et religieux des chevaliers Porte-Glaive au début du XIIIe siècle. Au carrefour des mondes slave, germanique et suédois, le territoire estonien est confronté aux volontés expansionnistes de ces trois ensembles. À partir de la seconde moitié du XIXe siècle, le sentiment national estonien tend à se développer, en réaction à la politique de russification menée par les autorités tsaristes. La Première Guerre mondiale voit dans un premier temps se concrétiser les projets allemands visant à la création d’un Baltikum, entreprise pangermaniste de colonisation des marches orientales du Reich. Toutefois, la défaite allemande en novembre 1918 puis l’échec des bolcheviks pour s’emparer de la région en 1919, permet aux Estoniens de consolider leur indépendance proclamée en 1918. Comme le montre l’auteur, le sentiment national estonien s’est avant tout exprimé à travers sa culture et plus particulièrement sa langue. Ainsi, la nation estonienne est tout d’abord « une communauté linguistique et culturelle ». Cette conception de la nation, régulièrement présente dans la démonstration de l’auteur, permettra aux Estoniens de faire face à l’annexion soviétique en 1940, conséquence du pacte germano-soviétique d’août 1939. Placé sous le joug soviétique pendant près de cinquante ans, le pays profite des difficultés économiques et politiques de l’Union soviétique à partir du début des années 1980 puis du développement des premiers mouvements nationalistes, pour obtenir son indépendance en août 1991, accélérant par là même le processus d’implosion de l’Empire soviétique. L’Estonie connaît depuis un

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développement économique marquant, basé notamment sur les nouvelles technologies de l’information et de la communication (NTIC), qui lui assure sa stabilité et sa place sur la scène internationale. L’adhésion à l’Union européenne et à l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN) en 2004 confirme sa volonté de s’ancrer dans le camp occidental et de se détacher progressivement de l’influence russe. Toutefois, cette dernière demeure prégnante, en raison de la présence depuis l’ère soviétique d’une importante minorité russe dans ce pays, près d’un quart de la population est russophone, et de relations diplomatiques tendues avec Moscou. En conclusion, cet ouvrage rédigé dans un style clair et accessible permettra sans conteste aux lecteurs de mieux connaître ou de découvrir l’histoire mouvementée de ce « petit peuple » comme se proclament eux-mêmes les Estoniens. La démonstration de Jean-Pierre Minaudier apparaît donc comme un ouvrage de référence pour qui s’intéresse à cette partie de l’Europe.

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Rémy Porte, Du Caire à Damas. Français et Anglais au Proche-Orient (1914-1919) Soteca/14-18 éditions, 2008, 388 pages

Jacques Frémeaux

1 Cet ouvrage se propose d’étudier l’histoire de la Grande Guerre dans la vaste zone englobant l’Égypte (depuis ses confins libyens et soudanais, Darfour inclus), la Palestine, le Liban, la Syrie et la péninsule Arabique. Le principal mérite de Rémy Porte est de retracer, de façon détaillée, l’histoire des opérations militaires qui firent passer les Anglais, d’une position défensive face aux Senoussistes de Cyrénaïque, et aux Turcs menaçant le canal de Suez, à l’offensive victorieuse de l’armée du général Allenby, qui mit fin à trois siècles de domination turque sur les territoires arabes du Proche-Orient. Il souligne le caractère méthodique de la préparation et de la progression britanniques, qui eut pour contrepartie une grande lourdeur et s’accompagna de fautes tactiques nombreuses. Les adversaires allemands et turcs, en dépit de leur infériorité numérique presque constante, surent leur opposer une défense opiniâtre, marquée de nombreux succès partiels. Leur résistance fut cependant, surtout dans la dernière partie du conflit, compromise par le refus des Turcs de se subordonner totalement à la direction que leurs alliés prétendaient leur imposer. Le livre, comme l’indique le sous-titre, s’intéresse aussi aux rapports franco-britanniques. Il rappelle que l’effort militaire français fut numériquement négligeable, avec quelques détachements chargés d’appuyer les contingents de la révolte arabe déclenchée par les Hachémites, et, plus tard, le détachement français de Palestine intégré à l’armée d’Allenby. Il souligne, cependant, que les officiers français combattant dans les rangs de l’armée arabe – parmi lesquels des Algériens musulmans - y tinrent un rôle important et très souvent sous-estimé. Si la contribution de l’ouvrage à une meilleure connaissance de la guerre au Proche-Orient est indéniable, il mériterait d’être complété dans deux domaines qui, il est vrai, ne constituaient pas sa visée initiale. Les relations internationales sont évoquées assez rapidement et ne soulignent peut-être pas assez l’ampleur des négociations et des remises en causes, surtout dans les années 1918-1920 (cf. notre

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article « La paix au Moyen-Orient arabe », in Carlier (C.) et Soutou (G.-H.), 1918-1925 : Comment faire la paix ?, Économica, 2001, p. 223-242). Par ailleurs, la connaissance du milieu militaire franco-arabe, avec des personnages aussi intéressants que le colonel Cadi, les capitaines Raho, Depui et Pisani, aurait mérité plus d’intérêt. On regrette enfin l’absence de référence au livre fondamental de Jean-Louis Triaud, La Légende noire de la Sanûsiyya. Une confrérie musulmane saharienne sous le regard français (1840-1930) (Maison des sciences de l’homme, 1995), et de Maurice Larès, T.-E. Lawrence, la France et les Français (Publications de la Sorbonne, 1980). Tel qu’il est, cependant, cet ouvrage contribue certainement à combler un vide. On peut d’ailleurs attendre de son auteur, ou des vocations que son livre contribuera à faire naître, de nouveaux développements sur l’histoire de cette période.

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Jeremy Scahill, Blackwater, l’ascension de l’armée privée la plus puissante du monde Actes sud, coll. « Questions de société », 2008, 430 pages

Jean-François Dominé

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1 Journaliste d’investigation, Jeremy Scahill se fonde sur une abondante documentation pour démonter les rouages de la réussite exceptionnelle d’une société militaire privée : Blackwater. En 2006, Blackwater est une véritable armée forte de 23 000 soldats déployés dans 9 pays et de 21 000 réservistes. Elle dispose d’une flotte aérienne et maritime ainsi que du plus grand centre militaire du monde. Elle a réalisé des équipements de surveillance et possède son propre service de renseignements. Ses contrats avec le gouvernement des États-Unis dépassent le milliard de dollars. Blackwater doit en grande partie son essor à la rencontre entre son propriétaire, Erik Prince, multimillionnaire soutien de George W. Bush et la doctrine Rumsfeld visant à opérer la privatisation à marches forcées du ministère de la Défense. Dès la deuxième guerre du Golfe (2003) fut imaginée la « force totale du ministère » qui assimile les contractuels de droit privé au personnel civil et militaire statutaire. Blackwater a connu des moments difficiles, l’embuscade de Fallouja (mars 2004) qui révéla la société militaire au grand public et lui valut des procès intentés par les familles des soldats disparus et le carnage de la place Nisour (septembre 2007) perpétré par ses hommes (17 morts et 20 blessés). Mais elle argue de son intégration à l’armée pour éviter les poursuites civiles et de son statut d’entreprise civile pour échapper au code de justice militaire. Chargée de leur protection, Blackwater a toujours été soutenue par les autorités américaines. Paul Bremer, chef de l’autorité provisoire de la coalition, édicta l’Ordre 17 garantissant les contractuels en mission en Irak contre toute poursuite judiciaire, privilège dont les soldats de l’armée américaine ne bénéficient pas. Au final, Scahill insiste sur les dangers qu’une organisation aussi puissante, susceptible d’intervenir sur les théâtres d’opérations mais aussi en cas de catastrophe naturelle (ouragan Katrina) ou humanitaire (Darfour), fait courir aux gouvernements démocratiques.

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Domenico Schipsi, L’occupazione italiana dei territori metropolitani francesi 1940-1943 Ufficio storico dell’esercito, Roma, 2007, 861 pages

Giorgio Rochat

1 L’occupation italienne de la France méridionale, de la mi-novembre 1942 jusqu'au 8 septembre 1943, n'a encore jamais été étudiée de manière spécifique (tout au plus quelques aperçus dans des études générales sur le régime de Vichy et sur l'occupation allemande). Dans ce volume, le général Schipsi ne traite pas des secteurs de la frontière française occupés (à quel prix) par les troupes italiennes en juin 1940 (83 200 hectares, presque entièrement en haute montagne comprenant 6 800 habitants, plus les 21 700 de Menton), ni de la Corse, occupée elle aussi à partir de mi-novembre 1942. S’il a étudié, avec beaucoup d’attention, les archives concernant l'occupation italienne et notamment celles qui sont conservées au Service historique de l'armée italienne, l’ouvrage présente tout d'abord l'étude des plans d'invasion italiens, constamment mis à jour entre 1941 et 1942. La France méridionale restait l’un des objectifs principaux de Mussolini. Même si en novembre 1942, l'occupation fut effectuée à la remorque des troupes allemandes avec six des dernières divisions italiennes efficaces, 150 000 hommes au total (plus 70 000 en Corse). Ces troupes furent employées pour le contrôle du territoire et l'organisation de positions fortifiées le long de la côte assez peu efficaces. Schipsi souligne que les autorités militaires et les troupes italiennes se comportèrent de manière relativement correcte ; leurs tentatives de piller les ressources économiques eurent peu de succès, sauf pour ce qui est de la récupération d'armes. Les différents commandements italiens firent ensuite leur possible pour protéger les Juifs réfugiés en France méridionale contre les Allemands, les Français de Vichy et les autorités fascistes italiennes. Il faut attribuer à ces dernières les aspects provocateurs et policiers de l'occupation. Schipsi rappelle que l'occupation fut méprisée et entravée par les Français, qui appelaient l’armée italienne « l’armée des parfums ». Il parle aussi du faible niveau d'activité de la Résistance française, les sources militaires italiennes n'enregistrent que de petits sabotages, des succès

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négligeables. L’occupation se termina le 8 septembre 1943 par la capitulation italienne. Puis les troupes italiennes furent écrasées par les troupes allemandes. Peu de soldats réussirent à s'échapper en passant la frontière, la majorité fut emprisonnée et envoyée dans les camps allemands de prisonniers. Ceux qui n'avaient pas été capturés, on parle de 27 000 hommes, sauvés grâce à l'appui de la population (aidés en particulier par les nombreux Français d'origine italienne) furent réclamés à l’automne 1944 comme prisonniers de guerre par le nouvel État français. Si le livre du général Schipsi est très bien documenté grâce aux archives de l'armée italienne, ce dernier a cependant renoncé à utiliser les archives françaises et les archives politiques italiennes. Le volume présente un texte de plus de 500 pages, très détaillé, et 250 pages d'annexes d'intérêt très divers, avec cependant une belle série de cartes. Il manque malheureusement un index des noms et des lieux. Ce livre peut être commandé à l’adresse suivante : Ufficio pubblicazioni militari, via Guido Reni 22, 00196 Roma. Mais les procédures étant longues, peut-être vaut-il mieux s'adresser à une librairie spécialisée.

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Général Maurice Schmitt, Deuxième bataille d’Alger (2002-2007) : la bataille judiciaire L’Harmattan, coll. « Histoire de la Défense», 2008, 129 pages

Marie-Catherine Villatoux

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1 Le dernier ouvrage du général Schmitt Deuxième bataille d’Alger n’est pas, comme le titre pourrait le laisser supposer, une suite à son précédent livre Alger, été 1957, une victoire sur le terrorisme publié chez le même éditeur en 2002. Il s’agit là du récit détaillé de la longue bataille judiciaire qui l’a opposé, entre 2002 et 2007, à Mme Louisette Ighilahriz, agent de liaison de la zone autonome d’Alger en 1957, ainsi qu’à M. Henri Pouillot, appelé en Algérie de 1961 à 1962. Cette affaire trouve son origine dans un débat télévisé organisé le 6 mars 2002 et animé par Franz-Olivier Giesbert, qui faisait suite à la diffusion du documentaire de Patrick Rotman sur la guerre d’Algérie intitulé L’ennemi intime. La polémique sur la torture avait alors constitué l’essentiel des interventions des différents protagonistes invités à cette occasion. Ayant émis des doutes sur la validité de certains témoignages recueillis par M. Rotman, le général Schmitt s’était vu adresser en juin 2002 une citation à comparaitre devant le tribunal correctionnel de Paris. Il s’attache dans cet ouvrage à reprendre un à un tous les éléments de cet imbroglio judiciaire en s’appuyant sur des documents et certains papiers d’archives conservés par le Service historique de la Défense afin d’étayer son propos. Ce n’est qu’à l’issue d’un arrêt du 9 janvier 2007 de la Cour de cassation que l’ancien chef d’état-major de l’armée de Terre obtient une relaxe définitive. Au-delà des polémiques et de la médiatisation que ces affaires ont suscitées et suscitent encore aujourd’hui, ce récit témoigne, une nouvelle fois, de l’extrême difficulté à « dépassionner » les débats sur la guerre d’Algérie. Seul un patient travail scientifique fondé sur le dépouillement systématique des archives permettra d’aborder cette douloureuse période avec une plus grande sérénité. Il n’en reste pas moins que le général Schmitt s’est efforcé, tout au long des 129 pages de ce livre, de dépasser le simple plaidoyer pro domo en argumentant son récit avec méthode, clarté et souvent pertinence.

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