Slavica bruxellensia Revue polyphonique de littérature, culture et histoire slaves

8 | 2012 Migration(s) et Exil(s)

Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/slavica/903 DOI : 10.4000/slavica.903 ISSN : 2034-6395

Éditeur Université libre de Bruxelles - ULB

Référence électronique Slavica bruxellensia, 8 | 2012, « Migration(s) et Exil(s) » [En ligne], mis en ligne le 05 juillet 2012, consulté le 01 octobre 2020. URL : http://journals.openedition.org/slavica/903 ; DOI : https://doi.org/ 10.4000/slavica.903

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SOMMAIRE

Edito

Edito #8 Dorota Walczak

Articles

« Un arbre généalogique de déportés » Le thème de l’exil dans l’œuvre d’Adam Zagajewski Anna Czabanowska-Wróbel

Concerto pour un exil à propos de Cadeau d’adieu de Vladimir Tasić Alexandre Prstojević

La double identité culturelle de Paul Cazin (1881-1963) Danuta Knysz-Tomaszewska

L’impossible intégration d’Ivan Šmelёv en France Svetlana Maire

Publier en exil : écrivains et imprimeurs polonais à Bruxelles, 1830-1870 Idesbald Goddeeris

L’émigration russe et la naissance d’une orthodoxie française 1925-1953 Vasileios Pnevmatikakis

Andrej Tarkovskij en France : le dernier exil européen du cinéaste Nicolas Planchard

Excellensia

Exotisation vs européanité : la bulgarité vue de Bulgarie et des États-Unis Fizika na tăgata (Physique de la tristesse, 2011) de Georgi Gospodinov et Na iztok ot zapada (À l'Est de l'Ouest, 2011) de Miroslav Penkov Marie Vrinat-Nikolov

Traduction

Traduction de « Lozanka » / « La Lausannoise » (nouvelle tirée du recueil Leksykon intymnyh mist / Lexique de villes intimes, 2011) de Jurij Andruhovič Traduction de l'ukrainien Olga Artyushkina et Anne Delizée

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Entretien

Entretien avec Luba Jurgenson Petra James et Nicolas Litvine

Recensions

Jan Woleński, L’École de Lvov-Varsovie. Philosophie et logique en Pologne (1895-1939) Sébastien Richard

Alain Blum & Yuri Shapoval, Faux coupables – surveillance, aveux et procès en Ukraine soviétique (1924-1934) Brice Thissen

Interpretować dalej. Najważniejsze polskie książki poetyckie lat 1945-1989, Kałuża A. & Świeściak A. (dir.) Małgorzata Wesołowska

Jean-Paul Bronckart & Cristian Bota, Bakhtine démasqué. Histoire d’un menteur, d’une escroquerie et d’un délire collectif Katia Vandenborre

Jaroslav Rudiš, La Fin des punks à Helsinki Morgan Corven et Caroline Vigent

Jelle Brandt Corstius, Rusland voor gevorderden Bas Van der Ham

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Edito

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Edito #8

Dorota Walczak

1 Depuis l’antique Athènes antiques, « émigration » et « exil » constituent deux termes qui, par leur nature même, entrent en dialogue avec deux autres, tout aussi importants : la « démocratie » et la « citoyenneté ». Ainsi, l’histoire de l’humanité semble-t-elle aussi se partage entre deux pôles : les droits de l’homme d'une part et d'autre part l'atteinte permanente à cette évidence que l'on pourrait considérer comme la norme élémentaire de la vie de tout un chacun, le droit de vivre dans le pays de sa naissance dans le respect de la liberté et de la dignité personnelles. Or nos dictionnaires, nos ouvrages scientifiques, nos périodiques nous rapportent encore d’autres mots qui servent, en français, à définir le sort des hommes à travers les siècles, et dont le sens, les connotations et l’usage agrandissent le champ des interférences, rendant par là même plus ardu encore le débat autour de l’exil et de l’émigration (voire des exils et des émigrations) : par exemple, « migration », « expatriation », « expulsion », « déplacement », « bannissement », « pacification », « ostracisme », « réclusion », « internement », ou encore « refuge », « abandon » et « asile » ; et puis encore « censure » et « liberté d’expression », « émigration intérieure » ou « mutisme forcé ». Sans parler de la mythologie de l’exil et de son expression en confrontation obligée, ni du « choc » avec les récepteurs des différents niveaux, les allochtones, les « naturalisés », les confiants et les méfiants. La fuite du lieu honni ou la recherche de la terre promise, la fuite du lieu inamical ou la recherche du refuge continuent inexorablement, et l’être solitaire réfléchit à son geste. Et ça donne par exemple l'application exemplaire des souvenirs de Józef Czapski ou la désinvolture de ceux de Witold Gombrowicz. De lectures en relectures, les sens et les interprétations se multiplient, et avec eux les critiques. Le thème de ce numéro est complexe ; il s'agit pour nous d'augmenter le nombre de ces sens et de ces interprétations dans le but de multiplier les exemples et de redonner toute son importance au vécu de l'individu isolé, de donner de la voix à celui-ci qui, dans le cadre du monde slave, est bien souvent invisible aux yeux de l’Occident. Le numéro que nous proposons a donc pour but d'entrouvrir le rideau tant réel qu'historique et imaginaire qui voile l'exil (les exils) et l’émigration (les émigrations). Libre donc au lecteur de tenter de reconstruire une image globale en ajoutant les pièces consacrées à Adam Zagajewski (Anna

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Czabanowska-Wróbel), Vladimir Tasić (Alexandre Prstojević), Paul Cazin (Danuta Knysz-Tomaszewska), Ivan Šmelёv (Svetlana Maire), Andrei Tarkovskij (Nicolas Planchart), les écrivains et imprimeurs romantiques polonais à Bruxelles (Idesbald Goddeeris) et les émigrés orthodoxes russes en France durant l'entre-deux-guerres (Vasileios Pnevmatikakis), mais également à Luba Jurgenson (avec laquelle se sont entretenus Petra James et Nicolas Litvine, nos nouveaux rédacteurs), Georgi Gospodinov et Miroslav Penkov (au sujet de qui Marie Vrinat-Nikolov signe une très belle excellensia) et Jurij Andruhovič (qui signe une nouvelle, traduite en français spécialement pour ce numéro par Olga Artyushkina et Anne Delizée). À vous, Chers Lecteurs, de jouer avec vos capacités de « zoom » et de « grand-angle » pour observer ce thème toujours d’actualité. Je vous souhaite une excellente découverte de ce numéro !

AUTEUR

DOROTA WALCZAK

Responsable de la Chaire de Polonais, section de Langues et Littératures modernes, option Slaves, de l’Université Libre de Bruxelles (Belgique) ; Rédactrice en chef de Slavica Bruxellensia

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Articles

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« Un arbre généalogique de déportés » Le thème de l’exil dans l’œuvre d’Adam Zagajewski

Anna Czabanowska-Wróbel

NOTE DE L’ÉDITEUR

Traduit du polonais par Katia Vandenborre

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Ces dernières années, la littérature polonaise tente de traiter la question des déplacements forcés pendant la Deuxième Guerre mondiale ainsi que celle des déplacements d’après-guerre, rattrapant d’une certaine façon le retard lié à la Pologne Populaire, dont la censure entravait la liberté d’expression sur ce sujet. Les historiens polonais s’attellent, eux aussi, à rattraper ce retard de plusieurs années, en constituant des documentations sources et des travaux synthétiques sur cette thématique 1. Les générations successives d’écrivains et de poètes, de plus en plus éloignés dans le temps de ces événements qui remontent à la moitié du XXe siècle, recherchent de nouvelles manières de saisir l’expérience collective qui n’a jamais été exprimée. Dans les dernières années du XXe siècle et les premières du XXIe siècle, des créateurs de plus en plus jeunes prennent la parole à ce sujet. N’ayant aucun souvenir personnel, ceux-ci se référent exclusivement à la mythologie familiale, ce qui génère non seulement une perspective autobiographique, mais aussi un discours post-mémoriel, une distance vis- à-vis de ce qu’ont vécus les générations précédentes dans un lointain passé, une attitude ironique, voire une déformation grotesque. Dans l’œuvre du poète et essayiste Adam Zagajewski, le thème de l’exil, compris dans un sens large, englobe deux catégories. Et il est important de noter que, dans les deux cas, il subit une transformation métaphorique et une universalisation. La première catégorie est la thématique de l’émigration qui apparaît en relation avec la situation politique, après l’instauration de l’état de siège au début des années 1980, et cesse naturellement à la fin de cette décade, au moment où la possibilité de revenir au pays devient évidente dans le contexte de liberté politique. La deuxième thématique, celle des déportations juste après la guerre, était inscrite depuis toujours dans la généalogie de Zagajewski et n’attendait que lui. Mais elle ne s’est clairement manifestée que dans les années 1980, au moment où sont nés les poèmes du recueil Jechać do Lwowa (Aller à Lvov 2). Ce sujet – principal objet du présent article – s’accentue justement dans les œuvres que le poète et essayiste a publiées ces dernières années. Cela est lié à un processus naturel qui veut qu’à l’âge mûr, la mémoire revienne vers les souvenirs non seulement personnels, mais aussi vers les sources laissées par les générations qui ne sont plus de ce monde. Ces deux trames se rencontrent chez Zagajewski dans la figure du héros lyrique, représenté à maintes reprises dans ses poésies, et surtout dans les années 1980, comme un voyageur déraciné, comme quelqu’un qui n’appartient pas aux lieux dans lesquels il s’est accidentellement et brièvement trouvé.

Émigré ou voyageur ?

Dans ses essais autobiographiques écrits après son retour en Pologne en 2002, Zagajewski se distancie par rapport à son portrait d’émigré politique. Il indique des motifs personnels à son départ et ne se présente pas uniquement comme une victime

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de cette situation, mais il crée aussi l’autoportrait de l’artiste qu’il est devenu pendant son voyage vers Paris. Cette manière de s’auto-représenter, manière la plus éloignée possible de l’image « martyrologique » de victime de l’histoire, s’est formée dans l’œuvre de Zagajewski dès le début, dès qu’il a pris la décision d’émigrer après l’instauration de l’état de siège. Dans le recueil paru à Paris List. Oda do wielości (Lettre. Ode à la multiplicité, 1983), apparaît une distance auto-ironique, et même une certaine distance par rapport au façonnement de l’image de la Pologne comme victime, telle qu’on la connaît de la poésie du XIXe siècle : Je lis des poèmes sur la Pologne écrits par des poètes étrangers. (…) Dans leurs poèmes, la Pologne fait penser à une licorne audacieuse, broutant la laine des tapisseries, belle, faible et irréfléchie.3 Issu du même recueil, le poème « Gorączka » (Fièvre), qui commence par « la Pologne comme une fièvre sèche sur les lèvres de l’émigré », présente la même trame d’idées : Pays d’hommes d’une telle innocence qu’il n’y a pas pour eux de salut. Agneau congratulé par le lion pour son irréprochable conduite, poète sans fin dans le tourment4 Il s’adresse un appel à lui-même : « Bądź sam », qui signifie en polonais « sois seul » 5. Or, cet appel devient l’expression de l’attitude qu’il a choisie, laquelle ne laisse aucune place à l’acceptation irréfléchie du rôle stéréotypé du poète-émigré. La conviction qu’il est nécessaire de rechercher sa voie créatrice propre, personnelle, trouve une justification dans le recueil d’essais intitulé Solidarność i samotność (Solidarité, solitude, 1986). Zagajewski ne veut pas s’inscrire dans un discours patriotique facile auquel sont condamnés ceux parmi les créateurs en émigration (et il en était déjà ainsi dans la poésie polonaise d’après-guerre) qui ne prennent pas le temps de méditer en profondeur ni ne réfléchissent à leur situation individuelle et collective. C’est pourquoi le voyageur qui pérégrine en solitaire, dont l’identité ne se réduit pas au statut d’émigré, devient la figure emblématique de la poésie de Zagajewski des années 1980.

Face au mythe de l’exil : Iosif Brodskij

Zagajewski universalise le thème de l’exil et le montre dans ses nombreuses dimensions. Il le place également dans divers contextes littéraires, le rapportant aux poètes-émigrés qu’il a lui-même lus et qui remplissent pour lui le rôle d’autorités et de points de référence. Ce sont avant tout Czesław Miłosz, Iosif Brodskij 6 et tout le milieu des Zeszyty Literackie, le trimestriel dans la rédaction duquel Zagajewski a travaillé dès le début de sa parution à Paris (avec entre autres le poète lituanien Tomas Venclova). L’auteur de Płótno (La toile, 1990) ne compare par ses expériences parisiennes des années 1980 avec celles de ces émigrés politiques qui ont payé très cher leurs décisions et choix moraux. Le rejet par Zagajewski de l’attitude qui consiste à accentuer et à affirmer sa propre souffrance d’exilé peut justement être associé à l’autocréation de Brodskij, lequel évite toutes manifestations d’ « auto-apitoiement » sur son sort, de self- pity7. Le poème majeur « Ja vkhodil vmesto dikogo zverja v kletku… » (J’ai remplacé la bête sauvage dans la cage…) se termine non pas par une complainte, mais par un fort accent de bénédiction et d’affirmation de la vie avec tout ce qu’elle apporte.

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Dans le poème intitulé « Temat: Brodski » (Sujet : Brodskij), Zagajewski commente la poétique d’ironie amère choisie par le Nobel et la lie à sa situation d’exilé : Prière d’inscrire : né en mai, Dans une ville humide (d’où le motif de l’eau), (…) Le ton sardonique, le désespoir véritable. Sans cesse en voyage, du Mexique à Venise.8 Le nomadisme de Brodskij, souligné par de nombreux chercheurs, est devenu une valeur dans son œuvre et un élément fondamental de son mythe personnel. Le sujet nomade de la poésie de Zagajewski découvre son absence d’enracinement non pas comme une perte, mais comme un don particulier.

La ville inconnue

Né à Lvov en 1945, Zagajewski a quitté sa ville natale peu après sa naissance et a passé son enfance à Gliwice. Dans les années 1980, il a fait de ce voyage de l’Est vers l’Ouest une composante importante de sa narration autobiographique. La note sur la couverture du recueil Jechać do Lwowa commence comme ceci : « ADAM ZAGAJEWSKI est né en juin 1945 à Lvov, après quoi il est parti sur les routes, se déplaçant le long du parallèle, à 50 degrés de latitude nord. »9 L’image de la ville sans nom et difficile d’accès est devenue le signe distinctif de l’espace familial perdu et en même temps – paradoxalement – inconnu. Il en est ainsi dans le poème « Miasto nieznane » (Ville inconnue) du recueil List (Lettre, 1978). La ville sans nom est et n’est pas la ville de Lvov telle qu’elle apparaît dans les sources familiales : Ville inconnue, berceau austère (...). Ville inconnue cachée parmi je ne sais combien de douces collines10 Alors que l’allusion à une situation sur des collines ne permet pas encore d’identifier la ville inconnue, la petite strophe suivante permet de reconnaître Lvov : Dans la forêt impériale dans le garde-manger royal Attendaient des cerises sauvages si douces et si noires Qu’elles pouvaient nourrir le Léviathan11 Le bosquet impérial (Kaiserwald) est un point caractéristique dans la topographie de Lvov : son nom fait référence à l’époque austro-hongroise qu’a connue la ville dans le passé. Toutefois, le lecteur ne doit pas connaître ni mobiliser ces références concrètes pour comprendre que le lieu décrit a subi une mythification. L’information sur le climat doux et favorable régnant dans la région, et qui donne aux fruits leur goût exceptionnel, relève également de la topique des souvenirs des anciens habitants de Lvov. Zagajewski accentue la distance discrète qu’il prend par rapport à ce genre de récits, dans lesquels tout ce qui a été perdu était par définition meilleur et plus beau.

Entre Herbert et Różycki

La façon dont Zagajewski aborde le thème de Lvov et, plus largement, le thème des déportations le situe entre les artistes nés avant la guerre dans les endroits qui se sont retrouvés hors des frontières de la Pologne après 1945 et ceux qui sont nés après la guerre sur les Terres de l’Occident.

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Le maître poétique le plus important pour Zagajewski vient lui aussi de Lvov : Zbigniew Herbert12. L’auteur de Pan Cogito (Monsieur Cogito, 1974) exprimait sa nostalgie pour sa ville natale, le plus souvent sans évoquer son nom, de manière distanciée et indirecte, bien qu’elle constituât une tendance thématique majeure et stable dans sa poésie 13. Nous pouvons évoquer des poèmes tels que « Moje miasto » (Ma ville) ou encore l’œuvre « Pan Cogito myśli o powrocie do rodzinnego miasta » (Monsieur Cogito pense à revenir dans sa ville natale) qui est conçue entre les guillemets des réflexions du personnage lyrique. Ces œuvres permettent de remarquer que c’est justement chez Herbert que la ville n’est pas directement nommée. Dans sa poésie et ses essais, l’auteur de Pan Cogito a également créé une image suggestive et universalisée de l’homme- voyageur, l’inscrivant dans le mythe revu de L’Odyssée, ce qui est fondamental pour les comparaisons avec Zagajewski. C’est d’une manière tout à fait différente que Tomasz Różycki, né en 1970 à Opole, aborde le sujet de l’héritage des générations précédentes. C’est manifeste dans de nombreux poèmes, mais surtout dans le poème édité en 2004 Dwanaście stacji 14(Douze stations). Dans cette œuvre, qui contient des références humoristiques à Pan Tadeusz d' (notamment à ses douze livres), le héros principal est le personnage défini comme le Petit-fils. Sur la demande de parents plus âgés, et surtout de sa Grand- mère, il fait un voyage dans la petite localité proche de Lvov dont est issue sa famille. Chez Różycki, l’image de Lvov se superpose à celles de villes telles que Wrocław ou Opole (dans l’un des poèmes du recueil Kolonie 15[Colonies], le Wrocław d’après-guerre, « la sombre mer de ruines », devient la ville des habitants de Lvov, alors que dans Księga obrotów16[Le livre des rotations], le « bałak », qui est un patois de Lvov poétiquement transformé, et le yiddish, la langue de ses habitants juifs, se mêlent à des allusions à la langue allemande). Publié en 2012, le roman Bestiarium 17de Różycki est un récit onirique et grotesque sur un voyage infernal dans la ville d’Opole peuplée par les esprits des ancêtres du héros venant de Lvov. Au contraire d’Herbert, Zagajewski ne peut mobiliser de souvenirs personnels : il ne se réfère qu’à la mémoire de ses prédécesseurs. C’est pourquoi la mythification du lieu perdu et inconnu prend une telle profondeur dans sa poésie. Et au contraire de son cadet Różycki, dans sa poétique, Zagajewski n’intègre pas d’éléments grotesques ni de déformation. Son mythe poétique se situe donc entre les propositions artistiques d’auteurs de deux générations aux expériences dissemblables.

Un lieu imaginé et réel

Dans l’essai autobiographique en titre du recueil Dwa miasta (Deux villes [traduit La Trahison], 1991) Zagajewski écrit : En 1945, presque toute ma famille a dû faire ses valises et ses malles et se préparer à quitter Lwów ou ses environs. À la même époque, d’innombrables familles allemandes de Silésie, de Gdańsk, de Szczecin, d’Olsztyn et de Królewiec, avaient reçu l’ordre de quitter leurs maisons et leurs appartements, et faisaient, elles aussi, leurs bagages. Des millions de gens s’agenouillaient sur leurs valises qui refusaient de se fermer. Cela, pour répondre au désir des trois vieux messieurs qui s’étaient retrouvés à Yalta.18 Dans ce même essai, Zagajewski se représente enfant. Il se promène dans les rues de l’ordinaire et réelle Gliwice, avec son grand-père qui est tout à fait absorbé par ses souvenirs de Lvov. Le poète souligne que, pour les gens plus âgés que lui, tous les objets

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se divisaient en objets vrais (c’étaient les quelques objets qui avaient été sauvées du monde d’avant), les objets post-allemands (étrangers et difficile à apprivoiser) et, enfin, les objets nouveaux d’après-guerre, toujours considérés comme moins bons et de piètre qualité. Il démontre que sa génération, plus jeune que les ceux qui avaient passé une partie significative de leur vie à Lvov, ne pouvait pas accepter aveuglément leur perspective. Autrement, tout ce qu’il vivrait lui-même devrait toujours être dépourvu de signification, devrait avoir moins de valeur que ce qu’avaient vécu ses prédécesseurs. L’école, le scoutisme, les matchs de football, la vie quotidienne d’un jeune homme ayant pour arrière-plan la « ville noire », la Gliwice silésienne, tout cela est pour lui tout aussi important et réel que l’était l’enfance et la jeunesse pour les vieux habitants de Lvov. Mais pour le poète mûr, la ville mythique est devenue plus significative que la ville réelle. Dans sa typologie des lieux autobiographiques, Małgorzata Czermińska compte le Lvov de Zagajewski parmi les lieux imaginaires : La tradition familiale joue un rôle clé dans la création autobiographique des lieux imaginaires, c’est-à-dire créés en rapport avec une zone géographique que l’écrivain n’a pas connue personnellement, dans laquelle il n’a pas eu l’occasion de se trouver. La généalogie, qui est importante pour les lieux mentionnés, devient tout simplement un fondement de la construction dans le cas des lieux imaginaires. Cela concerne avant tout la deuxième génération des migrants. Pour eux, le passé est accessible non pas grâce à leur propre mémoire, mais grâce à l’enracinement imaginaire dans un espace inaccessible, dont l’image émerge comme un effet de l’influence du mythe familial et culturel, sans être confrontée à l’expérience extra- verbale personnelle.19 La chercheuse ajoute : « L’image de Lvov s’enrichit de façon significative grâce à l’esquisse écrite après son séjour dans cette ville “Czy należy odwiedzać miejsca święte?” (Faut-il aller visiter les lieux saints ?) » 20 En vérité, c’est dans cette courte esquisse que Zagajewski introduit l’image de Lvov, dans laquelle le mythe familial se trouve confronté au vécu personnel. J’avais sous les yeux une ville à la fois totalement inconnue et tout ce qu’il y avait de plus connu, oubliée, abandonnée (…), et qui pourtant existait réellement ; une ville à présent éclairée de la manière la plus crue et la plus réelle, colorée et vivante, où j’avais immédiatement su reconnaître les églises les plus importantes, et dont la topographie générale n’avait aucun secret pour moi (…)21 Il revient à ses visites dans sa ville natale dans Lekka przesada (C’est un peu exagéré, 2011). « Le sentiment de secret : ici vivaient mes proches. (…) Ici, ils pensaient que le monde, c’était Lvov, et seulement Lvov. De chaque voyage, ils rentraient précisément ici (…). »22

Mémoire et post-mémoire

Dans les poèmes du recueil Niewidzialna ręka (La main invisible, 2009) et dans l’essai Lekka przesada, le thème de la déportation acquiert une signification particulière, dans la mesure où il s’inscrit dans la sphère des questions de mémoire et de post-mémoire 23. Comme dans le titre de l’ouvrage de Paul Ricœur, ici importent avant tout : la mémoire, l’histoire et l’oubli 24. La famille proche et lointaine de Zagajewski a vécu l’expérience des migrations forcées des Polonais après 1945 de l’Est vers l’Ouest, et ce, tant du côté de son père que de sa mère, Ludwika de la famille Turski. Son père, Tadeusz Zagajewski (1912-2010), faisait partie de ces employés de la Polytechnique de Lvov qui ont créé la

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Polytechnique de Silésie à Gliwice et c’est à ses souvenirs que le poète se réfère, conscient qu’il ne peut vivre les expériences de l’autre et qu’il ne peut que les perpétuer. Dans le poème « W małym mieszkaniu » (Dans le petit appartement), Zagajewski consacre son attention au « travail de la mémoire » d’un vieil homme qui est entièrement tourné du côté du passé : Je demande à mon père : que fais-tu de toutes tes journées ? Je me souviens. Et donc dans ce petit appartement poussiéreux de Gliwice, Dans cet immeuble pas très haut, construit sur le modèle soviétique (…). Ta mémoire travaille dans ce paisible appartement, en silence, systématiquement, tu travailles à faire revivre pour un moment douloureux le vingtième siècle.25 Alors que son père perd progressivement la mémoire, et finalement décède, alors que ses parents les plus âgés meurent, il ne reste à l’auteur des poèmes et essais que son expérience personnelle et la mémoire de l’espace qu’il a lui-même expérimenté. Lekka przesada est, dans l’une de ses strates de signification, un essai sur les déportés. Toutefois, il n’est pas question ici d’un mythe familial et privé, mais d’un sens métaphorique : Je ne suis pas un déporté, mais quand je compris que mon arbre généalogique étais un arbre de déportés, je compris aussi que cette graine d’irréalité que je rencontrais parfois venait justement de là, des voyages, de l’incertitude de demain, des valises aux grandes bouches ouvertes et gourmandes.26 En raison de cette « graine d’irréalité », ce qui est matériel et tangible devient seulement le signe d’une autre dimension invisible. On peut dire de ceux qui ont été confrontés à un tel dualisme dans leur enfance qu’ils ont été « enlevés à l’amour des choses invisibles ». Pour approcher ce paradoxe, je me suis servie des mots de la liturgie catholique de Noël, dans laquelle l’enfant de chœur de la Gliwice d’après-guerre a pris part, et qui a contribué à la formation de son imaginaire métaphysique. « Parfois, je pensais que l’on ne pouvait aimer que ce qui était irréel » 27, ajoute l’auteur de Lekka przesada. Zagajewski indique que, dans son cas, il n’est pas possible d’accepter la perspective de l’historien qui prendrait en considération l’histoire du XXe siècle, le siècle des déportations. Si j’étais historien, j’examinerais les actions de déportation de population les plus importantes et les plus tragiques de notre époque. Je parlerais, par exemple, des Grecs qui ont été déportés d’Asie Mineure en 1923, des Grecs chassés de Smyrne et des autres villes dans lesquelles ils vécurent pendant des millénaires. Des Polonais déplacés de Poznań et de Łódź par les nazis au tout début de l’Occupation. Des Allemands déportés de Kaliningrad, Gdańsk, Szczecin, Wrocław et Gliwice.28 L’auteur se situe lui-même entre les catégories qui séparent simplement les gens qui voyagent de ceux qui sont établis. Je ne suis pas un déporté – déclare-t-il. – Je ne suis pas non plus un homme établi : pour passer d’un statut à l’autre, il faut plusieurs générations. Il existe aussi des formes intermédiaires, transitoires et il est certain que j’appartiens précisément à une formation transitoire, pour laquelle il n’y a pas de nom spécifique et qu’il ne vaut pas la peine de nommer, car elle va de toute façon bientôt se fondre dans quelque chose de plus que ce qu’elle est…29 Zagajewski se distancie des émotions faciles de l’œuvre mémorielle des exilés. L’esthétique qu’ils choisissent n’est pas acceptable pour lui (« des gros livres remplis d’œuvres kitch étaient nécessaires » 30, précise-t-il dans Lekka przesada). La ville est

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présentée de manière idéalisée, simplifiée et idyllique. On a effacé les conflits nationaux et sociaux qui y existaient, on a glorifié ce qui relevait du stéréotype de cet endroit.

Une élégie sur les déportés

Le poème « Jechać do Lwowa » est une élégie sur un voyage impossible, dans lequel la ville devient un mythe universel (« Lvov est partout » 31 est le fin mot de l’œuvre). Zagajewski l’a écrit après son départ du pays, et l’a publié pour la première fois en 1983 dans le troisième numéro des Zeszyty Literackie, puis à Londres dans le recueil intitulé précisément Jechać do Lwowa. C’est une vision synthétique de la ville présentée au travers du prisme de ce qu’ont vécu les générations de ses habitants, depuis l’époque où « Brzozowski / arriva pour donner des conférences » 32, suscitant de l’animation parmi les étudiants avec ses conférences, au début du siècle. Des lieux concrets, bien connus des habitants de Lvov, deviennent des signes distinctifs de Lvov dans la poésie de Zagajewski. À chaque fois, ils sont néanmoins traités de manière tellement universelle qu’ils représentent l’idée même de la ville en tant que centre de la vie spirituelle et intellectuelle, un espace symbolique de l’existence collective. La pensée de la richesse et de l’abondance de détails de la ville revient également, de même que l’impossibilité qui y est liée d’exprimer sa plénitude : Il y a toujours eu trop de Lvov, personne ne pouvait comprendre tous ses quartiers, entendre le murmure de chaque pierre consumée par le soleil, la nuit l’église russe gardait un tout autre silence que la cathédrale, (…). L’exubérance était telle que le monde devait bisser à l’infini le public en délire refusait de quitter la salle33 La métaphore du monde comme théâtre, de la vie comme un grand spectacle qui se joue devant un public ébloui et enthousiaste permet d’enrichir l’image de la ville d’un élément inquiétant. La réalité d’apparence stable n’est qu’une scène, les belles décorations peuvent être détruites en un instant. Parallèlement à l’évocation de la topographie de Lvov, d’innombrables métaphores végétales sont développées dans le poème. Grâce à elles, Lvov devient semblable à un organisme vivant qui se développe librement et impétueusement, d’une manière qui ne peut être saisie dans un cadre quelconque. La symbolique végétale permet de regarder la ville, le produit de la culture comme s’il appartenait à l’ordre de la nature. Chez Zagajewski, « les bardanes, l’armée verte des bardanes » 34, les jardins et les mauvaises herbes deviennent l’équivalent pictural de la végétation effrénée, de l’élan d’existence, de développement et de changement qui devait caractériser la ville même. Comme l’a écrit Renata Gorczyńska : Dans la vision poétique de Zagajewski, Lvov est un organisme vivant, qui gonfle, grandit, grossit (…) non seulement par la somme d’énergies de toutes ses générations d’habitants, mais aussi par la divinité dionysiaque, l’élément amorphe, la multiplicité et la diversité qui sont la quintessence de l’être.35 Les images poétiques passent aisément l’une dans l’autre. Elles permettent de représenter en même temps des personnes qui prennent part à des discussions de café, causant tranquillement comme des escargots et, en plaisantant quelque peu, s’imaginer

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que les escargots jamais pressés discutent de l’éternité sous les parasols des feuilles, dans les parcs de la ville. Les destinées des habitants, l’architecture et le monde de la nature fusionnent en un tout. Comparé aux éléments de l’eau et du feu (« débordait / étangs et lacs, fumait par chaque / cheminée, devenait orage et feu » 36), Lvov est aussi personnifié. Grâce à l’anthropomorphisation « Il rentrait à la maison, lisait l’Évangile, / dormait sur le sofa, au-dessous d’un kilim houtzoule » 37), Lvov est représenté par un de ses habitants anonymes dans sa vie quotidienne et son environnement habituel. Une atmosphère sereine, « estivale » crée l’ambiance de la partie centrale, la plus longue de l’œuvre. On y parle de soleil, de fleurs, de fruits. Les traitements poétiques servent à produire un effet de richesse, de diversité et d’excès qui est soudainement et radicalement confronté à l’absence, à la rupture de la ville avec ce qui la liait à son passé et à ses habitants. Un moment « d’intersection », qui peut être identifié aux décisions historiques qui sont tombées à Yalta, apporte des changements violents. Le temps se divise radicalement en un « avant », un temps mythique, heureux, dépourvu de toutes imperfections, et en un « après », une mauvaise époque de perte. Le caractère dramatique et « non-organique » de ce changement est accentué par les noms d’outils qui servent à couper, comme des ciseaux, des sécateurs, des canifs. Les forces sans nom de l’histoire sont personnifiées sous la forme de « froids jardiniers »38. Pancrace, Servais et Boniface, les patrons des 12, 13 et 14 mai, sont appelés de façon populaire les « froids jardiniers » en polonais, parce que ces jours-là se produisent habituellement refroidissement et gelées nocturnes. Néanmoins, la signification métaphorique de ces mots est liée aux événements politiques, au début des déportations, définies dans la terminologie officielle comme des « rapatriements ». Ceux qui découpent le tissu des cartes et des pays sont aussi des « couturiers », enfin des « censeurs » dont les ciseaux coupent les mots interdits. L’ensemble du poème de Zagajewski est régi par le principe de l’énumération. La multiplicité et la profusion ne se transforment pas en une image de plénitude, mais par leur nature illimitée (« nul n’arrivait à comprendre tous ses quartiers, entendre / le murmure de chaque pierre ») elles deviennent un signe avant-coureur de chaos. La nostalgie pour la ville en tant que lieu dans l’espace ne concernerait que ceux qui s’en souviennent consciemment. Chez Zagajewski, ce sentiment se change en une nostalgie pour le temps passé, vécu et rappelé par les autres, parfois un temps auquel on n’a pas accès. il y avait trop de Lvov, et maintenant il n’y en a plus, il grandissait sans retenue et les ciseaux coupaient, les froids jardiniers comme de coutume en mai, sans amour, sans miséricorde, (…). Mais les ciseaux coupaient en long et en travers les fibres, tailleurs, jardiniers et censeurs sectionnaient corps et couronnes, les inlassables sécateurs travaillaient comme pour découper39 Découper le long de lignes droites abstraites sur la carte, c’est dépecer un organisme vivant, détruire ses fibres. Vient le moment des adieux et des séparations dramatiques : « on se disait adieu sans larmes, la bouche / si sèche, je ne te reverrai jamais plus » 40. Cette partie de « Jechać do Lwowa » est la seule où la parole est donnée à tous ceux qui ont personnellement vécu la séparation avec la ville. Eux seuls ont le droit de s’émouvoir. En dehors de ce seul fragment, le sujet du poème dédié « aux Parents » ne manifeste pas d’émotion. À la fin du poème, apparaît un réconfort particulier, une

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consolation élégiaque (l’antique consolatio). Comparé à un solide parfait, à une sphère, Lvov devient le symbole de ce qui est idéal, désiré, mais inaccessible : « car c’est vrai, / il existe, paisible et pur comme / une pêche. Lvov est partout » 41. La comparaison de la ville avec un fruit constitue la fermeture et le point d’arrivée d’une série de métaphores végétales, organiques. La perfection du fruit est le complément ultime du cycle de croissance auquel participe toute la nature. Elle constitue une limite, mais aussi la promesse d’une vie nouvelle. Le voyage inopinément poétique dans le passé est orienté vers le futur, du côté des mystères eschatologiques. La fin du poème s’éloigne tout à fait de la compréhension littérale de la signification de la ville. Il n’est déjà plus question du Lvov historique dont se languissent ceux qui ont dû le quitter. L’homme devient ici un éternel voyageur (homo viator). Grâce à la symbolique sacrée, le vagabond exilé se transforme en pèlerin dont le périple vise toujours un but. Dans la tradition judéo- chrétienne, le pèlerinage vers la vraie Jérusalem est lié à un autre chemin mystique qui mène à la Jérusalem Céleste. D’où la question du poème : « pourquoi toute ville / doit- elle devenir Jérusalem et tout / homme un Juif » 42. L’exil est la condition de l’homme, la nostalgie qui accompagne l’existence humaine a un caractère métaphysique. Elle est inévitable et ne peut être satisfaite, car le désir spirituel est toujours le désir de ce qui est inaccessible43.

Le retour perpétuel

« Jechać do Lwowa » est une des œuvres les plus importantes de Zagajewski. Elle continue de croître avec le temps par des ajouts 44. Vingt ans après la publication du tome, Zagajewski ajoute à son œuvre ce que l’on peut qualifier de commentaire auto- ironique dans « Anteny w deszczu » (Les antennes sous la pluie) du recueil Anteny (Antennes, 2005). Un habitant de Lvov anonyme, représentant de l’ancienne génération, ne veut pas et ne peut pas se détacher du traitement de la ville dans laquelle il a vécu tant d’années de manière concrète, absolument pas symbolique : « B. avec reproche : je vous en prie monsieur, comme j’habitais là-bas, je n’aurais jamais dit qu’il y avait trop de Lvov ! »45 Dans l’essai intitulé Lekka przesada, cette même trame revient sous la forme d’une anecdote élargie. Ici, Zagajewski réécrit également son poème « Nie myślał o estetyce » (Il ne pensait pas à l’esthétique) : Quand, dans les années 1980, mon père a réécrit mon poème « Aller à Lvov » pour une connaissance (il me l’a raconté bien plus tard, quelque peu embarrassé), il ne pensait probablement pas à l’esthétique, aux métaphores, aux syllabes, au sens profond, mais seulement à la ville qu’il aimait et avait perdue, à la ville qui a été arrêtée comme des otages, sa jeunesse, ses éblouissements, ses rencontres avec le monde46 Le père est représenté comme étant plein de distance par rapport à la poésie et à tout ce qui est « exagéré », prudemment méfiant à l’égard de l’œuvre de son fils. Dans ce cas, eu égard au thème qui lui est si proche, il capitule. Zagajewski conçoit l’histoire des expulsions dans les proportions qui leur sont inhérentes. Émotionnellement lié à la diaspora des habitants de Lvov, il rend justice à ceux qui ont été touchés par l’extermination :

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En vérité, seuls les Juifs qui ne sont jamais revenus ont été déportés. Soit on les a déportés de notre planète, soit on les a brûlés, soit on les a fusillés au bord des fosses communes. On les a déportés en fumée, en oubli. Tout comme on a déporté les officiers polonais, des officiers professionnels, mais aussi des officiers de réserve, qui étaient médecins ou mathématiciens, artistes ou avocats, ceux qu’on a tués à Katyń, Kharkov et dans d’autres endroits où l’on a effectué des exécutions d’une balle dans le dos de la tête, d’une balle dans le siège de l’intelligence humaine. 47 En rendant justice aux victimes de l’Holocauste et aux victimes des crimes de masse du totalitarisme stalinien, il ne veut pas non plus oublier ceux qui ont connu des pertes bien moindres, mais irréversibles et définitives dans leur seule vie, inévitablement transitoire : Tous les autres, mes tantes, mes oncles, mes parents, les Polonais, les Allemands, ceux qui sont néanmoins arrivés pour le meilleur ou pour le pire à destination (ma famille a eu besoin d’une semaine pour faire les quatre-cents kilomètres qui séparent Lvov de la Silésie en train de marchandise), ont atteint leur terre non- promise, ont été déplacés. Seulement déplacés. Et certains en sont morts, de ce déplacement.48 L’essayiste est un analyste perspicace de la culture des déportés. Il montre des phénomènes qui échappent aux historiens ou aux sociologues. Ceux qui se souviennent de Lvov sont les « gardiens de la mémoire » 49 : de plus en plus vieux, ils s’en vont et leurs souvenirs s’éteignent. La génération la plus jeune a déplacé ces sujets du passé vers l’oubli. Zagajewski explique cela par les mécanismes des comportements et des gestes symboliques : Certains rituels devaient être célébrés. Quelqu’un priait, quelqu’un pleurait, quelqu’un écrivait des poèmes. Quelqu’un regrettait le bon vieux temps, quelqu’un d’autre tuait le bon vieux temps dans l’alcool. Comment vivre en marchant au bord du précipice. Ils s’élevaient au-dessus du précipice. Ici, ils n’avaient rien. (...) Des rituels ont dû être créés. La gesticulation symbolique était nécessaire.50

Face aux autres créateurs

Par rapport à la tradition qui précède Zagajewski dans le traitement de la thématique des déplacés et des déportés, ce qui le différencie, c’est la distance, l’universalisation, la mise en évidence de la dimension esthétique et métaphysique. Avant lui, la mémoire de la ville perdue de Lvov était entretenue de manière traditionnelle par les émigrés de la Deuxième Guerre mondiale : le poète et écrivain Józef Wittlin (les essais-souvenirs de Mój Lwów [Mon Lvov], 1946) ou l’auteur de poésie populaire et de chansons de cabaret Marian Hemar, qui introduisait dans ses œuvres des références au folklore de la ville, comme dans le recueil Chlib kulikowski (c’est-à-dire le « pain de Kulików », Kulików étant une banlieue de Lvov), en sont des exemples. L’approche sentimentale, qui est orientée vers la couleur locale, ne constitue pas un point de référence pour Zagajewski. Il trouve des patrons plus universaux. Les auteurs sur lesquels Zagajewski concentre son attention dans ses esquisses sont des émigrés de différents pays d’Europe, dont : son maître et ami, le peintre et essayiste Józef Czapski ; le penseur roumain Emil Cioran, qu’il a eu l’occasion de voir à Paris ; l’écrivain hongrois et auteur d’Egy polgár vallomássai (Les Confessions d’un bourgeois, 1934) Sándor Márai ; le poète grec Georges Séféris (« il faisait partie des déportés » 51, souligne-t-il dans Lekka przesada). Dans ce cadre, Miłosz et Brodskij sont particulièrement proches de Zagajewski : leur attitude

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par rapport à la déportation et leur réflexion concernant le statut du poète-émigré ont joué un rôle fondamental dans son œuvre. Adam Zagajewski, qui accentue depuis longtemps ses liens (également familiaux) avec la culture des pays de langue allemande trouve aussi un point de référence lointain mais important dans la prose de son contemporain : l’écrivain allemand Winfried Georg Sebald (1944-2001) dont le livre Die Ausgewanderten (Les émigrants, 1992) est entièrement consacré à l’expérience de l’exil et de l’étrangeté. En 2002, Zagajewski a consacré le poème « Nasz świat » (Notre monde) à l’écrivain décédé : In memoriam W. G. Sebald Je ne l’ai jamais rencontré, je ne connaissais que ses livres et ses étranges photographies, comme si elles avaient été trouvées chez un antiquaire et les destins humains comme trouvés chez un antiquaire et la voix qui raconte calmement, le regard qui a tellement vu, le regard tourné vers l’arrière, qui n’évite ni l’effroi ni le ravissement.52 La perspective mélancolique de l’auteur de Die Ringe des Saturn (Les anneaux de Saturne, 1995) est proche du poète. La prose de Sebald constitue une proposition artistique conséquente qui est formée d’infinies variations sur le thème de la mélancolie, de la mémoire et de la perte. Chez Sebald, l’apologie de la mémoire, du « retour » spirituel, est dépourvue des traits du souvenir sentimental. En faisant la recension de son roman Austerlitz (2001), Jakub Momro met l’accent sur la « prématurité » conséquente de l’attitude de l’écrivain tourné vers le passé : Cette condition de prématurité doit être comprise, comme on l’a dit, dans un sens extraordinairement large : quoi qu’il arrive, elle devient la confirmation de la catastrophe historique de la réalité et l’écriture peut en être la révélation. C’est dans cela aussi qu’il faudrait placer la dimension éthique de l’œuvre de l’auteur des Anneaux de Saturne. C’est un défi de s’efforcer de résister discrètement contre la force qui annihile le temps et l’histoire, cet effort de résistance pouvant se réaliser dans la description de ce qui est isolé, marginal, impliqué dans l’élément destructeur ou dans la mécanique de la nécessité de l’histoire. Dans ce sens, Sebald se situe extrêmement près des idées de Walter Benjamin ou de Theodor Adorno.53 Le critique convoque l’image allégorique de l’Ange de l’Histoire qui vole vers le futur le dos tourné. Dans son poème, Zagajewski reconnaît justement ce « regard tourné vers l’arrière » de l’écrivain allemand comme son signe distinctif. L’étudiant en philosophie de Cracovie a lu les « Geschichtsphilosophische Thesen » (1940) de Walter Benjamin, éditées en polonais sous le titre « Tezy historiozoficzne » (Thèses historiosophiques) dans l’ouvrage Twórca jako wytwórca (Le créateur comme fabricant) en 1975. Le regard vers l’arrière est un geste de nostalgie métaphysique. Dans l’interprétation de Benjamin, l’Angelus Novus du tableau de Paul Klee « a l’air d’avoir l’intention de s’écarter de quelque chose dans lequel il a noyé son regard » 54. Tourné vers le passé, il s’oriente vers le futur. Il balaie les ruines de son regard, il voudrait s’arrêter, réveiller les morts et recoller ce qui est brisé, il est donc, à une époque éloignée des espoirs métaphysiques, la figure du désir messianique de réparer le monde 55. Avec son postulat d’apparence naïve qui consiste à « chanter le monde estropié », la poésie de Zagajewski s’inscrit dans ce désir. Dans Lekka przesada, il dira que « le monde est fissuré et recollé. » 56

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L’artiste-voyageur

Adam Zagajewski réinterprète et ranime des thèmes propres au modernisme européen, y compris le mythe de l’artiste créé dans ce sillage. Dans son dernier recueil d’essais, il reprend consciemment le geste du héros de la nouvelle de Thomas Mann Tonio Kröger, lequel s’efforçait de concilier deux traditions : celles des bourgeois et des artistes. L’œuvre devient un espace de médiation entre deux formes d’existence. L’artiste comme voyageur, quelqu’un qui n’a pas de racines, qui éveille des soupçons chez les gens stables : c’est précisément la vision que veut surmonter le héros de la nouvelle de Mann. Le fils du consul Kröger cherche à combiner le patrimoine d’un père sérieux et d’une mère mélomane, désireux de concilier les lignes des gens établis et des artistes ambulants, du « romanichel dans sa roulotte [verte] » 57. Lekka przesada déroule la même trame que chez Mann, celle de la « suspicion » que les gens ordinaires, fiables, de différentes professions (parmi eux, il y a aussi le père : le professeur peu bavard de polytechnique…), nourrissent envers les artistes. Cependant, chez l’auteur polonais, les « bourgeois » de Lvov sont paradoxalement déplacés de leur ville par des gens qui sont toujours en voyage. L’opposition lisible du début du XXe siècle subit une transformation significative et ne devient plus évidente. Dans l’importante scène du retour dans sa ville natale après des années, le héros de Mann pouvait prouver son identité en corrigeant son œuvre, alors que chez Zagajewski, il n’y a pas de description d’un tel endroit stable et immuable qui l’attendrait. En revanche, il y a d’excellents souvenirs de la période de son émigration, quand il visitait les bureaux de l’administration parisienne pour légaliser son statut professionnel d’artiste-étranger. Cette expérience française est représentée comme à moitié drôle et à moitié triste. L’artiste et en même temps l’émigré, c’est une personne continuellement suspecte pour la société traditionnelle. L’auteur des souvenirs compare sa situation avec le destin de ces émigrés politiques issus d’Europe centrale qui, comme l’auteur-compositeur tchèque Karel Kryl, se sont trouvés dans une situation bien plus difficile causée par l’intraduisibilité de leurs réalisations dans les langues et la culture des pays qui les ont accueillis. Les nouveaux récepteurs en Europe occidentale ou aux États-Unis ont dû croire en toute bonne foi à l’importance politique et morale des œuvres des émigrés dans leur culture maternelle. Les chansons de Kryl, si importantes pour les opposants tchèques, n’avaient pas la moindre chance de se frayer un chemin vers de nouveaux récepteurs : hormis les Tchèques, elles n’étaient utiles à personne.

Un sujet sans fin

La mémoire de l’exil, telle qu’elle est montrée dans la littérature, a trois dimensions fondamentales : historique et en même temps communautaire ; familiale, c’est-à-dire qui concerne les proches ; et enfin, personnelle, individuelle 58. Zagajewski les touche toutes les trois et il en recherche même les sens métaphoriques et ce, sous deux aspects : artistique et métaphysique. Le voyage symbolique, l’être en route, sans endroit stable dans l’espace, mais avec l’incessante référence au lieu mythique, marque la biographie de l’artiste d’un sentiment de non accomplissement, de manque, d’une nostalgie impossible à satisfaire pour quelque chose d’autre que « l’ici et maintenant ». Zagajewski présente la perte comme une sorte de don, car elle lui permet de rechercher du sens dans ce qui est fortuit, elle indique la direction que doit prendre la nostalgie 59.

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« Les déportés ont beaucoup perdu, mais la nature de la vie est tellement paradoxale que seule la perte lui donne du sens. » 60 Dans Lekka przesada, la comparaison des déportés avec les artistes contient une bonne dose d’ironie. Le récit sur la compositrice vivant à Gliwice mais venant de Lvov est pour le moins ironique : elle s’est passée d’exécuter ses œuvres, se satisfaisant des remerciements des présidents et des têtes couronnées auxquels elle envoyait et dédicaçait ses œuvres. Dans les poèmes et essais que Zagajewski a écrits ces dernières années, le thème de l’exil est intimement lié aux adieux qu’il fait à la génération de ses parents et à ses parents mêmes. Dans les poèmes du recueil Niewidzialna ręka apparaît un geste de réconciliation avec leur vision de la réalité, mais le poète accomplit également le geste manifeste de séparer la mémoire de ses prédécesseurs de la sienne. Le fait de retravailler la perte (comme dans le « travail du deuil »61 de Freud) apporte un sentiment de libération. Conformément à la tradition poétique qui trouve ses débuts dans l’élégie antique, il y a ici une place pour faire ses adieux, pleurer la perte et trouver une certaine consolation, ou du moins calmer, apaises ses sentiments. Dans une de ses dernières œuvres, le poème « Ziemia » (La terre), paru en 2012 dans Zeszyty Literackie, le poète revient encore une fois sur le sujet des exilés : Les uns parlaient en polonais, les autres en allemand, Seuls les pleurs étaient cosmopolites, à ce qu’il semblait. Les plaies n’ont pas cicatrisé, longtemps elles se sont souvenues. Personne ne voulait mourir, mais la vie était plus dure. Il y avait trop d’étrangeté ; et l’étrangeté se taisait. Nous sommes arrivés comme des touristes, avec nos valises, mais nous sommes restés plus longtemps.62

NOTES

1. Voir par exemple : Wysiedlenia, wypędzenia i ucieczki 1939-1959. Atlas ziem Polski (Déportations, expulsions et fuites 1939-1959. Atlas des terres de Pologne), Hryciuk G., Ruchniewicz M., Szaynok B., Żbikowski A. (dir.), Demart, Varsovie, 2009, 253 p. 2. Une partie des poèmes du recueil Jechać do Lwowa (titre complet : Jechać do Lwowa i inne wiersze [Aller à Lvov et autres poèmes], Aneks, Londres, 1985, 80 p.) a été traduite et intégrée dans le recueil Palissade, Marronniers. Liserons. Dieu, trad. du polonais par Maya Wodecka et Claude Durand, Fayard, Paris, 1989, 119 p. Maya Wodecka a traduit le titre Jechać do Lwowa par Aller à Lvov. Par souci de cohérence interne à l'article, nous n'utiliserons pas la translittération habituelle dans cet article (NdlR). 3. Zagajewski A., « Poèmes sur la Polognes », in : Palissade. Marronniers. Liseron. Dieu, trad. du polonais par Maya Wodecka avec la collaboration de Claude Durand, Fayard, coll. « Poésie », Paris, 1989, p. 55. 4. Ibid., p. 36. 5. NDT. 6. À propos de la réception américaine des deux poètes, voir : Karwowska B., Miłosz i Brodski: recepcja krytyczna twórczości w krajach anglojęzycznych (Miłosz et Brodskij : réception critique de l’œuvre dans les pays anglo-saxons), IBL, Varsovie, 2000, 210 p.

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7. Voir : Bethea D., Joseph Brodsky and the creation of exile (Iosif Brodskij et la création de l'exil), Princeton University Press, États-Unis, 1994, 344 p. ; Tarkowska J., « Ojczyzna, imperium, wygnanie – wybrane aspekty emigracyjnej poetyki Josifa Brodskiego » (La patrie, l’empire, l’exil : aspects émigratoires choisis de la poétique de Iosif Brodskij), in : Studia Rossica,2000, pp. 207-234 ; Pawletko B., Josif Brodski i Tomas Venclova wobec emigracji (Josif Brodskij et Tomas Venclova face à l’émigration), Śląsk Wydawnictwo Naukowe, Katowice, 2005, 219 p. 8. Zagajewski A., Anteny (Antennes), Wydawnictwo a5, Cracovie, 2005, p. 34. Quand le traducteur du texte n’est pas mentionné, cela signifie qu’il a été traduit par la traductrice du présent article, et ceci est valable pour l’ensemble de l’article. 9. Zagajewski A., Jechać do Lwowa i inne wiersze, Op. cit., quatrième de couverture. 10. Zagajewski A., List (Lettre), Krakowska Oficyna Studentów, Cracovie, 1979, p 43. 11. Idem. 12. J’ai examiné les liens entre la poésie d'Adam Zagajewski et l’œuvre de Zbigniew Herbert dans le chapitre intitulé « Dlaczego Herbert? » (Pourquoi Herbert ?)in : Poszukiwanie blasku. O poezji Adama Zagajewskiego (La recherche de l’éclat. De la poésie d’Adam Zagajewski), Universitas, Cracovie, 2005, 252 p. À son tour, Bożena Shalcross associe les poésies de Zagajewski, de Herbert et de Iosif Brodskij dans : Through the Poet’s Eye. The Travels of Zagajewski, Herbert and Brodsky (À travers l'œil du poète. Les voyages de Zagajewski, Herbert et Brodskij), Northwestern University Press, Evanston, 2002, 190 p. 13. Voir : Łukasiewicz J., Herbert, Wydawnictwo Dolnośląskie, Wrocław, 2001, 260 p. 14. Różycki T., Dwanaście stacji (Douze stations), Znak, Cracovie, 2004, 144 p. 15. Różycki T., Kolonie (Colonies), Znak, Cracovie, 2006, 86 p. 16. Różycki T., Księga obrotów (Le livre des rotations), Znak, Cracovie, 2010, 100 p. 17. Różycki T., Bestiarum, Znak, Cracovie, 2012, 198 p. 18. Zagajewski A., La Trahison, traduit du polonais par Laurence Dyèvre, Fayard, Paris, 1991, pp. 17-18. 19. Czermińska M., « Miejsca autobiograficzne. Propozycja w ramach geopoetyki » (Les lieux autobiographiques. Proposition dans le cadre de la géo-poétique), in : Teksty Drugie, n o 5, 2011, p. 194. 20. Ibid., p. 195. 21. Zagajewski A., « Faut-il aller visiter les lieux saints », in : Éloge de la ferveur, traduit du polonais par Laurence Dyèvre, Fayard, Paris, 2002, p. 201. 22. Zagajewski A., Lekka przesada (C’est un peu exagéré), a5, Cracovie, 2011, p. 18. 23. Voir : Wojna i postpamięć (Guerre et post-mémoire), Majchrowski Z. & Owczarski W. (éd.), Wydawnictwo Uniwersytetu Gdańskiego, Gdańsk, 2011, 572 p. 24. Ricoeur P., La mémoire, l’histoire, l’oubli, Seuil, coll. « Points », Paris, 2000, 689 p. 25. Zagajewski A., Niewidzialna ręka (La main invisible), Znak, Cracovie, 2009, p. 59. 26. Zagajewski A., Lekka przesada, Op. cit., p. 58. 27. Ibid., p. 40. 28. Ibid., p. 52. 29. Ibid., p. 55. 30. Ibid., p. 35. 31. Zagajewski A., Palissade. Marronniers. Liseron. Dieu, Op. cit., p. 43. 32. Ibid., p. 41. 33. Idem. 34. Ibid., p. 40. 35. Gorczyńska R.,« Szkic wieczności » (L’esquisse de l’éternité), in : Zeszyty Literackie, 14/1986, p. 139. 36. Zagajewski A., Palissade. Marronniers. Liseron. Dieu, Op. cit., p. 42. 37. Idem.

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38. Idem. Les traducteurs du recueil ont opté pour la traduction littérale « froids jardiniers », il s’agit des « Saints de glace ». 39. Idem. 40. Idem. 41. Ibid., p. 43. 42. Ibid., p. 42. 43. L’importance du thème du voyage et de la ville a été soulignée par les auteurs des premiers livres sur la poésie de Zagajewski : Nyczek T., Kos. O Adamie Zagajewskim (Le merle. À propos d’Adam Zagajewski), Wydawnictwo Literackie, Cracovie, 2002, 211 p. ; Klejnocki J., Bez utopii? Rzecz o poezji Adama Zagajewskiego (Sans utopie ? À propos de la poésie d’Adam Zagajewski), Ruta, Wałbrzych, 2002, 301 p. 44. Parmi les interprétations qui ont émergé ces dernières années, il faut noter son association avec la lecture de Miasto bez imienia (La ville sans nom, 1969) de Czesław Miłosz et Raport z oblężonego Miasta (Rapport d’une Ville assiégée, 1983) de Zbigniew Herbert : Biedrzycki K., Poezja i pamięć : o trzech poematach Czesława Miłosza, Zbigniewa Herberta i Adama Zagajewskiego (Poésie et souvenir : trois poèmes de Czesław Miłosz, Zbigniew Herbert et Adam Zagajewski), Wydawnictwo Uniwersytetu Jagiellońskiego, Cracovie, 2008, 264 p. 45. Zagajewski A., Anteny, Op. cit., p. 84. 46. Zagajewski A., Lekka przesada, Op. cit., pp. 181-182. 47. Ibid., p. 184. 48. Ibid., p. 185. 49. Ibid., p. 34. 50. Ibid., p. 159. 51. Ibid., p. 226. 52. Zagajewski A., Anteny, Op. cit., p. 31. 53. Momro J., « Ruiny pamięci, ślady melancholii » (Les ruines de la mémoire, les traces de mélancolie), Art papier, 9/2012. URL : http://artpapier.com/?pid=2&cid=1&aid=1787 (Consulté le 24 mars 2012). 54. Benjamin W., « Tezy historiozoficzne » (Thèses historiosophiques), traduit de l’allemand vers le polonais par Sikorski J., in : Twórca jako wytwórca (Le créateur comme fabricant), Orłowski H. (éd.), Wydawnictwo Poznańskie, Poznań, 1975, p. 156. 55. J’ai étudié le rôle de ce tableau et de la signification de l’idée de « retour » dans : Poszukiwanie blasku, Op. cit. 56. Zagajewski A., Lekka przesada, Op. cit., p. 216. 57. Mann Th., Tonio Kröger, traduit de l’allemand par Nicole Taubes, Gallimard, Folio bilingue, Paris, p. 133. 58. Dans un des points du chapitre « Mémoire personnelle, mémoire collective », Paul Ricoeur indique « trois sujets d’attribution du souvenir : moi, les collectifs, les proches ». Voir : Ricoeur P., Op. cit., p. 152. 59. La signification du don, qui est un important sujet de recherches pour les anthropologues, est examinée par Ricœur en relation avec la mémoire et l’oubli à la fin de son œuvre. Ibid., sous- section « Don et pardon », pp. 624-630. 60. Zagajewski A., Lekka przesada, Op. cit., p. 53. 61. Freud S., « Deuil et mélancolie », in : Métapsychologie, Gallimard, Folio essais, Paris, pp. 145-171. 62. Zagajewski A., « Ziemia » (Le terre), in : Zeszyty Literackie, 1/2012, p. 18.

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RÉSUMÉS

L’article soulève le sujet de l'exil dans l’œuvre poétique et les essais d’Adam Zagajewski, né en 1945 à Lviv. Le poète a quitté la ville après sa naissance et passa son enfance à Gliwice, en Silésie. L’élégie qu'il dédie à ses parents intitulée « Jechać do Lwowa » (Aller à Lviv), tirée du recueil éponyme de 1985, parle d'un voyage impossible. Elle est interprétée par les catégories de mémoire et de post-mémoire. Le sujet des expulsions qui ont suivi la guerre est également présent dans les dernières œuvres de Zagajewski, qui ont une trame autobiographique (le recueil Niewidzialna ręka [La main invisible, 2009] et les essais regroupés sous le titre Lekka przesada [C'est un peu exagéré, 2011]). Les thèmes de Lviv et des expulsions de l'après-guerre développés dans la poésie de Zagajewski sont situés entre la présence discrète du motif de la ville de naissance dans la poésie de Zbigniew Herbert (né en 1924 à Lviv) et la réinterprétation ironique du sujet des déplacements de populations chez Tomasz Różycki, un poète beaucoup plus jeune (né en 1970 à Opole). L’opposition voyage-vie sédentaire de l'œuvre de Zagajewski est présentée sur fond de littérature allemande (le récit Tonio Kröger de Thomas Mann, datant du début du XXe siècle, et l’œuvre de W. G. Sebald, datant de la fin du XXe siècle). La distance de Zagajewski par rapport aux émotions faciles des souvenirs des expulsés et son universalisation du motif du voyage sont en outre comparés à l’image du nomadisme et du manque d’enracinement dans l’œuvre du poète russe émigré Iosif Brodskij.

INDEX

Mots-clés : autobiographie, essai, littérature polonaise, mémoires, poésie, ville Index géographique : Allemagne, Europe centrale, Gliwice, Lviv, Paris, Pologne, Ukraine Index chronologique : communisme, époque contemporaine, post-communisme, XXe siècle, XXIe siècle

AUTEURS

ANNA CZABANOWSKA-WRÓBEL prof. dr hab., Faculté de Polonistique, Université Jagellonne à Cracovie, Elle s’intéresse principalement à l’histoire de la Jeune Pologne et à la poésie contemporaine. Auteur des livres : Baśń w literaturze Młodej Polski (Le conte de fées dans la littérature de la Jeune Pologne, 1996), Dziecko. Symbol i zagadnienie antropologiczne w literaturze Młodej Polski (L’enfant, symbol et le thème anthropologique en Jeune Pologne, 2003), Poszukiwanie blasku. O poezji Adama Zagajewskiego (La recherche de l’éclat. Sur la poésie d’Adam Zagajewski, 2005), Złotnik i śpiewak. Poezja Leopolda Staffa i Bolesława Leśmiana w kręgu modernizmu (Le joallier et le chantre. La poésie de Léopold Staff et de Bolesław Leśmian dans le cercle du modernisme, 2009). Elle a co-rédigé les voumes consacrés à la poésie de Kazimierz Przerwa-Tetmajer (2003), Tadeusz Miciński (2004), Andrzej Bursa (2004) et (2005), ainsi qu'à l’œuvre de Stanisław Wyspiański (2008, 2009)[email protected]

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Concerto pour un exil à propos de Cadeau d’adieu de Vladimir Tasić

Alexandre Prstojević

Je voulais croire à un nouveau départ, à un nouveau monde, à la Nouvelle-Amsterdam, la Nouvelle-Angleterre, la Nouvelle-France, le Nouveau-Brunschweig, l’Amérique, le Canada, peu importe. Vladimir Tasić, Cadeau d’adieu

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1 Peu de romans, dans la littérature serbe contemporaine, ont posé avec autant d’ardeur poétique la question de l’exil que Onpoštajni dar (Cadeau d’adieu) de Vladimir Tasić (né en 1969) 1. Publié en 2001 dans une petite maison d’édition de Novi Sad par un jeune émigré, professeur de mathématiques supérieures à l’université du Nouveau-Brunswick (Canada)2, ce bref roman reste à ce jour – aux côtés de Snežni čovek (L’Homme des neiges, 1995) 3 de David Albahari (né en 1948) – le seul témoignage romanesque des années de bannissement (1991-2000). Le fait mérite que l’on s’y attarde : deux ans après la chute du Mur de Berlin, qui marque le début des transformations démocratiques en Europe centrale et orientale et le retour au pays de milliers d’émigrés politiques dont certains se mettront au service des nouveaux gouvernements, dans les Balkans déchirés par la guerre civile s’enclenche un mouvement migratoire opposé qui conduira plusieurs générations d’ex-Yougoslaves à s’exiler en Occident. La Serbie, en particulier, fut touchée par ce phénomène. Pas moins de 800 000 Serbes (un dixième de la population du pays) s’expatrièrent au cours de la dernière décennie du XXe siècle, grossissant les rangs de la diaspora nord-américaine, principalement dans les villes de Toronto, Vancouver, Chicago et New York. Le Canada devint ainsi, en dehors de la Serbie même, le plus important foyer national, avec ses associations culturelles, ses restaurants, ses agences de voyages, ses journaux et ses sites internet. Les musiciens en tournée promotionnelle, les troupes de théâtre, les artistes en vue et les hommes politiques de quelque envergure inscrivirent les grandes villes du Nouveau Monde dans leurs agendas. Les exilés des années 1990 devinrent un enjeu politique, économique et identitaire important pour la Serbie au point que le nouveau pouvoir démocratique décida de créer un porte-feuille ministériel dédié exclusivement aux questions de la diaspora.

2 Or, de ce cataclysme démographique, la littérature serbe a gardé peu de traces : au mieux quelques récits éphémères échouant à fixer la réalité d’un monde en disparition4, récits dont l’indigence poétique n’a fait que rehausser aux yeux des lecteurs les qualités de Cadeau d’adieu et confirmer la pérennité historique de l’opposition entre le centre (la culture du pays) et la marge (la culture serbe qui s’est développée en dehors des frontières nationales). À la fois signe d’une inquiétante incapacité des exilés à articuler littérairement la conscience de leur propre situation historique et conséquence d’un remarquable désintérêt de la culture nationale pour cette « autre Serbie » qui n’en continue pas moins d’irriguer profondément la vie économique du pays, l’absence d’un authentique romanesque d’exil reste l’une des principales caractéristiques de la culture serbe d’aujourd’hui. 3 C’est pourquoi la brève réflexion qui suit n’est pas l’amorce d’une analyse approfondie d’un courant narratif au demeurant inexistant, mais la lecture propédeutique d’un grand roman centre-européen dont l’architecture est une réponse aux questions identitaires que pose l’exil.

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Mourir loin de la patrie

4 Écrit à la première personne, le premier grand roman de Tasić est la confession fictionnelle d’un jeune médecin serbe exilé au Canada. Parti de son pays trois ans avant que n’éclate la guerre civile (1991-1995) qui mettra fin à l’éphémère union des Slaves du Sud (1918-1991), il travaille comme conseiller technique supérieur dans une entreprise qui élabore des didacticiels pour étudiants en médecine. Sa vie insipide dans une petite bourgade, dont ses lecteurs – précise-t-il à la première page du roman – « n’ont jamais entendu parler », change le jour où il reçoit par la poste l’urne contenant les cendres de son frère décédé d’une maladie du cœur. La date, que l’auteur note avec précision, est importante : le 12 décembre 2000, c’est soixante-huit jours après la chute du régime de Slobodan Milošević (le 5 octobre 2000), mais c’est surtout le jour où la Cour suprême des États-Unis a cassé un jugement de la cour de Floride annulant un recomptage manuel des bulletins de vote et faisant ainsi de George W. Bush le vainqueur des élections présidentielles américaines. Cette datation historique donne le cadre de référence géopolitique dans lequel Tasić entend placer son récit. Bien que, dans les deux cas, il s’agisse incontestablement d’un changement d’époque (l’arrivée au pouvoir de George W. Bush sonne, aux États-Unis, le glas d’une relative prospérité économique ; la chute de Milošević clôt dix années d’isolement international et laisse place à la difficile reconstruction de la Serbie démocratique), la référence « américaine » semble peser sur la balance narrative avec plus de poids que la vague allusion à la « révolution d’Octobre » serbe. Ce choix de l’auteur nous dit aussi que le récit, bien qu’il porte uniquement sur l’histoire d’une génération (celle des années 1960) et d’un pays (la Serbie), est raconté d’un point de vue extérieur.

5 De fait, Cadeau d’adieu est composé sur un principe d'emboîtement et de décalage. Narratif d’abord, dans la mesure où le récit premier couvre les quarante-huit heures qui s’écoulent entre le moment où le héros reçoit l’urne contenant les cendres de son frère et l’instant où sa femme, artiste céramiste, les brûle par erreur dans son four, tandis que le récit second (l’essentiel du roman) se déroule dans la ville de Novi Sad, au nord de la Serbie, dans les années 1980. Interprétatif ensuite, puisque l’enfance idyllique des deux frères est racontée à la fois du point de vue intérieur (celui du frère aîné) et extérieur (le narrateur, de même que son pays et l’époque qu’il retrace, ont radicalement changé). Tonal enfin, dans la mesure où Tasić parvient à rendre sensible la fracture générationnelle qui sépare les émigrés arrivés au Canada avant la guerre civile (le narrateur) et la nouvelle vague (l’épouse du narrateur) qui a vécu le conflit armé sur place. Ces deux générations véhiculent des visions opposées de la Serbie et du Canada : d’un côté, une image désabusée du Nouveau Monde qui s’est construit sur la persécution des populations rivales ou autochtones, de l’autre côté celle, irénique et naïve, des primo-arrivants à la recherche d’un pays où ils pourraient vivre en paix : Pourquoi es-tu partie ? [demande le narrateur à sa future femme lors de leur premier rendez-vous.] Elle a regardé de côté et a légèrement froncé les sourcils, comme si elle essayait de se rappeler un petit détail qui lui aurait échappé. Les lampadaires à gaz de la terrasse se reflétaient dans l’eau ; il semblait qu’à la surface de la rivière flottaient des épluchures de mandarines. Elle a dit : C’était l’été. Elle a bu une gorgée de café et a jeté un regard dans sa tasse. Puis elle l’a retournée, a examiné le dessin du fond, et l’a remise sur la soucoupe. Ce n’est qu’alors qu’elle a poursuivi : « J’étais au Banc du Chat avec des copains. À l’époque, j’avais encore des copains. Tu sais comment c’est. Tant que tu es là, tu es là. Après, c’est comme si tu n’avais jamais existé. En ce temps-là, on allait tous au Banc du Chat. Toute l’équipe.

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Idéal. Le blanc à l’eau de Seltz, les grillades, le jeu de balle dans l’eau, les types qui distribuent les convocations de mobilisation ne peuvent pas t’y trouver. Il y avait un transistor sur le sable. On diffusait de la très bonne musique à la radio, chez nous. Alors qu’ici... Peu importe. Tout à coup, la musique s’est arrêtée. On a d’abord entendu des crachotements, puis un bruit, au loin. En amont. Le temps de me retourner, les avions étaient au-dessus de nous. Ils volaient en suivant le lit du Danube, si bas – je n’avais encore jamais vu une chose pareille – que j’avais l’impression qu’ils allaient m’arracher la tête. Leurs ailes étaient noires. Couvertes de suie. Cramées. Horribles. Ils ont disparu en une seconde. Le transistor s’est remis en marche. (...) Quelqu’un a dit : Vukovar. Quelqu’un d’autre a dit : Ils sont fous. Nous étions dans l’eau jusqu’aux genoux et nous regardions le ciel, comme une bande de beaufs en excursion. Puis les autres se sont remis à jouer à la balle. Ne crois pas que je reproche quelque chose à qui que ce soit. Il n’y a pas à philosopher là-dessus. Tu n’étais pas là. Tu ne sais pas ce que c’était. Chacun de ces garçons pouvait disparaître du jour au lendemain... Que pouvaient-ils faire ? Rien. Jouer à la balle. Moi, je ne pouvais même plus faire ça. Voilà. C’est pour ça que je suis partie. À cause de ce jeu de balle. Et toi ? » J’ai dit que je n’en savais rien. « J’avais toujours pensé qu’il fallait que je parte quelque part, mais je ne partais pas. Puis mon frère est parti, il a disparu, qui sait où, et c’est tout. J’ai fait mes bagages. J’ai cru que j’irais au cœur du monde, et j’ai atterri ici. Dans le trou de balle. » Elle a ri. Oui, ici, c’est vraiment l’arrière-train, a-t-elle dit, mais au moins personne ne menace personne de l’égorger avec une cuiller rouillée. Tu as raison, ai-je fait. (Que pouvais- je dire ? Qu’à peu près deux siècles auparavant on avait exilé d’ici, de l’ancienne Nouvelle-France, la moitié de la population française dans les marais hideux de la Louisiane ? Qu’au-dessus des réserves du Labrador les pilotes américains, canadiens, anglais, hollandais, italiens et allemands s’exercent quotidiennement au vol en rase-mottes et dispersent le gibier des Indiens ? Qu’à chacun de ses entretiens téléphoniques avec ses parents participe un inaudible interlocuteur électronique nommé Échelon ? Tout cela est vrai. Mais un mal ne peut en relativiser un autre. Les maux sont toujours incommensurables.)5

Un roman digressif

6 Cadeau d’adieu puise néanmoins sa force dans le choix stratégique de la structure narrative, plus que dans une (in)certaine exemplarité sociologique des anecdotes qui le composent. Rappelons d’abord que le roman est une sorte de veillée funèbre qui ravive le souvenir d’une enfance et d’une adolescence heureuses. Le présent financièrement confortable, mais humainement désastreux du narrateur qui se présente comme un étranger « au milieu d’un désert glacé et des criaillements de rapaces, [disant] des prières dans sa langue désormais dépourvue de sens, appelant à son secours les dieux d’Europe, du Levant ou d’une troisième mais tout aussi illusoire patrie, tous mis à la retraite depuis belle lurette » 6, est systématiquement opposé à cette alma mater qu’est la Serbie communiste des années 1980. Ce retour aux sources est narrativement maîtrisé grâce au choix d’une architecture calquée sur le modèle du concerto emprunté à la musique classique. De fait, Cadeau d’adieu se compose de trois parties d’égale longueur qui sont censées refléter les changements de rythme narratif et de tonalité sentimentale, comme l’explique clairement le narrateur dans une mise en abyme : Non, ce n’est pas une fugue. Un concerto, peut-être. Le matin, j’ai reçu les restes de mon frère dans une boîte en tôle écaillée : allegro. J’ai appris que son cœur dilaté avait été jeté aux ordures et brûlé en même temps que ses poumons, son foie et ses autres entrailles : largo cantabile. (...) Mais arrêtons-nous ici. Faisons une pause. Il ne faut pas se hâter. Notre rythme devrait être paresseux mais persévérant, comme une promenade d’après-midi après un verre de vin coupé d’eau, en aucun cas

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comme si nous venions d’avaler une pleine corne de potion à base de gant de Notre- Dame, la digitale, nectar qui éperonne les cœurs fatigués et fait apparaître tout autour de nous des chérubins nus avec leur arc et leur flèche, la tête auréolée d’un cercle lumineux. Allegro non molto. »7 La référence musicale au concerto, rendue célèbre par Arcangelo Corelli et Antonio Vivaldi, ne sert pas uniquement à s’abriter derrière une structure rigoureuse, mais également à déclarer en acte – c’est-à-dire rendre lisible – l’effort poétique qui préside à la création de l’œuvre et à assumer par là même une filiation intellectuelle qui renvoie à l’autonomisation de l’art ( XVIIIe-XXe siècle) dans laquelle, de Nietzsche à Walter Pater, la musique a joué, en tant que modèle et en tant qu’idéal artistique, un rôle fondamental. William Marx le rappelle dans L’Adieu à la littérature : « Promouvoir le modèle musical [a permis] de mettre en valeur la forme comme seul objet de l’appréhension proprement esthétique. Pour résumer schématiquement : l’art, c’est la musique, car la musique, c’est la forme. »8 7 Mais l’architecture globale de Cadeau d’adieu, rappelée explicitement dans les titres des trois parties – allegro, largo cantabile, allegro non molto –, est secondée par la mise en place d’un autre principe basé sur le relâchement syntaxique propre au récit oral. Tasić construit ainsi, dans la plus grande tradition moderniste, une tension entre la structure globale « forte » porteuse de références culturelles et un récit digressif « faible », lieu d’interrogation et d’incertitude. En faisant de la focalisation narrative le principe génératif élémentaire – le soleil de l’enfance aussi bien que la brume de la maturité sont décrits du point de vue d’un seul protagoniste –, Tasić donne à son œuvre la tonalité d’un Ulysse de James Joyce ou d’une Route des Flandres de Claude Simon.

8 Le filtre de la conscience centrale attribue à la réalité passée et présente la coloration particulière d’un deuil familial et identitaire mis en relief par une série d’emboîtements qui font s’intercaler, dans une phrase, plusieurs incises portant sur autant de sujets différents. { sujet 1 ...... sujet 1} [sujet 2 ...... sujet 2] (sujet 3....sujet 3) /sujet4/ C’est ainsi qu’au thème central – la nostalgie de la patrie perdue – la structure méandreuse du récit en ajoute d’autres, ayant trait à la culture serbe, sa place en Europe, la démocratie occidentale, le libre arbitre et l’identité de l’homme exilé. Mélange de temps et de lieux, de références culturelles et de visions du monde, Cadeau d’adieu est à la fois l’oraison funèbre prononcée sur la tombe ouverte d’un pays emporté par la guerre civile – la mort du frère symbolisant, comme l’explique l’écrivain dans sa correspondance privée, la disparition « de la fraternité et de l’unité » qui furent cinquante ans durant le slogan de la Yougoslavie communiste – et la transcription en temps réel de la quête d’un modus vivendi par les survivants. Sans renier ses origines, le mélancolique médecin de Tasić, lecteur passionné de philosophie et d’histoire, cherche son habitat intellectuel dans la Weltliterature. Les références à l’héritage culturel universel sont légion dans l’œuvre qui s’affirme aussi, sans aucun doute, comme une prise de position intellectuelle du romancier. La conséquence en est la formation d’un nouveau sentiment identitaire. Émotionnellement, la Serbie est racontée du point de vue intérieur de celui qui cherche le paradis perdu ; intellectuellement, elle est observée à travers ses relations avec l’Europe afin que soit révélée aux yeux des lecteurs la nature dynamique des rapports qui l’agrègent à la civilisation occidentale. Cette dialectique de

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l’identité est mise en évidence dans le passage dans lequel le héros, quittant à jamais la Serbie pour le Canada, fait escale à Amsterdam et, pour passer le temps, décide de visiter le musée municipal : En sortant du restaurant [du musée] j’ai remarqué une rangée de vitrines qui contenaient des manuscrits, des esquisses, des lettres, des articles de journaux et de revues jaunis. Sur une des revues se détachait, imprimé en caractères cyrilliques, le titre Zénith. À côté, il y avait un long texte sur l’avant-garde belgradoise, les zénithistes et Ljubomir Micić. Je me suis toujours défié de l’avant-garde et de Belgrade, et conséquemment, par suite logique, de l’avant-garde belgradoise. (...) Et pourtant... dans ce musée municipal d’Amsterdam, une certaine fierté s’est éveillée en moi. Tiens, me suis-je dit, c’est aussi une partie de l’Europe. Il se pourrait bien que tout le concept d’avant-garde, tout ce laïus sur le futur, les constructions géométriques, les machines pépiantes, sur la culture des cultures dans les boîtes de Petri et le coloriage du plan astral, il se pourrait bien que tout ça n’ait été que spéculations oiseuses ; mais en ce temps-là, et même plus tard, le monde allait prétendument quelque part, et Belgrade marchait de front avec lui. D’aucuns pourraient s’étonner de mon étonnement, mais Belgrade évoquait pour moi une collection d’officiers d’état-major bouffis auxquels j’apportais dans mon sac d’estafette de la vodka-citron (achetée rue Prince-Miloš, dans un magasin jouxtant le bureau de tabac qui se distinguait par un poster pâli de Bruce Lee). Belgrade ne m’évoquait pas, par exemple, les projections à la cinémathèque, bien que, l’année où j’achetais de la vodka bon marché pour les officiers, j’y eusse vu plus de bons films qu’en dix-huit ans à Novi Sad. Pour je ne sais quelle raison, j’ai décidé de ne pas me souvenir de ces soirées à la cinémathèque, mais de la bauge de la gare ferroviaire et de la course forcée avec masque à gaz dans le parc de Topčider. Château-dépotoir, disais-je, métropole d’épouvante. Mon frère m’a réprimandé une fois à cause de ça (pour lui, Belgrade était autre chose ; il y faisait ses études). À cette occasion, il a été sérieux, ce qui est une rareté en soi. J’étais à la plage de Novi Sad avec une bande de copains et je l’ai aperçu au moment où il est allé chercher de la bière à la buvette. Je l’ai trouvé couché sur le sable, en train de lire l’œuvre de Božidar Knežević L’Histoire, anatomie du temps. Qui c’est, celui-là ? lui ai-je demandé. Le Hegel serbe, a-t-il répondu. Évidemment, ai-je dit, il fallait que les Serbes aient leur Hegel à eux. Pourquoi pas ? a-t-il dit. Si les Italiens peuvent avoir leur Hegel, pourquoi les Serbes n’auraient-ils pas le leur ? Je me taisais. Je ne savais pas qui était le Hegel italien. Si quelqu’un m’avait demandé cinq minutes auparavant qui était Božidar Knežević, j’aurais répondu tout à trac : un interprète peu connu de musique néofolklorique. « Toi, a dit mon frère, tu ne sais pas grand-chose de ta propre culture. Tu crois qu’elle commence et se termine avec les abrutis qui divaguent sur les fourchettes en or de la cour serbe à l’époque où les souverains occidentaux mangeaient encore avec leurs doigts. Et si je te disais que le premier tome de la Crise des sciences européennes de Husserl a été publié à Belgrade, et en allemand, tu en tomberais sur le cul ! En ça, tu es pareil aux allumés de la fourchette que tu critiques. » (...) « Tu fuis tes traditions et tu te moques d’elles, a-t-il dit en fermant son livre. Ce qui te fait baver, c’est le borgesianisme, et où crois-tu que l’honorable Borges allait chercher ses fascinations, sinon dans l’inépuisable bibliothèque des traditions, de l’histoire, de la mythologie, de la mathématique, de la philosophie ? – Ne m’interromps pas ! – À la simple mention de Denevi et de Cortazar, tu as des orgasmes en chaîne, tu halètes comme un acteur d’un film porno suédois, et il ne te vient même pas à l’esprit que la Yougoslavie est l’Argentine d’Europe. Toute tradition est notre tradition. Ça, tu ne peux le fuir. D’ailleurs, fuir la tradition, la déconstruire, c’est aussi une tradition » (...) Il lui arrivait de ne pas être commode du tout. C’est à cela que je pensais en sortant du Musée municipal (...).9

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La bibliothèque comme patrie

9 L’histoire culturelle de l’Occident est convoquée avec insistance dans Cadeau d’adieu. Il ne s’agit pas d’une évocation ornementale de grands noms de la philosophie et de l’art, mais d’un permanent tissage intertextuel de renvois, de citations ou d’allusions qui place la conscience focalisatrice au niveau supranational et suggère que l’identité n’est pas une propriété imposée à l’individu par le hasard de la naissance et des contingences historiques, mais une qualité humaine que l’on peut acquérir grâce à son libre arbitre et à un effort spirituel. C’est ainsi que, dans ce court roman dont la traduction française compte cent trente pages à peine, sont évoqués Jean-Paul Sartre, LudwikWittgenstein, Friedrich Nietzsche, Vassilij V. Kandinskij, Václav Havel, Elie Wiesel, Leoš Janáček, Jackson Pollock, David Albahari, Danilo Kiš, Bohumil Hrabal, Arthur Schopenhauer, Edgar Allan Poe, René Descartes, Juda Halevi, Milorad Pavić, Henry Miller, Jean- Auguste-Dominique Ingres, Gustave Moreau, William Blake, Franz Kafka, Ovide, Catherine de Médicis, André Thevet, Boccace, Marguerite de La Roque, Thomas Mann, Vincent Van Gogh, Kazimir S. Malevič, Piet Mondrian, Georg Wilhelm Friedrich Hegel, Edmunt Husserl, Jorge Luis Borges, Ernest Hemingway, Hérodote, Sergej D. Dovlatov, Stefan Zweig, ... Au fil des commentaires, tantôt savants, tantôt ironiques, mais jamais dévalorisants, le narrateur compose une bibliothèque intime qui lui confère une identité nationale hybride. De fait, dans l’œuvre de Tasić la question de l’identité, qui peut parfois se résumer, dans certains textes d’auteurs exilés, au choix entre l’Ancien et le Nouveau Monde, trouve sa résolution dans un dépassement dialectique qui n’est ni un retour à la Serbie ni une agrégation absolue au Canada mais l’élaboration d’une identité qui dépasse et englobe les deux pays. On comprend mieux alors la fonction exacte du cortège de digressions qui désagrègent la structure de Cadeau d’adieu. Elles génèrent, au moyen d’une critique permanente de l’héritage principalement européen, un nouveau référent culturel.

10 En même temps, les références livresques dont regorgent les passages consacrés au frère disparu rendent assez fidèlement la fascination que l’Occident exerçait avant la guerre sur les milieux culturels de l’ex-Yougoslavie. C’est pourquoi, lorsqu’il se pose en héritier spirituel de son frère disparu, le narrateur de Cadeau d’adieu devient ipso facto l’héritier d’un pays entier (ce que d’ailleurs les commentaires paratextuels déjà évoqués de l’écrivain tendent à confirmer). Cet héritage « cosmopolite » permet de mieux comprendre comment le roman de Tasić parvient à véhiculer symboliquement une critique du nationalisme et à indiquer pour l’avenir une possible voie intellectuelle. 11 Cette « leçon romanesque » peut être entendue d’une autre façon : comme une critique de la condition postmoderne. Dans un Occident qui semble souvent chercher sa voie dans l’indistinction et/ou l’hybridation (esthétique, sociale, nationale, religieuse, sexuelle), le savoir du médecin bibliophile – sa fine culture, ses connaissances encyclopédiques, ses références histori(ographi)ques et philosophiques, son exil volontaire au sein de la société canadienne – n’aboutit qu’à une solitude humaine encore plus grande. Sans famille ni amis, refusant le soutien de la communauté, il semble vivre dans un désert social. Les dernières lignes du roman, explicites sur ce point, lui font dire à propos de son foyer : « [ma femme et moi] n’avons pas d’enfants ; nous avons une petite chienne qui ressemble à un petit renard. À elles deux, elles sont mon monde, mon seul monde (...) »10 .

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12 La guerre, l’exil et la culture, semble suggérer l’écrivain à la toute fin du récit, ont tout balayé : la disparition du narrateur de Cadeau d’adieu entraînera aussi, un jour, celle de son nom. Cette stérilité renvoie le lecteur de Tasić à l’autre grand roman de l’exil des années 1990 qu’est L’Homme de neige d’Albahari, puisque lui aussi raconte l’exil canadien d’un écrivain belgradois célibataire qui finira par se suicider. 13 C’est ainsi qu’il ne reste pas d’autre choix au premier héros romanesque de la littérature serbe consacrée à l’émigration, lui qui a refusé de s’engager avec sa nation dans le mouvement de l’Histoire 11, c’est-à-dire de subir le destin collectif de son peuple, que de raconter – pour ainsi dire par anticipation – sa propre disparition. La dernière phrase de Cadeau d’adieu le confirme explicitement : « Nos paumes étaient humides de sueur et de larmes. Écris ça, m’a-t-elle dit ; écris ça. Et je l’ai écrit. » 14 Qu’il soit l’appel à une humanité libérée par la culture, ou la trace archéologique d’un monde englouti par ses antinomies, le geste n’en reste pas moins postmoderne. C’est en cela que réside peut-être sa vérité paradoxale.

NOTES

1. Traduction française : TasićVl., Cadeau d’adieu, traduit du serbe par Gabriel Laculli et Gojko Lukić, Les Allusifs, Montréal, 2004, 144 p. 2. Avant Onpoštajni dar(Cadeau d’adieu), Vladimir Tasić a publié deux recueils de nouvelles : Pseudologija fantastika, (Pseudologia fantastica), Matica srpska, Novi Sad, 1995 et Radost brodolomnika (La joie du naufragé), Svetovi, Novi Sad, 1997. 3. Albahari D., Snežni čovek (L’Homme de neige), Stubovi kulture, Belgrade, 1995. 4. Krakov Vl., Kralj komaraca(Le roi des moustiques), Ammonite, Belgrade, 2006 ; Arsić Lj., Čuvari kazačke ivice, Radio B92, Belgrade, 1997 ; Longinović T., Sama Amerika. (L'Amérique), Radio B92, Belgrade, 1994 ; Longinović T., Minut ćutanja (Une minute de silence), Radio B92, Belgrade, 1997. 5. Tasić Vl., Cadeau d’adieu, Op. cit., pp. 128-130. 6. Ibid. , p. 61. 7. Ibid., pp. 95-98. 8. Marx W., L’Adieu à la littérature. Histoire d’une dévalorisation XVIIIe-XXe siècle, Les Éditions de Minuit, Paris, 2005, p. 90. 9. Tasić Vl., Op. cit., pp. 70-72. 10. Ibid. ., p. 131. 11. Snežni čovek de David Albahari et Onpoštajni darde Vladimir Tasić possèdent sur ce point exactement le même scénario romanesque. En ce sens, il serait tout aussi juste de parler non du premier héros, mais des premiers héros à avoir refusé le destin collectif de leur nation.

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INDEX oeuvrecitee Albahari D. : Snežni čovek, Tasić Vl. : Cadeau d'adieu, Tasić Vl. : Onpoštajni dar, Tasić Vl. : Pseudologija fantastika, Tasić Vl. : Radost brodolomnika Index chronologique : années de bannissement, communisme, post-communisme, XXe siècle Index géographique : Canada, Serbie Mots-clés : émigration, exil, littérature serbe

AUTEURS

ALEXANDRE PRSTOJEVIĆ

Professeur à l'INALCO (Paris), membre du CERLOM (INALCO) et du CRAL (EHESS/CNRS)

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La double identité culturelle de Paul Cazin (1881-1963)

Danuta Knysz-Tomaszewska

Introduction

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1 Cette étude est consacrée à l'analyse de la situation équivoque dans laquelle s’est trouvé Paul Cazin, écrivain français devenu l’un des meilleurs spécialistes de la littérature polonaise de son temps et a contribué à mieux la faire connaître en France. Ses activités de traducteur et de conférencier semblent éclipser sa propre création littéraire aux yeux de ses compatriotes. La perspective que j'ai adoptée s'intéresse en priorité au décalage de sa renommée en Pologne et en France et aux conséquences de ce hiatus. La base et le point de départ essentiel de mon étude est constitué par les archives privées de Cazin : ses lettres, son Journal d'Autun (1925-1949), dont je signale les lacunes, ainsi que son Journal d'Aix-en-Provence (1953-1963). Je me suis également servie des coupures de presse conservées par Cazin lui-même et par sa famille après sa mort ainsi que de la documentation qui m'a été gracieusement transmise par « L'Association des Vieux Parodiens » de Paray-le-Monial et par feu Marcel Barbotte, président de l'Association des Amis de Paul Cazin, créée à Autun après la mort de l'écrivain1. J'ai également profité de la bibliographie des textes de Cazin publiés dans la presse française et polonaise établie par Kazimierz Chruściński2.

2 Marginalisé, plutôt oublié par les critiques français, Cazin est apprécié à sa juste valeur et même vénéré en Pologne. Il s'inscrit dans la lignée de ces artistes dont la double identité culturelle et la double passion créative constituent à la fois la richesse et le danger. Pendant toute sa vie, il s’est senti déchiré entre ses traductions d’œuvres polonaises et sa carrière d’écrivain français, dont il rêvait, disons-le, en vain, malgré le succès de ses deux premiers livres L'Humaniste à la guerre (1920) et Décadi (1921). 3 Les contradictions embrassent différents domaines de sa vie. Profondément provincial, amoureux du pays de son enfance et de la prestigieuse ville de Paray-le-Monial, il doit se partager entre Paris et Autun, où il a passé presque trente ans. Fidèle à la Bourgogne, très sensible à la beauté du Morvan, il se voit obligé d’aller vivre en Provence vers la fin de l’année 1949 pour assurer son existence, celle de sa deuxième épouse et de ses deux fillettes. Il se sentira toujours déraciné et exilé à Aix-en-Provence. 4 Il n’a pas réussi à se frayer de chemin parmi les écrivains français des années 1930. Malgré son doctorat ès lettres obtenu à Lviv en 1932, la France ne pouvait lui offrir de poste de polonisant dans l’une de ses universités. Il a fallu attendre la décision du gouvernement de la Pologne Populaire qui, en 1950, a créé pour lui un poste de lecteur de polonais à l'Université d'Aix-en-Provence. Les échecs auprès des éditeurs et de la critique française ont condamné Cazin à une sorte d’exil psychique. Tout en restant dans le Sud de la France, il vivait au travers de la culture et de la littérature polonaise. Tous ses succès étaient liés à la Pologne. 5 Quelle ironie du sort et quel concours de circonstances historiques ! La protection d’un pays communiste ainsi que les liens qui l'unissaient avec les écrivains polonais l’ont compromis aux yeux de l'émigration, groupée autour de l'intransigeante Bibliothèque Polonaise à Paris. La Bibliothèque a rompu ses relations avec Cazin, qui y avait pourtant assuré des cours de littérature et de civilisation polonaises dans les années 1935-1939. Il

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me paraît important de souligner que les conséquences de ces perturbations politiques se sont avérées graves. Après 1949, le champ français d'activités intellectuelles et littéraires accessible à Cazin s'est considérablement rétréci. 6 « Déporté » en Provence, oublié par les éditeurs, rejeté par la droite du Paris polonais et soumis à une sorte d'ostracisme, Cazin est devenu un « étranger », un « émigré » dans son propre pays. Tel est le prix qu'il a dû payer pour sa double identité culturelle et la fidélité à ses amis de l’autre coté du rideau de fer. L’humaniste, l’érudit, plongé dans le monde des classiques et dans celui d’une littérature inconnue des Français, se trouve esseulé dans la Provence ensoleillé et abandonné par ses anciens collaborateurs du Centre d’Études polonaises de l'Ile Saint-Louis. Il n'a jamais voulu faire de politique mais la politique s'est emparée de son sort. 7 En revanche, en Pologne, sa patrie adoptée, il jouit d'un prestige aussi bien pendant l'entre-deux-guerres qu'après 1945. Il est possible de constater que Cazin trouve un grand réconfort moral dans sa gloire d'ambassadeur de la culture polonaise, qui lui permet de poursuivre ses activités intellectuelles malgré les réticences des maisons d'édition. Le poste universitaire subventionné par le gouvernement polonais lui permet également de subvenir aux besoins de sa famille agrandie. C’est pourquoi il est possible de voir en lui un exilé, bien qu’il soit resté dans cette belle ville d'Aix, qui n'est jamais devenue la sienne. Le fait qu’il ait voulu recevoir son titre d’Officier de la Légion d’Honneur à Paray-le-Monial en 1959 n’est pas sans importance. Et il est très significatif que sa dernière volonté fut qu'on l'enterre dans cette ville, dont il a chanté la paisible beauté dans Décadi. 8 Le souvenir de Cazin, écrivain français ettraducteur de littérature polonaise, reste toujours vivant dans la mémoire des Polonais. Il était considéré comme le premier grand traducteur français, passionné par la langue et la culture polonaises. Pendant plus de cinquante ans, il a cherché à familiariser ses compatriotes avec des œuvres datant du XVIIe au XXe siècle. En polonisant compétent, il connaissait bien l'histoire de la Pologne, ses relations intellectuelles avec l'Europe Occidentale et la spécificité de sa littérature, qui, pendant 123 ans, devait véhiculer le sentiment d’identité nationale. Ses traductions de Józef Weyssenhoff, Władysław Reymont, Jan Chryzostom Pasek ou de Wacław Berent témoignent d'un art rare ainsi que de sa parfaite maîtrise de la langue polonaise de différentes époques. Il manipulait aussi bien la langue baroque desPamiętniki (traduit par Les Mémoires en 1922 3) de Pasek que les exubérances stylistiques de Reymont dans Z ziemi chełmskiej (traduit par L'Apostolat du knout en Pologne. Notes de voyage au Pays de Chelm en 1912 4), ou encore la discipline intellectuelle du style de Tadeusz Breza dans Spiżowa brama (traduit par La Porte de Bronze en 1962 5) ou dans Urząd(traduit par La Démarche en1963 6). Il a accepté le défi des grands textes romantiques en traduisant Pan Tadeusz d’Adam Mickiewicz (1934 7), Stygmat (traduit par Le Stigmate en 1932 8) de Cyprian Kamil Norwid, les œuvres de Zygmunt Krasiński ou de Juliusz Słowacki. Certains textes sont longtemps restés inédits comme Nie-Boska komedia (traduit par La Comédie non divine 9) de Z. Krasiński, qui n’a été publiée qu’en l’an 2000, par les soins de Christophe Jeżewski. L'effort gigantesque de Cazin-traducteur nous réserve encore de nombreux textes à découvrir dans ses papiers ou dans la presse de l'époque10. Tout comme ses archives qui peuvent nous révéler beaucoup de secrets cachés dans ses lettres et sur les feuilles jaunies de son Journal11.

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Cazin et les Polonais - des affinités d'âme et d'esprit

9 Les critiques et les écrivains polonais n'ont pas manqué de constater qu'il existait une sorte de parenté spirituelle entre Cazin et les Polonais. Plusieurs facteurs peuvent expliquer cette affinité. Citons sa formation classique, son catholicisme fervent bien que peu docile, sa profonde conviction que la littérature est chargée d'une mission vis- à-vis de son peuple, son charmant provincialisme qui se révèle dans l’enracinement dans sa terre de Bourgogne. Il est proche des Polonais par son patriotisme qui l’a mené dans les tranchées de la Grande Guerre, évoquées dans L'Humaniste à la guerre. Ce patriotismel'a également dirigé vers les réseaux de la Résistance dans la zone occupée durant la Deuxième Guerre mondiale, pour en faire finalement le chroniqueur intrépide de la bataille d'Autun en août 1944. En témoin scrupuleux, il notait les événements au jour le jour, plus axé sur leur dimension historique que sur sa participation personnelle. Il n'est pas étonnant que La Bataille d'Autun, publiée en 1946, ait servi de base pour les futurs historiens et documentalistes qui ont écrit l'histoire de ces jours sanglants et héroïques de l'insurrection et de la libération de la ville par les Autinois12.

10 Les Polonais ont immédiatement deviné qu’il était capable de s’identifier avec leur culture et leur tempérament. Tadeusz Boy-Żeleński a déclaré en 1934 : Bien que je n'aie vu Cazin que deux ou trois fois à peine, j'ai l'impression de le connaître depuis des temps immémoriaux, et très intimement. La raison en est peut-être une passion commune. Jadis, au début de notre connaissance par correspondance, Cazin m’écrivait : « Des affinités plus étroites que celles qui unissent les gens de la même nationalité et langue existent entre nous : nous avons chacun deux âmes pour se comprendre. »14 Rappelons en plus qu’à partir de 1910, Cazin signait souvent ses lettres Paweł Kaziński, déclarant ainsi son appartenance aux deux sources culturelles. 11 Il a d’ailleurs évoqué à plusieurs reprises sa double nationalité spirituelle et notait scrupuleusement dans son Journal toutes les preuves d'estime et d'amitié dont il jouissait en Pologne.

Retour aux sources de la grande aventure polonaise de Cazin

12 Le pur hasard a voulu que le jeune licencié de la Faculté de Lettres de la Sorbonne, timide et sérieux, soit devenu un polonisant fervent. Son premier contact direct avec des Polonais, la famille Raczyński, date de 1904 et son premier voyage en Pologne a eu lieu en 1905 quand il est venu à Rogalin comme précepteur des jeunes fils du comte Edward Raczyński père. Cazin, modeste ressortissant de la petite ville bourguignonne de Paray-le-Monial et moine manqué des franciscains, est entré dans la nouvelle vie intellectuelle par le palais de Rogalin, son milieu d'élite raffinée et ses mécènes d'art. Entouré de gens bienveillants qui savaient apprécier son intelligence et ses larges connaissances littéraires, Cazin a pu découvrir la langue polonaise dont la mélodie l'enchantait. La somptueuse bibliothèque du palais de Rogalin lui a offert un premier contact avec la littérature polonaise. Raczyński père est devenu un ami et un protecteur qui l’a aidé financièrement jusqu'à la Première Guerre mondiale, ce que

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confirme une lettre d’Edward Raczyński fils à Jerzy Borejsza de 1993 15. Le fils a consacré à Cazin quelques tendres souvenirs dans ses mémoires de jeunesse à Rogalin16.

13 Les séjours de Cazin chez les Raczyński en 1905 et 1906 ainsi que ses voyages à Cracovie, Lviv et Laszki ont décidé de son avenir de traducteur et de polonisant. C'est en 1906 que Cazin a declaré dans une lettre à Adam Krasiński : Je laisse dormir au fond de ma malle ma littérature, ma philosophie et tous les adjectifs à l'aide desquels je m'étais naïvement promis de faire une profonde impression sur mes contemporains (...). Je m'intéresse toujours néanmoins aux traductions et j'espère parer avec autant de grâce que possible les enfants des autres.17 Fasciné par les trésors de la culture et de la littérature polonaise qu'il vient de découvrir, Cazin veut en faire bénéficier le public français. Toutefois cette décision résulte en partie du peu de confiance en soi et en ses capacités littéraires. Dans ce passage se dessine déjà la préfiguration du drame intérieur de Cazin dont ses amis polonais ne se sont jamais rendu compte. Néanmoins le Journal et certaines lettres destinées à ses correspondants français nous dévoilent que pendant toute sa vie Cazin était déchiré entre sa propre création et son travail de traducteur, considéré en France comme une activité secondaire. Dans une enquête de La Pologne Littéraire de 1933 Cazin avoue : J’ai toujours considéré la traduction comme une besogne servile, mettez, si le mot vous semble trop dur, subalterne, utilitaire, dont le but est avant tout de fournir des documents d’étude ou d’interprétation. (...) C’est pour ne pas trop estropier les gentillesses que la littérature polonaise envoie par mon entremise à la française que je m’applique à faire œuvre d’art.18 Malgré le succès de la publication de Pan Tadeusz (nota bene traduit en prose), et de ses trois éditions consécutives (1934, 1936, 1937), Cazin n’a pas changé d’opinion en disant : « Être un traducteur cela veut dire consacrer ses ambitions personnelles et offrir tout son art au service d’un autre. »19 14 Dans une certaine mesure, cette année 1906 a déterminé non seulement l’avenir de Cazin mais également la fortune de la littérature polonaise en France dans les trois premières décennies du XXe siècle. Il est important de souligner que le cheminement des œuvres polonaises en France s’est avéré plutôt difficile. La carrière de traducteur de cette littérature « exotique » s'est révélée épineuse et pleine d'embûches, tant à cause des questions politiques dues au rapprochement de la France et de la Russie au début du XXe siècle qu’en raison du peu d'intérêt porté par les lecteurs français à cette région qui n'existait pas sur la carte politique de l’Europe. La littérature polonaise ne promettait guère de succès pécuniaires à son adepte. En 1915, alors qu’il est déjà enrôlé dans l'armée, Cazin publie une ambitieuse étude intitulée « Le roman polonais au XIXe siècle ». Il y constate avec une ironie grinçante que le bassin de la Vistule paraît pour un Français plus exotique que les antipodes (l'Extrême-Orient ou la Sibérie lointaine) décrits par Wacław Sieroszewski 20. Il en parle en bonne connaissance de cause parce qu'il a déjà traduit Modlitwa Pańska (traduit par Oraison Dominicale en 1908 21) de Gabriela Zapolska, Żywot i myśli Zygmunta Podfilipskiego (traduit par Vie et opinions de Sigismond Podfilipski en 1910 22) de Weyssenhoff, Z ziemi chełmskiej (traduit par L'Apostolat du knout en Pologne. Notes de voyage au Pays de Chelm en 1912 23) et Sprawiedliwie (traduit par Justice en 191224) de Reymont ainsi que Cień (traduit par L'Ombre), la première partie de Uroda życia (La Beauté de la vie) de Stefan Żeromski, publiée en 1912 dans La Vie, la revue de Marius et Ary Leblond25.

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15 Dans la période qui précédait la Première Guerre mondiale, Cazin a rejoint l'Agence polonaise de presse à Paris puis le Comité franco-polonais (1909) et il s'est lié d'amitié avec Kazimierz Woźnicki qui, comme le décrit bien Franciszek Ziejka 26, savait mobiliser beaucoup de Français du monde intellectuel à Paris autour de la Cause polonaise. Dans ce milieu, Cazin a rencontré le slavisant Ernest Denis, le critique Gabriel Sarrazin, le sculpteur Antoine Bourdelle ainsi qu’un grand nombre d'écrivains polonais tels que Reymont, Żeromski ou Wacław Gąsiorowski. Ziejka, spécialiste du Paris polonais, constate très justement que « Cazin est devenu pour la majorité des écrivains polonais un grand espoir de gagner le milieu des lecteurs français ».27 16 C'était une chance pour Cazin, traducteur qui s'est alors mis à cette tâche avec ardeur ; il pensait aussi au doctorat de littérature polonaise, visant la vague possibilité d'une chaire de littérature polonaise à la Sorbonne ou à L'École des Langues Vivantes à Paris. Il semble qu’avant 1914, l'avenir de Cazin traducteur et polonisant était décidé. Au début du XXe siècle, Cazin a joué un rôle prépondérant dans la construction des liens culturels entre la Pologne et la France. Ses liens sont devenus le point de départ de vives relations littéraires et culturelles entre les deux pays pendant les années 1920 et 1930.

Un choix difficile entre les carrières d'écrivain français et de traducteur

17 Si l'histoire a interrompu et retardé la carrière universitaire de Cazin polonisant, elle a eu le mérite d'avoir éveillé en lui l'écrivain français. C'est en 1920 qu’il a publié L'Humaniste à la guerre, livre qui découlait de lettres à sa femme et de notes journalières prises au front en 1915. Cet ouvrage lui a valu le Prix « Marcel Guérin » de l'Académie Française et une haute opinion de Jacques Maritain qui constate : « J'aime L’Humaniste à la guerre parce que je vois briller en lui la perfection spirituelle de la mesure et du nombre. »28 Et il ajoute ensuite : « Mais je l'aime aussi parce qu'au souvenir des Muses viennent sans cesse se mêler en lui les échos du chant sacré, et parce qu'il nous apporte la promesse d'un humaniste chrétien renouvelé. »29

18 Jean Norton Cru, un grand spécialiste des journaux et des mémoires de la Première Guerre mondiale, a lui aussi reconnu les valeurs humaines et littéraires de ce livre. Il a écrit dans sa monographie des souvenirs de combattants : « Le livre de Cazin est un régal pour les esprits délicats, épris aussi de vérité. Il est à la fois tragique, savamment spirituel et fort amusant. Cette antinomie qui est celle de la vie humaine constitue proprement l'humour et l'intelligence de Cazin. »30 19 Ce premier grand succès auprès des critiques lui a rendu confiance en son potentiel créatif. Après douze ans d'apprentissage littéraire en tant que traducteur, Cazin débute comme un écrivain mûr, doté d’un style raffiné, très personnalisé, fidèle à sa biographie intellectuelle et à ses liens avec la Bourgogne. Jusqu'en 1928, il se concentre surtout sur ses propres œuvres qu'il tisse le plus souvent de ses souvenirs comme le roman Décadi ou la pieuse enfance (1921) qui évoque ses jeunes années à Paray-le-Monial. Ses écrits se nourrissent de ses lettres, de son Journal, de ses lectures classiques ainsi que des observations de la vie quotidienne en province où il s'installe définitivement dans la belle ville d’Autun à partir de 1924.

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20 Les petits volumes de Cazin tels que L'Alouette de Pâques (1924), Les Lubies (1927) puis La Tapisserie des jours (1934) prennent la forme d’essais et de contes, esquissés d'une plume délicate et raffinée en forme de dialogue latent du narrateur avec lui-même et avec le lecteur. L'écrivain français l'emporte sur le traducteur. Cazin abandonne les traductions littéraires pour quelques années mais ses liens avec la littérature polonaise ne s'effacent pas puisqu’en 1922, il peut enfin voir l'édition des Mémoires de Jean- Chrysostome Pasek, Gentilhomme polonais (1656-1688), qu'il a traduits avant la guerre. Son introduction et ses notes témoignent de la bonne connaissance de la littérature et de l'histoire de la Pologne. L'Académie Française couronne son savoir et son talent d'un prix prestigieux. 21 Un grand voyage en Pologne en 1928 l'a réconcilié avec son rôle de traducteur et de polonisant. Il a été reçu avec toutes les preuves d'amitié et d'estime. Applaudi, attendu partout, recherché et invité dans le milieu de l'élite artistique et intellectuelle, il a pu renouveler ses contacts amicaux avec la famille Raczyński et avec Weyssenhoff. Il s'est lié d'amitié avec un éminent écrivain de Lviv, Parandowski. Il a rencontré des personnalités célèbres telles que le peintre Józef Mehoffer, le sculpteur Xavery Dunikowski et le dramaturge Hieronim Morstin, qui l’a invité dans son domaine de Pławowice en juin 1928 pour une rencontre avec des poètes polonais. 22 Ébloui par son succès, Cazin écrit dans une lettre à sa femme le 8 juin 1928 : On m'a dit ce soir que jamais aucun Français n'avait été reçu ici avec une sympathie aussi profonde. On en avait reçu avec pompe, politesse ou amitié, jamais avec une pareille tendresse. Je suis littéralement noyé de cartes, de cadeaux, d'invitations.31 23 Durant son voyage, Cazin donne de nombreuses conférences, visite plusieurs villes, fait des rencontres excitantes, savoure sa gloire mais n'oublie jamais que ses propres livres se vendent plutôt mal, que les éditeurs français ne le recherchent pas et qu'il ne gagne pas bien sa vie. Le décalage entre la gloire dont il jouit en Pologne et sa position marginale dans la littérature contemporaine française font naître à la fois des réflexions douloureuses et de l'espoir pour le futur. Cazin croit que sa gloire polonaise pourrait conjurer le mauvais sort en France.

24 Ses admirateurs polonais, qui croient que son talent de traducteur le fera entrer dans la littérature européenne, ne se rendent compte ni de son déchirement pénible ni de sa pauvreté matérielle. Dans le message déjà cité du 8 juin 1928, Cazin écrit : « En somme, pour me faire connaître et mes livres, ce voyage, crois-le, aura été excellent. Amie chérie, je me sens tout encouragé. Je ferai quelque chose. »32 25 La lecture de ses lettres de 1928 ainsi que de son Journal laisse deviner que la carrière de traducteur jouait pour lui le rôle d'un tremplin pour vaincre une certaine indifférence des milieux littéraires français. La gloire acquise en Pologne aurait pu lui servir à trouver une place parmi les écrivains de son pays. 26 La réponse à une enquête d’Henri Corbier en 1930 atteste de la déception et du découragement de Cazin qui constate avec mélancolie : Aucun de mes ouvrages n'a connu le succès de vente. Aucun n'a été rémunéré je ne dis pas au tarif de maçons ou des frotteurs de parquet, mais au tarif de femme de ménage de nos petites villes de province. Du reste ils ne peuvent convenir au goût du grand public. (...) Je n’ai donc pas pu vivre de ma plume. Mais on peut vivre de la plume de tout le monde en écrivant des articles, des études, des traductions.33 Il serait difficile de ne pas déceler une certaine résignation dans cet aveu.

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Les années de plénitude et d'harmonie

27 Il me semble que dans les années 1930, Cazin arrive à harmoniser au prix d'un effort immense le travail de traducteur, d'écrivain et de polonisant. Il a soutenu sa thèse de doctorat sur l'œuvre d’Ignacy Krasicki à l'Université de Lviv en 1932 et devait le refaire à Paris en 1939, mais la guerre a retardé cette soutenance à la fin de 1949 (Lyon). 34 Ses rêves d’enseignant universitaire se sont réalisés au bout de trente-six ans puisqu’il a obtenu son poste de lecteur subventionné par l'Ambassade de Pologne Populaire en 1950 à l'Université d'Aix-en-Provence. L'histoire du XXe siècle est atrocement intervenue dans sa carrière universitaire, mais les bases de cette carrière ont été construites au début des années 1930.

28 Sa propre œuvre littéraire révèle plusieurs motifs polonais qui confirment cette nouvelle harmonie. Elle trouve l'expression la plus profonde dans l'infiltration du monde polonais et des moments vécus en Pologne dans Les Lubies ou dans La Tapisserie des jours. On voyait souvent en Cazin l’ambassadeur de la culture polonaise. Les critiques polonais y reviennent maintes fois quand ils évoquent ses mérites incontournables. Cette appellation me paraît d'autant plus justifiée quand j'étudie ses œuvres françaises, imprégnées de polonité et incrustées des images de la Pologne. Dans la Préface à La Tapisserie des jours, Cazin décrit ce livre comme l’histoire « de [s]a vie, de [s]es pensées, de [s]es sentiments au jour le jour dans le courant de toute une année » 35. Dans la trame de cette tapisserie, les fils polonais sont très fréquents. Les noms des écrivains polonais émaillent le texte. On voit Zapolska à côté de Mickiewicz, Józef Wittlin à côté de Hieronim Morstin. Les forêts des Tatras et l'église de Notre-Dame de Cracovie alternent avec le Parc de Pławowice de chez Morstin et les troncs roses des pins à Rogalin. Ces mémoires d'un humaniste en paix se sont nourris des images de Pologne. 29 Les activités principales de Cazin-traducteur et Cazin-écrivain s'intensifient au cours des années 1930. Je voudrais rappeler une fois encore la grande série de traductions des œuvres polonaises qu'il a publiées – de Weyssenhoff, Berent, Norwid et Mickiewicz à Jarosław Iwaszkiewicz. Il a également travaillé sur Tadeusz Rittner, Z. Krasiński, Słowacki, Zapolska et Boy-Żeleński. En même temps, on attend de lui une multitude de petits travaux pour les amis de l'Ambassade polonaise, tels que des consultations linguistiques, des corrections de textes français produits par les Polonais, des traductions de conférences, comme celle que Beata Obertyńska a donnée à Lisbonne en 1936. À ces occupations diverses, il faudrait ajouter l'élaboration des textes de Jean de Giraudoux que traduisait son ami Jan Lechoń, attaché culturel de l'Ambassade polonaise, deux nouvelles éditions de Pan Tadeusz, pour lesquelles il fallait préparer les notes et l'introduction, enfin des épreuves à corriger qui affluaient sans cesse. 30 En tant que polonisant attitré, bien que sans chaire universitaire, Cazin devait participer aux nombreuses soirées franco-polonaises et aux réceptions à l'Ambassade de Pologne. Un honneur qui ne manquait pas de le charger d'un effort supplémentaire, dont je voudrais présenter un petit échantillon tiré de son Journal : Dimanche 14 juin 1936 Levé à 8 h. le cœur dans la bouche pour courir à l'Étoile chez Jean Lechoń qui prépare son toast officiel au Jubilé de Rosa Bailly. Ce toast est fort beau. Je sacrifie mon déjeuner au Bois Colombes. Dès 3 h de l'après-midi je vais me remettre au travail avec ma petite machine. Quelle vie !36

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31 Pourtant son immense effort de traducteur et propagateur de la littérature polonaise ne lui garantissait pas le succès auprès des éditeurs et des directeurs de théâtres. Il a traduit Moralność Pani Dulskiej de Zapolska sous le titre La Moralité de Madame Dulska en 1933 etterminé en octobre 1936 La Comédie non divinede Z. Krasiński 37 sans avoir trouvé d'éditeur. L'estime de l'Ambassade polonaise ne se traduit pas par des succès matériels. Le 25 octobre, il note dans son Journal, fatigué et déçu : « Travail acharné à la copie de la Nieboska », et il ajoute amèrement le jour suivant : « On achève la copie peu avant midi, mais le travail n'est jamais, jamais achevé. Il faut maintenant que je place cette copie. Que je fasse de démarches auprès des directeurs des théâtres... »38

32 Malheureusement, ses démarches n'ont pas abouti. Il a fallu attendre encore plus de soixante à soixante-dix ans pour que les Polonais de France et de Pologne entreprennent ces éditions. Cela peut paraître incroyable, mais dans les mêmes années 1930, Cazin sillonne la France avec de nombreuses conférences sur la littérature polonaise, il participe aux Congrès de slavisants à Cracovie et à Prague, soutient son doctorat à Lviv et voyage en Italie. Il donne aussi une série de conférences à Prague, Brno, Bratislava, Karlsberg. Tout est lié avec la littérature polonaise. 33 Les glorieuses années 1930 lui apportent le prix du Pen-Club polonais pour la traduction de La Martre et la fille de Weyssenhoff en 1930 39 et pour la traduction de Pan Tadeusz en 1934 40. L’Ambassadeur de Pologne lui offre solennellement La Croix de Commandeur de l’Ordre Polonia Restituta pour la version française de la grande épopée. Cazin devient le héros des cérémonies officielles qui commémorent le centenaire de la publication de Pan Tadeusz à Paris (1834). Dans les fonds Cazin conservés au Musée de la Littérature à Varsovie, il est possible de lire presque toutes les coupures de presse, tous les échos européens de sa traduction qu'il a soigneusement collés dans un épais cahier. Vu de l’extérieur, c’est une époque de grands triomphes et de grande renommée. Pourtant son Journal révèle des moments de dépression et de grande fatigue. 34 À partir de février 1935, Cazin est chargé de cours de littérature et civilisation au Centre d'Études Polonaises, créé auprès de la Bibliothèque de l'Ile Saint-Louis grâce aux efforts de Franciszek Pułaski. La Pologne Littéraire fournit des informations détaillées sur les fonctions scientifiques du Centre et sur son rôle comparable à l'Institut Français créé à Varsovie en 1925 41. Cazin a eu l’honneur de prononcer la conférence inaugurale intitulée « Le Génie latin et l'esprit français en Pologne ». Fidèle à sa conception de la culture polonaise, l'écrivain s'est brillamment penché sur les liens qui unissent les Polonais avec la civilisation occidentale au cours des siècles42. Le Journal de cette époque contient plusieurs réflexions sur des cours qu'il a donnés sur le préromantisme, sur la littérature baroque en Pologne, sur l’ossianisme, etc. 35 Durant ces années si riches en événements, Cazin revient à sa propre création. Il publie un petit livre charmant, Paul qui roule (1935), où il partage avec les lecteurs ses souvenirs de voyage à travers les différentes régions de la Pologne et de l'Italie, en 1928 et 1932. Notons que ce livre est vraiment digne d’une traduction polonaise. Il nous présente l’image la Deuxième République animée par une vie littéraire et artistique très intense telle que pouvait la voir un Français ayant « deux âmes », toujours sensible aux souvenirs de ses premiers contacts avec le pays et ses habitants. Les perspectives se superposent, le début du siècle se dessine derrière les images des années 1930 et le tout baigne dans l'émotion comme dans ce récit de voyage à Poznań : « C'est dans le beau Rogalin, domaine de Raczyński (...) que je suis né polonisant, voilà plus d'un quart de

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siècle. J'ai lu pour la première fois les ballades de Mickiewicz sous les arbres centenaires du parc qui ressemblent à des cascades de verdure. »43 36 Paul qui roule semble s'inscrire aussi bien dans la lignée des journaux intimes que dans la tradition des notes de voyageur. Néanmoins Cazin tend surtout à favoriser les images de la vie intellectuelle qu'il a pu observer et à laquelle il a participé grâce à ses nombreux amis polonais. Il décrit les traditions pascales polonaises et les spectacles à Varsovie, il savoure l'atmosphère des cafés littéraires. Il partage avec le lecteur la joie de son émission à la Radio polonaise et de ses aventures durant son voyage à . Le texte, incrusté d’observations perspicaces et pleines d'humour, pouvait facilement attirer le public français en lui donnant le goût d'une visite en Pologne.

Entre l'amour de la culture polonaise et la condamnation politique

37 Après les changements politiques et idéologiques survenus sur la carte de l'Europe, Cazin s'est trouvé dans une situation difficile. Il ne voulait pas abandonner sa « deuxième patrie », bien qu'il n’approuvât pas le régime communiste dans celle-ci. Il ne s'est intéressé à la politique ni jadis ni après 1945. C'est pourquoi il n'a pas permis qu'elle s'impose et domine ses pensées après la guerre. Il est resté fidèle à ses amis polonais et aux grands écrivains du passé. Il a renoué aussi de nouvelles amitiés avec Mirosław Żuławski puis avec Tadeusz Breza et sa femme. Cette ouverture a provoqué des accusations douloureuses du coté d'une partie de la presse. Malgré l'atmosphère politique hostile aux échanges avec les pays de l'Est, Cazin s'est donné beaucoup plus aux activités de polonisant que d'écrivain français, se contentant de La Bataille d'Autun (1946) et de petits textes sur la Bourgogne, publiés en 1945 et 194844.

38 De nouvelles charges familiales, l'éducation de ses deux fillettes, ses forces physiques diminuées et le constant manque d'argent rendaient sa vie difficile. Les maisons d'édition n'étaient pas intéressées par la réédition de ses œuvres, considérées comme démodées. Il s'est vu obligé de quitter Autun vers la fin de 1949 pour aller vivre avec sa nouvelle femme en Provence. Il paraît évident que cette décision l'a éloigné de son petit monde bourguignon. Il a dû se séparer de sa belle maison, d'une grande partie de ses collections de livres et de beaux objets d'antan. Dans une lettre adressée à Victor Poucelle du 26 février 1951, glissée dans le Journal de 1953, Cazin décrit sa situation d'exilé en Provence : Ruiné, déchu, déraciné. J'avais à Autun une belle vieille maison, un hôtel Louis XIII, un vrai musée, que Dieu m'avait donné, comme au bonhomme Job et qu'il m'a reprise... J'ai vécu deux ans sur la vente de mes meubles. Bah... ces biens matériels... Ne m'en irai-je pas bientôt dans un vieux drap ? (...) Remarié sur le tard - par l’évêque d'Autun, saint et habile jeune homme - deux enfants, deux petites filles : 9 ans et 3 ans... Il fallait qu'elles vivent. À Canossa. À l'Université. Limite d'âge. Le gouvernement marxiste de Varsovie fonde ici pour moi un lectorat. La Faculté me charge de conférences de littérature comparée. Médiocres traitements. Pas même les Allocations et Assurances du moins tout juste ce temps grâce à une lutte acharnée contre une administration stupide. On tient, on est de ces vieux coriaces bourguignons qui ne se laissent pas tuer sans s'être battus.45

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39 Il est évident qu'il devait beaucoup au gouvernement de la Pologne Populaire, qui n'a pas oublié ses mérites de grand traducteur. Comme il l’a mentionné dans la lettre citée, c'était le gouvernement de Varsovie qui lui avait offert le poste de lecteur à l'Université d'Aix-Marseille (1950-1957). Le gouvernement « marxiste » avait tout intérêt, a très justement précisé Maria Delaperrière, à rendre hommage à ce grand ami de la Pologne, resté en dehors des enjeux politiques 46. Les activités de polonisant donnaient un sens à la vie intellectuelle de Cazin et lui assuraient des moyens d'existence.

40 Le Journal d'Aix-en-Provence des années 1953-1963 prouve à quel point Cazin avait besoin de liens spirituels avec sa patrie culturelle d'adoption pour garder un équilibre et une énergie vitale. À l'âge de soixante-dix ans, il n'acceptait pas de se sentir vaincu. En dépit de relations diplomatiques tendues et pleines de méfiance, Cazin offre toutes ses forces au service de la culture polonaise. Les invitations venues de Pologne lui permettent d'aller à Cracovie en 1948, à Varsovie en 1955 pour le centenaire de la mort de Mickiewicz puis en 1958 pour les débats du comité polonais du prix Nobel (il y propose la candidature de Parandowski.) 41 Marginalisé, même oublié en tant qu'écrivain en France, il jouit toujours d'une grande considération en Pologne, il est couronné de prix et décoré de médailles, parmi lesquelles il faudrait citer La Croix de Commandeur avec Étoile de l'Ordre de Polonia Restituta, attribuée, comme la presse française l’a annoncé, « par le Conseil d'État à l'occasion de ses cinquante années d'activité en faveur de la connaissance de la littérature polonaise en France et du renforcement de l'amitié franco-polonaise » 47. Il a été élu Membre Ordinaire de l'Académie Polonaise des Sciences en 1956 48, titre dont il était très fier. Il s’est rendu pour la dernière fois en Pologne en 1960 pour travailler à Nieborów sur la « Présentation » de l'album Pologne49 publié par Hachette. 42 Abandonné à son sort en France où il vivotait à grand-peine avec sa famille, il a trouvé en Pologne, comme jadis, au début du XXe siècle, des gens capables de l'apprécier à sa juste valeur. Son Journal dévoile quelle importance avaient pour lui ces signes de reconnaissance et d'amitié. Il révèle également quelle joie il a ressenti en voyant enfin deux de ses livres traduits en polonais : L'Humaniste à la guerre (en 1957) et L'Homme qui a vu bien de choses (en 1960). 43 Les écrits intimes de Cazin mettent en évidence qu'il se révoltait contre les attaques d'une partie de la presse prétendant qu'il avait trahi la « cause polonaise ». Dans son Journal, le lundi 13 juillet 1953 à 4 heures et demi du matin, il a noté avec amertume : Au travail depuis longtemps. Le seul moyen que j'aie de sortir de la misère, c'est de sortir de l'ombre. Je m'accommoderais fort bien de l'ombre dans la sécurité. (...) Cet argent qui me vient de Pologne, n'est pas celui de Staline, comme le croient naïvement les bons lecteurs du Figaro.50 44 Il est important d'insister sur le fait que Cazin cherchait désespérément à expliquer sa position de propagateur de la culture polonaise et d'ami de la nation et non des idéologues communistes. Mais il était réaliste, convaincu qu'il fallait respecter les gens qui se débattaient sur ses terres ruinées et qui voulaient y reconstruire la vie. Le Journal de 1953 contient un texte intitulé « Notes sur les affaires polonaises », dans lequel l'auteur entreprend une vive polémique avec ceux qui l'accablaient de jugements sévères. Je voudrais donner la parole à Cazin. Le 9 décembre 1953 il écrit : ...Certes, je préférerais ne pas dépendre de « l'étranger ». Que faire ? Si les Français avaient jugé utiles mes compétences de polonisant, il ne tenait qu'à eux de s'en servir et de m'assurer l'indépendance, en me mettant « au service »

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d'un organisme français. C'est le gouvernement polonais qui est venu au secours d'un vieil écrivain français, ruiné, déchu, et qui lui assure son pain. Il n'a rien demandé de moi, depuis quatre ans, qu'un gouvernement quelconque ne puisse demander d'un professeur de littérature.51 45 Cazin continuait à donner ses cours à l'Université d'Aix, des conférences sur la littérature polonaise à Marseille, Toulon et même Autun, des cours d'été à Nice et ses traductions de Parandowski (Zegar słoneczny qu’il a traduit par Le Cadran solaire en 196152) puis de Breza (La Porte de bronze, 1962 53 et La Démarche54, ce dernier livre est sorti après sa mort en 1963). Il publiait de nombreux articles dans la presse, surtout dans La Croix, sur les personnalités célèbres de l'histoire de la Pologne telles que Jan III Sobieski, la reine Hedvige, le prince Józef Poniatowski (1951-1952). Ses études sur la poésie romantique de Słowacki, Mickiewicz et Norwid étaient publiées dans la revue Peuples Amis (1953-1960). Il restait en contact avec les écrivains et les journalistes polonais qui, après les événements d'Octobre 1956, venaient lui rendre visite chez lui à Aix comme Jan Parandowski et sa femme, Janusz Odrowąż-Pieniążek, Mirosław Żuławski et Tadeusz Breza. Il n'arrêtait pas d'informer les Français sur les trésors de la littérature polonaise. Et il profitait de chaque occasion pour révéler les liens qui depuis longtemps unissaient les Polonais et les Français.

46 La découverte d'une vieille tombe au cimetière d'Aix, celle du poète romantique émigré Konstanty Gaszyński, a incité Cazin à faire les démarches pour sa rénovation auprès de l'Ambassade Polonaise. Grâce a son initiative, une cérémonie officielle a été organisée avec la participation de la Mairie d'Aix et des représentants de l'Ambassade. L'événement a attiré l'attention de la presse régionale, ce qui a permis à Cazin de parler de l'amitié séculaire entre les deux nations. Le mercredi 18 novembre 1953 à 5 h du matin il a noté dans son Journal : … Jour mémorable de dimanche 15 novembre 1953 quand j'entrais dans ce cimetière à la tête de toute une ville : Université, Clergé, Armée, Magistrature à côté des représentants de la Mairie, de la Sous-préfecture, de l'Archevêché - avec les communistes et les Conservateurs aux côté du Ministre représentant de la République Populaire de Pologne - je n'ai pas pensé que c’est moi qui avais amené tout cela, moi, pauvre vieil homme de médiocre situation, qui avais remué tout cela. 55 Cette cérémonie a été relatée dans Le Monde, L'Humanité, La Croix de ParisetLe Courrier d'Aix. Cazin a pu publier plusieurs articles sur Gaszyński. Radio-Marseille a diffusé une interview de lui. Dans le discours qu'il a prononcé au cimetière, il s'appuyait sur « La dimension importante des échanges franco-polonais au cours des siècles ». Il a dit : Cette pierre tombale, pierre millénaire de l'amitié franco-polonaise, est aussi une pierre de témoignage. Elle témoigne que les peuples peuvent s'aimer puisqu’on a pu inscrire sur le drapeau : « Français et Polonais de tout temps amis ». Ce n'est pas un vain mot. Exemple unique de l'histoire de l'Europe, jamais Français et Polonais n'ont pris les armes les uns contres les autres. (...) Cette tombe nous invite à penser à la Pologne, non seulement avec admiration mais avec reconnaissance.56 Ainsi en 1953 Cazin a réussi à rapprocher les deux camps politiques par l'intermédiaire d'un modeste poète, l’ami de Z. Krasiński qui, au milieu du XIXe siècle, est devenu le chantre de la Provence. 47 La participation de Cazin à l’édition prestigieuse de la Maison Hachette du livre intitulé La Pologne. Les Albums du Guide Bleu (1961) constitue en quelque sorte ses adieux avec ce pays et le summum de sa tâche d'ambassadeur de la culture polonaise. Sa « Présentation », il ne faudrait pas le dissimuler, a subi quelques interventions de la

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part de l'Ambassade polonaise. Mais elle offre au lecteur français un aperçu synthétique sur la Pologne et elle révèle l'histoire intime des relations de l'auteur avec sa deuxième patrie. Le succès du livre s'avère beaucoup plus retentissant à Varsovie qu'à Paris où il s'efface un peu dans la série des guides bleus. Néanmoins, c'est la première présentation de la Pologne complète et bien illustrée. Il n'est pas étonnant que la critique polonaise s'en soit enthousiasmée. Cazin note dans son Journal le 24 juillet 1962 : « Divine chaleur, divine lumière, vents apaisés. Joie de recevoir de Varsovie des journaux qui exaltent ma Pologne dont le nom sera à jamais lié à mon œuvre. »57

48 Janusz Odrowąż-Pieniążek a reçu un exemplaire de cet Album avec une dédicace du 22 avril 1962 qui confirme le rôle que la Pologne a joué dans la vie de Cazin. Très personnelle, pleine d'émotion, elle semble être un aveu profond de sa double identité culturelle : « Pour mon frère, mon gracieux frère, pour mon cher Janusz Odrowąż- Pieniążek. La Pologne. Eh oui ! La Pologne, la mienne - et toujours la Pologne jusqu'à la fin - jusqu'à ma mort prochaine, et après ma mort, pour longtemps – Paul. »58 49 Cette constatation s'est avérée d'une rare justesse. En France, Cazin était surtout connu comme traducteur et connaisseur de la littérature polonaise, son œuvre française n’intéressait qu’un groupe restreint de connaisseurs bourguignons qui savouraient son style et son érudition subtile. Bien qu'éloigné dans l'espace de la Bourgogne et du Morvan, Cazin a soigneusement entretenu ses contacts avec le milieu d'écrivains et de critiques de la région : Gustave Gasset, Marcel Barbotte, Jean Menand et tant d'autres. En 1956, il écrit à Gasset, le fondateur du « Bulletin de Cep Bourgonde » : « Le vieux Bourguinon exilé et qui garde la nostalgie incurable du pays des herbes et des feuilles au milieu de cet arride cimetière de Provence, vous félicite de continuer à maintenir les bonnes Lettres dans vos régions. »59 50 Malgré son âge avancé, il ne s'esquive pas des obligations vis-à-vis de la Bourgogne. Il est membre du Jury qui décerne Le Prix Littéraire du Morvan. Il préside également les débats du XXIIIe Congrès de l'Association Bourguinonne des Societé Savantes à Dijon qui se tient du 1 er au 3 juin 1962. Dans son allocution, Cazin exprime sa gratitude à la terre qui l’a vu grandir et devenir écrivain : « J'ai une dette envers la Bourgogne – constate-t- il -. (...) Toute plante ne vaut que par la terre qui l'a produite, me dis-je. De ce territoire bourguignon poussent des arbres puissants... »60 51 Dans le numéro spécial de Pays de Bourgogne de 1962, qui célèbre les 80 ans de Cazin, Menand écrit : Notre pays n'a pas donné à cet écrivain dont les œuvres sont toutes de finesse et de sensibilité, la place qui lui revient dans notre littérature et dans notre vie nationale. Sa seconde patrie, La Pologne, le place à juste titre parmi nos plus brillants auteurs contemporains et certains de ses contes et essais sont publiés à l'étranger dans l'anthologie des meilleurs écrivains français.61 52 Après la mort de Cazin survenue le 12 juin 1963, les articles de journaux régionaux annonçaient que « les lettres bourguignonnes [étaient] en deuil » en lui témoignant de l'estime et en soulignant comme Paul Chovelon qu'il était « resté profondément attaché à la Bourgogne de ses ancêtres (...) » et qu'il « s'était, toute sa vie appliqué d'une part à célébrer sa province dans divers essais et nouvelles, d'autre part de faire connaître la Pologne par des études, des traductions et des conférences »62.

53 Il est incontestable qu’il a toujours été perçu en Pologne comme un « ambassadeur », « un grand ami », « Paweł Kaziński », « notre cher Monsieur Paul Cazin », « Nasz kochany Paweł » (Notre bien-aimé Paul). Au bord de la Seine comme au bord de la

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Vistule, on le considérait surtout comme un intermédiaire entre deux littératures et deux civilisations. Après des années de déchirement et de déception, il a accepté ce rôle en y voyant un titre de gloire. Il n'y a rien d'étonnant à ce que la rédaction de Pays de Bourgogne ait publié en couverture sa photo devant l'église des Sacramentines à Varsovie. De toute évidence, ce Français polonisé par la littérature polonaise devait se sentir plus à sa place dans ce vieux quartier de Varsovie que sous les platanes d'Aix63. 54 La dernière photo de Cazin, publiée dans la presse locale, le présente accompagné d'une délégation de Polonais qui est venue en Provence pour lui rendre une visite officielle : le vice président de l'Université de Varsovie Janina Kulczycka-Saloni, l'attaché culturel de l'Ambassade de Pologne, l'écrivain Tadeusz Breza et la lectrice de polonais à l'Université d'Aix Teresa Garnysz-Kozłowska 64. C'était juste avant l'accident de voiture dont il a été victime le 5 mai 1963. Cette photo semble chargée d'une symbolique qui pourrait me servir de conclusion. À partir de 1904, du début de la maturité intellectuelle de Cazin et jusqu'à ses derniers jours, tant le hasard que ses choix conscients ont fait de lui un Français en exil spirituel en Pologne.

NOTES

1. L'Association « Les Amis de Paul Cazin » a été créée en décembre 1963 à Autun. 2. Polska była jego wielką miłością. Listy do Paula Cazina - francuskiego polonofila (La Pologne était son grand amour. Lettres à Paul Cazin, un polonophile français), choix, introduction, commentaire et bibliographie de Chruściński K., Académie Pédagogique de Pomeranie, Słupsk, 2000, 355 p. 3. Les Mémoires de Jean Chrysostome Pasek, gentilhomme polonais (1656-1688), traduit et commenté par Paul Cazin, Société d’édition « les Belles lettres », Paris, 1922, 350 p. 4. Reymont Wł., L'Apostolat du knout en Pologne. Notes de voyage au Pays de Chelm, traduit par Paul Cazin, Perrin, Paris, 1912, 225 p. Voir : Cazin P., « Justice », in : Le Journal des Débats, 3-23 février 1912. Coupure de presses conservée par Cazin, sans mention des pages. 5. Breza T., La Porte de bronze, chronique de la vie vaticane, traduit par Paul Cazin, Julliard, Paris, 1962, 480 p. 6. Breza T., La Démarche, traduit par Paul Cazin, Julliard, Paris, 1963, 295 p. 7. Mickiewicz A., Pan Tadeusz, traduit par Paul Cazin, Garnier frères, coll. Classiques Garnier, Paris, 1936, 370 p. 8. Norwid C. K., Le Stigmate, traduit par Paul Cazin, Gallimard, Paris, 1932, 222 p. 9. Krasiński Z., La Comédie non divine, traduit par Paul Cazin, Noir sur Blanc, Montricher-Paris, 2000, 117 p. 10. La traduction de Fantazy de Juliusz Słowacki, que nous envisageons de faire éditer, est encore sous forme de pages dactylographiées. La Morale de Madame Dulska vient de paraître grâce aux soins de la Faculté de Langue et de Lettres Polonaises de l’Université de Varsovie (Zapolska G., La Morale de Madame Dulska/Moralność pani Dulskiej [traduction de Paul Cazin], Knysz- Tomaszewska D., Bąbiak G. & Bocianowski C. (éd.), éd. de l’Université de Varsovie, Varsovie, 2011, 407 p.). Nous avons publié la pièce de Gabriela Zapolska en version bilingue à partir de la seule copie du manuscrit qu’il a fallu déchiffrer, étant donné que le texte dactylographié est à présent introuvable. Cependant, il faudrait préciser que nous avons récemment découvert l'original du manuscrit dans un cahier perdu parmi les livres et les papiers que Mme Catherine Cazin, la fille

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de l'écrivain, a bien voulu offrir à Faculté de Langue et de Lettres Polonaises de l’Université de Varsovie en 2011. 11. Nous avons publié quelques fragments du journal de Paul Cazin dans les ouvrages qui ont paru dans le courant des années 1990 à l'Université de Varsovie. Voir : Knysz-Tomaszewska D., Suwała H., Odrowąż-Pieniążek J., Paul Cazin diariste, épistolier, traducteur, Knysz-Tomaszewska D. (éd.), Institut de Littérature Polonaise de l’Université de Varsovie, Varsovie, 1997, 189 p. ; Id., Dole i niedolefrancuskiego polonisty (1881-1963) (La fortune et les infortunes d’un polonisant français), Institut de Littérature Polonaise de l’Université de Varsovie, Varsovie, 1999, 268 p. 12. Cazin P., La Bataille d'Autun, 30 lithographies originales d'André Dulaurens, Saintyves, Autun, 1946. L’ouvrage, publié en tirage restreint, est vite devenu une œuvre rarissime. Il a été réédité par Le caractère en marche éditeur à Génelard en 1995. J'ai pu obtenir un exemplaire grâce à la gentillesse de Jean-Pierre Valabregue. Voir également : Villard M., Ombres et lumières de l'occupation et la libération d'Autun.1940-1944, Autun 1984, 368 p. Voir encore le texte basé sur la documentation de Cazin : Suwała H. « L'Occupation allemande vue à travers les textes de Paul Cazin », in : Paul Cazin diariste, épistolier, traducteur, Op. cit., pp. 29-41 ; Knysz-Tomaszewska D., « Paul Cazin témoin intime du temps historique », in : Le témoignage dans la littérature polonaise du XXe siècle, Konicka H. & Zaremba Ch. (éd.), Institut d'études slaves, Paris, 2008, pp. 119-127. 13. Weyssenhoff J., La Martre et la fille, traduit par Paul Cazin, Gallimard, Paris, 1930, 315 p. 14. Boy-Żeleński T., « Paul Cazin czy Paweł Kaziński » (Paul Cazin ou Paweł Kaziński), in : Kurier Poranny, Varsovie, 9 novembre 1934. Réédité in : Boy-Żeleński T., Pisma. Felietony (Œuvres. Feuilletons), Henryk Markiewicz (éd.), t. III, Państwowy Instytut Wydawniczy, Varsovie, 1959, p. 129. 15. Il est nécessaire de rappeler que le jeune élève de Cazin est devenu un diplomate renommé puis Président de la Pologne en exil de 1979 à 1986. Cette lettre est conservée dans la collection privée du destinataire. 16. Raczyński E., Rogalin i jego mieszkańcy (Rogalin et ses habitants), The Polish Research Centre, Londres, 1964, 227 p. 17. Cette lettre a été écrite le 14 mars dans le domaine de Laszki, près de Bobrówka, où Cazin séjournait chez les Zamoyski. Voir : Archives « parisiennes » de Cazin, Musée de la Littérature Adam Mickiewicz à Varsovie, dossier n° 125. 18. Cazin P., « La parole est aux traducteurs. Une enquête de la Pologne littéraire », in : Pologne littéraire, 15 octobre-15 novembre 1933, p. 2. 19. Cazin P., « Europejskie echa Pana Tadeusza » (Les échos européens de Pan Tadeusz), in : Ilustrowany Kurier Codzienny, n° 271, 30 septembre 1934, p. 2. 20. Cazin P., « Le Roman polonais au XIXe siècle », in : La Revue du Mois, t. XIX, nº 109, 10 janvier 1915, pp. 73-98. 21. Zapolska G., L’Oraison dominicale, traduit par Paul Cazin, Bibliothèque internationale d’édition, Paris, 1908, 231 p. 22. Weyssenhoff J., Vie et opinions de Sigismond Podfilipski, traduit par Paul Cazin, Plon-Nourrit et Cie, Paris, 1911, 229 p. 23. Voir note 4. 24. Reymont Wł., Justice, traduit par Cazin P. et Jacquet A., Picart, Paris, 1925, 215 p. 25. Żeromski E., « L'Ombre », in : La Vie, n° 28-41, 1912. 26. Ziejka F., « Paul Cazin à Paris, capitale artistique polonaise », in : Actes du Colloque Paul Cazin 1881-1963, Nawrocki A. & Claudon Fr.(dir.), Colloque « Paul Cazin 1881-1963 », 21-22 novembre 1997, Dijon-Autun, éd. Conseil régional de Bourgogne, Dijon, 1998, pp. 104-105. 27. Ibid., p. 105. 28. Maritain J., Théonas ou les entretiens d'un sage et de deux philosophes sur diverses matières inégalement actuelles, Bibliothèque française de philosophie, Nouvelle Librairie Nationale, Paris, 1925, p. 49.

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29. Ibid., p. 50. 30. Cru J. N., Témoins. Essai d'analyse et de critique des souvenirs de combattant édités en français de 1915 à 1928, Les Étincelles, Paris, 1929, p. 108. 31. Archives « parisiennes », dossier n° 113. 32. Idem. 33. Journal d'Autun, le 19 octobre 1930, in : Archives « parisiennes », dossier n° 126. 34. La version française de son doctorat a été publiée en 1940 : Le Prince-évêque de Varmie Ignace Krasicki 1735- 1801, Bibliothèque Polonaise, Centre d'Études Polonaises de Paris, Paris, 1940, 319 p.La traduction polonaise date de 1983 : Książę biskup warmiński Ignacy Krasicki 1735-1801 [trad. par Mroziński M.], Goliński Z. (éd.), Olsztyn, 1983 [deuxième éd. 1986], 465 p. 35. Cazin P., La Tapisserie des jours, Librairie Plon, Paris, 1934, pp. 1-2. 36. Fragments du Journal de 1934 à 1936 concernant la Pologne, copiés par Juliette Cazin, Musée de la Littérature Adam Mickiewicz à Varsovie. 37. Voir note 10. 38. Ibid. 39. Voir note 14. 40. Voir note 8. 41. Klingsland Z. St., « L'inauguration du centre d'Études Polonaises à Paris », in : Pologne littéraire, n° 103, 15 avril 1935, p. 2 42. Cazin P., Le Génie latin et l'esprit français en Pologne, Conférence donnée à l'inauguration du Centre d'Études Polonaises de Paris, Bibliothèque Polonaise de Paris, Société française de Librairie, Gebethner et Wolff, Paris 1935, 22 p. 43. Paul Cazin, Paul qui roule, (Pologne-Italie), illustrations de Jaques Vallery Radot, éd. J. Gigord, Paris, 1935, pp. 34-35. 44. Cazin P., Forestier H. & Tisserand R., Veillées de Bourgogne, lithographies de Jacques Grange, Michel Jeanniard éditeur, Autun, 1945, 215 p. ; Cazin P., Paysages et types de Bourgogne, quarante lithographies originales du peintre André Dulaurens, Autun, 1948, 166 p. 45. Journal de 1953, in : Archives « parisiennes », dossier n° 127. 46. Delaperrière M., « Autour de Paul Cazin. Les relations culturelles entre la France et la Pologne au XXe siecle », in : Colloque international Paul Cazin 1881-1963, Op. cit.,p. 87. 47. Le Monde, Paris, 2 décembre 1955. 48. Lettre officielle du 25 juin 1956 signée par Henryk Jabloński et Wacław Sierpiński. 49. Cazin P., « Présentation », in : Pologne. Les Albums des guides Bleus, Hachette, Paris, 1961, pp. 5-31. 50. Archives « parisiennes », dossier n° 127. 51. Notes sur les affaires polonaises jointes au journal de 1953, in : Idem. 52. Parandowski J., Le Cadran solaire, traduit par Cazin P., Deligne S. & Marcq M., Del Duca, coll. UNESCO d’auteurs contemporains, Paris, 1961, 240 p. 53. Voir note 6. 54. Voir note 7. 55. Idem. 56. Cazin P., « À la mémoire de Constantin Gaszynski patriote polonais et journaliste aixois », discours prononcé devant sa tombe au Cimetière d'Aix-en-Provence le 15 Novembre 1953, in : Courrier d'Aix, 21 novembre 1953 ; « Une Tombe polonaise en France », in : Le Monde,Paris, 13 novembre 1953 ; « Grób poety. List z Provansji » (La tombe d’un poète. Lettre de Provence), in : Przegląd Kulturalny, n° 50, 1953 ; « Un Poeta polacco giornalista in Provenza » (Un poète polonais journaliste en Provence), in : Ricerche Slavistiche,n°3, Rome, 1954. Coupures de presses conservées par Cazin, sans mention des pages. 57. Archives « parisiennes », dossier n° 136.

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58. Odrowąż-Pieniążek J. « Les Archives “varsoviennes” de Paul Cazin et quelques souvenirs personnels », in : Paul Cazin diariste, épistolier, traducteur,Op. cit., p. 105. 59. Cité d'après : Pays de bourgogne, nº 37, 1962, p. 485. 60. « Allocution de M. Paul Cazin. Président du Congrès », publiée dans : Mémoires de l'Académie des Science, Arts et Belles Lettres de Dijon, t. CXV, Dijon, 1965,p. 17. Le texte de cette allocution est resté inachevé. La mort a empêché Cazin d’en rédiger la version définitive. 61. Menand J., « L'Ami autinois », in : Pays de bourgogne, nº 31, 1962, p. 482. 62. Chovelon P., « Paul Cazin est mort », in : Le provençal, 13 juin 1963. 63. Voir : Na ścieżkach pamięci. Album Paula Cazina (Sur les sentiers de mémoire. L'Album de Paul Cazin), Choix de documents iconographiques et de textes par Knysz-Tomaszewska D., Bąbiak G. P. (éd.), Faculté de Langue et de Lettres Polonaises, Université de Varsovie, Varsovie, 2009, 200 p. 64. Cette photo accompagne l'article de Paul Chovelon, Op. cit.

INDEX

Index géographique : Aix-en-Provence, Autun, France, Paray-le-Monial, Pologne Index chronologique : communisme, Deuxième Guerre mondiale, entre-deux-guerres, XXe siècle oeuvrecitee Breza T. : Spiżowa brama, Breza T. : Urząd, Cazin P. : Décadi ou la pieuse enfance, Cazin P. : L'Alouette de Pâques, Cazin P. : L'Homme qui a vu bien de choses, Cazin P. : L'Humaniste à la guerre, Cazin P. : La Bataille d'Autun, Cazin P. : La Tapisserie des jours, Cazin P. : Les Lubies, Cazin P. : Paul qui roule, Krasiński Z. : Nie-Boska komedia, Mickiewicz A. : Pan Tadeusz, Norwid C. K. : Stygmat, Parandowski J. : Zegar słoneczny, Pasek J. Chrz. : Pamiętniki, Reymont Wł. : Sprawiedliwie, Reymont Wł. : Z ziemi chełmskiej, Weyssenhoff J. : Soból i Panna, Weyssenhoff J. : Żywot i myśli Zygmunta Podfilipskiego, Zapolska G. : Modlitwa Pańska, Zapolska G. : Moralność Pani Dulskiej, Żeromski St. : Cień Mots-clés : littérature française, littérature polonaise, traduction littéraire

AUTEUR

DANUTA KNYSZ-TOMASZEWSKA

Université de Varsovie

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L’impossible intégration d’Ivan Šmelёv en France

Svetlana Maire

1 Quitter son pays d’origine pour partir vivre ailleurs est toujours un bouleversement dans la vie d’un homme. L’arrivée dans un autre pays renvoie à la problématique de l’intégration, « l’opération par laquelle un individu ou un groupe s’incorpore à une collectivité, à un milieu »1. Les analyses sur l’intégration doivent, à leur tour, tenir compte des conditions qui ont mené à l’installation de l’individu à l’étranger. En effet, il existe un fossé entre l’immigration volontaire, c’est-à-dire lorsqu’une personne fait le choix de quitter sa patrie pour un autre pays, et l’exil qui suppose un départ contraint. En effet, la notion d’immigration sous-entend l’installation d’une personne dans un pays étranger temporairement ou définitivement pour des raisons économiques et sociales, alors que l’exil consiste en un départ forcé qui « serait la conséquence d’une souffrance vécue sous toutes ses formes par un individu dans son pays d’origine »2.

2 Dans le cas de l’écrivain russe Ivan Šmelёv, qui est arrivé en France en 1923, il s’agit bel et bien d’un exil étant donné les conditions de son départ de la Russie bolchevique. Or, bien qu’il ait vécu un quart de siècle dans sa terre d’accueil, l’écrivain ne s’y est jamais véritablement intégré, faisant le choix de rester en marge de la société française. Il reste à comprendre pourquoi Šmelёv n’a jamais pu s’y intégrer. Dans le présent article, je me propose de tenter de répondre à cette question en me basant sur les textes de l’écrivain. Pour ce faire, je retracerai tout d’abord, étape par étape, les raisons qui l’ont poussé à s’installer en France. Ensuite, je me focaliserai sur l’évolution de ses ressentiments durant son exil. Enfin, dans la dernière partie, je mettrai en évidence

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quelques éléments de corrélation entre sa non-intégration dans la société d’accueil et son repli sur lui-même.

Les motifs de l’émigration

3 En novembre 1923, Ivan Šmelёv, écrivain russe de renom, accompagné de sa femme Olga, née Okhterloni, se retrouve à Paris. Il est complètement dérouté et désorienté. C’est son premier voyage à l’étranger. En effet, avant d’être contraint à l’exil, il n’a jamais quitté la Russie. Contrairement à ces Russes de la haute société qui faisaient de longs séjours en Occident, Šmelёv préférait se ressourcer en été dans le sud de la Russie, en Crimée. « Si on m’avait dit à l’époque, s’exclame le narrateur du récit Sur les souches [Na pen’kakh], (...) qu’un an plus tard je serais assis sur la rive d’un vrai océan, (...) entouré d’Européens et que moi-même je serais également une sorte d’Européen (...) – j’aurais claqué les dents et chassé ce délire. »3

4 Plus tard, il repensera souvent à cette sensation décrite dans le récit Na pen’kakh. Effectivement, il a du mal à réaliser que désormais, comme des centaines de milliers de ses compatriotes qui ont fui la Russie bolchevique, il est « apatride » dans un pays étranger. Cela est d’autant plus difficile pour lui qui, se sentant profondément russe, n’avait jamais envisagé de vivre en dehors de sa patrie. Issu d’une famille de vieux- croyants, Šmelёv est resté très attaché à ses racines russes. Alors que certaines familles issues des classes sociales favorisées, comme par exemple la famille de Vladimir Nabokov, préféraient engager des gouvernantes et des précepteurs anglais, français ou allemands, les parents de Šmelёv ont toujours privilégié la culture russe. Ainsi, dès son enfance, il s’est initié à la culture traditionnelle en côtoyant des ouvriers du bâtiment ou des artisans venant de toutes les guberni 4de la Russie centrale. Cela a largement conditionné la perception du monde du futur écrivain. 5 Son âge avancé au moment de quitter la Russie rend son départ d’autant plus pénible. En effet, au moment de la révolution russe, en 1917, il est âgé de quarante-quatre ans. Plus le temps passe, plus il lui devient difficile, voire inimaginable, de concevoir sa vie hors de Russie. La raison principale de son refus de quitter le pays est son fils unique Sergej, qui a rejoint l’armée blanche afin de se battre contre le régime bolchevique. Par ailleurs, la peine que lui cause son départ s’accroît aussi à l’idée de perdre son lectorat. Effectivement, il a dû attendre longtemps avant que son talent d’écrivain ne soit reconnu. Ses débuts littéraires datent des années 1890 avec la publication de U meľnicy (Près du moulin, 1894). Or, le succès n’étant pas au rendez-vous, Šmelёv s’en trouve découragé pour un long moment. Ce n’est qu’une décennie plus tard qu'il décide enfin de reprendre la plume. Il écrit plusieurs nouvelles, dont Čelovek iz restorana(Garçon !, 1911), son premier succès. En partant à l’étranger, il craint de redevenir cet écrivain sans public qu’il avait été et de retomber dans l’anonymat. 6 C’est pourquoi, au lieu de fuir à l’étranger lors de l’arrivée des bolcheviks au pouvoir, Šmelёv espère encore trouver un abri à l’intérieur de son pays. En 1918, il part avec sa famille s'installer sur la presqu'île de Crimée, qui est alors tenue par les Blancs, et y achète une maison avec une petite parcelle de terrain. Ainsi, il s’éloigne du régime qu’il désapprouve, tout en restant en Russie. En août 1920, il écrit le récit Pušečnoe vino (Le Vin de canon) dans lequel les émigrés russes, réunis autour d’un dîner donné par Mme Boirenard dans la capitale française, apparaissent comme des personnes pitoyables et malheureuses7. Par le biais du personnage principal, le journaliste Vjazov, l’écrivain va

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jusqu’à blâmer ces Russes partis vivre à l’étranger. Il leur reproche d’avoir trahi leur patrie, d’avoir été lâches. 7 Cependant, par la suite, cette conviction qu’a Šmelёv de ne pas pouvoir vivre en dehors de la Russie se trouve être ébranlée par les évènements extérieurs. Durant l'automne 1920, « la terreur rouge » gagne la Crimée. L’écrivain est le témoin direct des atrocités commises par les bolcheviks à l’égard de la population locale. Son fils Sergej est victime de la nouvelle politique mise en place par les bolcheviks : il est arrêté le 4 décembre 1920 parce qu’il est officier dans l'armée blanche. Quant à l’écrivain lui-même et sa femme Olga, ils souffrent également de ce régime : comme la majorité des habitants de la Crimée à cette époque, les Šmelёv connaissent la funeste famine qui touche la région au cours des années 1921-1922. Ainsi, cette période fait prendre conscience à l’écrivain que sa Russie prérévolutionnaire est en train de disparaître. Il en est de plus en plus convaincu, surtout après son séjour à Moscou que le couple Šmelёv a regagné en mars 1922. En regardant autour de lui, l’écrivain ne reconnaît plus ni son pays ni les personnes qui y habitent. Il constate la dégradation de l’homme russe : la perte des valeurs morales, le rejet de la religion. Par le biais du narrateur du récit Dva Ivana (Deux Ivan), l'écrivain exprime son amertume vis-à-vis des nouveaux slogans bolcheviques et fustige ces gens qui se sont détournés de Dieu : 8 Selon l’écrivain, la dégradation a également touché l’intelligentsia russe. Durant son dernier séjour à Moscou, Šmelёv est stupéfait par les positions conciliantes et serviles de l'intelligentsia envers les nouveaux maîtres du pays. Dans une lettre adressée à Vikentij V eresaev, on entend son cri d'amertume et de colère : « L'intellectuel russe s'est desséché et il est devenu ignoble ! »10 9 Par ailleurs, Šmelёv constate que la littérature se trouve affectée par la politique bolchevique : le lecteur a changé de visage et désormais toute œuvre doit répondre aux exigences de la commande sociale et savoir réagir aux changements socioculturels. Or, Šmelёv ne conçoit pas son activité littéraire dans le cadre de cette commande sociale. Il se plaint à Veresaev de ne pas être en mesure d'écrire dans ces conditions. Il a envie, en effet, de continuer à écrire selon son inspiration, sur les sujets qui le passionnent. Son refus de rejoindre le rang des écrivains aux ordres des bolcheviks est lourd de conséquences. Agissant de telle sorte, Šmelёv se condamne en effet, en se fermant toutes les voies, à rester sans lecteur. 10 Ainsi, Šmelёv se livre à ce triste constat : il doit se résoudre à quitter son pays. L’écrivain commence, en effet, à suffoquer dans cette nouvelle Russie. Il finit alors par accepter la proposition d’Ivan Bunin de venir avec sa femme Oľga passer quelque mois dans le sud de la France, prétextant devoir recouvrer la santé. Par ailleurs, sa décision de quitter la Russie est motivée par des rumeurs selon lesquelles son fils aurait été aperçu en Occident. Mais il se réconforte : ce ne sera que temporaire. 11 À cette époque, il n’est pas facile de franchir les frontières de l’URSS. Malgré l’assouplissement des conditions de départ pour l’étranger, il faut fournir aux autorités soviétiques une lettre de recommandation d’une personne pouvant se porter garant pour vous en attestant que vous allez bien rentrer au pays. Šmelёv sollicite pour ce service le critique littéraire et membre du parti Nikolaj Klёstov-Angarskij qui bénéficie de la confiance des dirigeants bolcheviques.

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12 En novembre 1922, pour des raisons de facilités administratives, le couple arrive à Berlin. En décembre, Bunin parvient enfin à obtenir un visa français pour les Šmelёv. Il récolte également des fonds afin d’aider matériellement l’écrivain totalement démuni11.

Son installation en France

13 Durant les premiers mois de son séjour à l’étranger, Šmelёv semble retrouver un équilibre physique et moral. L’écrivain est obligé de convenir que l'air de l'Europe, après les horreurs de la Russie soviétique, lui est bénéfique. En juin 1923, les Šmelёv s’installent pour quatre mois chez les Bunin, dans leur villa Mont-Flery de Grasse. La blessure morale guérit, Šmelёv reprend des forces, le rythme de la vie en Occident s’avère apaisant pour lui. Il écrit à Aleksandr Kuprin le 13 juin 1923 : « Cela fait déjà quelques semaines que nous passons à Grasse, et l’ambiance est si légère que le temps passe vite, sans que l’on s’en aperçoive. 12» Nataľja Solntseva note également dans la biographie consacrée à Šmelёv que « la vie à Grasse faisait revenir Šmelёv à son état normal, là-bas il avait retrouvé le goût de la vie, de ses joies simples » 13. Šmelёv ne tarit pas d’éloge à l’égard de la France : « Ici, l’histoire se trouve en dessous de chaque pierre. (…) Ici l’or sort de la pierre pour ensuite se répandre sur les olives, les oranges, les abricots, sur tout. » 14 L'été suivant Šmelёv quitte Paris pour aller dans les Landes en compagnie de sa femme. L'écrivain s'y sent tellement bien qu'il en vient même à comparer le paysage landais avec celui de la Crimée. Dans sa lettre du 10 mai 1924 à Aleksej Kartašev, il s’exalte : « Vous ne pouvez pas vous imaginer à quel point c’est extraordinaire ici ! Et malgré la proximité de l’océan, on se sent comme dans la région de Kaluga » 15. Cette ambiance est pour lui une invite à la poésie : « Et le silence. Et l’océan. Et le soleil qui s’y noie. » 16 De même, l’ambiance de Capbreton lui fait penser à la région de la Volga, il s’y sent « comme dans les forêts-sables de la vieille région russe de la Volga… »17

14 Après avoir goûté à cette vie paisible qui contraste tellement avec les atrocités, la misère et la famine qu'il a connues en Russie, Šmelёv réalise qu’il ne sera pas en mesure de rentrer dans son pays natal. La confirmation de l’assassinat de son fils par les bolcheviks renforce cette décision. En 1924, il écrit alors une lettre à Klёstov-Angarskij où il explique sa décision de non-retour : « Maintenant, puisque je sais que l'on m'a pris et tué mon fils, je ne suis plus en mesure d'accepter le moindre mot, même bienveillant, du pouvoir au nom duquel un grand nombre d'atrocités ont été commises. »18 15 Cependant, l’effet de sublimation 19, qui touche la majorité des expatriés au moment de leur venue dans le pays d’accueil, est de courte durée. Ces moments ne constituent pour lui que des parenthèses de bien-être qu’il referme très rapidement. L’écrivain ne parvient pas à oublier qu’il est en exil.Dès lors, l’ambiance apaisante cède la place à une période de misère, qui à son tour provoque un sentiment d’humiliation. À l’arrivée de l’automne, le couple rejoint la capitale française et c’est un Paris gris et pluvieux qui les accueille. Šmelёv évoque son ressentiment dans une lettre adressée à Zinajda Gippius : « Je suis à Paris et il fait très humide » 20. Cette ambiance grise extirpe l’écrivain de son rêve européen et l’amertume succède à la sublimation des premiers mois. 16 À Paris, Šmelёv côtoie d’autres exilés russes et remarque que la plupart d’entre eux, tout comme lui, sont perdus, privés d’oxygène, habités par une agitation qui n’a pas de sens.

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17 Le sentiment d’inconfort éprouvé par Šmelёv a également pour cause l’hostilité des Occidentaux. En arrivant en France, il espérait trouver de la compassion de la part de ses habitants. Or, dès les premiers jours de son arrivée, il a du se confronter à leur indifférence. La scène qui se déroule entre un émigré fraîchement arrivé à l’étranger et deux Occidentaux dans le récit Na pen’kakh en est une bonne illustration. 18 Dans ses textes de cette période, Šmelёv fait entendre au lecteur la voix d'un apatride en Occident 31. Ce statut d'apatride est humiliant pour lui, comme pour tous les autres réfugiés : il est difficile pour eux d'être privés de presque tous les droits civiques et d’être socialement déclassés. C'est en quelque sorte une descente aux enfers pour les exilés russes, broyés par les rouages de la machine administrative. Le narrateur du récit Teni dnej (Les Ombres des jours) évoque la froideur et l’enfer bureaucratique de son pays d’accueil. Désormais, à l'étranger, renvoyé d’un bureau à l’autre, les émigrés russes sont obligés de passer leur temps à remplir des formulaires administratifs que le narrateur qualifie de « questionnaires infects » 32. Les Russes ont l’impression d’être traités comme des esclaves. Après avoir fait le tour des instances administratives, le narrateur du récit s'exclame, plein de lassitude : « Je suis de nouveau un esclave… » 33 Leur statut d’étranger les met au ban du reste de la société française. Par ailleurs, une certaine incertitude identitaire persiste : ils se sentent toujours menacés, ils ont peur d'être privés d’identité à tout moment ou de la perdre. En effet, ils ont bien appris la leçon : sans cette carte d'identité une personne ne représente rien à l'étranger. 19 Enfin, une autre raison du malaise qui ne quitte plus l’écrivain est la précarité matérielle endémique dans laquelle il vit alors. En effet, les biographies consacrées à Šmelёv s’accordent sur un point : sa vie en exil fut extrêmement difficile sur le plan matériel34. De ses premières années d’émigration à sa mort, Šmelёv a vécu dans la misère. Les soucis du quotidien épuisent son temps et ses forces : chaque jour, il faut penser à manger, se loger, chauffer l’appartement. Venu exprimer son admiration pour l’écrivain en janvier 1924, Mann est touché par les conditions de vie de son confrère russe, lequel vit à Paris dans « un logement de pauvres, rue Chevert dans le VIIe arrondissement »35, témoignage matériel « d'un cruel manque de ressources pécuniaires »36. Les premières années, il vit grâce aux dons et à la vente de ses articles dans les journaux et les revues de l’émigration. Mais les honoraires littéraires ne permettent pas de mener une existence digne. Par ailleurs, plus le temps passe, plus il devient difficile aux écrivains et poètes russes en exil de gagner leur vie grâce à la publication de leurs écrits. En effet, de plus en plus de maisons d’édition russes installées à l’étranger mettent la clé sous la porte. À partir des années 1930, Šmelёv, comme d’autres de ses confrères, ne peut plus compter sur des allocations mensuelles versées par des Fondations littéraires créées en Tchécoslovaquie ou en Yougoslavie. Le 15 décembre 1945, il écrit dans une lettre adressée à Oľga Bredius-Subbotina : « J’ai connu la misère tant de fois ! (…) au cours de ces cinq dernières années que je n’ai rien pu gagner (…) je n’ai de plus pas eu accès aux honoraires versés par les maisons d’édition étrangères. »37 20 Dès lors, en réaction au sentiment d’être étranger et suite aux problèmes liés à l’intégration, l’immigré peut adopter plusieurs comportements de rejet 38. Dans le cas de Šmelёv et la plupart de ses compatriotes arrivés à la même période, cela se traduit par l’animosité envers la France et les Français, le refus d’intégration. Durant son exil, Šmelёv fréquente exclusivement les membres de la diaspora russe. Il se rapproche

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même des confrères comme Kuprin ou Konstantin Baľmont, dont il n’était pas proche en Russie. 21 Šmelёv se complaît dans l’idée d’être différent. Comme la plupart de ses compatriotes, surtout les représentants de l’ancienne génération, il est convaincu de l’existence de la fameuse « âme slave » 39. Cela le conduit à croire à son tour que les critères esthétiques etmoraux de la communauté russe à l’étranger ne permettent pas de fusion avec les idées venues de l’extérieur. Šmelёv est convaincu qu’un fossé sépare les Russes des Occidentaux qui sont perçus par les premiers comme des matérialistes, incapables de s’adonner au plaisir spirituel et cherchant toujours le profit. Monsieur Roget du récit Pticy ou encore l’homme d’affaires français du récit Rossija (Russie) illustrent cette image représentative de l’homme européen. Dans la description de leur apparence, l’écrivain tient à mettre en lumière leur aisance matérielle acquise par leur sens de l’entreprenariat. Le vocabulaire choisi soigneusement par l’auteur souligne l’aspect repoussant des hommes d’affaires européens : plusieurs fois le narrateur le traite de gros (« tolstjak ») aux dents en or (« s zolotymi zubami ») 40. Dans ce portrait des entrepreneurs occidentaux, leur petite taille est bien plus qu’un détail descriptif. En les décrivant de la sorte, Šmelёv veut faire de cette caractéristique physique un défaut moral. Par ailleurs, les yeux de ces entrepreneurs sont considérés comme les révélateurs de l'âme humaine. La couleur sombre des yeux des Européens contraste avec la couleur claire et lumineuse des yeux « jeunes, vifs, clairs » 41 des jeunes Russes dépeints dans Na pen’kakh. Pour Šmelëv, l’homme d’affaires occidental cherche constamment le profit par tous les moyens, c'est pourquoi l'adverbe plutovato (de façon rusée) est à plusieurs reprises accolé aux actions servant à dépeindre son comportement. Dès lors, les qualités comportementales de l'homme comme le sens des affaires ou leur flair commercial, fortement appréciés dans la société occidentale, représentent un défaut aux yeux de Šmelёv. La rationalité des Européens et leur pragmatisme conduisent l’écrivain à ne pas vouloir s’assimiler à cette vie et à dresser intentionnellement une barrière entre lui et les Occidentaux : « Ce ne sont pas nos pêchés. C’est l’Europe qui a pêché ! »42 22 Selon l'écrivain, cette course aux profits est la cause principale du détournement des Européens de leur culture et de leurs traditions. L’émigré russe du récit Na pen’kakh, rédigé sous la forme d’un échange épistolaire, expose ses réflexions à propos de la situation en Occident à son correspondant, un châtelain écossais James W. Good : « Vous parlez de la culture, cher mister Good. Mais où est votre culture ? (...) Il n'y a plus de Dieu en Europe et la culture est morte (...). » 43 Cet émigré russe, dont on apprend par la suite qu’il était professeur d'histoire de l'art antique, tâche d’expliquer que le respect de la culture ne se réduit pas à dépoussiérer les objets de valeurs dans les musées, mais que cela consiste également à avoir de la mémoire, connaître l'origine des rites et des traditions. Or les Occidentaux ont perdu depuis longtemps cette mémoire. Si les Français continuent toujours à acheter des pâtisseries en forme de bûche pour Noël, c'est par pur automatisme, parce que cela fait partie de la fête, dans l’ignorance de leur raison d’être : « Mais ils achètent toujours des sabots de Noël, (...), des lapins en chocolat et on met sur la table des bûches en sucre. Pourquoi ? – Ils l’ont oublié. » 44C’est donc tout le contraire de la communauté russe qui s’autoproclame gardienne des traditions du Siècle d’Argent ainsi que de la culture traditionnelle russe. Le reporteur de guerre et historien Vladimir Abdank-Kossovskij s’est exprimé à ce sujet dans le

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journal Vozroždeniе: « Aucune autre émigration (...) n’a jamais reçu un tel ordre strict de faire perdurer et de développer la culture du Siècle d’Argent que la Rus’ en exil. »45 23 Le rejet de l’Occident rend l’écrivain extrêmement critique vis-à-vis de Paris et de ses habitants. Ainsi, dans la perception de Šmelёv, Paris est une ville à double facette. La première facette est superficielle. Lors des premiers instants, la capitale française ne manque pas d’émerveiller le visiteur. C'est un éclat éphémère et le visiteur découvre l’autre facette, plus sombre et lugubre. L’archétype de ce comportement est le Cosaque Buraev. Le narrateur de V’ezd v Pariž (L’Entrée à Paris), débarqué tout juste de Hongrie à la Gare de l’Est, est submergé par les premières images de la capitale française. « Formidable ! Superbe… ce Paris. » 46 - s’exclame le Cosaque qui peine à trouver ses mots devant un tel éclat. Mais, cet effet se révèle de courte durée, car en y regardant de plus près, Buraev ne voit que l’hostilité de cette ville et de ses habitants. 24 Dans ses ouvrages du cycle européen, Šmelёv souligne, en effet, l’aspect agressif de la capitale française, et à travers elle, de toutes les villes européennes. Les principaux facteurs dérangeants sont une odeur repoussante, le bruit, le rythme infernal et les couleurs trop agressives. Ainsi, la capitale française le repousse par ses « vapeurs de pourriture nauséabondes » 47. Dans un autre récit, Šmelёv évoque « une odeur étouffante d’écurie, d’étable, une odeur âcre d’essence et de transpiration humaine » 48. Dans la perception de l’écrivain, Paris est rempli de sons destructeurs, disharmonieux, oppressants, véhiculant le bruit de la foule qui écrase l’homme : 25 Par ailleurs, le cycle européen de Šmelёv fait émerger les thématiques de l’absurdité de la vie, de la mort ou encore de l’enfer. Pour cela, dans la description de la capitale française, l’écrivain réduit la palette chromatique à trois couleurs : un blanc froid, un noir funèbre et un rouge-feu. Le blanc transparent se réfère à l'absence de vie, au vide, à la tristesse : « Je regarde, envahi de tristesse : à droite, en bas, les Champs-Élysées, vastes, vides, illuminés ; la lumière est livide et triste (...). » 54 Ainsi, les feux pâles et tristes de la capitale française éclairent la route qui mène vers un vide. Cette ville est donc perçue comme la mort. Šmelёv recourt au noir afin de créer une ambiance funèbre qui règne dans la capitale française. Le narrateur du récit Teni dnej, qui avance en courant de la Place de l'Étoile vers les Invalides en passant par les Champs-Élysées, fait part au lecteur du « ciel, noir comme de la suie », de la « glace sale », des « maisons sombres, aveugles », d’une « forêt, des arbres noirs ». Le noir est également associé à la perte de repères de l'émigré russe dans ce pays étrange. Le noir du ciel, où « on ne voit pas une seule étoile »55, l’empêche en effet de voir le moment de la journée : « le soir ou la nuit – je ne sais plus » 56 ou encore « je me trompe, je ne sais plus ce qui est à moi… » 57 La thématique de la mort à Paris est secondée par une autre thématique tout aussi importante, celle de l'enfer sur terre. Cette fois-ci c'est grâce à la couleur rouge-feu telles les flammes de Satan que l'écrivain parvient à créer cette image. Dans la description de Paris donnée dans le récit Teni dnej, Šmelёv opte pour un rouge néfaste qui fait des ravages au fil du temps.

Le repli sur soi et le retour vers les valeurs religieuses

26 Le malaise dû à la vie en exil s’accroît avec les années et conduit l’écrivain à se replier sur lui-même. Les Occidentaux le repoussent, mais il ne retrouve pas non plus de chaleur ni de gentillesse auprès des représentants de la communauté russe installée à Paris. Il est forcé de constater que la précarité de la vie en exil de la plupart des

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représentants de l’émigration russe a fait ressortir les défauts de leur personnalité. Là- dessus, son opinion rejoint la remarque d’Irina Odoevceva à propos de ses compatriotes : « Les Russes en émigration – et à Berlin, et à Paris – ne sont pas du tout les mêmes qu’à Saint-Pétersbourg. Je ne les reconnais pas. Je ne parviens pas à bien m’entendre avec eux. »58 La même idée est d’ailleurs mise en exergue par Nadežda Teffi dans l'un de ses récits, intitulé Gorodok (Une petite ville) 59, où elle ironise avec beaucoup d’amertume sur l’état d’esprit de cette communauté russe. L’auteur de ce texte satirique regrette le temps où les Russes se montraient véritablement unis et solidaires aux moments des pires catastrophes de leur existence. Elle constate que dans le milieu des émigrés russes du début du XXe siècle, cette solidarité est malsaine étant donné qu’elle est fondée non sur l’amour envers son prochain, mais sur un sentiment complètement opposé fait de haine et d’envie.

27 Ainsi, en ce qui concerne, Šmelёv,à partir de la fin des années 1920, ses relations avec les membres de la diaspora se dégradent. En 1929, l’écrivain prend la décision de mettre fin à sa collaboration avec Vozroždenie, le journal de l’émigration russe avec lequel Šmelёv travaillait très étroitement60. Cette rupture est due à des désaccords esthétiques avec la rédaction du journal à cause de l’influence de plus en plus grande de Vladislav Khodasevič et Sergej Makovskij. Šmelёv est blessé par le fait que ses articles subissent des corrections et des coupures sans qu’il en soit informé. Par ailleurs, avec les années, l’écrivain devient persona non grata au sein de la diaspora en raison de ses opinions politiques61. 28 Désormais, Šmelёv se tourne vers la spiritualité. Peut-être serait-il plus juste de dire qu’il revient à ses premières valeurs, parce que l’écrivain a toujours été une personne profondément croyante. Néanmoins, les événements de la vie personnelle et la situation en Russie bolchevique avaient ébranlé les convictions religieuses de l’écrivain. En voyant les horribles souffrances du peuple russe, il refusait de croire que Dieu pouvait laisser la situation dégénérer de la sorte. Ses ouvrages écrits soit en Russie après 1915, soit durant les premières années en exil, véhiculent l'idée de vendetta contre les bolcheviks. Dans Eto bylo (Cela fut) et Solnce mërtvykh (Le Soleil des morts), Ivan Šmelëv s'octroie le droit de jouer le rôle du Christ, de se substituer à lui en fonction des événements. Cependant, avec le temps, l’écrivain éprouve de nouveau le besoin de se tourner vers la religion pour trouver un certain apaisement. 29 À partir des années 1930, ce sont ses souvenirs du bonheur perdu et du pays abandonné qui seront à la base de la plupart de ses textes. La thématique européenne n’y apparaît que sporadiquement. La Russie est placée au centre de ses œuvres parmi lesquelles il faut citer Leto Gospodne (L’Année du Seigneur, 1927-1948), Bogomoľe (Le Pèlerinage, 1931) ou encore Puti nebesnye (Les Voies célestes, 1935-1948). À travers ces ouvrages, l’écrivain tente de ressusciter l’ancienne Russie censée faire contrepoids à la Russie soviétique, perçue par l’écrivain comme un pays satanique : « Là, où Dieu n'existe pas – la Bête apparaîtra. » 62– déclare Šmelёv dans son article-manifeste « Duša rodiny » (L’âme de la patrie). Selon sa vision, la religion permet de ne pas déraciner l'homme de l'humain. Dès lors, l'écrivain oppose la Russie soviétique, dont les nouveaux maîtres détruisent les églises et font tout pour détourner le peuple de la religion, à une Russie orthodoxe pré-révolutionnaire. 30 Dans les écrits de cette période, Moscou, où il a passé son enfance et sa jeunesse, acquiert le statut d’un personnage à part. L’étude de ces ouvrages révèle que Šmelёv se sert des mêmes procédés dans la reconstitution des images de sa ville natale que pour

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Paris. Comme dans la description de la capitale française, les détails d’ordre sensoriel viennent largement compléter la description purement architecturale. On remarque toutefois que, bizarrement, les mêmes facteurs comme le bruit ou le tohu-bohu ont une connotation différente sur les plans émotionnel et affectif. Dans la représentation de Moscou, qui réunit des traits modernes et provinciaux, ces facteurs servent à véhiculer toute une palette d’émotions positives. Ainsi, l’agitation dans les rues de la ville natale de l’écrivain a des aspects festifs et joyeux. Cela est perçu comme une hymne à la vie. 31 Les aspects sonores prennent aussi une place dominante dans la description de la ville natale de l’écrivain. On se rend compte que l’ambiance moscovite est remplie de bruit. Mais, insiste Šmelёv, ce n’est pas le bruit industriel de Paris. Il s’agit du carillon des cloches faisant partie intégrante de l’image de Moscou. Ce n’est donc plus un bruit agressif, mais un bruit mélodieux de cloches qui vous rassure et qui vous rappelle à tout instant l’importance des traditions et de la mémoire. 32 De même, la palette chromatique joue un rôle important dans la reconstitution de la fresque moscovite. Les couleurs symboliques de la religion orthodoxe comme le doré, le blanc ou encore le vert y prennent une large place. Šmelёv opte par ailleurs pour des couleurs pastel censées véhiculer tout son amour et sa tendresse envers sa patrie. Une fois de plus, l’agressivité du rouge et du noir parisiens cède place à une gamme de couleurs pastel qui flattent l’auteur et l’envoûtent à tel point qu’il n’est plus en mesure de détacher son regard du paysage qui s’offre à lui. 33 Selon Ivan Iľin, son ami Šmelёv a formidablement bien réussi à recréer la vie des Russes à travers ses ouvrages de la dernière période : « La Russie et l’orthodoxie sont montrées ici à l’aide de la force de l’amour clairvoyant » 67,déclare le philosophe. À la même époque, un autre confrère de Šmelёv, Kuprin, attirait l’attention sur son côté profondément russe : « Šmelёv est un véritable Moscovite, avec le parler moscovite, avec l’indépendance d'esprit moscovite et sa liberté de pensée. » 68 Les derniers écrits de Šmelёv deviennent très rapidement des livres de chevet pour les émigrés russes, car les images de cette Russie leur permettaient de reprendre des forces morales et d’oublier tous les tracas du quotidien difficile69.

Conclusion

34 Comme nous avons pu le voir, durant son exil, l’évolution des états d’âme de Šmelёv passe par quatre stades : l’apaisement auquel succède le sentiment d’inconfort qui avec le temps se transforme en rejet de la terre d’asile et enfin le repli sur soi. Dès lors, sa vie en exil constitue un échec d’intégration à la société française.

35 Cet échec d’intégration peut être attribué premièrement à des facteurs liés à la personnalité de l’écrivain. On peut obliger un migrant à respecter des codes socioculturels nouveaux mais il est impossible de le forcer à se détacher de ses racines.En effet, l’intégration ne se décrète pas, elle nécessite la volonté d’y parvenir et cela a fait défaut à Šmelёv. Malgré les changements dans ses rapports avec sa terre d’asile, l’écrivain ne souffrait pas d’une quête identitaire comme, par exemple, les représentants de la jeune génération, arrivés en France alors qu’ils étaient enfants. Ces derniers devaient se définir entre un passé russe et un présent français. Pour Šmelёv, cela était clair : il a toujours revendiqué son identité russe. Hanté par les images de la

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Russie, il est resté inconditionnellement attaché à son pays. La nostalgie, le mal de pays ont rendu son intégration à la société française impossible. 36 Deuxièmement, la non-intégration de l’écrivain a également été conditionnée par des facteurs liés au groupe autochtone dominant, en l’occurrence la société française, et à sa position vis-à-vis de ce groupe. Pour une intégration réussie, comme le rappelle Jean-Pierre Tabin, il est indispensable « qu’il y ait une dynamique d’échangeentre étranger et autochtone, que l’étranger participe de manière active à l’ensemble des activités de la société, qu’il adhère individuellement aux règles defonctionnement et aux valeurs de la société d’accueil ; qu’il respecte ce qui faitl’unité et l’intégrité de la communauté dont il devient partie, etc. » 70 Or, comme je l’ai démontré plus haut, la plupart de ces conditions n’ont pas été réunies dans le cas de Šmelёv. On peut noter ici d’une part la quasi-absence d’interrelation entre l’écrivain, les autres exilés russes et la société française, et d’autre part l’absence de partage de points de vue sur leur vision du monde et de références culturelles. 37 Dès lors, la vie d’Ivan Šmelёv, cet éternel émigré meurtri par la séparation forcée d’avec son pays d’origine, s’est réduite à la simple existence d’un déraciné.

NOTES

1. Tabin J.-P., Les Paradoxes de l'intégration. Essai sur le rôle de non-intégration des étrangers pour l'intégration de la société nationale, Édition de l'EESP, Lausanne, 1999, p. 9. 2. Mambenga-Ylagou F., « Problématiques définitionnelle et esthétique de la littérature africaine francophone de l'immigration », in : Cauce, n° 29, 2006, p. 275. 3. Šmelёv I. S., Na pen'kakh (Sur les souches), in : Polnoe sobranie sočinenij (Œuvres complètes) en 12 volumes, vol. 6 : 1923-1924, Sibirskaja blagozvonnica, Moscou, 2008, p. 294. 4. Les guberni sont des entités territoriales dans la Russie prérévolutionnaire qui correspondent approximativement à des régions. 5. Les « baranki »sont des pains secs de forme ronde. 6. Šmelёv I. S., Avtobiografija (Autobiographie), in : Polnoe sobranie sočinenij... [12 vol.], Op. cit., vol. 3, p. 503. 7. Šmelёv I. S., Pušečnoe vino (Le Vin de canon), in : Sobranie sočinenij (Œuvres complètes) en 5 volumes, 8 e volume supplémentaire, Russkaja kniga, Moscou, 2000, pp. 521-524 ; publié initialement dans le journal Jug Rossii, du 27 août 1920, n° 114 (307), p. 2. 8. Šmelёv I. S., Dva Ivana (Deux Ivan), in : Polnoe sobranie sočinenij... [12 vol.], vol. 6 : 1923-1924, p. 255. 9. Šmelёv I. S., Na pen'kakh, Op. cit., p. 318. 10. Šmelёv I. S., Poslednij moj krik – spasite! (Mon dernier cri – au secours !), in :Pis'ma I. S. Šmelёva V. V. Veresaevu. Vstreči s prošlym. (Lettres d'I. S. Šmelёv à V. V. Veresaev. Rencontres avec le passé), Russkaja kniga, Moscou, n°8, 1996, p. 175. 11. Selon Nataľja M. Solntseva, Ivan Bunin vend les billets à la soirée de lectures publiques d'Ivan Šmelёv alors que l’écrivain n’est pas encore arrivé à Paris. Cf. : Nataľja M. Solntseva, Ivan Šmelёv. Žizn’ i tvorčestvo (Ivan Šmelёv. La vie et l'œuvre), Èllis Lak, Moscou, 2007, p. 106.

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12. Kuprina K. A., Kuprin – moj otec (Kuprin – mon père), Khudožestvennaja literatura, Moscou, 1979, p. 236. 13. Solntseva N. M., Op. cit., p. 107. 14. Kuprina K. A., Op. cit., p. 236. 15. Cité d'après « Vstreča » (La rencontre), in : Konstantin Baľmont – Ivanu Šmelёvu. Pis'ma i stikhotvorenija 1926-1936 (Konstantin Baľmont à Ivan Šmelëv. Lettres et poésies 1926-1936), préparation des textes et commentaires effectuées par Azadovskij K. M., Bongard-Levin G. M., Sobranie, Moscou, 2005, p. 11. 16. Idem. 17. Lettre de I. S. Šmelёvà Aleksej V. Kartašev du 28 mai 1924, in : Ibid., p. 11. 18. Voir : Kutyrina J. A., Vospominanija ob I. S. Šmelёve (Souvenirs d'I. S. Šmelёv), cité d'après « Vstreča », in : Ibid., p. 15. 19. L'effet de sublimation est une notion de psychanalyse qui a été développée dans les travaux de Jacques Lacan (Voir : L’Éthique de la psychanalyse [1959-1960], Seuil, Paris, 1986, 374 p.). L’effet de sublimation consiste en une production des pulsions extrêmement fortes dans le cerveau de l’individu. Ces pulsions contribuent à embellir la réalité : « Elles semblent travailler contre le principe de réalité et contre la préservation de la vie » (Zupančič A., Esthétique du désir, éthique de la jouissance, Théétète, Lecques, 2002, 188 p. URL : http://mondesfrancophones.com/espaces/ psyches/sublimation/, consulté le 1er juin 2012). 20. Lettre du 15 octobre 1923 : « Ivan Šmelёv: Otraženie v zerkale pisem » (Ivan Šmelёv : Reflet dans le miroir de l’œuvre), in : Naše nasledie, n° 59-60, p. 126, URL : http://nasledie-rus.ru/ podshivka/6016.php, consulté le 1er juin 2012. 21. Idem. 22. Šmelёv I. S., Pticy (Les Oiseaux), in : Polnoe sobranie sočinenij... [12 vol.], Op. cit., vol. 6 : 1923-1924, p. 266. 23. Šmelёv I. S., Na pen'kakh, Op. cit., p. 320. 24. Mann Th., « Préface », in : Chméliov I. [Šmelёv I. S.], Le Soleil des morts, traduit du russe par Denis Roche, Éditions des Syrtes, Paris, 2001, p. 7. 25. Lettre d'I. S. Šmelёv à S. V. Potresov du 28 juillet 1933, in : « Vstreča », Op. cit., p. 19. 26. Šmelёv I. S., Na pen'kakh, Op. cit., p. 332. 27. Ibid., p. 281. 28. Cité d'après « Vstreča », Op. cit., p. 20. 29. Avec les années, les écrivains russes ont, certes, été de moins en moins mis à l’écart par leurs confrères français. Des réunions-débats envisagés comme échanges interculturels ont été mis en place à partir de cette période : « L’importance de ces rencontres est sensible à travers leur écho dans la presse de l’émigration russe (Poslednie Novosti, Vozroždenie, Segodnja, Rossjia i Slavjanstvo) et la presse française (LaFrance et LeMonde) et par la publication en français d’une série d’auteurs russes. » (Cf. Victoroff T., « L’émigration, lieu de rencontres culturelles : le Studio franco-russe, “tribune libre” des années 1930 », URL : http://russie-europe.ens-lsh.fr/article.php3? id_article=38#appel2, consulté le 1 er juin 2012). La même thèse est mise en évidence par le chercheur canadien Leonid Livak. Dans son article « L’émigration russe et les élites culturelles françaises, 1920-1925. Les débuts d’une collaboration », il remet en cause les idées reçues sur l'isolement de l’émigration russe face aux milieux culturels français dans l’entre-deux-guerres. (Cf. Livak L., « L’émigration russe et les élites culturelles françaises, 1920-1925. Les débuts d’une collaboration », in : Cahiers du monde russe, n o 48/1, 2007 pp. 23-44). Le chercheur canadien affirme que l’« indifférence générale des intellectuels français envers les cultures étrangères, encore aggravée par la mode prosoviétique en vigueur dans les milieux littéraires parisiens » du tout début du siècle a cédé la place à la solidarité dans la mesure où, à partir des années 1920, « (...) la littérature française contemporaine se rangeait du côté des émigrés dans leur conflit

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avec la culture soviétique ». (Cf. Livak L., « Nina Berberova et la mythologie culturelle de l’émigration russe », in : Cahiers du monde russe, no 43/2-3, 2002, pp. 464 & 467). 30. Tabin J.-P., Op. cit., p. 12. 31. Les pouvoirs soviétiques ont privé, en effet, ces émigrés de leur patrie non seulement sur le plan humain mais également sur le plan administratif et législatif. Les Russes étaient qualifiés « d'apatride » jusqu'en 1922, date de la création du passeport Nansen. Le passeport Nansen est un certificat permettant aux réfugiés apatrides de circuler librement à travers les pays qui l’ont reconnu. Le passeport Nansen a été crée le 5 juillet 1922 à l’initiative de Fridtjof Nansen, premier Haut-commissaire pour les réfugiés de la Société des Nations. Au départ il était destiné aux réfugiés russes qui ont fui le régime bolchevique et qui ont été destitués de leur nationalité par le décret soviétique du 15 décembre 1922. 32. Šmelёv I. S., Teni dnej (Les Ombres des jours), in : Polnoe sobranie sočinenij... [12 vol], Op. cit., vol. 8, Op. cit., p. 245. 33. Idem. 34. Voir la biographie réalisée par la chercheuse russe Nataľja Solnceva (Op. cit.) ou celle de la chercheuse américaine Olga Sorokin, Moscoviana: the Life and Art of Ivan Shmelyov (Moscoviania : la vie et l'œuvre d'Ivan Šmelëv), Barbary coast books, Oakland, 1987, 387 p. 35. Mann T., Op. cit., p. 5. 36. Idem. 37. Šmelёv I. S. & Bredius-Subbotina O. A., Roman v pis’max (Roman sous forme de lettres), vol. 2, Rospèn, Moscou, 2003, p. 375. 38. Voir : Bolzman C., Sociologie de l'exil : une approche dynamique. L'exemple des réfugiés chiliens en Suisse, Seismo, Zurich, 1996, p. 31 ; Tabin J.-P., Op. cit., pp. 51-64. 39. Maire Sv., « La recherche de “l’âme slave” chez les émigrés russes de la première vague en France », in : La Revue russe, no 36, 2011, pp. 31-42. 40. Šmelёv I. S., Rossija (La Russie), in : Polnoe sobranie sočinenij... [12 vol], Op. cit., vol. 7 : 1925-1926, p. 621. 41. Šmelёv I. S., Na pen'kakh, Op. cit., p. 297. 42. Šmelёv I. S., Dva pis'ma (Deux lettres), in : Polnoe sobranie sočinenij... [12 vol], vol. 6 : 1923-1924, p. 278. 43. Ibid., p. 276. 44. Ibid., p. 280. 45. Abdank-Kossovskij V., « Russkaja immigracija. Itogi za 35 let » (L'Émigration russe : le bilan de 35 années), in : Vozroždeniе, no 52, 1956, p. 121. 46. Šmelёv I. S., V’ezd v Pariž (L'Entrée à Paris), in : Polnoe sobranie sočinenij... [12 vol], vol. 7 : 1925-1926, p. 595. 47. Šmelёv I. S., Teni dnej, Op. cit., p. 239. 48. Šmelёv I. S., Na pen'kakh, Op. cit., p. 340. 49. Idem. 50. Šmelёv I. S., V'ezd v Pariž, Op. cit., p. 596. 51. Šmelёv I. S., Pesnja (La Chanson), in : Polnoe sobranie sočinenij... [12 vol], vol. 7 : 1925-1926, p. 552. 52. Idem. 53. Cité d'après « Vstreča », Op. cit., p. 18. 54. Šmelёv I. S., Teni dnej, Op. cit., p. 229. 55. Idem. 56. Idem. 57. Ibid., p. 245. 58. Odoevceva I., Op. cit., p. 75.

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59. Teffi N., « Gorodok » (Une petite ville), in : My. Ženskaja proza russkoj emigracii (Nous. La prose féminine de l'émigration russe), Russkij khristianskij gumanitarnyj institut, Saint-Pétersbourg, 2003 [1927], pp. 122-123. 60. Le contact ne sera rétabli qu’en 1934, après le départ de Sergej Makovskij du journal. Les derniers récits du futur diptyque composé de Leto Gospodne et de Bogomoľe sont sortis de nouveau dans le journal Vozroždenie. 61. Lors de la Deuxième Guerre mondiale, beaucoup d’émigrés russes ont oublié pendant un moment leur ressentiment à l’égard de la Russie soviétique pour le déporter sur les nazis. C’est pourquoi la participation de Šmelёv au Te Deum (moleben), organisés par les Allemands, pour les victimes de Crimée, assassinées par les bolcheviks a provoqué un tollé de colère et d’indignation au sein de la diaspora. Une véritable campagne anti-Šmelёv a été menée juste après la fin de la Deuxième Guerre mondiale. Les autorités soviétiques ainsi que les milieux de l’émigration pro- soviétiques ont à l’époque accusé l’écrivain d’avoir collaboré avec les nazis. Les justifications de Šmelёv ont motivé une telle accusation, et la protection de Gleb Struve, de Ksenija Denikina et Vladimir Zeeler n’ont pas réussi à mettre fin à la polémique concernant Šmelёv. Après que la radio soviétique eut parlé, le 25 mai 1947, de la collaboration de Šmelёv avec le journal anti- communiste Russkaja mysľ, l’écrivain a dû abandonner le rêve de voir ses œuvres publiées un jour en Russie soviétique. C’est ce qui lui causait le plus de peine : amoureux de la Russie jusqu’au bout des ongles, il souffrait beaucoup à l’idée que ses œuvres tombent dans l’oubli. 62. Šmelёv I. S., Duša rodiny. Sbornik statej. 1924-1950 (L'Âme de la Patrie. Recueil d'articles. 1924-1950), Izdateľstvo russkogo naučnogo instituta, Paris, 1967, p. 17. 63. Un likhatch [likhač] est un cocher impétueux, un chauffard. 64. Chméliov I. [Šmelёv I. S.], Les Voies célestes, traduit du russe par Hélène Emeryk, actualisée et corrigée par Victor Loupan, Presses de la Renaissance, Paris, 2003, p. 81. 65. Ibid., p. 98. 66. Ibid., p. 24. 67. Iľin I. A., « O t’me i prosvetlenii. Kniga khudožestvennoj kritiki. Bunin-Remizov- Šmelёv » (Sur l’obscurité et l’éclaircissement. Livre de la critique littéraire. Bunin-Remizov- Šmelёv), in : Polnoe sobranie sočinenij... [12 vol], Op. cit., vol. 6 : 1923-1924, p. 385. 68. Kuprin A., « Ivan Sergeevič Šmelёv », in : Khronika sobytij glazami belogo oficera, pisatelja, žurnalista (Chronique des événements par un officier de l’armée blanche, écrivain et journaliste), Sobranie, Moscou, 2006, p. 557. 69. Certains de ses compatriotes voient cette fresque moscovite d’un mauvais œil. Georgij Adamovič, poète critique littéraire de renom, reproche à Šmelёv d’être passionné outre mesure, de s’emporter facilement dans les descriptions de l’ancienne Russie. Adamovič a perçu le diptyque de Šmelёv comme une utopie, déformant la représentation de la vie du Zamoskvoreč’e : « En relisant du Šmelёv on a envie de s’exclamer : “Je ne te reconnais pas, Russie !” » Adamovič G., « Šmelёv », in : Odinočestvo i svoboda (Solitude et liberté), Azbuka klassika, Saint- Pétersbourg, 2006, p. 75. Or, nous pensons que la justesse dans la reproduction d’une Russie pré- révolutionnaire n’a rien à faire ici. Une fois de plus, le lecteur ne recherche pas un livre documentaliste. Il ne s'agira donc pas d'un espace géographique, mais d'une substance métaphysique. 70. Tabin J.-P., Op. cit., p. 59.

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RÉSUMÉS

Célèbre écrivain russe du début du XXe siècle, Ivan Šmelёv (1873-1950) doit, après les événements d’Octobre 1917, quitter la Russie avec sa femme. Le couple s’installe à Berlin en 1922 puis en France en 1923. Cette émigration forcée marque une nouvelle période dans la vie et dans l’œuvre de l’écrivain. Les biographies consacrées à Šmelёv s’accordent toutes sur un point : sa vie en exil fut extrêmement difficile et dès son arrivée, l’écrivain fut amer vis-à-vis de son pays d’accueil et de ses habitants. En effet, bien qu’il ait vécu un quart de siècle sur sa terre d’accueil, l’écrivain ne s’y intégra jamais vraiment, faisant le choix de rester en marge de la société française. Il reste à comprendre pourquoi Šmelёv n’a jamais pu s’y intégrer. Dans le présent article, je me propose de tenter de répondre à cette question en me basant sur les textes de l’écrivain. Pour ce faire, je retrace tout d’abord, étape par étape, les raisons qui l’ont poussé à s’installer en France. Ensuite, je me focalise sur l’évolution de ses ressentiments durant son exil. Enfin, dans la dernière partie, je mets en évidence quelques éléments de corrélation entre sa non-intégration dans la société d’accueil et son repli sur lui-même.

INDEX

Mots-clés : émigration, exil, littérature russe Index chronologique : entre-deux-guerres, XXe siècle Index géographique : France, Paris, Russie

AUTEUR

SVETLANA MAIRE

Membre de l’équipe de recherche CERCLE, Université de Lorraine (France)

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Publier en exil : écrivains et imprimeurs polonais à Bruxelles, 1830-1870

Idesbald Goddeeris

1 La Belgique du XIX e siècle a l’image d’un pays très hospitalier. A la veille du XXI e siècle, des historiens se rallient encore à cette réputation déjà développée et répandue au XIX e et XXe siècles 1. En 2000, Claire Billen l’a propagée de la manière suivante : De par la franchise et l’ouverture extrêmes que sous-tendaient le texte de la constitution, il semblait bien que le jeune état belge fût un paradis pour quiconque avait été expulsé de son pays pour cause de convictions trop radicales ou non conformistes, ou pour quiconque ressentait un besoin de réflexion politique et dès lors désirait prendre ses distances par rapport à la trop dure réalité. L’attrait de la Belgique augmenta peut-être encore lorsqu’en 1833, un article de loi rendit impossible l’extradition pour cause de délit politique.2 Néanmoins, cette hospitalité belge a été depuis mise doute. Ce sujet a fait l’objet d’importants travaux de recherche. En 1978, Jean Stengers écrivait qu’on « ne saurait parler de la Belgique du XIX e siècle sans évoquer sa réputation, pour les étrangers, de “terre d’accueil” : les réfugiés politiques, les exilés y ont bénéficié d’un régime qui, pour l’Europe du temps, était particulièrement libéral » 3. Mais lors d’un congrès international en 1991, sa disciple Anne Morelli a brisé cette image en la qualifiant de « toute relative, sinon mythologique »4. 2 Un élément spécifique de cette hospitalité n’a pas encore été étudié de manière approfondie. La Belgique jouissait également d’une réputation de centre d’édition. Des

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exilés de divers pays imprimaient leurs pamphlets et leurs livres en Belgique. Les communistes allemands 5 et les antibonapartistes français 6 sont les plus connus 7, mais les Russes également publièrent intensément en Belgique. Les adversaires du régime du tsar éditèrent, au début des années 1860, des périodiques comme Le Véridique, Listok et Svobodnoe Slovo. Le dissident Aleksandr I. Herzen envisagea à plusieurs reprises de déménager le siège de son journal populaire Kolokol de Londres à Bruxelles. Pour leur part, les autorités officielles russes à Bruxelles éditaient leur revue intitulée Le Nord8.

3 Sur le plan de l’édition et de la publication, la réputation d’accueil de la Belgique ne semble donc pas être un mythe, comme l’affirme Morelli. Comment doit-on comprendre la position de la Belgique, c’est ce que cet article examinera. La situation des exilés polonais en Belgique dans les années 1830-1870 sera la perspective adoptée dans cet examen. 4 Au XIXe siècle, les Polonais se sont à plusieurs reprises révoltés contre les divisions de leur pays par l’Autriche, la Prusse et la Russie. Une première grande insurrection nationale éclata à Varsovie le 29 novembre 1830. Elle avait été inspirée par deux autres révoltes en Europe : les « Trois Glorieuses » à Paris, qui avaient renversé les Bourbons réinstallés en 1815 sur le trône de France, et la Révolution belge d’août et septembre 1830 contre le roi hollandais Guillaume I er. Les Polonais furent moins chanceux que les Français et les Belges. Après un peu plus de neuf mois de combat, Varsovie tomba finalement le 8 septembre 1831. Environ sept mille officiers, politiciens et intellectuels émigrèrent vers l’ouest afin de continuer leur lutte en exil. Cette migration fut appelée Wielka Emigracja (Grande Emigration) et comprenait la crème des personnalités culturelles et politiques de la Pologne du XIX e siècle, comme Frédéric Chopin, Adam Mickiewicz, Adam Jerzy Czartoryski et Joachim Lelewel. La plupart des émigrés se dirigèrent vers la France, mais une partie choisit assez rapidement d’autres pays, dont la Belgique, où vécurent quelques centaines d’entre eux9. 5 Par la suite, dans une tradition toute romantique, quelques nouvelles révoltes éclatèrent en Pologne, notamment en 1846 à Cracovie (en Autriche). Cette révolte fut rapidement réprimée mais deux ans plus tard les Polonais participaient déja au Printemps des peuples, à Poznań (en Prusse), en Galicie (la Pologne autrichienne), mais également en Sicile et à Florence, à Berlin et à Francfort. Lorsque les révoltes furent vaincues, les insurgés polonais se dirigèrent à nouveau vers l’ouest. Une nouvelle grande vague d’émigration politique eut lieu après l’Insurrection de janvier (1863-64), la dernière grande révolte polonaise contre le tsar. Cette émigration d’après janvier amena un grand nombre de nouveaux proscrits vers l’ouest10. 6 Cette article se propose d’analyser la Belgique comme centre d’édition pour les exilés polonais dans les années 1830-1870. Nous le ferons en deux étapes. Dans un premier temps, nous examinerons de plus près les imprimeries polonaises à Bruxelles en nous posant les questions suivantes : Combien de Polonais ont édité et imprimé des livres en Belgique ? qui parmi eux parvint à monter une affaire solide qui réussit ? Quels furent les facteurs qui contribuèrent à leur succès ? Les publications polonaises furent-elles éditées en Belgique ou les écrivains polonais qui se trouvaient dans ce pays durent-ils collaborer avec des imprimeurs belges ? Avaient-ils une réputation internationale et donnaient-ils du travail aux Polonais qui n’étaient pas sur le territoire belge ? La réponse à ces différentes questions nous donnera un premier aperçu de la Belgique comme pays d’éditeurs.

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7 Dans un second temps, nous nous focaliserons sur les auteurs et leurs publications. Sur base de données bibliographiques, nous observerons quels livres polonais furent publiés en Belgique par des auteurs polonais. Pour ce faire, nous porterons une attention certaine à leur contenu : était-ce plutôt des livres politiques qui ne pouvaient être publiés ailleurs du fait de leur contenu compromettant ? Si nous répondons par la positive, cela confirmerait la Belgique dans son image de pays d’édition libéral. Ces livres étaient-ils écrits en polonais ou en français ? Et pour quel public ? Servaient-ils à tourner en ridicule un régime en particulier ? Ou s'agissait-il surtout de travaux plutôt inoffensifs, tels que des études historiques ou des ouvrages qui ressortaient des Belles- Lettres ? 8 Les réponses apportées à ces questions nous en apprendront beaucoup sur les principales activités des émigrés politiques durant la période romantique : écrire, éditer et faire de la propagande. Cela nous permettra de créer une image correcte de la Belgique comme pôle attractif pour les publicistes, grâce à un certain degré de libéralisme qui la caractérisait alors, pensons par exemple à la garantie constitutionnelle de justice de jury pour des délits de presse11.

Imprimeurs polonais

9 Dès le début de la Grande Emigration, des Polonais tentèrent de créer leur propre imprimerie à Bruxelles. En septembre 1835, Konstanty Zaleski ouvrit une maison d’édition, mais il ne trouva ni l’argent ni le matériel pour réaliser une seule publication12. Un an plus tard, Lelewel écrivit qu’il avait fondé une imprimerie. Il était prêt à éditer les ouvrages de ses compatriotes en France et leur demandait d’envoyer leurs manuscrits à Wiktor Tyszka 13. On ne sait rien de ce qui se passa ensuite, mais le silence des sources laisse supposer un piètre succès. Les historiens polonais ont donc raison lorsqu’ils écrivent que la société fondée par Henryk Kałussowski, au milieu de 1837, était la première imprimerie polonaise à Bruxelles14.

10 Cette société, fondée dans le but de rompre le monopole dans le domaine de l’édition qu’avait Aleksander Jełowicki à Paris 15, édita immédiatement trois magazines différents. Ziemianin Wszerada (Un cultivateur de bon conseil) était un périodique socioculturel dont les articles parlaient de mode vestimentaire, de marchandises et de machines. Son prospectus sortit de presse le 30 juillet. Sprawy emigracji (Les affaires de l’émigration), rédigé par Franciszek Gordaszewski, prêchait l’unification du camp démocrate à la veille de la création du ZEP (Union de l’émigration polonaise). Le deuxième cahier parut le 30 août. Quant à Naród Polski (La nation polonaise), il était auparavant édité à Paris, mais y fut interdit en automne 1836. Kałussowski n’en publia que le dernier numéro ; daté d’octobre 1836, celui-ci mais ne parut qu’à l’été de l’année suivante. 11 Kałussowski édita aussi des livres. On a trouvé des œuvres de Lelewel, de Karol Różycki et de Walenty Zwierkowski datées de 1837, et des œuvres de Michał Budzyński et de Jan Dworzecki datées de 1838 16. Sa maison d’édition faisait également fonction d’entreprise de vente par correspondance, où l’on pouvait commander livres et manifestes par courrier17. 12 Au début, les affaires allaient bon train. Après quelques mois, un poste de deuxième collaborateur, aux côtés d’Adam Pausza, fut ouvert. Ce fut probablement Józef

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Kleczyński qui occupa cette fonction. La société déménagea du numéro 280 de la chaussée d’Ixelles au numéro 55 de la « rue Royale neuve » [sic] 18. Mais Kałussowski rencontra rapidement des difficultés. La collaboration espérée avec Poznań et Cracovie ne se réalisa pas. Afin de cacher un bilan négatif, il s’associa en janvier 1838 à l’imprimeur belge Lejeune. Mais quand celui-ci fit faillite fin mars (selon Kałussowski il s’agissait d’une faillite frauduleuse 19) le sort de l’imprimerie de Kałussowski fut également scellé. 13 Kleczyński tenta de relancer la société, mais elle fut vendue en un mois 20. Le rédacteur, Gordaszewski, dut faire paraître les derniers numéros de son Polacy na tułactwie chez un éditeur belge 21. En juin 1838, Kałussowski quitta Bruxelles pour Londres, et se rendit aux Etats-Unis au mois d’août. Là-bas, il joua encore un rôle important dans la vie de la commaunauté émigrée. À Bruxelles, Tyszka fut chargé de la vente du stock, mais il réussit à grand-peine. Finalement, il transmit tous les papiers de Kałussowski à un nouvel imprimeur polonais à Bruxelles, Jan Nepomucen Młodecki22. 14 Młodecki avait déménagé de l’Angleterre vers la Belgique en 1835 ; il avait une expérience dans le monde du livre 23. En 1837, il distribua en Belgique les produits issus de l’imprimerie et des librairies polonaises à Paris. En tant que membre actif de la gmina (communauté) bruxelloise, il s’impliqua en 1839 dans la création de la revue Orzeł Biały, publiée à Bruxelles pendant huit ans. En tant qu’administrateur de ce périodique bruxellois (sous le pseudonyme de Monsieur Sarmata), il inséra, à partir de janvier 1840, des annonces destinées à promouvoir la vente d’une série de livres. Il n’est donc pas étonnant qu’il ait fondé, au mois d’août 1840, une nouvelle imprimerie polonaise. Il l’installa au numéro 92 de la rue Léopold, et lui donna le nom « imprimerie belgo- française »24. 15 Cette firme imprima l’Orzeł Biały à partir du 20 août 1840 et, à la fin de l’année, le rapport de l’Anniversaire du 29 novembre de cette année-là. Elle est également mentionnée sur la page de garde de deux livres qui furent probablement édités ailleurs25. L’imprimerie fut donc moins active que celle de Kałussowski en 1837-38. En septembre 1841, après un peu plus d’un an d’activité, elle dut elle aussi déposer son bilan et confier l’impression de l’Orzeł Biały à un imprimeur belge : d’abord Bourlard et, à partir de novembre, J. H. Briard. La deuxième imprimerie polonaise n’avait donc pas existé très longtemps, elle non plus. Le fait que seul l’Orzeł Biały y ait été imprimé incite à se poser la question de savoir si cette société fut vraiment une imprimerie. 16 Młodecki déménagea au 56 de la rue de Ruysbroek et y continua ses activités dans le monde du livre, bien qu’il ne possédait d’imprimerie propre. Parallèlement, il poursuivait ses annonces dans l’Orzeł Biały destinées à promouvoir la vente de livres parus aussi bien en Belgique ou dans d’autres pays d’Europe de l’Ouest qu’à Leipzig et à Poznań. Il prit aussi soin de quelques éditions26. 17 Il continua également à suivre l’édition de publications polonaises comme Orzeł Biały et les rapports des commémorations du 29 novembre (Anniversaires). Lelewel écrivit au sujet du rapport du 29 novembre 1844 (imprimé chez Briard) que « Młodecki a retardé l’impression d’une ou deux semaines » 27. Młodecki sous-traitait donc le travail aux imprimeurs belges. La supposition de son biographe, Andrzej Kłossowski, qu’il ait été responsable de la majeure partie des publications polonaises en Belgique semble erronée28. On ne peut pas expliquer, par exemple, pourquoi le nom de Młodecki ne figurait que sur quelques livres et non sur la majorité d’entre eux.

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18 Kłossowski base sa thèse sur une déclaration de Lelewel datant de 1843, selon laquelle « Młodecki était ici le seul à s’occuper d’une librairie générale » 29. C’était sans doute le cas en 1843, mais au début des années 1840, il y avait une autre librairie polonaise à Bruxelles. Elle fut exploitée par Andrzej Szmigielski, déjà présent à Bruxelles en 1833. Il ne dut lancer sa drukarnia polska (imprimerie polonaise) qu’à la fin des années 1830. On connaît quatre ouvrages imprimés chez Szmigielski 30. Il fut probablement également impliqué dans Antiquité de Pologne de Lelewel paru en 1842 31. En 1845, ce dernier le mentionnait comme compositeur en Belgique32. 19 Szmigielski travailla probablement chez un imprimeur belge, et c’est grâce à cela qu’il réussit à imprimer quelques ouvrages sous l’enseigne de sa drukarnia polska. On ne peut toutefois pas confondre celle-ci et l’Imprimerie belgo-française de Młodecki. Kłossowki, le biographe de Młodecki, se trompe lorsqu’il suppose (car aucune source n’est disponible) que Młodecki fut également impliqué dans les éditions de la drukarnia polska33. Si l’on considère une perspective plus large, il est surtout important de retenir que la société de Szmigielski ne tint pas longtemps, elle non plus. 20 Après 1846, il n’y eut plus un seul imprimeur polonais en Belgique durant plus d’une décennie. Vers 1858, Zygmunt Gerstmann s’installa en Belgique. Il eut d’abord une librairie à la rue Neuve, à Bruxelles (où Wiktor Heltman avait travaillé quelque temps)34. En 1860, ou peu avant, il acheta les tirages de la Librairie étrangère de J. N. Bobrowicz, en liquidation à Leipzig. Il réimprima les œuvres en les dotant d’une nouvelle page de garde, d’une nouvelle année, d’un nouveau lieu d’édition et y plaça son nom. 21 Gerstmann imprima bien quelques œuvres d’auteurs polonais de Belgique, 35mais la majorité de ses publications furent des réimpressions d’œuvres littéraires polonaises parues à Leipzig. Il poursuivit la vente de séries entamées par Bobrowicz, comme la Biblioteka Powieści Historycznych (Bibliothèque de récits historiques) et la Biblioteka Malownicza Najbawniejszych Powieści dla Dzieci po francusku i po polsku (Bibliothèque pittoresque des plus amusantes histoires pour enfants en français et en polonais). Simultanément, il démarra une nouvelle série des tirages de Leipzig : la Biblioteka Domowa (Bibliothèque de la maison). Il essaya de promouvoir la vente en baissant radicalement les prix et en ouvrant une nouvelle librairie à Ostende (au numéro 18 de rue de Flandre), ouverte uniquement pendant la saison touristique. Mais ses affaires ne furent guère brillantes. Gerstmann liquida sa société en 1865 et partit vraisemblablement à Berlin36. 22 Seul le cinquième imprimeur polonais de Belgique, Henryk Merzbach, eut une société florissante. Merzbach descendait d’une famille d’imprimeurs de Varsovie. Son père Zygmunt et son oncle Samuel ouvrirent, dans les années 1830, une librairie dans la capitale polonaise, et lui-même y posséda, dès 1860, une maison d’édition située dans la rue principale, Krakowskie Przedmieście, maison qui fut fermée en 1863 par les Russes. Fin août 1864, Merzbach s’installa à Bruxelles, où il fut immédiatement embauché (ce qui laisse penser que ceci avait donc été fixé avant son arrivé) dans la prestigieuse Librairie européenne de Charles Muquardt, située sur la place Royale. Au mois d’octobre de la même année, il en assuma la direction générale37. 23 Initialement, Merzbach était fort enthousiaste à l’idée de faire de la maison Muquardt une société d’éditions polonaise. Il écrivit en ce sens quelques lettres à Józef Ignacy Kraszewski afin de convaincre cet auteur et éditeur de déplacer ses activités de Leipzig en Belgique, mais ce projet ne se concrétisa pas 38. Quand la société fut mise en vente

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trois ans plus tard, il essaya, auprès de compatriotes comme Kraszewski, Aleksander Kurtz et le comte Wielhorski, de rassembler des fonds pour racheter l’imprimerie et la transformer en un « office de publicité européenne » polonais. L’achat eut effectivement lieu. Début 1869, on pouvait lire sur les en-têtes la mention « Henry Merzbach Succ. ». Sept ans plus tard, Merzbach se nommait même « libraire de la Cour et de S. A. R. le Comte de Flandre »39. 24 Il n’y avait probablement pas d’investissements polonais dans cette nouvelle firme. Elle n’avait ni connections explicitement polonaises, ni de profil polonais. La maison Muquardt, qui avait, avant 1864, encore publié l’une ou l’autre œuvre polonaise 40, ne le fit plus sous la direction de Merzbach (sauf quelques exceptions en 1868 et 1878 41). En 1883, Merzbach écrivit explicitement à un collègue de Cracovie qu’il n’éditait ni brochures, ni œuvres polonaises, car celles-ci n’étaient ni lues ni vendues en Belgique 42. Il avait déjà avoué, en 1876, son engagement minime pour la Pologne, sur un ton quelque peu littéraire : « Le pin polonais se dessèche à l’étranger. »43 25 La raison pour laquelle Merzbach eut du succès et pour laquelle les autres éditeurs polonais échouèrent est claire. Merzbach était un éditeur belge, se concentrant sur le marché belge ou ouest-européen. Ses compatriotes, au contraire, ne pouvaient survivre en n’éditant que des œuvres polonaises. Publier en exil s’avérait non lucratif, ni pour l’éditeur, ni pour l’auteur. 26 En réalité, la majorité des œuvres polonaises publiées en Belgique le furent par des éditeurs belges. Dans les années 1830, Prosper Voglet, installé sur le boulevard de l’Empereur, fut l’imprimeur le plus important des Polonais à Bruxelles. Il avait des sympathies démocrates radicales (il avait, par exemple, imprimé La Voix du Peuple d’avril à juin 1833) 44, il disposait de caractères typographiques polonais et il employa durant un certain temps Tadeusz Idzikowski45. 27 Dans les années 1840, Briard (au numéro 34 de la rue des Six Jetons) repris ce rôle, et mis sous presse la plupart des Anniversaires et l’Orzeł Biały 46. La majeure partie des titres, tous parus entre 1851 et 1869, furent publiés par J. H. Dehou, le beau-frère de Jacob Kats47, qui imprima également les périodiques Demokrata Polski, Wytrwałość et Ognisko. Après 1850, Polska et La Pologne furent les seuls périodiques polonais réalisés ailleurs que chez Dehou, notamment chez J. Nys. Ce dernier édita pendant l’insurrection de Janvier quelques œuvres polonaises. Notons encore que Ludwik Ozeasz Lubliner publia régulièrement chez Ch. Vanderauwer48.

Auteurs polonais

28 Il y avait beaucoup plus d’auteurs polonais que d’imprimeurs en Belgique. La liste, basée sur la Bibliografia polska XIX stulecia de Karol Estreicher, des ouvrages écrits par des Polonais et publiés en Belgique entre 1830 et 1870 comprend 222 titres 49. Les œuvres sont bien réparties dans le temps : 35 datent des années 1830, 59 des années 1840, 32 des années 1850 et 95 des années 1860. Ce dernier nombre s’explique par l’activité de l’imprimerie de Gerstmann : sur la seule année 1862, 35 livres avaient paru, la plupart étant des réimpressions.

29 Evidemment, tous les auteurs n’habitaient pas en Belgique. La liste contient par exemple des livres de Mickiewicz, de Leonard Chodźko et de Jan Czyński 50. Inversement, certains auteurs polonais de Belgique publiaient aussi à Paris ou à Leipzig.

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Des vingt-cinq œuvres écrites par Lelewel entre 1833 et 1861, seules huit furent éditées là où il vivait, à savoir à Bruxelles. Il en publia six à Poznań, cinq à Paris, deux à Leipzig, deux à Varsovie et une à Rouen51. 30 La grande majorité des livres traitaient de sujets qui n’étaient pas liés à la politique de l’époque ; il s’agissait surtout d’œuvres littéraires ou historiques. Lelewel était l’auteur le plus prolifique (et le plus revu et le plus réimprimé). Il publia principalement des études sur la numismatique et sur la géographie historique (dont la Numismatique du Moyen Age [1835] et la Géographie du Moyen Age [1849] sont les plus importantes), ainsi que des synthèses de l’histoire polonaise : Dzieje Polski potocznym sposobem (Histoire de la Pologne au quotidien, 1837), Polska odradzająca się (La Pologne ressuscitant, 1836) et Panowanie króla […] Poniatowskiego (Le règne du roi Poniatowski, 1847). 31 Quelques autres Polonais publièrent en Belgique des ouvrages d’histoire générale polonaise ou sur certains thèmes de l’histoire d’Europe occidentale : hormis Chodźko et Czyński, citons par exemple Heltman, Tespezjusz Dubiecki et Leon Leopold Sawaszkiewicz52. Quelques œuvres comportaient un message politique explicite (Sawaszkiewicz écrivit formellement en 1859 qu’il comparait l’expédition à Moscou de Stanisław Żółkiewski [1610] à celle de Napoléon [1812] parce que « le passé est l’oracle du futur ») mais dans la plupart des cas, la valeur de l’analyse résidait essentiellement dans la création de nouvelles visions de l’histoire polonaise et dans le maintien de l’identité polonaise53. 32 Il en allait de même pour les œuvres littéraires. Certains Polonais publièrent en Belgique de la prose et de la poésie : Dworzecki, Budzyński, Merzbach, Jan Ignacy Moll, Jan Kanty Radecki (qui n’habitait pas en Belgique), Czesław Karski et Włodzimierz Wolski54. Leur nombre reste fort limité et leurs œuvres de qualité moyenne. Il s’agit d’auteurs de second ordre, n’atteignant pas le niveau de leurs compatriotes en France qui élevèrent le romantisme après 1830 à l’un des points culminants de la littérature polonaise. Ce n’est qu’au début des années 1860 qu’une plus grande quantité d’œuvres littéraires furent éditées, grâce à Gerstmann. 33 Ce grand nombre d’ouvrages historiques et littéraires ne signifie pas qu’il n’y avait pas de publications liées à la vie politique. Cependant, celles-ci traitaient surtout de la politique interne, c’est-à-dire purement polonaise. On trouve par exemple des comptes d'organisations, des manifestes, des polémiques sur des membres du comité du ZEP, des programmes ou encore des rapports de manifestations et de célébrations, des périodiques, etc. On pourrait également considérer les cinq livres d’éducation militaire comme des publications politiques internes55. 34 Un autre genre proche de la politique était la polémique. En effet, les discussions entre exilés étaient régulièrement débattues par écrit, surtout sur des thèmes précis. En 1837, Różycki publia par exemple ses commentaires sur l’expédition que le général Józef Dwernicki mena en Ruthénie en 1831, puis, l’année suivante, une réponse à une série d’articles publiés en France 56. Jan Nepomucen Umiński réagit, en 1843, à l’article d’un certain Chotomski sur les événements de fin septembre 1831 à Słupno et à Płock 57. En 1855, Józef Kalasanty Godebski répondit à Walery de Rottermund, concernant ses objections au rapprochement de Maciej Rybiński et de Napoléon III et à l’espoir des monarchistes de mener une grande guerre pour laquelle ils auraient le soutien de l’empereur français58. Le titre de son livre, Ah ! L’honnête homme, évoque parfaitement le style de ces polémiques. Les attaques personnelles reflètent l’étroitesse d’esprit de la communauté exilée.

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35 On ne trouve qu’un nombre limité d’œuvres destinées à informer la société belge de la situation polonaise. En 1832, Bonawentura Niemojowski et Michał Pietkiewicz, représentants du Sejm (diète polonaise) habitant cette année-là quelques mois à Bruxelles, écrivirent chacun un livre en français sur l’insurrection polonaise 59. En 1838, Budzyński, arrivé l’année précédente d’Angleterre, fit de même au sujet de son emprisonnement en Galicie entre 1833 et 1836 60. Umiński publia en 1844 Gedichte des polnischen Aufstandes (Poème de l’insurrection polonaise), en allemand. La même année, deux livres critiquèrent la situation polonaise : celui de Lelewel à propos de la politique d’enseignement en Lituanie en 1824 (l’année où il fut renvoyé de l’Université de ), et celui de Dubiecki avec un poème sur les années 1830 et 1840 dans sa patrie 61. Ils ne purent cependant pas inverser la tendance générale : les Polonais de Belgique publiaient peu sur la situation dans leur pays dans les langues d’Europe occidentale. 36 L’insurrection de Cracovie imprima un changement. En 1846, on publia trois livres en français sur la Pologne : un discours sur l’occupation autrichienne de Cracovie, de la plume de Dubiecki ; l’histoire de Makryna Mieczysławska (abbesse à Minsk) ; et l’ouvrage d’un Cracovien, W. Wolniewicz, sur la révolte qui éclata cette année-là dans la ville62. En 1847, parut le plaidoyer de Ludwik Mierosławski au procès de Berlin contre les prisonniers de 1846 63. En 1848, sortirent deux réflexions sur la situation en Pologne64. Et en 1849, Hipolit Terlecki fit paraître un récit de sa détention à Dresde en mai de cette même année65. 37 Par la suite, la propagande et les écrits d’information en langues d’Europe occidentale cessèrent à nouveau d’être publiés. Ceci est assez paradoxal. En effet, on s’attendrait à ce que les proscrits veuillent rappeler leur sort au monde occidental, sort menacé de tomber dans l’oubli. 38 En Belgique, Lubliner fait exception. Ce Juif polonais décrivit la situation inadmissible qui régnait en Pologne également à des moments plus calmes. Sa formation juridique – Lubliner avait étudié le droit à l’ULB pour devenir ensuite avocat à la Cour d’appel de Bruxelles – se manifeste dans ses écrits. En 1840, il étudia le droit civil (renouvellé en 1832) et la législation matrimoniale en Pologne, et en 1850 il examina de près le nouveau (depuis 1847) code pénal en Pologne. 39 En 1855, désapprouvant les mesures d’amnistie du nouveau tsar Alexandre II, il publia une étude sur la politique de confiscation de Nicolas I er, père de ce dernier, et souligna l’antisémitisme qui régnait en Pologne russe. Ces publications dénotent parmi les autres titres politiques en langues d’Europe occidentale. Elles furent écrites à d’autres moments que durant l’insurrection, et traitèrent d’autres développements (contrairement aux mémoires ou aux histoires des insurrections). 40 La deuxième raison pour laquelle Lubliner fait figure d’exception parmi les auteurs en exil est le fait que ses études paraissaient également en polonais, elles furent donc lues en Pologne et même commentées dans la Gazeta Warzawska 66. Lubliner fut l’un des seuls Polonais de Belgique, avant 1860, à s’adresser à l’ensemble des Polonais par ses écrits. Ses points de vue alimentèrent des polémiques dans la presse de Varsovie. L’explication de cette situation exceptionnelle est simple : il réagissait à des situations intolérables très précises, comme l’antisémitisme. Tous les autres ouvrages politiques publiés en polonais en Belgique traitaient uniquement de situations internes à l’exil ou de projets d’unification, ce dont la Pologne n’avait que faire.

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41 Durant l’insurrection de Janvier, les Polonais de Belgique ont à nouveau publié beaucoup de livres. Même si on ne tient pas compte des livres de la maison d’édition de Gerstmann, la liste des ouvrages polonais en Belgique comprend, pour les années 1863 et 1864, un nombre important de titres. Tout comme en 1846-48, beaucoup d’œuvres furent éditées en français, mais il y eut deux grandes différences avec le Printemps des peuples. 42 Tout d’abord, les Polonais n’écrivaient pas tant sur leurs propres expériences et ne méditaient pas sur le problème polonais en général. Au lieu de cela, ils critiquaient les points de vue des partis impliqués. Tadeusz Tyszkiewicz désapprouvait surtout l’Hôtel Lambert, Sawaszkiewicz les autorités britanniques, Włodzimierz Czacki la politique de Rome, et Lubliner le sénat français 67. La politique polonaise du Second Empire français préoccupait davantage les exilés. En plus d’une traduction française du discours d’un sénateur français, il y eut aussi des commentaires (polonais ou français) sur la proposition de Napoléon III de réunir un nouveau congrès européen68. La condamnation de l’insurrection polonaise par Pierre Joseph Proudhon fit également couler beaucoup d’encre69. 43 Une deuxième différence est que les publications en français perdurèrent après 1864. En 1865, Tyszkiewicz publia ses Etudes sur la Pologne, probablement dans la même lignée que le livre qu’il avait publié un an auparavant 70. En 1868, Bolesław Swierszcz ainsi que Józefat Bolesław Ostrowski critiquèrent Napoléon III et sa politique polonaise 71. Ces deux auteurs habitaient en France. Le fait qu’ils éditèrent leurs commentaires en Belgique n’est, vu la censure française, pas étonnant. 44 Leon Syroczyński habitait, lui, la Belgique. Cet ingénieur liégeois fit paraître, en 1867 et en 1869, deux essais sur des tendances intellectuelles régnant à cette époque en Russie : le nihilisme et le panslavisme 72. Le titre de sa première œuvre, Etudes sur la Russie contemporaine,fait supposer qu’il formula une réplique aux neufs Études sur l’avenir de la Russie. Cette série avait été éditée à Bruxelles à partir de la fin des années 1850 par l’agent russe Fëdor Firks, sous le pseudonyme de D. K. Schédo-Ferroti73. 45 Il semble toutefois que l’influence des publications polonaises n’ait pas été très importante. Il semble même que les migrants d’après 1864 s’en rendirent compte. Après la défaite de l’insurrection de Janvier, quelques exilés publièrent de plus en plus d’ouvrages littéraires en Pologne et non dans leur pays d’accueil. Ils écrivaient souvent sous un pseudonyme, mais leur vraie identité était connue de la majorité de leurs lecteurs, et donc des autorités russes, prussiennes et autrichiennes 74. Cela ne leur était guère dommageable, car le contenu de leurs textes n’était pas très chargé politiquement. Tout au plus, faisaient-ils, un appel à l’aide pour les réfugiés nécessiteux en Belgique par le biais de la presse en Pologne 75 ou écrivaient-ils des textes historiques. 46 Zygmunt Miłkowski, par exemple, publia, entre 1866 et 1872 (quand il habitait en Belgique), quatre histoires dans Kłosy, trois histoires dans Dziennik Literacki et autant dans Tygodnik Ilustrowany, deux histoires dans Strzecha et une histoire dans Przegląd Tygodniowy, dans Tygodnik Romansów i Powieści et dans Niwa (dans la majorité des périodiques littéraires de la Pologne russe). En outre, trois récits furent édités sous forme de romans : Helena (Varsovie, 1867), Siostrzane dusze (Varsovie, 1872) 76 et Opowiadanie Stasia (Le récit de Stanisław, Lviv). Certaines œuvres furent même traduites en russe : Helena en 1878 à Varsovie, et d’autres romans à Saint-Pétersbourg en 1871 et en 1874. Toutes étaient des œuvres de fiction, avec de temps en temps une petite

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référence à l’actualité (par exemple dans l’histoire intitulée Nihilista [Le Nihiliste]). Seule la biographie de Mierosławski fut un sujet plus délicat, et Miłkowski la publia à Paris. 47 Pour les historiens belges, c’est surtout l’ouvrage de Teodor Tomasz Jeż intitulé Belgija i Belgowie (La Belgique et la Belges) qui attire l’attention. Ce feuilleton, qui parut dans Niwa en 1872, traite de l’histoire des Pays-Bas méridionaux 77. Il contient surtout des faits bruts, c’est pourquoi les Listy z Belgii (Lettres de Belgique) sont plus intéressantes pour l’analyse des images polonaises de la Belgique 78. Ces lettres de fiction furent publiées en 1878 et 1879 dans le Kurier Warszawski par Merzbach et Wolski. Avec Miłkowski et peut être aussi Władysław Sabowski 79, ces deux hommes étaient les seuls Polonais installés en Belgique à avoir publié dans la presse polonaise (bien que d’autres Polonais de Belgique aient eu des contacts avec, par exemple, la maison d’édition de Kraszewski à Dresde)80. 48 Tout comme Wolski, Merzbach publia surtout de la poésie 81, mais ses contacts avec le monde d’éditeurs en Pologne allèrent plus loin. En 1879, il partagea son expérience avec un Polonais qui avait démarré une imprimerie à Varsovie après un exil de plusieurs années à Krasnoïarsk, en Sibérie 82. En 1889, Merzbach demanda une nomination officielle (et légalisée par le consul belge) comme collaborateur du Kurier Warszawski83. La frontière entre la patrie polonaise et l’exil était à cette époque déjà très mince.

Conclusions

49 Cet article avait pour but d’analyser la place de la Belgique en tant que centre d’édition et d’impression pour les émigrés polonais de la période romantique. On peut résumer la situation par les chiffres suivants. Cinq imprimeries et maisons d’éditions furent créées et exploitées à Bruxelles par des exilés polonais : par Kałussowski en 1837-38, par Szmigielski vers 1839-1840, par Młodecki dans les années 1840, par Gerstmann entre 1860 et 1865, et par Merzbach à partir de 1864. On ne peut toutefois pas parler de succès. Kałusskowski et Szmigielski firent rapidement faillite, Młodecki sous-tirait quant à lui son travail aux imprimeurs belges. Gerstman publia des dizaines d’ouvrages, mais ceux-ci étaient principalement des réimpressions d’œuvres parues auparavant à Leipzig. Seul Merzbach eut une affaire fleurissante, mais c’était une maison d’édition belge, la maison Muquardt, qui publiait des livres pour un public belge. Le marché pour les livres polonais était trop petit. Même la librairie de Gerstman à Ostende, où de nombreux aristocrates polonais s’installaient pourant le temps des vacances, dut rapidement fermer ses portes.

50 La plupart des auteurs polonais publiaient leurs travaux auprès d’éditeurs belges. Au total, entre 1830 et 1870, plus de 200 œuvres furent ainsi publiées en Belgique par des auteurs polonais. Ce qui ne fait pas de la Belgique un centre international d’édition pour la communauté émigrée. De nombreux Polonais installés en Belgique, Joachim Lelewel par exemple, publiaient leurs livres à l’étranger. La plupart des œuvres qui apparaissaient sur le territoir de la Belgique étaient dépourvues de caractère compromettant. Il s’agissait plutôt d’études historiques, de travaux littéraires, de discussions sur la vie associative des émigrés, etc. Leurs publications n’avaient rien de politique, et le fait de publier en Belgique n’était pas dicté par des raisons politiques. Ce n’est que durant des périodes précises, surtout en 1846-1848 et 1863-1864, que les

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Polonais écrivaient des livres pour informer les lecteurs belges ou ouest-européens sur la situation de leur pays. Il y a bien sur des exceptions, comme par exemple Lubliner, qui publia des pamphlets politiques, aussi bien en polonais qu’en français. Dans la seconde moitié des années 1860, quelques Polonais émigrés en France firent sortir leurs livres en Belgique, pour contourner la censure qui régnait sous le second Empire. Il ne faut toutefois pas exagérer leur impact. A aucun moment les réfugiés polonais ne se référèrent à une possible réputation libérale d’une législation progressiste sur la presse en Belgique. D’autant plus que de nombreux auteurs écrivaient en polonais dans des périodiques polonais. Ces éléments concerant les émigrés polonais de la période romantique doivent être mis en coprésence pour édifier une image correcte de la situation du domaine de l’édition en Belgique. La réponse est sans appel : le pays n’était pas un paradis de l’édition pour les émigrés, et tous les migrants polonais de la période romantique qui se trouvaient en Belgique ne publiaient pas travaux ayant pour but la défense de leur patrie.

NOTES

1. Vandersteene L., « De mythe van het gastvrije België. Belgisch nationalisme en herinneringen aan een gastvrij verleden in de negentiende eeuw en vandaag » (Le mythe de la Belgique hospitalière. Le nationalisme belge et les souvenirs d’un passé hospitalier au XIXe siècle et aujourd’hui), in : Handelingen van de Koninklijke Zuid-Nederlandse Maatschappij voor Taal- en Letterkunde en Geschiedenis, vol. LIV, 2000, pp. 315-334 ; Goddeeris I., « Belgische pull-factoren bij politieke vluchtelingen. Een perceptie vanuit de longue durée » (Les facteurs d’attraction belges chez les réfugiés politiques. Une perception de longue durée), in : Ibid., pp. 271-289. 2. Billen Cl. (ULB), « Kruispunt van culturen » (Carrefour de cultures), in : Brussel. Kruispunt van culturen (Bruxelles, carrefour des cultures), Hoozee Robert (dir.), Mercatorfonds, Antwerpen, 2000, p. 24. A propos de la loi des étrangers à laquelle elle fait référence : Vandersteene L., « Het uitleveringsrecht en de bescherming van politieke vluchtelingen in het negentiende-eeuwse West-Europa, met bijzondere aandacht voor Nederland en België » (La loi sur l’extradition et la protection des réfugiés politiques au XIXe siècle en Europe occidentale, avec une attention particulière pour les Pays-Bas et la Belgique), in : Pro Memorie, vol. II, n° 2, 2000, pp. 256-272. 3. Stengers J., Emigration et immigration en Belgique au XIX e et au XX e siècles, Académie royale des Sciences d’Outre-Mer, Bruxelles, 1978, p. 73. 4. Belgique, terre d’accueil ? Rejet et accueil des exilés politiques en Belgique de 1830 à nos jours, Morelli A. (dir.), actes du Colloque « L’émigration politique en Europe aux XIX e et XX e siècles. », 3-5 mars 1988, Rome, Ecole française de Rome, Rome, 1991, p. 119. Un an plus tard, Herbert Reiter qualifiait lui aussi de restrictive la politique d’émigration belge. Voir : Reiter H., Politisches Asyl im 19. Jahrhundert. Die deutschen politischen Flüchtlinge des Vormärz und der Revolution von 1848/49 in Europa und den USA (L’asile politique au XIXe siècle. Les réfugiés politiques allemands de l’avant- mars et de la Révolution de 1848-1849 en Europe et aux États-Unis), Duncker und Humblot, Berlin, 1992, pp. 116-118. 5. Sartorius Fr., « Autour de Marx, Bruxelles, 1847-1848, les membres du Deutscher Arbeiter- Verein », in : Mélanges offerts à Claire Dickstein-Bernard, Bonenfant P. et Cockshaw P. (dir.), Bibliothèque royale Albert Ier, Bruxelles, 1999, pp. 366-367.

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6. Quaghebeur M., « Een toevluchtsoord voor schrijvers en filosofen » (Un havre pour les écrivains et les philosophes), in : Brussel. Kruispunt van culturen, op. cit., pp. 36-43 ; Saint- Ferréol A., Les proscrits français en Belgique ou La Belgique contemporaine vue à travers l’exil, Godet, Paris, 1875, p. 226 et ss. et p. 252 et ss. 7. Goddeeris I., « Van favoritisme naar legaliteit: de Belgische tolerantiedrempel voor politieke activiteiten van ballingen, 1830-1914 » (Du favoritisme à la légalité. Le seuil de tolérance belge pour les activités politiques des exilés), in : Belgisch Tijdschrift voor Nieuwste Geschiedenis, vol. XL, n° 3, 2010, pp. 313-344. 8. Ronin Vl., « Le publicisme russe en Belgique au milieu du XIX e siècle », in : Revue des Pays de l’Est, vol. XXXII, n° 1-2, 1991, pp. 1-39. 9. Goddeeris I., « Belgique - terre d’accueil: perceptie en attractiviteit van België als gastland bij Poolse politieke migranten (1831-1846) » (Belgique, terre d’accueil : perception et attractivité de la Belgique en tant que pays d’accueil chez les émigrés politiques polonais [1831-1846]), in : Belgisch Tijdschrift voor Nieuwste Geschiedenis, vol. IXXX, n° 3-4, 1999, pp. 261-314. 10. Goddeeris I., « Ostatni uchodźcy romantyczni czy pierwsi emigranci ekonomiczni? Polska emigracja w Belgii z lat sześćdziesiątych XIX wieku » (Les derniers réfugiés romantiques ou les premiers émigrés économiques ? L’émigration polonaise des années soixante du XIXe siècle), in : Emigracja postyczniowa 1863 roku (L’émigration polonaise d’après janvier 1863), Niebelski E. (dir.), Wydawnictwo KUL, , 2010, pp. 103-138. 11. Delbecke Br., De lange schaduw van de grondwetgever. Perswetgeving en persmisdrijven in België, 1831-1914 (L’ombre étendue du législateur. La législation sur la presse et les délits de presse en Belgique, 1831-1914), Academia Press, Gent, 2012. 12. Lelewel J., Listy Emigracyjne (Lettres d’émigration), Więckowska H. (éd. et introduction), I 363 (20/09/1835) et I 374 (± 14/10/1835), Nakł. Polskiej Akademii Umiejętności, Cracovie, 1848. 13. Ibid., II 81-82 (19/10/1836), Cracovie, 1848. 14. Voir e.a. :Pfeiffer-Milerowa Halina, « Z historii księgarstwa. Lelewel i jego wydawcy » (De l’histoire du monde du livre. Lelewel et ses éditeurs), in : Księgarz, vol. XXX, n° 4, 1986, pp. 13-14 ; Śladkowski W., Słownik pracowników książki polskiej (Dictionnaire des travailleurs du livre polonais), Nakładem Ministerstwa szkolnictwa wyższego, Varsovie-Łódź, 1972, pp. 388-389. 15. Lettre de Kałussowski H. à Gadon L (03/08/1838, Londres), Bibliothèque nationale de Varsovie, n° 8925, 7v. Dans cette lettre, Henryk Kałussowski consacre quelques pages à l’histoire de son imprimerie (à l’époque déjà liquidée). Celle-ci contient divers détails inconnus des chercheurs polonais. 16. De Joachim Lelewel : Dzieje Polski ... potocznym sposobem opowiedział, i do nich 15 krajobrazów skreślił... (L’Histoire de la Pologne... il l’a racontée au quotidien et en a rayé 15 paysages...), H. Kałussowski & Cie, Bruxelles-Leipzig, 3 e édition, 1837 ; O monetach błaznów i niewiniątek. Przekład z francuskiego Henryka Kałussowskiego (Des monnaies des bouffons et des innocents), traduit du français par H. Kałussowski, Bruxelles, 1837 ; Manifest Polaków znajdujących się w Belgii (Manifeste des Polonais se trouvant en Belgique), Bruxelles, 1837. De Karol Różycki : Uwagi nad wyprawą Jenerała Dwernickiego na Ruś (Remarques sur l’expédition du général Dwernicki en Ruthénie), H. Kałussowski, Bruxelles, 1837 ; Stowarzyszeni Polacy w Bruxelli do emigracyi polskiej (Les Polonais associés à l’émigration polonaise à Bruxelles), Bruxelles, 1837 ; Stowarzyszeni Polacy w Brukselli do emigracyi polskiej [Odezwa względem proponowania kandydatów do centralizacyi ; na końcu podpisy: Kopczyński Piotr, Idzikowski Tadeusz, Terlecki Tadeusz itd.] (Les Polonais associés à l’émigration polonaise à Bruxelles [Appel concernant la propositions des candidats pour la centralisation ; à la fin les signatures :Kopczyński Piotr, Idzikowski Tadeusz, Terlecki Tadeusz, etc.), H. Kałussowski & Pausza, Bruxelles, 1837. De Walenty Zwierkowski : Maximum [Projekt względem nabywania ziemi i oświecania się ludu] (Maximum [Projet concernant l’acquisition de terre et l’instruction du peuple]), H. Kałussowski, Bruxelles, 1837. De Michał Budzyński : Cztery lata 1833-1836 w Galicyi

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austriackiéj przez jednego z więźniów (Quatre ans 1833-1836 en Galicie autrichienne par un des prisonniers), H. Kałussowski, Bruxelles, 1838 ; Quatre années 1833, 1834, 1835, 1836 dans la Gallicie Autrichienne par un prisonnier polonais, H. Kałussowski, Bruxelles, 1838. De Jan Dworzecki : Poezje. Z 2ma rycinami (Poésies. Avec deux estampes), H. Kałussowski, Bruxelles-Leipzig-Paris, 1838. 17. Annonce dans : Sprawy emigracji poszytami ogłaszane (Les affaires de l’émigration), vol. I, 1837, p. 189. 18. On retrouve déjà le nom de Pausza dans les premiers numéros de Naród Polski et Ziemianin Wszerada. Le nom de Kleczyński, quant à lui, n’apparaît que dans des sources plus tardives (e.a. dans Lelewel J., Listy emigracyjne, op. cit., II 193 [12/04/1838]), mais même sa biographe (et arrière- petite-fille) ne parvient pas à établir précisément à quel moment il a rejoint l’entreprise : voir De Champeaux-Kleczyński D., Józef Kleczyński. Patriota polski XIX stulecia zapomniany i przywrócony pamięci (Józef Kleczyński. Un patriote polonais du XIXe siècle oublié et rappelé à la mémoire), Towarzystwo naukowe katolickiego uniwersytetu Lubelskiego, Lublin, 1992, pp. 26-27). En ce qui concerne l’annonce de la vacance et le message concernant le déménagement : Sprawy emigracji poszytami ogłaszane, op. cit., vol. I, 1837, p. 189. 19. Lettre de Kałussowski H. à Gadon L., op. cit., 9v. 20. Lelewel J., Listy emigracyjne, op. cit., II 189-190 (12/04/1838) et 193 (30/04/1838). 21. Le dernier numéro est daté du 10 novembre 1838 ( Polacy na Tułactwie, vol. I/II, 1838). Quelques mois plus tôt, en août, Lelewel mentionnait même Gordaszewski comme étant le seul imprimeur polonais de Belgique à posséder sa propre imprimerie ; il s’agissait peut-être là de ses activités de rédaction et de publication (Lelewel J., Listy emigracyjne, op. cit., II 215 [08/08/1838]). 22. Lettre de Tyszka W. à Kałussowski H. (03/12/1848, s.l. [Bruxelles]), Bibliothèque nationale de Varsovie, n° 8923, 83. 23. Jan Nepomucen Młodecki a fait l’objet d’un long article biographique. Sauf avis contraire, je tire toutes mes informations de celui-ci : Kłossowski A, « Jan Nepomucen Młodecki, księgarz i wydawca polski w Belgii » (Jan Nepomucen Młodecki, libraire et éditeur polonais en Belgique), in : Rocznik Biblioteki Narodowej, vol. XVII-XVIII, 1981-1982 (1986), pp. 230-231. 24. Probablement par analogie avec certaines autres imprimeries de Bruxelles. On connaît ainsi avec certitude l’existence en 1839 d’une « Imprimerie anglaise » au numéro 14 de la rue Montagne de la Cour (voir Skrzynecki J. Z., Bibliothèque polonaise de Paris, n° 533, p. 346) ; en 1846, Leopold Leon Sawaszkiewicz publia un livre à la « Librairie luxembourgeoise ». L’imprimerie de Młodecki portait également le nom « Librairie belgo-française ». 25. En 1840, sur un ouvrage de Jan Nepomucen Umiński intitulé Beleuchtung des Werkes: Geschichte des polnische Aufstandes und Krieges [Éclaircissement de l’œuvre : l’histoire de la révolte polonais et de la guerre] (à côté des mentions Berlin et Paris), et en 1841 sur une œuvre de Jan Czyński, Avenir des femmes (à côté des noms Dolin et P. Baudoin ; le dernier étant l’imprimeur du livre). 26. En 1843, d’une sorte d’almanach (Kalendarzyk emigranta na rok 1843 [Petit calendrier de l’émigré pour l’année 1843]) et d’une œuvre de Lelewel (Polska odradzająca się czyli Dzieje polskie od r. 1795 potocznie opowiedziane, z 3 kartami. Wydanie drugie pomnożone przypiskami [La Pologne renaissante ou l’histoire polonaise à partir de 1795, racontée au quotidien avec trois cartes]) ; en 1844, de trois œuvres littéraires de Ryszard Wincenty Berwiński (Poezye. Część II ga[Poésie. Deuxième partie]), Filaret Prawdowski [pseud. de Henryk Kamieński] (O prawdach żywotnych narodu polskiego [Des vérités vitales du peuple polonais]) et Jan Kanty Radecki (Dzieła wydane w Poznaniu pod kryptonymem Ja. Ka. Ra. oraz Poezye Mazura [Oeuvres publiées sous le cryptonyme Ja. Ka. Ra. et poésies de Mazurie]) ; et en 1847, deux autres œuvres de Lelewel (Panowanie króla polskiego Stanisława Augusta Poniatowskiego, obejmujące trzydziestoletnie usilności narodu podźwignienia się, ocalenia bytu i niepodległości, napisał ... Wydanie po szósty raz pomnożone, z dołączeniem porównania dwu powstań narodu polskiego r. 1794 i 1830-1831 [Le règne du roi polonais Stanisław August Poniatowski, comprenant trente ans d’effort du peuple polonais pour se

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soulever, sauver son existence et son indépendance] et Stracone obywatelstwo stanu Kmiecego [sic] w Polsce. Wydanie drugie [La citoyenneté perdue de l’étant de paysan en Pologne]). 27. Lelewel J., Listy emigracyjne, op. cit., III 245 (01/01/1845). 28. Kłossowski A., art. cit.,p. 235 & 239. 29. Lelewel J., Listy emigracyjne, op. cit., III 72 (29/09/1843). Voir pp. 224 et 235. 30. En 1839, un manifeste de la gmina (Gmina Polaków w Bruxelli do emigracji polskiej [La commune des Polonais à Bruxelles de l’émigration polonaise]) et un recueil de poèmes de Budzyński (Pierwiosnki. Poezye. [Primevères]) ; en 1841, un récit du même Budzyński (Wacław Rzewuski, fantazya z czasów powstania podolsko-ukraińskiego w 1831 r. [Wacław Rzewuski, fantaisie du temps de l’insurrection en Podolie et en Ukraine en 1831]) et un livret anonyme pour officiers (Powinności oficerów przeznaczonych do małej wojny, czyli wojny pomocniczej [Les devoirs des officiers destinés à la petite guerre, c’est-à-dire à la guerre auxiliaire]). 31. Antiquité de Pologne, de Lithuanie et de Slavonie expliquée. N. 1. Notice sur la monnaie de Pologne [Inserée dans la Pologne illustrée] (imprimé chez Baylet, mais la « librairie polonaise » figure également sur la jaquette). 32. Lelewel J., Listy emigracyjne, op. cit., III 293 (29/06/1845). 33. Kłossowski A., art. cit.,p. 231, n. 31 (au sujet des deux ouvrages de 1841). Dans la note 33 (concernant 1839), il se montre plus nuancé. 34. Łuczakówna H., Wiktor Heltman, Poznań, 1935, p. 243. 35. En 1861, “Inter eruditissimos orbis terrarum princeps”, des nécrologies de Lelewel (Lelewel et Heltman & Sawaszkiewicz) ; en 1862, le livret O kształceniu matek (Sur l’éducation de mères) ; en 1863, une carte des provinces orientales de la République des Deux-Nations et des écrits de Wiktor Heltman, Józef Kalasanty Godebski et Alfred Lasocki ; en 1864, à nouveau des pamphlets sur l’actualité de F.Pomian et de Bolesław Swierszcz. L’année suivante, il édita encore un livre, à nouveau de Swierszcz. 36. Śladkowski W., op. cit., p. 255. 37. Merzbach H. à Kraszewski J. I., Bibliothèque Jagellone de Cracovie, n° 6519, p. 465 (circulaire de la veuve de Ch. Muquardt, J. Heine, s.l., 18 octobre 1864), citée partiellement dans le chapitre précédent. Charles Muquardt était un Allemand né à Berlin en 1813, propriétaire d’une librairie à Leipzig dont il ouvrit en 1837 une filiale à Bruxelles, et décédé en 1863 (voir Sartorius Fr., « Les Allemands en Belgique », in : Histoire des étrangers et de l’immigration en Belgique de la préhistoire à nos jours, Anne Morelli (dir.), Couleur livres, Bruxelles, 2004, 181). Il est donc possible que Merzbach et Muquardt se soient rencontrés à Leipzig. Voir également : Ergetowski R., « Wrocławski epizod w życiu Henryka Merzbacha » (L’épisode de Wrocław dans la vie de Henryk Merzbach), in : Ze Skarbca Kultury, vol. L, 1990, pp. 49-65. 38. Lettre de Merzbach H. à Kraszewski J. I. (22, 28 et 29/11/1864, Bruxelles), Bibliothèque Jagellone de Cracovie, n° 6519, pp. 461-464 & 470. Voir également : Zarzycka M., « Dzieje drukarni Józefa Ignacego Kraszewskiego, Drezno-Poznań » (Histoire de l’imprimerie de Józef Ignacy Kraszewski, Drezno-Poznań), in : Studia o Książce, vol. VI, 1976, p. 83. 39. Lettre de Merzbach H. à Kraszewski J. I. (lettres écrites entre le 28/08/1867 et le 09/03/1869 Bruxelles/Ostende, et 06/11/1876, Bruxelles), Bibliothèque Jagellone de Cracovie, n° 6519, pp. 494-504 et 432a [=532]. 40. Lelewel en 1849 et 1859 ; Ludwik Ozeasz Lubliner et le pamphlet Finis Poloniae en 1861. 41. En 1868, un ouvrage de Józefat Bolesław Ostrowski ; en 1874, l’extrait *Un mot d’Histoire sur les Jésuites dans l’ancienne Pologne de J. T. Prawdzic (qui avait précédemment paru dans la Revue de Belgique) et, en 1878, *Sprawa polska jako wewnętrzna państwa rosyjskiego (La question polonaise comme interne à l’état russe). Voir Estreicher K., Op. cit. 42. Lettre de Merzbach H. à Buszczyński St. (27/04/1883, Bruxelles), Bibliothèque de l’Académie polonaise des Sciences, Cracovie, n° 2064/3, p. 388a.

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43. Lettre de Merzbach H. à Kraszewski J. I. (06/11/1876, Bruxelles), Bibliothèque Jagellone de Cracovie, n° 6519, p. 432a [=532]. Citation : « sosna polska na obczyźnie usycha ». 44. La Voix du Peuple. Journal de la propagande et des intérêts polonais, n° 1/7 (14/04/1833) et n° 1/15 (09/06/1833). Dans ce dernier numéro, un autre imprimeur est mentionné pour la première fois, l’Imp. de la Voix du Peuple. 45. Lelewel J., Listy emigracyjne, op. cit., II 244 (20/01/1839). Tadeusz Idzikowski n’y a pas travaillé longtemps : en janvier 1838, il débutait comme tanneur (Ibid., IV 179 [21/01/1838]). 46. Tandis que l’Anniversaire de 1839 et les numéros de l’Orzeł Biały publiés entre le 01/12/1839 et la création de l’Imprimerie belge-française de Młodecki (1/19 [20/09/1840]) le furent par Prosper Voglet. 47. Kuypers J., Jan Pellering. Een vergeten redenaar en anarchist (Jan Pellering. Un anarchiste et orateur oublié), Ontwikkeling SM, Anvers, 1962, p. 25. 48. Les noms mentionnés ci-dessus sont ceux de tous les éditeurs belges dont on sait qu’ils ont publié plus d’un livre d’un exilé polonais. Seul J. Van Buggenhoudt (qui publiait en 1855 à Rottermund et 1862 à Gałęzowski) constitue une exception. 49. Estreicher K., Bibliografia polska XIX stulecia, Cracovie. La liste est reprise dans ma thèse de doctorat (Goddeeris I, « De verleiding van de legitimiteit: Poolse Exilpolitik in België 1830-1870 en 1945-1980 » [La tentation de la légitimité : l’exil politique polonais en Belgique en 1830-1870 et en 1945-1980], Katholieke Universiteit Leuven, Louvain, 2001. Thèse de doctorat non publiée), où je discute également la fiabilité de cette œuvre. 50. Mickiewicz A., Livre des pélerins polonais, traduit du polonais par le Cte Ch. De Montalembert suivi d’un Hymne à la Pologne par F. de La Mennais, Tircher, Bruxelles, 1834 ; Chodźko L. J. B., Tableau de la Pologne ancienne et moderne sous les rapports géographiques, statistiques, géologiques, politiques, moraux, lyriques, législatifs, scientifiques et littéraires, par Malte-Brun. Nouvelle édition entièremenent refondue, augmentée et ornée des cartes., 2 vol., Libraire parisienne e. a., Paris-Bruxelles, 1830 ; Chodźko L. J. B., Tableau de la Pologne ancienne et moderne ou histoire générale de ce pays sous tous les rapports d’apres Malte Brun. Nouvelle édition revue et ornée des cartes, Bruxelles, 1832 ; Czyński J., Colonisation d’Alger d’après la théorie de Charles Fourier [Extr. du Nouveau Monde], Bruxelles, 1840 ; Czyński J., Avenir des femmes, Dolin, libr.-commissionnaire, à la Librairie Belge-Française, imprimerie de P. Baudoin, Bruxelles, 1841 (mention plus haut) ;Czyński J., Józefat Bolesław Ostrowski i jego przekonania (J. B. Ostrowski et ses certitudes), Bruxelles, 1841 ;Czyński J., Histoire de Pologne, depuis les temps les plus reculés jusqu’à nos jours, sur un plan nouveau, avec six tableaux synoptiques des événements, des synchronismes, etc., rédigée sur un plan entièrement neuf, avec tableaux synoptiques d’histoire, de géographie, de littérature, etc. par Victor Boreau, 6e édition revue et augmentée. Cours compl. et méthod. d’hist. univ. à l’usage des établ. d’éduc.,Ad. Wahlen et Cie., Bruxelles, 1848 ; Czyński J., Monsieur Proudhon. Une complète ignorance vaut meux que les demiconnaissances. A Paris, au Bureau du Journal la Pologne, J. Nys, Bruxelles, 1864. 51. Nowy Korbut. Bibliografia Literatury Polskiej (Le Nouveau Korbut. Bibliographie de la Littérature polonaise), t. 8 : Romantyzm, Hasła osobowe K-O (Romantisme. Lettres K à O), Państwowy Instytut Wydawniczy, Varsovie, 1969, pp. 239-241, nn. 46-70. A propos des éditeurs de Lelewel, voir également : Pfeiffer-Milerowa H., art. cit., pp. 7-20. 52. Dubiecki T., La ville d’Ath. Son antiquité, son origine slave, ses époques remarquables, ses archives communales, ses monuments et édifices publics, ses institutions du culte, d’instruction et de bienfaisance, J. H. Briard, Bruxelles, 1847 ; Heltman W., Association scientifique universelle. Projet, J. H. Dehou, Bruxelles, 1860 ; Heltman W., Akt uwłaszczenia ludu. Projekt (Acte d’affranchissement du peuple. Projets), Bruxelles, 1863 ; Heltman W., Tablice synoptyczne historyi polskiéj. Wiek XV (Tableaux synoptiques de l’histoire polonaise. Le XV e siècle), Z. Gerstmann, Bruxelles, 1863 ; Heltman W., Insurrection des Polonais, Bruxelles, 1863 ; Sawaszkiewicz L. L., Tablice historyczno-geograficzne (Tableaux historico-géographiques), Bruxelles, 1838 ; Sawaszkiewicz L. L., Le génie de l’Orient commenté de ses monuments monétaires : Etudes historiques, numismatiques, politiques et critiques, sur le

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cabinet musulman de M. Ignace Pietraszewski (contenant 2683 médailles) accompagnées de plusieurs planches, A. Vandale et libr. luxembourgeoise, Bruxelles, 1846 ; Sawaszkiewicz L. L., Uchwały Gminy Bruxelskiej [Bruxella, 23 IV 1846] (Les résolutions de la commune de Bruxelles [Bruxelles, 23/04/1846]), s. l., 1846 ; Sawaszkiewicz L. L., Porównanie wypraw na Moskwę Żółkiewskiego i Napoleona rozważył “Przeszłość jest wyrocznią przyszłości” Platon (Comparaison des expéditions à Moscou de Żółkiewski et de Napoléon), Milikowski (J. H. Dehou),Bruxelles-Ostende-Paris, 1859. 53. A propos de la contribution de Lelewel à l’historiographie polonaise, voir e.a. : Skurnowicz J. S., Joachim Lelewel, history and creation of a Polish national tradition (Lelewel, histoire et création d’une tradition nationale polonaise), Wysokinska T. et Pirard St. (dir.), actes du Colloque « Joachim Lelewel à Bruxelles de 1833 à 1861 », 17-18 avril 1986, Bruxelles, 1987, pp. 177-190 et Stanley J. D., « Joachim Lelewel », in Nation and History. Polish Historians from the Enlightenment to the Second World War (Nation et histoire. Les historiens polonais depuis l’époque des Lumières jusqu’à la Deuxième Guerre mondiale), Brock Peter, Stanley John D. et Wróbel Piotr J. (dir.), University of Toronto Press, 2006, pp. 52-84. 54. Dworzecki J., Poezje, op. cit. ; Moll J. I., La liberté en Belgique, Bruxelles, 1839 ; Budzyński M., Cztery lata, op. cit., ; Budzyński M., Quatre années, op. cit., ; Budzyński Michał, Wacław Rzewuski..., Drukarnia Polska, Bruxelles, 1841 (mentionné plus haut) ; Radecki J. K., Dzieła wydane w Poznaniu pod kryptonymem Ja. Ka. Ra. oraz Poezye Mazura, J. N. Młodecki, Buxelles-Poznań, 1844 (mentionné plus haut) ; Karski Cz., La crise. Poésies, Bruxelles, 1859 ; Merzbach H., Z wiosny (Du printemps), deuxième édition, Bruxelles, 1865 ; Merzbach H., Adieu à Michel Berend. Quelques mots sur la mission historique des peuples, Bruxelles, 1867 ; Merzbach H., Deux discours maçonniques par le F., Bruxelles, 1867 ; Merzbach H., Toast wygnańców w rocznicę powstania styczniowego (Le toast des exilés à l’anniversaire de l’Insurrection de janvier), J. H. Dehou, Bruxelles, 1868 ; Wolski Wł., Promyki. Nowe poezye liryczne (Petites lueurs. Nouvelles poesies lyriques), J. H. Dehou, Bruxelles, 1869. 55. Lelewel J., Powinności oficerów..., Drukarnia Polska, Bruxelles, 1841 (mentionné plus haut) ; Hunersdorf L., Equitation allemande. Méthode la plus simple et la plus naturelle pour dresser le cheval d’officier et d’amateur, suivie d’un supplément pour l’instruction du cheval de troupe et de son cavalier, traduite sur la 6e édition (1840) par Armand de Brochowski capitaine commandant d’escadron au 1 er lancier belge, Bruxelles, 1843 ; Godebski J. K., Géométrie du jalon ou l’art de résoudre les problèmes usuels de géométrie pratique, à l’aide de simples alignements ; contenant de plus la théorie élémentaire des transversales rectilignes, ainsi que la description des instruments et des moyens ordinaires pour tracer et mesurer des lignes droites. Ouvrages consacré à la pratique, J. H. Briard, Bruxelles, 1845 ; Racquillier F., Aphorismes militaires pour la guerre des Partisans (Guerillas) par ... ancien officier de l’armée francaise et de l’armée polonaise, V. Wouters, Bruxelles, 1850 ; Wilczyński Wł. St., Taktyka jazdy przez wyższego oficera wojsk polskich, z 3 tabl. litogr. (Tactiques d’équitation par un officier supérieur de l’armée polonaise),Bruxelles-Berlin, 1852. 56. Różycki K., Uwagi..., op. cit. ; Różycki K., Odpowiedź na rozbiór siedmiu artykułów “Pamiętnika Emigracyi” ogłoszony (Réponse à l’analise dans sept articles du Pamiętnik Emigracyi), Bruxelles, 1838. 57. Umiński J. N., Kilka słów o zaszłych wypadkach w Słupnie i Płocku w d. 23 września 1831 r. wywołane przez pismo podpułkownika Chotomskiego “Odpowiedź Chełmickiemu i Zwierkowskiemu” (Quelques mots sur les accidents survenus à Słupno et à Płock le 23 septembre 1831), Bruxelles, 1843. 58. [Godebski J. K.], Ah ! l’honnête homme. Réponse à M. Walery de Rottermund, Illustre seigneur de Gurna Klecza ; membre de diverses académies et sociétés d’agriculture ; soi-disant auteur de la Réponse à la lettre du général Rybinski ; de l’Appel aux véritables intérêts de la cause polonaise ; de Napoleon III, le général Rybinski et Lord John Russel, etc. etc., Ch. Vanderauwer, Bruxelles, 1855. 59. Niemojowski B., L’autocrate et la constitution du royaume de Pologne, E. Laurent, Bruxelles, 1832 ; Pietkiewicz M., La Lithuanie et sa dernière insurrection, H. Dumont, Bruxelles, 1832. 60. Budzyński M., Cztery lata..., op. cit.

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61. Lelewel J., Novosiltzow à Vilna, ou Guerre impériale avec les enfants et l’instruction. Episode historique de 1824, J. H. Briard, Bruxelles, 1844 ; Dubiecki T., Wiesczby [sic]. Poemat z przydarzeń ojczystych IV i V dziesiątka XIX stolecia. Napisał na wygnaniu ... (Des prophéties. Poème tiré des événements qui eurent lieu dans la patrie durant les 4 e et 5 e décennies du XIX e siècle. Ecrit en exil.), J. H. Briard, Bruxelles, 1844. 62. Dubiecki T., Les Autrichiens à Cracovie. Discours prononcé à Bruxelles le 29 novembre 1846 à l’occasion de la commémoration de la révolution polonaise, C. G. Vogler, Bruxelles, 1846 ; Mieczysławska M., Récit de Makrena Mieczysławska abtesse des Basiliennes de Mińsk ou histoire d’une persécution de sept ans soufferte pour la loi par elle et ses religieuses écrite sous sa dictée et d’après les ordres de N. T. S. Père le P. Gregoire XVI, par R. S. Maximilien Ryłło Recteur de la Propagande à Rome, l’abbé Alex. Jełowicki Recteur de l’Eglise de St. Claude à Rome, l’abbé Alois Leitner, Théologien de la Propagande à Rome, précédé d’une préface par Mr. le Mis de Beauffort, commencé le 6 novembre et terminé le 6 décembre 1845 dans le Convent de la Trinité à Rome. 3 e édition, C. G. Vogler, Bruxelles-Louvain, 1846 ; Wolniewicz W. A., Die Polnische Frage mit Bezug auf die letzten Ereignisse von einem Krakauer [La question polonaise en référence à l’expérience récente d’un Cracovien], C.G. Vogler, Bruxelles, 1846. 63. Mierosławski L., Procès des Polonais. Discours prononcé le 5 août 1847 devant la Cour crim. de Berlin [Extrait de la Zeitungshalle], C. G. Vogler, Bruxelles, 1847-48. 64. Betrachtungen über den Zustand der Polen (Réflexions sur l’état de la Pologne), Bruxelles, 1848 ; Krysiński A. L., La question Polonaise dans l’état actuel de l’Europe, par ... ancien secrétaire de l’état, aide de camp du général en chef conseiller d’état, Meline cans et Comp., Bruxelles, 1848. 65. Terlecki H. Z., Relation de l’emprisonnement d’un prêtre catholique à Dresde, pendant les événements du mois de mai 1849, J. B. de Mortier, Bruxelles, 1849. 66. Lettre de Lubliner L. à Schmitt H., 25/12/1859, Bruxelles, Ossolineum (Wrocław), n° 5916, pp. 453-456. Au sujet des contacts entre Lelewel et son pays d’origine (ses études historiques furent p. ex. publiées en 18 volumes en 1858 à Poznań), voir Kalembka Sł., Liens de Lelewel avec la Pologne durant son séjour à Bruxelles, actes du colloque « Joachim Lelewel à Bruxelles de 1833 à 1861 », op. cit. pp. 103-111. 67. [Czacki, Włodzimierz], Rome et la Pologne, avec documents ecclésiastiques officiels, A. Mertens et fils, Bruxelles, 1864 ; Lubliner L., La Pologne devant le Sénat francais [Extrait du journal Le Levant, Bruxelles, 31 décembre 1863], Ch. et A. Vanderauwer, Bruxelles, 1863 ; Sawaszkiewicz L. L., La politique anglo-polonaise et la diplomatie générale, Bruxelles, 1864 ; Tyszkiewicz T., Notes pour servir à l’intelligence des affaires de Pologne, N. 1. 1 er Janvier 1864. Les Czartoryski, Leys et Seeraert, Bruxelles, 1864. 68. Segur D’Aguesseau (de) R., Mowa hrabiego ... w interesie Polski, miana w senacie francuskim 17go grudnia 1863 roku. Tłumaczenie Józefa Wiena (Discours du comte … dans l’intérêt de la Pologne, donné au sénat français le 17 décembre 1863. Traduction : Józef Wien), J. Nys, Bruxelles, 1863 ; La Pologne devant le tribunal du congrès européen. Publié simultanément en polonais, S. Gerstmann, Bruxelles, 1864 ; Sprawa polska przed trybunałem kongresu europejskiego. Głos z kraju (La cause polonais devant le tribunal du congrès européen. Voix du pays), J. Nys, Bruxelles, 1864 ; Swierszcz B., Pokój w Villa-Franca, jego wpływ na sprawy europejskie (La Paix de Villa-France, son influence sur les affaires européennes), S. Gerstmann, Bruxelles-Leipzig, 1864. 69. Bukaty T., Lettres sur l’opuscule de P. J. Proudhon : si les traités de 1815 ont cessé d’exister ?, Bruxelles, 1864 ; Czyński J., Monsieur Proudhon, op. cit., ; Wicherski F., Lettre sur l’opuscule de P. Proudhon, Bruxelles, 1864. 70. Tyszkiewicz T., Ecrits sur la Pologne (1862-1864), Bruxelles, 1865. 71. Ostrowski J. B., La France, la Pologne et le Prince Napoléon Bonaparte, Ch. Muquardt, Bruxelles, 1868 ; Swierszcz B., Napoleon III et les compensations territoriales de la France, traduit du polonais par Edmond Callier, Bruxelles-Poznań, 1868.

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72. Seroczyński [=Syroczyński] L., Études sur la Russie contemporaine, le nihilisme, Ed. Coll., Bruxelles, 1867 ; Syroczyński L., Le Panslavisme [Extr. de la Revue de Belgique, 15 Juillet 1869], Bruxelles, 1869. 73. Ronin Vl., « Le publicisme russe en Belgique au milieu du XIX e siècle », in : Revue des Pays de l’Est, vol. XXXII, nn° 1-2, 1991, pp. 2-24. 74. Borejsza J. W., « Prasa Zjednoczenia Emigracji Polskiej (1866-1870) » (La presse de l’Union de l’Émigration polonaise [1866-1870]), in : Rocznik Historii Czasopiśmienictwa Polskiego, vol. III, 1964, p. 90. 75. Par ex. : Lettre de Heltman W. à la rédaction de la revue Strzech (28/12/1871, Bruxelles), Ossolineum (Wrocław), n° 12 183, p. 19. 76. Peut-être bien grâce à l’entremise de W. Wojcicki, le rédacteur du Kłosy. Voir : Lettre de Jeż T. T. à Wojcicki K. W. (18/06/1868, Bruxelles), Bibliothèque Jagellone de Cracovie, n° 7832, pp. 170-171. 77. Jeż T. T.., « Belgija i Belgowie. Studyjum » (La Belgique et les Belges. Etude), in : Niwa, vol. I et II, 1872 ; Nowy Korbut, op. cit. p. 390. 78. Van Heuckelom Kr., « Listy z Belgii van Włodzimierz Wolski en Henryk Merzbach. Het laatnegentiende-eeuwse België in de ogen van twee Poolse emigranten » (Les lettres de Belgique de Włodzimierz Wolski et de Henryk Merzbach. La Belgiqie de la fin du XIXe siècle dans les yeux de deux émigrés polonais), in : Oost-Europa Tijdingen. Bijdragen tot de studie van Centraal- en Oost- Europa, vol. XXIII/XL, n° 2, 2001, pp. 48-57. 79. Qui en 1867 écrivait par exemple pour le Kłosy, fût-ce à partir de Dresde ; voir : Lettre de Skiba W. [Sabowski W.] à Wojcicki K. Wł. (02/06/1867, Dresde), Bibliothèque Jagellone de Cracovie, n° 7833, p. 63. Władysław Sabowski retourna en 1869 en Galice, où il devint un célèbre journaliste. Il n’est pas cité dans le Nowy Korbut. 80. C’est ainsi que j’ai trouvé une courte lettre écrite à Liège dans laquelle Romuald Majer remercie Józef Ignacy Kraszewski pour les livres envoyés : Lettre de Majer R. à Kraszewski J. I. (06/02/1869, Liège), Bibliothèque Jagellone de Cracovie, n° 6518, p. 292. Voir également : Zarzycka M., art. cit. pp. 83 & 91. 81. Kamiński K., « Materiały do życia i twórczości Włodzimierza Wolskiego » (Matériel sur la vie et l’oeuvre de Włodzimierz Wolski), in : Pamiętnik Literacki, vol. LXV, n° 1, 1974, pp. 143-169 et Nowy Korbut, op. cit. (pour Merzbach : vol. 8, pp. 374-375). De toute évidence, tous deux s’exerçaient également à d’autres genres, et Merzbach écrivit p. ex. des commentaires dans les Nowiny Warszawskie au sujet de l’achat d’une peinture de Copernic pour un musée spécialisé (voir Lettre de Merzbach H. à Kraszewski J. I. (09/04/1879, Bruxelles), Bibliothèque Jagellone de Cracovie, n° 6519, p. 439a [=539]) ou des critiques litéraires dans le Dziennik Poznański (BJ, 4818 [voir lettre de id. à id. (23/03/1866, Bruxelles) ; une critique de l’ouvrage Tytan-Arion z Koryntu par Alkar). 82. Lettre de Merzbach H. à Kraszewski J. I. (28/07/1879, Bruxelles), Bibliothèque Jagellone de Cracovie, n° 6519, p. 444a [=544]. 83. Lettre de Merzbach H. aux établissements Gebethner et Wolff à Varsovie (27/08/1889, Spa), Bibliothèque nationale de Varsovie, n° 7292, pp. 10-11.

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INDEX

Index géographique : Belgique, Bruxelles, Pologne Index chronologique : romantisme, XIXe siècle Mots-clés : édition, émigration, émigration polonaise, exil, histoire de la Pologne, littérature polonaise, presse, romantisme polonais

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L’émigration russe et la naissance d’une orthodoxie française 1925-1953

Vasileios Pnevmatikakis

NOTE DE L’ÉDITEUR

Les noms propres russes écrits originellement en cyrillique mais latinisés par leur propriétaire ont gardé leur orthographe latine. Les autres ont été translittérés. Comme Il se fit homme avec les hommes, et suivant l’exemple de l’apôtre Paul qui se fit Grec avec les Grecs, faisons-nous Français avec les Français.1 (Eugraph Kovalevsky)

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1 L’exode de millions de russes fuyant la révolution d’octobre 1917 en Russie eut comme conséquence ce que Constantin Andronikov a une fois appelé le « mouvement du peuple orthodoxe vers l’Ouest »2. Suite à ce mouvement et à l’installation conséquente de tous ces russes orthodoxes dans les pays occidentaux, et surtout en France à partir de 1925, eut lieu une rencontre, parfois difficile mais toujours fructueuse, entre l’Orient et l’Occident chrétiens.

2 Appelés à vivre ensemble dans les mêmes pays, les mêmes villes et quartiers, les chrétiens de différentes confessions se mirent à se connaître ; les contacts théologiques, l’osmose philosophique, les échanges culturels conduisirent les esprits à chercher ce qui était de commun, ce qui pourrait unir ou ce qui faisait unir autrefois, comme une sorte de besoin identitaire émanant d’une « nostalgie des origines », comme dirait Mircae Eliade. 3 Dans cette quête d’identité, on a puisé de la connaissance et de l’inspiration dans le passé chrétien lointain et dans une Tradition appelée à être redécouverte et réactualisée afin de répondre aux nouvelles exigences de l’époque, ayant de fait bouleversé les jadis infranchissables divisions culturalistes du type Orient-Occident. 4 Epris de la conviction que l’émigration avait un sens providentiel, les orthodoxes russes ont œuvré pour le dépassement des dilemmes identitaires : la reconnaissance du français comme langue liturgique orthodoxe, la fondation de la première paroisse orthodoxe de langue française, l’acceptation dans l’orthodoxie d’un groupe chrétien français utilisant une ancienne forme liturgique gallicane, la recherche pour la reconstitution dudit « rite des Gaules » et enfin les efforts pour l’organisation ecclésiastique d’une « orthodoxie occidentale » sont des exemples attestant précisément cette quête d’une orthodoxie « catholique »3. 5 La période la plus fructueuse pour la réalisation de cette synthèse était celle durant laquelle l’hiérarchie orthodoxe russe, locale ou patriarcale, a activement soutenu cette nouvelle entreprise ; ayant commencé en 1925, avec la fondation de l’Institut de Théologie Orthodoxe Saint-Serge et la création de la confrérie orthodoxe Saint-Photius à Paris, cette période a pris fin en 1953, date à laquelle le patriarcat de Moscou leva finalement sa protection canonique des paroisses orthodoxes dites « occidentales » et ces dernières se trouvèrent hors de la communion orthodoxe.

Le sens de l’exil

6 Anton Kartašov, professeur russe d’histoire ecclésiastique à l’Institut de Théologie Orthodoxe Saint-Serge de Paris 4, disait à ses étudiants qu’au-delà des phénomènes historiques, il existait aussi une autre intrigue, un espace ou s’exerçait mystérieusement la grâce divine 5. Cette interprétation consciemment théocentrique de l’histoire trouvait ses origines dans le choc profond qu’avait subi le monde des intellectuels russes lors de la révolution d’octobre 1917 et le déracinement qui

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s’ensuivit. Un choc vécu par ces orthodoxes comme un jugement divin 6, comme une nouvelle captivité babylonienne du peuple de Dieu. Ainsi, suite au renversement spirituel du monde russe, les orthodoxes russes du XX e siècle, tout comme le peuple juif dans l’antiquité, devaient réinterpréter la religion « sans Temple, roi et terre »7.

7 Dans leur quête de sens et de réponses par rapport à ces considérations, les philosophes religieux et les théologiens russes de la diaspora se sont longuement interrogés sur les limites entre l’histoire et la théologie et sur les relations de l’Église avec le monde temporel. C’est à partir de ces interrogations que s’est graduellement forgée l’idée d’une « ecclésialisation de la vie » 8, une idée qui inspirait mais aussi reflétait la réalité de la diaspora russe des premières années : une floraison « anarchique et émouvante » de chapelles et d’oratoires, souvent minuscules, nichés en quelque abri provisoire dont le printemps de l’émigration russe a couvert les arrondissements périphériques et la banlieue de la capitale9. 8 Effectivement, quoique hétérogène, politiquement et socialement, l’émigration russe a su transformer une religiosité jadis superficielle en foi vivante, personnelle 10 et se rassembler autour de « forces spirituelles » comme l’Église orthodoxe 11, laquelle, après l’écroulement des structures du monde qui venait de disparaître, seule paraissait « survivre au cataclysme »12. 9 Pourtant, ce rassemblement autour de l’Église orthodoxe n’a pas conduit, comme on pouvait le craindre, à un enfermement communautaire. Au contraire, tout en restant, pendant les années 1920 et 1930, encore fortement nostalgique de la patrie lointaine, puisant son inspiration dans son héritage spirituel et se souciant profondément de préserver son identité culturelle, l'émigration russe commença parallèlement à développer des tendances centrifuges s’opposant à un repli identitaire à connotation ethno-religieuse.

L’aspect providentiel de l’émigration

10 La première de ces tendances s’est exprimée très tôt au sein de l’intelligentsia russe exilée, durant les années dites « praguoises » de l’émigration russe, au début des années 1920. À Prague, destination d’un grand nombre d’étudiants russes émigrés, des cercles d’études religieuses s'étaient créés pour assurer la transmission de la foi orthodoxe aux jeunes générations déracinées. Ces cercles actifs, en contact plus ou moins étroit avec les milieux chrétiens locaux, surtout protestants, se fédérèrent et donnèrent naissance à divers mouvements et confréries orthodoxes, jetant les bases permettant d’organiser une « orthodoxie en exil » structurée par des réseaux d’action et de réflexion religieuses, parfois dans un cadre interconfessionnel.

11 Dans ce processus d’organisation interne mais aussi de positionnement face au paysage confessionnel hétérodoxe et pluraliste des pays d’accueil, des figures emblématiques de la pensée orthodoxe russe du début du XX e siècle jouèrent un rôle prépondérant. La confrérie Sainte-Sophie du philosophe Serge Boulgakov, l’un des plus importants théologiens de l’émigration russe des premières années, regroupant entre autres les philosophes Basile Zenkovsky, Lev Zander et Nicolaj Berdjaev, l’économiste Pëtr Struve et les historiens Anton Kartašov et Georgij Florovskij 13 constituerait quelques années plus tard le noyau d’une génération d’intellectuels qui, basés à Paris dès 1925, discernerait dans l’épreuve de l’émigration l’œuvre de la Providence en vue du

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rapprochement des chrétiens 14. C’est à partir de cette conviction existentielle que les intellectuels russes de ce que l'on a appelé « l’école de Paris » s'engageront sincèrement dans le mouvement œcuménique, contribuant ainsi à la formation d’un esprit d’ouverture au sein de la diaspora orthodoxe de France. 12 Alors même que l’émigration russe de Paris se donnait un sens théologique à travers cette approche providentielle de l’exil et s’engageait, via ses leaders intellectuels dans le dialogue interconfessionnel, une deuxième tendance était en train de se former, représentée par un petit groupe de jeunes militants russes de culture occidentale qui poussaient encore plus loin cette même conception providentielle. Pour eux, la dispersion des orthodoxes n’offrait pas seulement une occasion historique de renouer le dialogue avec les chrétiens de l’Occident, mais surtout une possibilité de dépassement définitif des clivages historiques et culturels entre l’Orient et l’Occident et de développement d’une orthodoxie qui serait authentiquement occidentale. 13 Élevés dans des écoles catholiques et n’acceptant pas le prosélytisme ouvert ou latent que l’Église catholique exerçait parmi les émigrés orthodoxes en France, ces jeunes Russes, proches de l’Institut Saint-Serge mais regroupés au sein de la confrérie Saint- Photius qu’eux-mêmes avaient créée en 1925, se voulaient le fer de lance d’une Église orthodoxe missionnaire et militante 15 tout en étant ouverts à la culture occidentale. « Nous étions un groupe d’étudiants, tous farouchement orthodoxes, très ouverts à la culture européenne et à la pensée moderne » 16, écrivait Maxime, l’un des frères Kovalevsky, initiateurs de la confrérie. 14 Leurs objectifs principaux, renouer avec le passé orthodoxe de l’Occident d’avant le schisme17 et faire ressurgir en Occident même la tradition de l’Église indivise à partir de sources locales latentes 18 les incitaient à une redécouverte constante du caractère catholique et universel de l’orthodoxie au-delà des cloisonnements ethnoculturels ; pour eux, l’orthodoxie ne devait pas être exclusivement russe, slave ou grecque mais capable d’intégrer toutes les cultures. Dans leur manifeste, publié en 1925, ils proclamaient : Nous proclamons et confessons que l’Église orthodoxe est, dans son essence, la vraie Église du Christ ; qu’elle n’est pas seulement orientale, mais qu’elle est l’Église de tous les peuples de la terre, de l’Orient et de l’Occident, du Nord et du Sud ; que chaque peuple, chaque nation a son droit personnel dans l’Église orthodoxe, sa constitution canonique autocéphale, la sauvegarde de ses coutumes, ses rites, sa langue liturgique.19 15 Saint-Photius, la confrérie que ces jeunes Russes avaient créée sous le patronage d’un patriarche de Constantinople du IX e siècle, vénéré comme le défenseur contre Rome d’une orthodoxie pure, se situait dans la continuité des confréries laïques des XV e et XVIe siècles en Russie occidentale. Elle était caractérisée par la grande proximité mutuelle de ses adeptes, par un intégrisme doctrinal et une exploration et une vénération ferventes des traditions religieuses françaises les plus anciennes 20. D’ailleurs, elle était organisée sur le modèle d’un ordre de chevalerie médiéval ; ses membres se considéraient comme des « croisés » de l’orthodoxie en terre d’Occident 21. En raison de ce caractère quasi secret, la confrérie Saint-Photius suscitait parfois des sentiments de méfiance ou de réticence dans certains milieux ecclésiastiques de l’émigration russe. Ses statuts pourtant étaient approuvés par le métropolite Euloge, administrateur des paroisses russes en Europe occidentale, lui-même22.

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16 Malgré les différences d’approche dues en partie à l’écart d’âge et de culture de leurs représentants (la première génération de professeurs de l’Institut Saint-Serge n’enseignait ni écrivait en français tandis que les jeunes membres de la confrérie Saint- Photius mettaient en avant leur solide culture française), ces deux tendances au sein de l’émigration russe partageaient le même point de départ : la conviction profonde que la diaspora orthodoxe avait un caractère providentiel. Et c’est précisément cet élément commun qui les faisait converger sur le rôle que devait avoir la langue française dans l’aboutissement de leurs causes.

Le français : une langue pour les orthodoxes

17 Dès 1927, l’idée de célébrations liturgiques en langue française se posait dans certains milieux de l’émigration russe de Paris, principalement en raison du fait que dans de nombreuses familles d’émigrés, le français commençait à prendre le pas sur le russe. Eugraph et Maxime Kovalevsky, les deux jeunes frères de la confrérie Saint-Photius, dont le père, ancien parlementaire à la Douma, était très actif dans la vie ecclésiale orthodoxe de Paris, ont réussi à attirer l’attention du métropolite Euloge sur les besoins spirituels de ces familles russes devenues francophones. « Il faut tourner les yeux vers l’avenir… », avait alors consenti le métropolite. Et de poursuivre : « Soit ! Ils ont perdu leur langue maternelle ! Mais chez les Russes dénationalisés, efforçons-nous de sauver au moins la foi orthodoxe ! » 23. C’est alors dans ce souci principalement pastoral que se cristallisa d’abord l’idée de la création à Paris d’une paroisse orthodoxe de langue française. Pour l’organisation d’une telle paroisse, le métropolite Euloge a su être audacieux : il a fait appel au père Lev Gillet.

Lev Gillet et la première paroisse orthodoxe de langue française

18 Le père Lev était un moine catholique français, grand admirateur de la spiritualité russe, qui avait prononcé ses vœux monastiques en 1924 au monastère d’Uniov en Galicie, alors en Pologne, au sein d’une communauté grecque-catholique ukrainienne 24. En 1928, ayant déjà passé un an sur la Côte d’Azur comme membre d’une association grecque-catholique d’aide aux émigrés russes affluant par milliers dans le Midi de la France25, et déçu par l’intransigeance et le mépris de Rome envers le mouvement œcuménique naissant de l’époque 26, il avait traversé une crise intérieure qui l’avait amené à s’éloigner de Rome et à entrer en relation avec Mgr Vladimir, l’évêque orthodoxe russe de Nice qui l’avait introduit à son tour au métropolite Euloge à Paris.

19 Ainsi, lorsqu’en mai 1928, le père Lev concélébra, dans la chapelle privée du prince russe GrégoireTrubeckoj à Clamart, dans la proche banlieue parisienne, la divine liturgie avec le père Boulgakov de l’Institut Saint-Serge, sous la présidence du métropolite Euloge, il avait été admis dans l’Église orthodoxe sans être soumis à aucun rite de réception 27. À part le père Boulgakov et le métropolite Euloge, plusieurs représentants de l’intelligentsia russe parisienne de l’époque, tels que le philosophe Nikolaj Berdjaev, le théologien Georgij Florovskij et la poétesse Marina Csvetaeva, assistaient à cette concélébration historique,affichant ainsi leur sympathie pour le

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prêtre orthodoxe français, tandis que le chef de chœur était Eugraph, le jeune leader dynamique de la confrérie Saint-Photius28. 20 C’est au concélébrant français de Clamart que le métropolite Euloge assigna alors la charge de recteur de la nouvelle paroisse orthodoxe française. Celle-ci, placée sous le vocable de la Transfiguration-et-Sainte-Geneviève, patronne de Paris, vit officiellement le jour en novembre 1928 au numéro 10 du boulevard Montparnasse, dans les locaux que la YMCA (Young Men Christian Organisation), puissante organisation internationale de jeunesse d’origine anglo-saxonne et protestante, avait généreusement attribué à l’ACER (Action Chrétienne des Étudiants Russes), mouvement de jeunesse russe, fruit des « années praguoises »29. 21 Dès ses débuts, la paroisse attira une communauté modeste mais diversifiée. Ses membres réguliers n’ont jamais dépassé la trentaine 30 mais sous l’impulsion des paroissiens actifs de la confrérie Saint-Photius, qui avaient d’ailleurs entrepris le laborieux travail de l’adaptation de la liturgie byzantine et des chants russes en langue française à partir des traductions faites par les moines du monastère bénédictin de Chevetogne en Belgique, de jeunes intellectuels russes comme les théologiens Vladimir Lossky, chef de la confrérie Saint-Photius, et Paul Evdokimov, futur professeur de théologie morale à l’Institut Saint-Serge, mais aussi des Français issus de mouvements protestants et catholiques comme Natacha Evdokimov, épouse de Paul, et Georges Jouanny, futur recteur de la paroisse, se sont très vite joints aux membres fondateurs. Quant au père Lev, il voyait dans cette paroisse l’affirmation d’une orthodoxie universelle et multiethnique qui comportait en elle la semence d’une nouvelle Église locale. 22 Dans un article écrit pour le premier numéro du bulletin paroissial La Voie, le père Lev expliquait avec clarté sa vision de l’ecclésiologie orthodoxe qui avait inspiré la création de la première paroisse orthodoxe française : Voici qu’une Église Orthodoxe de langue française existe à Paris. (…) Tout d’abord nous ne sommes pas une création religieuse nouvelle, nous ne sommes pas une « secte ». Nous sommes une branche de l’Église catholique et apostolique orthodoxe d’Orient 31, laquelle par une ligne ininterrompue remonte aux apôtres du Christ. Nous ne sommes pas un groupe qui se soit détaché d’une des confessions chrétiennes existant en France. Membres à titre individuel de l’Église Orthodoxe, soit par naissance, soit par adhésion réfléchie, nous avons obtenu d’elle la permission de nous réunir pour former un groupe de caractère local. L’Église Orthodoxe Universelle tient à ce que chacune des « Églises-sœurs » qui la composent vive sa vie propre, avec sa langue et ses traditions. C’est pourquoi la Hiérarchie orthodoxe a encouragé et béni la formation de ce petit groupe ecclésiastique spécial : l’Orthodoxie française. Notre communauté, à l’origine, se proposait surtout de pourvoir aux besoins spirituels d’un certain nombre de réfugiés russes qui sont devenus Français de nationalité et de langue. Il fallait, d’autre part, pourvoir aux besoins spirituels de quelques Français qui, soit par suite d’attaches familiales avec la Russie, soit par suite d’un libre choix, professent la foi orthodoxe. Ainsi s’est constituée notre paroisse. Elle ne rentre pas dans le cadre de l’Église russe. Il est vrai que nous sommes actuellement sous la juridiction du Métropolite des Églises orthodoxes russes de l’Europe occidentale ; que nous tenons de lui notre existence canonique. Toutefois, si nous relevons de Son Éminence le Métropolite Euloge, ce n’est pas en tant qu’il est chef des orthodoxes russes de l’Europe occidentale, mais (conformément aux canons) en tant qu’il est l’évêque le plus proche de notre communauté naissante. Il est possible, il est même normal que l’Orthodoxie française, lorsqu’elle aura atteint un certain stade de développement, devienne

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autonome. Et comme l’Orthodoxie n’est pas byzantine ou slave, mais universelle, il appartient aux Orthodoxes occidentaux de créer un type d’Orthodoxie propre à l’Occident qui, par un retour aux sources traditionnelles locales, pourra sur certains points différer notablement du type oriental. (…) Français de nationalité ou de langue, nous nous sentons liés à l’ancienne tradition « orthodoxe » de la France, à la France « très chrétienne » des siècles où l’Orient et l’Occident n’étaient pas séparés. Saint Irénée (qui fut le trait d’union entre l’Orient et l’Occident), les martyrs de Lyon et de Vienne, saint Denys, saint Martin de Tours, sainte Geneviève : tels sont quelques-uns des grands noms auxquels nous voulons nous rattacher. Mais nous ne nous sentirons étrangers ni à Saint Louis, ni à Jeanne d’Arc, ni à Pascal. Et, tout ce que le cœur français et l’intelligence française d’aujourd’hui créent de bon et de grand, nous voulons aussi le sentir nôtre, le consacrer au Christ, le faire orthodoxe. Notre action religieuse ne se limite pas à un pays. L’Orthodoxie française peut offrir une langue commune aux divers groupes ethniques orthodoxes. Elle peut ainsi travailler dans le sens de cette œcuménicité et de cette catholicité que tant d’âmes désirent aujourd’hui32. 23 Ce climat d’euphorie n’allait pas durer longtemps. Au début de l’année 1931, moins de trois ans après sa fondation, la première paroisse orthodoxe de langue française subit les lourdes conséquences des divisions juridictionnelles qui ont déchiré l’émigration russe en France. Ainsi, la rupture du métropolite Euloge d’avec le patriarcat de Moscou et son passage sous l’obédience du patriarcat de Constantinople privèrent le père Lev de ses plus proches et actifs collaborateurs, les frères Kovalevsky et Lossky de la confrérie Saint-Photius refusant catégoriquement de quitter l’Église mère russe.

24 Durant les années suivantes, la vie de la paroisse connut des fluctuations. En 1936, père Lev fut déchargé de ses responsabilités de recteur en vue de son départ définitif au Royaume-Uni et deux nouveaux prêtres enthousiastes vinrent apporter leur contribution. Mais quelques années plus tard, sous les effets néfastes de la Seconde Guerre mondiale et de l’Occupation, la première paroisse orthodoxe de langue française, fruit de la rencontre de la spiritualité russe et de la langue française, disparaîtra silencieusement : le père Georges Jouanny, qui avait remplacé le père Lev comme recteur de la paroisse en 1936 partit pour le Midi de la France sans qu’un nouveau recteur soit nommé, la mère Marie Skobtsova 33 et son fils Iouri périrent dans les camps d’extermination nazis tandis que d’autres amis comme Georges Fedotov, professeur d’histoire de la mentalité religieuse russe à l’Institut Saint-Serge, et Constantin Motchoulsky, historien de la littérature russe, quittèrent la France pour les Etats-Unis. Pourtant, cette disparition ne signera pas la fin du rêve d’une orthodoxie française. 25 Au milieu des années 1930, grâce à un événement antérieur fortuit, le développement d’une orthodoxie d’expression française allait prendre une tout autre tournure. En novembre 1929, lors d’une réunion de représentants de divers mouvements spirituels à Paris, père Lev avait fait la connaissance de Mgr Winnaert, l’évêque d’une toute petite Église, appelée à l’époque « Église libre catholique ». Cette Église d’un peu plus d’un millier de fidèles, plus tard renommée « Église catholique évangélique », allait jouer un rôle décisif dans le développement de l’orthodoxie française.

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Louis-Charles Winnaert et la naissance d’une « orthodoxie occidentale »

26 Louis-Charles Winnaert, né à Dunkerque en 1880, avait été ordonné prêtre de l’Eglise catholique en 1905. Influencé par divers courants catholiques réformateurs de la fin du XIXe et du début du XX e siècle tels que le modernisme, le christianisme social et le mouvement liturgique, il avait rejoint le Sillon de Marc Sagnier 34. Quand ce mouvement fut condamné par le pape Pie X en 1910, l’abbé Winnaert se retira à Viroflay, dans le diocèse de Versailles, où il fonda une chapelle et tenta de mettre en pratique une reforme liturgique basée sur certains usages liturgiques oubliés 35. Quelques années plus tard pourtant, en 1918, il avait quitté aussi bien sa chapelle que l’Église catholique elle- même.

27 Avait alors commencé pour lui et le petit groupe de fidèles rassemblés autour de lui, une longue errance spirituelle : protestantisme, Église vieille-catholique 36 puis un groupement théosophique d’Angleterre, « l'Église catholique libérale » 37, par l’évêque de laquelle il s’était fait sacrer évêque, et finalement, isolement écclésiastique. C’est dans cette situation de vide canonique que se trouvait Mgr Winnaert lorsqu’il fit la connaissance du père Lev en novembre 1929. De leur premier entretien, l’évêque de la petite Église se souvenait : Le père G. [= le père Lev (NdA)], après m’avoir posé de nombreuses questions, m’a affirmé que l’Église orthodoxe actuelle n’est en rien différente de l’Église des Pères de l’Église indivise… Puis, il m’a demandé : « Monseigneur, pourquoi n’êtes-vous pas orthodoxe ? » Je lui ai répondu : « Comment pourrais-je ? Je suis Français ! » - « Et moi, m’a-t-il répliqué, ne suis-je point Français ? »- « Mais j’aime et je suis le rite occidental ! » ai-je répliqué. Il a continué : « L’Orthodoxie n’est pas un rite, elle contient tous les rites. »38 28 À l’issue de nombreux entretiens entre les deux hommes, Mgr Winnaert commença à connaître l’orthodoxie. Il se mit à étudier tous les auteurs orthodoxes modernes traduits en français, qui n’étaient d’ailleurs que des Russes : Khomjakov, Boulgakov, Philarète de Moscou 39. En même temps, le père Lev l’avait dirigé vers le métropolite Euloge pour envisager la possibilité d’une éventuelle adhésion de sa communauté à l’orthodoxie. Ce dernier avait accepté d’être l’ambassadeur de Mgr Winnaert auprès du patriarche de Constantinople et avait soumis la question de son passage à l’orthodoxie à l’examen des théologiens orthodoxes de l’Institut Saint-Serge de Paris. Dans leur rapport, les professeurs de l’Institut concluaient : Les grands événements grandissent d’une manière imperceptible. Certes, il est impossible de prévoir l’avenir de la communauté de Mgr Winnaert après sa réunion avec l’Église orthodoxe, mais il est aussi impossible d’exclure la possibilité que cette réunion pourrait être le commencement d’un mouvement nouveau, celui de l’Église orthodoxe occidentale. Les possibilités historiques sont diverses, mais elles sont pour la plupart uniques et, il le semble, il ne faut pas négliger ce que nous offre l’histoire ; l’Église orthodoxe occidentale ne serait-elle pas le premier pas vers la réunion de l’Occident et de l’Orient chrétiens ?40 29 Le métropolite Euloge se rangea à l’avis du collège des professeurs et appuya la demande d’adhésion à l’orthodoxie de Mgr Winnaert auprès du patriarcat de Constantinople. De plus, il témoigna de la sympathie envers l’évêque français en participant à des concélébrations en langue française tant en la chapelle de la

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communauté de Mgr Winnaert, rue de Sèvres, que dans son propre siège à Paris, la cathédrale Saint-Alexandre-Nevsky.

30 Pourtant, malgré plusieurs requêtes faites entre 1932 et 1935, et même un voyage du père Lev à Constantinople, le patriarcat hésitait à trancher. Dans une lettre adressée à Mgr Winnaert en 1935, le père Lev exprimait sa déception quant à l’écart de conception qui séparait les Russes de Paris et les Grecs de Constantinople à propos de ce qui pourrait s’avérer être les prémices d’une orthodoxie occidentale : « Le métropolite Euloge et les professeurs russes libéraux sont indignés de l’attitude de Constantinople. »41 Une déception d’autant plus grande que la maladie de Mgr Winnaert rendait urgent le besoin d’une réponse définitive. C’est ainsi que le père Lev proposa à Mgr Winnaert de s’adresser au patriarcat de Moscou par l’intermédiaire de son ami Eugraph et de la confrérie Saint-Photius. 31 À l’époque, la confrérie était divisée en « provinces » dont la plus dynamique était celle qui avait Eugraph à sa tête, la Province Saint-Irénée, consacrée à l’Occident42. Au sein de cette province, Eugraph et ses confrères, convaincus de la dimension universelle de l’orthodoxie, étaient parvenus à un plan de travail élaboré dans les domaines dogmatique, canonique et liturgique accordant une attention particulière à l’étude des formes liturgiques qui prévalaient en Occident avant la généralisation de l’usage du rite romain au IX e siècle par Charlemagne et le schisme du XI e siècle d’avec les Églises d’Orient. 32 Ainsi, lorsque Mgr Winnaert s’adressa à la confrérie qui utilisait une forme liturgique combinant d’une part le rite des liturgistes anglicans, partisans du retour aux Pères, et d’autre part « l'ancien rite des Gaules », élaboré par le prêtre orthodoxe français Vladimir Guettée au XIX e siècle43, les jeunes confrères virent dans sa demande un signe de la Providence en vue du dépassement des clivages culturels entre l’Occident et l’Orient chrétiens. Dans leur rapport au patriarcat de Moscou, Eugraph et Lossky, alors président de la confrérie, écrivaient : Quant au rite occidental, toujours réclamé aux Occidentaux par l’Église orthodoxe, les corrections indispensables : suppression du Filioque, présence de l’épiclèse, communion sous les deux espèces (tout ceci réalisé depuis longtemps par l’évêque Winnaert) ne soulèvent aucune difficulté ; disons, au contraire, que le rite occidental est désirable pour la fortification de l’avenir de l’Orthodoxie en Occident. Par contre, tout éloignement ou attitude négative vis-à-vis du rite occidental est nuisible, car ce serait faire de notre foi universelle orthodoxe une foi spécifiquement orientale, nous plaçant ainsi en face de Rome et de l’œcuménisme, dans une situation fausse, comme si l’Orthodoxie abdiquait sa valeur universelle. Puis ce serait manquer de respect envers la tradition millénaire de l’Occident, d’avant le schisme. Les rites occidentaux furent écrits par les Pères célèbres d’Occident.44 33 En juin 1936, en réponse au rapport de la confrérie, le métropolite Serge de Moscou, remplaçant du locum tenens du patriarche de Moscou, publia un décret patriarcal favorable. Sous réserve de quelques modifications minimes, il acceptait la communauté de Mgr Winnaert dans l’orthodoxie sous l’obédience du patriarcat de Moscou, assurait la continuation de la pratique du rite occidental au sein de ces communautés, appelant en même temps à un travail d’approfondissement en la matière, et désignait les paroisses réunies à l’Église orthodoxe comme « Église orthodoxe occidentale »45.

34 Affaibli par la maladie mais soulagé d’avoir réussi à rejoindre canoniquement l’Église universelle, Mgr Winnaert publia un article adressé « à des occidentaux » 46. Dans cet

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article, il expliquait que l’orthodoxie n’était pas une expression d’ordre géographique, qu’elle ne devrait pas se confondre exclusivement avec l’Orient et qu’elle pourrait aussi être occidentale et de langue française. Un développement qui, selon lui, n’aurait été possible que grâce à l’Église de Russie ; car c’est par elle, disait-il, qu’avait agi la Providence. 35 Dans son dernier article, publié juste avant sa mort en mars 1937, et qui allait prendre un caractère d’héritage spirituel, Mgr Winnaert paraissait serein : Par les contacts que les circonstances politiques ont créés, l’Église russe, répandue actuellement dans le monde entier, semble destinée à faire connaître l’Orthodoxie à l’Occident chrétien ; par ses mystiques, ses philosophes, ses théologiens, elle prépare un épanouissement de vie spirituelle et de pensée religieuse que ses souffrances auront provoquée. (…) Il ne s’agit pas de créer une Église russe de plus en France ni même une Église orientale de langue française, il s’agit de réaliser, avec l’aide de l’Église de Russie, l’Église orthodoxe d’Occident, ayant, ou plus exactement, gardant son rite occidental, sa liturgie propre, ses traditions particulières, sa vie, son administration et devant aboutir un jour à l’exercice d’une autonomie complète.47 Cet héritage fut repris avec zèle après la mort de Mgr Winnaert par Eugraph, devenu prêtre, et la confrérie Saint-Photius.

Eugraph Kovalevsky et « l’ancien rite des Gaules »

36 Celle-ci, étant depuis 1931 directement liée au patriarcat de Moscou, avait entamé des recherches liturgiques et historiques approfondies dans le but d’un rapprochement entre l’Orient et l’Occident chrétiens « par la liturgie vécue et non par les seules décisions hiérarchiques » 48. C’est dans ce but que ses chercheurs avaient concentré leurs efforts sur l’étude et la restitution de l’ancien rite des Gaules, un usage liturgique utilisé jusqu’au IX e siècle dans les régions correspondant à l’ancienne Gaule mais, avec des variations, pratiquement dans toute l’Europe occidentale.

37 Cet ancien usage liturgique, ce « rite paneuropéen occidental » 49 comme l’avait défini Maxime, le frère d’Eugraph, liturgiste orthodoxe reconnu, a pu être restauré à partir des manuscrits des lettres de saint Germain de Paris dans lesquelles ce dernier, évêque de Paris au VIe siècle, décrivait ce rite particulier, et qui avaient été découverts au XVII e siècle à Autun par deux érudits, Dom Edmond Martène et Dom Ursin Durand50. 38 Le résultat de cette reconstitution, appelé « Sainte Messe selon l’ancien rite des Gaules » ou « Liturgie selon Saint Germain de Paris », s’inscrivait, selon Eugraphe, dans la continuité des travaux des érudits catholiques français du XVIIe siècle qui s’étaient penchés sur l’étude du passé apostolique et patristique de la France comme Guillaume Morin, Denis Pétau et Charles Le Cointe, mais aussi du renouveau théologique orthodoxe russe du début du XXe siècle, incarné entre autres par Pavel Svetlov, Alexandre Katanskij, Viktor Nesmelov et Yan Orfanitskij, qui appelaient à un retour aux Pères et à la Tradition de l’Église indivise51. 39 C’est donc sur la base d’une telle synthèse opérée au sein de la confrérie Saint-Photius que se structura « l’Église orthodoxe occidentale » après la mort de Mgr Winnaert. Comme l’avait écrit Eugraph lui-même : Dieu m’ayant placé en France, je voulais dire à mes compatriotes « occidentalistes » – chercheurs surtout de l’idée de progrès en occident – que l’Occident est un pays de sainteté, et prouver aux « slavophiles » – qui voyaient dans l’Occident le danger

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romain, le danger laïc, le danger athée, et recherchaient les valeurs spirituelles dans leur culture russe – qu’il n’y a pas que la sainte Russie mais aussi la Sainte France52. 40 Quant à l’ancien rite des Gaules que les membres de la confrérie Saint-Photius voulaient restaurer, « il ne s’agissait pas d’une quelconque tolérance de telle ou telle coutume, mais de la restauration, dans l’Orthodoxie universelle, du visage légitime, immortel et orthodoxe de l’Occident. »53

41 Cependant, le clergé de la communauté de Mgr Winnaert, n’était pas encore prêt à abandonner le rite utilisé par son ancien chef pour se lancer dans l’aventure d’une restauration paraissant alors douteuse. Ainsi, en 1939 s’était créée, avec l’accord du patriarcat de Moscou, une église « de mission » ou « de confrérie », distincte de la paroisse de l’ancienne communauté de Mgr Winnaert, dans laquelle Eugraph et ses confrères pourraient se consacrer à la nouvelle rédaction du rite occidental. 42 Dans sa lettre sur la mise au point du rite occidental par cette église de mission, le métropolite Serge de Moscou écrivait : Nous ne devons imposer notre rite oriental à personne sous quelque rédaction que ce soit. Que quiconque le désire se serve du rite occidental. (…) L’usage parallèle de deux formes de Liturgie, en particulier de la Liturgie eucharistique, n’est pas contraire à la Tradition, la seule chose à éviter étant l’improvisation, car il est nécessaire que la Liturgie procède d’une Tradition authentique, par exemple gallicane pour les Français ou romane expurgée.54 43 Quelques mois après cette lettre, le déclenchement de la Seconde Guerre mondiale conduirait à l'emprisonnement d’Eugraph par les troupes allemandes mais pas à l’interruption de l’œuvre de la confrérie. Avec la bénédiction du patriarcat de Moscou, un centre d’études liturgiques et une chapelle furent fondés à Paris, tous les deux sous le vocable de Saint-Irénée de Lyon.

44 En 1944, la chapelle devint la paroisse Saint-Irénée et le centre de recherches liturgiques l’Institut français de théologie Saint-Denys l’Aréopagite, directement rattaché au patriarcat de Moscou, où les cours étaient dispensés en français par un corps professoral qui comprenait entre autres les orthodoxes Alexis van der Mensbrugghe, Alexandre Schmemann et Constantin Andronikov, les catholiques Louis Bouyer et Dom Lambert Beauduin, et les protestants Pierre Burgelin et Jean Hyppolite55. 45 Ainsi, après plusieurs années de travail minutieux, le 1 er mai 1945, la première célébration selon l’ancien rite des Gaules put finalement avoir lieu en l’église Saint- Irénée. L’émotion des participants pour la première réalisation de cette œuvre exigeante était si intense qu’Eugraph écrivit qu’« il semblait que les tombeaux s’ouvraient, que les Germain, les Césaire, les Martin, les Hilaire, suivis de leurs innombrables fidèles anonymes des premiers siècles, se levaient pour participer aussi à l’“œuvre en commun” de la liturgie »56.

« L’Église orthodoxe de France »

46 La guerre étant finie et une ultime tentative de réunification de la diaspora russe sous l’obédience du patriarcat de Moscou ayant échoué, les paroisses du rite occidental acquirent un statut légal vis-à-vis de l’administration française, enregistrées à la Préfecture de Paris comme « Union des Associations cultuelles orthodoxes françaises ». Les statuts déposés aux autorités faisaient référence aux buts de l’Union qui étaient

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notamment d’assurer l’exercice du culte orthodoxe pour les citoyens français sur le territoire de la France et des pays de l’Union française, de représenter la religion orthodoxe auprès du gouvernement et de restaurer et de défendre les traditions canoniques françaises 57. En même temps, dans un souci d’affirmation de son caractère ecclésiologique par rapport au principe territorial, les statuts désignaient l’Union comme « Église orthodoxe de France » et non pas en France, exprimant de cette manière la volonté d’une identité orthodoxe locale, enracinée dans la tradition nationale française.

47 En cette fin des années 1940, les perspectives de l’Église orthodoxe de France semblaient prometteuses. À l’issue d’une période de plus de vingt ans de fermentation fructueuse, le petit groupe de jeunes Russes émigrés rassemblés au sein de la confrérie Saint-Photius avait réussi à accomplir quelque chose d’impensable quelques décennies plus tôt : organiser un réseau de communautés orthodoxes françaises utilisant un rite local puisé dans les plus anciennes traditions chrétiennes de la région, fonder un institut d’études théologiques où une pléiade de professeurs de diverses confessions chrétiennes dispensait des cours en français, acquérir une reconnaissance juridique de la part des autorités civiles françaises et tout cela avec la bénédiction et sous la protection canonique du patriarcat de Moscou, une Église orthodoxe qui luttait à l’époque pour sa propre survie. 48 Cependant, le cours des événements s’avérerait tout autre. Entreprise nouvelle, pas encore suffisamment fortifiée et avec des exigences particulières, la formation d’une orthodoxie française locale allait être compromise par des incompréhensions, des appréciations divergentes et des antagonismes internes d’une orthodoxie qui peinait encore à trouver son chemin en pleine terre d’Occident. C’est ce climat de défiance qui a conduit à la démission de Lossky de la présidence de la confrérie Saint-Photius et à la fin officielle de celle-ci en 1950. 49 Trois ans plus tard, toujours dans le même climat tendu, le clergé et la plupart des fidèles de la paroisse de Saint-Irénée ont pris la décision de quitter le patriarcat de Moscou suite à un décret patriarcal qui déchargeait Eugraph de ses fonctions de recteur58. De cette rupture, la paroisse Saint-Irénée perdrait des fidèles ayant une contribution remarquable à l’orthodoxie en France comme l’iconographe Léonide Ouspensky, Lossky père et fils ainsi que le théologien Olivier Clément. 50 Le lien canonique avec le patriarcat de Moscou étant désormais rompu, commençait alors pour les membres de « l’Église orthodoxe de France » un long et difficile chemin où la vocation qu’ils avaient défendu jusqu’alors « d’être d’une part, orthodoxes totalement, sans équivoque ni déviation, unis dans la Vérité et l’Esprit à l’Orthodoxie universelle et, d’autre part, être de la France, de l’Occident » 59 allait se trouver grièvement compromise. D’autant plus que la levée, par le patriarcat de Moscou, de la protection canonique de « l’Église orthodoxe de France » s’est basée sur certains actes d’Eugraph que les autorités ecclésiastiques de russes ont jugés soit « anticanoniques » 60 et séparatistes61, soit non conformes à la pratique sacramentelle de l’Église orthodoxe 62. Et bien qu’Eugraph se soit expliqué avec une lettre aux autorités du patriarcat de Moscou dès septembre 1953, ces mêmes accusations allaient continuer à peser sur les relations de « l’Église orthodoxe de France » avec les autres Églises orthodoxes auxquelles elle a été canoniquement liée jusqu’aux années 199063.

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NOTES

1. Germain (évêque), « “À propos de l’Église Catholique Orthodoxe de France”, lettre ouverte en commentaire d’un document (et de ceux qui l’ont suivi) publié en juin 1979 par la revue S.O.P. », in : Kovalevsky M., Orthodoxie et Occident. Renaissance d’une Église Locale, Carbonnel Éditeur, Paris, 1990, p. 429. 2. Andronikof C., « L’avenir de l’Orthodoxie en Occident », in : Le Messager orthodoxe, n° 79 (II/ 1978), p. 8 3. Dans la langue grecque, l’adjectif catholique dérive de la conception aristotélicienne du « en général » (to katholou). À cette expression katholou, Aristote ne donne pas de sens géographique ni de sens quantitatif. Chaque fois qu’il la définit, c’est pour lui donner un sens qualitatif, désignant « la plénitude, la globalité, le générique ou bien l’unifiant ». Catholique est entendu de la sorte dans le langage chrétien orthodoxe. Voir Zizioulas J. (Métropolite de Pergame), L’Eucharistie, l’Évêque et l’Église durant les trois premiers siècles, Desclée de Brouwer, Paris, 1994, p. 121 4. École de théologie orthodoxe fondée en 1925 à Paris par des émigrés orthodoxes russes sous la direction du métropolite Euloge, dans le but d’être la continuation de l’Institut théologique de Petrograd, fondé en 1917 après la fermeture des quatre Académies de Théologie russes par le gouvernement des Soviets ; l’Institut de Petrograd fut fermé à son tour quelques mois plus tard. Enregistré à l’Académie de Paris en 1931, l’Institut Saint-Serge a été reconnu par cette dernière comme Établissement d’Enseignement supérieur libre. Voir Kniazeff A., L’Institut Saint-Serge. De l’Académie d’autrefois au rayonnement d’aujourd’hui, Éditions Beauchesne, Paris, 1974, p. 44 5. Tachiaou A.-E., « Pause russe à Paris », in : Synaxie, n° 36 (4-6/1996), p. 88 (en grec). 6. Stavridis B., « Orthodoxie et Diaspora. La situation actuelle et la place canonique de la diaspora orthodoxe », in : Text and Studies, t. V-VI, Archbishop of Thyateira nad Great Britain, londres, 1986-1987, p. 195 (en grec). 7. Tachiaou A.-E., art. cit., p. 89. 8. Kniazeff A., Op. cit., pp. 81-82. 9. Behr-Sigel E., « Perspectives de l’Orthodoxie en France », in : Contacts, t. XVI, n° 45 (1/1964), p. 45. 10. Behr-Sigel E., « Présence de l’Orthodoxie russe en Occident », in : Contacts, t. XL, n° 143, 1988, p. 229. 11. En dehors du rassemblement ecclésial, l’émigration russe s’est aussi très rapidement investie dans l’organisation de sa vie culturelle : la tenue de conférences et de colloques jusqu’en 1924 dans les locaux de l’ambassade, dépendant encore du gouvernement provisoire russe, la constitution du Groupe académique russe, issu du Centre académique russe fondé à Prague et augmenté par des intellectuels expulsés de Russie soviétique en 1923, la fondation du Lycée russe à Boulogne-Billancourt et du Conservatoire Rachmaninov à Paris et la création de l’Association chrétienne des étudiants russes sont des exemples montrant l’attachement des émigrés russes à leur tradition culturelle comme moyen de préservation de leur identité nationale. 12. Kovalevsky M., « Témoignage », in : Jean de Saint-Denis, in Memoriam, Présence Orthodoxe, Paris (sans date), p. 16. 13. Pichon-Bobrinskoy O., « De Prague à Paris, itinéraire d’une orthodoxie en exil (1922-1926) », in : Contacts, t. LVII, n° 211 (3/2005), p. 201. 14. Argenty C., « L’Orthodoxie en Occident face aux confessions occidentales dans un monde sécularisé », in : Messager de l’Exarchat du Patriarche russe en Europe occidentale, n° 115, 1987, p. 26. 15. Behr-Sigel E., « Le ministère parisien (1928-1938) », in : Contacts, t. XXXIII, n° 114 (3/1981), p. 289. 16. Kovalevsky M., « Témoignage », in : Jean de Saint-Denis..., Op. cit., p. 25.

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17. Pour ces jeunes orthodoxes, le christianisme occidental de l’Église indivise du premier millénaire était lui aussi « orthodoxe », à savoir correct dans sa foi (du grec orthós [correct] et dóxa [foi]). 18. Ibid., p. 20. 19. Kovalevsky M., Orthodoxie et Occident..., Op. cit., p. 23 20. Gillet L., « Evgraf 1928-1938 », in : Jean de Saint-Denis..., Op. cit.,p. 97. 21. Behr-Sigel E., « Le ministère parisien (1928-1938) », art. cit., p. 289. 22. Bourne V., La Queste de Vérité d’Irénée Winnaert. Modernisme, Œcuménisme, Orthodoxie, Labor et Fides, Genève, 1966, p. 222. 23. Behr-Sigel E., Lev Gillet, un moine de l’Église d’Orient : un libre croyant universaliste, évangélique et mystique, CERF, Paris, 1993, p. 192. 24. Behr-Sigel E., « Le concélébrant de Clamart et la fondation de la première paroisse orthodoxe française », in : Contacts, t. XLVI, n° 165 (1/1994), p. 4. 25. Ibid., p. 8. 26. En août 1927 s’est tenue à Genève la première grande assemblée œcuménique rassemblant des théologiens anglicans et protestants de différentes dénomination et aussi orthodoxes, notamment l’archevêque Germanos de Thyatire pour le patriarcat de Constantinople et le père Serge Boulgakov de l’Institut de Théologie orthodoxe Saint-Serge de Paris. Bien qu’invitée, l’Eglise catholique s’est abstenue. Quelque mois plus tard, l’encyclique papale Mortalium animos a été généralement perçue comme une condamnation du mouvement œcuménique. Voir Ibid., p. 10. 27. Ibid., p. 15. 28. Idem. 29. Behr-Sigel E., Lev Gillet, un moine de l’Église d’Orient..., Op. cit., pp. 186 & 202-203. 30. Ibid., p. 203. 31. L’Église orthodoxe étant aussi une Église « catholique ». Le Symbole de la foi (ou Credo pour les catholiques romains), la formulation de la foi chrétienne faisant partie intégrante de la Divine Liturgie, formulé pour la première fois lors du I er Concile Œcuménique de Nicée en 325, complété par le II e Concile de Constantinople en 381 et confirmé par le VI e Concile de Constantinople en 680 (et qui n’est resté inchangé jusqu’à nos jours que pour l’Eglise orthodoxe) dit : « Et [je crois] en l’Eglise Une, Sainte, Catholique et Apostolique ». Voir Minet P. & Lossky A., Vocabulaire Théologique Orthodoxe, Cerf, Paris, 1985, pp. 50-51 32. Gillet L., « Orthodoxie française », in : Regards sur l’Orthodoxie occidentale 1927-1957, Gillet L., Winnaert L.-Ch.-I., Kovalevsky E., Balzon J. (éd.), Éditions Saint-Irénée, Paris, 1957, pp. 3-5. 33. Élisabeth Skobtsova, poétesse et mémorialiste russe émigrée à Paris, membre de la résistance française devenue religieuse, canonisée par l’Eglise orthodoxe. 34. Mouvement idéologique et social français issu de la revue du même nom fondée en 1894, le Sillon avait pour but de rapprocher le catholicisme de la République en prônant le rassemblement des catholiques de toutes les classes sociales sous l’idéal de la justice sociale. Jouissant de l’approbation de l’épiscopat catholique et ayant connu un important succès populaire jusqu’au 1905 mais critiqué de plus en plus au sein de l’Eglise catholique pour son modernisme social et sa position critique vis-à-vis de la notion d’autorité ecclésiastique, il fut finalement condamné par la lettre pontifical Notre Charge Apostolique du 25 août 1910. 35. Comme la célébration quotidienne de l’Office divin devant l’autel, le service sous-diaconal et la participation active de l’assemblée. Voir : Kovalevsky M., Orthodoxie et Occident..., Op. cit., p. 52 36. L’Église vieille-catholique ou Union catholique internationale d’Utrecht est une Église qui regroupe les catholiques ayant refusé le dogme de l’infaillibilité pontificale et la juridiction universelle du pape proclamés lors du Concile Vatican I en 1870. 37. L’Église catholique libérale (The Liberal Catholic Church) est un mouvement religieux chrétien d’inspiration théosophique accordant une importance particulière à la recherche de la vérité, des

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mystères de l’univers et de la vie et du sens de la divinité. Il a ses églises dans de nombreux pays du monde. 38. Bourne V., Op. cit., p. 225. L’ouvrage de V. Bourne constitue à ce jour la plus riche source publiée de documents liés à l’affaire de L.-Ch. Winnaert (V. Bourne étant le pseudonyme de Mme Yvonne Winnaert, épouse de L.-Ch. Winnaert jusqu’à l’entrée de ce dernier dans l’Église orthodoxe). Il n’est pas un hasard si Élisabeth Behr-Sigel, utilise cette même source dans la partie de son propre ouvrage de 1993 sur Lev Gillet, qui traite la question de L.-Ch. Winnaert. 39. Ibid., p. 226. 40. Ibid., p. 236. 41. Ibid., p. 257. 42. Kovalevsky M., Orthodoxie et Occident..., Op. cit., p. 24. 43. La première reconstitution de cet ancien usage liturgique a été élaborée à partir des recherches sur la tradition liturgique gallicane de l’historien et théologien René-François Guettée (1816-1892), ordonné prêtre catholique romain en 1839 puis devenu prêtre orthodoxe en 1861 sous le nom de Vladimir. Cette première forme de la « liturgie gallicane » avait été célébrée une fois, en 1929, dans l’église de la confrérie Saint-Photius à Saint-Cloud, mais comme elle a révélé des faiblesses liturgiques, elle fut abandonnée. Voir Ibid., pp. 28-29 44. Bourne V., Op. cit., p. 283. 45. Ibid., p. 294. 46. Ibid., p. 296. 47. Ibid., pp. 315-316. 48. Kovalevsky M., Orthodoxie et Occident..., Op. cit., p. 34. 49. Ibid., p. 46. 50. Mendez M., La messe de l’ancien rite des Gaules. Origine et restauration, L’Harmattan, Paris, 2008, pp. 36-37. 51. Voir : Kovalevsky E., La Sainte Messe selon l’Ancien Rite des Gaules ou Liturgie selon S. Germain de Paris, Éditions Saint-Irénée, Paris, 1956, pp. 7-8 & 26. 52. Kovalevsky M., Orthodoxie et Occident..., Op. cit., p. 59. 53. Ibid., p. 61. 54. « 1939. Lettre du patriarche Serge sur la mise au point du rite occidental par une Église de Mission », in : Regards sur l’Orthodoxie occidentale 1927-1957, Op. cit., p. 27D. 55. Kovalevsky M., Orthodoxie et Occident..., Op. cit., p. 125. 56. Kovalevsky E., La Sainte Messe selon l’Ancien Rite des Gaules..., Op. cit., p. 26. 57. « 15 août 1948. Statuts de l’Église Orthodoxe de France », in : Regards sur l’Orthodoxie occidentale 1927-1957, Op. cit., p. 30D. 58. Voir : « Lettre de Son Excellence l’Archevêque Boris », in : Messager de l’Exarchat du Patriarche Russe en Europe occidentale, n° 15, juillet-septembre 1953, pp. 127-128 et « Compte Rendu de la séance du Saint Synode en date du 27 mars 1953 », in : ibid., pp. 128-130 59. Kovalevsky M., Orthodoxie et Occident..., Op. cit., p. 48. 60. Comme : « 1/ le fait de disposer arbitrairement des prêtres de sa paroisse ; 2/ l’organisation sans contrôle de paroisses dans diverses villes françaises sans les soumettre à l’administration de l’Exarchat de l’Europe Occidentale ; 3/ la légalisation indépendante des paroisses Saint-Irénée à Paris, de l’Assomption à Nice ainsi que celle des paroisses de province, sans mentionner leur appartenance canonique à l’Eglise orthodoxe Russe. » Voir « Compte Rendu de la séance du Saint Synode en date du 27 mars 1953 », art. cit., p. 129 61. « Il y a quelque temps, le Recteur de la paroisse orthodoxe St Irénée à Paris, de rite occidental, l’archiprêtre Eugraphe Eugraphovich KOVALEVSKY commença à manifester des velléités de séparatisme vis-à-vis du Conseil auprès de l’Exarque du Patriarcat de Moscou en Europe Occidentale, dont lui-même était membre. », in : Regards sur l’Orthodoxie occidentale 1927-1957, Op. cit., p. 128

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62. « Or, l’archiprêtre E. Kovalevsky avait de quoi réfléchir. En tant que prêtre, il est fautif d’avoir agi à la légère avec les sacrements de la confession, de l’Eucharistie, du mariage, de la prêtrise ». Voir « Extrait de la lettre n° 160 du 5 juin 1953 adressée par Son Eminence Nicolas Métropolite de Kroutitsy et de Kolomna, au Président du Conseil auprès de l’Exarque, Archimandrite Nicolas », in : Ibid., p. 131 63. Après la rupture d’avec le patriarcat de Moscou, l’« Église orthodoxe de France » s’est successivement liée canoniquement avec l’Exarchat russe du Trône œcuménique en Europe occidentale (1953-1954), avec l’Église orthodoxe russe hors-frontières (1959-1966) et le patriarcat de Roumanie (1972-1993).

RÉSUMÉS

La révolution d’octobre 1917 et la guerre civile qui s’ensuivit en Russie eut comme conséquence l’émigration de millions d’orthodoxes russes vers les pays de l’Europe occidentale et plus particulièrement la France. Persuadés depuis le début du déracinement que leur exile avait un caractère providentiel, les orthodoxes russes de France ont œuvré pour la réalisation d’une synthèse qui permettrait le rapprochement entre les chrétiens d’Orient et d’Occident et aboutirait au dépassement définitif des dilemmes identitaires historiques. Durant la période 1925-1953, la reconnaissance du français comme langue liturgique orthodoxe, la fondation de la première paroisse orthodoxe de langue française, l’acceptation dans l’orthodoxie d’un groupe chrétien français utilisant une ancienne forme liturgique gallicane, la recherche pour la reconstitution dudit « rite des Gaules » et les efforts pour l’organisation ecclésiastique d’une « orthodoxie française » sous l’obédience du patriarcat de Moscou, sont des exemples montrant l’engagement sincère de certains esprits pionniers au sein de l’émigration russe pour la réalisation d’une orthodoxie authentiquement occidentale.

INDEX

Index géographique : France, Russie, Union soviétique Mots-clés : confrérie Saint-Photius de Paris, émigration russe, Institut Saint-Serge de Paris, langue française, orthodoxie, orthodoxie française, orthodoxie occidentale, patriarcat de Moscou, rite des Gaules, Lev Gillet, Louis-Charles Winnaert, Eugraph Kovalevsky Index chronologique : communisme, entre-deux-guerres, XXe siècle

AUTEUR

VASILEIOS PNEVMATIKAKIS

Doctorant à Institut Français de Géopolitique, membre de l’équipe de recherche CRAG, Université Paris VIII Saint-Denis

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Andrej Tarkovskij en France : le dernier exil européen du cinéaste

Nicolas Planchard

1 Le lundi 5 janvier 1987, à l'issue des obsèques qui ont lieu à la cathédrale Saint-Alexandre Nevski, rue Daru à Paris, le cinéaste russe Andrej Tarkovskij est inhumé au cimetière orthodoxe de Sainte- Geneviève-des-Bois1. Quelques années plus tard, Sergej Paradžanov s'étonnera que son ami et collègue repose en France, un pays où Tarkovskij n'avait pratiquement pas d'attache personnelle. Au début des années 1980, c'est l'Italie et la ville de Florence que le réalisateur avait choisi pour son exil européen. C'était un départ redouté mais que le cinéaste jugeait inévitable pour la poursuite de sa carrière. Si les films de Tarkovskij étaient produits (non sans générosité par l'URSS) au sein du Goskino, l'équivalent d'un ministère du cinéma, la reconnaissance de son œuvre se fit principalement en Europe.

2 Tarkovskij aimait le cinéma de Robert Bresson et de Jean Vigo mais il connaissait peu la France. Malgré la multitudes de contacts professionnels établis depuis les années 1960, la France sera surtout une terre de souffrances et d'agonie, liée au cancer qui ronge l'artiste durant l'année 1986. La France a néanmoins joué un rôle déterminant dans la reconnaissance de ses talents. Les premiers soutiens occidentaux de Tarkovskij sont italiens et français. Tandis qu'en septembre 1962, le festival de Venise couronne L'Enfance d'Ivan (Lion d'or ex æquo avec le Journal Intime de Valerio Zurlini), c'est Jean- Paul Sartre en personne qui défend publiquement ce premier film face aux accusations de la presse communiste italienne 2. Quand L'Unita déplore l’aspect surréaliste de certaines scènes, Sartre justifie l’outrance et le dépassement de la réalité. En raison de leur proximité idéologique avec l'URSS, les médias communistes français publient

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d'excellentes critiques du film (L'Humanité 3, Les Lettres Françaises 4). Ces journalistes assurent aimer L'Enfance d'Ivan parce que c'est un bon film mais ils semblent surtout apprécier en celui-ci un bon film soviétique. À Venise, la plupart des journalistes sont favorables au premier long-métrage de Tarkovskij mais certains soupçonnent L'Enfance d'Ivan d'avoir été récompensé pour des raisons diplomatiques 5. La presse aime cette première œuvre pessimiste et jugée originale par rapport aux canons de l'académisme du cinéma soviétique. Dès son premier film, Tarkovskij suscite l'intérêt des festivals et des cercles communistes occidentaux. En URSS, cette reconnaissance précoce va constituer un formidable écran protecteur lorsque les dirigeants soviétiques signeront la fin du dégel cinématographique. 3 En mai 1969, Andreï Roublev, le second long-métrage de Tarkovskij, parvient au festival de Cannes. Le contexte s'avère bien différent : retenu pendant plus de deux années, censuré à domicile, le film est tenu à l'écart de la compétition officielle en raison de la réprobation soviétique. Mal aimé à Moscou, Andreï Roublev doit sa présence cannoise à la détermination de Robert Fabre le Bret, le secrétaire général du festival, lui-même soutenu par le ministre des Affaires culturelles André Malraux et grâce aux soins d'Otar Teneichvil de Sovexport 6. À Cannes, le film bouleverse les journalistes qui vantent un authentique « chef-d'œuvre » 7. Les critiques présents à Cannes sont sensibles à cet hymne à la liberté artistique venu d'URSS, cette fresque médiévale à la fois brulante et spirituelle, très éloignée de l'académisme qui mine alors les productions Mosfilm. Les soupçons de censure sont confirmés par la rocambolesque tentative soviétique de stopper la distribution du film à Paris en novembre 1969. Malgré des mises en gardes officielles venues de Moscou, le distributeur français Boris Gourevitch parvient à projeter le film sur les Champs-Élysées 8avec la complicité du ciné-club de L'Humanité 9. Au bout du compte, ces tracasseries constituent une très bonne publicité pour Tarkovskij dans un contexte critique exceptionnel. Depuis la sortie française d'Andreï Roublev, la presse française compare non seulement Tarkovskij à Sergej M. Ejzenštejn mais aussi à Aleksandr Solženicyn. Contrairement à L'Enfance d'Ivan, plus personne ne conteste le talent de Tarkovskij et la dissidence de son œuvre est désormais envisagée. Isolé en URSS dans un climat de censure qui clôt le « dégel », ces soutiens occidentaux constituent une importante protection médiatique. Malgré les difficultés qu'il endure en URSS, Tarkovskij se sait apprécié et soutenu en Europe. 4 Le festival de Cannes confirme son attachement au cinéma de Tarkovskij avec le Grand prix spécial du Jury attribué à Solaris en mai 1972. À la différence des polémiques de l'affaire Andreï Roublev, il s'agit d'une participation très officielle : Tarkovskij et la comédienne Nataľja Bondartčuk accompagnent le film en France. Cinéaste soviétique à la thématique spirituelle, Tarkovskij est à la fois soutenu par la presse communiste (L'Humanité) et par les médias d'obédience catholique (Télérama). Considéré comme le principal réalisateur d'URSS en activité, il n'est toutefois pas autorisé à envoyer Le Miroir au festival de Cannes entre 1974 et 1975. Publiquement méprisé en URSS, Le Miroir est tardivement distribué par Gaumont qui ambitionne sous l'impulsion de Daniel Toscan du Plantier de démocratiser les grands cinéastes européens. En 1978, la participation du cinéaste au journal télévisé de TF1 contraste avec les condamnations officielles dont Le Miroir fait l'objet en URSS. Loin des circuits marginaux d'arts et d'essai où les autorités soviétiques le cantonnent, Le Miroir est à l'affiche de l'une des plus prestigieuses salles des Champs-Elysées. Tout au long des années 1970, Tarkovskij conforte son aura parmi la presse et les distributeurs français. En 1979, écarté de Cannes par le Goskino au profit de Sibériade d'Andrej Končalovskij, Stalker est également

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indisponible pour le festival de Venise. Fatigué de ces tracas récurrents, Tarkovskij envisage à la fin des années 1970 de partir travailler en Italie. Avec Stalker, sa carrière soviétique s'achève. Venise et Cannes ont révélé les talents de Tarkovskij et après plus d'une décennie de productions généreuses mais contrariées par le Goskino le cinéaste n'envisage plus son avenir professionnel qu'en Occident. 5 Malgré les soupçons du Goskino, Tarkovskij parvient à faire valider plusieurs mois de résidences italiennes consacrées à l'écriture de Nostalghia auprès du scénariste Tonino Guerra. En 1980, après la relégation soviétique du film en troisième catégorie, rien n'indique que Stalker pourra concourir dans les festivals de cinéma européens d'autant que le long-métrage tarde à sortir à Moscou. À Cannes, malgré les réticences soviétiques, plusieurs soutiens français se mobilisent pour présenter Stalker. Après les appuis de Robert Fabre le Bret et de Boris Gourevitch en 1969, ce sont le délégué général du festival Gilles Jacob et le distributeur Richard Delmotte de la société Audiphone10 qui organisent une projection surprise le 13 mai 1980. En dépit de conditions de projections semi-clandestines et perturbées par des pannes d'électricité, Stalker hypnotise les journalistes 11. Le cinquième film de Tarkovskij obtient logiquement le Prix de la critique française. Médiatiquement, Stalker installe Tarkovski comme l'un des cinéastes les plus talentueux des années 1980. 6 Les bénéfices de ce concert de louanges sont évidents: la production italienne de Nostalghia s'accélère tandisque Gaumont rachète tous les longs métrages soviétiques de Tarkovskij au distributeur Audiphone. De surcroît, cette riche médiatisation occidentale permet à Stalker de quitter son purgatoire soviétique : contre toute attente, le film sort à Moscou le 19 mai 1980. Avec la complicité de Claude Philippot qui assure la distribution française de Stalker pour Gaumont, en novembre 1981, Serge Daney rapporte dans Libération les mauvaises manières de l'industrie cinématographique soviétique12. Le critique révèle que le cinéaste n'est pas autorisé à assister à la première parisienne de son film. Depuis ses séjours suédois et londoniens au début des années 1980, les responsables de l'URSS doutent de la loyauté de Tarkovskij et cherchent à éviter toute fuite à l'Ouest. 7 Un temps conciliant avec le Goskino, le cinéaste s'envole enfin pour Rome en mars 1982 afin d'y tourner Nostalghia pour la RAI, en partenariat avec Gaumont. Il ne reverra jamais l'URSS. Afin de prévenir toute fuite des époux Tarkovskij, les autorités n'accordent pas de visa à leur fils cadet qui reste à Moscou. Andrej et sa femme Larisa sont censés revenir en URSS à l'issue de ce tournage italien. Craignant de ne plus pouvoir repartir en Europe s'il retourne à Moscou, le cinéaste fait tout pour prolonger ses résidences occidentales. Il ajourne même le tournage des séquences russes de Nostalghia qui sont finalement réalisées en Italie. Lorsque Tarkovski rencontre Gilles Jacob à Rome en mars 1982, le réalisateur suggère une rencontre avec un membre du gouvernement français afin de faciliter la venue de son fils enEurope. Déjà, le départ de Tarkovskij paraît définitif. En mai 1983, le cinéaste soumet son sixième long-métrage au jury du trente-cinquième festival de Cannes. Ayant acquis une certaine autonomie artistique grâce au Lion d'or obtenu vingt ans plus tôt, le réalisateur espère probablement obtenir une Palme d'or synonyme de liberté pour lui et les siens. Plongée au cœur de l'agitation de Cannes, la profonde mélancolie de Nostalghia divise les festivaliers et n'obtient qu'un lot de consolation, créé sur mesure pour Tarkovskij et Bresson : le Prix du cinéma de création. À l'été 1983, malgré les mises en gardes soviétiques, les époux Tarkovskij refusent de rentrer en URSS. Le cinéaste craint de ne

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plus pouvoir travailler librement à Moscou. Il demeure auprès de ses soutiens professionnels qui sont italiens, suédois (production du Sacrifice) et français. 8 Après le temps des résidences occidentales autorisées par le Goskino, l'heure est à des tractations difficiles. Le cinéaste multiplie les courriers adressés aux dirigeants soviétiques pour que son fils le rejoigne en Europe. Pour toute réponse, il se voit signifier un retour impératif à Moscou. Lors d'une rétrospective Tarkovskij organisée par Gaumont en avril 1984, certains journalistes français s'interrogent sur le mystérieux exil de l'artiste soviétique. L'Humanité fustige la politisation du « cas Tarkovski » et les polémiques redoublent13. De son côté, le réalisateur se désole de vivre séparé d'un fils qu'il n'a pas revu depuis près de deux ans. Encouragé par le violoncelliste Mstislav Rostropovič, un autre talent soviétique en exil, le cinéaste constate que ses réclamations diplomatiques ne débouchent sur rien. Il est temps d'impliquer les médias pour faire plier les dirigeants d'URSS. Dans un climat de Guerre froide symbolisé par le boycott des Jeux Olympiques de Los Angeles par les délégations soviétiques, Tarkovskij annonce qu'il demande l'asile politique aux États-Unis lors d'une conférence de presse organisée le 10 juillet 1984 au siège du Movimento Popolare à Milan par le député européen Roberto Formigoni. Le cinéaste prend les occidentaux à témoin : il dénonce ses conditions de travail soviétiques et exige la venue de son fils. Les journalistes français rapportent les souffrances d'un artiste spirituel qui assure ne pas être un dissident : « Dans ma vie, j'ai vécu des moments difficiles. Aujourd'hui, c'est le moment le plus dramatique de tous... Je suis forcé de quitter mon pays. » 14 À Milan, le cinéaste est entouré de Rostropovič, de l'écrivain Vladimir Maksimov et du metteur en scène Jurij Ljubimov, tout juste déchu de la citoyenneté soviétique. Par leur présence à la conférence de presse, ces trois talents valident les déclarations de Tarkovskij sur l'art en URSS. Tout en mobilisant les occidentaux, le cinéaste évite de trop brusquer les dirigeants soviétiques. Le scandale ne doit pas menacer ses proches demeurés en URSS. À Milan, le metteur en scène le répète aux journalistes : son avenir professionnel est à l'Ouest, aux côtés de ses producteurs. Le refus de Tarkovskij de rentrer à Moscou s'inscrit dans un contexte d'hémorragie des talents soviétiques. Le cinéaste a beau clamer un apolitisme sincère, médiatiquement, sa démarche contribue au dénigrement occidental de l'Union soviétique. 9 Aux journalistes européens, Tarkovskij annonce la réalisation, en Suède, d'un film inspiré par l'épreuve de l'exil: Le Sacrifice. De nouveaux soutiens s'activent pour qu’« Andrioucha » rejoigne ses parents en Europe. Les silences des Soviétiques contraignent Tarkovskij à prendre à nouveau la parole en décembre 1984 à Paris lors d'une seconde conférence de presse. En attendant que Gaumont débloque la sortie française de Nostalghia, retardée par le naufrage de Gaumont Italie, le distributeur Claude Philippot et le journaliste Robert Chazal mobilisent les médias avec la création d'un comité de soutien. Ces appuis français observent les réserves du cinéaste pour les affaires politiques : « Il était prudent et ne souhaitait pas être récupéré. » 15Voilà près de trois ans que le cinéaste n'a pas revu son fils. Les mois qui passent attisent sa douleur : il critique ouvertement les dirigeants du cinéma soviétique. Bénéficiant de la ferveur d'un réseau de journalistes et de distributeurs occidentaux, l'artiste peut compter sur des soutiens fidèles dans le combat engagé pour faire sortir son fils d'URSS. Si le temps de la Nostalghia voit l'éclosion de projets inespérés, les premières mobilisations n'ont pas fait plier Moscou. Pour Tarkovskij, l'heure est à la réalisation d'un Sacrifice tristement prémonitoire.

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10 Pendant près d'une année et demie, Tarkovskij maintient la ligne défensive adoptée lors de la conférence de presse de Milan : l'exil lui a été imposé par le Goskino et c'est à regret qu'il est parti travailler à l'Ouest pour se rapprocher géographiquement de ses producteurs. Le battage entrepris est incomplet : l'artiste milite tardivement, à reculons, avec une prudence apolitique qui dessert ses intérêts. Constatant à Paris l'inflexibilité de Mikhajl S. Gorbačëv sur les questions humanitaires, le cinéaste doit radicaliser ses démarches. En novembre 1985, Tarkovskij n'a plus rien à perdre: il a déjà perdu le bras de fer l'opposant à Moscou. Redoutant un grave cancer (qui lui sera confirmé quelques jours plus tard à Stockholm), il prend la parole aux Dossiers de l'écran, lors d'une émission consacrée à Andrej Sakharov et à la dissidence soviétique. Pour la première fois de sa carrière, le cinéaste affronte ouvertement les dirigeants de l'URSS. Tarkovskij explose en direct à la télévision française en dénonçant l'inhumanité de Gorbačëv. L'influence de ce battage médiatique est difficile à mesurer. Certes, la sécession du réalisateur date de 1984 mais jamais son opposition n'avait pris une telle ampleur. Peut-être son état de santé déclinant l'encourage-t-il à brusquer ses démarches. Tandis que les autorités soviétiques font obstruction à la réunion de sa famille, le cinéaste craint que le temps ne joue contre lui. Ce que chacun ignore alors, c'est que les jours de Tarkovskij sont comptés. Tandis qu'il prévient les spectateurs qu'il risque de mourir sans son fils, il s'agit déjà de son ultime participation à une émission de télévision. 11 À la fin de l'année 1985, un cancer est diagnostiqué au cinéaste. François Mitterrand fait alors pression sur le Secrétaire général du PCUS pour qu’« Andrioucha » et sa grand-mère rejoignent l’artiste que l'on craint condamné par la maladie. C'est à Paris, le 19 janvier 1986 qu'a lieu la réunion de la famille Tarkovskij, auprès du cancérologue Léon Schwartzenberg et de la comédienne Marina Vlady. Ce n'est pas l'issue heureuse et italienne que l'artiste avait espéré. S'il trouve à Paris soutiens politiques et soins médicaux, la France est une terre amère pour Tarkovskij : après quatre années de lutte pour faire sortir son fils d'URSS, il se sait condamné par la maladie. Alors que le cinéaste profitait en Italie de rencontres et de séjours stimulants, la France est une terre de repli, de soins, puis d'agonie. Tarkovskij n'avait pas choisi la France, ce sont des circonstances dramatiques qu'il encourage à demeurer auprès de ses médecins. C'est plutôt l'Italie mystique et chrétienne de Nostalghia qu'il envisageait comme terre d'accueil européenne. C'est d'ailleurs cette Italie brumeuse et spirituelle qu'il avait mis en scène dans Nostalghia. À Paris, un cercle d'amis se constitue avecMarina Vlady et Léon Schwartzenberg, Andrej Jablonskij, Vivianne Končalovskij, le producteur Anatole Dauman, le réalisateur Chris Marker, l'interprète et journaliste Victor Loupan et les soutiens sincères qu'offrent Charles de Brantes et Alain Malraux. Cette sollicitude touche Tarkovskij : « Que ferions-nous sans nos amis de maintenant ? Le meilleur moyen de garder ses amis est de ne pas les trahir. » 16 La gratitude de l'artiste envers les appuis trouvés en France, en Italie et auprès des Russes exilés (Maksimov, Rostropovič, Maksim Šostakovič) peut s'expliquer par son amertume envers certains compatriotes : 12 À lire les confidences du Journal, les années de tourments et la séparation de sa famille ont laissé des blessures profondes. 13 À la suite du tournage scandinave du Sacrifice, le cinéaste avait prévu de s'installer à Florence, dans un appartement prêté par la municipalité de la ville. Si entre 1982 et 1986, le cinéaste ne cesse de voyager au gré de ses appuis européens, entre l'Italie, la RFA, la Suède et la France, il revendique toujours son identité artistique russe. Malgré

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les aléas de l'exil, son œuvre ne connaît pas de rupture. Qu'il travaille au Sud ou au Nord de l'Europe, le réalisateur maintient sa loyauté envers la mère patrie : « Je suis russe et je resterai russe. Même si je fais un film en Suède avec des acteurs suédois, ce sera quand même un film russe. Il y a là du Dostoïevski et du Soljenitsyne mais aussi quelque chose du Quichotte de Cervantès. » 19 Quand Le Sacrifice concourt à Cannes en mai 1986, les journalistes sont frappés par l'atmosphère dramatique d'une menace nucléaire qui renvoie aux sinistres nouvelles venues de Tchernobyl. Le long-métrage emporte l'adhésion des journalistes mais échoue à obtenir la Palme d'or, attribuée à Mission de Rolland Joffé. Signe de la gravité de l'état de santé de Tarkovskij, l'artiste ne peut accompagner son film à Cannes et c'est son fils qui reçoit pour lui le Grand prix du jury. Le Sacrifice domine la presse cinématographique et obtient des scores plus qu'honorables dans les salles françaises. De Stalker au Sacrifice en passant par Nostalghia, l'engouement des critiques pour le cinéma de Tarkovskij se maintient durant les années 1980. Malgré des difficultés permanentes, le réalisateur est un artiste de son temps et ne constitue pas un créateur maudit : son œuvre est admirée par les journalistes, ses films sont distingués dans les festivals de cinéma et il a bénéficié de comités de soutiens durant la bataille engagée pour faire sortir son fils d'URSS. 14 Depuis la réunion de la famille Tarkovskij à Paris en janvier 1986, la médiatisation de sa carrière est strictement cinématographique: les polémiques politiques sont refermées. Dès le festival de Cannes, certains critiques envisagent Le Sacrifice comme une œuvre testament20. La maladie qui épuise l'artiste lui interdit de rencontrer les journalistes. Si Le Sacrifice domine alors la presse cinématographique, l'année 1986 constitue une période de retrait médiatique, ponctuée de rares entretiens donnés à des personnes de confiance comme de Brantes. Durant les premiers mois de l'année 1986, Tarkovskij endure le lourd traitement des chimiothérapies etdes radiothérapies que supervise le professeur Schwartzenberg. Le Journal rapporte des soins particulièrement éprouvants mais l'artiste s'y exprime alors abondamment. Dans ce document personnel, Tarkovski approfondit ses réflexions sur ses réalisateurs de prédilection (Bresson, Ingmar Bergman, Federico Fellini) et envisage différents projets de films. Il évoque également les soutiens rencontrés en Occident, la déception venue d'anciens amis soviétiques et une maladie dont il craint l'issue fatale. À l'inverse, dès la fin du mois d'octobre 1986, les pages du Journal se font plus inquiétantes car les entrées y sont plus rares. Tarkovskij est épuisé, ses forces l'abandonnent. En novembre, la santé du cinéaste se dégrade brutalement : il doit s'aliter et les médecins ne peuvent enrailler la progression du cancer. C'est dans la nuit du 28 au 29 décembre 1986 que Tarkovskij meurt à la Clinique Hartmann de Neuilly. À l'heure où le Goskino semble enfin se libéraliser et qu'éclosent les premiers fruits de la Perestroïka, le cinéma soviétique perd son plus grand réalisateur depuis Eisenstein. 15 Dans son Journal, Tarkovskij a exprimé de la gratitude envers les Français qui ont pris en charge ses soins et facilité la venue de son fils en Europe. Pour autant, l'artiste n'avait guère d'attaches personnelles avec la France. Sa terre d'adoption occidentale demeurait l'Italie où il résidait depuis 1982. Outre l'appartement offert par la mairie de Florence, le cinéaste y avait acquis un terrain à Roccalbegna en Toscane. Il comptait y faire construire une maison avec des vignes, un verger, des oliviers... Tarkovskij sera finalement enterré près de Paris, une ville qu'il connaissait peu, sinon en tant que malade, durant la dernière année de sa vie, lorsqu'il était logé au numéro 10 de la rue Puvis de Chavannes, chez son producteur A. Dauman. La fidélité des soutiens français à Tarkovskij s'observe à la mort de l'artiste à Paris, le 29 décembre 1986. Les nombreux

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articles qui lui rendent hommage témoignent de l'important soutien médiatique qui a porté sa carrière en France21. 16 La cérémonie du 5 janvier 1987 réunit la famille de l'artiste, ses proches et les appuis cinématographiques des années 1980. Au premier rang se tiennent Larisa Tarkovskaja et les deux fils du cinéaste, Andrej et Arsenij 22, accompagnés par Olga 23 et par la mère de Larisa. Autour du cercueil de Tarkovskij, les différents soutiens français lui rendent un ultime hommage. On y retrouve les relais humanitaires (Philippot, de Brantes), médiatiques (Marie-Noëlle Tranchant) ainsi que les coproducteurs européens de ses derniers films. Sont présents Toscan du Plantier (Gaumont), Jérôme Clément (CNC) et Dauman (Argos). Les obsèques réunissent également les nombreuses personnalités du septième art ayant croisé la route de Tarkovskij : Robert Bresson, Marina Vlady, Valérie Mairesse, Otar Iosseliani mais aussi le pianiste et chef d'orchestre Daniel Barenboïm. Naturellement, les exilés soviétiques sont présents à l'église russe de Paris : il y a Rostropovič et son épouse Galina Višnevskaja ainsi que l'écrivain Vl. Maksimov. Au nom du gouvernement, le Secrétaire d'État à la culture Philippe de Villiers présente ses condoléances à la famille. L'AFP rapporte l'affluence du public à la cérémonie : « Plusieurs centaines de personnes, (...) beaucoup de jeunes et d'anonymes. » 24L'AFP ne mentionne pas la présence de représentants du gouvernement de l'URSS mais, sous la coupole de la cathédrale, des gerbes de fleurs parmi lesquelles celles du Goskino, de l'Union des cinéastes, de l'ambassadeur d'URSS, ainsi que « des petits bouquets anonymes »25entourent le cercueil de Tarkovskij. Le nombre de célébrités culturelles, comme les officiels français présents aux obsèques conforte l'idée que l'artiste n'était pas isolé. À la mort de Tarkovskij, Daney insiste dans Libération sur les multiples difficultés endurées en URSS mais il relève aussi tous les soutiens rencontrés en Europe26. Sans être populaires, les films de Tarkovskij avaient leur public à Paris. La présence de nombreux anonymes à la cathédrale Saint Alexandre Nevski survient quelques mois après le succès du Sacrifice au Box-office parisien. 17 Une dépêche de l'AFP détaille les obsèques du réalisateur. L'office religieux débute à 14 heures par un hommage rendu par le cosmopolite Boris Bobrinskoi : 18 Ces dernières paroles renvoient à la séquence de crucifixion d'Andreï Roublev, lorsque l'épisode biblique se mêle à l'histoire médiévale. Selon les rites russes, l'office est célébré à la lueur de petites bougies puis le cercueil est transporté dans la cour de la cathédrale. Deux compagnons d'exils rendent un dernier hommage à Tarkovskij. Maksimov, l'écrivain et rédacteur en chef de la revue Continent, qui jusqu'aux derniers jours de la maladie avait rendu visite au cinéaste à Paris, prononce une allocution. Ensuite, Rostropovič interprète, du haut des marches de l'église, un court morceau de Bach à la mémoire de son ami. 19 Cet épisode marque les personnes présentes à la cathédrale orthodoxe : « Rostropovič a joué face au cercueil, dans la cour. C'était simple et chargé de symboles » 28, se souvient Claude Philippot. D'une certaine manière, la Suite de Bach interprétée par le violoncelliste en exil préfigure les images qu'enregistreront les télévisions à la chute du Mur de Berlin en novembre 1989. Dans Le Figaro, Marie-Noëlle Tranchant revient sur le temps fort que constitue l'adieu du violoncelliste à Tarkovskij : 20 De Paris à Cannes en passant par Venise, la médiatisation dont le réalisateur a bénéficié de 1962 à 1987 constitue un exemple de mondialisation protectrice. De ce point de vue, il n'est pas anormal que Tarkovskij soit enterré à Paris. Du travelling vertical sur l'arbre et l'enfant qui ouvrait L'Enfance d'Ivan au dernier plan d'un enfant adossé à

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l'arbuste qui clôt Le Sacrifice, l'œuvre de Tarkovskij peut être envisagée comme une boucle spirituelle et mystique. À Paris, une autre boucle se referme : en novembre 1963, L'Enfance d'Ivan était projeté au Bonaparte de Jean-Paul Thirriot. Vingt-quatre ans après, c'est cette même salle qui projette encore Le Sacrifice, en cette journée du lundi 5 janvier 1987, le jour même des obsèques parisiennes de Tarkovskij30.

NOTES

1. Tranchant M.-N., « L'adieu à Tarkovski », in : Le Figaro, 6 janvier 1987. 2. Sartre J.-P., « Discussion sur la critique à propos de L’Enfance d’Ivan », in : Les Lettres françaises, 26 décembre 1963. 3. Lachize S., « L’Enfance assassinée », in : L’Humanité, 20 novembre 1963. 4. Sadoul G., « La vérité sur les rapports humains », in : Les Lettres Françaises, 14 novembre 1963. 5. de Baroncelli J, « L'Enfance d'Ivan », in : Le Monde, 12 novembre 1963. 6. Sovexport est chargée des échanges internationaux de films. 7. INA, « Le Masque et la Plume », radio France Inter, 8 juin 1969. 8. Billard P., « L'affaire Roublev », in : L'Express, 1er décembre 1969. 9. Lachize S., « Andreï Roublev au ciné-club de l’Humanité », in : L’Humanité, 5 novembre 1969. 10. À Paris, la société de distribution Audiphone est chargée de l'échange des films avec l'URSS. 11. Murat P., « Tarkovski nous ouvre la chambre du bonheur », in : Télérama, n° 1585, 28 mai 1980. 12. Daney S., « L'autre zone », in : Libération, 20 novembre 1981. 13. Siclier J., « Le cas Tarkovski », in : Le Monde, 26 février 1984. 14. INA, Journal télévisé d'Antenne 2, présenté par Victor Vramant, diffusé le 10 juillet 1984. 15. Entretien de l'auteur avec Claude Philippot réalisé à Paris le 10 juillet 2007. 16. Tarkovski A., Journal, Cahiers du cinéma, Paris, 1993, p. 399. 17. Ibid., p. 414. 18. Ibid., p. 437. 19. Zand N., « Une villa tchékhovienne en Suède », in : Le Monde, 1 er juin 1985 (entretien avec le réalisateur). 20. Barron J. & Hugeux V., « Tarkovski, le secret de l'arbre sec », in : La Croix, 14 mai 1986. 21. Waintrop E., Baecque de A., Daney S., « Tarkovski, la mort dans l'âme », in : Libération, 30 décembre 1986. 22. Arsenij Tarkovskij, le fils ainé du cinéaste, né d'un premier mariage avec Irma Rausch. 23. Olga Kizilova, la fille de Larisa Tarkovskaja. 24. « Recueillement pour les obsèques du cinéaste Andreï Tarkovski à la cathédrale russe de Paris », Dépêche AFP du 5 janvier 1987. 25. Idem. 26. Waintrop E., Baecque de A., Daney S., art. cit.. 27. « Recueillement pour les obsèques... », dépêche AFP du 5 janvier 1987. 28. Entretien réalisé avec l'auteur à Paris le 10 juillet 2007. 29. Tranchant M.-N., « L'adieu à Tarkovski », art. cit. 30. « Résultats Paris-Périphérie du 31 décembre 1986 au 6 janvier 1987 », in : Le Film Français, n°2123, 16 janvier 1987.

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RÉSUMÉS

Depuis le Lion d'or obtenu par L'Enfance d'Ivan à Venise en 1962, l'Europe médiatise les talents du cinéaste soviétique Andreï Tarkovski. De 1966 à 1986, c'est alors le festival de Cannes qui se mobilise en faveur de films mal aimés (Andreï Roublev, Stalker) par les dirigeants d'URSS. Si Andrej Tarkovskij incarne la figure cinématographique de l'artiste russe, attaché à sa terre (les bois du Miroir) et fier de ses racines spirituelles (le pouvoir des icônes), l'Europe constitue un territoire protecteur et hospitalier. Qu'il s'agisse de journalistes (Serge Daney pour Libération), d'institutions (festival de Cannes, Ministère français de la culture) ou de personnalités du cinéma (Daniel Toscan du Plantier chez Gaumont), l'artiste est non seulement reconnu mais surtout soutenu à l'Ouest. Malgré les amples budgets de ses films soviétiques, les pressions idéologiques épuisent Tarkovskij qui finit par s'installer en Italie au milieu des années 1980. Refusant de rentrer à Moscou, le cinéaste est désormais épaulé par des comités de soutiens dans son combat pour faire sortir son fils d'URSS. Affrontant un grave cancer aux premiers jours de l'année 1986, l'artiste est soigné à Paris tandis que les autorités françaises facilitent la venue de son fils. Le réalisateur avait peu d'attaches personnelles avec la France mais c'est à Paris, parmi ses soutiens et ceux qui le tenaient pour un cinéaste de tout premier plan que Tarkovskij est enterré aux premiers jours de l'année 1987.

INDEX

Index chronologique : communisme, Guerre froide, XXe siècle Index géographique : France, Italie, URSS Mots-clés : cinéma russe, cinéma soviétique, exil

AUTEURS

NICOLAS PLANCHARD

Docteur en Histoire culturelle, Université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines, Centre d'Histoire culturelle des sociétés contemporaines

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Excellensia

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Exotisation vs européanité : la bulgarité vue de Bulgarie et des États-Unis Fizika na tăgata (Physique de la tristesse, 2011) de Georgi Gospodinov et Na iztok ot zapada (À l'Est de l'Ouest, 2011) de Miroslav Penkov

Marie Vrinat-Nikolov

1 Dans Gorki talog iskustva (Le résidu amer de l'expérience, 1998), l'écrivain serbe Danilo Kiš (1935-1989) confie : On continue d'écrire chez nous une mauvaise prose, anachronique dans l'expression et les thèmes, entièrement appuyée sur la tradition du XIXe siècle, une prose timide dans l’expérimentation, régionale, locale, dans laquelle cette couleur locale n'est en fait le plus souvent qu'un moyen d'essayer de préserver l'identité nationale en tant qu'essence de la prose. (…). Quant au monde, il continue de rechercher plus ou moins dans nos littératures l'excès, la couleur locale ou le pamphlet politique, des substituts du tourisme et de la politique.1 2 Constat désabusé, qu'il convient d’ailleurs de replacer dans son historicité, mais qui vaut également en partie pour la littérature bulgare et, sans doute, pour une grande partie des littératures balkaniques (que l'on pense au Macédonien Luan Starova [né en 1941], au Bulgare Anton Dončev [né en 1930] ou à l'Albanais Ismail Kadare [né en 1936] et à leur succès, franc ou relatif, à l'Ouest), lieux de prédilection à la fois d'une exotisation, d'une couleur locale et d'une affirmation identitaire douteuses, susceptibles d'être instrumentalisées par les politiques et par les gouvernants les appliquant.

3 Il est intéressant d'observer, dans la littérature bulgare, un changement très net de paradigme depuis ce qu'on appelle communément « la génération des années 1990 » qui a expérimenté avec la langue, les formes et les thèmes, a voulu en finir avec la couleur locale et montrer à la face du monde que cette littérature faisait partie intégrante du patrimoine européen, voire mondial. Ce faisant, ses auteurs ont ravivé la sempiternelle tension nous/les autres, national/étranger, orientalité/balkanité/ européanité, qui a fait l'objet de débats persistants dans la première décennie du XXIe

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siècle, tout comme elle était au cœur de la querelle entre Jeunes et Anciens au tournant des XIXe et XXe siècles.

4 Depuis quelques années, on assiste à l'essor d'une écriture de la diaspora, soit en bulgare, soit dans la « langue de l'autre » et l'on peut se demander comment elle se situe par rapport à cette tension : l'ignore-t-elle au contact d'autres cultures ou, au contraire, la vit-elle plus intensément que les écrivains « de l'intérieur » ? Et, question corollaire, peut-on parler d'une poétique différente ? 5 C'est à ces questions que je me propose d'apporter des éléments de réponse en m'appuyant sur deux œuvres emblématiques, me semble-t-il, de la représentation de soi et des autres, le roman Fizika na tăgata (Physique de la tristesse, 2011) de Georgi Gospodinov (né en 1968), écrit en bulgare et en Bulgarie, et le recueil de nouvelles Na iztok ot zapada (À l'Est de l'Ouest) de Miroslav Penkov (né en 1982), établi aux États-Unis depuis 2001, qui a écrit les textes de ce livre d'abord en anglais (New York, 2011), puis en bulgare, sa langue maternelle (Sofia, 2011).

La tension nous/les autres, bulgarité/européanité au XXIe siècle

6 Du Réveil national (1762-1878), période d'avant la libération de la domination ottomane, pré-étatique, la littérature bulgare a hérité un rapport ambigu à l'Autre : d'une part, la majorité des hommes de lettres acteurs du Réveil national ont un accès enrichissant et formateur aux littératures étrangères, soit directement, soit par la traduction, qu'ils traduisent pour un grand nombre d'entre eux (c'est d'ailleurs en grande partie grâce à « l'épreuve de l'étranger » que la littérature bulgare se dote des genres modernes, prose, poésie et dramaturgie) ; d'autre part, l'arrivée massive et nouvelle d'œuvres étrangères classiques ou populaires traduites en bulgare effraie : ne vont-elles pas étouffer la littérature nationale (re)naissante ? Cette dernière ne risque- t-elle pas de perdre son originalité ?

7 Cette tension est sous-jacente, au tournant du XXe siècle, dans le conflit entre Jeunes et Anciens qui opposa le cercle moderniste Misăl, plus particulièrement le poète et critique Penčo Slavejkov (1866-1912) au « Patriarche » de la littérature bulgare, Ivan Vazov (1850-1921), conflit demeuré célèbre dans l'histoire de la littérature bulgare, symbolisé par la fameuse étude du docteur Krăstjo Krăstev intitulée Mladi i stari, kritičeski očerki vărhu dnešnata bălgarska literatura (Jeunes et Anciens, esquisses littéraires sur la littérature bulgare d'aujourd'hui). Prônant l'émergence d'une littérature en soi et pour soi, la liberté du créateur, voulant concilier l'étranger et le national au nom de l'universel et dépasser les tendances collectives et populistes repliées sur la terre natale, Slavejkov fustige le caractère conjoncturel de l'œuvre de ses prédécesseurs ou contemporains repliés sur le passé ou happés par la bêtise environnante et s'afflige de l'état de la littérature : pour lui, il y a en Bulgarie des « lettres » – knižnina – mais pas encore de véritable littérature – literatura. Toute l'œuvre de Slavejkov, aussi bien critique que poétique, vise à donner à la littérature bulgare de nouveaux concepts, des valeurs spirituelles jugées universelles pour la rapprocher des littératures européennes.

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8 C'est encore cette tension qui est à l'œuvre durant tout le XXe siècle, dans ses deux extrêmes (européanisation de la littérature bulgare/repli sur la terre natale et sur soi) ou dans les tentatives faites pour les concilier. 9 Au tournant du XXIe siècle, le conflit Jeunes/Anciens est ravivé, au sortir de quarante- cinq ans de totalitarisme, mais retourné : le désir de traduction va dans le sens d'une exportation des valeurs littéraires nationales, et, cette fois, ce sont les « Anciens » qui accusent les « Jeunes » de céder à la tentation d'imiter les littératures ouest- européennes et américaine, dans le but non seulement de retrouver un public national qui s'en était détourné après les changements de 1989, mais aussi et surtout de gagner une présence dans la « République mondiale des Lettres». 10 Ces termes sont somme toute assez relatifs et ne recouvrent pas une différence générationnelle, mais politique et esthétique : d'un côté, la génération des années 1990 est celle qui a profondément renouvelé la littérature bulgare du postcommunisme, à la faveur de la liberté d'écrire retrouvée, par sa volonté de ne pas fixer ni formater la littérature qui prend des allures de « collectionneuse » de traditions diverses et par le jeu postmoderne avec les formes et avec les mots. C'est aussi une génération aux idées libérales, favorable à la collaboration avec les forces de l'OTAN et à l'adhésion à l'Union européenne. De l'autre, les « Anciens » sont plutôt proches du Parti socialiste bulgare issu de l'ancien parti communiste, ou des nationalistes, ils prônent une littérature qui ait « du sens » et ne cessent d'accuser les « Jeunes » d'écrire des textes vains, dénués de sens, de bafouer la sacro-sainte tradition, de ne pas respecter les valeurs traditionnelles bulgares, de vouloir imiter l'Occident sans avoir réellement de talent ni d'idées originales. 11 Ainsi, en janvier 2008, le critique et universitaire angliciste Vladimir Trendafilov relance la polémique dans l'hebdomadaire Kultura par un article intitulé « Krizata, kojato obnadeždava: nasledstvoto ot evropejzacijata » (La crise qui donne espoir : l'héritage de l'européanisation) 2. Il s'agit de montrer que la jeune génération (sont nommés Gospodinov, Emilija Dvorjanova [née en 1958] et Teodora Dimova [née en 1960], des auteurs traduits à l'étranger où ils sont même primés) imite « les conceptions et les techniques du postmodernisme français ». Pour lui, le paradoxe, c'est que ces auteurs « s'auto-identifient » comme « premiers », « fondateurs », « originaux » sur la base, en fait, de « l'imitation de modèles étrangers ». 12 On peut donc parler de deux lignes traversant la littérature bulgare, en reprenant les termes de Kiš : une ligne exotisante, « timide dans l’expérimentation, régionale, locale » qui mise sur la couleur locale ; une ligne au contraire qui n'hésite pas à expérimenter, aussi bien dans les thèmes que dans la forme, qui rejette la couleur locale, l'exotisme, et se veut « universalisante ». 13 Elles sont représentées, de manière d’ailleurs paradoxale comme on le verra, par le roman Fizika na tăgata et par le recueil de nouvelles Na iztok ot zapada, tous les deux parus à la fin de l'année 2011.

Na iztok ot zapada ou la bulgarité exotisée

14 Ce recueil, d'abord écrit en anglais puis réécrit en bulgare par son auteur, porte un sous-titre éloquent dans son édition anglaise de 2011 : A Country in stories 3. Il s'agit de l'œuvre d'un jeune écrivain bulgare, qui signe là son premier livre. Arrivé aux États-

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Unis en 2001 pour y faire des études de psychologie, il enseigne actuellement l'écriture (creative writing) à l'université du Nord-Texas. Son site web personnel 4 fournit des informations très intéressantes qui éclairent la genèse de ce recueil. Dans une interview donnée à la télévision bulgare en décembre 2011, il confie avoir écrit des récits de science-fiction tant qu'il était en Bulgarie, des récits très « américanisés » selon son expression, inspirés de ses auteurs américains favoris. Mais aux États-Unis, il prend conscience que ce type d'écriture n'intéressera personne. Le hasard fait que son professeur d'histoire écrit un ouvrage sur les janissaires des Balkans. Apprenant que Penkov (né en 1982) est bulgare, il lui demande de lui résumer l'étude bien connue d'une historienne bulgare sur le sujet. C'est ainsi que le jeune homme se familiarise avec des pans de sa propre histoire qui ne lui étaient pas bien connus, celle des territoires bulgares sous la domination ottomane et du devşirme, appelé « impôt du sang » dans plusieurs langues balkaniques : il s'agit de la pratique selon laquelle de jeunes garçons chrétiens étaient enlevés, de gré ou de force, à leurs parents, islamisés et enrôlés dans l'armée du Sultan où il formaient un corps particulier.

15 Désireux de mettre à profit ses connaissances, impressionné par cette histoire qu'il met en parallèle, surtout lorsque cette pratique était consentie, voire demandée par des parents soucieux de l'avenir de leurs enfants, avec sa trajectoire personnelle et le fait que ses parents l'aient incité à tenter sa chance aux États-Unis, il l'insère dans son livre : l'une des nouvelles du recueil s'intitule précisément Devširme et mêle l'histoire personnelle d'un Bulgare émigré aux États-Unis et celle d'un janissaire qui finit par tomber amoureux d'une Bulgare, pour leur malheur, avec toutes les techniques narratives de l'histoire-légende : utilisation du médiatif, ce temps de l'histoire, de la légende et des contes, vocabulaire archaïsant, structures linguistiques populaires. 16 C'est donc la nostalgie pour son pays natal qui l'inspire et l'incite à vouloir faire connaître la Bulgarie à des lecteurs étrangers et à écrire son livre (on se rappelle que Pod igoto [Sous le joug] 5, 1889), LE grand roman national bulgare, épique et patriotique, fut écrit lorsque son auteur était en exil à Odessa et nostalgique de son pays). Toutes les circonstances entourant la genèse de ce livre éclairent un paradoxe : voici un auteur jeune, qui vit à l'étranger, au contact d'une littérature et d'une culture autres, et qui offre à son public une œuvre rappelant les nouvelles d'un Nikolaj Hajtov 6 (1919-2002) ou les romans d'Ivajlo Petrov (1923-2005) 7, par l'empathie non dépourvue d'humour à l'égard des Bulgares des villages, de leurs qualités comme de leurs travers, par la recherche de l'exotisation, de la couleur locale, voire d'une certaine linéarité, d'une facture « classique ». 17 Il en est ainsi dans la nouvelle « Na iztok ot zapada » qui donne son nom à tout le recueil, histoire d'un jeune garçon amoureux de sa cousine Vera qu'il ne voit qu'à l'occasion des kermesses de leurs villages respectifs, étant donné qu’ils sont séparés par le Danube et donc ressortissants de deux pays différents : le narrateur de la Bulgarie socialiste, Vera de la Yougoslavie où l'on trouve des jeans, des baskets et autres biens de consommation inexistants en Bulgarie. Tout comme sous la plume de Hajtov ou de Petrov, le registre est une imitation de la langue parlée, voire familière, des villages, le vocabulaire archaïsant, celui des chroniques (« tărkulnaha se pet leta » [cinq années se sont écoulées], « dogdeto » [jusqu'à ce que], etc.). La scène théâtralisée (avec un humour bienveillant) montrant l'arrivée de celui qui fait passer d'une rive à l'autre est chargée d'un exotisme recherché :

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Voici comment nous le traversons : Rugissement au-dessus de l'eau et volutes de fumée. Mihalaki arrive dans sa barque. C'est une barque glorieuse. Pas une barque, mais un radeau à moteur. À l'une des extrémités, Mihalaki a fixé la banquette d'une vieille Moskvitch 8, avant de la tapisser d'une peau de chèvre. Les poils à l'extérieur. Avec des taches noires et blanches et un peu de brun. Le voici, assis sur son trône : tranquille, terrifiant. Il mâchouille une pipe à tuyau d'ébène, tandis que ses longs cheveux blancs s'agitent derrière lui comme un étendard.9 Dans le droit fil d'une tradition narrative, l'histoire du village, celle de l'église ensevelie sous les eaux du Danube, sont racontées, deux types « d'idéal » s'affrontent, identité contre consommation : Ses yeux s’assombrirent. Elle resta un long moment sans les ouvrir. Je compris. Elle était triste. Quant à moi, j'étais content. Elle avait des baskets flambant neuf et des jeans chers. Elle pouvait écouter des groupes occidentaux. Mais moi, j'avais quelque chose qu'on lui avait pris irrémédiablement. — Je suis l'unique Bulgare ici, lui dis-je.10 La même empathie, non dépourvue d'humour, se lit à l'égard d'une certaine philosophie paysanne transmise de père en fils : — J'ai mal aux mains, dis-je en pleurnichant. Le volant n'arrête pas de bouger. — Nez-tordu11, me disait mon père, tu as assez gémi. Ce n'est pas un volant que tu tiens. C'est la vie que tu serres à la gorge. Serre, mon fils. Apprends à la serrer bien fort, cette vermine, parce que cette vermine, mon fils, il y a beau temps qu'elle sait te serrer.12 18 Revenons à la réflexion désabusée de Kiš : le monde, dit-il, « continue de rechercher plus ou moins dans nos littératures l'excès, la couleur locale ou le pamphlet politique ». La réception faite au livre de Penkov semble lui donner raison. À peine sorti aux États- Unis, où plusieurs critiques de grands journaux sont élogieux, il est déjà promis à treize éditions en langue étrangère 13. Succès favorisé de surcroît par la présence d'un agent littéraire et par le fait que le livre a d'abord paru en anglais. Constatant que les éditions Héloïse d'Ormesson ont manifesté leur intention de publier ce recueil en français (à partir de l'original anglais), on peut se demander comment ce livre, entièrement centré sur une bulgarité traditionnelle, voire folklorisée, pourra être traduit par un traducteur de l'anglais ne connaissant rien à l'histoire, à la culture et aux traditions bulgares... Mais c'est une autre question.

19 Paradoxalement, c'est dans l'œuvre de Gospodinov, écrivain qui vit et crée en Bulgarie et en bulgare, que l'on trouve expérimentation, « européanisation », ainsi que la recherche d'une forme d'universalité.

Fizika na tăgata : je sommes nous

20 Fizika na tăgata, écrit en grande partie en Bulgarie, mais aussi à Berlin où son auteur a bénéficié d'un séjour d'un an par le biais du DAAD, est le second roman de Gospodinov après Estestven roman 14 paru en 1999, traduit dans dix-huit langues. Ce premier roman avait catapulté son auteur sur le devant de la scène littéraire bulgare et a largement contribué à faire du roman le genre dominant dans la littérature bulgare du XXIe siècle (au lieu de la poésie). Sans compter un recueil de récits, deux pièces et deux recueils de poèmes, des chroniques parues dans le quotidien Dnevnik et son travail de rédacteur en chef de Literaturen vestnik (Journal littéraire), l'incubateur du post-modernisme et du renouvellement de la littérature en Bulgarie.

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21 Fizika na tăgata, roman-labyrinthe,apparaît comme un prolongement/dépassement longuement et patiemment mûri de la quête du moi déjà à l'œuvre dans Un Roman naturel, qui englobe tous les autres « moi », et ce, dès le tout début du roman, dans son prologue où il déclare : Je suis né à la fin du mois d'août 1913, être humain de sexe masculin. Je ne sais pas la date exacte. On a attendu de voir quelques jours si j'allais survivre et c'est alors seulement qu'on m'a déclaré. (…) Je suis né deux heures avant le lever du soleil, mouche à vin. Je mourrai ce soir après le coucher du soleil. (…) Je suis né le 1 er janvier 1968, être humain de sexe masculin. Je me souviens dans le détail de toute l'année 1968, du début jusqu'à la fin. Je ne me rappelle rien de l'année en cours. Je ne sais même pas son numéro. (…) J'ai toujours été né. Je me rappelle encore le début de l'Ère de glace et la fin de la Guerre froide. Le spectacle de dinosaures mourants (durant ces deux époques) est l'une des choses les plus insoutenables que j'aie jamais vues. (…) Je ne suis pas encore né. Je suis à venir. J'ai moins sept mois. Je ne sais pas comment on compte ce temps négatif passé dans le ventre. (…) Je suis né le 6 septembre 1944, être humain de sexe masculin. Temps de guerre. Une semaine plus tard, mon père est parti sur le front. (…) J'ai des souvenirs de moi né comme buisson d’églantier, perdrix, ginkgo biloba, escargot, nuage de juin (ce souvenir est fugace), crocus mauve d'automne au bord du Halensee, cerisier précoce figé par une neige tardive d'avril, comme une neige ayant figé un cerisier leurré... Je suis nous.15 22 Dans le labyrinthe des histoires, mais aussi l'originel, celui du Minotaure, alter ego du narrateur, Gospodinov va très loin dans cette démultiplication des je qui se révèle existentielle dans Fizika na tăgata :que de non-vécu, de manqué, de passé à côté, de laissé de côté dans une existence... « Si nous sommes tristes, ce n'est pas parce que nous sommes bulgares, mais parce que nous sommes des humains. La tristesse de Gospodinov est nostalgie de la complétude perdue : c'est le prix que nous avons payé pour devenir ce que nous sommes. »16

23 De multiples fils d'Ariane relient ce moi incomplet, hic et nunc, aux autres « moi » d'autres lieux et d'autres époques, humains, animaux ou plantes, le transformant en un moi collectif, empathique, plus exactement atteint du « syndrome empathico- somatique obsessionnel » qui lui permet de traverser les âges et d'entrer tour à tour dans les histoires et les corps de son grand-père, dans la Hongrie de 1945, du Minotaure, de Georgi Gospodinov, dans la Bulgarie communiste et post-communiste de 1968 à 2011, d'une mouche à vin, d'un nuage de printemps, d'une perdrix, etc. Avec l'enfance prend fin l'empathie. Le moi collectionne, « achète » alors les histoires d'autrui, encapsule le temps. Pour retarder la fin du monde. Pour ne pas oublier. Ce que l'on oublie habituellement, le périssable, l'éphémère, le quotidien, l'oublié par la « Grande Histoire », le Minotaure. Parce que le sublime est partout, même dans « l’architecture, la physique et la métaphysique de la bouse de buffle ». Parce que le passé est le seul futur possible. Pour atteindre une « mémoire archétypale ». Pour que ceux qui naîtront après les apocalypses découvrent ce « kit de survie » et se souviennent de ce qui a été. 24 Cette quête de l’universel mise en œuvre dans Fizika na tăgata me paraît reposer précisément sur ce que le chercheur Ivan Mladenov définit comme « l'étrangéité mémorée » à propos de la littérature bulgare qu'il tente de conceptualiser dans son ouvrage Otklonena literatura (Une littérature déviée) 17, et qui fonde, selon lui, l'universalité d'une littérature, d'une écriture : tout ce qu'une littérature nationale a accumulé au contact d'autres littératures, d'autres cultures, toute cette part

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d'étrangéité qu'elle garde en mémoire et qui lui confère son épaisseur et son universalité. 25 La mythologie, chez Gospodinov, les références à des personnages ou des lieux historiques, connus, font partie intégrante du « moi » qui les a incorporés et qui se dote ainsi d'une universalité. « Je sommes nous ». « Je » suis les autres. « Je » est citoyen du monde : Désormais, je sais. Je ne veux plus revivre aucun de ce qu'on appelle les événements de ma propre vie : ni ce premier événement de la naissance ni le dernier à venir, les deux étant tout autant inconfortables. (…) Rien n'est définitif, rien ne m'est encore arrivé. Tout le temps du monde est devant moi. 26 On retrouve dans ce roman, comme dans Estestven roman, la structure ouverte et collectionneuse, l’écriture fragmentée mêlant plusieurs types de narration et rattachant le « moi » non seulement à l’histoire d’un peuple, mais aussi à l’histoire mondiale. Car la peur obsessionnelle des narrateurs de Gospodinov n'est pas la fin du « moi » ni la fin de son pays natal, mais l'Apocalypse, la fin du monde. Cette architecture, qui veut épouser celle du labyrinthe, est soulignée par les sous-chapitres intitulés « couloirs latéraux » et par les arrêts :

27 Dans un article à paraître, consacré à l'œuvre de trois écrivains d'origine bulgare vivant dans la diaspora, je conclue : Ce qu’apportent à la littérature bulgare ces écrivains en marge du répertoire national parce qu’ils écrivent dans une autre langue, c’est, non pas une esthétique nouvelle (elle est profondément renouvelée en Bulgarie par certains écrivains contemporains), mais un regard plus distancié, notamment par rapport à tout ce qui constitue la mythologie identitaire nationale, et un appel à dépasser les frontières étroites du national pour accéder au regard du citoyen du monde. Avec le recueil Na iztok ot zapada de Penkov, nous sommes devant un autre cas d'écriture dans la diaspora : la recherche des racines ne s'accompagne plus d'un regard distancié, mais d'une empathie à l'égard de tout ce qui constitue la couleur locale et d'un désir de faire découvrir le pays de l'enfance, certes l'un des plus mal connus de l'Union européenne. Ce qui suppose une écriture « exotisante » qui rappelle le ton des contes, des chroniques et des légendes traditionnelles. En revanche, nous retrouvons dans Fizika na tăgata de Gospodinov l'une des « obsessions » de son auteur : le « moi » individuel ne peut avoir de sens qu’en tant que maillon d’une grande chaîne collective qui le rattache à l’humanité tout entière. Pour ce faire, l'écriture ne saurait être linéaire, mais fragmentaire, labyrinthique, faite de prolepses et d'analepses, collectionneuse d'histoires et de « moi » divers. En même temps, elle répond au second volet du constat de Danilo Kiš : (…) tandis que des thèmes et des moyens d'expression contemporains, l'esprit et le goût de l'expérimentation et de la nouveauté, la modernité, c'est ce qui est capable de créer un lien avec le lecteur d'aujourd'hui, quels que soient sa culture et son appartenance nationales19.

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NOTES

1. Kiš D., Le résidu amer de l'expérience : entretiens, traduit du serbo-croate par Pascale Delpech, Fayard, Paris, 1998, p. 72 Version originale : Kiš D., Gorki talog iskustva, BIGZ, SKZ, Narodna Knjiga, Belgrade, 1990, 313 p. 2. Voir http://liternet.bg/publish8/vtrendafilov/krizata.htm. 3. Penkov M., East of the West: A Country in stories (L'Est de l'Ouest : Un pays en histoires), Farrar, Straus and Giroux, New-York, 2011, 240 p. 4. http://www.miroslavpenkov.com/ 5. Vazov I., Sous le joug, traduit du bulgare par Marie Vrinat, Fayard, Paris, 2007, 481 p. Il s'agit du premier roman en langue bulgare ; il fut publié en 1894 (NdlR). 6. Par exemple Divi razkazi (Histoires sauvages), Khr. G. Danov, Plovdiv, 1967, 193 p. 7. Par exemple Predi da se rodja i sled tova (Avant ma naissance et après, 1968) ou Hajka za vălci (trad, 1987) dans sa version intégrale. Le premier est disponible en français : Avant ma naissance et après, traduit par Marie Vrinat, Lausanne, L’Âge d'Homme, 1994, 181 p. 8. Voiture soviétique. (NdlA) 9. Penkov M., Na iztok ot zapada (À l’Est de l’Ouest), Ciela, Sofia, 2011, p. 31. 10. Ibid., p. 36. 11. C'est le surnom du narrateur depuis qu'il s'est fait casser le nez par sa cousine. (NdlA) 12. Penkov M., Op. cit., p. 33. 13. Information disponible sur le site de l'auteur. 14. Paru en français : Un Roman naturel, traduit par Marie Vrinat, Phebus, Paris, 2002, 192 p. 15. Gospodinov G., Fizika na tăgata (Physique de la tristesse), Janet-45, Sofia, 2011, pp. 13-14. 16. Penčev B., « Gospodinov, tăgata i Minotavăra » (Gospodinov, la tristesse et le Minotaure), in : Kapital, 5 janvier 2012. 17. Mladenov I., Otklonena literatura (Une littérature déviée), Paradigma, Sofia, 2011, 246 p. 18. Gospodinov G., op. cit. p. 53. 19. Kiš D., op. cit., p. 72.

INDEX

Mots-clés : émigration, exil, littérature bulgare, réception, relation occident-orient Index chronologique : époque contemporaine, XXe siècle, XXIe siècle Index géographique : Bulgarie, États-Unis

AUTEUR

MARIE VRINAT-NIKOLOV

Professeur des universités – langue et littérature bulgares, Institut NAtional des Langues et Civilisations Orientales (INALCO, Paris) ; Directrice du Centre d'étude de l'Europe médiane (CEEM) ; Co-directrice du Centre de recherches Europes-Eurasie (CREE) ; Traductrice littéraire.

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Traduction

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Traduction de « Lozanka » / « La Lausannoise » (nouvelle tirée du recueil Leksykon intymnyh mist / Lexique de villes intimes, 2011) de Jurij Andruhovič Traduction de l'ukrainien

Olga Artyushkina et Anne Delizée

1 Jurij Andruhovič est né le 13 mars 1960 à Stanislav (aujourd’hui Ivano-Frankivs’k), en Ukraine occidentale, où il vit et travaille à ce jour. Andruhovič, ainsi qu’Oksana Zabužko, sont les figures de proue de la nouvelle littérature ukrainienne. Il cofonda en mars 1997 l’Association des écrivains ukrainiens, organisation dissidente de l’Union des écrivains d’Ukraine, et en devint un des vice-présidents jusqu’en 2000. Ce poète, romancier, essayiste et traducteur (il a entre autres traduit en ukrainien certaines œuvres de Shakespeare, Rilke, Mandeľštam et Pasternak) a suscité l’intérêt des lecteurs européens pour la littérature ukrainienne contemporaine et a été traduit en allemand, anglais, français, finnois, suédois, polonais, russe et biélorusse.

2 La création poétique d’Andruhovič est liée au groupe Bu-Ba-Bu, pour Burlesk (burlesque) – Balagan (théâtre forain) – Bufonada (bouffonnerie), qu’il fonda à Lviv en 1985 avec deux autres poètes, Viktor Neborak et Oleksandr Irvanec’. Andruhovič, le plus âgé des trois membres fondateurs, est surnommé « Patriarche de la poésie ukrainienne ». Grâce à ses nombreux concerts littéraires, projets et performances, Bu-Ba-Bu redonna vie aux traditions carnavalesques et burlesques de la littérature ukrainienne. Ce groupe démocratisa véritablement la langue ukrainienne poétique en la libérant de nombreux tabous, les auteurs ayant recours aux registres familier, populaire et argotique. Bu-Ba- Bu connut un retentissement considérable dans la vie intellectuelle et socio-culturelle ukrainienne en s’opposant à la littérature officielle soviétique et en proposant une réflexion ironique sur la vie dans ce pays pendant la perestroïka. Les bubabuistes

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dynamisèrent la littérature nationale et gagnèrent ainsi l’intérêt du lecteur ukrainien. Le mouvement se fit plus discret à partir de 1996 et la période post-bubabuiste se dessina à partir de 2000, chacun des poètes se consacrant à sa carrière en solo. Les poèmes d’Andruhovič sont interprétés par des groupes de rock populaires en Ukraine, comme Mertvyj piven’ (le Coq mort) et Plač Jeremiji (Pleurs de Jérémie). 3 Andruhovič est également une des figures emblématiques du mouvement appelé le Phénomène de Stanislav (ou d’Ivano-Frankivs’k), regroupant des écrivains et artistes se qualifiant de postmodernistes. Parmi ceux-ci, citons le journaliste et publiciste J. Izdryk et le prosateur, poète et essayiste V. Ješkiljevym. Le mouvement connut son apogée dans cette — relativement — petite ville de province entre 1989 et 1996. 4 En 1992, Andruhovič publie dans l’illustre revue Sučastnist’ (Contemporanéité) son premier roman, Récréations. Cette satire carnavalesque célèbre la liberté retrouvée par l’Ukraine après 1991 et parodie les contradictions de la société postsoviétique. Cette critique joyeusement féroce, la langue familière et argotique de l’auteur ainsi que son style très caractéristique qui mélange le pathétique à l’ironie dans une esthétique burlesque sont alors mal perçus par de nombreux lecteurs intellectuels en exil. Ce roman, qui fait allègrement voler en éclats la tradition littéraire ukrainienne, fait scandale. 5 Les éditions Noir sur Blanc ont publié en français Moscoviada (1993/1997, dans une traduction de Maria Malanchuk, 2007), Mon Europe (recueil d’essais, projet avec l’écrivain polonais Andrzej Stasiuk, 2000) et Douze cercles (2003, dans une traduction d’Iryna Dmytrychyn, 2009). Ses autres romans, Récréations (1992/1997), Perversion (1996/1997) et Secret. En guise de roman (2007), n’ont pas encore été traduits en français. Parmi ses autres œuvres, les recueils de poèmes Oiseaux et plantes exotiques (1991) et Chants pour le coq mort (2004 – allusion au groupe de rock interprétant ses poèmes), le recueil de nouvelles Leksykon intymnyx mist (2001) d’où est tiré le texte que nous vous proposons, ainsi que les essais rassemblés sous le titre Désorientation à la boussole (1999) ont particulièrement retenu l’attention des lecteurs de langue ukrainienne et attendent eux aussi leur traduction en français. 6 Andruhovič est également connu pour ses positions de citoyen engagé ; il soutient notamment l’intégration de l’Ukraine à l’Union européenne. Ses écrits littéraires et son activité d’intellectuel ont été couronnés de nombreux prix : le Prix Herder (2001), le prix de la Paix Erich Maria Remarque (2005), le Prix de l'entente européenne de la Foire du livre de Leipzig (2006), ainsi que le Prix littéraire d’Europe centrale « Angélus » (2006) pour Douze cercles.

Traduction

7 Ma soudaine apparition avec Pat à Lausanne ne pouvait être appelée autrement qu’un grand saut. Nous avions en effet sauté des mille cinq cents mètres d’altitude de Morgeten où ce bon vieux fromager Hrigoux, avec toutes ses vaches et ses taureaux, nous avait accueillis dans son auberge montagnarde, nommée pour je ne sais quelle raison « restaurant ». C’était le début du mois de juillet. À Morgeten, d’interminables pluies froides avaient alterné avec de courtes chutes de neige. Anne, l’épouse du fromager, avait fini par avoir pitié de nous et nous offrit des tickets d’un jour qui permettent de voyager en train dans tout le pays dans n’importe quelle direction − là

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où bon vous semble aller. Dans ce cas précis, là où bon semble aller au conducteur du train, bien entendu.

8 Ainsi donc sommes-nous allés jusqu’au Lac Léman. Et là-bas, nous avons découvert qu’après notre saut des hautes altitudes, nous avions atterri dans un tout autre pays, − avec des vignobles, des platanes, des palmiers, la langue française et une chaleur de plus de trente degrés. Deux heures de voyage, deux trains, une correspondance à Sion, me semble-t-il, – et un nouveau pays. Les voies du chemin de fer surplombaient l’eau du lac. À Montreux, nous avons eu le temps d’apercevoir l’hôtel d’où sortait Nabokov, en short, panama et un filet à la main, pour aller à la chasse aux papillons durant les dix- sept dernières années de sa vie. Ensuite, il y eut encore une station au nom enfantin de Vevey. Et puis, Lausanne. C’est là que nous sommes descendus. 9 En ukrainien, Lausanne fait penser au vignoble : « lausa » se prononce comme le mot qui signifie cep de vigne. De plus, on y entend l’écho de « Anne », le prénom de l’épouse de notre fromager, grâce à qui nous nous étions retrouvés à Lausanne. 10 En ce qui concerne cette ville, j’avais mon propre projet secret dont Pat ne pouvait rien connaître. Il y a à peu près un an, j’ai reçu mon premier message de la part de Ks. Il disait à peu près ceci : « Bien sûr, je sais que vous avez une famille, mais il me semble que je pourrais devenir votre muse. Je suis passionnée par ce que vous écrivez ; cependant, à mon avis, ces derniers temps, on ressent une certaine lassitude de la vie dans vos œuvres. J’espère très sincèrement que je pourrai changer cela. Vous inspirer de nouvelles idées et images, par exemple. Quelques mots sur moi : j’aurai bientôt dix- huit ans, je ne vis pas en Ukraine mais il m’arrive d’y aller. Et aussi, je compose des chansons et joue de la guitare. Vous trouverez ma photo en pièce jointe. » 11 Pendant un moment, je n’ai pas su quoi en faire.Cependant, je ne le cache pas, j’ai aimé l’imaginer m’inspirant quelque chose, m’insufflant ses idées bouche à bouche. Non, en fait, j’essayais tout simplement de repousser le moment de lui répondre. Peut-être avais-je peur de l’effrayer avec une réponse trop rapide. Ou, peut-être encore, attendais-je sa majorité ? La dernière hypothèse est juste une plaisanterie maladroite au cas où quelqu’un ne l’aurait pas compris. 12 En fin de compte, nous avons commencé à échanger des courriels. Il me semble que, dans sa deuxième lettre (au plus tard dans la troisième), Ks s’est mise à me tutoyer et dans la quatrième, en réponse à ma question « Où donc vis-tu ? », elle me proposa de le deviner. « Un petit pays d’Europe, me donna-t-elle comme indication. Un pays de lacs et de montagnes.» Je passai intérieurement en revue quelques possibilités (Slovaquie, Slovénie, Tchéquie) et, enfin, tentai la plus improbable : « La Suisse ? » « Bravo, tu as deviné du premier coup ! », se réjouit-elle je ne sais pour quelle raison. « Shit, me suis- je dit en lisant sa réponse. Comment faire pour aller la voir ? Et qu’est-ce que c’est que cette muse qui vit cachée derrière tant de frontières et de verrous ? » À l’époque, je n’étais encore jamais allé en Suisse et je ne croyais plus vraiment qu’un jour, je puisse m’y retrouver. Mais, pour faire comme si de rien n’était, j’ai demandé : « Et qu’est-ce qui t’a pris d’aller si loin ? » Elle m’a alors expliqué que ses parents, médecins, y avaient trouvé un travail super cool, et qu’elle les avait suivis. J’ai cherché à savoir où exactement. « Une ville formidable au-dessus du plus grand lac, continuait à jouer aux devinettes Ks, qui devait être une grande amatrice de quizz de toutes sortes. On y parle français. Mais ce n’est pas la ville à laquelle tu as tout de suite pensé. » « Diable, pensai- je avec frisson, ce n’est pas Genève alors. Ma malédiction me poursuivrait-elle ? » me suis-je dit en rédigeant la supposition fatale : « Lausanne ? » « Bravo, bravo, bravo !!! »

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− Plusieurs points d’exclamation laissaient éclater la joie de Ks. Ainsi, le pire venait d’être confirmé. 13 Même si je ne m’étais jamais rendu à Lausanne, mes relations avec cette ville étaient assez tendues. Il y a des années de cela, en travaillant sur mes « Récréations », j’avais choisi précisément Lausanne comme ville d’origine de mon psychiatre, Popel, ce démon incarné. Mais pourquoi donc Lausanne et non, disons, Genève ? 14 En tous les cas, Quelqu’un n’avait vraiment pas apprécié. Ce Quelqu’un avait probablement pris la mouche à cause de cette histoire de psychiatre de Lausanne. Et donc un beau jour, Il décida de me châtier et de faire disparaître pour toujours dans cette ville une certaine personne sans laquelle je me sentais triste. A partir de ce moment-là, Lausanne était devenue pour moi La Ville Qui a Repris. 15 Quelques années s’écoulèrent ainsi et je commençais juste à reprendre mon souffle après ce vilain coup du destin au creux de l’estomac. 16 Mais à peine avais-je retrouvé à peu près mes repères qu’elle, cette ville, me flanqua un deuxième coup. Qui plus est, au même endroit. Et cette fois-ci, avec Ks. « Et voilà ! » J’adressais mes reproches à l’existence elle-même. « Pour la première fois que dans ta vie, tu en trouves une qui, à dix-huit ans à peine, te demande la permission de te faire du bouche-à-bouche, il faut qu’elle vive au diable vauvert ». En outre, j’avais la profonde certitude qu’il me restait à peine quatre ans à vivre et je doutais très fort d’avoir une chance réelle de pouvoir y changer quelque chose. 17 Entre-temps, notre correspondance continuait, tantôt calme et régulière, tantôt avec des coups d’accélérateur. Elle était mon âme sœur, ça devenait de plus en plus évident. Je l’interrogeai : « Quel est le synonyme du mot “parachute” en français ? » – « Parazut », répondit-elle sans ciller. « Et qui sont les kleptomanes ? », continuai-je mon interrogatoire. « Ce sont les fans d’Eric Clapton », réussit-elle l’épreuve. En automne, j’eus cette idée de l’inviter à passer au moins quelques jours chez moi, dans la forêt. Par le mot « forêt », j’entends cette forêt où, si l’on en croit les frères Grimm, le Loup du conte pour enfants avait dévoré en son temps, très imprudent, la Grand-mère d’abord et le Petit Chaperon rouge ensuite. « C’est une ancienne propriété de Bettina von Arnim, commençai-je à lui décrire mon offre alléchante, tel un vrai loup. En as-tu entendu parler ? » « Ah, Bettina von Arnim ! me répondit Ks. Comment pourrais-je ne pas la connaître ? Je l’aime tellement ! Bien sûr, je viendrai, sans faute ! » Ma joie n’eut pas de limite et, dans mes messages suivants, je cherchai à préciser rapidement les détails techniques de son voyage. Mais au lieu de me donner des réponses concernant les dates et ma proposition de se retrouver à l’aéroport de Berlin, elle me posait d’autres questions, tout aussi techniques, comme par exemple : « Et où vais-je dormir ? » « Où tu voudras, lui répondis-je après quatre heures de réflexion. J’essaierai de réserver le lit de Bettina elle-même rien que pour toi. » La plupart du temps, mes plaisanteries lui plaisaient. Ou peut-être ne devinait-elle pas que c’étaient des plaisanteries ? 18 Un des jours qui suivirent, il est arrivé ce que je ne pouvais absolument pas prévoir et, pour tout avouer, ce que je n’arrive toujours pas à comprendre. « Raconte-moi, me demanda Ks, à quoi vous, les artistes, passez vos longues soirées d’automne dans la résidence de Bettina. J’aimerais me préparer à mon séjour en compagnie de tes amis. » Je lui ai alors rédigé un message à peu près en ces termes : « Les artistes sont des personnes talentueuses, mais en grande partie dépravées. Si ce n’est pas par la gloire et l’argent, alors ils le sont par l’alcool. On passe nos soirées à boire beaucoup de vin et à

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jurer (mais il va de soi qu’en ta présence, nous allons nous abstenir. Et, enfin, dans notre communauté, Elle – MJ – partage parfois notre compagnie. » « Qui c’est, elle ? », réagit Ks presque instantanément. « MariJuana », lui répondis-je de manière explicite. 19 Le message suivant arriva sept ou huit minutes plus tard. Ce fut aussi le dernier. « Tu m’as blessée de manière abominable, écrivit Ks. Ce genre de choses est impardonnable ! Tu m’as fait tellement mal que je n’arrive toujours pas à reprendre mes esprits. Mes yeux sont pleins de larmes. Sache que je ne veux plus te voir. Adieu ! » Elle n’avait même pas ajouté à la fin son habituel « Je t’embrasse sur la côte ». 20 Pendant un certain temps, haletant, j’ai cherché à reprendre mon souffle, puis j’ai envoyé un « QU’EST-CE QUI S’EST PASSÉ ?!! QU’EST-CE QUE J’AI FAIT DE MAL ?!!!!! MILLIONS D’EXCUSES – JE NE VOULAIS PAS TE BLESSER !!! », mais toutes mes supplications s’avérèrent complètement inutiles. 21 Ainsi reçus-je un troisième coup venant de Lausanne, et encore une fois au même endroit : au plexus solaire. Cela faisait assez mal – je n’en avais tout de même qu’un seul, de plexus, pas dix. J’aurais dû désormais craindre cette ville ou, du moins, m’en méfier.

* * * 22 Entre-temps, j’étais enfin arrivé dans cette ville et je m’y promenais aux côtés de Pat. Je me suis soudain souvenu de Ks dans le train, vers la fin du voyage, entre Montreux et Vevey. Et si je la rencontrais, bondit en moi le pressentiment numéro un. Et si je ne la rencontrais pas, s’y opposa le pressentiment numéro deux. 23 En accord avec ces deux pressentiments, j’élaborai rapidement deux plans – A et B. Plan A : rencontre avec Ks pendant notre promenade en ville. Plan B : cette rencontre n’avait pas lieu. Il faut avouer que le plan B était nettement plus réaliste, et c’est donc sur lui que j’ai concentré mes efforts. Je savais qu’en aucun cas je n’allais le mettre en œuvre, mais il était quand même très alléchant de songer à la possibilité, du moins théorique, de sa réalisation. Tout comme au succès fort probable de ce projet. 24 En ce qui concerne l’outil de réalisation de mon plan, la première cabine téléphonique sur mon chemin, avec un bottin téléphonique de Lausanne et de ses environs, se prêtait fort bien à l’affaire. Si j’y trouvais le nom de famille de Ks, j’aurais alors son adresse. Le défi, c’était que je ne connaissais pas son nom de famille. Toutefois, en me rappelant son adresse électronique, je pouvais supposer que les deux premières lettres qui suivaient son prénom correspondaient aux deux premières lettres de son nom de famille. Deuxièmement, je pouvais supposer qu’elle devait porter le nom de ses parents, c’est-à-dire un nom ukrainien. Et un nom de famille ukrainien dans le bottin téléphonique de Lausanne, avec les deux premières lettres à mon actif, c’était déjà franchement quelque chose. 25 Je me réjouissais intérieurement de ce plan si précis, ainsi que de mes talents de détective privé, et plus encore de l’absence de ma part d’une intention ferme d’entrer dans une quelconque cabine téléphonique. « A l’homme libre, la liberté », me suis-je dit, et Pat et moi nous sommes mis en route. Là où bon nous semblait aller et cette fois-ci, bon à nous, pas au conducteur de train. 26 Bien entendu, nous sommes descendus vers le lac par, me semble-t-il, l’avenue Dâme (ou l’avenue d’Âme ? l’âme de qui ?) ou peut-être par la rue parallèle. En tout cas, très vite, nous nous sommes retrouvés quai Dâme (était-ce la même âme ?) et, tout d’un

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coup, nous nous sommes sentis en Arcadie, au-dessus des eaux bleu profond du lac, au milieu de la félicité de l’éternelle chaleur, entourés de la végétation luxuriante du midi, au plus fort de l’été de juillet. Tout au long du chemin, nous nous sommes débarrassés de nos vêtements de villageois montagnards, imprégnés de fumée, de fromage et de bouse séchée. A la fin de notre trajet, nous ne portions pratiquement plus rien. Les mouettes volaient au-dessus du lac, les voiliers flottaient, les sommets étaient d’un blanc étincelant. À la terrasse d’un café, j’ai pris la liberté de commander un blanc sec en anglais, neutre dans cette région. 27 Je me suis senti si bien que j’ai eu l’impression que Lausanne elle-même me tendait ses ceps de vigne et me disait avec la voix de Pat à peu près la chose suivante : « Eh bien voilà. Tu vois comme c’est beau de se réconcilier. Et toi qui croyais que je ne savais que donner des coups dans le plexus solaire. »

INDEX

Index géographique : Ukraine Mots-clés : littérature ukrainienne Index chronologique : époque contemporaine, XXe siècle, XXIe siècle oeuvrecitee Andruhovič Ju. : "Lozanka" (in Leksykon intymnyh mist)

AUTEURS

OLGA ARTYUSHKINA

Docteur en linguistique russe (Université Paris IV-Sorbonne) ; maître de langue russe à l'Université Paris IV-Sorbonne

ANNE DELIZÉE

Enseignant de langue russe à la Faculté de Traduction et d'Interprétation – EII, Université de Mons (Belgique) ; membre de l'Association belge des traducteurs littéraires

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Entretien

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Entretien avec Luba Jurgenson

Petra James et Nicolas Litvine

Présentation

1 Luba Jurgenson est née en 1958 à Moscou, ville qu'elle quitta pour la France à l'âge de 17 ans. Elle vit depuis à Paris. En France, elle a suivi un double parcours, celui de l'Université et celui de la littérature. Agrégée de russe (1997) et titulaire d’un doctorat d’Études slaves (2001), elle est actuellement Maître de conférences HDR en littérature russe à l'Université Paris-Sorbonne (Paris IV). Son champ de recherche est celui de la littérature des camps. Elle a publié plusieurs essais dans ce domaine. Elle est également écrivain. Son premier roman parut en 1981. Elle l'a écrit en francais. On lui doit également plusieurs traductions littéraires, donc celle d'ouvrages de Varlam Šalamov ou de Vasilij Grossman par exemple. Au nombre de ses fonctions, il faut encore ajouter sa co-direction, avec Anne Coldefy-Faucard, de la collection Littérature russe « Poustiaki », aux éditions Verdier (Paris). Recherches en littérature, écriture et traduction sont trois aspects d'une même passion qui a pour point commun la langue. Ou plutôt les langues. La langue francaise, qu'elle utilise au quotidien, dans laquelle elle écrit et traduit, et la langue russe, qui est sa langue maternelle, dans laquelle elle lit et de laquelle elle traduit. C'est ce rapport à la langue, à la distance qui sépare le locuteur du lieu où sa langue est parlée, à la traduction et à la littérature que Luba Jurgenson a bien voulu partager avec nous. Au nom de la rédaction de Slavica Bruxellensia nous la remercions pour l’entretien qu’elle nous a accordé.

Entretien

Nicolas Litvine : Le thème du numéro de Slavica Bruxellensia dans le cadre duquel s’inscrit notre entretien est « exil(s) et migration(s) ». Comment voyez-vous le lien entre ces deux

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concepts, en particulier dans le monde russe ? Y avait-il une différence entre exilés et émigrés à une époque où le départ, dans tous les cas, était perçu comme défnitif ? Luba Jurgenson : J’ai tendance à penser – et c’est somme toute assez banal – que l’exil, le sentiment d’exil, s’accompagne de la conscience d’avoir été chassé, banni, expulsé, tandis que l’émigration est une démarche volontaire ou du moins consentie. En ce sens, les Russes de la première émigration du XX e siècle vivaient leur expérience comme celle d’un exil. Ils avaient été contraints à fuir un pays qu’ils percevaient encore comme étant le leur, après avoir assisté à des bouleversements qui en avaient fait un lieu impossible à vivre, dangereux ; certains d’entre eux avaient perçu le nouveau régime comme une forme d’occupation étrangère. Beaucoup avaient espéré le retour, et certains ont même fini par rentrer – la plupart du temps, pour se retrouver au Goulag ou en relégation. Pour les émigrés de la « troisième vague » à laquelle j’appartiens, les choses se présentaient bien différemment. C’était une émigration à forte composante juive, qui s’est déroulée dans le cadre des accords d’Helsinki, et la plupart des Soviétiques partis dans les années 1970-1980, quels que fussent leurs opinions et leurs projets, ont obtenu l’autorisation de quitter l’URSS grâce à un visa pour Israël. Leur identité se déclinait en bien d’autres termes que celle des premiers émigrés : qu’ils le veuillent ou non, ils étaient des Soviétiques, c’est-à- dire qu’ils étaient nés sous le régime soviétique et avaient été formés par cet État qu’ils percevaient comme répressif et qu’ils voulaient quitter. Cela n’exclut pas, bien sûr, la possibilité d’un déchirement ; ce n’était pas le déchirement de la séparation avec une Russie mythique, c’était l’arrachement à un pays hostile, persécuteur, mais avec lequel ils faisaient souvent corps. Je laisse de côté la deuxième émigration qui a fui l’URSS dans le sillon de la Seconde Guerre mondiale et que le sentiment de culpabilité et la réprobation générale ont empêché de prendre la parole. À la différence des deux autres vagues, cette population avait un faible pourcentage d’intellectuels, elle n’a donc pas laissé beaucoup de traces écrites. Mon cas est à la fois typique et singulier, et je me sens plus à l’aise en parlant de moi plutôt qu’au nom d’une collectivité. Typique parce que, moi aussi, je suis partie avec un visa pour Israël, atypique parce que je me suis installée en France, alors que la grande majorité des émigrés allaient aux États-Unis et au Canada. En 1975, au moment où je suis partie, seul un petit pourcentage d’émigrants se rendait en Israël. Dans l’avion qui m’a amenée à Vienne, il s’agissait d’une famille – sur cinq. La France n’accueillait pas les réfugiés d’URSS, je suis donc une exception. Nous avons pu nous établir à Paris parce que nous y avions de la famille. D’autres ont réussi à venir en France parce qu’ils étaient connus en tant que dissidents ou avaient des mérites dans le domaine de la culture, mais l’émigré lambda ne pouvait pas pénétrer sur le territoire français. J’insiste sur ce point parce qu’il existe aujourd’hui une légende selon laquelle les émigrés de la troisième vague, attirés par l’Amérique, auraient « boudé » la France. Ce n’est pas vrai, beaucoup rêvaient de venir en France, mais c’était impossible. Au moment de mon départ, je n’avais pas encore dix-sept ans, ce qui a favorisé l’intégration, et en cela aussi je suis atypique. Je quittais un pays que j’avais toujours voulu fuir, élevée dans l’idée que tous les moyens étaient bons pour échapper à l’esclavage et dans la haine absolue du régime. Cette éducation avait fait de moi une personne peu adaptée aux réalités du pays dans lequel je vivais. « Soviétique », pour moi, voulait dire « hostile ». J’avais réussi, par exemple, à ne pas faire partie des

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jeunesses communistes à une époque où l’adhésion était une sorte de formalité nécessaire à la carrière (les années 1970 étaient celles de la décomposition absolue de l’idéologie, plus personne n’y croyait, mais tout le monde faisait semblant). J’ai donc vécu mon départ comme une libération, une évasion, un miracle. Ce qui n’exclut pas, bien sûr, que ce soit aussi un arrachement. La preuve, c’est que cette expérience est finalement devenue fondatrice. Et, bien sûr, en 1975, il s’agissait d’un départ perçu comme définitif, plus que définitif, interplanétaire, un départ pour la planète Mars. La fonctionnaire du service des visas nous avait confisqué nos passeports (nous avions payé d’ailleurs, pour le droit d’en être dépossédées, une bricole de 500 roubles par personne, quatre fois le salaire moyen. L’URSS devait être alors le seul État au monde qui faisait payer le renoncement à la citoyenneté, et non son acquisition). Ironie du sort, elle s’appelait Izrailova (sic !). Le mot « exil », je l’ai donc découvert en France, lors de débats autour de la culture de l’émigration, auxquels j’ai pu assister ou participer. J’avais alors l’impression (mais j’ai pu nuancer mon jugement, les années passant) que c’était un cliché qui faisait partie des représentations que l’on a des exilés, qu’on l’employait pour faciliter aux Français la perception de notre expérience. Je ne me sentais absolument pas exilée, pas plus qu’un bagnard évadé ne se sent exilé. Petra James : Vous êtes partie de Moscou à l’âge de dix-sept ans et l’exil fait donc partie de votre expérience personnelle. L’exil est aussi sujet de quelques uns de vos livres, comme Une autre vie. De même, une partie de vos recherches portent sur la question de l’exil. Vous avez traduit des livres écrits par les exilés russes. Le fait d’aborder cette expérience dans des contextes divers aide-il à mieux le saisir ? Je l’ai dit, c’est une expérience fondatrice. Au début, on ne s’en doute pas, on part pour commencer une vie ailleurs. Et peu à peu, on se rend compte que le récit de soi, ce récit que l’on fait pour soi-même de sa vie ailleurs, est déterminé par ce qui était au commencement : le départ. Le fait de pouvoir retourner dans le pays d’où l’on est parti n’efface pas cette coupure, il la ravive même, mais permet aussi de la penser, et autrement qu’en termes de perte. À ce titre, tous mes livres portent sur l’exil – mais de manières différentes. Appréhender l’exil sous ses diverses formes par l’écriture, la recherche, la traduction, fait que cette expérience s’inscrit en genèse des trames du vécu – acquiert un statut presque mythologique, celui d’un mythe personnel. On prend ainsi conscience de la façon dont les mythes tissent notre existence. C’est donc un certain rapport au réel que cette réflexion permanente induit : on perçoit alors très fortement la dimension narrative de son propre vécu. Ce que nous vivons, c’est aussi ce que nous racontons de notre vécu. Bien entendu, cela ne concerne pas que les bilingues exilés, mais le fait de réfléchir sur l’exil accentue ce phénomène. S’interroger sur le sens – y compris le sens des choses, le sens du vécu – c’est construire un récit. Au fondement d’un récit de l’exil, il y a toujours un déboulonnage du sens, une déconstruction des évidences, des données du réel. Peut-être que je dis tout cela parce que j’appartiens à une génération touchée par le post-modernisme, mais il me semble que ce fait générationnel n’aurait pas trouvé à s’exprimer en moi de manière aussi forte s’il n’y avait pas eu l’expérience de l’exil au départ. N. L. : Peut-on parler d’un exil ou d’une émigration proprement russe/soviétique, particulièrement dans un pays où l’exil et le déracinement ont souvent été une expérience vécue à l’intérieur des frontières ? J’ai déjà répondu en partie à cette question, je risque donc de me répéter un peu. En ce qui me concerne, je me sentais étrangère en vivant en URSS, je refusais de me

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considérer comme soviétique. Le mode de refus choisi par ma famille était un repli absolu sur soi et sur des valeurs « bourgeoises » fustigées par l’idéologie ambiante. Ma famille a poussé cette forme de résistance passive très loin, jusqu’à l’inadaptation. Je ne sais pas très bien ce que je serais devenue si nous n’avions pas pu émigrer, mon éducation me donnait très peu de chances de m’intégrer à la société soviétique, de faire des études supérieures. Je me serais probablement tournée vers la culture clandestine, qui était alors une dimension importante de cette société. Du moins, c’est ainsi que je vois les choses maintenant. La question ne s’est finalement pas posée. Pourtant, d’une certaine manière, j’étais une Soviétique, tous ces problèmes faisaient justement de moi une Soviétique, avec une histoire familiale qui n’eût été possible que dans ce pays. J’avais eu le temps de me frotter à la « culture » de la rue ou plutôt de la cour moscovite, haut lieu de l’éducation. J’ai toujours en moi cette enclave, résidu d’un monde inexistant. Dans mon cas, le désir d’émigrer partait d’une volonté affirmée de ne pas m’installer dans cette situation d’exil intérieur. Car elle était le fruit d’une totale absence de liberté. La société soviétique était une société où toute forme de non-conformisme se transformait immédiatement en marginalité, laquelle était une forme de délit – le fait de ne pas travailler pour l’État devenait du parasitisme, le commerce privé était de la spéculation, l’« apolitisme » (l’absence d’affiliation à une organisation) pouvait être vu comme une position antisoviétique (ce qu’il était de fait), etc. Je désirais ardemment ne pas vivre dans cette situation toute ma vie, pouvoir décider de mon existence sans que cela n’apparaisse immédiatement comme un choix politique. Parmi les émigrés de ma vague, tous ne se sentaient pas des exilés de l’intérieur. Et inversement, tous les exilés de l’intérieur n’ont pas émigré – cette position les prédisposait souvent à l’action au sein du pays, ou bien à une sorte d’existence semi- légale dont le régime brejnévien permettait de s’accommoder tant bien que mal. Malgré tout, on n’était plus au temps de Staline. Nous jugeons aujourd’hui d’après la minorité qui a laissé une trace dans la culture – mais la grande majorité, dans cette vague, était formée par des gens qui avaient réussi malgré tout à trouver un modus vivendi en URSS. À Vienne, où nous avons séjourné en attendant d’entrer en France, j’ai pu rencontrer des gens qui ne savaient pas très bien pourquoi ils étaient partis. Ou plutôt, ils étaient partis parce que leurs voisins étaient partis, parce que tout le monde partait. Il n’était pas facile d’être juif en URSS, mais cela ne voulait pas dire nécessairement que l’on se sentait en position de rejet par rapport au pays. N. L. : Dans une interview donnée l’an passé à France-Culture 1, vous évoquiez les conséquences de la désintégration de l’Union Soviétique sur la manière dont vous perceviez votre identité. Est-ce que vous pourriez évoquer le sens que cet événement a eu pour vous ? Cela a-t-il changé votre rapport à l’usage de la langue russe dans l’écriture, précédemment ressentie comme la langue des dissidents, une langue qui exprimait un vécu fort, souvent tragique. Pour l’expliquer, je reviens d’abord à la différence entre exilé et émigré. Une identité d’exilé est pour moi une sorte d’identité négative – on se définit par rapport à un « chez soi » perdu. En revanche, l’émigration est presque une sorte de patrie, un îlot au sein d’un autre pays, une enclave – une diaspora. Je n’avais pas eu de « chez moi » en Union soviétique. Tandis que l’émigration russe en France, c’était une grande maison, un immense territoire culturel dont l’héritage était plus riche et plus facile à assumer, sur le plan esthétique et politique, que celui de la culture soviétique dans son ensemble. Ce n’est pas que je dévalorisais l’héritage soviétique – j’aurais du mal à

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dire, par exemple, lequel des deux, Vladimir Nabokov ou Andrej Platonov, a compté davantage – mais je ne me sentais pas une héritière légitime de cette culture-là, entre autres parce que je l’avais fuie, j’avais placé ma vie en-dehors de cette histoire. J’ai donc fini par me forger une identité que je pourrais définir comme « russe émigrée », et cette identité m’a permis de m’intégrer en France. Les émigrés « blancs » avaient beaucoup souffert, en leur temps, du rejet et de l’indifférence des Français mais, à l’époque où je suis venue, c’était un statut valorisé et confortable. Or, ce « récit de soi » que l’on promène en le croyant collé à la peau peut en réalité changer. Lorsque l’URSS a disparu et qu’a émergé une Russie dans laquelle je ne me reconnaissais pas – et ne me reconnais toujours pas –, lorsque nombre d’émigrés ont noué des liens avec cette nouvelle Russie, réalisant en quelque sorte leur rêve de retour, et que la notion même d’émigration a perdu son sens (on pouvait désormais rentrer en Russie sans encourir de persécutions politiques), mon habit d’émigrée s’est effiloché très vite. C’est alors que d’autres facettes identitaires sont revenues dans mon champ visuel. Je peux l’illustrer par l’exemple de mes livres. Toute notion d’ancrage géographique ou historique est absente du premier 2, mais alors, radicalement. Quand il est paru (en 1981), les journalistes ont cherché à me faire dire que ce livre exprimait la nostalgie de la Russie, et j’ai résisté farouchement. Le deuxième 3 a pour personnage principal un objet de musée, je crois que cela exprime assez bien mon rapport au pays d’origine. Ce livre a eu un chemin difficile, les éditeurs n’en voulaient pas, et, cherchant à le rendre accessible, j’ai peu à peu fait de ce musée une sorte de musée d’arts et traditions populaires russes, mais c’était encore une Russie de musée. Dans le suivant, Une Autre Vie 4, j’ai raconté les détails de mon départ d’URSS – je suis contente de l’avoir fait, car ces détails, on finit par les oublier, et aujourd’hui, c’est déjà de l’histoire. Puis, il y a eu un roman sur les milieux artistiques de Moscou, un roman que j’avais commencé à écrire immédiatement après l’arrivée en France, mais que je n’ai pu l’achever qu’au moment de la Perestroïka. C’est ainsi que la Russie (une Russie fortement mythifiée) est venue à moi peu à peu à travers les livres. Dans Le Soldat de papier 5, ce roman, donc, l’imagination et la réalité se sont rejointes – car au moment où je le terminais, j’ai pu retourner à Moscou pour la première fois et revoir les gens dont j’avais fait mes personnages – sans leur en parler, bien sûr. Comme j’écrivais en français, ils n’avaient aucune chance de s’en rendre compte. C’était une expérience de déguisement vertigineuse. Le livre a paru en 1989, à peu près au moment de la chute du mur de Berlin. Je n’arrivais pas à croire que ce régime avait pris fin. J’ai appris la chute du Mur sur un plateau de télévision, qui était situé sur un vrai plateau, en montagne, dans le Sud-Ouest de la France, et je me souviens d’avoir dit – pour « frimer », mais pas seulement : « Quel mur ? » Je croyais que c’était encore une ruse du régime, je ne me rendais pas compte que cet événement allait changer non seulement les frontières de l’Europe, mais aussi ma géographie intérieure. Car en fait, Le Soldat de papier était mon dernier livre « russe ». La chute du Mur m’a emmenée vers l’Allemagne, et depuis, sont nés trois livres sur des thèmes allemands – une Allemagne inventée et mythique, bien sûr – dont le dernier vient de sortir 6. Situer leur action en Allemagne m’a permis d’intégrer une facette de mon identité que j’avais mise entre parenthèses, la judéité, qui m’a été révélée en partie, paradoxalement, grâce à la chute du Mur, il y a un mur qui est tombé en moi aussi. Depuis, l’objet principal de mes livres, c’est la langue. Un des objectifs qui s’est dessiné peu à peu dans l’écriture, c’est de créer des langues différentes au sein du français et de jouer avec ces langues, de vivre la situation de plurilinguisme au sein

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du texte. Mon dernier livre, Trois contes allemands, porte essentiellement sur la langue. La préoccupation babélienne s’est imposée comme mode d’appréhension du rapport entre l’individu et l’histoire : la question de l’histoire dans les vies individuelles, dans ma vie, est abordée à travers diverses aventures langagières. J’ai dit, il est vrai, que dans mon choix du français comme langue d’écriture, a pesé la violence de l’histoire russe et soviétique, qui avait trouvé à s’exprimer dans la langue et qui l’avait en partie façonnée. Il faut y voir un rapport à la langue de quelqu’un de très jeune, qui commence à écrire et qui, avec cette acuité et intransigeance de la jeunesse, se pose la question de la responsabilité de l’écrivain devant la langue, le langage. En arrivant en Occident, j’ai découvert l’ampleur des répressions et des crimes de l’État soviétique. Une avalanche de livres, à la fois de dissidents et d’émigrés des époques précédentes. Je savais que j’avais fui un État criminel, mais j’ignorais le détail et la complexité de cette histoire. Cela m’a écrasée. Comment trouver sa place d’écrivain face à tout cela ? J’avais choisi de fuir, non de lutter. Depuis longtemps, il ne se passe pas de jour sans que je me réjouisse d’avoir fait ce choix. Mais à l’époque, à dix-sept ans, j’ai eu pendant quelques mois l’impression d’avoir fait fausse route, d’avoir manqué l’occasion d’être dans l’action et non dans la parole. Puis, j’ai assumé ce choix en optant pour le français. Il fallait trouver une langue en adéquation avec cette position, et cette langue, c’était le français. Car l’histoire, c’est aussi la langue. Comment déserter l’histoire soviétique ? (Qui, soit dit en passant, est devenue plus tard pour moi un objet d’étude.) En désertant la langue dans laquelle elle s’écrit. P. J. : La problématique de l’exil est étroitement liée à celle de l’identité. Vous même, vous êtes à la fois écrivaine, traductrice, chercheuse, enseignante… Comment ces différentes identités se combinent-elles en vous ? Ces identités ne se sont pas construites en même temps, elles sont venues se superposer les unes aux autres, avec une certaine logique. D’abord, il y a eu celle d’écrivain, j’ai commencé par des textes de fiction. Ensuite, est venue l’envie de traduire, sans doute pour maintenir un contact avec la littérature russe que j’avais quittée en tant qu’écrivain, et aussi, pour « rester un peu sur la route », donner un mouvement à mon univers littéraire, ne pas me sentir « arrivée », mais pouvoir faire l’expérience du retour – par la langue. Le rapport à l’enseignement et à la recherche a été bien plus complexe. Au moment où je devais passer l’Agrégation, en 1988, je bifurquais vers une activité d’écrivain et de traductrice à part entière, pour ne revenir vers l’université qu’en 1996. Je ne croyais pas pleinement à ma légitimité à transmettre des savoirs. Il a fallu un long chemin pour comprendre que l’on ne transmettait pas des savoirs comme des entités figées, mais des outils, des capacités de penser, des aptitudes critiques. Ce qui a déclenché le désir d’intégrer une communauté de chercheurs et d’enseigner, c’est encore l’expérience de l’écriture et de la traduction. Pour un de mes livres, Éducation nocturne, j’avais fait beaucoup de recherche sur la Shoah, j’avais vécu à Berlin, et il y avait le besoin de continuer de réfléchir sur ces questions. J’étais parmi les traducteurs du Livre noir 7 de Vassilij S. Grossman et Iľja G. Ėrenburg, et là, tout d’un coup, je me suis sentie dépassée par ce que j’étais en train de traduire. C’était insupportable. J’ai compris alors qu’on ne pouvait pas travailler seul sur les violences historiques, qu’il fallait intégrer une communauté de chercheurs. C’était un sentiment très fort d’isolement, d’absurde, je me suis sentie en danger, et puis, cela n’avait aucun sens de réfléchir sur la Shoah et le Goulag dans mon coin, ce sont des faits qui questionnent toute la culture

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européenne, il était nécessaire d’inscrire cette réflexion dans une réflexion commune. Cela a été comme une révélation : je me suis immédiatement inscrite au concours de l’Agrégation, et j’ai enchaîné avec la thèse. Bien évidemment, ces identités interfèrent. Le fait d’avoir travaillé sur le témoignage littéraire a bouleversé mon rapport à l’écriture. Il y a dans ma vie, par exemple, un « avant » et un « après » Šalamov. On ne peut écrire de la fiction innocemment après avoir lu Kolymskie rasskazy (Les Récits de la Kolyma) 8. Je ne dis pas que j’écrivais tout à fait « innocemment », mais j’ai quand même écrit deux romans qui sont, somme toute, de facture assez traditionnelle, en ce sens qu’on y trouve une intrigue, une succession de chapitres, etc. Je n’ai plus écrit de romans comme ça. Le jeu avec la forme est devenu beaucoup plus important. Boutique de vie commence comme un recueil de nouvelles pour se transformer en roman. Et le dernier, Trois contes allemands, présente trois histoires différentes, et c’est pourtant un roman. Le fait de côtoyer les textes des témoins a aussi changé le rapport à ce que l’on donne à voir dans la narration. Par exemple, dans Éducation nocturne, il y avait des scènes qui se déroulaient à Auschwitz. Dans une version ultérieure, en russe, je les ai enlevées 9. Je ne comprenais même pas comment j’avais pu les écrire – il était évident qu’on ne pouvait pas montrer le camp, qu’il ne fallait pas le faire, mais c’était évident pour la chercheuse qui avait suivi toutes les polémiques autour du « montrer ». À l’époque où j’écrivais la première version de ce livre, la Shoah n’était pas un thème aussi présent dans l’espace mémoriel et académique qu’il l’est à présent. Aujourd’hui, franchement, il est impossible de montrer un camp au premier degré. Enfin, ce n’était pas tout à fait au premier degré dans la première version non plus, il s’agissait d’une déconstruction aussi, d’un livre fondamentalement ironique, mais cette ironie n’était peut-être pas perceptible à chaque instant. Dans la deuxième version, l’ironie est montée d’un cran. Par ailleurs, les recherches sur la mémoire ont influé sur mon écriture en ceci : je n’écris pas sur l’histoire, mais uniquement sur des représentations de l’histoire, des constructions, des contorsions de la mémoire. N. L. : Vous avez un jour indiqué qu’en 1990, vous parliez encore du français comme d’une langue étrangère. Aujourd’hui, le bilinguisme apparaît comme un élément central de la manière dont vous percevez votre identité, comment interprétez-vous cette évolution ?10 J’ai été très surprise en découvrant ce texte que j'avais écrit, je me suis même demandé si j’avais été sincère, si ce n’était pas juste une pirouette verbale. Mais j’ai constaté aussi que dans ce texte autobiographique, il y avait encore des éléments de mon expérience soviétique que je n’arrivais pas à raconter. En particulier, un épisode survenu pendant que nous faisions des démarches pour quitter l’URSS. Il fallait dire partout que nous allions en Israël et ne pas parler de la France. Or, le directeur de mon lycée, qui refusait de me délivrer un papier dont j’avais absolument besoin pour constituer le dossier de demande de départ, a réussi, après m’avoir « cuisinée » au cours d’entretiens qui se répétaient de jour en jour, à me faire plus ou moins avouer que notre destination était la France. J’ai raconté cet épisode dans Une Autre Vie, mais pas jusqu’au bout, et dans ce texte de 1990, je passais sous silence certains aspects de cet épisode. J’en avais terriblement honte, car à l’époque, en 1975, j’avais eu l’impression d’avoir trahi ma famille et craint d’avoir probablement compromis notre départ. En réalité, cela fut sans conséquences, mais je me projetais imaginairement dans l’époque stalinienne et je vivais ces entretiens, somme toute assez malveillants et retors, comme un véritable interrogatoire dont l’enjeu était la vie et la liberté. En

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1990, quinze ans plus tard, cette honte était, manifestement, encore là. Aujourd’hui, je peux en parler sans la moindre gêne, peut-être justement parce qu’il y a eu ce passage du français « langue étrangère » au français « langue consubstantielle ». La continuité avec mon passé soviétique est maintenant de l’ordre du récit – je peux en parler comme si je parlais de quelqu’un d’autre. Lorsqu’on me demande aujourd’hui si le français est une langue acquise, je dis non – ce n’est pas une langue acquise. Pourtant, il y a eu un moment dans ma vie où j’apprenais le français, mais par la suite, le français est devenu ma langue, qui a le pouvoir de raconter rétrospectivement mon histoire – une histoire bien différente de celle que je pouvais raconter auparavant. Je l’ai adopté assez vite (au bout de deux ans en France), mais ce passage est apparu, après coup, une naissance – et donc la langue du passage comme une langue natale. Dans les années qui ont suivi la chute du Mur et la dissolution de l’Union soviétique, j’ai participé à de nombreuses rencontres, en France et en Allemagne, sur le bilinguisme, sur le fait d’écrire dans deux langues. J’avais alors l’impression que le statut de bilingue, d’écrivain bilingue, le statut d’entre-deux en général était alors valorisé, ou du moins reconnu, et suscitait de l’intérêt dans cette nouvelle Europe dont les frontières bougeaient. Cette donnée m’a certainement aidée à prendre conscience de la dimension « existentielle » du bilinguisme comme mode d’être particulier, dans lequel je me reconnaissais désormais. Puis, progressivement, on a assisté à la montée des communautarismes, et ce statut particulier, presque institutionnalisé dans sa marginalité, a été, pour autant que je puisse en juger, perçu comme l’expression d’un manque, d’une douleur, d’une perte irrémédiable. J’ai vu passer des publications où l’exil était traité comme un traumatisme presque sans distinction de cas. Dans une Europe désormais hantée par la question identitaire – obsession des communautés qui se sentent en danger – le bilingue, avec son identité complexe apparaît d’une certaine manière comme une menace (et ce, à l’heure où l’expérience du bilinguisme est partagée par tant de monde !), comme une présence subversive, et on cherche à le comprendre à travers des notions comme l’arrachement, le deuil, etc. Le mot « patrie » a refait surface dans les discours sur l’exil. J’ai alors éprouvé le besoin de penser plus à fond cette question de bilinguisme, d’affirmer, puisque en tant que bilingue j’en ai l’expérience et pas seulement la conviction, que l’identité n’est pas une donnée intangible, que c’est une construction. N. L. : Ayant appris et usé quotidiennement des deux langues, le russe et le français à des âges et dans des contextes différents, ressentez-vous une manière différente de percevoir les choses dans les deux langues (et dans l’affrmative, comment gérez-vous cette différence dans le travail de traduction) ? Si je voulais trouver une formule simple, je dirais qu’il y a une langue sujet et une langue objet. Le français, la langue dans laquelle j’écris, vers laquelle je traduis est la langue dans laquelle je suis active. Et le russe, la langue dont je traduis, sur laquelle je réfléchis. Le russe est la langue de l’enfance, et d’une certaine manière, dans cette langue j’aurai toujours dix-sept ans. Je ne l’ai pas travaillée dans l’écriture, c’est pourquoi, il y a un clivage entre l’oral et l’écrit. Je peux faire cours en russe, écrire un article, mais je ne peux pas écrire un texte littéraire, ou bien seulement des bribes, des fragments, surtout poétiques, peut-être parce que je régresse alors vers cet âge où tout le monde écrit des poèmes. Les Russes qui me connaissent ont beaucoup de mal à me croire quand je raconte cela, car à l’oral, cette incapacité ne se perçoit pas. En réalité, les choses sont plus complexes. Mon russe nourrit mon français – il y vit

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clandestinement tout comme les références à la littérature russe. Ce qui serait perçu comme une dépendance à l’égard des auteurs qui m’ont marquée ne l’est plus dans la mesure où j’écris en français. Je n’ai pas eu à me débarrasser des influences, problème de tous les jeunes auteurs, je les ai cultivées « à la barbe » de tous. Le bilinguisme a changé le rapport à ce qui est caché, à ce que l’on fait circuler en contrebande dans un texte littéraire. Je suis extrêmement attentive à cette dimension de la littérature, aux cryptages, aux polyphonies, à l’intertextualité, ce qui a déterminé en grande partie les axes de ma recherche. Ce n’est pas un hasard si je travaille sur les silences, les non-dits, les contenus cachés des textes. Le bilinguisme permet aussi de s’observer, d’investir la relation sujet-objet comme une relation à soi. La traduction est devenue possible à partir du moment où j’ai eu envie que le français devienne ma langue – on ne traduit que vers sa langue. Mais cette position particulière de traductrice a sans doute influé sur ma façon de travailler. Je suis préoccupée, peut-être davantage que mes collègues français de naissance, par la fluidité du texte, je cherche toujours à ce qu’il donne l’impression d’être écrit en français, cet impératif prime dans mes choix. Cela dit, en traduisant, je me mets au service du texte, je fais de moi un réceptacle pour le texte d’autrui. Je ne relis pas mes traductions une fois qu’elles sont publiées, sauf quand j’ai l’occasion de les reprendre pour une nouvelle édition, mais j’imagine que ma façon de traduire évolue aussi, change, se travaille. Il y a un bonheur à se laisser traverser par des textes, à vivre le travail de la traduction comme une expérience presque physique, c’est une activité beaucoup moins autoréflexive que celle de l’écriture ou de la recherche. Je ne me demande pas trop « où j’en suis » quand je traduis, pas plus qu’un ver à soie ne se demande ce qu’il est en train de faire (que les vers à soie me corrigent si je me trompe). De manière générale, le bilinguisme est aussi une expérience physique, qui s’inscrit dans le corps, et donc, sujette au changement. P. J. : En tant que traductrice vous faites un aller-retour constant entre le russe et le français, vous traduisez dans les deux sens. Comment était pour vous le processus de l’acceptation de la nouvelle langue de communication après votre départ de l’Union soviétique ? Est-ce que vous êtes passée par une phase de refus du russe pour construire votre nouvelle identité ? Je ne me souviens pas d’une telle phase de refus. En revanche, je me souviens de la jubilation à m’approprier le français, à sentir émerger de nouveaux sens, de nouveaux rapports entre les sons et le sens. Je m’amusais à utiliser des mots que je ne connaissais pas. Par exemple, dans mon premier livre, je trouve cette phrase : « le sommeil dont je dormais était lisse, astringent, concave ». C’est étrange et cela ne veut pas dire grand-chose, je n’écrirais pas cela aujourd’hui. Mais ces mots me plaisaient, je les découvrais, je saisissais leur sens « au toucher » plus que par l’ouïe. Évidemment, quand on fait de la traduction, on n’a pas le droit de faire ça – mais d’une certaine manière, l’émerveillement devant les mots, y compris leur être physique, ne m’a jamais quittée. En fait, il s’agit pour moi uniquement d’auto-traduction vers le russe, et cette expérience est relativement récente, elle est liée à mon travail de traduction vers le français. J’avais très envie de voir publié en russe un de mes livres, mais l’occasion ne se présentait pas. En 2004, Leonid Giršovič que je traduis et publie dans ma collection11, m’a proposé de lui faire lire une page d’un de mes livres, n’importe laquelle. J’ai traduit un passage d’Éducation nocturne, c’était une traduction presque littérale, un premier jet. Il l’a retravaillée ensuite. Le travail que le traducteur fait

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seul – et moi, je le fais toujours en deux étapes – a été ici réalisé à deux. La lecture de cette page m’a bouleversée. J’avais l’impression de me lire pour la première fois. Quand on écrit dans une langue qui n’est pas votre langue maternelle, il y a comme une sorte d’écran entre soi-même et ce qu’on écrit (un écran protecteur, salutaire, mais écran tout de même). Et voilà qu’il était tombé. C’était une expérience absolument inédite de retour dans sa langue. Du coup, nous avons entrepris de traduire l’ensemble du livre. Nous avions déjà une longue expérience de travail en commun, d’exégèse en commun, car les textes de Giršovič, il faut beaucoup les commenter pour arriver à les traduire. Le livre a paru à Moscou en 2009 et en ce moment, nous traduisons Trois contes allemands, mon dernier roman. J’ai écrit un petit texte sur cette expérience de traduction à quatre mains, « Traduire ensemble », disponible sur le site des éditions Verdier. P. J. : Est-ce que dans la prose contemporaine russe vous ressentez un changement important de style et de vocabulaire ? Le syndrome de l’émigré qui a l’impression que la langue se dégrade, que la qualité du style baisse, ne m’a pas épargnée, même si je lutte contre la tentation du « purisme ». Bien sûr, dans la production de masse, entre l’époque soviétique et aujourd’hui, c’est le jour et la nuit, sur tous les plans : éthique, esthétique, culturel. Mais au fond, cette production de masse ne m’a jamais intéressée, ni en russe ni en français. Les auteurs russes contemporains que je cherche à faire connaître en France sont de grands stylistes. Il est vrai que je n’en trouve pas tous les jours. Dans notre collection chez Verdier, il y a deux auteurs contemporains, Leonid Giršovič et Vladimir Sorokin 12. Et j’ai découvert récemment un jeune auteur, Sergej Lebedev, que je vais publier, il écrit merveilleusement bien. Il arrive que des personnes pour lesquelles j’ai de l’estime me recommandent un livre – et voilà qu’il me tombe des mains. Ce n’est pas seulement une affaire de style, c’est un certain manque de complexité, des textes taillés à la hache. En cela, la littérature russe contemporaine s’aligne sur toutes les autres. On n’y peut rien. J’ai souvent l’impression que c’est un orchestre où il ne reste que des percussions – tous les autres instruments ont disparu. Le lecteur n’est pas devenu plus bête pour autant, mais il semble vouloir du bruit, beaucoup de bruit, et n’a plus la disponibilité de prêter l’oreille à des sons plus subtils. Ou peut-être que les écrivains fabriquent ce lecteur. En tout cas, il y a des écrivains qui ont su s’adapter à cette demande sans rien perdre de leur complexité, comme Sorokin, et d’autres non. En disant tout cela, je suis bien consciente de raisonner en personne de ma génération. Les écrivains de l’Âge d’Argent, ceux qui sont un modèle pour moi, étaient perçus par ceux qui les ont précédés comme des démolisseurs. Lisons ce que Tolstoj dit du symbolisme ! Comme il fustige Baudelaire ! Et il suffit de se rappeler la réaction de Gide à la lecture de Proust. Peut-être que parmi les textes qui me semblent primitifs et grossiers, il y a des œuvres géniales, que je suis incapable de reconnaître. P. J. : Votre travail de traduction est systématique et vaste. Quels sont les critères selon lesquels vous choisissez les auteurs que vous souhaitez traduire ? Il y a les textes que je choisis, que je porte, dont je suis responsable (par exemple, les textes que je traduis pour la collection que je co-dirige avec Anne Coldefy aux éditions Verdier) et ceux que l’on me propose. Le critère, c’est de se sentir en adéquation avec le texte. Je sens vraiment que certaines de mes traductions sont mieux réussies que d’autres. Si je regarde la liste des textes traduits, j’y trouve

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essentiellement de la littérature de témoignage – Varlam T. Šalamov, Julius Margolin13, Jurij Čirkov 14, Le Livre noir, tout récemment, le Journal d’un gardien du Goulag15, etc., des textes de l’Âge d’Argent 16 : Marina I. Cvetaeva17, Nina N. Berberova18, Mikail Zenkevič et aussi, de la littérature contemporaine (Friedrich Gorenstein 19, Leonid Giršovič 20, Anatolij V. Korolëv 21). Ce sont là les trois principales orientations. Quand j’ai commencé à traduire, c’était surtout pour faire connaître la littérature contemporaine qui dans les années 1970 comprenait de très grands textes. Mais je me suis formée en traduisant des classiques – même si aujourd’hui je ne le fais plus – notamment, Oblomov, grâce à la confiance très généreuse de Jacques Catteau qui m’avait donné l’occasion de réaliser la traduction de ce texte pour sa collection à l’Âge d’Homme, alors que je débutais22.

NOTES

1. Cette interview, réalisée le 16 janvier 2011, est disponible en streaming sur le site de France- Culture à l'adresse http://www.franceculture.fr/emission-tire-ta-langue-10-11-luba- jurgenson-2011-01-16. 2. Jurgenson L., Avoir sommeil, Gallimard, 1981, Paris, 133 p. 3. Jurgenson L., L’Autre, Albin Michel, Paris, 1984, 176 p. 4. Jurgenson L., Une Autre vie, Lieu commun, Paris, 1986, 189 p. 5. Jurgenson L., Le Soldat de papier, Albin Michel, Paris, 1989, 215 p. 6. Jurgenson L. : Éducation nocturne, Albin Michel, Paris, 1994, 390 p. ; Boutique de vie, Actes Sud, Paris, 2002, 208 p. ; Trois contes allemands, Pierre-Guillaume de Roux éd., Paris, 2012, 366 p. 7. Le Livre noir (textes et témoignages réunis par Ėrenburg [Ehrenbourg] I. & Grossman V.), Parfenov M. (dir.), traduit du russe par Yves Gauthier, Luba Jurgenson, Michèle Kahn, Paul Lequesne & Carole Moroz, Solin-Actes Sud, Arles, 1995, 1 134 p. 8. Les Kolymskie rasskazy (Les Récits de la Kolyma) ont été écrits par Varlam T. Šalamov entre 1954 et 1973. La première parution en russe date de 1978 ; la première parution en URSS date de 1987. Nouvelle édition francaise : Récits de la Kolyma, traduit du russe par Catherine Fournier, Sophie Benech & Luba Jurgenson, préface de L. Jurgenson (maître d'œuvre), postface de M. Heller, Éditions Verdier, 2003, 1 536 p. 9. Voir plus bas. 10. Entretien du 23 mai avec Claude Mouchard dans le cadre des « Entretiens de Po&sie ». Un compte-rendu de cet entretien est disponible à l’adresse : http://poezibao.typepad.com/ poezibao/2011/05/une-rencontre-avec-luba-jurgenson.html, un extrait (mais pas celui auquel il est ici fait référence) peut également être visionné à l’adresse : http:// lesentretiensdepoesie.blogspot.be/2011/05/luba-jurgenson.html. 11. Il s'agit de la collection Littérature russe « Poustiaki », dirigée par Anne Coldefy-Faucard et Luba Jurgenson, aux éditions Verdier (Paris). (NdlR) 12. Sorokine [Sorokin] Vl. : Roman, traduit du russe par Anne Coldefy-Faucard, Verdier, Coll. « Poustiaki », 2010, 608 p. ; La Tourmente, traduit du russe par Anne Coldefy-Faucard, Verdier, Coll. « Poustiaki », 2011, 192 p. 13. Margolin J., Voyage au pays des Ze-Ka, traduction du russe par Nina Berberova et Mina Journot, révisée et complétée par Luba Jurgenson, Le Bruit du temps, Paris, 2010, 781 p.

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14. Tchirkov I. [Čirkov Ju.], C'était ainsi... : Un adolescent au Goulag, traduit du russe par Luba Jurgenson, Editions des Syrtes, Coll. « Littérature étrangère », Paris, 2009, 367 p. 15. Tchistiakov I., Journal d'un gardien du Goulag, traduit du russe par Luba Jurgenson, préface de Scherbakova I., Denoël, 2012, 286 p. 16. Deux dernières décennies du XIX e siècle et années précédant la révolution bolchévique d'octobre 1917. (NdlR) 17. Tsvetaeva [Cvetaeva] M., Carnets, publiés sous la direction de Jurgenson L., traduits du russe par Éveline Amoursky et Nadine Dubourvieux, préface de Bérenger C., postface de Lossky V., Éditions des Syrtes, Paris, 2008, 1 136 p. ; Boris Pasternak – Marina Tsvetaeva [Cvetaeva], Correspondance (1922-1936), traduite du russe par Éveline Amourski & Luba Jurgenson, Éditions des Syrtes, Coll. « Littérature étrangère », Paris, 2005, 688 p. 18. Berberova N. : Alexandre Borodine, 1834-1887, Actes Sud, coll. « Musique », Paris, 1990, 91 p. ; Le cap des tempêtes, traduit du russe par Luba Jurgenson, Actes Sud, coll. « Un endroit où aller », Paris, 2002, 300 p. ; La grande ville, traduit du russe par Luba Jurgenson, Actes sud, coll. « Un Endroit où Aller », 2003, 30 p. ; Récits de l'exil (2 tomes) traduit du russe par Luba Jurgenson, postface de Hebey P., Actes sud, coll. « Babel », no 62 & 78, 2004, 365 p. + 192 p. 19. Gorenstein Fr., Compagnons de route, traduit du russe par Luba Jurgenson, De Fallois / L'Âge d'Homme, Lausanne, 1988, 178 p. 20. Guirchovitch [Giršovič] L. : Apologie de la fuite, traduit du russe par Luba Jurgenson, Verdier, Coll. « Poustiaki », 2004, 400 p. ; Têtes interverties, traduit du russe par Luba Jurgenson, Verdier, Coll. « Poustiaki », 2007, 448 p. 21. Koroliov [Korolëv] A., La tête de Gogol, traduit du russe par Luba Jurgenson, Calmann-Levy, 2005, 252 p. 22. Gontcharov [Gončarov] I. A., Oblomov, traduit du russe par Luba Jurgenson, L'Âge d'Homme, coll. « Classiques slaves », Lausanne, 1990, 475 p.

INDEX

Mots-clés : émigration, exil, littérature russe, traduction littéraire Index géographique : France, Russie, URSS Index chronologique : communisme, époque contemporaine, post-communisme, XXe siècle, XXIe siècle

AUTEURS

PETRA JAMES

Responsable de la Chaire de tchèque, section de Langues et Littératures modernes, option Slaves, de l’Université Libre de Bruxelles (Belgique) ; membre du comité de rédaction et du comité scientifique de Slavica Bruxellensia

NICOLAS LITVINE

Université Libre de Bruxelles (Belgique) ; membre du comité de rédaction de Slavica Bruxellensia

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Recensions

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Jan Woleński, L’École de Lvov- Varsovie. Philosophie et logique en Pologne (1895-1939)

Sébastien Richard

RÉFÉRENCE

Woleński J., L’École de Lvov-Varsovie. Philosophie et logique en Pologne (1895-1939), Vrin, coll. « Analyse et philosophie », Paris, 2011, 283 p. Traduit du polonais par Anna C. Zielińska

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1 Le présent ouvrage est la traduction de Filozoficzna szkoła lwowsko-warszawska, paru en en polonais en 1985 et déjà traduit en anglais (1989) et en russe (2004). Il s’agit assurément d’un livre désormais classique sur la philosophie de l’École de Lvov- Varsovie. Celle-ci y est principalement étudiée durant la période qui s’étend de 1895 à 1939, c’est-à-dire durant la période qui sépare la nomination de Kazimierz Twardowski à la chaire de philosophie de l’Université de Lvov, considérée comme l’acte de naissance de l’École de Lvov- Varsovie, et l’invasion de la Pologne en septembre 1939 suite au pacte Ribbentrop-Molotov, événement qui devait entraîner la mort ou la fuite de la plupart des membres de l’école polonaise de philosophie.

2 L’un des intérêts de l’ouvrage de Jan Woleński est son approche multidisciplinaire. En effet, il ne se contente pas d’exposer les doctrines philosophiques les plus importantes de certains des membres de l’École de Lvov-Varsovie, mais étudie aussi celle-ci du point de vue de l’histoire institutionnelle et de la sociologie de la connaissance. Par là, il nous offre une interprétation subtile de ce qu’a pu être l’esprit philosophique partagé par les philosophes de cette tradition, plutôt qu’une introuvable unité doctrinale. 3 De nos jours, l’École de Lvov-Varsovie est surtout connue pour ses importantes contributions à la logique ; que l’on songe ici aux travaux de Jan Łukasiewicz, Stanisław Leśniewski, ou encore Alfred Tarski. Or c’est l’un des intérêts du livre de Woleński que de nuancer fortement cette image de l’âge d’or de la philosophie polonaise, tout en ne sous-estimant pas la valeur qu’a eue la logique (deux chapitres lui sont consacrés) en Pologne durant cette période. L’auteur consacre ainsi de longs développements aux contributions d’auteurs, entre autres, tels que Twardowski, Kazimierz Ajdukiewicz et Tadeusz Kotarbiński (ces deux derniers étant les figures dominantes de l’École de Lvov- Varsovie après la Seconde Guerre mondiale) à la philosophie des sciences, l’ontologie, la psychologie, la théorie du jugement, la philosophie du langage, etc. Cette diversité des domaines philosophiques étudiés aurait certainement pu être étendue à l’esthétique (par exemple aux travaux de Władysław Tatarkiewicz), à l’éthique (un chapitre de l’ouvrage original lui était pourtant consacré), ou encore à la philosophie de la religion (par exemple les travaux de Jan Salamucha et de Józef Maria Bocheński). 4 Il faut souligner que la présente traduction ne reprend pas l’intégralité du volume paru originellement en polonais. Plusieurs chapitres sont ainsi omis, remaniés ou, dans le cas de ceux consacrés à la logique, remplacés par de nouveaux, issus de publications plus récentes de Woleński. À notre avis, ce choix est malheureux, car certaines des théories présentées ailleurs dans la traduction, par exemple la doctrine réiste de Kotarbiński, requièrent – pour être bien comprises – des développements logiques qui

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figuraient dans l’ouvrage original. Outre le fait que ces omissions nuisent à la compréhension de l’ensemble du livre, elles pourraient conduire à une conception erronée de l’importance des travaux philosophiques de l’École de Lvov-Varsovie. En effet, si dans le livre orignal polonais la mise en évidence des apports de la tradition philosophique polonaise à d’autres domaines que la logique était des plus salutaires, en ce qu’elle contribuait à en donner une image moins caricaturale, la logique se trouve, dans la présente traduction, presque sous-déterminée, de sorte que le lecteur pourrait avoir l’impression qu’elle n’est finalement que de peu d’importance. C’est là selon nous la conséquence la plus dommageable des choix éditoriaux de cette traduction. Il reste toutefois que, malgré ses imperfections, celle-ci rend enfin disponible en français un ouvrage de tout premier ordre sur l’École de Lvov-Varsovie.

INDEX

Index géographique : Pologne, Ukraine Keywords : Lvov- School, Polish philosophy Mots-clés : école de Lvov-Varsovie, philosophie polonaise Index chronologique : entre-deux-guerres, fin de siècle, Première Guerre mondiale, XXe siècle Schlüsselwörter : Lemberg-Warschau-Schule, polnische Philosophie

AUTEURS

SÉBASTIEN RICHARD

Chercheur post-doctorant F.R.F.C. à l'Université Libre de Bruxelles (Belgique). Membre du Centre de recherches en philosophie. [email protected]

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Alain Blum & Yuri Shapoval, Faux coupables – surveillance, aveux et procès en Ukraine soviétique (1924-1934)

Brice Thissen

RÉFÉRENCE

Blum A. & Shapoval Y., Faux coupables – surveillance, aveux et procès en Ukraine soviétique (1924-1934) – l’exemple de M. Gruševskij et S. Efremov, CNRS Editions, Collections « Mondes russes et est-européens. Etats, Sociétés, Nations », Paris, 2012, 350 p.

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1 Le propos principal de cet ouvrage est d’étudier la logique des modes de surveillance utilisés en URSS dans les années 1920 et 1930. À travers ce prisme, les auteurs veulent présenter la mise en place du pouvoir stalinien comme un processus complexe et non-uniforme menant à la répression jusqu’à l’absurde. Ils n’oublient pas de replacer ces méthodes dans leur contexte historique et politique, c’est pourquoi ils étudient les méthodes de surveillance en parallèle avec les fonctions et les conséquences des répressions et des procès, auxquels elles mènent directement, qui jalonnent la montée au pouvoir de Staline.

2 Le second propos développé est celui des relations entre la Russie soviétique et l’Ukraine. L’objectif de cet ouvrage est de reconstituer devant le lecteur les étapes du développement de la grille de lecture utilisée par les soviétiques pour diriger leurs vagues de répression, mais aussi d’en exposer l’application en évoquant deux figures importantes de l’intelligentsia ukrainienne, Mikhail S. Gruševskij (1866-1934) et Sergej A. Efremov (1876-1939). Ces deux cas sont étudiés sur la base du recoupement de sources d’origine diverses : journaux intimes, aveux, dépositions etc. (tous ces documents sont accessibles au lecteur soit à la fin du livre, soit sur la page internet http://cercec.ehess.fr/ fauxcoupables). 3 L’ouvrage est divisé en cinq chapitres précédés d'une introduction. Il possède aussi le récapitulatif des acronymes des partis politiques citées et leurs descriptions, ainsi qu'un index de noms. Efremov y est présenté en tant que savant, spécialiste de littérature et publiciste. Il était en outre l'un des fondateurs du Parti démocratique ukrainien (1905). Condamné en 1930 à dix ans de privation de liberté, il décéda en réclusion en mars 1939. Gruševskij est quant à lui identifié en tant qu’historien et président du Conseil (Rada) centrale d’Ukraine (1917-1918). A partir de 1929, il fut membre de l’Académie des sciences d’URSS, responsable du secteur histoire de l’Ukraine. Ces savants emblématiques des sciences sociales et humaines ukrainiennes, avaient tous deux participé activement au premier gouvernement ukrainien, avant d'être séparés par le destin. Faux coupables est ainsi également une histoire des hommes qui se jalousent et haïssent malgré une estime intellectuelle réciproque. Les biographies des deux personnages mentionnés illustrent en effet très bien les relations entre les mondes académique et politique et témoignent bien des tensions qui agitent ceux-ci à partir de la fin de la Première Guerre Mondiale. Leurs comportements vis-à- vis du pouvoir soviétique et les motifs qui les animent sont abordés et développés sur la base des écrits, des lettres ou des extraits des journaux intimes des intéressés. Les auteurs dressent également un tableau général de la politique menée par le pouvoir

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soviétique vis-à-vis des milieux intellectuels en émigration et des élites du pays au début des années 1920. 4 Après la lecture du second chapitre, le lecteur comprend ce qui a fait défaut aux élites intellectuelles dans leur lutte contre le pouvoir soviétique, mais il se rend également compte des moyens dont celui-ci disposait pour arriver à ses fins. On y prend également conscience que les soviétiques eux-mêmes, malgré le caractère implacable de leur politique, n’ont pas toujours eu conscience des résultats que leurs décisions engendreraient. 5 Les erreurs de jugement et d’appréciation commises par les intellectuels sont au centre du troisième chapitre troisième, chapitre crucial car il expose les mécanismes qui ont permis aux soviétiques de fixer une bonne fois pour toute une ligne de conduite dans leurs rapports avec les élites intellectuelles ukrainiennes. Ce chapitre donne au lecteur la pleine conscience de l’importance de l’égarement de l’intelligentsia. 6 Le chapitre suivant montre la dernière étape de reconstitution de la grille de lecture utilisée par les services de sécurité, car les auteurs y esquissent un tableau de l’usage qui sera fait par la suite des renseignements accumulés. La structure des organes de sécurité tels que la GPU, l'OGPU et le NKVD est aussi exposée au lecteur et illustrée par des organigrammes. 7 Le cinquième et dernier chapitre est consacré à la grille de lecture qui a permis au pouvoir soviétique de justifier ses répressions. Cette fois-ci, le but des soviétiques est clairement explicité au lecteur : ils veulent mettre la société en anarchie et disloquer les réseaux sociaux existants pour les remplacer par une relation verticale avec Staline, qui s’impose comme la seule autorité. À l’aune des mêmes exemples, les auteurs reviennent sur les périodes de la vie de Gruševskij et de Efremov tout en déchiffrant leur passé à travers la loupe soviétique. Le schéma que suivent les soviétiques dans leurs actions de répression est expliqué étape par étape, ainsi que les différents moyens de pression exercée sur les personnages cités ci-dessus. Cette façon de procéder permet au lecteur de mesurer les proportions prises par la sphère politique au détriment de la sphère privée. 8 Cet ouvrage comporte aussi une annexe. Celle-ci me paraît très riche et apporte une plus value importante au propos développé par les auteurs parce qu'elle rassemble les documents auxquels les auteurs font allusion au court de la lecture – ce sont les numéros repris entre crochets, mais également une liste des noms des partis cités, un index des personnalités, des affaires criminelles politiques évoquées ainsi qu'une liste des journaux cités. L’autre partie de l’annexe est disponible sur la page internet citée plus haut. Le tout permet au lecteur de s’orienter rapidement et de saisir clairement le sens des propos consignés par les protagonistes dans leurs journaux et lettres. Les plus curieux pourront prendre connaissance de tous les détails qu’ils souhaitent, les autres peuvent se contenter de la seule lecture de l’ouvrage. 9 Cet ouvrage est très bien construit et les objectifs annoncés dans l’introduction sont, d'après moi, atteints. La diversité des sources est un réel atout, car elle permet de saisir dans son entièreté le décalage entre les réactions de l’intelligentsia et la politique menée par les soviétiques. Pour cette même raison, le lecteur prend conscience que, malgré leur côté écrasant et irrémédiable, les décisions prises par le pouvoir central sont le fruit de tâtonnement et que la politique vis-à-vis des élites culturelles n’a pas été menée de façon uniforme.

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10 De même, les documents rendus accessibles au lecteur à la fin du livre et sur internet permettent de s’immerger dans les faits exposés et rendent la matière accessible à tout un chacun. 11 Pour l'étudiant de slavistique, il n’y a qu’un seul bémol : les relations entre la Russie et l’Ukraine ne sont pas vraiment développées, bien qu’elles soient annoncées dans l’introduction comme un des thèmes abordés. C’est la seule ombre que je vois à ce tableau impressionnant.

INDEX

Mots-clés : élites intellectuelles ukrainiennes, histoire de l'Ukraine, procès politiques, Mikhail S. Gruševskij, Sergej A. Efremov Index chronologique : communisme, entre-deux-guerres, XXe siècle Index géographique : Ukraine, URSS

AUTEURS

BRICE THISSEN

Diplômé en Langues et Littératures modernes, orientation slaves, Université Libre de Bruxelles

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Interpretować dalej. Najważniejsze polskie książki poetyckie lat 1945-1989, Kałuża A. & Świeściak A. (dir.)

Małgorzata Wesołowska

RÉFÉRENCE

Interpretować dalej. Najważniejsze polskie książki poetyckie lat 1945-1989, Kałuża A. & Świeściak A. (dir.), Universitas, Cracovie, 2011, 540 p.

NOTE DE L’ÉDITEUR

Traduit du polonais par Katia Vandenborre

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1 Comment écrire l’histoire de la littérature de manière à s’écarter de la dominante historico-littéraire, de manière à échapper à la constitution de canons, de classifications ou d’ordonnancements artificiels ? La dernière anthologie consacrée à la poésie polonaise, intitulée Interpretować dalej. Najważniejsze polskie książki poetyckie lat 1945-1989 (Interpréter, plus loin, encore. Les livres poétiques polonais les plus importants des années 1945-1989), peut être une réponse à cette question. L’utilisation de l’adjectif najważniejsze (« les plus importants ») est une forme d’appréciation autoritaire. Les rédactrices de l’ouvrage avouent toutefois dans leur introduction que « ce n’est pas un corpus complet d’œuvres qui est en jeu » (p. 7) mais bien un choix personnel des livres poétiques « les plus importants » effectué librement par les auteurs et (très nombreuses) auteures des trente-quatre esquisses. L’ouvrage est exceptionnel dans la mesure où il ne constitue ni un recueil d’interprétations de poèmes isolés (comme par exemple Lirykapolska [La poésie lyrique polonais], sous la direction de Jan Prokop et de Janusz Sławiński 1) ni une monographie de l’œuvre d’un auteur. L’anthologie se compose de textes consacrés à des recueils poétiques, dont ceux de Władysław Broniewski, Konstanty Ildefons Gałczyński, Stanisław Czycz, Zbigniew Herbert, Czesław Miłosz, Halina Poświatowska, Tadeusz Różewicz, Stanisław Grochowiak, Wisława Szymborska, Jarosław Iwaszkiewicz, Tymoteusz Karpowicz : la liste est vraiment longue. Ce « canon », qui ne prétend ni être un modèle ni être clos, s’est constitué grâce à la contribution de différentes voix (tant celle des poètes que celle des auteurs des textes). Ainsi, les interférences entre les textes, les poètes et les auteurs du recueil constituent le trait le plus significatif de cette structure polyphonique. Le dialogue y est effectivement mené à plusieurs niveaux : premièrement, des auteurs particuliers discutent avec l’œuvre des poètes qu’ils ont choisis ; deuxièmement, des poètes particuliers sont amenés à dialoguer entre eux via la mise en parallèle de leurs créations dans une même esquisse (comme le fait Anna Legeżyńska en confrontant les œuvres politiques de Stanisław Barańczak et de Kazimierz Wierzyński) ; enfin, troisièmement, tous les textes « conversent » entre eux, esquissant ainsi la riche constellation de la poésie polonaise d’après-guerre et de la période communiste.

2 De cette manière, l’anthologie reflète l’histoire de la poésie polonaise (les esquisses sont classées par ordre chronologique, depuis la poésie de Broniewski à celle de Barańczak), mais c’est une histoire qui n’a pas la transparence de certains compendiums ou travaux d’histoire littéraire ; chacun des auteurs signale très clairement sa position personnelle dans l’interprétation. Les auteurs et auteures des esquisses mettent au premier plan ce qui jusqu’ici se trouvait au second : ils présentent l’œuvre des poètes dans un nouveau

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contexte, par exemple éco-critique (Broniewski dans l’interprétation de Grzegorz Jankowicz), politique (le Przyboś d’Igor Stokfiszewski) ou encore économique (Gałczynśki dans l’interprétation de Beata Mytych-Forajter et Wacław Forajter). Le « regard distancié » semble jouer ici un rôle clé. Comme l’écrit Andrzej Skrendo dans son analyse du recueil Hermes, pies i gwiazda (Hermès, le chien et l’étoile) de Herbert, certaines choses « ne peuvent être vues qu’avec une plus grande perspective » (p. 82) : grâce aux nouveaux outils de critique littéraire et de méthodologie, les premières interprétations, les interprétations les plus anciennes de poètes particuliers peuvent être vérifiées ou complétées. Une nouvelle optique permet aux auteurs des esquisses d’inscrire l’œuvre des poètes choisis dans un contexte plus large : européen, contemporain. Le « regard distancié » n’est pas non plus dépourvu de précision : les réflexions à caractère littéraire en général sont accompagnées d’analyses détaillées d’œuvres poétiques (par exemple, dans son esquisse sur Mylne wzruszenia [Émotions trompeuses] de Miron Białoszewski, Kacper Bartczak montre les implications de la philosophie de Donald Davidson dans l’interprétation de la poésie en général). 3 Un fait mérite encore d’être relevé : parmi les éminents auteurs certains n'appartiennent pas au milieu académique, ce qui renforce l’impression de polyphonie de la publication et adoucit son caractère « institutionnel ». Ce livre, en tant que lieu de conversation entre des « moi » d’auteurs multiples (poètes et interprétateurs), démontre parfaitement que l’interprétation n’est jamais uniforme, finie ou fermée : elle continue toujours in profondo continuo. Plus loin. Encore.

NOTES

1. Liryka polska. Interpretacje (La poésie lyrique polonaise. Interpretations), Prokop J. & Sławiński J. (dir.), Słowo/Obraz Terytoria, Gdańsk, 2002, 614 p.

INDEX

Index géographique : Pologne Index chronologique : communisme, XXe siècle Mots-clés : littérature polonaise

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AUTEURS

MAŁGORZATA WESOŁOWSKA

Doctorante en Littérature comparée à l'Université de Szczecin (Pologne). Diplômée de Polonistique et de Linguistique appliquée de la même université.

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Jean-Paul Bronckart & Cristian Bota, Bakhtine démasqué. Histoire d’un menteur, d’une escroquerie et d’un délire collectif

Katia Vandenborre

RÉFÉRENCE

Bronckart J.-P. & Bota Cr., Bakhtine démasqué. Histoire d’un menteur, d’une escroquerie et d’un délire collectif, Droz, Genève, 2011, 629 p.

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1 Le coupable a été démasqué. Mikhail Bakhtin a été jugé coupable de mensonge et d’escroquerie. Et la communauté scientifique a été reconnue complice des faits, ayant entraîné un délire collectif d’envergure internationale. Le procès présidé par Jean-Paul Bronckart et Cristian Bota est sans appel, et il entend bien clore l’affaire des « textes disputés ».

2 Celle-ci a commencé en 1970, quand Vjačeslav Ivanov, glorifiant le génie de Bakhtin, a attribué à ce dernier la paternité des textes intitulés Le freudisme (1927, signé Vološinov), La Méthode formelle en littérature (1928, signé Medvedev) et Marxisme et philosophie (1929, signé Vološinov). En 1981, Tzvetan Todorov prend le relais dans Mikhaïl Bakhtine, le principe dialogique, où, reconnaissant la continuité des œuvres en question, il effectue un « montage » censé reconstituer la pensée bakhtinienne. Le Mikhail Bakhtin (1984) de Katerina Clark et Michael Holquist vient couronner cette entreprise d’homogénéisation, laquelle repose précisément sur la reconnaissance de l’omni- paternité des textes disputés et ce, au prix du dénigrement de Vološinov et Medvedev. Mais, très vite, les incohérences de la « Bakhtin Industry » (p. 179) éveillent des doutes, sèment des querelles parmi les chercheurs et laissent une série de questions en suspens. 3 Dans la première partie de Bakhtine démasqué, les auteurs reconstituent cette histoire du bakhtinisme, mêlant biographie et histoire des idées à la manière d’un roman policier dont le lecteur est pressé de connaître la fin. Bronckart et Bota pointent les failles dans les raisonnements des scientifiques, relèvent les illogismes biographiques, mettent le doigt sur les contradictions dans le discours de Bakhtin, reviennent sur les affirmations incohérentes, créant ainsi un suspens qui finit par s’élucider : Bakhtin aurait menti. Et son mensonge concernerait non seulement l’auctorialité des textes, les conditions de leur rédaction, mais aussi le contenu de son cursus scientifique. Après avoir rendu à César ce qui était à César, Bronckart et Bota continuent à dénouer l’écheveau dans la deuxième partie, comparant quelques œuvres de Bakhtin, Vološinov et Medvedev afin de saisir les enjeux de ces mensonges. L’enquête se termine par un renversement inattendu : Bakhtin serait à peine l’auteur de ses propres textes. 4 La démonstration de Bronckart et Bota est plus que troublante. Elle l’est d’autant plus que le ton acerbe est plutôt celui d’un pamphlet, et le style celui d’un essai, alors que la forme générale s’apparente plus à celle d’un ouvrage scientifique. Cette hybridité catégorielle rend l’évaluation de Bakhtine démasqué plus difficile qu’elle n’y paraît. Il est indéniable qu’il faut saluer le mérite qu’il a d’importer la polémique des textes disputés dans le monde scientifique francophone ainsi que l’audace de défendre des thèses aussi radicales sur le sujet. Néanmoins, les experts devront également constater des vices de procédure. Le principal concerne le matériau sur lequel se basent les deux chercheurs : les textes de Bakhtin ont été étudiés dans leur traduction française et italienne (!). Est-il seulement possible de démasquer un imposteur sans examiner les originaux ? Et même si l’accès aux manuscrits est impossible, n’est-il pas primordial de travailler sur les

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éditions russes ? Toujours concernant le matériau, bien que les auteurs se justifient à ce sujet, le lecteur ne peut qu’avoir un goût de trop peu devant le fait que L’œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen âge et sous la Renaissance ainsi qu’ Esthétique et théorie du roman n’aient pas été inclus dans la démonstration. Cela n’enlève toutefois pas sa pertinence au choix de se focaliser sur les textes des années 1920 et de reconstituer les conceptions philosophiques des trois figures concernées, celle de Bakhtin s’avérant profondément monologique (!). Ce choix permet effectivement de mettre en question l’existence du soi-disant « Cercle de Bakhtin » et donc de repenser toute l’œuvre de Bakhtin à partir de ses origines, en commençant par la problématique des deux Dostoevskij. 5 Fidèles au jeu des poupées russes, Bronckart et Bota nous proposent donc de traiter la polémique des textes disputés par le biais d’un essai profondément polémique. Il reste à voir si celle-ci fera autant de bruit qu’Impostures intellectuelles d’Alan Sokal et de Jean Bricmont (1997) ...

INDEX

Mots-clés : analyse littéraire, imposture, linguistique russe, théorie de la littérature Index géographique : Russie Index chronologique : communisme, XXe siècle

AUTEURS

KATIA VANDENBORRE

Docteur en Lettres Slaves Université Libre de Bruxelles (Belgique) et Université de Varsovie (Pologne) ; membre du Centre de recherches Philixte (ULB) ; membre du comité de rédaction de « Slavica Bruxellensia »

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Jaroslav Rudiš, La Fin des punks à Helsinki

Morgan Corven et Caroline Vigent

RÉFÉRENCE

Rudiš J., La Fin des punks à Helsinki, Books Edition, Paris, 2012, 352 p. Traduit du tchèque par Morgan Corven et Caroline Vigent. « Ici c'est no future, Tchernobyl, les Sudètes et le terminus de toutes les lignes de bus. » (pp. 203-204)

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1 En 1987, aux confins de la Tchécoslovaquie communiste, Nancy, sa crête et son blouson à clous, n'a rien pour plaire au régime. Brimée, persécutée, elle finit même par se faire exclure de l'école. Mais voilà bien le cadet de ses soucis : le pire serait de tomber enceinte à cause de cet idiot d'Helmut. Ou que le mal qui enfle dans sa gorge depuis l'explosion de la centrale Lénine ne s'avère fatale. Car contre toute apparence, et malgré ses difficultés à gérer son identité d'adolescente mi-tchécoslovaque mi- allemande, mi-trash mi-fleur bleue, l'adolescente de 17 ans espère bien que l'avenir finira par lui sourire.

2 « Le bonheur n'existe pas, ce n'est rien de plus que l'une de nos stupides illusions » (p. 247): avec vingt ans de recul, Ole, lui, a baissé les bras. Cet ancien punk de RDA survit dans l'Allemagne réunifiée de ce nouveau millénaire avec un seul objectif, celui de sauver son bar, le Helsinki, dernier bouge cradingue d'une ville passée aux mains des promoteurs et des non-fumeurs. Une apathie qui ne manque par de hérisser Eva, son activiste de fille : Ils sont beaux et bio, ils te donnent envie de vomir et jamais tu n'échangerais ta vie contre la leur et tu jures que tu ne leur ressembleras jamais à ces idiots (...), persuadés d'avoir été la dernière génération punk. » (pp. 270-271) Là où les bourgeois se barricadent derrière leur bien-pensance, et où tout ce qui n'est pas labellisé sans risque doit être éradiqué, la jeune fille a choisi de faire exploser des bombes. Le renouveau du mouvement punk, après la génération des guitares électriques et des crachats ? 3 Ce sont donc trois voix distinctes qui alternent au fil des chapitres dans La Fin des punks à Helsinki, dernier roman du jeune écrivain Tchèque installé à Berlin, Jaroslav Rudiš. Mais inutile de redouter l'apparente anarchie formelle de l'histoire, l'auteur respecte parfaitement la mécanique romanesque : son histoire est jalonnée de leitmotives progressifs, et chaque partie tend à se rejoindre vers un même dénouement. Qu'il s'agisse du récit de ce narrateur mélancolique qui raconte les errances d'Ole, du journal intime et plutôt cru signé Nancy ou du « Manifeste des gens beaux » d'Eva, une longue phrase de vingt pages, telle un seul souffle plein de rage. L'une des plus grandes difficultés de traduction ! De même, il aura fallu se familiariser avec le langage parlé des années 1980 de Nancy, et trouver un fonctionnement en français pour les nombreux germanismes dont se sert la jeune bilingue.

4 Ainsi, comme leur langage plus brutal le révèle, l'esprit de rébellion l'emporte chez les filles, en pleine lutte existentielle dans des mondes normalisateurs, qu'ils soient communiste ou capitaliste. En revanche, l'âge et les désillusions ont eu raison de la colère d'Ole, d'où une narration plus sobre, abandonnée à l'ironie, mais aussi souvent plus poétique. Lui qui a passé sa jeunesse à hurler des textes aux accents nietzschéens

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en s'attaquant à toutes les frontières possibles est devenu, campé derrière son bar, le spectateur solitaire de sa ville qui se transforme et de la vie – non-vie ? – des punks de sa génération, une bande de marginaux que la ville moderne a repoussés là : Frank, sans cesse sur le point de terminer son Histoire du monde, Tom, DJ incompris et champion du monde de téléchargement, Le Noyé, Débrouille-toi-tout-seul et Lena, l'éternelle étudiante aux yeux baltes avec qui Ole a peut-être couché, ou peut-être pas. 5 Comme les hurluberlus qu'il côtoie, Ole est donc prisonnier de ses obsessions et, traqué par son passé et son histoire avec Nancy, rencontrée lors du concert mythique de Die Toten Hosen à Plzen en 1987, il ne compte plus que sur ses « pilules contre la mort » pour apaiser son angoisse. Jusqu'au jour où, n'y tenant plus, il décide de prendre la route – tel l'un des nombreux pèlerins que comporte la littérature tchèque, que l'on pense à Mai de Kárel Hynek Mácha ou à l' Arc de Dieu de Jaroslav Durych – pour retourner sur les traces d'une jeunesse, la sienne et celle de Nancy, envolée avant même d'avoir été pleinement vécue. Car c'est bien là que se trouve la violence romantique du roman, parfaitement exprimée par la jeune fille à crête et son majeur volontiers levé bien haut vers le ciel.

INDEX

Mots-clés : littérature tchèque, punks Index chronologique : époque contemporaine, XXIe siècle Index géographique : Allemagne de l'Est, République tchèque, Tchécoslovaquie

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Jelle Brandt Corstius, Rusland voor gevorderden

Bas Van der Ham

RÉFÉRENCE

Corstius J. B., Rusland voor gevorderden, Amsterdam, Prometheus, 2008, 187 p.

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1 La liberté de la presse en Russie et dans les anciennes républiques soviétiques a déjà fait couler beaucoup d’encre. On le sait, les journalistes russes se trouvent dans des situations pénibles et éprouvent de grandes difficultés à publier leurs articles critiques. Les correspondants étrangers qui se trouvent sur place font le même travail et écrivent eux aussi des articles qui ne sont pas du goût du gouvernement. En tant qu’étrangers, ont- ils moins de difficultés que leurs collègues locaux ? Comment s’organisent-ils et où se situe la limite de la tolérance du régime ? Jusqu’où sont-ils prêts à aller au nom de la liberté ?

2 Dans son livre Russland voor gevorderden (La Russie pour les initiés),Jelle Brandt Corstius se met dans la peau d'un journaliste hollandais en Russie et dans les régions adjacentes. Il s’agit d’un rapport personnel qui donne une image surprenante des possibilités et impossibilités journalistiques en Russie. 3 L'histoire qui se profile derrière celles, personnelles, des gens qu'on voit et qu'on lit dans les médias est décrite d'une manière très positive, humaine et honnête. L'auteur parvient même à voir le côté ludique des confrontations avec la bureaucratie, le côté surréaliste de ce pays, les procédures pour l'obtention des visas et les multiples problèmes avec les propriétaires d'appartements. Il évoque aussi les grands thèmes de l'actualité en portant une grande attention sur les gens ordinaires, les messieurs Tout- le-monde, en essayant d’expliquer comment ils se sont retrouvés dans de telles situations. Nous obtenons ainsi un point de vue tout à fait nouveau et surprenant sur l'actualité russe qui devient une initiation à la culture russe. Car le but du livre est d’en expliquer les aspects insaisissables a priori. 4 Brandt Corstius semble être à la fois méticuleux et honnête, et il n’a pas peur de témoigner de certains aspects négatifs de la Russie, comme les médias russes qui ne donnent pas vraiment d'espoir, et ce, pas seulement à cause du gouvernement : La soirée s'est conclue sur un long discours du ministre dans lequel il a remercié tous les journalistes. Il a répété qu'ils n'avait pas pu parler avec l'opposition. Désolé, ces « journalistes » étaient bien trop occupés par le sauna et le buffet de l'hôtel cinq étoiles. (...) Puis le ministre a payé l'addition pour toute cette clique. En ce qui concerne le journalisme, la situaton est encore plus triste que durant les années de soviétisme. (p. 44) Malgré cela, on ne sent pas cette amertume que l'on trouve par exemple dans les derniers livres d'Anna Politkovskaïa. Brandt Corstius aime la Russie et ne ferme pas les yeux sur son côté noir. 5 Par ailleurs, il s’agit d’un auteur qui lutte pour la liberté d’expression, surtout dans le cadre de ses reportages. On se souviendra de celui sur les déserteurs de l'armée russe ;

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il avait alors subi des pressions : ses contacts avaient été intimidés par les services secrets, son matériel vidéo saboté. Les articles et reportages qu'il réalisa par la suite se teintèrent petit à petit d’amertume. Malheureusement, les thèmes qu'il se mit à traiter furent plus stéréotypés, plus proches des histoires qu'on lit partout sur la Russie : problèmes avec l'environnement, répression, alcoolisme, terrorisme, racisme, etc., probablement sous la pression des médias de plus en plus sensationnels. Il finit par renoncer à son aventure russe et retourna aux Pays-Bas.

6 Malgré tout, Russalnd voor gevorderden sape beaucoup de stéréotypes sur la Russie et pourrait même enthousiasmer les gens qui ne s’intéressent pas à ce pays immense.

INDEX

Index géographique : Russie Index chronologique : communisme, époque contemporaine, XXe siècle, XXIe siècle Mots-clés : histoire de la Russie

AUTEURS

BAS VAN DER HAM

Étudiant en slavistique à l’Université Libre de Bruxelles

Slavica bruxellensia, 8 | 2012