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LE MONDE DES LIVRES SPÉCIAL b PREMIERS ROMANS VENDREDI 24 AOÛT ENQUÊTE AU TABLEAU Premiers romans : DE LA RENTRÉE les stratégies éditoriales LITTÉRAIRE en France page VIII et à l’étranger pages II et VI ANNE-SOPHIE BRASME TREZZA AZZOPARDI STEPHEN KING, INÉDIT JÉRÔME LINDON page V page VII page IX page X a Zadie Smith, saveurs métisses verre qui l’interroge sur son identité, Numéro spécial : La jeune romancière dans un coin perdu de la campagne bulgare, le futur père d’Irie Jones britannique brosse répond en « suivant la trajectoire cir- culaire de l’œil : arbre, pomme de un tableau captivant terre, Archie, pomme de terre ». Zadie Smith, elle, décompose le et drôle de l’Angleterre mouvement à la manière d’une phy- sicienne passionnée par la nature de ces vingt dernières humaine. Il ne s’agit pas d’entrer dans les détails, mais de saisir une années, à travers direction, d’attraper au vol le sens de l’histoire. Et, par conséquent, de s’in- les contradictions téresser en priorité aux individus, à leur patrimoine génétique (idée de ses immigrés récurrente, sous plusieurs formes), à leurs rêves et à leurs soubresauts plus ou moins rationnels. Le reste est secondaire. Les descriptions de lieux, par exemple, sont assez sommaires et, la plupart du temps, réduites à ce qui sert directement l’intrigue. Par l’intermédiaire de ses personnages, Zadie Smith étale devant nos yeux la carte de trois générations (si l’on compte l’inénarrable grand-mère Hortense, frénétiquement adepte lus d’une fois, le lecteur de des Témoins de Jéhovah), remon- premiers romans Zadie Smith sera tenté de se frotter tant à travers eux les erreurs de tout lesP yeux. Quoi ? Ce gros roman un siècle de colonisation. Et prenant serait l’œuvre d’une si jeune fem- acte de l’impossible dilemme où se me ? D’une demoiselle à peine sor- trouvent les immigrés, coincés entre tie de l’adolescence ? Eh oui : Zadie deux pays imaginaires dont seul un Smith est née en 1975, dans la ban- roman peut parvenir à dresser l’exac- lieue de Londres, où elle vit encore te topographie. Zadie Smith s’y est et où fut écrit Sourires de loup,le employée, avec la grâce et le culot livre qui lui a déjà valu le Guardian qui préfigurent un véritable écrivain. et le Withbread du premier roman, deux prix littéraires importants. SOURIRES DE LOUP Etonnante jeune personne qui a (White Teeth) commencé de rédiger son livre à de Zadie Smith. l’âge de dix-neuf ans, l’a publié Traduit de l’anglais quand elle en avait vingt-cinq, et par Claude Demanuelli, résiste aux sollicitations de la presse Gallimard « Du monde entier », avec une maturité qui pourrait large- 536 p., 22,95 ¤ (150,54 F). ment lui en valoir le double. La surprise ne vient pas tant du b talent d’écriture – après tout, les extrait qualités stylistiques ne surgissent a pas ex nihilo à l’âge mûr –, ni même « Quand la voiture avait com- de la maîtrise dont elle fait preuve mencé à se remplir des gaz dans la progression de son récit, d’échappement, il avait eu l’iné- mais de son incroyable science de vitable vision de sa vie en rac- l’humain. Là où d’autres sont tentés courci. Expérience assez courte EAMONN MC CABE de combler leur manque d’expé- et somme toute bien peu édi- Stephen King : rience par l’exploration de ce qu’ils trer les innombrables mouvements quables. Celle des Iqbal, originaire les voyages de cette nature ne for- cours de laquelle Samad Iqbal inter- fiante, sans grande valeur récréa- connaissent ou croient connaître de la vie autour d’elle. du Bengladesh, celle des Jones- ment pas nécessairement la jeu- cale la question « Pourquoi le système tive, sorte d’équivalent métaphy- (eux-mêmes, essentiellement), cette Car Zadie Smith a réussi l’exploit Bowden, les Anglo-Jamaïcains nesse. Surtout lorsque celle-ci, regar- scolaire occidental privilégie-t-il systé- sique du discours du trône. Une romancière d’origine jamaïcaine ne de bâtir un roman riche de brassa- (mariage mixte), et, de manière plus dant à l’étage supérieur, n’y aperçoit matiquement l’activité du corps au enfance terne, un mariage raté, s’est pas laissé intimider par la fic- ges et de mélanges, où se rencon- ambiguë, celle des Chalfen, intellec- que trouble et tiraillements. Du détriment de celle de l’âme et de l’es- un travail sans avenir (la triade tion – autrement dit, par l’appropria- trent des individus venus d’horizons tuels anglais en apparence, mais coup, Millat n’est « pas une chose prit ? » en plein milieu de considéra- classique, en somme) défilèrent tion du monde extérieur et des divers, avec des passés, des aspira- purement « chalféniens » dans la plutôt qu’une autre (…), ni musulman tions sur le renouvellement de la devant lui, rapidement, silen- autres. tions, des manières de vivre et de réalité (une tendance à l’autosuffi- ni chrétien, ni anglais ni bengali », cage aux écureuils, est absolument cieusement, pratiquement sans Sourires de loup réussit à brosser voir différents. Tous les personna- sance les pousse à utiliser cet adjec- mais vit « dans et pour l’entre- irrésistible. Mais, surtout, Zadie dialogues, lui laissant la même un tableau captivant et terriblement ges créés par la romancière ont tif pour qualifier un certain nombre deux ». Quant à Irie Ambrosia Jones, Smith possède un grand sens du ryth- impression que lors de leur pre- drôle de l’Angleterre dans les vingt cependant en commun leur indéfec- de choses et d’attitudes), dont voici de quelle manière elle envisage me. De sorte que son récit progresse mier passage. Archie ne croyait dernières années du XXe siècle, à tra- tible « anglicité », si l’on peut dire l’auteur note, entre parenthèses : son existence les jours de déprime (à à la perfection, même lorsque la pas vraiment au destin, mais à la vers les contradictions de ses immi- « Troisième génération, cause de son surpoids notamment) : construction paraît un peu plus touf- réflexion il semblait bien que, grés. Son ascendance antillaise n’est origine : Allemagne et « D’un côté, l’Angleterre, gigantesque fue qu’il n’aurait été nécessaire. Non dans son cas, la prédestination sans doute pas étrangère à cette Raphaëlle Rérolle Pologne, vrai nom : Chal- miroir ; de l’autre, Irie, sans reflet ni seulement par la musique de ses dia- avait tout particulièrement audace, à cette manière de voir large fenovsky. » Sans guère image. Une étrangère sur une terre logues – à l’intérieur desquels veillé à ce que sa vie fût choisie – et loin. De naissance, les enfants – quelle que soit, par ailleurs, la criti- bouger du sol anglais et, plus spécifi- d’étrangers. » l’auteur n’hésite pas à glisser des pour lui comme on sélectionne d’immigrés possèdent un périmètre que de l’Angleterre et des Anglais, quement, d’une zone délimitée par La solution la plus simple aurait accents ou des déformations de lan- les cadeaux de Noël pour le per- intérieur particulier, qui leur permet vigoureusement étrillés au passage. le réseau du métro londonien, les été, pour l’auteur, de tirer cette af- gue quand l’occasion se présente –, sonnel d’une grande entreprise : de rêver au-delà des frontières d’un Mais, bien sûr, le paradoxe n’est personnages de Zadie Smith voya- faire vers le pathos en l’agrémen- mais par la vitalité de son regard. de bonne heure, et le même seul lieu. Zadie Smith regarde donc qu’apparent : ce patrimoine com- gent. Dans le passé réel, par l’inter- tant, pourquoi pas, d’une petite dose Car la romancière cherche, bien pour tout le monde. Certes, il y au-delà d’elle-même. Une adoles- mun, qu’il ait été acquis in utero ou médiaire de Samad Iqbal et d’Archi- de misérabilisme. Zadie Smith a choi- souvent, à rendre visible ce qui ne avait eu la guerre ; il avait fait la cente d’origine jamaïcaine (née la bien plus tard, qu’il soit admis ou bald Jones – les pères de famille qui si de faire exactement le contraire. l’est pas ou à mettre en mots d’in- guerre, juste la dernière année, même année que l’auteur) occupe, il rejeté, constitue le lien qui les réunit. se sont rencontrés durant la deuxiè- Usant d’un talent confondant pour fimes déplacements des êtres ou des alors qu’il avait à peine dix-sept est vrai, l’un des postes-clefs de ce Et qui les emprisonne aussi, quand me guerre mondiale, à l’ombre du la dérision, la romancière pousse corps. Ce qui lui permet de faire ans, mais cela ne comptait récit foisonnant, où la science et ils ne parviennent pas à le mettre en drapeau britannique naturelle- très souvent les scènes vers le co- émerger non seulement les senti- guère. Pas en première ligne, l’histoire ont leur place, aussi bien musique avec leur culture d’origine. ment –, mais aussi dans un passé mique. Soit par ironie pure, soit en ments les plus cachés, parfois les non, rien de ce genre. Lui et les bonnes feuilles Samad, ce vieux Sam, ce bon que les peines de cœur et les dispu- Trois familles viennent illustrer ce imaginaire, par le biais de leurs parodiant des situations sociales plus honteux, de ses personnages, tes familiales. Mais, justement, son propos, avec une finesse de percep- enfants (Magid et Millat Iqbal, les extraordinairement bien observées. mais le mouvement qui les anime. Sammy, ils en avaient pourtant rôle est surtout de voir et d’enregis- tion et une justesse de ton remar- jumeaux, et Irie Jones).