Volume ! La revue des musiques populaires

3 : 1 | 2004 Le Savant à l'épreuve du populaire / Musiques électroniques Enjeux culturels et technologiques Highbrow popular music /

Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/volume/2035 DOI : 10.4000/volume.2035 ISSN : 1950-568X

Édition imprimée Date de publication : 15 mai 2004 ISBN : 1634-5495 ISSN : 1634-5495

Référence électronique Volume !, 3 : 1 | 2004, « Le Savant à l'épreuve du populaire / Musiques électroniques » [En ligne], mis en ligne le 15 mai 2006, consulté le 10 décembre 2020. URL : http://journals.openedition.org/volume/ 2035 ; DOI : https://doi.org/10.4000/volume.2035

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L'auteur & les Éd. Mélanie Seteun 1

Ce numéro de Volume ! est composé d’un article sur les revues Salut Les Copains et Rock & Folk, de deux dossiers : un premier sur « Le savant à l’épreuve du populaire », avec un article sur l'usage de la partition graphique dans les musiques improvisées et un autre sur Frank Zappa, ainsi qu'un autre dédié aux « enjeux culturels et technologiques » des musiques actuelles.

This issue of Volume! is dedicated to the cultural and technological significations and uses of electronic music - with two articles in English. It also proposes two analyses of the use of sophisticated forms in popular music, with the example of graphic scores in improvized music, and a paper on Frank Zappa. A last article focuses on the French 1960s musical press.

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SOMMAIRE

Deux exemples de presse musicale jeune en France, de 1966 à 1969 : Salut Les Copains et Rock & Folk Marc Savev

Le Savant à l'épreuve du populaire

La partition graphique et ses usages dans la scène improvisée Matthieu Saladin

Frank Zappa ou le « fait musical total » Marc Perrenoud

Musiques électroniques Enjeux culturels et technologiques

Éléments pour une appréhension structurale et socio-historique de la représentation sociale de la musique dans les courants techno et punk Jean-Marie Seca et Bertrand Voisin

Warm Bitch: The Practice of Bootlegging as a Clash of Club Sound Cultures Birgit Richard

“… computer music is cool!” Theoretical Implications of Ambivalences in Contemporary Trends in Music Reception Klaus Neumann-Braun

Droit de réponse Bastien Gallet répond à Sophie Gosselin et Julien Ottavi

Musique et électronique, retour sur un retour Bastien Gallet

Compte-rendu

« Terrains de la musique ». Anthropologie sociale des musiques actuelles Synthèse de la journée d’études du 27 mai 2003 à Toulouse Marc Perrenoud

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Notes de lecture

Francisco MATTOS (ed.), Industrial Culture Handbook Joshua Gunn

Gabriel SEGRÉ, Le Culte Presley Fabien Hein

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Deux exemples de presse musicale jeune en France, de 1966 à 1969 : Salut Les Copains et Rock & Folk Two Examples of the Youth Music Press in France (1966–1969): Salut Les Copains and Rock & Folk

Marc Savev

L’intégration de nouveaux symboles culturels dans les médias

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1 ENTRE 1966 ET 1967 apparaissent en France de nouveaux symboles de la prédominance culturelle anglo-saxonne : les hippies, le port des cheveux longs, la mode « psychédélique », et de nouvelles musiques : le « British Blues Boom » (Mayall & the Bluesbreakers, Fleetwood Mac), la musique « psychédélique » (Kinks, Pink Floyd), et les débuts du rock « heavy » (The Who et Led Zeppelin) (Lemmonier, 1986). Dans cette fin des années soixante, le phénomène du conflit adultes / jeunes (Galland, 1985) tend à se rapprocher des mêmes bases que les conflits qui pouvaient exister au début de la décennie : un phénomène d’acculturation 1 des jeunes et un rejet de celle-ci par les moins jeunes, on sent encore se dresser une frontière invisible entre les « croulants », comme on les appelle, et ceux qui sont « hip », c’est-à-dire « dans le coup », les hippies qui sont encore appelés à l’époque « beatniks ». Il s’agit donc ici, pour la première fois, d’un fossé non plus seulement générationnel mais aussi culturel entre les différentes strates de la population en France, entre la nouvelle catégorie de population que sont les jeunes, et les autres.

Vers de nouvelles valeurs culturelles dans la presse musicale

2 Pour ce qui est de la presse, c’est en novembre 1966 que sort le premier numéro d’un nouveau journal, Rock & Folk : l’éditorial explique clairement que si celui-ci a pu voir le jour, c’est « grâce au succès du numéro d’été (« Spécial POP ») » (Rock & Folk, n° 1, novembre 1966). La formule d’un journal musical mensuel était donc presque imprévue au départ. Le « Spécial POP » en question de l’été 1966, fait une sorte de tour d’horizon des différents styles de musique, artistes, français et anglo-saxons apparus au cours de l’année.

3 La façon d’y traiter des sujets musicaux présage en fait assez bien celle dont Rock & Folk s’inspire, puisque ce sont les mêmes journalistes qui y collaborent. Leur but est « d’aborder la musique rythmée d’aujourd’hui sans sectarisme et d’une manière assez approfondie, nouvelle en ce domaine ». Le ton y est effectivement plus critique, il aborde plus la musique du point de vue d’un musicien ou d’un critique musical, à la différence du concurrent Salut Les Copains qui lui évoque le point de vue du « public ».

4 Son regard est complètement différent : là où la musique était une façon de canaliser l’énergie et la violence des jeunes et où il s’agissait de créer en quelque sorte un journal pour eux, Rock & Folk cherche à se spécialiser dans la musique « rythmée » de vocation anglo-saxonne. C’est à partir de cette orientation qu’a été choisie l’expression « Rock » et « Folk », parce qu’elle désigne précisément dans l’esprit de l’équipe du journal la meilleure manière de qualifier cette musique. Pour la première fois, le mot « rock » est donc utilisé en français, au sens large : peu de gens seront laissés de côté, car le journal veut parler à la fois « des pionniers du rock et du ‘‘ rhythm & blues ’’, des groupes anglais en passant par les chanteurs de ‘‘ folk-song ’’ de quelque pays que ce soit […] ». Ensuite, la nouveauté réside aussi dans la manière « approfondie » d’aborder la musique rythmée ; elle se comprend dans le sens où la « musique 66 » leur « semble

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suffisamment riche pour être enfin prise au sérieux ». Cela voudrait donc dire qu’elle ne l’était pas jusque-là ?

5 Car en effet, si des journalistes amateurs de musique de rock, décident avec l’appui du public de créer un nouveau mensuel dans le sens qu’ils décrivent, c’est que probablement la presse musicale déjà existante ne les satisfait plus, exactement comme SLC s’était créé cinq ans auparavant en 1962, parce qu’aucun autre journal ne pouvait remplir son rôle novateur. R&F marque ainsi en réaction une rupture en créant un nouveau type de presse, qui se veut plus exigeant du point de vue musical, et qui cible donc son public dans la même optique.

6 Le courrier des lecteurs nous donne en effet cette impression d’un autre lectorat que celui de SLC, tendance renforcée par la langage franc et direct que tous, journalistes et lecteurs, utilisent dans le courrier comme dans les articles de fonds et les interviews. R&F cherche à attirer ses lecteurs par une formule, des articles et des photos dans le style anglo-s axon moderne du moment. SLC avait réussi à séduire pour ces mêmes raisons, lors de sa création en 1962.

7 Dorénavant, les lecteurs écrivent au nouveau journal pour donner leur avis, et exprimer leur colère ou leur déception face à tel ou tel sujet, de préférence musical, quoique ce n’est souvent qu’un fallacieux prétexte pour discutailler entre passionnés de musique. Les coups de colère des lecteurs sont, fort honnêtement de manière générale, publiés intégralement, et l’on trouve quelques beaux spécimens de débats houleux entre les uns et les autres. La musique devient un prétexte pour aller chercher beaucoup plus loin dans les débats sur le social, le politique, le philosophique.

8 Mais si l’on attaque de front R&F, c’est que l’on cherche en fait à se l’accaparer ; il représente donc quelque chose d’important même aux yeux des « jam ais contents ». Cela veut donc dire que ces mêmes lecteurs cherchent à agir, à influer directement sur son contenu. Ceux-là ne jettent probablement pas un seul regard sur SLC, car ici ils ont une tribune pour exprimer, non plus l’admiration et l’engouement pour des artistes, mais leur désir d’absolu, de révolte, aussi bien sociale que culturelle et ce quelle qu’elle soit : « Sans compter la clique des bite-nique de basse envergure qui débloquent complètement sur des thèmes que leur analphabétisme pathologique leur interdit de cerner (il est vrai que vivre sans travailler aux dépens du peuple et, qui plus est, en se foutant de lui, est actuellement considéré comme la marque indiscutable d’une culture intellectuelle raffinée !) » (Rock & Folk, n° 2, décembre 1966, p. 7). Ainsi, de journal musical a priori R&F devient tour à tour tribunal où chacun s’envoie à la face ses arguments, ou bien avocat ou encore juge impartial (qui tente de l’être) et se retrouve à refaire le monde avec ses lecteurs : signe des temps…

9 Les différences portent aussi sur le contenu même des articles : là où SLC critique l’usage de la drogue quelle qu’elle soit (Salut Les Copains, n° 61, août 1967, p. 17), Rock & Folk titre carrément un article : « J’ai essayé la nouvelle drogue ! – Le V.A.T. 69 » (Heisse, « Nouvelle drogue », Rock & Folk , n° 2, décembre 1966, p. 48)… L’auteur y raconte sa propre expérience à ce sujet, en donnant quelques détails sur ses hallucinations. Ce n’est donc plus un regard d’adultes qui se veulent près des jeunes. Il existe maintenant une toute autre façon de concevoir la presse musicale, en incitant le lecteur à s’identifier au reporter ; on verra aussi que SLC tente d’évoluer de la même façon dans les années 1967-1969.

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10 Avec R&F, le lecteur pénètre dans un monde qui se veut le reflet exact de ses idées, ses prises de position à la fois sur la musique, et sur tout ce qui concerne les centres d’intérêts des jeunes : concernant la drogue, le message du journal n’a pas de vocation moralisatrice. Il n’est d’abord que le résultat d’une expérience personnelle et ensuite d’une opinion qui s’affirme aussi comme telle. Citons entre autres l’amusant article intitulé « Les Beatles ? Oui ! Le LSD ? Bof… » (Rock & Folk, n° 10, août-sept. 1967, p. 44 sq.), dont le titre résume à lui seul l’opinion que les journalistes expriment en leur nom propre : ils s’en tiennent à une neutralité qui rappelle les beaux jours de SLC. Ils veulent la musique des Beatles, mais pas la drogue qui pourtant, leur est associée (à partir de leur période « mystique » en 1966). La libération des mœurs, l’évolution du langage, trouvent ainsi par le biais des journaux, mêmes musicaux, des répercussions, des échos qui font certainement évoluer les mentalités.

11 La révolte court le long des pages de R&F, que ce soit dans le courrier des lecteurs ou dans les articles, à propos d’un groupe et de sa musique qui peut parfois être considérée comme « révolutionnaire » (on le voit avec les Mothers Of Invention de Frank Zappa) : tout est bon pour épingler au passage la société de consommation bien-pensante et les adultes qui empêchent les jeunes de tourner en rond.

12 Dans leurs critiques vis-à-vis de certains artistes, les lecteurs n’hésitent pas à faire intervenir le concept marxiste de la lutte des classes pour justifier leur mépris : « Ferrer veut être noir, comme un tas de petits bourgeois français qui veulent devenir prolos […] Allez demander à un Noir de Harlem s’il trouve l’Amérique plus vraie, j’espère qu’il vous foutra son poing dans la gueule ! » (in Rock & Folk, n° 1, novembre 1966, p. 5).De façon simplificatrice, la vision exposée ici est celle de la fascination qu’éprouvent tous les artistes de musique de rock à l’égard des populations noires américaines (dont cette musique est largement tributaire), alors que ce sont elles qui ont le plus souffert de l’esclavage auparavant… Ainsi Hugues Aufray, Antoine et Nino Ferrer sont comparés à des « petits bourgeois émasculés » qui n’ont aucun « rapport avec le Rhythm & Blues » (ibid.).

13 Presque dix ans après l’arrivée du rock’n’roll en Europe des réflexions sur l’assimilation culturelle et les problèmes d’expression artistique qu’elle crée apparaissent enfin ; l’acculturation de la musique de variétés en France (étant la symbiose entre les apports du rock et le music-hall) est ici clairement sous-entendue, ainsi que l’explosion des groupes anglais qui, à partir des Rolling Stones en 1964, se mettent à faire du blues un genre musical partiellement renouvelé.

14 Ailleurs, le journal prend directement les grands moyens pour aborder de front le sujet à sensation de l’année 1967 : les hippies. Le journaliste Alain Dister occupe une place un peu particulière au sein de l’équipe de Rock & Folk, car il est souvent, et pour des périodes relativement longues, le correspondant permanent du journal aux États-Unis. C’est principalement par son entremise que le journal se sent énormément impliqué dans les questions contestataires qui ont trait aux différents mouvements artistico- musico-révolutionnaires Outre-Atlantique.

15 Les débats sont là encore, différents de ce qu’ils sont à SLC : pas d’unique spécialiste pour expliquer ce que pense le journal de telle question, mais plusieurs points de vue se répondant, comme le courrier des lecteurs, par articles interposés. Par exemple, lorsque Dister propose un dossier complet sur les hippies (Rock & Folk, n° 11, oct. 1967,

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p. 21 sq.), Philippe Rault, ayant été lui-même aux États-Unis, développe son point de vue à leur propos avec un titre particulièrement explicite : « Em… les adultes » (ibid., p. 24).

16 En fin d’année 1967, les journalistes français augurent mal de l’avenir du mouvement hippie, qui est « de plus en plus envahi par des hippies d’occasion qui viennent se défouler le week-end ou les vacances durant ». Le mois suivant, ces pressentiments laissent place à une tragique annonce : « Alain Dister a participé à la mort officielle du mouvement hippie […] le 6 octobre très exactement » (A. Dister, « Mais qui a tué hippie ? », Rock & Folk, n° 12, novembre 1967, p. 48). Celui-ci n’a cure d’une éventuelle neutralité que prône encore SLC car il s’engage à fond dans ses convictions.

17 Son action nous confirme son besoin de faire du journalisme pour concrétiser ses désirs de révolution. R&F est donc, à ses débuts, un journal d’une certaine contestation par le biais de la musique, censée comme la drogue « libérer les esprits » et rassembler. C’est par là même un journal de son époque, un pur produit de son temps comme SLC en était un à ses débuts, une nécessité pour les jeunes.

18 Mais tout le monde ne respecte pas une seule « ligne du parti » : Philippe Constantin écrit aussi dans Rock & Folk mais n’est absolument pas du même avis que Rault ou Dister. Il fait preuve de clairvoyance : pour lui, « la philosophie [hippie] devient elle aussi objet de consommation, denrée périssable » (Philippe Constantin, « Si ton âme est inculte », ibid., p. 28). Il pressent déjà la récupération de la contestation généralisée dans le monde occidental, à des fins commerciales. Il n’a pourtant pas lu le numéro de Salut Les Copains du mois de septembre 1968, soit près de quatre mois seulement après les événements du mois de mai, où l’on découvre une publicité pour « Les journées de Mai 68 », « vivantes en 33 t » et sur deux disques sortis par RTL (Salut Les Copains, n° 73, septembre 1968, p. 132). C’est l’exemple même d’une opération destinée à récupérer les profits que suscite l’exploitation commerciale d’une révolte.

SLC entre les nouvelles modes contestataires et sa neutralité affichée

Dans la seconde moitié des années soixante la mode « pop » envahit la société occidentale et s’affiche partout : littérature, cinéma, arts plastiques (« pop-art »), et évidemment musique. Tout comme il s’était constitué en pôle fédérateur de la jeune génération de 1962, SLC cherche à intégrer à sa façon à partir de 1966-1967 les nouvelles valeurs contestataires de la jeunesse anglo-saxonne et bientôt française.

19 Contrairement à R&F qui naît en 1966, SLC possède une histoire marquée par d’autres circonstances sociales et culturelles : son identité et sa ligne de conduite (« le juste milieu » entre toutes les parties) sont clairement définies et on ne voit pas très bien comment le journal pourrait devenir pro-hippie ou contestataire à son tour sans se renier complètement. Et, en effet, il continue en fait tout au long des années 1967 à 1969 à faire la promotion des artistes français de variétés, tout en s’intéressant de plus en plus, lectorat oblige, aux modes et aux artistes anglo-saxons, dont l’audience est désormais internationale. Le journal récupère tout le côté artificiel et visuel de la mode « pop » et « psychédélique » : les lettrines, les couleurs vives et les fleurs font leur apparition, au milieu des portraits des vedettes françaises du moment. Au départ l’orientation de SLC peut se définir comme venant d’un regard franco-français sur la musique en général puis des vedettes françaises, le mensuel en vient ensuite à intégrer

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des artistes étrangers, mais environ 60 % du contenu reste consacré aux artistes français.

20 Le parti pris de R&F, par contre, pourrait se définir de façon absolument inverse : ce sont des journalistes qui ont depuis plus longtemps baigné dans l’ambiance de la musique rock, certainement par le biais des adaptations, et qui en sont venus à s’intéresser directement, étant un peu plus jeunes, à la musique rock telle qu’elle peut exister dans les pays anglo-saxons, avec 70 % des articles sur les artistes anglo-saxons. Même si SLC garde donc un esprit de tradition résolument française, cela ne l’empêche pas d’être critiqué et attaqué, comme il l’a été quelques fois depuis ses débuts. On ne le lui pardonne toujours pas ses prises de position en faveur des jeunes et de leurs musique et il tente de s’en défendre. SLC, c’est quand même Franck Ténot et Daniel Filipacchi de « Pour ceux qui aiment le jazz » sur Europe 1 en 1960 ! Trahison que de passer du jazz au rock.

21 La position du journal est de plus en plus difficile au fil des ans : critiqué par les uns comme incitant les jeunes à la débauche, méprisé par une bonne partie de la nouvelle vague de jeunes adhérant à la mode hippie, qui secoue la variété française à laquelle il était attaché, SLC se retrouve obligé de répondre aux critiques : Arnaud, toujours pourvu de son rôle de moralisateur (qu’il refuse en fait d’assumer) n’hésite pas à ironiser sur les mouvements étudiants lors du mois de mai 1968 : « On a pu voir au quartier Latin, en mai, des jeunes crier contre la société de consommation et, entre deux barricades, pénétrer dans un café ouvert, mettre vingt centimes dans un trou et faire une partie de flipper » (Salut Les Copains, n° 72, juillet 1968, p. 12).

22 De manière générale les allusions aux événements de mai sont rares. Les articles qui évoquent les rassemblements de jeunes aux États-Unis et en Grande-Bretagne (les festivals de Monterey en 1967, Woodstock en 1969 et l’île de Wight en 1969) abordent surtout le côté spectaculaire de ces événements, tout en évitant d’aborder les messages révolutionnaires et pacifistes qui y sont faits ou un quelconque usage de LSD et d’autres substances illicites.

23 Ainsi, le numéro de novembre 1969 donne le compte rendu de deux de ces rassemblements très important sur un plan musical comme sur un plan social : le Festival de Woodstock dans l’état de New York (Makower, 1989), et celui de l’île de Wight en Grande-Bretagne : on n’y trouve pas un seul mot de l’usage de stupéfiants et de marijuana. En revanche, apparaissent quelques critiques à l’encontre la vie américaine « super-standardisée » (Ela Mitzo, « Woodstock : la fantastique ruée vers le pop », Salut Les Copains, n° 87, novembre 1969, p. 39 sq.), qui laissent la place à une reconstitution à peu près minutieuse des « trois jours de paix, de musique et de liberté » comme elles étaient annoncées, ainsi qu’à un bilan financier dont le détail rend l’ensemble fastidieux. Le même discours est reproduit dans le compte rendu du Festival de Wight.

24 L’accent est donc mis sur la masse impressionnante de jeunes à s’être déplacée pour ces événements musicaux, et sur leur pacifisme (il est vrai que l’on n’eut pas à y déplorer un seul affrontement) : « plus de deux cent mille jeunes » pour Wight, et « près d’un million de jeunes » pour Woodstock (ibid.).

25 L’intérêt du journal se porte plus sur l’injustice que ressentent les jeunes que sur les idées que le mouvement hippie est susceptible d’apporter : en octobre 1969, le mensuel se fait l’écho d’une lettre d’une lectrice relatant les propos de Claude Roy dans le

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quotidien Le Monde, dignes des années cinquante. « Les rock’n’rollers utilisent des techniques pavloviennes pour créer des névroses artificielles parmi la jeunesse […] le rock’n’roll peut conduire à la destruction des mécanismes normaux d’inhibition psychiques du cortex cérébral, et permettre l’acceptation de l’immoralité et l’oubli des normes de la morale » (Salut Les Copains, n° 86, octobre 1969, p. 4). Le journal préfère donc répondre à ce genre de critiques, qu’il connaît bien, plutôt que tenter de créer réellement un débat ouvert, de se renouveler ou de repenser sa stratégie en matière de communication. Concernant l’article de Claude Roy, la réponse est claire : « Nous aimons tellement lire des sottises pseudo-moralisatrices sur le rock’n’roll que nous voici semblablement conditionnés ».

26 En réalité, SLC évacue tout sujet qui risque de compromettre sa réception auprès du plus grand nombre : on ne sait que dire sur la révolution sociale, et on tente d’éduquer les jeunes sur le problème de la drogue. Alors on se rabat sur ce qui est un peu le « dada » du journal, la brimade des jeunes par les adultes : à l’évocation du procès de deux des Rolling Stones pour usage de drogue, ils citent les quotidiens britanniques plutôt que d’avoir à se prononcer sur la question, car le groupe anglais est très populaire en France… Cela donne « verdict d’une génération contre une autre », « un cas de vengeance sociale », « un défi lancé par la génération des parents à celle des enfants » (Salut Les Copains, n° 61, août 1967, p. 17). Ceci pour conforter les jeunes dans cette idée, afin de ne pas trop répéter le même message de moralisation qui finirait par lasser.

27 SLC veut éduquer ses lecteurs en leur montrant les contradictions inhérentes à toute forme d’engagement. Mais ce faisant, il se retrouve coincé de toute part à une époque où l’engagement est de fait politique. Il est, sinon obligatoire, du moins nécessaire. Sur la question de la religion et du soit-disant athéisme des hippies, Arnaud tente de créer des passerelles entre des parties opposées : « Ce n’est un mystère pour personne que certains prêtres catholiques éprouvent la plus grande sympathie pour les hippies… » (Salut Les Copains, n° 68, mars 1968, p. 21).

28 Par rapport au ton enjoué du début, où la gaieté et le besoin d’affirmation d’une classe d’âge étaient nettement perceptibles, on ressent presque comme de la méfiance à l’apparition du Flower Power dans ses pages, vers 1967 : le fait d’être hippie n’est apparemment qu’une nouvelle mode (« il est de bon ton de sortir dans la rue une rose dans les cheveux », Salut Les Copains, n° 62, septembre 1967, p. 130). C’est une façon de stigmatiser la contestation, en expliquant que les jeunes américains « ont dépassé le stade de la non-violence et de l’inaction volontaire pour décider de se réunir dans des parcs sur le thème : ‘‘ Rions et amusons-nous ensemble ’’ (ibid.) ».

29 Aucune explication n’est donnée : pourquoi se réunir spécialement dans des parcs ? Pourquoi rient-ils ? Encore une fois, l’usage de la drogue est passé sous silence, ainsi que l’une des principales idées des hippies, le retour à la nature. Mais cette ironie dévoile une sorte de critique néo-gaullienne envers les jeunes conditionnés par les valeurs américaines. L’essence de la révolte hippie est complètement passée à la trappe au profit de l’engouement qu’elle suscite : le phénomène de mode est ainsi le seul terrain consensuel que peut encore trouver SLC car c’est ce qui est plébiscité par le plus grand nombre, donc de nature à satisfaire son lectorat.

30 C’est pour cette raison que plus le temps passe, plus la mode hippie est présente en France, et plus le journal voit celle-ci d’un bon œil de 1967 à 1969. On arrive en 1969 à des déclarations qui plagient presque R&F : « Le seul fait d’être jeune, d’avoir les

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cheveux longs et de circuler dans la rue est déjà presque un délit » (Salut Les Copains, n° 86, oct. 1969, p. 7), s’énerve le journal.

Hésitations entre les variétés françaises et la musique anglo-saxonne

Salut Les Copains : vers une certaine lassitude ?

Les artistes anglo-saxons

31 Comme on l’a vu, SLC devient circonspect vis-à-vis des nouvelles modes venant de pays anglo-saxons. Depuis cinq ans, son activité est parfaitement rodée, et l’on remarque la diminution des publicités où des vedettes font la promotion de produits n’ayant en général aucun rapport avec la musique. Vers 1966-1967, précisément lorsque la concurrence de R&F le pousse à se remettre en question, le journal cherche alors à se renouveler, à évoluer avec les goûts de son jeune public : déjà, en 1965, cinq articles sont consacrés à la musique pop anglaise et ses modes (« Les Beatles retournent à Paris », « Gros plan sur les Rolling Stones », « Les Mods et les Rockers, qu’est-ce que c’est ? », et « Onze groupes britanniques ‘‘ solides ’’« ) (Salut Les Copains, n° 37, août 1965, p. 32, 50, 66 et 74).

32 Comme d’habitude le journal est pris entre deux feux : celui d’une variété française ressemblant de plus en plus à du music-hall, et celui de la variété dite pop anglo- saxonne, dont il se fait aussi l’écho. Bien sûr les « gentils » Beatles y ont plus la cote par rapport aux « méchants » Rolling Stones et ils apparaissent beaucoup plus dans ses pages. On trouve même des traductions de leurs chansons, signe d’une réponse à l’engouement que celles-ci suscitent. Fin 1967, R&F influence certainement SLC : s’y trouve maintenant un grand intérêt pour les nouveaux groupes anglais : Procol Harum, Cream, Small Faces, The Move sont même cités (M. Taittinger, « La nouvelle génération de groupes anglais », Salut Les Copains, n° 35, décembre 1967, p. 90).

33 Ces groupes ne sont pas cités uniquement parce qu’ils plaisent aux jeunes du moment, mais parce qu’ils permettent aussi de mettre en avant les vedettes françaises elles- mêmes : par exemple, parler de Jimi Hendrix permet en passant de faire un peu de promotion à Johnny Hallyday. Le « mangeur de guitares » (Taittinger, « Jimi Hendrix le mangeur de guitares », Salut Les Copains, n° 60, juillet 1967, p. 38 sq.) avec son groupe « le plus dément de l’année » est intéressant parce que Hallyday « le fit venir (alors qu’il était totalement inconnu) à son Musicorama de rentrée à l’Olympia » (ibid., p. 109). On ne retient du groupe anglo-américain que son caractère spectaculaire pour mettre l’accent sur la vedette française, dont le guitariste a effectué la première partie de concert.

34 Les Beatles concentrent à eux seuls tout l’intérêt que porte SLC aux groupes anglais : le mensuel multiplie les reportages sur le groupe anglais, et va jusqu’à consacrer un numéro « Spécial Beatles » en mars 1968 pour s’auto-congratuler de ce que SLC ait été l’un des premiers journaux à les applaudir et à crier au(x) génie(s) au début 1964. Et l’on précise bien que « l’accueil du Tout-Paris est plutôt réservé » (Salut Les Copains, n° 68, mars 1968, p. 46), plus enclin il est vrai, à saluer leur première partie de concert en la personne de Sylvie Vartan…

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Un music-hall français « pop »

35 SLC garde sa première orientation : promouvoir les artistes français de variétés, en nouant avec eux des liens privilégiés, ou qui s’affichent comme tels. Les reportages- photos de fiction deviennent courants à cette époque. Ils soulignent ainsi cette relation de complicité entre journalistes et vedettes, complicité que l’on remarque dans le ton volontairement décontracté dans les interviews (ton qui se veut « jeune », tutoiement de rigueur, questions personnelles du style « Quel est ton plat préféré ? »).

36 Les reportages-photos sont là aussi pour alimenter le fantasme des jeunes qui rêvent de rencontrer un jour leurs idoles, en leurs rendant celles-ci accessibles. On les met en scène selon différentes thématiques, dans des décors artificiels. Cela est censé leur redonner leur caractère « humain » quand leur statut d’idoles les mythifie aux yeux du public. Rien que la façon de citer uniquement leurs prénoms montre que le journal tend à ce rapprochement.

37 À l’heure où les groupes de pop music prennent leur envol, SLC préfère retracer la carrière de celui qui est en 1962 « l’idole des jeunes », Johnny Hallyday : c’est l’occasion de régler quelques comptes avec la concurrence. Raymond Mouly, qui signe l’article, évoque les critiques de Philippe Bouvard dans Le Figaro en 1960, toujours pour conforter les jeunes dans leur idée qu’ils ont bien meilleur goût que les « croulants », puisque maintenant, de plus en plus d’adultes viennent voir Hallyday en concert, et que celui-ci est de plus en plus respecté par eux.

38 L’idée fixe du journal est que « ce que veulent les jeunes » (dixit le chanteur Michel Paje en 1963) est forcément ce qu’il y a de mieux pour eux : autrement dit, que les valeurs juvéniles sont les seules à être vraiment respectables et que celles des adultes sont désuètes et dépassées.

39 Cette idée se reflète dans la manière dont Mouly insiste pour montrer, à propos de Hallyday, que les jeunes savent reconnaître le talent, mais pas les « vieux » : il commence par citer Jacqueline Cartier, de France-Soir (« Pour moi, c’est du meilleur cirque et tout à fait à sa place sur une scène de music-hall ») pour ensuite décrire le « triomphe foudroyant » que reçoit le chanteur, les émeutes à presque chacun de ses concerts… (Raymond Mouly, « L’épopée de Johnny Hallyday », Salut Les Copains, n° 76, décembre 1968, p. 60 sq.).

40 Rock & Folk détaille plus que son concurrent Salut Les Copains ses comptes rendus des concerts à l’américaine de Hallyday, à la fois dans ses aspects techniques et musicaux. De plus, on y apprend, ce que ne mentionne pas SLC, que selon Hallyday le but de tout le spectacle est de « prouver que [les Français] peuvent être plus forts que les Anglo- Saxons […] en matière de show-business » (ibid., p. 52). Y aurait-il comme un sentiment revanchard de la part de l’artiste ? Cet aspect des choses n’est pas développé, mais on peut imaginer un complexe d’infériorité des artistes français de rock à l’égard d’une légitimité culturelle qui leur échappe. Mais le chanteur parle plutôt d’un manque de structures de l’industrie musicale. Il est vrai que les circuits de tournée empruntent ceux des salles de music-hall : alors, exactement comme il copiait le « King » Elvis à ses débuts, Hallyday monte à la fin des années soixante des « shows », dans des grandes salles qui sont configurées pour ce type de spectacles.

41 Ces déclarations sont peut-être à mettre en relation avec un véritable style de chanson française que Michel Polnareff appelait de ses vœux en 1966. C’est-à-dire que l’influence de la musique rock sur la chanson française commence alors à être intégrée

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dans les esprits et dans les mœurs, et donne matière à réflexion. Au point que SLC titre carrément (à propos de Michel Fugain) : « Restons Français ! » (Éric Vincent, « Restons Français », Salut Les Copains, n° 69, avril 1968, p. 52 sq.), pour montrer que des chanteurs français tentent de faire de la variété en étant eux-mêmes, sans tenter de copier qui que ce soit. Fugain devient ainsi « un des plus ardents défenseurs de la cause de la variété française ». Et l’on se demande ce que veut dire « rester français » en parlant de musique de variétés, puisqu’elle est en elle-même un prolongement de la musique de rock, une sous-catégorie de ce style en quelque sorte : le rythme du rock et ses pulsations y sont parfois reproduits, les harmonies aussi…

42 Après avoir fait l’apologie du rock’n’roll et des musiques qui en découlent, SLC émet des opinions qui vraiment ne concordent pas, bizarrement, avec ses premiers enthousiasmes. L’explication se trouve à mon avis dans une prise de distance avec les modes et les musiques de jeunes, en cette fin des années soixante. Peut-être y a-t-il tout simplement comme une saturation du journal vis-à-vis de tout ce qui est mode anglo- saxonne prête à consommer, envers les dernières tendances, les nouvelles catégories de la musique rock qui voient le jour et qui arrivent ensuite en France, présentées comme la « nouvelle-musique-qui-ravira-les-jeunes ».

43 Dorénavant, les recherches sonores et les trouvailles des groupes de rock eux-mêmes, le fait que le rock soit pris au sérieux et enfin la puissance de l’industrie musicale font évoluer cette musique vers de telles différences de styles que le journal ne s’y retrouve que partiellement ; d’où ce besoin de « rester français »… La musique pop fait exploser tous les schémas musicaux préexistant, et SLC négocie difficilement ce passage. À notre sens, ce manque de clairvoyance et de connaissance dans les styles musicaux anglo- saxons au départ, marque un début d’éloignement progressif avec son lectorat, qui n’y trouve plus ses points de repères. Cet éloignement est une autre conséquence du vieillissement du lectorat du journal. Son évolution fait que l’intérêt se porte de plus en plus sur les musiques anglo-saxonnes dans leurs pays d’origine, et non plus dans ces musiques adaptées et vues par un regard franco-français : Rock & Folk est le véhicule idéal pour ce changement de point de vue, et cet engouement révèle selon toute vraisemblance une intégration des valeurs culturelles et musicales anglo-saxonnes.

Rock & Folk : un nouveau regard

Des chanteurs et des groupes français bien présents

44 La musique française de rock dans les années soixante n’est pas ce qui intéresse le plus R&F. Les premiers yé-yé ont cédé la place à la deuxième vague de variétés pop. De plus ce n’est que dans une petite mesure que les artistes de variétés françaises y apparaissent : Hallyday et Polnareff ont cette faveur, mais restent une exception.

45 Au référendum de mars 1969, on note dans la catégorie « Artistes français » que les trois premières places sont respectivement attribuées à Hallyday, Mitchell et Polnareff (Rock & Folk, n° 26, mars 1969, p. 23], ce qui montre bien d’une part la pérennité de la carrière des deux copains que sont Hallyday et Mitchell, et d’autre part la percée de nouvelles tendances musicales, plus ouvertes sur la composition et l’interprétation personnelles ; ces trois personnalités sont toutes tournées, au moment du sondage, vers la musique de variétés au sens large.

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46 On est quand même surpris de constater que le journal supplante SLC face à son propre public : Rock & Folk parraine maintenant le désormais traditionnel Tremplin du Golf Drouot, où de jeunes groupes cherchent à accéder à la notoriété (« 1969. Les groupes explosent et deviennent des vedettes dans toute la France », ibid., p. 66). Tout comme dans SLC, les groupes s’affichent, et des chanteurs anglophiles comme Ronnie Bird font quelques apparitions. Mais les chanteurs plus traditionnels, au sens musical bien sûr, comme Brassens, Brel ou Ferré ne rebutent en rien les aficionados du Flower Power.

47 La chanson française, dans sa tradition de textes chantés, prend ici un autre aspect, et se redéfinit à la façon anglo-saxonne : par exemple, le style de Pierre Perret est décrit comme du « folk à la française » (Pierre Chatenier, « Du folk à la française », Rock & Folk, n° 11, octobre 1967, p. 44], alors que le terme « folk » est anglo-saxon… La présence du chanteur français dans les pages du journal est « justifiée » par le fait que Perret se trouve « dans la tradition folklorique bien française », qu’il « fait du neuf avec du vieux » et que « ses chansons sont drôles et pas bêtes ». C’est exactement la manière de décrire un chanteur qui serait américain (Bob Dylan, Woody Guthrie ou Donovan s’il était anglais). Et comme Perret, Georges Brassens est décrit la même année comme étant un « folk-singer ». Le mensuel est tellement pris par son engouement musical anglo-saxon qu’il adopte même le vocabulaire adéquat, exactement comme tout le vocabulaire du métier est progressivement intégré au fil des ans (« Nous tenons à saluer celui que Paul, Peter & Mary [groupe américain de folk] considèrent comme le plus grand chanteur de folk-song français […] » (J. Tronchot, « Notre folk-singer », Rock & Folk, n° 8, juin 1967, p. 6).

48 Le journal ne se veut donc pas sectaire. Lucide quant à sa propre direction artistique et les styles de chansons français auxquels il fait référence (« ses poèmes en musique sont aussi appréciés par un public très diversifié » (ibid.) écrit Tronchot à propos de Brassens), le mensuel se veut ouvert à tout ce qui crée une personnalité, un style et en fin de compte une facette entière d’une culture musicale : « Brassens est l’ambassadeur de la chanson de qualité. Qu’il en soit ici remercié ».

49 L’aspect de la chanson française qui intéresse le plus R&F est en réalité le caractère engagé, révolté de cette musique : on n’hésite pas à rapporter fidèlement les déclarations de la chanteuse Colette Magny à propos du « système et de la société » (« […] J’emmerde le système et il me le rend bien », Rock & Folk, n° 29, juin 1969, p. 8). Ce côté contestataire de la chanson française répond à l’engouement des hippies pour la révolution. Le journal va même plus loin : dans une triple interview restée célèbre, François-Hervé Christiani interroge pour RTL Brel, Brassens et Ferré. Sans prendre forcément position, R&F cherche à se faire l’écho d’une conversation presque conviviale entre les trois artistes tous gênés de la présence de plusieurs journalistes autour d’eux (F.-H. Christiani, « Trois hommes dans un salon », Rock & Folk, n° 25, février 1969, p. 22 sq.).

50 On cherche ainsi à mettre en évidence la visage profondément humain de trois personnalités bien connues, toutes différentes et pourtant toutes représentatives de la chanson française. Le journal montre à ses lecteurs qu’à travers les sujets abordés il veut mener une réflexion générale sur le fait d’être adulte, sur la création musicale, ou encore l’artiste et son (in)adaptation sociale.

51 Mais ce thème et les questions sur la personnalité des chanteurs finissent par laisser la place à d’autres interrogations, d’ordre musical, cette fois : ainsi, Brassens ne cache pas

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qu’il aime « [la pop music et les Beatles] sur le plan musical. Pour ce qui est des paroles, [il] ne comprend pas l’anglais, alors ça va tout seul » (ibid.). Ferré et Brel l’approuvent.

52 R&F se définit comme un rassemblement de différents styles de musique. SLC avait été le premier à tenter une démarche similaire, marquée malgré tout par une manière d’appréhender la musique anglo-saxonne des années cinquante. À la fin de la décennie, on cherche à faire coexister des expressions culturelles différentes. Et puis, question de légitimité culturelle, ce ne serait pas logique de ne jurer que par la musique anglo- saxonne pour des « non anglo-saxons » et de mépriser la chanson française traditionnelle. À mon sens, c’est exactement le raisonnement de l’équipe R&F à ce moment. Le journal préfère ainsi l’authenticité d’un style comme la chanson française, qu’il traite malgré tout moins souvent que d’autres, plutôt que le côté superficiel des copies de groupes pop en France.

…malgré la prédominance des artistes anglo-saxons

53 Comme dans SLC, Jimi Hendrix apparaît dans les pages de Rock & Folk comme une sorte d’extraterrestre. La différence vient de ce que Hallyday n’y est pas cité une seule fois. Par contre, au lieu de faire transparaître le côté spectaculaire des prestations scéniques du guitariste, le journal critique justement ceux qui ne verraient en lui qu’un artiste de cirque : « Pour la deuxième fois ce soir-là, Jimi apparaît en public [il joue alors à la Faculté de Droit d’Assas]. On s’étonne dans la salle. Face à la scène, une jeune fille blonde […] se réfugie dans les bras de son ami… Ce n’est pas tous les jours qu’il lui est donné de voir de si près un Noir un peu voûté, suant, transpirant, gueulant et jouant sauvagement de la guitare avec ses dents… » (Jean-Noël Coghe, « …Une expérience avec Hendrix », Rock & Folk, n° 8, juin 1967, p. 49 sq.). La description du guitariste est frappante parce qu’elle relève tous les détails qui créent son magnétisme animal : elle souligne de plus le stéréotype du racisme chez les jeunes filles de bonnes familles en Droit à Assas. Le journaliste cherche ainsi à faire partager au lecteur les impressions qu’en amateur éclairé il est susceptible de percevoir.

54 De la même manière que les émissions télévisées deviennent à cette époque des terres d’accueil pour les artistes étrangers, Rock & Folk témoigne d’une évolution similaire pour la presse. On regrette et on critique aussi le fait que la France ne soit pas plus proche qu’elle ne l’est déjà des modes anglo-saxonnes : « [Nous sommes] toujours en retard de quelques trains… […] C’est triste, on a l’impression qu’il n’y a pas de marchands de disques en France » (Philippe Paringaux, « Les organistes pop », Rock & Folk, n° 32, septembre 1969, p. 26).

55 Mais ce désir d’être « à l’heure » de ces modes n’exclue pas, au contraire, une vision réaliste des États-Unis, livrée au détour d’un article abordant le problème des groupuscules puritains et moralisateurs américains, dont la plupart sont entrés en guerre contre le rock depuis sa naissance : « Les États-Unis, ce pays de contradiction, avec sa Statue de la Liberté et ses ghettos noirs, ses hippies et leur LSD, Elvis Presley et le folklore le plus traditionnel, ses artistes préfabriqués et ses réelles vedettes […] » (Rock & Folk, n° 11, Octobre 1967, p. 6). Le journal possède donc suffisamment de sens critique pour ne pas se laisser abuser par les apparences et les déformations de la réalité que procure la musique de rock en tant qu’expression artistique. Les débats sur la création musicale offrent à tout moment comme un prétexte pour exposer (et donc soumettre au jugement des lecteurs) des points de vue personnels sur

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l’Art, la Musique, sur ce qui est révolutionnaire en musique et sur ce qui ne l’est pas. On trouve ainsi un bon exemple en la personne de Frank Zappa et des Mothers Of Invention.

56 Le groupe américain est un habitué de ce que les hippies appellent des « happenings », des concerts-spectales, mais dans des conditions frisant parfois le Grand Guignol : à des mélanges délirants entre rock et musique classique il inclus des prestations « d’invités » pas forcément musiciens qui peuvent être aussi bien capables de venir hurler sur scène que de danser, détruire des figurines de soldats en pleine guerre du Viêt-Nam ou tenter le concours du plus « gros, sale et répugnant » musicien de rock que la Terre ait jamais porté… Tout cela dans une hilarité désopilante, qui en fait des êtres à part dans la galaxie des groupes dits pop. Rock & Folk ne se contente pas d’effectuer une critique musicale à leur égard, c’est de toute une philosophie de l’art dont il s’agit : « La musique des Mothers constitue un système dans lequel la beauté, telle qu’elle est couramment admise, n’a pas de place » (Philippe Constantin, « Zappa génie ? », Rock & Folk, n° 23, décembre 1968, p. 38 sq.).

57 Rien que cette phrase donne la mesure des interrogations que cette musique soulève chez ses fans. C’est un gros effort d’abstraction qui est fait ici, et l’auteur en profite au passage pour y aller de son couplet sur la société occidentale : « Le concept ‘‘ beauté ’’ établi par une société déliquescente ne peut être que parfaitement frelaté » (ibid.).

58 À chaque fois que l’occasion le permet, qu’un artiste comme Hendrix et Zappa sort du lot par sa créativité, son personnage et en fin de compte sa philosophie personnelle, l’équipe de Rock & Folk évoque les idées de ceux-ci, à travers leurs propres réflexions sur les mêmes sujets : l’art, la société, et… la contestation contre le monde des adultes.

59 Tout, dans les médias comme la presse et la télévision, concourt à créer une « culture rock » d’un nouvel acabit, comme si l’influence anglo-saxonne dans la musique et dans la culture de manière générale s’intégrait progressivement dans la société française. En ce qui concerne la production musicale proprement dite, elle continue sur sa lancée de chansons de divertissement qui suivent le cours des modes outre-atlantiques en se « variétisant » toujours un peu plus.

Une évolution de plus en plus marquée par les variétés pop anglo-saxonnes

Moins d’adaptations

À partir de l’année 1967 et de l’essor que prend la musique pop en France, l’intérêt porté aux adaptations semble décroissant.

60 Plusieurs éléments montrent ce désintérêt progressif de ce phénomène majeur de la décennie : tout d’abord les changements des modes d’expression que l’on remarque autant dans la presse qu’à la télévision, les médias en général. La culture pop (partie de la culture rock au sens large) influence les comportements et les mentalités. Rock & Folk est, à notre avis, un des piliers de cette évolution.

61 D’autre part, la diversité de cette musique en elle-même explique un intérêt de plus en plus grand du public pour les versions originales des adaptations qui lui sont proposées, et pour les différentes modes qui vont avec. Pour ce qui est de la variété française, la période 1967-1969 pourrait s’intituler « La deuxième période yé-yé », tellement le

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même filon de musique aseptisée est exploité par la même logique de rendement commercial à court terme : des tubes, encore des tubes, toujours des tubes.

62 Les « anciens », ceux qui cherchaient au début de la décennie à ressembler aux premiers rockers américains, comme Hallyday et Richard Anthony, continuent malgré la tendance à la composition, à faire de nouvelles adaptations qui suivent la mode. Faisons exception de Anthony en 1967, qui varie un peu son inspiration en prenant comme base de chanson une pièce de musique classique connue, le concerto d’Aranjuez : cela donne « Aranjuez mon amour », immanquablement chanson variété mais avec une touche, un charme un peu particulier dû à la proximité du folklore espagnol dans l’esprit du morceau.

63 D’ailleurs, de manière générale, les influences de cette musique de variétés deviennent justement plus « variées ». On se souvient qu’au début des années soixante, la plupart des reprises adaptées en français se voulaient proches de l’esprit du rock’n’roll originel : batteries légères et rythme ternaire influencé par le jazz tout comme la basse électrique qui imite la contrebasse en jazz, sons aigrelets des guitares électriques généralement bon marché, et puis une fidélité à toute épreuve aux trois accords du blues (Raynal, 1989).

64 Les yé-yé ont brisé ce cliché et rajoutent des harmonies inspirées de la musique classique pour beaucoup, et des groupes anglais pop comme les Beatles. La musique pop, on l’a dit, élargit encore plus les possibilités de son champ d’expression : alors que Hallyday reprend « Maybellene » de Chuck Berry en 1962 (un rock’n’roll tout ce qu’il y a de plus blues), il reprend en 1967 l’hymne des hippies (« San Francisco ») interprété par Scott MacKenzie et composé par John Philips des Mamas & the Papas. Passons rapidement sur le fait qu’il change ainsi d’attitude, en se faisant aussi pousser les cheveux, et s’habillant comme un hippie, alors qu’il avait auparavant critiqué cette nouvelle mode (dans « Cheveux longs et idées courtes », en réponse à Antoine qui le brocardait dans ses « Élucubrations »). Il avait en outre déclaré à SLC – toujours en quête de la phrase stéréotypée du moment : « C’est […] contre le système et son côté inéluctable que je m’élève […] » (Salut Les Copains, n° 64, novembre 1967, p. 125).

65 Et d’affirmer qu’il s’est converti aux idées du moment, sous prétexte de « formidables perspectives artistiques » que celles-ci lui donneraient. Il ne cache pas le fait qu’étant un mouvement populaire chez un certain public de jeunes, cela retient toute son attention quant à son attrait commercial.

66 Le caméléon du rock que devient Hallyday n’étonne plus guère ses fans, comme on le voit dans SLC. Un lecteur y explique toute la stratégie du chanteur : « Toujours là, à l’avant-garde de la mode, qui retrouve-t-on ? Johnny, bien sûr… […] Il a très bien compris que pour rester le chouchou de tout le monde il devait savoir être aussi bien un hippie de San Francisco qu’un gangster américain des années trente » (Salut Les Copains, n° 68, mars 1968, p. 22). Et il est vrai que cette aptitude à suivre les changements de mode constitue la raison principale pour laquelle le phénomène Hallyday se maintient à flots depuis ses débuts.

67 Il est intéressant de noter que tous les chanteurs de variétés cherchent à s’identifier à leurs modèles anglo-saxons. La plupart des groupes du début des années soixante comme après eux les chanteurs à succès, possèdent ce trait marquant qui caractérise la musique de rock française. Mais certains « percent », accèdent à la notoriété pour faire

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une carrière durable, d’autres n’y arrivent jamais, et d’autres encore (qui forment la majorité) accèdent quelques temps au vedettariat puis s’effacent au bout d’un moment.

68 Dans la période de 1967 à 1969, on assiste à une sorte de recul des adaptations de par leur moindre nombre et l’intérêt moindre aussi qu’elles suscitent : Joe Dassin, Johnny Hallyday et Claude François sont, dans la catégorie des chanteurs de variétés importants, quasiment les seuls à en faire encore. Richard Anthony a depuis longtemps perdu le contact avec un public habitué à ne voir en lui qu’un rescapé des yé-yé ; « Aranjuez mon amour » constitue un des derniers grands succès de la décennie parmi les adaptations.

De nouvelles chansons

Les chanteurs qui arrivent à se maintenir à flots durant les années soixante peuvent éventuellement créer eux-mêmes des chansons qui sont reprises plus tard par des anglo-saxons. Signe que l’influence culturelle ne traverse pas l’Atlantique que dans un seul sens.

69 Claude François est ainsi un des seuls chanteurs français à avoir eu ce « privilège ». Même s’il continue à adapter des succès anglo-saxons, il devient l’heureux créateur d’un des plus grands succès du siècle, grâce à la reprise de sa chanson « Comme d’habitude » par Frank Sinatra entre autres, sous le titre « My way ». Aucun chiffre précis de ventes, simplement une estimation de quelques millions d’exemplaires vendus à travers le monde…

70 Le cas de Claude François est donc un peu particulier dans le domaine de la variété, et il est important à ce titre de le citer dans la catégorie des compositions à grand succès. Le chanteur expose dans cette chanson tout un pan de sa vie privée : selon ses proches il aborderait sa relation tumultueuse et sa séparation d’avec la chanteuse France Gall (Guy Doriant, Claude François. Plus vite que la musique, op. cit., p. 72). Cette chanson est l’archétype de la production « yé-yé-pop » de la fin des années soixante : importante partie de violons, assise rythmique imposante dont l’intensité monte tout au long du morceau, avec un chant vibrant et trépidant (comme à son « habitude » justement) qui sera ensuite sa marque de fabrique dans sa production disco. Depuis les premiers yé-yé en 1961-62, la musique de rock française n’a cessé de lorgner sur le music-hall. On pourrait même dire que ce phénomène n’est pas près de s’éteindre, puisqu’il continue pendant les années soixante-dix et au delà.

71 Ce que nous avons tenté de décrire comme un music-hall « pop » est en réalité la nouvelle variété qui remplace les premiers yé-yé mais qui n’en est que la continuité. Elle se caractérise par le nombre extraordinairement important d’interprètes et de celui peu élevé des artistes complets. La chanteuse Dani fait elle partie de la première catégorie, puisqu’elle chante ce qu’écrit pour elle une équipe d’auteurs et de compositeurs. Si l’on note qu’en plus elle commence une carrière de mannequin avant de faire de la chanson, on se demande si sa carrière de chanteuse ne doit pas plus à son physique avantageux qu’à ses qualités artistiques. Mais il se trouve que Dani ne fait pas, elle, que du play-back : la preuve, elle fait même des tournées en 1967 avec Adamo et Sylvie Vartan en province, grâce à un tube, « La machine », sorte de monologue énervé néo-punk dix ans avant la lettre.

72 Dans le style parlé on peut d’ailleurs citer le jeune Jacques Higelin, qui commence sa carrière dans cette fin des années soixante. Avant de trouver un certain succès dans les

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années soixante-dix, il tente en 1968 de concilier la chanson française et les apports de la musique de rock : « Je suis mort, qui, qui dit mieux ? » est réellement une chanson à texte, parce que celui-ci est chanté, ou plus exactement parlé, bien que par moments on ne comprenne plus du tout, alcool aidant, ce que Higelin éructe.

73 Après lui, Alain Bashung ou encore Renaud, témoignent de cette évolution de la variété qui voit apparaître des chanteurs « à textes », dont la qualité d’écriture dépasse largement les qualités vocales et musicales.

74 La diversité de la musique pop de variété se concrétise lorsque l’on voit le nombre de styles différents qui y sont abordés. C’est surtout à partir de l’année 1969 que les choses changent puisque c’est une année de changements en matière de groupes et d’artistes : beaucoup de groupes se font alors connaître, autant à travers les pages de R&F que de SLC ; pour ce dernier l’occasion est belle puisque cela lui permet de se renouveler tout en restant français.

75 Des groupes comme Triangle, We Free, le Martin Circus, Alan Jack Civilisation (Salut Les Copains, n° 86, octobre 1969, p. 79 sq.) et surtout les Variations n’auraient sans doute jamais été remarqués sans l’essoufflement du journal dans son intérêt pour les modes musicales des jeunes, et sans non plus son besoin de se renouveler (« L’underground français se porte bien », Salut Les Copains, n° 84, août 1969, p. 54).

76 Aucun des groupes cités ci-dessus ne possède de carrière véritable, c’est-à-dire auprès du grand public à long terme. Les Variations ont un joli succès dans quelques « Musicoramas » à la télévision mais ils font un mauvais choix en tentant de s’attaquer au marché américain : de l’échec de leur exportation vient ensuite leur séparation.

77 Le seul groupe qui a du succès dans les années soixante-dix mais au niveau européen cette fois, se forme en 1969 : Magma, emmené par son batteur Christian Vander, possède une vraie originalité et constitue une rupture dans la production musicale en France (De Caunes, 1978). La musique de Magma est à ce point difficile à aborder qu’il est ardu de lui apposer une étiquette, malgré ses influences diverses de free-jazz et de musique contemporaine. Le climat oppressant qui s’en dégage, ses harmonies extra- terrestres, ses rythmiques crépitantes et surtout sa démarche artistique, en font un groupe dont on peut dire qu’il ne fait pas dans le compromis...

Humour et dérision : une manière de faire de la musique pop à la française ?

78 Les dernières années de la décennie voient débarquer des vedettes d’un nouveau style : chanson française « humoristique », comme Jacques Dutronc, qui mélange habilement le cynisme (« L’opportuniste » justement en 1968), ou tout simplement la parodie de chanteurs qui se prennent au sérieux, comme Antoine. La chanson « Fais pas ci, fais pas ça », la même année, raconte à peu près la même chose que les « Métamorphoses exceptionnelles » écrite par celui-ci. À ceci près que la verve inépuisable de Dutronc et ses paroles loufoques font la différence, en tournant en dérision le « martyr » des enfants par l’éducation trop rigide que leurs parents leurs imposent.

79 Les chansons de Dutronc à cette époque marquent l’influence évidente de la musique pop, mais il n’empêche que là encore, ces influences se font variées, puisque l’on note que « L’hôtesse de l’air » est en réalité une valse, tout ce qu’il y a de classique dans le style (à trois temps, comme dirait Brel), avec néanmoins quelques traits originaux dans

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la découpe du rythme, qui est brisé entre les couplets. Lui aussi, malgré ses talents de guitariste (révélés tôt dans le groupe « El Toro et les Cyclones » en 1962), penche de plus en plus vers une formule de type music-hall, en se faisant accompagner par tout un groupe qui suit l’interprète qu’il devient. D’ailleurs, il ne dédaigne pas non plus, à l’occasion, pousser une chansonnette typiquement française (« Il est cinq heures, Paris s’éveille » en 1968).

80 Mais dans le genre dérision grotesque, on ne peut passer à côté des Charlots, de par leur originalité certaine : ce groupe, emmené par Gérard Rinaldi et Luis Régo, se crée un temps comme accompagnateur du chanteur Antoine sous le nom des Problèmes. Puis ils se spécialisent en tant que Charlots, débarrassés de la tutelle encombrante du chanteur, dans les pastiches-bouffons de chansons pop à succès : ainsi la chanson « Hey Max » n’est autre que la – déjà – reprise faite par Jimi Hendrix, « Hey Joe ». Mais pas n’importe quelle reprise, ni n’importe quelle adaptation : accent berrichon sur des paroles ineptes et surtout parlées… Les Charlots ont décidé de faire de la musique, certes, mais en s’amusant de manière délurée et insouciante, exactement comme ils auraient pu terminer garçons de café ou bergers de montagne.

81 Ainsi il me semble que ce genre d’exercices parodiques, comme on pourrait les nommer, est une manière personnelle d’intégrer des musiques venant d’une culture étrangère : personnelle, parce que cela implique une dérision et un second degrés humoristique qui implique l’intégration de la musique de rock dans les mentalités. Étant donné que l’humour n’existe que trop rarement dans cette musique, à part chez Frank Zappa pour les artistes anglo-saxons, on ne peut que souligner cet aspect chez ceux qui en font un style à part entière.

82 Il aura fallu près de dix ans, en prenant comme point de départ le premier disque de rock’n’roll en 1956 par Henri Salvador sous le pseudonyme de Henri Cording (pour « recording » en anglais) pour que tout ce que comporte la catégorie « artistes » de musique en France (auteurs, compositeurs, interprètes) puisse mentalement intégrer le rock, le digérer et en proposer « sa » propre version. Au départ « ce style de musique est trop nouveau, loin des mentalités françaises habituées à la chanson façon ‘‘ Alcazar ’’ de Marseille, haut lieu du music-hall, et les premiers artistes à introduire la musique de rock en France reprennent des titres qui existent déjà » (Savev, 1998). Loin d’être attentistes, les acteurs de la presse musicale ont évolué de manière similaire. Ils ont accompagné l’explosion du premier rock’n’roll comme n’importe quel épiphénomène de mode (SLC en 1962), puis ont du céder la place à leurs cadets qui eux étaient à même de saisir l’essence et les spécificités d’une nouvelle génération sociale et démographique. À partir des problématiques franco-françaises ils ont pu passer le cap de la barrière linguistique et culturelle afin d’intégrer de nouvelles valeurs qui sont, on ne le pense pas encore, les prémices d’une « unification » mondiale par le biais de la musique.

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BIBLIOGRAPHIE

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RÉSUMÉS

À l’heure où la mode hippie explose en France, en 1966, s’affrontent dans la presse musicale dédiée aux jeunes deux points de vue opposés. D’un côté, la légitimité historique de Salut Les Copains, journal créé en 1962 par deux anciens de l’émission d’Europe 1 « Pour ceux qui aiment le jazz », Daniel Filipacchi et Frank Ténot. De l’autre, Rock & Folk créé en 1966 par des jeunes journalistes autant engagés politiquement que musicalement, vers les nouveautés anglo- saxonnes. Le premier s’évertue à encadrer les revendications, et les explosions artistiques d’une classe d’âge qui est maintenant totalement soumise à un marketing créé pour elle. Salut Les Copains ne cherche que le côté fédérateur d’une musique rock qui commence à devenir encombrante par son refus d’être un pur divertissement. Le second est un journal créé par des jeunes, un espace enfin ouvert de communication entre membres d’une même tranche d’âge, qui ont les mêmes références culturelles et les mêmes besoins de sortir des carcans imposés par les adultes.

INDEX

Index géographique : France Mots-clés : contestation / transgression / révolte, hippies / freaks, jeunes / jeunesse, journalistes / critiques, mode / style vestimentaire, presse musicale Keywords : fashion, hippies / freaks, journalists / critics, press (musical), protest / transgression / revolt, youth Index chronologique : 1960-1969 Thèmes : pop music, rock music, rock‘n’roll / rockabilly, yéyé

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AUTEUR

MARC SAVEV

Marc SAVEV est musicien, passionné par l’histoire de la musique moderne. mail

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Le Savant à l'épreuve du populaire Sophistication in popular music

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La partition graphique et ses usages dans la scène improvisée The Graphic Score and its Uses in the Improvised Music Scene

Matthieu Saladin

1 LA PARTITION GRAPHIQUE et ses déclinaisons (partition texte, partition verbale, etc.) occupent dans l’histoire de la musique savante occidentale une place tout à fait singulière. Elles apparaissent quasi simultanément, dans le champ de la musique contemporaine, aux États-Unis avec l’école de New-York (Earle Brown, John Cage, Morton Feldman, David Tudor et Christian Wolff) et en Europe – de manière plus disparate – avec entre autres Sylvano Bussotti en Italie, Karlheinz Stockhausen et Dieter Schnebel en Allemagne, Cornelius Cardew en Angleterre ou encore Costin Miereanu en France. La partition graphique se développe essentiellement sur une courte période qui correspond aux années cinquante/soixante pour les États- Unis et les années soixante/soixante-dix pour l’Europe. Elle se pose d’emblée comme une interrogation sur les enjeux qui accompagnent alors le développement de l’écriture musicale et plus particulièrement sur la validité et l’efficacité d’un déterminisme extrême du phénomène sonore dans l’acte compositionnel. Dans sa diversité la partition graphique tente alors de proposer, comme l’explique Marie-Claire Mussat, d’une part, une nouvelle approche technique tant du point de vue du matériau, de la forme que du mode d’exécution et d’autre part, une nouvelle approche sur le plan sociologique : « L’image-son […] symbolise la création d’un nouvel espace pluridisciplinaire d’échanges, c’est-à-dire dans les faits pose le problème de la communication qu’elle soit multidirectionnelle ou monocentriste » (Mussat, 1983).

2 Au même moment en Europe se constitue une catégorie de l’improvisation qui se caractérise par sa radicalisation. Il s’agit là pour ces musiciens, tels les ensembles AMM

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et le Spontaneous Music Ensemble, d’improviser librement et totalement, dans l’instant, c’est-à-dire en se détachant également des traditions populaire et savante. Dès le départ des liens existent – quoiqu’indirects et rétrospectifs – entre ces deux sphères. Les choses circulent et s’entrecroisent dans la complexité d’une époque empreinte de remises en cause. Chacun tente, en ce sens, d’élaborer des propositions dans l’action, de trouver des lignes de fuite comme autant d’alternatives au déterminisme qui habite les différentes sphères de la musique (langage surcodé du sérialisme intégral, impasse ou insatisfaction du free jazz).

3 Parmi les quelques points de passage entre ces différents régimes d’expérimentation, nous nous attacherons particulièrement, dans cette étude, au compositeur Cornelius Cardew. Ce dernier, en effet, participa activement à ces deux registres que sont la partition graphique et l’improvisation : à la première par une recherche approfondie, commencée au début des années soixante, sur la notation musicale ; à la seconde en tant que membre notamment de l’ensemble AMM durant la seconde moitié des années soixante. Cet article tentera d’exposer tout d’abord ce que pouvaient représenter les partitions graphiques dans les années soixante, en analysant précisément à la fois les enjeux liés à une telle nouveauté dans le champ de l’écriture musicale et les révolutions que les compositeurs souhaitaient opérer à travers elles. Dans cette continuité, nous étudierons la place particulière occupée par le compositeur Cornelius Cardew et la partition graphique Treatise, ainsi que les différentes catégories de discours qu’ils sous- tendent.

4 Alors seulement nous pourrons envisager un saut, à la manière de Bergson, et nous interroger sur les pratiques et les discours qui alimentent la scène de l’improvisation contemporaine, et ce notamment à travers le constat de la popularité croissante de la partition Treatise au sein de ce réseau. Nous verrons comment ses usages peuvent éclairer certaines problématiques de l’improvisation libre, comme la création collective ou les rapports de liberté et de contrainte. Nous pourrons également questionner les discours politiques et sociaux qui accompagnent ou émergent des pratiques afin de saisir, entre autres, les rapports que peuvent entretenir musiques expérimentales et société. En dernier lieu nous examinerons comment l’usage contemporain d’une partition graphique dans la pratique de l’improvisation peut nous renseigner quant à la diversité des rapports de temps qui s’y joue.

Notation graphique et Histoire

« Cette écriture sacrée, d’autres écrivains ont pensé qu’ils ne pouvaient l’exorciser qu’en la disloquant ; ils ont alors miné le langage littéraire, ils ont fait éclater à chaque instant la coque renaissante des clichés, des habitudes, du passé formel de l’écrivain ; dans le chaos des formes, dans le désert des mots, ils ont pensé atteindre un objet absolument privé d’Histoire, retrouver la fraîcheur d’un état neuf du langage. » (Barthes, 1972)

5 Si toutes sortes d’éléments iconiques (tels, de manière générique, angelots, faunes, flores et arabesques ou dans un rapport direct à l’énoncé musical, tels les six musiciens bouffons de la Plaisanterie musicale (K. 522) de Mozart) accompagnent les partitions d’autres temps dans leur histoire, ils fonctionnent généralement en tant que paratexte 1. La partition graphique, quant à elle, opère tout à fait différemment : elle

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n’est pas censée illustrer une proposition musicale explicite. Le graphisme est ici convoqué dans son ambiguïté en tant qu’unité sémantique, il est l’énoncé même. Les codes et symboles universaux de l’écriture musicale côtoient ou cèdent alors leur place à un vocabulaire inédit non-normatif. C’est en ce sens que la partition graphique apparaît, dans les années cinquante, comme rupture dans la transcription d’une musique à faire.

6 Cependant, si l’on y regarde de plus près et sollicite l’Histoire, on est tenté de penser que l’utilisation de tels procédés ne constitue pas, en tant que telle, une réelle nouveauté dans le champ de la notation. La normalisation de l’écriture musicale, et son organisation en un vocabulaire exponentiel au service d’un déterminisme des plus virulents 2, n’est sans doute pas à envisager de manière linéaire, dans une histoire où l’on verrait rétrospectivement s’autonomiser un signe. Une telle vision ne serait que réinterprétation et raccourci à travers l’étroite ornière d’une histoire récente. Il ne s’agit pas ici de revisiter l’Histoire de la notation musicale, ni même de s’occuper des rapports qu’entretiennent écriture et phonè 3, mais précisons simplement que l’écriture musicale consiste toujours en cette expérience singulière qui tente de représenter visuellement un phénomène sonore. Cette représentation se dévoile ainsi à travers la nécessité de formuler une écriture propre et susceptible de rendre suffisamment compte d’une musique à faire. Si le vocabulaire utilisé détermine et explicite l’action musicale, cette dernière agit également sur l’écriture – ou plutôt l’écoute qui fait musique modèle le code qui pourra, tant bien que mal, la constituer en trace ou du moins lui donner corps. Et c’est à travers ce double rapport d’influences réflexives que les compositeurs reformulent constamment un vocabulaire préexistant, le travestissent, y apportent des compléments, des soustractions ou bien plus radicalement le réfutent en tant que tel afin d’y substituer un autre – même en terme d’absence – envisagé forcément comme plus approprié quant à l’idée qu’ils se font du musical. Sans doute s’agit-il ainsi toujours d’un système d’équivalences précaires.

7 Dans une histoire récente, la partition graphique a pu constituer un moyen parmi d’autres de couper court ou de proposer une alternative à la complexité des paramétrages du phénomène sonore que le sérialisme intégral s’efforçait d’instituer à travers une consécration quasi physique du détail. Mais également et en suivant Marie- Claire Mussat, il s’agit déjà, dans la tradition, de comprendre l’introduction du langage comme la limite même de la notation qui, dès lors, confère à la partition le statut d’objet « fini en soi ». Bussotti l’exprime simplement : « C’est un changement d’attitude face à l’acte compositionnel et dans l’immédiat une réaction contre la rigidité de l’esthétique sérielle, le produit fini par excellence » (Bussotti in Mussat, 1983). On conçoit facilement qu’un tel déterminisme ne puisse satisfaire durablement un rapport de création, d’autant plus qu’il s’inscrit dans toute son autorité au sein d’une tradition précise. Il s’agit donc là, à travers les mots de Barthes, de retrouver un peu de fraîcheur. Ainsi certains compositeurs comme Earle Brown « ont pu se sentir plus proches – dans leur travail de conceptualisation, puis de notation et de communication – des conceptions de la Renaissance et de l’ère Baroque, que de celles affichées par le Romantisme qui visent à sacraliser la création du compositeur en s’efforçant d’en arrêter les contours de manière immuable » (Bosseur, 1993).

8 Au delà de la simple prise de position et sans pour autant définir la partition graphique en terme d’unité catégorielle qui la constituerait en genre, nous pouvons considérer avec quelle diversité les compositeurs ont pu envisager un tel usage de la notation. Elle

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peut, par exemple, devenir le lieu où ce n’est plus tant la qualité du son qui est indiquée mais la possibilité de son événement. C’est ce que l’on retrouve notamment dans Intersection III (1953) de Feldman où l’attention est apportée au temps : « Ce qui est intéressant quand j’ai réalisé ma première partition graphique, c’est que les choses devaient arriver dans un certain laps de temps. […] Je contrôlais toujours le temps, mais pas les notes à cette époque » (Feldman, 1998). Chez Cage, c’est évidemment l’indétermination 4 qui est sollicitée, supprimant du même coup toute intention pour y suppléer un rapport d’ouverture intégrale, une ouverture qui redéfinit l’œuvre et où il s’agit bien de comprendre « l’essence de la musique comme nature » (Charles, 2002). Chez Kaufmann avec Pan (1975) et Berberian avec Stripsody (1966) la notation expérimentale va permettre, notamment dans le traitement de la voix, la mise en place d’une écriture signifiante dans sa typographie même. Bien entendu ces quelques exemples n’ont rien d’exhaustif, tant les compositeurs des années soixante aux années quatre-vingt ont tenté chacun à leur manière de tirer parti de la notation graphique.

9 La plupart des partitions graphiques s’accompagnent d’un mode d’emploi qui permettra aux musiciens de déchiffrer et d’interpréter un corpus dans le sens d’une intention première. Ces notices engagent un discours là où, à première vue et en rupture avec la tradition, règne une opacité poétique ; « le mode d’emploi et la liste des symboles constituent un a priori de la lecture, c’est-à-dire de l’interprétation » (Mussat, 1983). Et si la notation a toujours su jouer d’une relative ambiguïté, ces quelques « règles de jeu » en guise de préface ne cherchent généralement pas à remplacer un code par un autre. Il s’agit dès lors et à travers le signe « d’échapper à la directivité de la lecture pour atteindre un déchiffrage à dimensions multiples » (Bosseur, 1993). De manière radicale, le décodage s’individualise dans la convergence des deux directions compositionnelle et interprétative. Au-delà de l’ensemble des caractéristiques du son, la subjectivité ainsi révélée ébranle le temps musical ; c’est-à-dire qu’en terme de création c’est un autre rapport au temps qui tente de s’instituer : une relation dégagée de l’artificialité d’un découpage en barres de mesure. Le temps n’est plus réellement convoqué en tant que matériau, il s’épanouit dans son indisponibilité. Et c’est en ce sens que les plus pertinentes de ces partitions engagent un passage du temps pensé au temps vécu.

Les promesses de liberté et le souci du collectif

10 Nous devons à présent préciser certains points des discours qui émergent de ces expériences ainsi que les différents rapports qu’elles génèrent. Rapport humain d’abord : dans la création, on voit bien quelle sorte de révolution à l’égard de la tradition romantique s’opère ici. Il ne s’agit plus réellement de penser le créateur comme figure unique et cela même si le compositeur reste celui qui propose une situation, instaure une qualité à interpréter. Certes le retournement n’est pas complet, mais dans quelle mesure pourrait-il l’être ici ? C’est donc la création collective qui tente de devenir légitime. L’acte devient processus et l’objet disparaît dans la dynamique. John Cage dans son journal – Comment rendre le monde meilleur (on ne fait qu’aggraver les choses) – exprime clairement une volonté partagée : « L’art cessant d’être objet fait par quelqu’un, devenant un processus déclenché par un groupe » (1983). Si, comme aime le rappeler Adorno dans sa Théorie Esthétique, toute œuvre d’art est processus, celui-ci se déploie ici en tant que devenir

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dans la création même. Ainsi Earle Brown définit son activité de compositeur comme celle d’un « designer de programmes ». Ce dernier propose en effet un organisme qui ne peut être considéré hors de l’exécution et, à travers celui-ci, tend à redéfinir ce que l’on nomme communément la forme de l’œuvre. C’est une conception qui, selon Brown, exprime la forme comme la « résultante des actions des gens répondant immédiatement à un environnement décrit de possibilités » (Brown, 1971). Le processus appelle l’action collective et c’est en ce sens que Brown utilise le principe de synergie pour décrire certaines de ses œuvres. Ainsi à propos de December 52, Brown parle d’une « forme émanant d’une conscience collective puisqu’elle évolue dans un labyrinthe d’influences issues de l’environnement » (Brown, 1971). La notion d’ambiguïté est également très importante chez Brown. Selon lui, c’est l’ambiguïté seule qui permet d’amener au dévoilement tout ce que l’avènement d’une situation peut comporter d’irrationnel – au sens de suffisamment complexe pour ne pas pouvoir être explicité de manière rationnelle sans irrémédiablement s’amoindrir. Le programme est à comprendre dans un usage précis : « concevoir le graphique d’input de façon intentionnellement ambiguë et le « programme » de réalisation, puis de laisser l’ordinateur humain rationnel-irrationnel qui a [pour] nom « pensée » accomplir les potentialités du programme : comme dans December 52 » (Brown, 1971). Brown précise, en outre, que s’il s’agit là de libérer son et temps, ce n’est que de l’usage que l’on a pu en faire, ces éléments étant, selon lui, par nature libres.

Figure 1 : Earl Brown, 4 systems

New York, Associated Music Publishers

11 Une telle définition de l’œuvre confondue au processus amène d’autres considérations concernant les différents rôles et fonctions que peuvent occuper, au sein du « groupe », les compositeurs et les interprètes. Si, nous l’avons vu, le compositeur reste celui –

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même en tant que programmer – qui propose ou permet un processus, éventuellement qui s’institue comme le relais légitime qui lui permettra de faire sens, en d’autres termes s’il existe toujours une relation entre celui qui catalyse et ceux qui s’inscrivent dans le processus, on peut remarquer qu’une tentative de redéfinition de la hiérarchie traditionnelle et inhérente à la musique savante s’embryonne. Compositeurs et interprètes sont convoqués ensemble dans la création, ils deviennent les rouages d’une même machine. L’œuvre semble passer ainsi d’un régime d’autonomie lié à son écriture à un régime d’hétéronomie généralisée. L’interprète n’est plus vraiment subordonné à une volonté compositionnelle, c’est lui qui en tant que complexe décisionnel « compose l’exécution ». L’œuvre, en effet, ne peut se constituer ici en tant que telle qu’à travers l’action coordonnée de l’ensemble des éléments : c’est la synergie dont parle Brown.

12 Il est nécessaire, cependant, de nuancer le propos car si l’œuvre se déploie ici dans cette autre dimension, il n’en reste pas moins vrai que la partition s’apparente toujours et quel que soit son niveau d’ambiguïté à un objet fini – ne serait-ce que d’un point de vue plastique – c’est-à-dire qu’elle s’inscrit dans une époque et un contexte précis et qu’elle n’est précisément pas une toile blanche qui pourrait servir d’écran 5 et encore moins un organisme vivant – parasite créatif. Ce caractère de procès n’a de valeur que dans la mesure où le compositeur lui en confère une. Et nous sommes bien là, d’une certaine manière, dans le cas limite où l’interprète par un système de croyance qui l’unit au compositeur utilise une œuvre graphique qui bien entendu oriente un sens et tente de faire sens mais qui surtout légitime ou mieux encore permet, autorise l’interprète à faire musique. S’agit-il alors simplement de rejouer plus subtilement une hiérarchie originairement contestée ? Cependant l’autorisation se situe dans un contexte très précis : il ne s’agit pas tant de permettre à l’interprète d’exprimer son intériorité propre en laissant libre cours à sa subjectivité – selon la plupart des compositeurs, il n’y aurait là finalement aucune libération par rapport à un ordre antérieur – mais de le solliciter en tant que source disponible à s’investir dans un processus qui fait musique et qui n’a pour finalité ni l’interprète, ni même le public mais l’environnement. Ces dernières considérations oublient quelque peu le contexte initial des préoccupations, mais peuvent sans doute nous aider, dans la suite de cet article, à saisir certains « angles » des usages.

13 Si la plupart des partitions graphiques engagent un discours sur l’échange, la relation à l’autre de manière directe en tant qu’œuvres à interpréter collectivement, nous pouvons mentionner l’exception que constitue la partition livre de Dieter Schnebel : Mo-No, Musik Zum Lesen. C’est un gros ouvrage, un objet plastique où s’enchaînent de page en page des compositions graphiques dont la typographie se joue d’une notation conventionnelle. Il s’agit d’une musique à lire pour soi, un peu à la manière dont Musset avait pu concevoir son Spectacle pour un fauteuil. Mo-No projette l’idée de musique. L’auteur, dès les premières pages, sollicite la plus grande attention chez le lecteur. Celui-ci, s’il se prête au jeu, doit pouvoir lier son imagination aux signes inscrits. Ces derniers ne feront alors sens que dans l’intériorité sonore que le lecteur voudra bien leur conférer. Comme Schnebel l’explique dans sa notice en guise de postface, les sons environnementaux se mixeront d’eux-mêmes dans la tranquillité de la lecture 6. S’il s’agit bien là d’une musique virtuelle, ou du moins qui s’évanouit dans le silence des bruits ambiants, et qui, en ce sens, ne peut être directement communiquée, Mo-No n’en demeure pas moins une partition qui prône l’ouverture :

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ouverture sur l’ensemble des sons, sur les bruits d’un quotidien et plus généralement ouverture qui s’épanouit dans l’autre, dans l’acceptation qu’elle engendre – en témoigne l’unique photographie du livre comme mémoire de son absence.

Figure 2 : Dieter Schnebel, Mo-No : Muzik zum Lesen

Kölhn, Du Mont Schauberg

14 Le souci du collectif au delà du musical seul est donc omniprésent dans ces partitions. Il s’agit, nous l’avons vu, dans la création de reconsidérer les rapports humains qui s’y jouent, de repenser les relations de pouvoir instaurées par l’organisation hiérarchique, ce qui de manière plus profonde correspond à une remise en cause de tout un mode de pensée institué en norme : « L’idée ancienne, nous dit Cage, c’est que le compositeur était le génie, que le chef d’orchestre donnait des ordres à tout le monde et que les musiciens étaient des esclaves. Dans notre musique, personne ne commande. Nous travaillons tous ensemble. Ce que nous essayons essentiellement de faire est de faire travailler ensemble trois personnes qui se rendraient [autrement] la vie impossible. Je m’intéresse davantage à l’aspect social de la musique. Si les gens arrivent à travailler ensemble, c’est une idée optimiste de la société » (Cage in Kostelanetz, 2000). Cet intérêt généralisé peut d’ailleurs être analysé de manière sensiblement différente, à l’instar de Denis Levaillant qui envisage, par exemple, le comportement des compositeurs à la fin des années soixante dans une volonté nuancée. Selon lui, en effet, « aux alentours de 68, les compositeurs, ayant ressenti l’importance du travail collectif, ne pouvaient tout juste qu’écrire cette importance » (Levaillant, 1981).

15 Quoiqu’il en soit, dès les années 60 plusieurs compositeurs reviendront sur la valeur présupposée humaniste de leurs œuvres graphiques et pour certains – c’est notamment le cas de Morton Feldman – abandonneront définitivement ce mode de composition. C’est que la liberté ainsi érigée par rapport au déterminisme du sérialisme intégral

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connaît ses propres limites. Feldman, pour qui le phénomène sonore en tant qu’entité dévoilée a tant d’importance 7, critiquera vivement l’improvisation dans laquelle se complaisent, selon lui, les interprètes confrontés à ce type de partition : « Après plusieurs années d’écriture musicale graphique, nous dit Feldman, j’ai commencé à détecter son défaut majeur. Je ne donnais pas seulement leur liberté aux sons – je libérais aussi l’interprète. J’avais pensé au graphisme comme à une aventure sonore totalement abstraite, je n’avais jamais imaginé qu’il pourrait devenir un art d’improvisation » (Feldman, 2000). On passe alors, selon le compositeur, du déterminisme au prédéterminé, c’est-à-dire à une musique prévisible et qui s’enferre dans la répétition des habitudes. Le son n’est pas libéré, pas plus le temps que la forme : l’espace libre laisse alors place aux stéréotypes. Une autre relation de pouvoir s’instaure ou s’émancipe de celle qui la contenait. Et c’est au sein de cette autre que les musiciens inaugurent la clairière « offerte » pour en faire, selon les reproches de ces compositeurs, le théâtre de la virtuosité. Les compositeurs pensaient rejoindre le son – dernier vestige d’un idéal religieux – ils ne font que découvrir un autre système de contraintes. C’est qu’il s’agit bien, comme le dit Foucault, de comprendre que « [la] pratique de libération ne suffit pas à définir les pratiques de liberté » (Foucault, 2001). Le thème de la libération lui-même n’est d’ailleurs pas sans poser problème 8. Si le processus de libération consiste à s’émanciper d’un système de contraintes qui agit dans la domination, il peut facilement conduire à en restaurer une variante, « la libération ouvre un champ pour de nouveaux rapports de pouvoir, qu’il s’agit de contrôler par des pratiques de liberté » (Foucault, 2001). Seules les pratiques de liberté maintiennent celle-ci en activité.

16 D’un point de vue musicologique et à propos non pas précisément d’une partition graphique mais du « Textkomposition 9 » Aus den Sieben Tagen de Stockhausen, le compositeur Costin Miereanu exprime les quelques limites qui se dévoilent dans la pratique. Celles-ci dénoncent les contradictions qui peuvent apparaître par rapport au projet initial d’une telle composition : les tics de musiciens, les réalisations qui redeviennent « progressivement des objets esthétiques mis au point au cours des séances de travail », la sauvegarde de la narration, « par la préservation d’une formule instrumentale anachronique […] des réminiscences de « figurativisme », ou encore une représentation linéaire dans la continuité de la tradition occidentale (Miereanu, 1971).

Treatise de Cornelius Cardew : idéalité et désillusion

« Nos notations ont sans doute quelque chose d’arbitraire, mais ce qui n’est pas arbitraire : c’est que, lorsque nous avons déterminé arbitrairement quelque chose, alors ce qui arrive doit être quelque chose d’autre. (Ceci dépend de l’essence de la notation.) » (Wittgenstein, 1961)

17 Parmi les compositeurs investis dans la notation graphique, Cornelius Cardew (1936-1981) occupe une place tout à fait singulière. Après avoir suivi un enseignement classique à la Royal Academy of Music, Cardew étudie notamment avec Stockhausen à la fin des années cinquante, pour lequel il réalise la partition de Carré. À son retour, il s’implique à Londres, durant les années soixante, dans différents projets : il participe au groupe d’improvisation AMM au violoncelle et au piano, travaille à la réalisation d’une partition graphique géante, Treatise, ou encore fonde avec Michael Parsons et Howard Skempton le Scratch Orchestra – ensemble d’expérimentation qui tente de redéfinir, sur

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un principe démocratique, la figure traditionnelle de l’orchestre comme espace disponible pour la création collective – pour lequel il compose la partition verbale The Great Learning.

18 Quelle que soit la nature de ces différents projets, c’est toujours dans un engagement total que Cardew s’y investit tant du point de vue musical que politique. Ses activités prennent ainsi la forme d’une lutte continue contre le système dominant et les valeurs bourgeoises. C’est en ce sens et nourri d’une pensée révolutionnaire qu’il s’implique notamment durant les années soixante-dix dans la cause irlandaise. De plus, précisons d’emblée qu’une telle détermination le conduit entre autres, à travers son essai Stockhausen Serves Imperialism publié en 1974, à critiquer vivement l’avant-garde ainsi que sa propre production des années soixante.

19 La partition Treatise emprunte son titre à Wittgenstein et représente de manière graphique une lecture personnelle du Tractatus logico-philosophicus. Elle se constitue d’un feuillet de 193 pages et a été réalisée de manière discontinue entre 1963 et 1967. Dans l’œuvre du compositeur, cette partition exprime le désir de rompre avec un système de notation conventionnelle qui ne peut qu’enfermer le compositeur et les exécutants dans une tradition. C’est en ce sens que l’exprime John Tilbury dans un article sur la vie et l’œuvre du compositeur : « Treatise libère la musique des contraintes de la notation conventionnelle ; elle réclame de nouvelles conceptions du temps, de nouveaux sons, et de nouvelles attitudes face aux vieux sons, que beaucoup de musiciens classiques semblent incapables de mettre en œuvre » (Tilbury, 1983).

20 Visuellement la partition apparaît comme une suite de pages où s’agence poétiquement tout un symbolisme certes inédit, mais aussi en grande partie inspiré par la notation traditionnelle. Les formes représentées n’agissent pas directement en tant que signifiants musicaux 10. La partition, initialement, ne comporte pas d’indications concernant l’instrumentation ou encore le nombre d’interprètes, ni même de notice explicative. Et de manière plus générale – et à la différence de beaucoup de partitions graphiques – Treatise ne propose pas de sens de lecture. Cardew publiera un « mode d’emploi » ultérieurement, le Treatise Handbook, sorte de « récit autorisé 11 » qui rassemble essentiellement ses notes écrites durant la réalisation de la partition et au sein duquel il précise les termes dans lesquels cette partition peut ou doit être appréhendée, à savoir : « Ce que j’espère c’est qu’en jouant cette pièce chaque musicien joue sa propre musique – qu’il la joue comme réponse à ma musique, qui est la partition elle-même 12. »

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Figure 3 : Cornelius Cardew, Treatise

London, Ed. Peters

21 La partition ne s’adresse pas exclusivement à la scène de la musique contemporaine mais peut être jouée par n’importe quelle formation musicale, dans n’importe quel style. Il ne s’agit pas réellement d’interpréter la pièce, ni même d’actualiser en musique ce qui existe virtuellement sur la feuille. L’œuvre est simplement en attente et le musicien répond à la poésie graphique des pages à travers une musique personnelle. La partition ne réclame pas le déchiffrage mais bien une énonciation de ce qu’elle évoque à travers l’ipséité de celui qui se prête au jeu. L’instrumentiste improvise la poétique qu’il met en scène. Les signes sont « muets ». Ils rendent ainsi compte de cette « égalité d’indifférence » dont parle Rancière, et qui dans l’affirmation de la page comme surface « plate » est censée supprimer toute hiérarchie : « L’égalité de tous les sujets, c’est la négation de tout rapport de nécessité entre une forme et un contenu déterminés » (Rancière, 2000).

22 Le rapport institué au code et à son décodage est en ce sens tout à fait différent de celui que Gillo Dorflès (dans son article, « Objectalité et artifice dans la notation musicale moderne ») prête à l’ensemble du genre. En effet Dorflès considère « comme indispensable la présence d’un code (même partiel et initialement au moins subjectif) qui permette le décodage du message artistique dont on veut traiter », et à défaut duquel seul un « bruit » se manifesterait. Treatise n’est pas un code ou du moins code et décodage fonctionnent ici différemment. Et si l’on peut sans doute s’aventurer dans l’analyse musicologique voire sémiologique de ce qui peut faire texte 13, il est important de comprendre que la partition ici s’affranchit du signe. Elle n’est donc pas code au sens où l’ensemble des figures ou des agencements graphiques ne peuvent être liés même à une polysémie de gestes. Mais peut-être pourrions-nous dire qu’elle tente de faire, là où celui qui la joue l’énonce dans sa spontanéité, ce qui pourrait s’apparenter au décodage. Si code il y a, ce n’est plus tant lui qui détermine le décodage à opérer ; mais à l’inverse c’est bien le décodage qui institue dans l’instant du jeu et de son mouvement une présence significative à ce qui n’en possède pas. Ainsi la partition ici sans ambiguïté cherche moins à libérer le son qu’à laisser place à l’expression du musicien.

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23 Et c’est en ce sens et en suivant Tilbury, que l’on peut dire que le rapport à l’indéterminé chez Cage et Cardew diffère. Pour Cage, en effet, l’indéterminé se conçoit comme ce qui, à travers le refus de toute influence (liée à une tradition et même personnelle), de tout déterminisme, permet seul une réalisation du son ou, comme le dirait Daniel Charles, du silence en tant qu’il renvoie à une « saveur du temps ». Chez Cardew, c’est un tout autre rapport, et même une toute autre attente de ce qui peut émerger d’une convocation de l’indéterminé qui s’opère. Cette autre relation s’installe pleinement dans une volonté d’humanisme, c’est-à-dire – à la fois dans toute l’autorité et la bienveillance du terme – dans cette injonction à « être libre » et à ne pouvoir atteindre cette liberté qu’à travers le don de ce qui l’autorise. Il y a un désir de libération chez Cardew qui est sans doute absent chez Cage. Avec Cage, l’indéterminé s’accomplit de manière passive, la musique n’impose rien : « C’est qu’elle met en jeu, non pas, comme tant d’autres, une nouvelle technique, mais un nouveau but : celui de l’absence de but » (Charles, 2002). Au contraire, Cardew considère l’indéterminé comme moyen en vue de libérer chez l’autre ce qui lui paraît contraint. C’est sans doute en cela que l’un méprisera l’improvisation tandis que l’autre y participera activement. Mais il ne s’agit pas de mal comprendre la différence qui se dessine ici. Un certain humanisme transparaît également chez Cage mais de manière tout à fait différente : « Si l’on veut que les sons soient des sons et non des hommes, si l’on veut que les hommes soient des hommes et non des sons, il faut faire cesser cette « obstruction » des uns par les autres. Il ne s’agit pas ici d’étrangler la subjectivité au nom de l’objectivité : celle-ci n’est que l’envers de celle-là. Il faut au contraire libérer la musique du clivage sujet et de l’objet : restituer la musique à elle-même, afin que l’homme (dans un humanisme enfin réalisé…) puisse de son côté devenir lui-même » (Charles, 2002). Pour Cardew enfin, – on l’observe aussi bien dans Treatise que dans le fonctionnement du Scratch Orchestra – il est primordial que chacun fasse sa musique, et qu’il la fasse avec les autres, de manière collective 14. Ce qui est recherché là c’est bien une sorte de dialogue créatif qui peut notamment prendre l’aspect de l’improvisation ; car celle-ci s’apparente, dès le départ, à un acte musical enveloppé dans les habitudes et les goûts de ses acteurs. C’est, d’une certaine manière, ce que prononce Tilbury lorsqu’il explicite la pensée de Cardew : « Les gens peuvent être encouragés, inspirés, ou même cajolés, mais en fin de compte ils ont à être mis en confiance pour faire leur propre musique sur les bases de leur propre background, expérience et attitudes » (Tilbury, 1983). Treatise doit être considérée en ce sens par celui qui désire se prêter au jeu. La partition s’apparente alors au don, non pas d’un espace vide à remplir mais d’une trace qui devient dès lors le matériau d’une énonciation personnelle dans l’expérience esthétique d’une impression visuelle. Il y a bien un rapport sensible qui est privilégié, et qui en deçà des légitimations du faire encourage l’expression. L’expérience esthétique est ici sollicitée, à la manière de Dewey, dans sa capacité à transformer et à réaliser le sujet. Ça passe à l’acte. L’expérience esthétique devient active au sens où elle se réalise dans le faire et l’on rejoint ici, d’une certaine manière, ce que nous dit le compositeur Miereanu de la listen music : « Il [le musicien] improvise, et, en articulant des formants et des structures, il ne fait que communiquer son impression, dans sa réalisation personnelle, avec ses propres réactions envers ce modèle. Il conçoit ainsi une « musique pour l’écoute » (Miereanu, 1971).

24 Dans la continuité de ce qui vient d’être dit, il est sans doute important de considérer l’attitude adoptée par Cardew dans les années soixante-dix vis-à-vis de l’avant-garde. C’est dans un discours empreint de marxisme que Cardew dénonce les « révolutions de

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palais » auxquelles se complaît, selon lui, le ghetto avant-gardiste. Dans son essai Stockhausen Serves Imperialism, il critique de manière virulente l’illusion sur laquelle s’appuie la musique expérimentale dans sa prétendue implication sociale. À travers le constat du véritable fossé qui sépare la réalité de la classe prolétarienne des petits jeux chimériques de l’expérimentation, Cardew renie l’ensemble de l’avant-garde de Stockhausen à Cage. Comme le précise Bosseur, selon Cardew, John Cage « reflète le dynamisme superficiel de la société moderne ; son apparente indifférence, individualiste et élitaire, lui permet d’ignorer les tensions et contradictions qui produisent précisément le contexte social. En exaltant le non-contrôle, l’absence de relations déterminées entre les phénomènes, en rejetant en fin de compte toute responsabilité, tout rôle conscient de l’individu, J. Cage se coupe, par voie de conséquence, de la dialectique historique et des chances de développement qu’elle suppose, puisqu’il rejette finalement toute responsabilité, tout rôle conscient de l’individu » (Bosseur, 1999).

25 C’est principalement l’idéologie bourgeoise à laquelle participe implicitement l’avant- garde que Cardew critique. Dans la continuité de Feldman qui ironise sur l’engagement politique des compositeurs – « Beaucoup de compositeurs actuels sont, d’une certaine façon, engagés par le contenu politique de leur musique. Ils sont anti-bourgeois. En même temps, le seul public qui les préoccupe est le public bourgeois » (Feldman, 1998) – Cardew pointe les limites conceptuelles qui apparaissent dans les contradictions inhérentes à de tels discours. L’avant-garde ainsi considérée n’agit pas sur la réalité, elle s’en amuse, sa seule efficacité étant, comme le rappelle Bosseur à travers les propos de Cardew, de « distordre à loisir la réalité, la poser comme jeu, plaquer une logique sur une autre, agir par diversion et falsification » (Bosseur, 1993). Selon lui l’inconséquence pratique qui en résulte est à considérer activement et c’est en ce sens qu’il paraphrase Marx en attendant de l’art non pas qu’il décore le monde mais qu’il l’influence.

26 Si Cardew désavoue tout contre-discours académique, sa critique englobe également ses propres travaux et expériences des années soixante – période où il estime s’être fourvoyé. C’est la désillusion qui suscite notamment la dissolution du Scratch Orchestra. L’utilisation d’un « Scratch Book » comme réceptacle d’une écriture éthopoiétique n’y fera rien. Là où l’orchestre établit ses principes fondateurs dans la réalisation d’une démocratie idéale surgissent les nombreux paradoxes inhérents à une telle organisation : en théorie intégration, grégarisme et rejet de l’institution et en réalité isolationnisme et sponsors institutionnels 15. Ainsi, Cardew dévoile l’impasse d’une action enracinée dans la contradiction : « Le Scratch perpétue le courant de l’art pour l’art, réservé à l’establishment, en une pratique qui se veut au-dessus des classes sociales ; à travers un nihilisme apparent » (Bosseur, 1999).

27 En ce qui concerne Treatise, Cardew n’est pas plus tendre, il juge la partition comme incohérente, paradoxale et subversive. La notation graphique apparaît alors comme un simple substitut de composition qui mystifie des symboles vides de sens et confond celui qui tente d’en trouver. La partition géante et qui nécessita quatre années de travail est finalement considérée à travers cette autocritique comme une perte de temps et une occupation vaine qu’il revendrait volontiers à un prix exagéré. Là où l’on devait supposer initialement l’ouverture, le compositeur rétorque qu’il ne s’agit que de chimères : « Dans l’exécution, la partition Treatise est de fait un obstacle interposé entre les musiciens et le public. Derrière cet obstacle, les musiciens improvisent, mais, au lieu d’improviser sur la base d’une réalité objective et d’en communiquer une partie au

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public, ils se préoccupent de cet artefact contradictoire : la partition Treatise. Ainsi, Treatise ne résulte pas seulement de l’incarnation d’idées erronées, mais empêche effectivement de s’établir une communication entre les musiciens et ceux qui les écoutent » (Cardew, 1976). Selon John Tilbury, si le compositeur n’a pas changé de point de vue sur ce que peut représenter l’avant-garde, il serait revenu en partie sur ses considérations concernant Treatise, acceptant notamment, sur l’invitation de Keith Rowe, de l’interpréter une nouvelle fois aux côtés d’AMM 16.

28 Quoi qu’il en soit, cette autocritique a le mérite de dévoiler des paradoxes qui généralement s’étouffent dans le non-dit. Nous pouvons également signaler que l’ambiguïté inhérente à la nature même de ces œuvres s’accompagne d’emblée d’un dualisme concernant leur utilisation. Bosseur pense, par exemple, qu’il est sans doute un peu trop simpliste et arrangeant de vouloir classer ces expériences graphiques dans « la panoplie des accessoires soixantes-huitards », ne serait-ce que par leur qualité didactique, suscitant la prise d’initiatives, « permettant de passer outre les clivages entre les différents types et niveaux de formation musicale et de favoriser toutes sortes de courants d’échange » (Bosseur, 1993). Philippe Drogoz souligne quant à lui, à travers son expérience d’enseignement au conservatoire de Montreuil, le jeu des références qui intervient en partie comme légitimation d’une création personnelle. Son propos concerne précisément les partitions-textes mais nous pouvons facilement l’appliquer aux partitions graphiques : « Il me semble préférable de les faire travailler [les étudiants] sur des idées à eux que sur des partitions verbales qui souvent n’aident pas le travail. Il y a un côté un peu mythique à employer des pièces de Stockhausen par exemple, comme Aus den Sieben Tagen. Il faut arriver à son propre texte » (Drogoz in Levaillant, 1981).

Usages de la partition graphique dans la scène improvisée

29 La partition Treatise connaît aujourd’hui une certaine popularité sur la scène de l’improvisation libre. En effet plusieurs groupes ou réunions spontanées l’interprètent en concert ou l’enregistrent sur disque. Ainsi Mimeo 17 (Music In Mouvement Electronic Ochestra) n’hésite pas à convoquer la partition en live afin de concentrer l’improvisation collective. Formanex dédiait encore récemment la totalité de ses performances à Treatise et en a réalisé trois enregistrements (dont le dernier avec AMM). En octobre 2002 sept guitaristes dont Keith Rowe, Otomo Yoshihide et Taku Sugimoto se réunissaient en ce sens lors d’un festival à Tokyo et dernièrement – septembre 2003 – quelques musiciens, dont Burkhard Beins, Axel Dörner et Andrea Neumann de l’ensemble Phosphor, se rassemblaient aux Instants Chavirés autour de six pages de Treatise.

30 S’il ne s’agit pas là de présenter un tel engouement comme phénomène de mode, nous pouvons tout au moins – compte tenu de la communauté réduite que constitue l’improvisation libre – l’appréhender au delà du seul symptôme. Nous devons également préciser qu’il ne s’agit pas dans la suite de cet article de prendre position quant au bien fondé d’une telle démarche, mais de tenter, à travers l’analyse, de saisir

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ce en quoi l’interprétation d’une partition graphique peut nous renseigner sur certains des aspects de l’improvisation contemporaine et des discours qu’elle véhicule.

31 Il n’y a sans doute rien d’étonnant à ce qu’une œuvre comme Treatise soit autant sollicitée aujourd’hui et cela même si cette dernière est profondément liée, dans son élaboration, à la singularité d’un contexte précis – celui des années soixante avec ses multiples remises en cause et révolutions artistiques. C’est bien là le propre de toute œuvre inscrite dans un répertoire, à la seule différence peut-être que ces partitions par leur caractère d’ouverture réclament implicitement une interprétation de ce temps, c’est-à-dire, comme le remarque si justement Costin Miereanu, une interprétation inscrite dans la singularité même d’une « actualité » : « Nous avancerons, avec la précautionneuse certitude que donne l’intuition, que des époques futures pourront réaliser à partir d’une composition en texte écrite en 1968 ou 1973, des versions parfaitement envisageables, et de plus dans un « style concret » qui sera de leur avant- garde. En tout cas, ce langage que nous nous efforçons aujourd’hui de constituer devra absolument être sauvegardé et transmis comme manifestation de virulente avant- garde » (Miereanu, 1973). Cependant nous devons également préciser que ce n’est pas l’utilisation dans le jeu d’une partition de l’avant-garde des années soixante qui établit de ce fait une qualité « avant-gardiste » à l’interprétation – tant est que l’on puisse encore employer ce terme. Une partition comme Treatise n’est d’ailleurs pas explicitement dédiée à l’expérimentation. Quiconque en ayant connaissance et éprouvant quelques sympathies pour la notation expérimentale peut en théorie se prêter au jeu de l’interprétation improvisée. En réalité il s’agit la plupart du temps de musiciens issus de l’improvisation ou plus généralement de ce que l’on appelle – faute de mieux – la musique expérimentale 18.

32 Dans un autre registre nous pourrions également nous interroger sur la légitimation déjà évoquée qui peut accompagner l’interprétation de ces pièces désormais inscrites dans l’Histoire. Au delà du « côté un peu mythique » tel que le formule Philippe Drogoz, nous pourrions concevoir la partition comme prétexte, c’est-à-dire comme ce qui à la manière d’un « déclic » autorise ou permet l’improvisation. Le compositeur Luc Ferrari, par exemple, en parle en ces termes : « Ce qui est curieux, c’est que ce type de partition, une fois diffusée sur le marché, n’appartient plus à personne. Tautologos III, partition de texte, éditée en Allemagne, est énormément jouée. Mais je ne suis pas au courant, les musiciens qui la prennent en compte n’ont nul besoin de moi ; je l’apprends uniquement par les droits d’auteurs, puisque paradoxalement c’est à moi qu’ils reviennent. Ce texte sert de prétexte à un groupe pour se réaliser comme groupe, plus qu’à fournir une matière à interpréter » (Ferrari in Levaillant, 1981, nous soulignons). Si l’on peut, d’une certaine manière, comprendre l’utilisation de ces partitions comme « aide » à la réalisation pour des groupes jeunes et non-reconnus au sein d’un réseau, il est sans doute réducteur de ne l’envisager qu’en ce sens. De même il est nécessaire de l’appréhender différemment pour des musiciens « consacrés » (ce qui est le cas de la majorité des musiciens susmentionnés). « La matière à interpréter » ressort-elle davantage lorsque le groupe ou les musiciens se sont réalisés ?

33 À la question posée aux différents membres de Mimeo suite à une performance de 24h durant laquelle ils avaient notamment interprété quelques pages de Treatise : « Comment se conçoit votre rapport à des pièces préétablies comme Treatise de Cardew ? » (Bruit Blanc, 2000), les réponses s’articulaient essentiellement autour de deux axes. Premièrement le rapport au collectif : « canaliser l’énergie », « fixer des

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retrouvailles collectives » (Noetinger) et deuxièmement le rapport à la contrainte : « cette pièce met l’imagination sous contrainte, c’est radical », « elle vous renvoie à vous même » (Prins), « j’aime cet état de concentration détendue, issu du fait que l’on est plus sous la pression permanente d’inventer des choses originales » (Wettstein).

34 Il s’agit donc, selon les musiciens, d’une part de se retrouver autour d’un objet commun afin d’organiser le jeu collectif. Si la partition suscite l’improvisation, elle est censée également, en tant que partition, assurer une cohérence collective. Comme l’exprime très clairement Thomas Lehn, un des musiciens de l’orchestre : « De par mon expérience plus il y a d’intervenants, plus l’improvisation devient difficile à tenir […] » (Bruit Blanc, 2000). La partition en tant qu’élément partagé permet alors dans l’improvisation de « palier » au nombre important de musiciens. Elle catalyse ainsi dans la durée les individualités du collectif. Mais est-ce à dire qu’elle favorise l’écoute ? Et pourtant l’Histoire est là pour nous rappeler que de nombreux ensembles, surtout dans les années soixante et soixante-dix, improvisaient sans difficulté et en l’absence du moindre support même asignifié.

35 D’autre part la partition comme contrainte apparaît paradoxalement comme promesse de liberté. Il s’agit là, nous dirait Valéry, « de trouver la sensation de ‘‘liberté’’ dans la contrainte que l’on s’impose… en vue d’autres avantages » (Valéry, 1977). L’improvisateur tente d’une certaine manière de s’assujettir aux graphiques qui, dans l’absence d’un sens défini, s’installent définitivement dans les registres de la poésie et du symbole. L’improvisateur-interprète devient celui qui poétise un « signifiant sans signifié ». Ce rapport de contrainte est très intéressant, d’autant plus lorsqu’il se dévoile dans l’improvisation – cette même improvisation, là encore, qui dans le radicalisme initial de l’acte déniait les supports. Nous rejoignons d’ailleurs là ce que pouvait exprimer Cornelius Cardew en citant Wittgenstein : « Et si vous jouez à un jeu, vous adhérez à ses règles. Et c’est une chose intéressante que les gens fixent des règles par plaisir, et qu’ensuite ils y adhèrent 19. » Ainsi la contrainte donne corps au jeu, ici la partition, là son absence. C’est à travers elle seulement qu’une certaine épaisseur se constitue, légère densité où la liberté pourra s’épanouir : plaisir d’inventer sur la trace.

36 Ainsi la partition Treatise dans les rapports au collectif et à la contrainte qu’elle induit, se constitue en code, non pas scientifique mais qui, par analogie, autorise la mise en place d’une communauté de code telle qu’a pu la définir Foucault, c’est-à-dire qui s’organise autour d’un commun accord. C’est d’ailleurs précisément en tant que telle et à travers la communion que la partition peut ici s’évanouir pour laisser place de nouveau à l’improvisation collective seule : en témoigne ce souvenir récent de sept musiciens concentrés et installés sur une scène garnie d’autant de pupitres et qui pour sans doute mieux s’imprégner des quelques pages présentées gardèrent leurs yeux fermés. Comment comprendre alors la convocation dans le jeu d’une telle partition ? S’agit-il de faire appel à un support historique consacré afin de retrouver les premiers souffles d’une liberté ? Ou même de le consacrer en vue d’une autre histoire ? De varier les plaisirs ou encore de s’inscrire dans une tradition ?

37 La constitution d’une tradition n’est peut-être pas étrangère au propos. En avril 2001, par exemple les deux groupes AMM et Formanex chacun muni d’un invité se réunissaient au festival Musique Action pour interpréter Treatise à l’occasion de l’anniversaire de la mort du compositeur. En dehors d’un rapport de tradition, la popularité d’une partition comme celle-ci dépasse de toute façon l’engouement pour ses seules qualités plastiques. Interpréter Treatise de Cornelius Cardew n’est précisément pas la même chose que

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d’interpréter toute autre expérience du même type. Nous pourrions alors nous interroger sur le degré de prise en compte et d’adhérence au discours inhérent à l’œuvre même. Certes les pratiques parlent d’elles-mêmes, mais au-delà du jeu nous pouvons préciser que la plupart de ces musiciens (et plus globalement la scène de l’improvisation libre) revendiquent un engagement politique. L’engagement total apparaît sur un double niveau : musical et politique 20.

Esthétique et politique

« Les arts ne prêtent jamais aux entreprises de la domination ou de l’émancipation que ce qu’ils peuvent leur prêter, soit, simplement, ce qu’ils ont de commun avec elles : des positions et des mouvements des corps, des fonctions de la parole, des répartitions du visible et de l’invisible. Et l’autonomie dont ils peuvent jouir ou la subversion qu’ils peuvent s’attribuer reposent sur la même base. » (Rancière, 2000)

38 L’utilisation d’une partition comme Treatise sur la scène des musiques improvisées n’est sans doute possible que dans la mesure où celle-ci ne se pose pas en contradiction avec les différents principes fondateurs d’une pratique de l’improvisation. Nous l’avons vu, l’« interprétation » de l’œuvre graphique se situe dans la nécessité même d’une énonciation personnelle. Elle n’impose pas un texte mais s’offre à l’attente. Comme le rappelle Eddie Prévost, l’improvisation qu’elle suscite est « plus inspirée et guidée que dictée et contrôlée » (Prévost, 1995). Mais l’identification se donne également à entendre dans ses préceptes philosophiques, politiques et sociaux : d’une part, support disponible aux pratiques de liberté et d’autre part, et à travers ces pratiques contestation d’une réalité et d’un système considérés comme aliénants. L’appropriation ne s’effectue donc que dans l’adéquation, même partielle.

39 Différentes logiques se mettent alors en place au sein du réseau qui consistent généralement à résister, échapper ou encore transformer le dit système. Ce système n’a pas changé ou peu, c’est toujours celui des institutions dominantes, des industries culturelles et plus généralement d’un régime d’économie politique spécifique, qui dans le champ de la création musicale impose, selon ces musiciens, les règnes respectifs des musiques institutionnelles et de marketing. Ainsi le radicalisme de la pratique de l’improvisation se retrouve bien souvent à l’unisson avec celui du refus d’une telle hégémonie. Et s’il existe à n’en pas douter une certaine positivité intrinsèque à ces attitudes, elles s’expriment généralement aussi dans « cette extraordinaire illusion narcissique », selon l’expression de Louis Janover, qui symbolise tant la modernité : « Tout en s’en défendant, et presque tous dans les mêmes termes, groupes et individus agissent et parlent comme si eux seuls échappaient aux effets de l’aliénation dont sont victimes les autres » (Janover, 1980).

40 Dans bien des critiques se manifeste la dissymétrie entre un paradigme qui se déploie sur scène et la réalité des activités. Emmanuel Carquille dans un récent article 21, par exemple, exprime clairement ces antagonismes – voir ces « agonismes ». L’auteur explicite différents comportements – « phénomène d’alignement », « jeu de cautions croisées » ou encore « parrainage » – comme autant de contradictions internes au réseau. On y constate la reproduction, au sein de ce qui tente de se constituer en alternative, des attitudes et des valeurs d’un système initialement rejeté : « Ici semblent se jouer les mêmes enjeux, à l’échelle près, et cette échelle rend par ailleurs plus fragile l’édifice, et plus dangereuse l’analyse. La grande différence, peut-être, résiderait dans

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l’idée de départ, d’une contestation des valeurs commerciales de la musique grand public, et de sa pollution sonore, mettant en avant un certain goût du risque, et une énergie constamment renouvelée afin de défendre des musiques rares, aventureuses et peu représentées, voire une idéologie du sonore. Cela serait la fin, mais quant aux moyens, ils semblent assez comparables » (Carquille, 2002).

41 On envisage alors facilement comment la manifestation d’un refus par reproduction ne peut que renforcer un système. Mais en même temps et par delà les alliances, conflits et consécrations de personnes morales, ce type de réseau ne cesse de formuler dans son activité l’éventualité d’une alternative. Dans la continuité de l’analyse, il serait sans doute intéressant de saisir dans quelle mesure se manifeste également l’ouverture axiomatique d’une pratique comme l’improvisation. Si elle est censée apparaître d’elle- même dans l’action, de par son caractère performatif et si elle est réaffirmée à travers des discours, qu’en est-il, par exemple, des rapports qu’elle entretient avec les autres musiques actuelles ?

42 Pour revenir à ceux qui surgissent de la relation entre improvisation contemporaine et partition graphique, nous pourrions en dernier lieu tenter de concevoir les temporalités qui s’y dévoilent. L’improvisation est, rappelons-le, une musique « au présent », qui s’évanouit dans son énonciation. La partition graphique, quant à elle et quelles que soient les projections qu’elle suggère, reste un objet daté et appartient en ce sens « au passé ». Nous pourrions dire alors que l’improvisation en convoquant, dans la pratique, des œuvres du passé se constitue en histoire. Or celle-ci, en tant que construction du passé, apparaît toujours « comme le résultat inattendu de visées immédiates et pragmatiques » (Douglas, 1999). On se souvient, on commémore et on célèbre afin de structurer et de servir le présent – l’action présente. La convocation d’éléments du passé aide à pérenniser et permet la durabilité d’un ordre social, c’est-à- dire de valeurs partagées par une communauté. Ainsi l’improvisation se joue dans une diversité temporelle : en tant que pratique elle entretient un rapport au temps essentiellement sous la forme du présent inchoatif et en tant que communauté elle réinscrit la mémoire dans l’organisation du temps qu’elle permet.

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NOTES

1. Sur le concept de Genette et son utilisation dans l’analyse des partitions : cf. Escal F. (1996), p. 25-44. 2. Remémorons-nous à ce sujet les propos de Valéry : « Le ‘‘déterminisme’’ nous jure que si l’on savait tout, l’on saurait aussi déduire et prédire la conduite de chacun en toute circonstance, ce qui est assez évident. Le malheur veut que “tout savoir” n’ait aucun sens » (Valéry, 1977). 3. Rappelons seulement que si l’ambiguïté a toujours participé au signe, elle a été, à quelques périodes, clairement envisagée dans sa positivité même : au IXe siècle avec les neumes qui représentent un mouvement, indiquent une direction du grave à l’aiguou inversement. Il s’agit là plus d’une représentation spatiale qui pourra dans l’interprétation servir d’aide-mémoire au musicien. Il y aurait également l’ornementation, ou encore « la pratique des notes inégales ». On pourra se référer respectivement à l’article de Mussat M-C. (1983), Mayer-Brown H. (1991), et aussi Machabey A. (1971). 4. « Ce qui est le silence n’est pas le Rien qui meuble l’intervalle entre les sons, mais le Dire de ce que les sons ont à dire. Le silence fait de la musique un langage d’avant le langage – le bruissement de ce qui advient. Et ce qui advient s’empare de nous, donne à la musique, et de là au musicien, leur détermination ; Cage l’appelle Indeterminacy », (Charles, 2002). 5. On pourrait par exemple imaginer le cas limite d’une partition « graphique » de type monochrome ou même d’une toile vierge. Nous devrions alors considérer qu’une toile blanche subit les désagréments du temps comme n’importe quel objet – c’est son devenir-ruine. À ce sujet, et dans le registre des arts plastiques, nous pouvons citer les Ultimate Paintings de Reinhardt comme exceptions non réalisées car censées être repeintes et restaurées après chaque exposition et qui se définissent comme des peintures « impossibles à voir », Cf. Riout D. (2003). 6. « All this will mix with other sounds or voices which rise in the traffic or the weather. We shall carry our personal acoustics through other spheres of sound. » (Schnebel,1969) 7. Morton Feldman dans un entretien : « La musique, je veux dire celle de John Cage et la mienne, est très sérieuse. Elle n’a aucun aspect éducatif, aucun aspect édifiant, elle ne cherche pas à plaire. C’est quelque chose d’autre, c’est tout. Notre musique n’a de rapport qu’avec la musique. » (Feldman, 1998, nous soulignons) 8. C’est qu’il est intrinsèquement lié à une certaine croyance : « J’ai toujours été un peu méfiant à l’égard du thème général de la libération, dans la mesure où, si l’on ne le traite pas avec un certain nombre de précautions et à l’intérieur de certaines limites, il risque de renvoyer à l’idée qu’il existe une nature ou un fond humain qui s’est trouvé, à la suite d’un certain nombre de processus historiques, économiques et sociaux, masqué, aliéné ou emprisonné dans des mécanismes, et par des mécanismes de répression. Dans cette hypothèse, il suffirait de faire sauter ces verrous répressifs pour que l’homme se réconcilie avec lui-même, retrouve sa nature ou reprenne contact avec son origine et restaure un rapport plein et positif à lui-même. » (Foucault, 2001) 9. Néologisme de Miereanu qui désigne, de manière générique, la tendance de l’époque dans son rapport à l’écriture musicale : « Renonçant à tout signe de la convention musicale classique, en faveur de la suggestion globale de l’énoncé poétique, il se présente comme un ‘‘inter-média’’ dont le domaine sera principalement une superposition de communication musicale et poétique, mais aussi d’image picturale et graphique. » (Miereanu, 1973)

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10. « Il n’y a aucune corrélation universelle entre les symboles de la page et les sons que les musiciens produisent. Cardew ne donna aucune indication de ce que ses graphiques pouvaient représenter. Plus tard, dans le Treatise Handbook, il proposa des réflexions sur la manière dont une situation musicale pouvait se développer. Rien cependant n’était consacré par l’usage. » (Prévost, 1995) 11. Au sens de J-M. Poinsot : « discours dont les artistes accompagnent leurs prestations esthétiques » ; « processus par lequel chaque artiste donne une image de son autorité, de ses propos, de l’œuvre à préserver » Cf. Poinsot J-M. (1999). 12. Citation tirée du livret du disque AMM, Combine + Laminates + Treatise ’84. Nous pouvons d’ailleurs préciser que cette citation apparaît presque systématiquement dans les programmes et pochettes de disque. 13. C’est notamment ce qu’a pu tenter Brian Dennis dans son article « Cardew’s Treatise (mainly the visual aspects) », Tempo, n° 177, June 1991, p. 10-16, où il analyse les éléments récurrents des 193 pages, à savoir la pagination, les 2 portées vierges et la lifeline pour les confronter en dernière partie au texte de Wittgenstein. 14. Considérons les propos de Cardew dans son passage à l’improvisation : « Je regarde maintenant Treatise comme une transition entre mes premières préoccupations avec les problèmes de la notation musicale et ce qui m’occupe à présent – improvisation et musical life. Le moment décisif a été ma participation à AMM, à la fois dans la composition de Treatise et dans ce que j’avais pensé à propos de la musique jusqu’alors. » (Cardew in Tilbury, 1983) 15. Cf. Tilbury (1983), p. 9. 16. Ibidem. 17. Cf. Apo 33 (2003). Cf. Bruit Blanc [Fanzine], Mimeo 2000, n. p. L’orchestre réunis 12 musiciens électroniques européens : Phil Durrant, Christian Fennesz, Cor Fulher, Thomas Lehn, Kaffe Matthews, Jérôme Noetinger, Gert-Jan Prins, Peter Rehberg, Keith Rowe, Marcus Schmickler, Rafael Toral et Marcus Wettstein. 18. À propos d’une telle dénomination, on pourra dire qu’elle regroupe de manière disparate l’ensemble des musiques qui échappent au triangle industriel-populaire-savant : 1) à la musique savante car étrangère à ses institutions, 2) à la musique populaire, car si bien souvent ses acteurs en sont issus, leur musique ne l’est pas, 3) à la musique industrielle ou de marketing par volonté et/ou défaut. Bernard Stiegler les appellent en citant Artaud « des coups de boutoirs ». Cf. Stiegler B. (2003). 19. Spirale de citations : John Corbett (1999) citant Cardew citant lui-même Wittgenstein dans le livret du disque, Cornelius Cardew : Treatise, Hat Hut. 20. Cf. l’étude réalisée aux Instants Chavirés, Roueff O. (2001). Dans cette étude, Olivier Roueff explique qu’il existe une certaine promiscuité entre la pratique de l’improvisation libre et le militantisme radical, les deux mondes sociaux proposant « des formes analogues d’actions et d’interrelations entre personnes ». 21. Cf. Carquille E. (2002), « Lieux communs », Revue & Corrigée, n° 54, Décembre, p. 17-25. Cet article s’inscrit dans la rubrique Utopies Socio-Sonores, présentée depuis le numéro 53 et qui tente de réfléchir sur les rapports qu’entretiennent l’art et la société. Dans le numéro 57, la rubrique devient un « cahier détachable » – Été 2003 – qui réunit témoignages et analyses autour du mouvement des intermittents.

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RÉSUMÉS

L’idée de cet article est née d’un simple constat, celui du regain d’intérêt que connaît aujourd’hui la partition graphique sur la scène de l’improvisation libre. Ce type de notation apparaît chez différents compositeurs dans les années cinquante et correspond, dans l’immédiat, d’une part, à un nouvel agencement des rôles d’interprète et de compositeur dans la création – qui n’est pas sans faire écho à tout un pan de l’histoire de la musique occidentale (légitime) comme aux rapports qu’entretiennent en son sein écriture et phonè – et d’autre part, à une nouvelle approche technique du phénomène sonore. La partition graphique a toujours entretenu des liens avec l’improvisation tant du point de vue de sa musicalité que des discours qu’elle sous-tend et, si elle suggère l’action, nous pouvons également supposer qu’elle suscite l’interprétation improvisée. À la suite d’un rappel des enjeux et du contexte liés à la nouveauté que constitue la partition graphique dans le champ musical des années cinquante-soixante, cet article tente d’analyser, au- delà du seul symptôme, les rapports que l’improvisation libre contemporaine entretient avec la notation graphique et plus précisément avec la partition Treatise du compositeur Cornelius Cardew. Nous verrons enfin ce que cette étude peut nous dire sur certains des aspects de la pratique de l’improvisation et des discours qui l’alimentent.

INDEX

Thèmes : contemporaine / contemporary classical music, expérimentale / experimental music, improvisée / improvised music Mots-clés : compositeur / composition / partition, création collective / interaction, improvisation Keywords : collective creation / interaction, composer / composing / score, improvisation Index géographique : Grande-Bretagne / Great Britain, Allemagne / Germany nomsmotscles Brown (Earl), Cardew (Cornelius), Schnebel (Dieter)

AUTEUR

MATTHIEU SALADIN

Matthieu SALADIN, était à l’époque de la publication de cet article doctorant en esthétique à l’université de Paris I. mail

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Frank Zappa ou le « fait musical total » Frank Zappa : the “Total Musical Fact”

Marc Perrenoud

1 Francis Vincent Zappa est né le 21 décembre 1940, il est mort le 4 décembre 1993. Élevé dans une famille de la petite bourgeoisie d’une petite ville du désert californien, le petit Frank passe des heures l’oreille collée au poste de radio familial. Il s’imprègne de tous les tubes doo-wop et rhythm’n’blues diffusés sur les stations locales. Batteur puis guitariste, il forme différents groupes éphémères avec des camarades de lycée, autodidactes comme lui. Se rapprochant de Los Angeles et San Francisco, il participe au début des années soixante à l’émergence du milieu alternatif, rachète un studio, devient producteur indépendant et renforce ses positions dans un réseau d’artistes que l’on ne tardera plus à qualifier de freaks. C’est de ce vivier que naissent les Mothers of invention, groupe phare de la scène californienne, puis américaine et mondiale dès 1969.

2 Ce parcours ne serait pas sorti du lot des histoires à succès qui forment un des piliers de l’industrie de l’entertainment si Zappa n’avait pas, dès l’âge de quatorze ans, nourri une passion littéralement incongrue pour la musique contemporaine et l’œuvre d’Edgar Varèse en particulier.

3 Johnny Guitar Watson et Varèse. Ces univers musicaux venant de directions opposées vont se catapulter entre les oreilles de Frank Zappa pour former la base musicale sur laquelle il pourra exprimer un sens du burlesque et de la critique sociale qui ne le quittera jamais. Trop lucide pour les hippies, trop potache pour l’école de Canterbury,

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trop sophistiqué pour le rock, Zappa a ouvert un espace musical sans équivalent dans la géographie des musiques contemporaines.

4 Dix ans après sa mort, ce texte court et forcément lacunaire est-il un hommage 1 ? Sans doute. Mais certainement pas une hagiographie. Plutôt une invitation à la rencontre d’un univers musical et la proposition d’une réflexion sur la singulière protéiformité d’une œuvre discographique colossale, l’inscription sociale de sa production et certaines modalités de sa réception hic et nunc.

Principe de totalité

5 La carrière musicale de Frank Zappa est principalement marquée par une volonté totalisante, presque encyclopédiste, servie par une immense versatilité (jamais inconstance mais bien art de la métamorphose). Celui qui fut un des compositeurs les plus prolifiques de sa génération a enregistré plus de soixante au cours desquels on retrouve presque tous les styles musicaux « populaires et savants » de la musique américaine plus ou moins entremêlés 2. Tous les albums de Zappa ont quelque chose de chimérique : dès les premiers temps des mothers, les pièces renvoyant à des univers musicaux traditionnellement incompatibles, voire opposés se succèdent ou se superposent. À titre d’exemple, on mentionnera la deuxième face de We’re only in it for the money (1968) qui enchaîne – en les liant d’extraits déformés de voix parlées – montage « bruitiste » radical et surf music instrumentale (« Nasal retentive calliope music »), chanson pop parodique (« Let’s make the water turn black », « Take your clothes off when you dance »), doo-wop décadent (« What’s the uggliest part of your body ? »), acid-rock californien (« The idiot bastard son », « Lonely little girl ») et pièce contemporaine pour orchestre, bande magnétique et percussions (« The chrome plated megaphone of destiny »). La plupart des faces gravées par Zappa entre 1967 et 1988 proposent une même versatilité, à tel point que l’esthétique du collage sonore est devenue une marque de fabrique. Zappa veut jouer toutes les musiques de son temps, et jouer avec elles. Certains albums donnent l’impression de passer littéralement en revue et à la moulinette la plupart des styles musicaux populaires de leur époque, c’est même le principe implicite du concept- Joe’s Garage. On trouve dans les différents orchestres de Zappa peut-être plus que chez quiconque ce mélange de technicité instrumentale et de dérision qui transforme le plaisir du jeu en jubilation de la virtuosité.

6 La notion même de virtuosité doit être entendue comme totalisante : il va s’agir le plus tôt possible – dès 1965 – de maîtriser (donc de pouvoir jouer avec) toute la chaîne de la production musicale. Après avoir travaillé quelques années avec Herb Cohen, Zappa assume seul la production de ses disques, il est compositeur, arrangeur, il dirige les répétitions et supervise les séances de mixage. Les pochettes d’albums sont la plupart du temps confiées à Cal Schenkel, graphiste attitré du UMRK 3.

7 En studio, les pistes se multiplient : prises instrumentales et vocales, overdubs, matériel préalablement enregistré (inédits), tout est matière à alimenter la boulimie zappaïenne. Les musiciens sont souvent tenus de faire preuve d’une rigueur inusitée dans le champ du rock, c’est ce qui amènera Zappa à se séparer progressivement de l’effectif originel des Mothers pour faire appel à de jeunes instrumentistes dans la carrière desquels il jouera souvent un rôle déterminant (George Duke, Terry Bozzio, Jean-Luc Ponty, Steve Vai etc.). Jouer avec Zappa, c’est mettre sa virtuosité au service d’un compositeur

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exigeant mais c’est aussi faire partie d’un groupe en tournée six mois par an à travers le monde. Zappa ne veut pas de petits soldats au garde-à-vous, il compose et met en scène un show théâtralisé dont les musiciens sont aussi les acteurs. Il est hors de question que quiconque se présente sur scène avec une partition : le répertoire doit être intériorisé par chacun pour pouvoir être interprété avec le plus grand détachement et la plus grande intensité.

8 Pour certains musiciens, le travail instrumental est augmenté du chant. Frank Zappa ne prend qu’assez rarement la voix lead, laissant à d’autres les acrobaties qu’il écrit 4. Affectionnant particulièrement le registre baryton-basse, il multiplie les répons, les commentaires (« That’s right ! »), use largement du Sprechgesang pour mieux transformer les disques en « film[s] pour vos oreilles » (Zappa, 1989).

9 Là encore, le principe de totalité est à l’œuvre : Zappa est attiré par le concert théâtral, la comédie musicale, l’opéra-rock et la création cinématographique (à part 200 Motels, la plupart de ses projets de films n’aboutiront pas ou seront distribués de manière confidentielle) dans la mesure où ces formes lui permettent de multiplier les personnages et les situations pour donner toute sa dimension à l’esprit de satire sociale qui l’anime depuis les premiers temps à Laurel Canyon.

10 On l’a dit, la virtuosité et la protéiformité mises au service d’un principe encyclopédiste sont toujours chez Zappa associés à la dérision. Les chansons d’amour ne l’intéressent pas : « I think one of the causes of bad mental health in the United States is that people have been raised on ‘love lyrics’« (Zappa, 1989). C’est en tant que commentateur social qu’il écrit la plupart du temps, revendiquant la rupture avec tout conformisme idéologique.

11 La majorité des compositions de Zappa comporte des attaques lancées contre l’Amérique « WASP » consumériste et bien-pensante. Les paroles, les titres, les pochettes, tout contribue à inscrire les premiers albums de Zappa avec les Mothers of invention dans la frange contestataire des mouvements freaks et hippie (Country Joe Mac Donald, The Fugs, voire Jefferson Airplane par certains aspects), mais F. Z. entretient aussi avec vigilance un rapport critique au conformisme de son propre « camp ». En effet, après deux premiers albums (Freak out ! et Absolutely free, resp. 1966 et 67) à l’esprit « purement » freak, Zappa et les Mothers partent à New York pour monter le show « Pigs and repugnants » qu’ils jouent plusieurs mois au Garrick Theatre et c’est après cette parenthèse dont on peut penser qu’elle a renforcé la distance critique du compositeur vis-à-vis du milieu californien qu’ils enregistrent We’re only in it for the money dont la pochette parodie celle du Sgt Pepper des Beatles et dont certaines chansons sont étonnantes de causticité 5. Cette posture « réflexive » ou du moins auto- ironique marque toute la discographie de Frank Zappa et on en retrouve l’affirmation dans les titres même de plusieurs albums : We’re only…(1968), Just another band from L.A. (1972), Shut up’n play yer guitar (1981), Jazz from hell (1987), Does humour belong in music ? (1987), The best band you never heard in your life (1991), You can’t do that on stage anymore (1992).

Principe d’amphibologie

12 Par son ambition de jouer toutes les musiques pour moquer tous les conformismes et par les moyens qu’il se donne pour la réaliser (versatilité, collages), on peut parler chez Zappa d’une esthétique de la saturation. Néanmoins, cette posture se révèle souvent

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génératrice d’ambiguïtés, soulignant des oppositions internes à l’univers zappaïen en voulant les masquer par la saturation musicale et sémantique. Les « grands auditeurs » de Zappa interrogés (voir plus loin) dégagent régulièrement une opposition entre son travail orchestral et ses soli de guitare.

13 Les arrangements de Zappa sont très rigoureux, imposant des « mises en places » terriblement complexes, recourant souvent aux polyphonies et polyrythmies ainsi qu’au Zapping musical : véritables déferlements de flashes musicaux de quelques secondes, enchaînés selon la volonté du chef. Zappa a mis en place un système gestuel de direction d’orchestre (combinaisons de signes de la main) lui permettant de modifier en temps réel des arrangements et des suites instrumentales. De fait, le décalage avec ses interventions en solo peut sembler paradoxal. Les improvisations de Zappa à la guitare semblent participer totalement de la figure du guitar-hero émergée dès la fin des années soixante. Longues envolées sur un accompagnement basse/batterie/claviers harmoniquement minimaliste mais parfois très complexe rythmiquement, certains des soli de Zappa (fin des années soixante-dix, début 1980) sont rassemblés et montés bout à bout sur une série d’albums au nom révélateur (Shut up and play yer guitar, 1981). Pourtant cette dualité est portée et semble-t-il parfaitement assumée par Zappa depuis 1960. À vingt ans il s’était fait imprimer des cartes de visite le présentant comme composer/master blues guitarist. Le jeu de guitare de F. Z. évolue et s’enrichit considérablement entre le début des années soixante et la fin des années quatre-vingt où, fatigué et diminué par la maladie, il abandonne les tournées puis la pratique guitaristique.

14 Les premiers enregistrements témoignent déjà d’une technique de jeu « brisée », atypique, où alternent licks classiques du style blues-rock (travail autour de la gamme pentatonique mineure et de ses blue notes) et dérapages contrôlés vers des territoires qui prennent des allures de plus en plus exotiques au fil du temps : introduction des gammes altérées, diminuées, puis de la gamme par tons qui donnera à ses interventions en solo une couleur lydienne très particulière dans certains enregistrements des années quatre-vingt. Zappa ne phrase jamais « jazz » (pas plus qu’il n’y a de passage « jazz » [chabada + walking bass] dans l’orchestre 6), sous ses doigts le legato devient convulsif : pas de douces appoggiatures mais de grands intervalles plutôt abrupts (tierce majeure, quarte juste ou augmentée). Son utilisation croisée des bends et du vibrato mécanique inspire la génération des guitaristes ultra-virtuoses des années 1980-1990 au premier rang desquels Steve Vai, membre de l’orchestre en 1981/1982. Le son du guitariste varie selon les modèles utilisés et surtout les périodes : plutôt Gibson SG Custom, saturation et wah-wah dans les années soixante-dix et plutôt Fender Stratocaster, son clair avec léger chorus et flanger à la fin des années quatre-vingt. Plus qu’un son « à lui », Zappa élabore un jeu inimitable et s’approprie le son de son époque.

15 Comme le son de guitare, l’orchestre est protéiforme mais toujours inscrit dans son époque : le tambourin marque tous les temps en 1969, la basse est slappée en 1979, la caisse claire est réverbérée et la grosse caisse étouffée en 1988. De même, le temps a permis à Zappa de parfaire les moyens techniques/humains à sa disposition, tant au niveau individuel comme guitariste que dans le collectif de l’orchestre pour réaliser un projet artistique dès le départ très exigeant. L’évolution du personnel des groupes de Zappa vers une plus grande compétence technique individuelle et une moindre inscription dans les espaces de sociabilité proches du compositeur (freaks californiens, jazz contemporain) peut être interprétée comme une forme de rationalisation des

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rapports internes à l’orchestre qui n’est d’ailleurs pas sans rappeler le passage d’une solidarité mécanique (de potes) à une solidarité organique (de postes) observée par Emmanuel Brandl dans le champ contemporain des musiques amplifiées en France 7.

16 De fait, la distorsion paradoxale qui apparaît au premier abord entre les parties orchestrales et les moments de solo du guitariste ne résiste pas à un examen approfondi du matériau musical et de son inscription socio-esthétique. L’orchestre est excellent, il le sait et en joue, de même pour le guitariste qui joue avec la figure du guitar-hero. Ainsi, parties écrites et soli relèvent d’une connaissance et une reconnaissance du plaisir de jouer le jeu dans les règles, mais ces deux phases musicales apportent tout autant l’une que l’autre les preuves d’une capacité à être à la fois dedans et dehors. Un humour parodique qui poussé aux limites extrêmes de l’engagement virtuose finit par ressembler à un hommage. Sous le signe de l’oxymore, la musique de Zappa met à l’épreuve un humour sérieux et se joue avec un intense détachement.

17 D’un point de vue intellectuel et politique, les mêmes ambiguïtés semblent se manifester dans l’univers zappaïen. Straight edge accusé de pornographie 8, philosophe dada de la « continuité conceptuelle », malgré sa capacité à commenter de manière très lucide les aberrations de l’Amérique de son temps, Zappa ne semble jamais en mesure de développer une pensée politique sinon originale du moins vraiment argumentée. Celui qui a attaqué les « plastic people », les « Bobby Brown », les « disco boys » et les « Valley girls » n’est pas un révolutionnaire, il se définit même à la fin des années quatre vingt comme un « conservateur pragmatique » (Zappa, 1989). En fait, ses prises de positions publiques en matière de politique et d’économie sont assez banales et en font plutôt un social-démocrate teinté de libéralisme. Après la chute du mur, Zappa s’intéresse aux ex-pays de l’Est et c’est en homme d’affaires qu’il y fait plusieurs voyages. Avec son projet de présenter sa candidature à l’élection présidentielle de 1992, c’est cette dimension politique, position un peu inattendue parce que finalement très « respectable » qui domine la fin de sa vie. Zappa est-il simplement passé dans un lent retournement de veste de la provocation freak à une posture résolument normative ? Une autre interprétation est possible.

18 Au vu de la forme que prennent généralement les « provocations » de Zappa, on pourrait dire de l’inscription sociale de son œuvre amplifié qu’elle relève en partie du « goût vulgaire revendiqué » dont parle Luc Boltanski dans un article célèbre consacré au champ de la bande dessinée (Boltanski, 1975). À propos de l’émergence d’auteurs issus des fractions cultivées des classes dominées (les équipes de Pilote et Hara-Kiri), Boltanski voit la revendication de ce « goût vulgaire » comme une défense, un paravent de la « relation en porte à faux à la culture dominante » (p. 54). De même l’esthétique de la saturation chez Zappa peut-elle être analysée comme une manière de brouiller les pistes de la légitimité culturelle en imposant un nivellement formel. L’évolution de la carrière de Franck Zappa laisse d’ailleurs penser que l’idiome rock, aussi bien dans ses formes musicales que dans ses modes de sociabilité, le satisfait de moins en moins. Passé les années soixante-dix (et ses 40 ans), après le punk, Zappa ne fait plus avancer le rock. Ses tournées continuent à remplir les stades et offrent un spectacle toujours mieux rodé musicalement, les textes du show étant alimentés par les aventures politico-judiciaires (PMRC, révérend Swaggart) du compositeur. Il va vers le heavy metal sans conviction 9 mais surtout vers la programmation électro-informatique du Synclavier (Jazz from hell, 1987). Zappa est déjà relativement familier des musiques électroniques (Varese), il utilisait des machines bien avant la formation des Mothers et

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les traitements sonores de We’re only in it… inspirent encore certaines musiques électroniques d’aujourd’hui. Les débuts de l’informatique musicale semblent l’intéresser mais s’il utilise quelques samples à la fin des années quatre-vingt pour sa dernière tournée amplifiée, il n’ira plus jamais vers l’expérimentation électro ni ne tentera de s’approprier la techno alors émergeante (il est d’ailleurs difficile d’imaginer Frank Zappa confronté à un sound system). L’habitude elle aussi ancienne (Lumpy Gravy, 1967 ; London Symphony Orchestra, 1983 ; The Perfect Stranger, 1984) de travailler avec des orchestres classiques se renouvelle enfin en 1992/1993 avec la commande de l’Ensemble Modern. Devenu conseiller personnel de Vaclav Havel (vieil amateur de ce rock interdit naguère), business man et compositeur « savant » reconnu, Frank Zappa à cinquante ans passés semble avoir conquis la légitimité culturelle à laquelle il a peut- être aspiré toute sa vie, caché derrière cet encyclopédisme à l’humour potache qui, conscient de son cruel manque de légitimité, ressemble à une forme boulimique de la « bonne volonté culturelle » (Bourdieu, 1979). The Yellow Shark sort en novembre 1993, quelques jours avant la mort d’un Zappa pathétiquement diminué par le cancer.

2003 réceptions

En France, la compréhension très limitée des lyrics polysémiques par le public a vite amené Zappa à mettre l’accent sur les parties instrumentales lors de ses concerts et c’est avant tout en tant que virtuose de la forme musicale qu’il est reconnu chez nous.

19 De fait, aujourd’hui encore, Frank Zappa reste une figure tutélaire pour de nombreux musiciens et mélomanes. Toutefois, on connaît et on aime un Zappa (celui des Mothers, l’alchimiste fusion des années soixante-dix, le patron rocker des années quatre-vingt, le compositeur contemporain) parfois plusieurs, mais rarement tous également 10. Construisant ses goûts et dégoûts à l’intérieur même de l’œuvre encyclopédique, on peut même aller jusqu’à un violent rejet de certaines parties ou certaines époques. Pour Hervé (batteur, 35 ans 11) grand auditeur de Soft Machine mais aussi de Weather Report, musicien de jazz et improvisateur, le grand Zappa est celui du milieu des années soixante-dix, le moins apprécié celui des années quatre vingt pour le son « artificiel » du groupe et du batteur Chad Wakerman. Claude (saxophoniste, 42 ans) apprécie particulièrement le Zappa guitariste « pour le son et le phrasé », les parties d’ensemble lui apparaissant souvent gratuites et « peu touchantes ». Pour Nicolas (vibraphoniste, 43 ans) c’est l’inverse : la musique écrite par Zappa est fabuleuse mais il s’épanche trop dans ses soli de guitare et devient vite lassant. Vincent (trompettiste, « électroniste », 26 ans) ne goûte que les aspects symphoniques et électroniques du travail de Zappa, il ne s’intéresse pas au rock ni à la fusion. Thierry (luthier, 38 ans) ne va vouloir écouter que le Zappa rock/hard rock de la fin des années soixante-dix, début 1980, laissant apparaître une moue dubitative quand la musique devient trop « bizarre »…

20 Autour de ces différentes facettes, Zappa réunit jazzmen et rockers, ayant même pour certains joué un rôle fondamental de passeur. Béatrice Madiot souligne très justement l’importance du jazz-rock comme point de passage du rock au jazz chez de nombreux musiciens nés après 1960 (Madiot, 91). Zappa est probablement un des « non-jazzmen » (il n’a jamais vraiment pratiqué l’idiome jazz avec lequel il entretient des rapports ambigus) les plus respectés par les « musiciens de jazz » venus du rock : sans jamais établir de grandeur interstylistique, il leur a permis de passer les frontières et surtout

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d’aller au-delà de la musique « faite pour eux » pour devenir peut être plus pleinement musiciens. En jouant autre chose que ce qu’ils écoutaient, ils sont sortis d’une situation de reproduction mimétique pour passer de la posture du musiqué à celle du musiquant 12, non plus seulement agi par son goût d’auditeur mais aussi et surtout par la conscience de son statut de producteur autonome.

21 Il faudrait s’attacher à bâtir une typologie des réceptions de la musique de Zappa, au- delà des publics musiciens convoqués ici. Il est probable qu’à l’instar d’autres entreprises artistiques guidées par un principe de totalité (celle de Georges Perec par exemple), l’œuvre de Zappa n’a engendré que peu de fans au sens classique et dans l’acception exclusive du terme et il est difficile d’imaginer qu’une partie de son public a construit consciemment et formellement sa célébration dans la mesure où le caractère réflexif et ironique de ses productions semble interdire la constitution d’un fan club, du moins sur le modèle de ceux décrits par Philippe Le Guern (Le Guern, 2002). Si l’œuvre est l’objet d’un « culte », celui-ci admet tant de modalités d’exercice qu’il relève plutôt du paganisme complexe, le « composer/master blues guitarist » côtoyant Coltrane et Lofofora, Gong et Stockhausen ou Ted Nugent et Georges Brassens dans des panthéons individuels en perpétuelle recomposition (où les caractéristiques intrinsèques de l’univers musical de Zappa en font cependant un des éléments les plus stables).

BIBLIOGRAPHIE

Dans son ambition d’intégrer et de restituer l’ensemble des formes musicales de son temps, sa volonté de démonter leurs codes internes et leurs institutions, ses encouragements à la curiosité de l’amateur et son invitation implicite au plaisir du jeu pour le musicien, le « fait musical total » exclut la monomanie.

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ROUGET Gilbert (1980), La musique et la transe, Paris, Gallimard.

THIEYRE Philippe (1991), Le rock psychédélique américain 1966/1973, vol. 2, Paris, Parallèles.

ZAPPA Frank et OCCHIOGROSSO Peter (1989), The real Frank Zappa book, USA, Poseidon Press.

DISCOGRAPHIE SYNOPTIQUE

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ZAPPA Frank and the Mothers Of Invention, 1968, We’re only in it for the money, RCD 10503

ZAPPA Frank, 1969, Hot Rats, RCD 10508

ZAPPA Frank, 1972, The grand Wazoo, RCD10517

ZAPPA Frank and the Mothers Of Invention, 1974, Roxy and elsewhere, RCD10520

ZAPPA Frank, 1976, Zoot allures, RCD 10523

ZAPPA Frank, 1979, Sheik Yerbouti, RCD 10528

ZAPPA Frank, 1982, Ship arriving too late to save a drowning witch, RCD 10537

BOULEZ Pierre et Frank Zappa, 1984, , The Perfect Stranger, RCD 10542

ZAPPA Frank, 1987, Jazz from hell, RCD 10549

ZAPPA Frank, 1991, The best band you never heard in your life, RCD 10653/54

ZAPPA Frank, 1993, The yellow shark, RAC 40560

Tous les albums de Frank Zappa sont réédités en CD par Rykodisc (78, Stanley Gardens, London W3 7SZ – www.rykodisc.com)

NOTES

1. Biographies, disques de reprises ou projets scéniques en hommage à Zappa se multiplient cet hiver et constitueraient en eux-même un objet d’étude des rituels de célebration. 2. Rares sont les disques proposant clairement une expression idiomatique dominante : fusion pour Hot rats (1969) et The Grand Wazoo (1972), rock avec Zoot Allures (1976), musique contemporaine symphonique dans London Symphony Orchestra (1983) The perfect stranger (1984) et The yellow shark (1993), programmation électronique avec Francesco Zappa (1984) et Jazz from hell (1987). 3. Le « Utility Muffin Research Kitchen » est le studio privé de Zappa. Il y a enregistré la plupart de ses albums et les y a tous mixés. 4. Citons parmi tant d’autres Napoleon Murphy Brock (ténor sax, flûte) chantant « Inca Roads », Ray White (gtr) sur « You are what you is » ou George Duke (kbds) sur le « Bebop Tango ». 5. Les paroles de « Flower Punk » transforment l’hymne Hendrixien « Hey Joe » en « Hey punk where are you going with that flower in your hand ? - I’m goin’to Frisco to join a psychedelic band…I’m going to the love-in, sit and play my bongos in the dirt… ». La structure du morceau consiste en une alternance de mesures à sept temps et à cinq correspondant aux questions et réponses du texte. L’effet de contraste entre les voix superposées traînant en faux unisson et le tempo rapide (250 bpm) est saisissant. 6. Même quand le groupe accompagne des « jazzmen » patentés (Randy et Michael Brecker, Tom Malone et Lou Marini) il est exceptionnel que la section rythmique joue vraiment « ternaire ». Très peu d’exemples en dehors du solo de George Duke sur « Bebop Tango » dans Roxy and elsewhere, de quelques passages de Make a jazz noise here et du standard « Stolen moments » dans Broadway the hard way. 7. Brandl E. (2003), « Processus de légitimation des musiques ‘‘rock’’ en région », Communication au congrès de Paris « Nouvelles tendances en sociologie de l’art ». 8. Au cours des années quatre-vingt, des ligues de vertu au premier rang desquelles le Parents Music Ressource Center (PMRC) et différentes personnalités « morales » comme le révérend James Swaggart intentent plusieurs procès à Zappa. Il se vengera spécialement et publiquement

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de J. Swaggart au cours de la tournée 88 : annonçant au début du concert l’inculpation du révérend pour avoir loué les services d’une prostituée, il modifie les paroles de plusieurs morceaux pour en faire des « Swaggart versions » décadentes. 9. Évolution qu’ont connu de nombreux groupes de la mouvance « progressive » comme Jethro Tull, King Crimson, Gentle Giant et autres tenants d’un rock sophistiqué qui, confrontés à l’anti- technicité du punk se sont tournés momentanément et rarement avec bonheur vers le dernier refuge de la virtuosité non-jazzistique. 10. «There’s no single ideal listener out there who likes my orchestral music, my guitar albums and songs like ‘Dyna-Moe-Humm.’” F.Z. cité dans St Alphonzo’s Pancake Homepage (for Zappa fans) www.science.uva.nl/~robbert/zappa/. 11. Tous les musiciens cités sont (encore) intermittents du spectacle. 12. Cf. Rouget, 1980.

RÉSUMÉS

Dix ans après la mort du compositeur - guitariste, la démarche créatrice de Frank Zappa et l’univers musical qu’il a engendré restent sans équivalent. Sur un mode aussi peu hagiographique que possible, on tentera ici de donner une interprétation sociologique du cheminement artistique et intellectuel de Zappa à travers l’examen de sa colossale discographie. On s’intéressera spécialement aux principes régissant les formes musicales récurrentes chez le guitariste comme dans l’orchestre entier ainsi qu’au positionnement politico-social adopté par Zappa entre 1965 et 1993.

INDEX

Index géographique : États-Unis / USA Keywords : composer / composing / score, protest / transgression / revolt, virtuoso / virtuosity, improvisation Mots-clés : compositeur / composition / partition, contestation / transgression / révolte, improvisation, virtuose / virtuosité nomsmotscles Zappa (Frank) Index chronologique : 1960-1969, 1970-1979, 1980-1989 Thèmes : jazz, expérimentale / experimental music, improvisée / improvised music, rock music, art / experimental rock

AUTEUR

MARC PERRENOUD

Marc PERRENOUD, Centre d’anthropologie de Toulouse, EHESS. mail

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Musiques électroniques Enjeux cultu rels et tech nolo gi ques

Electronic music: cultural and technological issues

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Éléments pour une appréhension structurale et socio-historique de la représentation sociale de la musique dans les courants techno et punk Understanding Social Representations of the Techno and Punk Movements: Sociohistorical and Structural Perspectives

Jean-Marie Seca et Bertrand Voisin

1 IL EST D’USAGE DE BEAUCOUP ÉCRIRE, depuis une dizaine d’années, sur l’efflorescence et le succès croissant des musiques house, techno, électroniques 1. Il est rare qu’un courant artistique ait donné lieu à autant de productions d’écrits en sciences humaines. Il s’agit effectivement d’un phénomène social et esthétique total, comme le rappelle Étienne Racine (Racine, 2002). Divers travaux plus ou moins essayistes tentent de l’interpréter en termes d’avènement et d’expression d’une culture postmoderne et de manifestation de la « part du diable » ou rebelle de l’évolution des sociétés (Maffesoli, 2002), désignant dans les textures sonores, esthétiques et rituelles techno, une originalité absolue et une approche philosophique unique (Fontaine et Fontana, 1997 ; Gaillot, 1999 ; Grynszpan, 1999 ; Molière, 1997). Sans nier l’importance de ces dernières contributions, nous proposons de d’interpréter plus prudemment quelques dates marquantes de cette

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essentielle altérité en l’arrimant à une genèse et à une histoire des musiques populaires. Le révélateur quasi chimique de cette comparaison sera le courant punk et son ancêtre, le rock des garages bands américains. On verra alors que s’il existe une Histoire secrète du XXe siècle (Marcus, 1998), on peut aussi mettre au jour des effets de fortes influences sur des tendances « actuelles » en se référant à des pratiques issues d’un passé relativement récent mais qui apparaît déjà comme « ancien » aux yeux des jeunes d’aujourd’hui. On peut même parler, à ce propos, d’une véritable emprise psychoculturelle. Ne peut-on pas, dans ce cas, faire l’hypothèse, à approfondir dans d’autres recherches, qu’il existe un mode de socialisation musicale assez récurrent malgré la diversité musicologique des innovations présentes et futures ?

2 Dans une première partie de cet article, nous décrirons la représentation sociale (Seca, 2002) de la musique et de ses effets (Seca, 2001) qui a servi de trame à une partie de notre réflexion et de nos travaux sur l’objet de cet article. Nous ferons ensuite certains rappels étymologiques sur les termes « punk » et « techno » et entrerons dans une illustration de l’approche structuraliste défendue par nous, en évoquant quelques éléments d’une appréhension socio-historique de ces deux courants. La comparaison de certaines représentations et pratiques, au-delà des différences esthétiques indéniables, indiquent l’existence d’un héritage culturel et d’une mémoire commune, d’une série d’accrétions posturales, attitudinales, pratiques pour trouver des productions qui se veulent incomparables sur les marchés des musiques populaires depuis une cinquantaine d’années.

3 Dans la suite du texte, nous tenterons de donner quelques indices d’une permanence de la structure du fluide musical, activé par les hérauts et les groupes des deux tendances analysées ici. En effet, on a l’impression que les créateurs et producteurs de musiques émergentes (ou underground), tout en palpant des univers sonores inouïs et en les faisant advenir en formes esthétiques nouvelles, refont les mêmes gestes que leurs prédécesseurs, mimant un identique besoin d’affirmation identitaire et de volonté de puissance. Tentons de voir, dans la suite de ce texte, en quoi ce dernier aspect trouve un point partiel d’appui dans une représentation spécifique de la musique.

Une représentation sociale du fluide musical ?

4 On doit insister sur l’importance et la fonction de la notion de pouvoir quand on observe la fascination pour les univers esthétiques sonores quels qu’ils soient. Dans tous les cas de figure, on a affaire à des entités qui fabriquent des systèmes portatifs d’emprise techno-électro-acoustique. Pour ce qui concerne particulièrement l’objet de cette contribution, des différences et des évolutions sont certes observables depuis le moment punk des années 1970 et les « garage » bands de 1960. Un modèle d’analyse des groupes underground qualifié d’« état acide » a été proposé en 1987-1988 et en 2001, suite à une série d’enquêtes ethnographique sur ces milieux, qui peut servir à décrire les modes de production techno et rap (Seca, 2001). Remarquons que le mot « acide » est réapparu dans la presse et chez certains groupes électroniques en Angleterre, entre 1986 et 1988, au moment même, et c’est un pur hasard, où il était utilisé dans une recherche sur les milieux underground en France. Par « état acide », on tentait de qualifier l’expérience de certains courants émergents et leur mode d’accès à la reconnaissance sociale (Seca, 1987, 1988). Peu de corrections sont à y apporter, même si les spécialistes du marketing et les sémiologues peuvent se prévaloir d’établir une liste

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de caractéristiques propres à chacune de ces tendances et veulent y détecter une forte spécificité, toujours plus appréciable qu’une réplication partielle d’un modèle récurrent de comportement.

5 L’idée de la rémanence d’une vision fluidique des effets de la musique est à souligner dans tous les courants qu’ils soient rock, rap ou techno... Les dimensions dont nous parlons dans la suite de ce paragraphe résultent d’une approche par entretiens et d’observations auprès de 112 groupes entre 1980 et 2000 (Seca, op. cit.) sans parler des directions de mémoires sur cette question confirmant indirectement ou partiellement la grille ci-après détaillée. En effet, si l’on analyse les termes-clés collationnés consécutivement à l’analyse de contenu des musiciens, que trouve-t-on ? Quatre éléments structurants forment une entité active, une RS (Seca, 2002), et ce qu’on pourrait qualifier de « carte mentale des styles underground » pour reprendre une expression assez courante en psychologie sociale (Milgram et Jodelet, 1976 ; Seca, 2002).

6 La première forme, émergeant des entretiens et des modes verbalisés de justification des pratiques créatives, composant la vision « fluidique » de la musique est celle de l’évocation de ses effets mentaux et corporels : elle atteindrait des « viscères », les « tripes » ; elle ferait « prendre son pied », conduirait à l’« extase ». Un morceau fait du « bruit », « tue », « est mortel » « grille », « déchire », « est méchant », « dégage quelque chose », a la « frite », la « pêche », la « patate », la « moelle ». Le rapport à un corps scindé, à une identité blessée, bousculée profondément, menacée mais renaissante, est toujours surprenant même si régulièrement noté. La « pêche » d’une musique, son premier critère de qualité, et l’atteinte du « viscéral », dans l’imprégnation d’un morceau, désignent la réalité d’un groupe qui « pulse », s’inscrit dans l’espace et le temps, « signe » par son style, « marque sa trace ». Un certain corporéisme (Lecompère, 1998 ; Maisonneuve, 1976) est alors incarné par une connotation « jouissive » et « présentéiste » de cet art et de ses effets. Cet ensemble cognitif est assez trivial mais demeure structurant dans l’appropriation des styles.

7 À ce langage de scission corporelle et mentale, à cette exigence d’accès dionysiaque à l’instant présent, s’ajoute un autre aspect, suggérant la notion d’attitude et un « lexique de la circulation du fluide » : « être branché sur le même truc », « partager », « vibrer », « faire vibrer », « être dans son son trip », un « feeling », une « attitude », un « délire », le « groove », le « flow », le « vibe », « flasher » sur des « idées », une « ambiance » ou des « sensations » ou intuitions. Chacune de ces expressions décrit l’automaticité et l’inéluctabilité d’une représentation intimement intériorisée et objet d’un don, d’une affinité, désignant dans ces ondes musicales comme un « oxygène », un « cordon ombilical », un « ressentir », un « voyage en commun ». On pourrait presque parler d’une vision « circulatoire » de la musique.

8 La troisième dimension, intégrée dans cette RS, dénomme la transe, l’hypnose et l’obsession addictive ou toxicomaniaque. Le fluide est une « défonce » qui « accroche ». On est « accro », « chiredé », « foncedé », « éclaté ». On « kiffe ». On « accroche le public ». On « flashe », « plane », « flippe de ne pas pouvoir en entendre ou en faire »… On joue « speed » et on « se fixe », « se colle » ou « se scotche » sur un son ou un rythme. On « se prend la tête sur un morceau ». Les relations entre les courants pop électroniques, l’addiction et la notion de plaisir sont clairement signalées (Lahaye, 1998).

9 La métaphore de la drogue et le langage qui la caractérise sont surtout des réalités symboliques. Le vocabulaire utilisé demeure cependant explicite. La notion de fluide est aussi axée sur cet aspect qui s’agrège aux deux autres précédemment décrits. La musique aimée est, d’une certaine manière, considérée comme une forme de drogue, plus naturelle, même si parfois numérisée et

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quelque fois très fortement rythmée. Comme le suggère Voisin, la connotation médicale ou médicamenteuse leste le sens de cette

dimension d’une aura scientiste et futuriste, caractéristique des univers cyberpunk (Voisin, 2003).

10 La quatrième entité sémantique, présente dans les entretiens avec les acteurs de l’underground, est celui de la maîtrise (des émotions, de la technique et du travail). Le langage du contrôle, voire celui de la « sculpture » du son, voisinent avec d’autres symboles et complètent des métaphores de l’émission de fèces, de la menace et de l’agression. Les allusions à la merde, au merdier, à la soupe, au fait de jouer mou ou bien à l’idée que (la maîtrise) « ça vient comme ça », et bien d’autres termes, encadrent une zone d’objets à éviter : la dispute, l’« embrouille » dans un groupe, la médiocrité, l’absence d’énergie, la dérive toxicomaniaque, le manque d’originalité ou de créativité, le dégoût vis-à-vis d’un son ou d’un instrument, de l’argent ou d’un style, en un mot, la dépression ou la disparition. Le risque du non-contrôle du pouvoir musical est évoqué par la référence à l’erreur fatale, à la difficulté technique ou à l’échec par la médiocrité créative (« se planter », « se viander »). On désigne donc, par ces évitements divers, un objet interne/externe susceptible de faire régresser celui qui s’y frotte mal. Cette quatrième dimension (contrôle, maîtrise) rejoint la composante corporelle et mortifère des effets de la musique et sa connotation de déchirement des viscères ou de saisie des éléments essentiels biopsychiques de l’auditeur.

11 Ces quatre thématiques (effraction, circulation des émotions, métaphore médicamenteuse et psychotrope et désir de contrôle ou crainte de la perte de) se traduisent par une certaine polyvalence d’usage et de sens dans les groupes et les foules. Il existe une cohérence, une complémentarité et une continuité d’effet psychique et culturel entre ces quatre dimensions, l’une répondant à l’autre et justifiant l’idéologie fluidique en action dans ces styles. Voyons maintenant, après quelques mises au point terminologiques, comment on peut retrouver certains aspects de cette représentation dans une perspective de comparaison socio-historique et quelles sont les caractéristiques de la techno si l’on remonte à celles du punk et des garage bands.

Rappels sémantiques et caractérisation socio- historique du courant punk

12 Nous présentons notre point de vue à partir d’un cadre chronologique allant de 1963 à 1992 2. « Punk » et « techno », sont deux expressions qui, étymologiquement parlant, n’ont pas de rapport entre elles. Le mot « punk », d’origine anglophone, est ancien. Il désignait au XVe siècle dans l’Oxford Dictionary, un(e) prostitué(e). À l’époque contemporaine, il a pris le sens de « pourri », « minable », « raté ». En argot américain, il renvoie à « paumé ». Sa popularité 3 provient aussi de la valorisation d’une pratique « amateur », à la fin des années 1970, en Grande-Bretagne. Quant au terme « techno », il a été employé dans le dictionnaire [Le Petit Larousse Illustré] au début des années 1990, lorsque les musiques dance et house se sont développées sur les ondes de radios et se sont popularisées dans les clubs et les discothèques. La techno est devenue, au fil des années 1990, non seulement un genre musical mais aussi une culture de masse comme l’a été le punk rock à la fin des années 1970 : les premiers hits punks, du new rose des Damned, du White riot des Clash au anarchy in the UK des Sex Pistols ont très vite eu leur écho sur les maisons de disques, la presse, les boutiques vestimentaires, et dans les milieux de la musique. D’ailleurs, de très riches et grandes figures du rock psychédélique de la fin des années 1960 ont produits des albums de punk rock dès

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l’apparition des groupes en 1977 : le second album du groupe Damned a été produit par Nick Mason, batteur de Pink Floyd en juillet 1977, le premier disque du groupe X a été financé par Ray Manzarek, fondateur et claviériste des Doors. End of the Century des Ramones, en 1980, a été agencé par Phil Spector.

13 La techno caractérise tout autant des formes dites « actuelles » qu’une approche récente de la musicologie. On classe sous l’appellation « musiques électroniques », non pas une tendance réservée à une élite de mélomanes « informés » mais des productions destinées à tout le monde. Jusqu’au début des années 1960, elles prévalaient en tant qu’entités esthétiques émanant des avant-gardes de la première moitié du XXe siècle (Maurice Martenot, Pierre Schaeffer, Luigi Russolo, John Cage, etc.). La techno semble, au contraire, être l’expression d’une appropriation récente et généralisée des instruments électroniques et des découvertes des premiers défricheurs bruitistes.

14 Quelles sont ses origines si l’on prend comme référence socioculturelle les musiciens underground punk rock ? La techno recouvre, durant cette période, une pluralité de styles appartenant aux courants électroniques du début des années 1970, grâce notamment à l’introduction du synthétiseur sur le marché des instruments de musique. L’évolution de l’accès aux machines programmables (baisse du prix d’achat, capacité sonore accrue) a suscité la prolifération des genres électroniques par certaines formes de diffusion (les clubs et les fêtes rave), au sein de pratiques sociotechniques (les sound systems) et par des localisations adaptées (de l’espace classique de répétition au home studio). En 1998, le magazine Keyboards relève, jusqu’à trente-six courants 4 différents au sein de la composante techno avec de nombreuses appellations visant à attirer le plus large public. Au commencement de la pop music 5 (1962-1964), l’usage des machines s’intégrait au format des morceaux : on peut penser à l’utilisation du theremin à la fin du titre Good Vibrations des Beach Boys en 1966. L’esthétique électronique s’est banalisée dans la musique pop-rock durant les années 1970. Stevie Wonder, Paul Mc Cartney ou Pink Floyd y ont eu souvent recours. C’est d’ailleurs en 1972 que Pink Floyd popularise le genre électronique avec le succès mondial de l’album The Dark Side Of The Moon. En 1974, l’évolution technologique a été telle, dans les pratiques, que cela a engendré l’apparition d’instruments programmables allant, peu à peu, remettre en cause le prototype professionnel du musicien traditionnel, y compris dans le rock. La musique était dorénavant accessible à tout individu qui savait manier des programmes ou des logiciels informatiques.

15 On constate aussi, dans l’évolution des musiques électroniques, un « durcissement » des termes pour les désigner : cette radicalisation s’exprime par un vocabulaire évoquant une certaine violence physique. Au début des années soixante-dix, le krautrock, un style entièrement synthétique venu d’Allemagne, caractérisé par le groupe Kraftwerk (signifiant « centrale électrique » en allemand), privilégie l’emploi de nappes électroniques et de rythmiques légères. Ensuite, les styles électroniques n’auront de cesse d’intensifier, de complexifier leurs structures sonores, via le courant industriel de la fin des années soixante-dix, afin d’accéder au statut de « genre populaire » à part entière (Vangelis, Jean-Michel Jarre, Klaus Schulze, Tangerine Dream, les hérauts de la new wave, etc.). On passe de la synth-pop, l’electro-cheap, la techno-pop (1979-1982), à l’ [EBM], se centrant sur le corps (1982-1986), à l’acid house, la trance, la trip-hop, l’ dite aussi « intelligent techno » et enfin le hard core. Tous ces termes font référence à un état d’étourdissement 6 ( to rave signifie « délirer », « divaguer »).

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16 Afin de faire le lien, pas si ahurissant que cela, avec les garage bands, il est utile de préciser qu’on peut inclure dans la techno, les styles house (évoquant l’image du foyer domestique). En effet, comme le garage rock anticipe le punk, la house précède la techno. Du garage de répétition des formations amateurs des années 1960, nous passons au foyer (house), prolongation de la métaphore du travail artisanal (le homework), du bricolage, avec sa charge de plaisir et de simplicité dans la composition musicale. Le punk synthétise, dans ce contexte, une devise 7 commune à toute pratique amateur : le garage rock des années 1960 aux États-Unis, le pub-rock des années 1970 en Angleterre, le rock industriel des années 1980, le grunge des années 1990, etc 8.

17 Qu’on le veuille ou non, les années 1970-1980 marquent un rapprochement du punk et des musiques électroniques. Les musiciens qui en sont issus, sont désignés, avant 1976-1977 comme membres des garage bands et utilisent la technologie pour modifier leur son. C’est l’avènement de la lo-fi 9 du Velvet Underground ou du son fuzz des Stooges ou encore de l’exploration des boucles dub 10 dans les groupes de reggae britannique. Il suffit d’écouter les disques de ces ancêtres pour s’en apercevoir. Les musiciens underground vont ainsi mettre en place une stratégie de « propagande sonore » dans le format du rock’n’roll. Le punk rock anglo-saxon puis le rock alternatif français (Métal Urbain, Kas Product) l’illustreront avec un usage bien particulier de la technologie (Voisin, 2003). Des artistes ou des étudiants commencent à utiliser entièrement des sons produits par une instrumentation synthétique pour imiter le chant ou le jeu de basse. C’est d’ailleurs dès 1972 que le duo Suicide, à New York, par son utilisation des machines, va créer une ambiance originale recherchée plus tard par les artisans du punk rock. « On ne peut se reporter qu’aux premiers concerts des Sex Pistols pour trouver dans l’histoire du rock un groupe qui inspira un tel mélange de stupeur, de malaise, de franche hostilité et, beaucoup plus rarement, d’admiration » (Keen [F], 2000, p. 1877.) Suicide, cherche à provoquer le public simplement par un certain type de son : le duo met au point le « bruit blanc », comportant l’ensemble des fréquences en simultanée similaire à ce que l’on entend lorsque l’on règle une radio entre deux stations (le « souffle »).

18 La médiatisation du punk britannique en 1977 a aussi permis de revitaliser le circuit des labels indépendants et des groupes garage afin de relier cette tendance électronique à une nouvelle approche de la musique populaire : la new wave 11, en 1978. En ce sens, le punk est, d’une part, un processus 12 de rapprochement entre une culture de masse, le rock et une pratique underground, l’élaboration de sons électroniques ; il crée, aussi, d’autre part, une rupture dans la manière de présenter une nouvelle esthétique 13 en rendant désuet ce qui le précédait (la vague psychédélique dite « baba cool »). Grâce à ce processus, il génère de nouvelles formes underground.. Il transforme et fragmente le culte de la personnalité, en éliminant le rite des concerts géants dans des stades au profit des collectifs autonomes et des scènes locales ou en valorisant le masque et une certaine mise en scène de leur prestation. Le but est ainsi de provoquer le public en le propulsant sur scène. Le punk est donc une rupture parce qu’il est une incitation à monter un groupe, à revendiquer une existence, une présence. Il tend à entretenir une confusion entre le following et le public, le musicien et le fan. Il revivifie la critique de l’académisme de l’offre des industries phonographiques. Ce qui conduit à affaiblir le travail de promotion de l’album, du groupe, de la star (il n’y en a pas), et à déstabiliser la distribution discographique (mise en place d’un chant deadpan 14, des pochettes de disque sous forme de boites en métal comme le premier album de Public Image Limited

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en 1979, ou encore à celui de Durutti Column en 1980 : « Les créations graphiques de Saville font chercher à la loupe, sur les pochettes des albums, la mention des noms et des titres des chansons. Parmi ses plus étranges réalisations, l’album The return of Durutti Column est vendu dans une pochette de verre 15 » .

19 Le punk, en devenant populaire, au début des années 1980 16, modifie les pratiques d’écoute, de consommation et le lien social présupposé par ces dernières. La techno s’est construite sur ces innovations culturelles et sa popularité auprès du grand public au début des années 1990 (notamment grâce à la house et à la dance) présuppose des critères de rupture analogues au punk.

La techno : des critères de rupture identiques ?

20 La techno remet en cause certaines des formes de la pratique musicale traditionnelle en se centrant davantage sur le rapport entre l’individu et sa machine. Le punk et la techno nous amènent à décrire une conception commune de la production dans la mesure où ces styles nécessitent toujours moins d’instruments. On peut penser au fameux duo français Bérurier Noir et à leur boite à rythme, à Dédé, et à celle du duo Métal Urbain au début des années 1980. La techno est d’abord un son ou un rythme. Elle n’est plus à analyser en termes de notes ou de partitions. Elle n’exige pas de chanter, de scander un air. Il y a une rupture dans la mesure où on ne peut y trouver de la poésie contemporaine, un art littéraire ou simplement un refrain. La dimension corporelle et chorégraphique y prend une place centrale. Il faut entrevoir des connexions socioculturelles avec d’autres courants par l’intensification de la capacité physique à recevoir le son. Cherchons-en quelques indices dans la manière de danser. Selon la définition du Petit Larousse, il s’agit d’un ensemble de « mouvements du corps, généralement rythmés par la musique et obéissant à des règles ». Dans le versant hardcore de la techno, il est impossible de danser en rythme puisque les BPM (Beat Per Minute) sont trop fréquents ; il en est de même dans le punk hardcore où l’on nomme cette frénésie corporelle le pogo 17.

21 La techno va peu à peu faire évoluer une conception de « l’espace musical » dans la musique pop-rock qui jusqu’au début des années 1990 était marquée par le Space rock : c’est une dérive de l’expérimentation de la musique rock vers une démarche orchestrale, symphonique et théâtrale comme l’ont montré les concerts de Pink Floyd (aux arènes de Pompéi en 1972) de David Bowie (période Ziggy Stardust & the spiders from Mars en 1972) ou encore les morceaux de la « Trilogie » de The Cure (dans les albums Seventeen Second, Faith et Pornography). Ce qui a conduit certains observateurs à qualifier le groupe de Robert Smith de « Pink Floyd New wave 18 ». D’autres formations, moins connues que celles qui viennent d’être citées, entrent dans cette conception musicale rock dans lequel le spectateur reçoit le son comme un univers spatial, atmosphérique. Nous pensons au terme « planant » souvent évoqué pour le décrire. La techno en provoquant des événements hors des structures habituelles de spectacle et en développant une certaine temporalité de la fête généralise cette représentation. Il n’y a plus de soirées ou de concerts avec une durée limitée mais des festivals, des free parties, des sound systems qui peuvent varier d’une nuit à plusieurs jours. La présence de nouveaux lieux de spectacle (les before, les after, les chill out) nous amène à évoquer une nouvelle dimension de la techno comme une généralisation et une valorisation de

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l’amateurisme et une certaine ritualisation dans la manière d’organiser l’événement (les flyers, l’infoline, l’identité cachée des DJs, le décor militaire, etc.).

22 Les sound systems, l’ensemble des installations sonores mobiles d’une rave ou d’un club se sont largement diffusés dans certains regroupements de musiciens underground dans des squats ou des lofts des grandes métropoles comme Londres ou New York dans les années 1970-1980 19 et de la volonté de certains toasters (Linton Kwesi Johnson, Lee Scratch Perry) qui ont diffusé le dub en Grande-Bretagne. Ils signalent l’extensibilité de ce phénomène, dans la mesure où ils se déplacent parfois dans plusieurs lieux le même soir pour animer les rues, les squats, les hangars, les maisons. Le prosélytisme de ces musiques rappelle la volonté de certains musiciens underground de se produire dans des lieux insolites (bouche de métro, péniche, catacombe, etc.).

23 Les premiers adeptes du punk rock britannique, le Bromley Contingent, following des Sex Pistols, n’hésitaient pas à propager des slogans d’ordre vestimentaire (les dernières collections de la boutique de Mc Laren), scriptural (ils affichaient des logos et des mots comme Gabba Gabba Hey, No Future, Destroy, Britain Burning sur leur vêtements, leurs instruments, leurs décors de scène). Ils diffusaient leur esthétique, par leurs fanzines, leurs tracts, les boutiques de disques, les photographies. On retrouve cette forme d’affirmation de la signature polycommunicante et des slogans voisins tant dans le punk que dans les tendances électroniques de free parties : ‘‘Our attitude is : make some fucking noise” (Harrison M., in Grynspan, 1999, p. 3), le Do It Yourself de Jerry Rubin ou bien la TAZ (Temporary Autonomous Zone) de Hakim Bey.

Des métaphores toxicomaniaques et de la dimension corporelle

24 A priori, l’observation de la techno, fait penser à l’expérimentation ou à la recherche d’un son sur une machine à l’image d’un laboratoire [Gaillot, 1998]. Cette analogie est associée à un vocabulaire médical et chirurgical. Le compositeur de Kraftwerk (1970), considéré par certains DJs comme le « parrain » de la techno, souligne : « C’est dans notre nature de studio d’être très concentré. La musique se passe surtout du côté des oreilles et on doit se concentrer sur le son, avoir une sensibilité chirurgienne pour ne rien rater 20. »

25 De nombreux termes appartenant au monde médical (« incisif », « chirurgical », « greffe », « chair », etc.) viennent illustrer les propos des Disc Jockeys : « Pour nous, les DJs de techno, les morceaux ne sont pas une fin en soi. On les manipule, on les travaille de l’intérieur, on les greffe, on les dégrafe, on les mélange. Tu es dans la chair du son 21. » On trouve de nombreuses références à la chirurgie ou à l’univers de la radiologie dans les pochettes, les titres des musiciens électroniques des années 1990. Pensons à The mind is a terrible thing to taste du groupe Ministry avec une pochette présentant une radio du crâne, à l’artiste Scan X (faisant référence au Scanner) ou encore le duo sur l’album Tactical Neural Implant.

26 Émerge alors une histoire commune à diverses formations underground, qu’elles soient catégorisées comme punk, grunge, hardcore, métal ou rock. L’un des éléments qui permet de regrouper et d’identifier cette pratique est une métaphore de la dimension corporelle. Elle conditionne autant l’identité des musiciens underground que celle d’une sous-culture. On retrouve dans le langage des participants des termes comme « kiffer,

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scotcher, triper, décoller, halluciner, défoncer, retourner, etc. » qui complètent l’expression, évoquée plus haut dans l’analogie de l’addiction (Seca, op. cit.). On observe aussi cette tendance dans le fun qui est présent dès le début du rock’n’roll dans les années 1950 aux États-Unis. « Petit à petit, un nouveau concept apparut aux États-Unis, variante de la notion de plaisir, le fun (entre l’amusement et la rigolade). Le concept eut un succès retentissant, amplifié par quelques chansons qui en célébrèrent les charmes (« Long tall sally », « Have some fun tonight » de Little Richard en 1956, « Fun, fun, fun » des Beach Boys en 1964, etc.), parfois sous une forme inversée (« No Fun » des Stooges en 1969 et le « Surfin’ bird » des Ramones, en 1977, qui inventèrent un nouveau concept de bubble- gum » (Graham, 1993, p. 98.) Les titres fun de Brian Wilson, leader des Beach Boys, utilisent à souhait les allusion aux psychotropes et leur symbolique implicite : « Wilson demande aux musiciens de l’orchestre symphonique chargés d’interpréter la partition, de se coiffer de casques de pompier. Il met le feu à un monceau de bois placé dans un seau afin que ceux-ci se sentent dans l’ambiance. Personne ne veut s’apercevoir dans le contexte psychédélique et délirant de l’époque (1967), que Brian Wilson est en train de devenir fou. Il déclara en 1992 avoir composé « California Girls » sous l’influence du LSD » (Assayas, 2000, p. 107-108).

27 Le punk est une forme revendicative de la déviance, fondée sur l’autodérision et la référence explicite aux drogues. Dès l’apparition des garage bands, on pouvait l’observer avec le quotidien et les textes des groupes à New York : Du Velvet Underground en 1966 (le morceau « Heroin »), aux New York Dolls en 1972 (le morceau « Pills ») aux Ramones en 1976 (« I wanna sniff some glue ») jusqu’à Nirvana (« Dumb ») et Oasis (« Supersonic ») au début des années 1990. Les titres des Ramones développent, de façon diverse et intensive, ce concept (« I wanna be sedated », « Psycho therapy », « Gimme shock treatment », « Teenage lobotomy »). D’autres groupes issus du courant post-punk vont continuer à exploiter les connotations de cette métaphore déviante (toxicomanie, addiction) comme The Cure, Therapy, Jane’s addiction, Placebo, Morphine, Nirvana. Ces formations font partie de divers styles de musiques underground mais tendent à transmettre les mêmes objectifs sous d’autres variantes esthétiques.

28 Ces courants ont en commun cette représentation d’un refoulement (dans le sens de refuser ou d’accepter ou de satisfaire une tendance naturelle) (Seca, 2001). Analysons, par exemple, comment le terme « acid » illustre notre propos. Le son acid house, apparu vers la fin des années 1980 dans les clubs underground de Grande-Bretagne, est selon le site de l’association Spiritek, directement lié au son de la machine électronique [« DJ Pierre essaye dans son studio une TB 303 de chez Roland. Il va en sortir un morceau magique avec de drôles de sonorités aiguës et il générera le style qui navigue dans la techno : l’Acid House 22 »] Le mot apparaît sur les pochettes de compilations musicales, pour qualifier ce style électronique. On trouve « Acid Trax », « Afro Acid », « We call it acieed », etc. Ce terme avec « ecstasy » est régulièrement audible dans des morceaux. Entre 1988 et 1992, alors que la rave party est réprimée, le merchandising du smiley, figure ronde, de couleur jaune formant un visage souriant, qui fait référence aux images de dessins animés, identifiables sur les timbres de LSD, bat des records de vente (Tee-shirts, pin’s, casquettes, etc.) Le courant techno réemploie cette métaphore chronique en utilisant, à son tour, trente-cinq ans après le fun, des noms de musiciens ou de DJs évoquant la toxicité (Ph4, corrosive, K2R, LSDF, Junkie XL, Chemical Brothers, lunatic Asylum).

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Conclusion

29 L’histoire des musiques populaires électroniques et amplifiées balbutie-t-elle tout en avançant ? La continuité, ne serait-ce que dans le seul usage des terminologies, entre les courants punk et techno indique l’existence d’un prolongement et, bien sûr, d’une progression des pratiques culturelles des musiciens underground. Dans quelle mesure peut-on parler d’interconnexions entre ces deux mouvements qui sont en rupture avec des précédentes pratiques ? Les musiciens punk et techno ont-ils les mêmes objectifs dans la mise en scène de leur formation ? À quel point les politiques culturelles influencent-elles le développement de nouveaux styles « amateurs » ? La techno va-t- elle engendrer plus d’activités professionnelles, comme le souhaite une partie de ses participants ? Va-t-elle s’institutionnaliser ou au contraire davantage se marginaliser ? Suit-elle un schéma représentatif des musiques pop-rock ? Est-ce que l’évolution des technologies va générer de nouveaux critères de coût et de consommation ? Les même types de question ont fréquemment été posés par le passé : on peut notamment s’interroger ainsi sur le rap et pour d’autres courants. L’étude plus fine des comportements des publics et des limites économico-culturelles de leur segmentation est peut-être un élément de réponse à ces questions sur l’évolution (naissance, développement, mort et transformation) des styles car l’une des fonctions essentielles des musiques est aussi de relier à autrui. La segmentation des consommateurs pose un problème sur les liens entre les groupuscules musicaux et l’appartenance à un système social solidaire et global. Quel est cet autrui auquel font référence les sectes artistiques underground ou celles commercialement acceptées ? Quels rapports y a-t-il entre unification et différenciation des publics ? Qu’on nous permette, provisoirement et à ce stade, de poser ces questions sans y répondre !

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NOTES

1. Une partie de cet article a été l’objet d’une intervention de Jean-Marie Seca, psychosociologue à l’UVSQ, pour une table ronde dans le cadre des Rendez-vous électroniques « Le phénomène

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techno : interprétations » (12 septembre 2003, Paris) ; les autres données sont issues d’un mémoire de DEA d’histoire culturelle réalisé par Bertrand Voisin, à l’UVSQ, sous la codirection de Jean-Yves Mollier et Jean-Marie Seca. 2. Cf. Voisin (2003). 3. Le punk rock s’est fait connaître en Grande-Bretagne par de nombreux scandales médiatiques liés aux attitudes des musiciens, aux titres des morceaux et des albums. 4. « Le guide des genres », in Keyboard, 1998, p. 12-14. 5. Pop : genre musical d’origine britannique, caractérisé par la formation « guitare, chant, basse, batterie », popularisé dans le monde entier par les Beatles et les Rolling Stones, en 1964, qui propulsa le rock’n’roll comme musique populaire dans les pays occidentaux. 6. Combinaison de stimulations sonores, visuelles et chimiques qui permet aux individus d’atteindre un état d’étourdissement. Voir le mémoire de maîtrise d’Anne Petiau [1998]. 7. Notion provenant de la musicologie (Rouget, 1980), appliquée aussi au rock dans une approche monographique de groupes musicaux (Seca, 2001), désignant vulgairement une formule brève qui s’applique à mettre en pratique un sens symbolique. Plus spécifiquement et très succinctement, la devise renvoie au versant de la créativité et de l’originalité musicale underground par opposition à la standardisation marketing (slogan) (Seca, op. cit.). Elle signifie aussi une forme d’investissement sacré dans la musique dans les sociétés traditionnelles. 8. En lisant cela, on peut effectivement penser que tout est dans tout. Ce n’est pas faux surtout pour l’art musical qui est le médium le plus volatile et viral inventé par l’espèce humaine. Mais nous n’écrivons pas cet article pour plaire aux adorateurs des chapelles stylistiques, à un zélateur fétichiste de tel ou tel groupe « culte » ou bien pour satisfaire la nostalgie de certains anciens jeunes nostalgiques ou des nouvelles générations qui tentent d’éviter de l’être. 9. Lo-fi : enregistrements au son volontairement médiocre, en réaction à l’escalade de la technologie de pointe avec la hi-fi. 10. Dub : basse lourde et batterie mixées en avant, effets électroniques aériens. C’est le novo dub ou digital dub lorsqu’il est entièrement électronique. 11. Nous entendons par « new wave », tous les styles musicaux, générés suite à l’explosion punk, joués dans les clubs ou des discothèques à base de synthétiseurs dès 1977. Ce style préfigure la techno par le fait qu’il est fréquemment joué dans des boites de nuit. 12. Le phénomène est ce qui apparaît, émerge dans la réalité sociale, comme donnée, ou ensemble de données relativement isolables (Morin, 1994, p. 209). 13. Esthétique : ensemble des principes à la base d’une expression artistique, littéraire, musicale qui caractérise une sous-culture propre. 14. Deadpan : ton de voix monocorde et fébrile, symbolisé par la voix de Lou Reed. 15. Davet S., Le Monde, 30 mai 2003, p. 19. 16. Voir les romans de King (John), human punk [2003] pour l’Angleterre ou Page (Alain), Tchao Pantin [1987] pour la France. 17. Pogo : sauter sur place tout en bousculant son voisin lors de concerts punk. 18. Laufer (Vincent), in dictionnaire du rock, p. 431. 19. Cf. Voisin (2002). Voir aussi le documentaire Reggae in Babylon [1978] de Büld (Wolfgang). 20. Hutter R., in D-Side, 9 octobre 2003, p. 31. 21. Ristat J., « Entretien avec Jérôme Pacman », Digraphe, n° 68, p. 62. 22. Spiritek, in Grynspan, 1999, p. 85.

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RÉSUMÉS

Les appellations stylistiques évoquées dans cet article sont à resituer dans le contexte historique de genèse des musiques populaires des années 1960 à 1990. Elles sont théorisées en termes de pratiques underground. Dans l’analyse des représentations sociales des punks et des garage bands, nous avons tenté de décrire des modalités de socialisation analogues. En dépit de leur esthétique innovante, les courants de la techno impliquent aussi des moments de rupture et de renouvellement, fondés sur les mêmes finalités artistiques et commerciales. Les comportements, images et symboles employés forment alors un système de représentations dont sont porteurs les divers acteurs de ces mondes de l’art. Le modèle, mis en évidence dans les travaux empiriques de Seca (2001), sert de fil conducteur d’une partie de cette approche comparative.

INDEX

Keywords : art world, perceptions / representations (cultural), practices / uses (social), underground / alternative Mots-clés : monde de l’art, pratiques / usages sociaux, underground / alternative, perceptions / représentations culturelles Thèmes : punk / hardcore punk, techno / hardcore techno Index chronologique : 1960-1969, 1970-1979, 1980-1989

AUTEURS

JEAN-MARIE SECA

Jean-Marie SECA est maître de conférences à l’université de Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines.

BERTRAND VOISIN

Bertrand VOISIN est titulaire d’unDEA d’histoire socioculturelle, université de Versailles-Saint- Quentin-en-Yvelines.

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Warm Bitch: The Practice of Bootlegging as a Clash of Club Sound Cultures La pratique du piratage comme affrontement de cultures sonores nocturnes

Birgit Richard

1 BASTARD POP BREAKS NEW GROUND in club music with its new strategy of digitally collaging trashy pop elements within a dance track. Here the bassline departs from the idea of a smooth flow: “Love will Freak us” is one example of a kind of the “battle of the sample” as a new idée artistique (the battle principle of course derived from hip hop) that is initiated and performed in events like “King of the Boots” in London. The samples come from a trashy mainstream rather than from the ancestors in black music which a respected musical tradition like hip hop chose.

2 This new form of digital bootlegging subverts the music industry’s time limits in dealing with small sound units. Bootlegging is located in a broader field of digital subversive strategies because it has a close connection to net – artists and – activists (e.g. the Movement). Bootlegging is now at the point of becoming recognized and widely commercialized and losing part of its oppositional anarchic power: Soulwax for example now works with legal rather than ‘copyleft’ material.

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Flashback: What it is and how it began

3 A generation of sample-happy tunesmiths has created this new sound strategy. The history of bootlegging begins with Grandmaster Flash’s hardware approach. His cutting and mixing of vinyl is an old school hands-on strategy. Today bootlegging is an immaterial, software-based process carried out on a computer. Its protagonists are Osymoso, Richard X (Girls on Top) Cartel Communique, Kid 606, V/VM, Cassette Boy, Freelance Hellraiser, 2many djs and Soulwax. They present different styles of bootlegging: Osymoso invents a kind of medley, a musical history in mini-samples, an endless chain of sound in which the samples are not organized in layers, but follow a linear arrangement. Others produce loops and combine voice and sound to the point of combining multiple voices, beats or instrumental parts. DJ Errol Alkan even does live bootlegging on his Evening Club Trash show at the London Club The End.

4 Bastard Pop is a new genre that absorbs all other genres. It represents a clash of musical styles, a mix of opposites. It is a battle of contraries, such as Whitney Houston versus Kraftwerk. It connects the (former) underground with the pop mainstream. The statement “the more odd the pairing the better”, indicates that this unwanted battle is structured like the celebrity death matches on MTV: Pop Giants and Legends against Pop Tarts and One Hit Wonders. As London XFM radio DJ James Hyman puts it: “It may be the best record she (Houston) never made”. Through reorganisation and recontextualition the sound material evokes a return of unwanted trash, the resurrection of vocal zombies. Bootleggers re-integrate parts of songs that people would prefer to forget. The musical bastard contains chart sounds that we love to hate. But there are also sound samples from people who are especially appreciated because of their distinctive voice and production style, such as Missy Elliott, who has spawned the bootleggers’ expression “doin’ a missy”.

5 Bastard Pop produces crossbreeds of enemy styles and qualities. It creates an artist’s hybrid of two musicians who would never be seen together in a studio because they are separated by genre and commercial borderlines. Even though two opposites are linked together, bootlegging is a strategy of recycling pop and (white) trash culture that does not disrespect the trivial samples it uses. An odd respect is expressed in demonstrating that some interesting elements exist even in a song that seems unacceptably trashy. A good bootleg sheds new light on these components of the track and gives them a new definition.

Technology and human feedback loops

6 The collage principle of bootlegging has developed as a quasi-`natural’ process on the web where the raw material is found. Sound particles, often copyright protected, are picked up, downloaded, their different elements reorganized, transformed and most importantly synchronized, then uploaded again or eventually pressed as a vinyl record for the clubs. A bastard pop piece is created out of two musical worlds and works in a playful manner with the main components of a song: the instrumental and the vocal parts. Although they are from different contexts and therefore have a different character they mesh very well together technically because they are made compatible by software. The technological preferences are cheap and easily available: Success is enabled by tools like the synchronizing software Acid (Soundforge) on the one hand,

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and Filesharing Systems (Kazaa, Audiogalaxy) on the other, easy general access to raw sound material, and the possibility of distributing it immediately to a large audience over the net.

7 As a technique, bootlegging consists structurally of the separation of the sonic/ instrumental components and the vocal track. In the techno/house movement the vocal sample was unimportant, and the recognition of component parts not necessary, as ecstatic dancing was the goal. Knowing the samples was the preserve of the DJ. Here vocals are the most important element to make because they produce the effect of alienation and re-recognition. The result is a new song, the components of which are often only, and superfluously, recognized by sophisticated listeners belonging to an in- crowd. The artistic effectiveneness of these combinations is immediately tested and approved by clubbers. Dancers may only pay attention when they enjoy the effects of recognition of well-known samples.

8 The mix of musical styles also leads to ‘bastard’ dance styles within the same DJ set, with dancers changing from R’n’B movements to pogo according to the samples. A ‘bastard’ crowd also forms, mixing different dress codes in the same DJ Set (e.g. 2 Many DJs in December 2002 in Berlin, Dorfdicso webzine). In the club a double mixing process becomes apparent. There are no longer any reduced flat tracks which are necessary for a good live mix (e.g. Jeff Mills) through a process of layered synchronisation and systemisation by the DJ. Here each record is already multi-layered. The often trashy commercial components are especially suitable for bastard pop because they are often characterised by reduced elements such as a simple hook and repetition. The tunes seem to point more in the direction of the classical structure of a song, although they sit somewhere between a track and a song.

9 Bastard Pop is the new club sound and a new strategy of combining trashy pop elements with a bassline that aims to totally harmonize the diverse sounds. The result is a hybrid dancefloor sound with disturbing elements within a continuous harmonic and endless flow. This leads to a new structure in a club evening, since these alien elements stand out from the overall structure without being absorbed.

An Eighties Bootleg Revival?

10 Despite its name, at first sight this phenomenon seems to have little in common with the bootlegs of the Eighties. There is a distinction between analogue old school bootlegs and the digital new school of bootlegging for the clubs. A bootleg was a collectors’ item, very expensive and rare. It was a ‘copyleft’ act, an illegal reproduction of a record on tape or vinyl, or the unauthorized recording of a live concert. The bootleg was a monolithic unit in itself. Its reproduction remained relatively close to the original (e.g if it was a taped gig), and it was more or less a copy.

11 Bootlegging is now done on a digital basis; it is a software phenomenon with the potential of materialization. Bastard pop gets physical in the form of extremely limited vinyl records. White Labels are often 7’’ singles produced in small quantities so they are once again collectors’ items. People hear the track in the club but it is difficult for them to get hold of one of the records. This is a paradox since publicly accessible sounds become a rarity. Their materialisation has haptic qualities which are different from the

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self-burned CD of MP3 files leeched from the net. If a record is only available to the DJs and eager collectors, it maintains the rarity flavour of eighties bootlegs.

12 What differentiates bastard pop from the categories of mix and remix, sampling techniques in R’n’B and the (techno/house) dance floor scene? The new practise of bootlegging has a totally different structure that results from of the medial differences in digitally archiving and transforming music. Bastard pop does not deal with abstract principles such as modulation and layering. In its structural linearity it is also different from the technique of mix and remix that maintains the basic structure of a track in modulating and varying sound layers: It is a sonic and vocal confrontation.

‘Copyleft’ Artists and Activists

13 Bootlegging is of course an illegal activity but because the result is not released on CD, but only distributed on vinyl in small numbers and over the net, it is of little interest to the lawyers of the entertainment corporations. There is only a limited amount of materialisation of a basically immaterial reproduction, so the number of law suits is limited. There are also examples that the music industry appropriates and creates legal forms for, sanctioning bootlegging but only with tracks from their own copyright pool. Sonic Foundry, who provide the Acid software, also stages its own bootlegging competitions.

14 Bastard pop is a ‘copyleft’ activity that is based on the internet, as is clearly shown by websites as boomselection. Boomselection is a sophisticated and creative form different from normal filesharing, being an active users’ community, where the goal is not simply the blind collecting of files. It focuses on the fun aspect of collecting of sound components, rather than activist implications. The playful character of their sound work is of primary importance rather than any political statement. Using pseudonyms may be paying tribute to activist strategies but is occasioned by dealing with illegal ‘copyleft’ materials, and is more of a musical than a political guerrilla tactic.

15 Predecessors of bastard pop have clearly indulged more in anti-copyright as a statement. Anti-corporation groups like Negativland worked together with net-artists and activists like rtmark (one early project that brought them a lot of legal difficulty was the CD Deconstructing ) who are now recognized as ‘underground’ in the art world, and ‘sonic outlaws’ dealing with the principles of the art movement of the Plagiarists, while also re-arranging sound and cover images.

16 As an artistic and intellectual activist tactic, bootlegging is connected to artists like Negativland, the Tape Beatles and KLF, who exist in the twilight zone between high art and pop. The official beginning of this artistic approach dates from 1993 when the ECC (Evolution Control Committee) first combined a Public Enemy accapella with a Herb Alpert sample. Marc Gunderson, founder of ECC, now works with amateur audio material, especially home recordings that end up by chance on the internet. Gunderson has said in an interview with the Bavarian Radio Station Zuendfunk that his main goal is irritation: “when you hear things you know very well, you are irritated by hearing a familiar voice in another musical context – this is an important moment, as you know the pieces but the whole arrangement is new. It is all about recognition.”

17 Bootlegging follows the concepts of Open Source and Free Software. It guarantees access to sound sources for everyone: anybody can produce songs but has to give back

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his or her ideas to the web listeners who show appreciation through downloading or to clubbers who dance to the tracks. This constitutes a double sided form of approval. There are also three possible modes of reception - after downloading stored sounds, they are suitable either for home listening or for software transformation, or they are heard in the club in the context of dancing.

18 The structural principles of bastard pop are cut-up theory and de-collage. Bastard pop producers concentrate on digital synchronisation, sonic confrontations and recognition. Bootlegging is an interdisciplinary approach that links digital strategies and artistic pratices under a general theory of “media use and misuse”, as Friedrich Kittler once put it. It may be seen as a general media activist technique, or a form of recycling cultural trash. Digital technology enables the re-evaluation and re- acculturating of the blank spots of mainstream pop music and creates a cultural strategy, a technique of culture jamming.

19 A structure of difference and happy dissonance is implemented when Missy Elliott and Joy Division clash. It is also a deconstruction of the harmonic aspects of dance floor culture. The main principles of bootlegging bring the soundclash and the battle into the club. The separation of vocal and sonic and rhythmical structures is a celebration of difference which achieves a temporary unity and then disperses again. In the process, a community is formed out of difference in the realm of the electronic. Filesharing becomes lifesharing in the club.

BIBLIOGRAPHY

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ABSTRACTS

This text deals with a phenomenon called Bastard Pop, Mash-up or Bootlegging as a subversive political and collective practice. Although sampling techniques (e.g. in R’n’B or House Music) have enabled the mixing of different styles of music for the dancefloor this has never been done in such a radical way before. Copyright protected samples of Whitney Houston and Kraftwerk are entangled on a vinyl record (e.g. GIRLS ON TOP’s “I Wanna Dance with Numbers”), and this most famous bastard pop anthem is played in clubs to dance to. The source of this new sound is the internet, where it is digitally produced by anonymous projects. Some of the tracks are then mastered onto vinyl and often released as White Labels. Through their emphasis on projects rather than protagonists, the producers return to the paradigm of the electronic underground: “tracks without stars”. But at the same time there is also a difference from the original house music concept that referred to pop artists such as Warhol as “making music like a machine” (eg Juan Atkins’ Cybotron). The goal of the house music projects was to initiate “the meeting of people and wavelength” as DJ and producer Blake Baxter once put it.

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INDEX

Chronological index: 1980-1989, 1990-1999, 2000-2009 Mots-clés: club culture, contestation / transgression / révolte, droits d’auteur / de propriété / copyright, échantillonnage / sampling / Djing, enregistrement / montage / production, internet, bootleg / piratage / contrefaçon, peer-to-peer / partage de fichiers Keywords: club culture, copyright / author / property rights, internet, peer-to-peer / filesharing, protest / transgression / revolt, bootlegging / piracy / counterfeiting, recording / editing / production, sampling / Djing Subjects: techno / hardcore techno, électronique / electronic music, mashup / bastard pop

AUTHOR

BIRGIT RICHARD

Birgit RICHARD, Goethe-University, Frankfurt/Main, Germany mail

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“… computer music is cool!” Theoretical Implications of Ambivalences in Contemporary Trends in Music Reception Implications théoriques et ambivalences dans la réception de la musique et ses tendances récentes

Klaus Neumann-Braun

Peer-to-peer, nothing for the majors

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1 Technical innovations have changed the ways and means of how music is consumed in the last years. The arrival of the internet has lead to a hitherto unknown extension of the access to all types of music. “Peer-to-peer” is the formula which has become popular through Napster to label the opportunity of being able to search the hard disks of many million users from one’s home terminal for the desired title and to download the latter in an at least acceptable quality. An economical war has broken out for this virtual Blitz-settlement of the realm of the “majors”, which runs across all battle-lines. The American HipHop-Star Eminem could be quoted here as an example, who faces the internet with an unmasked love-hate relationship: “Whoever put my shit on the web – I’d like to get to know the guy and beat the shit out of him!” 1 The reason for his anger seems to be that Eminem’s latest album has only sold half as many times as its predecessor four years before. On the other hand the rapper earns some dollars on the data highway in the meantime, too. Yet those are obviously not enough for him and the music industry. The latter talks about being in the greatest economic crisis of all times. World-wide, music companies fear for their existence. For decades they lived exceedingly well by discovering stars, by marketing them as well as by getting the record and CD press going. However since music has become a digital file this monopoly has started to crumble at both sides of the value added chain: today an outrageously expensive sound studio is no longer needed for the production of music in hi-fi quality. Besides, the millionfold distribution of music via the web has become in principle child’s play. The music managers fear nothing more than to lose control of who may listen to music and at what price. Thomas Hesse, manager of the New York Bertelsmann Music Group, gives clear figures: “Every month three billion illegal copies are downloaded from the web world-wide, but only 170 million CD’s are sold.” 2

Pirate myths

2 The sound ware concerns have up to now all but replied with sovereignty to the download pirates – on the contrary: their reactions reveal an exceeding measure of dilettantism. Copy protection mechanisms to deter are installed, complicated downloading offers are set up by the companies and any number of legal restrictions are introduced. Sometimes they even have bizarre-seeming skirmishes with the copying freaks: “What the fuck do you think you are doing?” blared out at fans who copied a title of the new Madonna album “American Life” from the web.

3 It’s no surprise that initiatives by consumers like “Save the private copy” gain a lot of sympathy from many. It’s about something fundamental: the activists argue that copying and manipulating files is part of computer technology and any restriction is an attempt to abolish the web as it was once conceived of: “Information wants to be free!” The web pirates see themselves as an avant-garde and have created a mythology of digital heroism for themselves. In the centre of this a cultural archetype is to be found,

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whose roots lie deep in the American history but also in the history of pop music: the digital pioneer and the undaunted lawbreaker of a just cause. Bruce Sterlin 3 places the data-hackers in the tradition of the American occupation and settlement of land, which ran right across the continent and found its border and destination in the West. The digital pioneers are to him the modern successors of these settlers, cowboys and mountain men. For many, this freedom is “the very breath of oxygen”, the creative spontaneity, that makes life worth living. Where ever a culture industry, a bureaucratic system can be presented, they do their job. David against Goliath. To load music from the web means much more than just to listen to music or to buy a CD in any old shop. Whoever knows the majors and is able to meet them, has precious secret knowledge at his fingertips. This is what gives his deeds something experimental, even heroic – but also something contradictory: just as the rocker always only embodies the freedom he means (usually still masculine, white, heterosexual) and the commuter across the border already carries the settler in himself who exploits the occupied land, so, too, are the self-managed peer-to-peer-exchange platforms ultimately not antagonists of capitalism, but quite the contrary its spearhead: without expanding the opportunities no expansion of the border, without permanent tinkering on the internet and music no progress. In the face of this almost classical story of electronic free-bootery one is reminded of Adorno’s words that the audience only to gladly wants to deceive itself or be deceived. 4 Isn’t the great Marlboro promise dormant in every small (musical) dream?

Musical Society of multiple options

4 The reason why the myth of the hackers is so powerful is because it also represents a myth of the artist at its deepest levels. Stephen Levy 5 was the first to point out that handling computers has an aesthetic side to it: perfect programmes possess their own beauty – the creation of “art and beauty” also belongs to hackers’ ethics. What is involved in downloading is not only a few songs, photos and videos of the homepage and hard disk, but also the research and use of the aesthetic opportunities of the cyberspace – and for the person who likes to fiddle about in his leisure time – discovering the potential of his home computer.

5 Finding, saving, listening to: that is the up-to-date way for more and more people to listen to music. Thomas Groß 6 pleads for not losing sight of the long history of copied music: ever since there have been recorders, fans have recorded their favourite pieces and have swapped them; pop music comes, strictly speaking, always already in a copied form on the market, that is what makes its tradition in contrast to performances of written notes. The peer-to-peer-system has radicalized the copying principle in an undreamt-of way: One doesn’t need a database or a central server for searching. For the first time the software uses the whole web as one huge hard disk, to which everyone has access at any time. A new life-style has been born, a life with the total availability of information and data that is becoming more and more popular the more people sit in front of computer screens and spend time in chat rooms and in simulated worlds. What counts are playful forms of consumption. Jeremy Rifkin’s 7 age of an “experience”- economy, in which not the material product any more but especially the access counts, has obviously begun. Music is “cool” not because I hear it, but because I collect and save – or simply could save it. What the traditional record collector still had quite concretely

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in his possession and thus within his immediate scope of vision, has been enlarged today by the knowledge of what is possible in an unlimited way: the musical multi- optional society has awoken. Access is superimposed on content.

New Relationship to Music

6 Accordingly, the music fans’ need to be able to copy music from the web at any time and in any place cannot be brushed aside – quite the contrary. Producers summarize their methods under the name of “Digital Rights Management (DRM)”, which rule with the help of technical means, what a user may do with the downloaded music he has bought and what not. The computer producer Apple started its download portal “Musicstore” at the end of April of this year and had sold more than a million songs within very few days. 8 Applying the motto, comfort instead of harassment, the people responsible at Apple created the biggest (legal) online-music company of the world within a few hours. The experience gained in computer history shows, however, that no one can stop cunning hackers and crackers – and that there will always be a semi-legal grey area in the internet. The new online-record shops modelled on Apple will also not stop illegal copying. However, they offer an alternative at least for those, who want to pay for single pieces or whole albums, because it is simply to much of a bother to spend half the afternoon searching for a certain song only to manage to grab an incomplete, muffled sounding or virus ridden version. Such portals, which treat the buyer not like thieves but as customers, accommodate therefore the average music lover.

7 The young fans have quite obviously developed a new relationship to music in the past years. Leisure time researchers call them “flexible drifters” and point therewith to the fact that they do not stick to one single style or leisure time activity for years. New types of sport have come up besides music, besides the discman the mobile phone. A CD collection is nowadays rarely the expression of a lasting life style or even the key to a biography. Music has rather become a consumer article with an expiry date, that has been shortened drastically in its relevance. Today songs do not spread a comparable aura like the song “Satisfaction” did by the Rolling Stones in its days in 1965! Not even the current superstars like Madonna or Eminem can manage that with their new pieces of music (who speaks by the way still of Michael Jackson?). What importance do these superstars still have then for the life of today’s listeners? Do the aesthetics of their bodies now create a style rather than their music?

Special cultures: Opposition and social Distiction

8 Music will still continue to play a big role for youths. The reception of music, however, has become much more complex and multi-dimensional. It rests first of all on old myths – the image mentioned above of the synaesthetic artist stands for them just as much as that of the heroic man of the frontier, a symbol of freedom and adventure. The latter is not only indebted to the past, but in it one can see a new myth developing, namely the “Consumers Power” movement 9 which is just becoming strong: if the music market is controlled to a good 80 percent by an international oligopoly (America’s Universal and Warner, England’s EMI, Japan’s Sony Music and Germany’s Bertelsmann Music Group), then everyone knows that the best pre-conditions are there for pushing the prices for music to a merciless height. Is it not inevitable that ideas of resistance will suggest

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themselves to the consumer according to the maxim: he who doesn’t fight, doesn’t live right?

9 Yet the opponents are also on one’s own side: music integrates to become its own youth culture and squeezes out other life styles. People fight with their gloves off in the market of vanities. Diedrich Diederichsen 10 succeeds in showing how differentiated and coded the strategies of social destinction 11 have in the meantime become with the example of the post techno-milieu of the “new electronic music” (USA: Electronica/ in Germany e.g. the group “Mouse on Mars”). Just as in the first electronic “artificial music” of the 1950ies the new music is also about high art and to be precise lays a determined claim to being avant-garde. The creation of the term “electronic music” should allow a differentiation to techno. While jazz in the years of the 50ies – and by the way still until today – craved for recognition as high culture by imitating the specialisation of the E-culture: detailed liner notes, musical vocabulary, cast lists and recording dates learnt excruciatingly precisely off by heart, the representatives of the new electronics are going about it in different ways: silence (only title and author are given) and the culture of pseudonyms (pseudonyms of pseudonyms …) which can be interpreted as a form of encryption of the culture of experts reign. Only the initiated know what’s going on. Pop music that promotes the continuing categorization fetishism – Genre Techno, Minimal Techno, Phunky Techno, Hardhouse, Deep House – and that is supposed to solve the paradox to be faithful on the one hand to a social milieu, a style, an attitude and view of the world and on the other hand to satisfy the primitive but not completely implausible idea of progress and development, can only be saved by a further new term or new category: Deep House, Disco House, Minimal House, Noise, etc. The fetishism of technology fits in with this development: since the “digital revolution”, technology has become per se cool, talking about processing dominates the reception. Technology instead of content! The pop musical totem sound – according to Diederichsen – loses its magic by making semantics out of the technology which is itself charged with ideas of the future: “What music are you listening to there? That’s probably streaming out of the web, or not?” someone enthusiastically asks someone else on the telephone. Streaming is the new thing pop offers, so the caller can only mean that this streaming is cool not the music any longer. Whoever does not understand this directly, is ignored.

Mainstream: Immunization against Discourses about Dissidence and Authenticity

10 Special cultures are characterized by such dialectical processes as the transformation of myths and the practice of distinctions. The mainstream youths are going their own, different ways. They do not want to devote themselves completely to a life in the strait- jacket of the hard core scene, but only want to be somewhat part of it – they want to therefore be “in” and not “out”. To be “in” does not mean then any more than just not being “out”. This ex negative position makes it difficult to almost impossible to specify what being “in” entails. 12 Their style constitutes an amalgamation 13 of institutional integration, the openness of manierism and occasional escapades in the youths’ cultural scene. Music is to them part of the youths’ media market that presents itself harmonically, i. e. it offers not excluding but including identification possibilities. All that has something to do with pop music and youth culture respectively that seems to

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connate youth culture – pop bands of all shades, fashion and beauty, lifestyle, cinema, sex, parties, rumours about stars etc. – is to be found in the thematic focus. Pop music represents an all round medium for these youths, into which their personal needs, those specific to the situation at the time and matters of relevance can be projected. To make use of the music industry’s offer to know certain codes and to use pop music in all its facets, can give a vague feeling of being “part” of it, that appears to completely suffice for youths orientated by the general youth culture: “Only because I listen to rap” – so a typical comment – “does not mean I have to wear those baggy trousers!” Pop music means to these youths a way of experiencing the body and having shared emotional tuning-ins in local connections. The central fixed point of identification is the local peer group within which circle music is admittedly listened to, the ideological potential of which, however, is neither adopted nor even lived more intensively. Finding a general social style becomes more important than the special music.

Conclusions

11 Technology and access are superimposed on the music, listening to music becomes a double or threefold activity with many facets. And the general participation becomes more important than the consumption of specific pieces of music. The use of music has obviously become more complex and multi-layered. There are still the almost classical (music-)fans of great gestures – the internet pirate or the cyber space artist belong to them. The staging of special cultures too, however, lives by presenting itself in a conspicuous way as authentic and dissident – and be it as in the case of the new electronic music in a conspicuously inconspicuous way. Yet the fans of the little gestures, the mainstream youths, go their own way. The modern technological communication system eliminates local, national and related traditions to a certain degree and constitutes a global non-descript culture. This combines with local contexts of communication through the mediation of market and media. Glocal “feelings of affinity” 14 develop in which the global peer-to-peer contacts add to the local contacts of those of the same age, but do not displace them. Diedrich Diederichsen speaks of the music/ “Pop I” becoming part of a pop-cultural supermarket/ “Pop II”. To go shopping here becomes far more significant than the particular products, the different types of music that land in the shopping basket. Social styling remains admittedly relevant, becomes differentiated, however, within the framework of a generalising pop-cultural social styling that is based on the known in-or-out rankings. Once the choice has been made, a glance in the shopping basket shows that the consumer of music has almost become an omnivore 15.

12 Music reception research is confronted with difficult tasks by this constellation. Whoever does not want to argue ideologically, has to rely on phenomenologically and ethnographically orientated reception studies, of which there are still too few. There’s a reason for this: own studies show that this research task is extremely complex with the main problem that the single elements of analysis, in this case, the reception of music and its own specific functions and importance can hardly be isolated from one another by a clean cut. Music simply just belongs to daily life. Its absence would be noticed quickly, its presence remains unnoticed, however, to a large extent under the cover of habit and its relevance vague. The only point is to accept this empiric challenge and to overcome it.

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NOTES

1. See: Hofmann, Markus (2003), Ein Branchenfremder zeigt, wie es geht, Badische Zeitung, 14.5.03. 2. See: Drösser Christoph/ Götz Hamann, Die Jobs-Maschine, Die Zeit, 15.5.03. 3. Sterlin, Bruce (1992), The Hacker Crackdown, New York. 4. Adorno, Theodor W. (1986, Orig. 1963), Kann das Publikum wollen?, in: Vermischte Schriften, GS 20,1, 343 pp., Frankfurt/ M. 5. Levy, Steven (1984), Hackers, New York. 6. Groß, Thomas (2002), Desire to be Wired!, in: Klaus Neumann-Braun et al. (eds.): Popvisionen (23 – 37), Frankfurt/ M. 7. Rifkin, Jeremy (2000), Access, Frankfurt/M; see also: Schulze, Gerhard (1992), Erlebnisgesellschaft, Frankfurt/ M. 8. For further details see: Drösser, Christoph/ Götz Hamann, Die Jobs-Maschine, Die Zeit 15.5.03. 9. Consumers Power* 10. Diederichsen, Diedrich (2002), Es streamt so sexy, in: Klaus Neumann-Braun et al. (eds): Popvisionen (58-74), Frankfurt/M. 11. Bourdieu, Pierre (1982), Die feinen Unterschiede, Frankfurt/M. 12. Schmidt, Axel/ Klaus Neumann-Braun (2002), Ethnografie der Musikrezeption Jugendlicher, in: Klaus Neumann-Braun et al. (eds): Popvisionen (246-272), Frankfurt/M. 13. Vollbecht* 14. Eckert, Roland et al. (2000): „Ich will halt anders sein wie die anderen”. Opladen. 15. Peterson, R.A./ R.M. Kern (1996): Changing Highbrow Taste: From Snob to Omnivore, American Sociological Review, vol. 61, pp. 900-907.

RÉSUMÉS

Technical innovations in the last years have decisively changed the ways in which we consume music. The use of the internet has led to an heretofore unknown expansion in the access to different kinds of music. Napster is the slogan which popularized the idea of searching the computer files of millions of computer users through a central server and of downloading a host of music titles in fairly good quality. Other “peer-to-peer”– systems (i.g. imesh) followed. This practice has led to an economic battle in which it is not always clear which side the combatants are on. Net pirates see themselves as a kind of computer vanguard and create a myth of digital heroism for themselves. In the center of this new mythology they place the pioneer, a cultural archetype with deep roots in the mythic history of the American continent and pop culture. This computer pioneer is a fighter for freedom in the name of a just cause. But the once wide gap between pioneers and the mass of average computer users has narrowed over the years. The easy accessibility of music has become part of a popular life-style as people tend to spend more time with the computer in chatrooms and other virtual digital worlds. Playful forms of consumerism are becoming more interesting in this context. It may be argued that Jeremy Rifkin’s “age of access” has already begun, the age in which the access to the thing, but not the thing itself is it. In the context of music consumption new processes of a fetishization of technology are taking place. Computer music is cool because of computer streaming techniques – a stance which

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obviously raises the question whether music is listened to at all. These trends will be discussed in their implications for a further development of music reception theory.

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Keywords : hacking, copyright / author / property rights, internet, myths / mythologies, peer- to-peer / filesharing, reception, recording / editing / production, sampling / Djing, technologies / devices, computing (music) Thèmes : électronique / electronic music, computer / video game / chipmusic Mots-clés : hacking, droits d’auteur / de propriété / copyright, échantillonnage / sampling / Djing, enregistrement / montage / production, internet, mythes / mythologies, peer-to-peer / partage de fichiers, réception, technologies / dispositifs, informatique / ordinateurs

AUTEUR

KLAUS NEUMANN-BRAUN

Klaus NEUMANN-BRAUN, Universität Koblenz-Landau / Campus Landau, Institut für Sozialwissenschaften / Abteilung für Soziologie. mail

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Musiques électroniques

Droit de réponse Bastien Gallet répond à Sophie Gosselin et Julien Ottavi

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Musique et électronique, retour sur un retour Music and Electronics: Review of a Previous Article

Bastien Gallet

1 DANS LE DEUXIÈME NUMÉRO DE CETTE REVUE est paru un article qui sera l’objet de celui-ci : « L’électronique dans la musique, retour sur une histoire 1 ». L’histoire sur laquelle les deux auteurs, Sophie Gosselin et Julien Ottavi, entendent faire retour est bien celle de l’électronique dans la musique. Et si ce retour est nécessaire c’est parce qu’à cette histoire se serait substituée une autre, celle de la musique électronique, catégorie ambiguë et grevée, selon les auteurs, de sous-entendus idéologiques. L’objet de leur article se révèle alors double : remplacer la mauvaise histoire par la bonne et entreprendre la généalogie critique de la première, c’est- à-dire mettre au jour le caractère de la volonté qui s’y exprime, une volonté politique qui ne dirait pas nom. Le plus surprenant est que Sophie Gosselin et Julien Ottavi ne citent qu’un seul et unique exemple de cette « lecture idéologique de l’histoire » (ce qui en dit long sur l’exhaustivité de leurs lectures préparatoires), un article paru dans le premier numéro de cette même revue et dont il se trouve que je suis l’auteur 2. Cet article a été entre-temps repris, modifié et enrichi, dans un livre que j’ai sous-titré, précisément mais non idéologiquement, « enquêtes sur les musiques électroniques 3 ». Si je mentionne ce livre, c’est parce que j’y précise et

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développe un point de vue, ce qu’ils appellent un « positionnement », j’y reviendrai, qui n’est, j’en suis le premier surpris, pas du tout celui qu’ils m’attribuent.

2 Quelles erreurs commettraient, selon eux, les idéologues de la musique électronique ? D’abord celle d’opposer à un usage savant de l’électronique centré sur le concept d’écriture un usage populaire qui relèverait de l’improvisation et de la tradition orale. Celle ensuite de penser l’histoire de la musique électronique comme le simple passage d’un usage à l’autre, du savant (cantonné aux studios de recherche apparus au début des années cinquante) au populaire (que rendit possible la commercialisation des synthétiseurs et des boîtes à rythmes à partir des années soixante-dix) et d’interpréter ce passage comme la victoire du bricolage sur le système, c’est-à-dire, et c’est là que la critique de Sophie Gosselin et Julien Ottavi se fait la plus pressante, comme la revanche d’une classe sur l’autre, le prolétaire qui détourne contre le bourgeois qui hérite. Cette lecture idéologique, et sociologique – d’une sociologie réduite à sa plus simple expression –, de l’histoire a évidemment le grave défaut de projeter sur son cours des catégories et des oppositions qu’elle se garde bien d’interroger. Et c’est ce grave défaut qui lui permet de faire de l’histoire le garant de la validité de sa lecture. Sur tous ces points, je ne peux pas ne pas être d’accord avec Sophie Gosselin et Julien Ottavi. Une telle lecture, si elle existe et elle n’existe sans doute pas sous une forme aussi « pure », n’est certainement pas la mienne, même dans l’article qu’ils citent en (mauvais) exemple (un meilleur exemple serait peut-être le livre d’Ariel Kyrou qui propose une lecture des musiques électroniques au XXe siècle à travers l’opposition, qu’il lui arrive de nuancer, entre rebelles bricoleurs et savants à systèmes 4). Et c’est d’ailleurs une des raisons pour lesquelles j’ai ouvert mon enquête sur les musiques électroniques par une critique des discours qu’elles ne servent qu’à justifier. La « musique électronique » n’est bien souvent qu’une catégorie idéologique (ou une cheville rhétorique), cela ne veut pas dire qu’elle le soit tout le temps. Tout dépend de ce que l’on met sous cette expression. Et contrairement à ce qu’ils sous-entendent, je ne pense les musiques électroniques ni comme une somme disparate de styles, ni comme une simple technique de production des sons. Tout l’objet du livre que j’ai cité plus haut est précisément de comprendre quelles pratiques de l’électronique se cachent derrière le lexique opaque des styles : techno, house, hip-hop, trip-hop, jungle… Que je les nomme ne veut pas dire que je les accepte, seulement que je les étudie. Je prends bien garde de me situer soit en deçà – du côté des gestes (que je définie comme non-producteurs), c’est-à-dire du côté du détournement de la fonctionnalité technique et de la manière dont ce détournement s’opère à chaque fois singulièrement, et au-delà – dans une perspective de compréhension des styles qui les saisissent avant qu’ils ne soient réifiés par la pratique marchande. Je suis par exemple l’évolution quasi-biologique d’une fracture entre parties rythmiques et ligne de basse depuis le dub jamaïquain jusqu’à la drum’n’bass en essayant de comprendre ce que l’invention du breakbeat par les DJs du Bronx a changé au fonctionnement musical de cette fracture. Ces deux perspectives ne sont pas contradictoires. Qu’il y ait des gestes et que ces gestes aient un sens artistique et une portée symbolique, je suis le premier à le reconnaître et ces gestes transcendent l’opposition entre musique populaire et musique savante. Mais cela ne veut pas dire que les styles soient des produits marketing. Il existe, comme l’a montré Charles Rosen, un style classique en musique qui doit tout à la profonde originalité des compositeurs qui ont contribué à le forger comme à ceux qui ont œuvré en son sein. On parle couramment aujourd’hui en musique contemporaine d’un style sériel et d’un style spectral et je ne croie pas qu’ils aient moins tendance à se réifier que les styles de

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musique électronique. L’intérêt de ces derniers est qu’ils se transforment sans cesse, passent les uns dans les autres, se fendent, fusionnent, se divisent, prolifèrent… Et cela n’a rien d’idéologique. Je n’oppose pas du tout oralité et écriture, j’oppose écriture et surface et mon concept d’écriture est assez proche de ce que Sophie Gosselin et Julien Ottavi entendent par objectivation, c’est-à-dire le fait d’intégrer « une série de sons dans un code ou un système fermé qui en définisse la musicalité » (c’est en en ce sens que j’oppose le contact de Stockhausen sous-tendu par une interprétation totalisante du phénomène sonore au Bucephalus d’Aphex Twin qui en suppose au contraire l’hybridation et l’inachèvement). Le propre des surfaces que je décris est, pour reprendre leur terminologie, qu’elles formalisent sans objectiver 5. Une surface est une expérience musicale non codifiable à laquelle il arrive, pour différentes raisons pas toujours commerciales, de s’objectiver en style. Une histoire de ces styles ne peut être linéaire, elle se doit de respecter leur caractère rhizomorphique. C’est cette histoire que j’ai tenté d’esquisser en essayant de comprendre la logique interne (immanente) de développement et de transformation des surfaces musicales. Et cela n’est, je pense, possible qu’en mettant en oeuvre ce que j’appelle, après François Châtelet, une physique des qualités. Une telle physique « subjective » (dans la mesure où elle concerne aussi le degré d’intégration des gestes qui produisent ces surfaces) n’est certes pas une politique qui s’ignore, mais elle engage une certaine pensée non linéaire du temps historique, un rythme de l’histoire qui noue ensemble les temps et les dimensions du temps. Je consacre tout un chapitre aux différentielles de temps que la musique recèle et qui sont aussi des enchevêtrements de temps différents.

3 Je dois avouer que ces développements ne figurent dans l’article incriminé pour la simple et bonne raison que je n’y aborde pas la question des surfaces musicales mais celle, double, des techniques électroniques de production des sons et de leur détournement par les musiciens. J’essaie d’y relativiser l’opposition commune et un peu massive (que reconduisent d’ailleurs Sophie Gosselin et Julien Ottavi) entre invention technique et démarche artistique. Les inventions de Graham Bell, de Thomas Edison, de Lee de Forest, de Leon Theremin et de bien d’autres sont toutes des détournements de techniques existantes (Lee de Forest inventa l’amplification en modifiant une invention de Fleming qui lui-même avait détourné une découverte d’Edison). Et c’est parce que l’histoire de la technique n’est qu’une longue suite d’interprétations et de détournements que les artistes n’ont aucun mal à redoubler des gestes qui étaient déjà des gestes de désaffection et d’appropriation. La différence est que l’appropriation artistique n’est précisément plus technique et qu’elle engage une esthétique. Ce qui, dans le livre que j’ai cité plus haut, se résume ainsi : « Il n’y a pas déterminisme technologique, mais des surfaces sonores qui se fixent diversement sur des agencements instrumentaux et/ou machiniques qu’elles contribuent souvent à transformer (quand elles ne les précèdent pas 6). »

4 Mon « positionnement », j’y reviens, n’est pas politique au sens où il serait la manifestation idéologique d’une appartenance de classe qui refuse de s’avouer (c’est bien ce que Sophie Gosselin et Julien Ottavi veulent dire quand ils sous-entendent que mon point de vue théorique ne serait qu’une « image produite par les [maisons de production] multinationales 7 »), il est politique parce qu’il est, rigoureusement, esthétique. À condition de comprendre l’esthétique comme je la comprends, c’est-à- dire comme une pragmatique. Vous me pardonnerez de me citer encore une fois, vous qui me critiquez sans le faire : « Le problème n’est plus de définir ou de qualifier ce qui relève ou non de l’art (démarche esthétique) mais de penser la pratique artistique en

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terme d’effet, au sens aussi bien des effets que cette pratique produit (socio-politique de l’affect) que de ceux qui s’inscrivent – s’impriment – en elle comme sur un plan sensible (physique des qualia 8). »

NOTES

1. Volume ! 2002-2, février 2003, p. 71-83. 2. Bastien Gallet, « Techniques électroniques et art musical : son, geste, écriture », Volume ! 2002-1. 3. Bastien Gallet, Le boucher du prince Wen-houei : enquêtes sur les musiques électroniques, Paris, Musica falsa, 2002. 4. Ariel Kyrou, Techno Rebelle : un siècle de musiques électroniques, Paris, Denoël, coll. « X-trême », 2002. 5. Cela dit en passant, il y a aujourd’hui de nombreux compositeurs dits contemporains pour lesquels l’opposition entre formalisation et objectivation n’aurait pas grand sens dans la mesure où leur travail de formalisation (geste par lequel « chaque artiste invente son propre système d’organisation des sons dans le temps » selon la définition qu’en donnent les auteurs) suppose un jeu avec le code (et une mise en jeu du code) qui fonctionne alors comme un cadre général pour une écriture qui va jouer sur ses limites. Le système n’est pas forcément contraire à l’expérimentation. 6. Le boucher du prince Wen-houei, p. 34. 7. Il est vrai qu’eux parlent au nom de quelque chose, en l’occurrence l’association d’art sonore APO33, au nom d’un groupe donc qui tient sa légitimité du seul fait qu’il développe une pratique artistique dont la théorie de Sophie Gosselin et Julien Ottavi a précisément pour objet de démontrer l’authentique valeur artistique (ce qui les conduit à jeter avec l’eau du bain la plupart des musiques d’aujourd’hui, pas assez expérimentales à leur goût). Alors que moi qui ne parle qu’en mon nom propre suis forcément le jouet des multinationales. 8. Op. cit., p. 67.

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Thèmes : concrète / acousmatique / électroacoustique, électronique / electronic music, expérimentale / experimental music Mots-clés : expérimentation, informatique / ordinateurs Keywords : experimentation, computing (music)

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Compte-rendu

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« Terrains de la musique ». Anthropologie sociale des musiques actuelles Synthèse de la journée d’études du 27 mai 2003 à Toulouse The Social Anthropology of Popular Music: Conference Report

Marc Perrenoud

1 FIN MAI 2003, dans la salle de conférences de la librairie Ombres Blanches, s’est déroulée la première rencontre organisée par le Centre d’Anthropologie de Toulouse (EHESS) autour de la pratique des musiques populaires contemporaines. Grâce au soutien de la DRAC Midi-Pyrénées, cette journée a permis de réunir de jeunes chercheurs venus de toute le France qui jusqu’à présent n’avaient jamais eu l’occasion de partager leurs expériences autrement que lors de rencontres informelles à l’occasion de grands colloques « généralistes » en sociologie de l’art et de la culture.

2 La problématique de cette journée était fondée sur deux grands axes : la trans- disciplinarité ethnologie/sociologie et, corollaire, l’idée que chaque intervenant venait parler d’un travail qualitatif inscrit dans une forte implication sur le terrain.

3 Les chercheurs en sciences humaines qui s’intéressent au monde des musiques populaires contemporaines ont fréquemment une connaissance intime de cet objet et, de fait, tous les intervenants de la journée ont vécu leur terrain comme acteur (la plupart sont musiciens), allant ainsi bien au-delà de l’observation participante orthodoxe. Il s’est agi pour nous de rapprocher l’analyse des sciences humaines du point de vue endogène des mondes de l’art en articulant les dimensions empiriques et théoriques de nos démarches respectives.

4 Jean-Christophe Sevin (EHESS Paris) a ouvert la journée avec une communication concernant l’évolution de la scène tekno française et le mouvement des free parties notamment. Après avoir rapidement retracé l’histoire du mouvement, il a exposé les points de tension qui le (dé)structurent aujourd’hui : politique (contre le « système ») vs

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esthétique (pour l’ambiance), oppositions et justifications en interne autour de l’adaptation aux nouvelles lois réglementant les fêtes.

5 Gérôme Guibert (Université de Nantes) a ensuite évoqué le rôle d’expert ès-musiques amplifiées qu’il a endossé à la demande des collectivités territoriales pour « mesurer l’activité musicale » en Vendée et Pays de Loire. Comment répondre à cette attente légitime du politique tout en transcrivant la complexité des pratiques majoritaires mais largement méconnues au sein de ce monde de l’art ? Recenser la population de groupes,choisir un échantillonstatistique ? Les styles musicaux revendiqués constituent-ils une typologie pertinente ?

6 En début d’après-midi, Philippe Le Guern (Université d’Angers) est revenu sur son expérience de musicien sous contrat avec Virgin Music au tournant des années 80-90. Il propose une socio-analyse des maisons de disques à travers l’approche ethnographique d’un univers fermé qui évolue très rapidement. La période étudiée et vécue est celle de la mutation vers le système actueldes majors qui rationnalisent au maximum leur politique commerciale en externalisant les « risques » ou les « niches ».

7 Christophe Rulhes (Centre d’Anthropologie de Toulouse) dans sa communication s’est lui aussi appuyé sur un « terrain vécu ». Il a dressé le portrait de deux musiciens côtoyés au sein d’un orchestre de « baluche » où il a été guitariste pendant un an et demi. Opposant pour les dépasser les paradigmes beckerien et bourdieusien, il a surtout montré à quel point la pratique musicale et la vie de Jean-Louis et Jean-Michel est irréductible à l’alternative entre conception communautaire, reproductrice et conception singulière, avant-gardiste de la figure de l’artiste.

8 Enfin, mon intervention concernait la position particulière du chercheur appartenant à la population qu’il étudie. Venu à la pratique musicale « professionnelle » en même temps qu’à la recherche universitaire, j’essaie d’entretenir chacune de ces deux activités comme réflexive. J’ai évoqué ces situations où l’anthropologue peut devenir vecteur d’acculturation pour les acteurs et d’institutionnalisation pour des mondes de l’art non-légitimes, mais aussi ces moments où le chercheur, largement dépassé par le musicien ne peut qu’espérer objectiver a posteriori des phénomènes socio-esthétiques vécus.

9 Faute de temps, nous n’avons malheureusement pas pu procéder à un tour de table qui aurait permis d’aborder des questions de synthèse. En effet, la journée devait se poursuivre avec la présentation de l’ouvrage dirigé par Philippe Le Guern les cultes médiatiques abordant d’importantes questions plutôt relatives à la sociologie des publics et, en clôture, une conférence magistralement improvisée par Antoine Hennion autour de la « pragmatique du goût » et de l’élaboration du jugement des grands amateurs (de vin, de musique, de sport…) dans une dimension dynamique et compréhensive.

10 Au vu de l’intérêt manifesté par l’ensemble des présents, intervenants et public, à l’issue de cette journée, il est très vraisemblable que l’expérience se reproduise. L’idée d’une rencontre annuelle entre chercheurs (et acteurs) du monde des musiques populaires contemporaines semble de nature à alimenter la réflexion socio- anthropologique autour d’un outsider art pris entre l’institutionnalisation et la précarisation. Une association sera prochainement créée pour donner corps à ce projet.

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BIBLIOGRAPHIE

Le Guern Philippe (dir.) (2002), Les cultes médiatiques, culture fan et œuvres cultes, PUR

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Mots-clés : méthodologie, réflexivité Keywords : methodology, reflexivity

AUTEUR

MARC PERRENOUD mail

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Notes de lecture Book reviews

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Francisco MATTOS (ed.), Industrial Culture Handbook

Joshua Gunn

RÉFÉRENCE

1983 (in continous reprint). San Francisco: V/Search Publications; p. 1-133; $15.99 (paper)

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1 An episode of the the U.S. Public Broadcasting Service documentary series P.O.V. titled ‘‘Baby, It’s You’’ (2 June, 1988) captures a glimmer of what is left of that early eighties music-art scene known as ‘‘industrial.’’ In the wake of a newscast detailing new information about the Columbine High School massacre in April, 1999 – a crime initially linked by the press to the ‘‘gothic’’ and «industrial» music consumed by the murderers – the narrator’s voice (Anne Makepeace) invited me to carry the mass killing in memory through her struggles to be a mother. In her documentary about artificial insemination, she gives time to another woman who describes how she and her lover selected a ‘‘match’’ by answering a questionnaire listing desired characteristics (athletic or nerdy? tall or short?). For a tiny moment the spectator witnesses the product of these questions – a healthy, twelve pound baby (reminiscent of a pink rat) with dark hair and a big, slobbering grin (and nothing that might alert us to its having anything like a mind, the ability to chose its own life or its own death, nor any indication that its touching «down there» is naughty). Mother and child are, as far as the babe knows, one and the same being. She chooses for it, and it sucks in appreciation – even on its other mother’s breast, as dry and unyielding as it may be. Such feeding is the dream of fascism. (There is no ‘‘mirror.’’)

2 The politics of natural selection notwithstanding, the bizarre elements of this kind of reproduction strike ominous parallels with the movement carefully documented in the now legendary underground reference book, V/Search’s Industrial Culture Handbook (ICH). On the alternative bookshelf for well over a decade now, the ICH has become an indispensable guide to the underground music known as ‘‘industrial’’ by collecting ten interviews with the most effervescent of its underground luminaries circa 1983: Throbbing Gristle (the industrialists, par excellence); Mark Pauline, Cabaret Voltaire, Non (Boyd Rice), Monte Cazazza, Sordied Sentimental, SPK, Z’ev, Johanna West, and the outfit no one east of the Mississippi had still yet to hear of, R&N (‘‘Rhythm and Noise’’). No fan, scholar, or journalist of underground culture can live without these interviews, lest she make the unfortunate mistake of referring to Marilyn Mason or KMFDM as ‘‘industrial.’’

3 All the parallels between self-consciously liberal documentaries and the ICH orbit Leftism (and at times, the industrial camp is explicitly Marxist, as Z’ev’s interview attests). Whereas one offers up subtle commentary in the edits, the other offers up a forceful ambiguity and playfulness. At least in terms of insemination, both institutions offer critiques of control and the fundaments of fascist thought that have yet to penetrate the popular imaginary (hence, subsidized television; hence, obscure music labels and distribution channels). In retrospect, the (broken) mirror industrial artists offered to their fans was passed up for the glass: Rice (Non) has now collapsed his

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resistant musical noise onto tones, and channeled his exploratory impulses into areas most of us call ‘‘white supremicism’’; Throbbing Gristle splintered into C.T.I. and Psychic T.V.; Cabaret Voltaire is now most certainly a sonnoral dance-floor enterprise, their originally provocative and disturbing video-collage work defunct in the digital morass; and the performance art of Johanna West has now been commercially appropriated, as any side-show attending Lollapoolooza or similar mass concert groupie can attest (this time, however, there are skin-hooks!). It seems ‘‘industrial’’ as an art movement has come and gone, only to be milked of its most resistant political possibilities by its bastard child, the ‘‘rivet head’’ club culture whose politics is merely a studded jacket for social dancing. Fortunately, the Industrial Culture Handbook retains the promise the movement once held.

4 The crux of the industrial cacophony--which could be ‘‘played at any speed’’ on the record player--was an interrogation of fascism through the machine. While it is likely no one of the artists featured has read Walter Benjamin’s ‘‘Art in the Age of Mechanical [Technical] Reproduction,’’ each artist expressed a profound interest in exposing the constructedness of their art, the same kind of exposure Benjamin tragically hoped would awaken the masses from the political aestheticism of the Nazis via cinema art. If one defines fascism as an extreme and ultimate form of «control,» then industrial culture was about exploring the conditions of expression under ultimate control. Could the organically dead be revived by motions of the inorganic (witness Mark Pauline)? Could the apparent limitations of machinery be pushed beyond by human spirit (e.g., could we make ‘‘metal machine music?’’). Could metallic-inspired pain bring us to new insights into the conditions of humanness? New stimulations? New, previously perverse, pleasures?

5 The industrial artist’s answers to these questions were always implicitly affirmative. It was as if pent up creative energy – no doubt stifled by the rampant rage and anti- intellectualism of punk – was allowed release, not through pure expression, but through massive and overwhelming control. Emblems of that kind of power that limits – metal and steel--imprisoned the artistic impulse, only to find it seeping out in rhythmic screeches. As any neurotic will tell you, complete control only results in its absolute loss.

6 That these kind of procedures – or answers, if you will – existed at all marks ‘‘industrial culture’’ from the start as a semi-intellectual quest, an artistic imperialism that was always ready to counter the perceived means of social control precisely because the aim couldn’t be liquidated into financial marks (no matter how hard they tried, and they did), because of the artists’ embrace of ambiguous forms that denied, at least in name, their own dogma. ‘‘Give Your Body Its Freedom,’’ a phrase made famous by the second wave industrialists, Nitzer Ebb, was the most militaristic of them all – a ‘‘dancable’’ contradiction. Further, industrial art was, from the very beginning, highly individualistic. Nothing is more apparent from reading the disparate commonalities of the artists featured in the ICH: These people did not compromise their ideas for the sake of audience retention: Rice says, ‘‘If I was a leader of a country, I wouldn’t want some kind of award to go out that I didn’t know about. Like – who the hell put that out? It’s like making records – you don’t want to leave important things like design up to record companies” (65).

7 True, these precepts would be violated by Throbbing Gristle’s Genesis P-Orridge with his Thee Temple Ov Psychic Youth, the so-called church of 24-hour-wide-awake-people.

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Then again, these contradictions are precisely the point, and we are unsure about how much of the memories each artist recalls in their interviews are genuine or embellished. For example, somewhat nostalgic about his late seventies and early eighties performances, Genesis remarks: “I used to do things like stick severed chicken’s heads over my penis, and then try to masturbate them, whilst pouring maggots all over it...” (17). Unfortunately, these exploits no longer seem as provocative or as likely to shock audiences out of their tidy cognitive maps these days; we are assured, however, that this sort of thing was much more likely to “shock” audiences then into something like reflection – or at least would make them think twice about tripping or rolling before the next show.

8 In retrospect, it is easy to say underground music has moved beyond the performance art of industrial musicians; then again, as movies become more violent and high school massacres become the nightly news norm, I begin to wonder where the soundtrack ends and the “real” noise begins. At least the Industrial Culture Handbook can point us to a definitive moment when the varieties of mechanical reproduction, somtimes violent varieties, were made art and separated from “life.”

INDEX

Mots-clés : underground / alternative Keywords : underground / alternative

AUTEURS

JOSHUA GUNN

Joshua GUNN, Louisiana State University

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Gabriel SEGRÉ, Le Culte Presley

Fabien Hein

RÉFÉRENCE

2003, Paris, PUF, coll. « Sociologie d’aujourd’hui », 302 p.

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1 On ne peut que se réjouir de la quasi régularité avec laquelle paraissent, depuis le début de ce nouveau siècle, des études en langue française portant sur les fans et leurs attachements. Après celle de Christian Le Bart et Charles Ambroise (2000), puis celles dirigées par Philippe Le Guern (2002), voici que parait celle de Gabriel Segré qui nous propose une réflexion sur le culte voué à Elvis Presley. Dans une première partie, l’auteur s’attache fort pertinemment à repositionner l’avènement du phénomène Presley dans le contexte socioculturel qui l’a vu naître, à savoir l’Amérique des années 1950. Un lieu et une période réunissant un certain nombre de conditions favorables à son épanouissement : la constitution d’un monde adolescent, une industrie musicale sclérosée d’un point de vue artistique mais en mutation sur le plan technique, le travail de management particulièrement efficace orchestré par le Colonel Parker, et bien entendu Elvis lui-même, fort de son talent, de son physique et de son charisme. Gabriel Segré dépeint avec justesse la manière dont cette conjonction de facteurs a propulsé Elvis à des sommets de popularité. Il décortique ensuite le processus ayant conduit le chanteur à symboliser la révolte adolescente avant d’incarner le citoyen américain modèle.

2 Sa disparition, en août 1977, marque un nouveau tournant dans sa carrière. Loin de perdre en intensité, l’intérêt pour le King est alors décuplé. On observe en effet la parution régulière d’une quantité de biographies contribuant à édifier un véritable mythe autour du personnage. La sacralisation dont Elvis fait l’objet prend des proportions particulièrement spectaculaires. Certains admirateurs lui adressent des prières, d’autres lui prêtent la réalisation de miracles, d’autres encore s’évertuent à le croire toujours vivant. Au-delà des anecdotes souvent croustillantes que nous livre l’auteur, ce dernier relève également de manière très méticuleuse la manière dont les biographes construisent l’exemplarité de la star. Ceux-ci évitent soigneusement d’aborder les traits les moins reluisants d’Elvis : ses colères, sa toxicomanie, sa boulimie, sa superficialité ou encore son manque de discernement politique. Ce qui leur permet de valoriser plus largement son civisme, ses croyances religieuses, son amour du travail, ses origines sociales modestes, sa générosité ou sa dimension historique.

3 Dans la seconde partie de l’ouvrage, Gabriel Segré nous présente les fans et les pratiques de « culte » rendues à Elvis. L’auteur s’est lui-même investi dans les activités d’un fan club parisien pendant trois années. Avec quelques uns de ses membres, il s’est rendu à Memphis, véritable lieu de pèlerinage, pour y observer la célébration de trois rites majeurs institutionnalisés par l’Estate – entreprise détentrice des droits d’exploitation de l’image et du nom d’Elvis Presley – dans le cadre de l’Elvis Week.

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Premièrement, la visite du sanctuaire Graceland, la maison d’Elvis. Deuxièmement, la participation à la cérémonie annuelle de la Candlelight, procession aux flambeaux sur le tombeau du chanteur, le jour anniversaire de sa disparition. Troisièmement, un concert d’Elvis au cours duquel le chanteur apparaît selon un procédé vidéo mais néanmoins accompagné de ses vrais musiciens. Le sociologue relève très finement l’intensité dramatique suscitée par chacun de ces événements. À propos du concert par exemple, il note que la mise en scène semble tellement réaliste qu’il en vient à douter de la lucidité des fans présents. La lecture de cet ouvrage passionnant ne va cependant pas sans soulever un certain nombre de questions. Tout d’abord, on ne sait rien du rapport qu’entretient l’auteur avec Elvis. Ensuite, il est impossible de ne pas rapporter cette étude à celle menée par Christian Le Bart (2000) sur les fans des Beatles. À ce titre, on peut regretter que Gabriel Segré n’ait pas poussé ses investigations au-delà de l’aspect collectif des rituels et des sentiments d’appartenance pour explorer les logiques individuelles de la condition de fan – on pourrait adresser le reproche inverse à l’ouvrage de Le Bart qui s’intéresse bien aux enjeux identitaires mais n’aborde pas les formes rituelles de la passion pour les Beatles lorsqu’elle se manifeste par exemple chaque année sous forme de Beatle Week à Liverpool. Ce faisant, Segré ne rend pas justice aux caractéristiques individuelles des fans d’Elvis et les réduit à n’être qu’une simple agrégation d’individus au sein de laquelle initiés et profanes se distinguent à peine. Il est également difficile de ne pas mettre l’article d’Éric Maigret (2002) en résonance avec la démarche de Gabriel Segré. On peut par exemple s’interroger de savoir si le travail de ce dernier tient compte des précautions minimales quant à l’utilisation de concepts issus du champ religieux dans le cadre de sa recherche. Or, cela ne fait pas l’ombre d’un doute, les analyses produites par Segré sont très convaincantes et on serait décidément bien en peine de douter du caractère religieux de la célébration du King. Par contre, comme pour tout type de culte, on peut imaginer qu’il existe des degrés dans l’intensité de la pratique qu’il aurait éventuellement été intéressant de faire émerger. Mais il ne s’agit jamais que de quelques critiques mineures. Pour finir, il me reste à signaler que la lecture de cet ouvrage m’a donné puissamment envie de redécouvrir la musique d’Elvis, ce qui me semble être un bénéfice secondaire relativement rare pour de la littérature scientifique.

BIBLIOGRAPHIE

LE BART Christian, AMBROISE Jean-Charles (2000), Les fans des Beatles. Sociologie d’une passion, Rennes, PUR, coll. « Le sens social ».

MAIGRET Éric, « Du mythe au culte… ou de Charybde en Scylla ? Le problème de l’importation des concepts religieux dans l’étude des publics des médias », in LE GUERN Philippe (dir.) (2002), Les cultes médiatiques. Culture fan et œuvres cultes, Rennes, PUR, coll. « Le lien social », P. 97-110.

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INDEX

Index géographique : États-Unis / USA Keywords : fans / fandom, stars / icons Mots-clés : fans / amateurs, stars / icônes nomsmotscles Elvis Presley Thèmes : rock‘n’roll / rockabilly

AUTEURS

FABIEN HEIN

Fabien HEIN, ERASE, Université de Metz

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