9. Dernieres Lettres a. La vie artiste : exagération et réalité

Dans la relation affective, fraternelle et amicale entre Théo et Vincent, la correspondance a sans doute joué un rôle de catalyseur. La correspondance entre Johanna Bonger et Théo Van Gogh, chronique émouvante d’un mariage aussi heureux que bref341, montre à quel point Vincent était difficile à vivre. Si le lien entre Théo et Vincent est malgré tout resté aussi fort, c’était sans doute grâce à la distance qui les séparait : elle permettait à Vincent de tenir ses discours enflammés sans être interrompu ; il ne pouvait pas s’irriter immédiatement de la réaction de son interlocuteur si elle ne lui convenait pas ; elle lui permettait de poser ses idées avec un certain calme. Quelques exemples montrent d’ailleurs que Van Gogh écrivait d’abord un brouillon de certaines lettres avant d’en rédiger une au propre. Le filtre que cette démarche lui permettait d’appliquer ne pouvait que clarifier son propos, évitant ainsi les malentendus dus aux emportements dont il était coutumier. La relation de Théo et Vincent, entre 1872 et 1890, n’est constituée que de lettres, un moyen d’expression qui permettait de verser dans le littéraire sans pour autant en faire une prérogative ; les artifices employés revêtaient la relation entre les frères d’un habit littéraire, dont la nécessité se fit bien sentir au début de 1888. D’après Théo, Vincent s’était fatigué de Paris autant que Paris s’était fatigué de Vincent :

Il ne lui est pas possible de se conduire avec indifférence avec quelqu’un. C’est soit l’un, soit l’autre. Même pour ceux avec qui il est les meilleurs amis, sa fréquentation n’est pas aisée, car il n’épargne rien ni personne. L’année pendant laquelle nous avons vécu ensemble était très difficile, même si nous avons souvent été d’accord, surtout vers la fin.342

A la reprise de la correspondance, en février 1888, les moyens et les références littéraires employés par Vincent avaient changé de visage. Encore à Paris, il disait à sa sœur Wil : « […] si l’on veut la vérité, la vie telle qu’elle est, par exemple de Goncourt dans Germinie Lacerteux, la fille Elisa, Zola dans la Joie de vivre et l’assommoir, et tant d’autres chefs-d’œuvre, peignent la vie telle que nous la sentons nous-mêmes et satisfont par conséquent le besoin que nous avons, que l’on nous dise la vérité.343 »

La vérité telle qu’elle se trouve dans les livres mentionnés par Van Gogh n’est pas réjouissante. Germinie Lacerteux finit par mourir une mort indigne après une descente aux enfers sordide ; La Fille Elisa décrit la vie ordinaire et sordide d’une prostituée qui garde ses rêves et ses espérances, jusqu’à ce que l’horreur du système pénitentiaire étouffe tout ce qui lui restait d’humain ; La Joie de Vivre est une leçon

341 JANSEN et ROBERT 1999. 342 Lettre 46 de Théo à Jo, Paris 14 février 1889, JANSEN et ROBERT 1999, p. 160 : « Het is hem niet mogelijk om op eene onverschillige manier met iemand om te gaan. Het is of het een of het ander. Zelfs voor hen, waar hij de beste vrienden mee is, is zijn omgang niet makkelijk, daar hij niets of niemand spaart. Het jaar dat wij samen hebben geleefd, was zeer moeielijk, al zijn wij vooral op het laatst het dikwijls eens geweest. » 343 Lettre 576 (WI).

184 cynique sur la cupidité, le mensonge, la trahison, la mauvaise foi, que même le dévouement le plus désintéressé ne parvient pas à teinter d’un peu d’humanité ; enfin L’Assommoir est l’archétype du drame alcoolique atavique. Face à toute cette vérité, qu’il faut pourtant regarder en face, Van Gogh dit avoir besoin de rire. On le conçoit.

Dans le midi, son discours s’est nuancé. Pierre et Jean de Guy de Maupassant venait de paraître. C’est un roman court, amer, comparable à La Joie de Vivre de Zola pour ce qui est du thème. Pierre et Jean, deux fils d’une famille de boutiqu