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À La Conquête D'un Monde Virtuel

À La Conquête D'un Monde Virtuel

XXXXXXXXMANIOC : l’améliorer : comment pour sauver réduire la pêche la faim et dans les pêcheurs le monde ??

Septembre 2010 - n° 395 www.pourlascience.fr Édition française de Scientifi c American Les fractales À la conquête d’un monde virtuel 3D Paroles de singes Des cris assemblés en phrases L’Univers qui fuit Où disparaît l’énergie des photons ? Illusions visuelles Voir des couleurs interdites

M 02687 - 395 - F: 6,20 E

France métro : 6,20 € - DOM : 7,30 € - BEL : 7,20 € - CH : 12 FS - CAN : 9,45 $ - Grèce : 7,20 € € - LUX : 7,20 € 3:HIKMQI=\U[WU^:?a@d@t@f@k; Italie : 7,20 € - PORT : 7,20 € AND : 6,20 € - ALL : 9,30 € - MAR : 57 dh - REU : 9,30 € - TOM surface : 980 XPF - TOM Avion : 1770 XPF

couverture_pls_395*****.indd 1 05/08/10 17:20 gmf.xp 3/08/10 16:41 Page 1 PLS395_Édito 9/08/10 17:21 Page 1

ÉDITO POUR L A de Françoise Pétry rédactrice en chef

www.pourlascience.fr 8 rue Férou, 75278 PARIS CEDEX 06 Standard: Tel. 01 55 42 84 00

POUR LA SCIENCE Directrice de la rédaction - Rédactrice en chef:Françoise Pétry Pour la Science: Rédacteur en chef adjoint: Maurice Mashaal Rédacteurs: François Savatier, Marie-Neige Cordonnier, Philippe Ribeau-Gésippe, Bénédicte Salthun-Lassalle, Jean-Jacques Perrier Virtuel ou illusoire? Dossiers Pour la Science: Rédacteur en chef adjoint : Loïc Mangin Rédacteur : Guillaume Jacquemont ’actuel est. Au contraire, le virtuel n’est qu’en puissance. Pour- Cerveau & Psycho: tant, aujourd’hui, le virtuel est si présent qu’il semble être Rédacteur : Sébastien Bohler L’Essentiel Cerveau & Psycho: actuel. Tant et si bien que l’on parle de réalité virtuelle. Cet Rédactrice : Émilie Auvrouin oxymoron n’en est plus un : les deux termes ne s’opposent Directrice artistique: Céline Lapert Lplus, car les modèles et les puissances de calcul disponibles brouillent Secrétariat de rédaction/Maquette: Annie Tacquenet, Sylvie Sobelman, Pauline Bilbault, Raphaël Queruel, Ingrid Leroy la frontière entre actuel et virtuel. Les interfaces – casques, lunettes, Site Internet: Philippe Ribeau-Gésippe assisté de Lætitia Pierre capteurs de position, etc. – sont si perfectionnées qu’elles rendent le Marketing: Heidi Chappes possible palpable au sujet immergé dans un environnement virtuel. Le Direction financière: Anne Gusdorf Direction du personnel: Marc Laumet virtuel et le réel ne s’excluent plus, mais dialoguent, interagissent, s’hy- Fabrication : Jérôme Jalabert assisté de Marianne Sigogne Presse et communication: Susan Mackie brident. La simulation permet d’explorer d’autres réalités. Directrice de la publication et Gérante: Sylvie Marcé La réalité virtuelle est le terrain de prédilection des jeux vidéo. Pour Conseillers scientifiques : Philippe Boulanger et Hervé This Ont également participé à ce numéro: Maximilian Bauer, qu’il puisse s’imaginer dans un monde nouveau, le sujet est placé dans Serge Berthier, Arezki Boudaoud, Jean-Pierre Bourassa, des environnements virtuels. Et ceux que livrent les fractales 3D pour- Nadine Cerf-Bensussan, Frédéric Chibon, Sébastien Charnoz, Bettina Debû, Michel Detay, Éric Lécuyer, Roger Le Grand, raient être des mondes galactiques ou intergalactiques qui restent à André Nel, Anne-Lise Paradis, Patrick Peter, Christophe Pichon, Fabien Quéré, Daniel Tacquenet. découvrir (voir Du relief pour les fractales, page 22). PUBLICITÉ France C’est aussi un monde qu’explorent les physiciens. Selon la mécanique Directeur de la Publicité: Jean-François Guillotin ([email protected]), assisté de Nada Mellouk-Raja quantique, le chat de Schrödinger peut être à la fois mort et vivant dans Tél.: 01 55 42 84 28 ou 01 55 42 84 97 • Fax : 01 43 25 18 29 une cage, tant que personne n’ouvre la porte pour vérifier. En revanche, SERVICE ABONNEMENTS Ginette Grémillon. Tél.: 01 55 42 84 04 au moment même où l’on tente de l’observer, il cesse d’être dans cet Espace abonnements : http://tinyurl.com/abonnements-pourlascience Adresse e-mail : [email protected] Les frontières sont ténues. Adresse postale : Service des abonnements - 8 rue Férou - 75278 Paris cedex 06 état superposé, et il est alors soit vivant, soit mort. À la fin des années 1950, Commande de dossiers ou de magazines : le physicien Hugh Everett a formulé l’hypothèse des univers multiples. 02 37 82 06 62 (de l’étranger : 33 2 37 82 06 62) Selon lui, à chaque fois que l’on ouvre la cage, l’univers se dédouble en DIFFUSION DE POUR LA SCIENCE Canada: Edipresse: 945, avenue Beaumont, Montréal, un univers où le chat est vivant et un autre où il est mort. Reproduisons Québec, H3N 1W3 Canada. l’expérience un grand nombre de fois. Le chat restera en vie, car, à chaque Suisse: Servidis: Chemin des châlets, 1979 Chavannes - 2 - Bogis Belgique: La Caravelle: 303, rue du Pré-aux-oies - 1130 Bruxelles. fois que l’on ouvre la cage, il y a un univers où sa vie est préservée (voir Autres pays: Éditions Belin: 8, rue Férou - 75278 Paris Cedex 06. Suicide et immortalité quantiques, page 82). Seriez-vous prêt à prendre SCIENTIFIC AMERICAN Editor in chief : Mariette DiChristina. Editors: Ricky la place du chat ? Ou Everett avait raison et vous sortirez vivant de Rusting, Philip Yam, Gary Stix, Davide Castelvecchi, Graham Collins, Mark Fischetti, Steve Mirsky, Michael Moyer, George Musser, Christine Soares, Kate l’expérience, ou il a tort et... vous jouerez à la roulette russe quantique. Wong. President : Steven Inchcoombe. Vice President : Frances Newburg. Dans de telles expériences de pensée, se situe-t-on dans un monde Toutes demandes d’autorisation de reproduire, pour le public français ou francophone, les textes, les photos, les dessins ou les documents conte- virtuel ou illusoire? Les frontières sont ténues, notamment quand il nus dans la revue «Pour la Science», dans la revue «Scientific American», s’agit d’illusions visuelles. L’étude des couleurs interdites – le bleu-jaune dans les livres édités par « Pour la Science » doivent être adressées par écrit à « Pour la Science S.A.R.L. », 8, rue Férou, 75278 Paris Cedex 06. ou le vert-rouge – permet d’explorer les mécanismes de la perception © Pour la Science S.A.R.L. Tous droits de reproduction, de traduction, d’adap- des couleurs. En piégeant le cerveau, les neurobiologistes rendent tation et de représentation réservés pour tous les pays. La marque et le nom commercial «Scientific American» sont la propriété de Scientific Ame- possible la perception de ces couleurs interdites et font naître diverses rican, Inc. Licence accordée à « Pour la Science S.A.R.L. ». illusions visuelles (voir La perception des couleurs interdites, page 58). En application de la loi du 11 mars 1957, il est interdit de reproduire intégralement ou partiellement la présente revue « Aucun possible n’est beau; le réel seul est beau », soutenait le sans autorisation de l’éditeur ou du Centre français de philosophe Alain. Aurait-il changé d’avis, s’il avait connu les prouesses l’exploitation du droit de copie (20, rue des Grands-Augus- tins - 75006 Paris). de la réalité virtuelle et les mondes que les fractales à trois dimen- sions nous livrent? ■

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SOMMAIRE

1 ÉDITO À LA UNE 4 BLOC-NOTES Didier Nordon 22 MATHÉMATIQUES Actualités Du relief pour les fractales Christoph Pöppe 6 Sacrifices d’enfants L’«’«ensemble de Mandelbrot », chez les Mayas une fractale emblématique, est bidimensionnel. En existe-t-il un équivalent tridimensionnel ? Des structures étonnantes récemment créées s’en rapprochent.

8 Des fractales COSMOLOGIE dans le papier froissé 30 L’Univers perd-il de l’énergie? 10 Du venin de cône Tamara Davis contre la douleur L’énergie totale d’un système isolé, 11 Le nucléolin, acteur oublié tel l’Univers, devrait être conservée. de la division cellulaire Or la lumière issue des galaxies lointaines semble perdre de l’énergie en raison ... et bien d’autres sujets. de l’expansion de l’Univers. Y a-t-il un paradoxe?

13 ON EN REPARLE MÉDECINE 38 Un espoir pour le neuroblastome, Opinions cancer de l’enfant? 14 POINT DE VUE Servane Tauszig-Delamasure et Jean Bénard L’ANSES : Les médecins ont des difficultés à traiter une nouvelle agence les formes agressives de neuroblastome. de santé au service Une nouvelle molécule serait peut-être capable de la démocratie sanitaire? de détruire la tumeur et ses métastases. F. Chateauraynaud et J. Debaz 15 ÉCONOMIE ÉTHOLOGIE Dangereuses perversions 46 La parole aux singes Ivar Ekeland Alban Lemasson et Martine Hausberger DÉVELOPPEMENT DURABLE 16 Le langage est-il le propre de l’homme? Les services écologiques Des éthologistes remettent cette idée en cause: des plantations la mone de Campbell, petit singe africain, C. Messier et A. Paquette émet plusieurs messages en combinant six cris. 18 VRAI OU FAUX Sommes-nous égaux face au sommeil? Delphine Oudiette 20 COURRIER DES LECTEURS

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n° 395 - Septembre 2010

52 TÉLÉCOMMUNICATIONS Regards L’essor des réseaux 78 HISTOIRE DES SCIENCES sans fil instantanés L’âge d’or Michelle Effros, Andrea Goldsmith et Muriel Médard des «rayons de santé» Comment assurer des communications Thierry Lefebvre et Cécile Raynal en toutes circonstances, par exemple en cas Durant les années 1920-1930, de séisme majeur? La solution réside dans des réseaux les ultraviolets médicaux connurent sans fil autonomes et dépourvus d’infrastructure fixe. une vogue considérable, quoique éphémère. 82 LOGIQUE & CALCUL Suicide et immortalité quantiques NEUROSCIENCES Jean-Paul Delahaye 58 On pourrait survivre dans des univers La perception parallèles. On pourrait aussi résoudre des couleurs interdites des problèmes difficiles. Est-ce sérieux? Vincent Billock et Brian Tsou 88 ART & SCIENCE En théorie, il est impossible de voir du vert La coupe d’invisibilité rougeâtre et du bleu jaunâtre, mélanges Loïc Mangin de couleurs opposées. Certaines expériences permettent pourtant d’y parvenir. 90 IDÉES DE PHYSIQUE >> Du sang bleu dans les veines? Jean-Michel Courty et Édouard Kierlik 93 SCIENCE & GASTRONOMIE AGRONOMIE Le danger vient >> 64 De nouvelles variétés de manioc de la vitesse Nagib Nassar et Rodomiro Ortiz Hervé This Le manioc est une source importante de calories; 94 À LIRE en le croisant avec ses espèces apparentées sauvages, les agronomes créent des variétés plus productives et plus nutritives. Reste à les distribuer Sur la totalité des numéros: aux agriculteurs pour diminuer la malnutrition deux encarts d’abonnement pages 24 et 25. dans les pays en développement. Encarts commande de livres et abonnement pages 72 et 73. En couverture: © Paul Nylander (www.bugman123.com) >>

Rendez-vous sur fr >> >> Plus d’informationsf ti >> • L’intégralité de votre magazine en ligne • Des actualités scientifiques chaque jour • Plus de 5 ans d’archives GÉOLOGIE • L’agenda des manifestations scientifiques 70 Les sources taries de l’île de Barheïn >> Les services en ligne >> • R. Rausch, H. Dirks et K. Trautmann Abonnez-vous et gérez votre abonnement en ligne • Téléchargez les articles de votre choix L’île de Bahreïn, dans le golfe Persique, s’identifierait • au pays de Dilmun. Des mythes mésopotamiens Réagissez en direct mentionnent des sources artésiennes. Ces dernières • Consultez les offres d'emploi sont taries depuis les années 1990, mais on sait aujourd’hui d’où provenait cette eau précieuse. www.pourlascience.fr

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BLOC-NOTES de Didier Nordon

§ CIVILISATIONS PAS PERDUES tion de notre civilisation, et les traces dif- ainsi dépensé fut retenu par Phileas Fogg fuses qu'elle laissera peut-être dans quelque sur les gages de Passepartout.) ous autres, civilisations, nous civilisation encore à naître. « savons maintenant que nous N sommes mortelles. » Ce constat, fait par Valéry au sortir de la guerre de 1914 § VIVE LE SENS COMMUN ! (Variété, « La crise de l’esprit »), est sou- § UN SYSTÈME D’UNITÉS vent répété depuis. Pourtant, lui donner e divorce entre les sciences et le sens un sens concret ne va pas de soi. Les FORT UTILE commun pose un problème sans anciennes civilisations égyptienne, n enseignant les unités de mesure, L bonne solution. Donner toujours rai- grecque, romaine, sont-elles mortes? Oui, l’école ne fait que la moitié du travail. son au sens commun est démagogique. en ceci que personne ne dépend plus de E Elle devrait enseigner aussi les uni- Prendre systématiquement le parti des leur juridiction. Cependant, beaucoup de tés de démesure. En voici trois: le kerviel, savants relève de l'élitisme. petits Français connaissent une période le paléobiologiste, le BP. Rares sont les idées savantes à s’être de passion pour l'Égypte, qui exerce donc La somme qu’un employé peut faire imposées au sens commun: par exemple, encore une influence sur leurs esprits. La perdre à son employeur sans que celui-ci la Terre est ronde et n'est pas le centre du Grèce et Rome continuent de nous mar- s’en rende compte s’exprime en nombre de monde. En général, il n'y a que dans sa quer en profondeur par les langues que kerviels. Précisément parce que le kerviel spécialité qu'un individu est capable d'ac- nous parlons et par les conceptions que est démesuré, les chercheurs peinent à le cepter les affirmations heurtant le sens com- nous nous faisons du monde. rapporter aux unités ordinaires. L’estima- mun. Seuls les mathématiciens saisissent tion «un kerviel=cinq milliards d’euros» la nécessité de manipuler plusieurs infinis; reste controversée. pour les autres, savants ou ignorants, il s'agit Le paléobiologiste est une durée, là d'une conception bizarre. Les astrophy- égale à l’erreur commise par les siciens pensent que, avant le Big Bang, le paléobiologistes dans leur datation temps n'existait pas (en toute rigueur, donc, de l’apparition de la vie sur terre. on ne devrait pas dire «avant le Big Bang»); Ils la fixaient à 600 millions d’an- les autres ne voient pas comment le temps nées, jusqu’à ce que, découvrant pourrait ne pas avoir toujours été là. Les des fossiles de pluricellulaires datés physiciens découvrent beaucoup de choses de 2,1 milliards d’années, ils en dans le vide, qu'ils ne confondent pas avec déduisent qu’ils s’étaient trompés le néant; les non-physiciens emploient les de 1,5 milliard d’années. Une profes- mots vide, néant, rien, comme de quasi- sion capable d’erreurs d’un tel calibre synonymes. mérite bien de voir son nom attribué Au sein de son domaine, chaque spé- à une unité de démesure. cialiste s'émancipe du sens commun. Enfin, la quantité d’argent qu’on dilapide Ailleurs, il s'y soumet plus ou moins. Si bien Quand bien même on se mettrait d'ac- chaque jour en laissant fuir une réserve natu- que l'éloignement des sciences par rap- cord sur le sens du mot civilisation, reste- relle dont on a la gestion s’exprime en BP. port au sens commun semble avoir l'effet rait à déterminer quel critère permet de Exercice 1. Remarquer que, en tant que paradoxal d'étendre, et non de diminuer, prononcer la mort de telle civilisation. Suf- quotient d’une somme d’argent par un le champ d'influence dudit sens commun. fira-t-il, pour que la nôtre soit décrétée morte, temps, le BP a la dimension d’un kerviel que le capitalisme soit évincé par un autre divisé par un paléobiologiste. Expri- système? Faudra-t-il plutôt que disparaisse mer alors le BP en kerviel/paléo- la technologie moderne? Ou que ces évé- biologiste. nements se produisent l'un et l'autre? Nous Exercice 2. Montrer qu’un BP n'avons aucun élément pour répondre à est supérieur à 10 puissance ces interrogations. Seul un avenir très loin- 100 passepartouts. (Rappel. tain sera susceptible de le faire. Passepartout était le serviteur Paradoxalement, imaginer l'inimagi- de Phileas Fogg. Parti avec lui nable absolu – la fin de toute vie sur terre, pour faire le tour du monde, il donc (entre autres) de notre civilisa- oublia de fermer le bec de gaz, tion – est plus facile que de se figurer ce qui brûla donc inutilement qui est pourtant plus probable : la dispari- pendant 80 jours. L’argent

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§ LE SCANDALE DES PIÈGES...

uelle tournure étrange, que ce « veut dire» qu’on emploie dans des expres- Q sions comme: « Le mot anglais trap veut dire piègeen français !»Prêter à un mot une volonté, c'est aller loin dans l'anthropo- morphisme. Supposer en outre que la volonté d'un mot anglais est d'avoir un sens en fran- çais, c'est carrément de la provocation. Une autre conception étrange apparaît dans la phrase suivante, trouvée au hasard d’une lecture : « Qu'on veuille bien se souvenir que scandale, selon l'étymologie, vance perpétuelle, ce qu'ils embrassent véritable et logos, discours). À ce compte, signifie piège. » Soit : d’après le diction- est fixe durant au plus quelques siècles. piège serait bien le vrai sens de scandale. naire, skandalon signifiait piège. Mais le Aucun mot n'est assigné à obéir éternel- Seulement, croire que l'étymologie est la sens que les Grecs anciens donnaient à lement à son étymologie. science du vrai, et en trouver la preuve dans skandalon n’a pas à faire autorité. Il déri- Certes, un argument existe, qui semble l'étymologie du mot étymologie, c'est vait sûrement de quelque autre accep- démontrer que scandaleveut dire piège. Cet tourner en rond. Comme quoi, il n'y a pas tion plus ancienne encore, et pas plus argument réside dans l'étymologie du mot qu'aux logiciens que l'autoréférence tend légitime. Les mots sont pris dans une mou- étymologie : science du vrai (grec etumos, des scandales – pardon, des pièges. I

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ACTUALITÉS

Archéologie Sacrifices d’enfants chez les Mayas La découverte d’une tombe royale dévoile les coutumes – macabres – qui accompagnaient les funérailles chez les Mayas.

Ces céramiques ont été découvertes sur le site d’El Zotz, au Nord du Guatemala, dans la tombe d’un roi maya nommé Chak. La sépulture contenait de nombreuses offrandes, ainsi que les restes de six enfants, vraisemblablement sacrifiés.

A. Godoy

u Nord du Guatemala, à de la cité, il est construit sur une du roi Chak qui régna sur la cité 20 kilomètres du site maya colline qui a été modifiée par au IVe siècle. A de Tikal qui a livré de nom- l’ajout de terrasses. Le souverain aurait été ense- breux témoignages sur cette civi- Dans le sol, où les archéo- veli dans la position d’un danseur lisation, s’étend un autre terrain logues savaient qu’un petit temple rituel; en témoignent certains attri- de prédilection pour les archéo- avait été construit face à une struc- buts, notamment des petits gre- logues: El Zotz. C’est là que Ste- ture dédiée au Soleil, ils ont lots en coquillages qui tintaient phen Houston, de l’Université d’abord mis au jour des récipients sous le choc de canines de chiens. Brown, aux États-Unis, et ses col- en forme de bol, couleur de sang, Sa coiffe est encore ornée de lègues de la Direction générale du contenant des doigts humains et glyphes qui restent à déchiffrer. patrimoine culturel guatémal- des dents, et enfouis dans des Outre le squelette royal et les tèque ont mis au jour la tombe caches. En dessous, protégée par nombreuses et belles offrandes qui d’un roi maya. La dépouille du une alternance de pierres plates et l’accompagnaient, les archéo- monarque était accompagnée des de couches de boue, s’étendait une logues ont découvert les restes de restes d’enfants sacrifiés lors des tombe royale. six enfants, âgés de un à cinq ans, funérailles. Datée entre 350 à 400 de notre qui ont probablement été sacri- El Zotz, Pa’Chan en langue ère, elle est restée inviolée depuis. fiés lors des funérailles. Selon les maya, signifie chauve-souris et La cavité, qui mesure 1,8 mètre de archéologues, c’est la première fois traduit l’abondance de ces mam- profondeur, 3,6 mètres de lon- que sont découverts sur l’ancien mifères volants en cet endroit. Le gueur et 1,2 mètre de largeur, territoire des Mayas des indices de site connut un bref apogée au contenait de nombreux objets, tels sacrifices d’enfants en l’honneur VIe siècle et aurait été édifié par des céramiques, des mosaïques, de leurs rois et des gouvernants. des ennemis de Tikal, au moment des tissus, des pierres et des mor- Cette tombe est une source où l’influence de cette cité décli- ceaux de bois taillés... De plus, elle inattendue d’informations sur l’art nait. Il est subdivisé en plusieurs abritait les restes d’un homme maya, ainsi que sur leurs rites groupes de bâtiments, dont un, à adulte, mort alors qu’il était âgé funéraires, dans tout ce qu’ils pou- un kilomètre du centre, est nommé d’une soixantaine d’années ; ses vaient avoir de macabre. El Diablo. Plus petit que les deux os montrent des traces d’arthrite. .➜ Loïc Mangin. centres cérémoniaux principaux Il s’agit probablement des restes http://www.mesoweb.com/zotz/

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Actualités

Biologie animale Le clignotement synchrone des lucioles En bref L’ATELIER DE PISTILLUS es lucioles mâles émettent des signaux lumineux qui consistent Deux fours de potier entourés en un ou plusieurs flashs suivis d’une pause, la séquence étant de ratés de cuisson signés Pis- L propre à chaque espèce. À l’arrêt du clignotement, les femelles tillus ont été retrouvés à Autun réagissent par un seul flash si elles repèrent un mâle attrayant. La parade (Augustodunum). Ils révèlent nuptiale débute alors. Mais les mâles de certaines espèces clignotent probablement l’atelier du fabri- en groupe et leurs signaux lumineux sont synchronisés. Pourquoi? cant de figurines du même Andrew Moiseff et Jonathan Copeland, de l’Université du Connec- nom, dont les Vénus protec- © Andrew Moiseff ticut et de l’Université de Géorgie, aux États-Unis, ont exposé des trices, les enfants au berceau, lucioles femelles de l’espèce Photinus carolinus à des diodes électrolu- les amants échangeant des minescentes qui reproduisaient les émissions lumineuses des mâles, caresses sous la protection d’un à l’unisson ou de façon désordonnée. Les femelles réagissent dans plus chien endormi, etc., ont été de 80 pour cent des cas quand les flashs lumineux sont synchrones retrouvés dans toute la Gaule. ou presque; en revanche, elles ne répondent quasiment jamais quand Destinées aux clients modestes, En haut: une luciole mâle de l’espèce les signaux sont désynchronisés. Ces résultats suggèrent que la syn- ses figurines réalisées dans une Photinus carolinus. En bas: une chronisation des clignotements mâles permettrait aux femelles de argile très fine sont caractéri- émission lumineuse synchronisée mieux reconnaître les mâles de leur espèce parmi les autres. sées par un style soigné et des de mâles (une minute de vidéo .➜ Bénédicte Salthun-Lassalle. thèmes variés. compressée en une seule image). A. Moiseff et J. Copeland, Science, vol. 329, p. 181, 2010

UN IMPACT EN 2182? Astronomie La probabilité de l’impact de l’as- téroïde (101955) 1999 RQ36 sur Du pointillisme en cosmologie la Terre a été estimée à 0,00092 par une collaboration d’astro- es tableaux pointillistes sont nomes de Valladolid, Pise, Rome formés de points de cou- et du Jet Propulsion Laboratory. L leurs qui, lorsqu’on les Une probabilité de 1 sur 1000, regarde à bonne distance, se fon- c’est assez considérable pour de dent les uns dans les autres pour tels événements. Les astro- dévoiler une image d’ensemble. nomes ont aussi calculé que la Tzu-Ching Chang, de l’Université probabilité de collision sera de Taipeï, à Taïwan, et ses col- maximale (0,00054) pour l’an- lègues ont démontré la validité née 2182... d’une technique similaire pour étudier la distribution des galaxies à grande échelle. DRÔLE DE CROCODILE Vue d’artiste «pointilliste» La démarche usuelle consiste Il a la taille d’un chat, une den- à recenser les galaxies individuelles des structures cosmiques à grande échelle. tition proche de celle d’un en lumière visible. Mais les plus Simulation Millenium/PLS mammifère avec des canines, grands relevés ont une portée de des prémolaires et des molaires quelques milliards d’années- actuels. De fait, la carte obtenue bien le flux cumulé des galaxies. lui permettant de mâcher, et c’est lumière seulement (qui correspond a une résolution d’environ 12 mil- T.-C. Chang et ses collègues ont un… crocodile! Patrick O’Con- à un « décalage vers le rouge » lions d’années-lumière, et chaque alors pu en déduire le contenu nor et ses collègues de l’Uni- de 0,3). T.-C. Chang et ses collègues pixel représente l’émission cumu- moyen en hydrogène neutre de versité de l’Ohio ont découvert ont, eux, effectué un relevé du ciel lée de l’hydrogène de nombreuses l’Univers à un décalage vers le en Tanzanie des fossiles de cette bien plus profond, jusqu’à un galaxies. rouge de 1, bien plus loin que ce nouvelle espèce, Pakasuchus décalage vers le rouge de 1,12, Les astronomes ont cependant qui avait été fait jusqu’ici. kapilimai, qui vivait il y a 105 mil- mais en ondes radio, en carto- pu calibrer cette carte diffuse en la Avec une meilleure résolution, lions d’années. Malgré ces carac- graphiant l’émission à 21 centi- comparant avec le relevé en lumière on pourra de la sorte voir directe- téristiques étonnantes, l’animal mètres de longueur d’onde visible Deep2. Ils ont constaté une ment les structures à grande échelle était sans conteste un crocodile, caractéristique de l’hydrogène ato- corrélation entre la position des via l’hydrogène neutre, sans voir comme le prouvent son crâne et mique (ou «neutre»). galaxies, localisées en optique, et chaque galaxie… un peu comme les plaques osseuses sur son Toutefois, discerner les galaxies celle des taches plus intenses sur dans un tableau pointilliste! dos et sa queue. lointaines à cette longueur d’onde la carte de l’hydrogène. En d’autres .➜ Philippe Ribeau-Gésippe. est hors de portée des instruments termes, le signal observé représente Nature, vol. 466, pp. 463–465, 22 juillet 2010

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Actualités

Physique En bref Des fractales dans le papier froissé L’ÉNERGIE DE L’ORANG-OUTAN Une équipe mexicaine a mis au jour d’étonnantes Pour la première fois, des cher- propriétés géométriques des boules de papier froissé. cheurs américains ont estimé la dépense énergétique d’un a prochaine fois que vous Un premier type d’expé- ments issus d’une des moitiés en grand singe autre que l’homme: arracherez rageusement le riences a consisté à peindre en noir, noir, puis reconstitué la feuille en l’orang-outan. Quotidienne- brouillon de votre lettre à la brosse, la surface de dix boules assemblant le puzzle des fragments. ment, celui-ci consomme en L d’amour ou de réclamation pour de chaque taille; chaque côté de L’analyse des mosaïques de moyenne 23 pour cent d’éner- la froisser en une boule destinée la feuille défroissée comporte alors noir et de blanc obtenues révèle gie en moins qu’un homme du à la corbeille, réfléchissez avant de des taches noires. Les deux côtés que la distribution des fragments même poids (environ 1600 kilo- passer à l’acte: une boule de papier de chaque feuille ont été enregis- noirs (ou blancs) selon leur taille T calories par jour pour un singe froissé a des propriétés géomé- trés au scanner pour faciliter les (mesurée en pixels) est caractéri- de 50 kilogrammes, contre triques suffisamment intrigantes mesures et les analyses. sée par un exposant égal à 2 200 pour l’homme). Il s’agi- pour susciter votre intérêt et cal- A. Balankin et ses collègues 1,68 ± 0,04 et indépendant de la rait d’une adaptation à son mer votre humeur. ont retrouvé des résultats déjà taille de la feuille. Autrement dit, milieu de vie sauvage, où les De fait, les physiciens étu- obtenus, notamment que la le nombre N(T) de fragments noirs fruits font souvent défaut. dient depuis au moins une masse M d’une boule de papier de taille T est proportionnel à T–1,68. dizaine d’années divers aspects froissé est proportionnelle à RD, La valeur de cette dimension du phénomène de froissement. À où R est son rayon moyen et D est fractale ressemble à celle qui carac- AURORES SUR SATURNE l’Institut polytechnique natio- sa dimension fractale, nombre qui térise la surface constituée en cou- En combinant les images des nal de Mexico, Alexander Balan- mesure la densité avec laquelle pant selon un plan une boule de aurores polaires sur Saturne pri- kin et quatre collègues se sont l’objet remplit l’espace. Ils trou- papier froissé, et qui est égale à 1,64 ses par Hubble entre 2005 et 2009, ainsi intéressés à la façon dont, vent D = 2,27, à 0,05 près (pour à 0,05 près. Est-ce une coïncidence Jonathan Nichols, de l’Université statistiquement, les deux faces de une boule de matériau plein, cette ou la traduction de propriétés plus de Leicester, en Grande-Bretagne, la feuille se répartissent sur la sur- dimension D est égale à 3). profondes? On l’ignore. et ses collègues ont découvert face de la boule de papier, ainsi L’équipe mexicaine obtient Quoi qu’il en soit, les tra- que ces aurores ont une pério- qu’à la distribution des fragments aussi que la superficie totale vaux de A. Balankin et ses col- dicité synchrone avec le signal de papier obtenus lorsqu’on peinte S est proportionnelle à RD’ lègues devraient susciter d’autres radio de la planète, qui indique coupe la boule en deux. avec D’ = 2,11, à 0,05 près (pour recherches pour mieux com- la durée du jour saturnien. Ce Pour ce faire, ils ont, à la main, une boule pleine, ce nombre D’ prendre les valeurs trouvées et lien, depuis longtemps suspecté, froissé en boule 100 feuilles car- est égal à 2). préciser leur universalité. Au-delà est un nouvel élément pour com- rées de papier blanc et fin de cinq Ces deux dimensions frac- des boules de papier, ce sont tous prendre pourquoi la durée du tailles différentes (4, 8, 16, 32 et tales vérifient bien la relation les phénomènes de froissement et jour saturnien varie. 64 centimètres de côté). Après D’=3–2/D, qui avait été obte- de pliage (repliement des protéines, avoir attendu deux semaines que nue par des arguments théoriques membranes de nanoparticules, plis- la taille des boules froissées soit et des simulations. sements géologiques, etc.) qui sont TRIOS INTRIQUÉS stabilisée, ils ont mesuré le rayon Dans le second type d’expé- potentiellement concernés. moyen de chaque boule. Ils ont riences, pour chaque taille de feuille, .➜ Maurice Mashaal. Thomas Jennewein, de l’Uni- ensuite réalisé sur ces objets deux les chercheurs ont coupé en deux A. S. Balankin et al., versité de Waterloo au Canada, types d’expériences et de mesures. dix boules froissées, peint les frag- Physical Review E, vol. 81, 061126, 2010 et cinq collègues ont réussi un tour de force: créer des triplets de photons intriqués, c’est-à- dire dont les états quantiques abc sont intimement corrélés. Ils pro- duisent d’abord une paire de photons intriqués, puis, avec l’un des deux photons obtenus, ils créent de la même façon deux photons intriqués. Ce qui est remarquable, c’est que la mani- pulation d’un des photons de la paire ne détruit pas l’intrica- tion. Dès lors, avec le photon M. Mashaal non utilisé de la première paire, Une boule de papier froissé (a) peut faire l’objet d’observations intéressantes... Par exemple, si l’on peint avec ils obtiennent un trio intriqué. une brosse la surface de la boule (b) et que l’on déplie ensuite la feuille de papier (c), on peut étudier la dimen- sion fractale de la partie peinte, en faisant une moyenne statistique sur plusieurs boules de même taille.

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Botanique a b Des spores s’envoient en l’air Des anneaux tourbillonnaires propulsent en hauteur les spores de certaines mousses. es sphaignes, dont il existe cylindrique. En conséquence, l’air quelque 285 espèces, sont est peu à peu comprimé, jusqu’à L des mousses qui recouvrent ce que le couvercle cède: le contenu un pour cent des terres émergées. est alors expulsé vers le haut. Avec une telle abondance, elles J. Edwards a étudié la dyna-

jouent un rôle non négligeable mique de ce jet à l’aide d’une J. Edwards C. Hard, J. Edwards et D. Whitaker dans le stockage du carbone. Com- caméra ultrarapide. L’analyse ment expliquer leur succès? Joan montre que les spores atteignent Les capsules (a) emplies de spores sont sphériques (à droite et à gauche), (au centre, une capsule vide) Edwards, du Williams College, aux des altitudes que les seules lois de puis, après déshydratation, cylindriques . La pression interne expulse alors un nuage de spores (b) qui s’élève États-Unis, et son collègue ont la balistique n’expliquent pas. Avec en formant un anneau tourbillonnaire. peut-être trouvé la réponse : les leur vitesse d’éjection, entre 10 et spores des sphaignes sont expul- 30 mètres par seconde, les spores Les enregistrements révèlent que subirait une spore isolée sont sées suffisamment haut pour être ne devraient s’élever, compte tenu qu’en s’élevant, le nuage de spores réduites (au profit de forces d’iner- disséminées par le vent. de leur poids et de la résistance de s’organise en un anneau tour- tie), ce qui conduit l’ensemble vers Ces spores sont contenues l’air, que de quelques millimètres; billonnaire qui donne à l’ensemble un régime turbulent où se crée dans la moitié supérieure d’une c’est insuffisant pour être capturées une allure de champignon. L’ou- un anneau tourbillonnaire. C’est capsule obturée par un couvercle, et transportées par les turbulences verture soudaine de la capsule la première fois que des anneaux tandis que la partie inférieure du qui agitent l’atmosphère à plus de fournirait l’impulsion, de symé- de tourbillons sont découverts récipient contient de l’air. Initiale- dix centimètres au-dessus du sol. trie cylindrique, nécessaire à la for- dans le monde végétal! ment sphérique, cette capsule rape- En deçà, l’air s’écoule de façon lami- mation d’un tel anneau. Lorsque .➜ L. M.. tisse à mesure que son enveloppe naire, ce qui est peu propice à la les spores sont libérées collecti- D. Whitaker et J. Edwards, Science, se déshydrate et acquiert une forme dispersion des spores. vement, les forces de frottement vol. 329, p. 406, 2010

7 DES 9 «BÉBÉS BULLE» nés sans immunité il y a dix ans, en France, et traités par thérapie génique ont récupéré un système immunitaire efficace.

Médecine Athérosclérose: l’immunité en jeu aractérisée par l’épaissis- breuses cellules et divers média- la paroi artérielle, de macro- sement de la paroi des teurs de l’immunité s’accumulent phages et de sous-populations de C artères par des plaques dans les plaques en formation. lymphocytes T connues pour acti- d’athérome (dépôts de lipides, Dans ce concert, les lympho- ver l’athérogenèse. de cholestérol et de débris cellu- cytes B, qui produisent les anti- Z. Mallat et ses collègues pro- laires), l’athérosclérose est l’une corps, passaient pour ralentir ce posent le mécanisme suivant : des premières causes de mortalité processus. activés par les lipides oxydés, les dans les pays industrialisés. Pour le vérifier, les cher- lymphocytes B stimuleraient les L’équipe de Ziad Mallat, au Paris- cheurs du PARCC ont réduit le lymphocytes T de telle façon que Centre de recherche cardio-vas- nombre de lymphocytes B chez ces cellules produiraient davan- culaire (PARCC, INSERM, Université des souris prédisposées à l’athé- tage de médiateurs inflamma- Paris Descartes), vient de préciser rosclérose en les traitant à plu- toires et peu de médiateurs

le rôle de certaines cellules de l’im- sieurs reprises avec un anticorps protecteurs, ce qui favoriserait NIH munité, les lymphocytes B. anti-lymphocytes B. Les plaques l’athérogenèse. La modulation L'épaississement de la paroi Cette maladie est en partie de d’athérome se sont moins déve- des lymphocytes B pourrait donc artérielle au cours du temps nature immunitaire et inflam- loppées que chez des souris limiter le développement de (marqué ici en fluorescence) matoire : sous l’action de lipo- contrôles soumises au même l’athérosclérose chez des patients résulte, en partie, de mécanismes protéines oxydées chargées en régime alimentaire. Les cher- à risque. inflammatoires. cholestérol (LDL-cholestérol ou cheurs ont observé par ailleurs .➜ Jean-Jacques Perrier. «mauvais cholestérol»), de nom- une moindre accumulation, dans H. Ait-Oufella et al., J. of Exp. Med., 5 juillet 2010

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Pharmacologie En bref Du venin de cône ON A MARCHÉ PAR TERRE Dans la baie de Fundy, au contre la douleur Canada, des paléontologues ont mis au jour des traces de rep- es cônes, des gastéropodes marins venimeux, tiles âgées de 318 millions d’an- fascinent les plongeurs par leur magnifique nées, qui montrent que les L coquille (leur ramassage en plongée est inter- reptiles seraient les premiers ver- dit). D’autres s’y intéressent pour leur venin, conte- tébrés à avoir foulé la terre ferme. nant des conotoxines, petits peptides qui agissent Cette découverte, qui témoigne sur des récepteurs présents dans le système neuro- de reptiles vivant à plusieurs kilo- musculaire et qui bloquent l’activité motrice. À mètres du rivage, confirme l’hy- partir du venin de cônes, on a isolé des molécules F. Le Gall pothèse selon laquelle ces aux propriétés antalgiques et synthétisé des médi- animaux ont été les premiers caments pour tenter de traiter les douleurs neuro- liaisons faibles intramoléculaires et fabriqué un cycle. véritables piétons : ils ne sont pathiques, douleurs chroniques intenses souvent Et ils ont vérifié, par résonance magnétique nucléaire, pas dépendants de l’eau pour résistantes aux antalgiques classiques. Mais ces molé- que la molécule synthétique garde la même confor- leur reproduction, à l’inverse cules sont trop vite dégradées par l’organisme et leur mation que la protéine naturelle. de leurs cousins amphibiens. activité diminue vite quand elles sont administrées La nouvelle forme protégerait les deux extré- par voie orale. mités (dites N-terminale et C-terminale) de la pro- Richard Clark, biochimiste de l’Université du téine naturelle contre la dégradation par les enzymes DES FOSSILES DE VIRUS Queensland à Brisbane, en Australie, et d’autres cher- digestives de l’organisme, qui agissent au niveau cheurs de l’Institut du cerveau dans cette même ville des extrémités des chaînes protéiques. Depuis des millions d’années, ont synthétisé puis testé une conotoxine qui, admi- Les biologistes ont administré par voie orale, à les rétrovirus (tel le VIH) conver- nistrée par voie orale chez le rat, reste fonctionnelle. des rats, la conotoxine modifiée et ont comparé son tissent leur information géné- Ils ont isolé l’alpha-conotoxine Vc1.1, produite par activité à celle d’un médicament utilisé dans le trai- tique (un ARN) en ADN et le cône Conus victoriae. Cette molécule a une forme –ou tement des douleurs neuropathiques, la gabapen- l’insèrent dans le génome de conformation – naturellement quasi cyclique en raison tine. Résultat: à une dose 100 fois inférieure à celle leurs hôtes. Ce ne sont pas les de liaisons faibles au sein même de la molécule. Par- utilisée pour la gabapentine, la nouvelle molécule seuls ! On a découvert chez tant de cette constatation, ils ont relié les deux acides est aussi efficace! 19 espèces de vertébrés les aminés terminaux de la molécule au moyen d’une .➜ Émilie Auvrouin. traces de 80 intégrations du séquence de six acides aminés. Ils ont ainsi renforcé les R. Clark et al., Angewandte Chemie, vol. 49, pp. 1-5, 2010 génome d’autres types de virus, notamment ceux d’Ebola et de Marburg. Ces virus ne trans- formant pas leur ARN génomique Astronautique en ADN, les insertions ont sans doute été facilitées par des séquences mobiles (LINE), fré- De nouvelles orbites géostationnaires quentes dans le génome des mammifères. n 1984, le physicien amé- des orbites quasi circulaires, dites les orbites classiques. Dès lors, on ricain Robert Forward képlériennes. Forward imagina des pourrait y placer plus de satellites. E (1932-2002) a proposé une satellites dotés de voile solaire (le Cependant, les calculs mon- nouvelle classe d’orbites géosta- vent est ici la pression de la lumière trent que les deux boucles du «8» tionnaires (sur ces trajectoires, un du Soleil) et étudia leur dyna- ne sont écartées que de 50 kilo- satellite reste à l’aplomb d’une mique: leur trajectoire s’écarterait mètres. Or un satellite géosta- région fixe de la Terre) qui per- périodiquement de l’orbite géo- tionnaire, qui doit constamment mettrait d’augmenter le nombre stationnaire classique, soit vers le corriger sa trajectoire (à l’aide de de satellites les parcourant. Cepen- Sud, soit vers le Nord, puis revien- propulseurs électriques) pour dant, ses idées se sont heurtées au drait dans le plan équatorial. rester sur son orbite, oscille dans scepticisme de ses collègues et ont S. Baig et C. McInnes ont ana- une bande large de 75 kilomètres. vite été oubliées. Aujourd’hui, lysé les équations du mouvement Les risques de collision entre Shahid Baig et Colin McInnes, d’un tel satellite et ont confirmé satellites seraient alors impor- de l’Université de Strathclyde, en que des solutions (des orbites tants. De nouveaux types de Écosse, les ressuscitent en mon- périodiques) existent. Ces nou- satellites, d’ores et déjà à l’étude, trant leur bien-fondé. velles trajectoires, non képlé- sont nécessaires. Les satellites géostationnaires riennes, ressemblent à un « 8 » .➜ L. M.. Advanced space concepts Laboratory, Université de Strathclyde Représentation schématique d’une tournent autour de l’équateur à replié sur lui-même, et sont donc Journal of Guidance, Control, and Dynamics, orbite géostationnaire non képlérienne. 36 000 kilomètres d’altitude, sur environ deux fois plus longues que vol. 33(3), pp. 782-793, 2010

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Biomécanique Biologie cellulaire L’estomac dans les talons Le nucléolin, acteur oublié ue se passe-t-il à l’intérieur du corps d’une chenille lors- qu’elle ondule pour avancer ? Son tube digestif et son de la division cellulaire Q enveloppe ne bougent pas en même temps ! C’est ce qu’a montré le biologiste Michael Simon, de l’Université Tufts à Med- ary Anne Alliegro et ses formation, les rails qui orchestrent ford, aux États-Unis, en collaboration avec des chercheurs du Labo- collègues, du Centre Jose- la séparation ou la duplication des ratoire de mécanique et ingénierie de l’Université Virginia Tech et M phine Bay Paul de Woods chromosomes. du Laboratoire d’Argonne. Hole, dans le Massachusetts, et de Ils ont en outre fabriqué une M. Simon et ses collègues ont visualisé aux rayons X les mouve- l’Université de l’Illinois, ont mon- sonde fluorescente reconnaissant ments relatifs de la peau et de l’appareil digestif de la chenille du tré qu’un composant méconnu du spécifiquement une molécule sphinx du tabac (Manduca sexta), papillon que l’on trouve en Amé- noyau des cellules, le nucléolin, d’ARN du nucléolin. Grâce à cette rique. Le tube digestif bouge en premier et le reste du corps suit: il pourrait être un acteur impor- sonde, ils ont montré qu’au début a environ un segment abdominal d’avance par rapport à l’enve- tant de la division cellulaire. de la méiose (quand le nombre de loppe externe. Plus précisément, l’appareil digestif, la tête et la Cet organite riche en ARN, chromosomes est divisé par queue avancent en même temps. Ainsi, le tube digestif agit comme détecté dans le noyau de plusieurs deux), les centrosomes, deux un piston qui amorce le mouvement d’ensemble de la chenille. types de cellules, soit accolé au petites structures protéiques à Selon les chercheurs, un système digestif libre du reste du corps serait nucléole (un autre compartiment partir desquelles s’organise le mieux protégé des chocs mécaniques. du noyau), soit à l’intérieur du fuseau mitotique, se forment acco- .➜ É. A.. nucléole, a été découvert il y a lés au nucléolin. Enfin, lorsqu’on M. Simon et al., Current Biology, vol. 20, pp. 1-6, 2010 150 ans. Généralement difficile à élimine le nucléolin avant le déclen- visualiser, il a été peu étudié. Des chement de la division, des défauts fr En vidéo sur www.pourlascience.fr chercheurs avaient noté dans les apparaissent et la cellule ne se années 1950-1970 que le nucléolin divise pas. se modifie au cours de la division Le nucléolin fournirait donc cellulaire, puis cet organite était un ou plusieurs ingrédients essen- tombé dans l’oubli. tiels au fonctionnement des cen- M. A. Alliegro et ses collègues trosomes et du fuseau mitotique. ont examiné le comportement du Prochaine étape : déterminer la nucléolin dans des divisions composition moléculaire du d’ovocytes de la palourde Spisula nucléolin afin d’identifier ces ingré- solidissima, où l’organite est par- dients et leur rôle dans la divi- ticulièrement visible. Ils ont remar- sion cellulaire. qué que le nucléolin se positionne ➜ © Shutterstock/Steve Bower . Marie-Neige Cordonnier. dans l’axe du fuseau mitotique en PNAS, en ligne, 19 juillet 2010 a b Médecine Diabète: un excès d’énergie

ans le diabète de type 2, généralement celui de l’adulte en surpoids, l’hyperglycémie (la concentration de sucre dans D le sang) est due à la diminution progressive de la sécrétion d’insuline et de l’action de cette hormone, phénomène nommé insulinorésistance. La metformine est le plus utilisé des médicaments qui réduisent la glycémie, mais son mécanisme d’action restait (a, en violet) inconnu. Marc Foretz, Benoît Viollet et leurs collègues (INSERM, CNRS c Le nucléolin est ici situé et Université Paris Descartes) en proposent un. à l’intérieur du nucléole (flèches noires) du noyau (flèches blanches). Les chercheurs ont notamment montré que, chez la souris, la Au début de la méiose (b), deux metformine entraîne une réduction de la quantité d’ATP (adénosine centrosomes (en vert) se forment triphosphate), la principale molécule source d’énergie pour l’orga- contre le nucléolin, tandis que nisme. Ils suggèrent que la metformine modifie le fonctionnement la paroi de ce dernier se disloque des mitochondries, les organites cellulaires producteurs d’ATP. La et laisse diffuser peu à peu son metformine aurait aussi une action à long terme sur le foie: elle réduit contenu (en violet). Au bout l’accumulation par le foie de lipides associée au diabète de type 2 de 12 minutes (c), l’ADN du noyau et à d’autres pathologies, notamment l’obésité. (en bleu) s’est concentré entre .➜ J.-J. P.. les deux centrosomes et baigne dans

Journal of Clinical Investigation, vol. 120, pp. 2355-2369, 2010 M. A. Alliegro et al., PNAS, 2010 les restes du nucléolin (en violet).

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Physique Nutrition L’électron était en retard Variations de flore intestinale ans l’effet photoélectrique, un électron atomique absorbe un Les différences de régime alimentaire se traduisent photon et est éjecté de l’atome. L’émission de l’électron est si par des différences dans la flore intestinale. D rapide qu’on la considérait instantanée. Selon les travaux d’une équipe internationale de physiciens, notamment de Garching, en Alle- a flore intestinale, c’est-à-dire tinale de 15 enfants d’un village magne, l’électron pourrait être émis avec un retard, et ce retard dépen- les quelque 1014 bactéries non rural du Burkino Faso et celle de drait de l’état quantique dans lequel il se trouvait au sein de l’atome. L pathogènes qui peuplent l’in- 15 enfants de Florence. À l’aide de deux impulsions laser ultrabrèves synchronisées, les cher- testin, dépend de l’alimentation. Ils ont trouvé que les enfants cheurs ont mesuré, pour des atomes de néon, un décalage tempo- Carlotta De Filippo, de l’Université africains ont moins d’entérobac- rel selon que l’électron est ionisé depuis une couche électronique de Florence, en Italie, et ses col- téries et davantage de bactéries profonde ou superficielle de l’atome. Le décalage pourrait être dû lègues viennent de le montrer. La capables de digérer les fibres ; il à un délai entre l’impulsion laser excitatrice et le moment où l’élec- découverte est intéressante dans la s’agit par exemple des bactéries des tron s’échappe effectivement de l’atome et est détecté par la mesure où l’on suspecte la flore genres Prevotella et Xylanibacter, seconde impulsion. Ce délai serait plus long d’environ 20 attosecondes intestinale de jouer un rôle dans les inexistantes chez les enfants euro- (20 ϫ 10–18 seconde) pour un électron émis depuis la couche superfi- allergies alimentaires. péens. Or ces bactéries produi- cielle que pour celui émis depuis la couche profonde. Il pourrait être Les bactéries de l’intestin inter- sent des acides gras particuliers, dû au réarrangement du cortège électronique induit par l’excitation. viennent en effet dans la matura- qui auraient des effets anti-inflam- .➜ M.-N. C.. tion du système immunitaire matoires locaux. Les particularités M. Schultze et al., Science, vol. 328, pp. 1658-1662, 2010 intestinal, en stimulant les réac- de la flore des enfants africains tions qui détruisent les intrus favoriseraient ainsi la mise en place Environnement pathogènes et celles qui favorisent ou le maintien d’une tolérance la tolérance du système aux pro- alimentaire de l’intestin. Mercure marin: plus toxique téines alimentaires. À la naissance, .➜ B. S.-L.. la flore comprend surtout des enté- C. De Filippo et al., PNAS, en ligne, 2 août 2010 a forme la plus toxique du mercure (Hg) est le méthylmer- robactéries; puis l’allaitement favo- cure, molécule de type CH –Hg+ X–, où X– désigne un ion néga- rise d’autres bactéries, notamment L'alimentation riche en gras, 3 en sucres et en protéines tif quelconque. Le mercure est bien plus abondant dans les eaux des bifidobactéries. Avec le L des enfants des pays industrialisés douces que dans les océans, mais les concentrations de méthylmer- sevrage, la composition de la flore modifie la flore intestinale. cure restent faibles dans les lacs. En effet, la dégradation du méthyl- se modifie ; les bifidobactéries et Favoriserait-elle les allergies mercure en mercure inorganique, moins toxique, y est plus rapide. entérobactéries se raréfient, tandis alimentaires? Heileen Hsu-Kim et Tong Zhang, à l’Université Duke aux États-Unis, que deux grands groupes devien- ont en partie compris pourquoi. Dans l’eau, cette dégradation a sur- nent dominants: les bactéries gram tout lieu par photodécomposition, sous l’effet de la lumière solaire. positif et gram négatif. Le processus est mal connu, mais les expériences des deux chercheuses L’alimentation des enfants l’ont précisé et ont montré que sa vitesse dépend de la nature du dans les pays industrialisés est ligand X–. Dans l’eau de mer, il s’agit surtout d’ions chlorure (Cl–), riche en protéines animales, en dont la liaison avec le reste de la molécule est relativement forte. C’est graisses et en sucres, alors que celle pourquoi le méthylmercure s’y dégrade moins vite et peut s’accu- des populations rurales d’Afrique muler au fil de la chaîne alimentaire, jusque dans les tissus des pré- comprend surtout des fibres, sous dateurs tels que thons, saumons ou requins. forme de céréales, de légumes et .➜ M. M.. de fruits. C. De Filippo et ses col-

T. Zhang et H. Hsu-Kim, Nature Geoscience, vol. 3, pp. 473-476, 2010 lègues ont analysé la flore intes- © Shutterstock/Joao Virissimo DERNIÈRE minute...

UNE OPTIQUE «CINQ ÉTOILES» d’utiliser cinq lasers en même temps. De quoi porte une structure faite d’une série de rainures L’optique adaptative corrige les effets de la corriger l’image sur un champ bien plus large. microscopiques. La lumière laser est canali- turbulence atmosphérique sur les observations sée par les plasmons (ondes d’électrons) se astronomiques en analysant les distorsions LASER TÉRAHERTZ: UN FAISCEAU PLUS FIN propageant à sa surface et forme ainsi un fais- d’une étoile virtuelle créée par un laser et en Federico Capasso et ses collègues, à l’Univer- ceau qui diverge de quelques degrés seulement. les compensant par un miroir déformable. Le sité Harvard (États-Unis) et à celle de Leeds problème est que la correction n’est optimale (Angleterre), ont conçu un laser à semi-conduc- Retrouvez plus d’actualités que dans un champ étroit autour du rayon laser. teur qui émet à une fréquence de trois térahertz, et toutes les références sur Michel Hart, de l’Université d’Arizona, a eu l’idée mais avec un faisceau étroit. Ce laser com- fr www.pourlascience.fr

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ON EN REPARLE

Retour sur des sujets déjà traités dans nos colonnes

DES COULEURS IRIDESCENTES SIDA : UNE NOUVELLE VOIE DE TRANSMISSION n objet est qualifié d’iridescent si sa couleur varie avec l’angle d’in- Le virus de l’immunodéficience humaine est un expert en dissimulation; il se cache U cidence de la lumière qui l’éclaire notamment dans des réservoirs cellulaires, tels des lymphocytes T, des macrophages ou avec l’angle d’observation. Les ailes des et des cellules dendritiques – des cellules du système de défense de l’organisme (voir papillons en sont un bon exemple. L’étude Le VIH, un expert en dissimulation, Pour la Science, mars 2009, http://tinyurl.com/plsoer377). de leur iridescence incite les physiciens à Il peut ainsi ressurgir après l’arrêt d’une trithérapie. Mais ces cellules pourraient aussi reproduire leurs structures et leurs pro- être une voie de transmission. Des chercheurs français viennent de montrer que le priétés optiques (voir Des tissus aux couleurs virus pourrait être transmis sexuellement par des cellules infectées présentes dans le changeantes, Pour la Science, décembre 1999). sperme (The Journal of Infectious Diseases, juillet 2010). Celui-ci comprend trois Des nanostructures photoniques complexes sources de virus: des cellules immunitaires infectées, des virions libres et des virions et variées sont responsables de l’iridescence associés aux spermatozoïdes. Si l’on savait que les virus libres et associés aux sper- des ailes de papillon, et les physiciens ten- matozoïdes étaient contaminants, on ignorait le rôle des cellules infectées. Les bio- tent de dévoiler leur organisation exacte à logistes français ont prélevé des lymphocytes T et des macrophages infectés dans la l’échelle nanoscopique. En utilisant une rate de macaques atteints du virus de l’immunodéficience simienne, et ils les ont dépo- technique d’imagerie à diffraction des sés sur la muqueuse vaginale de macaques femelles (en quantité équivalente à celle rayons X, des physiciens américains ont présente dans un éjaculat). Résultat: les femelles ont été fortement contaminées. Par réussi à voir en trois dimensions la nano- quels mécanismes ces cellules infectent-elles la femelle? Est-ce le cas chez l’homme? structure photonique des écailles de cinq espèces de papillons des familles Papilio- nidae et Lycaenidae. Dans tous les cas, la struc- lunes sont peu denses (comme des amas de mer des agrégats qui sont ensuite repous- ture de base est un gyroïde simple, gravats plein de trous) et très brillantes sés par ces forces. Voilà de petites lunes c’est-à-dire un cristal photonique fermé (comme les anneaux qui contiennent beau- issues des anneaux qui sont plus jeunes que composé de 24 pentagones (PNAS, coup de glace). Or si elles étaient si âgées, prévu et qui seraient les derniers objets à 14 juin 2010). Il réfracte la lumière comme elles auraient dû noircir à cause du bom- s’être formés dans le Système solaire. un prisme qui sépare la lumière blanche en bardement météoritique, et elles devraient ses constituants ; on ignorait jusqu’alors être beaucoup plus loin de Saturne, car les que la réfraction par un prisme était utili- forces de marée éloignent les satellites sée dans l’iridescence naturelle. (comme la Lune s’éloigne de la Terre). En COMMENT LE CANCER outre, elles présentent peu de cratères, ce qui suggère qu’elles sont jeunes. Les astro- ÉVOLUE-T-IL ? physiciens ont modélisé la formation de ces ne cellule devient cancéreuse quand L’ORIGINE DES LUNES lunes à partir des anneaux de Saturne. Ils elle accumule plusieurs mutations DE SATURNE ont montré qu’elles sont constituées de U génétiques qui endommagent des matière échappée des anneaux ; celle-ci régions de l’ADN et modifient les pro- epuis plus de six ans, la sonde spa- s’agrège et forme en quelques dizaines de téines codées par les gènes. La cellule est tiale Cassini photographie l’atmo- millions d’années des satellites (Nature, alors autonome et croît sans cesse (voir D sphère de Saturne, ses anneaux et 10 juin 2010). Ainsi, à 138000 kilomètres L’imbroglio génétique du cancer, Pour la Science, ses lunes. Elle a découvert au moins quatre de Saturne, les forces de marée qui s’exer- août 2003). Mais pourquoi des cellules nouveaux satellites de la planète (voir cent sur les anneaux sont faibles : les échappent-elles à la tumeur pour envahir Cassini: 1000 jours autour de Saturne, Pour anneaux, devenus instables, peuvent for- d’autres tissus où elles forment des méta- la Science, octobre 2007, http://tinyurl.com/ stases? Des chercheurs français ont étudié plsoer360). Aujourd’hui, trois astrophysi- 183 sarcomes – des cancers des tissus mous – ciens français s’interrogent sur les petits et déterminé une signature génétique qui satellites aux formes irrégulières, Pan- Épiméthée prédit l’évolution du cancer (Nature Me- dore, Janus, Épiméthée, Pan ou Atlas, qui decine, juillet 2010). Soixante-sept gènes sont en orbite autour de Saturne à la limite des tumeurs permettraient ainsi aux scien- des anneaux les plus denses, entre 138000 tifiques de savoir si un sarcome, ou même et 150 000 kilomètres de la planète. On Janus d’autres types de cancer, peuvent former pensait qu’ils dataient des premiers temps des métastases. Une prédiction utile pour

Cassini NASA/JPL/SSI. du Système solaire (dont l’âge est estimé à Deux petits satellites de Saturne, Épiméthée et adapter le traitement à la tumeur. 4,56 milliards d’années). Mais ces petites Janus, sont plus jeunes qu’on ne le pensait. . Bénédicte Salthun-Lassalle.

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OPINIONS

POINT DE VUE L’ ANSES : une nouvelle agence de santé au service de la démocratie sanitaire? Deux agences de santé viennent d’être regroupées afin qu’experts, politiques et représentants de la société civile y travaillent de façon plus sereine et indépendante des pressions extérieures. Les moyens seront-ils à la hauteur des enjeux? Francis CHATEAURAYNAUD et Josquin DEBAZ

es questions de santé publique l’AFSSETdans l’AFSSA, mais bien de redistribuer saisie dans l’affaire du Gaucho, puis du sont de plus en plus nombreuses les compétences. Il faut néanmoins rappeler Régent, insecticides incriminés dans la dis- ou du moins sont-elles de plus dans quelles circonstances ces agences sani- parition des abeilles, puis sur celle du bis- en plus médiatisées. La société taires ont vu le jour. À l’issue des grandes phénol A, perturbateur endocrinien présent Lcivile attend que son avis soit pris en compte. crises des années 1990 (sang contaminé, notamment dans les biberons en plastique. Organismes génétiquement modifiés amiante, vache folle, Tchernobyl, dioxine), la Néanmoins, pour les acteurs critiques enga- – OGM –, pesticides, qualité de l’eau, grippe A, loi votée le 1er juillet 1998, relative au ren- gés dans ces affaires sanitaires, l’AFSSA appa- bisphénol A dans les biberons, ondes élec- forcement de la veille sanitaire et du contrôle raît trop soumise aux intérêts industriels. tromagnétiques, etc. : la liste des sujets de la sécurité sanitaire, entendait séparer De son côté, l’AFSSE est créée en 2002, qui préoccupent la société est longue. plus clairement les outils d’évaluation et d’ex- et traite les questions liées à l’impact de Pour évaluer les risques, il faut consulter des pertise des formes de gestion des risques. l’environnement sur la santé. Le volet santé- experts, des politiques, des représentants Dans le même temps, les instances euro- travail n’est intégré qu’en 2005, avec le des associations. En raison de la complexité péennes, qui devaient faire face aux rebon- ministère du Travail comme tutelle sup- des dossiers, il a été jugé nécessaire de cla- dissements de la crise de la vache folle, se plémentaire: l’AFSSE devient l’AFSSET. Alors rifier les structures chargées de l’ex- qu’elle s’attache à développer des pertise sanitaire. SEULE UNE PLURALITÉ D’ACTEURS, réseaux d’expertise, ses premiers Ainsi, la nouvelle Agence nationale pas dans les arènes publiques sont de sécurité sanitaire de l’alimenta- d’instances et d’expertises douloureux, l’avis de 2003 concernant tion, de l’environnement et du travail, peut donner corps à l’idée la téléphonie mobile étant vivement l’ANSES, vient de voir le jour, issue de la de démocratie sanitaire. attaqué en raison de conflits d’intérêts réunion de l’Agence française de sécu- entre experts et opérateurs. rité sanitaire des aliments (AFSSA) et de transformèrent: la publication en 2000 du De fait, les turbulences provoquées par l’Agence française de sécurité sanitaire de livre blanc sur la sécurité alimentaire fut sui- les conflits autour de ce dossier la mettent l’environnement et du travail (AFSSET). Dif- vie en 2002 par la création de l’Agence euro- dans une position difficile jusqu’en 2008. férents acteurs, comme l’Association France péenne de sécurité des aliments (EFSA). Depuis, elle a reconquis une part de sa légi- nature environnement et le Réseau envi- Née en 1999, sous la triple tutelle des timité, puisqu’en 2010 des associations pren- ronnement santé, ainsi que plusieurs par- ministères de l’Agriculture, de la Santé et nent sa défense et s’inquiètent de son lementaires avaient mis en garde le de la Consommation, l’AFSSA fut immédia- inclusion dans l’ANSES. L’AFSSETa réussi à asso- gouvernement contre les conséquences d’une tement saisie du dossier de la vache folle cier la société civile, au moins sous forme telle fusion quant à l’indépendance de l’ex- (on s’interrogeait sur l’opportunité de la d’observateurs dans ses groupes de travail, pertise vis-à-vis de leurs ministères de tutelle. levée de l’embargo sur le bœuf britannique ce qui est apparu comme une victoire des Ce regroupement, entré en vigueur le et la consommation de bœuf dans les can- réseaux associatifs. L’agence incarne ainsi 1er juillet, constitue-t-il un réel changement tines scolaires). Mais c’est à propos des OGM la possibilité d’une évolution au moment dans le paysage des agences d’expertise ? que l’agence va affirmer sa politique d’éva- même où le principe de précaution fait l’ob- Officiellement, il ne s’agit pas de dissoudre luation des risques. Elle a également été jet de diverses attaques depuis 2009, du

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Opinions

changement climatique à la campagne de Confrontée à la prolifération des dos- tionnelles et celles qui ne le sont pas. De vaccination contre le virus de la grippe H1N1. siers, l’ANSES va devoir trouver sa place fait, il est important aujourd’hui de prendre Ainsi, la création de l’ANSES représente tout en répondant à de nombreuses ques- en compte les arguments qui plaident en un pari: fusionner les compétences de deux tions : comment se situer par rapport au faveur d’une haute autorité de l’expertise agences aux histoires mouvementées, mais Haut Conseil des biotechnologies sur le dos- capable de garantir un espace critique entre dont les objets d’investigation (par exemple sier des OGM ? Le blocage récent du débat les agences chargées de l’évaluation, les l’eau ou les pesticides) et les objectifs (garan- public sur les nanotechnologies va-t-il res- instances chargées de la gestion, et les ins- tir la santé humaine, animale, végétale, en treindre la concertation aux seules parties titutions garantes du fonctionnement démo- un mot la santé environnementale) sont prenantes ? Comment les évolutions de l’ex- cratique. Comme il semble utopique de voir communs. Mais l’agence est confrontée à pertise européenne des risques seront-elles se réduire les opacités liées aux jeux poli- deux défis: comment produire une exper- intégrées dans la nouvelle agence? Quelle tiques, seule une pluralité d’acteurs, d’ins- tise indépendante face à la multiplication sera la place de la santé au travail? tances et d’expertises peut donner corps à des tutelles? Et quelle sera la place effec- Dans un contexte de réduction des l’idée de démocratie sanitaire. ■ tive de la société civile dans la gouvernance cycles entre saisines et avis, la question de de l’agence, étant donné que des acteurs la gouvernance de l’expertise se pose: d’une Francis CHATEAURAYNAUD et Josquin DEBAZ variés (fédérations professionnelles, syn- part, les polémiques vont croissantes autour sont chercheurs au Groupe de sociologie dicats de salariés, organisations patronales, du principe de précaution; d’autre part, la pragmatique et réflexive de l’EHESS, à Paris. élus, mais aussi porte-parole des mouve- question des risques est contaminée par le Réagissez en direct ments citoyens) sont représentés au sein concept de « sécurité globale» qui brouille à cet article sur du Conseil d’administration? la frontière entre les menaces qui sont inten- fr www.pourlascience.fr

ÉCONOMIE Dangereuses perversions Vous avez aimé la crise des subprimes? Vous adorerez le trading haute fréquence! Les algorithmes des traders se livrent bataille à la vitesse de la lumière. Ivar EKELAND

l fut un temps où les marchés étaient temps en temps ils s’arrêtent devant un éta- simples. Les vendeurs arrivaient à lage et font affaire. À ce moment-là, deux l’aube et installaient leurs étalages; choses se passent. puis les acheteurs passaient dans La première concerne les agios. L’ache- Iles rangées et faisaient leurs choix. Par un teur paie un droit au propriétaire du marché décret de la Commission européenne, qui qui met son emplacement à disposition et ne s’applique pour l’instant qu’aux marchés qui assure la sécurité. Ensuite le marchand, financiers, cet ordre millénaire est désor- qu’il ait acheté ou vendu, touche une prime mais abandonné. Acheteurs et vendeurs proportionnelle au montant de la transaction arrivent ensemble, dès potron-minet, ins- et versée par le propriétaire du marché. Pour- tallent leurs étalages, et affichent leurs prix, quoi la prime au marchand? Pour l’attirer sur les uns pour acheter et les autres pour ce marché-là, car les concurrents ne man- vendre. Les clients, ce sont ceux qui arri- quent pas. En effet, la Commission, dans sa vent après, leur petit déjeuner dans le ventre, sagesse, a décidé que le monopole des et qui passent dans les rangées en com- Bourses traditionnelles devait être déman- parant les offres. Ils se gardent bien de dire telé, et qu’il fallait multiplier les marchés

s’ils sont acheteurs ou vendeurs, mais de J.-M. Thiriet financiers pour les mettre en concurrence,

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Opinions

d’où une floraison extraordinaire de ces mar- qu’il y a de nouveau, c’est que les clients peu- toutes ces stratégies de trading, les opéra- chés alternatifs depuis 2007. vent maintenant mettre les marchés en teurs ont deux millisecondes pour réagir! La La seconde régulation est la fixation des concurrence, acheter leurs tomates sur le vitesse de la lumière devient une limite: si prix. Le prix de la transaction révèle le « prix marché Monge et s’installer comme vendeur vous êtes à Paris, si les prix changent à de marché»: si un client a acheté 500 actions sur le marché Saint-Germain. Si le prix des Londres, le temps que l’information vous par- X à 102,35, cette offre est retirée du marché, tomates est plus élevé sur le second, ils y vienne, c’est trop tard, le temps que votre et le prochain client devra acheter plus gagnent doublement, en encaissant la dif- ordre parvienne sur place, ils auront encore cher, à 102,36, voire à 102,37 s’il n’y a pas férence de prix plus la prime de vendeur. changé. Voilà pourquoi les stratégies de tra- d’offre intermédiaire. Les vendeurs s’en Vous me suivez toujours? Eh bien, cela ding sont désormais probabilistes: à l’échelle réjouissent, car le prix vient vers eux, et les a encore changé. Voici belle lurette que les de la milliseconde, les algorithmes considè- acheteurs augmentent les leurs pour suivre clients ne viennent plus eux-mêmes. Ils rent le prix comme aléatoire. le mouvement. Ainsi, les clients peuvent mani- envoient des robots à leur place, des algo- Le « trading haute fréquence » repré- puler les prix: tout achat les fait monter, toute rithmes intelligents et rapides, capables d’as- sente à l’heure actuelle environ le tiers de vente les fait descendre. similer une information et de passer un ordre l’activité des Bourses européennes et cette Le client, lui aussi, a changé. Autrefois en quelques millisecondes. Ne voulant pas proportion va croissant. Je ne veux pas ter- il arrivait avec ses poches pleines et son être en reste, acheteurs et vendeurs ont miner sans rendre un hommage vibrant à la panier vide, et il rentrait avec les poches fait de même, si bien que tous ces robots ont Commission européenne, qui, sans autre vides et le panier plein. Aujourd’hui, il rentre inventé des stratégies auxquelles les humains argument qu’une foi profonde dans les ver- avec un filet vide. Qu’a-t-il fait de sa journée? n’auraient jamais pensé, comme d’afficher tus du marché, foi qui n’est en rien soute- Il a acheté aux vendeurs pour revendre aux une offre de vente et la remplacer une milli- nue par la science économique, se lance dans acheteurs, en profitant des fluctuations de seconde après par une offre beaucoup moins une expérience grandeur nature, dont le résul- prix engendrées par les transactions. Mais, avantageuse, histoire de tromper un confrère tat va affecter les économies et les inves- me direz-vous, cela a toujours existé, c’est qui, voyant la première enverra un ordre tissements de millions de personnes. ■ comme cela que vivent les intermédiaires, d’achat qui arrivera trop tard pour celle-ci, achetant bon marché pour vendre cher? Ce mais à temps pour la seconde. En raison de Ivar EKELAND est professeur d’économie.

DÉVELOPPEMENT DURABLE Les services écologiques des plantations Des forêts artificielles bien planifiées sont moins néfastes qu’il y paraît. Christian MESSIER et Alain PAQUETTE

es arbres couvrent 70 pour cent déserts biologiques. Alors que les forêts natu- ticipent au recyclage des éléments nutritifs des surfaces émergées de la pla- relles apportent de nombreux «services éco- (azote, phosphore, potassium, calcium, etc.), nète. Les plantations, zones fores- logiques », les plantations n’en offriraient régularisent et filtrent l’eau, absorbent divers tières mises en place par l’homme guère. Examinons ce que cela signifie et dans polluants atmosphériques (ozone, dioxyde Lpour produire du bois, représentent moins de quelle mesure cette assertion est exacte. de soufre, oxydes d’azote, monoxyde de 5 pour cent des surfaces couvertes d’arbres, Un service écologique peut être défini carbone, entre autres). Et bien entendu, ils mais fournissent plus de 15 pour cent de la comme une fonction produite par un éco- donnent du bois et plus de 15000 autres pro- production de bois. Cette proportion est en système et dont bénéficie l’homme, direc- duits et sous-produits (fruits, papier, etc.). augmentation constante. Des observateurs tement ou indirectement. Par exemple, les Les forêts naturelles assurent la plu- s’en inquiètent, prétendant que les planta- arbres fixent le carbone et libèrent de l’oxy- part de ces services écologiques, mais tions sont néfastes pour l’environnement, par gène et de l’eau par photosynthèse. Ils abri- qu’en est-il des plantations? Lorsqu’elles sont exemple pour les sols et la diversité biolo- tent quantité d’espèces animales et végétales, composées d’une seule espèce (palmier, euca- gique, si bien qu’elles passent pour être des diminuent les pertes de sol par érosion, par- lyptus, pin, hévéa, etc.), aménagées de façon

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Opinions

très intensive, par exemple avec élimination le zonage fonctionnel, ou triade, tel qu’il est complète de la végétation de sous-bois, et appliqué depuis 2005 en Haute-Mauricie, qu’elles couvrent des milliers d’hectares, les au Canada. Un même territoire est divisé en plantations peuvent, effectivement, abriter aires de conservation intégrale, en aires une biodiversité moindre que celles des forêts d’aménagement écosystémique (où l’on pré- naturelles, être moins résilientes aux per- lève du bois, mais de façon moindre afin d’y turbations, et appauvrir les sols. maintenir l’intégrité écologique des forêts) Il est pourtant possible de réduire consi- et en parcelles de sylviculture intensive, dérablement les conséquences négatives incluant des plantations. des plantations et d’accroître leurs services En outre, les plantations, qu’elles soient écologiques en augmentant le nombre d’es- mono- ou multispécifiques, poussent plus pèces plantées dans une région donnée. rapidement que des forêts non aménagées et absorbent de ce fait une plus grande pro- DES PLANTATIONS BIEN CONÇUES portion de carbone atmosphérique ; culti- vées sur des terres dégradées, elles fixent peuvent rendre des services plus de carbone que l’écosystème qu’elles écologiques comparables remplacent. Pas trop abondantes et bien à ceux des forêts. distribuées dans une région ayant déjà une bonne proportion de forêts naturelles, elles Pour cela, on peut installer plusieurs plan- peuvent maintenir des habitats abritant une tations monospécifiques, chacune d’une biodiversité aussi importante que celles espèce différente, ou des plantations mélan- d’une forêt naturelle. Les plantations sont gées, comprenant plusieurs espèces. On aussi utilisées pour restaurer des écosys- peut aussi éviter de multiplier les plantations tèmes dégradés, par exemple d’anciens dans une même région, surtout s’il s’agit pâturages en Amérique centrale, ou des d’espèces exotiques. terres fragilisées par la surexploitation ou Les plantations mélangées sont d’autant l’érosion, telles certaines régions monta- plus avantageuses que, selon des recherches gneuses de Chine. récentes, elles résistent mieux aux maladies Les plantations ne sont certes pas et aux insectes ravageurs – car ceux-ci n’at- une panacée. Et il existe bien sûr des taquent souvent qu’une seule espèce – et variations régionales, mais nous pensons qu’elles diversifient les services produits et que des plantations bien planifiées, visant les habitats, favorisant ainsi le maintien de plusieurs objectifs précis – produire plus la biodiversité. La croissance des arbres peut de bois pour diminuer les coupes en forêt aussi y être accrue, car des plantations com- naturelle, restaurer un écosystème dégradé, posées d’espèces différentes utilisent plus etc. –, conçues en fonction de critères éco- complètement les ressources disponibles logiques variés et non plus seulement de du milieu par un mécanisme de complé- productivité, peuvent rendre de nombreux mentarité. Par exemple, la lumière est alors services et diminuer la pression sur les mieux exploitée, les différents types de feuilles espaces naturels. ■ l’utilisant différemment en fonction de leur capacité de photosynthèse et de leur dis- Christian MESSIER et Alain PAQUETTE position dans l’espace; de même, les racines sont chercheurs à l’Université du Québec atteignent différentes profondeurs et absor- à Montréal (UQÀM) et au Centre d’étude bent ainsi une plus grande partie des réserves de la forêt (CEF), à Montréal. nutritives du sol. A. Paquette et C. Messier, The role of plantations Bien conçues, les plantations peuvent in managing the world’s forests offrir autant, sinon plus, de services écolo- in the Anthropocene, in Frontiers in Ecology and the Environment, vol. 8, pp. 27-34, 2010. giques que les forêts naturelles. Elles per- C. Messier et al., TRIAD zoning in Quebec : mettent notamment de préserver une partie experiences and results after five years, des forêts naturelles en diminuant les coupes in The Forestry Chronicle, vol. 85, qui y sont pratiquées. C’est ce que propose pp.885-896, 2009.

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Opinions

VRAI OU FAUX Sommes-nous égaux face au sommeil? Non. Les besoins de sommeil et l’heure d’endormissement varient d’une personne à l’autre. Delphine OUDIETTE

tes-vous plutôt du matin ou du Dans une expérience, des personnes soir ? Dormez-vous plus ou étaient maintenues éveillées pendant moins de huit heures par nuit? 40heures. L’activité électrique du cerveau La quantité et la qualité du som- était alors plus rapide chez les courts Êmeil varient beaucoup d’une personne à dormeurs que chez les longs dormeurs, l’autre. Voyons pourquoi. indiquant que les premiers étaient plus Comme bon nombre des fonctions bio- « éveillés » que les seconds. Les courts logiques, l’alternance entre la veille et le dormeurs pourraient tolérer, pendant l’éveil, sommeil est soumise à un rythme circadien une pression de sommeil plus forte que © Shutterstock/Sean Prior – un rythme d’environ 24 heures. C’est l’hor- les longs dormeurs. loge biologique interne, située dans une Il existe aussi différents « chrono- chaque jour... En outre, des versions diffé- structure cérébrale spécifique (les noyaux types »: 66 pour cent de la population est rentes du gène PER3sont associées aux chro- suprachiasmatiques de l’hypothalamus), dite neutre, c’est-à-dire ni « du matin » ni notypes du soir et du matin. Ce même qui coordonne ce rythme. La fluctuation cir- « du soir ». Le reste de la population se gène interviendrait dans la vulnérabilité à la cadienne détermine les moments oppor- répartit entre les personnes « du soir », privation de sommeil la nuit. tuns pour s’endormir. couche-tard, et les personnes « du matin», Qui plus est, l’âge influe sur le sommeil. Toutefois, le passage de l’éveil au som- lève-tôt. Une équipe belge a montré que les La quantité totale de sommeil diminue pro- meil nécessite l’intervention d’un autre phé- performances cognitives varient selon gressivement du berceau à l’âge adulte. À nomène, nommé homéostasie. Ce dernier l’heure de la journée et dépendent du pro- l’adolescence, l’horloge biologique a ten- maintient notamment un équilibre entre fil circadien du sujet: les performances sont dance à se déphaser et le coucher est plus la durée et l’intensité du sommeil, d’une meilleures le matin ou le soir, selon le pro- tardif que chez l’adulte. Puis, au cours du part, et celles de l’éveil, d’autre part, indé- fil, quelle que soit la pression de sommeil. vieillissement, l’horloge serait de plus en pendamment de facteurs externes à l’or- Par exemple, les capacités cognitives des plus matinale. La saison à laquelle un sujet ganisme. Il se caractérise par l’augmentation sujets du matin diminuent le soir. naît influe aussi sur son chronotype : les de la « pression» de sommeil pendant l’éveil, bébés nés au printemps fixent leur rythme qui se dissipe lors du sommeil. Après une veille-sommeil trois mois après leur nais- nuit blanche par exemple, le système Les gènes du sommeil sance, quand les jours s’allongent, et res- homéostatique impose une augmentation Comment expliquer une telle variabilité du tent souvent des sujets du soir. C’est l’inverse de la durée du sommeil proportionnelle à besoin de sommeil et des horaires de veille? pour ceux nés à l’automne. la durée de la privation. La réponse est surtout à chercher dans les En conséquence, selon l’âge, les gènes Les systèmes circadiens et homéo- gènes. De nombreux gènes, nommés gènes et divers facteurs, les besoins de sommeil statiques varient d’une personne à l’autre, de l’horloge, sont impliqués dans les régu- et les horaires d’endormissement diffèrent cause de l’inégalité face au sommeil. Ainsi, lations homéostatique et circadienne du d’une personne à l’autre. Il n’y a pas d’heure sept à huit heures de sommeil par nuit sont cycle veille-sommeil. Récemment, on a iden- ni de durée idéales. Écouter les signes de en moyenne nécessaires pour se sentir tifié une mutation du gène DEC2 dans une fatigue et respecter sa propre horloge bio- en forme. Mais il existe des « courts dor- famille de courts dormeurs, ne se reposant logique sont les secrets d’un sommeil effi- meurs » et des « longs dormeurs». Si Napo- que six heures par nuit pour être en forme cace et réparateur. I léon Bonaparte, Victor Hugo et Winston le reste de la journée. De même, une muta- Churchill se contentaient de moins de tion du gène PER2 a été trouvée dans une Delphine OUDIETTE est doctorante six heures de sommeil par nuit, Einstein, famille de personnes du matin: elle engendre en neurosciences dans l’Unité des Pathologies lui, devait dormir plus de dix heures. une envie de se lever 30 minutes plus tôt du sommeil de la Pitié-Salpêtrière, à Paris.

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COURRIER DES LECTEURS Pour réagir aux articles : [email protected] fr ou directement sur les pages correspondantes du site www.pourlascience.fr

. ÉLUCIDATION ASSISTÉE PAR VIDÉO. production d’insuline et de leptine. Il entre de lors de leur érection d’épitaphes en grec, car ce Dans l’article La vidéosurveillance réduit-elle façon continue dans la voie glycolytique, menant sont des tombes d’Égyptiens, et que les Grecs la délinquance? (Pour la Science n° 394, à une production élevée de pyruvate (produit de l’époque ptolémaïque (–304 à –30) n’ont eu août 2010, http://bit.ly/pls394-video), final des voies de dégradation du glucose) et aucune influence sur la religion égyptienne. En l’auteur conclut que la vidéosurveillance procurant des hydrates de carbone pour la revanche, lorsque cette même nécropole fut réem- ne dissuade généralement pas la délinquance synthèse du glycérol et des triglycérides. L’ex- ployée à l’époque byzantine (395 à 640), cer- (sauf dans des lieux particuliers). Mais il ne cès d’énergie qui en résulte est associé notam- taines des tombes égyptiennes qu’elle contient nous dit pas si les arrestations ou résolutions ment à une résistance à l’insuline, une stimulation ont été enrichies d’épitaphes en grec, et non pas de crimes sont plus nombreuses. des voies de l’inflammation, et une synthèse en latin comme on pouvait s’y attendre puisque Henri Louit non contrôlée de triglycérides. l’Égypte a été romaine pendant 425 ans, entre Les études animales ont mis en évidence –30 et 395. On ne peut qu’y lire la persistance RÉPONSE DE SÉBASTIEN ROCHÉ un lien entre l’ingestion de quantités importantes en Égypte de la culture grecque! Il n'existe pas d'étude rigoureuse sur l'impact de de fructose et l’augmentation des triglycé- Par ailleurs, il y a, à partir des IIe – IIIe siècles la vidéo sur les taux d'élucidation des délits. On rides. Chez l’homme, un régime riche en grais- de notre ère, coexistence des religions égyp- peut imaginer un effet positif sur certains faits ses saturées et en fructose est impliqué dans le tienne, gréco-romaine et des chrétiens coptes. graves. Mais le coût d'exploitation des images, développement et de la stéatose hépatique non de visionnage et de reconnaissance des prota- alcoolique. Il a aussi été mis en évidence que . LA POMPE AIR-EAU EN QUESTION. gonistes dans des conditions imparfaites (angle le fructose pouvait faciliter le développement J’ai lu avec intérêt l’article Les pompes à cha- de vue, luminosité) n'en fait pas un outil éco- de la fibrose hépatique. leur(Pour la Sciencen°390, avril 2010, http://bit.ly/ nomiquement viable pour les petits délits. De Au final, le fructose, en excès, est cytotoxique pls390-pompes). Il est cependant important de plus, on peut aussi penser que les ressources pour le foie, mauvais pour le métabolisme distinguer les pompes à chaleur air-eau et eau-eau. policières sont orientées vers les délits filmés, énergétique et en partie impliqué dans l’obésité. Une pompe eau-eau, puisant la chaleur dans au détriment des autres. Des études restent à Il est néanmoins évident que la consom- le sol ou dans un puits et la restituant en géné- conduire pour tester ces hypothèses. mation, même quotidienne, d’une quantité modé- ral dans un plancher, a une source froide à tem- rée de miel ou de fruits n’a sûrement pas les pérature constante, proche de celle de la maison . BON SUCRE OU MAUVAIS SUCRE?. effets néfastes d’une consommation massive et indépendante des conditions climatiques. Son Dans l’article Outox = intox? (Pour la Science de sodas riches en fructose. rendement est donc élevé et constant. n° 394, août 2010, http://bit.ly/pls394-outox), A contrario, la température de la source vous attribuez au fructose des effets . ÉPITAPHES GRECQUES. froide d’une pompe à chaleur air-eau, l’air exté- néfastes plus importants que ceux Dans l'article Oxyrhynchos, une ville grecque rieur, est variable et dépend des conditions cli- du glucose. Cela semble paradoxal: en Égypte (Pour la Science n° 394 - août 2010, matiques. Le rendement est donc élevé en le fructose est fréquemment présenté http://bit.ly/pls394-grecs), il est dit demi-saison, lorsque le besoin de chauffage comme le sucre le plus naturel, présent qu'à une exception près, «on ne retrouve est faible, et mauvais par temps froid, alors que dans le miel et les fruits. Faut-il bannir dans la nécropole haute d'épitaphes en grec la demande en chauffage est forte. Cette ceux-ci de l’alimentation? que dans des tombes datant du IVe au VIe siècle technologie ne peut donc se justifier qu’en relève Peter Shine de notre ère, c'est-à-dire en pleine ère d’une chaudière. chrétienne» alors que, page suivante, Si les pompes à chaleur air-eau occupent RÉPONSE DE MICKAEL NAASSILA la légende de la figure 6 affirme à propos 80 pour cent du marché français, c’est surtout Pour le fructose comme pour beaucoup de pro- de la même nécropole: «Les épitaphes, grâce au faible coût de l’électricité nucléaire. Les duits, c’est «la dose qui fait le poison». Des bois- rédigées en grec même pendant la période autres pays privilégient les pompes eau-eau. sons comme l’Outoxen contiennent environ 200 romaine, témoignent de la persistance de la Enfin, le mauvais rendement des pompes grammes par litre! Or un excès de fructose est culture grecque.» N’est-ce pas contradictoire? air-eau par grand froid engendre des besoins associé à des dysfonctions métaboliques et à Jean-Luc Gauchon en électricité élevés en période de pointe, qui ne une résistance à l’insuline. peuvent être couverts que par de l’électricité À la différence du glucose qui est métabo- RÉPONSE DE NADINE GUILHOU d’origine fossile. Leur impact environnemental lisé dans tous les tissus, le fructose est sur- Il n’y a pas de contradiction : dans la nécropole n’est donc pas aussi faible qu’annoncé. tout métabolisé dans le foie et stimule peu la haute, les tombes égyptiennes n’ont pas reçu François Torispora

20] Courrier des lecteurs © Pour la Science - n° 395 - Septembre 2010 NOUVEAUTÉS Notre sélection de livres à o~rir ou à s’o~rir

Aujourd’hui, la géologie, c’est la théorie de la tectonique des plaques, mais c’est aussi l’histoire de la Terre, son économie, ses ressources (pétrole, minerais, eau), ses humeurs (catastrophes naturelles), etc. Le passé, le présent et l’avenir de la Terre ne peuvent être examinés que par la géologie. Découvrez cet ouvrage très illustré rédigé par Claude Allègre, ancien directeur de l’Institut de physique du Globe, et son collègue et ami René Dars. 075102 • 304 pages • 35 euros

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livres.indd 1 09/08/10 12:44 pls_395_p000000_fractales.xp_mm_03_08 5/08/10 17:18 Page 22 Discipline (sous-thème)

Mathématiques

Christoph Pöppe

1. UNE PARTIE DU dans la brume et avec quelques sources lumineuses, visualisée par Daniel White. Le Mandelbulb, ou «bulbe de Mandelbrot», est une structure spatiale obtenue récemment en essayant de généraliser la procédure de calcul qui permet de construire l’ensemble de Mandelbrot, une fractale bidimensionnelle. À cette image intitulée The Eternal Dream (le Rêve éternel), D. White associe un récit où une âme esseulée est exilée sur un astéroïde en forme de Mandelbulb

Daniel White (www.skytopia.com) (voir http://bit.ly/pls-mandelbulb). pls_395_p000000_fractales.xp_mm_03_08 5/08/10 17:18 Page 23

La figure fractale la plus célèbre et l’une des plus riches, l’«ensemble de Mandelbrot», est bidimensionnelle. En existe-t-il un équivalent tridimensionnel? Des structures étonnantes, récemment créées par ordinateur, s’en rapprochent. pls_395_p000000_fractales.xp_mm_03_08 5/08/10 17:18 Page 24

a figure qualifiée d’« ensemble de ment se sont heurtés à des difficultés tech- Mandelbrot» (voir les illustrations ci- niques, du moins à l’époque. L dessous) est probablement l’image la La réalisation d’une image de l’en- plus connue de la géométrie fractale. C’est semble de Mandelbrot nécessite l’utilisa- en 1978 que le mathématicien français d’ori- tion d’un réseau rectangulaire de, mettons, gine polonaise Benoît Mandelbrot a mis 1400 ϫ 1000 points, ou pixels. Pour cha- en lumière l’ensemble qui porte aujourd’hui cun de ces 1,4 million de points, on véri- son nom. Depuis, tant des amateurs que des fie à l’aide d’un calcul sur ordinateur s’il L’ESSENTIEL professionnels ont investi des millions appartient à l’ensemble de Mandelbrot. Si ✔ d’heures de calcul pour produire des images c’est le cas, on colore le pixel correspon- L’ensemble de plus en plus belles, sur écran ou sur dant en noir (par exemple) sur l’écran; si de Mandelbrot est papier, de cet ensemble hérissé d’innom- le point n’appartient pas à l’ensemble de une remarquable fractale brables excroissances, ramifiées à l’infini. Mandelbrot, on le colore en blanc, ou dans plane construite par Et pourtant, d’après des définitions une couleur qui donne une information itération de la fonction plus rigoureuses, cette figure n’est pas une plus précise sur les propriétés de ce point 2 f(z)=z + c, où z et c fractale. Il lui manque en effet une pro- (son comportement durant le calcul). représentent des nombres priété essentielle, l’autosimilarité. Si l’on Peut-on transposer ce principe en complexes, assimilés observe une région de la frontière de dimension trois ? Au lieu d’un rectangle, à des points du plan. l’ensemble de Mandelbrot par agrandis- il faudrait utiliser un pavé de, mettons, ϫ ϫ ✔ Pour trouver sements successifs, on ne découvre pas 1 400 1 000 1 000 pixels. Il faudrait un équivalent en trois tout à fait les mêmes structures – ce serait alors noircir chacun des points qui appar- dimensions de l’ensemble l’autosimilarité –, mais quelque chose de tiennent à l’ensemble de Mandelbrot tri- de Mandelbrot, on peut bien mieux : toujours et encore de nou- dimensionnel, les autres restant de chercher à définir velles structures. préférence transparents. une multiplication L’euphorie autour de l’ensemble de appropriée entre deux Mandelbrot s’est un peu essoufflée au fil Passer en 3D, un défi points de l’espace. des ans, mais un zoom sur cette figure fascine toujours. De plus, cette partie par- Ainsi, le programme de calcul devra ✔ Une fascinante ticulière du plan suscite encore l’attention répondre à la même question non plus structure spatiale, des spécialistes. Existe-t-il un équivalent 1,4 million de fois, mais 1,4 milliard de nommée Mandelbulb, de l’ensemble de Mandelbrot dans un fois. Pour réaliser l’image d’un ensemble a ainsi été découverte. espace à trois dimensions ou plus? D’ha- de Mandelbrot tridimensionnel, il faudrait Par une voie différente, bitude, les mathématiciens s’empressent alors non pas quelques minutes de calcul une autre structure de généraliser tout résultat obtenu en par ordinateur, mais un temps environ intéressante a été trouvée: dimension deux aux dimensions trois, 1 000 fois plus long – trop long pour les le Mandelbox. quatre, etc., voire en dimension infinie. Mais amateurs dont la priorité est de voir de dans le cas de l’ensemble de Mandelbrot, belles images. le succès n’était pas au rendez-vous. Les ordinateurs étant aujourd’hui Cela ne tient pas au fait que les frac- 1 000 fois plus rapides, le problème du tales en général seraient limitées à deux temps de calcul est résolu. Il reste pour- dimensions. Au contraire, B. Mandelbrot tant un obstacle de fond. L’existence même lui-même s’est rendu célèbre en faisant de l’ensemble de Mandelbrot repose sur remarquer l’existence de fractales tridi- la structure algébrique – les nombres com- mensionnelles partout dans la nature, qu’il plexes – que l’on peut associer au plan. La s’agisse du chou romanesco ou des côtes difficulté est de trouver une structure algé- de la Bretagne. C’est plutôt que les ama- brique analogue dans l’espace. C’est ce teurs de belles images créées numérique- que nous allons détailler.

Jean-François Colonna www.lactamme.polytechnique.fr

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Expliquons d’abord en quoi consiste nue en itérant la fonction f ne tend pas l’ensemble de Mandelbrot dans un plan. vers l’infini. En d’autres termes, c fait par- Chaque point du plan peut être identifié tie de l’ensemble de Mandelbrot si la suite à un nombre complexe, c’est-à-dire un 0, c, c2 + c, (c2 + c)2 + c, [(c2 + c)2 + c]2 + c,... nombre de la forme x + iy, où x et y sont ne tend pas vers l’infini. des nombres réels et i un «nombre ima- Qu’est-ce que la fonction f(z)=z2 + c ginaire» vérifiant i2 = –1 (les nombres réels a de particulier? A priori, pas grand-chose. x et y sont les coordonnées cartésiennes Pour étudier un nouveau phénomène, du point correspondant). Les nombres les mathématiciens choisissent volontiers complexes peuvent s’additionner, se sous- l’objet le plus simple pour lequel il se traire, se multiplier et se diviser, tout produit. Or les fonctions les plus simples comme on le fait avec les nombres (réels) sont les fonctions linéaires, de la forme ordinaires; de même, les suites de nombres f(z)=az + b. Mais les ensembles de Man-

complexes et leurs limites se comportent delbrot qu’elles engendrent ne sont pas Dominic Rochon (www.3dfractals.com) comme à l’habitude. intéressants. En effet, lorsque le paramètre a 2. LE TÉTRABROT DE DOMINIC ROCHON rap- se situe à l’extérieur du cercle de rayon 1 pelle un cristal de bismuth avec ses étranges Itérer une fonction dans le plan complexe, ou si a = 1, la structures angulaires et rectangulaires. En suite obtenue par itération de f sur la valeur effectuant une coupe oblique dans le Tétrabrot, on retrouve les structures habituelles de l’en- simple z = 0 tend vers l’infini (pour b non nul); semble de Mandelbrot. L’image montre deux La loi de construction de l’ensemble de et dans tous les autres cas on obtient une parties ombrées externes, d’aspect plus lisse; Mandelbrot est simple. Elle repose sur la suite bornée. elles correspondent à des approximations du fonction f(z)=z2 + c, où c est un nombre Afin qu’une certaine forme de com- Tétrabrotqui ne prennent en compte qu’un petit complexe servant a priori de paramètre. Il plexité ou de chaos émerge et que l’en- nombre d’itérations. s’agit d’appliquer la fonction complexe f semble de Mandelbrot soit intéressant, il plusieurs fois successivement, en principe faut que la fonction à itérer soit non linéaire. une infinité de fois, sur la valeur z =0 de Les fonctions non linéaires les plus simples la variable. Par définition, un point c sont les fonctions quadratiques (de la forme appartient à l’ensemble de Mandelbrot az2 + bz + c), dont les fonctions f(z)=z2 + c si la suite 0, f(0), f(f(0)), f(f(f(0))),... obte- sont déjà bien représentatives.

ITÉRATIONS ET COULEURS ’ensemble de Mandelbrot est l’en- du disque D. Cela se produit très tôt dissements successifs de la frontière exactes pour en faire partie. La suite L semble des points cdu plan com- si le point c est loin de l’ensemble de l’ensemble de Mandelbrot. qui correspond à un point proche plexe pour lesquels la suite 0, f(0), de Mandelbrot, et de plus en plus Réciproquement, le nombre d’une telle ramification va s’échap- f(f(0)), f(f(f(0))),..., construite en ité- tard si le point c s’approche de cet d’itérations nécessaires pour per du disque D, mais tellement tard rant la fonction f(z)=z2 + c, est ensemble. s’échapper du disque D peut être que c’est sa coloration qui indique bornée. Si l’on voulait vérifier cette En pratique, on se fixe un nombre utilisé comme une mesure de la dis- l’existence de la ramification. condition par le calcul, on devrait maximal d’itérations et l’on déclare tance entre le point correspondant En théorie, cette méthode de re- en théorie calculer un nombre infini qu’un point cfait partie de l’ensemble et la frontière de l’ensemble de Man- présentation de l’ensemble de Man- de termes de la suite, et cela pour de Mandelbrot si, au bout de ce delbrot. Cette méthode de colora- delbrot devrait produire un ensemble chaque point c. Mais on démontre nombre maximal d’itérations, la suite tion fait ressortir visuellement le trop grand, car se rajoutent des points que si un seul élément de la suite se correspondante n’est pas sortie du bord de l’ensemble de Mandel- dont la suite correspondante sort retrouve hors du disque D de centre O disque D. On colore les autres points brot. C’est de cette façon que l’on trop tardivement du disque D. En pra- et de rayon 2, alors la suite tend en fonction de la vitesse à laquelle détecte certaines ramifications de tique, on a l’effet opposé: les rami- vers l’infini (en module). Il suffit donc la suite s’échappe vers l’infini. C’est l’ensemble de Mandelbrot, car elles fications infiniment fines ne sont pas de faire les calculs jusqu’à ce que l’on ainsi qu’ont été construites les images sont tellement fines que presque détectées, l’ensemble paraît plus lisse trouve un élément de la suite qui sort ci-dessous; elles montrent des agran- aucun pixel n’a les coordonnées qu’il ne l’est en réalité.

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D’autres fonctions non linéaires don- nent de nouveaux ensembles de Mandel- 3. LE MANDELBULB a brot intéressants. Au lieu d’élever z au dans une représentation obtenue par Daniel White. Vu du dessus (a), carré, on peut l’élever au cube, à la puis- il présente une symétrie rotationnelle sance quatre, etc., utiliser la fonction expo- d’ordre 7 (symétrie par rapport nentielle ou d’autres. On construit ainsi à une rotation d’un septième de tour). des fonctions qui, en les itérant, fournis- Cela n’est pas étonnant: on sait sent des images étranges. Mais on constate que l’ensemble de Mandelbrot qu’en agrandissant une zone de l’image classique fabriqué à partir k ainsi obtenue, on retrouve l’ensemble de de la fonction f(z)=z + c admet une symétrie de rotation Mandelbrot classique. Il semble que tout d’ordre k – 1. En revanche, type de non-linéarité, si on l’itère suffi- on trouve approximativement samment et si on la regarde avec un gros- une symétrie rotationnelle d’ordre 8 sissement suffisant, soit essentiellement dans les « fleurs » qui poussent quadratique ; inversement, cela signifie partout sur l’ensemble (a, b). Comme que la fonction classique f(z)=z2 + c incarne pour son modèle classique, à elle seule l’essentiel de la non-linéarité. chaque agrandissement d’une partie de la frontière fait apparaître Les mathématiciens ont ainsi une rai- de nouveaux détails (c). son de s’attacher aux fonctions quadra- tiques. Or elles résistent à une générali- sation en dimension supérieure à deux, la dimension du plan. Comment associer des La multiplication devient possible si Il n’est pourtant pas facile de définir nombres aux points de l’espace tridi- l’on s’autorise quatre dimensions au lieu de une multiplication sur ces couples de mensionnel de façon à ce que deux points trois. On est passé de la dimension un à la nombres complexes, et le résultat n’est pas puissent se multiplier et donner pour dimension deux, c’est-à-dire des nombres tout à fait celui attendu. Historiquement, résultat un autre point? On pourrait asso- réels aux nombres complexes, en prenant la première tentative correspond aux «qua- cier à chaque point P le triplet (x, y, z) de comme nouveaux nombres les couples de ternions » du mathématicien irlandais ses coordonnées cartésiennes, qui repré- nombres réels et en définissant comment se William Rowan Hamilton (1805-1865), des sente aussi le vecteur OP allant de l’ori- multiplient deux de ces couples. entités à quatre composantes. La multi- gine O à P, et définir la multiplication de plication des quaternions n’est pas com- deux points P et P’ comme étant le « pro- mutative, c’est-à-dire que ab et ba sont en duit vectoriel » des vecteurs OP et OP’ Quelle multiplication? général différents, mais cette non-com- (le résultat est un vecteur perpendiculaire On peut essayer de répéter ce processus mutativité n’est pas gênante pour définir au plan POP’, de longueur proportion- à un niveau supérieur, en considérant le carré a2 d’un quaternion a. nelle au sinus de l’angle entre OP et OP’) ; des couples de nombres complexes. Quelle est la forme d’un ensemble de mais cela ne donne rien, car le produit Chaque couple de ce type a donc quatre Mandelbrot dans l’espace des quater- vectoriel d’un vecteur avec lui-même est composantes réelles et correspond ainsi nions? On ne peut pas la représenter entiè- toujours nul. à un point de l’espace à quatre dimensions. rement, puisque la visualisation directe

La multiplication de deux nombres complexes

n nombre complexe z = x + iy correspond, z1 z2 = –1/4 + (9/8)i Le carré d’un nombre complexe s’obtient en i z i U dans le plan, au point de coordonnées 2 = 1/4 + doublant son argument et en élevant au carré cartésiennes (x, y). Au lieu des coordonnées car- son module. Si l’on prend un nombre z de mo- é 0 it tésiennes, on peut utiliser les coordonnées n dule 1 et que l’on répète l’opération consistant à u z = 1 + i/2 le 1 c polaires. On décrit alors le point z par sa distance r φ φ prendre son carré, on obtient une suite qui saute e 1 + 2 à l’origine (le «module» de z) et par l’angle ␾, C φ d’un point du cercle unité à un autre. Pour un 2 mesuré dans le sens antihoraire, qu’il forme avec φ nombre z0 hors du cercle unité, la suite tend vers 1 l’axe des réels positifs (l’«argument» de z). –1 1 l’infini en suivant une spirale; pour un nombre z0 Des calculs élémentaires montrent que la intérieur au cercle unité, la suite tend vers zéro, multiplication de deux nombres complexes re- aussi selon une spirale. Et si l’on additionne la vient à multiplier leurs modules et à addition- constante c à z 2, le résultat peut sortir du cercle ner leurs arguments (on peut généraliser cette unité, ce qui peut changer radicalement la natu- opération géométrique et ainsi définir une i re de l’itération. Ce passage de l’intérieur vers l’ex- – Christoph Pöppe multiplication entre deux points de l’espace tri- même de leur produit: le résultat est aussi hors térieur, ou inversement, peut en principe se pro- dimensionnel). Si, comme sur le schéma, les deux du cercle unité. De même, le produit de deux duire à chaque étape de l’itération; c’est pourquoi nombres sont situés hors du cercle unité, leurs nombres situés à l’intérieur du cercle unité se re- la suite obtenue peut se comporter de façon modules sont supérieurs à 1 et il en va de trouve aussi à l’intérieur. complexe et intéressante.

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b c

Daniel White (www.skytopia.com)

de l’espace de dimension quatre ne nous est pas accessible. On peut en revanche visualiser une tranche tridimensionnelle de l’espace de dimension quatre. Le résul- tat est plutôt décevant. D’un corps central partent des « branches » qui ont pour coupes transversales des ensembles de Mandelbrot. On obtient de jolies images, mais la diversité des structures ne se montre que transversalement à la branche et non dans la direction longitudinale. Dans l’espace des quaternions, la forme d’un ensemble de Mandelbrot est donc essen- tiellement encore bidimensionnelle. Une voie géométrique Dans un contexte initialement différent de celui des fractales, Dominic Rochon, de Jérémie Brunet (www.fractalforums.com/mandelbulb-renderings/sliced-mandelbulb/) l’Université du Québec à Trois-Rivières, ce plan un point privilégié, l’origine O, et 4. SI ON RÉALISE une coupe à travers le Man- a trouvé une autre façon de définir une partant de celui-là un axe privilégié, l’axe delbulb, on retrouve les configurations clas- multiplication pour les couples de nombres des nombres réels positifs. On constate siques que contient l’ensemble de Mandelbrot. complexes. Cette multiplication est même trois choses: l’argument de z2 (l’angle entre commutative. Cependant, dans l’espace Oz2 et l’axe des réels positifs) est le double quadridimensionnel des «nombres bicom- de l’argument de z; le module de z2 est le plexes » muni de cette multiplication, il carré de celui de z; et le point z2 + c est le existe beaucoup de nombres par lesquels translaté de z2 par c. on ne peut pas diviser, en plus du zéro, On peut généraliser ces relations en L’AUTEUR ce qui réduit la liberté de manœuvre. En dimension trois. Prenons comme origine O dépit de ces restrictions, la démarche de du système de coordonnées le centre de la D. Rochon permet d’obtenir des structures Terre et choisissons deux axes privilé- fractales surprenantes, telles le Tétrabrot giés. L’un part de O et passe par le pôle (voir la figure 2). Nord, l’autre passe par le point d’inter- L’adoption d’un point de vue géo- section de l’équateur avec le méridien métrique plutôt qu’algébrique s’est révé- « zéro ». On peut alors décrire chaque lée plus fructueuse. Que fait l’application point P de l’espace de dimension trois par f(z)=z2 + c avec un point z du plan com- son altitude (la distance au centre), sa lon- Christoph PÖPPE est rédacteur plexe (voir l’encadré ci-contre) ? Il existe dans gitude et sa latitude géographiques. Les à Spektrum der Wissenschaft.

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deux dernières coordonnées ne sont rien en 1988. Mais il n’avait pas réussi à en d’autre que les angles de OP avec les deux extraire des images, probablement en par- axes. Contrairement à la convention géo- tie parce que la puissance de calcul n’était LE MANDELBOX graphique, la latitude zéro indique ici le pas suffisante à l’époque. pôle Nord et non l’équateur ; l’équateur À l’automne 2009, les choses ont com- l y a quelques mois, le Britannique Tom Lowe correspond à une latitude de 90 degrés et mencé à bouger. Un groupe informel de I a créé une nouvelle famille de fractales tri- le pôle Sud à une latitude de 180 degrés. programmeurs du monde entier, qui com- dimensionnelles, nommée Mandelbox parce Comment alors élever au carré un point muniquent via un forum de discussion sur que ces structures sont incluses dans un volume de l’espace tridimensionnel? Par analogie Internet, a exploité cette idée et, en l’es- cubique. Comme pour l’ensemble de Mandel- avec le plan complexe, une façon est de pace de quelques semaines, a produit brot classique, un Mandelbox est obtenu par prendre le carré de l’altitude (la distance des images époustouflantes. au centre) et de doubler les angles Le programmeur britannique Daniel que sont la latitude et la longi- White avait trouvé indépendamment de tude. En choisissant comme unité R. Rucker la version « géographique » de le rayon de la Terre, un point situé la multiplication ; mais ses calculs sur sous la surface terrestre va s’en- ordinateur avaient abouti à des images foncer davantage et un point au- peu frappantes. Est ensuite venu le dessus va s’élever plus. Un point mathématicien américain Paul Nylander se trouvant à la surface de la Terre qui, pour s’amuser, a augmenté la puis- va rester sur celle-ci en se dépla- sance de z dans la fonction utilisée. For- çant au gré des changements de mer z3 signifie tripler les angles (argu- latitude et de longitude. ments) et élever le module de z à la puis- Si, après avoir calculé par sance trois. L’ensemble de Mandelbrot cette procédure le carré d’un correspondant a déjà meilleure allure. point de l’espace, on additionne P. Nylander a poursuivi avec des puis- la constante c, un point souter- sances supérieures pour découvrir fina- rain peut se transformer en un lement, avec la puissance z8, un joyau point aérien, et vice versa. Inter- (voir les figures 1 et 3) : le « bulbe de Man- Jos Leys (www.josleys.com) prétée ainsi, la fonction f(z)=z2 +c, delbrot » ou Mandelbulb. itération de certaines transformations géomé- où z et c sont des points de l’espace, est sus- En agrandissant des parties de la fron- triques, les points retenus étant ceux qui ne ceptible d’engendrer de la complexité et tière de cet ensemble, on découvre des s’échappent pas à l’infini. Les transformations du chaos, tout comme la fonction origi- détails de plus en plus fins, comme il se utilisées par T. Lowe comportent des pliages nale, définie sur les nombres complexes. doit pour un vrai ensemble de Mandel- et des inversions, et sont très différentes des On a nommé « nombres triplexes » les brot. En coupant le Mandelbulb le long d’un transformations utilisées pour le Mandelbulb. points de l’espace muni de cette éléva- plan, on y découvre encore les structures tion au carré inspirée par la géométrie habituelles de l’ensemble de Mandelbrot des nombres complexes. bidimensionnel (voir la figure 4). L’Américain Rudy Rucker, un auteur de science-fiction, en avait déjà eu l’idée Une surface trop lisse? Il est toutefois frappant de constater que 5. PAUL NYLANDER le Mandelbulb est bien moins épineux a calculé cet ensemble que sa version bidimensionnelle. On de Julia, qui correspond à trouve même des bandes lisses qui ne l’itération de la fonction cachent apparemment pas d’autres détails f(z) = z2 + c plus fins, comme si l’on avait d’abord fabri- avec le paramètre c = (–0,2 ; 0,8 ; 0 ; 0) qué un nuage de crème fouettée à l’aide dans l’espace de nombreuses mini-explosions, puis lissé de dimension quatre avec une cuillère çà et là. constitué par les couples Il est également possible que la surface de nombres complexes ne soit pas correctement représentée, son de Dominic Rochon. Trois calcul étant délicat. En effet, il n’est pas des quatre coordonnées de chaque point du tout aisé d’obtenir une telle image tri- de l’ensemble de Julia dimensionnelle, et cela pour deux raisons. sont figurées; Tout d’abord, les programmeurs font rare- la quatrième coordonnée ment l’effort de réaliser le calcul pour est représentée tous les 1,4 milliard de pixels du parallé- par la couleur. lépipède mentionné précédemment. Paul Nylander (www.bugman123.com) Ensuite, il ne faut pas colorer les pixels à

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l’extérieur de l’ensemble, car ce dernier serait alors caché à l’observateur. On emploie plutôt les mêmes procé- dés que ceux mis en œuvre pour les scènes de jeux d’ordinateur: de l’œil de l’obser- vateur, supposé être en un point fixe de l’espace, on envoie en sens contraire de la trajectoire lumineuse des « rayons visuels». Lorsqu’un rayon visuel atteint la surface de l’objet, le point de l’écran cor- respondant sera coloré de la même façon qu’apparaîtra le point de la surface. Ce point est illuminé par une source externe, et la proportion de lumière qu’il renvoie en direction de l’œil dépend de l’angle d’incidence et de réflexion par rapport à la perpendiculaire à la surface (le « vec- teur normal ») en ce point. Mais comme la surface est fractale, elle n’a pas en géné- ral de plan tangent, et encore moins de

vecteur normal au plan tangent. Le pro- Tom Beddard (www.subblue.com) grammeur doit donc trouver un substi- tut au vecteur normal, ce qui tend à rendre Les amateurs de fractales se souvien- 6. LE MATHÉMATICIEN ÉCOSSAIS Tom Beddard la surface plus lisse qu’elle ne l’est. nent qu’à l’ensemble classique de Man- a calculé cet ensemble de Julia qui s’obtient en –13/2 delbrot, défini par les points c tels que itérant la fonction f(z)=z + (1, 0, 0) dans l’itération de la fonction f(z)=z2 + c sur le l’espace des triplets de nombres (ou points de Des calculs lourds l’espace tridimensionnel). point initial z = 0 donne un résultat borné, et délicats est liée une collection de fractales, les Pour trouver le premier point de ren- «ensembles de Julia». Ces ensembles sont ✔ SUR LE WEB contre du rayon visuel avec la surface de aussi constitués, par définition, de points l’objet, on doit se déplacer pas à pas le pour lesquels la fonction à itérer ne tend Forum de discussion des amateurs de fractales: long du rayon visuel et vérifier à chaque pas vers l’infini. Mais ici le nombre c est http://www.fractalforums.com/ fois si l’on se trouve ou non dans l’objet. Il fixé, et les points de l’ensemble de Julia index.php faut que les pas soient suffisamment petits correspondent aux points initiaux z0 tels pour que rien d’essentiel n’échappe au pro- que la suite z , f(z ), f(f(z )),... reste bor- J. Leys, Mandelbulb, 0 0 0 Images des mathématiques, CNRS, gramme. Des techniques de l’analyse per- née. En d’autres termes, à chaque point c 16 janvier 2010 : mettent d’estimer la distance qui nous du plan complexe correspond un ensemble http://images.math.cnrs.fr/ sépare encore de l’ensemble et ainsi d’af- de Julia défini par f. Ainsi, dès que l’on a Mandelbulb.html finer l’amplitude du pas. On obtient aussi une fonction f à itérer, on peut construire J. Leys, Mandelbox, le pseudovecteur normal cité plus haut. une multitude d’ensembles de Julia, au Images des mathématiques, CNRS, Cependant, certaines structures très fines lieu d’un unique ensemble de Mandelbrot. 27 mai 2010 : http://images.math.cnrs.fr/ sur la surface peuvent échapper à l’algo- Les résultats sont surprenants (voir les Mandelbox.html rithme. Et pour vérifier si un point se trouve figures 5 et 6). dans l’ombre, il faut en plus examiner si D. White, P. Nylander et leurs nom- Sites de Daniel White une partie de l’objet se trouve entre la source breux comparses ont-ils découvert l’équi- et Krzystof Marczak : http://www.skytopia.com/ de lumière et ce point de la surface. valent tridimensionnel de l’ensemble de http://krzysztofmarczak. Après l’obtention des premières images Mandelbrot ? Ils n’y croient pas eux- deviantart.com/gallery/ du Mandelbulb, l’instinct du jeu a naturel- mêmes: on ne voit pas bien pourquoi, dans lement pris le dessus. Afin de multiplier la fonction à itérer, la définition adoptée correctement les angles, il est nécessaire de pour la multiplication et le choix de la puis- ✔ BIBLIOGRAPHIE convertir les coordonnées classiques (car- sance 8 présenteraient cette universalité J. Dubois et J. Chalin, Le monde tésiennes) d’un point en coordonnées que l’on trouve et apprécie dans la fonc- des fractales, Ellipses, 2006. polaires. En modifiant un peu les formules tion classique f(z)=z2 + c utilisée dans le correspondantes, il n’est vraiment plus pos- plan. Mais ces férus de fractales ont ouvert H.-O. Peitgen et al., Chaos sible de prétendre que la fonction à itérer la porte d’un nouveau domaine où sans and : New Frontiers of Science, Springer-Verlag, 1992. soit une généralisation du modèle clas- doute de nombreux trésors attendent d’être sique, défini sur le plan par la fonction découverts, et peut-être parmi eux le «véri- B. Mandelbrot, Les objets fractals - f(z)=z2 + c ; mais on obtient des images table» ensemble tridimensionnel de Man- Forme, hasard et dimension, Flammarion (2e éd.), 1984. intéressantes. delbrot – si tant est qu’il existe. ■

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Cosmologie L’UNIVERS

L’énergie totale d’un système isolé, tel l’Univers, devrait être conservée. Or la lumière issue des galaxies lointaines semble perdre de l’énergie en raison de l’expansion de l’Univers. Y a-t-il un paradoxe ?

Tamara Davis ’énergie ne peut être ni créée ni nement est que, à mesure qu’il parcourt détruite: elle passe d’une forme à la distance qui nous sépare des sources L l’autre – chaleur, énergie cinétique, lointaines à travers l’Univers en expansion, énergie potentielle, etc. –, au fil des trans- il est décalé vers le rouge (sa longueur formations d’un système physique, mais d’onde est étirée). Mais plus la longueur l’énergie totale d’un système isolé ne varie d’onde est grande, plus l’énergie est basse. pas au cours du temps. Aussi une question vient-elle immédiate- Ce principe dit de conservation de ment à l’esprit: quand la lumière subit le L’ESSENTIEL l’énergie (ou premier principe de la ther- décalage vers le rouge lié à l’expansion  À mesure que l’Univers modynamique) est l’une des lois phy- de l’Univers, où va son énergie? Est-elle se dilate et que les galaxies siques les plus fondamentales. Il inter- perdue, violant de ce fait le principe de lointaines s’éloignent, vient dans tous les domaines de notre conservation de l’énergie? leur lumière subit vie quotidienne : échanges de chaleur, La physique moderne a montré que un décalage vers le rouge. réactions chimiques, mouvements, chocs, quand nous nous éloignons de l’expérience métabolisme… Nous ne pouvons pas quotidienne pour explorer les situations  L’énergie des photons vivre sans manger, l’eau ne bout pas extrêmes du temps et de l’espace, beau- étant proportionnelle sans être chauffée, les voitures ne rou- coup « d’évidences » partent en fumée. à leur longueur d’onde, lent pas sans carburant, et les machines Nous savons depuis les travaux d’Einstein la lumière, et donc l’Univers, à mouvement perpétuel ne sont qu’un que les notions de distance, de durée et de semble perdre de l’énergie, mirage. Aussi, lorsqu’une expérience simultanéité sont relatives et dépendent en contradiction avec semble violer ce principe de conservation, du mouvement des observateurs. Main- le principe de conservation nous avons toutes les raisons d’être scep- tenant, nous soupçonnons aussi que l’ap- de l’énergie. tiques. La conservation de l’énergie est parente continuité du temps et de l’espace  l’un des principes les plus solidement pourrait être illusoire: à très petite échelle, Une interprétation ancrés de la science. le temps et l’espace pourraient être dis- correcte montre toutefois Mais sortons un instant de la sphère crets. Qu’y a-t-il donc en physique qui soit que la conservation terrestre pour considérer l’Univers dans véritablement inébranlable? L’histoire des de l’énergie n’a pas lieu son ensemble. Presque toute l’information sciences est jonchée de débris de théories de s’appliquer à l’Univers dont nous disposons sur le cosmos nous qui se sont révélées fausses et ont été aban- dans son ensemble. parvient sous forme de lumière. L’une des données. Le principe de conservation de principales caractéristiques de ce rayon- l’énergie est-il à revoir?

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perd-il de l’énergie

Non. À l’échelle des interactions des photons avec d’autres particules, l’éner- gie est toujours conservée, même si le flux de? lumière dans son ensemble subit un décalage vers le rouge en traversant l’es- pace en expansion. De même, pour les phénomènes astrophysiques qui se pro- duisent au sein des galaxies, les violations du principe de conservation de l’énergie sont impossibles, et ce principe repose sur de solides fondements. Mais à l’échelle cosmologique, l’énergie et sa conservation deviennent un concept subtil, et c’est là que les choses deviennent intéressantes. Mais avant d’examiner ce point, précisons d’abord ce qui se cache derrière la conser- vation de l’énergie. Symétries et lois de conservation Non seulement ce principe a été validé empiriquement à de multiples reprises, mais il existe également de bons arguments théoriques en sa faveur. Il y a près d’un siècle, la mathématicienne allemande

Mark Hooper Emmy Noether lui a donné des fondements robustes en découvrant que les lois de conservation reposent sur des symétries. On se représente habituellement une symétrie comme une image dans un miroir

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POURQUOI L’ÉNERGIE SEMBLE S’ÉPUISER eux qui soutiennent que l’Univers perd de l’énergie s’appuient pour C l’essentiel sur le décalage de la lumière vers le rouge. L’Univers paraît être en expansion, comme si l’espace lui-même se dilatait. En consé- quence, les ondes électromagnétiques sont elles-mêmes étirées, de sorte que la lumière visible est décalée vers la partie rouge du spectre. Plus la longueur d’onde des photons augmente, plus leur énergie diminue, si bien que chaque photon devient moins énergétique à mesure qu’il s’approche de nous. Mais l’Univers dans son ensemble perd-il de l’énergie? L’énergie totale du rayonnement ne peut pas être calculée, mais Les photons «rougissent» on peut en principe calculer l’énergie contenue à l’intérieur d’un vo- lume imaginaire qui se dilate en même temps que l’Univers (à droite, une telle région est représentée en deux dimensions). Les photons peuvent traverser la frontière de cette région pour entrer ou sortir, mais la densité ho- mogène de l’espace à grande échelle implique que ce flux s’équilibre et que le nombre de photons dans le volume considéré reste constant. Chacun de ces photons perdant de l’énergie à mesure que l’espace se dilate, la quanti- té totale d’énergie de rayonnement du volume imaginaire – et donc de Volume dilaté l’Univers entier – devrait diminuer.

LES ONDES ÉLECTROMAGNÉTIQUES SONT ÉTIRÉES Photon ET PERDENT DE L’ÉNERGIE... Expansion

Volume initial

... TANDIS QUE LE NOMBRE DE PHOTONS DANS UN VOLUME DONNÉ RESTE CONSTANT : DE L’ÉNERGIE SEMBLE DISPARAÎTRE L’espace se dilate L’espace L’énergie décroît L’énergie

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ou un objet que l’on tourne. Un carré a droit, le moment et la direction d’obser- une symétrie, car il suffit de le faire tour- vation, mais les lois sous-jacentes qui décri- ner d’un quart de tour pour retrouver une vent comment cet environnement se «com- L’AUTEUR configuration identique. La plus symé- porte » sont indépendantes du lieu, de trique des figures planes est le cercle : on l’orientation et du temps. Comme celle du peut le faire tourner autour de son centre cercle, ces trois symétries sont continues. de n’importe quel angle ou lui appli- Ce que Noether a découvert, c’est qu’à quer une réflexion autour de n’importe chaque fois que la nature présente une quel axe passant par son centre, il reste symétrie continue, une loi de conserva- identique à lui-même. Il s’agit là de symé- tion l’accompagne, et réciproquement. En tries « continues ». particulier, la symétrie par translation Les lois physiques peuvent aussi être dans l’espace implique que la quantité de symétriques. L’écoulement du temps ne mouvement est conservée ; la symétrie Tamara DAVIS est chercheuse modifie pas les lois de la physique clas- par rotation garantit la conservation du à l’Université du Queensland sique. Si vous répétez une même expé- moment cinétique ; et la symétrie par à Brisbane, en Australie, rience à des instants différents, le résul- translation dans le temps équivaut à la et professeur associé à l’Université de Copenhague. tat sera toujours le même. Il s’agit de la conservation de l’énergie. Elle a reçu le prix du jeune symétrie par translation dans le temps. Ainsi, l’hypothèse de la conservation chercheur de la Société Les lois physiques ne changent pas non de l’énergie est aussi solide – mais pas astronomique d’Australie ainsi que le prix L’Oréal-UNESCO plus selon le lieu où vous vous trouvez; plus – que celle selon laquelle les lois de pour les femmes et la science c’est la symétrie par translation dans la physique sont les mêmes au moment pour l’Australie. l’espace. Enfin, elles sont identiques quelle présent, dans le passé ou dans le futur. Si que soit la direction dans laquelle vous cette symétrie par translation temporelle regardez (symétrie par rotation). Bien sûr, était prise en défaut, la conservation de l’environnement peut changer selon l’en- l’énergie serait remise en cause. Comme

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nous allons le voir, c’est de ce côté-là que Le décalage vers le rouge cosmolo- gnent les uns des autres à mesure qu’il la conservation de l’énergie pourrait faillir gique est cependant considéré comme un gonfle. On dit qu’il est comobile. Mais dans le contexte cosmologique. peu différent de l’effet Doppler. Le déca- un objet peut également avoir un mou- Le meilleur moyen de tester si le pré- lage Doppler a pour origine les mou- vement propre, sous l’influence d’effets sent et le passé sont régis par les mêmes vements relatifs. Dans ce cas, les photons locaux, telles l’attraction gravitationnelle lois, et donc de voir si l’énergie est conser- apparaissent différents pour l’émetteur d’une galaxie proche ou la poussée d’une vée, est d’observer l’Univers au moyen d’un et pour le récepteur et perdent ou gagnent fusée. Ce mouvement propre peut être télescope. En effet, la vitesse de la lumière de l’énergie, mais l’énergie globale du vu comme une déviation au mouvement étant finie, plus on regarde loin, plus on système comprenant l’émetteur, l’obser- global de l’expansion. voit des événements anciens. Nos téles- vateur et les photons est conservée. En Les galaxies ont toujours au moins un copes sont aujourd’hui assez puissants pour revanche, selon la théorie de la relativité petit mouvement propre. Mais pour les observer l’époque de la formation des générale, le décalage vers le rouge cos- galaxies lointaines, qui s’éloignent plus premières galaxies, et au-delà, la première mologique résulte du fait que l’espace vite que les galaxies proches, la vitesse lumière émise dans l’Univers. La lumière dans lequel la lumière se propage est propre est petite comparée à leur fuite appa- de ces sources a voyagé pendant des mil- lui-même en expansion. rente (ou récession). À très grande échelle, liards d’années sans obstacle avant de nous Ce décalage vers le rouge cosmologique la distribution des galaxies est uniforme, parvenir. Elle est notre clef pour jauger la se produit même en l’absence de mouve- si bien que les effets locaux sont négli- conservation de l’énergie. ments relatifs. Imaginons une galaxie geables et les galaxies sont essentiellement lointaine dont la vitesse propre est iden- comobiles. Elles peuvent être considérées Suivre ou ne pas tique à celle de la Voie lactée. Sa lumière comme les points sur notre ballon, ou, en nous parviendra néanmoins décalée vers d’autres termes, comme des jalons posés suivre le mouvement le rouge, car cette galaxie est emportée sur la trame de l’espace qui se distend. Dans les années 1920, l’astronome amé- par le mouvement d’expansion générale. Un référentiel comobile tel que celui ricain Edwin Hubble a découvert que la Ce décalage vers le rouge est habituelle- défini par les galaxies à très grande échelle lumière de la plupart des galaxies est déca- ment attribué à l’étirement de l’espace à est très pratique: par exemple, cela donne lée vers le rouge. En comparant les raies travers lequel la lumière se propage. une convention universelle pour le temps, d’absorption ou d’émission correspon- de sorte que tous les habitants des galaxies dant à différents éléments dans le spectre La matière perd-elle comobiles seraient d’accord sur le temps lumineux des galaxies distantes avec les écoulé depuis le Big Bang (puisque l’ex- spectres lumineux de ces mêmes éléments aussi de l’énergie ? pansion est homogène). sur Terre, il a remarqué que les longueurs Ainsi, les photons qui se propagent dans Si un voyageur intergalactique se dé- d’onde de la lumière des galaxies sont un univers en expansion voient leur lon- place pendant des milliards d’années, il étirées, et ce de façon à peu près propor- gueur d’onde étirée et semblent donc passera devant beaucoup de ces galaxies tionnelle à la distance des galaxies. De fait, perdre de l’énergie. Qu’en est-il de la jalons. Mais à cause de l’expansion, les jalons les astronomes mesurent aujourd’hui le matière? Perd-elle aussi de l’énergie? s’éloignent les uns des autres, et notre voya- plus souvent la distance d’une galaxie indi- Il faut distinguer deux types de mou- geur semblera mettre de plus en plus de rectement, en l’exprimant en termes de vement dans l’Univers. Un objet peut temps à atteindre chaque nouvelle galaxie. décalage vers le rouge. s’éloigner avec le mouvement général de En d’autres termes, il semble ralentir. On parle de décalage vers le rouge l’expansion cosmique, comme des points Ainsi, à l’instar de la lumière qui perd quand la longueur d’onde est étirée, par dessinés à la surface d’un ballon s’éloi- de l’énergie à mesure que sa longueur analogie avec la partie rouge du spectre électromagnétique, de longueur d’onde supérieure à celle de la lumière visible. Autres questions cosmiques Inversement, le décalage vers le bleu cor- L’espace dans notre galaxie, la Voie lactée, forme,sa densité est la même derrière un pho- respond à un raccourcissement de la lon- est-il en expansion? ton ou devant lui. Ainsi, les photons n’ont gueur d’onde. Ce sont des phénomènes Non.L’expansion à l’échelle cosmologique n’af- pas eu à sortir d’un quelconque puits de po- courants sur Terre: c’est l’effet Doppler, qui fecte pas la dynamique au sein d’une galaxie. tentiel gravitationnel. se manifeste lorsqu’une source d’ondes est Une fois que les effets gravitationnels locaux en mouvement par rapport à l’observateur. entraînent la formation d’une galaxie, l’expan- L’entropie est-elle compatible avec la sy- La sirène d’une ambulance semble ainsi sion n’a pas le pouvoir de déchirer cette galaxie. métrie par translation dans le temps ? devenir plus aiguë (la longueur d’onde Oui. Dans les interactions d’un grand nombre acoustique diminue) lorsque le véhicule Selon la théorie de la relativité générale,les de particules,nous pouvons dire dans quel sens s’approche de vous, avant de redevenir plus photons sont décalés vers le rouge quand se déroule le processus: celui de l’augmenta- grave (la longueur d’onde augmente) lors- ils sortent d’un puits de potentiel gravita- tion de l’entropie,c’est-à-dire du désordre.Mais qu’il vous dépasse et s’éloigne. De même, tionnel. Dès lors, les photons issus des ga- en ce qui concerne les lois de la physique, dans le domaine électromagnétique, les laxies lointaines sont-ils décalés vers le rouge n’importe laquelle de ces interactions,considé- radars routiers utilisent le décalage par effet parce que la densité de l’Univers diminue? rée séparément, pourrait se dérouler dans un Doppler des ondes réfléchies par une voi- Non. À chaque instant, l’Univers étant uni- sens ou dans l’autre, à tout moment. ture pour déterminer sa vitesse.

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d’onde est étirée, la matière perd de cela ne passe pas inaperçu au niveau du propre de la matière. À cette somme, il l’énergie en ralentissant. À première vue, comportement des électrons. conviendrait de rajouter l’énergie portée les deux situations semblent différentes, Le calcul montre que lorsque les par- par les photons, puis s’atteler à la tâche mais en réalité, la mécanique quantique uni- ticules de masse non nulle ralentissent complexe consistant à comptabiliser l’éner- fie les deux. Dans la description quan- au cours de leur trajet dans l’Univers en gie de tous les champs gravitationnels tique de la matière, les particules dotées expansion, leur longueur d’onde aug- engendrés par les planètes, les étoiles et les d’une masse présentent également des pro- mente exactement dans la même propor- galaxies (l’énergie des liaisons chimiques priétés ondulatoires. Louis de Broglie a mon- tion que celle des photons sur le même et atomiques sont prises en compte dans tré au début du XXe siècle que plus la quan- parcours. Ainsi, lumière et matière sem- l’énergie de masse, celle du son et de la cha- tité de mouvement d’une particule est blent perdre de l’énergie exactement de la leur l’est dans l’énergie cinétique). grande (la quantité de mouvement est le même façon dans l’Univers en expansion, produit de la masse par la vitesse), plus sa et dans les deux cas, le principe de conser- Une comptabilité longueur d’onde est courte et plus son éner- vation de l’énergie semble violé. Dans le gie est élevée (il a obtenu en 1929 le prix cas de la matière, cela s’explique par le fait impossible Nobel pour cette découverte). que nous mesurons la vitesse dans des Premier problème: il se peut que l’Univers On ne voit jamais des objets usuels référentiels différents, c’est-à-dire par rap- soit infini et contienne une quantité infi- adopter un mouvement ondulatoire, car port aux galaxies qui s’éloignent. Comme nie de matière et d’énergie. Il suffit alors leur masse est énorme comparativement nous le verrons, il se passe quelque chose de comptabiliser l’énergie d’un volume aux échelles quantiques. Une balle de de semblable avec les photons. assez grand de l’Univers, délimité par une tennis servie à 180 kilomètres par heure, Dresser le bilan énergétique de l’Uni- membrane imaginaire, en prenant soin par exemple, a une longueur d’onde de vers n’est pas chose aisée. On peut com- de tenir compte de son expansion afin que l’ordre de 10–33 mètre. Un électron animé mencer par faire le total de l’énergie conte- les galaxies comobiles restent à l’inté- de la même vitesse a, lui, une longueur nue dans la masse (en vertu de la relation rieur de la région étudiée. d’onde de 12 micromètres : c’est encore d’Einstein E = mc2, où m est la masse et c la Du rayonnement et de la matière peu- petit, mais 28 ordres de grandeur plus vitesse de la lumière). On ajouterait ensuite vent entrer ou sortir de cette région, mais, grand que pour une balle de tennis, et l’énergie cinétique liée au mouvement l’Univers étant homogène à grande échelle,

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UNE QUESTION DE GÉOMÉTRIE VARIABLE

es lois de conservation sont intimement liées aux symétries des lois des résultats différents à des moments différents, l’énergie peut ne pas L de la nature. En particulier, l’énergie est conservée lorsque les lois être conservée.C’est par exemplele cas lorsqu’on lance une bille sur une présentent une «symétrie par translation dans le temps», c’est-à-dire table de billard dont la forme change au fil du temps.Aux échelles cos- qu’une expérience donne les mêmes résultats indépendamment du mologiques, la géométrie de l’Univers varie, ce qui implique que l’éner- moment où elle est réalisée. Mais si une même expérience peut donner gie peut ne pas être conservée.

TABLE DE BILLARD INCURVÉE GÉOMÉTRIE CHANGEANTE Jouer sur une table courbe est un peu différent de jouer sur une table Si en revanche la géométrie de la table de billard change au cours du plane. Toutefois, si cette géométrie courbe est constante, on obtient la temps, un même coup va conduire à des trajectoires différentes selon même trajectoire lorsqu’on reproduit exactement le même coup à dif- le moment correspondant: la symétrie temporelle est brisée. Or d’après férents moments.À cause de cette symétrie par translation dans le temps, la théorie de la relativité générale, le mouvement de la matière et de l’énergie serait conservée si l’Univers avait une géométrie fixe. l’énergie modifie la géométrie de l’espace. Dans ces conditions, il n’y a pas nécessairement conservation de l’énergie dans l’Univers.

Premier coup Coup ultérieur

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il y pénètre une quantité équivalente à celle constante ; en d’autres termes, l’énergie qui s’échappe, si bien que la quantité à l’in- sombre ne se dilue pas avec l’expansion térieur de la région reste à peu près de l’Univers. Ainsi, tandis que notre constante. Pour montrer que l’énergie de volume élémentaire d’Univers se dilate, l’Univers est conservée dans son ensemble, la quantité d’énergie sombre dans ce il suffit de montrer que l’énergie de n’im- volume augmente et le surplus semble porte lequel de ces «volumes élémentaires surgi de nulle part ! On pourrait penser d’Univers» se conserve. que cet apport d’énergie compense les Le calcul est facile à faire pour la ma- pertes des autres formes d’énergie, mais tière au repos, qui se contente de suivre le calcul montre que ce n’est pas le cas. le flot de l’expansion cosmique. Sa seule Même lorsqu’on prend en compte l’éner- énergie vient de sa masse, et puisqu’au- gie sombre, l’énergie totale dans le volume cune matière au repos ne franchit la mem- d’Univers considéré n’est pas conservée. brane du volume, la masse est conser- Comment concilier cette non-conser- Quand l’espace vée. C’est un peu plus compliqué pour la vation de l’énergie avec le théorème de lumière, comme nous l’avons vu, et pour Noether? En fait, il n’y a pas de raison que et le temps ne sont pas la matière animée d’une vitesse propre. le théorème de Noether s’applique à notre immuables, la symétrie Bien que la quantité de photons ou de par- Univers en perpétuel changement. D’après ticules de matière à l’intérieur du volume la théorie de la relativité générale, la temporelle est brisée, reste constante, l’énergie des photons dimi- matière et l’énergie courbent l’espace, et nue au fil du temps, ainsi que l’énergie lorsqu’elles se déplacent ou suivent le mou- et la conservation cinétique de la matière en mouvement vement d’expansion général, la forme de de l’énergie avec elle. propre. Par conséquent, l’énergie totale à l’espace change en conséquence. Cette mal- l’intérieur de la membrane diminue. léabilité de l’espace implique que le com- La situation se complique encore lors- portement de l’Univers n’est pas symé- qu’on prend en compte l’énergie sombre, trique par translation dans le temps. à l’origine de l’accélération de l’expansion Prenons l’exemple du billard. Sur une de l’Univers. La nature et les propriétés table de billard à géométrie fixe, une bil- de l’énergie sombre sont encore mysté- le envoyée du même point avec la même rieuses, mais il semble que sa densité soit force dans la même direction parcourra

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DÉCALAGE VERS LE ROUGE COSMOLOGIQUE ET EFFET DOPPLER e décalage vers le rouge de la lumière des galaxies lointaines est géné- la longueur d’onde des photons, tels ceux des gyrophares (ci-dessous). L ralement attribué à l’expansion de l’espace. On peut aussi l’interpréter Dans ce cadre, l’énergie totale du système est conservée. De la même comme un effet du mouvement d’éloignement des galaxies par rapport à façon, en calculant le décalage vers le rouge des galaxies comme un déca- l’observateur, similaire à l’effet Doppler classique. Celui-ci altère les ondes lage Doppler (page ci-contre), on montre que les photons d’une galaxie sonores des sirènes de voitures de police, par exemple, mais modifie aussi lointaine ne perdent pas non plus d’énergie lors de leur trajet.

Lumière décalée Lumière décalée vers le bleu vers le rouge

Vitesse relative Observateur de la voiture

EFFET DOPPLER CLASSIQUE Le décalage par effet Doppler résulte d’un mouvement relatif. La lumière du gyrophare d’une voiture de police apparaît décalée vers le bleu ou vers le rouge (même si c’est im- perceptible pour l’œil humain) selon que la voiture s’approche ou s’éloigne de l’obser- vateur. Plus la vitesse relative de la voiture est élevée, plus l’effet est prononcé. Mais le décalage Doppler ne signifie pas que les photons changent de longueur d’onde, ni qu’ils perdent de l’énergie en chemin. Ils ont simplement des couleurs différentes selon qu’ils sont perçus du point de vue de l’observateur ou du point de vue de la voiture.

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toujours la même trajectoire, quel que soit peut prétendre à une vue globale et com- le moment où l’on répète l’expérience. plète de l’Univers. En particulier, dans Imaginons maintenant que la table de le calcul décrit précédemment, l’énergie  BIBLIOGRAPHIE billard se courbe au fil du temps. Dans du mouvement des galaxies comobiles une telle géométrie variable, la trajec- les unes par rapport aux autres n’est pas E. F. Bunn et D. W. Hogg, The kinematic origin toire de la bille, malgré des conditions ini- prise en compte, si bien que ces galaxies of the cosmological redshift, tiales identiques, sera différente à chaque semblent ne pas avoir d’énergie cinétique. American Journal of Physics, fois ! On pourrait déduire des trajec- L’énergie gravitationnelle associée à l’at- vol. 77, n°8, pp. 688-694, 2009. toires de la bille quand et dans quel ordre traction mutuelle des galaxies est une autre C. H. Lineweaver et T. M. Davis, les expériences ont été répétées. En difficulté. En effet, la théorie de la relati- Les paradoxes du Big Bang, d’autres termes, la symétrie temporelle vité générale ne permet pas toujours de Pour la Science, n° 330, avril 2005. serait brisée (voir l’encadré page 35). définir sans ambiguïté l’énergie gravita- S. M. Carroll, Le principe de conservation trouve là tionnelle d’une façon qui s’applique à l’Uni- Spacetime and Geometry: sa limite: quand le temps et l’espace eux- vers dans son ensemble. An Introduction to General mêmes ne sont pas immuables, la symé- Ainsi, l’énergie totale de l’Univers ne Relativity, Addison-Wesley, 2003. trie par translation dans le temps est per- peut tout simplement pas être définie sans due, et la conservation de l’énergie avec elle. ambiguïté. D’un autre côté, si nous aban- Même si la courbure de l’Univers ne donnons le point de vue global pour nous changeait pas, essayer de dresser le bilan concentrer sur une seule particule à la fois, précis de l’énergie qu’il contient serait nous aboutissons à une interprétation un exercice vain : aucun observateur ne considérée comme plus naturelle.

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L’effet Doppler est calculé en comparant les vitesses de l’observateur et de la galaxie

Vitesse de l’observateur dans l’espace-temps

L’espace au moment présent

Trajectoire

Temps du photon dans l’espace-temps

Vitesse de la galaxie dans l’espace-temps

L’espace au moment de l’émission du photon

DÉCALAGE VERS LE ROUGE D’UNE GALAXIE VU COMME UN DÉCALAGE DOPPLER CLASSIQUE Le décalage vers le rouge de la lumière d’une galaxie est identique au dé- le diagramme d’espace-temps) à l’instant où elle a émis le photon (flèche calage par effet Doppler que percevrait un observateur regardant s’éloigner violette) avec la vitesse de l’observateur au moment où le photon a été reçu une voiture de police à la même vitesse relative que la galaxie, à condition (flèche verte) et ensuite calculer – selon les règles de la relativité générale– de bien interpréter cette «vitesse relative». Tout d’abord, il faut tracer les la vitesse relative. Le décalage Doppler calculé à partir de cette vitesse re- trajectoires de la galaxie et de l’observateur non pas dans l’espace,mais dans lative coïncide avec le décalage vers le rouge de la galaxie. Cela suggère l’espace-temps (ci-dessus, l’espace est représenté en deux dimensions).En- que celui-ci peut être interprété comme le résultat d’un mouvement relatif suite, il faut comparer la vitesse de la galaxie (dans le référentiel défini par plutôt que comme la conséquence de l’expansion de l’espace.

L’idée est que la métaphore du ballon réellement. Or si nous calculions la vitesse et de l’observateur signifie qu’ils voient les gonflable, certes utile pour se représenter par rapport à nous d’une galaxie lointaine photons selon des perspectives différentes. l’expansion cosmique, ne devrait pas être en comparant sa trajectoire et la nôtre dans prise au pied de la lettre: l’espace vide n’a l’espace-temps, son décalage vers le rouge ...une question pas de réalité physique. Nous sommes libres se révèlerait identique au décalage par de considérer le mouvement relatif des effet Doppler que l’on observerait pour de point de vue galaxies qui s’éloignent mutuellement une voiture s’éloignant à la même vitesse Il n’y a donc rien de mystérieux dans la comme une expansion de l’espace ou relative (voir l’encadré ci-dessus). perte d’énergie des photons: les galaxies comme un mouvement à travers l’espace; Cela est dû au fait que localement l’es- qui émettent et où sont mesurées ces éner- la différence est essentiellement sémantique. pace-temps de courbure nulle (en quatre gies s’éloignent les unes des autres, et la per- dimensions) est une bonne approximation te d’énergie est simplement une question de Effet Doppler de l’Univers. Or dans un tel espace-temps, et de mouvement relatif. il n’y a pas de gravité, donc pas d’expan- Néanmoins, nous avons vu que défi- ou expansion.... sion ni d’étirement des longueurs d’onde. nir l’énergie de l’Univers dans sa globa- Ainsi, le décalage cosmologique vers le Tout décalage vers le rouge doit simplement lité pose un problème fondamental, parce rouge est habituellement décrit comme résulter d’un effet Doppler. Nous pou- que nous ne pouvons pas lui attribuer une une conséquence de l’expansion de l’es- vons donc nous représenter le trajet d’un valeur unique. Ainsi, l’Univers ne viole pace. Mais dans la théorie de la relativité photon comme une série de minuscules pas le principe de conservation de l’éner- générale, l’espace est relatif et c’est «l’his- décalages Doppler tout au long de sa trajec- gie, pour la bonne et simple raison que toire» d’une galaxie – la trajectoire qu’elle toire. Et exactement comme dans le cas du cette loi n’a pas vocation à s’appliquer à décrit dans l’espace-temps – qui compte radar, le mouvement relatif de l’émetteur l’Univers entier. I

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Médecine Un espoir pour le neuroblastome, cancer de l’enfant?

Servane Tauszig-Delamasure et Jean Bénard

Les médecins ont des difficultés pour traiter les formes agressives de neuroblastome. Une nouvelle molécule, qui empêche la liaison d’un facteur de survie sur les cellules cancéreuses, détruirait la tumeur et ses métastases.

e cancer résulte de l’accumulation des nourrissons atteints ont moins de L’ESSENTIEL d’anomalies génétiques dans une 12 mois lors du diagnostic, la moitié ayant Le neuroblastome cellule. Cette cellule cancéreuse se moins de 18 mois. La tumeur est d’ori- L est un cancer embryonnaire multiplie alors de façon désordonnée au gine embryonnaire ; elle peut dispa- qui se développe dans point de former une masse, nommée raître spontanément chez le nourrisson, certains ganglions, le long tumeur. Celle-ci s’installe dans une région voire se différencier et devenir bénigne, de la colonne vertébrale du corps – c’est la tumeur primitive – et ou, au contraire, progresser chez l’enfant du jeune enfant. trouve suffisamment de substances nutri- de façon irréversible et être fatale. tives et de protéines, nommées facteurs Les cancers agressifs trophiques, pour croître. Ces protéines, Un cancer produisent des métastases lorsqu’elles se fixent sur leurs récepteurs dans les os. présents sur la membrane cellulaire, aux multiples facettes enclenchent une cascade de phénomènes Une telle disparité clinique et une appari- Les cellules qui engendrent la survie, la prolifération tion très précoce intéressent les pédiatres cancéreuses présentent et la migration des cellules. Les cellules et les biologistes qui cherchent à com- à leur surface le « récepteur qui migrent peuvent coloniser des organes prendre les mécanismes de la tumorige- à dépendance » TrkC. et y former des foyers tumoraux secon- nèse. Depuis quelques décennies, ils tentent Quand une molécule daires, ou métastases. de comprendre l’hétérogénéité tumorale spécifique s’y fixe, Le neuroblastome est de ceux-là. Sans en étudiant ce cancer pédiatrique sous cela favorise la prolifération que l’on sache pourquoi, une cellule du toutes ses facettes: d’abord, la biochimie des cellules cancéreuses. système nerveux embryonnaire – nous et l’histologie – les caractéristiques mor- y reviendrons – devient anormale, se phologiques des tumeurs –, puis la géné- Un nouvel anticorps divise sans contrôle et forme une tumeur tique des cellules tumorales. Aujourd’hui, bloque le récepteur TrkC, nommée neuroblastome. Celui-ci est la l’analyse du génome tumoral permet aux entraînant la mort tumeur solide la plus fréquente de l’en- cancérologues de proposer, à partir des des cellules cancéreuses.

fant de moins de six ans : près d’un tiers altérations chromosomiques propres à Christelle Forzale

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chaque tumeur, une classification, et de prévoir, dès le diagnostic, l’évolution de la maladie. En outre, les analyses du génome tumoral et de son expression révèlent des voies de signalisation – des ensembles de molécules biologiques qui interagis- sent dans la cellule – impliquées dans la dérégulation cellulaire de ces tumeurs. On sait que les récepteurs membranaires à la surface des cellules reconnaissent des Ganglion molécules présentes dans l’environnement de la chaîne sympathique et nommées ligands. Une fois liés à leurs ligands, ces récepteurs déclenchent la sur- vie, la prolifération ou la migration des cellules tumorales – phénomènes néces- saires à l’apparition d’une tumeur. En absence de ligands, les récepteurs n’acti- vent aucun signal cellulaire. Or, il y a dix ans, nous avons mis en évidence une nouvelle catégorie de récep- teurs qui se comportent comme des récep- teurs classiques en présence de ligands. En Glande surrénale revanche, lorsqu’ils sont privés de ligands, ces récepteurs sont actifs et déclenchent des mécanismes en cascade qui condui- sent à la mort de la cellule. La cellule est alors dépendante de son ligand pour sa survie. Pour cette raison, nous avons appelé ces récepteurs particuliers des « récepteurs Rein à dépendance ». Nous allons voir l’impli- cation de ces récepteurs dans le neuro- blastome et comment nous avons trouvé Ganglion une nouvelle arme antitumorale, capable dorso-rachidien de réorienter les cellules des neuroblas- Colonne vertébrale tomes vers un programme de mort. Aorte Une centaine de cas par an en France Ce cancer pédiatrique est une maladie rare – 1 cas sur 7000 naissances, soit 140 nou- veaux cas en France par an – qui touche indifféremment les garçons et les filles avant l’âge de six ans. C’est un cancer des cellules embryonnaires qui donnent des neurones (on les nomme des neuroblastes). Dans l’em- bryon, une petite colonie des cellules dites des crêtes neurales quitte la partie dorsale

1. CHEZ LE NOURRISSON OU L’ENFANT, le neuroblastome se développe dans les ganglions de la chaîne sympathique. Ces derniers inter- viennent dans le système nerveux sympa- thique, qui contrôle des activités inconscientes et spontanées de l’organisme, tels le rythme cardiaque, la respiration ou le stress. Si le siège du cancer peut être cervical ou thoracique, il est souvent abdominal et surrénalien.

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roblastome survient très tôt dans la vie et a Embryon Tube neural se manifeste en quelques mois. Le carac- tère « explosif » de ce cancer s’explique non seulement par l’immaturité des cellules qui Plan de la coupe b le composent, mais aussi parce que l’hôte Crête neurale est un nourrisson ou un très jeune enfant dont tous les tissus sont en pleine crois- sance. Si l’on accepte le modèle classique selon lequel un cancer résulte d’une accu- b mulation d’altérations génétiques, seul un petit nombre d’événements génétiques engendre une tumeur embryonnaire.

Delphine Bailly L’hétérogénéité des formes cliniques reflète les différences de biologie du can- cer. Ainsi, on doit parler des tumeurs neu- Notocorde roblastiques – et non du neuroblastome –, tant elles sont variées: les neuroblastomes proprement dits dérivent de neuroblastes 2. DANS UN EMBRYON (a), les cellules immatures se multiplient, migrent, puis se différencient immatures, ressemblant aux cellules de la pour former les différents tissus de l’organisme. Le tube neural deviendra la moelle épinière et crête neurale; les ganglioneuroblastomes les cellules de la crête neurale formeront des structures de la peau, du cœur et le système ner- veux sympathique, une partie du système nerveux autonome qui contrôle les activités sponta- proviennent de cellules ayant commencé nées et inconscientes de l’organisme (b). Des cellules de la crête neurale évoluent ainsi en neurones leur maturation ganglionnaire; et les gan- ganglionnaires de la chaîne sympathique et certaines donnent les neurones sensoriels des gan- glioneuromes sont issus de neurones gan- glions dorso-rachidiens. glionnaires matures (voir la figure 3). du tube neural, qui deviendra la moelle Des symptômes épinière (voir la figure 2). Ces cellules immatures ont de mul- au diagnostic tiples destinées; elles forment notamment Les symptômes de la présence d’une tumeur le système nerveux sympathique – une primitive sont peu spécifiques et dus à la partie du système nerveux autonome compression des organes voisins (le nour- qui contrôle les activités inconscientes risson a mal au ventre par exemple). En de l’organisme, tels le rythme cardiaque, revanche, les signes cliniques liés aux méta- LES AUTEURS la respiration et le stress – et sa chaîne de stases sont révélateurs: une détérioration ganglions de part et d’autre des vertèbres. de l’état général de l’enfant, des douleurs Elles produisent aussi des structures du osseuses diffuses, voire des hématomes qui cœur, de la peau, et certaines d’entre apparaissent spontanément autour des elles donnent les ganglions dorso-rachi- yeux. Les formes d’emblée métastatiques Servane TAUSZIG-DELAMASURE diens qui, situés le long de la moelle épi- représentent près de 60 pour cent des cas conduit ses recherches nière, regroupent les neurones sensoriels. de neuroblastomes et se caractérisent par au Centre Léon Bérard, à Lyon. On ignore les mécanismes d’appari- des métastases dans la moelle osseuse et les Jean BÉNARD est pharmacien- biologiste dans le Service tion du neuroblastome; toutefois, il résul- os. La forme métastatique du nourrisson de pathologie moléculaire terait d’un défaut de mise en place des (de moins de 12 mois) s’accompagne d’érup- de l’Institut de cancérologie populations cellulaires dérivées de la crête tions cutanées particulières et d’une aug- Gustave Roussy, à Villejuif. neurale. La tumeur primitive se trouve mentation importante de la taille du foie. le long des ganglions de la chaîne sym- Comment évolue la maladie ? Au pathique, notamment dans l’abdo- moment du diagnostic, le pédiatre fait men (voir la figure 1). Lors de sa découverte, un bilan de la maladie. Il réalise des exa- le neuroblastome se présente soit sous la mens de biochimie des urines pour cher- forme d’une tumeur localisée, soit sous cher des molécules libérées par les cellules une forme métastatique, c’est-à-dire tumorales, des radiographies et des scin- qu’une tumeur primitive est associée à tigraphies pour localiser la tumeur, un des îlots éloignés de cellules malignes. microprélèvement sous anesthésie de la Étant une tumeur embryonnaire, le neu- tumeur primitive pour une analyse géné- roblastome diffère du type de cancer le plus tique des cellules, et plusieurs prélève- répandu, le carcinome. Si un carcinome ments de moelle osseuse afin de chercher mammaire – qui naît à partir de l’épithé- des métastases. lium mammaire différencié de la femme – La maladie peut être classée selon le met quelques années à apparaître, un neu- stade atteint; schématiquement, on oppose,

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pour les neuroblastomes non métasta- tion dramatique de la maladie: le pronostic ment utilisée; elle peut engendrer chez le tiques, les formes opérables (stades 1 et 2) vital est mauvais, quels que soient le stade petit enfant des séquelles, notamment de celles inopérables d’emblée (stade 3). de la maladie et l’âge de l’enfant. neurologiques, par exemple une légère para- Pour les neuroblastomes métastatiques, on Toutefois, la prédiction de l’évolution lysie des membres inférieurs. Comme la chi- distingue les patients ayant des métastases des tumeurs ne s’appuie pas sur ce seul miothérapie à haute dose peut être toxique dans la moelle osseuse et les os (stade 4 facteur; trois centres français, l’Institut Curie chez les nourrissons – elle a des effets héma- de l’enfant) et les patients présentant uni- à Paris, le Centre Léon Bérard à Lyon et tologiques, gastriques et peut rendre sté- quement des métastases médullaires l’Institut de cancérologie Gustave Roussy rile –, l’objectif est de ne pas trop traiter un (stade 4 du nourrisson). à Villejuif, ont compilé toutes les altérations cancer favorable, et de réserver un traite- Les techniques de génétique et de chromosomiques de ces tumeurs pour éta- ment lourd aux tumeurs agressives. La stra- biologie moléculaire permettent aux bio- blir trois types de pronostic : favorable, tégie thérapeutique dépend donc du stade logistes d’identifier les dommages chro- intermédiaire et sombre. En effet, grâce aux clinique, de l’âge de l’enfant, et des fac- mosomiques et génétiques spécifiques puces à ADN – des outils qui permettent teurs génomiques de la tumeur primitive. de ces tumeurs. Par exemple, l’onco- aux scientifiques d’analyser de nombreux gène MYCN – un gène favorisant le déve- gènes en même temps –, on détermine avec Un traitement loppement des tumeurs – est présent dans une grande précision les variations de maté- l’ADN tumoral en plus de trois exemplaires, riel génétique dans les tumeurs. adapté à la tumeur ou certaines régions chromosomiques, Le traitement des neuroblastomes est Les formes favorables de cancer sont trai- contenant notamment des anti-oncogènes, double: la chirurgie – on enlève la tumeur tées par chirurgie, puis par une chimio- sont absentes. La présence de MYCN en primitive – et la chimiothérapie – on élimine thérapie modérée. Les formes graves dites plusieurs exemplaires prédit une évolu- les métastases. La radiothérapie est rare- à haut risque (50 pour cent des cas de

LA MISE EN PLACE DES NEURONES DORSO-RACHIDIENS l’instar des neurones des ganglions sympathiques où lisé dans un ganglion (a). Le prolongement de ces neuro- À se développent les neuroblastomes, les neurones blastes – leur axone – se projette sur un muscle. Pour ce des ganglions dorso-rachidiens se mettent en place au faire, la neurotrophine 3 – qui se lie au récepteur TrkC – cours du développement embryonnaire à partir des pré- guide l’axone tout au long de sa croissance vers le curseurs cellulaires – ou neuroblastes – présents dans muscle (b). En l’absence de neurotrophine 3, le neurone la crête neurale. Le récepteur TrkC s’exprime sur la mem- dorso-rachidien n’est pas maintenu et meurt. Ces résul- brane des neuroblastes, dont le corps cellulaire est loca- tats ont été mis en évidence sur des souris. a

Chaîne des ganglions Moelle épinière Neurone ganglionnaire sympathiques

Rein Neurotrophine 3 b Muscle Ganglion dorso-rachidien

Axone

Christelle Forzale

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neuroblastomes) nécessitent une thérapie nous en avons identifié une quinzaine. Ils très lourde, et la survie des enfants cinq ans ne se ressemblent pas, mais sont tous impli- après le diagnostic ne dépasse pas 35 pour qués dans le développement du système cent. Souvent sensibles à la chimiothérapie nerveux chez l’embryon et dans les méca- initiale, les neuroblastomes peuvent ensuite nismes de cancérisation. Parmi eux, on devenir résistants au traitement. Pour ces trouve les récepteurs DCC et Unc5 dont le formes graves, le pédiatre propose alors ligand est la nétrine, une protéine qui guide une thérapie inspirée de la prise en charge les prolongements neuronaux vers leur cible des leucémies: une première chimiothé- au cours du développement embryonnaire. rapie pour détruire les cellules métasta- a tiques ; puis la chirurgie pour enlever la tumeur primitive et prélever de la moelle Un récepteur saine du patient; enfin une forte chimio- à dépendance thérapie pour éliminer les cellules méta- des neuroblastomes statiques restantes capables d’entraîner les rechutes. Après cette chimiothérapie qui Le récepteur TrkC participe à la mise en détruit presque toutes les cellules sanguines place des neuroblastes qui donnent les de l’enfant, on réinjecte les cellules souches neurones des ganglions sympathiques et médullaires saines pour qu’elles forment ceux des ganglions dorso-rachidiens, le de nouvelles cellules sanguines. b long de la colonne vertébrale. Nous avons Étant donné l’agressivité de cette réalisé nos expériences avec des neurones thérapie et la faible proportion des enfants dorso-rachidiens de souris, car le récep- guéris, il est indispensable de trouver teur TrkC a été historiquement étudié pour d’autres traitements pour améliorer la sur- son rôle dans la mise en place d’une caté- vie des patients atteints de tumeurs neu- gorie de neurones dorso-rachidiens, dits roblastiques invasives. Nous nous sommes proprioceptifs, qui perçoivent la position donc intéressés aux facteurs trophiques, du corps dans l’espace. les protéines favorisant la survie, la pro- Au cours du développement embryon- lifération et la migration des cellules lors naire, les précurseurs de la crête neurale du développement embryonnaire. Les fac- c – ou neuroblastes – expriment le récep- teurs trophiques et leurs récepteurs sont teur TrkC membranaire. Leur corps cel- nécessaires à la maturation et à la diffé- lulaire s’installe dans un ganglion, et leur renciation des neuroblastes en neurones. axone – un prolongement neuronal – se projette vers les muscles. L’axone s’enroule Des facteurs le long des fibres musculaires dont il per- çoit les signaux. Tout au long de ce pro- trophiques importants cessus, la neurotrophine 3 assure la survie Trois récepteurs de neurotrophines, TrkA, de neurones dans les ganglions et guide TrkB et TrkC, et leurs ligands respectifs, le leur axone jusqu’à leur connexion aux Dr Marie-José Terrier-Lacombe, IGR facteur de croissance nerveuse (NGF), 3. LES TUMEURS NEUROBLASTIQUES sont fibres musculaires. Quand le système ner- le BDNF (Brain derived neurotrophic factor) et de trois types. Le neuroblastome (a) est une veux est mis en place, les signaux muscu- la neurotrophine 3 (NT3) participent à la dif- tumeur indifférenciée, agressive, au pronostic laires sont véhiculés jusqu’au cerveau via férenciation et à la survie des neuroblastes. souvent grave; elle dérive de neuroblastes imma- la moelle épinière (voir l’encadré page 41). L’expression de ces récepteurs a été mesu- tures comparables aux cellules de la crête Quand les neuroblastes colonisent les neurale. La forme intermédiaire est le ganglio- rée dans les tumeurs neuroblastiques. Une ganglions dorso-rachidiens, à dix jours de neuroblastome (b) ; son évolution dépend de importante quantité de TrkA est associée à facteurs génétiques. Il est issu de neuroblastes développement chez l’embryon de sou- un bon pronostic vital (on ignore pourquoi), qui ont commencé leur maturation ganglion- ris, on observe une importante mort neu- tandis qu’une forte expression de TrkB naire. Le ganglioneurome (c) est une tumeur ronale, nommée apoptose. Ainsi, tous les correspond à un très mauvais pronostic; en différenciée, bénigne; elle provient de neurones précurseurs ne deviennent pas des neu- effet, son ligand, le BDNF, favorise la for- ganglionnaires matures. rones sensoriels; leur survie dépend de la mation des vaisseaux sanguins et la survie présence d’une quantité précise de fac- des neuroblastes malins. teur trophique. Cette observation avait déjà Le récepteur TrkC et la neurotrophine 3 été faite dans les années 1950 et avait valu sont particuliers, car TrkC est un des récep- à la biologiste italienne Rita Levi-Montal- teurs à dépendance que nous avons iden- cini le prix Nobel de médecine en 1986. La tifiés au cours de ces dix dernières années. théorie neurotrophique était alors établie: Rappelons qu’en l’absence de son ligand, un neurone est programmé pour mourir un récepteur à dépendance déclenche la par défaut, sauf s’il atteint la cible adéquate mort de la cellule qui le porte. À ce jour, qui délivre le facteur trophique spécifique

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lui permettant de survivre. Toutefois, les est libéré dans la cellule. Ce découpage cher l’accès à la neurotrophine 3 et d’en- mécanismes de « mort par défaut » ne intracellulaire est dû à une caspase, une gendrer le processus d’apoptose déclen- sont toujours pas bien élucidés. enzyme impliquée dans l’apoptose. On ché par TrkC privé de son ligand. Or Nous pensions que le récepteur TrkC observe alors la mort des neurones dorso- différentes études menées au laboratoire participait à cette apoptose qui régule le rachidiens (voir l’encadré ci-dessous). ont montré que les récepteurs à dépen- nombre de neurones dans les ganglions. dance représentent un mécanisme naturel En effet, pour une quantité donnée de neu- Une nouvelle arme qui inhibe la formation des cancers; pour rotrophine 3 dans les ganglions, les neu- ce faire, ils déclenchent la mort des cellules roblastes surnuméraires se trouveraient antitumorale proliférant dans un environnement inadé- sans ligand. Comme TrkC est présent à En présence de neurotrophine 3, le frag- quat, c’est-à-dire limité en ligand. leur surface, il déclencherait leur mort. ment disparaît dans les ganglions d’em- La caractéristique première d’une cel- Pour tester cette hypothèse, nous avons bryons, ce qui suggère que le récepteur n’est lule cancéreuse est qu’elle sélectionne tout prélevé des ganglions dorso-rachidiens plus coupé par la caspase. Et les neuro- moyen capable de contourner les systèmes d’embryons de souris à dix jours de déve- blastes ne meurent plus. De façon tout à fait de défense élaborés par l’organisme. Une loppement et nous avons observé la pro- intéressante, nous avons utilisé un anti- cellule ayant réussi à déjouer un mécanisme téine TrkC dans différentes conditions. Sans corps, nommé aTrkC, qui se fixe sur le récep- de défense engendre un grand nombre de neurotrophine 3, nous avons constaté teur TrkC et empêche la liaison de la cellules filles et devient majoritaire. Si le que le récepteur TrkC est coupé dans sa neurotrophine 3. En ajoutant cet anticorps mécanisme de contrôle représenté par les partie intracellulaire – un récepteur mem- aux neurones des ganglions, nous avons récepteurs à dépendance est important dans branaire traverse la membrane de la cel- observé que même en présence de neuro- la cancérisation, nous devions trouver des lule et dispose d’une région intracellulaire trophine 3, le fragment de clivage réappa- tumeurs l’ayant déjoué. Et c’est le cas: nous et d’une partie extracellulaire où se fixe le raît et déclenche l’apoptose neuronale. avons montré que les cellules tumorales ont ligand. TrkC reste attaché à la membrane, Cet anticorps est donc capable de se tendance à perdre leurs récepteurs à dépen- mais il est « raccourci » et un petit fragment fixer sur le récepteur TrkC, d’en empê- dance ou à exprimer leur ligand, de sorte

VIE ET MORT DE LA TUMEUR e récepteur à dépendance TrkC (en marron) est consti- neurotrophine 3 est absente ou si un anticorps aTrkC (en L tué d’un fragment extracellulaire qui reconnaît la neu- orange) empêche la liaison du ligand à son récepteur (b), rotrophine 3 (en vert) et d’une région intracellulaire qui la région intracellulaire du récepteurTrkC est coupée par une transmet l’information. En présence de son ligand, le enzyme nommée caspase. La libération d’un fragment intra- récepteur engendre la prolifération et la migration de la cel- cellulaire et la présence de caspases déclenchent un lule sur laquelle il se trouve; cette cellule cancéreuse proli- mécanisme de mort cellulaire programmée appelée apop- fère et forme une tumeur et des métastases (a). Quand la tose: la cellule cancéreuse s’autodétruit.

a Récepteur TrkC Neurotrophine 3 b Anticorps aTrkC

Cellule cancéreuse

Caspase

Domaine Tumeur intracellulaire

Fragment Prolifération intracellulaire

Cellule en apoptose Migration

Delphine Bailly / Ingrid Leroy

© Pour la Science - n° 395 - Septembre 2010 Médecine [43 pls_395_p0000000_neuroblastome.xp_bsl2907 5/08/10 17:09 Page 44

a Membrane vascularisée pathologie humaine. C’est un modèle de b progression tumorale dans l’œuf de pou- let: les cellules tumorales humaines sont déposées sur la membrane vascularisée où s’effectuent les échanges gazeux (pour ce faire, on découpe une partie de la coquille, voir la figure 4). Les cellules y forment une Tumeur humaine tumeur primitive, puis migrent via la cir- culation sanguine et envahissent les pou- Embryon de poulet mons de l’embryon de poulet. Métastases Coquille Dans ce modèle, le traitement avec l’anticorps aTrkC diminue la croissance Anticorps aTrkC c de la tumeur primitive et la dissémination d métastatique dans les poumons. Bloquer la liaison entre TrkC et la neurotrophine 3 pourrait donc représenter une nouvelle stratégie thérapeutique ciblée. Provoquer le suicide de la cellule maligne Jaune d’œuf

Christelle Forzale Nous disposons donc d’une cible – la neu- 4. LE DÉVELOPPEMENT DE L’EMBRYON DE POULET permet aux scientifiques d’étudier le neuro- rotrophine 3 – et d’une arme – l’anti- blastome. Les auteurs ont déposé des cellules tumorales humaines sur la membrane vascularisée corps aTrkC. Toutefois, l’anticorps n’est de l’œuf où s’effectuent les échanges gazeux (a). Une tumeur apparaît (b) et des métastases pas optimal pour des essais cliniques chez migrent dans les poumons de l’embryon via le sang. L’ajout de l’anticorps aTrkC (c) diminue la taille l’homme (notamment car il est produit de la tumeur primitive (d) et évite la dissémination des métastases. chez le lapin). Nous avons donc synthé- qu’elles peuvent survivre dans un envi- tisé un agent « interférent » équivalent qui ronnement pauvre en ligand trophique. est toléré par l’organisme humain: nous Qu’en est-il pour les neuroblastomes? avons produit des peptides synthétiques BIBLIOGRAPHIE Le récepteur TrkC favorise la guérison d’un qui interagissent avec le récepteur TrkC J. Bouzas-Rodriguez et al., NT-3 neuroblastome. Plusieurs études ont mon- comme la neurotrophine 3. L’un de ces pep- autocrine production promotes tré que l’expression du récepteur TrkC dans tides engendre in vitro la mort des lignées neuroblastoma cell survival, Journal of Clinical Investigation, des neuroblastomes correspond à une cellulaires de neuroblastomes surexpri- vol. 120, pp. 850-858, mars 2010. meilleure régression de la tumeur ou au mant la neurotrophine 3. moins à une plus faible agressivité de la Cette découverte représente une piste I. Janoueix-Lerosey et al., Overall maladie. En revanche, l’expression de la intéressante pour traiter les neuroblas- genomic pattern is a predictor of outcome in neuroblastoma, neurotrophine 3 n’a jamais été étudiée. tomes. Toutefois, quelques années seront Journal of Clinical Oncology, Dans le cadre d’une subvention de l’Ins- nécessaires pour que les essais cliniques vol. 27, pp. 1026-1033, 2009. titut national du cancer, nous avons pré- débutent chez les enfants, car les autori- P.Mehlen et A. Puisieux, levé des échantillons de tumeurs humaines sations sont longues à obtenir et des vali- Metastasis: a question of life particulièrement agressives. Nous avons dations supplémentaires sont nécessaires. or death, Nature Reviews Cancer, mesuré l’expression de la neurotrophine 3 En revanche, nos résultats s’appliquent vol. 6, pp. 449-458, juin 2006. et montré que 40 pour cent des tumeurs à d’autres types de cancers. Par exemple, H. Rubie et al., Phase II study of agressives (de stade 4) produisent la neu- plus de la moitié des cancers du sein agres- temozolomide in relapsed or rotrophine 3. En conséquence, ces tumeurs sifs expriment la neurotrophine 3. En col- refractory high-risk neuroblastoma: peuvent proliférer sans contrôle et former laboration avec l’Institut Curie à Paris, nous a joint Société Française des Cancers de l'Enfant and United des foyers métastatiques. avons testé ce peptide dans un modèle Kingdom Children Cancer Study Nous avons choisi une lignée cellu- murin de cancer du sein: des tumeurs issues Group-New Agents Group Study, laire, dérivée d’une tumeur agressive, de cancers du sein humains sont implan- Journal of Clinical Oncology, vol. 24, qui produisait son ligand neurotrophine 3 tées sous la peau d’une souris dont le sys- pp. 5259-5264, 2006. et une lignée contrôle qui n’en fabriquait tème immunitaire est affaibli. La tumeur D. Valteau-Couanet et al., Results pas. Et nous les avons mises en présence s’y développe. Le test consiste à comparer of induction chemotherapy de la nouvelle arme, l’anticorps aTrkC. Cet l’efficacité des traitements de chimiothé- in children older than 1 year with a stage 4 neuroblastoma treated anticorps provoque l’apoptose des cellules rapies actuelles et le peptide. Un premier with the NB 97 French Society surexprimant la neurotrophine 3, mais n’a essai montre que le peptide retarde le déve- of Pediatric Oncology (SFOP) pro- aucun effet sur la lignée contrôle. loppement tumoral. Nous disposons peut- tocol, Journal of Clinical Oncology, En parallèle, nous avons développé un être d’une nouvelle arme contre les tumeurs vol. 23, pp. 532-540, 2005. modèle animal qui reproduit en partie la produisant la neurotrophine3.

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Éthologie La parole aux SINGES Alban Lemasson et Martine Hausberger

Le langage est-il le propre de l’homme? Des éthologistes Le répertoire vocal de nos cousins pri- mates est en grande partie déterminé géné- remettent cette idée en cause: la mone de Campbell, petit tiquement. Les singes sont de mauvais singe africain, émet plusieurs messages en combinant six cris. élèves quand il leur faut apprendre à moduler des sons. Malgré un enseigne- ment intensif, dans les années 1950, les psychologues américains Keith et Cathy ous êtes-vous déjà laissé prendre Hayes n’ont jamais réussi à faire maîtri- par un perroquet reproduisant à la ser la parole humaine à leur chimpanzé L’ESSENTIEL V perfection la voix d’un ami, ou par Vicki. Le problème est plus anatomique un geai imitant le miaulement d’un chat que cognitif, car les grands singes maî- ✔ Pour communiquer ou le bruit de la sonnerie du téléphone? trisent très bien des formes symboliques avec ses congénères, Les oiseaux chanteurs sont particulière- de langage humain en communiquant par la mone de Campbell ment doués pour l’imitation de sons en l’intermédiaire de claviers d’ordinateur fait bien plus que pousser tous genres, sans doute une conséquence (comme le bonobo Kanzi, étudié par la des cris dus à la peur, de leurs aptitudes à apprendre pour com- primatologue américaine Sue Savage- par exemple. muniquer. Les étourneaux, par exemple, Rumbaugh) ou de gestes signés (comme se copient les uns les autres quand ils se le gorille Koko, étudié par l’Américaine ✔ Les femelles lient, au point de créer des dialectes: des Penny Patterson). Sur le plan évolutif, cela accordent leurs cris groupes géographiquement distants (par- crée un surprenant « fossé phylogéné- avec ceux de leurs amies fois seulement de 500 mètres !) utilisent tique », qui rapproche paradoxalement et se répondent sans des répertoires vocaux différents. Élevez davantage l’homme de l’oiseau que de son se couper la parole. par ailleurs un jeune étourneau seul sans plus proche cousin vivant, le singe. modèle adulte et il développera un réper- Face à ce constat, les théoriciens de ✔ Pour alerter son groupe toire vocal anarchique, sans rapport avec l’origine du langage humain ont mis de d’un danger, le mâle ceux des adultes de son espèce. Répliquez côté la communication vocale des singes, combine jusqu’à quatre cette expérience avec un jeune singe et la qu’ils considéraient trop innée et trop émo- cris parmi six en fonction conclusion sera très différente: les études tionnelle pour être comparée au lan- de la nature du danger. d’isolement social et de privation audi- gage. Les cris des singes sont ainsi souvent ✔ Ces travaux donnent tive réalisées dans les années 1970 ont décrits comme les précurseurs des mani- des clés pour comprendre montré que le jeune singe privé d’expé- festations orales émotionnelles de l’émergence du langage. rience produit des cris, certes imparfaits, l’homme, tels les pleurs et les rires. Néan-

mais proches de ceux des adultes. moins, les découvertes récentes sur le com- Photo Hélène Bouchet

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portement vocal des primates non hu- leurs conséquences sur l’étude de l’origine d’Afrique de l’Ouest, nous allons voir que mains soutiennent l’idée que les cris des du langage que nous présentons ici. les liens d’amitié jouent un rôle primor- singes n’expriment pas seulement des états Depuis plusieurs années, on sait que dial sur la modulation des cris. émotionnels: on pourrait bien y voir les certaines espèces de singes modulent leurs Depuis une dizaine d’années, nous étu- précurseurs du langage humain. cris au fil du temps. Les marmousets, par dions le comportement vocal de ce singe exemple, passent par une phase de babillage, en groupe social, à la fois en captivité au Des cris déterminés similaire à celle de l’homme, au cours de centre de primatologie de notre laboratoire, laquelle ils apprennent à sélectionner les à Paimpont, non loin de Rennes, et en liberté par les liens sociaux bonnes structures acoustiques. Plusieurs dans le parc national de Taï, en Côte d’Ivoire, En effet, des études récentes révèlent que espèces sont aussi capables, tout au long de en collaboration avec Karim Ouattara, de des singes modulent plus les sons que ce leur vie, d’affiner la structure acoustique de l’Université de Cocody-Abidjan, et Klaus que l’on croyait: non seulement ils ajus- leurs cris sous l’influence de facteurs sociaux: Zuberbühler, de l’Université de Saint tent les paramètres acoustiques de leurs lorsqu’un nouveau couple de marmou- Andrews, en Écosse. La mone de Camp- cris en fonction de leurs liens sociaux, mais sets se forme, le mâle et la femelle modifient bell vit en harem constitué d’un mâle adulte ils dépassent le stade de la simple inter- les paramètres acoustiques (durée, fré- et de plusieurs femelles adultes et leurs pro- action vocale en formant des échanges quence…) de leurs cris pour converger vers génitures. Son habitat dense, riche en végé- similaires à des conversations primitives une structure unique. Chez le babouin, c’est tation, fait de la voix son mode de et utilisent une protosyntaxe à l’aide de le statut social hiérarchique d’un individu communication privilégié. Les mâles et cris de base : les singes combinent leurs qui détermine la structure acoustique de les femelles adultes présentent un dimor- cris de base comme nous agençons les mots son cri. Chez la mone de Campbell, petit phisme sexuel important; dès la puberté, dans une phrase. Ce sont ces travaux et singe cercopithèque originaire des forêts ils ont des rôles sociaux et des répertoires

1. UNE MONE DE CAMPBELL MÂLE et l’un de ses petits.

Photo Hélène Bouchet pls_395_p046051_singes.xp_mnc2307 6/08/10 10:15 Page 48

vocaux très différents. Nous avons réalisé Nous nous sommes alors rendu compte une première étude sur les cris des femelles que chaque femelle possède dans son captives qui forment le noyau social du répertoire individuel et, à un moment de groupe. Nous pensions que si des capaci- sa vie, plusieurs variantes de cri de contact, tés de plasticité vocale existaient, il fallait qui diffèrent par la forme de la modula- les rechercher dans le répertoire des indi- tion de fréquence du son, plus précisément vidus du sexe le plus impliqué socialement. de sa composante la plus aiguë. Plus inté- Les femelles possèdent un réper- ressant encore, une même variante peut être toire vocal composé d’une dizaine de partagée par deux, trois ou quatre membres types de cri (cri d’alarme, de menace, de du groupe ayant des liens amicaux parti- cohésion, de contact, d’œstrus, de détresse, culièrement forts (voir la figure 2). Au etc.). Nous nous sommes intéressés au cri contraire, une femelle socialement isolée a LES AUTEURS possédant la plus forte valence sociale de des cris très différents des autres. leur répertoire, le cri de contact, qu’elles D’une année à l’autre, nous avons émettent en contextes pacifiques, notam- observé des modifications des variantes et ment lorsqu’elles recherchent un contact du réseau de partage vocal, en lien avec visuel ou physique. les changements d’affinités sociales. Ce Alban LEMASSON, maître Les femelles émettant leur cri bouche système de variantes acoustiques parta- de conférences à l’Université fermée, nous avons mis en place une gées entre amies jouerait le rôle de «badge de Rennes 1, étudie technique d’enregistrement vocal télé- social vocal», tout comme certains codes la communication vocale et la vie sociale des primates métrique pour identifier les individus vocaux s’installent chez l’homme dans les au Laboratoire d’éthologie émetteurs: chaque femelle était équipée cours de récréation, au sein de groupes animale et humaine d’un harnais en cuir, avec un microphone d’amis ou, à plus grand échelle, entre popu- (Université de Rennes 1/CNRS); Martine HAUSBERGER, directrice dissimulé dans un collier en caoutchouc lations de régions aux accents différents. de recherche au CNRS au niveau du larynx, relié à un émetteur et directrice du laboratoire, est placé dans un cylindre en plastique sur le De l’échange vocal spécialiste de la communication harnais au niveau du dos. Chaque émet- vocale des oiseaux chanteurs. teur envoyait par onde radio, sur un à la conversation canal radio propre, l’enregistrement de la Afin d’étayer cette hypothèse, nous avons femelle concernée, ce qui nous a permis étudié l’impact d’un changement social de les distinguer. majeur (tel le remplacement du mâle du harem, qui entraîne un réagencement du réseau social) sur les variantes de cris: l’en- semble des variantes utilisées sont modi- fiées. De plus, nous avons vérifié, en repassant des cris par haut-parleur, que cette notion de variante a un sens pour l’ani- mal. Si on diffuse une variante «actuelle», les femelles émettent immédiatement un cri en réponse. Si, en revanche, on diffuse une variante «inconnue» (provenant d’un autre groupe), elles l’ignorent et continuent leurs activités. Enfin, si on diffuse une

Photo Alban Lemasson variante «démodée» (enregistrée quatre 2. CHEZ LES MONES DE CAMPBELL, ans auparavant), elles sont perturbées et se deux femelles amies partagent plusieurs taisent pendant de longues minutes. Ainsi, variantes de cris de contact, comme si le déterminisme génétique des cris des le montrent les enregistrements singes est important, un affinage sociale- effectués à l’aide de microphones fixés par ment guidé de leur structure reste possible un harnais sur le dos des singes (flèche rouge). Transcrits en sonogrammes et peut jouer un rôle majeur dans la vie (la fréquence en ordonnée, le temps du groupe. en abscisse), les cris ont été comparés Ces échanges vocaux tissent les liens à l’aide d’un logiciel qui analyse la forme sociaux du groupe. Sont-ils pour autant des de leurs différentes composantes. conversations? Déjà dans les années 1980 Les variantes des cris de contacts et 1990, des primatologues présentaient les sont repérées par des variations de 50 ms interactions vocales des singes comme des la forme de la composante la plus aiguë : ci-contre, six variantes aiguës émises par formes primitives de conversations. Néan- des couples d’amies ont été comparées. moins, peu de travaux ont à ce jour testé cette hypothèse. Les interactions vocales

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chez le singe peuvent prendre des formes de primates (lémuriens, singes du Nouveau Nous avons testé si la mone de Camp- très variées telles que les duos de chants et de l’Ancien Monde), les cris d’alarme bell possédait également cette compétence complexes des couples de gibbons ou les varient selon le danger repéré. Ainsi, les tra- sémantique et recherché la gamme de mes- chorus des chimpanzés mâles; mais la forme vaux pionniers sur le vervet de Robert sages encodés. Pour cela, nous avons, d’une la plus fréquente reste l’échange vocal, où Seyfarth et Dorothy Cheney, de l’Univer- part, réalisé des observations des contextes quelques partenaires au sein d’un groupe sité de Pennsylvanie, ont montré que ce d’émission spontanée des animaux cap- se répondent vocalement par l’intermé- singe possède dans son répertoire plusieurs tifs et sauvages et, d’autre part, conduit diaire de cris de contact. Les chimpanzés et types de cris d’alarme encodant l’identité des expériences où nous simulions la les macaques japonais, par exemple, modi- du prédateur repéré: le vervet émet un cri présence de prédateurs en forêt. Nous fient leur cri en fonction de l’identité du d’alarme différent en rencontrant un léo- avons présenté aux singes soit un léopard, partenaire avec lequel ils interagissent afin pard, un aigle ou un serpent. Le message un aigle ou un serpent empaillés (leurre de répondre en utilisant le cri le plus simi- vocal est décodé par les congénères, qui se visuel), soit le son correspondant par haut- laire acoustiquement à celui du partenaire. parleur (leurre acoustique). Le singe écureuil utilise des cris «question» différents des cris «réponse» et ajuste le Un encodage délai de réponse au degré d’affinité avec l’interlocuteur. de vrais messages L’échange vocal de la mone de Camp- Les femelles mones – captives et sauvages – bell est la manifestation vocale la plus fré- émettent le même cri d’alarme général pour quente dans une journée. Nous avons un danger hors prédation, tel un bruit sou- analysé les règles temporelles et sociales dain ou le passage d’un petit mammifère. gérant l’organisation de ces échanges et À la vue du léopard et du serpent familier trouvé des parallèles intéressants avec le (la vipère), seules les femelles sauvages émet- langage humain. Premièrement, les tent en plus un cri d’alarme « prédateur femelles respectent un délai minimum (et terrestre»; et en présence de l’aigle, elles maximum) de réponse, ce qui leur évite sont aussi les seules à ajouter un cri d’alarme notamment de se couper la parole. Deuxiè- «aigle» au cri d’alarme général. Les femelles mement, elles crient à tour de rôle et n’émet- captives ne rajoutent pas de cri spécifique tent presque jamais deux cris d’affilée dans pour ces prédateurs. En revanche, elles émet- un même échange. Certes, nous sommes tent leur propre cri d’alarme «humain», encore loin du dialogue, où les deux inter- jamais entendu sur le terrain, lors du pas- locuteurs parlent chacun à leur tour, mais sage d’hommes inconnus ou du soigneur peut-être avons-nous ici une trace des pré- chargé des captures et des soins (piqûres…). mices de la conversation. Il est fort probable que nous ayons à faire Un phénomène bien décrit par les ici à l’une des rares preuves d’innovation ethnologues qui travaillent sur les conver- vocale chez une espèce animale. Karim Ouattara sations des sociétés orales humaines tra- 3. À LA VUE D’UN LEURRE DE LÉOPARD (en Respectivement en 2007 et 2009, des ditionnelles est le respect porté à la parole haut)ou d’un leurre d’aigle (en bas), les mones chercheurs ont décrit, dans le répertoire des aînés. L’attention particulière portée de Campbell femelles sauvages poussent des de plusieurs chimpanzés et d’un orang- aux membres les plus âgés et expérimen- cris d’alarme différents: elles modulent leur cri outan captifs, des sons nouveaux qui d’alarme général en lui ajoutant respectivement tés du groupe social semble un phénomène une composante «prédateur terrestre» ou une n’avaient jamais été entendus dans les réper- universel, ce qui suggère une possible base composante «aigle». Les femelles en captivité toires vocaux des individus sauvages. Le biologique. Nous avons retrouvé ce phé- ne font pas cette distinction. En revanche, elles répertoire vocal des singes n’est donc pas nomène chez la mone, qui ne choisit pas au réservent un cri d’alarme particulier aux humains aussi figé que ce que l’on croyait! À quelques hasard ses interlocuteurs. Chez les mones inconnus ou craints. occasions, nous avons eu la surprise d’en- de Campbell, les «aînées» crient de moins registrer des femelles émettre non pas en moins avec l’âge, mais quand elles le comportent comme si le vrai prédateur était leur propre cri d’alarme, mais ceux du mâle font, elles suscitent de plus en plus d’at- présent lorsqu’un haut-parleur émet ces adulte. Ces femelles ont produit ces cris tention : quasiment chacun de leurs cris trois cris d’alarme (le singe monte dans dans des contextes de danger imminent entraîne une réponse vocale des plus jeunes. un arbre en entendant une « alarme léo- alors que le mâle restait anormalement silen- À l’inverse, les jeunes crient beaucoup et… pard», il se cache dans un buisson en enten- cieux – une nouvelle démonstration de la suscitent peu d’intérêt! dant une «alarme aigle» et scrute le sol en plasticité du répertoire d’un individu donné. Le langage ne se résume pas à l’utili- position bipède à la suite d’une «alarme Quelques chercheurs, comme le lin- sation de règles de conversation. Il com- serpent»). Cette aptitude à la communica- guiste américain Noam Chomsky et le psy- porte bien d’autres aspects essentiels tels tion référentielle, c’est-à-dire qui s’appuie chologue américain Steven Pinker, ont que la sémantique (signification des mes- sur divers objets de référence, constitue longtemps décrit le langage comme propre sages) et la syntaxe. Nous avons retrouvé l’une des principales oppositions au carac- à l’homme, sans aucun précurseur possible certaines de ces compétences chez la mone tère uniquement émotionnel des émissions chez l’animal; selon eux, le langage serait de Campbell. Chez de nombreuses espèces vocales des singes. qualitativement différent de toutes les

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formes de communication animale. Ils s’ap- ner deux cris d’alarme différents – qui, puient sur un critère fondamental complexe: seuls, alertent de la présence d’un préda- la syntaxe, c’est-à-dire l’organisation séquen- teur – pour encoder un message supplé- tielle d’unités de base ayant elles-mêmes mentaire: sonner l’heure du départ. une signification. Les chants des oiseaux, Encore une fois, la mone de Camp- des baleines ou des gibbons ne s’apparen- bell nous a réservé bien des surprises. En tent ainsi pas au langage, même si certains étudiant les cris des mâles adultes de six L’hypothèse d’un cri éthologistes voient dans ces chants une orga- groupes sauvages, nous avons découvert nisation syntaxique étant donné la succes- deux niveaux d’organisation syntaxique de singe uniquement sion précise et déterminée des notes primitive chez le mâle adulte. Celui-ci s’ex- précurseur des rires chantées: l’analogie reste superficielle et prime vocalement beaucoup moins sou- seulement formelle, car les unités de base vent que la femelle. Son répertoire se ou des pleurs ne convoient aucune information propre. compose de six cris forts, qu’il utilise en chez l’homme ne peut cas de danger ou pour rassembler ses Les prémices troupes : Boom, Krak, Hok, Krakoo, Hokoo, plus être défendue. Wakoo. Toute une batterie d’analyses acous- d’une syntaxe tiques nous a permis de montrer que le Kra- Pourtant, des preuves de réelles combi- koo et le Hokoo ne diffèrent respectivement naisons sémantiques de cris existent, même du Krak et du Hok que par l’ajout d’un si elles sont encore rares. Ainsi, le cerco- suffixe invariant -oo (voir l’encadré ci-des- pithèque hocheur est capable de combi- sous). Ainsi, ajouter -oo à la fin du Krak géné-

DU SON À LA PHRASE : LA PROTO-SYNTAXE DU CRI D’ALARME La mone de Campbell mâle combine six cris de base pour précise la nature et l’intensité du danger en lui adjoignant alerter son groupe d’un danger et le renseigner sur sa nature: divers cris. Par exemple, l’adjonction de cris Wakoo indique Hok, Hokoo, Krak, Krakoo, Boom et Wakoo (a). Les sono- la présence d’un aigle; s’il ajoute à cela des Hok, c’est que grammes de ces cris sont tous distincts (la fréquence est l’attaque de l’aigle est imminente. En revanche, l’adjonction en kilohertz, le temps en secondes). Néanmoins, d’après de cris Krak indique qu’un léopard a été repéré. Le cri l’étude de ces sonogrammes, les cris Hokoo et Krakoo sont Boom Boom constitue un autre élément de base, utilisé les cris Hok et Krakauxquels a été adjoint le suffixe -oo(cadre soit seul pour ordonner un regroupement avant déplace- rouge). Plusieurs séquences de cris ont ainsi été identi- ment, soit combiné avec d’autres cris pour signifier d’autres fiées (b). Une suite de plusieurs Krakoo constitue le cri dangers comme la chute d’un arbre ou le repérage d’un groupe d’alarme général quand un prédateur est entendu. Le mâle voisin à proximité du territoire. a b Fréquence Fréquence Krak-oo Krak-oo Krak-oo ... 4 4 Prédateur entendu 3 3 Boom Boom 2 2 Regroupement et déplacement 1 1 Temps Temps 0,2 0,4 0,6 0,2 0,4 0,6 Wak-oo Krak-oo Wak-oo Krak-oo Krak-oo ... Hok Hok-oo Aigle

Fréquence Fréquence Hok Krak-oo Wak-oo Krak-oo Krak-oo ... 4 4 Aigle – danger imminent ! 3 3 2 2 1 1 Hok Hok-oo Wak-oo Krak-oo Krak-oo ... Temps Temps Aigle en vue à contre-attaquer 0,2 0,4 0,6 0,2 0,4 0,6 Krak Krak-oo Krak Krak-oo Krak Krak-oo Krak-oo ... Léopard Fréquence Fréquence 4 4 3 3 Boom Boom Krak-oo Krak-oo Krak-oo ... 2 2 Chute d’arbre ou de branche 1 1 Temps Temps 0,2 0,4 0,6 0,2 0,4 0,6 Boom Boom Hok-oo Hok-oo ... Krak-oo Krak-oo ... Boom Wak-oo Repérage d’un groupe voisin à proximité

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ralise un message «léopard» en un mes- sage « alerte générale » et, de la même manière, ajouter -oo à la fin du Hok trans- forme le message «aigle» en un message «danger provenant d’en haut». De plus, ces six cris ne sont pas émis seuls, mais sont combinés en séquences vocales de 2 à 40cris successifs (25 en moyenne), qui prennent de nouvelles significations. Une séquence donnée peut compor- ter jusqu’à quatre types de cris différents. La composition de la séquence ainsi que l’ordre de succession des types de cris permettent d’encoder de nombreux mes- sages. Si un mâle émet deux Boom succes- sifs, il demande à son harem de se regrouper en prévision d’un départ imminent. S’il émet une série de Krakoo, il informe son groupe qu’il a entendu un prédateur. Mais ses capacités ne s’arrêtent pas là. Le mâle mone peut aussi grouper deux séquences Photo Alban Lemasson 4. UN ENREGISTREMENT d’une mone de Campbell en captivité. Habitués aux chercheurs, les existantes en produisant une série de Boom singes sont indifférents à leur présence: ils n’émettent aucun cri d’alarme à leur sujet pendant suivie d’une série de Krakoo pour infor- les expériences. mer d’un tout autre danger: la chute d’un arbre. Insérer un type de cri particulier dans pionniers démontraient le caractère inné une séquence existante lui permet aussi des structures de base des cris des singes, de préciser ou de modifier le message. Ainsi, les chercheurs ont, pour beaucoup d’entre en insérant des Krak ou des Wakoo dans la eux, négligé d’autres possibilités… On ne séquence de Krakoo, le mâle précise l’iden- peut trouver que ce que l’on cherche! Un tité du prédateur, respectivement léopard autre élément de réponse est que la majo- et aigle. S’il insère un Hok, le danger est alors rité des singes sont forestiers, donc diffi- ✔ imminent. Enfin, s’il insère des Hokoo ciles à étudier individuellement sur le BIBLIOGRAPHIE entre les Boom et les Krakoo de la séquence terrain en raison de l’encombrement visuel A. Lemasson, What can forest «chute d’arbre», le message est complète- du milieu. Ce handicap a restreint les tra- guenons «tell» us about the origin ment modifié : il informe de la présence vaux à un nombre limité d’espèces. of language ?, dans Primate Communication and Human d’un groupe conspécifique rival en bordure Lorsque nous avons commencé l’étu- Language: Vocalisations, Gestures, du territoire. La femelle, quant à elle, n’émet de de la mone de Campbell dans les Imitation and Deixis in Humans pas ce genre de longue séquence vocale années 2000, nous ne savions encore rien and Non-Humans, John Benjamins combinant différents cris. sur cette espèce. Beaucoup d’autres espèces Publishing Company, sous presse. restent peu connues, ce qui constitue le A. Lemasson et al., Attention L’émergence principal enjeu des futures recherches sur to elders’ voice in nonhuman la communication des singes. Plus d’études primates, Biology Letters, vol. 6, pp. 325-328, 2010. du langage sur ces thématiques sont désormais néces- Cette capacité à combiner de façon séman- saires pour déterminer quelles compé- K. Ouattara et al., Generating tique des sons (affixation d’un son à un tences du langage nous avons héritées meaning with finite means in Campbell’s monkeys, autre son, séquence vocale) est fort proba- de la lignée des primates et quelles com- PNAS, vol. 106, n° 51, blement apparue au cours de l’évolution et pétences ont émergé en parallèle, nées pp. 22026-22031, 2009. a été sélectionnée pour permettre aux pri- de pressions de sélection similaires dans mates d’augmenter leur pouvoir commu- des branches différentes. Une chose est K. Zuberbühler et al., The primate roots of human language: primate nicatif en dépit des contraintes anatomiques sûre : le scénario d’un cri de singe uni- vocal behaviour and cognition in qui limitaient leur articulation des sons. quement précurseur des rires ou des pleurs the wild, dans Becoming Eloquent: Une telle évolution a sans doute été une chez l’homme ne peut plus être défendu. Advances in the Emergence of Language, Human Cognition, étape clé de l’émergence du langage. Chez la mone de Campbell, le fonction- and Modern Cultures, John Pourquoi de telles découvertes majeures nement social est indissociable des capa- Benjamins Publishing Company, sur la communication vocale des singes cités de communication. L’évolution de la pp. 235-264, 2009. sont-elles aussi tardives? Un élément de communication est sans doute le produit réponse est le frein que constituent par- d’une coévolution complexe entre les capa- Retrouvez les cris des mones fois les dogmes à la recherche scienti- cités vocales, la qualité de l’habitat et la de Campbell mâles sur le site fique. Parce que les quelques travaux complexité de la vie sociale. ■ fr www.pourlascience.fr

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Télécommunications pls_395_p000000_wifi.xp_mm_27_07 6/08/10 16:04 Page 53

Michelle Effros, Andrea Goldsmith et Muriel Médard

Comment assurer des communications en toutes circonstances, par exemple en cas de séisme majeur? La solution réside dans des réseaux sans fil L’ESSENTIEL  autonomes et dépourvus d’infrastructure fixe. Les «réseaux ad hoc», sans fil, ne nécessitent pas d’infrastructure fixe. l’ère de Facebook, de Twitter et de phones portables et autres appareils de com- L’information passe l’iPhone, on tient facilement pour munication spécialement programmés sont d’appareil en appareil, acquise notre capacité à se connec- à portée les uns des autres. Chaque appa- tissant une toile À de connexions. ter au monde entier. Et pourtant, c’est sou- reil du réseau joue à la fois le rôle d’émet- vent lorsqu’on a le plus besoin de teur et de récepteur et, point crucial, de relais  Ces réseaux communiquer que les infrastructures de pour tous les autres appareils se trouvant peuvent être utilisés communication ont des défaillances. En à proximité. Des appareils mutuellement là où la construction Haïti, par exemple, les téléphones par satel- hors de portée peuvent communiquer si d’une infrastructure mobile lite fournis par les organismes humani- ceux qui se trouvent entre eux servent d’in- classique serait trop taires ont été le principal moyen de termédiaires et relayent les messages, coûteuse ou difficile à mettre communication dans les jours qui ont suivi comme une chaîne humaine se passe des en œuvre, par exemple le grand séisme de janvier dernier. Même seaux d’eau pour éteindre un incendie. En dans des régions reculées des événements aussi banals que des cou- d’autres termes, chaque nœud du réseau ou sur le champ de bataille. pures de courant sont susceptibles de para- fonctionne à la fois comme un communi- lyser l’infrastructure de téléphonie mobile, cant pour ses propres messages et comme  Parce qu’un réseau et de réduire nos principaux appareils infrastructure pour les messages des autres. ad hoc est en perpétuel de contact en cas d’urgence au statut de L’aide d’urgence lors de catastrophes changement, il faut recourir simples presse-papiers lumineux. est une application potentielle parmi à des stratégies innovantes Une solution de plus en plus envisagée d’autres des réseaux ad hoc. Ces derniers pour éviter la perte pour de telles situations est la création de peuvent servir partout où la construc- de données et limiter «réseaux ad hoc». Ces réseaux se mettent tion d’une infrastructure fixe serait trop les interférences.

en place d’eux-mêmes quand des télé- lente, trop difficile ou trop coûteuse. Les Paul Wearing pls_395_p000000_wifi.xp_mm_27_07 6/08/10 16:04 Page 54

toute une variété d’environnements iso- lés ou inhospitaliers afin de recueillir des données scientifiques provenant de capteurs sans fil et de basse puissance. Mais un certain nombre d’avancées sont encore nécessaires avant que ces réseaux ne se généralisent. S’affranchir d’équipements fixes Afin de comprendre pourquoi les réseaux ad hoc sont lents à s’imposer, examinons les différences entre cette nouvelle approche et les technologies sans fil telles que la télé- phonie mobile et le Wi-Fi. Quand vous utilisez un téléphone portable ordinaire pour appeler un ami, seule la transmission entre un téléphone et l’antenne-relais la Getty Images DANS DES CATASTROPHES telles que le récent tremblement de terre en Haïti, les lignes de commu- plus proche est sans fil. Les antennes, fixes, nication sont coupées. Le déploiement de réseaux ad hoc permettrait aux populations victimes de communiquent entre elles par de vastes communiquer avec les instances de secours ou d’aide humanitaire et avec le monde extérieur. réseaux de câbles et de fils. Les réseaux locaux sans fil tels que le Wi-Fi s’appuient militaires ont investi beaucoup d’argent aussi sur des antennes fixes et des trans- dans la conception de tels systèmes pour missions filaires. les communications sur le champ de Cette approche présente des avantages bataille. Chez vous, des réseaux ad hoc per- et des inconvénients. Il faut de l’électricité mettraient aux appareils de se trouver pour transmettre l’information, et les les uns les autres et de communiquer auto- réseaux sans fil classiques économisent matiquement, ce qui débarrasserait enfin l’énergie des appareils à batterie (tels les LES AUTEURS votre salon ou votre bureau des enche- téléphones et les ordinateurs portables) en vêtrements de fils. Les villages isolés et les laissant la plus grande part possible de l’ef- quartiers dépourvus d’infrastructure à fort de communication à une infrastructure haut débit pourraient se connecter à Inter- stationnaire branchée au réseau électrique. net via des réseaux ad hoc. Les scientifiques De même, la bande passante d’un canal qui s’intéressent à la canopée des forêts de communication sans fil est fixe et limi- ou aux fonds des océans pourraient répar- tée. Les systèmes sans fil classiques pré- tir des capteurs dans les milieux à étu- servent la bande passante en faisant passer dier sans se soucier de quel détecteur l’essentiel de l’information par des fils. recevra quel autre, ni de la façon dont l’in- L’utilisation d’une infrastructure fixe Michelle EFFROS est professeur formation remontera jusqu’aux ordina- permet d’édifier des réseaux de commu- de génie électrique à l’Institut teurs portables des chercheurs. nications téléphoniques et Wi-Fi vastes et de technologie de Californie Le développement de ces réseaux a fiables là où les besoins sont les plus impor- (Caltech), aux États-Unis. Andrea GOLDSMITH est professeur débuté il y a plus de trois décennies. tants. Cependant, de tels réseaux sont vul- de génie électrique à l’Université Mais il a fallu attendre ces dernières années nérables à des coupures de courant ou de Stanford et cofondatrice pour que les avancées de la théorie des d’autres pannes centrales, qui peuvent de Quantenna Communications, qui développe la technologie réseaux donnent naissance aux premiers mettre hors d’usage le dispositif même si des réseaux sans fil. exemples concrets à grande échelle. À San les téléphones et les ordinateurs portables Muriel MÉDARD est professeur Francisco, la jeune pousse Meraki Networks de la zone fonctionnent toujours. au Département de génie a fourni à 400000 habitants un accès à Inter- Les réseaux ad hoc, en revanche, sont électrique et d’informatique de l’Institut de technologie net dans le cadre de son projet Free the Net, très robustes. Si un appareil mobile est à du Massachusetts (MIT). qui utilise une technologie de réseau ad hoc. court d’électricité ou éteint, ceux qui res- Toutes trois sont collaboratrices Les composants Bluetooth des téléphones tent modifient le réseau pour compenser et amies de longue date. portables, des systèmes de jeux électro- autant que possible l’élément manquant. niques et des ordinateurs portables utili- Un tel réseau s’ajuste et «cicatrise» natu- sent des techniques de réseau ad hoc pour rellement à mesure que des appareils s’ajou- permettre aux appareils de communiquer tent ou disparaissent. sans câblage ni configuration explicite. Et Cette faculté d’autocicatrisation a tou- des réseaux ad hoc ont été déployés dans tefois un coût. Le réseau doit envoyer

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l’information de façon astucieuse afin que ner eux-mêmes les meilleures façons de dis- le message puisse être reconstitué même si tribuer l’information. Or les appareils certaines des liaisons entre l’émetteur et le individuels sont limités en termes de puis- récepteur faillissent au cours du transit. Le sance de calcul, de mémoire et de commu- système doit déterminer le meilleur moyen nication, si bien qu’aucun ne peut à lui de faire parvenir un message au destina- seul recueillir ou traiter toute l’informa- taire en dépit du fait que l’appareil émet- tion dont disposeraient les ordinateurs cen- teur n’a aucun moyen de savoir où se trouve traux des réseaux sans fil classiques. le destinataire. Enfin, le réseau doit aussi La situation peut être illustrée par le gérer le bruit omniprésent des multiples scénario suivant. Vous êtes dans une appareils qui émettent aux mêmes moments. grande ville (Londres par exemple) et vous devez contacter un ami qui se trouve en LE SYSTÈME DOIT DÉTERMINER Quelle stratégie un lieu non déterminé à l’autre bout de la ville. Supposons que l’infrastructure de Ie meilleur moyen de faire d’acheminement? communication soit installée sur les toits parvenir un message Le problème qui consiste à acheminer effi- des taxis. Le récepteur de chaque taxi a au destinataire, cacement l’information à travers un réseau une portée de un kilomètre, et les taxis se en perpétuel changement a été difficile à déplacent beaucoup moins vite que la avec des appareils individuels résoudre pour plusieurs raisons. Dans vitesse de propagation des signaux, de disposant de capacités un réseau de téléphonie mobile ou autre sorte que les taxis doivent collaborer pour et d’informations limitées. réseau sans fil classique, l’infrastructure acheminer votre message. Au fil du trafic, filaire centrale enregistre l’emplacement les récepteurs voisins se connectent et se général des appareils individuels. Elle peut déconnectent au bout d’une durée impré- alors acheminer directement le message visible. Votre appel doit traverser la ville d’un usager à son destinataire. en faisant des sauts de puce sur ce réseau À l’inverse, les appareils de communi- fluctuant, trouver votre ami, puis ache- cation des réseaux ad hoc doivent détermi- miner l’information.

UTILISER UNE REDONDANCE BIEN PENSÉE POUR ENVOYER DES MESSAGES Dans un réseau ad hoc sans fil, tout chemin porteur d’information est susceptible d’être coupé n’importe quand. Aussi l’expéditeur doit-il découper la missive de telle façon qu’on puisse la reconstituer quels que soient les chemins qui font défaut. Dans cet exemple simple, il s’agit d’envoyer comme message les nombres 1 et 3. On suppose qu’il y a quatre chemins possibles, ayant chacun une chance sur deux de fonctionner. L’approche naïve (envoyer 1 sur deux chemins et 3 sur les deux autres) pourrait conduire à une situation où les deux chemins du 1 ou les deux chemins du 3 sont défaillants. Une approche plus complexe garantit la réception (en cas de défaillance de deux chemins au plus).

‚ En plus d’envoyer les nombres 1 (noté x) ƒ Supposons que les deuxième „ Le récepteur reçoit deux et 3 (noté y) eux-mêmes, l’expéditeur envoie et quatrième chemins soient défaillants informations: x et la quantité x + y. des informations les concernant. Il transmet et échouent à livrer leur information. À partir de là, un calcul simple permet x = 1 sur le premier chemin, y = 3 sur au récepteur de reconstituer le deuxième, la quantité x + y sur le troisième le message initial. et x +2y sur le quatrième.

Headcase Design

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La tâche est difficile même pour un seul Une technique nommée « codage message se propageant à travers un petit réseau» offre un juste milieu. Elle consiste réseau. La difficulté ne fait que s’accroître à découper le message en tronçons, à défi- quand le nombre d’appareils et de mes- nir de l’information concernant ces tron- sages augmente. Pour que la technologie çons, et à envoyer cette méta-information soit réellement utile, elle doit fonctionner le long de multiples chemins de telle façon efficacement quelle que soit la taille, grande que le message original puisse être recons- ou petite, atteinte par le réseau. titué du côté du destinataire même si certains des tronçons sont perdus (voir l’en- DEUX APPROCHES POUR ÉVITER LES INTERFÉRENCES: cadré page 55). Pour mettre en œuvre le codage réseau, découper l’information en petits morceaux il faut entre autres décider sur combien de et la transmettre par courtes rafales, chemins envoyer un message. En aug- ou jouer sur l’intensité des différents émetteurs. mentant le nombre de chemins, on dimi- nue l’impact d’une défaillance sur un chemin, mais on augmente le nombre d’ap- De nombreuses techniques ont été pareils mobilisés pour un appel donné. développées pour résoudre ce problème. Cette stratégie répartit la charge de l’ap- Fondamentalement, elles font intervenir pel sur davantage de membres du réseau, un grand nombre de requêtes. Un récep- ce qui réduit la consommation électrique teur demande à ses voisins de déterminer de chacun d’entre eux tout en exigeant quels appareils se trouvent à proximité; plus de coordination. ces récepteurs demandent à leurs propres Quand davantage d’appareils se met- voisins, et ainsi de suite jusqu’à ce que tent à transmettre, que ce soit une ou votre ami reçoive le message. La réponse plusieurs conversations, les risques d’in- de votre ami peut revenir par le même che- terférences augmentent aussi. De même  min, ou bien par un autre. Chaque appa- qu’il est difficile de comprendre ce qui se BIBLIOGRAPHIE reil intermédiaire crée ainsi une liste de dit lorsque trop de personnes parlent en M. Frikha, Réseaux ad hoc - chemins disponibles entre vous et votre même temps, il est difficile pour un appa- Routage, qualité de service ami. Ces listes permettent à un message reil sans fil de récupérer l’information trans- et optimisation, Hermès-Lavoisier, d’atteindre votre ami même si votre appa- mise quand il y a d’autres transmissions 2010. reil personnel n’est pas informé de la posi- à proximité. Ces problèmes sont particu- R. Koetter, M. Effros et M. Médard, tion de votre interlocuteur. Le réseau étant lièrement gênants dans les réseaux ad hoc On a theory of network en perpétuel mouvement, les appareils sans fil, qui n’ont pas de contrôleur cen- equivalence, dans IEEE Information Theory Workshop on Networking doivent sans cesse effectuer des requêtes tral pour coordonner les participants. and Information Theory, Volos, et répondre pour maintenir à jour la liste On peut éviter les interférences dans Grèce, pp. 326-330, 2009. des chemins disponibles. les réseaux sans fil de deux façons diffé- M. Effros, R. Koetter et M. Médard, rentes. La première est d’éviter le conflit. Lutter contre les embouteillages Si les transmissions sont rares, le risque du Web, Pour la Science, n°359, Pas trop de redondance d’interférence est faible. Dans cette stra- septembre 2007. Il est également intéressant d’envoyer de tégie, chaque appareil découpe l’infor- l’information le long de plusieurs chemins mation en petits morceaux et transmet à la fois, ce qui augmente les chances que seulement en courtes rafales. Comme il est le message arrive à destination. Mais alors peu probable que des voisins non coor-  SUR LE WEB quel degré de redondance introduire dans donnés émettent exactement au même le système? Une stratégie extrême est d’en- moment, on crée moins d’interférences que E. Baccelli, Algorithmes pour voyer le message complet par tous les si les usagers émettaient l’information en les réseaux ad hoc, 8/12/2006: http://interstices.info/ chemins. Cela accroît les chances que le un lent flux continu (la norme la plus répan- reseaux-adhoc message arrive à bon port, mais en adop- due de réseau sans fil pour ordinateurs tant une telle approche pour tous les mes- personnels est fondée sur cette approche). D. Simplot-Ryl, Réseaux sans fil de sages, on submerge rapidement le système. La seconde stratégie permet à deux nouvelle génération, 14/10/2004: http://interstices.info/sans-fil À l’autre extrême, on peut tronçonner émetteurs d’envoyer simultanément de l’information en une série de morceaux, l’information à un récepteur, mais elle puis envoyer chaque morceau sur un che- exige que l’un émette plus discrètement min distinct. Cette méthode utilise de façon que l’autre. Si vous parlez fort pendant plus économe les ressources du réseau, que quelqu’un d’autre murmure, je peux mais beaucoup de bits risquent d’être en général extraire votre message sans perdus en chemin, le destinataire se retrou- difficulté (voir l’encadré page 57). Si je dis- vant alors avec un message incomplet. pose d’un enregistrement, je peux sous-

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DES INTENSITÉS DIFFÉRENTES POUR ÉVITER LES INTERFÉRENCES Les réseaux ad hoc sans fil doivent gérer de sérieux problèmes d’interférence: quand plusieurs appareils émettent en même temps, il peut être difficile de faire émerger du bruit un seul flux de données. Pour surmonter cet obstacle, une stratégie consiste à faire varier l’intensité des signaux émis par les différents appareils. Ce système fonctionne bien pour deux émetteurs et un récepteur; sa transposition à une plus grande échelle est un défi pour les chercheurs.

‚ Deux émetteurs envoient ƒ Le signal combiné ressemble „ Le récepteur peut y discerner le message de l’information. L’un est réglé pour beaucoup à l’émission intense. intense, puis le soustraire au signal combiné émettre avec une forte intensité, pour en extraire le signal et l’autre avec une faible intensité. d’intensité faible.

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traire votre message pour récupérer celui De telles informations sur les limites réseaux ad hoc et quelque chose que nous d’intensité inférieure. des performances des réseaux ad hoc sont comprenons beaucoup mieux: les réseaux Cette seconde approche se révèle supé- précieuses. Elles inspireraient aux concep- câblés ordinaires. La science informatique rieure dans le cas d’un réseau constitué seu- teurs de réseaux de nouvelles techniques a plus de six décennies d’expérience dans lement de deux appareils émettant des et aideraient à déterminer où peuvent l’étude des flux d’information dans les messages et d’un troisième qui les reçoit. être obtenus les meilleurs gains dans les réseaux câblés. Ces réseaux ne souffrent Elle devient beaucoup plus problématique réseaux existants. De plus, la connaissance pas de problèmes d’interférences, et leurs quand le nombre de locuteurs augmente. de ces limites permettrait de fixer les prio- nœuds ne se déplacent pas. Pour étu- Le système doit alors, d’une façon ou d’une rités entre débits, délais, probabilités de dier un réseau sans fil donné, nous le autre, coordonner qui devrait émettre à fort perte de paquets de bits, etc., en fonction modélisons dans un premier temps volume et qui à faible volume. La coordi- du réseau et de l’application considérés. comme un réseau filaire qui intègre cer- nation elle-même nécessite de la commu- Par exemple, les appels téléphoniques et taines caractéristiques centrales du com- nication; et plus on investit d’efforts dans les téléconférences sont très sensibles aux portement du réseau sans fil. Nous la coordination, moins il reste de bande pas- délais. S’il y a trop de délais ou d’arrivées pouvons alors caractériser les limites de sante pour l’information à transmettre. de paquets incohérents, on peut avoir des performances complètes du réseau ad hoc Trouver la meilleure stratégie possible reste interruptions ou des à-coups qui rendent en utilisant son double comme guide. un sujet de recherche d’actualité. pénibles les conversations. Cette démarche aide à construire de Bien que les réseaux ad hoc soient meilleurs réseaux, parce que nous pou- utiles dans des situations très diverses, Une correspondance vons comprendre les implications de nos il peut être difficile de déterminer avec choix de conception. Elle nous permet éga- précision leur utilité. Il est même difficile avec les réseaux câblés lement de déterminer où nos approches de répondre à des questions simples sur Ce type de compréhension est difficile à actuelles sont performantes, et où elles les limites de leurs performances. À obtenir dans les réseaux ad hoc parce qu’ils gagneraient à être améliorées. quel débit peut-on transmettre l’infor- changent constamment. Pour comprendre Malgré ces avancées, nous ne nous mation ? Comment ce débit dépend-il du les limites du réseau, on ne peut se conten- attendons pas à ce que les réseaux ad hoc nombre d’appareils et des interférences ter de mesurer les performances du réseau remplacent l’infrastructure de télépho- qui en résultent? Que se passe-t-il quand au temps présent, on doit mesurer quelles nie mobile existante. Mais dans les situa- tous les appareils du réseau sont en mou- seraient ces performances dans toutes les tions singulières où les réseaux ad hoc sont vement? Et quels sont les compromis entre configurations possibles du réseau. essentiels, de tels outils nous permet- le débit de transmission de l’informa- Nous avons adopté une nouvelle tront de bien comprendre et mesurer ce tion, le délai associé à son acheminement approche de ce problème en réussissant qu’on peut attendre du réseau au moment et la robustesse du système? à établir une correspondance entre les précis où l’on en a le plus besoin. I

© Pour la Science - n° 395 - Septembre 2010 Télécommunications [57 pls_394_p058_063_perception-OK.xp 6/08/10 18:17 Page 58 Neurosciences (Perception)

Neurosciences

La perceptiondes

interdites En théorie, il est impossible de percevoir du vert rougeâtre et du bleu jaunâtre, mélanges de couleurs opposées. Certaines expériences permettent pourtant d’y parvenir.

Vincent Billock et Brian Tsou

vez-vous déjà vu du jaune bleuâtre? le vert, le jaune et le bleu, quatre couleurs et du bleu. Effectivement, nous percevons Non, nous ne pensons ni à un vert fondamentales (auxquelles il ajoutait le le vert bleu (le turquoise ou cyan), le rouge A bleuté ni à un vert-jaune, mais bien blanc et le noir). Autrement dit, en chaque jaune (l’orange), le rouge bleu (le violet) à une teinte qui serait jaune et bleu à la fois. point du champ visuel, le rouge et le vert, et le vert jaune, mais pas ni du rouge ver- Et un vert rougeâtre ? Là encore, il ne s’agit d’une part, le jaune et le bleu, d’autre part, dâtre, ni du vert rougeâtre, ni du bleu ni d’un brun boueux qui pourrait être s’opposent : la perception de la couleur jaunâtre, ni du jaune bleuâtre. obtenu en mélangeant différentes couleurs, rouge en un point empêche la perception Cette théorie de l’opposition des cou- ni d’un jaune issu d’un rouge mélangé à de la couleur verte à cet endroit, et vice leurs a été critiquée, mais reste intéressante. du vert clair, ni d’une texture pointilliste versa. De même pour le jaune et le bleu. Diverses recherches semblent montrer que où points rouges et points verts seraient l’opposition des couleurs naît dès la rétine mêlés, mais bien d’une seule couleur, rou- L’opposition et le mésencéphale, la première région céré- geâtre et verdâtre en même temps, au brale impliquée dans la vision. Les signaux même endroit. En réalité, il est peu pro- des couleurs bruts correspondant aux couleurs sont pro- bable que vous y soyez parvenus: aucun Ce principe d’opposition est également à duits par les cônes, un type de photoré- vert (ni aucune autre teinte) ne paraît à la l’œuvre quand on fléchit l’avant-bras: le cepteurs situés dans la rétine. Il existe trois fois bleuâtre et jaunâtre ; de même, il triceps se relâche et le biceps se contracte; types de cônes, chacun étant pourvu d’un n’existe pas de rouge verdâtre. muscles antagonistes, le biceps et le tri- pigment sensible à une bande de longueurs Pourtant, nous avons trouvé comment, ceps agissent en opposition. On ne peut d’onde différente, de sorte que les cônes dans des conditions particulières, perce- contracter en même temps ces deux détectent la lumière selon trois bandes de voir ces couleurs interdites. Ce phénomène muscles. La vision des couleurs repose sur longueurs d’onde qui se chevauchent et visuel précise la notion d’opposition des ce même phénomène d’opposition. Ainsi, sont centrées sur le bleu, le vert et le rouge. couleurs proposée en 1872, par le physio- selon la théorie de Hering, les nuances D’autres cellules rétiniennes traitent logiste prussien Ewald Hering. Ce dernier de la vision sont produites par la combi- les signaux émis par ces trois types de cônes, suggéra que la vision des couleurs repo- naison du rouge et du jaune, du rouge et ce qui produit les signaux correspondant sait sur une opposition entre le rouge et du bleu, du vert et du jaune, ou du vert aux quatre couleurs primaires de Hering

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– le rouge, le vert, le jaune et le bleu. Mais partie du système visuel responsable de tout se passe comme si le système nerveux l’opposition des couleurs et activé un méca- était constitué de seulement deux types de nisme de « remplissage » perceptif: lorsque canaux de perception des couleurs : un l’on oblige deux bandes de couleurs oppo- canal « rouge moins vert » où les signaux sées à coexister sur la rétine, le système positifs représentent différents niveaux de visuel remplit la zone frontière de ces cou- rouge, les signaux négatifs représentent leurs interdites. différents niveaux de vert et les signaux En 2001, nous avons proposé une nou- nuls ni l’un ni l’autre; et un canal « jaune velle explication de ces observations. Nous moins bleu » fonctionnant sur le même savions qu’en plus de la stabilisation des principe. Cette organisation est conforme images, une autre condition expérimen- à l’opposition des couleurs de Hering. tale fait disparaître la frontière entre des plages adjacentes de couleurs opposées: Des couleurs lorsque les deux plages ont la même lumi- nance. Cette caractéristique mesure l’in- en fusion tensité lumineuse par unité de surface. En 1983, Hewitt Crane et Thomas Pianta- Elle peut se définir de manière appro- nida, de la Société SRI International, un ins- chée comme la brillance perçue. Pour un titut de recherche situé à Menlo Park, en observateur, deux couleurs ont la même Californie, ont déjoué les règles de la luminance (ou équiluminance), si le fait L’ESSENTIEL perception qui interdisent du rouge vert de les présenter rapidement en alternance ✔ ou du jaune bleu. Ils ont demandé à des ne produit quasiment pas de sensation Le rouge et le vert sujets de regarder une bande rouge et une de clignotement entre les deux teintes. sont des couleurs dites bande verte accolées, ou une bande jaune opposées: on ne peut et une bande bleue accolées. Un disposi- généralement percevoir tif suivait la direction des yeux des sujets, Suivre le regard du rouge et du vert et déplaçait des miroirs de sorte que les Par ailleurs, quand des sujets observent comme une seule champs de couleur restaient immobiles fixement deux champs adjacents dont les couleur, le rouge-vert. sur la rétine des sujets malgré les saccades couleurs ont la même luminance, ils voient Il en est de même pour incessantes de leurs yeux. Ainsi, l’image la frontière entre les deux couleurs s’af- le jaune et le bleu. était stabilisée. Les sujets ont rapporté voir faiblir, puis disparaître. Les couleurs se fon- ✔ On a longtemps cru les couleurs se fragmenter en morceaux dent l’une dans l’autre, sauf dans le cas des que cette impossibilité qui apparaissaient, disparaissaient, puis paires rouge-vert et jaune-bleu. Cet effa- était due à la façon réapparaissaient. Ils ont surtout constaté cement est particulièrement net lorsque les dont le système visuel que la frontière entre les bandes colorées mouvements des yeux de l’observateur est structuré. disparaissait au bout de quelques instants, sont réduits au maximum. et que les couleurs se mélangeaient au Puisque l’égalité des luminances et ✔ Mais si l’on parvient à niveau de la frontière dissoute. Certains la stabilisation des mouvements des yeux court-circuiter une étape voyaient du vert rougeâtre ou le bleu provoquent l’une et l’autre la fusion des du fonctionnement jaunâtre interdits. D’autres voyaient un couleurs, nous nous sommes demandé du cerveau par scintillement bleu sur un fond jaune. si ces deux propriétés pourraient se com- des procédures Ces résultats étonnants furent négligés biner. L’effacement de la frontière entre expérimentales, pour plusieurs raisons. D’abord, ils étaient couleurs serait-il alors suffisamment puis- les couleurs interdites, quelque peu incohérents: certains sujets sant pour se produire même avec des cou- peuvent devenir visibles. Jen Christiansen percevaient une illusion visuelle et non leurs opposées? Pour tester cette hypothèse, les couleurs interdites. De surcroît, ces cou- nous nous sommes associés à Gerard Glea- leurs étaient difficiles à décrire. H. Crane son, du Laboratoire américain de recherche et T. Piantanida essayèrent de résoudre ce de l’armée de l’air qui étudie les sac- problème en demandant à des artistes de cades oculaires. raconter comment ils les percevaient: sans Nous avons utilisé un dispositif de suivi succès. Ensuite, il était difficile de repro- du regard mis au point par G. Gleason ainsi duire l’expérience, car le dispositif suivant que des systèmes qui maintiennent la tête. les mouvements des yeux était onéreux et Sept spécialistes de la vision des cou- peu pratique à utiliser. Enfin, les chercheurs leurs, capables de décrire précisément leurs n’avaient pas de théorie à proposer pour perceptions, ont participé à nos expériences. interpréter leurs résultats. Ce fut vrai- Comme la perception de la luminance semblablement le principal écueil. de différentes couleurs varie d’un individu Les deux chercheurs devinèrent que à l’autre, nous avons tout d’abord mesuré leur procédure avait court-circuité la leurs réponses au rouge, vert, jaune et au

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VOIR DE NOUVELLES TEINTES Le phénomène d’opposition des couleurs produit par le cerveau peut être évité (ci-dessous). On perçoit alors des couleurs que l’on ne voit pas dans les conditions normales (page ci-contre).

L’OPPOSITION DES COULEURS? La façon dont les deux canaux de couleur du système visuel répondent à la lumière Chez l’homme, la vision des couleurs semble reposer sur explique l’apparence du spectre visible, par exemple pourquoi la lumière violette a l’air bleu rougeâtre, et pourquoi la lumière jaune n’est pas un vert rougeâtre. deux paires de couleurs dites opposées: le rouge et le vert, d’une part, le jaune et le bleu, d’autre part. La perception de l’une des couleurs d’une paire, par exemple le jaune, n’importe Réponse Canal rouge-vert Canal jaune-bleu positive où dans le champ visuel empêche la perception de la couleur (rouge et opposée (le bleu) au même endroit et en même temps. En consé- jaune) quence, bien que l’on puisse facilement voir des combinai- sons d’autres couleurs – comme le violet, mélange de rouge et de bleu –, nous ne pouvons généralement pas percevoir de Pas de réponse bleu jaunâtre ni de vert rougeâtre. Notre système visuel semble utiliser deux canaux pour les informations concernant la cou- La couleur visible Le rouge et le vert leur (ci-contre) : un canal «jaune moins bleu», capable de si- ci-dessous (ici le violet s’annulent, ce qui gnaler le jaune ou le bleu, mais pas les deux en même temps sur le spectre) résulte autorise la perception et au même endroit, et un canal «rouge moins vert», fonc- de la combinaison du jaune pur transmis des réponses des deux par l’autre canal. tionnant sur le même principe avec le rouge et le vert. canaux « rouge-vert » (en haut) et « jaune-bleu » Réponse (en bas). Mélanger différentes quantités de jaune ou de bleu avec du négative (bleu et vert) rouge ou du vert (a) produit toutes les nuances perceptibles (b). Jen Christiansen Ce principe reprend un dessin d’Ewald Hering, qui a proposé la théorie d’opposition des couleurs en 1897. Spectre visible a b 400 450 500 550 600 650 700 Longueur d’onde (en nanomètres)

bleu. Puis nous avons présenté une couleur transparaissait à travers l’autre, à chacun d’eux des bandes mais sans être atténuée. Souvent, un agréable adjacentes de rouge et de vert, vert rougeâtre ou jaune bleuâtre remplis- n ilso ou de jaune et de bleu, ajustées sait le champ visuel. Deux sujets racontè- C. W pour que les deux couleurs apparais- rent qu’ils étaient désormais capables sent de même luminance, ou, au contraire, d’imaginer du vert rougeâtre et du jaune de luminances très différentes. bleuâtre, mais cette faculté ne persista pas. LES AUTEURS Nous sommes donc aujourd’hui Franchir la frontière capables de répondre à la question que le philosophe David Hume a posée en interdite 1739 : est-il possible de percevoir de nou- Comme nous l’avions escompté, la combi- velles couleurs? Oui, mais celles que nous Vincent BILLOCK et Brian TSOU naison de l’équiluminance et de la stabili- avons mises en évidence sont compo- sont biophysiciens sation de l’image grâce au suivi du regard sées de couleurs familières. à la base Wright-Patterson s’est révélée remarquablement efficace pour À la suite de ces observations, nous de l’armée de l’air (U.S. Air Force), dans l’Ohio, faire franchir la frontière « interdite ». avons proposé un modèle de la formation aux États-Unis. Pour les images de même luminance, six de des couleurs interdites dans le cerveau. nos sept observateurs ont perçu des cou- Nous pensons que certaines populations leurs interdites: la frontière entre les deux de neurones sont en compétition pour couleurs disparaissait et les couleurs se émettre les signaux nerveux: elles ne peu- mélangeaient (le septième observateur per- vent pas émettre en même temps. Tout cevait du gris). Parfois, le résultat ressem- comme deux espèces animales se dispu- blait à un gradient de couleurs allant, par tent parfois une même niche écologique, exemple, du rouge au vert, avec toutes les les neurones se disputent le « droit nuances possibles de rouge verdâtre et de d’émettre ». Toutefois, les neurones qui vert rougeâtre entre les deux. Parfois, les « perdent », c’est-à-dire qui n’émettent champs rouge et vert coïncidaient, mais à pas de signal, sont réduits au silence, mais des profondeurs différentes, comme si ne meurent pas, contrairement à une

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COMMENT VOIR LES COULEURS INTERDITES Lorsque les sujets fixent deux plages de couleurs opposées Des conditions expérimentales particulières permettent de perce- (ci-contre) et que l’image voir du bleu jaunâtre et du vert rougeâtre. Ce résultat implique est immobile sur leur rétine, la frontière que l’opposition des couleurs n’est pas aussi fortement gravée dans entre les deux plages semble s’évanouir, le cerveau qu’on ne le pense généralement. Apparemment, le mé- comme si les couleurs fusionnaient canisme d’opposition peut être désactivé. (ci-dessous, a). Lorsqu’un champ est plus lumineux que l’autre, les mélanges forment des textures et des figures, par exemple des points bleus sur fond jaune. Mais Dans les expériences réalisées pour faire disparaître la barrière des pour des nuances de luminance couleurs interdites, un dispositif suit les mouvements des yeux des sujets similaire, la plupart des sujets pour maintenir les stimulus colorés toujours au même endroit sur la rétine. voient de nouvelles couleurs (des bleus jaunâtres) normalement impossibles à percevoir et, par conséquent, à représenter ici (b).

a b

J. Van Rensbergen, Lab. of Exp. Psych. Univ. Leuven Georgee Retsek

espèce animale qui disparaît si une autre Luminance des images ayant la même luminance pour s’approprie les ressources. et clignotement certains de leurs sujets et ayant des lumi- Une simulation numérique de cette nances différentes pour d’autres. compétition neuronale reproduit l’oppo- Pour percevoir les nuances Ces figures tachetées ou rayées sont sition classique des couleurs: pour chaque interdites, mieux vaut regarder étonnantes. Elles ont été étudiées dans longueur d’onde activant le système visuel, deux champs colorés d’autres contextes scientifiques. Elles se for- les neurones stimulés par le rouge, ou ceux de même luminance. ment par exemple dans des mélanges chi- activés par le vert, peuvent gagner, c’est- Deux couleurs ont la même miques où les molécules diffusent de façon à-dire produire un influx nerveux, mais luminance si le fait asymétrique ou à des vitesses différentes. pas les deux populations simultanément; de les présenter rapidement Le mathématicien britannique Alan Turing, de même pour les neurones « jaunes » et en alternance ne produit pionnier de l’informatique, a modélisé les « bleus ». Mais si l’on empêche la compé- quasiment pas de sensation motifs nés de ces répartitions aléatoires tition, par exemple en inhibant les de clignotement entre les deux de molécules. Il a ainsi reproduit les rayures connexions entre les populations neuro- teintes. La perception du zèbre ou les taches du léopard, et d’autres nales « vertes » et « rouges », ou « bleues » de la luminance diffère phénomènes biologiques, notamment et « jaunes », les teintes précédemment d’une personne à l’autre. certaines hallucinations visuelles. en conflit peuvent coexister, et les couleurs De multiples facteurs peuvent déclen- impossibles apparaissent. Luminance cher des hallucinations visuelles aux motifs Dans notre expérience, lorsque les géométriques: drogues, migraines, crises luminances des champs rouge-vert ou d’épilepsie et – notre préféré – un stimu- jaune-bleu différaient suffisamment, les lus visuel nommé champ vide clignotant. sujets ne percevaient pas les couleurs inter- Dans les années 1830, le physicien anglais dites. En revanche, des textures appa- David Brewster, l’inventeur du kaléido- raissaient: par exemple, un scintillement R > V R = V R

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ILLUSIONS SOUS CONTRÔLE lui-même expérimenté ces illusions et ressenti des flashs d’ombre et de i vous avez déjà roulé, les yeux fermés, sur lumière projetés sur ses paupières S une route bordée d’arbres, vous avez peut- fermées. On peut percevoir de tels être perçu une alternance rapide de lumière et clignotements si l’on est passager d’obscurité. Ce clignotement provoque sou- dans une voiture roulant le long de vent des illusions visuelles fugaces compre- rangées d’arbres éclairées par le nant des figures géométriques, tels des cercles soleil, et que l’on ferme les yeux ou, concentriques, des spirales ou des ailes de mou- mieux encore, si l’on fixe un ordi- lin à vent. L’étude des mécanismes cérébraux à nateur dont l’écran clignote. On peut l’œuvre dans ces illusions serait facilitée si les alors tenter de percevoir les illusions chercheurs pouvaient les stabiliser et contrôler géométriques que cela engendre.

les figures perçues. A. Daussin, Getty Images

De nombreux motifs géométriques Cercles, spirales activent des bandes de neurones et ailes de moulin dans le cortex visuel primaire. Des motifs en forme d’ailes de moulin à vent activent Il existe plusieurs types d’illusions géo- des bandes horizontales de neurones (a). métriques produites par des clignotements Des cercles concentriques activent lumineux: des ailes de moulin à vent, des des bandes verticales (c) et des formes cercles concentriques, des spirales, des toiles en spirale activent des bandes d’araignée et des nids d’abeilles. En 1979, inclinées (b et d). On suppose que les illusions géométriques Jack Cowan, de l’Université de Chicago, se produisent quand des clignotements et Bard Ermentrout avaient remarqué que

stimulent le cortex visuel primaire. G. Retseck toutes ces images déclenchaient l’activation Les activations résultantes de bandes de neurones du cortex visuel pri- s’auto-organiseraient en motifs rayés. maire, une région cérébrale située à l’arrière Cortex visuel du cerveau et impliquée dans le traite- primaire ment des informations visuelles. Par a b c d exemple, quand une personne regarde des cercles concentriques, des bandes ver- ticales de neurones sont activées dans le cortex visuel primaire. Quand elle regarde Motif observé Motif les ailes d’un moulin à vent, des bandes Cortex Cortex horizontales de neurones s’activent, tandis gauche droit que des spirales activent des bandes incli- nées (voir l’encadré ci-contre). Ainsi, en faisant l’hypothèse que des neurones du cortex visuel organisés en C. Wilson bandes sont activés spontanément en Réaction du cerveau du Réaction réponse aux clignotements, B. Ermentrout et J. Cowan pouvaient expliquer l’ori- ef gine de nombreuses illusions géomé- triques. En 2001, ils ont élargi ce modèle pour expliquer comment étaient produites Pour contrôler l’illusion visuelle provoquée par des clignotements, des figures plus complexes. les auteurs ont montré à des sujets Néanmoins, ces résultats ne donnaient de petites figures noires et fait pas de méthode capable de provoquer une clignoter la lumière tout autour. illusion particulière, ce qui permettrait de Les sujets ont perçu des cercles l’étudier en détail. En effet, les cercles, spi- concentriques gris autour d’ailes de g rales et autres figures perçues sous l’effet moulin à vent (e), et des ailes de h du clignotement sont à la fois imprévi- moulin à vent qui tournaient autour de cercles concentriques (f). sibles et instables, probablement parce que Des illusions similaires apparaissent chaque flash de la lumière clignotante per- quand la zone vide clignotante turbe l’illusion déclenchée juste avant. est au centre (g et h). Les cercles Une technique produisant à volonté et les ailes de moulin à vent une illusion spécifique serait utile. Pour se comporteraient comme essayer de stabiliser les figures déclen- des figures opposées. chées par le clignotement, nous nous sommes inspirés d’autres systèmes for-

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mant spontanément des motifs de Turing. Pouvez-vous le voir? Donald MacKay, du King’s College de Imaginez, par exemple, une poêle peu pro- Londres, a montré que lorsqu’une forme fonde remplie d’huile, chauffée par-des- en ailes de moulin à vent est observée en sous et refroidie par-dessus. Si la différence lumière clignotante, un discret motif en de température est suffisamment impor- anneaux concentriques se superpose aux tante, l’huile chaude qui monte et l’huile ailes de moulin à vent, et inversement. froide qui descend s’auto-organisent en On peut interpréter ces résultats un ensemble de cylindres orientés hori- comme la conséquence d’une opposition zontalement, qui, vus de dessus, res- perceptive. Imaginez que vous voyiez un

J. Christiansen/J. Hovis, Univ. of Waterloo semblent à des rayures. Chaque cylindre flash intense de lumière rouge. Une image tourne sur son axe – le fluide montant La vision binoculaire peut per- rémanente de la couleur opposée (ici verte) d’un côté et descendant de l’autre. La mettre de voir les couleurs inter- persiste après le flash. Si le système visuel figure est stable si les rouleaux adjacents dites. Essayez de fixer ces paires traite les ailes de moulin à vent et les cercles tournent dans des sens opposés. de rectangles en laissant vos comme des formes géométriques oppo- En général, l’orientation des cylindres yeux loucher de sorte que les sées, le motif de MacKay pourrait résul- (la direction des « rayures ») est aléatoire aires rouges et vertes se super- ter d’images géométriques rémanentes qui au moment où le motif se forme. Mais si posent; sur la figure du bas, les persistent pendant les instants d’obscu- l’on impose en un point l’orientation du deux croix se superposent. Les rité entre les flashs. flux ascendant de liquide, le motif évo- couleurs fusionnées sont en Ce type d’illusion a un équivalent en lue pour s’aligner dans cette direction. compétition, formant des taches couleurs : une zone rouge peut faire Nous nous sommes inspirés de cette instables. Certaines personnes paraître verdâtre une zone adjacente grise. expérience et avons voulu voir si en pré- peuvent avoir ainsi un aperçu du Dans des conditions dynamiques adé- sentant un motif géométrique à côté d’une vert-rougeâtre interdit. Cepen- quates – tel le système clignotant – une zone clignotante, nous stabiliserions l’illu- dant, on obtient de meilleurs figure géométrique fait apparaître la forme sion perçue par les sujets. Ainsi, nous avons résultats en utilisant des images opposée dans la zone vide adjacente. En associé des dessins de cercles et d’ailes de de même luminance et en les sta- d’autres termes, l’illusion de MacKay moulin à vent illuminés de façon stable et bilisant sur la rétine. implique une opposition géométrique une zone vide tout autour éclairée par une séparée dans le temps (les ailes de mou- lumière clignotant rapidement (voir l’en- lin à vent et les cercles sont présents à cadré page ci-contre en bas). Nous pensions des instants distincts), tandis que notre que les figures stimuleraient des bandes effet est une opposition géométrique sépa- de neurones d’orientations spécifiques dans rée dans l’espace (les ailes et les cercles le cortex visuel, et que le clignotement péri- apparaissent dans des zones adjacentes). phérique élargirait le motif en y ajoutant Même si les couleurs interdites et ces de nouvelles bandes parallèles de neurones. ✔ BIBLIOGRAPHIE illusions géométriques peuvent paraître Nous nous attendions à ce que les sujets anecdotiques, elles précisent la nature de voient les figures circulaires et les ailes d’un V. A. Billock et B. H. Tsou, l’opposition perceptive. Les couleurs inter- Neural interactions between moulin à vent envahissant la zone cligno- flicker-induced self-organized dites révèlent que l’opposition des cou- tante environnante. visual hallucinations and physical leurs – qui a servi de modèle pour toutes stimuli, PNAS, vol. 104, les oppositions perceptives – n’est pas aussi Opposition pp. 8490-8495, 2007. rigide que le pensaient les psychologues. V. A. Billock et B. H. Tsou, Et notre modèle de compétition permet de de formes What do catastrophic visual mieux comprendre comment le cerveau Mais à notre grande surprise, les sujets binding failures look like?, traite les couleurs opposées. Trends in Neurosciences, ne voyaient pas du tout cela: les cercles vol. 27, pp. 84-89, 2004. Quant aux expériences qui stabilisent étaient entourés d’ailes de moulin à vent les illusions géométriques, elles révèlent illusoires tournant à environ un tour par V. A. Billock et al., Perception des similitudes avec les phénomènes seconde. Et autour des ailes de moulin à of forbidden colors in retinally impliquant les couleurs. La nature neu- stabilized equiluminant images: vent, apparaissaient de pâles cercles an indication of softwired cortical ronale des oppositions géométriques est concentriques. Nous avons obtenu des color opponency ?, Journal of de ce point de vue intéressante. Les motifs résultats similaires lorsqu’une zone vide, the Optical Society of America A, opposés laissent penser que des bandes vol. 18, pp. 2398-2403, 2001. mais éclairée par une lumière clignotante, perpendiculaires de neurones sont acti- était placée au centre des figures. Dans H. D. Crane et T. P. Piantanida, vées dans le cortex visuel. Cette caracté- tous les cas, l’illusion était située dans l’aire On seeing reddish green and ristique pourrait-elle être un indice de la yellowish blue, Science, vol. 221, façon dont le câblage neuronal produit les clignotante; elle ne s’étendait à tout le des- pp. 1078-1080, 1983. sin que si nous le faisions clignoter de façon oppositions ? En trouvant de nouveaux synchrone avec la zone vide. moyens d’étudier et de piéger le sys- Rétrospectivement, ce résultat n’aurait tème visuel, on pourra peut-être répondre pas dû nous surprendre. Il y a 50 ans, à cette question. ■

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Agronomie

Nagib Nassar et Rodomiro Ortiz

© Getty Images/Andy Crawford

Le manioc est une source ontrairement à ce que l’on pour- malnutrition dans beaucoup de pays en rait croire, le régime alimentaire développement. importante de calories; C de plus de 800 millions de per- Avec nos collègues de l’Université en le croisant sonnes dans le monde ne repose ni sur de Brasilia et d’autres chercheurs, nous le blé, ni sur le maïs, ni sur le riz. Dans nous consacrons à la création de variétés avec ses espèces de nombreux pays, l’aliment principal de manioc plus résistantes, plus produc- apparentées sauvages, est constitué des racines riches en ami- tives et plus nutritives. Et nous nous effor- don d’une plante tropicale, le manioc. çons de les rendre disponibles pour les les agronomes créent Ces racines fournissent différents pro- agriculteurs des pays en développement. duits alimentaires, notamment le tapioca Nous appliquons des techniques de des variétés (de la fécule de manioc). De fait, le manioc croisement traditionnelles pour créer plus productives est la troisième source de calories au des hybrides entre le manioc et ses espèces monde, derrière le riz et le blé, ce qui en apparentées sauvages, en tirant parti de et plus nutritives. fait un aliment presque irremplaçable caractères qui ont évolué sur des mil- Reste à les distribuer pour lutter contre la faim. lions d’années chez les espèces sauvages. Dans toutes les régions tropicales, Cette approche est plus économique aux agriculteurs pour les familles cultivent le manioc pour leur que le génie génétique et inquiète moins diminuer la malnutrition consommation personnelle sur de petites les personnes se méfiant des organismes parcelles de terre ; mais en Asie et dans génétiquement modifiés. D’autres scien- dans les pays certaines parties de l’Amérique latine, la tifiques dans les pays industrialisés ont plante est aussi cultivée à l’échelle com- produit des variétés de manioc généti- en développement. merciale pour l’alimentation du bétail et quement modifiées qui sont aussi plus la fabrication de divers produits à base résistantes et plus nutritives. Et récem- d’amidon. Toutefois, la valeur nutrition- ment, on a séquencé en partie le génome nelle de cette racine est faible: elle contient du manioc: d’autres améliorations de la peu de protéines, de vitamines et autres plante sont à prévoir. nutriments tel le fer. Des variétés de manioc L’arbuste Manihot esculenta – le nom améliorées permettraient de diminuer la scientifique du manioc – et ses espèces

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apparentées sauvages du genre Manihot sécheresse et les sols acides ou peu fertiles. sont originaires du Brésil. Les populations Il se remet rapidement des dégâts causés indigènes furent les premières à domesti- par les insectes ou les maladies, et il trans- quer cette plante, puis les marins portugais forme avec une bonne efficacité l’énergie l’importèrent en Afrique au XVIe siècle; de solaire en hydrates de carbone (les glucides là, son utilisation s’étendit à l’Asie tropicale tel l’amidon). Alors que la partie comes- L’ESSENTIEL et jusqu’en Océanie. L’Afrique fournit tible des céréales représente au mieux  aujourd’hui plus de la moitié (51 pour cent) 35 pour cent du poids sec total de la plante, Les racines de manioc de la production annuelle mondiale de dans le manioc, elle est d’environ 80 pour sont la principale source manioc, qui correspond à plus de 200 mil- cent. De plus, on le plante à n’importe quelle de calories pour lions de tonnes; l’Asie en récolte 34 pour période de l’année, et la récolte peut être des centaines de millions cent et l’Amérique latine, 15 pour cent. retardée de plusieurs mois, voire d’une de personnes vivant année. Ainsi, les agriculteurs conservent dans les régions tropicales. Plus de 200 millions souvent des plantes dans leurs champs  Mais les racines de tonnes par an pour faire face aux pénuries alimentaires contiennent peu imprévues. Le manioc est la culture favo- de protéines, de vitamines Les racines de manioc, qui ressemblent à rite des agriculteurs vivant en autarcie dans et autres nutriments. des patates douces allongées, sont consom- presque toutes les régions où il pousse (voir mées telles quelles, crues ou bouillies, ou l’encadré page66).  Les scientifiques préparées sous forme de pâte, de semoule Le manioc présente cependant plu- ont créé des variétés ou de farine. En Afrique et dans certaines sieurs inconvénients. Il ne se conserve pas de manioc ayant une plus régions d’Asie, on consomme aussi les longtemps et, s’il n’est pas bien préparé, grande valeur nutritionnelle feuilles comme un légume vert riche en devient impropre à la consommation en et des rendements protéines – une feuille de manioc sèche une journée. De plus, de nombreuses varié- plus élevés; contient jusqu’à 32 pour cent de protéines – tés de manioc, dites amères, sont toxiques, certains plants résistent et en vitamines A et B. car leurs racines contiennent des gluco- aussi aux nuisibles Le manioc nécessite peu de travail et sides cyanogéniques; mis en contact avec et aux maladies. peu d’investissements. Il supporte bien la des enzymes spécifiques du manioc – des

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OÙ CULTIVE-T-ON LE MANIOC ? e manioc est la culture favorite des agriculteurs vivant en autarcie née. Comme les pâtes, le pain et le riz, le manioc accompagne des plats L dans les régions tropicales, et notamment en Afrique où se concentre aussi variés que les cuisines locales. Dans certains pays, il est aussi cul- plus de la moitié de la production mondiale. Cette plante pousse facile- tivé à l’échelle commerciale. ment à partir de petites boutures et supporte la sécheresse et les sols infertiles. Ses racines peuvent être arrachées n’importe quand dans l’an-

© Getty Images/A. Baranowski © Getty Images Neil Palmer Ciat

Production annuelle de manioc, en tonnes Moins de 100000 100000-1000000 Plus de 1000000

Mapping Specialists

glucosidases – quand les cellules de la saire au développement de nouvelles plante sont détruites (par exemple par un variétés. En 1982, pour la première fois, insecte ou un mammifère phytophage ou nous avons créé une variété hybride – issue par un pathogène), ces composés libèrent de croisements entre le manioc et une du cyanure. Cette défense chimique espèce sauvage – contenant davantage contre les nuisibles est appréciée des agri- de protéines (voir l’encadré page 68). LES AUTEURS culteurs, mais elle suppose une prépa- Les racines de manioc contiennent en ration longue et compliquée du manioc général 1,5 pour cent de protéines, contre pour qu’il puisse être consommé. Par plus de 7 pour cent dans le blé. Ces racines exemple, on fait macérer les racines, ce manquent notamment d’acides aminés qui détruit les glucosides, et on jette le jus essentiels contenant du soufre, comme la qui contient le cyanure et les composés méthionine et la cystéine. La nouvelle Nagib NASSAR est docteur en génétique de l’Université cyanogéniques résiduels. variété hybride avait jusqu’à cinq pour d’Alexandrie, en Égypte. En outre, les plantations de manioc cent de protéines. Le gouvernement bré- Rodomiro ORTIZ est docteur dans une région sont souvent génétique- silien essaie aujourd’hui de diminuer la en botanique et en génétique ment uniformes, ce qui rend les cultures dépendance du pays vis-à-vis du blé étran- de l’Université du Wisconsin- Madison, aux États-Unis. vulnérables: une maladie ou un insecte qui ger en ajoutant de la farine de manioc au endommage une plante les affectera pro- blé. L’utilisation de manioc à plus forte bablement toutes. Mais surtout, l’absence concentration en protéines devrait garan- de nutriments autres que les glucides dans tir l’apport protéique journalier de mil- le manioc représente un risque de malnu- lions de Brésiliens. trition des populations qui dépendent trop L’hybridation entre le manioc et ses de cet aliment pour se nourrir. espèces apparentées sauvages, ainsi que En 1975, à l’Université de Brasilia, nous la reproduction sélective entre différentes avons formé une collection de 35 espèces souches de manioc, permettrait aussi de sauvages de Manihot ; elle représente créer des variétés contenant d’autres nutri- une bibliothèque de caractères phénoty- ments importants. Nous avons montré que piques susceptibles d’être ajoutés au certaines espèces sauvages de Manihot sont manioc. Cette biodiversité est néces- riches en acides aminés essentiels, en fer,

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en zinc, et en caroténoïdes tels la lutéine, duisent non seulement de façon sexuée, Un nouveau virus le bêta-carotène et le lycopène. Le bêta- mais aussi de façon asexuée selon un mode carotène en particulier est une importante de reproduction particulier nommé l’apo- menace le manioc source de vitamine A ; or une carence en mixie; ce type de reproduction asexuée pro- Début juin 2010 était annoncée cette vitamine entraîne des anomalies ocu- duit aussi des graines, mais celles-ci donnent la présence du virus de la striure brune laires progressives (allant jusqu’à la cécité), des plants identiques à la plante mère. Après dans des cultures de manioc en Afrique répandues dans les régions tropicales plus de dix ans de travaux sur des croise- de l’Est. Ce virus se développe dans d’Afrique, d’Asie et d’Amérique latine. ments interspécifiques expérimentaux chez la racine et n’est visible qu’au moment Comme le manioc est l’aliment de base les Manihot, nous avons obtenu une variété de la récolte: l’agriculteur ouvre dans les régions tropicales, des variétés de manioc qui se reproduit de façon sexuée le tubercule et la chair semble riches en caroténoïdes résoudraient en par- et par apomixie, en donnant deux types pourrie par endroits. La racine tie le problème des carences en vitamine A. de graines. Cette variété sera bientôt dis- n’est plus comestible. La présence Ces trois dernières années, nous avons créé tribuée aux agriculteurs. de ce virus est en augmentation des variétés de manioc très productives depuis 2009. Des dizaines contenant jusqu’à 50 fois plus de bêta-caro- Améliorer la production de millions de personnes sont tène que le manioc ordinaire; nous testons concernées. Les chercheurs, aujourd’hui ces variétés avec des agri- et la teneur les organisations internationales culteurs locaux. en nutriments et l’Institut international d’agriculture Un autre projet consiste à modifier le tropicale essaient de créer des variétés cycle de reproduction de la plante. Le mode M. glaziovii a d’autres gènes utiles. Un de manioc tolérantes au virus, pour de reproduction ordinaire du manioc, hybride de cette espèce sauvage et du lesquelles les symptômes seraient par pollinisation (une graine est issue de manioc présente deux types de racines. moins graves. Ils tentent aussi la fécondation d’un gamète mâle avec un Certaines, comme celles du manioc, sont de sélectionner des variétés gamète femelle), produit des jeunes plants riches en amidon et comestibles. Les autres résistantes. Ce virus est transmis différents des plantes mères et souvent s’enfoncent davantage dans le sol où elles par une mouche blanche, présente de moindre rendement. Les agriculteurs puisent dans les sources d’eau plus pro- dans les régions chaudes (Ouganda, préfèrent planter des boutures à partir de fondes. Les hybrides ayant ces caractères Rwanda, Tanzanie, Kenya, etc.). plantes existantes, plutôt que de semer des sont parmi les meilleures variétés de Et le mode de culture du manioc, graines, ce qui permet d’obtenir des plantes manioc pour une utilisation dans les par bouturage, qui crée des clones filles identiques aux plantes mères (ce sont régions semi-arides, comme le Nord-Est sensibles aux mêmes pathogènes, des clones). Mais le bouturage facilite la du Brésil ou certaines régions de savane est aussi un facteur de propagation. transmission des virus et des bactéries. de l’Afrique subsaharienne. Des agricul- Génération après génération, ces micro- teurs en Petrolina, l’une des régions les organismes s’accumulent, ce qui diminue plus sèches du Brésil, ont montré que ces le rendement du manioc. hybrides résistent bien à la sécheresse. Comme certaines plantes à fleurs, des Aujourd’hui, nous les améliorons encore espèces sauvages de Manihot, telle M. gla- en les croisant avec une variété très pro- ziovii (qui a la taille d’un arbre), se repro- ductive de manioc.

Une source d’inspiration pour une agriculture durable es agriculteurs plantent le étant issue du croisement entre un de la plante pour créer et pour main- mentation de la diversité génétique L manioc à partir de boutures gamète mâle et un gamète femel- tenir de la diversité génétique dans des populations et le frein à la issues de plantes de la généra- le. Les cultivateurs traditionnels leurs populations de manioc. Ils transmission de pathogènes par tion précédente (afin d’obtenir des observent des plantes de manioc façonnent un système qui n’est pas boutures –, l’utilisation habile de plants identiques à la plante mère). apparaissant spontanément dans seulement clonal, mais mixte, com- la reproduction sexuée par les agri- Or si la plante mère est malade, les leurs champs, plantes issues de binant les avantages et minimisant culteurs peut aider dans la lutte racines issues du bouturage le graines. Chacune de ces plantes a les inconvénients des deux types de contre les pathogènes. Les pra- seront aussi. Plus le clone est vieux, subi un brassage sexué et est de reproduction. tiques paysannes traditionnelles plus grand est le nombre de patho- génotype distinct de toutes les En outre, de nombreux pa- représentent une ressource consi- gènes qu’il a accumulé. autres. D’ailleurs, certaines de thogènes, virus ou autres, ne tra- dérable pour la création d’une agri- Toutefois, comme de nom- ces plantes portant des carac- versent pas la barrière placentai- culture plus durable, ressource sou- breuses autres plantes domesti- tères prisés par les agriculteurs se- re qui sépare la graine de la plan- vent négligée par l’agronomie quées et propagées « clonale- ront incorporées par ces derniers te mère. La conséquence en est « scientifique ». ment » par les agriculteurs, le dans les cultures comme de nou- qu’une plante issue de graine com- Doyle McKey, manioc a gardé sa fertilité sexuel- veaux clones. mence sa vie non infectée, à l’op- Université Montpellier II, le : il se reproduit encore par re- Les agriculteurs traditionnels posé des plantes issues de bou- Centre d’écologie fonctionnelle production sexuée, une graine utilisent ainsi la reproduction sexuée tures. Par ces deux effets – l’aug- et évolutive (CNRS UMR 5175)

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HYBRIDER LE MANIOC AVEC UNE ESPÈCE SAUVAGE Une autre manipulation, la greffe, aug- mente les rendements des racines tubé- Les espèces apparentées sauvages du manioc, reuses de manioc; ce sont les agriculteurs dont Manihot glaziovii (à gauche), présentent souvent des caractères qui seraient bénéfiques indonésiens qui l’ont découverte dans les pour cette culture, mais elles n’ont pas années 1950. Le greffage de tiges d’espèces la majorité des caractères avantageux comme M. glaziovii ou M. pseudoglaziovii des espèces domestiquées. Par la technique (ou d’hybrides de ces deux espèces) sur du croisement, les « éleveurs de manioc » des tiges porte-greffe de manioc a multi- obtiennent une bonne combinaison de tous plié par sept la production de racines, dans ces caractères en produisant de nombreuses générations d’hybrides; pour ce faire, ils utilisent des parcelles tests. Mais dans de nombreux souvent des outils modernes tels les marqueurs pays, la pratique de la greffe est limitée par génétiques, qui révèlent la présence le manque de disponibilité en hybrides. d’un caractère dans un jeune plant sans qu’il soit nécessaire de faire croître la plante. Une assurance COMMENT FONCTIONNE LE CROISEMENT contre les nuisibles ASSISTÉ PAR MARQUEURS GÉNÉTIQUES Toutes ces techniques de sélection et de croi- sement avec des espèces sauvages ne ser- ‚ Identifier les marqueurs génétiques pour vent pas seulement à augmenter la valeur les caractères désirés, nutritive et les rendements du manioc; elles à la fois dans le manioc limitent aussi la propagation des mala- et dans une espèce dies et des nuisibles. Le virus dit de la sauvage (un point coloré mosaïque est néfaste pour le manioc. Dans indique la présence les années 1920, la propagation de ce virus d’un marqueur). dans le territoire du Tanganyika en Afrique orientale (aujourd’hui la partie principale MANIOC ESPÈCE PARENTE SAUVAGE de la Tanzanie) déclencha une famine. Deux scientifiques anglais ont alors hybridé du Productif Productif manioc avec M. glaziovii, sauvant la plante Riche en calories Riche en calories après sept années d’efforts. Goût agréable Goût agréable Dans les années 1970, la mosaïque réap- Résistant au virus Résistant au virus parut et menaça différentes régions au Nige- Riche en protéines Riche en protéines ria et au Zaïre (aujourd’hui la République ƒ Croiser et tester démocratique du Congo). Des chercheurs génétiquement de l’Institut international d’agriculture tro- les jeunes plants Caractères pical (IITA) au Nigeria ont utilisé M. gla- pour les caractères génétiques ziovii et ses hybrides pour produire du intéressants. Chaque dans les plants nouveau manioc résistant à la mosaïque. plant présentera Cette variété a donné naissance à toute une une combinaison famille de plantes résistant au virus de la aléatoire de caractères. mosaïque, cultivées maintenant sur plus de quatre millions d’hectares en Afrique subsaharienne; dans les décennies qui sui- „ Faire pousser HYBRIDE une plante à partir MANIOC virent, le Nigeria est devenu le premier pro- du plant hybride ducteur de manioc au monde. le plus souhaitable Toutefois, les virus subissent des muta- et le croiser tions génétiques fréquentes, et un jour, de à nouveau nouvelles souches de virus de la mosaïque avec le manioc. détruiront ces variétés de manioc. C’est pourquoi une sélection préventive de nou- Tester génétiquement velles variétés est nécessaire pour antici- les plants obtenus : certains peuvent per la maladie. présenter les caractères La cochenille farineuse du manioc (Phe- désirés (le croisement nacoccus manihoti) est l’un des nuisibles les est répété sur plusieurs plus virulents s’attaquant à cette plante en générations jusqu’à ce Afrique subsaharienne. Cet insecte, qui tue que les caractères désirés les plantes en suçant leur sève, a dévasté soient tous présents Plant présentant tous les caractères désirés. les cultures dans les années 1970 et au début dans un même plant). Jessica Huppi (illustration), Forest and Kim Starr (photo) des années 1980; la production de manioc

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s’est presque arrêtée. Vers la fin des années 1970, des organismes de recherche Le manioc génétiquement modifié en Afrique et en Amérique du Sud ont our le manioc aussi, le niques sont aujourd’hui en magne, les succès de BioCas- introduit une guêpe parasitoïde originaire P génie génétique a obtenu phase d’essais, sur des par- sava Plus sont vraiment im- d’Amérique du Sud, prédateur de cette quelques résultats. Mais les celles tests à Puerto Rico. Et ce portants. Mais « la prochaine cochenille; celle-ci dépose ses œufs dans variétés génétiquement modi- programme a l’autorisation de étape, jusqu’au produit fini, les cochenilles farineuses, de sorte que les fiées de manioc ne seront pas démarrer des essais sur le ter- sera encore plus importante », larves de la guêpe dévorent les cochenilles disponibles de sitôt, et certains rain au Nigeria. ajoute-t-il. P. Beyer le sait: le de l’intérieur. Résultat: la cochenille fari- s’inquiètent du fait que les Les techniques tradition- golden rice (le riz d’or) riche en neuse n’a fait aucun dégât dans la plu- fonds pour la recherche négli- nelles peuvent apporter du bêta- bêta-carotène que lui-même et part des régions de production du manioc gent des méthodes moins coû- ses collègues ont annoncé en Afrique, pendant une grande partie des teuses, plus traditionnelles, en 2000 est encore aujour- années 1980 et tout au long des années 1990. permettant de développer de d’hui en attente d’agrément Dans quelques régions du Zaïre, ce sys- nouvelles variétés. dans plusieurs pays. tème n’a pas fonctionné à cause d’une aug- Les principales avancées Fabriquer de nouveaux mentation du nombre de prédateurs de la proviennent d’une collabora- organismes peut être rapi- tion internationale nommée de, mais démontrer qu’ils sont guêpe parasitoïde. Nous avons alors cher- BioCassava Plus. Ce groupe a sans danger pour l’environ- ché des caractères de résistance à la coche- créé des variétés de manioc nement et la consommation,

nille farineuse dans des espèces de Manihot Shantha Pieris riches en zinc, en fer, en pro- et mettre au point des variétés sauvages et nous les avons trouvés une fois téines, en bêta-carotène (une Des cultures de manioc convenant au goût des popu- génétiquement modifié. encore chez M. glaziovii. Désormais, de petits source de vitamine A) et en vi- lations locales nécessitent en agriculteurs dans la région entourant Bra- tamine E, en utilisant des gènes carotène dans le manioc, mais moyenne 10 à 12 ans. silia cultivent des variétés de manioc provenant d’autres organismes en ce qui concerne le fer et le Outre le fait qu’il n’est pas résistant à la cochenille farineuse; on pourra – des algues, des bactéries et zinc, seul le génie génétique a plus rapide que les techniques exporter ces variétés si le fléau de la coche- autres plantes. obtenu des résultats jusqu’à pré- traditionnelles, le génie géné- nille farineuse devait réapparaître. Selon le responsable du sent. Et l’équipe de R. Sayre tique est plus coûteux, et par- Qui plus est, nous pensons que des programme, Richard Sayre, du cherche à combiner tous ces ca- fois, des gènes fonctionnant caractères nouveaux et intéressants pour- Donald Danford Plant Science ractères dans une seule variété. bien dans un organisme ne sont raient venir de la production de chimères. Center à Saint Louis, toutes ces Selon Peter Beyer, de l’Uni- pas aussi efficaces dans un Une chimère est un organisme qui pos- nouvelles variétés transgé- versité de Fribourg en Alle- plant différent. sède deux (ou parfois plusieurs) tissus génétiquement distincts. Il existe deux types de chimères. Dans les chimères moyens en Amérique du Sud, en Amérique sectorielles, deux secteurs longitudinaux centrale et en Afrique ne sont que de différents de tissus sont visibles dans la 14 tonnes par hectare, alors que les plante, mais leur croissance n’est pas équi- recherches sur le terrain montrent que, avec librée, car l’un des tissus croît plus vite que quelques améliorations, le manioc pourrait  BIBLIOGRAPHIE l’autre et peut occuper la totalité de la avoir une production quatre fois supérieure D. McKey et al., Chemical ecology pousse. Dans le second type de chimères, et nourrir beaucoup plus de personnes in coupled human and natural dites périclines, la partie externe de la – dans les régions où il est cultivé et au-delà. systems: people, manioc, pousse entoure la partie interne, toutes Cependant, l’intérêt pour le manioc multitrophic interactions deux ayant une croissance équivalente. commence à s’étendre aux pays industria- and global change, Chemoecology, vol. 20, Des essais sont en cours à Brasilia pour lisés. Des chercheurs aux États-Unis essaient pp. 109-133, 2010. mettre au point une méthode de greffe en ce moment d’insérer des gènes – prove- susceptible de produire des chimères péri- nant d’autres espèces végétales ou de bac- D. McKey et al., The evolutionary ecology of clonally propagated clines en utilisant du tissu de M. glazio- téries (voir l’encadré ci-dessus) – dans le manioc domesticated plants, vii. Une telle approche augmenterait la pour augmenter sa valeur nutritionnelle New Phytologist, vol. 186, production de racines. Jusqu’à présent, et allonger sa durée de conservation. pp.318-332,2010. les chimères ont montré une productivité Le séquençage du génome du manioc, L. Rival et D. McKey, prometteuse et semblent bien s’adapter dont une ébauche vient d’être publiée, Domestication and diversity aux régions semi-arides. améliorera la recherche sur le manioc trans- in manioc (Manihot esculenta Le manioc n’a jamais été une priorité de génique. Il aidera notamment les pro- Crantz ssp. esculenta, Euphorbiaceae), Current l’agronomie scientifique. Seuls quelques grammes de reproduction et de croisement Anthropology, vol. 49, pp. 1119- laboratoires de recherche ont étudié cette traditionnels qui utilisent la technique 1128, 2008. plante, peut-être parce qu’elle est cultivée de croisement assisté par marqueurs géné- sous les tropiques, loin du lieu de travail tiques: l’analyse génétique des plants per- de la plupart des scientifiques des pays met aux chercheurs de déterminer quels industrialisés. À cause de cette pénurie d’in- caractères ils portent sans qu’il soit néces- vestissements, les rendements annuels saire de faire pousser la plante. I

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Géologie Les sources taries

L’île de Bahreïn, dans le golfe Persique, s’identifierait au pays de Dilmun. Des mythes mésopotamiens mentionnent des sources artésiennes. Ces dernières sont taries depuis les années 1990, mais on sait aujourd’hui d’où provenait cette eau précieuse.

R. Rausch, H.Dirks et K. Trautmann

ahreïn est écrasée par la chaleur. Bahreïn est une île de 50 kilomètres rienne, en effet, les terres et les mers étaient Saïd contemple ses dattiers dessé- de long et 20 kilomètres de large, située censées reposer sur un océan d’eau douce B chés en buvant une petite gorgée de non loin du Qatar en plein milieu du nommé Apsû. Fondement du monde, cet thé. Ses pensées errent vers l’enfance, vers golfe Persique. Un monarque règne sur océan inférieur approvisionnait, selon les la belle plantation de palmiers dont s’en- Mamlakat al-Bahrayn, soit le « royaume Sumériens, les sources et les fleuves ter- orgueillissait sa famille quand l’eau coulait des deux mers ». Pourquoi deux mers ? restres sous la surveillance d’Enki, le troi- en abondance de la source. Saïd est content Ce serait une allusion au plus ancien texte sième dieu du panthéon mésopotamien, de ne plus devoir effectuer de durs travaux mythologique mésopotamien, l’épopée de associé à l’eau douce et à la sagesse. On agricoles: ses fils ont des emplois bien payés Gilgamesh, qui date de plus de 4000 ans. lit dans l’épopée de Gilgamesh que c’est à Al-Manama, la capitale de Bahreïn, et lui Détaillons cela. Enki, le «seigneur d’Apsû», qui donna son fournissent tout ce dont il a besoin. Pour Le Nord de Bahreïn est constellé d’an- eau au «pays de Dilmun». autant, il regrette que plus aucune eau ne ciennes sources aujourd’hui taries (voir la coule aujourd’hui de la belle source, où il figure 2). Ces sources artésiennes résul- alias barbotait avec ses amis d’enfance. «C’est tent de la présence d’un réservoir souter- Bahreïn, Dilmun? à cause du pétrole», disent les gens. Quelle rain sous pression: la plus grande partie Or, il y a 4000 ans, époque de la rédaction est la nature des nombreuses sources de de l’eau qu’il contient se trouve en hau- sur tablettes de l’épopée de Gilgamesh, Bahreïn et comment l’industrie pétro- teur. Pareil phénomène était incompré- une culture néolithique avancée s’est déve- lière les a-t-elle taries alors qu’elles sont hensible pour les Anciens, qui n’ont pas loppée sur l’île de Bahreïn. Cette coïnci- connues depuis des millénaires? C’est ce manqué de lui donner une explication dence suggère que Dilmun pourrait être que nous allons expliquer. mythologique. Dans la conception sumé- l’ancien nom mésopotamien de Bahreïn,

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de l’île de Bahreïn

1. LE TEMPLE DE BARBAR est l’une des ruines les plus remarquables de la culture de Dilmun. Probablement voué au dieu Enki, il contenait une source artésienne.

© Adam Woolfitt/Corbis R. Rausch

L’ESSENTIEL auquel cas les «deux mers» font allusion Bahreïn était le seul endroit du golfe ✔ Sur l’île de Bahreïn, à la mer du golfe Persique et à l’océan infé- Persique où les navires pouvaient facile- au moins 36 sources d’eau rieur Apsû. Cette identification de Bahreïn ment s’approvisionner en eau. Le fait importantes existaient à Dilmun semble d’autant plus crédible que l’île se trouve au milieu du golfe Per- durant l’Antiquité. que, selon les plus anciens textes méso- sique, en fait le lieu idéal pour transférer potamiens, le pays de Dilmun a longtemps des marchandises entre vaisseaux… De ✔ Ces sources étaient joué un rôle d’intermédiaire essentiel dans plus, tout suggère que la Bahreïn néoli- des résurgences du grand les échanges entre la Mésopotamie, l’Ara- thique pouvait nourrir les marins de pas- aquifère qui s’étend bie (Magan) et l’Indus (Meluha) et même sage en plus de sa population: entourée sous l’Arabie. l’Afrique (voir l’encadré page 73). d’une mer poissonneuse, l’île comportait ✔ Les plus anciennes mentions de Dil- plusieurs dizaines de kilomètres carrés Le pompage excessif mun remontent à la fin du IVe millénaire, d’oasis à palmiers-dattiers, et des champs des eaux de la nappe phréatique tandis que la culture néolithique avancée de céréales et de légumes fournissaient arabe, conséquence du boom de l’île de Bahreïn n’est attestée archéolo- des vivres en abondance. pétrolier, les a asséchées. e giquement qu’à partir de la fin du III mil- L’archéologie confirme la prospérité ✔ L’eau fossile, seule source lénaire avant notre ère. Mais la position de la population insulaire: elle vivait dans naturelle importante d’eau maritime privilégiée de Bahreïn fait pen- des maisons pavées de pierres et a laissé potable sur la péninsule ser à la plupart des spécialistes de la Méso- une nécropole de quelque 170 000 tom- Arabique, doit être potamie ancienne que cette île et le pays de bes, le plus grand cimetière préhistorique correctement gérée. Dilmun ne sont qu’un. du monde! Les archéologues en déduisent

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que la Bahreïn néolithique a pu nourrir jus- avançait que l’eau de pluie s’y infiltre dans • Sources • Sites archéologiques Qala’at qu’à 46000 insulaires… le sous-sol et passe sous le golfe Persique Al-Bahreïn Seule de l’eau douce en abondance pour resurgir de l’autre côté. Nous allons Manama peut expliquer une telle population insu- voir que si c’est bien un phénomène de Temple de Sar Temple laire. Comment, sans la présence de nom- ce genre qui se produit, les eaux de Bah- Temple de Diraz de Barbar breuses sources, une agriculture intensive reïn ne viennent pas du Zagros. aurait-elle pu se développer sur une île où Jusqu’à la fin du siècle dernier, Bah- Nécropole il pleut moins de 100 millimètres d’eau par reïn possédait au moins 36 grandes an et où le taux d’évaporation est extrê- sources, dont 15 à terre et 21 sous la mer mement élevé? non loin de la côte (voir la figure 2). Ces Cette logique agronomique nous sources expliquent la présence au Nord ▲ ramène à la présence d’Apsû sous Dilmun, de l’île d’une zone de végétation large d’en- 134 mètres c’est-à-dire sous Bahreïn. La vision mytho- viron trois kilomètres. C’est là que se sont Djebel al-Dukhan logique mésopotamienne de l’origine implantées les plus grandes aggloméra- des eaux des sources et des fleuves prend tions de la culture de Dilmun et son port, en effet un sens scientifique si l’on consi- dont les ruines sont encore visibles (voir dère que l’« océan inférieur » des Méso- la figure 1). Les sources à terre donnaient potamiens est l’aquifère arabe. au total environ 2,2 mètres cubes par N seconde. Quant aux sources sous-marines, Golfe Persique

➢ qui ont été submergées avec la montée du Apsû, l’océan inférieur niveau de la mer, elles fournissaient Un aquifère est un réservoir rocheux assez quelque 0,6 mètre cube par seconde. 0 5 10 poreux pour contenir une nappe d’eau sou- Des sources comparables à celles de Kilomètres R. Rausch, H. Dirks terraine et assez perméable pour alimen- Bahreïn existent sur la péninsule Arabique. ter des puits ou des sources. Or il se trouve Deux régions particulièrement produc- Iraq que les sources de Bahreïn étaient appro- tives ont donné les oasis de Al Hassa et de Iran visionnées par l’un des plus grands aqui- Al Qatif. Dans la première, pas moins de fères du monde, qui s’étend sous la majeure dix mètres cubes d’eau par seconde jaillis- Arabie saoudite partie de la péninsule Arabique et sur un sent de terre, mais elle se trouve à quelque dénivelé de quelque 600 mètres. Dans le 50 kilomètres à l’intérieur des terres, donc Bahreïn cadre des études hydrologiques com- loin des routes maritimes. Pour sa part, mandées par l’Arabie saoudite à la Société Al Qatif est côtière, mais, même si ses GTZ International (société d’État allemande sources débitent environ deux mètres Qatar Émirats arabes de coopération internationale pour le déve- cubes par seconde, elles n’étaient guère Arabie unis Yémen loppement durable), nous avons étudié de exploitables par les marins. D’abord, ils saoudite près cet aquifère. y auraient été à la merci des attaques, et Nous avons cartographié plusieurs mil- l’eau de cette source est si minéralisée liers de sources, mesuré le niveau de leurs qu’elle n’est guère buvable… 2. L’ÎLE DE BAHREÏN se trouve au milieu eaux et précisé leur origine par des ana- L’existence de ces deux oasis saou- du golfe Persique, à quelques kilomètres lyses chimiques. Nous avons aussi prati- diennes suggère que l’aquifère qui fournit de la péninsule Arabique. Aujourd’hui qué de nombreux essais consistant à faire les eaux de source de Bahreïn s’étend aussi asséchées, ses nombreuses sources ont coulé baisser l’eau d’un puits par pompage, puis, sous la grande terre arabe. De fait, les études jusque dans les années 1950. Elles étaient concentrées dans le Nord de l’île, à la faveur du retour à son niveau initial, commandées par le Royaume saoudien là où se trouveraient aussi les ruines nous avons mesuré les principales carac- montrent que cet aquifère est sous-jacent à de la culture de Dilmun. téristiques de l’aquifère, telles que sa poro- tout l’Est de la péninsule Arabique, depuis sité et sa capacité. l’Iraq jusqu’au Yémen en passant par le Tout cela nous a permis d’élaborer un Koweït, l’Arabie saoudite, Bahreïn, le Qatar, modèle des couches rocheuses constituant les Émirats arabes unis et Oman. Cou- la péninsule Arabique, que nous avons vrant 85000 kilomètres carrés, il est consti- ensuite exploité pour préciser le compor- tué de quatre grands réservoirs d’eau tement des eaux souterraines arabes et l’ori- contenus dans des strates situées les unes gine de celles des sources de Bahreïn. au-dessus des autres et en partie reliées. Or des théories fausses circulent depuis Grand comme une fois et demie la France, longtemps à ce propos. Notre confrère il s’agit en fait d’un quadruple aquifère, l’un Hans Georg Wunderlich, de l’Université des plus grands du monde. de Stuttgart, proposait par exemple encore Le quadruple aquifère arabe se en 1973 que les eaux de Bahreïn prove- décompose ainsi en quatre aquifères naient du Zagros en Iran, une chaîne de empilés plus ou moins communicants. montagnes où il pleut abondamment. Il On les nomme, en partant du plus pro-

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fond, Aruma, Umm-Er-Radhuma et UNE PLAQUE TOURNANTE DU COMMERCE ANTIQUE Dammam, le quatrième étant l’« aquifère néogène» (le Néogène englobe les 23 der- a situation de l’île de Bahreïn, au milieu du golfe Persique, faisait d’elle pendant l’Anti- niers millions d’années). L quité une étape particulièrement bienvenue pour les navires de commerce qui circu- Ces aquifères sont contenus dans des laient entre la Mésopotamie, l’Afrique, l’Inde (Meluha) et l’Arabie (Magan). C’était d’autant couches sédimentaires déposées sur la plus vrai que ses sources artésiennes fournissaient la seule eau potable de la région. Le plate-forme arabique, qui était recouverte principal flux commercial avait trait au cuivre d’Oman que l’on transportait vers la Méso- par la mer au cours du Crétacé supérieur potamie, mais l’île était aussi réputée pour la qualité de ses perles. Selon les pêcheurs, les (il y a 100 à 65 millions d’années) et dans plus belles provenaient des sources d’eau douce sous-marines, là où de l’eau douce se mélan- les ères géologiques suivantes. Ils sont très geait à l’eau de mer, ce qui serait favorable à la croissance des perles. Souvent absents pour karstiques, c’est-à-dire que les roches plusieurs mois, les pêcheurs de perles utilisaient aussi les sources sous-marines pour s’ap- carbonatées qui les constituent ont été très provisionner en eau potable qu’ils stockaient dans des outres en peau de chèvre. Les autres largement évidées et contournées en sur- biens d’exportation de l’antique Dilmun étaient les dattes et divers produits agricoles. face et sous terre par leur dissolution partielle dans les eaux de ruissellement. La route commerciale suivie par les vaisseaux Ils comportent notamment des dolines qui s’arrêtaient à Dilmun (puits en entonnoirs), des systèmes de fis- 0 300 Mésopotamie reliait la Mésopotamie sures, des cavités et de nombreuses grottes. Kilomètres à l’Inde. Les principaux Les quatre couches rocheuses contenant N biens qui y étaient transportés sont indiqués

les aquifères sont surtout des carbonates ➢ (calcaires et autres roches proches, telles ici. Selon les images retrouvées sur les sceaux des dolomites), mais aussi des sulfates Blé commerciaux, les premiers (gypses, autres anhydrites, des sulfates de vaisseaux étaient sans calcium) et des roches argileuses. Leur Dilmun doute en roseaux, mais épaisseur totale varie entre 800 et Perles ils pouvaient embarquer 2 500 mètres ; elle augmente à mesure Dattes Magan jusqu’à 20 tonnes Cuivre d’Oman Meluha que l’on va vers le golfe Persique. R. Rausch, H. Dirks de marchandises.

Un quadruple aquifère Tigre

Le plus grand volume d’eau se trouve dans Karun l’aquifère Umm-Er-Radhuma, qui n’affleure Euphrate pas à Bahreïn. Les sources de l’île sont plu- tôt alimentées par l’aquifère qui le surmonte, Dammam. Les deux aquifères sont sépa-

rés par la formation dite de Rus, qui consiste Wadi Al Batin en anhydrites, gypse et un peu de calcaire. Wadi Hanifa Les strates ont des comportements Al Hassa différents. Ainsi, l’anhydrite ne laisse pratiquement pas passer l’eau, mais Wadi Ar rimah l’étanchéité entre couches n’est pas assu- Wadi As Sanba rée partout. En particulier, les anticli- naux, arches formées par le plissement Umm des couches géologiques, sont des zones As Samin de pénétration possible, car les couches y sont plus minces. Pour cette raison, Wadi Al Faw mais aussi à cause de leur forme, les contraintes mécaniques qui s’exercent à l’intérieur de la Terre tendent à les fis- Wadi Najran surer. L’eau s’infiltre alors. N Les quatre aquifères arabes et leur sys- Wadi Hadamaut tème de failles et de grottes se sont formés ➢ au Pliocène, il y a 5,3 millions d’années. La péninsule Arabique était alors en train 0 300 d’émerger tandis que le golfe Persique Kilomètres R. Rausch, H. Dirks s’enfonçait. Le climat qui régnait alors était 3. LA PÉNINSULE ARABIQUE AU PLIOCÈNE (il y a 5,3 à 1,8 millions d’années) comportait un relativement humide, ce qui a renforcé les vaste système de fleuves et un grand lac intérieur, là où se trouve la dépression épisodiquement cours d’eau et enclenché un façonnage par inondable de Umm-As-Samin. Le climat de la péninsule était alors bien plus humide qu’aujourd’hui, évidement de la roche. Au cours de ce ce qui fut aussi en partie le cas lors de la dernière glaciation (il y a 20000 ans).

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DES SOURCES SACRÉES La période continue de climat humide s’est achevée avec le début des glaciations, es sources de Dilmun étaient sacrées, ce bable qu’une classe de prêtres présidait à la il y a 1,8 million d’années. De longues L qui explique qu’on y ait construit des distribution de l’eau. phases froides ont alors alterné avec de temples. Dans ce contexte, la constatation Le système devait être efficace, car les courtes phases chaudes. Sur la péninsule archéologique la plus spectaculaire s’agissant territoires occupés par la population de Dil- Arabique, les variations de la température de la culture de Dilmun est la chambre de mun se sont beaucoup agrandis au début de étaient cependant moins importantes pierre construite au-dessus d’une source dans cette culture au IIe millénaire avant notre qu’en Europe ou Amérique. La pénin- le temple de Barbar. La photographie ci-des- ère. Les terres cultivées se trouvaient autour sule connaissait plutôt une alternance de sous, prise à l’époque où la source était encore des sources et couvraient entre 50 et 150 kilo- périodes humides et sèches. Durant les en eau, montre un homme qui avait emprunté mètres carrés. Les mesures géodésiques mon- périodes humides, se formait une savane l’ancien escalier cérémoniel pour aller puiser trent qu’elles se trouvaient toutes à une altitude qui redevenait un désert en période aride. de l’eau. Des canaux souterrains nommés maximale de dix mètres au-dessus du niveau «Qanate» ou «Faladsche» conduisaient à de la mer, ce qui indique la pression atteinte partir de là l’eau vers les champs. Il est pro- par l’eau dans les sources artésiennes. Des eaux fossiles Ces variations climatiques ont favorisé la karstification, qui ralentissait pendant les périodes sèches pour s’accélerer durant les périodes humides. Au cours des phases arides, une énorme partie de l’eau terrestre étant figée sous forme de glace, le niveau de l’océan mondial se trouvait à plus de 100 mètres au-dessous du niveau actuel. Le golfe Persique, dont la profondeur est partout inférieure à 100 mètres, s’est donc asséché à plusieurs reprises. Les fleuves Musée national de Bahreïn se sont alors dégagé un chemin jusqu’à des zones aujourd’hui sous-marines. Ainsi, même les strates situées sous le golfe Per- processus, le carbonate de calcium, très sique se sont karstifiées et stockent de l’eau peu soluble, se transforme en hydrogé- dans leurs cavités. nocarbonate de calcium, très soluble, et Depuis 8 000 ans, c’est-à-dire depuis donc vite emporté par le ruissellement. la fin de la dernière glaciation, un cli- Plus l’eau contient de dioxyde de car- mat désertique règne à nouveau sur la bone, donc d’acide carbonique, plus elle péninsule Arabique. Le quadruple aqui- dissout le calcaire. Pour cette raison, la kars- LES AUTEURS fère arabe n’est donc plus alimenté que tification est accélérée par la présence en par de rares pluies. Il contient avant tout surface d’un couvert végétal. L’eau qui s’in- des eaux fossiles, ce que prouvent les filtre en provenance d’un sol couvert de valeurs de leurs rapports isotopiques (oxy- végétation contient en effet nettement plus gène 18/oxygène 16 et deutérium/hydro- de dioxyde de carbone que l’eau de pluie, gène), caractéristiques de périodes humides. du dioxyde de carbone étant stocké dans Selon la datation au carbone 14, les eaux le sol. Toutefois, des gaz, tels le dioxyde de fossiles du quadruple aquifère arabe datent carbone, le méthane ou le sulfure d’hy- d’il y a 5000 à 25000 ans. drogène, peuvent aussi remonter des Avant de déboucher en surface, l’eau profondeurs et s’associer à l’eau qu’ils ren- Randolf RAUSCH, géologue, des sources de Bahreïn circulait donc contrent pour dissoudre le calcaire. est le directeur des études durant plusieurs milliers d’années. La dif- Notons que les énormes installations sur les régions arides au sein férence d’altitude entre le centre de la de la Société GTZ International, de stockage de pétrole placées sous l’aqui- en Arabie saoudite. péninsule Arabique et Bahreïn– près de fère, fréquentes dans l’Est de la péninsule Heiko DIRKS, hydrogéologue, 600 mètres– confère à l’eau assez de pres- Arabique, sont une source artificielle de travaille dans la Société Dornier sion pour la faire émerger sous forme de Consulting en Arabie saoudite. tels gaz. Il arrive aussi que le gypse (sul- Katlen TRAUTMANN est sources artésiennes. Sous terre, l’eau fate de calcium hydraté) mêlé au cal- journaliste scientifique. s’écoule très lentement vers l’Est. Une par- caire se dissolve directement dans l’eau tie atteint ainsi directement le golfe Per- sans que le dioxyde de carbone ou sique, tandis que le reste affleure en sebkhas d’autres substances n’y contribuent. Par (bassins à forte salinité) ou oasis côtières. tous ces processus, la roche perd jusqu’à Le déplacement de l’eau souterraine 2,4 grammes par litre d’eau, et se rem- de l’Ouest vers l’Est se traduit aussi dans plit de cavités… son contenu minéral. Alors que les eaux

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de l’Ouest ne contiennent qu’entre 0,6 et LE LONG CHEMIN DE L’EAU VERS DILMUN 1 gramme de matière solide par litre, celles de la côte orientale en contiennent par- es sources de Bahreïn font (flèches rouges) en suivant les fères supérieurs de la forma- fois plus de cinq grammes par litre. C’est L partie d’un grand système dénivellations des strates tion de Rus sous-jacente (en pourquoi l’eau orientale est, dans la d’aquifères karstiques, qui rocheuses contenant l’aquifère mauve). Partout où des anhy- plupart des cas, impropre à la consom- couvre une très grande par- (voir la coupe, en bas); par- drites (sulfate de calcium, mar- mation humaine ou à l’irrigation. Son tie de la péninsule Arabique. venue à l’Est, elle remonte qué par des «v» sur la zone contenu minéral varie cependant selon la Les roches de surface ou sous- au niveau de l’île de Bahreïn. violette) sont présents, elle roche traversée. jacentes à la couche quater- L’aquifère de Dammam s’est bloque aussi le passage des Les eaux de source de Bahreïn étaient naire, qui tapisse la plus alors divisé en deux : l’aqui- eaux ; ailleurs, du calcaire grande partie du karst, devien- fère de Khoba et celui d’Alat, laisse passer l’eau remontant à peine potables: elles ne contenaient «que» nent de plus en plus jeunes entre lesquels des couches de l’aquifère d’Umm-Er-Rad- 2,5 à 3,5 grammes de matière minérale quand on va d’Ouest en Est. d’argile forment une barrière huma. La remontée intem- par litre. Cela suffit à les rendre dange- L’eau des sources de Bahreïn quasi étanche (en gris som- pestive des eaux plus salines reuses en cas de consommation prolongée. provient de l’aquifère de Dam- bre), qui ne laisse passer que de cet aquifère sous-jacent a Le principal problème est qu’elles conte- mam (niveaux d’eau en bleu). très peu d’eau. été favorisée par le pompage naient des concentrations de fluorures L’eau met des millénaires pour Une barrière de même intense pratiqué à Bahreïn variant suivant les lieux de 0,5 à 2,5 milli- s’écouler depuis l’Ouest type sépare aussi les deux aqui- depuis le milieu du XXe siècle. grammes par litre. Plusieurs sources dépas- saient ainsi le seuil maximal défini par l’Organisation mondiale de la santé, qui est dans les régions chaudes de 1,5 milli- Golfe Persique gramme par litre. Une telle concentration 50

déclenche non seulement des fluoroses "

dentaires (l’émail des dents est tacheté), "

n 150 ! a 100" g mais aussi une croissance excessive des r Oasis u B Al Katif os (fluorose osseuse et ostéosclérose). Bahreïn s 200

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cette pathologie (voir la figure 4). y l S a

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. Ainsi, l’origine des eaux de Bahreïn est S devenue certaine au moment où les mytho- 0150 00 logiques sources de Dilmun se sont taries. Kilomètres Ailleurs dans le monde, trop de cas simi- laires indiquent la cause de ce regrettable Bahreïn

assèchement: des prélèvements excessifs v v v dans la nappe phréatique. C’est le boom v v A v pétrolier des années 1930 qui a fait sortir v Argiles les insulaires de Bahreïn de leur compor- 500 v v Anhydrites tement traditionnel, consistant à se conten- A’ ter de ce que donne la nature: aidés par 0 la technique moderne, agriculteurs et –500 industriels se sont mis à pomper tou- 050100 Altitude (en mètres) jours plus d’eau dans les nappes. La plus –1 000 Kilomètres grande partie a servi à l’irrigation en plein champ (avec beaucoup d’évaporation!), tandis que le reste servait d’eau potable Quaternaire Niveau d’eau dans l’aquifère ou pour l’industrie. 1,6 Dammam (en mètres) Néogène Le pompage excessif a entraîné l’en- 23 Dammam Alat Sens d’écoulement foncement de la nappe à plus de dix mètres 49 Khobar sous la surface. Les sources se sont asséchées Rus 51 Anticlinaux

et les oasis sont redevenues désertes. La Paléogène Millions d’années Millions Umm Er Radhuma meilleure source possible d’eau potable sur 63 Dômes de sel l’île a ainsi disparu à jamais, de sorte que Crétacé Aruma

Bahreïn dépend aujourd’hui de ses usines R. Rausch, H. Dirks

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✔ BIBLIOGRAPHIE de dessalement de l’eau de mer. Ces der- que les Bahreïnis ont craint de devoir arrê- nières fournissent au total environ ter leurs usines de dessalement. L’eau de J. Pint, The Desert Caves 3,4 mètres cubes d’eau potable par mer n’a finalement qu’un seul avantage sûr: of Saoudi Arabia, Stacey International, seconde, soit un peu plus que ce que elle est dépourvue de fluorures. Londres, 2003. livraient les sources. L’énergie néces- L’île de Bahreïn a donc été privée de saire pour faire fonctionner les usines n’est ses sources millénaires par le pompage G. Bilby, Looking for Dilmun, Stacey International, pas un problème pour le moment, puis- excessif de son eau phréatique. En Ara- Londres, 1996. qu’elle peut être achetée grâce à la vente bie saoudite aussi, où se trouve la plus de pétrole et de gaz. Mais que se pas- grande partie du quadruple aquifère C. E. Larsen, Life and Land Use on the Bahrain Islands: sera-t-il le jour où les réserves de carbu- arabe, les sources de Al Hassa et de Al The Geoarcheology of Ancient rant fossiles auront disparu ? Qatif se sont taries. Toutefois, le Royaume Society, Prehistoric Archeology La sécurité de l’approvisionnement est semble décidé à tirer des leçons de l’ex- and Ecology Series, The University aussi un problème. Ainsi, durant la deuxième périence passée. Certes, on continue à y of Chicago Press, 1983. guerre du Golfe, en 1991, les eaux marines pomper chaque année environ 15 milliards étaient si polluées par le pétrole répandu de mètres cubes dans les réservoirs fos- siles non renouvelables, dont 87 pour cent sont destinés à l’agriculture, 13 pour cent à la production d’eau potable et 2 pour cent à l’industrie. Arrêter la culture des céréales L’Arabie saoudite prévoit cependant de diminuer drastiquement cette consom- mation au cours des années à venir, ce qui concernera au premier chef les agriculteurs. Un programme de réduction du pom- page a été annoncé en 2008 dans Arab news. Musée national de Bahreïn Selon ce journal, le Royaume voudrait 4. LES MEMBRES DE LA CULTURE DE DILMUN buvaient l’eau des sources de leur île. Cette eau réduire par étapes la production locale de était très minéralisée, notamment excessivement riche en fluorures. C’est pourquoi ils souffraient céréales au cours des prochaines années, souvent de fluorose osseuse, maladie provoquant une croissance excessive des os. En témoigne cet individu enterré au début de la culture de Dilmun, dont la colonne vertébrale lombaire s’est entière- en abaissant de 12,5 pour cent par an les ment soudée dans la région lombaire, ce qui a dû le handicaper et le faire souffrir. achats de céréales saoudiennes. Vers 2016, plus aucune céréale ne devrait être produite dans le pays. À la place de la culture céréalière si avide en eau, des cultures mieux adaptées au cli- mat sec devront être envisagées. Le per- Vers 1950 fectionnement des techniques d’irrigation et de retraitement des eaux usées devrait encore améliorer la situation. Tout cela vise à protéger les réservoirs fossiles, afin de garantir à long terme au moins de l’eau potable aux habitants de la péninsule. Aux yeux des sceptiques, ces mesures sont trop limitées et arrivent trop tard. Les gisements de pétrole arabes resteront Vers 1990 encore productifs de 40 à 60 ans. L’évo- lution vers une économie indépendante des ressources minérales devra avoir été accomplie d’ici là si les pays arabes ne veulent pas retomber dans la pauvreté. Comme souvent, c’est aujourd’hui qu’il M. Qamber faut travailler pour assurer le futur. 5. LE DÉBIT DES SOURCES DE BAHREÏN n’a cessé de diminuer depuis 1932, c’est-à-dire depuis que l’exploitation des gisements pétrolifères de Bahreïn a entraîné un développement Pour Saïd, c’est égal. Quelles que soient économique rapide, accompagné par conséquent du forage de très nombreux puits de pom- les mesures prises, sa vie ne changera page. De fait, certaines des sources de Bahreïn ont longtemps servi de piscine, jusqu’à leur pas... mais il n’en va pas de même pour assèchement complet dans les années 1990. ses petits-enfants. ■

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REGARDS

HISTOIRE DES SCIENCES L’âge d’or des «rayons de santé» Durant les années 1920-1930, les ultraviolets médicaux connurent une vogue considérable, quoique éphémère. Henri Bergson, Anna de Noailles, Catherine Pozzi et bien d’autres y trouvèrent un réconfort. Thierry LEFEBVRE et Cécile RAYNAL

e samedi 26 juillet 1930 fut L’idée de soigner les corps en les expo- L’astronome William Herschel mit en évi- inaugurée, sur les hauteurs d’Aix- sant totalement ou partiellement au soleil dence les « rayons calorifiques » (infra- les-Bains, une des plus extra- remonte à la plus haute Antiquité. Ainsi, le rouges) en 1800. L’année suivante, le ordinaires machines de soins médecin d’origine grecque Antyllus (IIe- physicien Johann Wilhelm Ritter découvrit Ljamais conçues par l’homme. Son promoteur, IIIe siècles) préconisait déjà des bains de les «rayons chimiques» (ultraviolets). Ces le médecin français d’origine roumaine soleil contre le rachitisme, l’atrophie mus- travaux attirèrent l’attention de quelques Jean Saidman (1897-1949), lui donna le nom culaire, l’arthrite, l’hydropisie, les maladies médecins, par exemple Hermann Breh- simple et évocateur de «solarium tournant». de la peau. Signe des temps, les thermes mer, qui fonda en 1859, à Gorbersdorf, en Hissée au sommet d’une tour octogo- Silésie, une maison de soins dédiée à la cure nale de 16 mètres de haut, une plate-forme hygiéno-diététique de la tuberculose. Vers rotative de 80 tonnes, supportant une dizaine la même époque, le Suisse Arnold Rikli, de cabines individuelles, proposait aux quoique ne disposant d’aucun diplôme médi- patients le meilleur des radiations lumi- cal, établit un institut thérapeutique à Veldes, neuses. Enthousiasmé par ce géant de verre en Autriche: il se proposait d’y traiter diverses et de métal, le président de la Société médi- affections par l’exposition au soleil. cale d’Aix, François Françon, profita d’une prise de parole pour féliciter son jeune L’héliothérapie contre confrère: «Dans ma jeunesse, les romans scientifiques de Jules Verne et de Camille le bacille de Koch Flammarion nous parlaient de superaéro- À côté de ces établissements situés en alti- nautes qui quittaient le plancher des Fran- tude se développèrent, sur les côtes anglaises çais moyens pour gagner les autres astres et françaises, des hôpitaux «maritimes». en ballon ou obus: vous dépassez les anti- Leur vocation était de soigner, par les bains cipations de ces auteurs, car vous faites des- de mer et l’exposition à la lumière et au grand cendre le soleil sur la Terre, mais en filtrant, air, les lésions tuberculeuses des adulteset en tamisant, en sélectionnant ses radiations des enfants, ainsi que le rachitisme et toutes avec autant de soins qu’en mettaient nos les pathologies du squelette et de l’ossifica- vieux orpailleurs pour passer au crible le tion. Par la suite, les malades durent se sable [...] et en tirer des paillettes d’or.» Collection particulière familiariser avec un nouveau vocabulaire 1. BROCHURE PUBLICITAIRE pour les établis- L’érection de cet édifice révolution- sements Gallois, constructeurs de lampes à ultra- médical et architectural: le «sanatorium» naire, malheureusement détruit dans les violets dans les années 1930. accueillait les tuberculeux; «l’aérium», ins- années 1960, marqua en quelque sorte tallé en moyenne montagne, recevait les l’aboutissement de plusieurs siècles de romains étaient souvent équipés d’un «sola- enfants affaiblis et chétifs; le «prévento- recherches sur les applications médicales rium», à côté du «frigidarium». Au fil des rium» était, quant à lui, réservé aux jeunes de la lumière et, plus particulièrement, du siècles, la pratique empirique de l’insola- gens atteints de primo-infection tuberculeuse. rayonnement ultraviolet. C’est cette histoire, tion, tant pour ses bienfaits chauffants En 1865, le médecin militaire Jean- à la frontière de la science et de l’empirisme, que pour ses vertus mystérieusement sti- Antoine Villemin démontra la contagiosité de que nous retraçons ici. mulantes, s’est poursuivie ici et là. la tuberculose, mais aucune mesure pro-

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Regards

phylactique ne fut adoptée. Il fallut attendre la découverte de l’agent pathogène par Robert Koch, en 1882, pour qu’enfin cessent les polé- miques sur le mode de transmission de la maladie et que les pouvoirs publics adoptent un minimum de dispositions hygiéniques. En 1877, deux Anglais, le médecin Arthur Downes et le chimiste Thomas Porter Blunt, mirent en évidence l’action bactéricide des rayons ultraviolets. Koch démontra leur acti- vité in vitro sur le bacille tuberculeux. La « médecine du soleil » – l’« hélio- thérapie » – prit dès lors une part impor- tante dans la lutte contre la tuberculose et, par extension, contre d’autres maladies, d’origine microbienne ou non. Mais le soleil n’étant pas toujours au rendez-vous dans nos contrées, des méthodes alternatives ne tardèrent pas à être explorées.

Collection particulière Les premières trait et filtrait les rayons lumineux dans lampes ultraviolettes une sorte de tube métallique dont l’extré- Malade depuis le milieu des années 1880, mité était directement appliquée sur la par- le jeune médecin danois Niels Ryberg Fin- tie du corps à traiter. Les séances de soins sen (1860-1904) eut l’intuition que l’expo- étaient répétées et de longue durée (sou- sition à la lumière lui serait bénéfique. Il vent plus d’une heure). entreprit des recherches sur les effets La finsenthérapie montra une grande physiologiques et biologiques des rayons efficacité, en particulier contre le lupus tuber- solaires. Dans la lignée des travaux de culeux et d’autres dermatoses infectieuses. Downes et Blunt, il n’utilisa que la partie «chi- Les médecins du monde entier souhaitèrent mique » du spectre solaire, c’est-à-dire le à leur tour posséder cet instrument. En 1900, rayonnement ultraviolet, seul efficace contre le médecin français Henri Noiré installa un les micro-organismes infectieux. Après avoir prototype à l’Hôpital Saint-Louis, à Paris. Il mis au point des lentilles filtrant sélective- en découla un centre spécialisé qui accueillit ment ces radiations, il fut contraint de modi- jusqu’à trois de ces appareils. fier sa technique en raison du manque de D’autres modèles de lampes à arc furent soleil sous la latitude de Copenhague. Il décida mis au point, cette fois pour l’irradiation alors de promouvoir une cure de lumière arti- générale des patients. Elles acquirent leurs ficielle à l’aide de lampes «à arc», les plus lettres de noblesse au cours de la Première puissantes à l’époque. Ces « arcs élec- Guerre mondiale, en participant à la guéri- triques» étaient obtenus au moyen d’élec- son et à la cicatrisation des plaies de nom- trodes de charbon rendues incandescentes breux blessés. Elles furent bientôt éclipsées

par le passage d’un courant électrique. Les par les lampes à vapeur de mercure, nées Archives municipales d’Aix-les-Bains vapeurs métalliques produisaient non seu- de la collaboration de deux Allemands, l’in- 2. LE SOLARIUM TOURNANT D’AIX-LES-BAINS. lement une intense lumière, mais aussi une génieur-électricien Thomas Küch, de la Grâce à un système de roues et de roulements température élevée accompagnée d’une Société Heraeus, à Hanau, et le dermato- à billes guidés par un rail circulaire, la plate- riche émission d’ultraviolets. logue Ernst Kromayer. Mise au point en 1905, forme d’insolation, entraînée électriquement, pivotait sur la tour au rythme du soleil. Dans les Ce procédé thérapeutique original fut la lampe dite de Kromayer était constituée cabines, les patients, allongés sur des lits incli- baptisé « finsenthérapie » et le chercheur d’un tube de quartz en forme de «U» ren- nés selon l’incidence du soleil, recevaient un obtint le prix Nobel de médecine en 1903. versé, contenant du mercure sous vide à ses ensoleillement maximal pendant un temps déter- Le premier appareil de Finsen concen- deux extrémités. Soumises à une tension miné par le médecin.

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Regards

électrique, celles-ci se comportaient comme (lampes à arc et à mercure, spectrogra- Inauguré le 24 février 1927, cet institut des électrodes. Le mercure était volatilisé phes, monochromateurs, etc.) et d’une revue unique en France accueillait malades, per- en émettant lumière et ultraviolets, tout en spécialisée, les Annales de l’Institut d’actino- sonnel médical, étudiants en médecine et consommant une faible quantité d’électri- logie, qui parurent à partir de 1926, soute- chercheurs. Un enseignement ouvert aux cité. Par ailleurs, la qualité et la quantité des nues par un comité de patronage prestigieux médecins leur permettait d’assister aux ultraviolets émis étaient améliorées, car le (dont le chimiste Daniel Berthelot et le phy- consultations et de pénétrer dans les salles quartz employé laissait passer ces radia- sicien Maurice de Broglie). de traitement. Les praticiens pouvaient ainsi tions lumineuses (contrairement au verre). s’initier à l’actinothérapie dans ce lieu modèle Ces lampes dites à mercure ou à quartz qui s’efforçait «d’en limiter les indications furent par la suite perfectionnées (voir la tout en les précisant, et de mettre au point figure 3). Les constructeurs en vantaient la technique des affections justiciables d’un la facilité d’emploi et comparaient leur action traitement par les rayons ultraviolets ou à celle du soleil d’altitude. « Rayons UV, infrarouges». C’est aussi au sein de cet éta- rayons de santé », clamaient les publicités. blissement que furent expérimentées deux Au début des Années folles, les méde- techniques innovantes. cins disposaient donc d’un large éventail de Jean Saidman mit tout d’abord au point lampes à ultraviolets. L’actinothérapie – tra- le « sensitomètre cutané », appareil des- duction française du terme «finsenthéra- tiné à mesurer la sensibilité cutanée de pie», parfois aussi nommée photothérapie – chaque patient (voir la figure 4). Le méde-

se répandit sur tout le territoire français. Collection particulière cin pouvait ainsi définir précisément, pour Cependant, à l’instar de la radiothérapie 3. DEUX LAMPES DE QUARTZ à vapeur de mer- chaque traitement, la dose de rayonnements (soins par les rayons X) et de la curiethé- cure Ultraviollux utilisées en actinothérapie, en ultraviolets nécessaire et suffisante. Par rapie (soins par le rayonnement issu de la cabinet médical (à gauche)ou à domicile (à droite). ailleurs, un nouveau mode d’exposition plus radioactivité naturelle du radium), qui se adapté aux enfants fut inauguré: la «plage développaient en parallèle et souvent de artificielle» (voir la figure 5). conserve, elle nécessitait un cadre strict Cette salle d’irradiation continue, ins- d’application : des protocoles de soin pré- tallée au sous-sol de l’institut, était munie cis, mis au point par des médecins et subor- de lampes à ultraviolets et infrarouges, et le donnés à un enseignement. sol, couvert de «sable très fin où les enfants [pouvaient] jouer à leur aise». La nouveauté de cette installation résidait dans la liberté L’Institut d’actinologie de mouvements des petits malades. En effet, Un jeune radiologue parisien, Jean Said- en Allemagne où était apparu ce type d’irra- man, dénonça en 1925 l’absence d’ap- diation collective, les enfants devaient tour- prentissage : « Il n’existe nulle part de ner en rond ou rester allongés. Au contraire, laboratoires de physique, de chimie, de la «plage artificielle» destinée aux petits Collection particulière photographie médicale, de physiologie, 4. LE SENSITOMÈTRE DE JEAN SAIDMAN : Parisiens malingres était censée «devenir spécialement destinés à l’actinothéra- 18 orifices répartis dans un disque métallique un plaisir»: répartis en groupes en fonction pie. [...] D’où l’utilité d’un centre clinique muni d’un couvercle actionné par un mécanisme de leur sensibilité cutanée, les enfants étaient où les médecins s’occupant de la lumière d’horlorgerie. Le dispositif était appliqué sur une exposés aux lampes, à demi nus et les yeux petite portion du corps du patient, que l’on (et ils sont de plus en plus nombreux: près soumettait à un rayonnement ultraviolet cali- protégés par des lunettes noires, sous la de 1 000 en France ; environ 12000 en bré. Le couvercle recouvrant tour à tour les trous surveillance d’une infirmière. Cette méthode Europe) puissent se perfectionner et (un par minute), l’instrument permettait de fut adoptée dans de nombreux dispensaires, constater eux-mêmes les résultats obte- déterminer un «seuil d’érythème», c’est-à-dire d’abord en région parisienne, puis dans plu- nus avec les différentes techniques. » Il le temps d’exposition entraînant une marque sieurs grandes villes de France. préconisait en conséquence la création rouge sur l’épiderme. Devenu la « coqueluche » d’un Tout- d’un « institut de recherches et de traite- Le centre était installé dans un hôtel Paris qui n’hésitait pas, à l’instar des poé- ments comparés ». particulier du XVe arrondissement de Paris, tesses Anna de Noailles et Catherine Pozzi, L’«Institut d’actinologie » fut déclaré «dans un quartier ouvrier [afin] de mettre à fréquenter son cabinet privé, Jean Said- en préfecture en novembre1925. Jean Said- à la portée de la population modeste qui y man se lança bientôt dans l’élaboration man le dota immédiatement d’une impor- demeure des traitements actiniques à l’aide d’un procédé mixte (hélio- et actinothé- tante collection d’appareils et d’instruments d’un ensemble remarquable de lampes ». rapie) révolutionnaire.

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Regards

Jusqu’alors, l’héliothérapie était prati- quée en sanatorium dans des galeries de cure ou en terrasses individuelles. Les patients prenaient le soleil, allongés sur des chaises longues. Dans certains centres, les enfants étaient exposés en plein air et pratiquaient des exercices de gymnastique. Mais ces traitements n’étaient ni person- nalisés ni dosés. Les malades recevaient l’intégralité des rayons solaires, quels que fussent leur sensibilité cutanée et le degré de leur pathologie. Jean Saidman décida donc de rationaliser l’héliothérapie sur le modèle de l’actinothérapie. Il conçut à cette fin son solarium tour- Collection particulière 5. LA PLAGE ARTIFICIELLE DU DISPENSAIRE D’IVRY-SUR-SEINE, VERS 1930: en maillot de nant. L’idée maîtresse était de maintenir bain et lunettes de soleil, des enfants malingres y étaient exposés à des rayonnements ultra- le corps du patient perpendiculaire aux violets et infrarouges. Ce dispositif leur permettait de jouer et de bouger pendant la séance. rayons solaires. Il imagina donc «une ter- rasse d’exposition des malades au soleil, ou de ces techniques de soin. Par ailleurs, l’in- solarium mobile, sur un chemin de roule- vention pharmaceutique s’était substituée LES AUTEURS ment, de façon à pouvoir être sans cesse efficacement aux indications de l’hélio- et orienté face au soleil ». En plus de la rota- de l’actinothérapie : la tuberculose se soi- tion Est-Ouest, il tint également compte de gnait désormais grâce à un antibiotique, la la courbe apparente décrite par le soleil rifampicine; le rachitisme, par la vitamine D durant sa course: le médecin imagina d’équi- de synthèse ; et certains rhumatismes et per chaque cabine d’un lit inclinable. dermatoses, par la cortisone. Le rôle des Thierry LEFEBVRE ultraviolets dans la cancérogenèse ayant est maître de conférences à l’Université Paris-Diderot. Les solariums en outre été progressivement mis en évi- Cécile RAYNAL est pharmacienne dence à partir du milieu des années 1930, et membre de la Société tournants de Saidman la lumière thérapeutique se voyait reléguée d’histoire de la pharmacie. Le premier solarium tournant fut élevé à Aix- au second plan. Elle ne fut pas enterrée les-Bains en 1930. Deux autres virent le jour pour autant. en 1934: l’un à Jamnagar, en Inde, l’autre En 1949, un des élèves de Jean Saidman à Vallauris, près de Cannes, en complément qui s’était spécialisé dans l’étude des rayon- d’un nouveau sanatorium. Ces étonnantes nements ionisants, le médecin Raymond  À ÉCOUTER installations réunissaient la perfection en Latarjet, réalisa la première mutation d’un L’émission La marche des sciences matière d’héliothérapie et d’actinothérapie. virus par irradiation ultraviolette. Il prouvait du 8 juillet 2010, sur France Culture, Les verres filtrants des cabines sélection- ainsi l’intérêt de la lumière pour la recherche est consacrée aux solariums tournants du Dr Jean Saidman. naient les rayonnements solaires, des fondamentale. La Société française de pho- À écouter sur le site: concentrateurs permettaient de focaliser tobiologie – association dont Jean Saidman http://www.franceculture.com les traitements, les longueurs d’onde étaient avait été le premier président en 1938 – œuvre mesurées et calibrées avec soin. En l’ab- d’ailleurs toujours dans ce domaine. sence de soleil, toutes sortes de lampes Aujourd’hui, la photothérapie est encore pouvaient être mobilisées. Après les phases utilisée, dans un cadre médical strict. Ses indi-  de diagnostic et d’évaluation de la sensibi- cations sont variées: ictère à bilirubine du BIBLIOGRAPHIE lité cutanée, un protocole individuel était nouveau-né, dépression et troubles affectifs T. Lefebvre et C. Raynal, instauré. C’était de la photothérapie sur saisonniers, certaines dermatoses (PUVA- Les solariums tournants du mesure: telle longueur d’onde sur telle région thérapie), dégénérescence maculaire liée à Dr Jean Saidman, Glyphe, 2010. du corps, en quantité et durée précises. l’âge (DMLA), par activation d’un médicament A. Tobé (éd.), Les quinze Glorieuses La crise économique, la Seconde Guerre photosensibilisant, etc. Les applications médi- de l’architecture sanatoriale, mondiale, puis le décès brutal de Jean Said- cales des radiations lumineuses ont encore Centre de recherche et d’étude sur l’histoire d’Assy, 2006. man en 1949, empêchèrent la propagation de beaux jours devant elles. I

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REGARDS

LOGIQUE & CALCUL Suicide et immortalité quantiques On pourrait survivre dans des univers parallèles. On pourrait aussi résoudre des problèmes difficiles. Est-ce sérieux? Jean-Paul DELAHAYE

orsqu’il touche des sujets trop sa boîte (voir la figure 1) avant l’observa- l’observateur voit le résultat A(le chat mort), graves, le raisonnement semble tion est à la fois mort et vivant du point de dans l’autre il voit B(le chat vivant). Chaque outrepasser ses droits et appa- vue de la mécanique quantique, mais une branche déroule sa propre histoire, indé- raît intolérable. Aux yeux de cer- fois la boîte ouverte, nous le trouvons pendante de l’autre, en produisant alors Ltains, on n’est pas autorisé à jouer avec mort ou nous le trouvons vivant. d’autres bifurcations. L’évolution du monde toutes les idées. Nous avertissons les lec- Cette réduction de la fonction d’onde physique est une explosion ininterrompue, teurs de cette rubrique que nous allons trai- est parfois jugée insatisfaisante, car elle engendrant par duplication répétée des mil- ter, en logicien froid et décharné, de thèmes introduit une complication ad hoc, une liards de milliards de copies nouvelles de qui peuvent choquer, comme celui du sui- discontinuité et du non-déterminisme. De l’Univers tel que nous le concevons et cide collectif ou de l’immortalité, et que nous plus, elle oblige à faire intervenir de manière dont nous ne voyons qu’une infime partie. ne nous interdirons aucune considération, essentielle l’observateur dans la descrip- même la plus démente. Nous examine- tion de l’évolution d’un système physique. rons ici les conséquences d’une idée de Cela conduit à des considérations subjec- Des tests possibles science-fiction introduite en physique par tivistes (ou pire...), ce qui réjouit quelques Depuis quelques années, une série de publi- Hugh Everett, et nous ferons cela comme philosophes, mais s’oppose aux points de cations soutient que toutes les interpré- nous le ferions pour un jeu abstrait, même vue réalistes, selon lesquels le monde phy- tations de la mécanique quantique ne sont si le détachement sera parfois difficile. sique existe indépendamment de l’obser- pas équivalentes et qu’il se pourrait qu’on vateur, points de vue que l’on a toujours réussisse à mener des expériences déci- préférés en science. sives conduisant à déterminer quelle est Simplification Le 23avril 1957, Hugh Everett soutenait la bonne; dans ce cas, il ne faudrait plus Au fil des années, l’interprétation des à l’Université de Princeton sa thèse Sur les parler d’interprétations différentes de la mondes multiples de la mécanique quan- fondements de la mécanique quantique(On mécanique quantique, mais de théories tique gagne des partisans. Plusieurs the Foundations of Quantum Mechanics). quantiques différentes. enquêtes parmi les physiciens ont montré Il y décrivait une façon d’éviter la réduc- David Deutsch, Don Page, Frank Tipler, qu’elle arrivait en seconde position derrière tion de la fonction d’onde. Dans son manus- Rainer Plaga et quelques autres proposent l’interprétation classique dite de Copen- crit et l’article qu’il en a tiré, sa théorie de des méthodes pour départager les « inter- hague. Selon cette interprétation de Copen- ce que l’on dénomme aujourd’hui les prétations » (voir l’article de Milan Circovik hague, élaborée en 1927 par Niels Bohr et « mondes multiples » y est exprimée avec dans la bibliographie). Rien n’est tranché Werner Heisenberg, au moment où l’obser- prudence et en termes aussi techniques aujourd’hui et nous n’allons nous intéresser vateur effectue une mesure, les diverses que possibles, sans doute pour ne pas cho- qu’à l’un des tests envisagés : le plus fou, possibilités décrites par la fonction d’onde quer. L’idée, aussi simple que téméraire, a dénommé la roulette russe quantique. se « réduisent » à une seule. Cette réduc- été reprise avec moins de détours par Bryce Eugene Shikhovtsev, le biographe d’Eve- tion explique que, contrairement au monde DeWitt. Pour Everett, DeWitt et leurs parti- rett, soutient qu’Everett en aurait eu l’idée. quantique qui accepte l’existence d’états sans, lors d’une mesure de la nature du chat La première mention imprimée de la rou- « superposés », le monde de notre expé- par exemple, il n’y a pas réduction du paquet lette quantique est due à John Gribbin dans rience quotidienne n’en exhibe jamais de d’ondes, mais un dédoublement de l’Uni- sa nouvelle de science-fiction intitulée trace. Le célèbre chat de Schrödinger dans vers. Dans l’une des branches de l’Univers, The Doomsday Device publiée dans la revue

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Regards

1. La roulette russe quantique ans l’expérience de pensée du chat de Schrödinger, un mécanisme vivant sont « superposés ». Une heure après, l’observateur ouvre la trappe D quantique aléatoire – une désintégration radioactive – a une proba- de la boîte où réside le chat et examine s’il est mort ou non: dans l’inter- bilité 1/2 de se produire en une heure. La particule émise par cette désin- prétation de Copenhague, les deux possibilités décrites par la fonction d’onde tégration ouvre une fiole de poison qui tue le chat. Le chat est dans la boîte du chat se réduisent à une seule à l’instant où l’observateur ouvre la boîte. pendant une heure et, avant l’ouverture de la cage, l’état chat mort et chat Dans l’univers des « mondes multiples », l’univers se dédouble à l’ouver- ture de la boîte, créant un univers où le chat est vivant et un autre où le chat est mort. Pour prouver la justesse de l’interprétation des mondes multiples, un expérimentateur prend la place du chat et fait fonctionner plusieurs fois le mécanisme quantique qui le tue avec une probabilité 1/2 à chaque expé- rience. Si l’interprétation usuelle de Copenhague de la mécanique quan- tique est la bonne, sa probabilité de survie est 1/2n, où n est le nombre de fois qu’il fait fonctionner le dispositif. En revanche, si l’hypothèse des mondes multiples proposée par Hugh Everett est correcte, à chaque tirage, l’uni- vers avec l’observateur donne deux univers différents, l’un où le premier des résultats possibles est la survie, l’autre où la mort est survenue; l’ex- périmentateur survit de manière certaine dans une branche de l’univers et ne se préoccupe pas des autres où il a été annihilé. Le fait pour l’observa- teur de se retrouver vivant après l’expérience lui prouverait la justesse de l’idée d’Everett. L’hypothèse des mondes multiples est donc bien testable. Ce procédé inhabituel (et dangereux!) permettant de prouver une théorie physique était sans doute connu par Everett quand il présenta sa thèse en 1957, mais c’est en 1985 seulement qu’apparaît la première mention de la roulette russe quantique, dans une nouvelle de science-fiction de John Gribbin. Depuis, cette idée a été redécouverte un grand nombre de fois.

Illustration de Francesco De Comité

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Analog du 22 janvier 1985. L’idée est d’en- survie est égale à (1/2)10, soit une chance donné B. Si l’expérience réussit, le risque trer dans la boîte du chat de Schrödinger, sur 1000 environ (210 =1024). En revanche, que votre interprétation des mondes mul- de prendre sa place et de faire fonctionner si l’interprétation des mondes multiples est tiples soit fausse est donc de 1/1024. le mécanisme non pas une fois, mais plu- correcte, vous continuez de vivre dans votre Si ce risque d’erreur vous semble trop sieurs fois. univers et vous ne souffrez pas de ce qui se élevé et que vous désirez une confirmation La boîte contient un dispositif quantique passe dans les autres. plus fine de la théorie des mondes multiples, qui peut donner deux résultats équiprobables Le fait que vous ayez survécu à dix expé- faites l’expérience 20 ou 30 fois: le risque A et B. Si A se produit, le dispositif vous tue. riences vous montre que l’interprétation des d’erreur deviendra un millionième ou un mil- Si le résultat est B, rien ne se passe et vous mondes multiples est très probablement liardième. Au bout du compte, vous sorti- survivez dans votre univers. Vous recom- correcte. Pour que l’interprétation de Copen- rez donc de la boîte persuadé de la justesse mencez dix fois de suite l’expérience de la hague soit juste, il faudrait que vous ayez de l’interprétation d’Everett, qui sera pour roulette russe quantique; dans l’interpré- eu beaucoup de chance et que, dix fois de vous donc quasi certaine. tation de Copenhague, votre probabilité de suite, la réduction du paquet d’ondes ait Communicable 2. Pour devenir riche... ou pas? i quelqu’un avait une confiance totale en la justesse Cette certitude que vous avez acquise de Sde l’hypothèse des mondes multiples, il gagnerait au la justesse de l’existence des mondes mul- loto en ne jouant qu’une seule fois. Voyons le mode opé- tiples d’Everett possède un défaut : elle ratoire. vous est propre et vous ne pouvez pas la – L’expérimentateur, comme le chat, entre dans la boîte. communiquer, car nul n’est obligé de vous – Il utilise un dispositif quantique pour choisir une grille croire. Ceux qui veulent savoir ce qu’il en de loto. Le dispositif est conçu de façon à ce que chaque est de l’interprétation d’Everett doivent per- grille possible soit tirée avec la même probabilité. – Le dispositif joue alors par Internet la grille choisie par sonnellement affronter la roulette russe le dispositif quantique (c’est possible aujourd’hui). quantique dix fois de suite ou plus. – Dès que le tirage est effectué, le dispositif consulte les résultats et ne laisse en vie l’expéri- En réalité, cette incommunicabilité n’est mentateur que s’il a gagné un million d’euros ou plus. pas absolue... pourvu qu’on y pense à Toujours sous réserve de la justesse de l’interprétation des mondes multiples, en entrant dans la l’avance. En effet, si vous avez prévu variante loto de la roulette quantique, tout expérimentateur est certain d’en ressortir gagnant. votre coup, vous avez pu installer une D’autres méthodes du même type font gagner aux courses ou à la Bourse. caméra infalsifiable (par exemple enfermée dans une boîte blindée avec une clef que vous avez confiée à un huissier). Elle a pu 3. L’éthique du suicide quantique filmer à travers un hublot la séance des a roulette quantique (pour prouver l’hypothèse dix tirages de roulette russe quantique que L des mondes multiples, pour gagner au loto, etc.) vous avez courageusement enclenchée. présente l’inconvénient de laisser l’expérimentateur Ces données soigneusement enregistrées mort dans un grand nombre de branches de l’Univers. et dont l’exactitude est certifiée par le pro- Il peut décider de s’en moquer, car les branches où il tocole rigoureux constituent une preuve survit sont les seules qu’il connaîtra. Est-ce pour autant que l’expérience a bien été menée et qu’elle moralement acceptable? La question semble devoir a donné un résultat favorable. Après l’ex- être posée puisque ses proches le trouveront mort périence, dans la branche d’univers où vous dans un grand nombre d’univers parallèles, et donc survivez (la seule qui compte pour vous), son suicide quantique engendre une grande quan- tité de mondes où il les fait souffrir. vous disposerez donc d’une preuve maté- Peut-on être indifférent à ces univers qu’on sait rielle de la justesse de la théorie d’Everett réels? Cette question d’éthique, ainsi que le problème que vous pouvez transmettre à tous les général de la rationalité (pour un égoïste certain de autres physiciens de votre univers, ce qui la vérité des mondes multiples) du choix de jouer, sont les persuadera que l’hypothèse des mondes l’objet de débats entre philosophes. Pour l’instant, multiples est juste. ils n’ont pas réussi à se mettre d’accord. Jacques Mal- Vous avez pris un risque, celui qu’il n’y lah, effrayé de ce que le suicide quantique pourrait attirer quelques esprits fragiles, tente par toutes ait pas de mondes multiples, mais un suc- sortes d’arguments plus ou moins subtils de démontrer qu’il ne faut surtout pas essayer. cès bénéficie à tout le monde autour de vous. Qui veut être un héros de la science?

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Imaginons que, par d’autres moyens, on neau, du King College de Londres, qui ne arrive à la certitude que la théorie des sont pas d’accord. 4. Hugh Everett mondes multiples d’Everett est juste, ne Tout d’abord, le moindre doute qui pour- ugh Everett est né le 11 novembre 1930 pourra-t-on pas alors utiliser la roulette russe rait persister sur la validité de l’interpréta- H à Washington. Après avoir passé sa thèse quantique de manière utile? tion des mondes multiples est évidemment de physique à Princeton sous la direction de suffisant pour justifier un refus. Supposons John Wheeler et publié un article sur son inter- que vous soyez absolument certain de la prétation des mondes multiples, il ne réussit pas Devenir riche justesse de la théorie d’Everett; vous pour- à obtenir le poste uni- La réponse est oui. Nous verrons comment riez néanmoins refuser de jouer pour une versitaire qui lui aurait devenir riche grâce à elle et comment traiter raison éthique. Vous ne connaîtrez que les permis de poursuivre ses tous les problèmes NP en temps raisonnable, mondes où vous gagnez, mais puisque les travaux sur les fonde- ce qui sera une forme concrète de résolu- autres mondes existent, vous créerez des ments de la mécanique tion de la fameuse énigme fondamentale de situations où vos proches découvriront quantique. Il travaille alors l’informatique théorique « P = NP ?». que vous les avez quittés sans vous préoc- pour la Défense améri- Si vous êtes certain que l’interprétation cuper d’eux. Jouer au loto quantique est donc caine et contribue en par- ticulier au projet des des mondes multiples est juste, voici com- profondément égoïste, même si vous ne missiles nucléaires Minu- ment devenir riche. Réunissez 19 amis ayant voyez jamais le mal qui résulte de votre choix; teman. Après une période la même conviction, déposez chacun au contraire, vous n’êtes confronté qu’à une d’oubli, ses travaux sur 10 000 euros dans un coffre à combinai- situation de succès qui réjouit votre entou- les mondes multiples sont reconnus et plusieurs son, dont chacun de vous connaîtra le code, rage... dans votre univers! physiciens de premier plan, dont David Deutsch, puis opérez la variante suivante de la rou- en défendent les conclusions: ils émettent l’idée lette quantique. Après vous être attribué un que sa conception doit être considérée comme numéro de 1 à 20 pour chacun, sans répé- Problèmes difficiles une théorie ayant des conséquences observa- tition, vous entrez tous dans un dispositif Devenir riche n’est pas le seul but possible bles et qu’on pourra soumettre un jour à des qui, par un procédé quantique semblable de la vie: résoudre des problèmes difficiles tests. Everett disparaît dans la nuit du 18 au à celui du chat de Schrödinger, tire un nombre est un autre objectif que les chercheurs 19 juillet 1982. entre 1 et 20 de manière équiprobable et considèrent plus important. Une variante Quinze ans avant la thèse de Hugh Eve- tue les 19 personnes dont le numéro n’est de la roulette quantique les aidera. rett, l’écrivain argentin Jorge Luis Borges a pas celui tiré. Les participants sont dans Imaginons d’abord le cas simple d’un décrit une des conceptions possibles de un état quantique de superposition de chercheur qui se pose une question Qdont l’univers pour les physiciens quantiques et qu’il attribue à un imaginaire Ts’ui Pên: 20 états et, dans chacun, un participant a il peut avoir la réponse, oui ou non, à la Le jardin aux sentiers qui bifurquent est gagné. Le survivant dans son univers va condition de mener une expérience avec une image incomplète, mais assez exacte de alors retirer l’argent du coffre qui lui est un réactif chimique extrêmement coûteux. l’univers tel que le concevait Ts’ui Pên. À la acquis. Si vous pensez que 10 000 euros Si la réponse est positive, cela aura été inté- différence de et de Schopenhauer, ne sont pas assez, proposez 100 000 ou ressant de faire l’expérience et en plus on votre ancêtre ne croyait pas à un temps uni- 1000000euros à vos amis. Tout le monde pourra récupérer le réactif, mais si l’expé- forme et absolu. Il croyait à des séries infi- est gagnant, car chacun des 20 participants rience échoue ce sera très ennuyeux, car nies de temps, à un réseau croissant et survit dans la branche où il gagne. N’est-ce le réactif chimique aura été utilisé pour vertigineux de temps divergents, convergents pas formidable? Dans les univers multiples, rien et sera devenu irrécupérable. L’expé- et parallèles. Cette trame de temps qui s’ap- tout le monde devient riche. rience donne son résultat instantanément prochent, bifurquent, se coupent ou s’igno- Une autre méthode consiste à jouer une et, a priori, elle a une chance de réussir non rent pendant des siècles, embrasse toutes grille de loto (voir la figure 2). négligeable, disons 1/2. Voici ce que doit les possibilités. Nous n’existons pas dans la Posez-vous maintenant la question: quel- faire le chercheur qui croit aux mondes mul- majorité de ces temps ; dans quelques-uns qu’un, certain de la validité de l’interpréta- tiples d’Everett. vous existez et moi pas; dans d’autres, moi, tion des mondes multiples, peut-il avoir – Il lance un tirage au sort quantique et pas vous; dans d’autres, tous les deux. Dans des raisons sérieuses de refuser de jouer au entre deux options A et B, mais avec des celui-ci, que m’accorde un hasard favorable, vous êtes arrivé chez moi; dans un autre, en jeu de la roulette quantique des 20 amis, probabilités très inégales : A sera obtenu traversant le jardin, vous m’avez trouvé mort; ou à la variante loto de la roulette quantique? dans 999999 cas sur un million et B dans dans un autre, je dis ces mêmes paroles, Chacun est tenté de répondre «non». 1 cas sur un million. Autrement dit, la rou- mais je suis une erreur, un fantôme. Pourtant, la question a été débattue par plu- lette provoque la création d’un million de Le jardin aux sentiers qui bifurquent, 1941 sieurs philosophes, dont Peter Lewis, de branches parallèles : 999999 avec A, et l’Université de Hong Kong, et Davis Papi- 1 avec B. Ensuite :

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Regards

– Si A sort, il mène l’expérience qui lui et faire des paris de toute nature. Dans le suit: il se place sur un nœud du graphe tiré permet de répondre à Q: il fait fonctionner domaine scientifique et technique, elle per- au hasard, puis il tire au hasard un nœud relié la roulette russe qui le tue si l’expérience met de tester sans coût la solidité des ponts, à son nœud de départ et il y va; il poursuit échoue et le laisse indemne si elle réussit. et toutes sortes d’hypothèses en se dis- ainsi sans jamais accepter de passer par un – Si B sort, il ne mène pas l’expérience pensant de payer les conséquences des nœud déjà visité. S’il existe un chemin hamil- pour répondre à la question Q. cas où l’hypothèse est fausse. Le suicide tonien, puisqu’il a une chance parfaite, il le Quelle est la situation pour un expéri- quantique n’est-il pas merveilleux? trouve dès le premier essai et donc rapide- mentateur qui a survécu? Ce sera A ou B. ment (en Nétapes de calcul, Nétant le nombre Si c’est A,comme il est en vie, cela signi- Résoudre tous de nœuds du graphe). fie que l’expérience a réussi, il peut alors Le problème de savoir si un graphe pos- récupérer le réactif chimique et sait que la les problèmes NP sède un chemin hamiltonien est donc un réponse à sa question Q est positive. Un problème NP est un problème que quel- problème NP, et même un problème NP-com- Si c’est B, cela signifie que très proba- qu’un ayant une chance parfaite et abso- plet. Les problèmes NP-complets sont les blement la réponse à la question Q est néga- lue résout rapidement (c’est-à-dire en temps plus difficiles des problèmes NP: en résoudre tive. En effet, quand la réponse à Qest positive, polynomial en fonction de la taille des un seul efficacement (en temps polyno- il n’y a qu’une chance sur un million d’obte- données). L’idée précédente se généralise mial) permettrait de résoudre tous les nir B et quand la réponse à Q est négative, il et rend possible le traitement rapide (c’est- problèmes NP efficacement. Comme on juge y a 100 pour cent de chance d’obtenir B. à-dire en temps polynomial) de tout pro- cela peu vraisemblable, on les considère La méthode comporte un petit risque blème NP, ce qui constitue une résolution comme intrinsèquement difficiles, ce qui d’erreur, car lorsque la réponse à Q est posi- pratique de la fameuse énigme « P = NP ?» veut dire qu’on pense qu’aucune méthode tive, on peut croire faussement qu’elle est (les problèmes P se résolvent en temps de ne pourra jamais résoudre rapidement les négative, car on serait dans le cas B. La pro- calcul polynomial, donc pas trop difficile- problèmes NP-complets. babilité d’erreur est 1/100000. Comme pré- ment). Voici, en même temps que nous pré- Avec la roulette quantique, on fait comme cédemment, si ce risque vous semble trop cisons sur le sens des termes utilisés, pour l’expérience chimique, sauf qu’on prend grand, choisissez un risque plus faible. comment procéder. comme probabilité pour l’option B une pro- La méthode s’adapte à chaque fois que Le problème du chemin hamiltonien, où babilité très sensiblement inférieure à la vous vous interrogez sur une question Q il faut passer par chaque nœud d’un graphe probabilité d’échec a priori du problème NP qui, si elle possède une réponse négative, en suivant les arêtes du graphe et sans pas- auquel on s’intéresse. Si la probabilité qu’il entraîne un coût que vous voulez éviter. ser deux fois par le même nœud, est un pro- n’existe pas de chemin hamiltonien pour On peut donc l’utiliser pour jouer en Bourse blème NP (NP provient des initiales de Non le graphe qui vous intéresse est évaluée à (vous faites l’hypothèse que telle action va determinist Polynomial). Celui qui a une 1/1000, on prendra par exemple pour l’op- monter, et vous ne perdez rien si elle baisse), chance parfaite le résout en procédant comme tion B une probabilité 1/1 000 000. Si p

5. L’immortalité...

a plus étonnante et démente exemple parce qu’il s’agit d’un mal en point, voire agonisant. L des idées tirées des sélections cas massif d’effet tunnel) c’est lui Certes, à chaque fois que je quantiques nous fait croire à notre seul qui nous importe. Quelles que manque de perdre la vie, cela ne immortalité. soient les situations de mort im- se produit pas (dans les branches Bien que nous voyions mou- minente que nous rencontrerons, d’univers où je continue à perce- rir des gens autour de nous, à titre il y aura toujours une solution voir le monde), mais je suis de plus personnel les branchements créés quantique qui permettra la survie en plus fragile et souffrant. par la mécanique quantique qui (dans une branche de l’Univers au Ce type de raisonnements et sont extrêmement nombreux moins). D’instant en instant, cela de conclusions est controversé impliquent qu’aussi proche que nous assure l’immortalité. et ne fait pas partie de la théo- nous soyons de la mort, il y a Malheureusement, comme rie d’Everett. Rares sont les par- toujours une éventualité qui nous dans de nombreuses branches où tisans des univers multiples qui fait y échapper. Même si l’évé- je survis, cela résulte d’événements donnent leur opinion ou expli- nement quantique qui nous évite aléatoires quantiques favorables quent pourquoi il ne faut pas Immortalité de Fantin-Latour tel accident a une probabilité m’ayant sauvé la vie d’extrême jus- croire à cette immortalité quan- (1836-1904) 1/1010 000 000 de se produire (par tesse, je me retrouve vivant... mais tique de science-fiction.

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est la probabilité que se produise B, la pro- instantanément, ce qui évitera la douleur L’AUTEUR babilité de A sera bien sûr 1 – p. des survivants, et réconciliera le suicide – Si c’est A qui est choisi par la roulette quantique avec l’éthique. quantique, on cherche à résoudre le problème L’idée de ce suicide quantique par civi- en procédant à une série de tirages aléatoires lisation entière a été étudiée par Paul quantiques qui, soit (a) conduisent à un échec, Almond : « Une civilisation avancée pour- auquel cas on est tué par la machine; soit rait utiliser le suicide quantique au niveau (b) conduisent à un succès. de la civilisation comme méthode d’action – Comme précédemment, si B est choisi sur la réalité et pour disposer d’un pouvoir aucun calcul n’est opéré. de calcul accru, ce qui pourrait aussi facili- Les choix conduisant à un succès per- ter ses propres processus de pensée. » Jean-Paul DELAHAYE mettent la survie, ainsi que le choix B qui est professeur à l’Université de Lille et chercheur marque que la réponse est négative. Le sur- L’immortalité en plus au Laboratoire d’informatique vivant sait donc s’il existe un chemin hamil- fondamentale de Lille (LIFL). tonien pour le graphe dont il s’occupe et Tout ce que nous venons de dire vous semble quand tel est le cas, il le connaît. dément et peut-être n’en pouvez-vous Grâce au suicide quantique, tout pro- plus de ce délire spéculatif. Pourtant, je com- blème NP est donc rapidement résolu avec mettrais un grave oubli si j’omettais de men-  BIBLIOGRAPHIE un risque d’erreur aussi petit qu’on le veut. tionner l’immortalité quantique qui procède S. Aaronson, Quantum complexity Sur un plan mathématique, on n’aura du même type de logique. and anthropic principle, consulté pas vraiment traité le problème central de À chaque instant, et en particulier lorsque en juin 2010: l’informatique théorique « P = NP ?» (est- vous êtes mourant, toutes sortes d’événe- http://www.scottaaronson.com/ ce que tout problème NP peut être résolu en ments quantiques imperceptibles se pro- talks/anthropic.html temps polynomial par un algorithme déter- duisent, créant des milliards de bifurcations. P. J. Lewis, What is it to be a ministe ?), mais, sur un plan pratique, Certains sont sans doute bénéfiques et Schrödinger Cat?, Analysis, cela n’aura pas d’importance puisqu’à par exemple, un effet quantique d’une pro- vol. 60(1), pp. 22-29, 2000. chaque fois qu’on aura à résoudre un pro- babilité extrêmement faible pourrait détruire M. M. Cirkovic, Physics versus blème NP, on pourra lancer la roulette quan- le caillot sanguin qui allait faire cesser de semantics: A puzzling case tique qui donnera rapidement la solution. battre votre cœur. En acceptant de consi- of the missing quantum theory, Foundations of Physics, vol. 35, dérer des événements d’une probabilité pp. 817-838, 2005. Ne pas entrer seul extrêmement faible, il y a toujours une possibilité quantique qui vous fait sur- P. Almond, Civilization level dans la machine quantum suicide, 2008 : vivre. Dans une des branches de l’univers www.paul-almond.com/ Reste la grave question morale que nous d’Everett, vous ne mourrez pas. Dit autre- CivilizationLevelQuantumSuicide.doc avons évoquée; or nous pouvons la résoudre ment, l’hypothèse des mondes multiples J. Mallah, Many-worlds de façon parfaite. entraîne que je ne meurs jamais : nous interpretation can not imply Pour ne pas risquer de laisser votre sommes tous immortels. Cela ne veut pas «Quantum immortality», 2009 : cadavre traîner dans une multitude d’uni- dire que nous ne voyons pas des gens http://philsci-archive.pitt.edu/ vers où vos proches vous maudiront de mourir, mais que chaque seconde de vie que archive/00004449/ les avoir abandonnés, il faut leur demander nous ressentons à titre individuel est suivie B. DeWitt et N. Graham (éds.), de monter dans la machine avec vous. Et d’une autre. Aussi fou que cela paraisse, Eve- The Many-Worlds Interpretation pour éviter de créer des remous sociaux qui rett lui-même semble avoir pensé à cela et of Quantum Mechanics, Princeton University Press, 1973. pourraient devenir graves, il faut que toute il n’est pas impossible qu’il y ait cru. l’humanité participe au protocole de suicide En général, les physiciens partisans J. Higgo, Quantum theory quantique à chaque fois qu’on trouve inté- des mondes multiples n’approuvent pas le of immortality, 2001 : http://www.higgo.com/qti/ ressant de l’employer. raisonnement ci-dessus... ou en tout cas n’y Il n’est sans doute pas très facile de réa- pensent pas et ne précisent pas comment ils M. Tegmark, The interpretation liser cela en pratique, mais il n’y a pas le réfutent. Des discussions sont en cours sur of quantum mechanics, many worlds or many words, d’impossibilité de principe à ce que chaque ce sujet entre philosophes spécialistes des Fortschritte der Physik, être humain soit impliqué dans le fonc- probabilités et de physique quantique. vol. 46, pp. 855-862, 1998 : tionnement de ces roulettes générales, qui Espérons qu’ils trouveront un accord... au http://xxx.lanl.gov/pdf/ dans les cas d’échecs tueront tout le monde moins dans notre branche de l’Univers. I quant-ph/9709032v1

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ART & SCIENCE La coupe d’invisibilité Une coupe en verre romaine du IVe siècle change de couleur selon l’éclairage. Ce phénomène s’explique par des «plasmons de surface», des ondes d’électrons, que les physiciens souhaitent utiliser pour concevoir des microprocesseurs, des détecteurs plus sensibles et... des capes d’invisibilité! Loïc MANGIN

’art antique et la physique la éclairé, et non à des pigments. Les ailes de l’air et le verre, on crée une interaction réso- plus récente font bon ménage. certains papillons, tel le Morpho, se parent nante entre l’onde lumineuse et les élec- L’une des preuves les plus écla- également de couleurs structurales. trons libres de la surface du métal : les tantes est au British Museum, Les artisans romains ont utilisé un oscillations de ces électrons correspon- Là Londres : la coupe de Lycurgue, confec- verre dont la composition a été élucidée dent à celles du champ de l’onde électro- tionnée probablement à Rome au IVe siècle. à la fin des années 1980 : il contient des magnétique. Dans ces conditions, des Sur l’objet, de 16,5 centimètres de hau- nanoparticules métalliques (de 50 à ondes de densité d’électrons se propagent teur, est représenté un épisode d’un mythe 100 nanomètres de diamètre). Le métal le long de l’interface, ce sont les plasmons raconté par l’Iliade. Lycurgue, le roi des est ici un alliage d’or et d’argent, dans de surface. Thraces, au VIIIe siècle avant notre ère, des proportions (en masse) de sept pour Dans le verre de la coupe de Lycurgue, un homme colérique, aurait attaqué Dio- trois, et contenant en outre quelques traces cette excitation plasmonique des particules nysos et l’une de ses compagnes, la bac- métalliques se traduit par l’absorption et chante Ambroisie. Celle-ci aurait alors la diffusion des longueurs d’onde courtes appelé à l’aide et reçu comme secours La cape d’invisibilité de la lumière (le bleu et le vert). Ainsi, éclairé d’être transformée en vigne. Ainsi méta- de l’extérieur, le verre est vert (on perçoit morphosée, elle aurait entravé Lycurgue de Harry Potter les ondes réfléchies), mais illuminé de pendant que le dieu de la vigne et du vin ne relève plus, l’intérieur, il est rouge, car il ne transmet le punissait de sa folie avec Pan et un que les plus grandes longueurs d’onde (le satyre. Cet événement aurait été repris du moins en théorie, rouge), les autres étant absorbées. par les Romains pour marquer la défaite de la fiction. L’origine du rubis doré (aussi nommé de l’empereur Licinius (250-325), face à verre groseille) est mystérieuse. Selon Constantin en 324. Où est la physique dans certains spécialistes, les Assyriens en cette représentation ? de cuivre. La présence de ces éléments auraient eu connaissance, à en croire des Elle apparaît avec la lumière. En effet, inclus dans le verre (un isolant électrique) tablettes d’argile mentionnant un « corail quand la coupe, constituée de verre, est entraîne la formation de plasmons, des artificiel ». Néanmoins, la coupe de éclairée de l’extérieur (la lumière est réflé- ondes d’électrons qui se propagent dans Lycurgue reste le plus ancien objet connu chie), elle est verte et plutôt opaque. En le matériau. Elles apparaissent d’ordinaire fait en verre rubis. revanche, lorsque la source lumineuse est dans des solides contenant suffisamment La technique de fabrication s’est ensuite placée à l’intérieur (la lumière est trans- d’électrons libres, tels les métaux dotés perdue pendant plusieurs siècles pour être mise), l’objet est rouge et translucide. Un d’une densité élevée en électrons de redécouverte au XVIIe siècle en Bohême par tel verre, dit rubis doré, est un exemple, conduction, par exemple l’or, l’argent, le des maîtres verriers. L’ouvrage Ars vetra- avec quelques céramiques lustrées sur les- cuivre, l’aluminium... ria experimentalis, édité en 1979, en donne quelles nous reviendrons, d’objets antiques Ce phénomène fut découvert dans les la recette : de l’or est dissous dans de l'eau dotés de couleurs structurales, c’est-à-dire années 1980, lorsque des physiciens régale (un mélange d'acide chlorhydrique de teintes dues aux interactions de la ont montré qu’en éclairant l’interface et d'acide nitrique), puis incorporé au verre lumière et de la structure du matériau d’un métal et d’un matériau isolant, tels en fusion. La production de rubis doré

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connut son pic au XIXe siècle au Royaume- Uni. Aujourd’hui, des parfumeurs, tels Guer- lain et Christian Dior, l’utilisent pour certains de leurs flacons. En 2008, Vincent Reillon, du Centre de recherche et de restauration des musées de France (C2RMF), a montré que la gla- çure (ou l’émail, c’est-à-dire l’enduit vitri- fié qui durcit les céramiques) de certaines pièces archéologiques est aussi embel- lie par des effets plasmoniques: on observe des phénomènes d’iridescence. Le plus ancien témoignage est un plat du IXe siècle trouvé à Samarra, l’ancienne capitale du royaume des Abbassides, en Iraq. Depuis les années 1980, les plas- mons de surface sont étudiés par les phy- siciens (ils parlent de plasmonique) qui imaginent de nombreuses applications, par exemple des microprocesseurs ultrarapides. En outre, l’exploitation de ces plasmons pour- rait améliorer l’efficacité des microscopes, des diodes électroluminescentes (les LED) ainsi que de certains détecteurs chi- miques et biologiques. Dans une application plus hypothétique, des particules microscopiques (des grains de silice de 100 micromètres de diamètre recouverts d’or) chaufferaient, par réso- nance plasmonique, en absorbant la lumière, par exemple celle d’un laser infrarouge, et détruiraient des cellules cancéreuses sans nuire aux tissus sains. Plus encore, on pourrait rendre invi- sibles des objets grâce à des matériaux plas- moniques qui obligeraient la lumière à les contourner. En 2006, l’équipe de John Pen- dry, de l’Imperial College, à Londres, a mon- tré qu’une coquille de métamatériaux dévierait des ondes électromagnétiques autour d’une région sphérique. L’ hom me invisible de H. G. Wells et la cape d’invisibi- lité de Harry Potter ne relèvent plus, du moins en théorie, de la fiction. Doté de tels pou- voirs, Lycurgue aurait sans doute échappé aux foudres de Dionysos. I

J. Lefait et al., Physical colors in cultural heritage: surface plasmons in glass, C. R. Acad. Sci. Physique, vol. 10(7), pp. 649-657, 2009. H. Atwater, Les promesses de la plasmonique,

Pour la Science, n° 355, pp. 38-45, mai 2007. © British Museum

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IDÉES DE PHYSIQUE Du sang bleu dans les veines? À travers la peau, nous voyons les veines bleues, alors que le sang est rouge: notre cerveau et l’interaction de la lumière avec la peau nous jouent des tours... Jean-Michel COURTY et Édouard KIERLIK

uelle est la couleur du sang ? sombre. Comment se fait-il alors que les Les gouttelettes d’eau transparente qui le Rouge, bien sûr. Pourtant, force veines nous apparaissent bleutées? Remar- composent dévient les photons dans toutes est de constater que les veines quons que les petits vaisseaux sanguins les directions, sans les absorber. Lorsque le Q de nos avant-bras ont une teinte superficiels sont bien rouges. Il faut donc brouillard est dense, la lumière le traverse bleutée... Pour démêler cette apparente chercher l’explication dans la façon dont la difficilement; il nous paraît opaque alors que contradiction, il faut d’abord comprendre com- lumière traverse notre peau. la lumière n’est pas absorbée, ou très peu. ment la lumière visible pénètre dans notre De la même façon, notre peau et nos tis- peau. Mais on verra que cela ne suffit pas! Diffusion, sus sont des milieux diffusants. Pour s’en Commençons par tordre le cou à une convaincre, plaçons une petite lampe, ou idée reçue. Les schémas anatomiques clas- absorption et illusion encore mieux un pointeur laser, derrière l’un siques figurent en rouge les artères qui irri- En général, lorsqu’un grain de lumière – un de nos doigts; on voit que de la lumière rouge guent nos organes, et en bleu les veines qui photon – se propage dans un milieu maté- a traversé, par diffusion, la peau et la chair en reviennent. Or le sang n’est jamais bleu. riel, deux types d’événement peuvent se pro- (voir la figure 1). Le sang oxygéné qui quitte nos poumons duire: soit le photon est diffusé et change de Les photons peuvent aussi être absor- est bien d’un beau rouge cerise, mais, une direction, soit il est absorbé et disparaît. Un bés. L’absorption dans la peau est essen- fois l’oxygène cédé aux organes, il est rouge exemple de milieu diffusant est le brouillard. tiellement due à la mélanine, pigment protecteur situé dans l’épiderme et qui absorbe la lumière bleue et ultraviolette (c’est la concentration de mélanine qui Photon détermine la couleur de la peau de l’indi- vidu). En outre, les photons peuvent être absorbés par l’hémoglobine des vaisseaux Os sanguins situés dans le derme; cette molé- cule absorbe aussi sélectivement la partie bleutée de la lumière. Chair Comment ces deux phénomènes, la diffusion et l’absorption, contribuent-ils à l’as- Photon absorbé pect de notre peau? D’une épaisseur com- Dessins de Bruno Vacaro prise entre 1,5 et 4 millimètres, la peau est formée de l’épiderme, une couche cornée superficielle composée de cellules impré- gnées de kératine et organisées en lamelles, et du derme constitué de fibres de collagène. Ces deux milieux diffusent davantage la lumière bleue, de petite longueur d’onde (autour de 0,45 micromètre), que la lumière 1. LA PEAU ET LA CHAIR DIFFUSENT LA LUMIÈRE. Une partie des photons sont absorbés lors de leur cheminement dans les tissus, mais une fraction d’entre eux réussissent à traverser les rouge, de longueur d’onde supérieure (autour doigts de la main. Les photons rouges sont, globalement, moins absorbés que les photons bleus. de 0,63 micromètre). Les photons bleus sont C’est pourquoi la lumière (diffuse) qui émerge de la main éclairée par une lampe est rougeâtre. déviés (diffusés) tous les 0,3 millimètres

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Photon bleu

en moyenne, tandis que les photons rouges le sont tous les 1 millimètres. Dans les deux cas, la diffusion a lieu avec une nette pré- Veine férence vers l’avant: il faut donc de multiples diffusions pour que ces photons ressor- tent de la peau (voir la figure 2). En chemin, les photons peuvent être absorbés; un photon bleu est absorbé après Photon avoir parcouru 5 millimètres en moyenne, rouge tandis qu’un photon rouge peut parcourir 40 millimètres. Ainsi, lorsque des photons rouges réémergent, ils ont en moyenne par- couru un chemin plus long et ont pénétré plus profondément dans la peau que les photons bleus. Mais comme ils sont très peu absorbés, les photons rouges restent Veine plus nombreux: pour un humain à la peau « blanche », environ 50 pour cent d’entre eux émergent, contre 30 pour cent des pho- tons bleus. Comme toutes les longueurs 2. LES PHOTONS BLEUS, davantage absorbés que les rouges, ne diffusent que sur une faible pro- d’onde sont réfléchies, cela signifie que la fondeur et n’atteignent quasiment pas une veine située à un demi-millimètre sous la peau. En revanche, peau n’a pas une couleur marquée, mais les photons rouges atteignent souvent le niveau de la veine. Le bilan entre diffusion et absorption reste blanche ; le déficit de bleu (prévi- est tel que 34 pour cent des photons rouges incidents ressortent, contre 27 pour cent des photons sible à cause de son absorption) lui donne bleus incidents. Globalement, la lumière émergente est moins rouge qu’en l’absence de la veine. juste une petite coloration rosée. plus profondément. Les proportions émer- Du moins rouge gentes sont de 34 pour cent pour les pho- LES AUTEURS tons rouges et 27 pour cent pour les photons sur un fond rouge bleus. Si l’on considère un vaisseau bien Quel est alors l’effet d’un vaisseau sanguin? plus profond, à deux millimètres sous la Tout dépend de sa profondeur, comme l’ont peau, aucune lumière ne l’atteint, tous les montré en 1996 les mesures et les simula- photons ayant été préalablement diffusés, Jean-Michel COURTY tions d’une équipe germano-canadienne et il demeure invisible. et Édouard KIERLIK sont professeurs de physique menée par Rudolf Steiner. Prenons une veine Pour récapituler, les proportions de pho- à l’Université Pierre ou un capillaire qui affleure à 0,05 millimètre tons rouges et bleus qui ressortent de la et Marie Curie, à Paris. de la surface de la peau. La lumière qui l’at- peau montrent que le rapport rouge/bleu Leur blog: http://idphys.free.fr teint a un spectre proche de la lumière est de 1,45 (ou 50/30) pour la lumière émer- incidente et le sang absorbe presque tout le gente de la peau seule, de 4,4 (ou 22/5) bleu : les proportions émergentes juste au- pour la lumière émergeant au-dessus d’un  BIBLIOGRAPHIE dessus du vaisseau tombent à 22 pour cent vaisseau affleurant à 0,05 millimètre de la A. Kienle et al., Why do veins pour les photons rouges et à 5 pour cent pour surface et de 1,26 (ou 34/27) au-dessus appear blue? A new look at an les bleus. La lumière diffusée apparaîtra fran- d’un vaisseau situé à 0,5 millimètre de pro- old question, Applied Optics, chement rouge. C’est ce qui arrive par exemple fondeur. Le rouge reste ainsi prédomi- vol. 35(7), pp. 1151-1160, 1996. quand un effort, l’émotion ou la chaleur fait nant, mais le rapport rouge/bleu est plus M. Störring et al., Physics-based affluer le sang dans les capillaires superfi- faible pour un vaisseau profond. modelling of human skin colour ciels de la peau: nous rougissons! Or du «moins rouge» au «bleuté», le under mixed illuminants, Robotics and Autonomous Une veine plus profonde, à 0,5 millimètre pas ne semble pas aisé à franchir. La phy- Systems, vol. 35, pp. 131-142, 2001. sous la peau, n’est presque pas atteinte par sique doit ici laisser la place aux neurosciences la lumière bleue, qui pénètre peu. La pré- et au savoir acquis sur la perception des cou- sence du vaisseau n’a donc pas d’impact leurs et les illusions d’optique. La couleur per- Retrouvez les articles de sur cette couleur. Ce n’est en revanche çue d’un objet dépend en premier lieu de la J.-M. Courty et É. Kierlik sur pas le cas pour la lumière rouge, qui pénètre composition de la lumière qui parvient à nos fr www.pourlascience.fr

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yeux, mais aussi de l’environnement immé- paraît bleue si elle est entourée de rouge diat de l’objet coloré et de la perception que (voir la figure 3). nous avons de l’éclairage ambiant. Une illusion analogue se produit avec les veines : en raison de la présence de la Le cerveau veine, la lumière renvoyée localement contient moins de rouge que la lumière ren- nous trompe voyée par la peau sans veine dessous. Nous Globalement, notre cerveau effectue une percevons donc la veine bleutée. correction générale de la « balance des Et pourquoi les veines plus que les blancs » : une feuille blanche peu éclairée artères? Tout d’abord, le sang artériel, rouge 3. UNE ILLUSION DE COULEURS:dans le des- renvoie exactement la même lumière qu’une cerise, absorbe moins la lumière que le sang sin à dominante bleue, la bande du milieu feuille grise avec un éclairage plus intense, veineux. À une même profondeur, son effet nous apparaît brune, alors que nous la voyons et pourtant dans le premier cas nous voyons sur la lumière est donc moins important. À gris bleuté dans le dessin à dominante rouge. blanc et dans le second nous voyons gris. cela vient s’ajouter qu’en pratique, les artères Pourtant, ces deux bandes ont en réalité des couleurs strictement identiques. Une illusion Plus localement, un carré gris nous paraî- proches de la surface de la peau sont en analogue est à l’œuvre avec les veines. tra plus clair s’il est entouré de noir que général plus fines que les veines. Nous ne s’il est entouré de blanc. Il en est de même voyons par conséquent que celles qui sont pour les couleurs : une bande grise entou- très proches de la surface de la peau, et elles rée de bleu nous paraît rosée, alors qu’elle apparaissent alors rouges. I

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REGARDS

SCIENCE & GASTRONOMIE Le danger vient de la vitesse La dangerosité de certains produits chimiques pour l’homme dépend de leur concentration, donc de la vitesse à laquelle ils se forment à température ordinaire.

Jean-Michel Thiriet Hervé This

e rôti est enfourné : sa sur- d’abeilles au printemps (afin de les dédou- En revanche, le HMFest abondant dans le café, face brunit et l’eau s’en éva- bler) ou quand les sources de nectar ou de les fruits secs et le caramel. pore, engendrant une croûte pollen diminuent. On a aussi vu des abeilles Quant à sa toxicité, des études sur les qui, par sa croustillance, vient attirées par des rejets de ces produits, près rats ont montré des toxicités et une carci- former un délicieux contraste des usines qui les fabriquaient. nogénicité potentielles... mais aucune cor- Lde textures avec la tendreté de l’intérieur. Hélas, le HMF et ses produits d’hydro- rélation n’a été observée pour notre espèce. Le dédale chimique de ce brunissement déli- lyse provoquent, chez les abeilles, des symp- Cela dit, le HMFpose la même question que cieux n’est pas encore exploré totalement. tômes de type dysentérique. On trouve du l’acrylamide formé dans les produits à base Est-il tout à fait inoffensif ? Certainement HMF dans le miel âgé, et le Codex Alimenta- d’amidon chauffés à haute température (pain, pas ! Est-il dangereux ? Peut-être, mais à riusinterdit, pour la consommation humaine, pizzas, etc.): oui, ces composés sont ou pour- quelles concentrations? Et à quelles vitesses la vente de miel contenant plus de 40 parties raient être toxiques, notamment à forte concen- ces concentrations se forment-elles dans par million de HMF. Mais la question des sirops tration... mais le péril potentiel ne nous empêche les aliments? riches en fructose est différente. Récemment, pas de manger du pain et des pizzas... La température élevée des cuissons n’est Blaise LeBlanc, de l’Université de Tucson, et Oui, la cuisine induit des réarrangements pas la condition absolue de la transforma- ses collègues ont exploré la formation du HMF atomiques; oui, la plupart des composés de tion chimique des aliments. Les réactions de dans ces sirops et réévalué la toxicité de ce nos aliments sont toxiques; oui, aucun retour Maillard, en partie responsables du brunis- produit pour les abeilles. à la nature ne nous prémunira contre la for- sement du rôti, ont ainsi lieu même à 37°C: Des sirops riches en fructose ont été mation des composés toxiques de nos ali- elles font vieillir les muscles et opacifient le chauffés à différentes températures, par- ments, puisque ces composés se forment cristallin des diabétiques, qui ont trop de glu- fois aussi faibles que 30 °C, pendant des temps même à température ambiante. Oui, nous avons cose dans le sang. La vitesse des réactions variés, à des pH variés, avec ou sans ajouts besoin de plus de connaissances afin d’évi- chimiques double à peu près chaque fois que d’ions métalliques, et analysés par spectro- ter les graves erreurs, telle celle qui consiste la température augmente de 10 °C. scopie. Par ailleurs, des abeilles en captivité à nourrir les abeilles avec des sirops de fruc- Une autre réaction, connue en cuisine, nourries avec des quantités contrôlées de HMF tose riches en HMF. Mais notre régime omni- se révèle gênante: la formation d’hydroxy- ont été suivies. Ces études ont précisé que vore doit nous prémunir contre les excès de méthylfurfural, ou HMF, à partir du fructose. le HMF, formé par chauffage des sirops riches certains composés. Apprenons à manger de Certes, le HMF a une odeur de caramel, mais en fructose, nuisait gravement aux abeilles. tout, en quantités modérées. Les Grecs savaient il est toxique pour les abeilles. Et pour nous? La question est double: que la démesure est rédhibitoire: pan metron Le fructose est pourtant un sucre natu- d’abord, consommons-nous du HMF? Ensuite, (de la mesure en toute chose). ■ rel, présent dans divers produits alimentaires est-il toxique pour l’homme? Les possibili- d’origine végétale (fruits, notamment) ou tés culinaires de la formation de HMFsont nom- Hervé THIS dirige l’Équipe INRA animale, tel le miel. L’industrie alimentaire breuses, puisque le moindre bouillon de de gastronomie moléculaire s’intéresse à cet édulcorant plus puissant légumes fait passer en solution les trois sucres au Laboratoire de chimie d’AgroParisTech. Il est aussi que le sucre de table et moins coûteux. Elle que sont le glucose, le fructose et le saccha- directeur scientifique a donc appris à le synthétiser à partir de l’ami- rose; de surcroît, dans le milieu généralement de la Fondation Science & Culture don du maïs. Les sirops riches en fructose acide qui est celui de nos aliments, le sac- Alimentaire (Acad. des sciences). sont utilisés dans certaines boissons et charose est hydrolysé en glucose et en fruc- Retrouvez les articles par les apiculteurs américains qui veulent tose. Un peu de HMF se forme alors, mais de Hervé This sur stimuler le développement des colonies lentement à cause de la température basse. fr www.pourlascience.fr

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À LIRE

§ ESSAI mie quantique, il sait à merveille Toutefois, l’auteur nous met captiver le lecteur par l’éclectisme aussi en garde contre les dérives La science, et la richesse toujours accessible du spiritualisme idéologique, dont un bricolage de ses propos. Ce livre nous en- les manifestations sont multiples. qui a réussi traîne dans une passionnante his- Son dernier avatar lui semble être Bernard Vidal toire des sciences, dont chaque éta- le créationnisme, manifeste tenta- Technedit, 2010 pe est commentée et accompagnée tive d’imposer une vérité «en soi». (665 pages, 29 euros). d’une riche bibliographie. Selon l’auteur, ces dérives tra- Le concept de science, après duisent souvent le mépris ou le u’est-ce que la science? L’au- avoir pris ses racines chez les phi- désintérêt de la société à l’égard teur nous livre là-dessus une losophes grecs classiques, a été re- de la science et des chercheurs. Q analyse originale: ce serait visité par les penseurs chrétiens, S’agit-il là de la conclusion amère une construction traduisant le dé- s’est épanoui pendant l’âge d’or d’un scientifique en quête de re- sir de l’homme de comprendre et arabe, puis a subi une évolution connaissance ? Non, mais plutôt de s’approprier la nature. Cet édi- cruciale avec le monachisme eu- d’un appel à réagir: si la science Notre connaissance de l’Uni- fice intellectuel et philosophique, ropéen imprégné par la scolas- n’offre pas la possibilité d’atteindre vers a fortement progressé durant les chercheurs le construisent en tique. Le raisonnement scienti- une certitude absolue, si elle ap- la décennie qui vient de s’écouler. agrégeant les similitudes pour fique s’est alors structuré autour paraît parfois «bricolée», elle rem- Des sondes ont scruté le Soleil et former des concepts. La notion de d’une mise en ordre de la nature. plit néanmoins la fonction essen- les planètes du Système solaire. science est donc évolutive: il n’y a Puis la science s’est mathématisée tielle de modélisation du monde. Grâce à elles, on a par exemple pas de «science en soi», sorte de avec Galilée, Descartes, Newton… En cela, elle rend l’homme capa- commencé à comprendre com- vérité intrinsèque hors du temps Par la suite, la méthode expéri- ble de s’épanouir dans une œuvre ment l’eau fut présente sur Mars et de l’espace, quasi consubstan- mentale de Lavoisier, le positi- en perpétuelle construction, en lors de sa jeunesse. Les planètes tielle à Dieu. Les lois scientifiques visme, puis la montée du maté- cohérence avec son environne- extrasolaires ont été détectées en et les cadres d’appréhension de rialisme méthodologique et de la ment et la société. nombre et leur caractérisation a la science dépendent du chercheur dialectique, caractérisent le pro- pu débuter. Cela a précipité une .§ Bernard Schmitt. et de la société dans laquelle il cessus historique qui a produit la révision complète de la formation Centre hospitalier vit. À la quête de vérité absolue science actuelle. des planètes, y compris dans le de Bretagne Sud, CERNh, Lorient s’oppose l’expression du «réel en Notre époque nous invite à Système solaire. Les étoiles mas- nous», produit de l’interrelation considérer qu’un perpétuel re- sives terminent leur existence en entre notre esprit et la perception nouvellement des paradigmes ca- supernovae. Si le principe géné- de la société qui nous structure. ractérise la science, qui écarte la § ASTRONOMIE ral de ces explosions finales semble Cette réflexion, qui sert de fil tentation d’absolu, mais répond à être bien dessiné, la compréhen- conducteur à des pages denses l’ardente nécessité de comprendre, Le ciel à découvert sion de tous les mécanismes à et passionnantes, témoigne de la de transmettre et, sur ce socle, de Sous la dir. de Jean Audouze l’œuvre reste un défi. grande culture de l’auteur. Pro- construire l’avenir. Ce serait de CNRS Éditions, 2010 Il est maintenant clair que fesseur émérite à l’Université de cette façon selon l’auteur que la (328 pages, 39 euros). les grandes structures de l’Uni- la Réunion et spécialiste de chi- science participerait à la « Créa- vers (amas de galaxies) sont or- tion». Elle nous invite aussi à re- ls sont précieux, les ouvrages ganisées autour de filaments de visiter ce «réel en nous» (expres- faisant un état des lieux des matière noire. Mais nous ignorons sion de l’auteur) qui fait du scien- I avancées de la recherche dans de quoi est faite cette matière, tifique un créateur émerveillé de un domaine complet. Celui-ci en qui surpasse en masse la matière tant de beauté. Subordonnant la fait partie et présente un point normale et qu’aucun de nos ins- perception du réel à cette capaci- de vue essentiel pour tout honnête truments n’est capable de détec- té d’émerveillement, le concept de homme souhaitant s’informer de ter. L’Univers est en expansion de- science s’apparente à celui de l’art l’état des connaissances les plus puis plus de 13 milliards d’années. en ce sens qu’il se nourrit de cu- récentes en astrophysique. Tren- Mais nous n’avons accès qu’à la riosité, de remise en cause, de nou- te-quatre astrophysiciens se sont lumière émise 370 000 ans après veauté, d’esthétique, s’enracinant associés sous la direction de Jean l’impulsion initiale. La cartogra- dans la liberté de penser et de par- Audouze pour nous présenter ce phie de ce rayonnement fournit tager, dans la controverse et la point de vue, sans cacher ni la des indications sur la première confrontation, gage de sa riches- complexité de nos connaissances phase de l’Univers. Des mesu- se et de son inventivité. ni leurs limites… res récentes nous montrent que

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À lire

l’expansion de l'Univers, loin de se maire de la fleur étant la repro- ce, d’une part, aux odeurs émises, Brèves ralentir, est en fait en train de s'ac- duction, un ensemble de pièces véritables outils de communica- FOUILLES ET DÉCOUVERTES célérer. Cela implique l’existence florales externes protège carpelles tion avec les pollinisateurs et, EN BRETAGNE d'une énergie dite «sombre», car et étamines et ont aussi pour fonc- d’autre part, au nectar produit, ré- pour l’instant non identifiée. En fin tion d’attirer les pollinisateurs et compense alimentaire et innova- Yves Menez de compte, nous ne connaissons de faciliter le contact avec le pol- tion évolutive, concluent ce par- et Stéphan Hinguant que quelques pour cent de l’Uni- len. Sépales, pétales, bractées cours sur la planète fleurs. Ouest-France/INRAP, 2010 (144 pages, 17,90 euros). vers... Et ce ne sont là que quelques jouant aux sépales, bractées jouant Les photos déclenchent tou- points parmi ceux abordés. aux pétales comme celles très co- jour de l’émerveillement face aux a Bretagne a une his- lorées des bougainvillées n’auront exceptions, aux ruses, aux triche- L toire originale. Ce livre .§ Xavier Delfosse plus de secret pour le lecteur. Vien- ries et aux inventions des fleurs l’expose archéologiquement Observatoire de Grenoble nent les étamines et leurs anthères pour garantir la pollinisation par dans une série de chapitres aussi bien réalisés qu’illustrés. Vous y découvrirez productrices de pollen, constitué le vent ou les insectes tout en notamment les premiers pêcheurs à pied des cellules reproductrices mâles, évitant l’autoreproduction. Lire bretons, des bijoux d’époque mégali- puis la description du gynécée. Le cet ouvrage, c’est comprendre § BOTANIQUE thique, des statues gauloises, l’impres- lecteur découvrira les différentes comment la sélection naturelle sionnant aqueduc romain de Carhaix, La planète fleurs stratégies mises en œuvre pour produit les fleurs. de belles enluminures médiévales… optimiser la distribution du pol- Gérard Guillot .§ Régine Touffait. len, par exemple les quatre éta- Quæ, 2010 ONF, Villers-Cotterêt mines courbées de la sauge de (208 pages, 25 euros). SIDA, DES BASES Jérusalem qui se rabattent sur le POUR COMPRENDRE et ouvrage est une enquête dos d’un bourdon, lequel a intro- Militants d’Act Up sur les sépales, pétales, duit sa tête dans la gorge de la fleur § AGRONOMIE styles et autres étamines. Le pour aller puiser le nectar. Act Up, 2010 C (200 pages, gratuit). lecteur y progresse, page après Coup de chaud page, dans l’intimité des fleurs, sur l’agriculture éléchargeable, ce pe- dont la complexité et la diversité Bernard Seguin T tit ouvrage résume en sont expliquées par leur histoire IRD, 2010 termes clairs la biologie évolutive et le lien sans cesse amé- (206 pages, 19 euros). du sida, le fonctionnement du système lioré qu’elles entretiennent avec immunitaire, l’infection, la transmission les agents pollinisateurs. es rendements des cultures du virus et sa prévention. Il explique en- Le début est conçu pour ré- vont-ils augmenter sous suite les essais cliniques. Un outil bien- pondre à la question : Qu’est-ce l’effet du réchauffement et venu et efficace pour rapidement saisir L les questions scientifiques liées au sida. qu’une fleur? La notion de plan- de la fertilisation par le carbone te à fleurs et le mécanisme de ou bien vont-ils s’effondrer du fait leur fécondation y sont traités. des risques de sécheresse associés? L’auteur nous plonge dans la di- À moins que l’augmentation de la TERRE, PORTRAIT D’UNE PLANÈTE versité des inflorescences, de- teneur en dioxyde de carbone ne Stephen Marshak puis la cyme et la grappe, les deux réduise la transpiration des De Boeck, 3e éd., 2010 structures d’origine, jusqu’au ca- L’auteur nous fait aussi part plantes, comme le prévoient les (958 pages, 85 euros). pitule, chaton, épi en passant par des stratagèmes utilisés chez dif- physiologistes? Les maladies des le corymbe ou l’ombelle. Ces deux férentes espèces afin d’éviter une plantes gagnent-elles du terrain? ’initier agréablement aux géos- dernières inflorescences offrent autofécondation :une maturation Pour répondre à ces questions S ciences, c’est ce que permet cet épais aux insectes une magnifique pla- décalée des organes mâles et fe- complexes où les variables sont manuel didactique et richement illustré. te-forme d’atterrissage d’où ils melles, une évolution chez les stig- nombreuses et en interaction, les Parmi les nouveautés de peuvent se nourrir de nectar et de mates capables de détecter une chercheurs peuvent expérimen- cette troisième édition fi- gurent les « Géotours », pollen, riches en protéines et auto-incompatibilité ou encore des ter. Mais on comprend vite les li- qui envoient virtuellement acides aminés, et contribuer à la fleurs d’une même espèce jouant mites et les coûts de cette straté- le lecteur sur le terrain, au pollinisation en transportant le sur la position des étamines et la gie. L’alternative est bien connue: travers de Google Earth. pollen de fleur en fleur. longueur des styles, comme c’est la modélisation. Une bonne référence pour Dans la suite, l’auteur ouvre le cas chez la primevère officina- Dans le domaine des plantes, étudiants et passionnés. petit à petit une fleur de l’extérieur le. Enfin, les relations privilégiées les modèles de culture qui per- vers l’intérieur. La fonction pri- entre les fleurs et les insectes, grâ- mettent, en utilisant des lois

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À lire

Brèves physiques, de prédire la pro- pellation s’assouplissent. Le maïs LA RIGUEUR MÊME ET AUTRES duction d’une culture (ou d’un gourmand en eau de notre grand NOUVELLES MATHÉMATIQUES écosystème) ont été à l’origine Ouest pourrait être remplacé par développés par des bioclimato- le plus économe sorgho, mais il Didier Nordon Hermann, 2010 logistes tels que l’auteur. Ces mo- faudra pour cela que les filières (86 pages, 14,50 euros). dèles peuvent être très simples, et les économies suivent. Le temps comme celui bien connu des presse si l’on veut anticiper et non ans le Club très fermé des sommes de températures qui tra- plus seulement subir ces change- D nombres premiers, le com- missaire Bicarré mène l’enquête : un duit en équation le simple fait ments. Adapter une production et meurtre a été commis. Au fil de ces nou- que, les plantes n’étant pas ho- une filière localement peut prendre velles mathématiques pétillantes parues méothermes, leur développe- plusieurs années, et modifier les dans les revues Tangente et Quadratu- ment s’accélère quand la tem- encépagements de vigne dans une re, on se surprend à frémir pour des pérature augmente. région, plus d’une décennie. Les nombres ou à s’insurger contre l’asy- Le livre retrace les résultats essences d’arbres plantées au- métrie de l’heptagone. À déguster. des derniers travaux du GIEC qui jourd’hui devront être adaptées ont fait une large place à ces mo- aux climats de 2050. dèles et dont les simulations de- tinent, du plus grand intérêt pour .§ Bertrand Muller. vraient permettre d’éclairer les dé- tous ceux qui essaient de com- ÉVÉNEMENTS CLIMATIQUES INRA, Montpellier cisions politiques. L’agriculture du prendre l’évolution d’activités qui EXTRÊMES Nord devrait voir sa productivité ont pris un rôle de premier plan Sous la dir. de Henri Décamps augmenter tandis que celle du Sud dans la vie de tous les jours. EDP Sciences, 2010 (194 pages, 28 euros). pourrait bien chuter sévèrement à § AÉROSPATIALE L’auteur nous montre bien les omment se protéger des effets des cause de la sécheresse et de la dé- rôles positifs des satellites dans les C tempêtes, inondations, canicules et gradation des sols. Ces prédictions La nouvelle télécommunications, les prévisions autres événements climatiques extrêmes? pourront être modulées si les agri- conquête spatiale météorologiques, l’observation de Tel est l’objet de ce rapport Alain Dupas la Terre, en plus de leur rôle mili- de l’Académie des sciences, Odile Jacob, 2010 taire. Sur ce point, la position do- fruit d’un colloque tenu en (338 pages, 25 euros). minante des États-Unis inquiète 2007. Un état des lieux do- l’auteur, qui regrette le manque de cumenté de notre gestion des es premiers voyages de volonté politique européenne en risques climatiques pour les l’homme dans l’espace ont matière de défense. populations et les écosystèmes. Lfait rêver leurs spectateurs. Un autre aspect de la conquê- Pourtant, la motivation venait de te spatiale concerne l’installation l’affrontement de la guerre froi- d’êtres humains dans le cosmos, LE POINT G EXISTE-T-IL? de. Aujourd’hui, en transformant question discutée en détail. Le livre les conditions de notre vie, les sa- s’achève par une invitation au rêve David Larousserie L’Archipel, 2010 (300 pages, 19,95 euros). tellites sont présents à tous les avec l’exploration du Système so- instants et l’exploit est quotidien. laire et la colonisation de l’espace es 60 chroniques indépendantes, Cependant, l’émerveillement a dis- grâce à des vols habités. Les moyens classées dans l’ordre alphabétique C paru, laissant place à la banalisa- envisagés pour atteindre ces ob- de « Abeilles » (Qu’est-ce qui cause cultures s’adaptent, en particulier tion. Devant cette attitude para- jectifs lointains font partie des rêves leur hécatombe?) à «Zen» (La scien- ce gardera-t-elle son calme?), exposent si les politiques ou les économies doxale du public, Alain Dupas des physiciens. Dans ce domaine, l’état des recherches sur des questions les y incitent. Ces adaptations nous montre que l’espace reste l’auteur pousse les limites de l’ima- auxquelles la science ne sait pourront se faire notamment en un terrain à conquérir. L’auteur gination jusqu’à les faire rejoindre pas répondre complètement. privilégiant des variétés ou des es- propose une analyse des conditions celles de l’espace, à l’infini. De lecture agréable, l’ouvrage pèces plus tardives pour contre- de développement et de succès des .§ Jean Cousteix. évite les questions trop tech- carrer l’accélération du dévelop- activités spatiales dans différents ONERA, Toulouse niques et préfère celles que pement, ou au contraire plus pré- pays. Il apporte un éclairage per- chacun peut se poser: Pour- coces pour éviter la sécheresse quoi rougit-on ? Comment estivale. Le cabernet sauvignon du s’oriente le pigeon voyageur? Comment Retrouvez l’intégralité de votre magazine Bordelais pourrait être cultivé en et plus d’informations sur: sent-on les odeurs? Etc. Alsace, mais il faudra que les ré- glementations en matière d’ap- fr www.pourlascience.fr

Imprimé en France – Maury Imprimeur S.A. Malesherbes – Dépôt légal 5636 – SEPTEMBRE 2010 – N° d’édition 077395-01 – Commission paritaire n° 0907K82079 du 19-09-02 – Distribution: NMPP – ISSN 0 153-4092 – N° d’imprimeur I01/157 638 – Directrice de la publication et Gérante : Sylvie Marcé. ellipses.xp 3/08/10 16:42 Page 1 casden.xp 3/08/10 16:42 Page 1