Ta b l e d e s m a t i è r e s

Avant-propos. Une première et une primeur ...... 1 Introduction. Un journal littéraire dans l’esprit des Lumières . . . . 5 Notes ...... 68 Gazette littéraire de Montréal Principes d’établissement du texte ...... 87 Prospectus ...... 93

Premier volume Gazette du Commerce et Littéraire, Pour la Ville & District de Vol. I, no 1 à 12, 3 juin – 19 août 1778 Tome I, No I ~ Mercredi, 3 Juin 1778 ...... 101 Tome I, No II ~ Mercredi, 10 Juin 1778 ...... 110 Tome I, No III ~ Mercredi, 17 Juin 1778 ...... 121 Tome I, No IV ~ Mercredi, 24 Juin 1778 ...... 133 Tome I, No V ~ Mercredi, I Juillet 1778 ...... 145 Tome I, No VI ~ Mercredi, 8 Juillet 1778 ...... 157 Tome I, No VII ~ Mercredi, 15 Juillet 1778 ...... 169 Tome I, No VIII ~ Mercredi, 22 Juillet 1778 ...... 181 Tome I, No IX ~ Mercredi, 29 Juillet 1778 ...... 193 Tome I, No X ~ Mercredi, 5 Août 1778 ...... 205 Tome I, No XI ~ Mercredi, 12 Août 1778 ...... 217 Tome I, No XII ~ Mercredi, 19 Août 1778 ...... 229 976 La Ga z e t t e l i t t é r a i r e d e Mo n t r é a l (1778-1779)

Gazette Littéraire, Pour la Ville & District de Montreal Vol. I, no 13/14 à 31, 2 septembre – 30 décembre 1778

Tome I, No XIII & XIV ~ Mercredi, 2 Septembre [1778] . . . . . 235 Tome I, No XV ~ Mercredi, 9 Septembre [1778] ...... 247 Tome I, No XVI ~ Mercredi, 16 Septembre [1778] ...... 259 Tome I, No XVII ~ Mercredi, 23 Septembre [1778] ...... 271 Tome I, No XVIII ~ Mercredi, 30 Septembre [1778] ...... 283 Tome I, No XIX ~ Mercredi, 7 Octobre [1778] ...... 294 Tome I, No XX ~ Mercredi, 14 Octobre [1778] ...... 305 Tome I, No XXI ~ Mercredi, 21 Octobre [1778] ...... 316 Tome I, No XXII ~ Mercredi, 28 Octobre [1778] ...... 327 Tome I, No XXIII ~ Mercredi, 4 Novembre [1778] ...... 339 Tome I, No XXIV ~ Mercredi, 11 Novembre [1778] ...... 350 Tome I, No XXV ~ Mercredi, 18 Novembre [1778] ...... 361 Tome I, No XXVI ~ Mercredi, 25 Novembre [1778] ...... 372 Tome I, No XXVII ~ Mercredi, 2 Décembre [1778] ...... 383 Tome I, No XXVIII ~ Mercredi, 9 Décembre [1778] ...... 394 Tome I, No XXIX ~ Mercredi, 16 Décembre [1778] ...... 406 Tome I, No XXX ~ Mercredi, 23 Décembre [1778] ...... 418 Tome I, No XXXI ~ Mercredi, 30 Décembre [1778] ...... 430

Deuxième volume Gazette Littéraire, Pour la Ville & District de Montreal Vol. II, no 1 à 22, 6 janvier – 2 juin 1779 Tome II, No I ~ Mercredi, 6 Janvier [1779] ...... 447 Tome II, No II ~ Mercredi, 13 Janvier [1779] ...... 458 Tome II, No III ~ Mercredi, 20 Janvier [1779] ...... 470 Tome II, No IV ~ Mercredi, 27 Janvier [1779] ...... 482 Tome II, No V ~ Mercredi, 3 Février [1779] ...... 494 Tome II, No VI ~ Mercredi, 10 Février [1779] ...... 505 Tome II, No VII ~ Mercredi, 17 Février [1779] ...... 517 Tome II, No VIII ~ Mercredi, 24 Février [1779] ...... 529 Tome II, No IX ~ Mercredi, 3 Mars [1779] ...... 540 Tome II, No X ~ Mercredi, 10 Mars [1779] ...... 551 Ta b l e d e s m a t i è r e s 977

Tome II, No XI ~ Mercredi, 17 Mars [1779] ...... 562 Tome II, No XII ~ Mercredi, 24 Mars [1779] ...... 573 Tome II, No XIII ~ Mercredi, 31 Mars [1779] ...... 584 Tome II, No XIV ~ Mercredi, 7 Avril [1779] ...... 595 Tome II, No XV ~ Mercredi, 14 Avril [1779] ...... 606 Tome II, No XVI ~ Mercredi, 21 Avril [1779] ...... 618 Tome II, No XVII ~ Mercredi, 28 Avril [1779] ...... 629 Tome II, No XVIII ~ Mercredi, 5 Mai [1779] ...... 638 Tome II, No XIX ~ Mercredi, 12 Mai [1779] ...... 650 Tome II, No XX ~ Mercredi, 19 Mai [1779] ...... 663 Tome II, No XXI ~ Mercredi, 26 Mai [1779] ...... 674 Tome II, No XXII ~ Mercredi, 2 Juin [1779] ...... 688

Notes ...... 699

Annexe 1 – Liste des textes de la Gazette littéraire de Montréal par ordre de parution et par auteurs ...... 887 Annexe 2 – Liste des pseudonymes ...... 927 Annexe 3 – Solutions des énigmes et logogriphes ...... 931 Bibliographie ...... 933 Index général ...... 947 Remerciements ...... 971 Liste des illustrations ...... 973 In t r o d u c t i o n Un journal littéraire dans l’esprit des Lumières

La Gazette littéraire de Montréal est fondée en juin 1778 par l’imprimeur d’origine française Fleury Mesplet. Il est secondé à la rédaction par son compatriote, l’avocat Valentin Jautard. Éditée dans la tradition française du journalisme littéraire, la Gazette littéraire se démarque, par son carac- tère résolument critique, du tout premier journal de la province, The Gazette / La Gazette de Québec, qui paraissait depuis 1764 et dont le mandat était avant tout commercial et gouvernemental. La Gazette littéraire poursuit une double mission didactique : favoriser l’instruction dans la province et développer l’esprit critique des Canadiens (ainsi nommait-on les descendants français établis sur le territoire canadien) en diffusant la pensée des Lumières. Il s’agit, en somme, d’amener les Canadiens à se servir de leur raison, à oser penser par eux-mêmes, selon le mot d’ordre de Voltaire dont la philosophie inspire grandement les animateurs du périodique montréalais. Cherchant à former une opinion publique éclairée, l’imprimeur et son rédacteur convient les Canadiens à prendre part à la discussion. En plus de publier des textes scientifiques, philosophiques et littéraires (qui relevaient alors des « Belles lettres »), Mesplet ouvre les pages de son journal au débat d’idées : le public est invité à s’exprimer, par le biais de correspondances envoyées à l’imprimeur, sur de nombreux sujets dont la politique et la religion sont cependant exclues. Les échanges se font ­généralement sous le couvert de pseudonymes ou de façon anonyme, comme cela se pratiquait alors dans les journaux littéraires européens. Les 6 La Ga z e t t e l i t t é r a i r e d e Mo n t r é a l (1778-1779) correspondants s’interpellent et se disputent régulièrement, soit pour donner leur avis sur tel ou tel texte, soit pour susciter le débat. Des polé- miques sur l’éducation, le plagiat, la liberté de presse, la science, éclatent dans les pages de la gazette montréalaise. Avec son journal, Mesplet propose aux Canadiens, un premier espace public de discussion. Si l’on ne connaît pas l’identité de tous les collaborateurs de la Gazette littéraire de Montréal, on sait que, sur les quelque cent trente signatures pseudonymiques, au moins quatre personnes ont collaboré activement au périodique. Certains, tel Valentin Jautard, ont écrit sous plusieurs pseudo- nymes. Ce dernier intervient le plus souvent dans les pages du périodique montréalais sous la signature du Spectateur tranquille. Commentant les productions des correspondants afin de les aider à améliorer l’expression écrite de leur pensée, Le Spectateur tranquille fait office de critique littéraire au journal. Il encourage tout particulièrement la jeunesse canadienne à prendre la plume et à « essayer son génie ». Le périodique montréalais se présente en outre comme le premier lieu de diffusion des textes littéraires (essentiellement de forme poétique) écrits au Canada et destinés à un public local. Le Spectateur tranquille est également du nombre des fondateurs de l’Académie de Montréal, un regroupement d’hommes de lettres qui fait paraître des articles dans la Gazette littéraire entre les mois d’octobre 1778 et de février 1779. Le projet des académiciens de lutter contre les préjugés et l’ignorance qui maintiennent, selon eux, les Canadiens dans un état de servitude, s’inscrit tout à fait dans la mission du périodique montréalais. Les membres de l’Académie se confondent d’ailleurs avec les principaux collaborateurs de la Gazette littéraire, tant et si bien que certains lecteurs finiront par douter de l’existence réelle de cette société savante. Au moment où Mesplet lance son journal, le Québec vient à peine de se voir doter de l’imprimerie et de la presse, les ressources culturelles sont rares (livres, bibliothèques, librairies, collèges, associations savantes) et l’analphabétisme prédomine parmi la population1. L’animation de la vie intellectuelle naissante revient dès lors à une poignée d’hommes de lettres, essentiellement d’origine française ou britannique, qui ouvrent la voie aux Canadiens2. Pour stimuler le goût du savoir, Mesplet et Jautard devront donner l’illusion d’un échange intellectuel foisonnant. On verra ainsi Jautard jouer plusieurs rôles à la fois, s’interpellant et se critiquant sous des signatures différentes, reprenant en cela les procédés des périodiques littéraires européens de type « spectateur ». Sous le couvert d’échanges épistolaires fictifs entre le rédacteur du journal et son public, les « specta- teurs » livrent des réflexions d’ordre moral dans l’intention de combattre et de ridiculiser les défauts et les vices des hommes3. On peut donc lire la In t r o d u c t i o n – Un j o u r n a l l i t t é r a i r e d a n s l’e s p r i t d e s Lu m i è r e s 7

Gazette littéraire de Montréal comme la « première œuvre de fiction4 » du corpus québécois. Dans le climat d’instabilité suscité par la guerre entre l’Angleterre, officiellement devenue en 1763 la nouvelle métropole du Canada, et ses colonies américaines, le nouveau journal dérange : d’une part, son projet pédagogique entre en compétition avec celui du collège de Montréal, qui assure la formation intellectuelle des jeunes Canadiens selon un programme bien différent ; d’autre part, il remet en question l’ordre social, par ses critiques à l’endroit du clergé et de la magistrature. La Gazette littéraire est supprimée tout juste un an après son entrée en activité et ses animateurs sont emprisonnés. Malgré tout, la Gazette littéraire a initié les Canadiens à l’écriture publique, condition première de la formation d’une littérature dans la province. Dans les pages qui suivent, nous proposons une analyse d’ensemble de la Gazette littéraire de Montréal afin d’en présenter toute la richesse tant sur le plan des idées véhiculées que sur celui du jeu littéraire qui s’y déploie. Une fois cerné l’historiographie de ce journal, et brossé le portrait du contexte sociopolitique et culturel de l’époque, on s'attache au projet poursuivi par l’imprimeur avec la publication de sa gazette. On envisage par la suite le fonctionnement des échanges au sein du périodique montréa- lais et la dimension fictionnelle de son discours, ainsi que le rôle du Spectateur tranquille et les principes (littéraires et idéologiques) qu’il défend. Sont enfin présentés les principaux combats que livrent les anima- teurs du journal, ainsi que les tractations politiques ayant conduit à la suppression de la Gazette littéraire en juin 1779.

L’ historiographie d e l a Ga z e t t e l i t t é r a i r e d e Mo n t r é a l

En tant que premier périodique de langue française de la province et premier journal censuré, mais aussi en raison de son contenu philosophique et encyclopédique et de la pratique littéraire qu’elle inaugure, la Gazette littéraire a intéressé tant les historiens de la presse et de l’imprimé que les historiens des idées et du littéraire. Les principales recherches auxquelles elle a donné lieu se regroupent en deux catégories : les travaux historiques et les analyses littéraires. 8 La Ga z e t t e l i t t é r a i r e d e Mo n t r é a l (1778-1779)

La Gazette littéraire de Montréal lue par les historiens

Si les premiers ouvrages historiographiques de l’histoire du Québec (ou du Canada) au XIXe siècle (ceux de François-Xavier Garneau et de Benjamin Sulte) mentionnent la Gazette littéraire de Montréal, il faut attendre le début du XXe siècle pour croiser une étude plus approfondie du périodique montréalais5. Premier à produire un travail documenté sur la Gazette littéraire et à proposer des éléments biographiques sur Mesplet, Robert Wallace McLachlan s’attarde plus particulièrement aux problèmes financiers qu’a connus l’imprimeur à son arrivée dans la province6. Par la suite, de nombreux historiens accorderont une simple valeur anecdotique au périodique montréalais7, sans s’attarder sur son contenu. Dans son article sur « Les débuts de l’imprimerie au Canada », l’archiviste Ægidius Fauteux consacre environ sept pages à Mesplet, dont deux à la Gazette littéraire de Montréal. Fauteux voit dans ce journal un ensemble d’« élucubrations plus ou moins philosophiques et littéraires [servant] principalement d’exutoire à tous ceux que tourmentait le mal d’écrire et même aux jeunes élèves du collège8 ». Selon lui, les critiques à peines voilées que Jautard fait du gouvernement expliquent l’emprisonnement des deux hommes. C’est plutôt du côté des historiens de la littérature qu’on trouvera une analyse un peu plus poussée de la Gazette littéraire. En 1909, l’abbé Camille Roy entreprend de relater les débuts de la littérature canadienne de langue française en y intégrant notamment l’his- toire des premiers journaux. Il s’arrête donc sur la Gazette littéraire qui, selon lui, contribue à « dessiner les premiers mouvements de pensée litté- raire au Canada9 ». Il note que les deux Français qui l’animent sont porteurs de la pensée révolutionnaire, contraire, selon Roy, aux valeurs canadiennes- françaises. L’esprit français avait pénétré au Canada par ces hommes à la réputation louche, par ces demi-lettrés et par ces épaves de la morale que le flot de la mer avait déjà jetés sur nos rivages. Esprit saturé de cette atmosphère de scepticisme et d’irréligion que l’on respirait partout en , il ne pouvait s’accorder, ni surtout s’identifier avec l’esprit canadien, lequel était resté par-dessus tout chrétien, et respectueux de l’autorité reli- gieuse. Il exerça pourtant une influence que l’on retrouve dans le cercle bien connu de ces Canadiens qui à la fin du dix-huitième et au commencement du dix-neuvième siècle constituaient en ce pays le groupe de libertins ou ceux que l’on nommait les voltairiens10. S’il reconnaît que la Gazette littéraire est « un journal à la fois vivant, spirituel et léger11 », l’historien de la littérature ne déplore pas moins le caractère antireligieux de celui-ci. In t r o d u c t i o n – Un j o u r n a l l i t t é r a i r e d a n s l’e s p r i t d e s Lu m i è r e s 9

Le jugement de Roy sur le périodique montréalais reflète bien le courant idéologique conservateur qui orientera la recherche – tant en histoire qu’en littérature – jusqu’aux années 196012. Les principaux histo- riens qui se sont intéressés à la Gazette littéraire de Montréal lui ont surtout reproché son rôle de diffuseur des idées de Voltaire, considéré par le clergé catholique comme un auteur impie. C’est le cas notamment de Marcel Trudel qui, traquant L’influence de Voltaire au Canada13, a analysé le voltai- rianisme de la Gazette littéraire. S’il s’arrête également à cette question dans le second tome de ses Lettres canadiennes d’autrefois14, Séraphin Marion a principalement contribué à faire connaître le contenu littéraire et l’esprit polémique du journal montréalais dont il cite de larges extraits. S’intéressant aux débuts de la littérature canadienne-française, il voyait la presse comme le « berceau des lettres canadiennes » et la Gazette littéraire de Montréal, comme le « berceau de la critique littéraire14 » au Canada. Avec les changements que connaît la discipline historique au Québec à partir des années 197016, les historiens des idées vont plutôt souligner la contribution de Fleury Mesplet à la diffusion des Lumières au Québec17. C’est notamment le cas de Jean-Paul de Lagrave qui fait paraître en 1985 la première version de son ouvrage sur Fleury Mesplet (1734-1794), réédité en 1993 sous le titre de L’époque de Voltaire au Canada. Sa « biographie politique de Fleury Mesplet », suivant le sous-titre de la deuxième édition, entend faire connaître le travail de ce pionnier de l’imprimerie au Québec18, mais également corriger la mauvaise réputation que les premiers historiens ont faite à l’imprimeur. De Lagrave entreprend ainsi de retracer la vie et la carrière de Mesplet, effectuant un travail colossal sur le plan de la recherche d’archives19. Il est le premier à offrir une analyse détaillée de la pensée philosophique présentée dans la Gazette littéraire20 et à considérer l’imprimeur comme un diffuseur des Lumières au Canada21. De Lagrave poursuit l’entreprise de réhabilitation en s’attachant cette fois au rédacteur de la Gazette littéraire de Montréal. Il publie, en 1989, Valentin Jautard (1736-1787). Premier journaliste de langue française au Canada, en collaboration avec Jacques G. Ruelland. Cette biographie vise, là encore, à rétablir les faits sur le personnage22. En effet, nombre d’histo- riens se sont basés sur le témoignage de Pierre de Sales Laterrière, un compagnon de cellule de l’imprimeur et du rédacteur, pour établir le profil de Valentin Jautard. Laterrière raconte son séjour en prison dans ses mémoires, écrits en 1812, soit trente-quatre ans après les faits relatés23. Les premiers historiens québécois semblent avoir pris ce récit comme un document véridique. De fait, certains d’entre eux se sont laissé induire en erreur par les Mémoires de Laterrière quant à l’existence d’un journal du nom de Tant pis, tant mieux24. Selon Laterrière, ce « papier » aurait été la 10 La Ga z e t t e l i t t é r a i r e d e Mo n t r é a l (1778-1779) cause de l’emprisonnement du rédacteur et l’imprimeur de la Gazette littéraire de Montréal. Il s’agit en fait du titre d’un article anonyme paru dans le dernier numéro de la Gazette littéraire (voir § 569)25. L’ouvrage de J.-P. de Lagrave et J. G. Ruelland a de plus le mérite d’offrir au public une sélection des principaux articles que Jautard a écrits dans la Gazette litté- raire, dont tous ceux signés du pseudonyme du Spectateur tranquille26.

La Gazette littéraire de Montréal lue par les littéraires

Outre les travaux historiques qui ont surtout mis en relief la pensée philosophique de la Gazette littéraire de Montréal, on trouve également des ouvrages consacrés à sa dimension littéraire. Sont alors extraits les textes correspondant aux genres en vogue au XVIIIe siècle : les genres brefs (le conte, la fable) ainsi que les diverses formes poétiques (épigramme, sonnet, satire, etc.)27. C’est le cas du tout premier recueil de littérature canadienne, le Répertoire national, compilé par James Huston, dont le premier tome paraît en 1848. Huston puise dans la Gazette littéraire – sans pourtant en donner la source – « ces vers médiocres et quelques fois incor- rects28 », intitulés « À une Demoiselle sous le nom de Rosette29 ». Il repro- duit également un poème du jeune Foucher, publié en 1779, qu’il baptise « La vie30 » et date de 1778. Enfin, le dernier texte que Huston reprend du périodique montréalais est le conte « Zélim31 », qui soulèvera une vive controverse dans les pages de la Gazette littéraire. On accusera son auteur, Le Canadien curieux, de l’avoir plagié. Huston n’accorde pas une valeur littéraire exemplaire à ces textes mais entend simplement attester de l’exis- tence d’une littérature au Canada français. Par la suite, d’autres anthologies vont rééditer des textes littéraires tirés du journal montréalais. C’est le cas de Jeanne d’Arc Lortie et de ses colla- borateurs qui proposent en 1989 un imposant travail de recension des premiers textes poétiques du corpus québécois32, dont la Gazette littéraire de Montréal fournit une bonne partie de la matière. Si les éditeurs de l’ouvrage reconstituent dans certains cas le contexte de publication d’un poème, rappelant par exemple la polémique dans laquelle il s’inscrit, celui-ci se voit néanmoins dépouillé de son discours d’accompagnement. En 2007, Bernard Andrès présente, avec son équipe, une réédition du corpus de textes de la fin du XVIIIe siècle, période qui, selon B. Andrès, correspond à la naissance de la littérature québécoise33. L’anthologie reproduit ainsi plusieurs textes, non seulement poétiques mais également polémiques, tirés de la Gazette littéraire de Montréal. Cet ouvrage est le fruit d’un patient travail « d’archéologie » ainsi que l’explique B. Andrès en introduction : In t r o d u c t i o n – Un j o u r n a l l i t t é r a i r e d a n s l’e s p r i t d e s Lu m i è r e s 11

À la façon d’archéologues férus d’artefacts révélateurs, ou des généticiens traquant le secret de l’invention dans les marges et les brouillons, nous étudions depuis une quinzaine d’années les premières manifestations littéraires risquées au Québec, puis au Bas-Canada. C’est le matériau textuel de ces fouilles et le corpus de ces analyses que nous livrons aujourd’hui au public34. Le concept d’archéologie, emprunté à Michel Foucault, a ainsi guidé la recherche de l’équipe qui œuvrait à faire l’« Archéologie du littéraire au Québec35 » (ALAQ). D’après Foucault, [l]e document n’est donc plus pour l’histoire cette matière inerte à travers laquelle elle essaie de reconstituer ce que les hommes ont fait ou dit, ce qui est passé et dont seul le sillage demeure : elle cherche à définir dans le tissu documentaire lui-même des unités, des ensembles, des séries, des rapports36. Contrairement à Marion, qui voyait dans la production littéraire des premiers journaux « le témoignage d’un petit peuple qui refuse de mourir37… », B. Andrès et ses collaborateurs entendent ainsi faire passer les écrits de la Conquête du statut de « document » à celui de « monument ». Il importe alors de replacer les textes dans leur contexte énonciatif et de dégager les règles qui régissaient alors leur énonciation38. C’est dans cette optique que l’on peut situer l’analyse de la Gazette littéraire de Montréal que proposent en 1995 Jacques Cotnam et Pierre Hébert39. Cherchant à retracer l’identité de certains correspondants qui signent sous pseudonymes, les auteurs ont dévoilé un mode central du « jeu des échanges40 » dans le périodique montréalais, celui des identités fictives. Depuis les années 1980, de nouveaux travaux fondés sur une approche sociologique du fait littéraire ont également accordé une place importante à la Gazette littéraire. C’est le cas de la thèse de Manon Brunet qui se penche sur les conditions symboliques et matérielles ayant rendu possible l’expression d’une littérature au Québec. Elle considère de la sorte que les journaux publiés au Québec entre 1764 et 1840 « sont d’une importance capitale parce qu’ils constituent les moyens de diffusion et de consécration privilégiés de ce qui est perçu comme littéraire41 ». Elle montre ainsi comment les premières gazettes, celle de Québec et de Montréal, contri- buent à la formation d’un « espace littéraire autochtone42 ». Proposant une étude des conditions d’émergence et du processus par lequel la littérature acquiert son autonomie, l’équipe de La vie littéraire au Québec envisage la presse à la fois comme une source documentaire et comme un agent du champ littéraire en formation. Visant à mettre au jour le « système synchronique d’interrelations43 » à l’œuvre dans la constitution et les transformations de l’activité littéraire au Québec, cette entreprise réserve une place de choix aux journalistes, rédacteurs et imprimeurs qui participent à l’éclosion de la vie littéraire après la Conquête : ils en sont 12 La Ga z e t t e l i t t é r a i r e d e Mo n t r é a l (1778-1779) les premiers « acteurs » et les périodiques forment, avec l’imprimerie, les bibliothèques et les librairies, les premières « infrastructures ». Principaux véhicules de la culture lettrée, les journaux jouent ainsi un rôle fondamental dans le processus de socialisation des textes littéraires et dans la formula- tion d’un discours sur la littérature44 : ils contribuent à la diffusion de la lecture et à la formation d’un public lecteur. Pour ma part, j’ai présenté, dans la foulée des travaux de l’ALAQ et de La vie littéraire au Québec, une analyse globale du périodique montréa- lais qui visait à cerner les règles régissant alors le discours du journal. Je me suis penchée plus particulièrement sur le rôle de Valentin Jautard comme critique littéraire, et sur le fonctionnement de l’Académie de Montréal comme instance de légitimation du projet pédagogique de la Gazette littéraire de Montréal. En situant le journal dans le contexte socio- politique et culturel de l’époque, il s’agissait de voir comment cette gazette a initié les Canadiens à une pratique littéraire du discours de l’opinion publique45. La présente introduction s’appuie en partie sur les conclusions de cette étude.

Le c o n t e x t e d e p a r u t i o n d e l a Ga z e t t e l i t t é r a i r e d e Mo n t r é a l

Le retard intellectuel de la nouvelle colonie britannique

Au XVIIIe siècle, la France et de l’Angleterre n’entretenaient pas le même rapport à la presse et à l’imprimé : la première cherchait à en limiter le pouvoir en contrôlant la presse et en censurant l’imprimé, tandis que la seconde préférait s’en servir à son avantage46. Dans la tradition politique anglaise, la liberté de la presse est, en effet, considérée comme un élément indispensable au contrepoids des pouvoirs en régime parlementaire. Compte tenu de ces divergences, il n’est pas étonnant de trouver des journaux dans les colonies britanniques d’Amérique du Nord bien avant d’en voir apparaître dans les colonies françaises. À l’époque où le Québec est encore sous l’autorité française, les colonies voisines possèdent déjà la plupart des infrastructures culturelles qui vont contribuer à faire éclore une vie intellectuelle sur le territoire américain. Dès la seconde moitié du XVIIe siècle règne en effet une certaine effervescence culturelle dans les colonies britanniques. Ainsi, lorsqu’après la Conquête du Canada par l’Angleterre, le Québec se voit octroyer une imprimerie (1764), les colonies américaines en possèdent une depuis longtemps déjà (1639) ; un premier journal, le Boston News-Letter, avait In t r o d u c t i o n – Un j o u r n a l l i t t é r a i r e d a n s l’e s p r i t d e s Lu m i è r e s 13

été fondé en 1704 par l’Écossais John Campbell, soit soixante ans avant The Quebec Gazette / La Gazette de Québec ; les bibliothèques circulantes existaient dans les colonies du sud avant que Germain Langlois n’ouvre la sienne à Québec en 176447. Les villes de Philadelphie, Annapolis, Charleston et Boston, dotés d’universités, de bibliothèques, de librairies et de journaux, sont déjà des centres culturels importants. Par comparaison, le Québec connaît un retard intellectuel important. La métropole française ne souhaitant pas que naisse une opinion publique dans sa colonie située sur les rives du Saint-Laurent, elle l’avait notamment privé d’imprimerie. Il existait certes une culture lettrée en Nouvelle-France, comme en témoigne la circulation des livres sous le Régime français48, mais la vie intellectuelle était alors limitée à son caractère privé ou individuel. Le seul collège du Canada, dirigé par les jésuites, servait essentiellement à la formation spirituelle du clergé49. Si, comme l’avance Pierre Rajotte, les quelques salons existant alors dans la colonie française ont pu constituer « des lieux d’activité littéraire importants50 », ceux-ci n’ont pu contribuer, faute d’un milieu intellectuel suffisamment structuré, à la formation d’une « conscience publique littéraire », comme c’était le cas en France à la même époque51. Le commerce des lettres sur le territoire lauren- tien ne débute véritablement qu’après la guerre de Sept Ans52. Ainsi, dès la fin du Régime militaire (1763), la Province of Quebec (ainsi le conquérant anglais nomme-t-il sa nouvelle possession coloniale) se voit-elle dotée des principales infrastructures culturelles qui faisaient défaut sous le Régime français. Les imprimeurs William Brown et Thomas Gilmore arrivent à Québec en 1764 et y ouvrent un atelier d’imprimerie. Ils lancent la même année The Quebec Gazette / La Gazette de Québec. Édité selon la tradition anglaise du « papier-nouvelles », le journal est avant tout un organe d’information dont le revenu est assuré par les souscriptions des abonnés et la publicité. Le gouvernement se sert alors de l’imprimé, et notamment de la presse, pour diffuser ses proclamations et actes parmi les citoyens de la province. L’imprimerie doit d’abord répondre aux besoins les plus pressants de la nouvelle colonie anglaise, ce qui explique le caractère utilitaire de la majorité de la production éditoriale jusqu’au tournant du XIXe siècle : livres, brochures, feuilles volantes, affiches et formulaires53. Lorsque Fleury Mesplet fonde, en 1778, la Gazette littéraire de Montréal, la vie littéraire en est encore à ses premiers balbutiements. Le changement de métropole a des conséquences déterminantes pour les Canadiens sur le plan culturel. En autorisant la production et la diffusion de l’imprimé dans la nouvelle province britannique à des fins commerciales et politiques, le gouvernement engage la formation d’un espace public de discussion dans la nouvelle colonie britannique, condition essentielle à 14 La Ga z e t t e l i t t é r a i r e d e Mo n t r é a l (1778-1779) l’expression d’une « conscience politique » au Canada54 mais également à une pratique publique de l’écriture. Pour autant, le gouvernement anglais ne tolère pas une totale liberté d’expression dans la province. Mesplet et Jautard l’apprendront à leurs dépens.

Publier au temps de la guerre pour l’indépendance américaine

Même si l’Angleterre reconnaît la liberté de la presse, les autorités britanniques peuvent s’arroger le droit de contrôler la presse et l’imprimé en vertu du droit coutumier anglais qui interdisait de répandre des nouvelles susceptibles d’entraîner la discorde entre le roi et ses sujets. Les imprimeurs de Québec avaient eux-mêmes insisté, au moment de lancer leur Gazette de Québec, sur leur volonté de ne rien insérer dans les pages du journal qui puisse les faire accuser de libelle et de diffamation : Notre résolution de contenter le Public en général, sans offenser aucun par- ticulier, se manifestera mieux par l’épreuve de notre conduite, qu’en écrivant des volumes à ce sujet. Nous prions seulement qu’on soit assuré, que ni le préjugé de la partialité, ni le scandal[e] particulier, ne trouveront place dans notre Gazette55. À cet effet, la guerre pour l’indépendance des treize colonies (1776-1783) donnera des munitions au gouvernement britannique pour censurer la Gazette littéraire de Montréal, d’autant que Fleury Mesplet était arrivé dans la province aux côtés des insurgés. Originaire de , mais formé comme imprimeur à Lyon, Fleury Mesplet (1734-1794) émigre d’abord à Londres en 1773, où il exerce son métier un an à peine56. On le retrouve ensuite à Philadelphie en 1774. Œuvrant alors comme imprimeur pour le Congrès continental, il imprime les versions françaises des trois lettres adressées aux « habitants de la province de Québec », qui circulent dans la province de 1774 à 177657. Ces lettres tentent de convaincre les Canadiens de s’affranchir de leur conquérant et les enjoignent sinon d’embrasser la cause des treize colonies du sud, du moins de rester neutres dans le conflit qui l’oppose à la métro- pole britannique58. En novembre 1775, une division de l’Armée continentale, sous le commandement du brigadier général Richard Montgomery, marche sur Montréal. L’officier se dirige ensuite vers Québec. Il demande, le 6 décembre, la capitulation de la ville. Durant le siège de Québec qui se poursuit jusqu’au mois de mai, les imprimeurs de Québec se voient forcés de suspendre la publication de leur journal. En février 1776, le Congrès continental décide d’envoyer Mesplet au Canada afin d’avoir un imprimeur In t r o d u c t i o n – Un j o u r n a l l i t t é r a i r e d a n s l’e s p r i t d e s Lu m i è r e s 15 sur place. Parti le 18 mars de Philadelphie, Mesplet devait alors rejoindre les émissaires du Congrès à Montréal59. L’arrivée des renforts britanniques dans la province au printemps force le retrait des armées des Colonies- Unies. Retardé par un naufrage, Mesplet débarque à Montréal avec ses presses en mai, alors que la délégation du Congrès continental, présidée par , s’apprête à quitter la ville. Mesplet décide néanmoins de demeurer à Montréal60. Après un court emprisonnement de vingt-six jours pour avoir collaboré avec les rebelles américains, il s’installe définitivement à Montréal61 où le besoin d’un imprimeur se fait sentir. Mesplet s’associe quelque temps avec Charles Berger. Les deux hommes commencent bientôt à publier des ouvrages de piété commandés par les sulpiciens qui sont alors leurs principaux clients62. Fleury Mesplet ouvre également une librairie attenante à son atelier d’im- primerie, conformément à l’usage en Amérique du Nord63. En 1778, il demande à Guy Carleton, alors gouverneur de la province, l’autorisation de publier un journal à Montréal. Au moment de recueillir des souscriptions pour lancer son périodique, l’imprimeur circonscrit clairement les limites qu’il entend respecter, suivant en cela les conditions imposées à son droit d’imprimer : J’insererai dans le susdit Papier ou Gazette, tout ce qu’il plaira à un ou plusieurs de me communiquer, pourvu qu’il ne soit fait mention de la Religion, du Gouvernement ou de nouvelles touchant les affaires présentes, à moins que je ne fus autorisé du Gouvernement ; mon intention étant de me restraindre dans ce qui regarde les Avertissemens, affaires de Commerce & de Littérature (§ 1). C’est ainsi que Mesplet fait paraître, le 3 juin 1778, le premier numéro de son journal sous le titre de Gazette du Commerce et Littéraire Pour la Ville et District de Montréal dont Jautard sera le rédacteur. Originaire de Bordeaux, Valentin Jautard (1736-1787) arrive à Montréal en 1768, après avoir transité par les colonies britanniques, plus exactement en Illinois64. Il exerce alors le métier d’avocat. En novembre 1775, lors de l’entrée à Montréal des troupes du brigadier général Montgomery, Jautard lui adresse une lettre qu’il a rédigée au nom des « habitants des trois faubourgs de Montréal ». Les signataires de la lettre déclarent leur allé- geance à la cause américaine65. Peu de temps après, Jautard devient offi- ciellement le notaire public du brigadier général David Wooster qui remplace Montgomery à la tête des troupes de l’Armée continentale stationnées à Montréal lorsque ce dernier prend la route de Québec66. Assisté de Valentin Jautard, Mesplet propose donc au public canadien un périodique qui, selon les intentions annoncées dans le prospectus, sera à la fois utile et amusant. Ce journal, qui s’avèrera finalement plus littéraire 16 La Ga z e t t e l i t t é r a i r e d e Mo n t r é a l (1778-1779) que commercial, conduira pourtant ses animateurs en prison, un an après son entrée en activité. Les accointances des deux hommes avec les insurgés américains avaient entaché leur réputation : le nouveau gouverneur de la province, , ne l’oublierait pas.

Le projet initial de l’imprimeur

Au moment de publier son futur journal, Mesplet lance un prospectus afin de recueillir les souscriptions nécessaires pour son impression. Le document imprimé (§ 1) donne aux futurs souscripteurs et lecteurs une idée du contenu à venir. Le premier numéro du journal remplira-t-il les conditions annoncées ? Le prospectus propose d’abord un journal assez conventionnel pour lequel deux titres sont envisagés : « Bureau d’Avis, ou Gazette du Commerce et Litteraire » (§ 1). Le premier annonçait une visée uniquement commerciale ; le second, que Mesplet aura finalement retenu, indique une double fonction pour le nouveau journal : il s’agira à la fois d’une gazette du commerce et d’une gazette littéraire67. Par cette double mission, le journal convoite deux catégories de lecteurs. D’une part, il sera profitable à la société en général en permettant un commerce intellectuel : Par ce moyen, on facilitera le Commerce, on multipliera les Correspondances, on excitera ou on entretiendra une émulation toujours avantageuse. Le Citoyen communiquera plus promptement & plus clairement ses idées : De là, le progrès des Arts en général, & un acheminement à l’union entre les individus. (§ 1) D’autre part, le journal sera utile aux négociants et aux commerçants en favorisant les échanges de nature économique : Les avantages ne sont pas moindres eu égard aux intérêts particuliers : La facilité d’avertir en tout temps le Public des ventes de Marchandises, Meubles, ou biens-fonds, de retrouver des effets qu’on croit perdus, & ratraper les Negres fuyards ; d’annoncer le besoin que l’on peut avoir, d’un Commis ou d’un Domestique, & plusieurs autres, que la commodité qu’offre ce projet déve- loppera. (Ibid.) Ainsi la gazette montréalaise contribuera-t-elle au progrès tant matériel qu’intellectuel de la société. Tout en favorisant le négoce grâce à la publi- cation d’une « Collection d’Avis & Annonces », l’imprimeur souhaite conjuguer, dans la portion littéraire de son journal, l’instruction et le diver- tissement en proposant « un Recueil amusant et instructif » (Ibid.). Dans le prospectus, l’accent est néanmoins mis sur le commerce. Il faut se rappeler que ce sont les souscripteurs qui feront vivre le journal. Ces messieurs sont sans doute, en bonne part, des marchands francophones In t r o d u c t i o n – Un j o u r n a l l i t t é r a i r e d a n s l’e s p r i t d e s Lu m i è r e s 17 de Montréal ou quelques notables de la ville68, parmi lesquels se trouvent peut-être également des marchands anglophones, ainsi que le laisse penser la diffusion d’une version anglaise du prospectus pour la publication d’un nouveau journal à Montréal (§ 2). Il n’est pas impossible, non plus, que le clergé ait également fait partie, dans une moindre part, des souscripteurs du journal, probablement pour mieux le surveiller69. Si l’on compare le projet initial de Fleury Mesplet avec celui de Brown et Gilmore à la fondation de The Quebec Gazette / La Gazette de Québec en juin 1764, on constate que les deux programmes éditoriaux, à la base, se ressemblent fortement. Les imprimeurs de Québec souhaitaient eux aussi conjuguer le divertissement à l’apprentissage et procurer des avan- tages à la société : Notre dessein est donc, de publier en Anglois, et en Francois, sous le titre de LA GAZETTE DE QUEBEC, un recueil d’affaires étrangeres, et de transactions politiques, à fin qu’on puisse se former un[e] idée des differens intérets, et des connexions réciproques, des puissances de l’Europe. Nous aurons aussy un soin particulier, de cueillir les transactions, et les occurrences de la mere patrie, […] autant qu’on les jugera dignes de l’attention du lecteur comme matiére d’amusement, ou qu’elles puissent être utiles au Public en qualité d’habitans d’une colonie Angloise70. Ceux-ci avaient toutefois le privilège d’aborder les événements politiques, privilège que Mesplet attend de se voir accorder (voir § 1). L’imprimeur montréalais a de plus pour ambition de remplir les pages de son journal d’un contenu original et envisage, pour ce faire, de publier les textes littéraires que les lecteurs voudront bien lui envoyer : « Je ferai tout mon possible pour me procurer des Piéces nouvelles, & je ne doute pas que ceci ne reveille le génie de plusieurs, qui, ou sont restés oisifs, ou n’ont pas communiqué leurs Productions, n’ayant pu le faire sans le secours de la Presse. » (Ibid.) Cet appel aux lecteurs sera entendu : dès le second numéro, des correspondants écrivent à l’imprimeur pour lui soumettre des articles. Les éditeurs de La Gazette de Québec comptaient eux aussi sur la participation du lectorat pour alimenter, par des pièces variées, intéres- santes et instructives, la section des divertissements dans leur journal : Nous travaillerons à observer toute l’exactitude que la grande variété des sujets nous permettra, au meme tems que nous tâcherons de regaller nos lecteurs de toute variété qui poura consister avec une exactitude raisonnable ; et comme cette partie de notre projet ne peut être mise en exécution sans la correspond[a] nce de personnes ingénieuses, nous saisirons toutes les occasions de temoigner notre reconnoissance, des obligations que nous devrons, à ceux qui voudront se donner la peine de nous fournir matiere d’agrement ou d’instruction 71. 18 La Ga z e t t e l i t t é r a i r e d e Mo n t r é a l (1778-1779)

Malgré ces similitudes, les deux journaux se révéleront totalement différents, d’une part à cause des contraintes auxquelles Mesplet doit faire face et, d’autre part, en raison de la vocation résolument littéraire qu’il donne finalement à sa gazette. En effet, après une interruption forcée de deux semaines, la Gazette du Commerce et Littéraire Pour la Ville et District de Montréal reprend, le 2 septembre suivant, sous le titre de Gazette Littéraire Pour la Ville et District de Montréal. L’imprimeur avait-il décidé que, les affaires commerciales faisant cruellement défaut dans les pages de son journal, il valait mieux se consacrer au commerce intellectuel ? En effet, dès le premier numéro du journal, les avis et annonces se font rares. L’imprimeur précise également l’objectif qu’il entend poursuivre : éveiller l’esprit des Canadiens en diffusant la connaissance et en leur permettant de s’exprimer librement par écrit dans son journal.

Stimuler l’intérêt des Canadiens pour le savoir

Bien que Mesplet ait laissé entendre, dans le prospectus pour « [l]’établissement d’un papier periodique » à Montréal (§ 1), que son objectif était autant de servir le négoce que d’amuser le public tout en l’amenant à se cultiver, il doit pourtant, dès le premier numéro de sa Gazette du Commerce et Littéraire, s’excuser auprès de ses abonnés de ce que le commerce ne s’y retrouve pas (§ 3). La nouveauté du journal de même que la guerre avec les colonies américaines, qui affecte sans doute le commerce de la province, expliquent cette absence72. De plus, La Gazette de Québec, solidement implantée dans la colonie depuis quatorze ans, reçoit déjà la plupart des contrats commerciaux et publie, de surcroît, les ordonnances gouvernementales, ce qui prive certainement l’imprimeur montréalais d’une importante source de revenus73. Si Mesplet ne peut offrir un contenu commercial dans ce premier numéro, on constate en revanche qu’il met l’accent sur la vocation utilitaire de son journal, prenant soin d’en préciser la mission. Ainsi, l’imprimeur souhaite vulgariser la connaissance afin que tous tirent avantage à lire la Gazette littéraire de Montréal : La Feuille qui contiendra une plus grande quantité de matieres sérieuses ne plaira pas à quelques personnes, mais bien à d’autres. La Semaine suivante, celui qui n’eût pas daigné jetter un coup d’œil sur le Papier précédent, saisira avec avidité le suivant, parce qu’il flattera son caractere, ou sera plus à la portée de ses connoissances, les sujets lui seront plus familiers, les objets peints de maniere qu’il n’ait pas besoin de microscope pour les appercevoir : chacun tour à tour y trouvera son amusement ou son instruction. Le pere de In t r o d u c t i o n – Un j o u r n a l l i t t é r a i r e d a n s l’e s p r i t d e s Lu m i è r e s 19

famille trouvera des ressources pour procurer de l’éducation à ses enfans. Les enfans y liront des préceptes dont la pratique sera avantageuse. Les différentes matieres qui seront traitées plairont aux uns, déplairont aux autres, mais chacun aura son tour (§ 3). L’imprimeur est lucide quant aux carences qu’éprouve la nouvelle colonie britannique en ce domaine : Il est peu de Province qui aient besoin d’encouragement autant que celle que nous habitons ; on peut dire en général, que ses ports ne furent ouverts qu’au commerce des choses qui tendent à la satisfaction des sens. Vit-on jamais, & existe-t-il encore une Bibliothèque ou même le débris d’une Bibliothèque qui puisse être regardé comme un monument, non d’une Science profonde, mais de l’envie & du désir de savoir. (Ibid.) Fleury Mesplet impute cette pauvreté au précédent régime : ayant privé sa colonie des institutions culturelles qui auraient favorisé le développement d’une vie intellectuelle propre, la métropole française avait forcé les Cana- diens à se tourner vers la guerre et le commerce comme seules sources possibles de réussite. Il constate pourtant que rien n’a changé depuis le début du nouveau régime : Vous conviendrez, Messieurs, que jusqu’à présent la plus grande partie se sont renfermés dans une sphère bien étroite ; ce n’est pas faute de disposition ou de bonne volonté d’acquérir des connoissances, mais faute d’occasion. Sous le règne précédent vous n’étiez en partie occupés que des troubles qui agitaient votre Province, vous ne receviez de l’Europe que ce qui pouvoit satisfaire vos intérêts ou votre ambition, vous ignoriez qu’il étoit possible d’être Grand sans richesses, & que la Science tenoit lieu de biens & d’honneurs ; sous le règne présent vous n’avez point changé d’objet, il ne vous en a point été offert d’autre. (Ibid.) Sans vouloir faire la morale à ses concitoyens, Mesplet souhaiterait tout de même encourager les Canadiens à se débarrasser de ce qu’il perçoit comme du mépris pour l’instruction en leur montrant les bienfaits de cette dernière. Il espère qu’en leur présentant un journal à la fois divertissant et utile, tous verront que la connaissance n’est pas incompatible avec leurs autres activités, soient-elles commerciales, agricoles, juridiques ou artisa- nales. L’imprimeur se prend ainsi à souhaiter que le Commerçant se délasse quelquefois par la lecture de quelque Piéce instructive, qu’il cherche le mot d’une Enigme, qu’il soit un instant Physicien & toujours bon Citoyen, qu’il soit un moment Laboureur & Artisan, ce ne sera plus une occupation qui le distraira de ses travaux, mais un amusement satis- faisant pour lui & avantageux à ses Compatriotes par la part qu’il leur faira de ses réflexions ; l’Artisan s’accoutumant à lire y prendra insensiblement goût, il s’efforcera de connoître, il en sentira l’utilité & même la nécessité, & si (ce qui n’arrive que trop dans ce pays) jusqu’à présent il a négligé de faire instruire 20 La Ga z e t t e l i t t é r a i r e d e Mo n t r é a l (1778-1779)

ses enfans, il travaillera avec plus d’activité pour se procurer les moyens de les élever & de leur faire acquérir des connoissances. Le Laboureur rougira de son ignorance, & s’attachera à empêcher qu’elle ne soit héréditaire dans sa famille. (Ibid.) Cette « utopie » d’un savoir universel – bien de l’époque des Lumières – se rattache chez Mesplet au désir de donner à ses concitoyens l’envie et les moyens de s’instruire. C’est pourquoi il veut offrir au public, et parti- culièrement aux jeunes Canadiens, un lieu où exprimer leurs idées, débattre et critiquer sous le couvert protecteur de l’anonymat. Il envisage un tel commerce comme une excellente façon de susciter l’intérêt pour la vie intellectuelle : Il est quantité de jeunes Gens qui avancent dans la Carrière du Sçavoir ; ils trouvent aujourd’hui la facilité d’essayer leur génie, ils peuvent communiquer leurs Productions sans être connus ; ils seront sans doute critiqués par leurs Condisciples mêmes sans les soupçonner. Ces disputes excitent l’émulation, (qui a toujours manqué dans ce pays) & qui est absolument nécessaire. (Ibid.) Son invitation sera notamment saisie par un jeune homme de Québec, le Jeune Canadien patriote qui, dès le 8 juin, enverra un article à l’imprimeur (§ 21). Outre ce texte liminaire de l’imprimeur, le premier numéro de la Gazette littéraire de Montréal est composé d’articles qui s’inscrivent tout à fait dans la vocation littéraire du journal. Ils ont été puisés dans des ouvrages ou dans d’autres journaux, comme cela se faisait alors réguliè- rement. On trouve ainsi un article encyclopédique, « De la découverte des Lettres de l’Alphabet » (§ 4), des « Réflexions Sur le Sçavoir vivre » (§ 5) qui encouragent les bonnes mœurs, des « Anecdotes Morales et Amusantes » de caractère historique (§ 6), ainsi qu’une énigme (§ 9). Ces textes servent tous le même objectif : instruire tout en divertissant. On rencontre égale- ment, dans la même livraison, le premier article d’un correspondant, L’Ami du Vrai (§ 7). Il aura vraisemblablement fait parvenir sa lettre à l’imprimeur avant même la publication du premier numéro de la Gazette littéraire de Montréal, sans doute interpellé par le prospectus du journal… À moins que ce correspondant ne soit nul autre que Mesplet74 ? Le texte de L’Ami du Vrai fait référence à deux articles parus dans La Gazette de Québec des 8 janvier et 21 mai 1778. La publication de cet article en apparence anodin suscitera pourtant une réaction en chaîne de la part des dames interpellées dans le texte (voir § 12), mais également d’autres correspondants qui prendront part à la mêlée75. Le ton du journal était donné. Après ce numéro initial, l’imprimeur n’interviendra jamais plus aussi longuement dans les pages de sa gazette76. C’est plutôt son acolyte, Valentin In t r o d u c t i o n – Un j o u r n a l l i t t é r a i r e d a n s l’e s p r i t d e s Lu m i è r e s 21

Jautard, qui défendra, entre autres sous la plume du Spectateur tranquille, l’idéal promu par Mesplet. Faisant son apparition au second numéro de la Gazette littéraire, Le Spectateur tranquille entreprend ainsi de suppléer la pauvreté de l’instruction dans la province en nourrissant la curiosité intellectuelle des jeunes gens et en les amenant à former leur esprit critique. Pour stimuler le débat, le critique littéraire du journal n’hésite pas à provo- quer à l’envi les auteurs, quitte à s’interpeller lui-même sous différentes signatures. Le Spectateur tranquille sert, en cela, l’objectif que s’est fixé Mesplet : amener les Canadiens à devenir plus « sçavants » en leur offrant un lieu où exprimer leur pensée par écrit et confronter leurs idées. De même, l’Académie de Montréal prolonge la mission du journal en cher- chant à ouvrir la voie de la science dans la province.

L’Académie de Montréal

L’Académie de Montréal se manifeste pour la première fois dans les pages du périodique montréalais le 21 octobre 1778. Fondée pour se porter à la défense de Voltaire, elle se présente comme une société « d’Hommes de Lettres » qui cherchent à devenir savants et encouragent la jeunesse canadienne dans cette voie, ainsi que l’annonce, « Par Ordre du Président » (§ 218), le secrétaire de l’Académie. C’est à travers les interventions de ses membres dans le journal que l’on comprend le fonctionnement de cette société savante. Elle recrute ses effectifs au sein des collaborateurs de la Gazette littéraire, mais également parmi les élèves du collège de Montréal, ce qui déplaît foncièrement aux dirigeants de l’institution scolaire. Au fil des débats auxquels les académiciens prennent part dans le journal, on découvre que tel correspondant est membre de l’Académie, le plus souvent parce qu’il ajoute son titre à sa signature. Dans certains cas, ce sont d’autres académiciens qui révèlent au public que tel auteur du journal en a le statut77. On ne connaît donc les académiciens que par les pseudonymes de leurs articles dans la Gazette littéraire. Sont du nombre Le Spectateur tranquille78 et l’Imprimeur. Deux mois après son entrée en activité, l’Académie adresse, dans les pages mêmes de la Gazette littéraire de Montréal, une requête « à Son Excellence Messire Frederic Haldimand » pour lui demander d’appuyer son entreprise. Cette lettre expose clairement l’objectif de la société savante : Le désir de nous instruire nous a fait rechercher mutuellement : nous nous sommes rencontrés, & amis des Sciences, nous nous proposons de contribuer autant qu’il sera en nos lumieres, à exciter l’émulation des Jeunes Gens ; pour y parvenir il ne manque, à notre entreprise, que l’Approbation de Vo t r e 22 La Ga z e t t e l i t t é r a i r e d e Mo n t r é a l (1778-1779)

Ex c e ll e n c e , pour la prospérité de laquelle, l’Académie ne cesse de faire des vœux. (§ 320) Parue le 30 décembre, cette lettre officielle est suivie d’un poème de circonstance79 adressé au gouverneur et signé de la plume du Spectateur tranquille. Il veut rendre hommage à Haldimand et solliciter son bien- veillant patronage au nom des « membres de l’Académie naissante de Montréal » (§ 320). Les académiciens croyaient peut-être le gouverneur dans de bonnes dispositions pour accéder à leur requête, lui qui venait de débuter les souscriptions pour son projet de bibliothèque publique. N’agis- sait-il pas ainsi en protecteur des sciences et les lettres ? Quoi qu’il en soit, leur demande de reconnaissance demeure sans réponse. Les académiciens poursuivent néanmoins leurs activités pendant deux mois, jusqu’à ce que s’épuisent les forces des uns et des autres dans les combats qu’ils livrent contre les détracteurs de Voltaire, contre l’obscurantisme et enfin, contre un des leurs. À vrai dire, le journal ressemble alors à un champ de bataille décimé et les académiciens deviennent silencieux dès la mi-février. Au printemps suivant, L’Ami du Président soutient pourtant que « les Académiciens ont sacrifié l’hiver à l’étude & aux Productions, mais [que] la belle saison les engage au délassement » (§ 522). Il réplique en cela à M. Velcrioul qui, à la fin du mois d’avril, avait provoqué les académiciens (§ 504). De son côté, L. Decourville fait le post-mortem de l’Académie (§ 533), croyant sans doute qu’elle est définitivement éteinte. La semaine suivante, l’Académie de Montréal affirme néanmoins sa vitalité, à travers la voix de son « nouveau Secrétaire », en réglant ses comptes avec ce correspondant : « L’A c a d é m i e Jouissant d’une santé parfaite, vous félicite de votre incapacité » (§ 545). Il s’agit là de la dernière manifestation de l’aca- démie montréalaise.

Le f o n c t i o n n e m e n t d e