1 LE LIVRE NOIR DU CINÉMA AMÉRICAIN LIVRET PÉDAGOGIQUE FESTIVAL DES 3 CONTINENTS 2019

LE LIVRE NOIR DU CINÉMA AMÉRICAIN Le livre NOIR du cinéma américain

Le livret pédagogique a été réalisé 5 ÉDITO avec le soutien de l’Ambassade Jérôme Baron des États-Unis d’Amérique. 8 CHRONOLOGIE AFRO-AMÉRICAINE Repères historiques

14 I AM NOT YOU NEGRO de Raoul Peck par Jérôme Baron conseillé à partir de la 4e

20 KILLER OF SHEEP de Charles Burnett par Jérôme Baron conseillé à partir de la 2nde

28 de par Joanne Bazin conseillé à partir de la 3e

38 SIDEWALK STORIES de Charles Lanes par Lucille Asloun conseillé à partir de la 6e Le livret pédagogique a pour fonction d'accompagner la programmation 46 BOYZ’N THE HOOD de John Singleton thématique « Le livre NOIR du cinéma par Hélène Loiseleux américain » et de proposer sur une sélection conseillé à partir de la 4e de films du 41e Festival des 3 Continents, pistes de travail, documents iconographiques, 56 MENACE II SOCIETY de Albert et Allen Hugues entretiens, rebonds vers d'autres champs par Louise Ferron artistiques... Il constitue un support conseillé à partir de la 3e accompagnant les enseignants dans leur travail avec les élèves. 65 GET OUT de Jordan Peele Le livret pédagogique est à destination par Jérôme Baron des enseignants et des partenaires conseillé à partir de la 4e pédagogiques, une version électronique est téléchargeable sur le site 72 THE HATE U GIVE de Georges Tillman Jr www.3continents.com (code d'accès par Hélène Loiseleux à demander à [email protected]). conseillé à partir de la 6e Coordination et liaison : Hélène Loiseleux

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écrans qu’ils ne l’avaient toujours été dans Le livre NOIR la société. Le cinéma américain a forgé l’idée d’une Amérique dont les modèles du cinéma sont essentiellement ceux de la majorité blanche, n’offrant le plus souvent des américain Noirs qu’une représentation caricaturale, folklorique et paternaliste pour ne pas dire Évoquer les formes d’expressions cultu- raciste. Naissance d’une nation (1915) de relles proprement afro-américaines, nous D.W.Griffith dont le retentissement fut impose immédiatement une évidence : sans pareil marqua certes la naissance le rayonnement universel des musiciens du cinéma comme langage mais se posa noirs et leur contribution inestimable en jalon d’une idéologie anti-Noir dans à l’histoire et à l’industrie culturelle des un film où les personnages de couleur États-Unis. De Sydney Bechet et Duke sont pour la plupart joués par des Blancs Ellington à Sarah Vaughan et Ella Fitzge- grimés, dont les caractères oscillent entre rald, d’Aretha Franklin à Otis Redding, de une docilité infantilisante et une odieuse Marvin Gaye à James Brown jusqu’à Lee perfidie. Le destin de la nation, l’unifi- « L’histoire des Noirs en Amérique, Fields, de John Coltrane, Miles Davis à cation du Sud au Nord, ne sont rendus Albert Ayler, Monk, Parker et Archie possibles dans le film de Griffith que par c’est l’histoire de l’Amérique. Shepp jusqu’à Prince et Public Ennemy, l’intervention salvatrice du Ku Klux Klan nous pourrions étendre à loisir l’ampleur face à la menace d’un péril noir. L’Amé- Et ce n’est pas une belle histoire. » de cette liste pour dire le legs considé- rique y recouvrait cohésion, uniformité, et rable des génies américains de la musique par conséquent un avenir, sur le dos des James Baldwin au patrimoine du XXe siècle. La littérature Noirs. inventa, elle, bien des manières de dire que le Noir américain est une construction Jamais le cinéma hollywoodien n’a du Nouveau Monde et n’aura de cesse de concernant la situation des Noirs amé- tendre aux États-Unis un miroir brisé pour ricains vraiment remis en cause l’ordre contempler une histoire polarisée par la établi. Il vaut mieux pointer à ce sujet un question raciale. De Maya Angelou à Toni net et inconciliable embarras, observé Morrison, de Charles Chesnutt, Ralph Elli- des contournements, quelques fois une son, Chester Himes, Zora Neale Hurston, indignation de bon aloi plutôt que de James Baldwin, Alice Walker, Richard suspecter une obstruction volontaire, Wright et tant d’autres, la perduration délibérée. Mais en ignorant la réalité de discriminations raciales, sociales et des Noirs, leur défaut de représentation économiques visant la minorité noire n’a aboutit au règne sans partage des héros cessé de refluer sous le plume des grands blancs, refoulant tous les autres vers une écrivains américains. marginalisation drastique. En un siècle, un seul cinéaste noir, Spike Lee, semble Et le cinéma dans tout ça ? L’hégémonie avoir durablement imposer son nom. Il d’Hollywood entérina une mise à l’écart des émergea entre 1980 et 1990 à l’heure où Noirs, les rendant plus minoritaires sur les des acteurs devenaient eux mêmes les

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représentants d’une intégration incom- à l’échelle de plus d’un siècle d’histoire préhensiblement tardive au star system revisité à travers les expressions ciné- hollywoodien (si l’on excepte les cas matographiques les plus divers. Sydney Poitier et Harry Belafonte). Il en va ainsi d’Eddie Murphy, de Morgan En choisissant parmi les films de ce « Livre Freeman, de Denzel Washington, de Noir du cinéma américain » huit œuvres Whoopi Goldberg, de Forrest Whitaker, de réalisées entre la fin des années 70 et Will Smith ou de Halle Berry seule actrice notre présent le plus immédiat, nous noire à ce jour récompensée (en 2002) par avons souhaité rendre compte à la fois de l’Oscar de la meilleure actrice. récurrences et de différences. De quelles inventions le cinéma des Noirs améri- Une actualité récente, imprévisible, nous cains se rendait-il capable pour traiter de a lancé le défi de nous reconnecter à la complexité des questions sociales et une vocation ancienne du Festival des 3 raciales et de leur enlisement durable ? Il Continents et de repenser à travers une apparaîtra que ces films en passent tous anthologie de plus de quarante de films, par une négociation avec la référence soit le plus vaste ensemble présenté hollywoodienne, la convoquant dans le à ce jour en Europe sur ce sujet, soixante- sens d’une archéologie de la représen- dix ans de cinéma des Noirs américains. tation des Noirs à l’écran comme c’est le cas dans I Am Not Your Negro de Raoul Les deux mandats à la présidence Peck, sous la forme d’un genre, le film des États-Unis de Barack Obama d’horreur dans Get Out de Jordan Peele semblent avoir favorisés l’émergence ou coupant radicalement avec elle dans insoupçonnable d’une nouvelle généra- Killer of Sheep de Charles Burnett. Ces tion de réalisateurs noirs de talent. Cer- écarts sont autant de marges ouvertes tains films, dontPrecious de Lee Daniels, au regard et à la pensée. Twelve Years a Slave de Steve McQueen, Moonlight de Barry Jenkins, les succès Jérôme Baron, planétaires de Get Out de Jordan Peele Directeur artistique du Festival des 3 Continents et Black Panther de Ryan Coogler ou le récent BlacKkKlansman de Spike Lee, ont été parmi d’autres les manifestations emblématiques de cette vitalité recon- quise du cinéma des Noirs. Cette confi- guration s’est vue renforcée par des films réalisés, eux, par des Blancs (Django Unchained de Quentin Tarantino, Detroit de Kathryn Bigelow, Loving de Jeff Nichols, Green Book de Peter Farrelly…) venaient par addition contribuer à la formation d’un horizon inédit. Le spectre d’une Amérique blanche raciste était visé

FESTIVAL DES 3 CONTINENTS 2019 LE LIVRE NOIR DU CINÉMA AMÉRICAIN 8 REPÈRES HISTORIQUES 9

CHRONOLOGIE AFRO-AMÉRICAINE DES ORIGINES AMÉRICAINES DE L’ESCLAVAGE À LA PRÉSIDENCE D'ABRAHAM LINCOLN

1820 MOUVEMENT 1850 ANTI-ESCLAVAGISTE Le Compromis Un mouvement Fugitive Slave Act, minoritaire mais puis l’arrêt Scott v. 1775 - 1783 extrêmement actif, Sandford de la Cour 1861-1865 GUERRE s’organise dans le suprême et les évé- GUERRE DE D’INDÉPENDANCE Nord et, avec lui, nements du Bleeding SÉCESSION ET AMÉRICAINE un réseau d’aide Kansas sont autant PRÉSIDENCE pour les esclaves d’étapes de la D’ABRAHAM 24 décembre 1881 4 juillet 1776 : fugitifs, le chemin polarisation croissante LINCOLN 1865 Booker T. la guerre aboutit de fer clandestin. autour de cette Selon les estimations FONDATION DE Washington, leader au traité L’esclavage devient question, à l’origine les plus basses, il L’ORGANISATION noir et partisan d’indépendance l’un des enjeux prin- du déclenchement y a alors 4 millions SUPRÉMATISTE de la conciliation, des États-Unis cipaux dans le débat de la Guerre de d’esclaves noirs aux BLANCHE fonde le Tuskegee d’Amérique. politique du pays. Sécession en 1861. États-Unis. KU KLUX KLAN Institute en Alabama.

1619 1808 1827 1857 31 janvier 1865 1865 - 1877 1883 1896 Arrivée des premiers Abolition Parution à New-York Arrêt Scott v. Le XIIIe amendement LA RECONSTRUCTION La Cour Suprême Arrêt Plessy contre colons britanniques de la traite négrière du Freedom’s journal, Sandford de de la Constitution (appelée en anglais réduit à néant la loi Ferguson : La Cour en Virginie et début atlantique. premier journal noir la Cour suprême fédérale met fin à américain Recons- sur les droits Suprême institue de l’esclavage aux Elle se poursuit américain. Stipule que l’esclavage en étendant truction Era). civiques de 1875 des accès « séparés États-Unis peu après malgré tout sous « les Noirs ne sont à l’ensemble du Période de l’histoire en la déclarant anti- mais égaux » aux leur installation. la forme d’un pas des citoyens territoire américain des États-Unis ayant constitutionnelle. Noirs et aux Blancs Cette pratique commerce de américains et n’ont les effets de la procla- succédé à la guerre dans les chemins de l’asservissement contrebande. aucun droit que mation d’émancipa- de Sécession. de fer, légalisant des Noirs s’étend les Blancs soient tion du 1er janvier Elle vit la fin du ainsi la ségrégation. rapidement au treize tenus de respecter » 1863 sans toutefois régime esclavagiste Mary Church Terrel, colonies britanniques régler la question de la Confédération, militante noire, d’Amérique du Nord. de l’intégration le retour des États fonde la National Au total, le nombre des Afro-Américains du Sud dans l’Union Association of estimé des Noirs à la communauté et l’échec de l’inté- Colored Women africains déportés nationale, comme en gration des affranchis (NACW). dans ces états attestent l’existence afro-américains dans concernerait plus des Black Codes, la les anciens États de 600 000 individus. clause de grand-père. du Sud, que ce soit 1831 La reconstruction qui du point de vue Une rébellion dirigée succède à la guerre juridique, politique, par l’esclave et pré- voit ainsi se constituer économique dicateur Nat Turner un système légal ou social. secoue le comté de ségrégation raciale de Southampton dans le Sud du pays (Virginie). qui ne prendra fin que dans les années 1960. FESTIVAL DES 3 CONTINENTS 2019 LE LIVRE NOIR DU CINÉMA AMÉRICAIN 10 REPÈRES HISTORIQUES 11

CHRONOLOGIE AFRO-AMÉRICAINE DU DÉBUT XXe À MARTIN LUTHER KING 1er décembre 1955 Rosa Parks, militante de la NAACP, est arrêtée à Mont- 1925 gomery (Alabama) Asa Philip Randolph parce qu’elle refuse crée la Brotherhood de céder sa place of Sleeping Cars 1942 à un Blanc dans un 1909 1915/1920 Porters (BSCP), ÉMEUTES autobus. Quelques Création de la PREMIÈRE GRANDE premier syndicat 1941 ANTI-NOIRS 1945-1960 jours plus tard, National Association VAGUE DE noir à négocier avec ENTRÉE À DETROIT. DEUXIÈME VAGUE la grande majorité for the Advancement MIGRATION succès avec une EN GUERRE Création DE MIGRATION des citoyens noirs of Colored People Un million de Noirs entreprise apparte- DES ÉTATS-UNIS. du Congress of Plus de 3 millions américains de Mont- (NAACP) à New américains quittent nant à des Blancs. Un million de Noirs Racial Equality de Noirs américains gomery décide de 1957 York, l’une des toutes le Sud rural et L’ouvrage d’Alain américains, hommes (CORE) à Chicago, s’installent dans participer au boycott Martin Luther King premières organisa- émigrent dans Locke, The New et femmes, servent l’une des principales les grandes villes des autobus lancé devient le leader tions noires améri- les zones urbaines Negro, illustre la dans les forces organisations de du Nord-Est, par un jeune pasteur, de la Southern caines de lutte pour du Nord-Est et vitalité culturelle et armées – toujours lutte pour les droits du Midwest et Martin Luther King. Christian Leadership les droits civiques. du Midwest. artistique d’Harlem. ségréguées. civiques. de la côte Ouest. Il va durer 382 jours. Conference (SCLC).

1917 1919 1935 25 juin 1941 1943 1948 ENTRÉE EN « ÉTÉ ROUGE » Violents mouve- Le président Violents mouvements Le président Truman GUERRE DES Une vague de ments de masse Roosevelt ordonne de masse à Harlem signe l’ordre d’exé- ÉTATS-UNIS. violence raciste sans à Harlem après l’embauche de Noirs après le meurtre cution 9981 instituant 367 000 Noirs équivalent dans l’arrestation américains dans d’un soldat noir la « déségrégation » américains sont l’histoire américaine d’un adolescent l’industrie de guerre. en uniforme par dans l’armée engagés dans se traduit par noir américain un officier de police. américaine. l’armée américaine d’importantes pour vol à l’étalage. et organisés en émeutes anti-Noirs unités en unités dans plusieurs spéciales placées grandes villes. 13 novembre sous le comman- Les lynchages dement de l’armée et agressions contre 1956 française. la communauté noire La Cour Suprême américaine se condamne multiplient tout la ségrégation au long de l’été. dans les transports À Chicago, on publics. dénombre 38 morts, 537 blessés et plusieurs milliers de familles sans abri.

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CHRONOLOGIE AFRO-AMÉRICAINE DE KENNEDY À OBAMA

2 juillet 1964 Le président Lyndon Johnson signe la loi sur les droits civiques promise par Kennedy. 8 décembre Celle-ci interdit la 4 avril 1968 1969 discrimination dans Martin Luther La police améri- les lieux publics King est assas- caine utilise pour la et garantit l’égalité siné à Memphis première fois l’unité Novembre 1989 1960 des chances en (Tennessee). SWAT Le candidat Élection du matière d’emploi. Sa disparition (Special Weapons démocrate David 4 novembre démocrate John Violents mouve- 15 octobre 1966 provoque de violents and Tactics Team) Dinkins devance Mars 2002 2008 Fitzgerald Kennedy ments de masse Huey Newton mouvements pour mener un raid le républicain Halle Berry est Élection du démo- à la Maison Blanche. à New York, dans et Bobby Seale de masse dans contre les locaux Rudolph Giuliani la première actrice crate Barack Obama Environ 78 % des le New Jersey, fondent le Black plus d’une centaine du Parti des Black et devient le afro-américaine à la Maison Blanche. électeurs noirs ont en Pennsylvanie, Panther Party à de villes à travers tout Panthers de premier maire noir à recevoir l’Oscar de Premier président voté pour lui. dans l’Illinois... Oakland (Californie). le territoire américain. Los Angeles. de New York. la meilleure actrice. noir des Etats-Unis.

12 juin 1963 10 décembre Juin 1966 5 juin 1968 15 juin 1999 28 juin 2007 9 octobre 2009 Medgar Evers, 1964 James Meredith Assassinat de Robert Rosa Park, La Cour Suprême Obama reçoit le Prix responsable local À 35 ans Martin est blessé par balle Kennedy considérée comme interdit la discrimi- Nobel de la Paix. de la NAACP, est Luther King devient pendant la « Marche à Los Angeles le soir la « mère du nation positive assassiné devant le plus jeune Prix contre la terreur » de sa victoire à la Mouvement à l’entrée des écoles sa maison à Jackson Nobel de la Paix. entre Memphis primaire démocrate des droits civiques », publiques améri- (Mississippi) par (Tennessee) et de Californie. reçoit la médaille caines. Cette 21 février 1965 un membre du Ku Jackson (Mississippi). d’or du Congrès – décision marque Assassinat Klux Klan. Les leaders du la plus haute une étape significa- de Malcolm X 8 septembre mouvement pour distinction décernée tive dans la remise à New York. 28 août 1963 les droits civiques 1968 par le gouverne- en cause de MARCHE SUR comme Martin Dans un entretien ment américain. l’affirmative action WASHINGTON Luther King ou accordé au New aux États-Unis. 250 000 personnes Stokely Carmichael, York Times, John répondent à l’appel nouveau président Edgar Hoover, des militants du du SNCC, pour- directeur du FBI, mouvement pour suivent la marche. déclare que le Parti les droits civiques. Stokely Carmichael des Black Panthers Martin Luther King utilise pour la « constitue la plus y prononce son première fois grande menace qui célèbre discours en public le slogan soit contre la sécuri- « I have a dream » « Black Power ! ». té interne du pays ». 22 novembre 1963 Le président Kennedy est assassiné à Dallas (Texas).

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I AM NOT SYNOPSIS JAMES BALDWIN Dans ses Notes Toward Remember This YOUR NEGRO House, manuscrit inachevé de James beaucoup rassemblées en 1955 sous le Baldwin rédigé en 1979 à l’intention de titre Chronique d’un pays natal. À partir RAOUL PECK son éditeur, l’écrivain précise ses inten- de 1944, il partage un appartement avec tions autour d’un livre en forme de tryp- Marlon Brando mais décide en 1948, à FICHE TECHNIQUE tique sur de grandes figures américaines l’âge de 24 ans, de quitter les Etats-Unis de l’opposition à la ségrégation et au pour la France et Paris où il s’installe en RÉALISATION ET SCÉNARIO : Raoul Peck racisme. Raoul Peck y puise non seule- espérant y trouver en tant que Noir, écri- SCÉNARIO : Raoul Peck d’après le ment la matière d’une réflexion sur l’his- vain et homosexuel, une échappatoire manuscrit Remember This House de toire du racisme américain mais ouvre aux discriminations et un terrain plus James Baldwin un dialogue entre l’œuvre, l’homme et propice à des ambitions littéraires que la réalité de la société américaine. Né en 1924 à Harlem, l’écrivain améri- son beau-père avait à leur point de départ IMAGE : Henry Adebonojo, Bill Ross, cain est décédé en 1987 à Saint-Paul- réprimées. À Paris, mais aussi en Suisse Turner Ross de-Vence où il résidait depuis 1970. et à Istanbul, Baldwin fuit le désespoir, vit MONTAGE : Alexandra Strauss Élevé par sa mère et son père adoptif, un son identité en exil, écrit La Conversion, MUSIQUE : Alexeï Aïgui pasteur, James Baldwin grandit dans une un roman semi-autobiographique, des PRODUCTEUR(S) : Rémy Grellety, Raoul famille très pauvre. Enfant, il est abusé pièces de théâtre, des essais. En 1957, Peck, Hébert Peck par deux officiers de police de New York, l’image de Dorothy Counts, étudiante PRODUCTION : Velvet Film, Artemis Pro- calamité dont il témoignera dans ses noire entrant dans le lycée ségrégué de ductions, Close Up Films écrits. Sous la férule autoritaire de son Charlotte poursuivie par une foule venue INTERPRÉTATION : beau-père, l’adolescent surmonte ses l’outrager, décide l’écrivain à rejoindre les Samuel L. Jackson (narrateur V.O.) crises personnelles et pense se préserver États-Unis et à prendre sa part dans les JoeyStarr (narrateur V.F.) d’autres abus dont il fut la victime en luttes pour la reconnaissance des droits devenant un prêcheur accompli, cette civiques des Afro-américains. C’est en DISTRIBUTEUR : Sophie Dulac Distribution position lui donnant une première occa- homme libre qu’il retrouve son pays, son DATE DE SORTIE : 10 mai 2017 sion de faire la preuve de son éloquence. indépendance des courants politiques lui DURÉE : 1h34 Bientôt, Baldwin rompt avec la religion, permettant de s’engager dans le combat fréquente à Greenwich Village musiciens, avec une formidable intransigeance et la artistes et penseurs, écrits des nouvelles, pleine lucidité d’un intellectuel affranchi des essais et des critiques qui seront pour des tiraillements partisans.

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LE QUATRIÈME voix à un homme qui somme le pays de se HOMME poser des questions : « La plupart des Blancs que je croise ne sont pas racistes. Mais En retraçant dans Notes Toward Re- ils doivent se demander pourquoi ils ont member This House sa relation avec trois besoin d’avoir un nègre. L’avenir de l’Amé- grandes figures du combat des Noirs amé- rique dépend de la réponse qu’ils don- ricains pour la reconnaissance de leurs neront à cette question. Avant d’ajouter : droits civiques, le dessein de Baldwin est Je ne suis pas votre nègre ». aussi de raconter à travers leur engage- Raoul Peck : « On a occulté l’œuvre de ment l’histoire d’une oppression (Medgar Baldwin. Or pour moi cette parole était Evers, Malcolm X et Martin Luther King nécessaire, urgente et fondamentale pour furent assassinés avant l’âge de 40 ans comprendre le monde actuel. Je ne sup- respectivement en 1963, 1965 et 1968), portais pas l’idée qu’il tombe dans l’oubli d’évoquer sans détour une généalo- et qu’on puisse le piller sans le citer. » gie de la haine à l’encontre des Noirs Ce quatrième homme, qui témoigne des en Amérique. Quelles sont les racines manières de mener la lutte de Martin profondes de la place assignée aux Noirs Luther King, Malcom X et Medgar Evers, par les Blancs en signe de leur supériorité a lui choisi de résister par l’écriture à prétendue ? Et surtout quelles en sont la domination blanche. Non pas dans les conséquences sur la durée ? Si cette l’optique d’inverser le rapport de cette suprématie du Blanc a eu pour résultat le domination mais d’en défaire la logique. plus concret le vol de la liberté des Noirs Le Noir est une invention du Blanc. C’est et pour corollaire que ceux-là n’ont eu, cette invention qui rend le Noir différent pour se penser, que le point de vue de leur et problématique au point qu’on puisse oppresseur, sous la plume de James Bald- vouloir en ignorer les conditions d’exis- win les mots œuvrent à décortiquer l’idéo- tence. Ce n’est pas tant les Blancs que logie sur laquelle repose cet ordre social vise Baldwin en détaillant cette idéologie et les représentations qui fondent cette qui identifie le Noir. Blancs et Noirs sont domination. Examinant avec une lucidité à ces yeux des fonctions qui ont abouti implacable un processus de déposses- par se définir l’une par rapport à l’autre sion de soi, l’écriture de Baldwin invente mais sous la forme d’une asymétrie du depuis la servitude où en entend le main- regard. Si l’une de ces fonctions venait à tenir, depuis sa situation de discriminé, une tomber, l’autre serait aussitôt vidée de sa manière de dire les sentiments des Noirs, substance. de faire surtout savoir aux Blancs ce qu’ils pensent d’eux. C’est précisément dans ce UNE LONGUE renversement de perspective que Baldwin HISTOIRE… précise dans Remember this house sa position à un point d’intersection qui rap- DES IMAGES AUSSI proche le témoin et l’acteur. C’est à cet endroit précis que le film de Raoul Peck Si la pensée de Baldwin sert de coordon- vient à la rencontre de l’écrivain redonner nées et de guide à un film qui en restitue

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l’acuité et l’actualité, Raoul Peck construit extraits de films prélevés d’un bonheur son tour des multiples images du passé à partir d’un matériel abondant et com- blanc dans le spectacle hollywoodien ne de celles du présent et rappeler que les posite un dialogue avec elle. D’abord sont qu’une immense machine à rassu- justifications de cette lutte engagée les images de Baldwin lui-même, mis en rer, à détourner le regard de l’oppresseur pour l’émancipation perdurent de nos scène par la télévision dans son rôle d’in- dont les Noirs continuent d’être les jours. Le film se soustrait partant de là tellectuel ou d’autres archives comme victimes. Quand ils ne sont pas réduits à à la tentation d’une stricte reconstitu- un discours prononcé à la tribune d’une des rôles de domestiques ou de commis tion historique comme à celle du biopic, université américaine. La parole publique dans l’imagerie publicitaire, leur absence opte comme le témoin pour une indé- se donne à voir comme un prolongement même des images de la prospérité vient pendance de mouvement afin d’écrire des mots écrits agissant désormais sous valider l’hypothèse d’une incompréhen- l’Histoire, donne à la pensée de Baldwin la forme d’une profération. Elle révèle sible indifférence morale dont la soumis- la valeur d’un legs irréductible. Et A.O l’habileté rhétorique de Baldwin mais sion résignée de l’Oncle Tom est l’éten- Scott d’ajouter dans le New York Times : laisse surtout paraître combien sa force dard. Il n’y a plus que dans la violence des « Quoi que vous pensiez des relations de conviction et son intelligence servent faits, esclavages, lynchages, manifes- entre Blancs et Noirs ou plus exactement bien des fois de rempart à la colère et tations réprimées, violences policières, entre la toute-puissance blanche et ses à l’exaspération qui le consomment assassinats politiques, que le face à face opposants aux États-Unis, ce film vous comme lorsqu’on s’étonne de son pessi- avec le réel semble possible. Et c’est obligera à les repenser et peut-être aussi misme ou de l’importance exagérée qu’il autour de la tâche ardue et douloureuse à changer d’avis (…) Il vous sera même prête à la question Noire. James Baldwin : d’une archéologie de la violence et du difficile de trouver un film plus en phase « Aux États-Unis, il n’y avait que la pos- racisme que le film tente de répondre à avec l’instant présent, avec autant de sibilité du combat, jamais du repos, et l’appel des écrits de Baldwin. force et de lucidité, qui met le doigt sur un combattant qui ne peut pas se repo- des vérités qui dérangent en tirant les ser ne dure pas longtemps ». Les scènes « L’HISTOIRE, CE N’EST sévères leçons des ombres du passé. » dont il fut le spectateur direct évoquées PAS LE PASSÉ, Photos d’Afro-américains brutalisés ou par d’autres extraits d’archives et des tués par la police au cours des récentes photographies font apparaître le témoin C’EST LE PRÉSENT » années, allusions au niveau de criminalité à travers les mots prélevés avec une JAMES BALDWIN dans les grandes villes américaines, aux précision admirable dans ses écrits. La tueries qui frappèrent aveuglement la voix instaure une relation intime avec Lorsque l’écrivain évoque au début du population, l’actualité vient en quelque le spectateur en ce sens qu’elle nous film les circonstances de son retour sorte légitimer la pertinence d’un ques- rapproche de l’écrivain, des événements et les impressions qui le traversent, il tionnement sur une violence qui semble et des personnages historiques. Ce sont procède, entre souvenirs et retrouvailles, ancrée dans la société américaine. bien des phrases, un style, une persévé- d’une mise à jour de ses perceptions, re- Depuis les signes d’une persistance des rance qui se donne à entendre auquel le trouvant aux Etats-Unis le Noir qu’il avait structures d’un imaginaire raciste, c’est à montage dense de Raoul Peck confère tenté en Europe de mettre à distance. toute l’histoire contemporaine de l’Amé- une dimension organique. Sous le poids Retour sur le terrain d’un combat pour la rique que le film adresse la brûlante juste des mots, dans le réseau serré de dignité au cours duquel Baldwin met son actualité de son constat : celui de leur relation avec les images, le rêve amé- regard et les mots en mouvement pour tragiques continuités. ricain se fissure sous nos yeux et dans l’in- les mieux synchroniser. Cette injonction différence de ceux qui croient naïvement le film l’épouse au point d’inventer ciné- le vivre. Les affiches plébiscitant la socié- matographiquement la possibilité d’une té de consommation aussi bien que les démarche apparentée, rapprochant à

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INTERPRÈTES KILLER FILMER LE GHETTO variable de toutes les turbulences Henry Gayle Sanders / Stan jusqu’aux plus ténues (travail, jeux des OF SHEEP Kacey Moore / la femme de Stan On peut arguer que l’économie d’un film enfants, vie domestique, silence déses- Charles Bracy / Bracy le détermine en partie. Disons-le sans péré en place d’une colère ravalée) qui CHARLES Angela Burnett / la fille de Stan chicaner, Killer of Sheep avec son 16mm font au jour le jour la maille du réel de BURNETT Eugene Cherry / Eugene noir et blanc poussiéreux, suant, parfois toute une communauté. Jack Drummond / le fils de Stan surexposé, est un film fauché. Film de fin d’études, Burnett le réalisa avec un bud- FICHE TECHNIQUE RÉALISATEUR get de 10 000 dollars en le tournant les LE CINÉMA SANS week-ends sur un peu plus d’une année. RÉALISATION, SCÉNARIO, PRODUCTION, ARTIFICE Né dans le Mississipi, Charles Burnett Ce n’est ni une excuse ni un mérite, cette MONTAGE, CAMÉRA : Charles Burnett grandit à Los Angeles où après des pauvreté, c’est sa peau, sa respiration, son SON : Charles Bracy études pour devenir électricien qui le dé- vêtement tout à la fois, le corps auquel À plusieurs reprises, le terme d’American ASSISTANTS AU SON : Willie Bell, Larry çoivent, sa passion pour la photographie il nous frotte. Car la question essentielle neo-realism, en référence au cinéma ita- Clark, Christine Penick, Andy Burnett le conduit à intégrer la UCLA Film School. est bien celle-là : qu’est-ce que le ghetto, lien d’après-guerre (Rossellini, De Sica, FORMAT : 16mm Sous l’influence du documentariste ici celui de Watts ? De quoi est fait ce Visconti, De Santis), fut convoqué non COULEUR : Noir et blanc anglais Basil Wright qui y professe, il territoire sans issue cerné par les connota- sans pertinence pour tenter de rattacher DURÉE : 80 min élargit ses horizons cinématographiques tions comme une malédiction, annonçant la proposition de Killer of Sheep à une DROITS INTERNATIONAUX : Milestone Films et évolue à UCLA dans un environne- ment qu’il qualifie d’« anti-hollywoodien » un crime avant qu’il ne survienne. L’as- généalogie. Avec son casting amateur et DISTRIBUTION FRANCE : Carlotta film où un groupe d’étudiants noirs déni- pect brut de la matière assemblée dans une équipe réduite à quelques amis dont SORTIE : 1977 grant la vogue des films Blaxpoitation se Killer of Sheep, ce qu’il conviendrait Charles Bracy, le film de Burnett s’affran- rapprochent et tissent un vigoureux d’appeler la précision de son constat do- chissait surtout du studio et d’Hollywood SYNOPSIS réseau de complicité au tournant des an- cumentaire, est alors le plus robuste allié pourtant proche de Watts pour raviver nées 70. Parmi eux, Hailé Gerima, Billy Woo- Dans le ghetto de Watts, le mélancolique de sa fiction, ou plutôt une remarquable une veine du cinéma américain, plus dberry, Larry Clark, Walter Gordon (plus Stan, employé des abattoirs, défend manière d’écarter le film que Burnett directe, brute et crue, qui s’était depuis connu sous le nom de Jamaa Fanaka), et sa dignité. Chronique des jours d’une ne se laisse pas aller à faire. Car Killer On the Bowery (1957) de Lionel Rogosin, Julie Dash. Avec des moyens en partie mis famille hantée par le souvenir du Sud of Sheep n’enjolive rien, ni n’opte pour Shadows de John Cassavetes (1959) et à disposition par l’école, ils réalisent leurs natal, et balade délicatement élégiaque premiers films collaborant durablement aucune explication ou dramatisation, il les films de Shirley Clark, The Connection et tendrement ironique d’une com- aux travaux les uns des autres. Burnett explore une géographie : de modestes (1961) et The Cool World (1964), frayée munauté, du monde des enfants, des réalisa au cours de ces années d’études maisons blanches délabrées, entre elles une voie. La musique, noire, jouait déjà combines des voyous petits ou grands, plusieurs courts-métrages marquants des porches et des palissades, plus loin dans ses films bruissants, bruyants, de la force et de la malice des femmes. dont The Horse (1973), évocation faulk- des terrains vagues, et au milieu du film, semi-documentaires, un rôle prépon- Les musiques du film, « histoire sonore nérienne du Sud américain dont il est de la musique populaire afro-améri- Stan, l’équarisseur, son ghetto intime, dérant. À la fin des années 70, Killer of originaire, et Several Friends (1969). Ce caine » accompagnent et commentent intérieur, la déprime d’un homme qui Sheep s’affirme aussi comme une des dernier, tourné à Watts avec la participa- la recherche de la vérité des vies, et de s’épuise à gagner sa vie, la promiscuité ripostes les plus accomplies à la vague tion de proches amis du quartier, constitue la vérité intérieure des personnes. Tourné d’un peuple de Noirs moroses, une déjà déclinantes des films Blaxploitation. objectivement un préliminaire à Killer of en quelques week-ends et pour quelques femme qu’il ne désire plus, des enfants Mais il y a assurément ailleurs, un voisi- Sheep. milliers de dollars, le film (présenté par qui bougent, jouent, pleurent, se rendent nage, une parenté plus distante dans le Burnett comme film de fin d’études les coups, débarrassent la table et se temps, et pourtant fondamentale dans le à UCLA) n’a pu être distribué aux États- blottissent dans ses bras. L’incursion est geste, entre le film de Charles Burnett et Unis qu’à partir de 2007. alors une affaire de détails, d’attention l’expérience du duo James Agee / Walker portée à ce qui (se) passe, à l’intensité Evans pour leur ouvrage Louons, main-

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tenant les grands hommes qui témoigne Le premier, a priori le plus évident, de la vie de métayers pauvres du sud des consiste à laisser / faire interagir l’image Etats-Unis (Alabama) lors de la grande et la musique en fonction des enjeux de la dépression des années 1930. Il y a dans séquence. Il en va ainsi lorsque survient le la démarche de Burnett, une volonté célèbre The House I Live In (immortalisé commune, un art de l’écoute et de l’ob- par Frank Sinatra, ici interprété par Paul servation, la nécessité de montrer cette Robeson) pendant que les enfants chas- oscillation constante entre vulnérabilité sant l’ennui dans un terrain vague, lancent et courage, l’éclat de ces instants où la cailloux et toupies, ou tapent avec un vie même mutilée s’anime sans se laisser pied à coulisse sur une brique (00:21:44 enfermer dans sa sociologie. Art poé- – 00:23:32). La voix gospel, masculine tique et politique à la fois, on ne sait et puissante, un peu surréelle, surgit jamais bien comment Killer of Sheep et se mêle aux sons ambiants. L’effet s’y prend pour nous soulever à chaque est d’abord ironique puisque la réalité scène d’émotion. On sait seulement que d’une vie américaine simple et multira- la présence de ceux qui n’avaient jamais ciale dont la chanson fait l’éloge semble été vus s’y impose à travers une stupé- ici pendre la forme d’une prière illusoire : fiante accumulation de détails, ni plus ni « What is america to me… ». Cependant, moins importants les uns que les autres, dialoguant avec le désœuvrement des mais suffisants pour donner à l’écran le gamins, cette voix adulte, divinement juste poids de leurs vies. tendre et virile, semble aussi agir comme une protection, un baume. Entre ces deux polarités, Burnett ne tranche pas. LE BLUES DE WATTS Ici, le chant de Robeson est à la fois l’un et l’autre. La matière musicale de Killer of Sheep Un peu plus tôt, alors que Stan s’échine est un élément déterminant, une com- à l’abattoir accompagné par un extrait posante essentielle de son esthétique. de l’Afro-american symphony (00:15:50 N’ayant pas les moyens d’une musique – 00:17:30) avant de retrouver son domi- originale, n’en ayant sans doute même cile, sa femme, restée au foyer, prépare le pas eu l’idée, Burnett n’en pense pas dîner, se bouchonne le visage captant son moins avec une attention soutenue la reflet dans le couvercle d’une casserole. partition sonore et musicale de son Geste anecdotique, image forte. À l’écart, film. La quinzaine de chansons et les dans ce qui s’apparente à un réduit, leur trois partitions (Gershwin, Rachma- fille joue avec sa poupée s’adressant à ninov et la formidable Afro-american elle en reprenant les paroles de Reasons symphony de William Grant Still) que de Earth, Wind and Fire qu’elle écoute nous entendons, partiellement le plus sur un pick-up. La rumeur du morceau se souvent, au cours de quatre-vingt propage dans la maison, jusqu’à l’épouse minutes de Killer of Sheep, participent ayant trouvé plus approprié de rejoindre de deux niveaux d’intentions appariés la salle de bain pour se refaire une beauté. l’un à l’autre. Rejoignant aussitôt prête sa fille, elles

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échangent un sourire, joueur pour l’en- invitant à ce rapprochement. En mettant crit entre eux et son film une relation de fant, attendri pour la mère, en forme de fin à une étreinte amorcée par le slow, lignage, les place sous l’horizon commun complicité. Reasons interroge ces raisons Stan écarte aussi toute possibilité d’être d’un même état d’âme, celui que la sym- qui font que l’amour si fort entre un à nouveau père. Le fondu enchaîné qui phonie orchestrale de William Grant Still homme et une femme s’érode en empor- nous fait glisser de la jeune femme en- amplifie majestueusement. Ici donc, la tant le désir qu’ils éprouvent l’un pour ceinte au lieu de travail de Stan fait non musique n’illustre rien, elle est une incan- l’autre. Stan et sa femme en sont presque seulement coexister les deux moments tation, l’autre voix de la vie à l’écran, une là, déjà là peut-être. Dans la séquence (pendant que…) mais procède de leur esthétique, une forme qui porte en elle la suivante, le silence et l’absence de association. Comment celui qui a ravalé condition des Noirs américains. Comme réaction de Stan aux marques d’attention ses rêves en s’épuisant à gagner sa vie si le film nous disait depuis sa gangue de son épouse sont comme les signes comme équarrisseur pourrait-il encore documentaire, ce que vous voyez, ne d’une incompréhension consumant leur désirer être père ? l’avez-vous pas déjà bien des fois enten- intimité. L’enfant, installée de l’autre côté du ? Il y a alors entre le noir et blanc du de la table de la cuisine, les observe en film et les scratchs du son vinyle, la syn- silence, puis d’un regard dirigé vers sa chronie de deux battements de cœur. mère, tape fermement le verre qu’elle tient sur la table comme pour signifier sa réprobation. À quoi ? À la douleur qu’elle ENFANCE DE L’ART éprouve de voir ses parents en détresse ? À l’attitude de sa mère ? Là, encore, la « Ils faisaient du bruit et des sons psychologie selon Burnett relève moins pendant le tournage et ils donnaient d’une justification que d’une manière de la voix de Dinah Washington, imagent les en même temps un coup de main donner à voir les êtres en actes. Et si la mots que sa femme ne parvient pas à dire pour l’éclairage, ce qui fait qu’ils faisaient réponse peut nous sembler venir dans à Stan pour lui signifier qu’elle comprend À un second niveau, la partition musicale partie de l’équipe de tournage en plus une autre séquence (1:01:00), celle d’un ses tourments, sa déprime. Pendant que du film imprègne à Killer of Sheep tout d’être acteurs. À peu près 90 % du film autre repas dans la cuisine, que Burnett la chanson les berce, ils se rapprochent entier de subtiles nuances de blues. a été fait avec des gosses de huit, pose en miroir de celle décrite dans un jusqu’à s’enlacer sans interrompre le Convoquant parmi d’autres le Ragtime neuf ans (...). » quotidien exposant sa propre répétition, mouvement lent de leur danse. Mais la de Scott Joplin (début du XXe sièce), Charles Burnett, Cahiers du Cinéma, n°319, elle pourra sembler cruelle. chanson s’achève, et si leur ondulation le blues d’Elmore James, trois negro janvier 1981, entretien, Le Journal (p.VI). Enfin, un troisième exemple parmi d’autres se prolonge encore quelques instants, le spirituals, dont le superbe Going home possibles, celui de This bitter Earth, inter- retour du silence emporte avec lui ce qui accompagne la dernière partie du On en finirait pas de faire la liste des prétée par Dinah Washington, chanson morceau de tendresse. générique, interprété par Paul Robeson premiers films faisant figurer dans leur reprise deux fois dans son intégralité au La seconde fois, à la fin du film, la chanson (acteur, athlète, chanteur, avocat et devanture des enfants, renouant avec cours du film (00:52:20 et 1:16:51). démarre sur le plan serré du ventre d’une militant afro-américain engagé pour la l’adolescence, et nous de nous réjouir La première fois, Stan (torse nu) et sa femme annonçant d’un geste de la main cause des Noirs et contre l’apartheid en des prodiges accomplis sous nos yeux femme (le caressant) dansent ensemble, sa grossesse à ses amies juste avant un Afrique du Sud), le Rythm and blues de par ces acteurs débutants. Mais Killer avec retenu d’abord, un very slow comme fondu enchaîné nous ramenant vers Stan Cecil Grant, la voix de Dinah Washington of Sheep nous fait signe autrement. pour mieux rendre visible la tendresse et son labeur à l’abattoir. Il est pertinent surnommée Queen of the Blues, et le Plus exactement, il nous enseigne sur la qu’ils éprouvent l’un pour l’autre en de lier les deux séquences (celle du slow) soul-funk, ici mélancolique, de Earth, question de leur présence à l’écran. On même temps que ce qui les sépare désor- pourtant distantes d’une vingtaine de Wind and Fire, Burnett fait dialoguer sait qu’on ne travaille pas de la même mais d’un corps à corps plus intense. Les minutes l’une de l’autre dans le film. La dans son film différents registres de la manière avec des acteurs adultes, à qui paroles de This Bitter Earth, portées par reprise du chant de Dinah Washington musique populaire noire américaine, ins- on peut demander depuis leur expérience

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d’incarner une multitude de personnages AUJOURD’HUI POUR ALLER PLUS LOIN souvent éloignés d’eux-mêmes, et avec PAROLES DE CHANSON DOSSIER DE PRESSE (Téléchargeable des enfants, eux sans autre repère que Ce fut à Nantes, en 1979, lors du premier Going Home sur le site internet du Festival dans l’espace leur jeune existence, les films qu’ils ont vu Festival des 3 Continents que ce film de de Paul Robeson pédagogique) et ce qu’ils s’imaginent du cinéma. Mais 1977 sorti une première fois du ghetto. un enfant est d’abord un enfant et les Killer of Sheep connu dans son pays, inex- Going home, going home — Louons maintenant les grands enfants, c’est même leur métier, aiment plicablement, une distribution en salle très I’m just going home hommes, James Agee / Walker Evans, jouer. Pas la peine de le leur demander tardive en 2007. Il fait aujourd’hui partie Quiet light, some still day Plon, Collection Terre humaine (de jouer), ils ne savent souvent faire que des cinquante longs-métrages choisis I’m just going home (et Terre humaine poche), ça. Une passerelle naturelle en quelque par la Library of Congress National Film dernière édition augmentée 1993. It’s not far, just close by sorte entre leur monde et le cinéma, et Registry au compte de sa contribution — Charles Burnett interviewé à propos Through an open door la révélation que faire un film est un jeu essentielle au patrimoine cinématogra- de Killer of Sheep sur Youtube Work all done, care laid by qui consiste à se tenir au bord de la vie, phique et à l’histoire américaine. Il figure Going to fear no more ici celles des adultes. Alors pendant qu’ils également sur la liste des 100 films amé-

jouent à faire du cinéma avec Charles ricains incontournables établie par la Mother’s there expecting me Burnett, la misère et l’ennui leur passent Société Nationale des Critiques américains Father’s waiting, too encore un peu à côté, comme la haine, la de cinéma. Lots of folk gathered there All the friends I knew révolte, et comme la sentimentalité à la tonne avec laquelle on les regarde trop All the friends I knew souvent. Non, eux, les nombreux enfants I’m going home du film, sont vivants, jettent des pierres, dérapent à vélo, grimpent sur les toits, Nothing’s lost, all’s gain sautent dans le vide. Bref, ils résistent No more fret nor pain sans y penser au bourdon du ghetto, à No more stumbling on the way No more longing for the day la lenteur des adultes, luttent déjà pour Going to roam no more leur survie. Les enfants de Killer of Sheep sont un peu dans le film les ancêtres de Morning star lights the way leurs parents, jouant pendant qu’il est Restless dream all done encore tant, ils retardent le désespoir et Shadows gone, break of day l’inertie avec lesquels les adultes négo- Real life begun cient chaque jour qui passe un peu moins There’s no break, there’s no end bien. D’ailleurs, ce sont les fillettes (la fille Just a living on du cinéaste) qui débarrassent la table Wide awake with a smile et étendent le linge, exemplaire riposte Going on and on à l’abattement d’une mère, mais signe Going home, going home déjà d’une enfance passagère. Le ciné- I’m just going home ma n’empêche rien. Mais il est capable au It’s not far, just close by moins de donner à l’urgence involontaire Through an open door le temps d’exister dans ce qui est éphé- I am going home mère et beau. Et il y a chez ces gosses I’m just going home de Watts faisant leur cinéma une beauté Going home, going home sidérante.

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DO THE INTERPRÈTES SYNOPSIS LE RÉALISATEUR Danny Aiello / Sal À Brooklyn, le quartier Bedford-Stuyvesant Spike Lee, né en 1957 à Atlanta, en Géorgie Ossie Davis / Da Mayor se réveille sous une chaleur caniculaire. est un réalisateur, scénariste et produc- RIGHT THING Ruby Dee / Mother Sister Chacun vaque à ses occupations quoti- teur américain. Vivant à Brooklyn avec sa SPIKE LEE Richard Edson / Vito diennes alors que les échanges entre les famille, il étudie au Moorehouse College Giancarlo Esposito / Buggin Out communautés du quartier vont s’échauf- puis à la Tisch School of Arts. Parmi ses Spike Lee / Mookie fant. Chacun a ses raisons, sa manière premiers courts-métrages, il réalise en FICHE TECHNIQUE Bill Nunn / Radio Rahem John Turturro / Pino d’y regarder et de le faire entendre, le 1982 Joes’s Bed-Stuy Barbershop: We malaise n’en est que plus palpable. , qui sera élu meilleur film étu- GENRE : Fiction - Drame Paul Benjamin / ML Cut Heads diant de l’année. Spike Lee monte par la PAYS : États-Unis Frankie Faison / Coconut Sid suite sa propre société de production, RÉALISATION : Spike Lee 40 Acres & A Mule. Son premier long- DISTINCTIONS SCÉNARIO : Spike Lee métrage, Nola Darling n’en fait qu’à PHOTOGRAPHIE : Ernest Dickerson • Boston Society of Film Critics Awards, sa tête lui apporte en 1986 une MONTAGE : Barry Alexander Brown 1990 – meilleur second rôle pour Danny première reconnaissance internationale, DÉCORS : Steve Rosse Aiello il se voit notamment décerner le prix MUSIQUE : • Chicago Film Critics Association Awards, de la jeunesse au Festival de Cannes. PRODUCTION : 40 Acres & A Mule 1990 – meilleur film, meilleur réalisateur Il réalise dans les années qui suivent Filmworks pour Spike Lee, meilleur second rôle de nombreux films, travaillant très pour Danny Aiello DURÉE : 2h souvent en collaboration avec sa • Los Angeles Film Critics Association famille : Bille Lee, son père, compositeur SORTIE EN FRANCE : 14 juin 1989 Awards, 1989 – meilleur film, de jazz, et Joie Lee, sa sœur, comédienne. meilleur second rôle pour Danny Aiello, meilleur réalisateur pour Spike Lee, En parallèle, il réalise des vidéo-clips et meilleure musique pour Bill Lee des films publicitaires. Depuis le tournant • New York Film Critics Circle Awards, des années 90, Spike Lee s’est imposé 1989 – meilleur chef opérateur pour Ernest comme la figure afro-américaine le plus R. Dickerson influente du cinéma. Son dernier film, • MTV Movie Awards, 2006 – Silver Bucket BlacKkKlansman, sorti en 2018, a ren- of excellence Award contré un grand succès international, • Sélection officielle – Festival de Cannes, a été récompensé à plusieurs reprises, 1989 recevant notamment le Grand Prix du Festival de Cannes.

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L’UTILISATION culture hip-hop dans la dénonciation DE LA MUSIQUE des différences raciales, etc. son impact dans l’histoire afro-américaine contem- Spike Lee filme ici le quartier de poraine. Écrite par le groupe pour le film, Bedford-Stuyvesant à Brooklyn, au- Fight the Power résonne comme une in- trement appelé Bed-Stuy. Dès le géné- jonction, un chant de ralliement. et s’im- rique, le film, et son environnement, sont pose comme le leitmotiv du film, par le introduits au rythme de Fight the Power biais du personnage de Radio Raheem. de Public Enemy. Cette scène met en Mais comment mener le combat ? C’est lumière deux aspects caractéristiques du une des questions que pose le film à film. D’une part, elle informe de la place travers Radio Raheem qui trimballant importante de la musique dans le film. son ghetto blaster porte le son puissant Elle participe à différents niveaux de la de cet appel de Public Enemy comme s’il narration, et dans le cas précis de Public émanait des rues de Bed-Stuy. Enemy, elle est également l’expression d’un engagement, d’un lien entre le film et une expression politique du rap. Rosie Perez (Tina dans le récit) se livre dans un CONTEXTE DE PRODUCTION des films fait par et sur la communauté afro-américaine. Cette période est for- décor de studio qui actualise le West Side Dans Do the Right Thing, Spike Lee tement marquée par la prise de position Story de Robert Wise à une performance confronte dans un même lieu, un pâté de jeunes cinéastes confrontés aux vio- dansée qui simule aussi un combat. Sou- d’immeubles de Brooklyn, le microcosme lences récurrentes à l’encontre des Noirs dainement vêtue d’une tenue de boxe, où coexistent Noirs, Italo-américains, américains, notamment aux brutalités sa chorégraphie prend une connotation Coréens et Portoricains. L’attention por- policières, éprouvant un vif sentiment plus agressive en écho aux punch-lines Ce Fight the Power, c’est la voix de Radio tée à un territoire limité mais représen- de fatalité face à la réalité des ghettos. du morceau entendu et du rouge de la Raheem, à la fois sa colère et une alterna- tatif de l’Amérique urbaine interroge, à Le film rend ici hommage à plusieurs vic- rue, rappelant que la danse et la mu- tive à la violence physique. Si au cours de travers les personnages, le discours et times de ces violences arbitraires, cer- sique ont souvent joué un rôle de contre- cette bouillante journée, il se confronte l’attitude à tenir, celles que chacun vient taines étant d’ailleurs citées dans le film. culture dans les expressions artistiques à d’autres jeunes du quartier ou est raillé à choisir, au regard de tensions raciales, Suite à la mort de Radio Raheem, la foule, sociales, latentes. Le film montre une sidérée, évoque les noms de Michael des Noirs américains, Spike Lee instaure par les vieux, c’est une plainte désormais volonté d’exposer à l’écart de tout mani- Stewart, un graffeur de 25 ans, mort d’un ici un lien entre le ton du morceau et le po- faite pensée qu’il impose aux autres à chéisme une réalité en interrogeant aus- arrêt cardiaque des suites d’un passage sitionnement de son film. L’utilisation de coups de mots et de décibels : les jeunes si les manifestations d’une conscience à tabac en 1983 (fait pour lequel les po- l’œuvre de Public Enemy, qui revient de Portoricains resteront sur le carreau d’un noire. Au tournant des années 90, Do liciers furent acquittés), et d’Eleanor manière récurrente par la suite, est char- duel de ghetto blasters opposant les The Right Thing fut le signe précurseur Bumpers, prise d’une crise de démence, gée de sens, le groupe s’inscrivant dans rappeurs de Public Enemy à une cumbia. d’un renouveau du cinéma afro-améri- abattue par balle chez elle en 1987 par une évolution importante, plus politisée, Plus largement on le voit, la musique est cain, et sans qu’il y soit lié, demeure sans un représentant de l’ordre. Ainsi Do the plus musclée de la musique rap dont les un important marqueur identitaire, l’ins- doute l’impulsion déterminante de la Right Thing ancre sa réflexion dans un accents ne sont pas sans rappeler parfois trument d’une revendication culturelle. vague à venir du , ciné- faisceau de faits de violence qui frap- New Jack cinema l’esprit des Black Panthers. Public Enemy Ainsi lors de l’émeute de la fin de jour- ma où la culture Hip Hop et New Jack se pèrent la communauté afro-américaine était, et est toujours aujourd’hui, reconnu née déclenchée par le meurtre de Radio fraye une chemin sur les écrans à travers dans les années 80. comme étant l’un des groupes chef de Raheem, « mort pour une radio » de la file du rap engagé pour la cause noire. main d’un policier, sa manière d’être re- Le film appuie l’importance de la couvre une dimension symbolique très

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forte. Le son porté comme amplification puzzle où la vitalité des couleurs (une de sa contestation n’est plus qu’une ra- peau, un dessin d’enfants, la couleur dio fracassée lorsque son corps gît inerte d’un mur rouge, celles des parasols), les de n’avoir pas trouvé meilleure moyen de vitesses (démarche de Mookie, ralenti sur se faire entendre. Dans la surtension, Sal la voiture de patrouille de la police…), les qui ne lui en veut pas plus qu’aux autres, langues (espagnol, anglais, coréen, ita- ne réalise pas qu’il vient de détruire l’al- lien), les angles de prises vues ludiques et ternative à la violence qu’il redoute de affirmés, jettent sur l’écran un agitation voir s’abattre sur son monde, sa pizzeria. qu’il conviendrait peut-être bien d’ap- Mais il est déjà trop tard pour l’enrayer. peler « la culture pop de la rue », autre- ment dit ce qu’on avait encore peut- être jamais donné à voir avec autant de LA REPRÉSENTATION détails et d’invention au cinéma. DU GHETTO DE L’ANECDOTE À Si chaque scène est construite comme LA DÉMONSTRATION une escalade de la tension, l’explosion finale n’est que le résultat d’un proces- sus dont tout le film démontre par la Spike Lee prend le parti de concentrer mise en scène l’implacable fatalité du son récit sur une seule journée. La quoti- point de vue politique. Le décor de Bed- dienneté ordinaire de la vie à Bed-Stuy est Stuy, nous l’avons dit, est bien réel. Mais ainsi renvoyée au caractère exceptionnel Spike Lee en fait d’abord un théâtre de ce qui se déroulera dans ce laps de stylisé et de chaque scène une sorte de temps. Nous mêmes spectateurs n’aurons point de recul qui dans leur succession du quartier que la représentation livrée construisent un panorama du quartier. par le film. Par conséquent, tout ce qui On ne doit pas minimiser au regard de peut relever de l’anecdotique pour les la tragédie qui sourd l’éloge de la vie qui personnages a pour nous les apparences sous-tend (contre tout) une bonne partie d’une découverte de sa géographie de Do The Right Thing : entraide entre humaine, d’une délicate nuance entre voisins, joie estivale des enfants, mélo- familiarité et exploration, entre proximité dies imbriquées, plaisir que prend Mister et particularité. Tout converge pour Señor Love Daddy, le DJ de Love Radio nourrir le fil narratif du film de manière (le nom n’est pas anodin), a commenté progressive en apportant l’épaisseur et le ce spectacle… Spike Lee, comme pour volume souhaités à chaque trait : chaque renforcer l’intangible et l’imminence de personnage incarnant une discours, une ce qui se trame dans ce bout de monde attitude, possible parmi d’autres en lien (américain), fusionne l’esthète urbain et avec le monde qui l’entoure. Entre eux, le cinéaste politique. Comme la société comme des relais, circulent Mookie, et le multi-culturelle dont il rend compte, le commentaire du DJ de la radio installé film s’organise selon une esthétique de aux premières loges de Bed-Stuy. La

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question du cheminement est donc 1992) et Boyz’N the Hood (John Sin- verbale entre les personnages. Ils ne il dit à Mookie qui travaille pour ces essentielle, et elle motive les choix opérés gleton ; 1991), on vérifie vite que la débouchent jamais directement sur « Ritals » : « Reste noir ». Quelques secondes par Spike Lee pour nous donner à perce- violence n’y consiste pas de la même un affrontement physique. En miroir, après, Pino, non sans une pointe de mala- voir la vie du quartier à travers une mul- façon. D’abord parce que Spike Lee s’op- Menace II Society des Frères Hughes dresse, suggère à Mookie un « brother titude de points de vue et de voix. Si les pose résolument à la tentation d’en faire s’ouvre lui sur le meurtre gratuit d’un talk » pour lui demander de calmer son actions des habitants apparaissent un spectacle. Ensuite parce que pour couple d’épiciers coréens (sans qu’il ami. Toutes ces attitudes renforcent le comme tout à fait habituelles, suivant des reprendre les mots du critique américain ne soit pour autant cautionné par les sentiment d’une scission entre les com- rencontres aléatoires, elles exposent au- Roger Ebert « Spike Lee a fait un film sur cinéastes). munautés, entre des fractions distinctes tant des tranches de la vie sociale que des la question raciale qui témoigne de l’em- qui évoluent sur un même territoire. (op)positions. Lorsque Smiley intervient pathie pour tous ses personnages. Il ne « Faire ce qu’il faut faire » consisterait en au début du film, présentant une photo trace ni ligne de partage ni ne prend parti principe à prêter allégeance à un de Martin Luther King et Malcolm X, le mais regarde avec tristesse un point de groupe selon sa couleur de peau ou son bégaiement faisant suite au flow de rupture qui faisait sens pour de très nom- origine. Comment comprendre alors le Public Enemy, il dit aussi une entrave, breux autres. (…) Il est de tous les films geste de Mookie qui précipite le saccage une incommodité, tout un effort de de notre temps celui qui s’attelle le plus de la pizzzeria de Sal à la suite de la mort de conscience à produire alors que les fermement à une réflexion sur l’état des Radio Raheem ? Mookie apparaît jusque mot et les idées se bousculent dans sa relations entre ethnies en Amérique. » là comme un personnage débonnaire, bouche. Filmée en contreplongée, de- Mais aussi, le film négocie habilement un tantinet fâché avec la ponctualité. Sa vant une massive église en brique rouge, avec le respect de la règle des trois uni- nature le prédispose sans qu’il n’en fasse sa première apparition à l’écran lui tés du théâtre classique (temps : une vraiment l’effort à jouer les conciliateurs. confère un rôle de messager dont on ne journée, lieu : ici, un quartier, action : suite Pourtant, on sent à plusieurs reprises qu’il sait s’il est entendu, compris, pris au sé- d’événements liés les uns aux autres n’en pense pas moins, notamment lorsque rieux. C’est encore lui qui qui mettant en dans leur continuité de l’exposition au Sal et Buggin’Out s’opposent une pre- quelque sorte un point final symbolique dénouement) à laquelle il s’autorise une mière fois. Il préserve son emploi et à l’émeute, accroche en souriant devant petite entorse dans la scène d’intimité son rang dans la rue, navigue aisément la pizzeria dévorée par les flammes la physique entre Mookie, qu’il interprète Si Lee privilégie les distances et les plans entre deux eaux sans rien concéder à même photo de deux grands militants lui-même, et Tina (Rosie Perez). Il ne larges pour laisser le quartier prendre vie, personne. Qu’est-ce qui le pousse alors à noirs américains assassinés sur le Wall of transgresse la réserve sur la violence les interactions entre les personnages jeter une poubelle dans la vitrine du restau- Fame de l’établissement. Il laisse là en- qu’en conséquence de la mort intolé- sont vite lestées d’un poids souvent rant de Sal ? Choisit-il dès lors un camp ? core le spectateur devant un choix mo- rable de Radio Raheem. Cette violence, vérifiable dans des gros plan livrés en ral entre deux manières de conduire une pour l’heure une colère, que la tragédie champ-contrechamp pour faire monter même lutte. classique choisit de donner à entendre la tension comme lors de la première était précisément la restriction à laquelle confrontation entre Sal et Radio Raheem. se tenait le personnage à travers celle BASCULEMENT exprimée verbalement par Public Enemy. VERS LA VIOLENCE Une fois le stade de la disproportion « ALWAYS DO THE et de l’injustice franchit par la police, RIGHT THING » PHYSIQUE Spike Lee n’a pas plus de raisons de se plier aux règles qu’il n’a les moyens de L’acte de Mookie traduit essentiellement Si l’on fait un parallèle entre Do the Right contenir le déchaînement de la foule. Il Buggin’Out est dans la revendication son indignation et sa colère. Il n’y a rien de Thing et les hood movies des années 90, en va de même pour les provocations affirmée, parfois délirante, d’une identité raisonnable à ce que ce soit toujours les Menace II Society (Albert et Allen Hughes ; et insultes échangées jusqu’à la joute noire. Après s’être fait virer de la pizzeria, mêmes qui paient injustement de leur vie.

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La baraque à pizza de Sal, c’est préci- Qu’est-ce qu’une destruction matérielle sément l’œuvre de sa vie, il le rappelle au regard de la mort d’un homme ? Au d’ailleurs à ses fils. Et Mookie le sait bien travers du personnage de Mookie, on comme il sait aussi qu’en jetant la pou- peut y voir l’expression de l’engage- belle, il fait d’une pierre deux coups : il ment de Spike Lee, notamment in- venge comme il peut Radio Raheem (la fluencé par des événements réels qui mort d’un homme contre un bien matériel secouent la communauté noire améri- fût-il le fruit d’une vie de labeur) mais ils caine. On peut identifier un phénomène épargnent, et le sait, la vie de Sal et celles de contextualisation actuelle dans les de ces fils qui auraient bien pu être pris hood movies des années 90, où les ré- physiquement à partie. Ici « faire ce qu’il alisateurs, impactés par des faits réels, faut faire » c’est trouver entre une émo- apposent à leur film un cadre particulier tion irrépressible et la pensée, la voie auquel sous-tend la volonté de le faire médiane d’un acte juste, une résolution résonner dans un cadre plus large. qu’on voudra équitable. Mookie n’est pas L’environnement fictionnel prend alors prêt à venger par le sang son ami. Do The racine dans la réalité. Dans le cas de Spike Right Thing consiste alors essentiellement Lee, la recomposition de la réalité par les comme un film sur les différences fonda- artifices de la mise en scène élève son film mentales entre les individus et leurs moti- au-dessus du simple constat, substitue vations. Sur leur capacité de discernement au message attendu les termes d’une aussi. Ainsi « faire ce qu’il faut » c’est par- véritable réflexion. En ce sens, Do The POUR ALLER PLUS LOIN fois trouver une manière de libérer avec Right Thing est pensé comme un À PROPOS DE SPIKE LEE LES MOUVEMENTS DE LUTTE : un minimum de conséquences sa propre puzzle, un film sur les différences fon- ET DU CINÉMA ENGAGÉ : — Panthères noires : Histoire du Black colère avant qu’elle ne prenne la forme damentales entre les individus et leurs — Spike Lee. American Urban Story, Panther Party, Tom Van Eersel, d’une violence incontrôlable. motivations, de celles qui trouvent Karim Madani, Don Quichotte, 2015 L’Échappée, 2006 difficilement à être assemblées. Et même — Black Lives Matter : Le renouveau faire ce qu’il faut faire, the right thing, LA VAGUE NEW JACK CINÉMA, de la révolte noire américaine, Keeanga- n’empêche pas la violence. « Que signifie ou LES HOOD MOVIES (films de ghetto), Yamahtta Taylor, Agone, 2017 vivre ensemble ? ». Do The Right Thing se À VOIR : pose très sérieusement cette question. — New Jack City de Mario Van Peebles Pour une vision plus contemporaine (1991) Il n’appartient pourtant pas à l’art d’y de la situation de la communauté — Boyz’N the Hood (La loi de la rue) apporter une réponse, tout juste d’en afro-américaine : de John Singleton (1991) faire encore une utopie nécessaire. — The Hate U Give de George Tillman Jr — Juice d’Ernest Dickerson (1992) — France Culture : « La question raciale — Menace II Society des frères Hughes aux Etats-Unis : le dernier échec (1993) d’Obama ? », L’invité des matins, Nicolas Martin, août 2015 LA CULTURE UNDERGROUND Disponible en ligne sur www.franceculture.fr DES ANNÉES 80 : — Pour retracer l’évolution du hip-hop : LE CINÉMA NOIR AMÉRICAIN : Hip Hop Evolution, mini-série de Darby — Le cinéma des Noirs américains, Wheeler, Sam Dunn et Scot McFadyen entre intégration et contestation, Régis (2016) Dubois, Éd. Du Cerf, 2005

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SIDEWALK INTERPRÈTES SYNOPSIS L’artiste de rue / Charle Lane Loin de la foule et du quartier des STORIES La jeune femme / Sandye Wilson affaires, un jeune artiste sans abri tente La petite fille / Nicole Alysia de gagner sa vie en croquant le portait CHARLES LANE (fille du réalisateur) des passants. Un soir, témoin du meurtre d’un homme dans une ruelle, il recueille non sans hésiter sa fillette, espérant FICHE TECHNIQUE DISTINCTIONS retrouver la mère. Commence alors une GENRE : Drame, muet et sonore Grand Prix de la critique épopée poétique et inattendue dans le du Festival de Chamrousse dédale de la ville de New-York, qui, entre PAYS : États-Unis aventures cocasses et rencontres amou- RÉALISATION : Charles Lane NOMINATIONS reuses, nous fait découvrir la vie des gens ANNÉE DE RÉALISATION : 1989 de la rue. DATE DE SORTIE : 18 avril 1990 • Independent Spirit Award IMAGE : Noir et blanc du meilleur acteur En renouant avec le film emblématique MUSIQUE : Marc Marder • Independent Spirit Award de Charlie Chaplin Le Kid (1921), Sidewalk du meilleur premier rôle SCÉNARIO : Charles Lane Stories réinvestit la valeur essentielle des • Independent Spirit Award PRODUCTEUR : Charles Lane du meilleur réalisateur modulations mélodramatiques qui sous- DURÉE : 98 min tendent une part non-négligeable du DISTRIBUTION FRANCE : Carlotta film cinéma burlesque. Ainsi, ce qui pourrait SORTIE EN FRANCE : 27 avril 1990 s’apparenter à une jolie petite histoire est avant tout le récit malheureux des déshérités, des marginaux. Sous un titre qui pourrait annoncer un recueil de contes, le « Sidewalk » du titre du film précise certes un espace urbain mais annonce dans le même temps la dimension populaire du récit, la hauteur d’homme à laquelle il se situe, détermi- nant autant un cadre qu’une inspiration. Dans le froid hivernal qui souffle sur les rues de New York, l’imaginaire vient réchauffer un peu le réel, s’ouvre à des gestes, des mimiques, des expressions qui font vivre des personnages soutenus par la musique de Marc Marder.

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LA RUE, ESPACE Si les choix du noir et blanc et du DE CONTRASTES silent-movie sont les plus évidentes réfé- rences formelles au Kid de Chaplin, dont Charles Lane nous convie à une balade il reprend l’intrigue en actualisant son rocambolesque dans les rues new- propos, Charles Lane semble avant toute yorkaises. Pas moins de trente lieux chose porté par le désir de retrouver les différents sont ainsi traversés, nous intensités poétiques et subversives du ci- conduisant d'un bout à l'autre de la néma burlesque. Promenant ses person- ville, des quartiers chics bondés jusqu’à nages dans la dédalique grande ville, d’un ses points aveugles et zones reléguées. trottoir à un foyer d’urgence, d’un parc Cette agglomération de lieux évoque à un squat effondré, les gags qui se suc- la démesure de la ville de New-York, sa cèdent révèlent immanquablement leur frénésie, et des échelles qui contrastent poids mélancolique pavant, une scène avec la solitude et la précarité du après l’autre, l’odyssée new-yorkaise personnage principal, une opposition et bien contemporaine de son film d’un marquée dès les premières minutes réalisme implacable. Affairé à trouver à du film. En nous faisant quitter presque toute situation une parade immédiate, brutalement une foule pressée dans le l’artiste noir qu’interprète lui-même quartier de Wall Street, « où l'on se bat pour Charles Lane aux côtés de sa propre fille un taxi », pour un vieillard poussant son Nicole, n’a pas plus de raison de rire de chariot avec difficulté, Lane oblique sans la réalité que Buster Keaton. À l’agilité tergiverser dans son intention de montrer de Keaton, il substitue une gaucherie, un les dissonances de la rue. Dissonances lenteur dans le gag qui désamorce l’em- d'autant plus marquées que la musique pire de la vitesse urbaine, affirme chaque vient poser sa partition. Plus qu'un geste comme une résistance poétique. contraste visuel, son registre est modi- Dans le parc, de multiples détails, bien fié glissant de l’évocation d'une marche qu'amusants, rappellent aux écarts de pressante et agitée de la foule à l'avancée niveaux de vie et à la réalité des rapports lourde, pénible et claudicante d'un seul de classe sociale. Le journal du jeune homme dans le froid. Charles Lane dé- artiste ramassé par terre n’est qu’une laisse les travailleurs déjà en retard, ces liasse de feuilles volantes analogue à empressés qui ne regardent plus que les celle dont le sans-abri allongé sur le banc cadrans de leurs montres, et porte son se couvre les pieds. Un jeune garçon de attention sur les parias, les laissés pour bonne famille regarde le SDF comme on compte, dont l'allure plus lente laisse sup- regarde un objet étrange, ou encore, une poser une vie autrement rythmée par les mère de famille aisée créée le scandale heures d'ouverture des foyers. Le film pour une tape sur le bras de son fils, qui oppose aux vitesses effrénées de la ne sera d'ailleurs pas punis d'avoir fait grande ville son propre tempo. Un ralen- s'envoler le ballon de la petite fille noire. tissement ouvrant la durée des plans à la Comme une piqûre de rappel au milieu présence des sans-voix qui peuplent aussi du film, bien que les parcs soient des lieux la ville, et la musique à une autre écoute. publics et ouverts à tous, la cohabitation

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et les différences fondamentales entre laisse parler. Elle vient accentuer cette les individus demeurent dans les com- ambiance de jolie rencontre et de douce portements et dans les actes. Le second promenade, souligner les chutes exagé- parc où se retrouvera notre personnage rées, les scènes de séduction surjouées principal ne sera rien d'autre que le lieu et les clins d’oeil un peu ronds. Pourtant, de son attente, entouré d'autres sans- de temps à autre, un chient qui aboie, un abris qui n'ont pu se trouver un toit pour poing qui frappe à la porte, ou encore la nuit. un regard face caméra nous ramène presque subitement à la réalité : notre duo est toujours seul, et toujours à la rue. SUBSTITUER Alors la musique reprend de plus belle et LES MOTS nous voilà repartis comme l’on continue- rait notre route après avoir été interpellé dans le métro pour un peu de monnaie. C’est dans ce parc aussi que nous enten- Peut-être ces soudains « retours » nous drons les sons et les voix pour la première préparent-ils à ce final brutal où notre fois. La musique, jusqu’alors matière joli conte vient finalement se heurter à la sonore du film, laisse place aux mots, réalité d'un trottoir gelé ? Car la musique aux appels à l’aide, à la recherche d’une ici apaise les douleurs, les odeurs et le cigarette, aux monologues presque fous, froid, à l’image de ce sans-abri peut-être résultats de trop de solitude et de pré- un peu soul qui s’enivre des sons d’un carité. Comme pour la soutenir jusqu’au orchestre de rue. reconnaissable, une sorte de refrain. Plus du film elle existe en elle-même, souligne bout, la motivation réaliste de Lane se Sidewalk Stories est la seconde collabo- tard, lent et mélancolique, c’est cette accompagne et parfois domine, et par sa synchronise par le son à sa prise docu- ration entre Charles Lane et Marc Marder même partition qui guidera l’artiste, seul, justesse construit des liens avec l’image. mentaire. En ce sens, ces retrouvailles après le film A Place in Time, œuvre sur les ruines de son ancienne habita- Lorsque le maitre d'hôtel refuse l'entrée au entre sons et images ne scellent ni réalisée par Lane durant ses études en tion. Marc Marder joue aussi le contraste jeune homme et à la petite, le tango joué illusoire espérance, ni présage, bien au 1977. Douze ans plus tard, à la demande entre des compositions plus classiques, par l'orchestre souligne la rivalité mais contraire, elles laissent paraître que le de celui-ci, Marder décide de reprendre comme par exemple le thème du jeune appuie aussi l'aspect burlesque de la conte n’est rien d’autre qu’une image de leur collaboration pour Sidewalk Stories. artiste dont les sonorités peuvent rappe- scène. la réalité, d’une réalité irréconciliable. Sur Dès la première scène, accélérations puis ler celles d’un ballet et celui des compo- ce point, le film prend le contre-pied du lenteurs, graves et aiguës s’articulent sitions associées à la petite fille, douce L'arrivée de l'enfant va soustraire le happy end offert par The Kid, qui offre comme les voitures et les passants et légère à la manière des musiques de jeune dessinateur à sa routine. Pour aux spectateurs la fin tant attendue des pressés. L’orchestre semble s’accorder conte pour enfant, à des motifs musicaux rechercher la mère de la petite, il devra retrouvailles. comme la foule qui attend, trottine et contemporains, presque expérimentaux quitter son quartier, son coin de rue, et Primées de nombreuses fois, les com- qui après quelque balbutiements, trouve comme celui associé à la rue où les sans- entamer avec l'enfant une épopée new positions de Marc Marder rythment ten- enfin son rythme de marche. Tout au abris tentent de gagner leur journée. Plus yorkaise. Les regards posés, sur lui, sur dresse et désillusion, mais ne sont pas long du film, Marder compose des motifs brute et radicale, cette partition, leitmotiv eux, changent. La séquence où il tentera seulement les marqueurs d’une humeur musicaux, permettant au spectateur du film, recherche une proximité avec la de prendre les mesures de l'enfant devant ou la simple illustration d’une image. La d’identifier lieux, personnages ou senti- précarité des gens de la rue. la boutique de vêtements illustre de musique apparaît alors comme le subs- ments. Le thème du premier petit déjeu- La musique de Marder ne se limite pas à l'importance de cette rencontre pour titut des mots, la parole de ceux que ner entre l’artiste et la petite fille, festif l'accompagnement des images. Compo- le jeune homme. La cocasserie de la plus personne n’écoute et qu’aucun ne et rieur, sera d’ailleurs le premier thème sée plusieurs semaines après la réalisation situation éclipse un instant celle du sans-

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abri sans le sous pour laisser poindre MÉLOCOMÉDIE ESTHÉTIQUE entre ces films que sujets et esthétiques l'image d'un père aux yeux des autres. ET INFLUENCES éloignent. Cependant, entre la question Cette séquence rapproche d'ailleurs L'amour n'est jamais loin dans les films de du vivre ensemble communautaire selon deux perceptions du duo. Depuis l'exté- Chaplin et il est bien connu que si Keaton Sidewalk Stories est souvent cité en Spike Lee, la violence urbaine des ghettos rieur, les regards amusés des passants saute, court, ou vole c'est pour ne pas association avec Le Kid et si nous devi- chez Singleton et ici l'histoire du sans- puis dans la boutique, le choix de la plon- perdre une seule chance d'y goûter. La nons l’hommage évident rendu par Lane abris, on vérifiera que le cinéma des Noirs gée scrute l'homme comme une camé- relation qu'entretient le personnage joué au premier long-métrage de Chaplin, américains semble bien plus préoccupé ra de surveillance. Il est non seulement par Lane tout au long du film avec une il est surtout intéressant de pouvoir de la réalité que bon nombre de produc- pauvre mais en plus il est noir. Tout au jeune femme afro-américaine d'un tout en faire des lectures parallèles. Sans tions américaines de ces années-là. long du film, Lane illustre subtilement autre milieu social est beaucoup plus doute participeront-elles d'un éclairage ce que l'arrivée de l'enfant dans la vie du subtil qu'il n'y paraît. Elle a pour singu- réciproque de chacune des œuvres. Les peintre déplace en lui. Si l'artiste sauve larité d'escamoter la question de la cou- raisons pour lesquelles le réalisateur a l'enfant des assassins de son père, du leur de peau pour reposer d'abord celle volontairement opté en 1989 pour le noir froid et de la faim, il endosse sans s'en de la possibilité de l'amour sur le terrain et blanc peuvent être nombreuses : réfé- apercevoir et avec un naturel évident le des classes sociales. Cette jeune femme, rences aux anciens films muets, rupture costume de père. Il prend ce nouveau certes noire, a réussi. Elle dirige sa propre avec le cinéma contemporain, cible du rôle à cœur au sens le plus strict de l'ex- entreprise, vit dans un hôtel particulier. public, ou exagération des contrastes pression. L'enfant le délivre en retour de Cette différence sociale interroge direct- visuels pour souligner l’importance des sa routine de sans-abris, elle est comme ement leur supposée appartenance à dissemblances réelles… Il n’y a pas d’ex- un nouveau défi dans sa vie. Il partage une même communauté. Ici, la réussite plication unique privilégiée par le réali- avec elle une expérience de la ville, l'initie n'est pas réservée aux seuls Blancs et sateur. Ce que nous pouvons cependant au dessin sous l'œil étonné des passants, elle n'empêche pas la jeune femme de remarquer c’est que, par sa trame, son et rencontre l'amour. On en viendrait rester attentive et sensible. La pauvreté, esthétique, ses conditions de réalisation presqu'à se demander qui des deux elle, est bien plus discriminante, elle est (très petit budget, temps de tournage sauve l'autre ? La scène des retrouvailles un stigmate. Éprouver la possibilité de très court, acteurs pour la plupart non- entre l'enfant et sa mère a alors une l'amour devient alors plus fondamental professionnels et sans-abris dans leurs saveur ambivalente. Côté sucré, on se encore. Ici, la relation entre « le peintre et propres rôles), Sidewalk Stories nous réjouit de la joie et du soulagement de la la jeune femme » porte, souffle avec un permet de situer le film dans un moment maman de tenir dans ses bras son enfant, parfum plus doux, cette espérance sur le du cinéma américain. En abordant la côté amer, aussi intense qu'elle ait été film. Mais il faut encore découvrir en soi délicate thématique de la condition de pour le peintre, la petite qui déjà s'amuse le courage de faire un pas vers l'autre, vie des sans-abris, le film de Lane trouve des poissons dans l'aquarium ne gardera se sentir affranchi de sa condition par le écho auprès des productions cinéma- aucun souvenir de leur épopée. Avec regard de l'autre en ce qui concerne le tographiques du dit « Nouveau cinéma une sobriété qui vaut aussi pour posture peintre, pour que, poussée par l’amour, afro-américain », incarné par des films morale et esthétique, cette scène d'adieu la jeune femme brave quelques tabous aussi différents que Do The Right Thing ne s'étend pas. C'est tout ce qui précède en descendant les marches de l’échelle de Spike Lee (qui réalisa d'ailleurs en 1986 qui pour nous et le personnage importe sociale. Entre eux, la place même tran- son premier film Nola Darling n'en fait et prend valeur de souvenirs. sitoire de l'enfant, opère comme un trait qu'à sa tête en noir et blanc) et Boyz’N Les happy ends peuvent parfois être d'union. The Hood de John Singleton qui sortira tristes. sur les écrans l’année suivante. Au pre- mier coup d'œil, peu de points communs

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BOYZ’N INTERPRÈTES SYNOPSIS CONTEXTE DE PRODUCTION Laurence Fishburne / Jason « Furious » style Le passage de l'adolescence à l'âge Boyz’N The Hood au même titre que THE HOOD Cuba gooding Jr. / re styles d'homme pour trois amis du ghetto South Menace II Society des frères Hughes et Ice Cube / Darin « Doughtboy » Baker Central à Los Angeles : Tre, un brillant les premiers films de Spike Lee, amorcent Morry Chestnut / Ricky Baker élève qui s'est fait renvoyer de son école un nouveau courant du cinéma noir amé- JOHN SINGLETON Nia long / Brandy pour avoir déclenché une bagarre ; Ricky, ricain. Cette génération de cinéastes Angela Bassett / Reva Devereaux un athlète qui cherche à décrocher une expose un cinéma de ghetto et ambi- FICHE TECHNIQUE Tyra Ferrell / Brenda Baker Dedrick D.Gobert / Dooky bourse d'études pour une grande univer- tionne de représenter une réalité sociale GENRE : Drame Regi green / Chris sité ; et son demi-frère Doughboy, plongé et contemporaine. C’est dans ce contexte dans l'alcoolisme et la délinquance. que certains studios américains com- PAYS : États-Unis Baldwin C.Sykes / Monster Régina King / Shalika Inspiré de sa propre expérience, ce pre- mencent à leur ouvrir leurs portes, RÉALISATION : John Singleton Lexie Bigham / Mad Dog mier film de John Singleton dénonce et que la Columbia permettra à John SCÉNARIO : John Singleton Vonte Sweet / Rick Rock frontalement la violence des ghettos Singleton de réaliser Boyz’N The Hood. DIRECTION ARTISTIQUE : Bruce Bellamy Desi Hines / Tre à l’âge de 10 ans californiens, et l’influence croissante des Sorti en salle peu de temps avant les MONTAGE : Brice Cannon Kenneth A Brown / Lil Chris gangs sur la vie des jeunes des quartiers émeutes de Los Angeles de 1992, le MUSIQUE : Stanley Clark Donovan McCrary / Ricky à l’âge de 10 ans défavorisés. premier long métrage du cinéaste, PRODUCTEUR : Steven Nicolaides disparu le 29 avril dernier, est devenu une PRODUCTION : Columbia Pictures DISTINCTIONS œuvre emblématique : avec plus de 57 DURÉE : 1h52 millions de dollars de recettes, le succès • New York Film Critiques Cirlce Award du film s’est aussi traduit par de nom- DATE DE SORTIE : 12 Juillet 1991 du meilleur nouveau réalisateur breuses distinctions dont deux nomina- SORTIE EN FRANCE : 4 Septembre 1991 • MTV Movie Awards du meilleur cinéaste BMI Film and tv award de la meilleur tions aux Oscars et une sélection dans musique de film la section Un Certain Regard en 1991 au • Image Award du meilleur film Festival de Cannes. Au-delà du succès • Young Artist Award pour la meilleure commercial et critique, le film est inscrit jeune distrinution d’un film au National Film Registry (1), et la Library • Political Film Society / PFS Award Peace / of Congress a qualifié l’œuvre « d’utilité National Film Preservation Board publique ».

NOMINATIONS

• Writers Guild of America pour le meilleur scénario écrit porté à l’écran • Cérémonie des Oscars : Meilleur réalisateur / Meilleur scénario original

(1) Le National Film Registry regroupe une sélec- tion de films destinés à être conservés à la Library of Congress par le National Film Preservation Board des États-Unis. Le NFR liste chaque année jusqu’à 25 films « d’importance culturelle, historique ou esthétique ». Le registre comprend des films allant des classiques d’Hollywood aux films orphelins. Ces films n’ont pas besoin d’être des longs métrages, ni d’être sortis en salle.

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REGARDER urbaine. Le film expose dès les premières Lors de la deuxième séquence nous clairement la position du père de Tre : la LA VIOLENCE ... minutes une réalité sociale tragique. Pour retrouvons Tre, le protagoniste, tenant violence contribue à fissurer leur commu- ces jeunes enfants, la violence fait partie un discours en classe sur l’origine afri- nauté. Le film ne cesse de tourner autour Le film s’ouvre sur une série de sons mêlant du quotidien. Singleton use à nouveau de caine de la race humaine, mais celui-ci de cette idée pour mieux neutraliser la di- des échanges radio entre officiers de plans sur les panneaux de signalisation va subir les moqueries d’un de ses mension spectaculaire mais dévastatrice police, à celui des hélicoptères aux pleurs pour signifier la violence comme danger, camarades noirs, attaque verbale qui de cette violence normalisée. Quelques d’un enfant : « ils ont tué mon frère, ils soulignant qu’il vaut mieux se tenir à l’écart. conduira à l’affrontement physique. jours après, Tre et ses camarades vont à ont tué mon frère », puis un intertitre an- Bien qu’ils ne soient pas à l’initiative Nous apprendrons par la suite, à travers la découverte d’un cadavre gisant dans nonce : « Chaque année, un Noir améri- l’échange téléphonique entre la mère et le quartier. Ce chemin pour aller jusqu’au

cain sur 21 meurt assassiné. La plupart la proviseure, que cet écart de conduite macchabée fait écho à la première sont tués par un autre Noir. ». Placé à la vaut à Tre une exclusion temporaire. séquence du film. La mort exerce une fin du générique, cette information est Sa mère (Angela Bassett) en colère et sorte de fascination sur les jeunes, est un prolongée par un travelling sur un pan- redoutant aussi de n’être pas à la hau- spectacle qui vaut le détour. Puis ils se neau « STOP » précisant la volonté du teur du défi, l’emmène alors vivre chez confrontent à un groupe d’adolescents réalisateur de faire prendre conscience son père (Laurence Fishburne). Ce que le plus âgés qui leur chipe leur ballon. En un de l’ampleur dramatique de la situation : film expose dans la confrontation entre instant, de spectacle, la violence devient les deux adolescents, c’est l’écart qui réelle. Cette scène va dévoiler la per- distingue d’un côté la pertinence d’un sonnalité de chacun des jeunes garçons discours éclairant sur la communauté du groupe, les singularisant dans leur humaine, et de l’autre l’incapacité de réaction face à l’« agression » : Doughboy s’extraire, même dans le cadre neutre s’attaque à un des garçons et s’expose de l’école, d’un environnement où la en retour aux coups, les autres préfèrent violence impose son ordre. faire demi-tour. Finalement, le ballon leur sera rendu. Il s’agissait simplement pour l’autre groupe de marquer son emprise ... ET LA MORT sur un territoire.

de cette violence, les enfants en sont En pleine nuit, Furious, le père de Tre, potentiellement les spectateurs et les surprend un cambrioleur sur lequel il es- ÊTRE RESPONSABLE : victimes accidentelles. C’est pourtant l’un saie de tirer. Ce réflexe, pouvant paraître LE PASSAGE À L’ÂGE d’entre eux qui dévie du trajet de l’école disproportionné, traduit aussi l’omnipré- pour montrer « un truc » à ses camarades. sence et la banalisation des armes à feu ADULTE Le mot n’est pas anodin et souligne l’at- jusqu’à l’usage qu’on est tenté d’en faire tractivité de l’enfant pour cette scène de au titre de l’auto-défense. Rien d’anor- Cette première partie du film nous pré- violence. Par ailleurs, on retrouvera plus mal à cela semble-t-il. Même l’officier sente les quatre personnages principaux Puis la caméra suit un groupe de jeunes tard l’un des personnages s’exalter avec de police Noir affirme : « ça nous aurait en 1984, à leur entrée dans l’adoles- enfants noirs du ghetto de South Central une arme factice devant la violence d’un fait un négro de moins dans la rue ». Face cence. Pour Tre, cela signifie d’abord un à Los Angeles qui, allant à l’école, se jeu vidéo. Cette première séquence pose à l’exaspération de Furious l’officier ré- déménagement de chez sa mère pour trouvent face à un lieu où un meurtre a immédiatement les enjeux du film : la vio- plique « Quelque chose ne va pas ? » puis la maison de son père. Mais ce passage été commis. Cette première séquence lence est un état de fait, une des réalités Furious répond « quelque chose ne va progressif de l’adolescence à l’âge adulte nous présente ces enfants confrontés aux du ghetto, il faut trouver les moyens de se pas ouais, dommage que tu ne saches est en grande partie déterminé par les traces diffuses et concrètes de la violence construire malgré elle. Est-ce possible ? pas quoi... frère ». Cette scène traduit conditions de vie et l’extension du

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domaine de la violence dans le ghetto de d’une figure paternelle n’est pas ano- South Central. Elle est donnée à percevoir dine ou, plus exactement, que le rôle de comme une fatalité, une part inéluctable la structure familiale peut avoir un effet de la réalité où se précise dans un cadre sur le destin des personnages. À l’inverse commun le passage à l’âge adulte de de la mère de Ricky et Doughboy qui chacun des personnages. Dans ce les choie, le père de Tre entend lui contexte, Singleton insiste sur la place « apprendre à devenir responsable », lui qui sépare Tre de ses camarades et de confiant des tâches ménagères, en lui la figure du père. A contrario de Ricky inculquant des principes moraux fonda- et Doughboy qui sont élevés par leur mentaux pour mieux résister à cette spi- mère seule, Tre est le seul du groupe à rale de la violence. À l’occasion d’une par- avoir la présence, autoritaire et morale, tie de pêche en mer, il lui demandera de d’un homme qui fait figure de mentor citer les trois règles pour être un meneur (il est lui-même un produit du ghetto) et non un suiveur : « toujours regarder pour le diriger dans cette période une personne dans les yeux et elle te déterminante de son existence. Il a respectera ; ne jamais avoir peur de de- jusque-là maintenu son fils à distance mander quoi que ce soit ; voler ne sert à de cette violence comme le démontre rien » avant d’en ajouter une quatrième : les expressions de Tre face aux scènes « ne jamais respecter quelqu’un qui ne d’assassinat qu’il découvre avec ses te respecte pas ». Alors que Tre rentre camarades dans le ghetto. de la pêche avec son père, la première partie du film se clôt par l’arrestation de Selon les cas, le film argue que la présence Doughboy et de son ami, emmenés par la police pour avoir volé dans un magasin. L’idée de John Singleton est ici signifiée : le rôle des parents (ici, celui du père) de- meure une de clé de leur construction tant sociale que morale. Et si l’absence de père est aussi déterminante pour les camarades de Tre, elle désigne la fragilité des mères célibataires dans un environ- nement aussi périlleux. Comment elles- mêmes, parfois victimes de violence, peuvent-elles trouver les moyens d’y soustraire leurs enfants ? Après une ellipse temporelle de sept ans nous retrouvons les personnages, à la fin de l’adolescence, réunis pour une fête en l’honneur de la sortie de prison de Doughboy. Ce saut dans le temps permet à Singleton, une sorte d’arrêt sur image. « La fratrie » est rassemblée, on

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mesure mieux qu’elle aura été durant ce des conséquences que provoqueraient laps de temps la voie suivie par chacun : la naissance d’un enfant à l’inverse de ses Doughboy est devenu dealer, son frère amis qui sont déjà très jeunes pères de Ricky est déjà un jeune père marié et pas- famille. On pense notamment à Ricky, sionné de football, Chris est invalide pro- déjà père au sortir de l’adolescence, dont bablement des suites d’une altercation. la situation ne manquera pas d’étonner Quant à Tre, il apparaît plus sage, tra- un conseiller pédagogique qui vient lui vaille dans un magasin de vêtements, rendre visite pour l’octroi d’une bourse ambitionne de reprendre ses études, d’études à l’université. Nous pouvons s’intéresse à une fille, Brandi. Bref, Tre aisément deviner que le tempérament apparaît comme le seul à avoir son âge, de Tre résulte tant des leçons de son à n’avoir rien trop perdu en cours de père que du lien qu’il a su maintenir route ni grillé aucune étape. Les événe- avec sa mère. Son attitude contraste ments que traversent chacun ces per- certes avec celle de Ricky mais aussi sonnages sont structurés selon trois avec celle de tous ses camarades, qui intrigues dans la deuxième partie du laissent entendre un discours machiste film : la relation de Tre et de Brandi, les où la séduction est le produit du cha- aspirations professionnelles de Ricky, et risme, d’un sentiment de supériorité et les confrontations régulières avec une de force. Tre se montre imperméable bande adverse. Le titre du film de Spike à leurs arguments sans se couper du Lee, Do The Right Thing, contemporain groupe et c’est finalement un incident de celui de Singleton, pourrait bien trou- extérieur qui pousse Tre et Brandi dans ver ici une autre horizon de pertinence, les bras l’un de l’autre à la suite d’une chacun devant se mettre à l’épreuve d’un humiliation subie lors d’un contrôle de choix en fonction de ce que la situation routine de la police. Une scène déchi- implique pour lui. L’histoire d’amour de rante où suite à cette brutalité policière, Tre semble épineuse car Brandi refuse exprimant sa colère et sa rage jusqu’aux catégoriquement de faire l’amour avec larmes devant Brandi, il précise : « j’aurais lui, celle-ci ne souhaitant pas avoir d’en- jamais pensé que je chialerai devant fant avant d’avoir quitté l’université. Qui une femme ». Cet aveu sonne pour elle plus est, elle est catholique. Le comporte- comme une marque de confiance et ment de Tre, encore vierge, tranche avec d’amour. l’attitude de ses amis qui draguent sans La seconde intrigue du film est toujours complexe et sans délicatesse les filles qui corrélée au sujet principal (trouver la circulent autour d’eux. On peut facile- bonne voie) et l’aborde sous le prisme ment déduire que les conseils répétés de de l’ambition personnelle et profession- Furious à son fils, notamment sur l’usage nelle. En tant que footballeur talentueux, du préservatif, ont eu impact sur sa Ricky souhaite intégrer l’université où il manière d’être. Tre semble plus patient pourra faire valoir son talent. La condi- et réfléchi que ses copains. Même s’il tion pour être recruté est qu’il obtienne n’est toujours pas passé à l’acte face à un test d’admission qu’il passera avec la résistance de Brandi, il a conscience Tre. À nouveau, on discerne un décalage

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entre Tre et Ricky puisque ce dernier vie. Quelques jours plus tard, Doughboy mise sur ses aptitudes de sportif pour sera exécuté à son tour. Il y a incontes- réussir mais aussi sur la chance. Un tra- tablement une vision moraliste dans le vers qui aura ses conséquences. Dans ce film de John Singleton. Mais elle est, elle monde impitoyable, même le penchant aussi, l’expression d’un sentiment d’im- le plus innocent (un ticket de loterie à puissance. gratter) fait finalement de lui la victime à contre-temps de cette violence dont il avait voulu s’extirper. UNE VISION RÉALISTE

La mort brutale, injustifiable, tragique- Le film est à première vue guidé par une ment banale de Ricky, est le résultat de volonté d’immersion dans le monde de la troisième et dernière intrigue du film : South Central. Comment neutraliser la rivalité de Tre, Ricky, Doughboy et la dimension spectaculaire de cette leurs copains avec une bande ennemie. approche ? Singleton fait le choix d’une Plusieurs rencontres et affrontements approche didactique de cette réalité, auront lieu qui conduiront à l’assassi- liant les éléments les uns aux autres, nat de Ricky. Tout exalte alors Tre et même à distance, selon des principes Doughboy dans leur désir de vengeance. classiques de causes à effets qui sont Nous mêlant un instant à la confusion autant de rouages permettant de émotionnelle qui s’empare des garçons, construire avec densité et précision ces POUR ALLER PLUS LOIN le réalisateur sait aussi que l’opération de portraits du ghetto. Si l’action n’est pas représailles de Doughboy ne résoud rien. une finalité, elle est partie intégrante de • LES GHETTOS URBAINS • OUVRAGES Mieux, elle aboutira à diviser Doughboy et la réalité elle-même. C’est du moins ainsi (documents disponibles dans l’espace — Les Noirs américains aujourd’hui, Tre, celui-ci choisissant finalement de ne que le film nous donne à percevoir les ressource pédagogique du site Festival) Sophie Body-Gendrot, Laura Maslow- pas suivre Doughboy dans sa vendetta. manifestations protéiformes d’une vio- — Des villes et de la question multicultu- Armand, Danièle Stewart, A.Colin, 1984 Simple effet des principes inculqués par lence tour à tour diffuse (on la craint, on relle : comment définir un espace multi- (la position socio économique inférieure son père ? Les propos de Furious avant l’oublie) et intempestive (elle survient culturel des Noirs un effet de domination blanche son départ sont certes significatifs, agis- sans prévenir) avec laquelle chacun doit — Espace et ségrégation : structuration sur la société américaine) sant encore comme un garde-fou : « Je composer. Et lorsqu’on quitte le ghetto socio-spatiale et conflits socio-culturels — Le fléau du bien. Essai sur les politiques suis désolé pour ton copain. Je compatis pour une partie pêche, scène qu’on peut dans un espace urbanisé sociales et occidentales, Philippe avec sa mère et tout mais c’est leur pro- aisément assimiler à son équivalent dans Bénéton, Robert Laffont, 1983 (illustre blème. Tu es mon fils, tu es mon problème. un film de guerre (repos du guerrier les positions de la « nouvelle droite » (...) Tu veux finir comme Chris dans un après la bataille), c’est essentiellement américaine sur le problème des Noirs aux fauteuil roulant ? » Sans doute, Tre s’est-il pour se donner l’opportunité d’une autre États-Unis) déjà avancé suffisamment, a-t-il déjà fait perspective, celle des recommandations pour lui même assez de choix, pour être d’un père faisant ce qu’il peut pour pré- désormais en capacité de mieux discerner server son fils. L’entracte et l’apaisement parmi les orientations qui s’offrent à lui seront de courte durée, Doughboy et entre raison et émotion, entre la loi du Chris étant au moment de leur retour à milieu, et ce qui lui reste à faire pour se South Central embarqués par la police. donner une chance encore de vivre sa

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INTERPRÈTES MENACE II CAPTURER et d’engager des habitants du quartiers Tyrin Turner / Caine « Kaydee » Lawson LA RÉALITÉ SOCIALE : comme figurants. SOCIETY Jada Pinkett Smith / Ronnie LA CONSTRUCTION Avec une bande-son qui comprend une Larenz Tate / Kevin « O-Dog » Anderson DE L’AUTHENTICITÉ vingtaine de titres Hip Hop et R’n’B, dont CHARLES LANE MC Eiht / A-Wax ceux de rappeurs tels que MC Eiht (qui Samuel L. Jackson / Tat Lawson joue également A-Wax dans le film), Too FICHE TECHNIQUE Clifton Powell / Chauncy En 1992, un an après le passage à tabac $hort (qui joue Lew-Loc) et KRS-One Vonte Sweet / Sharif butler d’un jeune automobiliste afro-américain, (pour qui les frères Hughes avaient déjà GENRE : Drame Charles S.Dutton / M.Butler les quatre policiers blancs impliqués dans réalisé un clip auparavant), le film est PAYS : États-Unis Ryan Williams / Stacey l’affaire sont acquittés. C’est le début comme un retour à la réalité dénoncée RÉALISATION : Albert & Allen Hughes Cynthia Calhoun / Jackee d’une nouvelle séquence d’émeutes par la musique. Plus qu’aucun film aupa- SCÉNARIO : Albert & Allen Hugues Saafir / Harold lawson à Los Angeles. Des centaines d’afro- ravant, Menace II Society offre une DATE DE SORTIE : 26 Mai 1993 américains et de latinos prennent part expression cinématographique au verbe MONTAGE : Christopher Koefoed DISTINCTIONS à des pillages, des incendies criminels, coléreux, nihiliste et provocant qui en- MUSIQUE : Quincy Jones III des meurtres. Quatre mois plus tard, flamme le rap des gangstas. PRODUCTEUR : Darin Scott • Spirit Award de la meilleur photographie dans le quartier de Watts où ont eu lieu Les choix du casting, privilégiant des PRODUCTION : New Line Cinema • MTV Movie Award du meilleur film les émeutes, est tourné le film Menace II acteurs débutants en leur laissant une DURÉE : 97 min Society. certaine liberté, favorisent leur naturel DISTRIBUTION FRANCE : ARP Sélection NOMINATIONS Albert et Allen Hughes se sont fait dans le parlé et les gestes. Cette démarche SORTIE EN FRANCE : 5 Janvier 1994 • Independent Spirit Award connaître en réalisant des clips de rap. s’accompagne de la volonté de ne pas du meilleur acteur Les frères Hughes, qui ne s’en cachent tomber dans les clichés. Ainsi le per- • Independent Spirit Award pas, surfent alors sur les succès récents sonnage de O’Dog, le plus terrifiant de du meilleur film des films tournés par des Noirs Améri- la bande, surnommé le « le cauchemar cains (dont Do The Right Thing, Straight de l’Amérique », n’est pas joué par un SYNOPSIS out of Brooklyn et Boyz’N the Hood), ce profil-type du gangster, mais par Larenz qui leur permet de décrocher un budget Tate, à l’allure juvénile et délurée. Ce Caine est un pur produit de Watts, de 3,5 millions de dollars auprès de New choix contribue à rendre sa violence im- quartier chaud de Los Angeles. Très jeune, il a perdu son père, tué pour une Line Cinema. Le film rapportera dix fois pulsive d’autant plus terrifiante. Le choix sombre histoire de deal, et sa mère, cette somme sur le seul marché américain. du personnage principal est aussi révéla- morte d’overdose. Ce sont ses grands- Les deux frères jumeaux sont âgés de teur de la démarche des frères Hughes. parents qui l’ont élevé, mais il se lasse 20 ans seulement au début du tournage Caine, pas vraiment sympathique bien vite des sermons du vieil homme. On ne (ils sont nés en 1972 et le film fut tourné que touchant, ne s’en sortira pas à l’issue sait jamais à l’avance ce qui peut arriver en 1992 avant de faire sa première à du film. Ici, pas d’enjolivement dans le à Watts. Ce jour-là, Caine, en entrant Cannes en 1993). Leur jeune âge, ainsi récit, Caine est à l’image des nombreux chez un épicier coréen, ne voulait qu’une que le fait d’être les réalisateurs des clips jeunes du ghetto, il ne bénéficie d’aucune bière et le voilà impliqué dans un vol à de groupes ou chanteurs que la jeu- aide miraculeuse et n’échappera pas à main armée et complice d’un meurtre. nesse de Watts écoute à ce moment-là, son destin social ; en opposition à Boyz’N L’été sera long pour Caine et son ami facilite leur intégration. La confiance the Hood, l’histoire d’un jeune homme O.Dog, d’autant qu’un gang adverse a tué un des leurs… gagnée par l’équipe du tournage leur a qui s’en sort grâce à l’éducation de son permis d’avoir l’aide de membres de la père – Caine, lui n’a pas de figure pater- Grape Street Crips (un des gangs les plus nelle à laquelle se raccrocher. Les frères durs de Watts) pour assurer la sécurité Hughes n’ont pas peur de montrer une

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histoire laide, ne cédant à aucune coquet- Les situations susceptibles de causer la La violence sociale, elle, est bien moins d’archives des émeutes à Watts en 1965 terie. Ce qui compte, c’est qu’elle soit la perte de Caine se rapprochent, comme spectaculaire. Dans leur film, les Frères (00:03:58-00:04:57) font le pont avec plus exacte possible, au plus proche de un piège qui se referme sur lui et sa fin Hughes l’appréhende comme le terreau la première scène, glaçante du film. Plus la réalité sociale. Leur démarche quasi- tragique devient inéluctable. profitable au développement de brut- tard, le flashback qui nous ramène dans journalistique n’a pour ambition que de alités multiples (conjugales, entre gangs, l’enfance du narrateur à la fin des années montrer les causes qui déterminent une arbitraires). Lorsque l’arc narratif démarre 1970 nous présente ses parents, un violence que vive au quotidien les classes dans les années 1990, le survol panora- père dealer et une mère héroïnomane les moins favorisées de la population mique du quartier au son d’une musique comme pour mieux constater que rien afro-américaines. de rap nous permet de prendre ne change, de laisser entendre aussi conscience de la topographie de cet que si la délinquance a atteint ici un tel environnement urbain. Les routes niveau, c’est que la société américaine LA VIOLENCE crevassées, les bâtiments délabrés (à n’a pris aucune mesure pour enrayer un COMME DESTIN rapprocher de Killer of Sheep tourné problème déjà ancien. On dépasse le quinze ans plus tôt à Watts) défilent au simple parcours individuel, comme la rythme d’un rap saccadé. La trajectoire voix off nous l’a annoncé : « Les émeutes La scène d’ouverture du film donne le de Caine, une parmi d’autres, s’inscrira terminées, les drogues ont commencé ». ton. Des échanges verbaux rapides, dans un contexte général. Elle n’a aucune Le temps de la colère et des revendi- quelques coups de feu, le corps inerte valeur exemplaire contrairement à celle cations des années 1960 a laissé place de la première victime dans une flaque de Tre dans Boy’Z N Hood. Les Frères à une exploitation de la pauvreté par le de sang puis les cris de sa femme, à son Hughes ont la froideur de leur constat marché de la drogue. Des parents délin- tour violentée et tuée. Les deux jeunes nihiliste, ils montrent plus qu’ils n’ex- quants, des grands-parents dépassés et s’enfuient. Au loin, on entend une sirène pliquent ou ne justifient. Pourtant dans repliés sur les convictions religieuses, on de police. Le narrateur poursuit son récit la scène suivante, passage du général ne se dérobe pas plus à une carte qu’à et l’annonce : l’été sera long. Le meurtre au particulier, Caine est en cours, une ses effets sur une généalogie familiale. de l’épicier coréen et de sa femme pour dernière fois car il vient d’obtenir son La fatalité de la vie de Caine prolonge une simple phrase de travers marque le Cette violence assumée s’ancre dans une diplôme de fin d’études. Le peu d’effort dans la continuité les vies de ceux qui début d’une longue et irrévocable montée esthétique exubérante qui rapproche fourni pour l’obtention de son bac est l’ont précédé. Et c’est sans doute ici en puissance de la violence. le film de Mean Streets de Scorsese à l’image du peu de perspectives que la plus grande âpreté du constat de Dès la vingtième minute du film a lieu une (1973). De nombreuses scènes sont celui-ci lui donne : ce n’est pas le dé- Menace II Society. Dès la quatorzième nouvelle scène de braquage : en sortant tournées dans l’obscurité permettant but d’une nouvelle vie ou d’un nouveau minute du film, nous nous trouvons à la de la soirée de remises des diplômes, des jeux d’ombres et faisant ressortir le départ, seulement la permission de ne fête de remise des diplômes. Baignée Caine et son cousin Harold sont rattrapés contraste d’un bleu nuit avec le vif d’un plus mettre les pieds à l’école. L’éduca- dans des lumières rouges et bleues, elle par la voiture d’un gang rival. Caine est rouge sang comme dans certains films tion n’est d’aucun secours puisque ce se confond avec la vie nocturne des blessé et son cousin Harold, tué. Caine et noirs. Ce contraste n’est pas sans rap- n’est pas elle qui permet la survie dans parents de Caine entrevues quelques sa bande se préparent alors à le venger. peler certains symboles : les gyrophares le quartier. Ces jeunes n’ont aucune minutes auparavant. Si la musique a L’anti-héros est dès lors happé par un de la police ou encore les couleurs des attente, aucun espoir et sont donc entiè- changé, les tenues vestimentaires aussi, engrenage qui sert de trame narrative Etats-Unis. Fleurtant avec des références rement offerts aux lois de cette rue dont le reste n’est que la banalisation éten- au film, et les violences s’enchaînent à un propres à d’autres esthétiques de la vio- l’école était supposée les éloigner. due de l’usage de la drogue dans les rythme rapide d’une scène de meurtre lence, le rouge vif est utilisé sans retenue, Montrant la violence dans Watts relations sociales.. toutes les dix minutes dans la première que ce soit de larges aplats de couleur (presque) telle qu’elle est, le film dresse L’empire de la violence y est montré moitié du film. A partir de là, on a le senti- sur un mur, ou bien du sang sur un pare- un furieux constat social et lui donne une comme une conséquence structurelle ment que tout peut arriver surtout le pire. brise ou sur des t-shirts blancs à l’hôpital. perspective temporelle. Ainsi, les images soutenue par des outils de contrôle

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social : le système de la drogue qui calme latino pour qu’ « ils finissent le travail » les velléités de rébellion, la religion (la (01:01:40-01:04:08). Cette scène fait écho religion chrétienne, « religion des Blancs », aux images d’archives montrées au début incarnée par les grands-parents de Caine du film : depuis 1965, rien n’a changé. et la Nation de l’Islam des séparatistes Menace II Society décrit une société dont noirs représentée par Sharif), mais égale- le fonctionnement aboutit invariablement ment la police, rouage d’un système qui à des manifestations de violence. Ainsi réprime et punit. Le thème des violences elle est à la fois crainte mais banalisée policières est abordé sans complexe dans (la diffusion répétée de la cassette vidéo le film, et s’ajoute aux autres comme une que O’Dog exhibe à ses amis comme s’il conséquence mécanique en lien avec la s’agissait d’un jeu vidéo). Ce n’est pas violence sociale et urbaine. Contraire- un monde criminel obscur qui est repré- ment à Boyz’N the Hood, plus prudent senté, l’underworld du film de gangsters, dans la représentation de la police (John mais cette part réelle de la société que Singleton y évite toute méprise en repré- l’Amérique des classes moyennes vou- sentant un policier noir ripoux accom- draient ignorer. Pourtant, lorsque qu’en pagné de son collègue blanc qui le rai- combinant l’omniprésence des armes à sonne), les frères Hughes nous montrent feu, la violence des images télévisées et Caine et Sharif gratuitement roués de des jeux vidéos à un machisme décom- coups par des policiers blancs qui les plexé, cette violence expose « ses lois » à abandonnent ensuite dans un quartier l’écran, on réalise avec effroi que la force de vérité du film est d’établir la réalité de son enracinement. Dans le ghetto, elle est une manifestation pathologique, un substitut à l’ennui et à la déshérence qui le frappe. Tout comme O’Dog (dont le surnom étendu n’est pas anecdotique), c’est bien d’un cauchemar américain que le film témoigne.

LE CHEMIN VERS LA MATURITÉ / PARTIR OU MOURIR

Le film se déroule sur un été, lorsque Caine se trouve à l’âge charnière des 18 ans. Le film est construit comme un chemin initiatique sans visée vers le pas- sage à l’âge adulte, marqué entre autres

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par l’absence de la figure paternelle, au pendant la fête chez Ronnie (01:10:30- ghetto. A l’image de sa visite avec Ronnie se succèdent à travers un fondu enchaîné sens propre comme au figuré. 01:11:17). Anthony sort rejoindre Caine et à Pernell en prison, on ne sait plus de en s’assombrissant au fur et à mesure Le père de Caine est montré au début du ses amis sur les escaliers pour réclamer quelle côté des barrières il se situe. Le que la nuit tombe. Une musique instru- film lors d’un flashback dans l’enfance, de la bière. Anthony, tout comme Caine champ-contrechamp nous fait appa- mentale douce fait ressortir le ton mé- comme une figure aussi effrayante que une dizaine d’années auparavant, se fera raître aussi bien Caine que Pernell lancolique de la voix-off. Caine fait part fantasmée. La séquence dans les années reprendre par sa mère et rentrera à l’in- derrière des barreaux : que l’on soit en de ses doutes et de son cheminement : 1970 se termine avec un zoom sur le térieur aussitôt. Seulement, le modèle dehors ou dedans, la prison est par- « ma vision a commencée à changer » visage du père répétant le prénom de que Caine tente de reproduire est en tout (01:18:30-01:21:22). Ainsi au fur et à (01:07:37-01:08:18). son fils, filmé au ralenti dans une lumière faillite. Pernell qui lui a tout appris est en mesure du film, on comprendra qu’à Pour s’en sortir, le temps de Caine est rouge. Cette figure paternelle inquié- prison et ce modèle qui lui sembla êt un Watts vivre veut dire partir, échapper au compté. Caine, qui suit ses modèles et tante n’est désormais qu’un souvenir, temps être positif est remis en question, ghetto dans lequel Caine est détenu - ou un destin tout tracé, fait l’expérience mais elle conditionnera son existence. comme le lui rappelle Ronnie à la 37e mourir assassiné. rituelle de la violence pour atteindre la Son évocation à plusieurs reprises dans minute. La structure du récit montre alors une maturité. Lorsqu’il prend la décision de le film rapelle aussi bien l’héritage du Son grand-père représente quant à évolution du personnage. Dans une pre- vivre, et donc de partir, il est déjà trop savoir-faire transmis à Caine avant sa lui une figure d’autorité en échec. Ses mière partie, on voit Caine s’enfoncer tard. Sa chute était alors inéluctable. La mort (vendre et mixer de la drogue) que sermons religieux laissent Caine de de plus en plus dans la délinquance et séquence finale nous montre sa mort, son absence. marbre et apparaissent en déca- enchaîner les actes criminels, pris dans ainsi que celle de son ami Sharif dans un D’autres personnes vont apparaître lage complet avec son quotidien. Il lui l’engrenage inévitable de la violence. drive-by-shooting. Ils se trouvent alors comme des figures paternelles, des relais posera cependant la question qui sera la Mais à partir du dernier tiers du film, devant la maison de Ronnie, au moment pour Caine, mais souvent incomplètes ou clef du film : « Veux-tu vivre ou mourir ? ». deux conversations vont avoir un im- du déménagement. L’instant d’avant, lointaines. Pernell, son mentor de toujours Seulement, Caine est enfermé dans le pact décisif sur lui et vont marquer le Caine parle à Anthony qui joue sur son qui lui a appris à survivre dans la rue, a pris début d’une remise en question. À la tricycle. Ce plan fait écho à la scène du perpétuité et brille aussi par son retrait. 59e minute, c’est le père de Sharif, M. début du film, lorsque Caine promet à En dehors de la scène où ils se parlent en Butler, qui se fait porte-parole de l’idée Anthony de lui acheter un nouveau vélo, prison, Pernell n'apparaîtra qu’à travers que Caine parte au Kansas avec ses amis refermant ainsi la boucle. des évocations dans les échanges Stacy et Sharif, car fuir c’est se donner entre Caine et Ronnie, sa compagne de une chance de s’en sortir. Si Caine reste l’époque avec qui il a eu son fils Anthony. dans cet environnement, il court à sa Une relation en miroir apparaît alors, perte. Quelques minutes plus tard, c’est reprenant le thème américain classique une discussion avec Ronnie qui marque de la force rédemptrice de l’amour pour un tournant, lorsqu’elle lui propose de celui qui ne sait plus le voir : Caine, qui se venir avec elle à Atlanta où elle a eu sent redevable de ce que Pernell a fait un poste. Ronnie, seule figure féminine pour lui, prend son petit garçon sous son d’importance du film et seule personne aile, de la même manière que Pernell s’est qui inspire de la sympathie, représente occupé de lui. le « bon chemin » pour Caine : elle est la L’analogie de ces deux relations est mise seule personne capable de réellement Lorsque le gang armé commence à tirer, en avant par une structure parallèle : l’influencer dans le bon sens. Cette Caine s’avance vers Anthony pour le pro- la scène des escaliers où Pernell fait discussion dans la chambre d’hôpital téger, mettant sa propre vie en danger. boire Caine petit pour la première fois provoque une mise en doute chez Caine, Quand il arrive près d’Anthony, il est et lui montre son pistolet (00:05:53- représentée par une scène d’introspec- déjà à l’agonie. Sa mort certaine est 00:07:00) est renouvelée à la fin du film tion. Les plans dans des couleurs pastels mise en valeur par un jeu de couleurs :

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GET OUT INTERPRÈTES JORDAN PEELE Daniel Kaluuya Allison Williams Catherine Keener FICHE TECHNIQUE Bradley Whitford Caleb Landry Jones RÉALISATION ET SCÉNARIO : Jordan Peele Lil Rel Howery DIRECTION ARTISTIQUE : Rusty Smith Marcus Anderson DÉCORS : Chris Craine Lakeith Stanfield Anthony est vêtu d’une veste orange et COSTUMES : Nadine Haders SYNOPSIS d’une casquette bleue, deux couleurs PHOTOGRAPHIE : Toby Oliver complémentaires. Caine, qui est vêtu MONTAGE : Gregory Plotkin Jeune photographe, noir, Chris Washing- de gris (couleur neutre), a le visage en- MUSIQUE : Michale Abeyls ton vit depuis quelques mois déjà une sanglanté, qui tranche avec la verdure PRODUCTION : Blumhouse Productions, histoire d’amour avec une jeune femme en fond. Le rouge vif du sang et le vert QC Entertainment et Monkeypaw Pro- blanche, Rose Armitage. Bien qu’inquiet de la pelouse, deux couleurs également ductions de leur réaction à sa couleur de peau, il complémentaires, nous signalent que DURÉE : 1h44 accepte d’aller passer avec elle un week- Caine épouse alors le décor, complétant DISTRIBUTION : Universal Pictures end dans la demeure de ses parents à la campagne. Il y est d’abord chaleureuse- le tableau auquel il ne manquait que sa DATE DE SORTIE : 3 mai 2017 ment accueilli… blessure mortelle. La scène finale au moment de sa mort CONTEXTE DE PRODUCTION nous montre une succession de plans du film entrecoupés par un noir au rythme À l’origine, le projet de Jordan Peele de battements de cœur. Il revient sur ce trouve son motif dans un sketch comique qui a causé sa perte : la cause directe, la d’Eddie Murphy où il raconte se préparer bagarre avec le cousin d’Ilena et sa ven- à rencontrer les parents de sa petite-amie geance attendue, mais aussi ses souve- blanche. Bien connu du public américain, nirs d’enfance (Pernell qui lui apprend à Jordan Peele a lui-même été révélé par une série télévisée humoristique à se servir d’un pistolet), et l’influence de sketches intitulée Key & Peele. Réalisé ses amis. Toute sa vie était conditionnée pour le compte du studio indépendant par une violence sociale extrême - elle Blumhouse (Jason Blum) dont les films ne ne pouvait que mal se terminer. La fin dépassent jamais un budget de 5 millions tragique de Caine, bien que le specta- de dollars, Get Out fut le phénomène teur y soit préparé tout au long du film, surprise du box-office mondial en 2017. agit comme un électrochoc, qui sert la Ses résultats en salles atteignirent un volonté des réalisateurs de montrer un cumul de 260 millions de dollars de re- monde sans issue. cettes et Peele décrocha avec ce premier film l’Oscar du meilleur scénario original.

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LE CROSSOVER à The Blair Witch Project (1999) de DE GET OUT Daniel Myrick et Eduardo Sanchez, certains thrillers (Survivance, 1981, John La réussite artistique de certains films ne Boorman) et films d’horreur ont su faire relève pas exclusivement de la maîtrise de l’Amérique profonde et de ses forêts qu’ils affichent ou de leur capacité dé- des théâtres de cauchemars et d’atroci- clarée (et souvent présomptueuse) d’in- tés, des lieux hantés par des démons re- novation. Tout aussi remarquable, leur foulés. Et si la somptueuse demeure de aptitude à nouer avec autant de sagacité campagne alabamienne des Armitage que d’inattendu des liens entre des motifs n’a en rien l’apparence d’une cabane et des tonalités en apparence distants maudite, Get Out depuis son titre ne ou étrangers les uns aux autres. Le meil- nous dit qu’une chose : sauve-qui-peut ! leur du cinéma hollywoodien demeure Ainsi Peele annonce la couleur. Mieux, il fréquemment un art de la recomposition regarde depuis le cinéma de genre la cou- ou de la redistribution. Get Out n’y fait leur dans dans le prisme inversé du racisme pas exception, et sur un sujet inattendu, blanc, en fait le motif imprévisible d’un il sait d’autant mieux nous surprendre film dont les lignes de (bonne) conduite dans cet exercice. se dérobent l’une à la suite de l’autre, Ainsi, la hardiesse du film de Jordan Peele entrenant indissociablement la surprise consiste en premier lieu à situer son et notre malaise. Jordan Peele s’assure projet à un point d’intersection indéce- de répondre aux exigences du genre lable entre Devine qui vient dîner… (Guess provoquant inquiétude et sursauts chez Who's Coming to Dinner, 1967) de Stanley son spectateur, mais renoue surtout Kramer et un des topos les plus conven- avec une veine subversive et politique tionels du film d’horreur. (George Romero, John Carpenter) du Dans le film plutôt balourd de Kramer, le genre horrifique / fantastique rappelant brillant docteur John Prentice (Sydney ici la constance d’une perversion, elle, Poitier), veuf, est présenté par leur fille bien vivance : le racisme blanc dans une Joey (Katharine Houghton) à un couple Amérique déjà post-Obama (le film fut de bourgeois américains (Katharine tourné en 2016)... Hepburn et Spencer Tracy) afin d’an- noncer leur mariage prochain. Quoique ILS ONT VOTÉ OBAMA ! d’opinion libérale, Matt et Christina Dayton n’en sont pas moins surpris et embarassés de découvrir la couleur de peau de leur futur gendre. Il est connu de longue date que plus la campagne américaine est profonde plus elle est menaçante. Ne surtout pas s’écarter des routes principales surtout si vous redoutez la panne ! De Massacre à L’arrivée de Chris chez les Armitage la tronçonneuse (1973) de Tobe Hooper est construite sur un enchevêtrement

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de micro-situations équivoques jetant encore à quel point. Avec un sens remar- sont en réalité les bodysnatchers (les en- le personnage dans une indéchiffrable quable de la mesure, Peele déploie sans veloppes corporelles) des grands-parents confusion. À l’accueil chaleureux qui lui empressement des signes pour l’heure Armitage. Aux deux domestiques, incar- est réservé, succède une visite guidée sans objets, retarde leur dessein infer- nations anachroniques des traditionnels (commandée) par Dean Armitage de la nal, enfonçant son personnage, et nous négresse de salon pour Georgina et du maison et de son parc. Sur un ton enjoué spectateurs avec lui, dans un engrenage nègre des champs pour Walter, s’ajoutent mais ambigu, ce véritable tour du proprié- perceptif où la mise en scène donne au lors de la fête annuelle, la présence d’André. taire prend successivement la forme d’un plus banal détail le poids d’une menace. Seul convive noir parmi les Blancs, ses discours de Dean sur son intérêt pour les agissements semblent excentriques, fei- voyages et les cultures étrangères, d’une gnant, c’est ce que Chris croit, d’ignorer les anecdote sur son père athlète déposé sur DESCENDANTS codes usuels chez les jeunes Noirs de son le fil par Jesse Owens bientôt médaillé D’ESCLAVES âge (la poignée de main). Figure d’une aux Jeux Olympiques en 1936 devant acculturation à la société blanche, il semble Hitler à Berlin, d’une présentation des être exhibé comme un être d’apparat, deux domestiques noirs et taiseux (Geor- Lors de la première séance d’hypnose, une sorte d’animal savant, jusqu’au gina et Walter) agissant comme des au- qui fait immédiatement suite à l’étrange moment où le flash déclenché par le tomates, et d’un éloge de la quiétude du ballet nocturne des domestiques observé téléphone portable de Chris paraît sou- domaine isolé par son éloignement des par Chris alors qu’il était sorti fumer une dainement le délivrer de son dressage. autres habitations. La tolérance sur- cigarette pour conjurer sa difficulté Se précipitant sur lui dans un geste qui affirmée de Dean Armitage, scellée par à s’endormir, tournant dans sa tasse ressemble à une agression, il lui criera sans un « j’aurais encore voté pour Obama si de thé une cuillère, Mrs. Armitage lui être compris : sauve-toi ! j’avais pu. Le meilleur président que j’ai explique que le protocole repose sur un La cuillère que Mrs. Armitage fait tinter connu. Assurément. » provoque un effet état de suggestivité augmentée du sujet. comme l’écho d’un temps où jadis on contraire à celui escompté : plutôt En d’autres termes, sur sa soumission. appelait de ce geste le soutien d’un que d’amadouer Chris, cet excès de L’expression même de « suggestivité aug- domestique ; les paroles d’une comptine bienveillance livré en contre-point du mentée » appelle son analogie : l’état de impliquant un état esclavagiste « one offrant, à ceux qui ont eu la journée pour mépris habituel nourrit un sourd em- servitude provoqué par la réduction en Mississipi, two Mississipi, three Mississipi… » jauger le pédigrée de la marchandise. barras, faisant insidieusement revenir esclavage. Il n’appartient plus de choisir entonnée par Jérémy Armitage lorsqu’il par affleurement chez l’hôte, la réalité à celui qui en devient l’objet. Dans le étrangle Chris comme réminiscence de la DRACULA MEETS de sa « différence ». Le « progressiste » face-à-face entre la praticienne et son pendaison réservée aux esclaves fuyards FRANKENSTEIN éclairé se révèle surtout en maître des « patient », la scène graduellement modi- et aux victimes de lynchage ; le rembour- lieux et en grand bourgeois héritier d’une fie les rapports d’échelles vers des plans rage en coton d’un vieux fauteuil en cuir lignée. Dans un climat en apparence apaisé, plus serrés sur Chris imposant l’emprise qui lui permet de se boucher les oreilles : En aparté de la garden party organisée l’accumulation progressive d’anomalies de Mrs. Armitage. Ainsi jusqu’au bas- Peele multiplie dans le temps de l’action, par les Armitage, Chris rencontre seul (postures zombifiées des employés de culement dans « la fosse » où il sombre, celui de l’Amérique d’aujourd’hui, les à seul un riche marchand d’art atteint maison), de diversions (Chris n’est pas observée par celle qui l’y a plongé. On allusions à la sombre et violente histoire de cécité. Lors de cette conversation, Noir, il est fumeur), de petits dérègle- sait que l’esclavage procède aussi d’un de l’assujettissement des Noirs aux louangeant son travail de photographe, ments (tempérament querelleur et mal asservissement moral et mental du sujet. Blancs, le film déroulant sa logique l’homme lui avoue jalouser l’acuité d’un dégrossi de Jérémy, le frère de Rose), va Chris en fera autrement l’expérience dans jusqu’au bout lorsque la fête dévoile regard qu’il a lui-même perdu sur le exciter l’attention de Chris avant qu’il ne ces vaines tentatives de reconnaissance son véritable enjeu : pendant que Chris monde qui l’entoure. Cet échange appa- réalise le motif de sa présence. Il est bel et « familière » avec les deux domestiques s’épanche au bord du lac sur l’épaule de raît d’autant plus réconfortant, qu’ab- bien l’hôte des Armitage mais ne sait pas dont on découvrira ultérieurement qu’ils Rose qu’il croit sincère, il est vendu au plus sorbé par un sujet qui les rapproche,

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Chris est dupe des intentions que le discours TIRÉ D’AFFAIRE ? recouvre. Or il y a dans cette manière de tourner autour d’une de ses qualités en par- Si la fin du film de Peele cligne de d’œil ticulier, la marque d’une manigance vampi- à la Nuit des Morts-Vivants de Romero rique pour se glisser dans la peau de l’autre. où l’unique survivant à une interminable Penser que Chris qui est noir puisse jouir nuit de terreur, un Noir, est abattu par à sa place est intolérable. Si c’est en une milice le prenant pour un zombie, le buvant le sang de leurs victimes que cinéaste américain demeure jusqu’au les vampires se régénèrent, c’est en bout attaché à faire de Get Out un film investissant le corps de l’autre qu’on ancré dans le contemporain. Un Noir envisage désormais de prendre son pied. interpelé au milieu de la nuit est forcé- La variation opérée sur le motif vam- ment plus suspect qu’un autre. S’il a en pirique par Get Out est déclinée selon plus laissé derrière lui six cadavres dont différents modes qui mettent jusqu’au quatre Blancs, peu importe les circons- cliché en valeur les attributs supposés tances, son sort est scellé. Et c’est bien du Noir : puissance sexuelle pour André, sûr ce qui traverse l’esprit de Chris à l’an- physique chez Walter, Georgina n’étant nonce des sirènes, la crainte d’être tué à plus que l’habitat au sens domestique du son tour par la police supposée lui porter terme qui permet à la grand-mère Armi- secours. L’arrivée providentielle de Rod tage de rester chez elle. De la motivation n’a pas pour seul effet de nous réjouir. vampirique aux body snatchers, le glis- À l’heure de Black Lives Matter, elle a une sement procède d’un ironique rapiéçage pleine valeur d’antiphrase. eugéniste où dans sa quête de supré- matie, le Blanc qui a longtemps asservit L’œil acéré d’un humoriste noir rôdé à le Noir, se confond désormais avec lui. l’art timing soustrayait Get Out à la Il n’en faut pas plus à Jordan Peele pour banalité ambiante du cinéma d’horreur adosser l’hénaurmité de cette horreur à pour aborder frontalement le racisme la tentation d’en rire jusqu’au délire. C’est viscéral de l’Amérique. Et puisqu’en d’ailleurs ce que font les policiers lorsque matière racisme tout est essentiellement Rod Williams, l’ami douanier de Chris, question de regard, il n’est pas vain au leur fait état de ses déductions abraca- bout du compte que Chris soit photo- dabrantes. Shit Man ! It’s fucking scary ! graphe. Et moins qu’avec effroi, c’est avec ju- bilation que nous voyons les Armitage y passer les uns après les autres dans le final moins horrifique que grand- guignolesque du film.

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THE HATE INTERPRÈTES CONTEXTE DE PRODUCTION Amandla Stenberg / Starr Carter Adapté du premier roman d’Angie Thomas, U GIVE Regina Hall / Lisa Carter longtemps resté dans le top 3 du clas- Russell Hornsby / Maverick ‘Mav’ Carter sement des best-sellers du New-York Anthony Mackie / King Times dans la catégorie Young Adult, GEORGE Issa Rae / April Ofrah Common / Carlos le film reprend le titre de l’ouvrage TILLMAN JR. Algee Smith / Khalil « The Hate U Give », lui-même en em- Sabrina Carpenter / Hailey prunté au groupe de rap formé par FICHE TECHNIQUE K.J. Apa / Chris Tupac Shakur en 1993 : « THUG LIFE », Dominique Fishback / Kenya acronyme de The Hate U Give Little RÉALISATION : George Tillman Jr. Infants Fuck Everybody (la haine qu’on SCÉNARIO : Audrey Wells, inculque aux enfants finit par tous nous d’après le roman d’Angie Thomas SYNOPSIS détruire ou parfois traduit de l’amé- ricain par PHOTOGRAPHIE : Mihai Malaimare Jr. « Ce que la société nous fait Starr Carter évolue dans deux mondes subir quand on est gamins lui pète MONTAGE : Alex Blatt, Craig Hayes diamétralement opposés : le quartier ensuite à la gueule ».). MUSIQUE : Dustin O’Halloran défavorisé et majoritairement noir où Si l’ouvrage rejoint le rappeur engagé PRODUCTION : Marty Bowen, elle vit et le lycée huppé, essentiellement dans sa forte implication politique Wyck Godfrey, Robert Teitel, blanc, où elle étudie. Sa vie bascule le (celui-ci eut aussi de nombreux démêlés George Tillman Jr. soir où son ami d’enfance, Khalil, est tué avec la justice), il fait surtout écho DISTRIBUTION : Twentieth Century Fox sous ses yeux par un officier de police à l’idée que le chanteur se fait de la lors d’un banal contrôle de la circulation. DURÉE : 2h12 vie des jeunes noirs. Évoluant pour Face aux pressions qui s’exercent sur elle SORTIE EN FRANCE : 23 janvier 2019 une large majorité dans des milieux de toutes parts, l’adolescente va devoir modestes, ils sont les plus exposés à faire ses choix, forger sa conviction et l’idéologie oppressive de la société faire entendre sa voix pour faire éclater jusqu’à déterminer en retour leur vio- la vérité... lence. Pour réussir leur vie, un jeune Noir doit d’abord apprendre à lutter contre les structures de sa propre société. Mais cela ne s’enseigne pas.

Le livre comme le film sont aussi les contemporains déclarés du mouvement « Black Lives Matter » et de l’affaire Oscar Grant, abattu par un officier de la police des transports à Oakland, en Californie le 1er janvier 2009. Lorsque G.Tillman Jr entreprend d’adapter le récit initiatique d’une adolescente afro-américaine âgée de 16 ans vivant à Garden Heights, ban- lieue ouvrière de Los Angeles, et scola- risée à 45 minutes de son quartier dans un lycée privé de la ville de Williamson, il n’entend pas seulement profiter du succès phénoménal du roman mais à faire de Starr une héroïne de son temps.

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LE DÉBUT D’UNE Ce détournement est aussi illustré lors et fan d’Harry Potter). Bref, Star est une CONVERSATION : de la séquence suivante où deux plans ado normale. Tant dans le lycée chic CONNAISSEZ successifs sur deux cadres exposés dans de Williamson (composé majoritaire- la cuisine montrent respectivement ment d'élèves blancs) qu’elle fréquente VOS DROITS une peinture du Christ et une photo que dans le quartier de Garden Heights de Malcom X. C’est ainsi en préparant où elle habite, elle tente de mener Le film débute sur une scène dans ses trois enfants aux dangers de leur une vie discrète, évitant les situations laquelle le père de Starr, Maverick, monde que le message délivré par conflictuelles. Mais elle a une double s’adresse à ses enfants pour leur ex- Maverick à tous les jeunes Noirs améri- vie, un choix que ses parents ont fait pliquer comment se comporter sans se cains en remplacement d’une croyance pour elle et ses frères afin d’augmenter mettre en danger en cas de contrôle de est « Connaissez vos droits ». À l’injustice leurs chances de s’adapter à la situation. police. Surprenante conversation qui sociale dont les Noirs américains sont Elle semble exceller dans l’art du code semble s’insérer comme un passage victimes, s’ajoute le risque d’être plus switching (alternance codique) faisant indispensable de l’éducation de ses qu’un autre citoyen américain visé par sienne l’ordonnance de son père. La pre- enfants, un peu comme si ce père la police du fait de sa couleur de peau. mière scène où l’héroïne arrive au lycée leur apprenait à regarder des deux côtés Si nous évoquions plus haut la figure de illustre cette technique. La caméra use de la rue avant de la traverser. La discus- Tupac Shakur, rappelons le logo emblé- en excès des gros plans et de ralentis sion a beau être appréhendée comme matique du groupe Public Enemy : la sil- pour transcrire le jeu social auquel Starr ordinaire, G.Tillman Jr montre dans sa houette noire d’un homme debout avec doit se livrer lorsqu’elle croise et ren- mise en scène que ce qui survient un chapeau (en référence à ceux que voie un sourire à ses camarades versus relève d’une sinistre normalité. Chaque portaient les rappeurs du groupe RUN une attitude introspective lorsqu’ils membre de la famille prend place à DMC dont un des membres fut assassiné s’éloignent. Le ralenti et le gros plan table autour de la figure paternelle qui en 2002), les bras croisés, dans le viseur lorsqu’elle range son sweat dans son siège en mentor. La jeune Starr Carter d’une arme. Pour Maverick, ancien dealer sac à dos appui la transition d’un monde et son frère Seven s'entraînent à pla- passé par la prison, aujourd’hui père de à l’autre et sa mue vestimentaire. Mais cer leurs mains à plat sur un tableau famille dévoué aux siens et modèle pour la voix intérieure de Starr souligne la de bord, selon les instructions de leur sa communauté, il faut savoir composer réalité émotionnelle de ce qu’elle tra- père. Référence aux scènes de repas avec la réalité, s’adapter, dans le ghetto verse jusqu’au baiser échangé avec familiaux du cinéma américain où le comme ailleurs. Starr en fera pour elle- son petit ami sous le regard un tantinet patriarche prend la parole devant les même l’expérience. scandalisé de deux autres lycéennes. siens avant d’introduire la bénédiction, Starr reste noire ! les leçons pragmatiques de Maverick ne Pour refléter visuellement l'expérience comptent sur aucune divine intervention. D’UN MONDE de basculement entre les mondes de À L’AUTRE Garden Heights et de Williamson, le film joue résolument sur l'éclairage et les couleurs par une opposition de autant que des caractéristiques propres Sept ans plus tard, nous retrouvons contrastes d’abord (tons chauds et fami- à des lieux, ses couleurs traduisent ou se Starr, déjà âgée de seize ans, prenant liers pour Garden Heights et plus bleus mêlent aux perceptions et aux affects désormais les commandes d’un récit pour Williamson) avant d’introduire de Starr. Ces choix de mise en scène que sa voix (off) conduit : elle aime ses au gré des évolutions de l’intrigue des sont comme une émanation réma- parents et sa famille, ressemble aux nuances perturbant avec plus ou moins nente de ce qu’elle ressent. Et ce qu’elle jeunes de son âge (elle est Nike addict d’intensité cette répartition. Mais tout ressent, bouge et se transforme, vit

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avec elle. Par exemple, quand Starr est à l’intérieur de mon ADN). Ces mots au lycée, son visage est pâle et délavé, traduisent littéralement la question comme si l'écran essayait d'étouffer la de l’acceptation de soi, à laquelle elle couleur de sa peau et la rapprocher de va être confrontée. Puis Hold On de celle des autres à la manière de cet uni- Pusha feat Rick Ross accompagne le forme qui les identifie et les confond à trajet de Starr et ses frères conduits par la fois. leur mère à l’école. Alors que les plans La musique participe d’une autre forme s’enchaînent sur différents endroits du de personnification et de territoriali- quartier pour illustrer la description sation sans pour autant se distinguer effectuée par Starr en voix-off, les d’usages conventionnels au cinéma. paroles de la chanson dévoilent sans filtre La bande-originale regroupe des nom- l’environnement : « Négros, j’ai vendu breux titres mêlant des vieux classiques des disques, jamais vendu de dope, du hip-hop et de Rnb à des productions donc, je n'entends rien à cette merde plus récentes, alterne entre les tonalités, de la rue, (...) j’ai vu des enfants se faire douces comme avec The Wolf de Tonoso massacrer, vos grand-mères être agres- feat. Johnny Gr4ves et Always d’Amandla sées, envoyez un signal aux gangs, osez Stenberg (qui joue le rôle de Starr) à réagir… ». Les vers de Pusha dressent des sons plus durs. Ces titres empruntés un âpre constat de la vie dans le ghet- sont complétés par la musique ori- to et veulent susciter une réaction de ginale de Dustin O’Halloran qui fit ceux qui comme lui y ont grandit et vu appel à Mark Isham pour composer la violence s’y banaliser. Il faut trouver « une partition au piano à laquelle se les moyens d’une résistance, la sienne mêlent de lourds violons, pour se diri- est passée par la musique. Les choix ger vers des tonalités électroniques et musicaux opérés ont aussi pour effet menaçantes, propices à soutenir les de neutraliser les tentations de faire de intensités dramatiques du film. L’utilisa- The Hate U Give un teen movie bien lissé. tion de synthétiseurs modulaires parti- La nature des circonstances précipite cipe à renforcer l’actualité du film et agit la prise de conscience et l’évolution du comme un pont avec les nombreux mor- personnage. ceaux hip hop présents dans le film »1. Si l’on prête attention à une des premières musiques du film (DNA de Kendrick SUPER STARR ? Lamar) qui intervient lorsque Starr se prépare dans sa chambre à aller au The Hate U give compose habilement lycée, on constatera que les paroles avec les codes du teen movie. Donnant renvoient à la quête d’identité de Starr : à travers la voix off la parole à Starr, « got dark, I got evil, that rot inside my G.Tillman Jr. nous rapproche immédia- DNA, I got off, I got troublesome, heart tement d’elle. Le monde et l’expérience inside my DNA » (De la noirceur, du mal, dont elle témoigne sont perçus à travers pourrissent dans mon ADN, je m’en suis son seul regard, faisant du personnage sorti, je suis problématique, le cœur non seulement la narratrice du film mais en

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quelque sorte un personnage-metteur- complexité qui le distingue, consiste, par April (avocate et militante) qui va lui en-scène. Dans la logique d’un récit d’ap- entre hésitations et inquiétudes, dans fournir les outils dont elle a besoin pour prentissage, nous l’accompagnons dans la justesse de ses mouvements de s’exprimer. La scène de protestation les épreuves que la vie lui réserve. Plus va-et-vient entre Garden Heights et à l’issue du Grand Jury est l’aboutisse- le film progresse, plus elles prendront Williamson : ils sont une manière subtile ment de la quête d’identité de Starr dé- la forme de dilemmes, de douloureuses d’étendre ce qui atteint l’adolescente sormais motivées et sans équivoques : équations que Starr devra trouver la à une plus large portion de la jeu- elle endosse le t-shirt à la mémoire de ressource de résoudre. Prise en tenaille nesse américaine, invitant chacun à Khalil, s’empare du mégaphone et porte entre les réalités du monde du ghetto prendre une distance avec la place qu’il la voix. La mise en scène souligne la où elle vit, dont elle apprécie de nom- occupe : ses camarades blancs du réalité de ses actes par les ralentis, la voix breuses facettes, et ses aspirations collège tentent d’ailleurs de se donner off, les gros plans sur le visage de Starr son ambition de réussite commerciale (elles sont aussi celle de sa famille) un genre Kendrick Lamar en imitant son alternant avec des plans d’ensemble au sérieux de son sujet. Il est tout entier à intégrer les classes moyennes, cet parler de rappeur, Starr refuse quant sur la foule. Ils permettent à la fois de porté par la conviction que plus le film itinéraire dessine la transformation d’une à elle de se conformer aux codes ves- prendre la mesure de la rage qui l’envahit s’ouvrira sans démagogie à l’adhésion succession de peurs (commençant timentaires des filles de son quartier, (elle culmine dans un cri lorsqu’elle du public, plus efficacement il propagera comme le film par celle d’être noir, Starr elle doit aussi dissimuler à son père la renvoie le fumigène vers les forces de son propos. Il y a dans l’attitude du ci- est ensuite terrifiée à l’idée de devoir couleur de peau de son petit ami. Jamais l’ordre) et de l’irrésistible sublimation de néaste un rapprochement à faire avec le témoigner) en conscience politique. le film ne déraille de sa vocation didac- ses convictions par la vertu du nombre. comportement de Starr, nous l’avons dit, Sans jamais vouloir paraître autre chose tique, mieux, par les détails, il lui donne mais aussi avec celui de son père, Mave- que ce qu’il est, ne se rebellant jamais l’amplitude de la contradiction. La quête rick. Partisan convaincu des principes contre la logique d’un répertoire litté- d’identité de Starr aboutissant à la nais- PARCOURS DE des Black Panthers qu’il fait réciter à raire ou le genre cinématographique sance d’un personnage politisé. LA COMBATTANTE ses enfants, il leur enseigne aussi à agir qu’il épouse (didactisme marqué, adou- Ainsi, si son père souhaite à Starr avec pragmatisme. Les personnages cissement de la réalité, ambition au d’embrasser sa culture afro-améri- masculins adultes noirs semblent d’ail- box-office) THUG se faufile, comme caine comme une fierté, sa mère, elle, Alors que le film débute comme un leurs comme déjà préparés aux consé- son héroïne forge sa voie, entre les lui demande de rester concentrée teenage movie conventionnel révélant quences de la mort tragique de Khalil écueils souvent édifiants duteen movie sur l’école, de pardonner et d’oublier. le côté caméléon de Starr entre deux sur Starr : le père a déjà préparé une (surtout lorsque ceux-là s’essayent Ballottée entre les points de vue et at- univers, G.Tillman Jr. en renverse peu bassine prévoyant les cauchemars et les -sans y croire- à refléter le monde). Ce tentes contradictoires de son père et de à peu la perspective. Il n’est point tant possibles nausées de sa fille, son oncle qui essentiellement le préserve de ses sa mère, entre conflit interne et externe, question de tromper le public sur la pro- Carlos, policier, la préserve autant que bonnes intentions, c’est d’abord l’auto- Starr va prendre conscience qu’il lui messe qui lui est faite que de pousser possible de l’enquête en cours, et King, rité du roman dont il est tiré et la com- faut surtout décider de ce qu’elle veut le film dans le sillon du personnage vers le caïd du quartier, veut la rassurer en lui plicité de Angie Thomas au scénario. devenir plutôt que de se conformer à une version adulte du genre. De ce fait, faisant faire le tour de son domaine en Ensuite, le film s’offre surtout comme ce que chacun souhaite voir d’elle : « Si il tire habilement profit d’un horizon lui rappelant (cela sonne aussi comme une démonstration que les événements vous ne voyez pas ma noirceur, vous d’attente alimenté par les pléthoriques un avertissement) qu’elle y est chez qui surviennent relève d’une morne ne me voyez pas... » dit-elle à Chris, ou succès ados du moment (Hunger Games, elle. Si Starr cherche la meilleure voie normalité. Ainsi le jeu remarquablement ou sous une autre forme, à travers une Nerve, Labyrinth, Very good girls, etc…) pour elle, tout s’agite autour d’elle. La assuré et juste d’Amandla Stenberg affiche dans son casier qui proclame pour conduire en prenant ses distances performance de Amandla Stenberg a permet presque paradoxalement de sa détermination : «Néanmoins, elle a The Hate u Give vers plus de tangibilité pour effet remarquable de rendre tout ce faire de Starr une héroïne ordinaire. persisté». La jeune fille se façonne presque et de réel en le recentrant sur les ques- qui l’environne plus réel encore : la dou- Ce qui la rend exceptionnelle au point malgré elle une conviction militante tions raciales et de justice sociale. leur d’une mère n’ayant jamais imaginé de conférer au film le supplément de dont la fermeté est encore renforcée Tillman Jr. n’oppose à aucun moment porter un t-shirt à l’effigie de son fils

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FILMS OUVRAGES assassiné, les difficultés de ceux qui POUR ALLER PLUS LOIN en bavent suffisamment à gagner leur — Fruitvale Station, Ryan Coogler, 2013, — The Hate U Give, roman, Angie DOSSIER DE PRESSE Thomas, 2017, édition Nathan, édition vie pour consacrer plus d’énergie à États-Unis, 1h25, Premier film ayant (Téléchargeable sur le site internet adapté le fait divers d’Oscar Grant. Harper Collins réclamer justice, le ballet des médias… du Festival dans l’espace pédagogique) Contrairement à la typification simplifi- — Detroit, Kathryn Bigelow, 2017, États- — I Am Not Your Negro, James Baldwin Unis, 2h23 / Raoul Peck, 10/18, Paris, 2018 catrice des films pour ados, THUG suit AUTOUR DU FILM — King : de Montgomery à Memphis, — Histoire des Noirs aux États-Unis, ainsi de nombreuses intrigues secon- (Articles disponibles dans l’espace daires, avec le souci (assez souvent avec la particpation de Sydney Lumet David Dallio, Ellipses, Paris, 2012 pédagogique du Festival) : et Joseph L. Mankiewicz, documentaire, convaincant) de montrer comment cet — Face à l’homme blanc, James Baldwin, Brutalités policières dans 1970, Etats-Unis, 3h05 Folio, Gallimard, 1996 événement affecte non seulement Starr la société américaine mais aussi, sans s’efforcer de tout régler, — Blindspotting, Carlos Lopez Estrada, — Des Pas dans la Poussière, Zora Neale — Aux États-Unis, la longue 2018, États-Unis, 1h35 des pans de réels entiers. Hurston, L’Aube, Paris, 2006. , histoire des brutalités policières — When they see us, Ava Duvernay, Après l’énorme succès public et cri- 21/08/2014, Le Monde tique du roman, la réussite de The Hate 2019, États-Unis, série Netflix de 4 — Fruitvale Station : l’histoire épisodes U Give repose sur la détermination et la tragique d’une bavure policière — Straight Outta Compton, F.Gary Gray, hardiesse de Tillman Jr. à placer au centre sur fond de racisme, 04/01/2014, d’un block-buster un sujet d’actualité Etats-Unis, 2015 : biopic qui retrace Outre mère la 1ère l’histoire du groupe de rap N.W.A, brûlant. À défaut d’être incendiaire, pionnier du gangsta rap, dont le titre The Hate U Give parvient à résoudre CONTEXTE DU FILM d’une de leur chanson a résonné lui-même son dilemme : comment faire, dans toute la ville de Los Angeles sans compromettre sa colère contre les — The Hate U give raconte comment un policier blanc lors des émeutes de 1992. injustices externes, un film profondé- tue Oscar Grant 22 ans, non armé — The Talk, 2017, Malik Vitthal pour ment ancré dans la communauté noire ? et plaqué au sol Procter & Gamble : publicité dont s’est À cette question, il offre une réponse — Nouvelle bavure policière inspiré le directeur de la photographie dont l’itinéraire de Starr est la formule à Oakland, 13/01/2019, Nicolas pour le film (http://www.culturepub. et l’affirmation : afin de trouver l’élan Bérubé fr/videos/procter-gamble-the-talk/). d’une solidarité efficiente contre ses Conçu pour l'initiative « My Black Is — Oscar Grant, un jeune Noir ennemis, il convient aussi de ne pas laisser Beautiful » de P&G. La publicité qui tué l’an dernier par un policier, d’autres dangers s’insinuer et prospérer remporte un Emmy Award en 2018 fait toujours bouillir Oakland, au sein même de cette communauté. est centrée sur les parents noirs 09/07/2010 américains qui racontent à leurs — Racisme et violences policières enfants les préjugés et le racisme (1) The Hate U Give, Milan La Music, racontées aux ados dans sur plusieurs décennies. www.cinézik.org « The Hate U Give », Pauline croquet, 5 avril 2018, Le Monde.fr — "The Hate U Give" redonne du sens à la "Thug Life" de 2Pac, par Marie Jaso et Myriam Roche, 23/01/2019, huffingtonpost.fr — Straight Outta Compton, Les rappeurs sont les fruits de leur époque,www.solidaire.org

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THÉMATIQUES POUR ALLER PLUS LOIN DES ÉDITIONS PRÉCÉDENTES Chaque dossier de film du programme Depuis 2010, la sélection Jeune Public Jeune Public « Le livre NOIR constitue une entrée thématique du cinéma américain » est enrichi de la programmation néanmoins ouverte de pistes pédagogiques complémentaires, à tous les spectateurs du festival. d’éléments de contextualisation Ce choix de films est d’abord pensé et de liens vers d’autres champs artistiques pour un public de collégiens et lycéens.* et domaines de savoir.

40e édition / 2018 Nous vous invitons à les découvrir DES FRONTIÈRES ET DES HOMMES sur le site Internet du festival : 39e édition / 2017 www.3continents.com DE L’AUTRE CÔTÉ DES APPARENCES : > Actions de médiation MERVEILLEUX, FANTASTIQUE > Éducation à l’image ET AUTRES ÉTRANGETÉS > Ressources pédagogiques 38e édition / 2016 DANSER / CHANTER 37e édition / 2015 FIGURES DE L’ADOLESCENCE 36e édition / 2014 ÉCLATS DU MÉLODRAME LE LIVRET PÉDAGOGIQUE 2019 35e édition / 2013 À LA CROISÉE DES CHEMINS, TOURS, Directeur artistique : Jérôme Baron DÉTOURS, AUTRES ROUTES Secrétaire générale : Jeanne Moulias ET ITINÉRAIRES Coordinatrice Pôle Publics et Médiation : 34e édition / 2012 Hélène Loiseleux VIVRE LA VILLE OU LA CONDITION [email protected] / 02 40 69 89 37 MÉTROPOLITAINE DU CINÉMA Graphisme : Agence TYPE 33e édition / 2011 FIGURES DU HÉROS 1ère de couverture : I am not you Negro 32e édition / 2010 4ème de couverture : Do The Right Thing POLITIQUES DU CINÉMA Le Festival des 3 Continents remercie pour leur soutien à ce programme * Une sélection de films à destination le ministère de la culture, le CNC, des plus jeunes spectateurs, de maternelles le Conseil Départemental de Loire-Atlantique, et primaires intitulée Premier Pas vers la Ville de Nantes, le Conseil Régional des Pays les 3 Continents, intègre la proposition de la Loire et le Consulat des États-Unis Jeune Public du Festival hors programme d’Amérique à Rennes. thématique. www.3continents.com

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