Dans la même collection : Michel LAUNAY : Jean-Jacques Rousseau écrivain politique (C.E.L.-A.C.E.R.) 85,00 F Jean EMELINA : Les valets et les servantes dans le théâtre comique en France de 1610 à 1700 (C.E.L.-P.U.G.) ...... 120,00 F Chez le même éditeur (C.E.L., B.P. 282, 06403 Cannes cedex) : Le C.R.E.U., publication du Centre de Recherches et d'Echanges Universitaires (techniques Freinet). N° 1 (4e trimestre 1976) : L'enseignement du français, le Brésil et l'Ecole Mo- derne 10,00 F N° 2 (1er trimestre 1977) : Le Japon et l'Ecole Moderne - Le Corps-Texte avec Michel Butor 10,00 F N° 3 (2e trimestre 1977) : Formation des adultes et formations des maîtres.. 10,00 F N° 4 (3e trimestre 1977) : Les techniques Freinet dans les Universités fran- çaises ...... 10,00 F

Tous droits réservés pour tous pays @ 1977 by Les Belles Lettres et C.E.L. LA LETTRE DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU A CHRISTOPHE DE BEAUMONT ETUDE STYLISTIQUE Il m'est agréable d'exprimer ma reconnaissance à tous ceux qui m'ont apporté aide et soutien. Michel Launay, par ses stimulantes suggestions, a fait progresser tant la rédaction que la publication de cette thèse. L'intérêt manifesté par mes amis, et en particulier Marie-Claire Taralon, de nombreux collègues de la Faculté des Lettres de Nice, les questions posées par mes étudiants ont été un encouragement à mener à bien ce travail. M. René Pomeau et M. Pierre Nardin ont permis, par leurs bienveillantes remarques lors de la soutenance, d'améliorer certaines pages. Le Conservateur de la Bibliothèque Publique de Neuchâtel et ses collaborateurs m'ont facilité la consultation et la reproduction partielle du brouillon de la Lettre à Christophe de Beaumont. Si cette thèse a pu être aujourd'hui publiée, après que M. Jean Starobinski en eut fait connaître une partie par les Annales de la Société Jean-Jacques Rousseau, c'est grâce à l'Association des Publications de la Faculté des Lettres et Sciences Humaines de Nice, présidée par M. Jean Granarolo, au travail de la C.E.L. et aux accords que son équipe a passés avec la société d'édition (Les Belles Lettres». Enfin et surtout, mes parents m'ont apporté leur soutien, du début de cette recherche à la correction des dernières épreuves. A tous je dis un chaleureux merci. Marie-Hélène COTONI

LA LETTRE DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU A CHRISTOPHE DE BEAUMONT ETUDE STYLISTIQUE

C.E.L. LES BELLES LETTRES B.P. 282, 06403 CANNES CEDEX 95, boulevard Raspail, 75006

Photo Bibliothèque de la Ville - Neuchâtel ABREVIATIONS

Adj. Adjectif. Besterman Voltaire's Correspondence, Genève, Institut et Musée Voltaire, 1953-1965. Le chiffre romain renvoie au tome ; le chiffre arabe seul correspond au numéro de la lettre. C.G. Correspondance générale de J.-J. Rousseau, éd. Dufour-Plan, Paris, 1924-1934. Le chiffre romain renvoie au tome. Conf. Les Confessions de J.-J. Rousseau. G Ed. Garnier (de 1962, pour la Lettre à C. de Beaumont, dans le volume du Contrat social ; de 1964, pour Les Confessions). Le chiffre arabe renvoie aux pages. Leigh Correspondance complète de J.-J. Rousseau, édition critique établie et annotée par R.A. Leigh, Genève, en cours de publication. Le chiffre romain renvoie au tome. Moland Œuvres complètes de Voltaire, éd. L. Moland, Garnier, 1877-1882 ; le chiffre romain cor- respond au tome. P Bibliothèque de la Pléiade. Le chiffre romain correspond au tome, le chiffre arabe à la page. Pour la Lettre à C. de Beaumont, P renvoie au tome IV des Œuvres complètes de J.-J. Rousseau. Subs. fém. Substantif féminin. Subs. masc. Substantif masculin. Subst. Substantif. PREFACE

Ce livre est la première étude d'ensemble consacrée à la Lettre à Christophe de Beaumont, qui est elle-même l'une des œuvres les moins connues, mais aussi l'une des plus belles et des plus fortes de Jean-Jacques Rousseau : Rousseau y répond, avec l'insolence d'un homme du peuple devenu grand écrivain, aux injures d'un noble devenu archevêque de Paris. L'étude stylistique de cette œuvre par Marie-Hélène Cotoni a reçu de René Pomeau, Professeur à la Sorbonne et directeur de la Revue d'Histoire Littéraire de la France, une approbation chaleureuse. Jean Starobinski, l'un des maîtres de la critique littéraire contemporaine, en a publié l'un des chapitres dans les Annales de la Société Jean-Jacques Rousseau. Cela suffit à recommander ce livre à l'attention des chercheurs, des étudiants et des professeurs. Ce n'est donc pas de ses mérites scientifiques que je parlerai. Ce qui fait l'importance et la modernité du premier livre de Marie-Hélène Cotoni, que nous avons la joie de co-éditer, grâce à l'esprit de coopération de l'Association des Publications de la Faculté des Lettres de Nice, de l'éditeur (Les Belles Lettres» et de la Coopérative de l'Enseignement Laïc, c'est d'abord l'audace de l'auteur, malgré sa modestie et malgré le lieu universitaire d'où Marie-Hélène a commencé à parler. Dès la formulation du sujet de thèse qu'elle a traité jusqu'à en faire un livre utile à tous nos collègues enseignants et étudiants, Marie-Hélène a su exprimer librement sa volonté propre, ses problèmes propres, en s'adaptant aux vœux de son (directeur» (sic) et aux nécessités de l'institution universitaire. C'est cette capacité de s'exprimer librement (sans avoir besoin de références à (l'expression libre» chère à Freinet) qui lui permet aujourd'hui de passer un second cap, bien plus redoutable qu'un jury de thèse : la publication de son livre, et donc le dialogue libre entre elle et la société. Ce dialogue libre passe nécessairement par un dialogue avec les trois co-éditeurs dont j'ai parlé en tête de ce paragraphe. En ce qui concerne la Coopérative de l'Enseignement Laïc au nom de laquelle j'écris cette préface, l'aventure de publier le premier livre de Marie-Hélène s'inscrit dans la ligne qui a eu comme point de départ la publication du Jean-Jacques Rousseau écrivain politique : offrir aux enseignants, chercheurs et étudiants un outil de travail de qualité et au plus bas prix possible. L'occasion m'est ici donnée de préciser les liens profonds qui existent entre une étude de Jean-Jacques Rousseau et une entreprise d'édition coopérative. Rousseau n'est sans doute pas l'un des pères ni des parrains du mouvement coopératif ; mais le mouvement coopératif est l'un des nombreux fils naturels de Jean-Jacques : sans l'idée de contrat social, sans la pratique du contrat pédagogique, le mouvement de la coopérative à l'école et les techniques Freinet de la coopérative scolaire ne se seraient pas développés comme ils l'ont fait au vingtième siècle. Nous invitons les lecteurs de ce livre qui voudraient trouver une esquisse de démonstration de cette affirmation à lire, dans quelque temps, l'ouvrage de Maria-Inez Cavalieri-Cabral, qui est sous presse à Sao Paulo et dont la traduction française ne saurait tarder : De Rousseau à Freinet, ou de la théorie à la pratique. Pour qui voudrait creuser encore plus profond dans le rapport de la Lettre à Christophe de Beaumont et de l'attitude coopérative, il ne serait pas inutile de lire d'un œil attentif ce que Marie-Hélène a écrit sur l'attitude religieuse de Rousseau : de même qu'un pacte ou un contrat unit le peuple juif à Dieu, de même Rousseau semble soutenu par le contrat personnel qui le lie à la Providence ou à Jésus-Christ, seul arbitre et seul juge. De suggérer ces idées à affirmer que des valeurs religieuses ne seraient pas absentes dans ce qui a donné naissance aux techniques Freinet, il y a un grand pas que nous ne voulons pas franchir. De surenchérir en disant qu'on trouve dans la Lettre à Christophe de Beaumont comme dans Les Dits de Mathieu un style (curé», certains jeunes d'aujourd'hui en seraient tentés. Je n'en suis pas. Mais il n'en reste pas moins qu'une recherche sur les rapports du contrat biblique, du contrat social et de la coopérative scolaire ferait surgir des réalités et des vérités étonnantes. Je laisse Marie-Hélène préciser dans son avant-propos et dans son premier chapitre les autres étapes du raisonnement que nous poursuivons, ou, pour utiliser une autre image qui aurait la préférence de Célestin Freinet, les autres tournants du sentier sur lequel nous grimpons : la détermination de la place occupée par la Lettre à Christophe de Beaumont dans l'œuvre littéraire, philosophique, religieuse, pédagogique et politique de Rousseau. De même, l'avant-propos de Marie-Hélène Cotoni permettra au lecteur de discerner quels rapports existent entre les idées de Rousseau et son style, dans une œuvre où la pensée politique ou pédagogique s'affirme non pas tant explicitement qu'à travers le choix du vocabulaire, où la conviction religieuse s'exprime en réseaux d'images, où le rythme scande certitudes ou désarrois. Qu'on nous entende, ou plutôt, pour parler comme Jean-Jacques, qu'il entende, celui qui a des oreilles pour entendre ! Etudier le style de Rousseau et ses rapports avec la pensée de Rousseau, ce n'est pas retomber dans les ornières qui séparent la stylistique d'un côté, et de l'autre l'histoire des idées. C'est s'engager vers l'aventure, l'aventure même qu'a connue Jean-Jacques Rousseau, la même aventure qu'a vécue Freinet : l'alliance du dire et du vivre, c'est-à-dire la poésie. Le poète étant, comme chacun sait, celui qui inspire et non celui qui est inspiré, nous souhaitons que ce travail incite de nombreux lecteurs à poursuivre une recherche sur Jean-Jacques Rousseau écrivain, par une réflexion personnelle, ou en cherchant dialogue et collaboration avec l'auteur. Quant à l'auteur, il n'est pas superflu de dire que Marie-Hélène Cotoni s'est libérée de Rousseau et que sa recherche s'est maintenant orientée vers l'exégèse du Nouveau Testament dans la philosophie française du dix-huitième siècle. Le plus piquant est que cette nouvelle recherche est encouragée par un grand voltairien, René Pomeau. Mais, après tout, n'y a-t-il pas entre Rousseau et Voltaire plus de points communs qu'on ne veut bien le dire ? Et n'y a-t-il pas entre la critique des textes de Jean-Jacques Rousseau et l'exégèse du Nouveau Testament une solidarité sur laquelle la foi de Marie-Hélène n'a pas besoin de s'appesantir ? Michel LAUNAY AVANT-PROPOS

Il nous paraît intéressant de relire une œuvre qui résonne encore des accents d'Emile et du Contrat social et des échos qu'ils ont suscités, mais où affleure déjà l'inspiration des grandes œuvres apologétiques. Plus que jamais se mêlent l'histoire de l'homme et l'histoire d'un homme, la réflexion théorique et l'émotion devant le vécu. Avec la Lettre à Mgr de Beaumont retentit le premier témoignage de l'écrivain «enseveli» dans d'œuvre de ténèbres» (1), le discours complexe d'un homme qui a fui Paris mais reste éloigné de Genève. C'est une œuvre née de ruptures : dans le temps, dans l'espace où se déroulait une vie, dans les liens par lesquels Rousseau se croyait attaché à des biens inaltérables : amis, patrie. Or, s'il est vrai que, dans cette œuvre, comme l'écrit M. Henri Gouhier, «l'esprit et la lettre se précipitent ensemble sur le papier ; le premier jet est jet d'idées collées à des mots et de mots collés à des idées ; (...) la pensée sait où elle va ; l'intention qui l'anime dans ces pages relève moins de la philosophie que de la rhétorique» (2), il faut discerner la fonction de cette rhétorique. Est-ce agrémenter l'énoncé en obéissant aux règles académiques ? Le style n'est-il, selon la formule de Stendhal, que la «manière d'exprimer une pensée donnée» (3) ? Est-ce accompagner d'innovations dans le langage la vigueur de la pensée ? Est-ce créer cette pensée, en la faisant vigoureuse ? Même sans le définir, ses contemporains perçoivent l'intérêt du style de Jean-Jacques. Ses ennemis en dévoilent les dangers. Pour nous en tenir à la période précédant juste l'élaboration de la Lettre, bornons-nous à rappeler les craintes qu'exprimait le docteur Théodore Tronchin à J. Vemes : ison style le rend d'autant plus dangereux> (4) ou à Louis-François Tronchin : (c'est un fanatique atrabilaire, d'autant plus à craindre qu'il écrit on lie peut pas mieux.» (5)

(1) Conf. XII G 695. (2) P CLXXI, CLXXII. (3) Du style in Mélanges de littérature, III, Paris, le Divan (p. 93). (4) Correspondance complète de J.-J. Rousseau, édition critique établie et annotée par RA. Leigh, XI, n° 1867, p. 73. (5) Ibid. n° 1964, p. 236. On trouverait les mêmes réactions chez le duc de la Vallière écrivant à Voltaire : «Les gens sensés le regardent comme un fou en rendant cependant justice à son style (...). Pour moi je crois qu'il est dangereux.* (6) Même lorsqu'ils déclarent, comme Charles Bonnet, ne pas aimer ce style «abondant en expressions et vide d'idées», ils reconnaissent son emprise et supposent que Rousseau prend ses admirateurs «par les oreilles et que l'harmonie de ses phrases les séduit.» (7) Ces commentaires, les conseils que l'écrivain donne pendant la même période à ses correspondants pour qu'ils évitent incorrections et style diffus (8) justifient un essai d'analyse stylistique. Nous en voyons les difficultés : nous cherchons à la fois un comment et un pourquoi. Il faudrait connaître l'un pour pouvoir mieux découvrir l'autre. En analysant les composantes de ce style, nous risquons de perdre de vue son objet ou son essence. Le découpage risque de morceler la signification de l'ensemble comme symptôme ou comme produit. Il faudra recomposer ce signifié latent. Rassurons-nous par la formule de Leo Spitzer : «Le philologue ira à la poursuite du microscopique parce qu'il y voit le micro- cosmique.> (9) Tout en sachant que les différents signes étudiés dans chaque chapitre ne peuvent être compris que simultanément, nous tenterons une observation d'éléments isolés, mots, images, rythmes, suivant d'ailleurs un découpage adopté dans les traités de l'époque, même si nous devons montrer que Rousseau les transgresse. A l'analyse des détails se rattachera une étude de la structure, dévoilant la vision de Rousseau, corroborée par celle du ton qu'il adopte. Nous souhaitons que cette recherche ne se dissolve pas dans l'éparpillement et qu'à travers le pointillisme on retrouve un tableau et son sens.

(6) Ibid. n° 1952. p. 209. (7) Ibid. n° 1928, p. 176 et XII n° 2074, p. 105. Cette méfiance explique l'avertissement qui précède les Lettres écrites de la montagne : «Quoi qu'il en soit, je prie les lecteurs de vouloir bien mettre à part mon beau . style et d'examiner seulement si je raisonne bien ou mal ; car enfin, de cela seul qu'un auteur s'exprime en ( bons termes, je ne vois pas comment il peut s'ensuivre que cet auteur ne sait ce qu'il dit.» (P III, 686). C'est à J la manière de ses adversaires, et pour une œuvre bien précise, que Rousseau sépare style et raisonnement. (8) Correspondance générale de J.-J. Rousseau collationnée sur les originaux, annotée et commentée par Th. Dufour. VIII, n° 1513, p. 100 ; n° 1554, p. 187. (9) Etudes de style. N.R.F., Gallimard 1970, p. 65. CHAPITRE 1

LES CIRCONSTANCES DE L'ŒUVRE LE PUBLIC, LES INTENTIONS DE L'AUTEUR

C'est le 1er janvier 1763 que Rousseau expédia au libraire Rey le manuscrit de la Lettre à Christophe de Beaumont, auquel il travaillait depuis trois mois, comme l'indique la précision donnée le 1er décembre 1762 : eIl y a deux mois que je me suis enfermé pour travailler à cet ouvrage.» (1) L'oeuvre qui parut en mars est une réponse au Mandement de Mgr l'archevêque de Paris portant condamnation d'un livre qui a pour titre : Emile, ou de l'éducation, par J.-J. Rousseau, citoyen de Genève, donné à Paris le 20 août 1762. A cette date, les attaques contre Emile et son auteur sont déjà nombreuses ; il est nécessaire de les rappeler brièvement puisqu'elles sont à l'origine de l'ouvrage que nous allons étudier et que le climat dans lequel Jean-Jacques vit depuis le mois de mai 1762 détermine ses intentions ou ses réactions plus ou moins conscientes. A la fin du mois de mai 1762, Emile paraît en France, après des retards qui ont impatienté Rousseau et lui ont fait croire à des manigances des Jésuites et à une conspiration de ses libraires. Malesherbes l'avait encouragé à publier l'œuvre en France. Madame de Luxembourg, qui n'en connaissait que des passages, songeant aux avantages matériels qui en résulteraient pour l'auteur, l'avait poussé à faire imprimer son livre, non seulement en Hollande, comme il le souhaitait, mais aussi à Paris. Rousseau a donc vendu au libraire Duchesne, de Paris, le droit d'imprimer Emile et accepté plus ou moins consciemment que cette impression soit clandestine, puisque l'accord de Malesherbes reste officieux et secret. Il souhaite bien que le livre s'imprime en Hollande seulement mais se contente de vagues promesses d'un libraire qui se considère désormais comme maître de ce qu'il a acheté et dont l'intérêt est d'imprimer directement à Paris.

1 (1) C.G. VIII n° 1616, p. 294. En fait, l'ouvrage s'imprime à Paris chez Duchesne et, en même temps, chez le libraire Néaulme à Amsterdam. Une fois l'impression commencée à Paris, Rousseau tente de l'arrêter au moins après la première moitié et essaie d'obtenir que les deux derniers volumes, avec la Profession de foi du vicaire savoyard, soient imprimés seulement par le libraire hollandais, conscient qu'en France le texte n'échappera pas à la censure et ne voulant pas agir «en fraude des lois». Mais Duchesne continue d'imprimer et décide de présenter le livre comme imprimé en Hollande. Pour six mille livres, l'auteur n'est donc «plus maître de son manuscrit» (2) ; il est contraint d'accepter que «l'ouvrage d'un ami de la vérité commence par un mensonge» (3) et placé dans une situation dont, malgré différentes mises en garde, il ne mesure pas le danger, comme il l'expliquera plus tard : «Sûr d'être en règle à tous égards sur cet ouvrage, fortement persuadé qu'il avait non seulement l'agrément et la protection du magistrat, mais même la faveur du ministère, je me félicitais de mon courage à bien faire et je fiais de mes pusillanimes amis, qui paraissaient s'inquiéter pour moi.» (4) La vente de l'Emile que Rousseau a tenu à signer de son nom est très vite arrêtée, comme l'indique, le 3 juin, Bachaumont qui ajoute : «cette affaire n'en restera pas là (5).» Avant la publication, le directeur de la librairie a fait redemander à l'auteur toutes ses lettres traitant du livre et qui auraient pu le compromettre. «Les sourds mugissements qui précèdent l'orage» (6) se font de plus en plus nombreux. La Sorbonne s'inquiète, dès le 7 juin, devant cet ouvrage «également contraire à la foi et aux mœurs», et se prépare à défendre «la Religion si horriblement attaquée». Le de Paris s'ébranle deux jours plus tard, ordonnant par décret que «le dit livre imprimé sera lacéré et brûlé en la cour du palais, au pied du grand escalier d'icelui, par l'Exécuteur de la haute justice (...) le nommé J.-J. Rousseau, dénommé au frontispice du dit livre, sera pris et appréhendé au corps, et amené es prisons de la Conciergerie du palais, pour être ouï et interrogé (...).» C'est dans la nuit du 8 au 9 juin qu'on vient avertir Rousseau ; on tient conciliabule chez Madame de Luxembourg ; on persuade l'écrivain de se cacher ou de fuir pour éviter l'orage. Pense-t-il qu'on risque d'appliquer l'édit du 16 avril 1757, menaçant de la peine de mort tout auteur d'ouvrage séditieux, puisque les parlementaires allaient répétant (qu'on n'avançait rien à brûler les livres, et qu'il fallait brûler les auteurs.» (7) Des traces de ces craintes se retrouvent dans la Lettre à Beaumont : «On l'eût brûlé peut-être même sans l'entendre.» (8)

(2) Confessions XI. Garnier 664. (3) Lettre à Duchesne du 26 mars 1762, C.G. VII, n° 1319, p. 165. (4) Confessions XI. Garnier 665. (5) Cité dans : P-P Plan, Jean-Jacques Rousseau raconté par les gazettes de son temps, Paris, Mercure de France, 1912, p. 16. (6) Confessions XI. Garnier 679. (7) Confessions XI, Garnier 680. (8) Lettre G 439, P 930. Est-il gagné par l'inquiétude générale, alors qu'il se sentait jusque-là «si parfaitement irréprochable, si bien appuyé, si bien en règle à tous égards» (9) ? Veut-il, comme on le lui demande, éviter, en fuyant, de fournir aux interrogatoires des réponses qui pourraient compromettre Malesherbes et Madame de Luxembourg (10) ? En tout cas, Rousseau part, le 9 juin, pour Yverdon, dans le canton de Berne, recréant en chemin pour lui-même l'histoire du lévite d'Ephraïm. Tandis qu'on brûle, le 11 juin, l'Emile à Paris, il baise, à la frontière, la terre de la liberté. Le 14, il atteint Yverdon où il s'installe chez Daniel Roguin. Voilà, cependant, que la «fermentation» autour d'Emile s'étend hors de France. A Genève, le Petit Conseil délibère le 18 et le 19 juin, pour condamner également YEmile et le Contrat social à être «lacérés et brûlés par l'Exécuteur de la haute justice, devant la porte de l'Hôtel de Ville, comme téméraires, scandaleux, impies, tendant à détruire la religion chrétienne et tous les gouvernements» ; et, au-delà de ce qu'avait prévu le procureur général Jean-Robert Tronchin, il condamne aussi l'auteur, s'il vient «dans la ville ou dans les terres de la Seigneurie», à être «saisi et appréhendé, pour être ensuite prononcé sur sa personne». Le 21, le docteur Théodore Tronchin remercie le Petit Conseil de sa décision et s'élève contre les ouvrages impies. Le Petit Conseil refuse d'ailleurs de donner communication à la famille de Rousseau de l'arrêté du 19 juin. Les Etats de Hollande décident à leur tour, le 23 juin, de suspendre la vente d'Emile, tandis que les magistrats s'informeront sur les doctrines qui y sont contenues. En juillet, le gouvernement de Berne prend un décret contre Rousseau qui doit partir. Il va se réfugier, le 10 juillet, à Môtiers, demandant finalement asile, dans la principauté prussienne de Neuchâtel, au gouverneur George Keith, le pittoresque «milord Maréchal». Autorisé à séjourner à Môtiers, Jean-Jacques n'y trouve pas pour autant la «vie tranquille et douce» (11) qu'il aurait pu souhaiter. Les poursuites contre l'ouvrage continuent : le privilège accordé pour la publication d'Emile est révoqué le 30 juillet dans les Etats de Hollande et de Westfrise ; l'ouvrage doit être détruit. Même la Hollande qui est libérale mais redoute les Sociniens imite «le stupide exemple de la troupe moutonnière» selon l'expression employée par Rousseau. Les pasteurs Wallons soulignent le «pur théisme» de YEmile qui attaque «toutes les révélations indistinctement» (12) et relèvent une soixantaine de passages dangereux. Les Mémoires livresecrets de Bachaumont rapportant, le 11 août, cette nouvelle interdiction ajoutent que le «est qualifié de toutes les épithètes mal sonnantes» que l'auteur pouvait désirer (13).

(9) Confessions XI. Garnier 679. (10) Qu'elle ait joué la comédie de la crainte comme l'affirme Malesherbes (texte cité par P. Grosclaude, Jean-Jacquesmotifs de ce dernier.Rousseau et Malesherbes, Paris 1%0, p. 108) pour faire partir Rousseau ne change rien aux (11) Confessions XII, Garnier p. 710. (12) Cité dans «La condamnation de l'Emile en Hollande», par K.R. Gallas, in Annales J.-J. Rousseau. tome 17, 1926, p. 62. ; (13) Cité par P-P Plan, op. cit. p. 26. C'est à Môtiers qu'il apprend, au milieu du «concours d'aboiements» (14) dirigés contre lui, que la Sorbonne a rédigé une censure d'Emile qu'on imprimera en latin et en français et que l'archevêque de Paris a donné un Mandement contre lui. Le libraire Guy l'en informe le 30 août : «Monsieur l'archevêque vient de donner son mandement. On le dit très bien fait, mais on doute s'il persuade.* (15) Rousseau en prend connaissance un peu plus tard ; dans une lettre adressée à Madame de la Tour le 26 septembre, il indique, en effet, qu'il vient de recevoir, par le frère de Monsieur du Terreaux, un exemplaire du Mandement, qu'il avait demandé (16). Dès le début du mois suivant, il jette sur le papier les premiers éléments de sa réponse. De tous côtés, tant en France qu'en Suisse, on l'a poursuivi ; tous les pouvoirs se sont unis dans ces attaques. Le 9 septembre Rome a mis l'Emile à l'index. En novembre la Sorbonne tient une nouvelle séance pour la censure d'Emile, qui est publiée et paraît à la fin de ce même mois à Paris. Les circonstances qui précèdent l'élaboration de la réponse à l'archevêque de Paris sont telles que l'auteur sent partout, et à Neuchâtel même, des «cafardages» par lesquels on tente «d'échauffer le peuple et de l'animer» contre lui (17).

On comprend que Rousseau insiste sur les particularités de son destin. Les écrivains audacieux ne manquent sans doute pas ; mais combien, comme Jean-Jacques, tiennent à signer leurs audaces de leur nom ? Qu'on pense à Voltaire : «J'ai toujours dit aux Cramer que je voulais être brûlé anonyme (...). Je ne veux point être brûlé en mon propre et privé nom.> (18) Que Rousseau mette son nom sur ses écrits est pour certains une impudence (19). Nombreux cependant aussi les auteurs poursuivis eux-mêmes pour leurs écrits, les abbés de Prades, les Helvétius. Curieusement la stratégie, les termes mêmes des diverses condamnations sont souvent très proches : Helvétius a contre lui les Jésuites à la cour et les Jansénistes au Parlement, rivalisant de zèle, comme ils s'agiteront contre Emile. Lisons à titre d'exemple un extrait du Mandement de Christophe de Beaumont portant

(14) Confessions XII, Garnier 716. (15) C.G. VIII, p. 89, n° 1506. " (16) C.G. VIII p. 161, n° 1541. (17) Confessions XII, G 713. (18) Besterman LII, n° 10 340, p. 13. (19) Cf. la lettre de Jean-Louis Dupan, citée dans la Correspondance complète de Y.-y. Rousseau, ed. Leigh XI, n° 1896, p. 123. condamnation de l'Esprit : il accuse le livre de contenir iune doctrine abominable, propre à renverser la loi naturelle et à détruire les fondements de la religion chrétienne ; (u.) tendant à troubler la paix des états, à révolter les sujets contre l'autorité et contre la personne même de leur souverain, favorisant les athées, les déistes, toutes les espèces d'incrédules.» (20) Joly de Fleury s'exclame à propos du même ouvrage : (L' humanité frémit, le citoyen est alarmé.» (21) Quant aux théologiens de la Faculté de Paris, ils s'élèvent contre des écrits qui «semblables à de noires vapeurs et à des exhalaisons infectées, forment des nuages épais qui portent avec eux la contagion et la désolation dans tous les lieux où ils se déchargent. » Ces ouvrages sont assimilés à de véritables poisons (22). On voit que, ni dans les accusations, ni par l'originalité des images, ceux qui poursuivent Rousseau ne cherchent à innover. On pourrait en déduire que son aventure est presque courante, banales ces condamnations aux termes excessifs. Mais les ressemblances restent superficielles ; Helvétius accepte de se rétracter, conserve le soutien d'une partie du public et des . L'abbé de Prades, après les censures de la Sorbonne et le mandement de Christophe de Beaumont, avait pris la fuite mais trouvé un refuge à la cour de Prusse, sous la double protection de Voltaire et de Frédéric II. Pour certains, la persécution, moins acharnée il est vrai, équivaut à la célébrité : l'abbé Morellet voit, en 1760, «quelque gloire littéraire éclairer les murs» de sa prison : «Persécuté, j'allais être connu» (23), écrit-il et il compte sur cette aventure pour s'imposer davantage aux gens de lettres, aux philosophes, aux gens du monde. Plus tard et consciemment, Marmontel, à son tour, orchestre, en 1767, une véritable campagne publicitaire à partir de la condamnation de Bélisaire : Tandis que la Sorbonne est en rumeur, l'écrivain tente de se concilier la cour, le Parlement et l'archevêque de Paris, les exemplaires de son œuvre se multiplient et se répandent. Mon rôle à moi était de ne paraître ni faible, ni mutin et de gagner du temps,

(20) Cité dans Helvétius : De l'esprit. De l'homme. Notes, maximes et pensées. Le bonheur. Lettres. Paris, Mercure de France, 1909, pp. 318-319. Pour les termes comparables du mandement donné en février 1752 contre l'abbé de Prades, on peut consulter l'article de M. John S. Spink : «L'affaire de J.-M. de Prades» in Dix-huitième siècle, 1971» n° 3, pp. 165-166. (21) De l'esprit, op. cit. p. 319. (22) Ibid., p. 320. (23) Mémoires inédits de l'abbé Morellet. Paris, Librairie française de Ladvocat, 1822, tome I, p. 99. pour laisser se multiplier et se répandre dans l'Europe les éditions de mon livre.» (24) Il peut conclure que tandis que la Sorbonne condamnait Bélisaire comme «ennemie du trône et de l'autel», «les lettres des souverains de l'Europe et celles des hommes les plus éclairés et les plus sages m'arrivaient de tous les côtés, pleines d'éloges pour mon livre, qu'ils disaient être le bréviaire des rois.» (25) Ce petit nombre d'exemples permet de mesurer ce qui différencie des condamnations subies par des écrivains soutenus, du reste, par des amis, des partis, les persécutions dont se sent victime un Jean-Jacques solitaire, chassé de refuge en refuge, à qui il ne reste, après qu'il a irrité les dévots et les philosophes, que «ceux qui considèrent la vertu» (26). On comprend qu'il écrive à Madame de Verdelin le 4 septembre : «L'innocence et la vérité n'ont plus de voix pour se faire entendre. Nul homme en Europe n'ose prendre ma défense (...). Tous les partis ont tous ensemble fondu sur moi.» (27)

Dans une lettre du 21 mars 1763, probablement destinée à Monsieur Abauzit, Rousseau écrit, parlant de sa Lettre à Beaumont, «Plaignez-moi, Monsieur, en parcourant ce barbouillage... Me voilà dans les griffes des gens d'Eglise ; il faut bien, malgré moi, leur couper les ongles, pour n'en être pas déchiré.» (28) «De tous les écrits publiés par les catholiques, j'ai choisi le moins sot pour y répondre, mais le choix est encore plus difficile parmi ceux des protestants.» (29) Rousseau choisit donc de répondre à l'archevêque de Paris parce qu'il voit en lui le représentant le plus qualifié de ses adversaires catholiques. Une lettre adressée à Madame de Verdelin le 27 mars 1763 (30) confirme que Jean-Jacques trouve son Mandement moins inepte que les ouvrages méprisables des «quidams» de la Sorbonne et qu'il a pour lui estime et respect «malgré ses travers». Telle est l'opinion générale. Bachaumont note le 28 août que le Mandement est

(24) Marmontel, Mémoires, Pans 1804, tome I. p. 37. ' (25) Ibid. p. 46. (26) Expression du Docteur Tissot, Leigh XII n° 2052. (27) C.G. VIII, n° 1517, p. 105. (28) On peut comparer avec l'image de Voltaire conseillant de lutter contre l'«Infâme», «en rognant les ongles de la bête, quans vous la trouverez un peu endormie» (Besterman 10 831). (29) C.G. IX, p. 182, n° 1737. (30) C.G. IX, n° 1748, p. 197. «fort bien fait». «Les raisonnements ne sont pas d'une force péremptoire, et de ce côté-là le livre ne reste pas pulvérisé ; mais on lance les foudres de l'Eglise sur quiconque oserait lire un pareil ouvrage.» (31) Grimm trouve aussi le Mandement «plus sage et plus décent» que le réquisitoire de Joly de Fleury et rend compte du succès obtenu à Paris par un passage particulier : le portrait que l'archevêque trace de Jean-Jacques. «L'on a voulu parier que ce morceau était l'ouvrage d'un homme du monde et non d'un prêtre.» (32) Il semble, en effet, que Mgr de Beaumont n'ait pas rédigé, seul du moins, le Mandement. On l'a attribué à M. Brocquevielle, Lazariste, curé de la paroisse de Notre-Dame de Versailles (33). D'après Bergounioux, il aurait été composé par Moreau, le polémiste érudit, auteur des Mémoires sur les Cacouacs et historiographe de France (34). Peu importe d'ailleurs, pour la réponse de Rousseau, le nom du véritable rédacteur : c'est à l'archevêque de Paris que l'auteur d'Emile s'adresse. C'est donc sa personnalité qui compte. Christophe de Beaumont, né en 1703, archevêque de Paris depuis 1746, est connu pour l'indépendance qu'il essaie de conserver face aux pouvoirs politiques, pour sa lutte contre les écrits de philosophes — il suffit de penser au nombre de Mandements donnés contre leurs œuvres, nous en rappelions quelques-uns ci-dessus — et contre l'influence des Jansénistes : l'abbé Morellet, dans ses Mémoires, rapporte les effets de leurs querelles autour de 1750 : «A l'époque où nous étions en Sorbonne, la querelle des Jansénistes avec l'archevêque de Beaumont qui voulait qu'on refusât les sacrements aux mourants qui ne produisaient pas de billet de confession d'un prêtre approuvé, était dans toute sa chaleur ; le parlement poursuivant les curés et les vicaires qui refusaient le viatique à défaut de billets, et l'archevêque interdisant ceux qui administraient sans les exiger. De là s'élevait très naturellement dans les écoles la question de la tolérance religieuse et civile.> (35) On a évoqué aussi sa charité, si légendaire que c'est ce dernier trait que Vigny souligne, soixante-dix ans plus tard, dans le portrait que présente la première partie de Stello. A son sujet, Marmontel s'exprime, à vrai dire, de façon plus caustique lorsqu'il raconte son entrevue avec l'archevêque au sujet de Bélisaire :

(31) Cite par P-P Plan, op. cit., pp. 26-27. (32) Grimm Correspondance... Paris Fume 1829, tome 3, p. 117. 1 (33) Cité en note de la Correspondance... de Grimm, ibid. 41 (34) Cité dans la Correspondance complète de J.-J. Rousseau, Ed. Leigh XII, p. 216. . (35) Op. cit., p. 32. «J'allai voir le prélat. Il me reçut d'un air paterne, en m'appelant toujours aMon Cher Monsieur Marmontel». Je fus touché de la bonté que semblaient exprimer des paroles si douces. J'ai su depuis que c'était le protocole de Monseigneur en parlant aux petites gens.» (36) Et comme l'écrivain jouait la comédie de la docilité face aux propositions des théologiens, «Le prélat me retint et me serrant les mains entre les siennes, me conjura, avec un pathétique vraiment risible, de souscrire à ce dogme atroce.» (37) Rousseau, pour sa part, s'il ne ménage pas ses critiques aux «hommes constitués en dignité» (38), veut croire aussi aux qualités vraies de Christophe de Beaumont lorsqu'il manifeste la douloureuse surprise éprouvée devant ce dernier coup porté par un homme pour lequel, dit-il, «j'eus toujours de l'estime, et dont j'admirais la constance en plaignant son aveuglement.» (39) Il peut donc juger que ce Mandement a été inspiré, dicté à l'archevêque de Paris, qu'il est «de la façon des Jésuites» (40). Toute la réponse de Rousseau montre qu'il le considère comme indissociable des attaques précédentes et entraîné par elles. En ripostant à ce Mandement qui «passait pour être bien fait» (41) il s'adresse donc à tous ses inspirateurs.

En France, en effet, clergé et pouvoir politique se sont alarmés devant l'appel à la liberté que contiennent Emile et plus particulièrement la Profession de foi du vicaire savoyard. Selon la formule célèbre de Bachaumont, «le glaive et l'encensoir se réunissent contre l'auteur.» (42) Si les Jésuites voient, avec hostilité, détruire la formation qu'ils préconisent, les Jansénistes trouvent surtout dans la condamnation de l'ouvrage un moyen de paraître équitables. En effet, le Parlement, bastion janséniste, souhaite frapper les Jésuites sans avoir l'air, cependant, de frapper l'Eglise et d'agir en auxiliaire des philosophes.

(36) Marmontel, op. cit., p. 38. (37) Ibid., p. 42. (38) Lettre à Beaumont, G 506, P 1006. (39) Confessions XII, G 717. (40) Ibid. (41) C.G. IX, p. 217, n° 1762. (42) Mémoires secrets, 31 mai, cité par P-P Plan, op. cit. p. 15. Compenser les coups portés aux Jésuites par la condamnation d'un ouvrage «philosophique» permet d'éviter tout soupçon et tout reproche. Rousseau et son Emile sont les victimes de ce stratagème. Aussi Rousseau voit-il dans le Parlement Janséniste non seulement l'auteur du décret le frappant, mais le véritable responsable du Mandement : dans ce zèle à poursuivre l'esprit philosophique, le Mandement n'a fait que suivre le décret ; il n'existerait pas sans lui : Christophe de Beaumont est plus ou moins consciemment le «satellite», «l'instrument» des Jansénistes (43). S'adresser à celui-là, c'est donc aussi répondre à ceux-ci. Des Jansénistes ont pu essayer d'enrôler Rousseau parmi les adversaires des Jésuites et, comme l'écrit M. Philippe Lefebvre : «Faute d'avoir pu en faire un persécuteur ils en feront une victime (44).» Ainsi s'expliqueraient la rapidité de leur action, la surprise des amis de Rousseau, dont certains pouvaient d'ailleurs, à travers lui, se sentir menacés. Jansénistes et molinistes luttent d'influence. Rousseau analyse lucidement, dans la Lettre, cette émulation, tout en exprimant sa surprise de voir l'ensemble de l'Eglise et l'archevêque de Paris unir leur cause à celle des Jansénistes. Certains passages de la Lettre visent particulièrement le Parlement de Paris : il outrepasse ses droits en condamnant un livre imprimé en Hollande — Rousseau s'en tient là au nom du seul libraire paru officiellement —, et écrit par un auteur protestant et républicain, agit sans aucun souci des procédures habituelles et décrète sans en- tendre (45). Ce même Parlement qui se rend coupable d'abus de pouvoir n'a (aucune idée du droit naturel, ni du droit des gens.» (46) C'est aussi à ces partis, à la cour, au gouvernement, gagnés par le même vertige de persécution, que s'adresse la réponse de Rousseau à l'archevêque de Paris.

Que savons-nous des réactions des lecteurs français devant ces persécutions ? Nous connaissons l'opinion des philosophes : Diderot estime que «l'affaire Rousseau ne se suivra pas», car «il a pour lui les dévots» grâce au «mal qu'il a dit des philo- sophes» (47). Il est donc considéré comme un transfuge d'un camp à un autre. Nous verrons que la curiosité reste grande, néanmoins, à l'égard de tout écrit de Rousseau : s'il n'a pas le parti philosophique comme soutien, il le conserve comme lecteur. C'est là

(43) Lettre G 441, 442, P 933, 934. Monsieur R. Pomeau remarque aussi que Christophe de Beaumont s'est montré d une clairvoyance médiocre et réagit à contre-sens, Jean-Jacques pouvant constituer un renfort pour le parti antiphilosophique («Foi et raison de Jean-Jacques» in revue Europe, nov.-déc. 1961, pp. 57-65). (44) «Jansénistes et catholiques contre Rousseau. Essai sur les circonstances religieuses de la condamnation de l'Emile à Paris», in Annales J.-J. Rousseau 1966-1968, tome 37, pp. 129-148. (45) Lettre G 438, P 929. (46) Ibid. G 482, P 979, note. (47) Lettre à Sophie Volland du 18 juillet 1762, citée dans : , Correspondance IV, recueillie, établie et annotée par Georges Roth, éd. de Minuit, 1958, p. 55. un public qui peut jouer un rôle stimulant dans la mesure où il s'agit, sinon de le combattre, du moins de rivaliser d'influence avec lui. Même si Jean-Jacques a rompu non seulement avec les théories mais avec la manière des philosophes, s'adresser à des esprits qui portent leur marque peut imposer, dans la polémique même, certaines exigences. La correspondance de l'été 1762 montre que malgré les soupçons que manifeste assez vite Rousseau, d'Alembert lui témoigne sa sympathie devant les agressions «de l'hypocrisie et du fanatisme» (48) et propose de lui trouver un asile à la cour de Prusse. Lui restent fidèles et préoccupés de son sort non seulement Marie-Alexandrine Dupin, Marie-Anne Alissan de la Tour, mais aussi le Maréchal et la Duchesse de Luxembourg, Madame de Verdelin. Si les relations avec la comtesse de Boufflers-Rouverel deviennent moins cordiales à partir d'octobre, c'est que Rousseau se cabre devant des conseils et des admonestations qu'il juge autoritaires à l'excès, à propos surtout de sa déclaration de foi au pasteur Montmollin (49). Au contraire un échange de lettres se fait en octobre et novembre entre l'écrivain et Malesherbes (50). En envoyant, sur la demande de Jean-Jacques, les copies des quatre lettres autobiographiques, Malesherbes ajoute : «Vous me demandez si vos malheurs n'ont pas refroidi mon estime et mon amitié pour vous. Ils sont faits pour intéresser ceux mêmes à qui vos ouvrages n'avaient inspiré qu'une admiration froide et je vous assure que c'est l'effet qu'ils ont produit sur bien des gens que je connais et qui ne vous connaissent point, du nombre même de ceux qui, étant en place, se sont crus obligés de foudroyer contre vous.» (51) Même si Rousseau n'apprécie guère cette dernière attitude, la lettre de Malesherbes l'éclairé sur l'intérêt que pourrait encore susciter un écrit de lui dans certains milieux français. Mais à côté de ces protecteurs de plus ou moins longue date, il semble que les adeptes anonymes restent nombreux, à Paris, dans le peuple. D'après d'Alembert, Jean-Jacques y connaîtrait une célébrité comparable à celle qu'avait rencontrée le duc de Beaufort : Ûean-Jacques y est un peu le roi des Halles» écrit-il le 31 juillet à Voltaire (52). Ce témoignage fait écho à ce qu'écrivait, de Genève, Jean-Louis Dupan, le 28 juin : «Malgré les brutalités que cet auteur dit aux Français, on assure qu'il a un fort parti pour lui à Paris. On aime les gens hardis qui osent s'attaquer aux Rois et aux Dieux ; on admire son génie et la force de son style.» (53)

(48) Leigh XI. n° 1874, p. 83. (49) Voir, par exemple, C.G. VIII n° 1546, p. 170. (50) C.G. VIII n° 1569, p. 209 et n° 1590. p. 247. (51) C.G. n° 1590, p. 247, t. VIII. (52) Leigh XII n° 2050. p. 138. (53) Ibid. XI n° 1923, pp. 168-169. Des coreligionnaires lui écrivent, comme Jean Ribotte, de Montauban, pour le plaindre, exprimer l'admiration que devrait recueillir Emile, mais aussi suggérer timidement de plaider, dans un prochain ouvrage, la cause des protestants français (54). Rousseau retient cet appel et introduit ce plaidoyer dans la Lettre à Beaumont ; lettre qu'il enverra, nous le constaterons plus loin, à ses protecteurs et à quelques amis anciens ou nouveaux ; lettre au sujet de laquelle nous le verrons préoccupé des réactions françaises. Cependant, le 1er juillet 1762, Grimm prévoyait surtout un retour à Genève de l'écrivain qui pourrait se faire alors «chef de parti parmi le peuple» (55).

Mais la France catholique n'a pas été seule à s'agiter devant les audaces de l'Emile et ses tentatives pour libérer l'enfant et l'homme. Jean-Jacques sent un double complot derrière ces inexplicables poursuites : les «marionnettes de Genève et de Berne» sont agitées par le «polichinelle Voltaire et le compère Tronchin», tandis que «celles de Paris sont menées aussi, mais plus adroitement encore, par un autre Arlequin» écrit-il le 21 juillet 1762 à Madame de Luxembourg (56). A cette lettre fait écho celle adressée à Moultou le 10 août : (Quoi de plus plaisant que de voir les dévots se faire les satellites de Voltaire et du parti philosophique bien plus vivement ulcéré qu'eux, et les ministres protestants se faire à ma poursuite les archers des prêtres ? La méchanceté ne me surprend plus, mais j'avoue que la bêtise poussée à ce point m'étonne encore.» (57) Julie von Bondeli a la même opinion sur la responsabilité de Voltaire auteur de la Pucelle, de Candide et de l'Epître à Uranie, en «crève de honte» (58) et se montre prête à faire partager par le plus grand nombre cette opinion et cette honte. Même avis exprimé quelques jours plus tard, le 15 juillet, par le Docteur Zimmermann : (Le vertueux Rousseau chassé du canton de Berne comme ennemi de la religion par M. Arouet de Voltaire, voilà un trait de notre histoire qui ne s'oubliera pas, qui ne sera pas perdu, mais qui dans les siècles suivants ne sera pas cru.» (59)

(54) Ibid. XII n° 2085, pp. 202-203. (55) Grimm, op. cit. p. 73. (56) C.G. VIII n° 1467, p. 19, Leigh XII, n° 2017, p. 74. (57) C.G. VIII n° 1485, p. 58. Leigh XII n° 2066, p. 166. (58) Leigh XI n° 1963, p. 235. ; (59) Leigh XII n° 1997, p. 37. Les erreurs que Rousseau ou d'autres peuvent commettre en analysant les causes de ses malheurs et en noircissant les philosophes importent peu ici (60). Seule compte, pour expliquer le mûrissement de sa Lettre à Beaumont, sa propre interprétation des faits. Il est exact que les condamnations protestantes suivent de bien près, dans leur date et dans leurs termes, l'arrêt du Parlement de Paris. La situation politique et la situation religieuse suffisent à l'expliquer. Si le premier Discours a connu un accueil chaleureux à Genève, si la Lettre à d'Alembert a attiré certaines sympathies de pasteurs, le second Discours, et, par la suite, le Contrat social ne peuvent, à Genève même, que mécontenter les privilégiés et la Profession de foi du vicaire savoyard inquiéter les ministres protestants. Depuis l'article «Genève» écrit par d'Alembert et inspiré par Voltaire, ils traînent derrière eux une réputation de sociniens, de chrétiens trop proches du déisme. Et voilà que Rousseau présente au public des doutes et des hérésies qu'il attribue, certes, à un prêtre catholique, mais qu'il reproduit dans un ouvrage signé «J.-J. Rousseau, citoyen de Genève». Le public risque fort de les croire partagés par ses concitoyens et coreligionnaires. Au milieu de ces remous dans les cercles politiques et religieux, Choiseul (61) se dit curieux des réactions suscitées à Genève par l'Emile. Le petit pays se hâte d'informer le grand que «le Conseil a vu avec beaucoup de déplaisir qu'un homme, qui se dit citoyen de Genève et qui, dans l'espace de quarante ans, n'y a séjourné que quelques semaines, a été assez téméraire pour composer des ouvrages aussi dangereux.* Jean-François Sellon rapporte la satisfaction de Choiseul et tient à dégager Genève de toute responsabilité (62). Rey assurera d'ailleurs à Rousseau que Genève a condamné le Contrat social «à la sollicitation de la France» (63). Outre l'influence exercée par Voltaire aux portes de Genève sur certains esprits et celle, plus sérieuse, du gouvernement français, la situation interne explique les décisions du Conseil. Tandis que le parti populaire de Genève peut trouver dans le Contrat social de nouvelles armes pour sa liberté, les notables y voient un manifeste capable de relancer l'entreprise insurrectionnelle. Mais les réfutations politiques du procureur général Tronchin ne sont connues que d'un petit nombre ; elles ne paraissent pas ailleurs que dans les registres du Conseil. Pour rassembler contre l'écrivain des citoyens aux intérêts contraires, une manœuvre est nécessaire : on limite le débat à la Profession de foi, on fait appel au scrupule religieux de tous pour mieux défendre quelques intérêts particuliers. En accusant Rousseau de n'être plus chrétien, de n'être plus protestant, on coupe un des liens essentiels du citoyen avec sa patrie. On peut retenir l'explication donnée plus tard dans les Confessions :

(60) Pour une version opposée des faits, on peut se reporter à la Lettre de M. de Voltaire à M. Hume. (61) Même sans retenir l'animosité que lui prête Rousseau — Confessions XI, Garnier 680 — l'attitude du ministre peut s'expliquer par des raisons d'ordre politique et religieux assez semblables à celles du Parlement. (62) Leigh XI n° 1936, p. 186. (63) C.G. IX n° 1764, p. 220. «On laissait clabauder les caillettes et les cafards, ou soi-disant tels, que le Conseil mettait en avant pour me rendre odieux à la populace, et faire attribuer son incartade au zèle de la religion.» (64) Lorsqu'on lit la correspondance écrite pendant la période où Rousseau prépare ou rédige la Lettre à Christophe de Beaumont, on est frappé de voir qu'il s'y montre surtout sensible aux réactions de Genève. Au moment où la mort de Madame de Warens, l'existence errante le ramènent à ses souvenirs de jeunesse, c'est principalement l'attitude de sa patrie envers lui qu'il analyse. Dès le 19 juin il confie au Maréchal de Luxembourg : (Mes deux livres viennent d'exciter la plus grande fermentation dans Genève. On dit que la voix publique est pour moi, cependant ils y sont défendus tous les deux. Ainsi mes malheurs sont au comble ; il ne peut plus guère m'arriver pis.» (65) Le 10 août, dans une lettre adressée à Marcet de Mézières, rapprochant son œuvre de celle de son père, il se plaint de Genève où «le zèle patriotique ne se pardonne plus », puisqu'elle les a tous deux expatriés, puisque le Conseil, après le Parlement de Paris, lui a donné «le dernier coup de pied» (66). Dans cette même lettre, il souligne d'ailleurs qu'un changement d'opinion en France aurait des répercussions à Genève. «Quand les Français eux-mêmes blâmeront leur conduite, leurs singes auront moins de peine à les imiter.* En dehors des mesures prises par les hommes de gouvernement, quelle est l'attitude du public genevois envers Rousseau ? On sait que les pasteurs sont partagés. D'un côté Moultou, dont nous verrons ci-dessous les efforts parfois désordonnés pour aider Jean-Jacques avec l'assistance d'Usteri à Zurich ; de l'autre Roustan, Vernes, Vernet, qui s'agitent pour réfuter les déclarations de l'Emile, mais avec des intentions et une attitude différentes vis-à-vis de son auteur. Dès le 20 juillet, Roustan, par lettre (67), réconforte Rousseau et annonce à la fois une réfutation du dernier chapitre du Contrat social et sa visite. A la même date,

(64) Conf. XII, G 721. Ce n'est pas la première fois que cette tactique est utilisée. Dix ans auparavant Georges-Louis Le Sage, tirant des conséquences révolutionnaires des principes du droit naturel, avait fait publier un libelle de 24 pages : L'esprit des lois. Le Conseil jugea qu'il contenait «des maximes dangereuses contre la religion et le gouvernement» et décida de retirer et supprimer les exemplaires de cette brochure. Pourtant elle ne présentait point d'hérésie, se bornait à prêcher la tolérance et la liberté de conscience. Mais la bourgeoisie aurait pu s'inspirer de ses thèses politiques pour justifier ses propres revendications. Cf. l'article d'André Giir : «Un précédent de la condamnation du Contrat social : l'affaire Georges-Louis Le Sage (1752) », extrait du Bulletin d'histoire et d'archéologie de Genève, t. XIV, première livraison 1968, pp. 77-94. (65) Leigh XI, n° 1889, p. 112. (66) C.G. VIII, n° 1486, p. 58. (67) Leigh XII, n° 2012. Jean-Jacques Rousseau, homme du peuple et écrivain, s'adresse à un archevêque qui veut l'écraser sous le poids de ses titres, décorations et dogmes. Marie-Hélène Cotoni montre qu'une étude stylistique de cette Lettre à Beau mont n'est pas un moyen d'atténuer ou de récupérer la virulence d'une écriture libre : guetter des mots, découvrir des images, surprendre un rythme familier, un silence, c'est être attentif à l'empreinte unique tracée par un être, à la marque singulière laissée par un écrivain. Dans la vigoureuse expression des convictions religieuses, pédagogiques et politiques que Rousseau affirme, face aux idées reçues, par sa Lettre à Christophe de Beaumont, on perçoit la réponse d'un comportement personnel devant les questions que se pose encore tout «lecteur de bonne foi».

Participant d’une démarche de transmission de fictions ou de savoirs rendus difficiles d’accès par le temps, cette édition numérique redonne vie à une œuvre existant jusqu’alors uniquement sur un support imprimé, conformément à la loi n° 2012-287 du 1er mars 2012 relative à l’exploitation des Livres Indisponibles du XXe siècle.

Cette édition numérique a été réalisée à partir d’un support physique parfois ancien conservé au sein des collections de la Bibliothèque nationale de France, notamment au titre du dépôt légal. Elle peut donc reproduire, au-delà du texte lui-même, des éléments propres à l’exemplaire qui a servi à la numérisation.

Cette édition numérique a été fabriquée par la société FeniXX au format PDF.

La couverture reproduit celle du livre original conservé au sein des collections de la Bibliothèque nationale de France, notamment au titre du dépôt légal.

*

La société FeniXX diffuse cette édition numérique en vertu d’une licence confiée par la Sofia ‒ Société Française des Intérêts des Auteurs de l’Écrit ‒ dans le cadre de la loi n° 2012-287 du 1er mars 2012.