Cahiers d’études africaines

226 | 2017 Élites de retour de l’Est

Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/etudesafricaines/20660 DOI : 10.4000/etudesafricaines.20660 ISSN : 1777-5353

Éditeur Éditions de l’EHESS

Édition imprimée Date de publication : 1 juillet 2017 ISBN : 978-2-7132-2688-5 ISSN : 0008-0055

Référence électronique Cahiers d’études africaines, 226 | 2017, « Élites de retour de l’Est » [En ligne], mis en ligne le 01 juillet 2019, consulté le 24 septembre 2020. URL : http://journals.openedition.org/etudesafricaines/20660 ; DOI : https://doi.org/10.4000/etudesafricaines.20660

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© Cahiers d’Études africaines 1

Dès 1960 et durant la Guerre froide, de très nombreux étudiants africains, mais aussi des militants de partis d’opposition et des combattants de mouvements de libération sont partis suivre une formation en URSS, et dans les pays de l’Est ainsi qu’à et en Chine, ce qui répondait à la demande des nouveaux États confrontés à la pénurie de cadres au lendemain des Indépendances, et à la politique de « l’amitié entre les peuples ». Cette coopération inédite a pris des formes multiples : soutien aux mouvements de la libération, partenariat formalisé entre États et elle a eu un grand impact sur le devenir de nouvelles élites africaines. Ce numéro rend compte d’expériences diverses et analyse des situations susceptibles d’éclairer la formation et la circulation des cadres experts et « rouges ».

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SOMMAIRE

Quelles contributions des élites « rouges » au façonnement des États post-coloniaux ? Patrice Yengo et Monique de Saint Martin

études & essais

Creating a Socialist Intelligentsia Soviet Educational Aid and its Impact on Africa (1960-1991) Constantin Katsakioris

Les élites éthiopiennes formées en URSS et dans les pays du bloc socialiste : une visibilité éphémère ? Tassé Abye

Former des cadres « rouges et experts » Mouvement étudiant congolais en URSS et parti unique Patrice Yengo

Quand des Maliennes regardaient vers l'URSS (1961-1991) Enjeux d'une coopération éducative au féminin Tatiana Smirnova et Ophélie Rillon

En attendant l'indépendance ? Projet autonomiste à La Réunion et formation de cadres dans les pays socialistes Lucette Labache

Le fond de l'art était rouge Transferts artistiques entre l'ancien bloc socialiste et la République populaire du Congo Nora Greani

notes et documents

Le centre Perevalnoe et la formation de militaires en Union soviétique Natalia Krylova

Étudiants touaregs dans l'ancien bloc soviétique Entre Mali et Azawad Amalia Dragani

chronique bibliographique

CHRONIQUE BIBLIOGRAPHIQUE Un spectre hante l'Afrique, le spectre du communisme d'Albert T. Nzula ! Jean Copans

CHRONIQUE BIBLIOGRAPHIQUE Voyage en Brejnevie Vie « rêvée » des étudiants du Tiers-monde en Russie soviétique Jean-José Maboungou

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Analyses et comptes rendus

BOLTOVSKAJA, Svetlana. — Bildungsmigranten aus dem subsaharischen Afrika in Moskau und St. Petersburg : Selbst- und Fremdbilder (Migrants d'Afrique subsaharienne en quête de formation à Moscou et Saint-Pétersbourg : images de soi et d'autrui) Ingolf Diener

DAVIDSON, Apollon & IVANOVA, Lubov. — Moskovskaya Afrika. Prirodnoe kulturnoe nasledie Moskvui (L'Afrique moscovite. L'héritage culturel de Moscou) Tatiana Smirnova

HATZKY, Christine. — Cubans in Angola : South-South Cooperation and Transfer of Knowledge, 1976-1991 Constantin Katsakioris

MATUSEVICH, Maxim (ed.). — Africa in Russia, Russia in Africa. Three Centuries of Encounters Tatiana Smirnova

MÜLLER, Tanja R. — Legacies of Socialist Solidarity. East Germany in Mozambique Constantin Katsakioris

PONOMARENKO, Ludmila V. & ZUEVA, Elena G. — L'URAP et l'Afrique Constantin Katsiakoris

SHUBIN, Vladimir. — The Hot « Cold War » : The USSR in Southern Africa Luc Ngwe

DE SAINT MARTIN, Monique, SCARFÒ GHELLAB, Grazia & MELLAKH, Kamal (dir.). — Étudier à l'Est. Expériences de diplômés africains Marie-Aude Fouéré

WESTAD, Odd Arne. — The Global Cold War : Third World Interventions and the Making of Our Times Patrice Yengo

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Quelles contributions des élites « rouges » au façonnement des États post-coloniaux ?

Patrice Yengo et Monique de Saint Martin

1 La question de l’État en Afrique, de sa formation, de sa nature ou de son évolution, est encore loin d’être épuisée. Qu’elles soient restées au stade du néocolonialisme ou qu’elles se revendiquent d’une autonomie assumée, les études qui la soulèvent s’accordent toutes au moins à reconnaître que sa conception est à caractère tératologique1, qu’il s’agisse de l’État comme organisation politique définie uniquement par le périmètre géographique tracé par la colonisation, ou de l’État comme nation où le regroupement des différentes composantes est pour une large part le fruit des tribulations conflictuelles des impérialismes du XIXe siècle. Pourtant, c’est dans l’héritage de ce dérèglement initial que les États africains ont été obligés de trouver une voie pour construire leur souveraineté prise dans la vision évolutionniste du monde en vigueur et bordée par les impératifs du développement économique. Structurer un appareil d’État susceptible de répondre aux exigences de ce développement, telle était la tâche immédiate que s’étaient fixés les États africains au lendemain des Indépendances en 1960.

2 À cet effet, dès 1960 et durant la Guerre froide, de très nombreux étudiants venus de la quasi-totalité des pays de l’Afrique indépendante — se réclamant ou non du socialisme — sont partis en URSS, et dans les autres pays du bloc de l’Est ainsi qu’à Cuba et parfois en Chine, pour y suivre une formation. Confrontés à la pénurie de cadres au lendemain des Indépendances, les nouveaux États africains, dont les étudiants étaient jusque-là préférentiellement formés dans les pays colonisateurs, se sont alors tournés aussi vers l’URSS et les pays de l’ex-bloc socialiste pour accélérer la formation d’une partie importante de leurs cadres. 3 Loin d’être les sujets passifs de l’impérialisme des pays occidentaux ou de l’URSS, les pays africains jouaient alors sur plusieurs registres de la compétition entre les deux blocs2, et multipliaient, autant qu’ils le pouvaient, les interlocuteurs en envoyant au même moment leurs étudiants dans différentes directions. Pour la plupart des États du

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Sud, la coopération avec les pays de l’ancien bloc socialiste relevait avant tout d’un choix pragmatique dicté par une volonté profonde d’indépendance politique qui en était aussi le socle idéologique. C’est à l’aune du projet de l’indépendance qu’il faut comprendre les motivations des mouvements de libération des pays encore sous tutelle coloniale : Mouvement populaire de libération de l’Angola (MPLA), Parti africain pour l’indépendance de la Guinée et du Cap-Vert (PAIGC), Congrès national africain (ANC), ou des partis clandestins : Front national de libération du Mozambique (FRELIMO), Organisation du peuple de l’Afrique du Sud-Ouest (SWAPO), Union nationale africaine du Zimbabwe (ZANU)3 qui ont envoyé leurs militants se former dans les pays du bloc socialiste, prioritairement dans les métiers de la guerre, mais aussi dans ceux relevant de la gestion du futur État.

Partir dans les pays du bloc socialiste, une approche oblique

4 Après un premier bilan de cette coopération éducative inédite aux formes multiples — soutien aux mouvements de libération, partenariat formalisé entre États — entre nouveaux États africains et pays socialistes ainsi que de son impact sur le devenir de nouvelles élites africaines réalisé par Constantin Katsakioris, ce numéro, qui explore principalement le retour de ces élites après leurs études, prend en compte des expériences diverses comme le régime du Derg et ses élites aujourd’hui complètement discrédités en Éthiopie ou le Parti congolais du travail et ses démêlés avec le mouvement étudiant en URSS . Il focalise ensuite sur des situations aux marges des processus assez massifs de départ, de formation dans les pays de l’ex-bloc socialiste, et de retour dans le pays d’origine, tels la coopération éducative au féminin pour les Maliennes, le devenir d’étudiants touaregs partagés à leur retour entre la République du Mali et l’Azawad, le déclassement d’étudiants réunionnais en quête d’indépendance pour leur île, la mise en place d’un art prolétarien « à la congolaise ». Celles-ci sont susceptibles d’éclairer la façon selon laquelle se sont opérées la formation et la circulation de cadres experts et « rouges ».

5 Une attention forte est prêtée au terrain, aux circulations d’acteurs, de savoirs, de pratiques, de modèles, et de représentations entre URSS, autres pays de l’ex-bloc socialiste et Afrique, ainsi qu’aux interactions Est/Sud ; on est ainsi loin d’une approche ou d’un « programme surplombant », pour reprendre l’expression de Luc Boltanski4. C’est plutôt une approche ou un regard en oblique qui, pour essayer de déchiffrer un processus ou un phénomène, s’en détourne, comme le proposait récemment dans un tout autre contexte Carlo Ginzburg5. Deux cas illustrent cette approche. 6 Seules une centaine de femmes maliennes ont pu se rendre en URSS entre 1961 et 1991 dans le cadre de la coopération entre le Mali et l’URSS et avec des bourses du Comité des femmes soviétiques ; elles sont devenues puéricultrices, jardinières d’enfants, assistantes sociales, sages-femmes, plus rarement médecins, et n’ont pas toujours été des militantes. Cependant, comme l’analysent Tatiana Smirnova et Ophélie Rillon, quelques-unes sont parvenues à transgresser les frontières de genre pourtant fortement affirmées, voire à ébranler l’hégémonie masculine de l’appareil d’État. Même si les militantes africaines et soviétiques n’avaient pas toujours les mêmes visions et représentations de l’émancipation des femmes et des combats à mener, si les tensions

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étaient souvent fortes, elles ont tenté de façonner ensemble une solidarité féministe internationale, et y ont pour une part réussi, parfois en s’appuyant sur des liens personnels6. Ce qui est particulièrement frappant, c’est que contre toute attente, cette coopération féminine éducative s’est prolongée et s’est accentuée après la chute du régime socialiste malien. 7 Le nombre d’étudiants touaregs formés dans l’ancien bloc de l’Est (URSS, Cuba, Tchécoslovaquie, Roumanie) dans les années 1960-1990 est très faible, une vingtaine environ, comparativement à celui des étudiants maliens ayant obtenu un diplôme dans les mêmes pays, environ 2 500 pour la seule URSS entre 1962 et 1993 ; ils ont étudié pour la quasi-totalité d’entre eux dans des spécialités dites techniques. L’article d’Amalia Dragani n’en permet pas moins de comprendre la dimension internationale d’acteurs locaux, issus de minorités d’origine nomade et pastorale, en éclairant leurs choix politiques respectifs ainsi que leurs éventuels engagements dans les mouvements politiques générés par les soubresauts de l’État post-colonial.

Une histoire de mobilités des étudiants et des élites

8 Il est étonnant de constater que les différentes mobilités d’étudiants africains et asiatiques vers les pays de l’ancien bloc socialiste, qui ont concerné parfois des groupes restreints, mais le plus souvent des contingents importants, et qui comptent parmi les plus fortes mobilités étudiantes du XXe siècle, sont restées longtemps oubliées des travaux sur les circulations universitaires et la structuration des États africains, alors que les migrations internationales d’étudiants en Europe (Karady 2002), les migrations Sud/Nord, ou les mobilités étudiantes dans les anciennes métropoles coloniales ont donné lieu à différents travaux, et que les mobilités Sud/Sud commencent elles aussi à être étudiées (Eyebiyi & Mazzella 2014).

9 Les causes de cet oubli sont nombreuses. Peut-être, suggère Jean-Pierre Dozon (2015 : 12), « cela a-t-il à voir avec l’échec du système soviétique lui-même et avec celui des régimes socialistes ou marxistes-léninistes qui s’étaient mis en place en Afrique même, comme si il fallait laisser du temps pour assimiler ces échecs, prendre plus précisément la mesure par un examen distancié de tout ce que la période à laquelle ils ont mis fin a pu recéler, spécialement du côté africain, comme espérances, trajectoires et mémoires particulières ». À cela, il faut ajouter le discrédit porté sur ces élites dans de très nombreux pays d’Afrique ou encore l’absence d’associations d’anciens étudiants formés en URSS qui revendiqueraient la reconnaissance de leurs diplômes et développeraient un esprit de corps, au point que l’identité soviétique de leurs études est souvent camouflée ou passée sous silence comme le montre l’exemple de l’Éthiopie. 10 Sans entrer dans l’analyse de l’évolution des flux d’étudiants partis d’Afrique vers les pays de l’ancien bloc socialiste, un rappel de quelques données permet une appréciation de l’ampleur relative des mobilités des étudiants africains, en particulier durant la Guerre froide. De 1956 à 1991, environ 60 000 étudiants de pays arabes7 et 56 000 étudiants de pays d’Afrique subsaharienne se sont rendus pour étudier en URSS qui apparaît ainsi comme la principale destination dans l’ancien bloc socialiste8. Au moment de la dissolution de l’URSS en décembre 1991, on compte 47 312 diplômés des pays arabes et 43 500 des pays africains9, la majorité d’entre eux dans des universités, des écoles de médecine ou d’ingénieurs (Katsakioris 2016). Alors qu’en 1962, le nombre

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d’étudiants africains arrivant en URSS est trois fois inférieur à celui de ceux orientés vers la France, vers le Royaume-Uni ou vers les USA, à partir de 1979, les étudiants africains formés en URSS dépassent en nombre ceux allant étudier au Royaume Uni, et de 1988 à 1991 dépassent même ceux qui partent aux USA, la France constituant depuis 1984 le principal pays d’accueil des étudiants venant d’Afrique. Après la perestroïka, les effectifs d’étudiants de pays africains et arabes formés en Russie s’effondrent avant de remonter à partir de 1999. 11 La progression du nombre d’étudiants africains est un peu plus tardive dans les autres pays socialistes qui n’ont adopté ni la même politique d’accueil, ni le même rythme. Les étudiants africains sont au total un peu moins nombreux dans les démocraties populaires qu’en URSS. La RDA représente le pays accueillant le plus d’élèves et offrant les meilleures conditions d’accueil. Suivent la Roumanie10, la Pologne, la Tchécoslovaquie, la Hongrie, la Bulgarie. 12 En Chine, l’accueil des premiers étudiants africains remonte aux années 1950 selon la presse chinoise dépouillée par Antoine Kernen et Antoine Guex, à l’établissement de relations diplomatiques avec l’Égypte en 1956, mais c’est surtout après la création de l’Institut des langues étrangères de Pékin en octobre 1964, que le nombre d’étudiants africains dans les universités chinoises devient significatif11. « Depuis les années 1960 jusqu’aux réformes économiques engagées fin 1978, les boursiers africains sont mis en scène dans la propagande chinoise puisqu’ils incarnent l’engagement politique de la Chine maoïste à l’égard du “tiers-monde”. Bien que hautement symbolique, le nombre des étudiants africains reste très limité. Ils ne sont que 836 à avoir obtenu une bourse durant les années 1970, et 2 245 dans les années 1980, souvent présentées comme étant celles du désengagement chinois en Afrique » (Kernen & Guex 2016 : 8). Ce nombre augmente fortement ensuite : entre 1999 et 2007, le nombre d’étudiants africains en Chine a plus que quadruplé, passant de 1 386 à 5 923, selon le ministère chinois de l’Éducation, mais il ne représentait que 3 % de l’ensemble des étudiants étrangers (Bredeloup 2014). Les étudiants africains sont ensuite de plus en plus nombreux à s’installer en Chine après leurs études. 13 La politique de coopération de Cuba avec les pays africains commence au lendemain de la Révolution ; les élèves et étudiants africains y sont fort nombreux et restent souvent très longtemps (30 719 originaires de 42 pays africains différents entre 1961 et 2007 dont 17 906 pour l’enseignement secondaire et 12 813 dans l’enseignement supérieur) (González López 2008 ; Gómez Martin 2016). L’Isla de la Juventud en accueille un grand nombre dans ses écoles professionnelles et ses universités. 14 Les départs des anciens étudiants de pays d’Afrique formés dans les anciens pays socialistes, leurs expériences et leurs trajectoires dans leur complexité et leur diversité, mais aussi la politique d’accueil des étudiants africains par les pays socialistes — souvent modifiée et revue, mise en œuvre par ses principaux acteurs institutionnels, tel le Parti communiste de l’Union soviétique (PCUS), semi institutionnels, telles les amicales d’étudiants, et individuels —, ont donné lieu à de premières analyses dans le cadre du programme ÉLITAF12 (de Saint Martin, Scarfò Ghellab & Mellakh 2015). Des enquêtes précises et approfondies ont été réalisées auprès d’étudiants partis de différents pays de l’Afrique au nord du Sahara vers les pays de l’ancien bloc socialiste (Leclerc-Olive 2016). D’autres initiatives d’envergure sont en chantier dans plusieurs universités européennes. Ainsi, Miles Larmer et Paul Betts, dans le cadre du projet « Socialism Goes Global » lancé à l’Université d’Exeter13, ont entre autres organisé à

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Oxford une conférence « Africa, Eastern Europe and the Dream of International Socialism : New Perspectives on the Global Cold War », et cherchent à renouveler l’histoire des relations URSS/Est-Sud, dans différents domaines : économie, travail, médecine, art, culture mais aussi coopération éducative.

Genèse de la circulation des étudiants entre Afrique, URSS/Russie, pays de l’Est, Cuba, Chine

15 Les départs assez massifs d’étudiants africains vers l’URSS et les pays de l’Est ainsi que la création d’établissements destinés à les accueillir ne sont pas apparus subitement au début des années 1960 (Yengo 2011), et les contacts des Africains avec le marxisme- léninisme et le monde communiste sont anciens. Sans remonter à Abraham Hannibal, l’ancêtre de Pouchkine, venu en Russie vers 1704 et que l’on cite souvent comme le premier lien entre la Russie et l’Afrique, on voudrait au moins proposer quelques repères importants en partant de la Révolution de 1917. Celle-ci, aujourd’hui centenaire, ouvre une longue période où les nouvelles expériences révolutionnaires jouent un rôle messianique dans le monde entier, y compris pour les étudiants ; le premier pays socialiste est vu comme un défi lancé au modèle occidental.

16 Dans les années 1920 et 1930, plusieurs visiteurs africains et afro-américains se rendent en URSS. « Entre Caraïbe, États-Unis, Europe, Afrique et URSS, il y eut très tôt, dès les toutes premières décennies du XXe siècle, une circulation d’idées et d’espérances qui prit une dimension qu’on dirait aujourd’hui globale ou encore cosmopolite » (Dozon 2015 : 14). C’est avec le Komintern que cette circulation est assurée. Des militants ou étudiants de différents pays sont reçus dans des écoles centralisées du Komintern créées à Moscou dans les années 1920, notamment à l’Université communiste des travailleurs d’Orient (KUTV) pour les activistes des pays coloniaux. Plusieurs anciens étudiants de la KUTV ont joué un rôle prépondérant dans la diffusion du marxisme en Afrique anglophone et lors des campagnes anticolonialistes des années 1930-1940 (Wilson 1974 : 123). Fondée par un décret du Comité central du 30 août 1921, celle-ci passe sous la direction du Komintern en juillet 1923, et forme de très nombreux militants et des révolutionnaires parmi lesquels une minorité du continent africain ; à partir de 1923, dix places sont réservées à l’accueil d’étudiants africains et afro- américains qui doivent quitter leur pays de façon clandestine. Parmi les premiers élèves, d’ailleurs pas tous communistes, quelques-uns sont très engagés, comme Bankole Awoonor-Renner du Ghana14 ou Isaac Wallace-Johnson du Sierra-Léone qui organise dans ce pays la West African Youth League, ainsi qu’Albert Nzula auquel Jean Copans consacre dans ce numéro une chronique bibliographique15. La plupart des étudiants de la KUTV sont peu instruits, parfois illettrés ; les femmes sont quasi absentes, ce qui traduit la place congrue qu’elles occupent dans la hiérarchie du Komintern, mais sans doute aussi parmi les militants anticolonialistes (Dullin & Studer 2016). Avec l’École léniniste internationale, la KUTV a formé la plupart des dirigeants du Parti communiste sud-africain (Moses Kotane, John Marx, Albert Nzula, Edwin Mofutsanyana, secrétaire général du PC sud-africain dans les années 1932-1934) (Bertrand 2002 : 186)16. 17 Albert T. Nzula, premier secrétaire noir du Parti communiste sud-africain, ancien instituteur et interprète dans un tribunal d’Afrique du Sud, arrive à la KUTV en 1931. Il y

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suit notamment les enseignements de deux professeurs renommés : Alexander Zusmanovich et I. I. Potekhin17, et est intégré aux travaux de la section pour les étudiants africains et afro-américains ainsi que du bureau africain qui recueillait des matériaux sur la situation politique et économique en Afrique ; on y étudie les structures sociales en Afrique, les différentes formes de la lutte des classes, ainsi que les organisations politiques, notamment le Parti communiste d’Afrique du Sud. 18 Une collaboration pionnière et originale entre deux enseignants africanistes soviétiques et un étudiant africain18 — tous trois jeunes : Potekhin a 30 ans, Zusmanovich, 31 et Nzula, 28 — s’y développe et débouche sur un livre considéré comme l’un des premiers ouvrages russes publié sur l’Afrique à Moscou (à l’exception des travaux qui portent sur les origines du poète Pouchkine) sous le titre Le mouvement de la classe ouvrière et le travail forcé en Afrique nègre (Potekhin, Zusmanovich & Jackson 1933) ; Jackson est le nom d’emprunt d’Albert T. Nzula19 qui meurt d’ailleurs l’année suivant la publication du livre à Moscou dans des conditions non encore élucidées. Ce livre, dont Jean Copans relate l’histoire en même temps que celle de Nzula, n’a été traduit en anglais que quarante-cinq ans plus tard par Hugh Jenkins (1978) sous le titre Forced Labour in Colonial Africa20. Le livre est bien informé, en particulier sur l’Afrique du Sud, mais aussi sur le (Gold Coast), le Kenya, ou le Congo belge ; cependant, observe J. Copans, tout débat autour des démarches hétérodoxes ne se conformant pas au message de la IIIe Internationale est exclu. L’existence de formations sociales originales en Afrique subsaharienne, notamment agricoles, y est suggérée, mais celle de classes sociales sur ce continent n’est pas véritablement discutée. 19 Dans les années 1930, les écoles du Komintern sont fermées l’une après l’autre. La politique d’accueil d’étudiants africains connaît un coup d’arrêt brutal avec la dissolution du Komintern en 1943 et la Seconde Guerre mondiale21. 20 L’événement qui signale le début de l’ère poststalinienne pour la politique culturelle de l’URSS et pour la multiplication des contacts et échanges avec le monde non communiste est sans aucun doute le 6e Festival mondial de la jeunesse organisé à Moscou, du 28 juillet au 11 août 1957, avec 34 000 participants étrangers venus de 131 pays, dont 600 Africains (Decraene 1959 : 414). Placé sous le signe de « la paix et l’amitié », ce 6e Festival est la plus grande manifestation organisée après-guerre dans le bloc communiste par la Fédération mondiale de la jeunesse démocratique22 et l'Union internationale des étudiants, avec un défilé au stade Lénine et une réception au Kremlin. Des organisations variées se côtoient dans un éclectisme qui tient non seulement aux relations privilégiées de l’URSS avec certains États, mais aussi à la neutralité politique affichée de l’événement. Le festival a de nombreuses répercussions sur la société moscovite en lui permettant d’entrevoir un mode de vie plus léger et décontracté, mais aussi sur les chercheurs africanistes soviétiques qui peuvent saisir une occasion de rencontres et d’échanges avec les étudiants ou militants africains, ce qui d’ailleurs vaut par la suite à Apollon Davidson l’interdiction de sortir d’URSS (Davidson & Ivanova 2003 : 23). Il en a aussi sur les jeunes participants qui sont frappés par l’accueil triomphal qu’ils reçoivent, tels les deux délégués de la Fédération des étudiants d’Afrique noire en France (FEANF) qui rentrent de Moscou fortement impressionnés23. L’intérêt des autorités soviétiques pour la coopération avec l’Afrique est ensuite de plus en plus soutenu et se traduit par différentes mesures prises pour favoriser l’accueil des étudiants venus des pays africains et la formation d’une jeunesse africaine instruite.

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21 Cependant, c’est la création en 1960 par Khrouchtchev de l’Université de l’amitié des peuples, rebaptisée Université Lumumba l’année suivante, qui constitue le point de départ d’une politique active de coopération éducative entre URSS et pays africains. Rapidement devenue le lieu d’une confrontation parfois forte entre gouvernement soviétique et gouvernements des pays africains, elle ne s’inscrit pas dans la continuité des universités du Komintern, et est plutôt conçue comme un symbole de l’internationalisme et de la solidarité de l’Union soviétique avec le tiers-monde. À l’heure de la « coexistence pacifique » érigée en principe de politique extérieure, l’objectif est d’établir un flux constant d’étudiants d’Afrique, d’Asie et d’Amérique latine vers l’Union soviétique, sans gêner la stabilisation des relations avec les nouveaux États, mais en espérant que ces jeunes, futures élites du Tiers-monde, trouvent dans leur pays leur propre « voie » du socialisme (Coumel 2001). Cependant, au lieu de devenir un lieu symbolique de discrimination positive, l’Université Lumumba est souvent fustigée par les gouvernements et les étudiants africains comme étant un établissement de discrimination ; dans les années 1980, elle est même devenue une université marginale (Katsakioris 2015 : 156-162). 22 À l’image de l’Université Lumumba, la vie dans le « paradis soviétique » entraîne en effet de nombreuses désillusions. Portée par une propagande efficace au nom de l’amitié entre les peuples et évoquée par de nombreuses affiches, à l’instar de l’affiche de Vladimir Vasilevich Sachkov datant de 1964 où un étudiant soviétique et un étudiant africain se donnent la main devant l’Université Lomonossov (Fig. 1)24, elle n’échappe pas à la dure réalité du quotidien, émaillé de nombreux « incidents indésirables », comme les appellent les Soviétiques, en fait des agressions verbales et physiques contre les étudiants africains. 23 Au début des années 1960, trois étudiants africains sont morts dans des circonstances peu claires, ce qui provoque réactions et manifestation. Le 19 décembre 1963, une première et importante manifestation de protestation d’étudiants africains a lieu sur la Place Rouge après le décès d’un étudiant ghanéen, et a un grand retentissement parmi les étudiants mais aussi dans la presse africaine et occidentale. 500 à 700 étudiants, venant pour la plupart de l’Université Lumumba, y prennent part avec des slogans très forts : 24 « Moscou, centre de la discrimination », « Arrêtez de tuer des Africains ! », ou « Moscou, une seconde Alabama », protestant en anglais, russe et français. Surtout, les étudiants africains mettent en œuvre des valeurs démocratiques, ce que les étudiants soviétiques n’osent pas faire (Hessler 2006). Inexistant pour les autorités soviétiques, y compris pour la police qui préfère parler de « bandes de hooligans » lorsque des étudiants africains sont attaqués, le racisme est présent dans les sociétés socialistes (Katsakioris 2015). Jean-José Maboungou, dans sa chronique consacrée à deux ouvrages écrits par d’anciens étudiants africains ayant fait leurs études en URSS durant la période brejnévienne, permet d’appréhender ce racisme ordinaire et parfois violent de la société soviétique, à partir du roman de Zounga Bongolo, Un Africain dans un iceberg, consacré à l’histoire d’un amour impossible entre une jeune étudiante soviétique et un étudiant originaire du Congo-Brazzaville. Le second roman, Le gel, écrit dans un style très sobre, est celui du grand écrivain Sonallah Ibrahim qui compose un exercice d’autofiction avec le journal de bord de Choukri, étudiant égyptien, observateur lucide des échecs et des tares du système soviétique à travers la vie quotidienne de ses camarades internationaux.

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Fig. 1. — « Je n’oublierai jamais un ami si je me suis lié d’amitié avec lui à Moscou », affiche de propagande, 1964

Construire un État indépendant. Retours et destins des élites formées à l’Est à l’aune des soubresauts des États africains

25 Il faut avoir à l’esprit que la notion d’« élite », en tant que catégorie sociale, n’était ni connue, ni reconnue comme telle en URSS, car elle contredisait l’idéologie de l’égalité sociale (Siim-Moskovitina & Dobronravin 2015 : 277). Son utilisation est aujourd’hui très large, mais sa définition est de fait sujette à variations et à désaccords (Heinich 2004). Elle est ici retenue dans une acception large pour désigner les milliers d’anciens étudiants et diplômés africains formés en URSS/Russie et dans les autres pays de l’ancien bloc socialiste qui ont exercé ou exercent aujourd’hui, à l’échelle nationale ou internationale, des fonctions très différentes : ingénieurs, agronomes, cadres moyens ou supérieurs de la fonction publique ou du secteur privé, médecins, pharmaciens, enseignants, cinéastes, artistes, hommes politiques, militaires. Loin d’une utilisation essentialiste de la notion, on s’intéresse à la grande diversité de ces élites qui, telles les élites éthiopiennes ou réunionnaises, ont beaucoup circulé entre l’Afrique, l’URSS, l’Europe, l’Amérique du Nord et du Sud, et qui, parfois, ont aussi suivi une formation en Europe ou en Amérique.

26 L’une des singularités des formations des futures élites dans l’ex-bloc socialiste était qu’à l’issue des études, les diplômés étaient immédiatement renvoyés dans leur pays. Mais, en dépit de cette caractéristique des dispositifs de formation des étudiants étrangers, les devenirs de ces étudiants et stagiaires africains n’ont pas eu la linéarité

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prévue par cette description formelle. En outre, les retours donnaient lieu à des négociations inévitables, symboliques ou non, entre l’État et la nouvelle intelligentsia autour de la reconnaissance des diplômes et des régulations existant dans les pays de transit. Que ce soit à La Réunion, au Maroc, ou au Congo-Brazzaville, cette reconnaissance était souvent difficile à obtenir, et le parcours visant à avoir une équivalence avec le diplôme en vigueur dans le pays était semé d’embûches. Ainsi, à La Réunion, note Lucette Labache, il valait mieux faire allégeance au Parti communiste réunionnais si on voulait accéder aux postes les plus haut placés dans les mairies et administrations locales. Dans ces conditions, les retours dans le pays d’origine ont été souvent suivis de départs vers d’autres pays d’Afrique, Europe ou Amérique, suivis à leur tour de nouvelles tentatives de retour, sans compter celles pour rester sur place. Les devenirs des anciens étudiants et diplômés restent de ce fait peu connus, et les sources sont fragmentaires et dispersées. Aucun suivi professionnel des cadres formés en URSS par exemple n’était assuré après leur retour dans leur pays, contrairement aux universités américaines ou britanniques (Siim-Moskovitina & Dobronravin 2015 : 279). Dans les pays de départ, existent parfois des associations d’anciens étudiants passés par l’URSS/Russie qui tiennent des listes d’adhérents, par exemple au Sénégal ; en d’autres cas comme au Mali, il faut partir des archives du Bureau d’équivalences de diplômes ou parfois des services diplomatiques d’URSS/Russie, par exemple en Angola ou au Mozambique, qui ont entrepris dans les années 1980 des recherches assez officielles sur les anciens étudiants. Le fossé se comble petit à petit, et des travaux de plus en plus nombreux s’intéressent à cette histoire. C’est le cas des recherches de l’universitaire et diplomate kenyan Paul Kibiwott Kurgat dont la thèse intitulée Education as a Foreign Policy Tool : Kenyan Students Airlifts to USSR and Eastern Europe, 1854-1991 a servi de trame au livre qu’il a publié avec Alice Kurgat à Moscou (Kurgat & Kurgat 2012). 27 Toutefois, le chantier de recherches ouvert depuis cinq ans est encore largement à explorer, d’autant plus que ce ne sont pas seulement des étudiants, des militants, des travailleurs, des militaires, des stagiaires ou de jeunes élèves africains qui étaient engagés dans ces mobilités. De nombreux coopérants ont été envoyés en Afrique par l’ URSS, la RDA et d’autres pays socialistes (Goerg & de Suremain 2014). Ainsi, Cuba a envoyé, à côté des quelques 2 000 militaires, 50 000 coopérants civils en Angola (Ribeiro 2014 ; Hatzky 2015). À l’inverse, des Africains, Mozambicains en l’occurrence, ont reçu une formation d’ouvriers spécialisés en République démocratique allemande qu’ils ont d’abord mise au profit de ce pays (Allina 2014). Il n’est pas certain que les expériences des uns et des autres se soient rencontrées ; néanmoins ces différentes expériences, qui ont leur autonomie, participaient du même monde. 28 Méthodologiquement, la formation dans les pays du bloc socialiste soulève des questions de terminologie qui, à défaut d’être totalement résolues, permettent d’enrichir le débat. Il s’agit notamment de la question du statut des diplômés. Alors qu’en France, les étudiants africains étaient conscients d’être appelés à assumer la mission historique d’une nouvelle élite dirigeante (Guimont 1997), en était-il de même pour ceux qui étaient formés à l’Est ? Et si tant est qu’ils participaient des futures élites du pays à construire, étaient-ils idéologiquement marqués ? Y eut-il des élites « rouges », guidées par l’idéologie communiste et soucieuses de mettre en place une administration et une bureaucratie de type socialiste ? Sans doute, mais fort peu. On croit souvent déceler dans la politique de l’Union soviétique et des pays du bloc socialiste une continuité entre, d’un côté, les écoles du Komintern, l’Université

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communiste des travailleurs de l’Orient, l’Université des travailleurs de Chine et, de l’autre, la formation des étudiants en URSS depuis 1960. Sous-entendu que, du Komintern à l’effondrement du mur de , la formation dans ces pays était mue par le désir de diffusion du communisme dans l’hémisphère sud, oubliant que, de l’enthousiasme qui a suivi la Révolution d’Octobre jusqu’à la pérestroïka, en passant par la période stalinienne et la déstalinisation puis la Guerre froide, le visage et les objectifs de la politique extérieure de l’Union soviétique avaient changé. Si l’URSS de Staline, obsédée par la sécurité, s’est intéressée à la formation des révolutionnaires pour exporter la Révolution à l’Orient, la période poststalinienne qui a élevé l’URSS au rang de grande puissance, l’assurant de la supériorité de son modèle, a contenu son influence dans les limites de la division du monde instituée à . Aux Indépendances, le modèle historique de la coopération éducative était moins la diffusion du communisme ou la formation de cadres « rouges » que l’éducation des étudiants des pays moins avancés à la modernité, dans le même esprit que dans les universités de l’Europe de l’Ouest. 29 Le contexte historique était, comme le rappelle Constantin Katsiakoris25, « celui de la décolonisation et de la guerre froide, mais aussi celui du keynésianisme : de la foi dans le rôle absolument central de l’État dans le processus de développement économique et social, et de la conviction que l’État devait investir dans l’enseignement, car cet investissement dans les “ressources humaines” devait apporter beaucoup plus de bénéfices économiques que l’investissement direct dans la production. Le contexte intellectuel allait ainsi du keynésianisme occidental au socialisme soviétique et africain ». 30 On est ainsi loin du projet soviétique de faire de ces étudiants « non seulement des spécialistes hautement qualifiés au niveau de la science contemporaine, de la technique et de la culture, mais aussi des amis fidèles de l’Union soviétique, des propagandistes actifs des idées socialistes parmi leurs contemporains »26. En effet, observe l’historien Sergey Mazov (2015 : 46), « visiblement, tous les étudiants étaient loin de brûler du désir de comprendre une doctrine qui déclarait que les réalités de leur pays étaient “des vestiges” ». Former des spécialistes hautement qualifiés était une tâche à la portée des Soviétiques, lesquels accordaient à leurs universités une confiance absolue. En revanche, faire des étudiants du Tiers-monde de véritables « amis de l’URSS », comme on aimait à le répéter, n’était ni donné, ni automatique, et s’avéra indéniablement le pari le plus complexe et le plus difficile à gagner (Katsakioris 2015). La réalité était que les étudiants avaient d’autres priorités et que même les nombreux communistes parmi eux résistaient à l’endoctrinement.

Un premier bilan de l’impact des mobilités vers les pays de l’ancien bloc socialiste sur le façonnement des États

31 Les devenirs et les parcours post-études des anciens étudiants ayant suivi des études supérieures dans un des pays du bloc socialiste sont très variés et contrastés ; inutile de chercher à dresser un portrait ou un profil type. En effet, il existe une grande diversité de situations, depuis quelques grandes figures du monde politique, de la diplomatie ou du cinéma, jusqu’à ceux et celles qui ont dû exercer des emplois précaires, en passant

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par les très nombreux ingénieurs et cadres techniques, de sorte qu’il est difficile de présenter un bilan des contributions des mobilités/migrations des étudiants dans les pays de l’ancien bloc socialiste, notamment au façonnement des États. Les retours dans le pays d’origine après l’obtention du diplôme s’avèrent bien compliqués pour beaucoup de diplômés dès le début des années 1980. Plusieurs États d’Afrique, frappés par les plans d’ajustement structurel ne peuvent plus garantir l’embauche des jeunes professionnels. Alors, certains se dirigent vers l’Europe de l’Ouest ou le « nouveau monde », souvent après avoir tenté de trouver un poste en Russie ou en Afrique. Les itinéraires suivent des logiques de plus en plus « globales » de valorisation de diplômes et de compétences (Dimitrova 2015 : 184).

32 Toujours est-il que, de retour au pays, le nouveau diplômé est parfois tiraillé entre deux postures. Il s’agit pour lui de s’engager soit comme acteur de terrain dans la tâche que commande la formation reçue (médecin, pharmacien, vétérinaire, ingénieur, agronome, technicien, etc.), soit dans la consolidation de l’appareil d’État sur ses deux versants, politique et administratif. Même si la promotion dans l’appareil d’État offre plus de visibilité, le succès de la formation dans les pays de l’Est repose en fait essentiellement sur le grand nombre de nouvelles élites, anonymes, engagées sur le terrain ; qu’elles soient des cadres supérieurs, intermédiaires ou techniques. Cependant, les deux postures ne se repoussent pas forcément ; elles peuvent même être complémentaires, et les nouveaux diplômés sont souvent sollicités pour occuper aussi des postes administratifs ou politiques, ce qui peut obérer leurs compétences. En effet, la première alternative reste subordonnée à la seconde en ce sens que le champ d’intervention d’un technicien sur le terrain ou l’affectation d’un médecin ou d’un vétérinaire dans une région est indissociable de la voie politique dans laquelle le pays s’engage. Pour les régimes se réclamant du socialisme, rompre avec les rapports de domination politique et économique issus du colonialisme ou des structures traditionnelles locales était un enjeu de taille dont le volontarisme pouvait conduire à des actions violentes suscitant de fortes réactions de la part des dépossédés. 33 Dans les premières années de la souveraineté nationale, l’indépendance économique du pays reposait sur le secteur d’État national dont le rôle était alors contradictoire. D’un côté, celui-ci restait soumis à un appareil de production qui s’était maintenu dans les mêmes lignes qu’avant l’indépendance. Il se mettait alors à la remorque des grands groupes privés dont il garantissait l’extension dans les secteurs agricoles, miniers ou d’industrialisation de pointe. De l’autre, il tentait de desserrer l’étau de la propension trop grande de ces entreprises privées à l’accaparement des ressources en y prenant des participations. Si dans ce second cas, la participation de l’État était une caution pour les entreprises à la fois contre les revendications des salariés et pour la poursuite d’une politique entrepreneuriale dans les termes des monopoles industriels, elle pesait moins sur le recrutement des cadres. Dans le secteur industriel qui dépendait presque exclusivement de l’extérieur, c’était le détenteur des capitaux privés qui dictait la politique d’embauche. Les compétences recherchées étaient celles que validait la formation dispensée dans les lieux d’où provenaient les capitaux, en l’occurrence les pays occidentaux. C’est pour cette raison que seul le secteur d’État garantissait le recrutement des cadres formés à son initiative dans les pays du bloc socialiste non sans avoir testé leurs compétences27. 34 Reste que pour l’État, seul son appareil était en mesure d’absorber les cadres dont il avait incité et supervisé la formation dans les États socialistes. La suppression du

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multipartisme et la création du parti unique ont fait du nouveau parti « national » l’un des points de chute des anciens étudiants en URSS et dans les pays socialistes auxquels étaient attribuées les tâches de sa politique d’information et de propagande. De manière générale, leur premier employeur était l’appareil politique. Ces élites en provenance d’URSS et des pays du bloc socialiste étaient en effet intégrées dans le parti ou le gouvernement ou affectées aux fonctions régaliennes du pays (défense et sécurité). En l’absence de recherches proposant un panorama historique du devenir des militaires africains formés en URSS, l’article de Natalia Krylova nous permet d’accéder à l’un des principaux lieux de leur formation, le centre-165 Perevalnoe en Crimée. Initialement prévu pour les combattants des mouvements de libération, celui-ci s’est transformé au fil du temps en une école de formation pour les cadres militaires supérieurs à mesure que les États accédaient à leur indépendance. La formation de militaires dans les nombreux centres et académies constituait l’un des principaux volets de la coopération militaire et militaro-technique de l’Union soviétique qui a permis aux jeunes États de se doter d’armées nationales comme attribut de leur souveraineté sans rompre pour certains leurs relations avec les anciennes puissances coloniales. 35 En ce qui concerne les élites politiques les plus connues et reconnues, quelques noms d’anciens étudiants sont souvent cités dans les travaux des chercheurs : José Eduardo dos Santos, président de l’Angola depuis 1979, président du MPLA, a étudié en URSS de 1963 à 1969 ; il était alors le principal dirigeant des étudiants angolais en URSS et a obtenu à Bakou un diplôme d’ingénieur du pétrole et des télécommunications. Fikre- Selassié Wogderess, Premier ministre éthiopien de 1985 à 1987, à la fin du Derg, a étudié à l’Institut de sciences sociales à Moscou en 1975 ; Alemu Abebe, ministre de l’Agriculture en Éthiopie a fait des études de médecine vétérinaire à Moscou. Au Mali, plusieurs présidents ont été formés en URSS ou en Europe de l’Est, parmi lesquels Alpha Oumar Konaré (1971-1975 : Institut d’Histoire, Université de Varsovie), Amadou Toumani Touré (1974-1975 : École supérieure des troupes aéroportées à Riazan en URSS), Dioncounda Traoré (1962-1963 : Faculté de langue russe à Moscou ; 1963-1965 : Faculté de mécanique et mathématiques de l’Université d’État de Moscou). Pendant ses études à Moscou, ce dernier a aussi été secrétaire à la presse de la Société des élèves et étudiants maliens en URSS, et ensuite secrétaire politique de l’Association des élèves et étudiants maliens en URSS (Siim-Moskovitina & Dobronravin 1995 : 283). Les diplomates sont aussi nombreux ; ainsi, le réseau des missions diplomatiques béninoises à l’étranger compte aujourd’hui 14 ambassadeurs anciens étudiants en URSS et dans les pays de l’Est. Le plus emblématique d’entre eux est Anicet Gabriel Kotchofa, diplômé de l’Institut Goubkine du pétrole et du gaz de Moscou, qui a effectué toute sa carrière professionnelle dans les universités russes avant de devenir ambassadeur du Bénin à Moscou. Cependant, au sommet de l’État, ce sont souvent les diplômés des pays occidentaux qui ont occupé les positions les plus importantes. 36 Dans le domaine culturel, la formation aux différents métiers du cinéma (opérateurs, scénaristes, réalisateurs, critiques de cinéma, éclairagistes, etc.), que ce soit sur le continent africain, en Union soviétique ou dans d’autres pays de l’Est, retient fortement l’attention ; le cinéma jouait en effet un rôle essentiel dans la conquête des cœurs et des esprits. Parmi les cinéastes, le Sénégalais Sembene Ousmane, le Malien Souleymane Cissé, l’Éthiopien Micha Papatakis, l’Algérien Azzedine Meddour ou encore le Mauritanien Abderrahmane Sissako, pour n’en citer que quelques-uns, ont fait leurs

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classes en Union soviétique, pour la plupart à l’Institut du cinéma de Moscou (VGIK). La formation soviétique a joué et joue encore un rôle majeur dans la manière de représenter leur société ; revenus dans leurs pays respectifs, les cinéastes africains formés en URSS ont souvent voulu montrer la vie quotidienne de leurs concitoyens. Même peu nombreux, ces cinéastes ont marqué leur cinématographie nationale, voire mondiale ; plusieurs d’entre eux ont constitué les bases institutionnelles d’un cinéma national encore présent aujourd’hui dans leurs pays (Chomentowski 2016). 37 Une page moins connue de la coopération culturelle entre les pays du bloc socialiste et l’Afrique est celle qui concerne les arts plastiques, la sculpture et la peinture notamment. Nora Greani nous en donne un aperçu avec le Congo-Brazzaville. Dans son article, elle aborde la question de l’art mis au service du Parti congolais du travail et des moyens mis en œuvre pour construire un art socialiste révolutionnaire : formation des artistes en URSS et en Chine, mise en place de structures institutionnelles (notamment l’Union nationale des écrivains et des artistes congolais, sur le double modèle de l’UNEAC cubaine, et de l’Union des artistes soviétiques). On imagine aisément que le Congo- Brazzaville ne fut pas le seul pays africain à être tenté par le « réalisme socialiste » mis au service des masses laborieuses. Mais on imagine aussi aisément qu’un continent profondément marqué par une représentation artistique au fort accent symbolique ne se soit pas facilement accommodé de ce rétrécissement de l’imaginaire. 38 Si quelques-uns des anciens étudiants dans les pays du bloc socialiste ont obtenu une très grande reconnaissance nationale, voire internationale, dans le monde politique ou dans la culture, ce sont surtout des milliers d’ingénieurs, agronomes, médecins, pharmaciens, cadres de l’administration et du secteur privé, techniciens, enseignants d’université ou du secondaire, parmi lesquels les femmes étaient minoritaires, qui ont contribué à constituer la bureaucratie administrative et l’encadrement technique dans les entreprises des pays d’où ils étaient partis ou ont permis d’ouvrir des cabinets privés de médecin ou des officines de pharmacien en des lieux qui en étaient dépourvus. Les Africains retournés dans leur pays travaillent aujourd’hui de plus en plus dans des compagnies russes ou comme intermédiaires entre les hommes d’affaires russophones de l’ancienne URSS et les milieux commerciaux et sociaux et l’appareil d’État de leur pays, par exemple dans les grandes compagnies d’extraction de ressources en énergie telles que RusAl en Guinée. 39 Pour être les deux premiers pays africains à s’être revendiqués ouvertement du marxisme-léninisme, le Congo-Brazzaville et le Bénin occupent une place particulière en ce qui concerne le recours aux élites formées dans les pays de l’ex-bloc soviétique. Avec un premier convoi d’étudiants parti pour l’URSS en 1965, le Congo compte dans son personnel politique de nombreux anciens étudiants de l’Europe de l’Est. Leur présence était déjà signalée dans les rouages de l’État avant le discours de la Baule de François Mitterrand et la vague des conférences ayant mis fin au parti unique. Mais c’est au lendemain de la guerre civile — au cours de laquelle beaucoup d’entre eux ont joué un grand rôle aux côtés de Sassou-Nguesso dont ils ont assuré la victoire et le retour au pouvoir — que leur prégnance est devenue manifeste (Yengo 2006). Outre les cadres administratifs et techniques des entreprises d’État, l’on compte parmi les figures les plus marquantes du pays quelques anciens diplômés des pays du bloc socialiste qui se sont juchés au sommet de l’État. Isidore Mvouba, ancien étudiant de l’Institut des chemins de fer de Moscou de 1971 à 1976, ingénieur, a été ministre des Transports de 1999 à 2002, puis ministre d’État, ministre des Transports et des Privatisations, chargé

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de la coordination de l’action gouvernementale de 2002 à 2005, et enfin Premier ministre de 2005 à 2016. Henri Djombo, diplômé de l’Institut des eaux et forêts de Leningrad, a été reconduit au poste de ministre de l’Économie forestière de 1997 à 2016 avant d’être nommé ministre d’État chargé de l’Agriculture, de l’Élevage et de la Pêche. François Ibovi, qui a été ministre de la Communication, chargé des relations avec le Parlement et porte-parole du gouvernement de 1997 à 2002, puis ministre de l’Administration territoriale et de la Décentralisation (2002-2007) et enfin ministre de la Santé et de la Population (2012-2016) est un journaliste formé à l’Université Lomonossov de Moscou de 1973 à 1979. Le philosophe Charles Zacharie Bowao, formé à Moscou, a occupé successivement les postes de ministre chargé de la Coopération, de l’Action humanitaire et de la Solidarité (2007-2009) puis de ministre chargé de la Défense (2009-2012). La liste n’est pas exhaustive et on peut y ajouter les noms de Mamadou Camara Dekamo, ambassadeur du Congo en Italie, ou de Paul Gatsé-Obala, ancien ambassadeur au Gabon. 40 Le Bénin est le deuxième pays subsaharien à avoir connu un régime marxiste-léniniste de 1974 à 1991, et a pu recruter un peu plus de 2 500 cadres28 formés en URSS/Russie, en sciences médicales, art, sciences de l’ingénieur, journalisme et autres disciplines. À leur retour au pays, les élites béninoises formées dans les pays de l’ancien bloc socialiste ont pour la majeure partie bénéficié de l’État providence et notamment d’une intégration directe dans la fonction publique, du moins jusqu’au gel des recrutements directs dans la fonction publique en 1985 lors des premières pressions des organisations financières internationales : FMI et Banque mondiale. Les premiers diplômés ont intégré l’administration béninoise et les grandes entreprises publiques : nombre d’entre eux ont occupé des positions privilégiées dans les ministères techniques (énergie, eau, communications, etc.), ou encore dans les grandes entreprises d’État d’hydraulique et d’énergie (Société béninoise d’énergie électrique, Société nationale des eaux du Bénin, toutes deux réunies jusque récemment au sein d’une seule et même entreprise, l’ex Société béninoise d’eau et d’électricité, etc.) ou dans les sociétés d’information et de communication (Office de radiodiffusion et de télévision du Bénin, Office national d’imprimerie et de presse). Plusieurs sont entrés dans l’enseignement, notamment dans les écoles supérieures et universités privées en plein développement, par exemple à l’École supérieure de génie civil Verechaguine A. K, mais aussi à l’École polytechnique de l’Université d’Abomey-Calavi, la plus grande université publique. D’autres ont ouvert des cabinets privés de médecine et d’architecture. Si la formation d’étudiants dans les instituts techniques et les universités des pays de l’Est a été un facteur majeur de la production des cadres administratifs dans les années 1980 et 1990, ceux-ci sont restés paradoxalement peu visibles dans les arènes politiques (Eyebiyi 2012). 41 Ces contingents importants qui sont parvenus à occuper des postes techniques et parfois administratifs ne sauraient faire oublier les déclassés dont le diplôme n’a été ni reconnu, ni évalué à sa juste valeur. Ceux-ci ont dû survivre ou survivent encore avec des emplois modestes de cadres moyens, lorsque ce n’est pas avec des petits boulots ou le chômage. En Éthiopie, par exemple, d’anciens officiers du régime du Derg sont occupés à lever des barrières à l’entrée de l’aéroport ou à des emplois de gardiens, sans parler de ceux qui ont été éliminés de façon tragique dans les pays frappés par des révolutions ou des changements brusques de régime politique. 42 Alors que les Éthiopiens ayant fait des études en URSS occupaient une part importante des hautes fonctions au ministère des Affaires étrangères et dans les ministères

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économiques, les commissions et les entreprises d’État, durant le régime du Derg, le changement intervenu suite au renversement du gouvernement de Mengistu Haile- Mariam et à la prise de pouvoir par le Front démocratique révolutionnaire du peuple éthiopien en 1991 modifia profondément cet état de fait ; les renvois et parfois les éliminations des anciens hauts fonctionnaires furent nombreux. Dans ce cas, il semble bien que les élites « retournantes » de l’étranger, et notamment celles passées par l’URSS et les pays de l’Est n’aient pas réussi à s’inscrire de manière importante et durable dans le paysage politique éthiopien où la domination des élites « locales » tirant leur légitimité principalement de leur ancrage politique, religieux, culturel et économique dans le pays est encore forte selon l’hypothèse proposée par l’article de Tassé Abye. 43 Au Maroc, pays éloigné idéologiquement du communisme, les anciens diplômés des établissements d’enseignement supérieur soviétiques/russes sont très nombreux aujourd’hui à exercer des professions spécialisées (pharmaciens, ingénieurs), mais ils n’ont pas pu occuper des positions très élevées dans les administrations publiques et le secteur économique du pays, comme cela a été le cas dans plusieurs pays africains au sud du Sahara (Mellakh 2016). 44 Le cas des Touaregs, boursiers de l’État du Mali, diplômés d’URSS ou d’un autre pays du bloc de l’Est, est très éclairant. S’ils n’ont pas connu de ségrégation à proprement parler et si plusieurs d’entre eux ont réussi à intégrer la fonction publique malienne ou le secteur privé, les postes politiques de haut niveau ou les postes dans la haute administration confiés aux Touaregs ont été surtout occupés par des anciens des écoles « occidentales ». À La Réunion, département d’outre-mer depuis 1946, une filière politique de migration mise en place dès les années 1960 par le Parti communiste réunionnais, dont Paul Vergès était le secrétaire général, envoya des jeunes Réunionnais faire des études supérieures de médecine, agronomie, physique, mathématiques, lettres et langues étrangères dans les pays de l’ancien bloc de l’Est afin de former des cadres et des élites pour soutenir le futur État autonome. Si les étudiants réunionnais, souvent sympathisants du PCR, sont partis par cette filière avec beaucoup d’enthousiasme et un projet politique, ils ont souvent connu des désillusions, d’abord en URSS, plus encore au retour sur l’île où leurs diplômes n’étaient pas toujours reconnus et où souvent les postes qui leur étaient proposés ne correspondaient pas à leur qualification ; d’ailleurs plusieurs sont partis vers l’Afrique continentale. Lorsque les conseils général et régional ont été dirigés par la gauche, plusieurs anciens de l’Est ont occupé des postes à responsabilité comme directeurs des services ou chargés de mission au sein de ces collectivités, mais aucun n’a occupé de poste de pouvoir dans la haute administration ou dans les grandes entreprises. 45 Ainsi, dans nombre de cas dans les pays nouvellement indépendants ou à la recherche de l’autonomie, est apparue une distinction nette entre, d’une part, les professions administratives, politiques et financières — dont les formations ont, durant la Guerre froide, continué d’être assurées en grand nombre dans les anciens États colonisateurs — et les professions d’ingénieur, technicien, ou de médecin, pharmacien qui étaient demandées aux pays de l’Est. Au sommet de l’État, c’était la formation occidentale, toutes professions confondues, qui primait, et ce même pour les corps d’armée et les services de sécurité que certains pays de l’Est ont pourtant contribué à professionnaliser. Au point que la promotion interne invitait nombre de cadres formés dans l’ex-bloc soviétique à se recycler, à un moment ou un autre, en France ou en Royaume Uni. Car, à compétences égales ou à statut équivalent, le privilège de la

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légitimité revenait à ceux qui avaient étudié dans le pays colonisateur. Dans la hiérarchie des diplômes, le parchemin délivré dans les pays occidentaux et, particulièrement, par l’ancienne puissance coloniale, avait selon toute vraisemblance une plus grande valeur. Fafali Koudawo, l’un des premiers à s’intéresser aux cadres « révolutionnaires » formés en URSS, faisait remarquer il y a déjà vingt-cinq ans à propos du Togo, que si les anciens diplômés d’URSS étaient souvent dans les cercles du pouvoir, ils étaient parfois victimes de railleries de la part de leurs compatriotes qui les affublaient de surnoms tels que « Russotiques » ou « Moscoutiques » (Koudawo 1992). 46 L’idéologie du progrès qui a accompagné les Indépendances et a permis d’ouvrir les pays africains tantôt sur le modèle européen, qu’il soit de l’Ouest ou de l’Est, tantôt sur le modèle asiatique, marquant ainsi des préoccupations à caractère pragmatique, est avant tout fondée sur la recherche d’une indépendance réelle. L’indépendance est la réponse idéologique africaine à l’interventionnisme non moins idéologique des deux blocs qu’Odd A. Westad (2005) a découvert dans la prétention des États-Unis comme de l’URSS à justifier leur action dans le Tiers-monde par le concept de modernité hérité des Lumières. 47 C’est peut-être cette quête d’indépendance qui a guidé l’action des dirigeants africains au lendemain des Indépendances. La voie prise par les uns ou par les autres importe peu, et les régimes africains qui se sont réclamés du socialisme sont aussi divers que les modèles dont ils pouvaient se revendiquer. Des modèles prétendant au « socialisme réel » existaient, qu’il s’agisse de l’URSS, des démocraties populaires, de la Chine ou de Cuba, offrant aussi une panoplie réelle ou fantasmée, prête à servir. Au-delà de ces exemples étrangers que l’on a parfois tenté d’imiter ou d’adapter, il y a eu l’invention d’un socialisme qui se voulait adapté à l’Afrique29. 48 La réflexion sur les spécificités du continent en puisant dans son passé les racines d’un projet de développement de type socialiste a inspiré beaucoup de dirigeants, de Nyerere Julius à Léopold Sédar Senghor. Ceux qui ont cherché leur inspiration dans les outils du marxisme-léninisme ne sont pas légion. Parmi eux, on compte Marien Ngouabi pour le Congo-Brazzaville, Matthieu Kérékou pour le Bénin, Mengistu Hailé Mariam pour l’Éthiopie. Autant de dirigeants de régimes militaires qui ne pouvaient survivre à l’effondrement du modèle soviétique et à l’imposition de la logique libérale des programmes d’ajustement structurel (Chossudovsky 1997). 49 En définitive, si quelques anciens étudiants dans les pays socialistes ont fini par compter parmi la minorité dirigeante des États, dans quelle mesure ont-ils vraiment contribué à leur structuration ? Cette interrogation surgit en effet au creux de la configuration institutionnelle des États post-coloniaux qui invite à saisir la nature de l’objet étatique à partir de ses assignations politiques dans la division du monde et en fonction de logiques de prise de décision politique dans leur globalité. En ce sens, pour comprendre qui gouverne dans une configuration post-coloniale, il ne faut pas se baser uniquement sur les figures instituées du pouvoir d’État et sur les élites qui, au cœur de l’État, mettent en œuvre les programmes de politiques publiques, mais il faut appréhender la relation État/élites dans l’ensemble du rapport de domination à l’échelle mondiale, des modes de reproduction et d’auto-légitimation du pouvoir d’État. Il ne faut pas ignorer non plus que le pouvoir décisionnel (même au cœur de l’État) est partagé entre les élites économiques souvent en position d’extraversion et les grands corps militaires et administratifs dont la légitimité est assurée par les anciennes puissances coloniales. Dans de telles configurations, les élites du pouvoir, même quand

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elles investissent dans l’État, ne possèdent pas la capacité d’en modifier la nature, et les proclamations les plus « anti-impérialistes » auxquelles nous ont habitués les régimes « marxistes-léninistes » n’y peuvent rien. D’une part, parce qu’il n’y a aucune uniformité des élites, puisque le système de recrutement au sommet dépend de la nature du régime. D’autre part, parce que dans ces pays où les élites sont aussi soumises à « la tyrannie des diplômes » (Bauer & Bertin-Mourot 1995), le lieu d’émission de ces diplômes compte pour beaucoup dans leur adoubement. Étant donné que la plupart des régimes africains, dans la période qui nous intéresse (des Indépendances à la chute du mur de Berlin) étaient autocratiques, les solidarités élitaires y étaient structurées à partir du parti unique et de l’allégeance à la figure du chef de l’État. Or, dans la mesure où le parti unique participait de la promotion politique, la confrontation entre les professionnels de la représentation politique et les élites techniques en quête d’efficacité était inexorable. De ce point de vue, et au-delà des « success stories » mentionnées, les élites formées dans les pays du bloc socialiste apparaissent plutôt comme agissantes en-deçà de l’élite dirigeante du pouvoir d’État, œuvrant notamment dans l’anonymat des administrations, des travaux publics, des hôpitaux ou en faisant le choix des politiques publiques. Mais comme le montrent les exemples de l’Éthiopie et de l’Angola, c’est au moment où disparaît la bipolarité Est-Ouest que le paradoxe de la situation des élites devient manifeste. Fragilisées par le tournant historique, elles sont devenues les actrices du dessaisissement de leur propre histoire qu’elles tentent désormais de dissimuler.

BIBLIOGRAPHIE

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NOTES

1. Voir notamment J.-F. BAYART (1989). 2. Si le terme « bloc » est ici utilisé, c’est pour désigner les mondes qui s’affrontaient en particulier pendant la période de la Guerre froide. Cependant, ce qui nous intéresse ici, ce sont moins les luttes et les rivalités entre l’Est et l’Ouest que les complexités de chacun de ces mondes, les interconnexions, les échanges entre divers espaces nationaux. Sur ce point voir BOULLAND & GOUARNÉ (2015). 3. Passant assez souvent par des pays relais pour venir, les étudiants africains étaient les plus nombreux en URSS parmi les étudiants étrangers, plus même que les étudiants asiatiques. Des élèves du secondaire, par exemple à Cuba ou en RFA, des stagiaires pour des formations courtes ou encore des militaires ont aussi été envoyés dans les pays socialistes. 4. Dans sa tentative pour rendre compatibles ou concilier ce qu’il appelle la « sociologie critique surplombante » et les sociologies pragmatiques de la critique (BOLTANSKI 2009). 5. « Pour comprendre le présent, nous devons apprendre à le regarder en oblique » (GINZBURG 2009 : 23). 6. Ceci n’était d’ailleurs sans doute pas une spécificité de la coopération féminine et pourrait s’observer de façon plus générale dans la coopération éducative URSS/pays du Sud. 7. Cette distinction entre « pays arabes » et « pays d’Afrique subsaharienne » est faite par les ministères et autres organismes recueillant les données statistiques en URSS/ Russie. Dans le groupe de « pays arabes », sont inclus l’Algérie, le Maroc, la Tunisie, la Libye, l’Égypte, le Soudan, la Syrie, l’Irak, la Jordanie, le Liban, le Yémen du Nord, le Yémen du Sud, l’Oman, l’Arabie saoudite, le Qatar, le Bahreïn, le Koweït, les Émirats arabes unis et les territoires habités par les Palestiniens qui font partie de l’État palestinien. 8. Sans doute, les données statistiques actuellement disponibles sur les étudiants africains venus dans les pays de l’Est, ou sur la répartition des diplômés africains par pays d’origine, université, discipline, sexe, âge, année, etc. comportent-elles des lacunes, manquent-elles de précisions, et présentent-elles d’importantes divergences entre elles, en raison notamment de l’utilisation de variations dans les définitions de

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l’étudiant : « étudiants académiques » pour la CIA, « étudiants internationaux » de l’ UNESCO et dans les procédures d’agrégation des effectifs (LECLERC-OLIVE & BÉTHUNE 2013). 9. Les promotions de 1987 et 1988 qui ont eu leur diplôme dans un pays post-soviétique après décembre 1991 ne sont pas comptées. 10. Sur les étudiants africains en Roumanie et en RDA, voir GHEORGHIU & NETEDU (2015). Selon un des documents consultés par ces deux auteurs, en 1977 il y avait 4 052 étudiants africains en Roumanie, sur un total de 11 129 étudiants étrangers ; sur la RDA, voir aussi BOLTOVSKAJA (2014). Des recherches ont également été entreprises sur les étudiants africains venus en Pologne, en République tchèque, en Bulgarie. Voir à ce sujet http://www.fmsh.fr/fr/27007, le programme de la conférence du programme ÉLITAF « Étudiants africains en URSS et dans les autres pays du monde communiste, 1960-1990. Entre histoires nationales et contexte international », Paris, 20-21 novembre 2014. 11. L’initiative de la création de cet institut est généralement attribuée à ZHOU EN LAI qui aurait, au lendemain de son voyage en Afrique, signifié la nécessité de renforcer les compétences linguistiques en Chine et de se donner les moyens d’accueillir des étudiants boursiers étrangers. 12. Ce programme lancé par le Réseau interdisciplinaire Afrique Monde fin 2011 s’est développé dans le cadre de la Fondation Maison des sciences de l’Homme avec le soutien de l’Institut de recherche interdisciplinaire des enjeux sociaux (IRIS). M. LECLERC-OLIVE, P. YENGO et M. de SAINT-MARTIN en avaient la responsabilité. 13. Voir http://socialismgoesglobal.exeter.ac.uk/. 14. Bankole Awoonor-Renner entre à la KUTV en novembre 1925 et demeure à Moscou jusqu’en 1928. De son séjour à Moscou, il est resté un essai, Report on West Africa, qui expose un véritable projet de libération pour les colonies africaines ; ce texte inspire un document interne de trois pages détaillant un programme d’action en Afrique et décide le Komintern à faire de lui son envoyé en Afrique de l’Ouest. L’absence de toute trace de relations avec Moscou à partir de 1928 laisse cependant les chercheurs perplexes quant à son rôle d’agitateur au service de Moscou en Afrique de l’Ouest durant les trente années qui ont suivi (http://maitron-en-ligne.univ-paris1.fr/spip.php?article159868). 15. Jomo Kenyatta, futur président du Kenya, y effectua un séjour assez bref en 1932-1933. 16. La KUTV comptait environ 600 élèves en 1921, 1 015 en 1924 (MCCLELLAN 2007 : 63, 78). 17. Potekhin est le premier africaniste soviétique à se rendre en 1957 en Afrique, au Ghana, et devient le premier directeur de l’Institut d’Afrique, fondé en 1959 (DAVIDSON & IVANOVA 2003 : 37-39, 126). 18. Dans les pays occidentaux, c’est seulement quelques décennies plus tard que des enseignants publieront avec leurs étudiants africains (DAVIDSON & FILATOVA 2007 : 115). 19. Les militants communistes étaient alors forcés d’adopter de nombreux pseudonymes au gré de leurs diverses fonctions. 20. J. Copans a coédité un ouvrage avec R. Cohen et P. C. W. Gutkind (GUTKIND, COHEN & COPANS 1978).

21. En 1955, à la différence de la Chine, l’URSS n’a pas été invitée à la conférence de Bandung, événement fondateur du mouvement afro-asiatique.

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22. La Fédération mondiale de la jeunesse démocratique ( FMJD) est née dans l’après Seconde Guerre mondiale, lors d’une conférence internationale à Londres le 10 novembre 1945. 23. Deux délégués de la FEANF racontent dans L’étudiant d’Afrique noire l’accueil chaleureux du peuple soviétique, la grandeur du pays de Lénine (cités dans SADJI 2006 : 230-238). 24. Les affiches de propagande reprennent quelquefois des paroles de chansons populaires comme ici des vers de Vladimir Gusev sur une musique de Khrennikov : « Je n’oublierai jamais un ami, si je me suis lié d’amitié avec lui à Moscou. » Cette affiche de propagande historique, à la gloire de l’amitié entre étudiants africains et étudiants soviétiques, composée en 1964 par Sachkov Vladimir Vasilievitch, a été réimprimée à de nombreuses reprises et diffusée largement sur des sites internet, pour la plupart russes. Elle a été notamment présentée dans l’exposition « Red Africa » à la Calvert Foundation 22 qui s’est tenue à Londres du 4 février au 3 avril 2016. Né en 1928, l’artiste est diplômé de l’Institut des Beaux-Arts Sourikov à Moscou. Après avoir travaillé sur les affiches de films, il s’est orienté vers les affiches socio-politiques. Il a participé à des expositions au niveau national et international. Parmi ses affiches « La gloire héroïque des héros du Komsomol de la guerre froide ne sera jamais éteinte » (1967), « Parti — l’immortalité de notre projet » (1972), « Plan quinquennal de qualité — nos victoires sur le travail » (1975), « À l’appel du parti, à l’appel du cœur » (1977), « Le parti nous mène sur le chemin léniniste » (1978). 25. Intervention « La formation des cadres/ quadros africains en URSS : le cas des étudiants des colonies portugaises, 1960-1974 » au séminaire ÉLITAF, 3 février 2015, non publié. 26. RGANI. F. 4. Inv. 16. D. 902. F. 34. Ordre du ministre de l’Enseignement supérieur et secondaire spécialisé de l’URSS, no 86, « Le travail d’éducation parmi les étudiants et thésards venus en URSS des pays capitalistes peu développés sur le plan économique », 30 juin 1960, cité par MAZOV (2015 : 43). 27. C’est dans ce sens qu’il faut comprendre les stages de mise à niveau dont témoignent nombre de diplômés et que l’on justifie souvent par une homogénéisation des nomenclatures entre la langue d’étude et la langue administrative (portugais, français, anglais) du pays (TCHICAYA-OBOA & YENGO 2015). 28. Chiffre avancé par Anicet Gabriel Kotchofa (voir supra), http://www.benin.mid.ru/ fr/gabriel.html. 29. Voir le colloque sur « Les socialismes africains/Socialismes en Afrique » organisé par Françoise Blum à Paris du 7 au 9 avril 2016. Les travaux de ce colloque doivent donner lieu à une publication (voir l’appel à communications sur , et le programme notamment sur https:// www.ehess.fr/fr/colloque/socialismes-africains-socialismes-en-afrique).

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AUTEURS

PATRICE YENGO

Institut des mondes africains (IMAF), EHESS, Paris

MONIQUE DE SAINT MARTIN

Institut de cherche interdisciplinaire sur les enjeux sociaux (IRIS), EHESS, Paris

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études & essais

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Creating a Socialist Intelligentsia Soviet Educational Aid and its Impact on Africa (1960-1991) 1

Constantin Katsakioris

1 On June 1st, 1951, the Secretary General of the Nigerian Trade Union of Agricultural and Forestry Workers, Ilio Bosi, addressed a letter to the head of the World Federation of Trade Unions, the Frenchman Louis Saillant, with a concrete request. After thanking him for the scholarships Nigerians had been granted by East Germany, Bosi praised the work of his fellow trade unionist Nduka Eze and asked for a scholarship that would allow Eze to pursue his studies “in the School of Political Sciences and Economics of Moscow University.”1 The letter reached Moscow soon afterwards yet, as was the case with other similar early African requests, this one was not met with approval. The issue of scholarships was repeatedly raised by delegations from colonial Africa, which had started visiting the USSR, after the death of Joseph Stalin (1953), the Soviet endorsement of the Bandung Conference (1955) and of the Afro-Asian movement. Nevertheless, as historians Apollon Davidson and Sergey Mazov (1999: 158-168, 324-327) have documented, the decisions to foster political and cultural ties with Sub- Saharan Africa and to offer Africans scholarships for study at Soviet universities were taken by the Communist Party of the (CPSU) only between 1958 and 1959, and implemented without delay. In September 1960, the famous Peoples' Friendship University (Universitet Družby Narodov, hereafter “UDN”), a school reserved for students from “developing countries,” opened its doors in Moscow and welcomed 179 Africans, as well as 231 Asians, 182 Latin Americans, and 60 more students from the countries of the Middle East. In February 1961, it was renamed “Patrice Lumumba” after the late Congolese leader.

2 Symbolically and, in many respects, literally, the creation of the UDN-Patrice Lumumba University ushered in a new era of Soviet-African and, more broadly, of Soviet-Third World relations. Educational aid to Africa, on which this paper concentrates, became a major part of the overall Soviet developmental aid. Provided either by the UDN and numerous other schools in the USSR, or, to a lesser extent, through the creation of educational centers and the dispatch of Soviet professors to Africa, this aid was meant to put into practice Leninist principles of solidarity with the “oppressed countries” and the “oppressed classes,” both victims of Western imperialism. As the First Secretary of

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the CPSU, Nikita Khrushchev proclaimed at the opening ceremony of the UDN that the Soviet Union “sympathized with the aims of Asian, African, and Latin American peoples to develop their economies and to train their own engineers, agronomists, doctors, and scientists” (MID SSSR 1963: 83). Besides internationalist proclamations, powerful ideological and geopolitical considerations motivated “the Soviet cultural offensive” (Barghoorn 1960: 188-225), whose goal was ultimately to create a socialist-minded and pro-Soviet intelligentsia in the postcolonial world. The outcome, in terms of students' training, was particularly significant. From 1960 to the dissolution of the USSR in December 1991, more than 43,500 students from Sub-Saharan Africa received post- secondary education in the motherland of socialism, the overwhelming majority studied in universities and higher technological or medical schools. Throughout the Cold War, the USSR thus became a major host country for African students, competing with and even outdoing a former colonial power such as the (see Appendix) by welcoming more students. 3 At the same time, the Soviet cultural offensive did not remain unanswered. Mainly in response to the communist threat, former colonial powers, as well as the , Canada and other developed capitalist countries offered developmental aid and dramatically increased the number of scholarships for Third World students (Lindsay 1989; Bu 2003; Unger 2011). Training the new elites, who would hold key positions in the state or party mechanisms and play a pivotal role in the economic affairs and political orientation of their countries, became a crucial objective of policy-makers in the North. Not without concern, Frantz Fanon captured the immediate consequence of the Western and Eastern interest in African and Asian elites in the following words: “The governing classes and students of underdeveloped countries are gold mines for airline companies,” he commented and added: “African and Asian officials may in the same month follow a course on socialist planning in Moscow and one on the advantages of liberal economy in London or at Columbia University” (Fanon 1963: 83). The phenomenon was part of what the British Prime Minister Harold Macmillan had famously described as a peaceful “battle” between the East and the West “for the hearts and minds” of postcolonial peoples. The training of new elites epitomized this battle. With decolonization, higher education became one of the most important issues in the international cultural politics of the global Cold War (Laïdi 1986; Hobsbawm 1994; Westad 2007; Leffler & Westad 2010). The engagement of Western and Eastern countries either directly, or through international organizations, as well as the commitment and enthusiasm of the less developed ones, contributed to the expansion of education in the Third World and played a major role in what sociologists of education later described as a “world educational revolution” (Meyer et al. 1977; Boli et al. 1985; Fiala & Lanford 1987). 4 The Soviet Union's cooperation with Africa was one of the most important chapters of the global education revolution. This paper reopens this chapter. It is based mainly on documents from Soviet ministries, universities, party and state bodies, which became accessible to researchers after the post-1989 “archival revolution,” yet whose importance with regards to the history of postcolonial Africa has not as yet been assessed. The paper maintains that the birth, the content, and the life-cycle of the Soviet-African cooperation, whose core was the Soviet aid African countries were receiving almost entirely as a grant, clearly bore the imprint of the Soviet experience and worldview, of the Cold War rivalry, and of the political circumstances sketched out

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above. At the same time it insists that it also bore the imprint of Africa. African political parties, student organizations, trade unions and cultural societies successfully promoted their cause and benefitted from the aid of the USSR and of other socialist countries. Thousands of students received scholarships, graduated from first-class universities and embarked on careers that changed their lives. African governments, finally, although from the position as beneficiaries, managed to impose restrictions on the donors' policies, to advance their agendas and to maximize their benefits. As this paper will argue, within a few years of its inception, and despite some tensions due to Soviet admission policies or to the teaching of Marxism-Leninism, the educational exchange became a “normal,” effective and predominantly state-to-state cooperation. The effects of this cooperation in terms of elites' training are presented throughout the paper, while its overall impact on Africa is discussed in the conclusion.

Visions and Policies of Soviet-African Educational Cooperation

5 If with decolonization, education became a prominent issue on the Soviet African agenda, it was, first and foremost, a prominent issue on the agendas of Africans. “The citizens of Africa see in education a means by which their aspirations may be met” and “they are willing to sacrifice for the attainment of this means for gaining economic and social development,” stated the delegates who attended the Addis Ababa Conference of African States on the Development of Education in Africa in May 1961 in their Final Report (UNESCO 1961: 3). As Assié-Lumumba (2006) has argued, African leaders were indeed committed to “sacrifice,” that is, to invest as much as possible in education. This was not only in response to domestic demands, but also because they were genuinely convinced that investment in education would bring economic development and modernization to their countries, as many prominent theorists were then preaching. The training of African professors, engineers, managers, and other specialists was undoubtedly a prerequisite for economic development and, for the more radical, a prerequisite for the nationalization of foreign companies. “Nationalization” of human resources, i.e., the substitution of foreigners with Africans, constituted thus a “noble” political, economic and cultural goal and Soviet experience in that field, according to the prominent Nigerien militant and scientist Abdou Moumouni (1998: 258-259), was particularly relevant. These were all empowering aspirations, but in the meantime, the reality was that economic and human resources, money and elites, were clearly missing, which made civil cooperation with developed countries urgently needed.

6 Under those circumstances, most African countries and especially those which had proclaimed their faith in a version of socialism more or less inspired by foreign examples, signed cultural agreements with the USSR and placed strong emphasis on educational matters. Egypt became the first African country to sign such an agreement in 1957 in order to send students to the USSR and to invite a group of seven Soviet professors to teach at the Suez Oil Institute. Guinea, Mali and Ghana followed suit. In Guinea, between 1960 and 1964, the USSR established the Polytechnic Institute of Conakry, with four faculties of engineering and an enrollment capacity of 300 students per year. In Mali, between 1963 and 1966, the Soviets also founded the Higher Administrative School of Bamako with an enrollment capacity of 250 students per year,

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future civil servants for the friendly regime of Modibo Keita, as well as a school of medical assistants and a center for agricultural training. All these schools were created with low-interest Soviet loans, which were quickly rescheduled and later written-off. Although they remained ill equipped and understaffed (Bartenev 2007), both the Conakry Institute and the Bamako School became the first higher education institutions in Guinea and Mali respectively and constituted landmarks in Soviet- African cooperation. In 1964, in response to a request from the Algerian government, the USSR created the African Center of Hydrocarbons and Textiles in Boumerdes, as a gift to Algeria. The Center, which was comprised of the Oil and Gas Institute and a Textile School, became one of the most successful Soviet educational undertakings in the noncommunist world and the only one to host a sizeable community of Soviet professors.2 In 1960, the government of Patrice Lumumba had also expressed the wish to employ 1,500 Soviet teachers and professors with knowledge of French in the Republic of Congo. This wish, however, never materialized.3 7 Apart from the radical African governments, most Western-oriented ones also welcomed Soviet educational and technical assistance. Between 1960 and 1963, for instance, the USSR created the Bahir Dar Technical Institute as a gift to Haile Selassie's Ethiopia. In 1968, the Soviets constructed and equipped the National Engineering School of Tunisia. Both countries however refrained from employing Soviet professors, something that provoked frustration on the Soviet side. Frustration with these costly commitments and with the failure to establish permanent ties through the presence of Soviet teaching staff led the CPSU to almost halt the construction of educational institutes in Africa and, by the end of the 1960s, to concentrate on the training of African students in the USSR.4 The offer of scholarships for studies in the USSR was seen then with suspicion by several Western-oriented governments, at least during the early sixties, when they were reluctant to send students. For young African candidates, however, it was rather an extraordinary opportunity to receive higher education. And for some, it seemed to be a real chance to realize their dream and to study in the “in the motherland of socialism.” 8 Fascination with the ideology, the international policies, and the technological achievements of the USSR was widespread among African youth. In his broad survey of the opinions, worldview and aspirations of African students in France, the Senegalese sociologist Jean-Pierre N'Diaye (1962: 228-229, 243-245) found that 25% of the students admired the USSR, 20% admired China, 12.4% Israel, 12% Cuba and 8% France, while the United States was lagging far behind with only 3.3% of positive responses. The reasons underpinning their admiration for the USSR were the rapid Soviet progress in all areas (35%), communist ideology (22.3%) and scientific achievements (18.5%) such as the Sputnik and Lunik satellites. Accordingly, 37.8% of the students believed that “full- fledged socialism” constituted the best economic system for the development of Africa. N'Diaye's colleague, the French sociologist Pierre Fougeyrollas (1967: 156), conducted similar research among his African students at the University of Dakar to find that the USSR was not in first, but in third place, among the countries which were considered as “models,” behind France and Switzerland. Third or first, the USSR was genuinely admired, something that the thousands of letters Africans were sending to various Soviet organizations clearly demonstrate. The achievements of the cosmonauts Yuri Gagarin and German Titov were celebrated by the Uganda National Congress Youth Organization,5 the Committee of Rural Youth of Togo,6 the Madagascar-

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USSR friendship association,7 and by numerous African youngsters, who were applying for scholarships in order to study at universities that, in their eyes, had produced the Soviet technological miracle. 9 African radical organizations, political parties and trade unions, were also looking East for aid and education. Besides training executives at political schools, they were also requesting scholarships for ordinary university students, members of the party or of its youth branch. The leaders of the Union des populations du Cameroun ( UPC), Félix Moumié and Ernest Ouandié, as well as Jacques N'Gom, their opponent and Secretary General of the Union générale des travailleurs kamerunais (UGTK), had been among the first to make such requests and to reap the rewards.8 Bakary Djibo, the leader of the left-wing Sawaba party of Niger, was requesting as many scholarships as possible and sending long lists of prospective students to Moscow.9 The African Party for the Independence of Guinea and Cape Verde (PAIGC) also relied on Soviet educational aid and its leader, Amilcar Cabral, was closely following up on his students.10

Soviet Scholarships and African Beneficiaries

10 Eager to cultivate ties and to expand their influence, the Soviets offered scholarships to three groups of recipients. The first was the group of governments, mainly the left- leaning ones, although Western-oriented governments were not at all excluded. The Soviet Ministry of Education granted these “state scholarships” to the Ghanaian, Ethiopian or Nigerian ministries, which in turn were selecting future students. Only rarely did some African governments pay a small number of scholarships in addition to the scholarships granted by the USSR. Egypt was the only country to systematically pay one-third of the monthly stipend for the majority of Egyptian students. The second group was comprised of anticolonial parties of Southern and Portuguese Africa, such as the PAIGC, which were fighting for independence. The third group included African anti- governmental parties, social, cultural and other officially non-governmental organizations from countries with which the USSR maintained diplomatic relations and most often also cultural cooperation. The second and third groups were not offered state scholarships, but rather subventions from Soviet social, cultural and political organizations, which, in theory, were acting independently from the Soviet government. Included among these were organizations such as the Soviet Afro-Asian Solidarity Committee (SKSSAA), the Committee of Youth Organizations (KMO), the Union of Societies for Friendship and Cultural Exchange with Foreign Countries (SSOD) and the Central Council of Trade Unions (VTSPS).11 From the 1960s to the 1980s, the scholarships offered by way of such organizations made up approximately 25% of all Soviet scholarships. In 1985-1986, for instance, 5,288 of the 22,863 students from the entire African continent held scholarships granted through these organizations.12 In the second and third groups too, African recipients were selecting the future students from among their members, while the Soviets had little influence.

11 The UDN-Lumumba University, whose founding members had been the four Soviet organizations mentioned above, was par excellence a school recruiting the majority of its students through the channel of Soviet and African organizations and parties (second and third groups), namely with political criteria. In 1965-1966, for instance, 36 of the 152 UDN scholarships intended for Africa were offered to Oginga Odinga—who was in

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fact still in government—for the “progressive” members of the Kenya African National Union (KANU). Furthermore, 20 scholarships were offered to various left-leaning Nigerian organizations, such as the Nigerian Youth Congress and the Socialist Workers and Farmers Party of Nigeria (SWAFP), 6 to the Parti progressiste and to the student union from Dahomey studying at the UDN, 5 to the UPC and to the Cameroonian Student Union of the UDN, 5 to the Sawaba, 5 to the Parti africain de l'indépendance (PAI) and 8 to parties fighting against Portuguese rule. The distribution of scholarships to Arab, Asian and Latin American students was similar.13 It was thus absolutely true that during the 1960s the Lumumba was hosting mainly communist and leftist students, something that undoubtedly damaged its reputation (Rubinstein 1971; Koudawo 1992). 12 The complete picture was, at the same time, much more complex and this was true for two main reasons. First, a number of Africans attending the UDN were not members of anti-governmental parties, but students selected directly by African governments. Second, students recruited through radical parties and pro-Soviet organizations (not necessarily anti-governmental ones) were attending not only the UDN, but tens of ordinary Soviet schools. In 1965-1966 again, besides the UDN scholarships, Soviet organizations disbursed at least 240 scholarships for various African parties, student and trade unions, while the number of state scholarships (first group) was more than 1,000.14 Finally, as reflected by those numbers, for all its importance during the 1960s, the UDN was but one center for the training of African (and Third World) students. Besides the UDN, the overwhelming majority of students were studying in Moscow, Kiev, Kharkov, Leningrad and other prestigious universities, medical and technological institutes or in technical schools. Among the 20,000 black Africans who, in the second half of the 1980s, were enrolled in Soviet schools, only 5% were at the UDN. In many respects, this development reflected the expansion of state-to-state cooperation. 13 Yet if most African governments welcomed Soviet aid, neither the Western-oriented, nor the radical ones approved of the distribution of scholarships to opposition parties and organizations. The third group of recipients was perceived as a threat by African regimes. In August 1961, the government of Somalia announced to the Soviet ambassador that all scholarships for Somalis should be transferred to a special office in charge of educational exchange and the government of did the same in 1962.15 Interestingly, it was Nkrumah's government which distrusted the unofficial recruitment channels, but which was simultaneously issuing Ghanaian passports for Nigerians and other Africans who had been granted scholarships by Soviet organizations. Nigeria, too, created an office for educational exchange and issued recurrent verbal warnings targeting both the Soviet organizations and the UDN. In addition to their protests, African countries increased border controls and warned all “clandestine” students that their diplomas would not be recognized. Last but not least, the strengthening of the one-party and gatekeeper states (Bayart 1989; Cooper 2002) and their emulation of Soviet techniques of government under the guise of the socialist modernization (Copans 1984), in reality meant a crackdown on opposition parties, independent organizations and trade unions, which benefitted from Soviet aid, and their substitution by state-controlled entities and by party infrastructure. These developments had very tangible effects on the recruitment of students because scholarships intended for independent African organizations were ending up at state and party offices. The Soviet Minister of Education, Viatcheslav Elioutin, stated in 1965: “The selection of candidates for a scholarship of social organizations in Morocco,

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Nigeria, Somalia, Kenya and certain other countries is made by the governments of those countries and, as a result, offering social scholarships makes little sense.”16 The “government filter,” as it was called in Moscow, in practice meant that often there was little difference between the 25 and the 75% of students who held social and state scholarships respectively. It also meant that African governments had managed to impose their policy in favor of the state-to-state cooperation. 14 The USSR never gave up recruiting communists and sympathizers. Yet it also came to terms with the new reality for several reasons. Above all, Moscow sought to avoid damaging its relationship with friendly regimes whose “socialist” practices it had to respect, as well as to avoid vindicating the suspicions of Western-oriented countries. Instead, in order to dissipate suspicion, the Soviet authorities provided African embassies with lists of almost all the names of their nationals and asked the “clandestine” students to present themselves to their embassies in order to legalize their situation. Another reason behind the Soviets' accommodation to the new circumstances was their disappointment with many students who had been selected by leftist organizations and notably with those recommended by youth unions based in the West. The Ugandan Andrew Richard Amar, for instance, who, after he was expelled from the USSR, wrote the acrimonious testimony An African in the USSR (Amar 1961), had been recommended by Dennis Phombeah, the Secretary General of the West African Students Union (WASU) and the Committee of African Organizations of the United Kingdom.17 The Senegalese Ibrahima Konaté, founder of a Pan-African union in Kiev and torchbearer of protests against racism, had been Secretary of the Fédération des étudiants d'Afrique noire en France (FEANF).18 Another former FEANF militant was the Dahomean Léopold Agboton, student at Moscow State University (MGU) until he was expelled in April 1966, Secretary General of the Union of African Students in Europe (UASE), Maoist and, according to all accounts, the most disturbing youth leader.19 Finally, by cooperating with African states, instead of recruiting blindly dubious sympathizers, some of whom were also bad students, the Soviets managed to drastically reduce the drop-out rate and to elevate the overall academic standard. Training good specialists, the future African elites, was, after all, a major objective of Soviet civil aid. Making them socialists and friends of the USSR was, of course, the other major task the CPSU had entrusted to Soviet universities and organizations.

The Training of Students in the USSR

15 A reader of Andrew Amar's memoirs and of other contemporary accounts may arguably assume that the Soviet hosts were obsessed with the indoctrination of students coming from non-communist countries. Perfectly fitting into the powerful Cold War mindset, this assumption, however, is not accurate. Until October 1968, all courses of political and social sciences, whose aim was indeed to inculcate Marxism-Leninism in the minds of students, were optional for all students from non-communist countries with the exception of those who were enrolled in faculties of social and political sciences. But given the huge burden the students had both at the preparatory and the specialized faculties in order to learn Russian and, for many of them, to catch up with the required academic level, and given the unpopularity of the courses in question, most students did not attend classes. Even those who were instructed by their parties or governments to do so usually disobeyed or, simply, did not sit for exams. As a result,

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class attendance in several schools in Moscow and Leningrad oscillated between 25 and 50% (Katsakioris 2015: 204-205).

16 Aside from the discontent of Soviet faculty members and students, reactions also came from socialist African countries. The ambassador of Mali in Moscow attended the annual congress of Malian students in January 1965 and urged them to take the elective courses.20 A couple of months before, the secretary for ideological questions of the Ghanaian Convention People's Party, Kweku Akwei, angry about the poor political education of Ghanaians, expressed the following remarks to the officials at the Soviet Ministry of Education: “It is inconceivable for us that in the country of Marxism and of socialism our students are exempted from the study of social and political disciplines and that often they know much less about Marxism than our students in Manchester.” Akwei added: “You say that you give the students the right to decide whether to study Marxism or not. We do not agree with this. And we are not interested in what the students prefer.”21 17 The Soviets were also particularly frustrated with the Africans students, many of whom had staged anti-Soviet protests and expressed pro-Chinese or even pro-Western views (Hessler 2006; Matusevich 2008). Attributing these phenomena to their “petit bourgeois” worldview and their poor political education, the Ministry of Education decided, in October 1968, to make the attendance of political and ideological courses compulsory.22 From that moment on and until the curriculum reform undertaken in 1989 with the blessing of Mikhail Gorbachev, students had to follow such courses as the “History of the CPSU,” the “Principles of Scientific Communism,” “Political Economy” and “Scientific Atheism” (Rajaonesa 1994: 108-109). If the 1968 decision implicitly acknowledged the failure to attract students to the optional courses, its effects in terms of indoctrination should nevertheless not be overemphasized. The teaching of the non-ideological scientific disciplines remained by far the most important task of the faculty members in all institutes and universities. Indeed, the students who had a tough schedule and did not welcome the additional burden, according to all sources and accounts, were by far more concerned with concentrating on the main subjects, rather than on the ideological courses they had to take as requirements. 18 Studies in the USSR were longer than in the West for two main reasons. The first was that students had to spend one year and a few of them a second one at a preparatory faculty to learn Russian and take courses related to their specialization. Upon successful completion, students were admitted to the regular faculties. The second reason was that studies at the regular faculties lasted one year longer than studies at equivalent faculties in the West. The additional (fifth) year was divided between on- the-job training and the writing of the diploma thesis (diplomnyi proekt). For this reason, the first degree awarded by the Soviet university was the Magister. The exception was again the UDN, in whose faculties studies were, until the mid-1970s, one year shorter. Nonetheless, UDN awarded a Magister directly to its graduates—who were also doing their on-the-job training and writing a master thesis—just like the other Soviet schools of higher education. 19 Once at the main faculties, Africans and other Third World students joined the student body and attended the same courses as their Soviet or Eastern European peers. Nevertheless, as their linguistic skills were still inadequate, they often had to attend additional courses to improve their Russian. At the same time, mainly as a consequence of the language gap, additional efforts were required to assimilate the

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content of lectures and seminars. In practice, these additional efforts meant three things: first, that the students were taking auxiliary courses in which the lectures were repeated and explained; second, that they were joining seminars in small groups whose aim was to tackle the students' weaknesses; and third, that in the case of some students, a supervisor, either a faculty member or a Soviet student, was assigned to assist them. Students who failed to cope and fulfill the requirements were confronted with measures such as the reduction of their monthly stipend or transfer to a technical institute. Those charged with absenteeism, violation of discipline, anti-Soviet behavior, or singled out as troublemakers, could end up being expelled from the USSR.

20 Both the auxiliary courses and the disciplinary measures were instituted in the 1960s, when the dropout rate was particularly high. According to an analytical report on the UDN, during the period 1960-1968 over 13.8% or 690 among approximately 5,000 Third World students dropped out, the majority of them for personal or political reasons and as a consequence of disciplinary sanctions.23 The picture was very different at an elite school such as the Moscow Energy Institute (MEI), where, in 1964, the dropout rate of students from the Third World skyrocketed to 44.1%. In sharp contrast with the UDN however, the MEI had such an alarming dropout rate because of its very high academic standards. The enrollment of sometimes ill-prepared students, often through political channels, created serious problems, which the MEI faculty members tried to tackle initially through auxiliary courses, almost doubling the hours of classes the students had to attend. Nevertheless, as the dropout rate remained high and as many MEI students were transferred to other less demanding Soviet schools, the rector took the decision in 1968 to halt the enrollment of Third World students in most specialized fields and to concentrate these students in a small number of faculties under the supervision of chairs (kafedry) especially created for them. In practice, this meant that Third World students had fewer options to specialize in different disciplines. It also meant that within the same specialized program they were attending the same lectures as their Soviets peers, but different seminars, and that at the end of the courses, they were taking different exams. 21 This decision sparked protests among the students who feared that “segregation” and the lowering of academic standards would affect their degrees. But as it reduced the dropout rate dramatically, to 7.8% in 1970, it was not called into question.24 In December 1974 the head of Central Committee's Department of Sciences and Educational Institutes of the CPSU, Sergey Kolesnikov, praised the decision and encouraged other schools to follow MEI's example.25 His example, however, was not followed, as at almost all universities, Africans and all Third World students were studying in the same programs with their Soviet peers. 22 In fact, there was no longer cause for special arrangements. During the 1970s and 1980s, the dropout rate had been drastically reduced and generally limited to the preparatory faculties. Between 1976 and 1981, for instance, only 3.8% of all Third World students enrolled at the preparatory faculty of the Kharkov State University interrupted their studies for various reasons (academic failure, health, personal reasons, disappointment and return etc.). The rest successfully completed the program, which, for ill-prepared students, who happened to come from Ethiopia, Mali, Congo-Brazzaville, Yemen and Afghanistan, included many additional hours of mathematics and natural sciences.26 As regards the regular faculties, during the academic year 1980-81 only 12 of over 442 students (2.7%) dropped out of the Odessa

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Polytechnic Institute and 2 (both Ethiopians) out of 295 (0.7%) of the Medical School of .27 The spectacular decrease in the dropout rate reflected, first and foremost, the improvement of the level of students, who were selected with stricter academic criteria and through procedures agreed upon between the Soviet and African governments. Addressing an audience of Communist Youth (Komsomol) managers, Alexandr Žuganov, Secretary of the Komsomol USSR, could then affirm that the “average academic level of foreign students” was “perfectly comparable to the level of Soviet students and in certain cases even higher”.28 23 However, there were other factors that also contributed to the improvement of statistics, such as the favorable treatment of foreigners and the lower academic standards in certain schools. Serious concerns about the quality of training, especially of physicians, had been made public both in Africa and in the West (Dubarry 1980; Patton 1996: 242-244). Soviet internal accounts also confirmed that the training of physicians at the UDN was inadequate and that in a number of schools in Tashkent, Erevan, and Krasnodar degrees with excellent marks were indeed awarded to unqualified students (Katsakioris 2015: 202-203). A general decline in academic standards occurred by the end of the 1980s as a consequence of the Soviet collapse, and bribery and corruption were reported (Rajaonesy 2000: 178). Serious as these allegations were, such phenomena should nevertheless not yield to easy generalizations. During the greater part of the period under survey, and for the majority of the students, studies in the USSR were difficult, serious, and demanding. If concluding the opposite played into the hands of Western-educated Africans (Koudawo 1992: 3), it certainly did not do justice to the Soviet school, nor to its African graduates. 24 Another important question about the Soviet-African cooperation, as important as the one of scholarships, was that of specializations. Among the 481 black Africans who graduated from preparatory faculties in 1962, 143 (29.8%) were to pursue their studies in schools of medicine and pharmacology, 128 (26.6%) in engineering, 55 (11.4%) in economics and political economy, 28 (5.8%) in geology, 25 (5.2%) in agronomy, 17 (3.5%) in physics and chemistry, 14 (2.9%) in veterinary medicine, 12 (2.5%) in international relations and the rest (12.3%) in all other fields from mathematics to literature.29 In the following years, as more students on state scholarships arrived in the USSR, the percentage of students enrolled in engineering grew higher, reflecting the desires of both students and their governments, the latter viewing the training of social or political scientists in the USSR most often with distrust. For the Soviets, however, training predominantly engineers and physicians, who were less likely to occupy key positions in state mechanisms, was not serving the purpose of influencing the political course of African countries. In a report addressed to the CPSU in 1968, the Soviet Institute of Africa analyzed the issue as follows: The main orientation [of the training programs] towards the creation of a technical and medical intelligentsia is not desirable in the future, because it does not always ensure the broad access of progressive elements into the political and social affairs of Africa. [...] Revolutionary changes are taking place in Africa for which qualified and progressive specialists are required in the sphere of administration. Practice has proven that in all African countries such specialists as economists, administrative staff, military officers, legal experts, philosophers, journalists, propaganda experts, teachers and professors constitute the principal pool, from which upper and middle-rank state employees are recruited.30

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25 However, these policy recommendations were not heeded and, as in the case of scholarships, an important reason for this was the “resistance” of African governments. Egypt, which was partly paying for the Soviet educational services, had been the first country to limit the educational exchange to just engineering and hard sciences, and other countries followed suit. Nigeria, which by the second half of the 1960s and until 1975, as a result of its partnership with Moscow during the Biafra War, became the primary African exporter of students to the USSR, completely stopped allowing the departure of holders of non-state scholarships between 1971 and 1975 and did not send a single student to study social or political sciences in the USSR. In 1974, Kolesnikov noticed the predominance of engineers (50%) and physicians (20%) and lamented the fact that few “economists, philosophers, journalists and teachers” were being educated in the USSR.31 This trend, however, went uninterrupted until 1991 when, according to a well-documented survey, 53% of all foreign students were enrolled in schools of engineering (Arefiev & Sheregui 2014: 30).32 It is true, of course, that political training continued in the schools run by the Soviet trade unions and at the Komsomol, whose graduates were sometimes admitted to ordinary universities. A third political school, created for party leaders, such as Thabo Mbeki and John Mahama, future presidents of South Africa and Ghana respectively, was the Institute of Social Sciences of the Central Committee of the CPSU. If these three schools carried on the work of universities set up by the Communist International (COMINTERN) in the interwar years, in the ordinary universities, political education was limited to the required courses of political and social sciences mentioned earlier.

26 In any case, despite the reactions after switching the status of these courses from options to requirements, the two other major issues, namely the control over the scholarships and the specializations, were settled in rather favorable terms for most African governments. As a result, suspicion gradually dissolved, even vis-à-vis the UDN, giving way to mutual understanding and to a “normal” and generally stable state- to-state cooperation. African governments seemed genuinely to appreciate not only the large number of scholarships their youths were offered each year, but also the “efficiency” of the Soviets and their sense of organization. Not only were Soviet authorities able to control the mobility of their nationals and maintain a very low dropout rate, there was relative calm in the USSR, the absence of phenomena such as student revolts (like May 1968 in France) and other Western temptations. 27 Moreover, the fact that African students in the West very often did not return to their home countries, while those in the East took a flight back upon completion of their studies—even if many of them then migrated again for further studies or work—was also an important argument in an era when the problem of the “brain drain” was looming large. To be sure, the attitude toward study in the USSR remained ambivalent and in most countries, the Soviet Magister never acquired the standing of Western diplomas (Yengo 2011). This was due to the impact of the cultural policies of Western imperialism, to anti-communist propaganda, to the dismissive attitude Western- educated Africans had vis-à-vis their Eastern-educated fellows whose competition for the same resources they did not welcome, as well as to the shortcomings of Soviet African policies. At the same time, however, there existed also, very clearly, a sense that Soviet educational aid was serving the needs of Africa, as well as an increased awareness of the merits of the Soviet university and of the Soviet-African cooperation.

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28 For all these reasons, despite a few abrupt ups and downs due to regime change, such as in Ghana (1966), or due to shifts in Soviet alliances, namely from Somalia to Ethiopia (1976-1977), between 1960 and 1990 the number of African students in the USSR grew steadily and cooperation expanded to almost all African countries. Some countries received the lion's share of the aid: on one hand, there was socialist Ethiopia, which until December 1991 had trained some 4,841 students in the USSR, followed by Congo- Brazzaville (4,102), Nigeria (3,606) and Mali (2,559). Ivory Coast and Congo-Kinshasa, on the other hand, were the two big African countries, which restricted their cooperation with the USSR to the minimum. Between these two extremes, however, almost all countries established close ties with Moscow and benefitted from the educational aid. As a result, during the academic year 1985-1986 in all areas of the USSR, African students were studying in various, predominantly scientific and technological fields: 527 students from Benin, 241 from Burkina Faso, 234 from Burundi, 136 from Lesotho, 353 from Mauritania, 452 from Mozambique, 475 from Sierra Leone, 391 from Togo, 183 from Zambia, 353 from Zimbabwe, 475 from Uganda, and other groups of similar size from most African countries.33 29 In sharp contrast with Soviet aid to Latin America or Asia, which was heavily concentrated on Cuba, Vietnam, Mongolia and Afghanistan, diversification has been a notable feature of Soviet aid to Africa. If this was a consequence of the absence of a close and long-standing alliance, such as the one between Moscow and Havana, the fact that the Soviet-educated Africans were dispersed all around the continent and greatly outnumbered by their Western-educated colleagues, meant that the political impact of Soviet educational aid was rather limited. Another important reason—as the tables in the Appendix illustrate—was that the bulk of the Soviet-educated specialists returned to their countries of origin during the second half of the 1980s, at a moment in time when Gorbachev had already decided on the Soviet retreat from the South and that building socialism in Africa was no longer on the agenda.

30 In the three decades of the Soviet-African educational cooperation, which evolved against the backdrop of the well-established African dependence on the West and strong competition from Western countries, such a complex undertaking as the transfer of the Soviet scientific and political paradigm through the training of a socialist-minded and pro-Soviet intelligentsia, had limited although very significant effects. In its early stages, the Ethiopian revolution occurred with the massive participation of students in Addis Ababa and, although active in the Ethiopian movement abroad, the few leftists who had studied in the USSR before 1974-1975, played a rather secondary role (Zewde 2014). This changed by the late 1980s, when Soviet- educated Ethiopians occupied 30% of high offices in the Ministry of Foreign Affairs and almost 50% in Economic ministries, commissions, and state enterprises.34 The same was true for the Eastern-educated Zanzibaris (Burgess 2007) and Mozambicans who returned to their countries after independence.

31 Then that chapter closed and the idea to restructure the African states along socialist lines was abandoned. Thereafter, not only the collapse of communism, but also the subsequent dismantling of ties between post-Soviet Russia and Africa, seemed to vindicate the opinion that the training of Africans in the USSR failed to produce the

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intended political effect (Koudawo 1992). Such an ex post facto assessment of thirty years of educational cooperation from the political standpoint of the immediate post- Cold War is, however, quite problematic. On the one hand, it fails to consider the historically and quantitatively unequal terms under which Soviet-African cooperation developed against the background of Africa's dependence on the West. On the other hand, it is too quick to dismiss the potential, in terms of policy influence and networks, that might have a group of elites educated elsewhere than in the West might have had, if an alternative political and economic model turned out to be relatively efficacious and sustainable. 32 Speculation is, however, needless, because the Soviet-African educational cooperation did have major tangible effects, both direct and indirect, other than the Sovietization of Africa. Historians of US international relations have meticulously shown how communist involvement spurred the American government and private foundations to increase their educational aid to less developed countries and how modernization theorists who, among others, vigorously advocated the training of Third World elites, embarked on their “mission” in response to the communist challenge (Gilman 2003; Engerman et al. 2003; Ekbladh 2010). If this was an indirect effect, the direct ones were far more significant. Students from the Portuguese colonies, holders of scholarships of the Soviet Afro-Asian Solidarity Committee, studied medicine in the USSR and served in the front line of anticolonial wars. More than 5,000 physicians from all over the continent were educated in the USSR. The “Russia Hospital” in Kisumu, Kenya, the Soviet Red Cross hospital in Addis Ababa (a gift of Stalin), and many other hospitals in Somalia, Mali, Ghana and elsewhere were staffed by graduates of Soviet medical schools. Filmmakers such as Sembène Ousmane, Souleymane Cissé and Abderrahmane Sissako studied their art in the Soviet Union, as did painters such as the Malian Mamadou Somé Coulibaly (Davis 2013) and the Beninese Philippe Abayi, his fellow countryman, the architect Joseph Vinou (Cohen 2015: 84, 75), as well as award-winning writers such as the Ghanaian Atukwei Okai and the Malian Gaoussou Diawara. Numerous lawmakers, ministers and heads of states, as the Somali President Abdiqasim Salad Hassan, the Angolan José Eduardo dos Santos, the Congolese Isidore Mvouba, the Namibian Hifikepunye Pohamba also sat on Soviet school benches. Should - educated politicians be added, for example, the Kenyan Raila Odinga who studied in East Germany or the Malian Alpha Oumar Konaré who studied in Poland, the list would become very long. Beyond recalling the names of these well-known graduates, this paper has argued that the credit should first of all go to the thousands of anonymous teachers and engineers, scientists and agronomists, who studied in the USSR and then returned to Africa to practice their professions. 33 “The golden days of diverse scholarships for African students to study in Moscow, Prague, Warsaw, Budapest, and Belgrade seem to be almost over and rival scholarships to study in Western countries have been drastically reduced” Ali Mazrui wrote (1999: 9), adding: “The golden days of Czech, Hungarian, and Polish professors teaching at African universities are almost over and resources for Western visiting professors have been drastically reduced.” This paper concludes, along with Ali Mazrui, in reiterating that Soviet educational aid has been of great importance both for the development of African countries and for several generations of African youth and that, with proper consideration, it should become clear that its effects, both direct and indirect, were major.

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APPENDIXES

Table 1. — Students from Sub-Saharan Africa in the major host countries, 1962-1991

Year France USA USSR UK West Germany

1962 3,895 3,540 1,027 3,394 948

1963 3,538 4,484 1,288 3,288 962

1964 4,175 5,079 2,177 3,209 1,103

1965 4,036 5,333 2,794 3,347 1,204

1966 4,117 5,680 2,829 3,377 1,270

1967 4,347 5,613 3,272 3,299 1,171

1968 4,444 5,610 4,309 2,840 1,230

1969 5,151 5,928 4,458 4,723 1,158

1970 - 6,886 4,459 4,776 1,164

1971 6,423 7,759 4,267 4,697 1,178

1972 - 9,366 4,277 4,753 -

1973 12,338 10,674 4,661 - -

1974 14,083 15,670 5,027 6,745 1,593

1975 16,979 21,840 5,120 7,992 2,169

1976 18,631 21,663 6,331 9,261 2,112

1977 20,865 23,885 8,120 10,164 2,210

1978 22,193 27,790 9,799 10,276 2,222

1979 24,053 29,142 11,110 9,836 2,163

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1980 24,405 - 12,627 9,520 2,267

1981 - 27,313 13,808 9,582 -

1982 30,045 - 14,259 - 2,452

1983 30,795* - 15,318 7,952 2,654

1984 31,513 28,235 16,571 7,629 -

1985 - 24,212 17,378 7,725 2,853

1986 30,132 23,051 18,118 - 2,869

1987 29,254 23,080 19,410 7,473 -

1988 28,532 18,564 20,904 7,594 3,161

1989 32,092 17,887 22,719 8,023 -

1990 27,503 17,264 23,809 7,975 3,762

1991 27,191 17,819 18,336 8,016 4,160

Data in this table, as well as in Tables 2, 3 and 4, illustrate the aggregate number of students who were studying in the host countries during the year indicated. This means that the same student is counted in four or fve subsequent years. Students at military or political schools are not included. As regards the USSR, data come from the annual tables the Soviet Ministry of Education was compiling each year, as a rule, between November and December. For the academic years (school terms) 1980-81 and 1984-85, I did not fnd annual tables. To calculate the number of students for these two years, I used the data of the previous year, deduced the number of students who were expected to graduate, and added the number of the newly-enrolled ones. This means that the data for these two academic years are approximate. See GARF, f. R-9606, op. 1, d. 521, l. 42-43, d. 869, l. 42-45, d. 1638, l. 9-12, d. 1948, l. 1-4, d. 2369, l. 6-7a, d. 2381, l. 1-6, d. 2699, l. 1-5, d. 3090, l. 1-6, d. 3533, l. 1-6, d. 3957, l. 1-6, d. 4387, l. 1-6, d. 5938, l. 1-6, d. 6485, l. 1-6, d. 6841, l. 1-8, d. 7244, l. 1-8, d. 7663, l. 1-7, d. 8151, l. 2-6, d. 8660, l. 17-21, d. 9122, l. 7-11, d. 9524, l. 1-8, d. 10011, l. 1-5, and op. 3, d. 608, l. 4-10, d. 984, l. 8-14, d. 1368, l. 6-10, d. 1723, l. 1-7. Also GARF, f. R-9661, op. 1, d. 335, l. 7-13, d. 589, l. 1-7, d. 772, l. 1-6, d. 851, l. 3-10. And RGASPI, f. M-3, op. 8, d. 1152, l. 104. As regards the other countries, data come from the three volumes of UNESCO, entitled Statistics of Students Abroad 1962-1968, 1969-1973 and 1974-1978, as well as from the UNESCO Statistical Yearbook of every year from 1979 to 1993. As it is noticed in all UNESCO yearbooks, data provided “are to be considered as indicative.” Data on foreign students in France, for instance, are clearly underestimated, because as a rule they did not include “students enrolled at institutions considered... as non-university (‘grandes écoles’, ‘classes préparatoires aux grandes écoles’ and ‘sections de techniciens supérieurs’).” Closer to the Soviet data are those on foreign students in the UK, which include “foreign students enrolled at universities (for full-time study or research), technical colleges (advanced courses) and colleges of education.” For the US it should be noted that the data of UNESCO are lower compared to those of the New York Institute of International Education, yet the latter also include students at military colleges and academies. For this reason, I chose to use UNESCO's data. (-) means no data.

Table 2.

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Students from selected countries of West and Central Africa in the Soviet Union, 1959-1991

Table 3.

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Students from selected countries of Eastern, Central East, and Southern Africa in the Soviet Union, 1959-1991

Table 4. — Students from the Portuguese-speaking African countries in the Soviet Union, 1960-1991

Guinea Cape São Tomé and CountryAcademicYear Angola Mozambique Bissau Verde Príncipe

1960-61 0 2 0 0

1961-62 6 6 0 0

1962-63 4 6 0 0

1963-64 42 42 8 0

1964-65 88 23 5 0

1965-66 53 38 11 0

1966-67 68 74 16 0

1967-68 76 33 18 0

1968-69 57 33 16 0

1969-70 42 71 14 0

1970-71 37 12 14 0

1971-72 44 26 10 0

1972-73 41 67 8 0

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1973-74 36 72 8 0

1974-75 32 138 5 0

1975-76 29 155 43 6 0

1976-77 88 125 92 6 3

1977-78 152 128 123 95 1

1978-79 177 135 126 96 9

1979-80 304 172 156 95 30

1980-81 385 213 139 110 42

1981-82 451 273 119 128 74

1982-83 610 337 123 239 108

1983-84 875 459 133 368 147

1984-85 860 486 167 335 144

1985-86 1,033 541 149 452 151

1986-87 1,346 622 173 582 150

1987-88 1,604 654 208 694 157

1988-89 1,938 704 211 657 161

1989-90 2,018 720 275 743 166

1990-91 1,701 563 211 582 127

Table 5. — Graduates of Soviet Universities and Technical Institutes

Countries until Dec. 31, until Dec. 31, until Dec. 31, until Dec. 31, until Dec. 31, 1970 1979 1985 1989 1991*

Angola 51 113 645 1,531 2,228

Benin 44 128 532 910 1,131

Burkina 5 136 376 449 588 Faso

Burundi 27 200 332 476 575

Cameroon 108 205 381 409 509

Cape Verde - 8 190 301 382

NOTES

1. This article was made possible thanks to generous funding from the Bundesministerium für Bildung und Forschung (BMBF) and from the Fondation Maison des Sciences de l’Homme (FMSH). I am particularly grateful to Françoise Blum, Marta

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Craveri and Marion Fanjat for their support. I am equally grateful to Betty Banks, Frederick Cooper, Maxim Matusevich, Klaas van Walraven, Bahru Zewde and Christine Whyte for their comments, corrections and advice. I also extend my sincere thanks to Nina Ivanovna Abdulaeva, Galina Mikhailovna Tokareva and to all the staff of the Russian State (GARF) and Social History (RGASPI) Archives. 1. State Archive of the Russian Federation (hereafter GARF), f. (fond means collection) 5451, op. (opis' is inventory) 45, d. (delo is file) 503, l. (list means page) 40-43. 2. In 1980, there were 935 Soviet professors teaching in Algeria and almost one-third of these at the African Center of Hydrocarbons and Textile. See the report of the Soviet Ministry of Higher and Secondary Technical Education: GARF, f. 9606, op. 1, d. 9120, l. 25-29. 3. It was extremely difficult, in the early 1960s, to find even a handful of Soviet professors with good knowledge of foreign languages. Soviet professors sent to Africa were thus always accompanied by interpreters, generally one interpreter for every seven to ten professors, the time to learn French or English on the spot. This was a serious handicap for the Soviet cooperation with African countries. For the demand of the Congolese government, see the report of 27/01/1961 of the Soviet State Committee for Cultural Exchange with Foreign Countries: GARF, f. R-9518, op. 1, d. 585, l. 121. 4. Algeria was an exception. Oil-rich, eager to diversify its foreign partnerships and at the same time satisfied with its cooperation with the USSR, the country continued buying low-cost Soviet educational services. During the 1970s, the USSR created the National Institute of Light Industry in Boumerdes and the Institute of Mining and Smelting at the University of Annaba. Besides, as Fahim Qubain (19 66: 104-105) had earlier noticed, several Arab countries were importing laboratory equipment from the USSR, East Germany or other socialist countries because it was 50 or even 70% cheaper than the Western equipment, and also because they could often purchase it on a barter basis. 5. Letter sent to the Chairman of the Soviet Association for Friendship with the peoples of Africa (SADNA) by A. O. Seyonga on behalf of the Uganda Youth Organization, Cairo, 15/09/1959: GARF, f. 9576, op. 12, d. 40, l. 70. 6. Letter sent to the Soviet Committee for the Defense of Peace by F. Toula, President & J. Amegboh, Secretary General of the Togolese committee, Lomé,14/08/1961: GARF, f. 9539, op. 1, d. 866, l. 2-3. 7. Letter sent to the Soviet Society for Friendship and Cultural Exchange with Foreign Countries by the Madagascar-USSR association, Tananarive, 15/09/1959: GARF, f. 9576, op. 12, d. 40, l. 34. 8. See, for instance, Jacques N'Gom to L. Soloviev, Secretary of the Central Council of Trade Unions, Yaoundé, 29/07/1960: GARF, f. 5451, op. 45, d. 1559, l. 9. 9. Bakary Djibo to M. Bakhitov 13/05/1961 and Bakhitov to Djibo, Moscow13/06/1961. Bakhitov was secretary of the Soviet Afro-Asian Solidarity Committee: GARF, f. 9540, op. 1, d. 110, l. 112-114 and l. 124. 10. See Cabral's correspondence with the Soviet Committee of Youth Organizations on issues of scholarships and students, see: RGASPI, f. M-3, op. 3, d. 28, l. 79 and 658, d. 29, l. 61, d. 33, l. 67-68, d. 348, l. 157-158, d. 584, l. 48-54. 11. SKSSAA was the Sovetskij Komitet Solidarnosti so Stranami Azii I Afriki, KMO, the Komitet Molodežnyh organizacij, SSOD, the Soiuz Obšestv Družbyi Kul'turnoj Svjazi s

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Zarubžymi Stranami and VCSPS, the Vsesoiuznyi Central'nyi Sovet Professional'nyh Soiuzov. 12. Annual report of the Soviet Ministry of Education based on data of January 1, 1986: GARF, f. 9606, op. 3, d. 984, l. 9. 13. See the plan of admissions: GARF, f. 9606, op. 2, d. 177, l. 2-7. 14. It should be noted, however, that the 240 scholarships of the organizations and the 1,000 state scholarships were for the entire continent and not only for Sub-Saharan Africa. See “Information on the distribution of scholarships by the Soviet social organizations to foreign organizations,” KMO, no date: Russian State Archive of Social and Political History (hereafter RGASPI), f. M-3, op. 3, d. 33, l. 153-154. 15. Memorandum from the Ministry of Foreign Affairs of Somalia, 16/08/1961, copy in Russian: GARF, f. R-9576, op. 14, d. 44, l. 182-183. Letter from the Ministry of Foreign Affairs of Ghana, 06/11/1962, and a copy in Russian of a Ghanaian Note of 26/03/1963: GARF, f. R-9576, op. 14, d. 58, l. 6 and 18. 16. “On the distribution of scholarships of Soviet social organizations in foreign countries” draft of a Decision, 01/05/1965: RGASPI, f. M-1, op. 46, d. 395, l. 27. 17. Phombeah's letter of October 6, 1959 to Professor Ivan Potekhin of the SKSSAA: GARF, f. 9576, op. 12, d. 40, l. 152. 18. On Konaté, see a Komsomol report of 29/05/1964: RGASPI, f. M-1, op. 46, d. 403, l. 81-82. 19. On Agboton and his expulsion, see the Decision of 23/04/1966 of the Vice-Minister of Education, N. Sofinskij: GARF, f. 9606, op. 2, d. 223, l. 45. 20. Report on the Malian students, 29/04/1965: RGASPI, f. M-1, op. 46, d. 403, l. 75. 21. Transcript of the discussion of 28/02/1964, by S. I. Sohin, Vice-Director of the Department of Foreign Relations of the Ministry: GARF, f. R-9518, op. 1, d. 546, l. 47-49. 22. I found no evidence that the events of May 68 spurred the Ministry to take this decision, although I cannot exclude that they played some role. 23. Report of 04/06/1968 by N. Egorov and N. Sofinskij: RGASPI, f. M-1, op. 39, d. 143, l. 10. 24. Report for in-house use by the Vice-Rector S. V. Nadeždin, included in the “secret” issue no 39 of 1975 produced by the Soviet Ministry of Education: RGASPI, f. M-3, op. 8, d. 1152, l. 179-188. 25. Kolesnikov's speech at a meeting of the Moscow Committee of the CPSU, on December 4, 1974: RGASPI, f. M-3, op. 8, d. 1152, l. 158-176. 26. Report of the Rector, N. I. Sazonov, for 1980-1981: GARF, f. 9606, op. 11, d. 220, l. 3-4, 24-26. 27. Central State Archives of Supreme Bodies of Power and Government of (hereafter TsDAVO), f. 4621, op. 13, d. 6286, l. 3-4 and 6282, l. 1-3 respectively. 28. Speech of 25/04/1981: RGASPI, f. M-1, op. 39, d. 815, l. 41. 29. TsDAVO, f. 4621, op. 6, d. 37. 30. RGASPI, f. M-1, op. 39, d. 136, l. 85. 31. See RGASPI, f. M-3, op. 8, d. 1152, l. 101 for Nigeria and l. 161 for Kolesnikov's statement.

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32. It should be stressed however that this percentage concerns not only Africans but all foreign students and that the massive arrival of Ethiopians after the revolution (1974-1978) may have altered the picture of specializations. This is a point that requires further research. 33. For these numbers, see the sources indicated in the notes of the Appendix. 34. “Information on the employment of Ethiopian graduates of Soviet institutes of higher education in the state apparatus of the Popular Democratic Republic of Ethiopia,” 08/04/1988, based on data of the National Committee for Central Planning of Ethiopia. By A. Kurov, Second Secretary of the Soviet Embassy in Addis Ababa: GARF, f. 9661, op. 1, d. 337, l. 1-11.

ABSTRACTS

This paper examines the history of the Soviet-African educational cooperation during the Cold War and focuses mainly on the training of African students at Soviet universities. It analyzes the ideas, aspirations and motives that governed the cooperation both in Africa and in the USSR. As regards the African side of the interaction, it draws a distinction between different actors, such as governments, opposition parties, national liberation movements and student organizations. Contrary to many assumptions and stereotypes, the paper downplays the importance of Marxist- Leninist indoctrination. It argues that the training programmes aimed to educate, not only “friends” of the Soviet Union, but notably qualified specialists who would both embody and defend the superiority of socialism and of the Soviet university system. By the end of the 1960s, most African governments had managed to impose their control over and their own criteria for the selection of students. This made Soviet aid even more attractive. The conclusion traces the impact of Soviet aid on Africa. The Appendix provides new data on African students in the USSR, on returning students, as well as suggestive comparative data on African students in major host countries.

L'article examine l'histoire de la coopération éducative entre l'URSS et l'Afrique pendant la Guerre froide, se concentre sur la formation des cadres africains dans les universités soviétiques, et analyse les idées, les aspirations et les motivations qui orientaient la coopération aussi bien en Afrique qu'en URSS. Loin de tout monolithisme, il distingue du côté africain, les différents acteurs : gouvernements, partis d'opposition, mouvements de libération nationale et organisations étudiantes. Et du côté de l'URSS, à l'encontre des stéréotypes, il dédramatise l'importance de l'endoctrinement marxiste-léniniste ; l'objectif des formations n'était en effet pas seulement de faire des étudiants des « amis » de l'URSS, mais aussi de former de bons spécialistes qui défendraient et surtout prouveraient grâce à leurs connaissances la supériorité du socialisme et de l'université soviétique. Vers la fin des années 1960, la plupart des gouvernements africains avaient réussi à imposer leur contrôle et leurs critères sur la sélection des étudiants, ce qui rendit l'aide de l'URSS encore plus attractive. La conclusion évoque l'impact de l'aide soviétique en Afrique, notamment sur la formation des élites. En annexe, des données inédites sur les effectifs des étudiants africains formés en URSS selon le pays d'origine, sur le retour des diplômés dans leur pays, ainsi que des données comparatives sur les étudiants africains dans les plus grands pays d'accueil.

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INDEX

Mots-clés: Union soviétique, étudiants africains, Guerre froide, coopération, formation Keywords: Soviet Union, African students, Cold War, cooperation, education

AUTHOR

CONSTANTIN KATSAKIORIS

Bayreuth Academy of Advanced African Studies, Bayreuth (Germany).

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Les élites éthiopiennes formées en URSS et dans les pays du bloc socialiste : une visibilité éphémère ?

Tassé Abye

1 Vingt-cinq ans après la fin du régime qui s'est défini plusieurs années durant comme « marxiste-léniniste », il semble que « toutes les traces visibles » de ce passé — monuments, statues, plaques de rues, portraits — aient été assez systématiquement effacées à Addis-Abeba, à l'exception de Tiglachin (Notre combat), l'obélisque à la mémoire des soldats cubains et éthiopiens ayant participé à la guerre de l'Ogaden, de l'ancienne salle de conférences Karl Marx1 ou encore du buste de Karl Marx devant le café Debab que d'ailleurs aucun étudiant de la faculté des sciences sociales toute proche ne paraît remarquer2.

2 D'ailleurs la Russie, mais aussi les pays de l'Est, qui développent et entretiennent, depuis pourtant fort longtemps, des échanges avec l'Éthiopie, ne semblent pas ou plus faire rêver (il est à se demander si ces pays ont véritablement fait rêver les Éthiopiens). Ainsi, alors que les cafés et les restaurants des grandes artères, récemment ouverts par les « retournants »3 issus des pays occidentaux, portent fréquemment les noms des villes de ces pays, tels « la Parisienne », « London café », « Restaurant Amsterdam », « Oslo café » ou « Suisse café », pour n'en citer que quelques-uns, il n'est guère possible de trouver dans toute la ville d'Addis-Abeba, un seul restaurant portant le nom d'une ville de Russie ou d'un pays de l'Est4. 3 Il n'est d'ailleurs plus possible de suivre un enseignement de la langue russe dans l'une ou l'autre des universités du pays5. À l'Université d'Addis-Abeba (UAA), où l'enseignement du marxisme-léninisme a été un « must » durant presque quinze ans, où les cadres formés dans les pays de l'Est et les adhérents du Parti des travailleurs d'Éthiopie (PTE), aujourd'hui interdit dans le pays, étaient nombreux, tout se passe comme si un travail systématique d'effacement de tout ce qui rappelle la période du Derg (Comité de coordination des forces armées, de la police et de l'armée de terre) et des pays de l'Est avait été réalisé.

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4 Et dans l'armée, autre institution d'importance ayant entretenu des relations privilégiées entre 1979 et 1991 avec les pays de l'ancien bloc soviétique et bénéficié de manière substantielle de cette coopération en termes de formation des cadres et de dotation en équipements militaires, on ne compte aujourd'hui aucun militaire haut gradé formé dans les écoles militaires des pays de cet ancien bloc. Lors de la prise du pouvoir par les forces du Front démocratique révolutionnaire du peuple éthiopien (FDRPE) qui renversèrent le gouvernement de Mengistu Haile-Mariam en 1991, les forces de défense qui comptaient plus de 250 000 soldats ont en effet été dissoutes. Par la suite, un certain nombre d'anciens de l'armée ont été rappelés pour occuper des fonctions de formateurs, voire de combattants durant des moments de crise, par exemple lors de la guerre avec l'Érythrée en 1998-2000. Et l'armée a continué d'entretenir des relations avec les pays de l'Est, mais la coopération semble se limiter à l'achat de munitions et à l'entretien d'équipements militaires lourds6. 5 Absents ou devenus très discrets dans l'université ou dans l'armée, les anciens étudiants formés en URSS/Russie, aujourd'hui en Éthiopie, ne peuvent/veulent pas se retrouver dans une association d'anciens étudiants d'URSS/Russie7, et ce à la différence de plusieurs pays africains. Actuellement, il n'existe aucune organisation politique se définissant ou se réclamant du marxisme-léninisme, voire se reconnaissant de manière explicite de la mouvance socialiste. Lorsque des collectifs d'anciens étudiants issus de plusieurs pays se retrouvent par petits groupes, par exemple à l'occasion de célébration de fêtes, les étudiants diplômés à l'Est mettent rarement en avant leur pays de formation8. Il peut même arriver que quelques-uns préfèrent ne pas noter leurs études en URSS ou dans un autre pays de l'ancien bloc socialiste9 sur leur curriculum vitae pour éviter le discrédit ou la déqualification10. Cette très grande discrétion s'explique sans doute par l'association supposée entre les anciens étudiants formés dans les pays de l'Est et le gouvernement militaire du Derg. Ainsi, rien ou presque rien n'attire l'attention sur les pourtant très nombreux anciens étudiants éthiopiens qui sont partis faire des études supérieures durant plusieurs années en URSS.

6 Cette amnésie collective des anciennes relations avec les pays du bloc communiste, s'agissant de l'UAA, de l'armée, mais aussi d'autres institutions, ne s'étend pas aux relations avec Cuba. En effet, l'UAA continue d'entretenir des relations de coopération avec Cuba, en particulier dans le domaine de l'enseignement des sciences de la santé. Plusieurs médecins/enseignants de la faculté de médecine étaient jusqu'en 2012 des Cubains recrutés dans le cadre de la coopération. Le doyen du département des soins dentaires et le doyen de l'école vétérinaire de l'UAA, anciens étudiants à Cuba, ont occupé leurs postes jusqu'en 2010. Lors de l'élection nationale de 2010, le second fut nommé président de la commission électorale nationale : un poste éminemment politique et de première importance. Le conseiller politique de l'actuel président de la chambre des députés est lui aussi un ancien étudiant de Cuba. Enfin, en 2008, l'Éthiopie a célébré officiellement, en présence d'une forte délégation de militaires cubains hauts gradés, la victoire éthiopienne sur la Somalie de Siyad Barre et le rôle important des soldats cubains dans cette victoire. Le contraste entre la place occupée par les anciens de Cuba ainsi que par la coopération universitaire cubaine et la position occupée par les anciens des autres pays de l'ancien bloc de l'Union soviétique est frappant. Comment expliquer cette différence de positionnement ? Par la dette de sang que l'Éthiopie a contractée envers les soldats cubains ? Par des modalités de coopération entre l'Éthiopie et Cuba, différentes de celles que l'Éthiopie entretenait avec l'URSS/Russie ?

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Par le comportement spécifique des nombreux soldats et coopérants cubains ? Par la place et la signification de la révolution cubaine pour les élites politiques actuelles ? Ce sont là quelques pistes qu'il faudrait explorer11. 7 La grande discrétion et la quasi-invisibilité des anciennes élites formées en URSS et dans les pays de l'Est incitent à soulever de nombreuses questions qui ont émergé lors de travaux menés sur les anciens membres des diverses guérillas éthiopiennes, lors desquels j'ai appris que quelques-uns d'entre eux avaient étudié en URSS12. Mais aucune étude n'avait jusque-là analysé de manière approfondie les élites éthiopiennes formées dans les pays de l'ex-bloc soviétique et leur rôle dans les transformations de l'État éthiopien13. Des recherches ont cependant pris pour objet d'étude les élites politiques éthiopiennes ayant étudié à l'étranger (Pankhurst 1968 ; Milkias 1976 ; Rouaud 1991 ; Kebede 2011 ; Garretson 2012 ; Abye 2015), et l'historien Bahru Zewde (2002) consacre un livre aux intellectuels éthiopiens sur près d'un siècle. 8 Lors de plusieurs séjours en Éthiopie, et plus particulièrement durant les années 2005 à 2010 lorsque je travaillais dans l'administration universitaire de ce pays, une recherche exploratoire sur la formation des étudiants éthiopiens en URSS, dans les pays du bloc de l'Est ou à Cuba, a pu commencer. Cette recherche s'appuie sur de nombreuses observations prolongées ainsi que sur huit entretiens exploratoires menés auprès de personnes ayant étudié dans les pays de l'Est et occupant diverses fonctions dans le secteur public ou dans les entreprises privées en Éthiopie. Différents documents et archives disponibles au Centre d'études éthiopiennes de l'Université d'Addis-Abeba sur le mouvement estudiantin ainsi que différents sites internet ont pu être consultés en même temps que les données statistiques disponibles concernant les envois d'étudiants à l'étranger étaient recherchées. 9 Il est ainsi devenu possible de tenter dans cet article de reconstituer le processus d'envoi massif dans les années 1974-1991 d'étudiants éthiopiens en URSS, à Cuba ou dans d'autres pays du bloc de l'Est. Celui-ci ne peut cependant être compris si on ne remonte pas dans le passé et si on ne prend pas en compte, non seulement la politique d'envoi des élites éthiopiennes vers des institutions étrangères en Russie, en France, au Royaume Uni, aux États-Unis ou au Moyen Orient, mais aussi le mouvement étudiant, sa radicalisation, sa scission en 1974, ainsi que la participation des étudiants aux guérillas. L'article s'interroge ensuite sur le destin de ces anciens étudiants et leur participation au pouvoir politique. Que sont devenus ces étudiants partis vers l'Est ? Avaient-ils plus de convictions socialistes que les étudiants partis dans les pays occidentaux ou que ceux restés en Éthiopie ? Ces élites éthiopiennes formées en URSS se distinguent-elles de celles qui ont été formées en Occident et si oui, en quoi ? Quelles ont été les relations entre les différentes élites intellectuelles transnationales ayant effectué de longs séjours d'études à l'étranger et les élites intellectuelles « locales » tirant leur légitimité principalement de leur ancrage politique, religieux, culturel et économique dans le pays ?

Les départs « massifs » d'étudiants vers l'urss, Cuba et les pays du bloc de l'Est

10 C'est à la fin des années 1960 et surtout après 1974 que les envois, surtout d'étudiants, mais aussi d'élèves éthiopiens vers l'URSS, les pays du bloc de l'Est et vers Cuba

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deviennent nombreux (Milkias 2011). Les départs pour l'Union soviétique et les pays du bloc de l'Est, notamment pour les études politiques, démarrent dès les premiers jours de la prise de pouvoir par le gouvernement militaire. Des personnalités membres du Derg, tel le colonel Fikre-Sélassié Wogderess, qui devient plus tard vice-Premier ministre, partent vers l'Union soviétique en 1975.

11 Alors que les étudiants éthiopiens envoyés vers les pays de l'ex-bloc soviétique étaient en nombre relativement faible jusqu'à la révolution de 1974, la situation change radicalement après la révolution et « l'alignement » de l'Éthiopie sur la politique de l'Union soviétique. Les motivations de ce rapprochement peuvent d'ailleurs se lire en partie comme une continuité des politiques impériales. C'est en effet au moment où éclate la guerre entre l'Éthiopie et la Somalie que l'alliance avec l'URSS voit le jour. Suite au refus des États-Unis de leur livrer des armes, les nouveaux dirigeants, auteurs du coup d'État contre l'empereur Haïlé Sélassié, ne semblent pas avoir eu de choix autre que celui de se tourner vers le bloc de l'Est. À cette motivation utilitariste, il faut ajouter un intérêt d'ordre idéologique. Signalons cependant que le gouvernement militaire issu du coup d'État, se donnant pour nom Derg, déclarait le socialisme comme son orientation politique, peu de temps après la prise du pouvoir. Néanmoins, durant la phase antérieure, qu'on peut qualifier de transition (février à septembre 1974), ce groupement militaire ne semblait pas avoir de position politique et idéologique marquée. 12 Formés plutôt dans les écoles militaires du pays et entraînés par des formateurs venus des pays de l'Ouest, notamment de la Suède, du Danemark, les nouveaux dirigeants entretenaient des relations relativement limitées avec l'idéologie socialiste venue des pays de l'Est. Par ailleurs, très peu d'entre eux avaient mené des études supérieures à l'Est avant leur accès au pouvoir. Ainsi, parmi les quatre principaux dirigeants de la première heure, trois au moins avaient eu une ouverture vers l'étranger, mais à l'Occident. Le général Aman Mikael Andom a étudié d'abord à l'École militaire américaine de Khartoum puis à l'Académie militaire royale de Sandhurst en Angleterre. Le général Tafari Benti a été un temps attaché militaire auprès de l'ambassade d'Éthiopie à Washington, et le colonel Mengistu Haile-Mariam a participé en 1967 à un stage au centre d'entraînement militaire d'Aberdeen aux États-Unis. 13 À partir de 1978, et jusqu'au crépuscule de la Guerre froide, l'Éthiopie devint « l'alliée par excellence de l'URSS en Afrique, et envoyait chaque année entre 500 et 600 étudiants en Union Soviétique » (Katsakioris 2015 : 134). Cette accélération à la fin des années 1970 des départs d'étudiants vers les pays étrangers, notamment vers l'URSS, mais aussi vers les pays occidentaux, doit cependant être relativisée si on prend en compte la taille de la population globale de l'Éthiopie14 et le nombre d'étudiants formés dans le pays15. 14 En décembre 1989, les diplômés éthiopiens des institutions d'enseignement supérieur de l'URSS sont au nombre de 3 782 selon les recherches menées par Constantin Katsakioris dans les archives du ministère de l'Enseignement de l'URSS, et leur nombre passe à 4 841 en 1991. D'après un document déclassifié par la CIA en 199916, qui analyse la politique de l'Union soviétique en matière de formation des élites des ressortissants des pays dits du Tiers-monde, le nombre d'étudiants éthiopiens en Union soviétique est le plus important parmi les pays du continent africain17. Ils sont 7 905, suivis de loin par les Nigérians (4 960) et les Algériens qui comptent 4 395 étudiants entre 1956 et 1988. Il est à noter que pour la même période, et selon le même document, le nombre

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d'étudiants éthiopiens est classé troisième au monde parmi les pays des différents continents pourvoyeurs d'étudiants en URSS. L'Afghanistan avec 19 615 étudiants et la Jordanie avec 8 420 sont les seuls pays à compter plus d'étudiants passés par l'URSS que par l'Éthiopie (CIA 1989 : 17-18).

15 Si on prend en compte non seulement l'URSS mais aussi les autres pays du bloc de l'Est dont Cuba, le nombre d'étudiants éthiopiens partis dans ces pays du bloc socialiste peut être estimé à plus de 20 000. Ainsi, à Cuba, le nombre d'Éthiopiens formés, dans un laps de temps beaucoup plus court qu'en URSS (cela ne démarre qu'à partir des années 1975), est estimé à plusieurs milliers. Un grand nombre d'Éthiopiens en partance vers Cuba sont orientés plutôt vers des études de médecine, de médecine vétérinaire, dentaire ou d'agronomie mais, dans les sciences sociales, leur nombre est très limité. Les envois vers Cuba ont la spécificité de concerner souvent de très jeunes gens ayant entre 8 et 14 ans au moment du départ. Selon Paulos Milkias (2011 : 241), pour la seule année 1978, « l'Union soviétique accueille 700 boursiers dans les institutions d'enseignement supérieur. La même année, Cuba attribue 280 bourses pour la formation en médecine et accueille en outre 1 200 enfants des classes de primaire ». À titre de comparaison, ils sont moins de 10 à obtenir une bourse du gouvernement français pour la même année. Quant à l'Allemagne de l'Est, elle semble avoir été plutôt spécialisée dans la formation de policiers, d'agents de services secrets et de techniciens. Enfin, s'agissant des étudiants formés en Chine, ils sont peu nombreux si on en croit les données du ministère des Affaires étrangères chinois. Leur nombre est évalué à seulement 69 entre 1971 — date du début des relations diplomatiques entre l'Éthiopie et la Chine — et 2002. Néanmoins, plusieurs témoignages existent sur le fait qu'un nombre important d'anciens de la guérilla ont été formés en Chine dans les années 1960 et 1970. L'actuel président de l'Érythrée, Issayas Afewerki, ainsi que plusieurs de ses camarades ont reçu des formations militaires en Chine. Par ailleurs, plusieurs membres de la guérilla de l'Armée révolutionnaire du peuple éthiopien (ARPE) ont eu une éducation militaire (notamment des techniques de guérilla) et de santé publique en Chine18.

La politique d'envoi des élites éthiopiennes vers des institutions étrangères

16 Le départ vers l'URSS ou vers les autres pays du bloc socialiste a été de grande ampleur et n'avait, à proprement parler, pas de véritable précédent. Cependant, depuis longtemps déjà, des Éthiopiens avaient été envoyés à l'étranger, en Russie notamment pour des études, et il y eut assez tôt en Éthiopie ce qu'on peut appeler une politique d'envoi des élites éthiopiennes vers des institutions étrangères en Russie, en France, au Royaume-Uni, aux États-Unis ou au Moyen-Orient.

17 Pour les pays du bloc de l'ex-Union soviétique ou pour les pays de l'Ouest, l'accueil et la formation d'étudiants avaient pour objectif (en partie atteint) d'étendre leur influence sur l'Éthiopie (ce qu'on appelle aujourd'hui la diplomatie d'influence). Pour les dirigeants éthiopiens, ceci correspondait au contraire à des stratégies de protection de la nation. La compréhension de l'accueil et de la formation des étudiants a été, et est encore aujourd'hui, dominée par des analyses menées à partir des politiques et des stratégies des pays d'accueil, et rarement à partir de celles des pays pourvoyeurs. En effet, tout se passe souvent comme si on considérait que les pays de départ n'avaient pas de politique en la matière. Et pourtant l'envoi des Éthiopiens dans les pays du bloc

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communiste s'est inscrit dans une politique de formation à l'étranger des élites depuis au moins le début du XXe siècle.

18 Bahru Zewde (2002 : 16) situe en 1837 le départ « des pionniers » vers l'étranger, plus précisément vers Bombay, alors sous la domination de l'Empire britannique. Mercha Waqué et son frère Gebru ont été envoyés en Inde pour y étudier. C'est à l'initiative de missionnaires étrangers installés en Éthiopie que les premiers départs ont le plus souvent eu lieu. Les partants étudiaient plutôt l'histoire des religions et, ce faisant, aussi les langues. Néanmoins dès « la première génération », pour reprendre les catégories de Bahru Zewde (2002 : 35), les études se diversifient : médecine pour le hakim (docteur) Workneh Eshete, emmené par des officiers anglais suite à la guerre entre l'empereur Téwodros et l'expédition anglaise conduite par le général Napier en 1868, qui poursuivit des études en Inde, ou pour Guebre-Hiwot Baykedagne qui voyagea clandestinement dans un bateau à partir de Massawa et se retrouva en Autriche ; les beaux-arts pour Afä-Wärk Guebreyesus qui, suite à l'accord de l'empereur Ménélik, partit en 1887 pour faire des études en Italie. Un peu plus tard, en 1897, Teklehaimanot Hawariat Tekle Mariam fut le premier à partir en Russie tsariste où il étudia l'artillerie à l'Académie militaire de Saint-Pétersbourg. 19 Initié par des missionnaires, dans des circonstances assez exceptionnelles, l'envoi d'étudiants vers les pays étrangers, du moins au XIXe siècle, n'a pas donné lieu à une politique éthiopienne à proprement parler dans ce domaine. Par la suite, une politique d'envoi d'étudiants vers l'étranger est plus ou moins structurée et mise en œuvre par l'empereur Ménélik II autour d'un objectif, « voler les savoirs des étrangers » et d'une finalité, « garantir l'indépendance du pays ». Les dirigeants éthiopiens de la fin du XIXe et du début du XXe siècle (Ménélik, Taitu, Zewditu et Haïlé Sélassié) comprenaient les dangers liés au colonialisme. La force déployée par l'expédition anglaise contre l'empereur Téwodros avait sans doute donné à voir, du moins pour Ménélik et son entourage, que les Européens étaient potentiellement dangereux pour l'indépendance de la nation. Les dirigeants éthiopiens étaient fermement convaincus que, pour repousser les envahisseurs potentiels, ils se devaient de disposer de ressources humaines et militaires ; cette prise de conscience a sans doute permis à Ménélik de mieux se préparer contre des tentatives de colonisation et d'infliger une défaite à l'Italie à Adoua en 1896. 20 Pourtant cette victoire, obtenue au prix fort de milliers de morts, ne rassura pas les autorités du pays. La confrontation fut en effet une nouvelle occasion pour les autorités de se rendre compte de l'écart entre leur pays et ceux de l'Occident en termes de dotation d'équipements et de moyens militaires. Cette conscience de la fragilité de leur positionnement est à l'origine du développement de « la stratégie d'envoi » des étudiants pour des formations vers les pays étrangers. En mettant en œuvre cette politique, Ménélik et les dirigeants successifs tentaient de « rattraper » leurs adversaires potentiels, non seulement par l'acquisition d'armes, mais aussi de savoirs, notamment de connaissances de stratégie et d'action militaire ainsi que de diplomatie. La victoire d'Adoua sur les Italiens était aussi une occasion exceptionnelle de construire une réputation, voire une reconnaissance de niveau international. Les relations diplomatiques avec les différentes puissances internationales, déjà existantes avant cette guerre, s'intensifièrent. Les gouvernants éthiopiens ont en effet presque toujours eu tendance à éviter des relations exclusives avec un seul partenaire, en privilégiant des relations entre des partenaires multiples, parfois concurrents. Jouer de cette

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concurrence leur permettait de neutraliser les intentions, réelles ou fantasmées, de domination de leurs partenaires. Avec l'arrivée du jeune régent Teferi Makonnen, qui devient en 1931 Haïlé Sélassié I, on observe une accélération de l'envoi d'étudiants vers des pays de plus en plus diversifiés. 21 Les relations diplomatiques et l'envoi des étudiants dans les différentes capitales étaient au début orientés surtout vers la France19, la Grande-Bretagne, l'Italie et la Russie. Le chef de la première délégation américaine en Éthiopie, Robert P. Skinner, arrive en 1903 et suggère à l'empereur Ménélik d'envoyer des jeunes hommes dans les écoles et universités américaines. Si l'empereur était plutôt enclin à accepter cette invitation, celle-ci n'aura cependant d'effets que dix-neuf ans plus tard en 1922 lorsque trois étudiants, Melaku Bayan, Worqu Gobena et Bashahwerad Habtewold furent envoyés dans l'Ohio20. En 1935, plus de 140 étudiants éthiopiens fréquentaient des universités aux États-Unis, en Angleterre, Allemagne, Suisse, Belgique, et en Italie, après un passage dans les collèges d'Assiut, du Caire ou de Beyrouth. Mais étant donné que deux des plus grands lycées, Ménélik II et Tafari Makonnen, accordaient la priorité à la langue française, la plupart des étudiants se retrouvaient en France où ils étudiaient notamment le droit, l'économie, les sciences politiques (Milkias 1982). 22 En 1960, les États-Unis et le Canada constituaient la principale destination des étudiants éthiopiens partant à l'étranger, suivis par la République Arabe Unie (Égypte, Syrie, Yémen)21, l'Allemagne, l'Italie, le Royaume-Uni, le Liban, la France, Israël, et l'Inde ; on note au passage la grande diversité des pays d'accueil de ces étudiants, ce qui traduit une politique d'envoi des étudiants à l'étranger ouverte. Cette année-là, aucun étudiant n'était inscrit en URSS, du moins selon les données du ministère de l'Éducation éthiopien que reproduit Paulos Milkias dans sa thèse ; cependant quatorze étudiants étaient dans un des pays du bloc de l'Est pour des études scientifiques, neuf en Yougoslavie et cinq en Tchécoslovaquie (Milkias 1982). La coopération avec la Russie/ URSS n'en était pas moins développée durant le règne de l'empereur Haïlé Sélassié, si l'on tient compte de l'installation de l'hôpital Balcha, de l'école polytechnique de Bahir Dar, et de la raffinerie de pétrole d'Assab22.

Le mouvement étudiant et la scission : MEISON et PRPE

23 Si le départ vers les pays de l'Est ou l'URSS pour les études supérieures s'inscrivait ainsi dans une assez longue histoire, il n'aurait sans aucun doute pas pris cette ampleur, si l'Université d'Addis-Abeba, fondée en 1951, n'avait constitué le noyau de la naissance d'une conscience politique marquée à gauche, voire à l'extrême gauche, entre 1960 et 1991.

24 Pratiquement tous les étudiants se disaient et étaient marxistes-léninistes, qu'ils soient partis à l'Est ou à l'Ouest, ou qu'ils soient restés étudier dans le pays. Avant la révolution de février 1974, si les étudiants étaient majoritairement plutôt de gauche, l'Union soviétique et les pays alliés n'en représentaient pas moins, pour une partie relativement importante d'entre eux, « l'impérialisme social » qu'il fallait combattre au même titre que l'impérialisme américain. Comme leurs homologues faisant leurs études dans les pays de l'Ouest, la grande majorité des étudiants éthiopiens partis à l'Est étaient des militants engagés dans des luttes contre le gouvernement impérial.

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25 À partir de la prise de pouvoir par le Derg et de l'alignement sur l'Union soviétique du gouvernement de Mengistu Haile-Mariam, toutes les filières et/ou facultés avaient une orientation socialiste. Le mouvement étudiant représentait le catalyseur de la contestation de l'ancien régime jusqu'à son élimination au lendemain de la révolution. Il était le vecteur de nouvelles revendications politiques (distribution des terres, fin du système féodal, fin de la monarchie), de nouvelles formes de mobilisation (manifestations, pamphlets, journaux clandestins) et de nouveaux répertoires d'action (interprétations marxistes-léninistes, condamnation de l'impérialisme). Ce mouvement étudiant joua un rôle décisif, en étant l'initiateur du renversement d'Haïlé Sélassié. L'Université d'Addis-Abeba, « centre » du mouvement de résistance au régime d'Haïlé Sélassié, puis à celui de Mengistu Haile-Mariam durant les premières années de la révolution de 1974, était devenue après la défaite des mouvements d'opposition urbaine, un lieu central où se recrutaient des « militants » du régime du Derg et une part non négligeable des membres du Parti des travailleurs d'Éthiopie23. 26 Mais le mouvement étudiant se divisa en deux groupes hostiles, le MEISON (acronyme amharique), Mouvement socialiste pan éthiopien, et le PRPE, Parti révolutionnaire du peuple éthiopien, tous deux composés d'étudiants locaux et d'étudiants formés à l'étranger. Créé clandestinement dès 1968, sous la direction de Haile Fida, étudiant éthiopien en France, le MEISON connut plusieurs échecs lors de tentatives de rapprochement avec une autre fraction des jeunes dirigeants du mouvement étudiant, notamment ceux connus sous le nom d'« Algérois ». La scission du mouvement étudiant devint claire lorsqu'en 1972 est constitué le PRPE dont Berhane Meskel Reda, un jeune révolutionnaire réfugié en Algérie, en fut le principal responsable. Les deux organisations politiques tinrent leur congrès fondateur à Hambourg pour le MEISON et à Berlin Ouest pour le PRPE. Le choix de l'Allemagne de l'Ouest s'explique, sans doute, par le fait que ces congrès fondateurs s'organisaient sous le « couvert » des rencontres des associations des étudiants éthiopiens se tenant dans ce même pays. Plus encore, l'Allemagne de l'Ouest offrait l'opportunité d'être bien située pour les militants venant de l'Europe de l'Ouest et de l'Est. Par la suite, les deux groupements politiques ne cessèrent de s'affronter, et leur premier terrain de lutte fut le contrôle des associations des étudiants. 27 Lorsque le Derg prit le pouvoir, le MEISON décida de lui apporter son soutien critique et de travailler avec lui, tandis que le PRPE s'opposa à toute collaboration et s'engagea dans la lutte armée. Le conflit entre ces deux groupes devint une lutte armée qui finit par la victoire du Derg. Si les prémisses de l'opposition entre les deux groupes étaient apparues tôt, c'est en fait la prise du pouvoir par le Derg qui cimenta le conflit. 28 Cependant, les différences entre le MEISON et le PRPE, ou la scission du mouvement étudiant et son alignement sur les organisations politiques alors émergentes ne reposaient pas sur des différences idéologiques. En effet, les uns et les autres se réclamaient du marxisme-léninisme et tentaient d'introduire le socialisme en Éthiopie comme solution pour les maux du pays. D'ailleurs, certains membres influents des deux groupes avaient d'abord appartenu à l'un avant d'appartenir à l'autre. L'existence, d'une part, « d'une unité de pensée politique et idéologique » et, d'autre part, d'un fort antagonisme entre les deux groupes politiques a fait penser que cette situation tenait soit au caractère des individus composant la direction de ces groupes, soit à des différences dans les modalités d'action et les stratégies adoptées.

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29 En effet, ni le pays de leurs études supérieures ni leurs formations politiques ne constituent des critères pour comprendre l'adhésion à l'un ou à l'autre des groupes. C'est ainsi que parmi les fondateurs de chacun d'entre eux, il y a d'anciens étudiants des pays de l'Est comme des pays de l'Ouest, en particulier d'Union soviétique, de France, ou des États-Unis. L'origine sociale et l'appartenance ethnique ne constituent pas non plus dans ce cas des variables permettant de comprendre les prises de position des individus. Plus encore, dans certains cas, on observe la présence dans les deux groupes de membres de la même fratrie parmi les dirigeants ou membres influents. Seuls, l'âge, le niveau de diplôme et le titre semblent différencier les membres fondateurs du MEISON de ceux du PRPE ; les premiers sont un peu plus diplômés et aussi relativement plus âgés que les seconds. 30 Quelques membres du MEISON, tels Nigist Adane, son époux Desta Tadesse et Mekonnen Jote, des militants de la première heure et étudiants en URSS sont repartis pour l'Éthiopie en même temps que d'autres étudiants dès les premières années de la prise de pouvoir du Derg. Ce groupe a joué un rôle majeur dans l'éducation des membres du régime militaire et dans l'orientation que ce dernier prit vers le socialisme, le régime militaire n'ayant en effet pas alors une orientation claire sur la direction politique à prendre. Comme l'expliquent Marina et David Ottaway (1978 : 22), En décembre 1974, quand le Derg (Gouvernement militaire) fait sa première annonce et entend suivre le socialisme, le socialisme est défini comme Hibretesebawinet [...] quelque chose de nouveau, une variété indigène à ne pas confondre avec le socialisme venu d'ailleurs. Durant l'année 1975, [...] une vague d'intellectuels et d'étudiants revient au pays. [...] C'est sous leur influence que Hibretesebawinet est devenu « socialisme scientifique ». 31 Si plusieurs des dirigeants du MEISON étaient d'anciens étudiants des pays de l'Est, la grande majorité des intellectuels et des étudiants de retour après les études, regroupés autour de ce parti, avaient plutôt étudié dans les pays de l'Ouest, notamment en France, en Allemagne et aux États-Unis à l'instar des dirigeants du mouvement tels Haile Fida et Neguede Gobeze, activistes politiques ayant étudié respectivement à Paris et à Aix- en-Provence.

32 Après la défaite militaire du Derg en 1991, la prise du pouvoir politique par les chefs guérilleros et surtout par Meles Zenawi consacra de fait la victoire des élites radicalisées par le marxisme-léninisme à partir des années 1960, toutes issues du mouvement étudiant. Parmi ceux qui accédèrent au pouvoir après la lutte armée, rares sont ceux qui avaient étudié à l'étranger. Contrairement à l'Armée révolutionnaire du peuple éthiopien, ARPE, bras armé du PRPE, qui comptait de nombreux anciens étudiants formés dans les pays de l'Est comme dans ceux de l'Ouest, la guérilla qui renversa le gouvernement de Mengistu Haile-Mariam ne comptait guère de membres ayant fait leurs études à l'étranger. 33 Les étudiants éthiopiens formés dans les pays de l'ex-bloc soviétique n'étaient pas plus ou moins politisés que les étudiants formés ailleurs, ce qui contredit d'ailleurs les analyses de la CIA (1989 : iii) affirmant que la politique des bourses et l'investissement de l'Union soviétique ont contribué à la mobilisation et à la politisation des étudiants. En outre, ils ne constituaient pas un groupe homogène du point de vue de leur positionnement et de leur rapport avec le modèle soviétique ; à leur retour en Éthiopie, leurs devenirs ont aussi été très contrastés. En l'absence d'étude systématique, seul un aperçu provisoire peut en être proposé.

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Le devenir des retournants des pays de l'ex-bloc soviétique

34 À la fin des années 1980, les Éthiopiens ayant fait des études en URSS occupaient 30 % des hautes fonctions au ministère des Affaires étrangères et près de 50 % dans les ministères économiques, les commissions et les entreprises d'État24. Le changement intervenu suite au renversement du gouvernement de Mengistu Haile-Mariam et à la prise de pouvoir par le Front démocratique révolutionnaire du peuple éthiopien (FDRPE) en 1991 modifia profondément cet état de fait. En effet, le nouveau gouvernement issu de la lutte armée introduisit une politique systématique de renvoi des anciens hauts fonctionnaires et plus particulièrement de ceux qui avaient été de près ou de loin associés au Parti des travailleurs d'Éthiopie25.

35 Plusieurs Éthiopiens formés dans les pays de l'ex-bloc soviétique n'en ont pas moins occupé des positions de première importance. Cependant, il faut différencier ceux ayant fait en Union soviétique ou dans d'autres pays de l'Est des études, souvent longues, avant l'avènement de la révolution de 1974 et ceux qui sont partis vers ce pays à partir de 1975 pour des formations courtes. Les premiers partaient le plus souvent pour des études de plusieurs années avec une composante scientifique et technologique relativement conséquente. Les seconds sont partis pour la plupart étudier les « sciences sociales », suivre notamment des formations politiques de courte durée. En outre, à partir de 1977 et la signature d'un accord de défense, la part des étudiants allant suivre une formation militaire a crû de manière considérable. Enfin, un nombre relativement important de ceux qui ont étudié dans ces pays ne sont pas retournés en Éthiopie à la fin de leurs études ; ils se sont installés plutôt comme réfugiés dans les pays occidentaux et plus particulièrement aux États-Unis. 36 Parmi les Éthiopiens formés dans les pays de l'ex-bloc soviétique avant 1974 et ayant occupé une position importante, on remarque Alemu Abebe, membre du comité central du Parti des travailleurs d'Éthiopie (PTE), maire d'Addis-Abeba, puis vice-Premier ministre et ministre de l'Agriculture, qui a obtenu un doctorat de médecine vétérinaire à Moscou à la fin des années 1960. Shimeless Mazengia, membre du comité central et du secrétariat du PTE, président de la commission idéologie du PTE, a suivi, quant à lui, une formation académique longue en Union soviétique dans les années 1968-1974. Parmi ceux qui sont partis pour faire des études politiques/idéologiques, suite à la prise du pouvoir par les militaires, se trouvent notamment Fikre Selassié Wogderess, qui devint Premier ministre de 1987 à 1989, et Legesse Asfaw, membre du comité central et du secrétariat du PTE et administrateur de l'urgence dans la province du Tigray. Tous deux ont étudié en 1975 à l'Institut des sciences sociales de Moscou, auprès du comité central du PCUS, qui était destiné exclusivement aux cadres des partis politiques étrangers.

37 Les anciens étudiants des pays de l'ex-bloc soviétique ont occupé des positions de première importance dans différents partis politiques ; alors que les uns se sont alliés au gouvernement de Mengistu Hailé-Mariam pour un temps (alliance dite tactique), par exemple Alemu Abebe, membre et dirigeant du MEISON, d'autres, notamment du PRPE, ont été les opposants farouches au régime du colonel Mengistu Hailé-Mariam. C'est le cas par exemple de trois des seize révolutionnaires éthiopiens (tous anciens étudiants) qui ont participé au lancement et à la création de l'ARPE en 197426. D'après Kiflu Tadesse

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(2016 : 29)27 — un ancien étudiant de l'URSS, membre du comité central et du bureau politique, considéré par beaucoup comme l'un des architectes de la lutte armée urbaine entre 1976 et 1980 —, « parmi les dix-huit dirigeants historiques du PRPE, ils ne sont que six ou sept à être encore en vie ». À la défaite du PRPE dans les grandes villes éthiopiennes, Kiflu Tadesse a rejoint, un temps, la guérilla ARPE/ERPE, avant de quitter la lutte armée pour trouver refuge aux États-Unis. Aucun des anciens dirigeants survivants ne réside actuellement en Éthiopie. 38 Si durant les trois premières années suivant la révolution de 1974 les retournants, aussi bien des pays de l'Est que de ceux de l'Ouest, ont joué un rôle majeur dans l'orientation du gouvernement, la plupart d'entre eux ont en fait été non seulement écartés du pouvoir mais incarcérés, voire exécutés sommairement par le régime militaire avec lequel ils avaient pourtant collaboré, à l'instar de Haile Fida, fondateur du MEISON.

39 Dans plusieurs grandes institutions du pays, par exemple l'Université d'Addis-Abeba et l'armée nationale, les anciens étudiants formés en URSS ou dans les pays de l'Est ont été un temps fort nombreux et actifs. Pourtant, à l'UAA, les traces de leur passage et de plus d'une décennie de relations avec les pays de l'Est sont aujourd'hui devenues très discrètes. La mise à l'écart des postes à responsabilité (du moins dans la première période de la prise de pouvoir par l'actuel gouvernement) de ceux ayant appartenu de près ou de loin au Parti des travailleurs d'Éthiopie, le limogeage d'un certain nombre d'enseignants « soupçonnés » d'être des soutiens de l'ancien régime, le rapport fort conflictuel entre le gouvernement et une partie importante du personnel de cet établissement ont sans doute contribué à l'effacement de la mémoire collective de tout ce qui se rapporte à cette période. 40 Cependant, les observations participantes que j'ai faites dans les années 2005-2010 des pratiques de l'administration et des modalités de fonctionnement de l'UAA, ont permis de repérer l'existence d'un certain nombre de « poches » ou de niches. Contrairement aux facultés historiques (sciences sociales, sciences, médecine, ingénierie, affaires, droit et économie), les « poches » que sont, par exemple, l'école de musique (École de musique Yared) ou l'Académie des langues nationales rattachées très tardivement à l'UAA (à la fin des années 1990) et qui représentent une part relativement marginale dans la vie de cet établissement, se caractérisent par le fait que plusieurs enseignants et dirigeants successifs ont été formés dans les institutions des pays du bloc de l'Est et plus particulièrement en URSS. Les directeurs du département des langues nationales, de l'école de musique, de l'école de médecine dentaire, de l'école de médecine vétérinaire étaient, jusque dans les années 2010, des anciens étudiants des pays de l'ancien bloc soviétique. 41 Le cas de l'école de musique est particulièrement intéressant car non seulement ses dirigeants successifs ont étudié en Union soviétique, mais aussi des instructeurs venant d'URSS et des pays de l'Est y ont été fortement présents et ont contribué à sa structuration durant le régime du Derg. C'est à travers des discussions informelles puis lors des entretiens avec les dirigeants et enseignants de cette école que j'ai appris la place déterminante occupée par les anciens pays du bloc de l'Est dans la formation des enseignants. Monsieur Tefera, doyen de l'école de musique durant plus de dix ans, expliquait : 42 Plusieurs d'entre nous sommes formés en Union soviétique, quelques-uns en Tchécoslovaquie, et aucun enseignant ne vient des pays de l'Ouest. [...] Aujourd'hui,

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nous parlons peu de cette période, sauf quand nous discutons entre nous et encore rarement28. 43 Pour lui comme pour d'autres, une sélection sévère des étudiants caractérisait l'école de musique avant et pendant l'intégration de l'école à l'UAA. Regrettant les années 1974-1991, il confiait : À l'époque, l'entrée à l'école était très sélective, la sélection était faite par l'école, parmi les critères de sélection il fallait que l'étudiant ait eu une très bonne connaissance de la musique avant son entrée [...]. Aujourd'hui, les étudiants nous sont directement envoyés par le ministère de l'Éducation nationale, sans aucune exigence, sauf celui d'avoir le diplôme de fin d'études secondaires [...]. Comment veux-tu former des musiciens dans ces conditions ?29 44 Pour l'ancien doyen de l'école, la « rigueur et l'acharnement au travail » constituaient la marque de fabrique de l'école, qu'il associait à sa propre formation en Union soviétique.

45 Créée durant la période révolutionnaire sur le modèle des institutions des pays de l'Est, l'Académie des langues a elle aussi connu des moments fastes durant le régime du Derg. Avec l'adoption du système fédéral et la politique de promotion des langues nationales mise en place par l'actuel gouvernement, on aurait pu s'attendre à un important développement de cette institution. Dirigée pendant de longues années par un ancien de l'Union soviétique, elle peine cependant à trouver sa place depuis son intégration à l'UAA.

Ambivalence, fascination et rejet des élites formées à l'étranger

46 « L'Empereur [Haïlé Sélassié] était beaucoup plus à l'aise avec les intellectuels possédant une formation fondamentalement traditionnelle avec une touche “de modernité” un peu à son image, comparés à ceux qui ont été exposés de manière importante à l'éducation et à la vie dans des pays étrangers », écrit Bahru Zewde (1993 : 295) lorsqu'il analyse la place des intellectuels pendant la guerre avec l'Italie. Si l'ambivalence des dirigeants politiques éthiopiens vis-à-vis des intellectuels formés dans les pays étrangers et le positionnement quelque peu marginal de ces derniers s'expliquaient alors par le fait que l'empereur avait une préférence pour les intellectuels formés dans le pays, il nous semble que, de manière structurelle, s'agissant de la production des élites, cette ambivalence trouve une de ses racines dans la relation particulière entre l'État et l'Église orthodoxe.

47 La position des dirigeants politiques vis-à-vis des intellectuels ayant étudié à l'étranger, l'absence d'institution contribuant à les légitimer, mais aussi le regard souvent sévère des retournants sur leur pays, son système et son organisation, nous aident à comprendre le rôle relativement limité des élites éthiopiennes formées à l'extérieur du pays, et leur visibilité parfois éphémère, en particulier pour celles qui ont été en URSS ou dans les pays de l'Est. 48 Les difficultés des élites retournantes à s'inscrire de manière durable dans le paysage politique éthiopien peuvent se comprendre au moins en partie, en étudiant les conséquences des représentations, souvent négatives, qu'elles-mêmes ont de leur pays.

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Messay Kebede (2006 : 823-824) décrit l'attitude de Gebrehiwot Baykedagne, un des intellectuels éthiopiens formés à l'étranger dès la première heure30 : Limité par des normes euro-centriques, non seulement Baykedagne ne trouve rien de positif dans le développement de l'histoire éthiopienne, mais perçoit également les institutions et valeurs éthiopiennes comme rien d'autre que des obstacles au progrès. 49 La représentation de l'Éthiopie comme un pays arriéré, en retard, en comparaison avec les pays dans lesquels ces élites ont étudié, revient constamment. De cette représentation, la grande majorité de ceux qui ont été formés à l'étranger tirent des conclusions similaires : il faut introduire le progrès le plus rapidement possible et par tous les moyens.

50 La volonté de progrès était si forte qu'elle a pu, dans quelques cas, à l'instar d'Afä-Wärk Guebreyessus, l'un des plus grands écrivains et intellectuels éthiopiens, conduire à adopter des positions extrêmes, telle que souhaiter la colonisation et/ou participer activement à son avènement. Ainsi, Afä-Wärq n'hésita pas à s'aligner sur la position de l'Italie fasciste et à travailler avec elle durant l'occupation de l'Éthiopie : il fut en effet porte-parole (Afe Cesar) de l'occupation italienne. Alain Rouaud (1991), qui lui a consacré un livre, explique que c'est, sans doute, son trop grand désir de voir son pays aussi « développé » que les autres nations, qui l'a poussé assez loin dans la collaboration avec l'ennemi. 51 Insuffler le progrès en Éthiopie le plus rapidement possible, tantôt sur le modèle européen, qu'il soit de l'Ouest ou de l'Est, tantôt sur le modèle venant de l'Asie, a constitué l'une des préoccupations majeures des anciens étudiants formés à l'étranger. Ayant quitté leur pays, souvent relativement jeunes, ils n'ont cessé d'espérer et de vouloir y introduire, parfois à n'importe quel prix, les changements qu'ils pensaient bénéfiques pour leur société et leur peuple. Sur ce point, ceux qui ont étudié dans les pays de l'ex-bloc soviétique ne se distinguaient guère de ceux qui ont étudié dans les pays de l'Ouest, du moins s'agissant de la volonté de rendre l'Éthiopie plus « moderne », ou plus « occidentalisée ».

Le poids des élites intellectuelles « locales »

52 L'existence de longue date d'un processus de formation et d'éducation, fondamentalement autochtone et produisant des élites politiques dans le pays, constitue sans doute un élément central pour saisir la place et le rôle relativement réduits des élites formées dans des universités et institutions étrangères, notamment dans les pays de l'Est.

53 Formées dans les écoles éthiopiennes religieuses, dont l'Église orthodoxe détenait le monopole, les élites « locales » ont joué un rôle majeur dans la structuration des gouvernements successifs. Les études traditionnelles sous l'égide de l'Église se faisaient non seulement dans des écoles où l'apprentissage de la lecture et de l'écriture était proposé, mais aussi dans des espaces de formation plus soutenue, qui comprenaient plusieurs niveaux et pouvaient accueillir les mêmes élèves durant plus de vingt ans. Paulos Milkias (1976 : 86), analysant la relation entre les élites intellectuelles qu'il appelle élites traditionnelles et la politique en Éthiopie, explique : En tant qu'institution d'éducation, l'Église outre le fait qu'elle a prêté ses compétences en matière d'écriture au pouvoir politique, a constitué la base du

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développement des idées, de l'idéologie et fonctionne comme interprète et justificatrice de la légitimité politique. [...] Les intellectuels, attachés de manière ferme à l'Église jouent le rôle d'idéologues importants. Cette classe d'intellectuels a été une formidable force dans la politique éthiopienne durant des millénaires [...]. Elle était au centre en tant que faiseur ou défaiseur des monarques et des dynasties. 54 La force des intellectuels locaux et le rôle qu'ils ont joué dans la construction et la consolidation de l'État en Éthiopie, au moins jusqu'au milieu du XXe siècle, dépendaient non seulement de leurs connaissances mais surtout de leur positionnement et de leurs relations avec l'Église orthodoxe. Celle-ci avait un poids décisif, et son emprise sur l'État et sur la vie des Éthiopiens était très forte (Kebede 2006)31.

55 L'envoi des étudiants dans des institutions étrangères et l'installation de plusieurs écoles de type occidental (lycée franco-éthiopien, Sandford International School, école italienne, école américaine, école grecque, école allemande, école indienne, école arménienne, etc.) à partir de 1908 auraient pu éroder la position des élites locales dans le processus de « remplacement » de celles-ci par des élites formées à l'étranger ou dans des écoles étrangères. Mais la capacité de l'Église à résister et parfois à gagner contre l'introduction de nouveaux types d'écoles et contre les tentatives de réorganisation de son monopole était grande. Selon Guebre Meskel, cité par Milkias (1976 : 85) : Quand l'empereur Menelik créa le premier système d'écoles modernes et tenta de nommer un ministre de l'éducation, l'Abuna Mathewos, patron de l'église copte orthodoxe, a réussi à empêcher cette nomination en soutenant que l'éducation était dans ses prérogatives et de sa juridiction. [...] Plus tard, Menelik promulgua un décret décidant que l'ensemble des écoles éthiopiennes était administré et sous la juridiction de l'Abuna, à l'exception des écoles dont l'orientation était européenne où le ministre de la santé pouvait agir comme adjoint de l'Abuna. 56 Cependant, cette résistance de l'Église n'empêcha ni le développement des écoles de type occidental dans le pays, ni l'envoi de davantage d'élèves et d'étudiants à l'étranger ; elle ne saurait toutefois être sous-estimée. Il a fallu attendre la seconde moitié du règne d'Haïlé Sélassié Ier pour qu'un ministre de l'Éducation non clérical soit nommé à ce poste. D'ailleurs, l'empereur a durant une grande partie de son règne cumulé sa fonction de roi des rois, avec celle de ministre de l'Éducation ; la constitution de 1955 le définissait explicitement comme le gardien de la foi et le plus haut responsable de l'Église orthodoxe éthiopienne.

57 Une remarque : les élites formées uniquement dans le pays, y compris dans des écoles occidentales, n'ont sans doute pas perdu tout leur poids. Ainsi, les principaux dirigeants des derniers gouvernements ont effectué leurs études en Éthiopie : Haïlé Sélassié a été élève des missionnaires français, Mengistu Haile-Mariam était diplômé de l'académie militaire éthiopienne, Meles Zenawi est passé par la Queen of Sheba Junior Secondary School, puis par la General Wingate School à Addis Abeba avant d'entreprendre des études de médecine à l'UAA, interrompues pour rejoindre la guérilla. Ils se sont appuyés comme nombre d'élites locales32 sur des institutions de légitimation (Église, armée, parti politique, mouvements de guérilla) pour exercer une influence centrale sur la trajectoire de l'État, alors que les nouvelles élites transnationales n'ont pu, à leur retour des universités et institutions étrangères, compter sur une institution acquise à leur cause. 58 Les élites politiques qui ont joué un rôle important dans la structuration et l'organisation de l'État éthiopien sont le plus souvent celles qui ont été formées sur le

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territoire national ou qui occupaient déjà des positions fortes et avaient un réseau de relations important, y compris avec les élites locales, avant de partir étudier à l'étranger. Les études à l'étranger ont alors servi dans la plupart des cas plutôt à légitimer des positions antérieurement acquises33. 59 Quel que soit le pays où ils sont partis faire des études, les Éthiopiens formés à l'étranger ne sont guère parvenus à s'imposer ou à imposer leurs visions de manière durable sur la scène politique du pays, et n'ont pu le faire qu'en des moments historiques limités et éphémères. C'est particulièrement le cas des Éthiopiens partis en URSS ou dans les pays du bloc de l'Est avant et pendant le Derg ; leur contribution a rapidement été effacée de façon assez systématique dans la plupart des lieux et institutions34. La domination de la scène politique et de l'administration éthiopiennes par des élites politiques n'ayant pas au moment de leur prise de pouvoir fréquenté d'institutions de formation à l'étranger a jusqu'à présent été forte ; c'est du moins une hypothèse à vérifier par de plus amples recherches. L'envoi relativement important pour les études supérieures vers les pays de l'ancien bloc soviétique durant le régime de Mengistu Haile-Mariam a eu son pendant avec le développement dramatique des migrations de réfugiés à partir des années 1975 vers les pays de l'Ouest et des migrations de travail vers les pays du Moyen-Orient. Depuis la prise de pouvoir par le gouvernement actuel en 1991, alors que les anciens étudiants partis vers les pays de l'Ouest, et plus encore ceux partis dans les pays du Moyen-Orient, sont revenus en force et sont aujourd'hui assez visibles, les étudiants ayant étudié dans les pays de l'ancien bloc soviétique, et particulièrement en URSS/Russie, font preuve de beaucoup de discrétion lorsqu'ils ne sont pas devenus invisibles.

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NOTES

1. Officiellement, le nom de la salle de conférence n'a pas changé ; néanmoins, l'ancienne signalisation semble s'effacer avec le temps et aucune réfection n'indique son nom. 2. Je tiens à remercier la Fondation Maison des sciences de l'Homme (FMSH) de m'avoir invité comme directeur d'études associé durant le deuxième trimestre de l'année 2015, séjour pendant lequel j'ai pu réaliser une partie importante de la recherche pour cet article. Je tiens à remercier vivement Monique de Saint Martin pour son aide inestimable dans la rédaction de cet article. Ma gratitude s'adresse à tous les membres du programme Élitaf. Leurs contributions, débats et questionnements m'ont permis de mieux structurer mes propres investigations. Enfin, les commentaires et critiques des deux lecteurs des Cahiers d'Études africaines ont été indispensables pour retravailler cet article et ses arguments ; qu'ils en soient remerciés. 3. « Retournant » est utilisé dans cet article pour désigner ceux qui retournent ou reviennent de l'étranger ; la traduction est sans doute imparfaite. En Éthiopie, le mot « diaspora » est le plus utilisé, pour désigner ceux qui vivent ou qui vécurent à l'étranger, plus particulièrement ceux qui reviennent des pays occidentaux. 4. Il est à noter qu'un quartier de la ville a été surnommé ironiquement « Tchétchénia » par les habitants. 5. Par contre, à l'UAA, l'enseignement du français a été réintroduit en 2003, après plus de vingt-cinq ans d'absence. Plus récemment, l'UAA a su aménager des espaces, en lien avec le centre Goethe pour l'enseignement de l'allemand et avec le centre Confucius pour l'enseignement du chinois. 6. Par ailleurs, outre le fait que le pays est devenu un pays producteur d'armements, il semble avoir entrepris depuis un certain nombre d'années une diversification de ses relations commerciales, s'agissant de son équipement militaire. 7. En revanche, il existe une Association des étudiants éthiopiens à Moscou. 8. C'est seulement lors d'entretiens individuels ou lorsqu'ils se retrouvent à quelques- uns, anciens d'URSS eux aussi, que des anciens étudiants formés en URSS se déclarent aujourd'hui très attachés au pays de leur formation, comme d'ailleurs ceux qui ont étudié en France ou aux États-Unis. 9. Le cas des étudiants partis en Allemagne est intéressant. En effet, alors que ceux qui ont étudié en Allemagne de l'Ouest donnent volontiers des précisions comme le nom de la ville où ils étaient, en mentionnant clairement qu'ils ont étudié en Allemagne de l'Ouest, ceux qui ont étudié à l'Est disent simplement : « J'ai étudié en Allemagne », sans plus de précision. 10. En revanche, les Éthiopiens qui sont partis se former à Cuba ne sont pas considérés comme incompétents. 11. À l'annonce de la mort de Fidel Castro, plusieurs anciens étudiants éthiopiens de Cuba ont organisé une manifestation publique importante dans les rues d'Addis-Abeba, clamant ainsi leur attachement au leader de la révolution cubaine. 12. Ces questions rencontraient les interrogations soulevées par le programme ÉLITAF (Élites africaines formées dans les pays de l'ancien bloc soviétique).

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13. Récemment C. HOCQUET-VON RAESFELDT (2014) a entrepris de retracer l'histoire des échanges, culturels entre l'URSS/Russie et l'Éthiopie sur une longue période. 14. L'Éthiopie comptait plus de 30 millions d'habitants dans les années 1970 ; actuellement la population est estimée à 93 millions. 15. Le nombre des étudiants effectuant des études supérieures est estimé dans les années 1980 à environ 20 000. En 2015, le nombre des inscrits dans les institutions d'enseignement supérieur publiques et privées est d'environ un demi-million. 16. Le nombre d'étudiants avancé par la CIA pour l'année 1988 est de 3 370, chiffre très proche de celui du ministère de l'Enseignement de l'URSS communiqué par C. Katsakioris (voir l'article de C. KATSAKIORIS dans ce numéro). 17. Le départ pour les pays du bloc de l'Est ne correspond pas toujours pour les jeunes Éthiopiens à une adhésion à l'idéologie politique de ces pays. Un nombre non négligeable de ces étudiants a d'ailleurs quitté l'Union soviétique pour demander l'asile politique dans les pays occidentaux. Durant cette période, les pays de l'Europe de l'Ouest, et plus encore les États-Unis, eurent une politique d'octroi du statut de réfugié très favorable à ceux qui quittaient les pays du bloc socialiste. 18. En ce qui concerne les relations avec la Chine, elles semblent bien monter en puissance depuis la prise de pouvoir de l'actuel gouvernement en 1991, et se traduisent non seulement par l'envoi de plus en plus d'étudiants éthiopiens vers ce pays (aussi bien avec des bourses que grâce à une prise en charge individuelle), mais aussi par le développement de très importantes relations commerciales, industrielles et financières. Le nombre d'entreprises chinoises opérant sur le territoire éthiopien ne cesse de croître comme d'ailleurs dans beaucoup de pays africains, et de manière radicale. Le gouvernement éthiopien semble particulièrement inspiré par l'approche et les méthodes chinoises de développement économique. L'augmentation significative des vols entre Addis-Abeba et les différentes grandes villes chinoises en constitue un indicateur parmi d'autres. Actuellement, Ethiopian Airlines offre plus de trois vols par jour et de manière continue vers ces destinations, alors qu'il n'y a aucun vol direct vers la Russie. 19. S'intéressant aux premiers étudiants éthiopiens à l'étranger, R. PANKHURST (1968 : 1) souligne que « sur la cinquantaine d'étudiants envoyés en France dans les années 1920, une bonne douzaine ont fréquenté l'école militaire de Saint Cyr ». 20. Il est à noter d'ailleurs que la plupart des étudiants partaient dans un premier temps vers la Palestine, l'Égypte, le Soudan et le Liban dans des lycées avant d'entreprendre des études supérieures dans des universités européennes et américaines. 21. Le cas des Éthiopiens musulmans formés notamment au Yémen ou en Arabie mériterait une étude. 22. Un certain nombre d'anciens étudiants, comme Wubeshet Gebre-Tsadik, Girma Tena ont travaillé à des postes importants dans la raffinerie de pétrole d'Assab à leur retour d'Union soviétique. 23. Sans minimiser le soutien au régime de Mengistu Haile-Mariam de plusieurs universitaires, en particulier à partir des années 1980, il faut souligner que l'adhésion au parti politique au pouvoir, sous des régimes de ce type n'est pas une manifestation d'adhésion aux idées et aux pratiques de ce parti, mais correspond pour une part à une forme de « protection » et technique de survie.

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24. Voir l'article de C. K ATSAKIORIS (dans ce numéro) qui s'appuie sur le document : « Information on the Employment of Ethiopian Graduates of Soviet Institutes of Higher Education in the State Apparatus of the Popular Democratic Republic of Ethiopia », 08.04.1988, basé sur des données du Comité national de planification centrale d'Éthiopie, par A. Kurov, second secrétaire de l'Ambassade soviétique à Addis Abeba : GARF, f. 9661, op. 1, d. 337, l. 1-11. 25. L'accession à la haute fonction publique étant associée à l'appartenance politique, il n'est pas étonnant que les anciens étudiants issus des écoles et institutions des pays de l'ancien bloc soviétique restent discrets sur leur trajectoire. 26. Parmi eux Abdoul, aujourd'hui installé au Canada, qui a été le second commandant en chef de l'Armée révolutionnaire du peuple éthiopien. Nous avons eu l'opportunité de faire des entretiens avec lui dans le cadre de la recherche sur les anciens des guérillas. Abdoul est étudiant à Moscou au moment de son recrutement par le PRPE. Il a quitté l'URSS pour le Liban puis pour les camps d'entraînement du FATAH en Syrie pour se former à la guerre de guérilla en 1973 avant de rejoindre la guérilla du ARPE/PRPE. 27. K. TADESSE (1993, 2000, 2016) est sans aucun doute celui qui a le plus publié sur l'histoire du PRPE. 28. Entretien réalisé en juillet 2015 à l'École de musique Yared, Addis-Abeba. 29. Ibid. 30. Il a étudié à Berlin à la fin des années 1890. 31. M. KEBEDE (2006 : 824-825) souligne : « La vocation que les Éthiopiens se donnaient pour eux-mêmes était d'être avant tout les gardiens du christianisme dans une région se mouvant de plus en plus vers l'Islam. Le mythe, qui promeut l'Éthiopie et son peuple comme le nouvel élu de Dieu, fait un portrait de la Nation éthiopienne comme ayant une destinée commune et unique avec l'Église orthodoxe. L'État agissant comme le gardien de la foi et l'Église consacrant le peuple et élisant ses empereurs. Outre le fait d'être la religion officielle, le christianisme était devenu la raison d'être d'un peuple, de son système social et politique. La religion a été un tout, religion, culture et politique. » 32. Sur ce point, une étude prosopographique est bien évidemment nécessaire. 33. Lorsque l'accès aux formations de haut niveau dans des universités étrangères (souvent prestigieuses) n'est pas conséquent à leur positionnement politique personnel, il résulte d'un positionnement politique des membres de la famille. 34. Explorer les pratiques des administrations, entre tentatives d'adaptation et de résistance aux modèles venant de l'extérieur, par l'intermédiaire des retournants, pourrait sans doute éclairer le rôle qu'ont joué et jouent encore les anciens des pays de l'Est. L'adoption d'un modèle d'organisation et de structuration importé de l'extérieur par l'administration publique (ministères, écoles, universités, etc.) semble le plus souvent superficielle.

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RÉSUMÉS

Au regard du grand nombre d'anciens étudiants éthiopiens partis se former en URSS, dans d'autres pays du bloc de l'Est et à Cuba, on aurait pu s'attendre à ce qu'ils aient une influence durable sur l'organisation sociale et l'administration publique éthiopienne. Pourtant, selon les observations réalisées et une recherche préliminaire, les anciens étudiants d'URSS et des pays de l'Est semblent être devenus quasiment invisibles et très discrets en Éthiopie. L'envoi massif d'étudiants dans les pays de l'ancien bloc soviétique, en particulier durant le Derg, ne peut être compris sans prendre en compte la politique ancienne d'envoi des élites éthiopiennes vers des institutions étrangères, et surtout le mouvement étudiant, sa radicalisation, et sa scission en 1974. Mais l'engagement politique des anciens étudiants ne paraît pas avoir été directement lié à leur formation dans un pays de l'Est ou dans un pays occidental. De plus amples recherches sont nécessaires pour vérifier l'hypothèse proposée dans cet article selon laquelle les Éthiopiens formés à l'étranger ne sont guère parvenus à s'imposer ou à imposer leurs visions de manière durable sur la scène politique du pays, la domination de cette scène politique et de l'administration par des élites politiques formées principalement en Éthiopie ayant jusqu'à présent été forte.

Given the significant number of former Ethiopian students trained in the USSR, other Eastern bloc countries and Cuba, one would have expected them to have a lasting influence on the country's social, political and economic organization, in general, and its public administration, in particular. Yet observations and preliminary research indicate that former students of the USSR and the Eastern bloc countries seem to have become almost invisible and very discreet in Ethiopia. Sending massive numbers of students to the countries of the former Soviet bloc, especially during the Derg, cannot be understood without taking into account past policies and practices of sending Ethiopian elites to foreign institutions, the student movement, its radicalization and scission after 1974. Meanwhile, the political involvement of former students does not seem to have been directly linked to the education received in Eastern or Western countries. More research is needed to test the hypothesis proposed in this article that foreign- trained Ethiopians have failed to make their presence felt or impose their visions sustainably on the political scene of the country, which instead continues to rely heavily on political elites educated within Ethiopia.

INDEX

Keywords : Ethiopia, USSR, Eastern countries, international elites, political engagement, students, marxism-leninism, revolution Mots-clés : Éthiopie, URSS, pays de l'Est, élites internationales, engagement politique, étudiants, marxisme-léninisme, révolution

AUTEUR

TASSÉ ABYE

Espaces dynamiques de sociétés, de cultures et des langues (EDSCL), Université des Comores, Moroni.

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Former des cadres « rouges et experts » Mouvement étudiant congolais en URSS et parti unique

Patrice Yengo

1 Le 27 décembre 1974, le commandant Marien Ngouabi, président de la République et Secrétaire général du Parti congolais du travail (PCT), ouvre le 2e Congrès ordinaire du parti unique avec un discours-programme intitulé « Rectifions notre style de travail ou l'action créatrice des masses et le rôle déterminant des cadres » dans lequel il exhorte le Parti à former des cadres « rouges et experts » (Ngouabi 1975 : 196). Définissant le nouveau profil des cadres dont le pays a besoin, il distingue d'abord ceux qui ont bénéficié d'une formation supérieure dans une branche technique et sont appelés à occuper certains postes de responsabilité. Dans le secteur privé, et même dans le secteur public, les cadres constituent une sorte de Tiers entre les propriétaires des moyens de production dont ils exercent en fait le pouvoir par délégation, et les autres catégories socio-professionnelles (agents de maîtrise, employés, ouvriers, manœuvres...) auxquels ils s'assimilent en tant que salariés et fonctionnaires. C'est une position instable pour les cadres car, en cas de conflit, ils ne sont ni du côté des employés (salariés) ni de celui des patrons (ibid. : 195). 2 Cette catégorie de cadres compatriotes, généralement formés en Europe occidentale, est tout à fait éloignée des masses dont l'action est pourtant créatrice de richesse. Peu adepte de l'idéologie officielle du Parti, elle ne s'implique pas dans l'orientation socialiste du pays, car elle « ne comprend pas le problème des ouvriers et des prolétaires, parce qu'elle ne voit pas le sens de l'exploitation » (ibid.). En réalité, elle est le terreau de la bourgeoisie bureaucratique, classe sociale considérée par M. Ngouabi (1975) comme dangereuse et parasitaire. C'est la raison pour laquelle elle est à bannir car elle ne sert pas les intérêts des masses qui sont ceux du Parti. À l'opposé, il existe des cadres qui, mettant leurs connaissances techniques au service « des masses déshéritées et donc du Parti » (ibid.) adaptent la conduite des affaires administratives, politiques, économiques du pays à la politique générale du Parti et du gouvernement. C'est cette dernière catégorie de cadres, qualifiée par Marien Ngouabi de « rouges et experts », qui a un rôle déterminant vis-à-vis des masses dont le Parti encadre « l'action

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créatrice ». Le nombre de cadres répondant à ces critères étant totalement insuffisant, voire inexistant, la tâche revient alors au Parti de former méthodiquement ses propres cadres : « D'où l'envoi massif des étudiants dans les pays de l'Est et la création de l'École supérieure du Parti à Brazzaville. Ces cadres étaient ensuite intégrés prioritairement dans l'administration et les entreprises d'État » (Okamba 2003 : 122). Ce sont ainsi deux cultures antagoniques de l'encadrement qui sont définies selon le degré d'expertise, le lieu de formation et le niveau idéologique et que ce discours vient accentuer. Car la formation des étudiants congolais dans les pays de l'Est ne date pas de cette période. Bien antérieure à cette allocution, elle avait déjà été amorcée dès 1964, par le premier parti unique, le Mouvement national de la Révolution (MNR), au lendemain du renversement du pouvoir de Fulbert Youlou. Marie Eliou (1974 : 569) fait remarquer qu'en 1971 l'URSS est déjà « le deuxième pays d'accueil par ordre des effectifs de boursiers [...]. L'origine des bourses montre que le gouvernement congolais envoie ses boursiers par priorité absolue en France et en second lieu en URSS ». Cependant, dans le sillage de la radicalisation politique du pouvoir congolais après 1968, la formation à l'Est acquiert une légitimation idéologique et une fonction implicitement politique qu'elle n'avait pas auparavant. C'est pourquoi la stupeur est grande lorsque la police procède à l'arrestation de deux étudiants congolais de Moscou en vacances au Congo. En effet, en juillet 1975, Luc Sakala et Roger Mompélé, deux dirigeants de l'Union générale des élèves et étudiants congolais (UGEEC-URSS), sont arrêtés à Brazzaville et interdits de retour à Moscou pour la fin de leurs études. Face à l'indignation des familles concernées, le pouvoir est obligé de reculer et de les laisser regagner Moscou, non sans qu'ils aient eu à essuyer quelques brimades.

3 Si cette charge d'intimidation des dirigeants congolais vient rappeler le contexte particulièrement répressif de cette période où les arrestations des étudiants étaient légion, elle ne nous renseigne pas sur les rapports entre les étudiants en URSS et le pouvoir congolais même. Que reprochait-on à ces deux étudiants et pour quelles raisons Marien Ngouabi s'en était-il pris à eux ? Quels prétextes s'accordait un pays se revendiquant du marxisme-léninisme pour empêcher des étudiants en vacances de repartir pour cette destination sublimée que représentait l'Union soviétique ? 4 Répondre à ces questions nécessite de ne pas abstraire cet événement de l'ensemble de la période politique et sociale d'où il surgit. Il s'agit donc, pour saisir les enjeux politiques autour de cette « intimidation », de questionner les tensions politiques en cours au sein de l'appareil d'État et de voir comment celles-ci étaient relayées dans le mouvement étudiant dans cet après-1968 où les universités africaines étaient au cœur des revendications sociales. Mais auparavant, il importe d'éclairer la complexité des rapports entre le mouvement étudiant congolais et les autorités locales en revenant sur la place occupée par celui-ci dans la reproduction du pouvoir politique. Car, si l'impact politique de la jeunesse en sa qualité de « classe d'âge politique » a fait l'objet de stimulantes analyses au Congo (Bonnafé 1968), aucune recherche ne s'est intéressée au mouvement des élèves et étudiants congolais et à la place qui lui revenait dans cette classe d'âge1. 5 D'une manière générale, trois périodes permettent de caractériser l'histoire des relations entre le mouvement étudiant et les autorités congolaises. La première, qui précède et suit immédiatement l'indépendance du pays, est marquée par la radicalité de l'opposition entre des étudiants ouvertement anticolonialistes et des autorités coloniales dont le discours anticommuniste sert de justificatif à la répression politique.

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La deuxième, comprise entre 1963 et 1968, correspond à l'instauration du Mouvement national de la révolution (MNR), le parti unique qui engage le pays dans la voie du socialisme et qui ouvre la voie à une entrée massive des anciens étudiants de France dans l'appareil d'État, au nom du socialisme à bâtir. L'après-1968 marque avec l'arrivée des militaires au pouvoir la troisième période où « la révolution congolaise prend sans doute fin » (Blum 2014 : 31). Le nouveau parti unique, Parti congolais du travail (PCT), se proclame marxiste-léniniste, caporalise la jeunesse et met fin à l'autonomie du mouvement étudiant. La rupture entre le mouvement étudiant et le pouvoir congolais est alors consommée.

Mouvement étudiant, pouvoir politique : histoire d'une tension permanente

Avant et après l'indépendance

6 Les tensions entre les étudiants et le pouvoir congolais ne sont pas récentes. Bien avant l'indépendance, l'encadrement de la jeunesse est assuré majoritairement par les deux grandes églises chrétiennes, protestante et catholique, où émergent la Jeunesse étudiante catholique (JEC) et la Jeunesse étudiante protestante (JEP). Cet encadrement n'empêche pourtant pas les élèves et une partie de la jeunesse urbaine de se regrouper dans l'Association scolaire du Congo (ASCO). Née en 1959, celle-ci recrute ses adhérents dans les quatre grands lycées que compte alors le Congo2. Elle se propose de défendre « les intérêts matériels et moraux de la jeunesse scolarisée » à la manière d'un syndicat et constitue une structure de diffusion d'une certaine conscience anticoloniale qui la place immédiatement sous l'influence de l'Association des étudiants congolais en France (AEC) dont elle reprend et propage les mots d'ordre.

7 Créée en octobre 1952 à Paris et affiliée à la FEANF, l'AEC joue un rôle de premier plan dans la prise de conscience nationaliste à Brazzaville à la veille de l'indépendance. Lors du référendum du 28 septembre 1958 proposé par le général de Gaulle, elle bat campagne contre la « communauté française » et pour l'indépendance. Celle-ci, réclamée uniquement par la Guinée de Sékou Touré, ne sera concédée finalement que deux ans plus tard aux autres anciennes colonies françaises sur la base du paradoxe suivant : l'indépendance de 1960 a porté au pouvoir ceux qui s'y étaient opposés — les Félix Houphouët-Boigny, Ahmadou Ahidjo, Léon M'Ba, Fulbert Youlou, François Tombalbaye ou Diori Hamani —, mettant au ban tous ceux qui l'avaient réclamée et s'étaient battus pour elle, en premier lieu les étudiants africains en France. C'est pourquoi ils sont frappés d'ostracisme dans les premières étapes de la structuration de l'État indépendant. Une loi leur barrant la voie de l'éligibilité est prise. La loi d'avril 1960, qui interdit à toute personne résidant au Congo depuis moins de deux ans de faire acte de candidature à toute fonction élective, vise de toute évidence les militants de l'AEC (Blum 2014 : 81).

8 Ainsi, dans la réorganisation des rapports économiques et sociaux qui suit l'indépendance, on ne compte parmi les nouveaux dirigeants que d'anciens cadres moyens de l'administration coloniale, et particulièrement des commis des Services administratifs et financiers (SAF)3. Jouant politiquement sur l'enchevêtrement des rapports sociaux de la « modernité » et de ceux propres à la sphère villageoise, le pouvoir d'État articule la domination économique extérieure à l'autorité lignagère

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interne, réalisant ainsi la spécificité et la garantie autocratique des élites politiques. L'appareil d'État4 est le lieu fondamental de cette articulation qui reconduit au sommet de l'État les rapports de séniorité au nom desquels les jeunes cadres formés en France sont exclus de la sphère du pouvoir. 9 Le Congo-Brazzaville n'est pas le seul pays concerné par ces méthodes. Par peur d'une contagion des idées subversives, la plupart des pays africains procèdent à la mise à l'écart des jeunes cadres formés en France. D'où la nouvelle direction prise par la FEANF qui reformule la ligne de fracture entre les nouveaux dirigeants africains et les étudiants sur le terrain de l'indépendance véritable. Lors de son douzième congrès (du 26 au 31 décembre 1960), la Fédération, en dénonçant l'indépendance octroyée aux pays africains comme étant une manœuvre purement néocolonialiste, assigne à ses sections territoriales, dont l'AEC, de nouveaux objectifs : 1. rupture de tous les liens organiques et institutionnels avec les anciennes puissances coloniales et impérialistes ; 2. dénonciation de tous les accords de coopération avec les puissances impérialistes ; 3. liquidation de toutes les bases étrangères et retrait de toutes les troupes étrangères du sol national ; 4. organisation d'institutions démocratiques assurant le contrôle de l'éducation nationale par les masses populaires et la pleine satisfaction de leurs aspirations et de leurs intérêts légitimes (Blum 2014 ; Guimont 1997 : 186).

10 Si ces objectifs recoupent certaines propositions formulées par le Parti communiste français (PCF) pour les anciennes colonies, la FEANF et l' AEC ne sont pas affiliées officiellement au PCF, bien que celui-ci ait su attirer leur sympathie5. Néanmoins, beaucoup d'étudiants congolais y militent, profitant d'ailleurs des bourses offertes par l'Union soviétique pour s'y rendre, voire y étudier, tel que Claude-Ernest Ndalla dit Graille, membre de la puissante section de Toulouse d'où émergent les futurs dirigeants du parti unique. Outre l'ASCO, l'influence de l'AEC au Congo trouve des relais dans l'Union de la jeunesse du Congo (UJC) qui recrute parmi les étudiants du Centre d'études supérieures de Brazzaville (CESB)6. Ces deux organisations sont liées par ailleurs à la Confédération générale africaine des travailleurs (CGAT) dirigée par Aimé Matsika, lui- même militant du réseau politique clandestin Basali ba Congo (Travailleurs du Congo) qui édite Dipanda (L'indépendance), journal dont Ndalla Graille était le rédacteur en chef (Bazenguissa-Ganga 1997 : 39).

11 C'est tout naturellement que se fait la jonction entre les syndicats et le mouvement des étudiants et élèves congolais au mois d'août 1963. Entraînées par les syndicats dans un vaste mouvement de contestation sociale, d'abord strictement revendicatif puis de plus en plus politique contre l'instauration du parti unique que le gouvernement cherchait à mettre en place, les couches plébéiennes de la ville associées aux travailleurs, intellectuels et autres chômeurs poussent Fulbert Youlou à la démission. Le 15 août, après trois jours d'un mouvement populaire baptisé « Les trois glorieuses », l'épreuve de force entre le gouvernement et les syndicats aboutit à la chute du régime de Fulbert Youlou et à la mise en place d'un régime de parti unique.

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Chute de Fulbert Youlou, parti unique et gouvernement des techniciens

12 Une fois encore, c'est sous le signe du paradoxe que s'instaure le nouveau régime. Le projet de créer un parti unique, qui a servi de détonateur à la crise d'août 1963 et a entraîné l'éviction de F. Youlou, est finalement mis à exécution par ceux-là mêmes qui l'avaient combattu. Le nouveau parti, le Mouvement national de la révolution (MNR) adopte une charte définissant le socialisme scientifique comme étant son socle idéologique. À sa tête se trouve Alphonse Massamba-Débat, ancien président de l'Assemblée nationale et ministre du Plan et de l'équipement du gouvernement de Fulbert Youlou avec lequel il a rompu suite à de profondes divergences. Même si en qualité de président du Parti, Massamba-Débat est également président de la République, son contrôle sur le pouvoir est loin d'être absolu. L'appareil de l'État et du Parti passe aux mains de jeunes cadres, anciens étudiants congolais en France qui y font une entrée remarquée. Ambroise Noumazalay, militant de la section AEC/FEANF de Toulouse, devient Premier secrétaire du MNR et représente désormais le groupe dit des « politiques » dont « la culture politique est pour l'essentiel issue de la FEANF et de l'AEC, avec comme modèle d'organisation les pays du Bloc communiste » (Kissita 1993 : 36). Pascal Lissouba, quant à lui, prend la tête du gouvernement au nom du groupe des « techniciens » dont il incarne dorénavant la ligne politique. Face à ces deux groupes qui vont d'ailleurs se succéder à la tête du gouvernement — Ambroise Noumazalay occupe le poste de Premier ministre à la suite de Pascal Lissouba d'avril 1966 à janvier 1968 —, se tiennent d'un côté le Président Massamba-Débat et ses proches, partisans d'un socialisme modéré dit « socialisme bantou » et, de l'autre, les syndicalistes, acteurs majeurs de la chute de l'ancien régime, bientôt évincés.

13 Dès lors, suivant le modèle des démocraties populaires, l'« unique » devient le principe de structuration du pouvoir : parti unique, syndicat unique (Confédération syndicale congolaise [CSC], Union révolutionnaire des femmes du Congo [URFC]). Toutes les organisations de masse passent sous le contrôle exclusif du Parti. À côté du MNR et conformément à ses statuts, la Jeunesse du mouvement national de la Révolution (JMNR) devient l'organisation unique des jeunes. Née de la fusion des organisations de jeunesse catholique (JEC et JOC), protestante (JEP et JOP), salutiste et des associations laïques, l'ASCO et l'UJC, la JMNR se définit comme un organe politique dont l'action doit s'étendre dans tous les milieux, à la campagne comme en ville. Sa structure comporte alors quatre grandes organisations, l'Union générale des élèves et étudiants congolais (UGEEC), les milices populaires réunies au sein d'une défense civile, le mouvement national des pionniers qui regroupe les enfants de 6 à 15 ans et, pour la campagne, l'Action de rénovation rurale (ARR). Toutes ces structures et organisations se donnent pour mission d'éduquer la jeunesse aux idéaux révolutionnaires incarnés par le Parti. 14 La JMNR, devenue l'organisation unique de la jeunesse, est le cadre privilégié de la mobilisation générale des jeunes et de l'éducation révolutionnaire au nom du Parti. Très tôt cependant, elle se heurte au désir d'autonomie de la jeunesse étudiante. En effet, dès sa création en 1965, l'UGEEC proclame sa constitution avec un double objectif (Ollandet 2012). Le premier consiste à regrouper tous les étudiants congolais sans distinction de lieu d'études. À l'exception des étudiants de France dont l'AEC, elle-même section de la FEANF, l'organisation estudiantine reconnue, il est recommandé aux étudiants de tous les pays étrangers de se regrouper dans des organisations affiliées à

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l'UGEEC. C'est ainsi que naît l'UGEEC-URSS en 1966. L' UGEEC se définit comme la seule organisation représentative de la jeunesse scolaire et estudiantine du Congo et, à ce titre, considère l'AEC comme l'une de ses sections extérieures.

15 Le second objectif est de marquer son autonomie vis-à-vis de la jeunesse du Parti en refusant d'être considérée comme une sous-section de la JMNR et en revendiquant de bénéficier des mêmes avantages qu'elle. 16 Le MNR n'a jamais reconnu l'autonomie de l'UGEEC mais celle-ci ne s'est jamais non plus résolue à suivre intégralement les consignes du Parti. Rivée sur la défense des intérêts des élèves et des étudiants, elle continue à mener des actions propres loin des prérogatives de la JMNR. Cette prise de distance s'amplifie jusqu'à la rupture de juillet 1968 qui intervient en deux temps : d'abord avec le gouvernement du MNR que l'AEC et l'UGEEC appellent à combattre, ensuite avec le pouvoir installé à la suite de la chute de Massamba-Débat. 17 Du côté du mouvement étudiant, la première salve contre le pouvoir de Massamba- Débat est tirée à partir de Prague où s'est tenu au début du mois de juillet 1968 un séminaire des sections UGEEC d'Europe dont l' AEC. Après avoir fait le bilan « d'une Révolution qui aura finalement échoué » (Association des étudiants congolais 1970 : 14), le « Séminaire de Prague de juillet 1968 », comme on le dénomma, en appela aux « masses populaires pour renverser le pouvoir » (ibid. : 14). C'est fort de cet appel qu'une importante délégation de l'AEC conduite par Justin Lékoundzou investit le 4 e congrès de l'UGEEC de juillet 1968 dont elle influence les conclusions. Ce congrès, qui ne s'achève finalement qu'après le coup d'État du 31 juillet dirigé par Marien Ngouabi, prend fait et cause pour les militaires. La motion présentée au Congrès de l'AEC de 1968 demande aux « étudiants », « aux jeunes de l'armée », aux « intellectuels révolutionnaires de s'unir pour abattre le régime de Massamba-Débat, ennemi principal de la Révolution congolaise et du peuple congolais » (Kissita 1993 : 84). 18 Le bloc de pouvoir qui légitime le coup d'État de Marien Ngouabi se présentait comme une « alliance tripartite » entre les intellectuels du Parti responsables des organisations de masse et les éléments radicaux de l'armée et de la défense civile (Maboungou 1994). Justin Lekoundzou et les délégués de l'AEC sont cooptés dans cette alliance pour le compte des intellectuels, provoquant une scission ouverte au sein du mouvement étudiant. 19 Deux lignes désormais se font face : ceux qui sont restés fidèles à l'UGEEC et à son autonomie vis-à-vis du pouvoir, quelles qu'en soient les fractions dirigeantes, et ceux qui prolongent les choix de 1963 consistant à investir les arcanes du pouvoir. Car si « l'AEC dans son ensemble considéra le renversement du pouvoir réactionnaire de Massamba-Débat comme un fait positif, elle s'opposait au putschisme comme une solution universelle des contradictions » (Association des étudiants congolais 1970 : 18) et critiqua sans concession « tous ces intellectuels suffisants, prétentieux, avides de pouvoir et qui en se retrouvant dans le PCT ont révélé depuis longtemps et en particulier sous le MNR [...] qu'ils sont fondamentalement vacillants, ondoyants, caméléons, bref des opportunistes indécrottables » (ibid. : 17-18). Elle ne pouvait donc plus répondre de ceux qui légitimaient désormais le coup d'État militaire. À son dix- neuvième congrès en décembre 1968, de nouveaux objectifs sont assignés au mouvement « patriotique étudiant » : ne plus renforcer l'appareil d'État, mais au contraire faire corps avec « les masses populaires, ouvrières et paysannes pour

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construire en son sein des organisations d'avant-garde » (ibid. : 8). Ce qui revient à dire que le Parti congolais du travail (PCT) n'en est pas un et que les populations et masses congolaises se trouvent privées d'un organe de lutte. L'Union générale des étudiants congolais en URSS partage ces positions, ce qui est perçu par le PCT comme un affront. C'est ainsi que le PCT décide de mettre un arrêt à l'évolution de l'UGEEC en URSS et d'y imposer l'Union de la jeunesse socialiste du Congo (UJSC).

Pouvoir militaire, parti marxiste-léniniste : les derniers combats du mouvement étudiant autonome

20 À la prise du pouvoir par les militaires, le PCT, nouveau parti unique se réclamant idéologiquement du marxisme-léninisme, voit le jour en remplacement du MNR. S'imposent de fait la dissolution des organisations de masse lui étant encore affiliées et l'instauration de nouvelles organisations se recommandant désormais du nouveau parti. Ainsi, la Jeunesse du mouvement national de la révolution (JMNR) est dissoute en 1969 lors de son troisième congrès extraordinaire et remplacée par l'UJSC dont Bernard Combo Matsiona, un ancien de la direction de la JMNR devient le Premier secrétaire. Mais cette nouvelle organisation, loin de faire l'unanimité dans la jeunesse, peine à contrôler l'UGEEC, dont le statut est sauvegardé, et à contenir les grèves d'une jeunesse estudiantine de plus en plus rétive qui continue de se revendiquer de l'UGEEC aussi bien à l'extérieur que sur le territoire national. Car le mouvement syndical étudiant, malgré un contrôle étroit, est loin d'avoir baissé les bras.

21 La première confrontation a lieu en janvier 1970, lors du colloque sur la « réforme radicale » du système éducatif congolais qui oppose les représentants du Parti aux élèves et enseignants sur les orientations politiques et techniques à donner à l'enseignement. Le Manifeste de l'école du peuple, texte proposé par l' UGEEC et présenté par l'UJSC l'emporte sur les propositions du Parti. Partant de l'inadéquation de l'école avec le pays, le Manifeste fait le constat suivant : « L'école existante forme des Congolais tournés vers les pays d'Europe en général et la France en particulier. Elle forme des citoyens qui n'ont pas confiance en eux-mêmes ni en leurs compatriotes » (cité dans Makonda 1988 : 44)7. Il s'agit dans la philosophie du Manifeste de substituer à l'enseignement général français un enseignement beaucoup plus technique « adapté aux réalités du Pays » afin de former des citoyens d'un type nouveau ayant acquis un esprit scientifique et pouvant soutenir la révolution socialiste aux côtés des masses laborieuses. À l'horizon de cette réforme, des synergies entre l'école qui forme et l'industrie qui emploie doivent être créées. Parmi les moyens préconisés, le Manifeste exige la création des écoles de métiers et la valorisation des langues nationales. Il reste que, même si la place et l'importance de l'enseignement des langues véhiculaires nationales, le lingala et le kituba dans la construction nationale sont soulignées, aucune remise en cause de la langue française comme langue de l'enseignement n'est faite dans ce texte. Car une réforme de cet ordre aurait fait disparaître immédiatement le système automatique des équivalences en France, ce qui déplaît à la bureaucratie dirigeante. 22 C'est autour de cette demande de réforme que s'organisent les grandes grèves de 1970, 1971 et 1974 ; l'exigence d'autonomie du mouvement étudiant est devenue le point d'achoppement entre le nouveau pouvoir et les étudiants.

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Mouvement étudiant, mouvement populaire : la dissolution de l'UGEEC

23 En mars 1970, le comité exécutif national de l'UGEEC appelle les scolaires congolais à une grève de soutien aux travailleurs en grève au port de Pointe-Noire. Soutenue par les cheminots du Chemin de fer Congo-Océan (CFCO) et les travailleurs des entreprises forestières de Dolisie, le succès de cette grève pousse le PCT à prononcer la dissolution de l'UGEEC. Remplacée par un Comité coordonnateur national (Maboungou 2016 : 148), c'est désormais sous le sceau de l'illégalité, que la direction légitime de l'UGEEC est obligée d'agir.

24 En novembre 1971, les rues de Brazzaville sont de nouveau prises d'assaut par des colonnes d'étudiants et d'élèves scandant des slogans hostiles au pouvoir et les revendications à caractère strictement corporatiste (revalorisation des bourses, amélioration des conditions d'études et de restauration universitaire) font bientôt place à des questions politiques. Les étudiants exigent des structures politiques plus à même de répondre aux exigences du peuple et de meilleures conditions de vie pour les populations, au point d'intégrer l'augmentation des salaires des fonctionnaires — qu'ils réclament pour le compte de leurs parents — dans le corpus de leurs revendications. Dans le même élan, ils contestent les programmes d'enseignement et demandent à être représentés dans les conseils de gestion des établissements et dans les jurys d'examens. Le cahier des doléances s'étend tous azimuts, liant leurs revendications spécifiques d'élèves ou d'étudiants aux conditions des travailleurs. Dans un pays où toute opposition politique semble muselée, l'UGEEC se positionne à l'avant-garde de la lutte politique. En réaction à ces grèves, Marien Ngouabi ferme les établissements scolaires, menaçant les élèves et les étudiants de représailles. 25 La grève de novembre 1971, considérée comme le mai 1968 congolais, montre les failles du nouveau régime et les faiblesses de son leader. Pour les organisations d'élèves et d'étudiants congolais, Marien Ngouabi et les militaires arrivés au pouvoir n'ont ni légitimité, ni pensée autonome. Poursuivi par son passé au sein de l'armée française — il a en effet participé à la campagne de répression des nationalistes de l'Union des populations du Cameroun (UPC) au milieu des années 1950 —, Ngouabi est contraint à la surenchère verbale et, autant que possible, se dérobe à la critique, substituant à la politique principielle des combinaisons personnelles en empruntant aux « marxistes » les propos révolutionnaires qu'il retourne contre eux, le cas échéant, les traitant de sectaires. Par cet important travail de récupération et de parasitage idéologiques, la hiérarchie militaire congolaise se présente comme la première en Afrique à faire du marxisme l'idéologie officielle de la classe dirigeante et de son parti, le PCT, transformé pour la circonstance en « premier parti prolétarien d'avant-garde au pouvoir en Afrique » (Ekamba Elombé 1982 : 93). Cette fuite en avant idéologique ne répond ni aux enjeux économiques et politiques du pays, ni aux convictions réelles des acteurs politiques. Elle révèle, en revanche, l'influence de la jeunesse étudiante radicalisée sur le pouvoir politique. Cette influence n'est pourtant pas de nature à privilégier un corpus idéologique autour du marxisme-léninisme, mais est totalement structurée autour de la question de l'indépendance nationale et de la démocratie. 26 L'arrivée de l'armée au pouvoir élève également la force au rang d'action politique. Briser les grèves, emprisonner les manifestants deviennent autant d'activités politiques à part entière des forces militaires qui sont investies, dès lors, de pouvoirs exorbitants.

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L'hégémonie politique de l'armée et sa prépondérance dans le Parti permettent un accroissement des promotions du personnel militaire. Tout en gardant ses mécanismes d'ascension interne, l'armée dispose désormais d'une échelle promotionnelle parallèle basée sur le militantisme au sein du Parti. 27 La permanence du coup de force indique clairement que la régulation à l'intérieur d'un cadre constitutionnel défini contredit les formes de l'exercice du pouvoir. La violence devient le seul mode de qualification et de régulation politique pour des groupes sociaux qui n'en connaissent pas d'autre. Même à l'intérieur du parti unique, ce sont dorénavant les rapports de violence autour des clans dirigeants qui définissent les modalités de la succession. À partir de la prise de pouvoir par Marien Ngouabi en 1968, et jusqu'à 1975, c'est en moyenne un coup d'État par an qui est « fomenté » au Congo. 28 De ce point de vue, la grève de 1971 est aussi le prélude à de grands bouleversements au sein du Parti où émerge alors une nouvelle tendance politique autour d'Ange Diawara et de Prosper Matoumpa Mpollo. Les membres de cette tendance, longtemps affiliés au groupe dit des « politiques » de Noumazalay, ont acquis leur autonomie grâce à une forte implantation de la jeunesse urbaine au sein de l'UGEEC et des milieux ouvriers. Pourtant, malgré une autorité de plus en plus grande au sein de l'armée, la tentative de coup d'État réalisée le 22 février 1972 échoue. C'est le prétexte à une opération d'épuration du Parti qui permet à Ngouabi de se débarrasser de ses adversaires et de confirmer la tendance militaro-policière du régime. Ange Diawara disparaît dans la forêt près de Brazzaville où il organise un maquis démantelé un an plus tard. Réfugiés à Kinshasa, Diawara et plusieurs de ses compagnons sont arrêtés par la police de Mobutu et livrés aux autorités de Brazzaville qui les exécutent. Pour marquer leur victoire, les militaires promènent leurs corps dans la ville avant de les exposer au grand stade.

L'UJSC à la conquête de la légitimité étudiante

29 Après que la grève de 1971 et le mouvement du 22 février aient révélé la fragilité du pouvoir, mission est donnée à l'UJSC de prendre le contrôle total de la jeunesse et d'implanter des sections hors du territoire national. L'entreprise commence lors de son premier congrès ordinaire, du 9 au 13 mai 1973, où elle se proclame avant-garde de la jeunesse congolaise, « auxiliaire actif et réserve sûre du PCT » (Oba-Apounou : 2012). Organisée à la manière du Komsomol8, l'UJSC fait du marxisme-léninisme son fondement théorique et le guide de son action. Son implantation dans la jeunesse reste pourtant chaotique, même si elle bénéficie de l'appui financier du Parti qui la seconde dans la création des unions catégorielles de jeunes : Fédération nationale de la jeunesse estudiantine (FENAJEST), Fédération nationale de la jeunesse scolaire (FENAJESCO), Fédération nationale de la jeunesse rurale (FENAJER) et Fédération nationale de la jeunesse travailleuse (FENAJET).

30 La mise en place des structures de la nouvelle organisation du Parti n'entraîne aucune accalmie du côté des mouvements étudiants : durant les trois années qui suivent, les manifestations d'étudiants se multiplient. À la rentrée universitaire de 1974, le discours de la direction de l'UGEEC provoque l'ire du président de la République qui répond par des mesures de rétorsion inédites. Non seulement aucune activité au nom de l'UGEEC n'est tolérée mais « en janvier 1974, les responsables de l'UGEEC [sont] arrêtés et incorporés dans l'armée » (N'Da 1987 : 108). Démantelé au Congo, le mouvement étudiant congolais n'existe plus que par ses organisations d'étudiants congolais à

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l'étranger, l'AEC, en tête, avec les sections UGEEC des pays de l'Est, dont la plus importante est celle de l'Union soviétique. 31 Si l'implantation historique de l'AEC est une garantie contre les manœuvres de l'UJSC en France, rien ne présage de l'avenir des autres sections de l'UGEEC puisque les étudiants sont condamnés à rentrer à la fin de leurs études. C'est le sens de la bataille de Moscou entre l'UJSC et l'UGEEC-URSS.

La bataille de Moscou

32 Le 31 janvier 1975 s'ouvre à l'Université Lomonossov de Moscou l'assemblée générale annuelle de l'UGEEC-URSS. Chargée d'élire une nouvelle direction, cette assemblée générale prend vite valeur de congrès. La direction précédente ayant toujours refusé de céder aux pressions du pouvoir congolais et de se dissoudre dans l'UJSC, une forte délégation du PCT en provenance de Brazzaville fait irruption dans la salle. Conduite par deux membres éminents du Parti congolais du travail (PCT), le dirigeant syndical Jean- Michel Bokamba Yangouma et un membre éminent de la direction de l'UJSC, Marcel Touanga, cette délégation a pour mission de peser sur les débats afin de faire avaliser le tournant de l'unification du mouvement étudiant congolais au sein de l'UJSC. C'est dire toute l'importance que le pouvoir accorde à ce congrès car, à l'exception de Brazzaville, l'association de la jeunesse du PCT peine à s'implanter au sein de la jeunesse congolaise à l'étranger.

33 À Paris où cette entreprise a commencé, celle-ci s'est heurtée à l'AEC, soutenue par toutes les sections de la FEANF, dont les mobilisations l'ont évincée du terrain pratique malgré la pression qu'elle exerce sur les étudiants par le contrôle de la gestion des bourses. L'échec de l'implantation de l'UJSC à Paris est bientôt suivi de revers en Roumanie et en RDA où le désintérêt des étudiants est encore plus manifeste bien que des adhésions individuelles soient signalées. Aussi Moscou devient-elle un enjeu de taille pour l'amarrage de l'UJSC à l'étranger. En effet, forte de son adhésion à la Fédération mondiale de la jeunesse et des étudiants (FMJE), à l'Union internationale des étudiants (UIE) et de ses accords avec le Komsomol léniniste de l'Union soviétique, l'UJSC croit arriver en terrain conquis. 34 Pourtant, lorsque les débats commencent, il n'est plus question des étudiants congolais en URSS mais de la situation générale du pays sous administration du PCT et des sanctions qui pèsent sur le mouvement étudiant. La répression toute proche de la grève étudiante de 1974 et l'incorporation forcée des étudiants grévistes dans les rangs de l'armée s'invitent dans le débat. Elles deviennent l'enjeu d'une bataille rangée entre partisans de l'autonomie du mouvement étudiant et affidés de l'UJSC qui se conclut par une rupture. Bien que minoritaires, les sympathisants de l'UJSC s'organisent en association et créent un bureau de l'UJSC-Moscou (voir Tableau 1).

Tableau 1. — Composition du bureau de l'UJSC-Moscou

Nom Prénom Spécialité Établissement Ville

Camara Dekamo Agronomie Institut Timiriazev Moscou

Mboko Philippe Agronomie Institut Timiriazev Moscou

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Mvoumba Isidore Ingénieur Institut des chemins de fer Moscou

Ngaekou Ponts et chaussées Institut polytechnique Moscou

Vouidibio Bienvenu Economie Plekhanov Moscou

Enquête de l'auteur.

35 De son côté, l'UGEEC-URSS élit un directoire appelé Conseil supérieur, composé de dix membres issus des sections des grandes villes où est implantée l'UGEEC (voir Tableau 2).

Tableau 2. — Composition du conseil supérieur de l'UGEEC

Nom Prénom Spécialité Établissement Ville

Gatse Paul Biologie Univ. d'Odessa Odessa

Koya Pierre Hydraulique Univ. de Moscou Moscou

Mompele Roger Hydraulique Univ. de Moscou Moscou

Moukamba Fidèle Mathématiques Faculté des sciences, Univ. Lumumba Moscou

Nakahonda Pierre-Claver Médecine Institut de médecine Leningrad

Okiemy Godefroy Médecine Institut de médecine Kharkov

Opangault Émile Economie Univ. Lomonossov Moscou

Otsoue Jacob Médecine Institut de médecine Kiev

Sakala Luc Ponts et chaussées Institut polytechnique Moscou

Senga Edmond Economie Institut Plekhanov Moscou

Enquête de l'auteur.

36 Une permanence chargée de la coordination et du suivi de l'activité des sections est également mise en place. Le siège de l'UGEEC se trouvant à Moscou, seuls les étudiants de Moscou sont membres du comité de permanence. Ainsi siègent à la permanence de coordination, les étudiants suivants : Fidèle Moukamba, Roger Mompélé, Émile Opangault, Luc Sakala, et Edmond Senga.

37 L'instauration de deux organisations, loin de mettre un terme aux querelles politiques, exacerbe les tensions qui prennent alors une nouvelle dimension. Dans un premier temps, la direction de l'UJSC s'en prend directement aux militants du Conseil supérieur de l'UGEEC désormais inscrits sur une liste de proscription qui les expose à une série de menaces : coupure de bourses, renvoi au pays. C'est dans le cadre de ces menaces qu'au mois de juillet 1975, Luc Sakala et Roger Mompélé, en vacances au pays, sont arrêtés. La période de cette arrestation n'est pas fortuite, elle correspond au moment où les étudiants congolais ne se trouvent pas sur leur lieu de formation et qu'aucune mobilisation n'est donc envisageable. Pourtant la réaction ne se fait pas attendre. Celle- ci ne provient pas des étudiants congolais en URSS mais de l'Association des étudiants congolais en France : Nous sortions d'un congrès de la FEANF quand je reçois un télégramme m'annonçant l'incarcération des camarades de Moscou. Le congrès de la FEANF venait d'être levé, tout le monde avait repris le chemin de son habitation en province et personne

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n'était plus joignable. Il faut imaginer qu'il n'y avait pas de téléphones portables comme maintenant. Pourtant, j'arrive à rattraper quelques camarades voltaïques et béninois qui n'étaient pas encore repartis chez eux. Avec eux, nous réussissons à alerter le plus grand nombre de sections territoriales de la FEANF et décidons d'organiser la riposte. Nous rédigeons une lettre de protestation que chaque militant africain en France devait envoyer à Brejnev. En moins de quarante-huit heures, le Kremlin était submergé de lettres de protestation. On imagine que le pouvoir soviétique ne voulait pas s'emmerder avec un problème de ce genre. Toujours est-il que nos camarades étaient vite libérés9. 38 La FEANF et l' AEC ne sont pas les seules à réagir, certaines forces politiques locales trouvent là une raison supplémentaire de stigmatiser la dérive autoritaire du pouvoir. Ngouabi, qui traverse alors une période de grande impopularité (Ollandet 2012 : 221), ne veut pas s'encombrer d'un nouveau problème étudiant, d'autant plus que certains de ses proches considèrent l'arrestation comme un acte de provocation et d'hostilité à son égard. Pour l'UJSC qui en est l'artisan, l'arrestation des deux militants de l'UGEEC- URSS signe une nouvelle étape politique de la « bataille de Moscou » qui va se résoudre à partir de Brazzaville. Étant donné que « toutes les bourses d'études, tant sur le plan national qu'international, ne pouvaient être attribuées, sans l'avis préalable de l'UJSC » (Oba-Apounou 2012 : s. p.), celle-ci prend soin de constituer une « banque de bourses » dont l'octroi est conditionné au statut de militant de l'UJSC. Dès la rentrée universitaire de 1975, on assiste à une première cohorte de militants de l'UJSC à Moscou dans les filières de journalisme et de sciences sociales. Ils viennent grossir les rangs de ceux qui les ont précédés comme François Ibovi, futur ministre de la Communication, de l'Administration territoriale et de la Décentralisation. Par cette politique de « peuplement », les autorités congolaises comptent vraisemblablement sur l'essoufflement de la radicalité de l'UGEEC-URSS dont les membres doivent tôt ou tard quitter l'Union soviétique à la fin de leurs études, et sur la cooptation de certains autres à qui le Parti fait miroiter des postes au pays. Cinq ans plus tard en effet, les membres de la direction de l'UGEEC-URSS ont terminé leurs études et la section UJSC de Moscou devient la première pourvoyeuse de cadres du PCT. À partir des années 1980, c'est le mouvement étudiant congolais contrôlé par la section UJSC de l'Union soviétique qui sert de vivier politique où la classe dirigeante congolaise sélectionne désormais son personnel.

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NOTES

1. Ce handicap commence à être levé avec le renouveau des études d'histoire contemporaine sur l'Afrique, voir notamment BLUM, GUIDI & RILLON (2016). 2. Il s'agit du Lycée Savorgnan de Brazza, du Lycée technique, et du Lycée Chaminade à Brazzaville ainsi que du Lycée Victor Augagneur de Pointe-Noire. 3. Ces cadres ont été formés à l'École supérieure indigène de l'AEF appelée aussi « Édouard Renard », créée en 1935, « avec ses trois sections suivantes rangées d'une manière décroissante en fonction de leur valeur : médicale, pédagogique et administrative ; sections qui formaient des médecins africains ou des infirmiers, des instituteurs et des commis des Services Administratif et Financier (SAF), les trois piliers de l'État congolais » (BAZENGUISSA-GANGA 1997 : 25). 4. « L'appareil d'État est donc la superstructure politique essentielle de l'articulation entre mode de production lignager dominé et mode de production capitaliste dominant. Héritage direct de l'administration coloniale, il secrète une couche sociale qui, principalement au service des intérêts [étrangers] — parce qu'elle en vit, et que le capital est dominant — doit néanmoins s'appuyer rigoureusement, du moins dans ses hautes sphères, sur les hiérarchies et les rapports sociaux lignagers [...] » (BERTRAND 1975 : 90). 5. « Mais pour les autorités françaises hantées par le “péril rouge”, la FEANF était une organisation infiltrée et téléguidée par le PCF, taxée de cryptocommunisme » (GUIMONT 1997 : 120). 6. Au Congo, en 1960, l'université est inexistante, elle ne sera créée qu'en 1971. En attendant, un centre d'études administratives et techniques de l'Institut d'études supérieures de Brazzaville et un Centre d'enseignement supérieur (CESB), concernant toute l'AEF, sont mis en place. Le CESB est « un établissement français rattaché à l'université de Bordeaux, placé sous la tutelle des autorités françaises, en particulier du point de vue financier » (BLUM 2014 : 47). 7. Ce manifeste est aujourd'hui introuvable. Merci à Antoine Makonda qui me l'avait passé dans les années 1990. 8. Komsomol, abréviation de Kommunistitcheskij soyuz Molodëji (Union de la jeunesse communiste) est l'organisation de la jeunesse du Parti communiste de l'URSS, fondée en 1918. Les adhérents étaient âgés de 15 à 18 ans. 9. Entretien du 30 novembre 2015 à Pau avec Abel Kouvouama, alors étudiant en philosophie, dirigeant de l'AEC, section congolaise de la FEANF, aujourd'hui professeur d'anthropologie, directeur de l'UFR Lettres, langues, sciences humaines et sport à l'Université de Pau et des pays de l'Adour.

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RÉSUMÉS

L'arrestation de deux étudiants congolais de Moscou en juillet 1975 sert de trame à cet article qui relate les démêlés du mouvement étudiant avec le Parti congolais du travail (PCT), parti unique. Celui-ci, se réclamant désormais du marxisme-léninisme, s'était fixé pour tâche de former des cadres « rouges et experts ». Solidaire du mouvement étudiant congolais dans son ensemble, l'Union générale des étudiants congolais en URSS, luttant pour son autonomie, s'était insurgée contre cette option ayant pour objectif le contrôle exclusif de la jeunesse étudiante, jusque-là base sociale de la reproduction du pouvoir. Les tensions qui entraînèrent l'arrestation de ces deux étudiants peuvent être comprises dans ce contexte.

The arrest of two Congolese students in Moscow in July 1975 serves to frame this article relating the conflicts the student movement had with the sole political party, the Congolese Workers' Party (PCT). Marxist-Leninist, the PCT had set as its objective to train and educate “red experts” for senior positions. Aligned with the Congolese student movement as a whole, the Union générale des étudiants congolais en URSS (the General Student Union of Congolese Students in the USSR), struggling for its autonomy, opposed this initiative, which was considered an attempt to control, in an exclusive manner, young students who had, until this point, been the social base of the reproduction of power. The tensions leading to the arrest of these two students can be understood in this context.

INDEX

Mots-clés : Parti congolais du travail, Union générale des étudiants et élèves congolais, cadres rouges et experts, communisme, mouvement étudiant africain Keywords : Congolese Party of Labour, General Union of Congolese Students and Pupils, Red professional experts, communism, African Student movement

AUTEUR

PATRICE YENGO

Institut des mondes africains (IMAF), EHESS, Paris.

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Quand des Maliennes regardaient vers l'URSS (1961-1991) Enjeux d'une coopération éducative au féminin

Tatiana Smirnova et Ophélie Rillon

Chères femmes soviétiques, cela fait longtemps que je souhaitais vous écrire une lettre, mais, malheureusement, j'ai honte de vous écrire que je ne travaille pas. Dieu merci, mon mari a trouvé du travail. [...] Nous parlons russe entre nous. Je ne veux pas oublier la langue russe, la langue de la paix, la langue de Lénine. [...] Votre pays me manque. La télé, les dessins animés Khrousha, Karkoucha [...], les artistes, Alla Pougacheva, Rotaru, Yuri Antonov et plein d'autres choses... Au revoir, bonnes gens1. 1 Cette lettre nostalgique et chargée de symboles adressée au Comité des femmes soviétiques (CFS) en 1987, a été rédigée en russe par une ancienne élève malienne de l'Institut pédagogique d'État de Smolensk. Sa tonalité témoigne des espoirs déçus lors du retour au pays, mais aussi de l'emprise que continuait d'exercer le pays « de Lénine » sur les imaginaires d'une Africaine, à l'heure où le modèle soviétique s'effondrait. Au-delà des statistiques évoquant la part infime de femmes parties étudier en URSS, cette lettre rend compte des liens personnels et affectifs noués entre les femmes de ces deux pays, pendant près de trois décennies de coopération éducative soviéto-africaine. 2

2 À l'indépendance du Mali le 22 septembre 1960, la question de la formation de cadres africains constitua un enjeu crucial. Le pays ne disposait d'aucun établissement supérieur sur son territoire et l'éclatement de la Fédération du Mali3 avait brutalement interrompu la coopération éducative avec le Sénégal, seul pays de la sous-région à

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disposer d'une université4. La France demeurait le principal lieu de formation des futurs cadres du Mali, au grand désarroi des dirigeants maliens qui aspiraient à une « décolonisation des esprits » des élites et avaient fait le choix du développement par le socialisme et du non-alignement. Au même moment, cependant, une nouvelle opportunité se dessinait à l'Est, lorsque l'État soviétique décida de s'engager dans une politique volontariste de coopération éducative avec les pays africains nouvellement indépendants. Dès novembre 1960 un rapprochement s'opéra, avec la venue à Bamako d'une délégation soviétique pour discuter d'une potentielle coopération économique5. Des accords furent signés à l'occasion du voyage du ministre de l'Intérieur, Madeira Keita, à Moscou en mars 1961. Ils comprenaient plusieurs volets, parmi lesquels la formation des cadres maliens en Union soviétique6. C'est ainsi qu'entre 1962 et 1993, environ 2 500 Malien.ne.s ont été diplômé.e.s en URSS7, un chiffre qui dépassait largement celui des étudiant.e.s formé.e.s dans les autres pays du bloc de l'Est. Si les archives ne permettent pas d'estimer le nombre de femmes au sein de ce contingent d'étudiants, elles nous informent néanmoins de la présence de Maliennes dans les écoles soviétiques. À partir de 1964 notamment, des bourses spécifiques furent octroyées aux organisations de femmes africaines par le CFS, une association sous tutelle de l'appareil soviétique, chargée à la fois de soutenir à l'international la cause féministe sous diverses formes et de promouvoir les intérêts de l'URSS8. Ces financements permirent à une centaine de Maliennes de se former en URSS entre 1968 et 19919. 3 Au travers des enjeux de formation se dessinent les lignes de partage tracées au sein de la société malienne entre des domaines « masculins » et d'autres « féminins ». En ce sens, l'étude de la formation des élites constitue une entrée heuristique pour interroger la dimension sexuée de la structuration des États africains, « la place attribuée aux hommes et aux femmes dans la nation, et les processus par lesquels les rôles et les pouvoirs sont établis » (Auslander & Zancarini-Fournel 2000). Alors que les femmes occupaient une place marginale au sommet de l'État malien et que la formation en URSS était numériquement une « affaire d'hommes »10, des Maliennes se sont néanmoins invitées dans l'histoire de la coopération éducative. Derrière cette histoire s'esquisse une lutte individuelle et collective menée par des élites féminines, certes en position de pouvoir, mais occupant une position subordonnée au sein de l'appareil d'État. Elles ont développé des « stratégies d'extraversion »11 qui visaient moins à ébranler les lignes du genre dans la construction nationale malienne, qu'à offrir de nouvelles ressources et perspectives professionnelles à une minorité de femmes, en s'emparant des opportunités ouvertes par le contexte international de la Guerre froide et des décolonisations. Cet article opère donc un détour dans l'analyse de la structuration des États africains. En se penchant sur l'un des volets de l'action étatique, il examine les pratiques ordinaires des actrices maliennes et soviétiques qui ont fabriqué une coopération entre leurs deux pays à destination des femmes africaines. 4 Si l'histoire des femmes a longtemps disqualifié les organisations féminines d'orientation communiste en leur refusant le qualificatif de « féministes », de récents travaux ont souligné le biais « occidentalo-centré » de cette historiographie (de Haan 2010 ; Ghodsee 2014 ; Donert 2015 et al.). Dans cette perspective, nous optons ici pour une définition volontairement extensive du féminisme incluant des idéologies différentialistes, maternalistes, ainsi que des mouvements de femmes non autonomes à l'égard du pouvoir politique. En prenant au sérieux le « féminisme d'État » (Ghodsee

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2012 ; Revillard 2016) des régimes autoritaires du Mali et d'URSS, cet article entend montrer l'investissement de militantes africaines et soviétiques dans le façonnement d'une solidarité féministe internationale. D'autre part, alors que l'écriture de l'histoire des organisations féministes du bloc socialiste est en plein essor, celle de leurs échanges avec les femmes du « Tiers-monde » reste largement à écrire (Ghodsee 2015 ; Barthélémy 2016). À la suite de ces premiers travaux et de ceux sur les expériences des étudiantes africaines en URSS (Tchicaya-Oboa & Yengo 2015), nous souhaitons montrer comment des militantes maliennes et soviétiques sont parvenues à tisser des liens — souvent tumultueux — qui allaient dans le sens d'une coopération féministe internationale. Loin de réduire cette coopération à ses seuls enjeux géopolitiques et idéologiques (Zaki 1990), il s'agit de saisir combien les liens tissés furent nourris par des relations personnelles et affectives ; comment en retour, ces échanges ont généré des « transformations intimes » (Saunier 2004) pour les Maliennes impliquées, qu'il s'agisse des responsables politiques ou, dans une moindre mesure, des étudiantes. 5 Les archives du CFS qui couvrent la période 1961-1991 fournissent de riches données, jamais exploitées, pour explorer cette histoire de la formation des élites maliennes en URSS et les liens de coopération tissés avec les deux organisations féministes nationales qui se sont succédé au Mali : la Commission sociale des femmes (CSF) qui fonctionna sous la Ire République (1963-1968) et l'Union nationale des femmes du Mali (UNFM) créée sous la IIe République (1974-1991). Ces archives ont été croisées avec les fonds de la CSF malienne disponibles à Bamako12. Le siège de l'UNFM ayant brûlé pendant la révolution de mars 1991, c'est dans les fonds de l'Ambassade de France à Bamako et le journal gouvernemental malien L'Essor qu'ont pu être recueillies de précieuses données sur cette organisation13. Enfin, le dictionnaire biographique des femmes du Mali réalisé par Adam Ba Konaré (1993) mentionne plusieurs trajectoires de femmes ayant étudié en URSS grâce à d'autres bourses 14. Ces différentes données permettent d'examiner la manière dont une coopération féministe entre l'URSS et le Mali s'est construite entre 1961 et 1991 et les tensions autant idéologiques que politiques qui ont accompagné l'envoi de Maliennes pour la formation en URSS. Nous montrerons que l'histoire de cette coopération fut autant nourrie par des amitiés que par de nombreuses incompréhensions entre Soviétiques et Maliennes qui ne défendaient pas toujours les mêmes visions de « l'émancipation des femmes » par l'éducation, ni les mêmes stratégies nationales.

Contacts : entre internationalisme socialiste et féminisme d'État (1960-1974)

6 Dans les années 1960, un partenariat entre l'Union soviétique et le Mali s'est tissé progressivement. Les organisations féministes des deux pays ont largement contribué à cette histoire dans laquelle la Malienne Aoua Keita joua un rôle fondamental. De l'URSS, elle ne connaissait que peu de choses avant son premier voyage en 1961. Mais des liens d'amitié, des aspirations communes d'émancipation féminine et nationale ainsi que l'aide matérielle promise par l'URSS faisaient des Soviétiques des partenaires attrayantes, bien que non exclusives. Ensemble, Maliennes et Soviétiques ont posé les jalons d'une coopération féminine éducative qui — contre toute attente — se prolongea et s'accentua après la chute du régime socialiste malien.

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Aoua Keita et la coopération maliano-soviétique : rencontres, amitiés et politique

7 Aoua Keita, sage-femme et militante de l'Union soudanaise-Rassemblement démocratique africain (US-RDA), joua un rôle significatif dans les liens tissés avec le CFS15. Militante active de la lutte anticoloniale, elle avait été nommée en 1958 « commissaire à l'organisation des femmes » du Parti, une fonction qui en faisait la seule femme à siéger au bureau politique. Son poids dans la vie politique malienne, conjugué aux liens d'amitié qu'elle avait tissés avec des militantes internationales, a contribué à en faire une figure de premier plan dans la coopération internationale féministe de son pays.

8 La Conférence mondiale des travailleuses de Budapest en 1956, à laquelle participait sa camarade Aïssata Sow Coulibaly, a probablement constitué le moment où des premières relations, alors d'ordre personnel, ont été nouées avec les Soviétiques membres de la Fédération démocratique internationale des femmes16. C'est dans un second temps, après l'indépendance, qu'un rapprochement officiel s'opéra à l'occasion d'un cycle d'études pour les femmes africaines organisé à Addis Abeba par les Nations Unies en décembre 1960. Le rapport effectué par la déléguée française Marie-Hélène Lefaucheux donne un aperçu des enjeux diplomatiques à l'œuvre dans ce type de rencontres internationales : la France tentait de maintenir des relations privilégiées avec ses anciennes colonies ; l'URSS invoquait l'anticolonialisme et la « solidarité africaine » pour nouer des liens avec les déléguées africaines ; ces dernières jouaient des logiques de Guerre froide et des décolonisations pour multiplier les partenaires. Dépeinte dans ce même document comme une habile diplomate, Aoua Keita évoquait ouvertement ses « sympathies [...] pour l'Union soviétique » et se joignait aux réunions de travail nocturnes qui se tenaient « dans la chambre de la déléguée soviétique », tout en entretenant des liens d'amitié avec son homologue française17. Cinq mois plus tard, elle était invitée avec deux camarades à visiter Tachkent, capitale de la République socialiste soviétique d'Ouzbékistan. Par la suite, une profonde affection se tissa entre Aoua Keita et Zinaida Fedorova, secrétaire générale du CFS, que l'éviction politique de la Malienne en 1967 ne sut ébranler, comme en témoigne leur correspondance personnelle18.

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Fig. 1. — La Délégation de Maliennes à Tachkent en mai 1961

La délégation de Maliennes à Tachkent était composée de trois militantes de l'US-RDA et de la CSF : l'institutrice Fanta Diallo, qui participait régulièrement aux conférences internationales féminines, l'institutrice Jeannette Haïdara, épouse d'Attaher Maïga, député et ministre des Finances du Mali, et de la sage-femme Aoua Keita, seule femme députée et membre du Bureau politique au Mali. Source : GARF, Fonds du Comité des femmes soviétiques.

9 Au-delà des liens d'amitié tissés, ces voyages et ces rencontres recelaient de nombreux enjeux politiques dans le contexte de polarisation entre l'Est et l'Ouest. L'aide morale et matérielle apportée par l'Union soviétique aux organisations de femmes des pays africains participait à asseoir le rayonnement de l'URSS. La teneur du féminisme prôné par le CFS entrait en résonnance avec les combats menés localement par des Africaines en faveur des droits des femmes en tant que travailleuses, citoyennes et surtout en tant que mères. Pour les organisations féministes d'orientation communiste, le registre maternel a constitué, à compter des années 1930, un levier de mobilisation et d'action à l'échelle nationale et internationale (Issoupova 2000 ; Fayolle 2009 ; Barthélémy 2016). Dans les colonnes du journal du CFS, La Femme Soviétique19, les réalisations sanitaires et éducatives en faveur des mères et des enfants occupaient ainsi une place de choix ; « les crèches et les jardins d'enfants sont des pousses du communisme », expliquait sa rédactrice en chef20. Les nombreuses lettres d'Africaines publiées dans le journal du CFS témoignent également de préoccupations communes et de valeurs partagées pour concilier travail et maternité21. L'exaltation de la maternité comme ferment d'un pacifisme féminin, conjugué à l'éloge du rôle joué par les femmes dans le développement économique de leurs pays, ont trouvé un écho favorable auprès de militantes africaines en prise avec les constructions nationales. De retour de son séjour à Tachkent, Fanta Diallo écrivait ainsi à la vice-présidente du CFS, Lidiya Petrova, pour lui faire part de l'admiration de ses camarades maliennes à l'égard de leurs « sœurs soviétiques » :

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Mon compte rendu n'a fait que les exciter et toutes veulent visiter l'Union soviétique, voir vos réalisations et vos progrès et surtout admirer et complimenter leurs sœurs soviétiques dont le courage inimitable mêlé à l'héroïsme des hommes soviétiques est arrivé à mettre fin au colonialisme et à l'impérialisme. Elles ont encore hâte de constater comme moi que, dans toutes les entreprises en particulier dans les hôpitaux et surtout les blocs opératoires, les femmes peuvent occuper la majorité des places et peuvent se montrer aussi dynamiques que les hommes22. 10 Si l'URSS faisait office de modèle pour certaines Maliennes, il demeure néanmoins délicat de cerner avec précision le degré d'adhésion qui se cachait derrière la phraséologie révolutionnaire et anticolonialiste. Des militantes comme Aoua Keita se sont toutefois radicalisées au contact des Soviétiques. Ses discours se sont teintés, au fil du temps, d'un anti-impérialisme de plus en plus affirmé provoquant parfois de vives tensions avec ses homologues françaises. Elle s'affronta par exemple à son amie Andrée Doré-Audibert (2000), connue pour avoir dirigé le premier service social du Soudan dans les années 1950 et avoir ainsi été une actrice de la « mission civilisatrice » française. Lorsque celle-ci revint au Mali dix ans plus tard pour effectuer une tournée pour le compte de l'assistante française en 1967, l'accueil ne fut pas aussi enthousiaste qu'elle l'espérait. Alors que la Française invoquait son attachement profond et ancien à ce pays, Aoua Keita la suspectait de visées impérialistes et de vouloir « semer le trouble dans nos rangs »23.

11 Aoua Keita joua par ailleurs un rôle primordial dans l'accroissement des investissements du CFS au Mali. Alors que dans les premières années les Soviétiques ne venaient au Mali que dans le cadre des activités organisées par la FDIF24, un tournant eut lieu en 1966 avec l'invitation d'une délégation de femmes soviétiques pour un séminaire sur la santé de l'enfant25. Cette mission marquait le début d'une aide matérielle concrète apportée par le CFS à la commission sociale des femmes maliennes. Les activités menées au Mali témoignent cependant d'un fort décalage entre l'idéal d'une transformation des relations de genre dans la société socialiste et les pratiques. En URSS, comme dans le Mali des années 1960, l'idéologie familialiste primait. Si l'émancipation des femmes par le travail salarié était envisagée pour une minorité de cadres féminins, la contribution des femmes à la construction nationale passait essentiellement par la maternité et l'éducation (Rillon 2013 : 58-71). La coopération était ainsi principalement dirigée vers la formation de bonnes mères socialistes et la protection de la santé maternelle et infantile, comme en témoignent deux projets hautement symboliques auxquels contribuèrent les femmes soviétiques en 1967. Le CFS apporta son aide matérielle au « concours du plus beau bébé »26, un événement annuel initié par Andrée Doré-Audibert à l'époque coloniale tardive et réintroduit par le gouvernement de Modibo Keita en 1964 à l'occasion de la Journée de la femme africaine. Il participa également à la création du Foyer de la femme malienne inauguré le 8 mars 1967 à Bamako à l'occasion de la Journée internationale des femmes. Financé par de nombreuses « organisations sœurs » (soviétique, française, américaine, chinoise, etc.), ce centre de formation ménagère était destiné aux femmes adultes (30 à 40 ans) et les diplômes délivrés n'avaient aucune vocation professionnelle. 12 Le Mali socialiste fournit ainsi un exemple de plus du décalage, maintes fois souligné par les travaux scientifiques, entre l'utopie émancipatrice et les politiques mises en œuvre à destination des femmes (Buckley 1989 ; Christian & Heiniger 2015). Cependant, la coopération entre Maliennes et Soviétiques se déclinait en plusieurs volets. Si sur le territoire du Mali les activités se conformaient à l'ordre patriarcal du régime de Modibo

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Keita, la question de la formation de cadres féminins en URSS venait ébranler les hiérarchies de genre.

Envoyer des filles étudier en URSS : le temps des pionnières

13 Donner aux femmes la possibilité d'aller étudier en URSS a constitué une âpre bataille menée entre l'organisation féministe malienne, les responsables soviétiques et maliens. À l'indépendance du pays, aucune disposition particulière n'avait été envisagée pour envoyer des étudiantes se former en URSS. De fait, les jeunes femmes d'un niveau secondaire ne représentaient que quelques dizaines d'individus, en raison du faible taux de scolarisation féminine dans le pays27. A priori, rien n'empêchait cette minorité de postuler, au même titre que les garçons, aux bourses d'études soviétiques délivrées par le gouvernement ou par les organismes sociaux. Mais encore fallait-il que les familles acceptent de voir partir pendant de longues années leurs filles en âge de se marier dans un pays inconnu et lointain28 à l'égard duquel une certaine hostilité se développait : l'URSS n'était-elle pas le pays de l'athéisme, du libertinage féminin, de la mise en commun des biens, des femmes et des enfants29 ? La patrie du communisme générait de nombreuses craintes dans les milieux populaires, mais aussi lettrés comme en témoigne la saisie, en juin 1961, par la direction du Lycée Terrasson de Fougères de Bamako, d'une brochure dénonçant les conditions d'étude en URSS30. Pourtant, une poignée d'entre elles est allée étudier en URSS dans les années 1960 grâce à des bourses d'État. On ne sait que peu de choses à propos de ces femmes, mis à part qu'elles ont été les premières femmes médecins du Mali, une profession jusqu'alors réservée aux hommes. Tel est le cas de Diaka Diawara, institutrice de formation, qui s'installa à Moscou en 1962 (probablement avec son mari) et y obtint un doctorat de médecine en 1969. Elle retourna en URSS en 1979 pour se spécialiser en chirurgie gynécologique et en néonatalogie. Aichata Cissé s'envola en URSS bien plus jeune, aussitôt après avoir décroché son baccalauréat en 1965 à Bamako. Elle obtint son doctorat de médecine générale en 1972 à Leningrad (Ba Konaré 1993 : 170-171, 198).

14 Ces deux trajectoires font cependant figure d'exceptions et ne sauraient en aucun cas être le reflet d'une volonté politique de formation de cadres féminins de la part de l'État malien. Il est d'ailleurs révélateur que ce soit l'Union soviétique qui souleva la première la question de la mise en place d'une politique spécifique à destination des filles : « Augmenter la réception des filles dans les établissements d'enseignement non seulement aidera à résoudre la question des femmes cadres dans les pays en voie de développement, mais permettra également la normalisation de la vie personnelle des étudiants étrangers en URSS » suggérait en 1964 le président du Comité des organisations de jeunesse (Katsakioris 2015 : 240). Pour l'organisation de la jeunesse communiste, la venue de femmes africaines en Union soviétique devait permettre d'apaiser les tensions entre jeunes Africains et Soviétiques générées par la formation de « couples mixtes ». Ces angoisses soviétiques faisaient curieusement écho aux craintes générées à l'époque coloniale par les couples formés entre les colons venus de métropole et les femmes colonisées (Simonis 2007 ; Tisseau 2010). Dans le contexte soviétique cependant, c'était la vie intime des jeunes Africains célibataires qui venait ébranler les barrières raciales. À partir de 1964, le CFS commença ainsi à attribuer des bourses aux organisations de femmes arabes et africaines31. Dès l'année suivante, Aoua Keita en sollicita une quinzaine32. Or, à l'époque, ce quota était prévu pour l'ensemble

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du continent africain33. Après de nombreuses négociations, elle parvint à décrocher un accord sur l'attribution de deux à trois bourses d'études secondaires en médecine pour l'année 1966-196734. Ce n'est pourtant qu'à la rentrée 1968 que la première promotion de bousières du CFS quitta le Mali. Seules deux partirent sur les quatre étudiantes initialement prévues35. Ce retard et cette déperdition furent provoqués par de multiples conflits entre le Mali et l'URSS qui ont émaillé la procédure de sélection et d'envoi des boursières. En premier lieu, le Mali refusait d'envoyer des étudiantes pour deux années et réclamait que la durée des études soit écourtée. Cette requête illustre l'objectif que les responsables politiques maliens assignaient à la formation professionnelle féminine : c'était de cadres auxiliaires dont ils avaient besoin. Ensuite, comme nous allons le voir, les tensions politiques qui ont agité le Mali à partir de 1967 ont provoqué un essoufflement de la coopération féministe pendant quelques années.

L'URSS en quête de nouvelles interlocutrices (1967-1974)

15 Alors que les organisations de femmes soviétiques et maliennes étaient parvenues à initier une coopération éducative, un événement extérieur vint ébranler ce partenariat précaire. Au lendemain du coup d'État qui renversa en 1966 le président ghanéen Kwamé N'Krumah, Modibo Keita radicalisa sa ligne politique craignant qu'un épisode similaire se produise dans son pays. S'inspirant de la révolution culturelle chinoise, il s'appuya sur les organisations de jeunesse et syndicales pour lancer le 22 août 1967 une « révolution active » qui visait à purger l'appareil d'État de ses cadres dits « modérés » ou « conservateurs ». Nombre d'anciens camarades de route comme Aoua Keita furent démis de leurs fonctions. La mise à l'écart de cette dernière se doubla d'une interdiction de séjour sur le territoire soviétique à la demande des responsables politiques maliens qui craignaient qu'elle ne profite d'un voyage médical en URSS pour y poursuivre des activités militantes. Aoua Keita ne pouvait demeurer une partenaire du CFS qui perdait ainsi sa principale intermédiaire. Dans la confusion qui régnait alors, les activités de la commission des femmes maliennes se réduisirent drastiquement et le ministre de l'Éducation nationale du Mali fit suspendre le départ des étudiantes pour l'URSS, accusant les Soviétiques et les Maliennes d'agir sans son aval36. Si la situation se débloqua pour deux étudiantes, le coup d'État militaire qui renversa le régime de Modibo Keita le 19 novembre 1968 accentua encore le désordre dans la coopération maliano-soviétique.

16 L'incertitude politique, conjuguée à la méconnaissance des nouvelles interlocutrices, influa sur la coopération féministe en dépit des tentatives de l'URSS de trouver des appuis au sein du nouveau régime. Si les commissions sociales locales de femmes n'ont pas été dissoutes avec le coup d'État, l'interdiction des activités politiques et la suppression du parti unique décapitaient la structure politique de l'organisation féministe malienne. Ses fonctions furent transmises au Secrétariat des affaires sociales, dirigé à partir du 26 novembre 1968 par une jeune infirmière : Inna Sissoko Cissé37. Jusqu'en 1972, c'est elle qui fut chargée des liens avec le CFS mais, selon les Soviétiques, Inna Sissoko Cissé connaissait peu le travail du Comité. Elle avait en effet été formée entre Dakar et Paris et n'avait jamais milité à l'US-RDA. Le Comité tenta de nouer des liens en l'invitant à participer à des réunions internationales de femmes (Helsinki 1969, Moscou 1970). Le Secrétariat d'Inna Sissoko Cissé n'avait cependant ni l'envergure ni la légitimité internationale d'une organisation féministe de masse comme le soulignaient,

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à regret, les Soviétiques : « le Secrétariat des Affaires Sociales n'est pas en mesure de représenter l'organisation démocratique des femmes »38. De fait, l'institution fut dissoute en 1972 et son remplacement par une Direction nationale des affaires sociales vint encore brouiller la lecture des Soviétiques qui tentaient vainement de trouver une interlocutrice. 17 En dépit des flottements générés par la situation politique, le CFS maintint le partenariat éducatif tissé sous la Ire République en attribuant de façon contingente des bourses de formation aux Maliennes. Entre 1968 et 1972, huit femmes partirent ainsi en URSS pour suivre les études secondaires de puériculture39, une orientation qui témoigne de la conception peu progressiste que le nouveau régime assignait à la formation professionnelle féminine. À partir de 1972, le Mali demanda une augmentation de ce quota au motif que le pays avait « besoin de professionnelles pour le domaine des jardins d'enfants »40. Les Soviétiques proposèrent d'attribuer cinq bourses41, mais l'accord ne fut que partiellement appliqué puisqu'en 1974-1975 seulement trois bourses furent accordées pour suivre les études de puériculture42.

Former des cadres féminins : tensions politiques et enjeux sociaux (1974-1991)

18 Le véritable tournant en faveur de la formation de cadres féminins eut lieu au milieu des années 1970. À la faveur du changement de régime malien et de l'année internationale de la femme prévue par les Nations Unies en 1975, une organisation féministe nationale se reforma en 1974 au Mali. Bien que présidée par la première dame Mariam Traoré, l'Union nationale des femmes du Mali (UNFM) demeura, dans un premier temps, relativement autonome à l'égard du pouvoir politique. Avec elle, le paysage malien s'éclaircit pour les Soviétiques et la collaboration entre les femmes des deux pays prit un nouvel élan.

Batailles autour des formations

19 Dans le prolongement des activités réalisées par la CSF dans les années 1960, les domaines sociaux et sanitaires constituaient les principaux champs d'intervention de l'UNFM. Sa démarche s'avérait néanmoins plus pragmatique que celle de l'organisation des femmes socialiste et moins arrimée à une conception familiariste de la société (Rillon 2015 : 164-182). Les militantes de l'UNFM réclamaient ouvertement une transformation des rapports hommes-femmes allant dans le sens d'une égalité sociale, économique et politique. Elles revendiquaient l'accès aux professions « masculines » et élitistes (dans le droit et la médecine par exemple), une augmentation des salaires féminins et dénonçaient le harcèlement sexuel (« droit de cuissage ») dont étaient victimes les salariées de l'administration publique43. Ces positionnements témoignent des transformations à l'œuvre dans la société malienne des années 1970 et favorisèrent probablement la diversification des formations féminines et la levée partielle des barrières qui empêchaient les filles de faire de « longues » études à l'étranger. C'est ainsi qu'en 1975, une première boursière du CFS partit en URSS faire des études supérieures en économie d'organisation de l'agriculture44. Le nombre de femmes poursuivant des études supérieures s'accentua progressivement. La plupart intégrèrent des cursus en économie et en médecine. Plus rares étaient celles qui suivaient des

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formations en sociologie et en droit, ou encore dans des secteurs de pointe et d'innovation à l'exemple de la technologie du traitement du lait. Cette diversification et spécialisation des formations féminines allait de pair avec un accroissement du nombre de bourses annuelles qui passèrent à cinq en 1977, puis à dix en 1980. Ce chiffre resta pratiquement inchangé jusqu'à la dissolution de l'URSS et l'arrêt de la coopération dans le cadre des bourses du CFS.

20 Toutefois, si la coopération dans le cadre des bourses du CFS devint plus ouverte aux spécialités jusqu'alors réservées aux hommes, la question du niveau de la formation féminine demeurait un point d'achoppement qui provoqua de vives tensions entre les Maliennes et les Soviétiques. Depuis le début de la coopération, l'URSS accueillait une majorité de filles venant suivre des études secondaires spécialisées, ce qui correspondait aux attentes de l'UNFM. Sur les dix bourses accordées en 1980 par le Comité, une seule était destinée aux études supérieures tandis que les autres concernaient la formation aux métiers de sage-femme (trois bourses) et de jardinière d'enfants (cinq bourses)45. Cette situation changea à partir de 1981 lorsque le CFS privilégia l'octroi de bourses pour les études universitaires. Le ministère de l'Enseignement supérieur et de l'Enseignement secondaire technique et professionnel de l'URSS (MinVuz) fit passer une note interne indiquant qu'il n'accepterait désormais plus que 20 % des candidat.e.s de chaque pays dans ses écoles secondaires techniques. En effet, dans un contexte de concurrence avec la France, qui offrait essentiellement des bourses universitaires, le diplôme soviétique du secondaire spécialisé n'était pas valorisé. Ce décalage dans l'offre éducative jetait une ombre sur l'ensemble de la formation en URSS d'autant que certaines spécialités comme « économie », « finances et crédits » « agriculture », « pharmacologie » comprenaient simultanément des filières « courtes » ou « longues ». Cette situation pouvait prêter à confusion lors du retour au pays des diplômé.e.s qui, selon le MinVuz, « éprouvent des difficultés dans leurs recherches d'emploi »46. Nombre d'entre eux/elles cherchaient, par conséquent, à poursuivre leurs études au niveau du supérieur, provoquant un allongement de plusieurs années de leur séjour en Union soviétique contre l'avis de leurs États respectifs qui souhaitaient bénéficier rapidement des services de leurs nouveaux cadres. La décision du MinVuz de diminuer le nombre d'élèves étrangers du secondaire au profit de la formation dans le supérieur entraîna le refus de six des dix dossiers envoyés par l'UNFM pour l'année 1981-198247. Ce geste fut perçu comme un outrage par la Secrétaire générale de l'UNFM qui fit part de sa colère à son homologue soviétique : Vous ne pouvez pas comprendre la profondeur de notre déception et la gravité des problèmes familiales (sic.) causés par la réduction du nombre des bourses. De plus, il faut ajouter à ceci que comme les critères de votre sélection ne sont pas clairs, les candidates dont les dossiers ont été refusés peuvent se sentir trahies48. 21 La violence de la réaction tranchait avec le ton enthousiaste des années 1960, mais ne changea en rien la politique soviétique : entre 1981 et 1990, seulement 30 % des étudiantes intégrèrent des filières secondaires spécialisées. L'UNFM continua régulièrement à revendiquer — sans succès — l'ajout de cinq bourses d'études secondaires à celles déjà attribuées à dix étudiantes du supérieur49 au motif que les jeunes dépourvu.e.s d'une éducation secondaire complète éprouvaient de grandes difficultés à trouver du travail ou continuer leurs études. À compter des années 1980, le baccalauréat était ainsi devenu l'objectif premier et incontournable de la formation professionnelle féminine au Mali50. Mais, dans le bras de fer qui se jouait entre les

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Maliennes et les responsables soviétiques autour du type de formations souhaitées pour les femmes, les seconds l'ont emporté et avec eux la conception de l'éducation privilégiant l'excellence dans le supérieur, au détriment de la formation de cadres auxiliaires en quantité.

Conquérir les cœurs, gagner la loyauté (géo)politique

22 Au-delà du type de formation, s'assurer une clientèle au sein des élites nationales africaines constituait un autre aspect important aux yeux des Soviétiques. Plusieurs auteurs ont souligné à quel point le travail d'éducation idéologique ne porta que rarement ses fruits, et ce dès les prémisses de la coopération éducative (Demintseva & Krylova 2015). Sous le Mali socialiste, les dirigeants maliens imposaient aux étudiant.e.s envoyé.e.s en URSS de suivre les cours alors facultatifs de théorie marxiste-léniniste (Katsakioris 2015 : 205) et des militantes comme Aoua Keita propageaient les idéaux communistes. Or, l'arrivée du régime militaire mit un frein à la diffusion de l'idéologie soviétique. Pour les filles qui intégraient des filières techniques et professionnelles, la formation politique n'était pas prévue dans les programmes. C'est donc par d'autres canaux que l'URSS chercha à susciter l'adhésion : voyages, soins (séjours dans des stations balnéaires ou thermales, examens médicaux) et petits cadeaux étaient autant de façons d'étendre l'influence soviétique auprès des cadres de l'UNFM, qui devint la branche féminine du parti unique au Mali à partir de 1980.

23 Les liens de parenté entre les candidates et les militantes actives de l'UNFM jouaient un rôle non négligeable dans le processus de sélection des boursières51. Dans les années 1980 singulièrement, plusieurs cadres de l'UNFM parvinrent à décrocher des bourses du CFS pour permettre à leurs filles de faire des études supérieures. Djenebou Sow, fille de Rokiatou Sow, présidente de l'UNFM de 1980 à 1986, obtint une bourse en 1982 52 ; Aminata Soumaré, fille de Assa Soumaré, secrétaire des relations extérieures de l'UNFM de 1980 à 1986, en obtint une au début des années 198053. Il en alla de même pour Agnes Dicko, boursière en « finances et crédit » en 1988, fille de Dicko Massaran Konaté, la Secrétaire générale de l'UNFM à partir de 1977 et présidente de l'organisation à partir de 198754. Dans une conversation avec un diplomate soviétique en 1985, cette dernière exposait ouvertement sa conception de l'attribution des bourses : il s'agissait d'un moyen pour permettre aux militantes et à leurs enfants d'accéder à l'éducation et d'obtenir une formation professionnelle qui leur permette de trouver leur place dans la société55. Ces arrangements se retrouvaient dans le choix des spécialités. Alors que l'orientation des étudiantes relevait en théorie du MinVuz, ces mères au fort capital social et politique parvenaient à négocier les cursus de leurs filles. La correspondance au sujet du changement de spécialité de Djenebou Sow montre à quel point le CFS se permettait des écarts dans sa politique éducative lorsque les liens personnels avec les dirigeantes de l'UNFM étaient en jeu. En octobre 1982, la jeune femme demanda à changer de spécialité et sa mère écrivit à la présidente du CFS, , pour solliciter son soutien. Sa requête fut entendue et elle parvint à s'inscrire en « sociologie »56, une discipline à laquelle les boursier.e.s étrangèr.e.s des associations n'avaient théoriquement pas accès (au même titre que les « relations internationales » et le « droit public international »)57. En effet, les bourses « associatives » — dont bénéficiaient en priorité les femmes — interdisaient l'accès aux spécialités conçues comme « politiques » au profit des filières techniques telles que « l'industrie,

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l'agriculture, le système d'éducation »58. La règle pouvait éventuellement être contournée pour les « filles de », et c'est ainsi qu'une autre étudiante parvint à s'inscrire en « relations internationales » en 198359. D'autres enfin surent se saisir des enjeux géopolitiques et jouer de la concurrence entre l'URSS et la Chine populaire (qui avait accru sa coopération avec le Mali dès le milieu des années 1960) pour appuyer leurs doléances personnelles. En 1984, Aminata Soumaré, secrétaire à l'extérieur de l'UNFM, menaça d'envoyer sa fille étudier en Chine si l'URSS l'obligeait à rentrer au Mali à la fin de sa formation comme le préconisaient les accords. L'argument fit mouche et la jeune femme fut autorisée à prolonger ses études en Union soviétique60. 24 Cette vision « patrimoniale » des bourses du CFS était implicitement partagée par les Soviétiques61 qui cherchaient à se rapprocher des Maliennes dites « influentes » ; un terme régulièrement employé dans la correspondance. C'est aussi à ce titre qu'ils proposaient des bourses « de maladie » aux dirigeantes de l'organisation féministe. Chaque année, une ou deux d'entre elles se rendaient pour un séjour de plusieurs semaines dans une des stations balnéaires ou thermales de l'URSS. Les Africaines bénéficiaient de la médecine soviétique dont elles pouvaient vanter les mérites dans leurs pays. C'est ainsi que Aoua Keita écrivit en 1969 d'une petite ville de province française où elle se faisait soigner que « bien sûr, on ne peut pas la comparer ni avec Kislovodsk ni avec Sotchi »62. Dans la perspective d'assoir le rayonnement de l'URSS, en promouvant les progrès de sa médecine ou encore les succès de sa jeunesse, le Comité des femmes soviétiques développait et approfondissait les contacts personnels avec les Maliennes proches du pouvoir.

Bagages soviétiques et retour au pays

25 L'empreinte laissée par l'expérience soviétique sur les étudiants africains formés en URSS a suscité de nombreux débats au sein du monde académique et politique (Katsakioris 2016). Sont-ils revenus pétris des idéaux communistes ou à l'inverse désillusionnés ? Ont-ils accédé aux postes de la haute fonction publique ou sont-ils devenus les cadres auxiliaires d'États qui ne reconnaissaient pas la valeur de leurs diplômes ? Il est d'autant plus difficile de saisir l'impact de leur séjour en Union soviétique que les archives ne disent pratiquement rien de ces retours et que les données biographiques manquent. Le problème des sources pour écrire cette histoire du retour se pose avec plus d'acuité encore pour les femmes tant elles sont demeurées une minorité, à la fois numérique et politique. Néanmoins, sur la centaine de Maliennes parties se former en URSS durant ces trois décennies, quelques itinéraires professionnels et politiques ont pu être reconstitués. La mise en perspective de ces trajectoires singulières et du silence des sources permet de soulever quelques hypothèses sur la manière dont la formation de cadres féminins en Union soviétique pouvait ébranler l'hégémonie masculine de l'appareil d'État.

26 La nature des bourses dont ont bénéficié les étudiantes semble être un premier critère de différenciation dans les carrières professionnelles de ces femmes à leur retour au Mali. À une exception près, sur laquelle nous reviendrons, celles qui sont parties avec des bourses féminines attribuées par le CFS sont demeurées des « obscures » : on ne les retrouve ni dans les hautes fonctions administratives, ni parmi les « pionnières » recensées par Adam Ba Konaré. Le niveau d'études et les filières vers lesquelles étaient orientées les premières étudiantes expliquent leur invisibilité. Formées dans des écoles

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secondaires aux métiers socio-médicaux, elles ont été recrutées à des postes subalternes dans des secteurs féminins. La diversification des filières au début des années 1980 et l'augmentation du nombre d'étudiantes dans le supérieur n'ont cependant pas favorisé leur accès à des postes de responsabilité. À l'inverse, parmi la minorité à avoir bénéficié des bourses d'État, plusieurs ont mené d'éminentes carrières professionnelles dans le secteur médical public comme privé. Elles ont constitué les premières générations de femmes médecins au Mali en accédant à des fonctions professionnelles alors réservées aux hommes. La trajectoire de Nana Kadidia Diarra est caractéristique des possibilités d'ascension offertes par le diplôme soviétique (Ba Konaré 1993 : 190). Fille de commerçants de Djenné, la jeune femme partit en URSS après avoir obtenu son baccalauréat en 1966 ; elle obtint son diplôme d'État de docteure en médecine en 1972. De retour au Mali la même année, elle exerça à l'hôpital de Bamako avant de prendre la tête de différentes structures médicales de la capitale dans les années 1980 (dispensaire, PMI, centre de formation sanitaire). Les parcours de ces femmes médecins viennent ainsi ébranler le cliché selon lequel les diplômes soviétiques étaient déconsidérés en Afrique. Pour les femmes du moins, il semble que ce soit davantage la nature de la bourse (État vs organisation féministe) qui était le gage de leur insertion au sein de l'élite professionnelle de leur pays. 27 En revanche, ces réussites professionnelles ne sont accompagnées d'aucune carrière politique. Si Nana Kadidia Diarra militait à l'Association malienne des étudiants et stagiaires maliens en URSS, elle semble avoir abandonné toute activité militante à son retour. Ainsi, l'expérience soviétique ne paraît pas avoir été déterminante dans les trajectoires féminines de politisation. Les parcours biographiques qui ont pu être reconstitués montrent combien l'engagement est un processus au long cours (Sawicki & Siméant 2009), travaillé par de multiples facteurs (rencontres, prédispositions, socialisation, vie privée, rétributions) et que les études en URSS n'ont pas mécaniquement fabriqué des militantes. Beaucoup sont restées en retrait des activités politiques ; certaines ont « décroché » au moment du retour au pays ; d'autres ont continué à militer au Mali sans que leurs engagements ne soient nécessairement teintés des idéaux marxistes. Tel est le cas de Fatoumata Siré Diakité, militante syndicale féministe qui fut Ambassadrice du Mali en Allemagne dans les années 2000. Alors qu'elle était étudiante, elle obtint une bourse du CFS en 1983 pour suivre un cursus d'histoire à l'Université d'État Jdanov de Leningrad où elle soutint un mémoire de fin d'études sur les femmes maliennes. À son retour au Mali à la fin des années 1980, la contestation contre le régime de Moussa Traoré s'amplifiait. L'opposition politique demeurait clandestine et s'organisait au sein de groupuscules se réclamant du marxisme, mais il ne semble pas que Fatoumata Siré Diakité ait été proche d'une de ces organisations. Son combat, elle le menait dans le mouvement syndical au sein duquel elle militait pour les droits des femmes. Au lendemain de la révolution de 1991, elle créa l'Association pour la promotion et la défense des droits des femmes (APDF) qui articulait les combats syndicaux à des revendications plus larges en faveur des femmes : droit foncier, lutte contre les violences conjugales et l'excision, etc. La trajectoire militante de Fatoumata Siré entre ainsi en résonance avec le débat sur le rapport des élites africaines formées en URSS au marxisme. Rien dans son parcours ni dans ses discours ne reflète une quelconque proximité idéologique avec le communisme, contrairement aux militantes formées en France63. En revanche, son expérience soviétique a peut-être nourri ses engagements féministes dont la teneur bouleversait les codes du paysage associatif féminin au début des années 1990. Ses prises de paroles

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tranchaient avec les déclarations de principe en faveur de la « promotion féminine ». Identifiée comme une militante féministe radicale, elle subit les critiques sarcastiques de la presse malienne.

28 Pendant près de trente ans, une coopération entre le CFS et les organisations de femmes du Mali a perduré. Ces échanges ont notamment permis à une centaine de Maliennes d'aller étudier en URSS. Mais, au-delà de cette histoire de la formation de cadres féminins, que nous apprend cette coopération sur la structuration de l'État malien ? Cet article s'est efforcé d'aller au-delà de la dimension quantitative de la coopération pour souligner toute la complexité des enjeux nationaux, géopolitiques, sociaux et intimes qui ont façonné cette collaboration. Cette dernière a été rendue possible parce qu'un mouvement féministe dynamique, porté par des personnalités charismatiques, dont Aoua Keita, a réussi à se faire une place au sein de l'État malien dans le processus de décolonisation. À bien des égards, les organisations féministes qui se sont succédé au Mali ne sauraient être réduites à de simples caisses de résonance des partis uniques. Leurs cadres ont su multiplier les partenaires et tisser des relations personnelles avec leurs homologues extérieures comme le CFS pour à la fois renforcer leur assise individuelle au sein de l'État malien et développer des politiques en faveur des femmes. Dans les années 1960, la coopération féministe internationale était principalement orientée vers les activités sociales et sanitaires à destination des « masses » féminines. La formation de cadres féminins n'était pas alors une priorité des régimes socialistes du Mali et de l'Union soviétique. Progressivement néanmoins, à la faveur du changement de régime au Mali, de l'année internationale de la femme et du renforcement de la coopération culturelle de l'URSS, le volet éducatif devint l'un des principaux leviers de la coopération féministe entre les deux pays. Il permit à une centaine de Maliennes d'aller se former dans les écoles soviétiques et de conquérir silencieusement des professions supérieures jusqu'alors réservées aux hommes (médecine, droit). Des militantes en position de pouvoir ont aussi su se saisir des ressources institutionnelles et diplomatiques pour obtenir des avantages personnels. Voyages, soins, bourses d'études étaient, certes, des outils de mise en dépendance des Maliennes considérées comme « influentes » à l'égard des « grandes sœurs soviétiques ». Pour autant, ces Maliennes surent s'emparer de ces instruments « d'influence » et entretenir les liens noués avec les femmes soviétiques pour développer des stratégies individuelles et mener à bien leurs carrières professionnelles.

29 Loin du rêve d'émancipation collective des femmes, la coopération féministe internationale a toutefois produit des interstices qu'une minorité de Maliennes a su investir. Par leurs pratiques elles ont remis en question, parfois malgré elles, le modèle androcentré de l'État malien.

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NOTES

1. Archives d'État de la Fédération de Russie (GARF), Fonds du Comité des femmes soviétiques (f. 7928, op. 3), Correspondance de l'année 1987 (document : d. 6954). Ci- après, ces archives sont citées : GARF, d. (pour le numéro de document). Les citations extraites des archives soviétiques ont été traduites du russe par T. Smirnova. 2. * Nous remercions P. Barthélémy, les évaluateurs/trices anonymes et les coordinateurs/trices de ce numéro pour leurs commentaires et relectures critiques. 3. La Fédération du Mali est une union politique panafricaine qui a réuni les territoires du Mali et du Sénégal entre janvier 1959 et août 1960. Le 20 janvier 1960 la Fédération obtint son indépendance, mais elle éclata quelques mois plus tard suite à de fortes dissensions entre dirigeants sénégalais et maliens (COOPER 2014 : 387-442). 4. L'Université de Dakar a été créée en 1957 et l'Université d'Abidjan en 1964. 5. « La délégation économique soviétique s'est réunie hier avec les membres du gouvernement du Mali », L'Essor, 3 novembre 1960, p. 1. 6. « Signature à Moscou d'accords soviéto-maliens. L'Union soviétique accorde à la République du Mali un crédit à long terme de 40 millions de roubles », L'Essor, 21 mars 1961, p. 1 ; « Des étudiants maliens à l'Université Patrice Lumumba », L'Essor, 15 mars 1961, p. 4. 7. Voir l'article de C. Katsakioris, « Creating a Socialist Intelligentsia. Soviet Educational Aid and its Impact on Africa, 1960-1991 » dans ce même numéro. 8. L'Union des femmes antifascistes soviétiques a été fondée en 1941 et renommée Comité des femmes soviétiques en 1956. Cette organisation contrôlée par l'État était composée des représentantes des républiques, régions et villes de l'URSS, des syndicats et des ministères. Affilié à la Fédération démocratique internationale des femmes à partir de 1945, le CFS coopérait activement avec des centaines d'organisations de femmes dans le monde et des mouvements internationaux. 9. Au même titre que les bourses d'État, l'URSS accordait des bourses dites associatives aux organisations sociales (de jeunes, de femmes, de travailleurs, etc.) affiliées dans certains contextes, à l'instar du Mali, au parti unique. 10. Selon le ministère de l'Enseignement supérieur et de l'Enseignement secondaire technique et professionnel de l'URSS (MinVuz), seul un étudiant sur dix, toutes origines confondues, était une femme en 1969 (KATSAKIORIS 2015 : 133). 11. Les stratégies d'extraversion peuvent être définies comme des attitudes consistant à se tourner vers l'extérieur. Elles impliquent des relations asymétriques mais, à rebours des approches dépendantistes, J.-F. BAYART (1999) invite à étudier « la dépendance comme mode d'action politique ».

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12. Archives Nationales du Mali (ANM), carton 55, dossier 144 : Commission sociale des femmes. 13. Centre des Archives Diplomatiques de Nantes (CADN), Ambassade de France au Mali, carton 62, dossier : UNFM 1975 à 1979 — Activités de l'Union Nationale des Femmes du Mali. 14. Des bourses d'État ou des bourses d'organisations sociales. 15. Voir sa biographie réalisée par P. Barthélémy et O. Rillon dans le Maitron, https:// maitron-en-ligne.univ-paris1.fr/spip.php?article170941. 16. Femme soviétique, no 8, 1956, supplément « Première Conférence mondiale des travailleuses ». Nous remercions P. Barthélémy de nous avoir signalé ce document conservé aux archives de la CGT. 17. CADN — Fonds Ambassade de France à , carton 1 : État ghanéen, lignes politiques. Rapport de Mme Lefaucheux sur le cycle d'étude des Nations Unies, Le rôle des femmes dans la vie publique, réuni à Addis Abéba du 12 au 23 décembre 1960, adressé au ministère des Affaires étrangères, 27 janvier 1961, 23 p. 18. Dans cette correspondance, les marques d'affection sont nombreuses : « Bien chère Zina » écrit par exemple Aoua Keita. Les deux femmes évoquent régulièrement des questions personnelles (enfants, vacances, santé) et le désir de se revoir. GARF, d. 1820. Correspondance (Corr. ci-après) du 30 mai 1967. 19. Le titre du journal en russe est Sovetskaya Zhenschina ; il fut traduit en plusieurslangues. 20. M. Ovsiannikova, « L'anticommunisme et la réalité soviétique », La Femme Soviétique, 8, 1968, p. 5. L'auteure reprenait ici les paroles de Lénine. 21. Voir par exemple, les numéros 5 et 8, 1968. 22. GARF, d. 1139. Corr., 19 décembre 1962. 23. ANM, carton 55, dossier 144 CSF, PV de séance de travail entre Aoua Keita et Mme Audibert, Bamako, 31 juillet 1967. 24. Par exemple, lors de la réunion du bureau de la FDIF organisée à Bamako en 1962. C'était la première fois que la Fédération organisait une telle réunion en Afrique. « La réunion du Bureau de la Fédération Démocratique Internationale des Femmes s'est ouverte hier à Bamako », L'Essor, 20 janvier 1962, pp. 1, 4. 25. .« Les délégations féminines de la FDIF et du Comité des femmes soviétiques dans la boucle du Niger », L'Essor, 10 août 1966, p. 1. 26. Véritable éloge en faveur de la maternité, ce concours existait dans de nombreux pays de l'ex-AOF à l'exemple de la Côte-d'Ivoire. Il visait à récompenser les mères d'enfants « sains et robustes » qui se pliaient aux normes d'hygiène véhiculées par les services sociaux et médicaux. 27. En 1961, 71 filles étaient inscrites dans le secondaire tous niveaux confondus et pour l'ensemble du territoire. Leur nombre s'accrut progressivement passant de 183 en 1962 à 422 en 1964 (RILLON 2013 : 87). 28. On peut émettre l'hypothèse que les familles préféraient voir leurs filles partir étudier en France et, plus encore, au Sénégal où la présence d'une communauté malienne était le gage du contrôle social de ces jeunes femmes et dont la proximité permettait aux étudiantes de rentrer pendant les vacances scolaires estivales.

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29. Entretiens avec Colette Keita (Bamako, septembre 2014) ; Almamy Nientao (Sévaré, 3 et 6 mars 2010) ; Frère Wilfried (Sévaré, 22 février 2010). L'ensemble des entretiens cités dans cet article ont été réalisés par O. Rillon dans le cadre d'une recherche doctorale sur le genre dans les luttes sociales et politiques au Mali (1954-1993). La question des liens entre le Mali et l'Union soviétique est apparue dans les marges de l'enquête. 30. ANM — Fonds 1920-1960, Tome III, B.1047 : Correspondances diverses du Lycée Askia Mohamed 1961-1963, Dossier 1961, Brochure « Les communistes affirment... Les Africains répondent. Dix (10) vérités sur l'université de Moscou », envoyée au Ministre de l'Éducation Nationale, le 6 juin 1961 par le Lycée Terrasson de Fougères, 23 p. Sur l'histoire de cette brochure rédigée par des étudiants somaliens, voir la thèse de C. KATSAKIORIS (2015 : 148-149). 31. Le Congrès international des femmes qui se tint à Moscou en 1963 a peut-être aussi contribué à la mise en place de bourses destinées aux femmes du Tiers-monde. 32. GARF, d. 1324. Ambassade de l'URSS au Mali (ci-après ambassade et ambassadeur). Notes du journal de Feoktostov. Compte-rendu (CR) de la réunion avec Aoua Keita du 20 août 1965. 33. GARF, d. 1324. Lettre de la vice-présidente du CFS, L. Petrova à l'ambassadeur (1er novembre 1965). 34. GARF, d. 1820. Corr. de l'ambassadeur à la secrétaire générale (s.g.) du CFS, 16 avril 1968. 35. GARF, d. 1820. Corr. 16 avril 1968 ; 12 juillet 1968 ; 19 juillet 1968. 36. GARF, d. 1820. Ambassade. CR de la réunion du 20 août 1968 au Ministère de l'Éducation Nationale du Mali entre les directeurs du cabinet du Ministère et les diplomates soviétiques. 37. GARF, d. 2572. Ambassade. Note d'information, 7 mai 1970. 38. GARF, d. 2572. Ambassade de l'URSS au Mali. Note d'information, 7 mars 1970. 39. GARF, d. 2815. Corr. de mars 1971. 40. GARF, d. 3052. Corr. du CFS à l'ambassadeur, 2 février 1972. 41. Ibid. 42. GARF, d. 3555. Corr. CFS à l'ambassadeur, 29 mars 1973. 43. « Résolution générale — Consécutive au congrès de l'Union Nationale des Femmes du Mali », L'Essor, 8 janvier 1975, pp. 1, 4 ; « Que veulent les femmes maliennes ? Une interview de Mme Tall, Secrétaire Générale de l'Union Nationale des Femmes du Mali », L'Essor, 22 janvier 1975, pp. 1, 4 ; « Courrier des lecteurs. Halte au droit de cuissage », L'Essor, 7 mars 1979, p. 4. Courrier de Mlle Maiga, fonctionnaire à Gao. 44. GARF, d. 3846. Lettre du 21 janvier 1975. 45. GARF, d. 5211. Lettre de fin juin 1980 envoyée par Zinaida Fedorova à Sira Diop. 46. GARF, d. 5463. Ambassade. Information, 16 septembre 1981. 47. GARF, d. 5463. Lettre du 13 août 1981. 48. GARF, d. 5463. Lettre de la présidente du CFS à la s.g. de l'UNFM, 20 août 1981. 49. En 1984, 1985 et 1990. GARF, d. 7372. Corr. de l'UNFM à la présidente de CFS, mai 1984 ; GARF, d. 6266. Ambassade. CR de l'entretien entre un diplomate soviétique et

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Konaté Dicko, secrétaire générale de l'UNFM, 5 août 1985 ; d. 6504. Télex de l'UNFM au CFS, 14 mars 1990. 50. GARF, d. 6504. Ambassade. Compte rendu de l'entretien entre un diplomate soviétique et Konaté Dicko, 5 août 1985. 51. La procédure officielle de la sélection des candidates était réservée initialement au Mali, même si l'URSS opérait le choix final des boursières selon des critèresacadémiques. 52. GARF, d. 6266. Lettre, 2 février 1984. 53. GARF, d. 6010 et d. 6266. Lettres d'Assa Soumaré, février 1984. 54. GARF, d. 7372. Lettre, 11 mai 1989. 55. GARF, d. 6504. Ambassade. CR de l'entretien entre un diplomate soviétique et Konaté Dicko, Secrétaire générale de l'UNFM, 5 août 1985. 56. GARF, d. 6010. Corr. entre Rokitatou Sow et CFS de fin 1982 à début 1983. 57. GARF, d. 6266. Lettre, 18 janvier 1984. 58. GARF, d. 6266. Ambassade. Yakouchin. Information, juin 1984. 59. GARF, d. 6266. Lettre, 16 novembre 1983. 60. GARF, d. 6266. Lettre, 8 décembre 1983. 61. Ces similarités entre le mode de fonctionnement des bureaucraties maliennes et soviétiques ont été également étudiées par J.-L. AMSELLE (1992). 62. GARF, d. 2572. Carte postale d'Aoua Keita à Fedorova Zinada, Secrétaire générale du CFS, 18 août 1969. 63. Entretiens avec Sy Kadiatou Sow (Bamako 14 février 2006) et Bintou Sanankoua (Bamako 13 mars 2013 et Paris 28 janvier 2013).

RÉSUMÉS

Cet article analyse les enjeux politiques et sociaux de l'envoi de Maliennes en URSS grâce à des bourses attribuées par le Comité des femmes soviétiques. Entre 1961 et 1991, une centaine de Maliennes a bénéficié de ces financements. Ce chiffre peut paraître minime, mais il témoigne de l'importance accordée par les organisations féministes officielles de ces deux États à la formation féminine et au rôle qui leur était assigné dans la construction nationale. En croisant l'analyse des archives soviétiques et maliennes, il s'agit de saisir la portée de la coopération avec l'URSS dans les combats menés par les femmes maliennes pour transformer les rapports de genre, en montrant l'imbrication du politique et du personnel dans la construction de ces échanges.

This article is focused on political and social issues related to sending Malian women to the USSR on scholarships granted by the Committee of Soviet Women. Between 1961 and 1991, approximately one hundred Malian women benefited from such funding. This figure may seem small, but it does demonstrate the importance given to education by official feminist organizations of these two countries and the role of women in state-building. By combining the analysis of Soviet and Malian archives, this article suggests grasping the extent and influence of

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the cooperation with the Soviet Union in the struggle of Malian women to transform gender relations; it also shows how politics and personal matters are intertwined in the construction of these exchanges.

INDEX

Keywords : Mali, USSR, scholarships, cooperation, State, women, feminism, education, training, gender Mots-clés : Mali, URSS, bourses, coopération, État, femmes, féminisme, formation, genre

AUTEURS

TATIANA SMIRNOVA

Centre d'études en sciences sociales sur les mondes africains, américains et asiatiques (CESSMA), Université de Paris Diderot-INALCO-IRD, Paris ;

OPHÉLIE RILLON

Les Afriques dans le monde (CNRS/LAM), Sciences Po Bordeaux

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En attendant l'indépendance ? Projet autonomiste à La Réunion et formation de cadres dans les pays socialistes

Lucette Labache

1 Au début des années 1960, commence à La Réunion une « guerre froide » miniature, avec comme principaux protagonistes Paul Vergès qui fait de l'autonomie interne le mot d'ordre du Parti communiste réunionnais (PCR) et Michel Debré, Premier ministre du général de Gaulle, député de La Réunion et chef de file de la droite locale, qui prend position pour l'assimilation du département à la Métropole. Cet antagonisme entre deux visions politiques a eu des conséquences peu connues. D'un côté, les dirigeants du Parti communiste, soucieux de former des cadres pour soutenir le futur État autonome, encouragent des jeunes Réunionnais à partir étudier dans les Républiques socialistes. De l'autre, le dirigeant de la droite met en œuvre le programme de la départementalisation en transformant une île sous-développée en un département moderne. Le Bureau pour le développement des migrations dans les départements d'Outre-Mer, BUMIDOM, filière de migration vers la Métropole ouverte en 1963, offre des perspectives d'évolution professionnelle et sociale à des milliers de jeunes. Ainsi, deux systèmes s'affrontent et se confrontent sur le terrain réunionnais, socialisme et capitalisme, autonomie susceptible de déboucher sur l'indépendance et autonomie à caractère assimilationniste. L'enjeu idéologique et stratégique est de taille, celui du processus de « départementalisation adaptée », qui peut être interprété comme une recolonisation pour contrer le projet sécessionniste vergésien.

2 Comment le PCR envisageait-il alors le projet autonomiste et sur quels cadres comptait- il s'appuyer pour l'édification du futur État ? Quelles ont été les réactions des porteurs du projet assimilationniste de départementalisation ? La filière d'études en URSS et dans les pays socialistes mise en place dès le début des années 1960 et les anciens étudiants l'ayant empruntée sont au cœur des analyses de cet article et permettent d'appréhender les relations nouées entre le PCR et l'URSS, ainsi que les transformations intervenues dans le projet et dans ces relations pendant plus de trente ans. 3 Jusqu'alors, la circulation des étudiants réunionnais en direction des pays socialistes n'avait pas donné lieu à une étude scientifique. Gilles Gauvin (2000 : 79)1 mentionne

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bien l'arrivée des premiers de ces étudiants à Moscou dans son analyse du PCR sans cependant se pencher sur eux. Une recherche était nécessaire. Entreprise en 2012, date du lancement du programme ÉLITAF2, nos sources reposent sur différentes publications portant sur la création du PCR et les transformations de sa conception de l'autonomie, dont un ouvrage fondamental pour notre propos, D'une île au monde, où sont retranscrits les entretiens que Paul Vergès (1993) a accordés à Brigitte Croisier : on peut y suivre la formation politique du leader du PCR, les conditions de la création de ce parti ainsi que le cheminement de sa pensée quant à l'autonomie et aux évolutions politiques de La Réunion. La revue Témoignages, organe du PCR, constitue une autre source importante, et plusieurs blogs spécialisés, notamment ceux de Paul Vergès, de Bruny Payet, et de Jean-Baptiste Ponama, ont été étudiés. Dans les archives privées des anciens étudiants qui ont pu être consultées, figurent notamment des photographies, des notes manuscrites relatant des faits qui ont marqué leur séjour (sous forme de journal intime), des pièces administratives en russe attestant de leur inscription à l'université, des diplômes, des mémoires de fin d'étude, des lettres reçues des amis ou de la famille, des listes de noms de Réunionnais faisant partie d'une même promotion ou rencontrés pendant le séjour. Vingt entretiens semi-directifs, qui constituent les sources d'informations principales, ont été menés avec des anciens étudiants formés dans différents pays de l'ancien bloc soviétique, en premier lieu l'URSS où ont séjourné seize d'entre eux (quinze à Moscou et un à Kichinev), suivie de la République démocratique d'Allemagne (trois) et de la Roumanie (un). Ces étudiants sont arrivés dans ces pays entre 1964 et 1980 et ont étudié la médecine, l'agronomie, la physique, les mathématiques, les lettres et langues étrangères. 4 Le groupe des vingt interviewés n'a pas pu être comparé à l'ensemble des anciens étudiants formés en URSS et dans les pays de l'Est, et ne prétend donc pas être « représentatif », mais il permet cependant d'appréhender quelque peu la diversité des parcours et des expériences. Les femmes y sont relativement nombreuses (huit), plus sans doute que dans l'ensemble des étudiants réunionnais partis à l'Est. Âgés de 18 à 24 ans lorsqu'ils sont partis pour leurs études, ils proviennent de différentes communes parmi les plus grandes de La Réunion. Dix ont été médecins au moins un moment ; les relations d'interconnaissance ont bien fonctionné dans ce groupe. Parmi ceux-ci, cinq ont connu une migration internationale pour raison professionnelle au Togo, au Congo, au Bénin et en Côte-d'Ivoire ; un médecin ayant exercé au Togo est devenu bibliothécaire à La Réunion. Sept autres interviewés ont été professeurs de collège (physique, mathématiques, allemand) ; on compte aussi deux institutrices et un employé administratif à la mairie de SL3. Au moment de l'entretien, ils résidaient en majorité à La Réunion (quatorze), quatre en France métropolitaine, un à Moscou et un au Bénin. 5 Plusieurs anciens étudiants contactés, en majorité des hommes (huit sur douze), n'ont pas voulu participer à l'enquête. Ils ont justifié leur refus par le fait que l'évocation des souvenirs de cette période estudiantine ravivait trop de blessures, en raison notamment des difficultés d'adaptation en terre soviétique, du racisme subi, du manque de soutien et de solidarité des Réunionnais entre eux. Parmi ces non- répondants, quelques-uns ont échoué dans leurs études et ont quitté prématurément les terres socialistes ; ils sont devenus éducateurs, aides-soignants ou commerciaux dans le privé. Ils sont assez souvent déclassés, à l'exemple d'une ingénieure agronome devenue institutrice, d'une médecin qui, après avoir exercé au Togo dans sa spécialité

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et divorcé entretemps, est devenue aide-soignante à Évry, ou encore d'un diplômé en médecine qui, arrivé en Métropole, ne se sentait « plus l'énergie et le courage » pour reprendre une formation et qui a fini par travailler comme infirmier psychiatrique dans la région de Lille. Ils considèrent leur période estudiantine comme « le pire moment » de leur vie. Les rancœurs contre le PCR, qui leur avait fait miroiter un brillant avenir, étaient toujours tenaces plusieurs décennies après leur retour au pays. 6 Il n'est actuellement pas possible de donner le nombre précis d'étudiants réunionnais formés en URSS et dans les différents pays socialistes4. À partir de nos recherches, nous avons pour le moment pu identifier précisément 153 anciens d'URSS ou d'autres pays du bloc socialiste ; ce chiffre est provisoire et sera, selon toute probabilité, revu à la hausse, la recherche se poursuivant. Selon les données statistiques du ministère de l'Enseignement de l'URSS, entre 1967-1968 et 1974-1975, période de la plus grande affluence, on comptait chaque année au moins 15 étudiants réunionnais en URSS, parfois 30. Selon les recherches menées par Constantin Katsakioris aux Archives d'État de la Fédération de Russie (GARF) à Moscou, les diplômés des seules universités soviétiques (cadres politiques exclus) seraient assez peu nombreux (52 entre 1960 et fin 1989).

Paul Vergès et le mouvement communiste à La Réunion

7 C'est en 1947 qu'émerge l'idée de la création d'un mouvement communiste à La Réunion, devenue l'année précédente un département français d'outre-mer, après avoir longtemps été une colonie. Des « instructeurs » sont envoyés dans l'île par le Parti communiste français, et la Fédération de La Réunion du PCF est créée le 30 novembre 1947. À partir de ce moment, un homme politique, Paul Vergès5, se distingue en contestant la départementalisation (Chaudenson 2007). À la sortie de la guerre durant laquelle il était engagé dans les Forces françaises libres, après un passage à La Réunion, Vergès arrive à Paris et devient, à 22 ans, permanent politique à la section coloniale du PCF au sein de laquelle il a la charge des questions des départements d'outre-mer. Pendant les deux séjours qu'il effectue à La Réunion en 1953 et 1954, il prend connaissance de la situation politique générale de l'île, caractérisée de fait par le maintien du cadre colonial et l'insignifiance du progrès économique et social malgré le changement intervenu dans le statut. Ces constats l'autorisent à prendre ses responsabilités : « À mon retour à Paris, j'ai fait part de mon analyse aux camarades du PCF et exprimé mon souhait de revenir à La Réunion. En tant que Réunionnais, j'estimais avoir des chances de réussir là où les autres avaient échoué dans leur mission » (Vergès 1993 : 179). Aussi revient-il définitivement dans l'île en 1954 où il devient journaliste à Témoignages, puis directeur, et poursuit désormais son combat politique. Avec un discours virulent contre l'État, Paul Vergès s'impose progressivement sur la scène politique. Il est élu conseiller général à Saint-Paul, puis député en 1956 sur la liste du PC intitulée « Union pour la défense des ouvriers et des planteurs ». Face à la montée des idées communistes, le gouvernement nomme un nouveau préfet pour La Réunion, Jean Perreau-Pradier, avec pour unique consigne de mettre un frein à cette progression. Selon Eugène Rousse6 : La volonté du pouvoir est de maintenir à La Réunion un régime colonial. Outre le recours à la violence sous toutes ses formes, les moyens mis en œuvre pour

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atteindre ce but consistent à priver les Réunionnais de la possibilité de choisir leurs élus, de leur enlever le droit d'exprimer leurs opinions par des manifestations7. 8 La fin des années 1950 marque un tournant. Le Parti communiste français encourage désormais les Réunionnais à fonder leur propre parti, propose son aide pour y parvenir et, dans une logique de décolonisation, incite les dirigeants à prendre position en faveur de l'indépendance de leur île. Le 18 mai 1959, la Fédération réunionnaise du PCF est dissoute, et le PCR est créé avec Paul Vergès comme secrétaire général. Le nouveau parti veut être un « instrument décisif entre les mains des travailleurs et du Peuple Réunionnais pour leur libération du joug colonial », et réclame « pour les Réunionnais le droit de gérer eux-mêmes et démocratiquement leurs propres affaires », déclare la Une du journal Témoignages, le 19 mai 1959.

9 L'initiative d'une redéfinition des liens politiques avec la France n'est pourtant pas nouvelle, puisque des femmes, affiliées au mouvement démocratique, avaient fondé en 1958 l'Union des femmes réunionnaises (UFR) qui réclame ouvertement l'autonomie pour l'île, avant même la création du PCR.

10 L'autonomie démocratique et populaire devient la revendication fondamentale du PCR qui s'oriente vers une « voie réunionnaise », à savoir la souveraineté des Réunionnais sur leur territoire. À la fondation du PCR, Elie Hoarau, qui sera député de La Réunion à l'Assemblée nationale à trois reprises, secrétaire général du PCR en 1993 où il succède à Paul Vergès, remarque que : la création du PCR poursuivait les objectifs suivants ; mettre fin aux séquelles du régime colonial et réaliser véritablement l'Égalité prévue par la loi de 1946, mais qui n'était toujours pas réalisée. Mais la revendication du PCR, dès sa création était aussi le droit des Réunionnais de diriger leur pays : c'était le programme de l'autonomie. Avec le PCR est née une véritable conscience réunionnaise, qui a fédéré toutes les composantes de notre société ; composantes souvent opposées les unes aux autres, exploitées les unes par les autres dans les conditions atroces de l'esclavage, de l'engagisme, de la colonisation. Les communistes ont été les premiers à reconnaître l'existence du peuple réunionnais ; son identité, sa langue, sa culture, son histoire8.

Autonomie ou indépendance ?

11 L'autonomie voulue par le PCR était axée sur la possibilité pour ce département insulaire de s'administrer librement en votant ses propres lois, tout en restant dans le cadre prédéfini de l'appartenance à la France. Le PCR précisait alors que sa revendication politique portait sur une « autonomie interne » et se défendait de toute idée d'indépendance qui ne « correspond pas aux conditions historiques ni aux aspirations actuelles de notre peuple »9. Cependant, ses adversaires de la droite républicaine, parmi lesquels le sénateur Repiquet, Paul Moreau (maire de Bras Panon), Pierre Lagourgue (conseiller général de Saint-Benît), demeuraient plutôt sceptiques sur l'intention réelle de Vergès et le soupçonnaient de viser, sans l'affirmer, la rupture totale des liens avec la France. Pour eux, l'autonomie n'était qu'une étape avant l'édification d'un État réunionnais indépendant qui ne relèverait plus de la France. Selon Norbert Dodille (2008 : 191), la droite accusait le PCR de « vouloir en réalité et secrètement, l'indépendance ». Ce rejet du projet autonomiste n'était pas seulement le fait de la droite : les socialistes affichaient leur fidélité au cadre départemental, à l'instar d'Albert Ramassamy (2001), figure importante de la fédération locale du Parti

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socialiste, qui se montrait enthousiaste et reconnaissant envers les progrès apportés par la départementalisation mais exprimait sa sidération concernant le projet vergésien : Les communistes revendiquaient alors une autonomie et Vergès sort un petit livre intitulé La Réunion de demain dans lequel il donne sa vision de l'avenir. Il réclame une assemblée délibérante locale, un exécutif local et la France comme puissance coopérante. Pour nous, cela était inconcevable. Je suis, à ce moment-là, membre du syndicat des instituteurs, et je vois passer des motions qui dénoncent le colonialisme français dans l'Océan Indien. Je me dis : comment est-ce possible de tenir un tel discours alors que l'on est en train de construire des classes et qu'on en ouvre presque 50 à chaque rentrée. C'est alors que nous constituons un petit groupe et que le PCR devient ouvertement notre adversaire10. 12 Au sein même du PCR, une aile radicale reprochait à Paul Vergès d'être trop timoré et de valider une situation de néocolonialisme dans laquelle le pouvoir central restait maître des décisions. Selon ce groupe, la fin de la tutelle de la France ne pouvait être confirmée qu'à travers l'indépendance. Jean-Baptiste Ponama (1923-1993), l'un des animateurs de ce courant, était enseignant et syndicaliste formé à l'Institut Lénine. Expulsé de La Réunion vers la métropole à la suite de l'« ordonnance Debré », il rompt avec le Parti après quinze années de militantisme au PCR et fonde le Mouvement pour l'Indépendance de La Réunion (MIR) en 198011.

13 Dans l'Océan Indien, les îles voisines de La Réunion s'étaient engagées avant elle dans le processus de décolonisation. L'île Maurice obtient l'autonomie dès 1964 et devient indépendante de la couronne britannique en 1968. La Grande Île, indépendante en 1960, proclame avec l'accession au pouvoir de Didier Ratsiraka en 1975, l'avènement de la deuxième République et la naissance de la République démocratique de Madagascar. Dans une volonté de rupture totale avec l'ancienne puissance coloniale française, le nouveau régime revendique la voie socialiste de développement et initie une filière de migration intellectuelle pour la formation des cadres dans l'ancien bloc soviétique (Blum 2011). Le processus de décolonisation concerne aussi d'autres territoires ultramarins, à l'exemple de la Nouvelle Calédonie (Graff 2012) qui, encouragée par le PCF, se lance dès 1946 dans un combat contre la domination française (Trépied 2013).

14 Les autres départements ultramarins, portés par ce souffle de révolution insulaire, veulent à leur tour négocier des accords politiques avec la France. Dès 1963, les responsables des partis communistes guadeloupéen et martiniquais (Césaire 1955) qui s'inspirent du modèle cubain pour mener leur combat contre la France, et ceux du PCR, signent un accord qui réclame la décolonisation et l'autonomie12. La position commune des DOM se renforce au fil des années puisque les uns et les autres se voient cheminer vers un destin politique commun en trouvant un consensus sur leurs relations avec la France et la vision de leur avenir. Les 16, 17 et 18 août 1971, les partis et organisations autonomistes de La Réunion, de la Guyane, de la Guadeloupe et de la Martinique, réunis en convention à Morne-Rouge (Martinique), réclament l'autonomie pour les quatre départements d'outre-mer. Paul Vergès, qui est le rapporteur de cette convention, donne lecture de la déclaration finale : Les peuples des quatre territoires de La Réunion, de la Guadeloupe, de la Guyane et de la Martinique, constituent par leur cadre géographique, leur développement historique, leurs composantes ethniques, leur culture, leurs intérêts économiques, des ENTITÉS NATIONALES, dont la réalité est diversement ressentie dans la conscience de ces peuples : en conséquence, nul ne peut disposer d'eux, par aucun

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artifice juridique : ce sont ces peuples eux-mêmes, qui démocratiquement et en toute souveraineté détermineront leur destin13. 15 Chaque futur État autonome prévoit de mettre en place une assemblée délibérante, un exécutif et un organe de coopération. Son budget de fonctionnement proviendra des impôts directs et indirects ainsi que des emprunts et compte sur une contribution financière de la France, au titre de réparation des trois siècles de colonisation.

Dans la perspective de formation d'un État : le programme autonomiste du PCR

16 À La Réunion, le programme initial de l'autonomie interne établi en 1959, affiné en 1975 dans le « Plan de survie pour La Réunion », puis dans les textes de revendication de l'« Autonomie démocratique et populaire » en 1977 et enfin, en avril 1981, dans le programme « Autonomie pour La Réunion » (Vergès 1993 : 184), détaille les lignes directrices de l'émancipation. S'inspirant des modèles des pays communistes, il clame cependant son indépendance vis-à-vis de Moscou ; « Nous n'avons jamais eu à prendre des positions de fidélité indéfectible à l'Union Soviétique », écrit Paul Vergès (ibid. : 188). Le corps des idées était bâti autour du credo de la responsabilisation, et selon Paul Vergès (ibid. : 131-206), seule l'autonomie fondée sur un projet socialiste permettait de sortir l'île de son sous-développement en transformant profondément la société réunionnaise.

17 Au niveau politique, il s'agissait de mettre en place une gouvernance interne afin que les Réunionnais eux-mêmes prennent la responsabilité de la gestion de leur île grâce à des projets adaptés, et non en appliquant des décisions prises par « Paris ». Le PCR tenait à marquer son opposition à la France à travers le langage utilisé, la désignation des lieux et des hommes. Ainsi La Réunion est présentée comme un « pays » ou une « entité nationale », clairement distincte de la puissance coloniale et de ses habitants, voire comme un « peuple » dont l'« identité réunionnaise » propre réclame le droit de disposer de lui-même (Chane Kune 1993). 18 Sur le plan économique, l'autonomie recherchée par le PCR prévoyait de mettre fin au régime foncier et au monopole industriel et commercial grâce à des réformes audacieuses. Face à la détresse sociale, l'autonomie devait s'attaquer prioritairement à la misère identifiée par le mauvais état de santé d'une grande partie de la population, la malnutrition, l'analphabétisme ou l'habitat insalubre grâce à une lutte contre les inégalités. Pour combattre l'absence de formation, le programme en matière d'éducation ambitionnait la construction d'infrastructures scolaires et la scolarisation massive. 19 Le programme culturel visait un changement de mentalité à travers des mouvements de contre-dépendance. Les héritages historiques concernant l'esclavage et la résistance à l'esclavage tout comme le système de l'engagisme devaient être valorisés et servir de modèles pour affronter l'oppresseur ; la figure du rebelle représenté par celui qui refuse l'ordre établi fut largement utilisée et instrumentalisée par le PCR. Les productions culturelles littéraires et artistiques émanant des Réunionnais devaient être mises à l'honneur. Le créole accédait au statut de langue et n'était plus considéré comme un patois ; dans le domaine musical, le séga et le maloya devenaient des marqueurs culturels et non plus du folklore. Et le 20 décembre, jour de l'abolition de

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l'esclavage à La Réunion, prenait valeur d'événement fondateur et devait être institué en « Fête réunionnaise de la liberté », selon la proposition du PCR.

20 L'autonomie devait ainsi déconstruire, petit à petit, les mécanismes d'aliénation que vivaient les Réunionnais au quotidien et les libérer des séquelles mentales induites par la colonisation et l'assimilation. S'appuyant sur la psychologie du colonisé analysée par Frantz Fanon (1952), Albert Memmi (1957) ou Octave Mannoni (1950), le PCR dénonçait l'humiliation subie par les Réunionnais du fait de la domination française ; par conséquent, la sécession devait induire un sentiment de fierté et de complétude chez le Réunionnais. Bref, c'était en quelque sorte un homme nouveau que voulait former le PCR en insistant sur les notions de dignité, respect et responsabilité que devaient s'approprier les Réunionnais. 21 Enfin, sur le plan diplomatique, La Réunion ambitionnait d'entretenir des relations avec les pays du Nord (Europe), de développer et renforcer son insertion régionale parmi les pays du Sud de l'Océan Indien (Sermet 2002). Dans le même temps, des projets de coopération étaient prévus avec les pays du bloc socialiste, envisagés comme alternative au système capitaliste. La manière d'avancer vers une société socialiste réunionnaise était de former des élites dans les pays socialistes, seul moyen de s'affranchir de l'hégémonie culturelle française.

La contre-offensive de la Métropole et le parachutage de Michel Debré

22 En pleine Guerre froide, l'importance grandissante du PCR inquiétait à la fois au niveau local et dans les sphères du pouvoir central. La prise de conscience de la position géostratégique de La Réunion, alors seule base française dans l'Océan Indien, et du « danger » de sécession, entraîna les autorités françaises à réagir pour éviter aux DOM de suivre la voie indépendantiste des pays anciennement colonisés par la France. Le Parti communiste faisait « peur » (Ève 1992). Le combat contre le PCR est alors incarné par Michel Debré qui se donne les moyens juridiques de combattre les velléités autonomistes par la promulgation le 25 octobre 1960 de l'ordonnance n° 60-1101, avec pour objectif de réprimer toute contestation comme en Algérie, et d'éloigner par l'exil les fonctionnaires accusés de « troubler l'ordre public ». L'article 1 précise : « Les fonctionnaires de l'État en service dans les DOM dont le comportement est de nature à troubler l'ordre public peuvent être, sur la proposition du préfet et sans autre formalité, rappelés d'office en Métropole »14. Sont alors expulsés de la Réunion, par une mutation d'office et immédiate vers la Métropole, onze fonctionnaires, cadres syndicaux et politiques, enseignants connus pour leur militantisme autonomiste.

23 Pour faire barrage au PCR, Michel Debré envisage de s'implanter sur le terrain politique réunionnais. Aux élections législatives de novembre 1962, qui se déroulent dans un climat de violence accompagné de fraudes, Paul Vergès est battu par Gabriel Macé. Il dépose un recours et les élections sont annulées. De nouvelles élections partielles sont organisées et Michel Debré, en quête d'une représentation nationale depuis son échec aux législatives en Indre-et-Loire, accepte d'être candidat à La Réunion à la demande de la droite locale. Le programme de Michel Debré promet une « départementalisation adaptée », synonyme de « développement » et de « progrès », tandis que Paul Vergès vante la « puissance du modèle soviétique », cite Cuba et le Vietnam en exemple et appelle à « l'émancipation du peuple réunionnais » afin de mettre en place les

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conditions d'une « société socialiste » (Gauvin 1999). Le 5 mai 1963, Michel Debré est élu député avec 80,75 % des voix dans la première circonscription. Paul Vergès, qui ne remporte que 15,95 % des suffrages, dénonce les fraudes massives qui ont entaché ces élections et dépose une nouvelle requête qui est rejetée. L'ancrage politique de Michel Debré dans l'île devient pérenne puisqu'il est réélu régulièrement pendant 25 ans et demeure député jusqu'en 1988, tout en étant maire d'Amboise et conseiller général d'Indre-et-Loire. Cette élection à La Réunion fut maintes fois l'objet de railleries dans la presse satirique nationale ; le PCR abondait dans le même sens et l'analysait comme une expression évidente du néocolonialisme. 24 Grâce à son influence au sein du gouvernement et à ses réseaux multiples, Michel Debré, qui avait pour ambition de faire de La Réunion une « vitrine de la France dans l'Océan Indien » (Debré 1994), lance un programme de grands travaux qui dote l'île d'infrastructures modernes : rénovation des installations portuaires, aéroportuaires, construction d'écoles, d'hôpitaux ou de logements, résorption de l'habitat insalubre, électrification et traçage des routes (Schérer 1980). Comme le souligne Évelyne Combeau-Mari, « Michel Debré, placé à la tête du gouvernement français (1959-1962) puis comme député de La Réunion (1963-1988) est un acteur décisif de la modernisation du département » (2003). En 1963, il crée le BUMIDOM, une filière de migration de travail qui propose à des milliers de ressortissants des DOM des perspectives d'insertion socio- professionnelle en Métropole15. La mise en place de cette filière répondait principalement à trois objectifs : amorcer la transition démographique, fournir de la main-d'œuvre aux entreprises et institutions métropolitaines et empêcher les jeunes de rejoindre le mouvement autonomiste afin d'affaiblir le PCR16. Les déplacements de plusieurs milliers de Réunionnais, en quête d'un travail en Métropole furent combattus par le PCR ; depuis la fin des années 1960, alors qu'environ 5 000 jeunes quittent leur île chaque année, « Vivre et travailler au pays » devient le slogan contestataire (Labache 2008). 25 Quant au leader du PCR, il subit de nombreuses attaques. L'organe du PCR, Témoignages, est saisi à de nombreuses reprises car non seulement les articles relayaient les combats anticolonialistes dans l'île ainsi que ceux se déroulant dans les pays alentour, mais aussi « autonomie » était le maître-mot qui en structurait ouvertement le discours. Paul Vergès est même emprisonné en 1966 et doit répondre à des accusations d'atteinte à la sûreté de l'État ; le procès se termine par un non-lieu le 6 mai 1968.

Autonomie contre assimilation : la formation des étudiants dans les pays socialistes

26 Tandis que Michel Debré accentuait ses actions en faveur de l'assimilation (Combeau 2007), le PCR s'attachait à préciser le projet autonomiste, et se rapprochait de l'URSS en établissant des liens avec le Parti communiste de l'Union soviétique (PCUS) ; en 1961, il envoyait des responsables pour des séjours de formation à l'École des cadres du Parti à Moscou. La formation des futurs cadres était soutenue grâce aux bourses octroyées au PCR au titre de la formation des jeunes17. En effet, La Réunion, considérée alors comme un pays en lutte pour son indépendance, bénéficiait davantage d'aides financières pour accélérer le processus de décolonisation que les États déjà indépendants.

27 C'est dans ce contexte que la filière politique de migration qui envoya des jeunes Réunionnais vers les pays de l'ancien bloc de l'Est pour y faire des études supérieures a

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pu se développer18. La plupart des vingt interviewés ont suivi cette filière et sont partis directement de La Réunion. Sept d'entre eux sont d'abord passés par la Métropole parmi lesquels quatre avaient suivi leurs parents expulsés sur le territoire métropolitain par l'« ordonnance Debré ». Les trois autres ont d'abord étudié en Métropole, puis sont allés dans les pays de l'Est par l'intermédiaire du PCF. Ces anciens étudiants sont issus des classes supérieures (cinq enfants de notables), ou surtout moyennes (douze) — avec un père employé dans des fonctions administratives, instituteur ou petit commerçant —, plus rarement enfants d'ouvriers (trois). 28 Ces étudiants ou leurs parents étaient proches du PCR, impliqués dans ses activités en qualité de sympathisants ou de militants actifs. Leurs témoignages à propos de la découverte de l'engagement du PCR, des idées communistes, tout comme du départ en URSS et de ses motivations, sont éloquents. Ainsi, Thierry Z. 19, né dans une famille de classe moyenne, qui a été envoyé à Moscou pour suivre des études de mathématiques de 1966 à 1971, raconte comment son père et ses oncles « découvraient les notions d'exploitation, de l'oligarchie dominante, des rapports dominants-dominés, de l'exploitation de la France sur nous les Réunionnais » et partageaient, notamment au retour des meetings du PCR, ces idées au cours des repas de famille ou entre voisins.

29 La figure de Michel Debré en potentat métropolitain de bienfaisance locale servait un peu de repoussoir et a marqué Serge Q., étudiant en médecine à Moscou entre 1967 et 1973. C'était comme un affront, une atteinte à la dignité. [...] Disons que le pouvoir a tout fait pour empêcher Paul Vergès d'être élu député et de poursuivre vers l'autonomie. Le pouvoir a présenté Debré comme le sauveur de La Réunion. Ce qui me gênait aussi, c'était toute la mise en scène à chaque passage de Michel Debré. Les journaux de droite le montraient avec un petit enfant noir dans les bras et ce fameux député semblait dire : « Regardez, voyez tout ce que je fais pour tous ces bons sauvages. » C'était toujours des représentations négatives des Réunionnais. J'ai bien ressenti cette oppression, cette humiliation. C'est pour cela que je refusais d'aller poursuivre mes études en France. 30 Lucien P., étudiant de la promotion de 1964, qui a vu son père expulsé de La Réunion par « l'ordonnance Debré », explique que cet événement l'a beaucoup influencé pour partir étudier dans les pays de l'Est : « C'était ma manière à moi de dénoncer l'injustice et la grosse blessure qui ont été faites à mon père. Je cherchais une façon de dire que je n'étais pas d'accord avec la politique française menée à La Réunion. Pour ce faire, il fallait que je quitte la France. »

31 Antoine F., étudiant en physique de 1964 à 1970, a été, quant à lui, sensibilisé surtout par sa mère qui était membre de l'UFR. Elle disait toujours qu'il fallait que ça évolue, qu'il fallait relever la tête. [...] Et une façon de dire non à la France, c'était de partir vers l'URSS. Elle-même était allée à plusieurs reprises dans les pays de l'Est pour des réunions ou des congrès. C'était un modèle politique qui me plaisait : c'est comme ça que je m'étais dit qu'il fallait que j'y aille. 32 D'autres anciens étudiants ont découvert le monde communiste grâce à leurs lectures, notamment à celle de la presse. Jeanne V. lisait quotidiennement Témoignages et se familiarisait ainsi avec la politique des pays de l'Est. Cette future étudiante en médecine (1970-1977) raconte qu'au début des années 1970, Témoignages était le seul journal que je lisais. Il a participé à ma formation. Les injustices y étaient dénoncées et la proposition d'une nouvelle voie me plaisait. [...]

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C'était aussi un acte de rébellion pour moi, parce qu'à l'époque on était dénoncé au maire si on était communiste ou si on lisait Témoignages. 33 Pour certains autres jeunes, la sympathie pour le mouvement communiste ne constituait pas la motivation principale de leur engagement dans cette filière d'études. Daniel S., qui a étudié les mathématiques en URSS de 1972 à 1977, raconte que la bourse du Conseil général pour aller étudier à Marseille lui avait été refusée parce que ses parents étaient communistes : J'ai passé un an à vivoter et à chercher des moyens pour partir, parce que je voulais absolument quitter l'île, voir du pays, avoir une autre expérience. C'est mon père qui par l'intermédiaire de camarades avait entendu que le PCR pouvait aider des jeunes pour faire leurs études, mais pour cela il fallait partir en URSS ou dans un autre pays affilié. [...] Et c'est comme cela que je me suis retrouvé à Moscou. 34 Une place, à vrai dire plutôt réduite, était faite à la méritocratie dans la filière vers l'Est : des étudiants provenant de milieux défavorisés qui se distinguaient par leurs résultats scolaires ont pu l'emprunter. Ces derniers, qui ne détenaient pas le capital social nécessaire pour approcher directement les cadres du PCR, étaient repérés par un militant ou un responsable de section. Installés dans les quartiers populaires, ils approchaient des élèves brillants, leur donnaient généralement des conseils sur la présentation de soi et leur parlaient de la possibilité d'aller étudier dans les pays du bloc de l'Est. Bernard N., étudiant en physique, explique : Mes parents sont ouvriers. L'argent était rare. J'avais de bons résultats à l'école. J'étais parmi les premiers. Jean-Baptiste Ponama venait souvent parler aux gens du quartier. Et aux jeunes, dans ce que je me souviens, il nous disait de toujours bien nous présenter. [...] Cela m'avait marqué, son humanisme, son souci que nous ayons de la dignité pour nous. C'est lui qui m'a parlé de la possibilité d'avoir une bourse par le PCR pour aller en URSS. [...] C'est comme ça que je suis parti ; sinon mes parents n'auraient jamais eu les moyens de me soutenir dans les études.

Entretenir la flamme : les visites en URSS des cadres du PCR

35 Une fois arrivés en URSS ou dans un autre pays socialiste, les étudiants réunionnais devaient, comme tous les autres étudiants étrangers, s'adapter aux codes du pays (Labache 2015). Ils se tenaient informés de l'actualité politique des communistes réunionnais par la lecture de Témoignages, par la correspondance avec les amis ou membres de la famille, mais surtout par les visites de cadres du Parti qui venaient en URSS et dans les autres pays socialistes pour participer à des rencontres politiques ou à des séjours de vacances ou de repos au bord de la Volga ou de la mer Noire. Parmi les visiteurs ayant fait le déplacement, sont cités dans les entretiens Paul Vergès lui-même, Bruny Payet20 ou encore Jean-Baptiste Ponama, longtemps considéré comme le « ministre des Affaires étrangères du PCR »21. Les dirigeants du PCR rencontraient les étudiants, leur apportaient du courrier ou des colis alimentaires (épices, confiture, charcuterie) confiés par la famille et prodiguaient conseils, encouragements et félicitations. Ces rencontres pouvaient constituer un moyen de contrôle sur les étudiants, d'information sur l'évolution de leurs idées politiques ou sur leurs projets lors du retour au pays. Elles donnaient aussi aux dirigeants communistes l'occasion de repérer ceux qui avaient les capacités ou l'ambition de devenir cadres du Parti. Du côté des étudiants, les uns étaient réconfortés par les nouvelles reçues de la famille, tandis que les plus militants affermissaient leur vocation politique et se projetaient dans leur futur rôle. Quelques autres, militants critiques ou futurs dissidents notamment,

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commençaient à prendre leurs distances vis-à-vis du Parti, du fait de leur propre cheminement ou avec ce qui leur apparaissait comme des arrière-pensées dans certains projets du PCR visant par exemple à les instrumentaliser. Pour manifester leur réprobation, ils refusaient de participer aux rencontres avec les visiteurs de passage.

36 Lors de ces rencontres organisées sous forme de débats au sein même de l'université, les hommes politiques parlaient de la stratégie du Parti pour contrer la droite et de l'impérieux cheminement vers l'autonomie. Et au fil des années, avec les premiers succès électoraux du PCR, les étudiants pouvaient projeter leur engagement professionnel et politique dans l'avenir de l'île. Pour les cadres du PCR en visite en URSS, c'était l'occasion de rappeler aux étudiants les attentes du Parti à leur égard. Même si Paul Vergès avait été élu député dès 1956, puis conseiller général du Port (1961-1964) et de Saint-Pierre (1970-1976), ce fut son élection comme maire de la ville du Port le 21 mars 1971 qui fut de la plus grande importance pour les étudiants. Symboliquement. Car ce fut elle qui, motivant leurs idées autonomistes, les encouragea à perdurer dans leurs efforts. D'autant que cette même année, les communistes confirmaient leur progression aux municipales avec l'élection de Christian Dambreville à la mairie de Saint-Louis et de Roland Robert, à la tête de La Possession. Par la suite, des élus communistes prenaient la direction d'autres villes, lors des consultations électorales de 1977 et 1983, faisant ainsi du PCR un acteur majeur dans la vie politique réunionnaise.

37 Les dirigeants communistes tentaient, lors des visites, d'encourager les étudiants réunionnais à s'organiser en association pour « mieux défendre leurs intérêts ». Cependant, ces appels restèrent lettre morte ou n'eurent que des effets passagers et limités. Les étudiants, déplorant la mainmise sur ce projet des cadres du PCR qui voulaient « placer leurs enfants aux postes-clés », firent échec à la création de ce regroupement, marquant ainsi une prise de conscience du traitement différencié réservé aux enfants des cadres ou de la nomenklatura familiale. C'est ce qui ressort des propos de Nathalie V., étudiante en langues étrangères, qui a passé quatre années en URSS : Ce projet d'association pour les Réunionnais m'avait ouvert les yeux parce que le président, le secrétaire et le trésorier étaient déjà choisis. C'était bien entendu les enfants des plus hauts cadres qui étaient pressentis pour faire partie du bureau. Et nous, on ne comptait pas. Les choses étaient pliées. Et là j'ai pensé qu'on allait se faire avoir. On en a parlé entre nous. C'est le côté autoritaire, pour ne pas dire dictatorial, qui m'a déplu. 38 Par contre, explique Xavier F., les Réunionnais, Mauriciens et Malgaches se regroupaient à travers une sorte de fraternité indianocéanique et ont fondé des groupes de loisirs ou de sport appelés « Océan Indien ».

Engagement politique, insertion professionnelle : la double aporie

39 À la fin de leurs études, la plupart des anciens étudiants des pays de l'Est interviewés sont rentrés à La Réunion, quelques-uns sont partis vers la Métropole tandis qu'une minorité de femmes s'établissaient dans le pays d'origine de leur conjoint, rencontré pendant les études. Leur fierté est aujourd'hui grande d'avoir étudié dans les pays de l'Est, et ils retiennent comme points positifs les gains culturels et intellectuels. Cependant, au retour dans l'île natale, se posait la question de l'homologation des

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diplômes. Et rares sont les anciens étudiants qui ont pu exercer dans leur domaine de compétences. Les cas de déclassement professionnel ont concerné nombre d'entre eux ; l'insertion professionnelle était cependant facilitée si le jeune diplômé adhérait au Parti et s'investissait activement sur le terrain. Pour avoir refusé de faire allégeance au PCR, certains se sont vus fermer l'accès aux réseaux qui leur auraient permis d'accéder aux postes qu'ils convoitaient.

40 À partir de 1971, lorsque les communistes ont accédé à la gouvernance locale, les collectivités ont constitué une importante voie d'insertion professionnelle pour les anciens de l'Est. Ceux qui n'avaient pas pu exercer dans le domaine pour lequel ils avaient été formés ont fréquemment été employés dans les mairies à des postes d'administratifs ou de chefs de service. De manière générale, lorsque les conseils général et régional ont été dirigés par la gauche, plusieurs anciens de l'Est ont occupé des postes à responsabilité comme directeur des services ou chargé de mission au sein des collectivités locales. L'actuel co-secrétaire général du PCR, Ary Yee Chong Tchi Kan, établit un bilan flatteur des municipalités conquises par les communistes : Ce mouvement d'autonomie a remporté de nombreuses victoires et quand nous avons eu des mairies, on a pu développer nos propositions comme la création d'un comité intercommunal possédant « une règle d'unanimité » dans la prise de décision par consensus et non par domination, ou encore la solidarité entre communes, quand une mairie était riche, elle aidait la plus pauvre22. 41 Cependant, les autonomistes les plus motivés se sont très vite trouvés confrontés au système politique qui régit tout département français. Comment les anciens de l'Est se sont-ils approprié les idées « sécessionnistes » lorsqu'ils ont exercé des responsabilités électives aux postes de conseiller général, conseiller régional, adjoint au maire ou encore lorsqu'ils ont été cadres dans les collectivités de gauche ? À cette question récurrente, il leur a fallu indubitablement trouver des réponses et des moyens originaux pour l'applicabilité des objectifs autonomistes. Face à l'épreuve de la réalité, Xavier F. explique : « Bien sûr, j'ai soutenu les idées autonomistes. Mais après quand on est en place, la marge de manœuvre est très faible. Nous sommes dans un système français. Le socialisme appliqué en tant que tel, ce n'était pas possible. Là, on avait les mains liées. »

42 Il a aussi fallu trouver des stratégies spécifiques afin de concrétiser les idées défendues pour aboutir à une sorte d'autonomie négociée. Le sport, la culture et la condition des femmes ont représenté les domaines où les anciens de l'Est ont pu le mieux capitaliser leurs acquis. Ainsi, Gérard C., qui a travaillé à la mairie de Saint-Louis où il était en charge des questions sportives, s'est appuyé sur sa passion et sur ce qu'il a observé lors de son séjour à Moscou : Je me suis beaucoup intéressé au sport, disons à la façon dont les Russes poussaient les jeunes vers le sport. [...] Proposer le sport au plus grand nombre, surtout dans les activités extra-scolaires, c'était mon objectif. D'ailleurs, si on regarde les communes communistes depuis les années 1970, c'étaient les premiers à favoriser la construction des infrastructures sportives. Les jeunes s'investissaient beaucoup dans le sport et remportaient des médailles. Les idées sur le sport me viennent directement de mon expérience en Russie. J'ai encouragé les jeunes à la compétition. À la mairie, je présentais des dossiers pour les compétitions internationales. J'étais très heureux lorsque d'autres équipes venaient ici. 43 Ce fut le cas en juillet 1974, lorsque l'équipe de Roumanie23, championne du monde de handball, disputa quatre matches contre l'équipe de France à La Réunion ; diverses

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organisations communistes se sont alors associées pour organiser cette compétition dans l'île.

44 Le monde de la culture devenait le cadre d'exercice privilégié pour la promotion des idées d'émancipation et du sentiment de fierté d'être Réunionnais. La lecture des auteurs engagés, le théâtre, la musique, la valorisation de la langue créole ou des produits artisanaux s'imposaient comme des ressources fondamentales dans cette conquête de la dignité. Alain D., ancien enseignant ayant dirigé le service culturel à la mairie de SP, explique que la culture était l'élément moteur de cette prise de conscience : Par exemple, dans la bibliothèque municipale, j'encourageais à la lecture des auteurs des pays de l'Est, des revues du tiers-monde, des journaux communistes. J'ai mis à l'honneur des pièces de théâtre sur l'opprimé, la lutte pour les droits sociaux. J'aimais aussi faire connaître des auteurs réunionnais engagés comme Boris Gamaleya et Marc Kichenapanaïdou qui a écrit L'ouvrier Réunionnais ou Zistoir Kristian qui faisait réfléchir sur le BUMIDOM. J'aimais aussi les héros de révolte : Toussaint Louverture, les esclaves marrons. Je me suis attaché à promouvoir tout cela. C'était ma modeste contribution. Même si l'autonomie n'a pas eu lieu, je me dis qu'il y a eu une autonomie dans les têtes. 45 Pour Antoine F., la voie vers l'autonomie à laquelle les femmes devaient participer pleinement, passait aussi par l'adoption d'une nouvelle carte mentale et ce, à travers un mouvement de valorisation et de progrès. De son séjour estudiantin à Moscou, il retient que : Ce qui m'a le plus frappé, c'était la situation des femmes, surtout dans les postes élevés. Déjà, à l'université même, les femmes étaient en nombre égal à celui des hommes. Ces sociétés de l'Est misaient beaucoup sur les femmes. Elles n'étaient pas des subalternes comme dans d'autres pays. Quand je suis rentré à La Réunion, je me suis dit qu'il fallait que les femmes suivent ce modèle. [...] Par exemple, j'encourageais les femmes à faire de la politique, à militer pour elles-mêmes pour être présentes sur une liste pour les municipales, pour devenir adjointe ou conseillère. J'ai aussi dit aux femmes qu'il fallait qu'elles progressent et qu'elles pouvaient utiliser la formation pour réussir. Il y a des jeunes filles qui ont suivi mes conseils et qui plus tard m'ont remercié.

Une autonomie impossible ou comment le projet a été abandonné

46 Au cours de leurs études, et plus particulièrement à partir de l'année 1975, plusieurs des anciens de l'Est ont commencé à prendre leurs distances avec le PCR. Les désaccords portaient non seulement sur le projet autonomiste, mais aussi et surtout sur les privilèges dont bénéficiaient les enfants de quelques cadres24, le goût immodéré pour le pouvoir de certains dirigeants et les difficultés d'insertion professionnelle de ceux qui étaient revenus à La Réunion. Les retours d'expérience que les pionniers échangeaient avec ceux qui étudiaient encore à l'Est n'étaient pas toujours positifs, et ces derniers en voulaient aux dirigeants du PCR de ne pas les aider de manière efficace. Les dirigeants du Parti étaient critiqués pour ne pas avoir anticipé les problèmes d'accès au travail avec des diplômes russes. Le retour au pays des étudiants n'en était que plus amer avec l'épreuve du déclassement. Obligés d'accepter un travail qui ne leur convenait pas, les jeunes formés à l'Est tenaient le PCR pour responsable de leur déconvenue, de leur échec d'insertion et d'avoir formulé un projet politique illusoire.

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47 Même si des sympathisants du PCR continuaient de croire en l'autonomie (Robert 1976), les Réunionnais nourrissaient des craintes quant au changement du statut juridique de leur île, d'autant que la dépendance à la Métropole, renforcée par les « années Debré » produisait de facto une situation d'hétéronomie (Médéa 2005) caractérisée par un « développement ambigu » avec une « économie sous perfusion », selon l'expression de l'anthropologue Jean Benoist (1983). Ceci n'œuvrait plus en faveur des autonomistes dès lors identifiés comme des aventuriers qui voulaient faire basculer l'île dans une situation risquée dans laquelle aucun des enjeux vitaux tels que la sécurité alimentaire ou la stabilité politique n'était assuré. 48 Le cadre stabilisateur de la République était approuvé par la plupart des Réunionnais, et ces derniers se montraient de plus en plus critiques envers les apprentis-sorciers communistes. Les exemples de déstabilisation politique basés sur des coups d'État récurrents ou de violentes révoltes sociales venant de Madagascar ou des Comores et souvent cités par les départementalistes, donnaient aux Réunionnais une image assez effrayante de la décolonisation (Droz 2006). L'indépendance leur apparaissait comme synonyme de souffrance, de baisse du niveau de vie ou de « misère noire des années 1960 », alors que le cadre départemental était rassurant, gage d'une stabilité globale qui protégeait la population contre toutes les dérives politiques dangereuses. Michel L., de retour à La Réunion, note : L'autonomie qui me paraissait une idée juste est devenue soudain impossible, car l'île était trop petite, les ressources naturelles rares, une population qui explose. D'autant plus qu'en cinq ans, beaucoup de choses avaient changé. Les gens n'étaient plus prêts, et la politique de Michel Debré avait déjà fait son œuvre. L'assistanat était déjà bien présent et les gens rêvaient de la France. Si vous parliez d'autonomie à des Réunionnais, ils vous traitaient de fous, de malades mentaux. Ils disaient : « Michel Debré a développé La Réunion, il a fait des écoles, des routes. L'autonomie va nous apporter la misère. C'est grâce à la France que La Réunion est développée. L'autonomie va nous faire faire un bond en arrière. » Quand j'ai entendu cela, et toutes les critiques virulentes contre Paul Vergès et le PCR, cela m'a ouvert les yeux, je me suis dit qu'ils avaient raison. 49 Même si l'idée d'un État autonome avait participé aux idéaux de leur jeunesse, les anciens de l'Est qui se sont éloignés du PCR avouent leur amertume et leurs désillusions lors de la confrontation avec les réalités humaines, politiques, économiques du pays ayant transformé l'autonomie en une idée impossible à réaliser.

50 À l'arrivée au pouvoir de François Mitterrand, une politique de « rattrapage » proposant l'alignement progressif de l'égalité sociale entre la Métropole et les DOM, aboutit à des progrès décisifs dès 1986. Un net infléchissement apparaît en ce qui concerne les désirs de changement statutaire. Un des principaux dirigeants du PCR, Bruny Payet, écrit sur son blog : « Les espoirs que nous avions à l'époque n'ont pas été réalisés », signifiant ainsi que le projet de structuration d'un État autonome s'est soldé par un échec. Même si dans les années 1970 la légitimité de Paul Vergès était devenue évidente, l'autonomie s'était éloignée des souhaits des Réunionnais en même temps que l'île s'insérait de plus en plus profondément dans le projet républicain de la France. D'un côté, les progrès obtenus dans la valorisation de la culture ou à propos de l'évolution de la situation des femmes avaient constitué des avancées tangibles, mais restaient largement insuffisants pour (re)fonder un projet politique, d'un autre, l'égalité sociale « obtenue » décrédibilisait encore plus toute idée d'autonomie politique. Les Guyanais ou les Martiniquais en ont la même représentation : près de

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80 % de ces Domiens, lors du référendum local du 10 janvier 2010, ont rejeté l'idée de passer au statut de collectivité d'Outre-mer dotée d'une organisation particulière tenant compte de ses intérêts propres au sein de la République. Selon André Oraison, professeur de droit, l'éventualité d'une telle consultation reste fortement improbable à La Réunion, et les changements statutaires pourraient concerner tous les DOM et TOM, sauf ce département de l'Océan Indien qui reste figé dans son statut juridique de 1946 ; avec la révision constitutionnelle de 2003 « la catégorie des DOM pourrait très bien se réduire à brève échéance au seul département de La Réunion » (Oraison 2004 : 108). 51 Ceci n'était pas pour décourager Paul Vergès (1993 : 147) qui, une trentaine d'années après avoir lancé le mot d'ordre historique d'autonomie, constatait : Des critiques surgissent de tous les milieux : milieux agricoles qui défendent le maintien des filières contraires au Traité de Rome, chefs d'entreprise qui réclament une protection de leur production ou encore fonctionnaires et assimilés qui veulent conserver des avantages hérités de la période coloniale et contraires au droit commun français. Chacune de ces revendications a de fait un caractère autonomiste, juste ou pas. 52 C'est dans cet esprit qu'a été pensée la nécessité d'opérer des infléchissements mêlant réalisme et utopie pour essayer de tendre vers une sorte de fonctionnement autonome adapté et qu'a aussi été élaborée la substitution du programme sécessionniste par celui de l'« Égalité et (du) développement » (1990)25 plus adapté, selon le leader communiste, à l'évolution politique tant au niveau national que local. Si les communistes soutenaient la politique gouvernementale sur l'égalité, ils demeuraient néanmoins critiques quant aux notions d'assimilation et d'intégration qui remettaient en question les spécificités de l'île.

53 Fort de cette expérience réaliste et pragmatique, le vieux leader du PCR pouvait enfin reconnaître « la faillite des expériences de l'Est européen et de l'URSS » (Vergès 1993 : 211) et la nécessité de se distancier du « dogme marxiste » sans rompre pour autant avec l'empreinte historique de ses choix. En tenant compte des mécanismes qui avaient conduit à l'effondrement politique du bloc de l'Est, il préconisait de s'adapter aux évolutions de l'histoire en s'appuyant sur l'héritage des luttes passées afin d'élaborer un projet de société dans laquelle l'idéal communiste serait toujours d'actualité. Et lorsque Paul Vergès (ibid. : 151) déclarait : « On ne peut rêver de faire de La Réunion un îlot de socialisme. Nous sommes intégrés à notre environnement, à l'Europe, au système capitaliste. Nous devons donc en connaître tous les mécanismes et essayer d'agir de l'intérieur pour influencer la marche des événements », renonçait-il à l'idéal de toute une vie rivée sur l'autonomie politique pour La Réunion (Rioux 2007), ou revendiquait-il toujours, dans la continuité politique qui était la sienne, la reconnaissance des spécificités insulaires réunionnaises ?

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NOTES

1. G. GAUVIN (2000 : 79) note : « Les études des Réunionnais à Moscou payées par l'URSS ne sont pour le PCR que l'affirmation d'une solidarité internationale. » 2. Le programme ÉLITAF « Élites africaines formées en URSS et dans les pays de l'ancien bloc soviétique. Histoires, biographies, expériences » était un programme « thématique » de la Fondation Maison des sciences de l'homme, lancé par le Réseau international Afrique Monde (RIAM), et réalisé avec le soutien de l'IRIS (Institut de recherches interdisciplinaires sur les enjeux sociaux). 3. Les noms des communes sont anonymes pour éviter l'identification des interviewés. 4. Les archives de Paul Vergès n'étaient pas encore accessibles lorsque la recherche a été menée ; elles devraient être prochainement remises aux Archives départementales de La Réunion. 5. Né en 1925 à Oubône en Thaïlande, fils de Raymond Vergès, médecin et homme politique considéré comme un des « pères de la départementalisation », et frère de Jacques Vergès, Paul Vergès fait ses études secondaires au Lycée Leconte-de-Lisle de Saint-Denis de La Réunion, avec un passage au Lycée Louis-le-Grand à Paris durant un an, obtient le baccalauréat en 1942. À partir de 1947, Paul Vergès commence une longue carrière politique qui s'étale sur plus de soixante années : d'abord comme permanent du PCF à Paris puis à la Réunion comme conseiller général, député, maire, député européen, conseiller régional, vice-président du Conseil régional, président du Conseil régional, sénateur et doyen du Sénat ; il est présent au niveau local, national et international. Au cours des deux dernières décennies, son combat était centré sur l'autonomie énergétique de La Réunion et la lutte contre le réchauffement climatique. Il est décédé le 12 novembre 2016 à Saint-Denis-de-la-Réunion. 6. E. Rousse, instituteur puis professeur, élu local de la ville du Port proche du PCR, érudit local, mémoire vivante, a été et continue d'être un interlocuteur précieux pour l'avancement de cette recherche. Il a été un observateur privilégié de la constitution de la filière, connaît personnellement des anciens étudiants qui lui ont fait part de leurs diverses expériences quant aux conditions de leur départ, de leur séjour dans les pays de l'Est, de leur insertion sociale ou professionnelle et de leur engagement ou non en politique. 7. E. Rousse, « Quelques moments forts à ne pas oublier », Témoignages, 5 mai 2009. 8. E. Hoarau, « Changer de cap », Témoignages, 6 octobre 2012. 9. http://www.autonomiahazi.eu/la-reunion-un-produit-de-la-colonisation-mais-avec- des-droits-et-des-aspirations-legitimes/(blog pour l'autonomie en pays basque). 10. A. Junot, « Albert Ramassamy : l'émancipation c'est la départementalisation », 21 mars 2016, http://archives.clicanoo.re/spip.php?article515698. 11. Blog de Jean Baptiste Ponama, www.jean-baptiste-ponama.re 12. La Guyane est absente de cette rencontre ; elle s'associera par la suite aux revendications des autres DOM. 13. http://www.montraykreyol.org/article/paul-verges-rapporteur-de-la-convention- du-morne-rouge-pour-lautonomie-des-4-dom. 14. Journal Officiel de la République française, 18 octobre 1960, p. 9483.

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15. Il s'agissait de fournir de la main-d'œuvre, notamment aux usines de montage de voitures, d'électroménager ou agroalimentaires et, pour les femmes, dans les emplois de service à la personne. 16. Il y eut d'autres déplacements dont on ne parlait pas alors, notamment le déplacement de plus de 1 600 enfants réunionnais abandonnés ou non, entre 1963 et 1982, et immatriculés de force par les autorités françaises à la Direction départementale des Affaires sanitaires et sociales, dans le but de repeupler les départements métropolitains victimes de l'exode rural, notamment la Creuse, mais aussi d'autres départements du sud de la France. 17. Les recherches à venir permettront d'apporter des précisions sur les liens établis par le PCR avec le PCUS et avec l'URSS ; les archives du PCR n'étaient pas accessibles lors de la mission réalisée en décembre 2014 et janvier 2015. 18. Dans les entretiens réalisés à l'occasion de cette recherche, deux étudiants mentionnent des amis antillais arrivés en URSS par le biais des partis communistes martiniquais et guadeloupéen. Cependant, il n'existe pas, à notre connaissance, d'étude sur la formation d'étudiants guadeloupéens et martiniquais dans les pays du bloc de l'Est. 19. La plupart des interviewés ont demandé l'anonymat, car ils ne « voulaient pas être reconnus dans une île si petite ». D'autres craignaient que leurs propos sur le PCR, leurs critiques virulentes sur Paul Vergès ou d'autres cadres du Parti ne leur causent des difficultés. 20. Né en 1922, Bruny Payet s'est engagé dans les Forces françaises libres, a rejoint l'École navale de Casablanca puis l'École supérieure d'électricité à Paris dont il obtient le diplôme en 1946. De retour à La Réunion, il devient en 1955 co-directeur de Témoignages avec Paul Vergès. Membre du Comité central du PCR, il est aussi conseiller général du Port, conseiller régional et porte-parole du Comité local de coordination pour l'autodétermination. 21. C'est ainsi qu'il est mentionné sur le blog « à la mémoire de Jean-Baptiste Ponama », www.jean-baptiste-ponama.re. 22. C. Tabou, « Rassembler les Réunionnais », Témoignages, 23 février 2015. 23. M. Marchal, « Les champions du monde de handball à La Réunion », Témoignages, 4 janvier 2008. 24. Parmi ces privilèges, les personnes interviewées citent le logement en dehors de la cité universitaire ou les vacances passées dans d'autres lieux que ceux proposés par l'université. 25. Pour P. V ERGÈS (1993 : 148-149) le déploiement de ce programme ferait de La Réunion un pays où la notion de développement serait compatible avec celle de l'égalité.

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RÉSUMÉS

Au début des années 1960, s'affrontent à La Réunion deux visions et deux groupes politiques avec comme principaux protagonistes Paul Vergès qui fait de l'autonomie interne le mot d'ordre du Parti communiste réunionnais, PCR, tout récemment fondé, et Michel Debré, Premier ministre du général de Gaulle, député de La Réunion et chef de file de la droite locale, qui prend position pour l'assimilation du département à la Métropole. Le projet du PCR s'inspire du modèle de société mis en place dans les pays socialistes ; dans ce contexte, est ouverte une filière de formation permettant à de jeunes Réunionnais, appelés à jouer un rôle majeur dans les luttes pour l'accession au nouveau statut juridique souhaité par les communistes, d'aller étudier en URSS et dans les pays de l'ancien bloc de l'Est. S'appuyant principalement sur une enquête par entretiens auprès d'anciens étudiants passés par cette filière, ayant occupé des emplois à La Réunion, en Métropole, dans des pays d'Afrique ou encore en Russie, cet article s'attache à retracer le contexte dans lequel se sont développées les revendications politiques et les stratégies du PCR, ainsi que la réaction du pouvoir central et pour finir l'abandon du projet autonomiste. Il s'attarde notamment sur les trajectoires parfois sinueuses, l'insertion professionnelle souvent difficile et les engagements des jeunes cadres partis en URSS et dans les pays de l'Est, en faveur de l'autonomie ou au contraire de l'adhésion au statut départemental.

In the early 1960s, two political visions oppose one another in Reunion Island with two famous protagonists: Paul Vergès, who made internal autonomy the watchword of the recently founded Communist Party of Reunion, the CPR, and Michel Debré, Prime Minister of General de Gaulle, Member of Parliament for Reunion, and head of the local right-wing party who struggled for the department's assimilation within France. The CPR project is inspired by a model of society established in socialist countries. In this context, educational opportunities were made available for young people from Reunion who were asked to play an important role in the struggle for the new, autonomous legal status supported by the communists, and pursued their studies in the USSR and in the countries of the former Eastern bloc. Based mainly on interviews and research with former students of this program who have worked in Reunion, in France, in African countries or in Russia, this article reconstructs the context in which CPR's political demands and strategies were developed, the reaction of the central power structure and finally the abandonment of the autonomist project. The sometimes sinuous trajectories of former students of the Soviet bloc and their difficulties in their professional careers are discussed in addition to their commitment in favour of autonomy or, conversely, of departmental status.

INDEX

Mots-clés : La Réunion, URSS, Paul Vergès, autonomie, départementalisation, étudiants, Parti communiste réunionnais, pays socialistes Keywords : Reunion, USSR, Paul Vergès, autonomy, departmentalization, students, Communist Party of Reunion, socialist countries

AUTEUR

LUCETTE LABACHE

Réseau interdisciplinaire Afrique Monde (RIAM, FMSH), Paris.

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Le fond de l'art était rouge Transferts artistiques entre l'ancien bloc socialiste et la République populaire du Congo

Nora Greani

1 Le 15 août 1963, soit précisément trois ans jour pour jour après l'accession à l'indépendance de la République du Congo, une révolution populaire désignée plus tard par l'expression « les Trois Glorieuses »1 aboutit à la démission, l'emprisonnement puis l'exil du père de l'indépendance, l'abbé Fulbert Youlou2. Cette insurrection inaugure dans le pays fraîchement indépendant une nouvelle ligne politique et idéologique orientée vers le socialisme. En voici les principaux jalons historiques. Un laïc, Alphonse Massamba-Débat, succède à l'abbé. En accord avec l'aspiration idéologique de la révolution qui l'a porté au pouvoir, il proclame le socialisme scientifique « doctrine officielle de l'État ». Deux grandes conceptions s'affrontent durant son mandat : celle d'un socialisme modéré dit « bantou » rejetant la lutte des classes et prôné par le Président, et celle d'un socialisme scientifique plus radical, incarné par le Premier ministre Pascal Lissouba. Au mois d'août 1964, à l'image de nombreuses autres nations africaines, un régime de parti unique est instauré, le Mouvement national révolutionnaire (MNR). Les premières organisations de masse apparaissent dans le pays. Quelque temps après, le 31 décembre 1968, le capitaine Marien Ngouabi accède à la présidence à la suite d'un coup d'État. Un an plus tard, il fonde la première République populaire d'Afrique, la République populaire du Congo, ainsi qu'un nouveau parti unique : le Parti congolais du travail (PCT).

2 Le ralliement officiel de l'État au socialisme scientifique se poursuit de manière tourmentée sous la présidence de Joachim Yhombi-Opango (1977-1979), puis de Denis Sassou N'Guesso jusqu'en février 1991, date à laquelle la Conférence nationale souveraine, porteuse de l'espoir d'une ère de démocratisation, vient clore ce chapitre de l'histoire. Le drapeau national, rouge à la faucille et à la houe, est replié en tant qu'emblème national. Le pays, dont la transition vers l'économie capitaliste avait déjà été largement amorcée, renoue symboliquement avec le statut de République du Congo, désormais multipartite3.

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3 L'étalement sur trois décennies de la politique socialiste de la République du Congo (puis de la République populaire du Congo) masque de profondes évolutions. Le pays relève certes de l'idéologie afro-communiste (Young 1982), mais selon trois phases successives : la première, l'instauration du socialisme sous l'ère du MNR (1964-1968) ; la seconde, la consolidation et la radicalisation sous la présidence de Marien Ngouabi (1968-1977) ; la troisième, le déclin idéologique jusqu'en 1991, durant lequel les objectifs initiaux sont rompus, mais les apparences sauvegardées. Tout au long de cette période, émergent des œuvres d'art (fresques, statuaires, affiches, timbres, peintures sur toile, etc.) caractérisées par une esthétique spécifique glorifiant le parti unique — le MNR puis le PCT — et l'idéologie révolutionnaire. Ce courant artistique que nous désignons, faute de terme existant jusque-là pour le qualifier, par l'expression « art socialiste congolais » est largement soumis au séquençage temporel décrit supra. La tendance générale actuelle au Congo-Brazzaville n'est pas, loin s'en faut, à la nostalgie de ce passé socialiste. Dans la capitale, quelques rares marqueurs culturels ont certes été conservés (lorsqu'ils n'ont pas été détruits durant la guerre civile), mais l'engouement mémoriel contemporain trouve largement ses sources en dehors de la chronologie socialiste4. Dès lors, les vestiges de l'imagerie socialiste qui ont résisté au temps fonctionnent comme un aide-mémoire efficace et permettent de renouer avec cette époque où, pour détourner le titre du célèbre documentaire de Chris Marker (1977), le fond de l'art était rouge5. 4 Le nouveau vocabulaire visuel socialiste et révolutionnaire qui apparaît soudainement peu après l'indépendance, constitue un emprunt généralisé à une esthétique marxiste développée et théorisée hors du continent, en URSS surtout, et ce depuis plusieurs décennies. La diffusion de l'imagerie de propagande à travers le monde, la confrontation directe de certains artistes congolais avec la production artistique élaborée dans les pays « frères », les passages, brefs mais mémorables du « Che » à Brazzaville, qui contribuent à diffuser ses « attributs » socialistes (béret kaki, costume militaire, bottes)6, sont autant d'éléments d'influence extérieurs à l'origine d'une iconographie socialiste originale, spécifiquement « congolaise ». Tout en posant un premier regard sur l'art socialiste, cet article interroge la manière dont l'esthétique socialiste congolaise ainsi que les nouvelles modalités d'organisation de la sphère culturelle, étaient sous-tendues par des transferts artistiques (artistes, œuvres, techniques, vocabulaires visuels ou concepts) résultant de logiques politico- diplomatiques propres à la période de la Guerre froide.

Émergence et établissement d'un art de parti

5 Au Congo-Kinshasa, l'apparition de la peinture moderne est fixée à la seconde moitié des années 1920, au moment d'une « révélation » esthétique pour des peintures sur murs de cases (qui en annonce beaucoup d'autres) de l'administrateur colonial belge Georges Thiry. Il n'existe nulle anecdote fondatrice de l'art moderne du même type, rive droite du fleuve Congo. Les premiers de ceux qui s'installèrent à Brazzaville en tant que professionnels indépendants, au cours des années 1940, le firent de manière autonome. Or, selon le Français Pierre Lods, établi à Brazzaville à partir de 1949, les œuvres (paysages et portraits) réalisées dans les ateliers indépendants du pionnier camerounais Gaspard de Mouko et des peintres Guy-Léon Fylla, Jean Balou, Faustin Kistba ou Eugène Malonga, sont insuffisamment révélatrices de leur « congolité ».

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Aussi, Pierre Lods fonde en 1951 un Centre d'art dans le quartier de Poto-Poto. Suivant une tendance récurrente à l'échelle du continent africain à la même époque, cette structure est destinée à favoriser l'émergence d'une prétendue authenticité noire, sorte d'essence de l'âme africaine, chez de jeunes artistes travaillant sans modèle (Greani 2012). À l'instar de l'École des arts fondée en 1953 à Brazzaville7, son financement émane de bourses gouvernementales françaises.

6 Après l'indépendance, la politique culturelle congolaise se réinvente sans la supervision coloniale. Son financement devient secondaire par rapport à celui de multiples secteurs comme la santé et l'éducation, sauf dans le cas où la production artistique répond au premier grand dessein politique du régime monopartite : la propagande socialiste. La tendance artistique socialiste évolue en parallèle à d'autres formes de créativité puisant leurs sources dans l'art produit en contexte colonial, tout particulièrement de la main des peintres de Poto-Poto. Il s'agit généralement d'œuvres aux couleurs éclatantes et aux motifs « exotiques » (faune et flore tropicales, activités rurales, instruments de musique, etc.) pouvant indistinctement être qualifiés de congolais, africains ou bantous. Au cours des années 1980, ce type de production artistique se politise pour se muer en un courant artistique spécifique « bantou »8. En effet, bien qu'ayant largement amorcé sa transition au capitalisme, le pays est encore une république populaire lorsqu'il s'engage en 1985, à l'initiative du Gabon, dans le projet d'un « Centre international des civilisations bantu » et d'une biennale itinérante d'art bantou (ibid. : 2016b). Peintures et sculptures participent alors au discours du retour à l'authenticité, dans une perspective afrocentriste élaborée par certains disciples de Cheikh Anta Diop, en particulier Théophile Obenga (Fauvelle-Aymar, Chrétien & Perrot 2000 ; Fauvelle- Aymar 2002). 7 Au gré des circonstances et de leurs besoins, les artistes pouvaient librement naviguer entre les courants artistiques simultanément représentés sur la scène locale (jusqu'à ce que la Conférence nationale, en 1991, vienne signer la fin de l'art socialiste). 8 Art et État n'ont jamais été aussi ostensiblement liés dans l'histoire de l'art nationale que sous l'ère du PCT, tandis que ce parti fonctionnait comme parti unique. La production d'un art « officiel », élaboré selon les besoins idéologiques du parti, apparaît cependant quelques années plus tôt, sous l'ère du MNR. Dès cette époque, l'État introduit à l'échelle nationale un « matériel idéologique » selon l'expression d'Antonio Gramsci (1975), autrement dit des instruments techniques de diffusion de l'idéologie. Parmi ceux-ci, figurent la radio, la presse et les stages de formation organisés à l'étranger à l'attention des principaux animateurs idéologiques du pays (Bonnafé 1968 : 359). L'art visuel n'est pas envisagé par l'auteur bien qu'il corresponde également à un puissant vecteur idéologique. Des productions artistiques, œuvres d'art mais aussi pièces de théâtre visant à la propagande du premier parti unique, sont élaborées à partir de la seconde moitié des années 1960, mais le renversement d'Alphonse Massamba-Débat et la création d'un nouveau parti unique rendent caduques les œuvres affiliées au MNR et expliquent leur très rare conservation9. Au fil des ans, l'État élargit ses prérogatives (jusque-là limitées à la commande) et investit la totalité de la filière de production artistique, depuis la révélation de tempéraments artistiques, la prise en charge de leur formation, leur encouragement, jusqu'à l'acquisition des œuvres d'art et leur présentation à un large public. La propagande du Parti s'organise. Elle se manifeste dans tous les formats, du gigantesque au minuscule, au travers de la création de fresques, de statues, de toiles, d'affiches ou de timbres-poste, généralement

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commandés dans le cadre de célébrations nationales (fêtes du Parti par exemple). De nouveaux édifices sont également construits et nécessitent d'être décorés, comme le Palais des Congrès à Brazzaville (devenu Palais du Parlement), inauguré en 1984. 9 L'engagement des peintres en faveur du MNR à un moment donné de leur carrière, n'empêche pas qu'ils jouent ensuite un rôle actif au sein du PCT. Les bouleversements des années 1968-1969 entraînant un renouvellement du paysage politique n'impliquent pas un renouvellement similaire de la sphère artistique10. Loin d'être exclus, les artistes sont « récupérés » par le nouveau pouvoir en place. La majorité des commandes répond alors à l'injonction étatique. Les artistes (peintres, sculpteurs, céramistes), pour autant qu'ils acceptent de se soumettre à la ligne idéologique du Parti, trouvent là un marché opportun. Si bien qu'aujourd'hui, dans l'esprit de nombre d'artistes et de professionnels de la culture congolaise que nous avons eu l'occasion d'interroger lors de nos enquêtes, l'ère du PCT résonne encore comme un « Âge d'or » du mécénat étatique, et contraste avec la situation actuelle où des artisans nord-coréens ont été récemment choisis au détriment des artistes locaux pour élaborer les Monuments du septennat11. 10 L'interventionnisme du Parti-État auprès des artistes se concrétise par l'organisation d'expositions et de voyages dans les pays « frères », c'est-à-dire les républiques socialistes, au point qu'il n'est pas rare aujourd'hui de rencontrer un artiste congolais possédant quelques notions de chinois ou s'exprimant parfaitement en russe. En 1966, le céramiste Albert Massamba bénéficie d'une bourse d'étude en Chine : « J'avais obtenu une bourse de l'État et je suis parti apprendre le dessin textile à Pékin »12. 11 La même année, le peintre Jacques Iloki13 obtient quant à lui une bourse d'étude pour l'URSS et suit durant six ans l'enseignement de l'École supérieure des arts appliqués de Moscou. Comme dans le Congo voisin, ce type de formation artistique à l'étranger préparait les artistes aux applications industrielles de leur art, les dessins de motifs de pagnes par exemple. L'écrivain et ancien ministre Jean-Baptiste Tati Loutard (2003 : 214) raconte à propos du voyage en Chine en 1964 de l'un des tout premiers peintres indépendants Guy-Léon Fylla, que ce fut pour lui « l'occasion de voir de près l'art chinois contemporain, essentiellement marqué par la lutte pour l'édification du communisme suivant la pensée de Mao-Tsé-Toung ». En 1987, Fylla participe à un stage d'animation culturelle musique et peinture en RDA. Ces diverses expériences de formation des artistes à l'étranger, financées par le gouvernement, ont contribué à l'accélération de la diffusion de l'imagerie socialiste. Elles participaient également du brouillage entre art et politique, l'artiste voyageant souvent dans le cadre de délégations gouvernementales. Ainsi, lors de son second séjour d'études à Pékin en 1984, Fylla est membre d'une délégation de six représentants nationaux, choisis par les autorités congolaises — l'actuel Président récemment réélu Denis Sassou N'Guesso, alors fonctionnaire d'État, fait partie de cette délégation (Fylla 2010 : 42). Il suit sa formation en qualité de peintre, mais aussi de secrétaire exécutif à l'organisation de l'Union nationale des écrivains et artistes congolais. 12 Les prix décernés aux différents artistes renseignent également sur la politisation généralisée de la sphère culturelle. Émile Mokoko se voit par exemple décerner par l'État le « Premier prix international du centenaire de Lénine », le « Premier prix international Che Guevara » ainsi que le « Premier prix anniversaire de la Chine », tandis que Sylvestre Mangouandza est honoré en 1985 d'une médaille du ministère de la Culture de la République populaire de Chine. Ces prix, ces touches de rouge pourrait-

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on dire, dans les curriculum vitae des artistes, constituent de saisissants indices géopolitiques, propres à la répartition bipolaire mondiale au temps de la Guerre froide.

Des artistes unis et engagés

13 L'expression artistique socialiste se développe essentiellement dans le cadre urbain (Brazzaville et Pointe-Noire) où la proximité du pouvoir facilite l'accès aux commandes. La politique culturelle vise essentiellement les « masses » : le « peuple », plus que d'éventuels « clients » qu'il convient d'éduquer et de rallier politiquement. Le plus souvent, il n'est nul besoin de savoir lire et écrire, d'avoir suivi de longues études ou d'être féru d'art pour saisir le sens des images qui s'offrent, voire s'imposent au regard. Ainsi, l'arche de la « Fresque de l'Afrique » (1970) est édifiée à l'entrée d'un grand marché couvert du centre-ville désormais démoli. Dans la même veine, de nombreux panneaux peints à la main représentant les grandes figures du socialisme sont installés dans les avenues fréquentées des grandes villes (Brazzaville, Pointe Noire, Loubomo, Nkayi) ou à l'aéroport Maya-Maya à Brazzaville, lieu stratégique d'ouverture internationale.

14 Si le contenu des œuvres socialistes milite pour la victoire du prolétariat, le fonctionnement de la politique culturelle s'oriente également vers un idéal de solidarité prolétarienne, comme en témoigne l'Union nationale des écrivains et artistes congolais, ou UNEAC, comité de promotion et de défense des intérêts de l'ensemble des créateurs. Organisation de masse, l'UNEAC est créée en novembre 1978, peu après l'assassinat de Marien Ngouabi, et devient le cadre par excellence de la diffusion culturelle du socialisme. La JMNR (Jeunesse du mouvement national de la révolution) créée au mois d'août 1964, la CSC (Confédération syndicale congolaise) fondée au mois de novembre 1964 et l'URFC (Union révolutionnaire des femmes du Congo) fondée en mars 1965 sont les trois organisations pionnières. 15 Une autre UNEAC (Unión Nacional de Escritores y Artistas de Cuba), fondée quant à elle à La Havane en 1961 par le poète Nicolas Guillén, constitue un modèle organisationnel. Mais c'est surtout l'UAS (Union des artistes soviétiques) qui inspire l'UNEAC congolaise. Fondée à Moscou en avril 1932, dans le prolongement de l'AKRR (Association des artistes de la Russie révolutionnaire), l'UAS constitue un puissant instrument de contrôle idéologique voué à la célébration du prolétariat (toute autre association est alors dissoute). Elle impose une dépendance des artistes vis-à-vis de l'État, seul acheteur d'œuvres et fournisseur de matériaux de productions artistiques. La tutelle exercée restreint la liberté de création et pousse de nombreux artistes à l'exil. L'adhésion à l'UAS exige de multiples conditions, en particulier un ralliement idéologique des artistes. Ceux-ci y trouvent en contrepartie le moyen de vivre de leurs productions plastiques. 16 En tant qu'organisation de masse, l'UNEAC répond à une volonté politique d'encadrement strict des différentes strates de la population congolaise. Quatre fédérations distinctes répartissent les nombreux adhérents : celles des musiciens, des écrivains, des artistes de scène et, enfin, celle des artistes plasticiens appelée l'UAPC (Union des artistes plasticiens congolais). Cette dernière officialise une tendance générale à la réunion des artistes au sein d'associations ou de groupes de travail (notamment la célèbre École de peinture de Poto-Poto). Elle occupe une position d'intermédiaire, d'une part, pour les hauts responsables de l'État qui peuvent choisir

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dans le vivier d'adhérents les artistes plasticiens à même d'assurer sa propagande et, d'autre part, pour les artistes qui y trouvent une voie d'accès privilégiée aux commandes officielles. L'ampleur de la plupart des commandes les conduit d'ailleurs souvent à travailler collectivement sur un même projet artistique. Ainsi, la « Fresque de la Révolution » (du nom que nous attribuons à l'œuvre) installée à l'intérieur du Palais des Congrès en 1984, ne réunit pas moins de quinze peintres. On ne compte qu'une femme dans ce corps d'artistes, Laurentine Ngampika, première femme peintre connue du pays. Cette disproportion ne s'explique pas par une éventuelle mise à l'écart systématique des femmes du domaine politique (par exemple, une organisation de masse avait été créée à la seule attention des militantes), mais plutôt par la relation établie dès les années 1940 entre métier d'artiste indépendant et individus de sexe masculin14. 17 Le contexte général, a priori peu propice à l'émergence de personnalités singulières sur la scène artistique nationale, n'empêche pas Michel Hengo, Émile Mokoko ou Albert Massamba de devenir peintres officiels de l'État. En matière de statuaire, Bernard Mouanga Kodia devient le monumentaliste officiel à son retour de Marseille au début des années 1980. En mars 2007, à la mort d'Émile Mokoko, le journal Les Dépêches de Brazzaville imprime : « Sur le plan politique, le Parti congolais du travail vient de perdre un militant de la première heure »15. Le Secrétaire général du PCT lui-même lui rend hommage au siège du Parti, en présence de responsables politiques. Cet hommage posthume consacre a posteriori la forte intrication des champs politique et esthétique sous l'ère du monopartisme. 18 Contrairement à l'UAS en URSS, entièrement fondée sur le Réalisme socialiste, l'UAPC ne repose pas sur un seul courant esthétique. Les artistes affiliés à cette union ne sont pas sommés de restreindre leurs productions à de l'art socialiste à proprement parler. Qu'ils aient ou non choisi la voie de l'art officiel, tous les artistes doivent apporter une contribution individuelle à cet organisme. Ainsi, lorsqu'une œuvre trouve preneur, notamment au sein de la Galerie centrale prévue à cet effet, un pourcentage du prix de vente est automatiquement prélevé au bénéfice du fonctionnement de l'UNEAC. La plupart des artistes peintres et sculpteurs sont affiliés à l'UNEAC, mais l'« encartement » n'est pas obligatoire. Un faible nombre d'entre eux, principalement représentés par la figure du peintre Hilarion Ndinga, s'opposent immédiatement à ce qu'ils perçoivent comme un embrigadement aliénant : Il fallait entrer dans cette union qui était une union engagée. Alors j'ai dit : « Non, je ne peux pas faire de la peinture engagée. » [...] Il fallait peindre dans l'esprit de louer les œuvres politiques, louer un individu, faire en sorte que tel personnage se retrouve dans votre tableau... tout ça là. Or, pour moi ce n'était pas de la peinture16. 19 Bien qu'il soit réticent à se voir intégrer au sein d'une organisation à la connotation politique particulièrement forte, Hilarion Ndinga entreprend de son côté la création d'une mutuelle des artistes, conçue comme apolitique, afin d'augmenter les chances d'obtenir des commandes et des soutiens d'ordre financier. En effet, le risque d'une marginalisation sociale et les conditions économiques rendent nécessaire une solidarité d'ordre corporatiste. L'affiliation massive des artistes plasticiens au sein de l'UAPC ne trouve donc pas sa seule explication dans leur ralliement idéologique : « Il fallait être uni. C'était important parce que, vous savez, l'union fait la force. On ne peut pas avancer si on est dispersé »17.

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20 Il existe une grande symbiose entre l'art socialiste congolais et l'UNEAC puisque, à notre connaissance, aucune œuvre socialiste n'a été créée en dehors de ce cadre de regroupement professionnel. Lorsque l'art socialiste congolais disparaît définitivement avec la fin du monopartisme, c'est également le cas de l'UNEAC, du moins dans sa forme passée. En effet, l'UNEAC existe toujours, mais elle a changé de statut depuis l'entrée dans l'ère du multipartisme pour devenir une organisation non gouvernementale. Aujourd'hui, son manque de moyens financiers ainsi que son moindre impact concret auprès des artistes contemporains tranchent nettement avec l'époque où elle régissait la quasi-totalité de la créativité au niveau national.

Du contrôle étatique à l'autocensure

21 Jeannine Verdès-Leroux (1979 : 35-36) propose de voir en l'artiste de parti un individu « ayant renoncé à remplir pleinement sa définition d'artiste comme producteur en première personne de sa propre légitimité, abdiquant tout ce qui est lié à l'autonomie du champ artistique (choix des sujets, des formes, outils spécifiques, droit de sanction spécifique...) ». Ces éléments de définition de l'artiste de Parti communiste français trouvent un écho certain chez l'artiste de parti unique socialiste congolais. En effet, la contrepartie de taille attachée par l'État à l'assujettissement idéologique des artistes, et donc à l'obtention de commandes publiques, est une restriction de la liberté artistique selon différentes modalités.

22 Première commande d'envergure émanant de la sphère politique18, la « Fresque de l'Afrique » constitue certainement l'œuvre la plus révélatrice de l'art du PCT. Toujours en place dans le centre-ville de la capitale, elle prend la forme d'une immense arche recouverte de centaines de carreaux de céramique, elle retrace l'histoire du pays depuis la période précoloniale (à la base du monument) jusqu'à l'avènement du socialisme scientifique (au sommet). L'iconographie prolétarienne jumelée à la lutte anticoloniale fait de cette œuvre à la fois une vaste allégorie de libération du continent et un témoignage artistique socialiste. 23 En haut et à gauche, une figure inscrit sur une banderole les mots « socialisme scientifique » à l'aide d'un pinceau. Sa position, en tête d'une manifestation « musclée », signale que l'outil de prédilection du peintre exprime toute sa force lorsqu'il est à l'œuvre, dans l'action, au même titre que les armes. Le statut des peintres en particulier et des artistes en général au sein du système révolutionnaire congolais est ainsi mis à l'honneur. La signature de l'œuvre, sur le bord supérieur gauche, « Le peuple parle au peuple » permet en outre de souligner leur mission pédagogique auprès des « masses ». 24 Michel Hengo signale qu'une fois cette fresque achevée, la signature lui fut interdite ainsi qu'à ses autres « camarades » : À l'époque du PCT, on faisait des choses qui étaient un peu dictées par les autres. À la fin des travaux, nous on voulait signer. On nous a dit : « Non ! Vous ne pouvez pas signer. Il faut mettre : Le peuple parle au peuple. » Ce n'est qu'après, je crois dix ans après, alors qu'il y avait quelques carreaux qui avaient sauté, qu'ils ont fait appel à nous pour reproduire les mêmes carreaux. On a demandé à la direction [Direction générale des affaires culturelles] : « Maintenant les choses ont changé, nous allons aussi signer notre œuvre. » Ils nous ont donné la permission, nous avons signé19.

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25 Le renoncement de ces hommes à « remplir pleinement [leur] définition d'artistes » est particulièrement symbolique dans ce cas. Les signatures de Michel Hengo, Émile Mokoko, André Ombala, Jean Itoua et Dégo n'apparaissent sur l'un des carreaux de céramique, en bas à gauche de l'œuvre, que dans un second temps : au moment où devient désuète l'idéologie de l'effacement de l'artiste en tant que simple atome du peuple devant l'œuvre révolutionnaire.

26 De manière générale, la propagande est fabriquée « de l'intérieur » (par des artistes congolais) et son usage est largement interne (destinée aux Congolais)20. Il convient toutefois de relever au moins deux entorses à cette règle. D'une part, certains Occidentaux interviennent ponctuellement dans le processus de création artistique socialiste congolais. Ainsi, la « Fresque de l'Afrique » est réalisée sous la supervision d'un artiste italien surnommé Dégo. D'autre part, la réalisation de timbres d'art est directement liée aux filiales d'impression installées en dehors des frontières nationales. Les imprimeries françaises Delrieu, Edila, mais surtout Cartor, sont chargées d'assurer une prestation irréalisable au niveau local du fait du manque d'équipements. Des artistes congolais réalisent les maquettes de timbres qui sont ensuite envoyées à des professionnels occidentaux, susceptibles de modifier leurs dessins avant l'impression. Le privilège de retouche est ainsi abandonné à un autre artiste. 27 La position privilégiée de l'État en matière de gestion culturelle pose évidemment la question du contrôle et de la censure de la production artistique, pouvant aller jusqu'au remaniement autoritaire des œuvres. Le rôle de censeur du Parti-État est un fait avéré. Ainsi, une Commission de censure est mise en place par le MNR en 1964 et reprise par le PCT. Ce service dépend du département « Presse et propagande », placé sous la responsabilité du ministre de l'Information. Presse et littérature sont tout particulièrement soumises à son contrôle21. Plusieurs romans (comme En quête de la liberté de Jean-Pierre Makouta-Mboukouet)22 et pièces de théâtre (comme La liberté des autres de Caya Makhélé) sont interdits 23. Certains artistes sont contraints à l'exil, comme l'écrivain Guy Menga, voire sont assassinés, comme le musicien Franklin Boukaka en 197224, non pas nécessairement en raison du contenu de leurs œuvres, mais plutôt pour leur engagement politique au sein de l'opposition (Yengo 2006b).

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Fig. 1. — Fresque de l'Afrique, 1970, Brazzaville. Détails bord supérieur gauche

Photographies de Nora Greani, 2013.

28 L'art visuel ne dépend pas directement de cette Commission de censure, mais est néanmoins soumis à un droit de regard du ministère de la Culture. Par exemple, lorsque la décision est prise d'abandonner l'ancien drapeau aux couleurs panafricaines vert-jaune-rouge et de se doter d'un nouvel emblème national, l'État organise un concours public de maquettes à destination des artistes locaux :

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On nous avait demandé si chacun de nous pouvait donner son idée sur le drapeau congolais. Nous étions cinq. On a retenu ma maquette où j'avais dessiné deux palmes croisées en bas, avec des étoiles, la houe et le marteau. On avait les idées sur les pays de l'Est, leur sigle c'était le marteau et la faucille. Je n'ai pas fait la faucille parce que nous, en Afrique, c'était la houe. J'avais placé neuf étoiles qui représentaient neuf régions. Et là, ils ont dit non, c'était un peu trop comme le modèle chinois et on a modifié ça25. 29 Ce témoignage rend compte du rôle actif dévolu aux artistes à l'époque, mais aussi du contrôle exercé par l'État. Par le choix de la houe, Michel Hengo opte pour un recentrement sur les spécificités de la culture congolaise ; par le refus des étoiles du drapeau de la République populaire de Chine, l'État entend conduire l'artiste à ne pas imiter à outrance les modèles préétablis dans les autres républiques socialistes.

30 L'organisation généralisée de concours de maquettes favorise une démarche ambiguë : l'autocensure des artistes. En effet, plutôt que de désigner directement un artiste, l'État confie la réalisation de nombreuses commandes (en particulier les timbres d'art) aux gagnants d'un concours. Pour accroître leurs chances d'être retenus, les artistes se conforment d'eux-mêmes aux attentes supposées du politique. L'intervention étatique n'est pas nécessaire. Proche de celui de la censure moderne, ce mode opératoire se situe « dans le registre de l'implicite, du tacite, en un mot du silence, alors que l'opération de l'interdit appartient au domaine de la parole déclarée » (Valabrega 1967 : 115). L'État n'exige pas avec brutalité des artistes plasticiens qu'ils assujettissent leurs pratiques aux directives du Parti. Plus insidieusement, l'essentiel de la sanction encourue par un artiste, s'il ne se calque pas suffisamment sur ses exigences, consiste tout simplement en son exclusion du système, synonyme de graves difficultés pour parvenir à vivre de son art.

Un décalage historique et artistique

31 Si l'exigence d'un recoupement avec le champ politique avait immédiatement été perçue par les artistes pionniers dans la capitale dès les années 1940 (comme en témoignent les portraits de personnalités politiques, tels ceux du général de Gaulle et du député Jean-Félix Tchikaya réalisés par Gaspard de Mouko), il n'existe aucune tradition plastique socialiste locale. L'apparition de l'art socialiste congolais au début des années 1960 se réalise en décalage avec une large part du reste du monde. Au même moment, les pays dans lesquels le modèle socialiste ou communiste s'est imposé ont déjà développé et théorisé les liens entre art et politique depuis plusieurs décennies. Près de trente ans séparent ainsi les prémices de l'art socialiste congolais des consignes jdanoviennes (du nom de l'idéologue stalinien Andreï Jdanov) qui consacrent le Réalisme socialiste en URSS en 1934.

32 L'année 1953 signe une détente généralisée en matière de normes artistiques soviétiques. La mort de Joseph Staline et l'arrivée au pouvoir de Nikita Khrouchtchev font souffler un relatif vent de liberté sur la création et autorisent le développement d'un art indépendant, en parallèle de la production artistique officielle. Le modèle du Réalisme socialiste continue de s'exporter, comme en Asie (Cambodge, Républiques populaires de Chine et de Mongolie, Républiques démocratiques populaires de Corée et du Laos, République socialiste du Vietnam), mais les critiques concernant la rigidité de ses canons se multiplient, notamment à Cuba, bastion socialiste attentif à la préservation de la liberté stylistique. C'est durant cette période où la pensée se fait plus

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critique et moins dogmatique que celle qui triomphait sous l'ère stalinienne qu'apparaît et s'épanouit l'art socialiste congolais. Tandis que les liens avec le bloc de l'Est se renforcent avec la formation de cadres en Bulgarie, en RDA et en URSS, la coopération technique et militaire avec l'URSS et la Chine, l'alignement diplomatique sur la diplomatie soviétique, etc. (Chapiro 2010 : 154), les productions officielles visant à célébrer « à la congolaise » le socialisme scientifique foisonnent. 33 La volonté des régimes communistes de se prémunir contre le culte de la personnalité n'empêche pas qu'une place centrale soit accordée au chef de parti, cet « interprète des masses » (Labbé 1985). Durant sa première décennie, l'art du PCT se caractérise par une forte diffusion des portraits du Président Marien Ngouabi. Toutefois, sa glorification personnelle n'égale pas celle qui se déploie, par exemple, au même moment au Zaïre autour de Mobutu26. Il est instructif d'observer auprès de quelles autres figures politiques emblématiques Marien Ngouabi se trouve représenté dans les œuvres. 34 Par exemple, au sein de la « Fresque de l'Afrique », son portrait est accompagné de mains tendues, en signe de dévotion (ce qui tranche avec l'athéisme revendiqué par le Parti). Non loin, en haut et à droite, figure le portrait en buste de Patrice Lumumba, héros et martyr de l'indépendance du Congo voisin, mort depuis neuf ans au moment de la création de l'œuvre. D'une part, ce portrait signale l'accueil fait aux différents fronts nationaux de libération cubain, angolais, namibien, camerounais ou encore d'organisations lumumbistes, tel que « Le Mouvement national congolais-Lumumba ». D'autre part, il oppose clairement le gouvernement de Marien Ngouabi au positionnement politique passé de Fulbert Youlou. En effet, le soutien de l'abbé à Joseph Kasa-Vubu (premier Président du Congo-Kinshasa) et Moïse Tschombe (Président de l'État sécessionniste katangais) avait participé à l'isolement politique de Patrice Lumumba, suspecté de sensibilité communiste. La représentation de ce dernier au sein de la « Fresque de l'Afrique » est un symbole fort de sa réhabilitation politique par le régime socialiste. 35 À l'époque, les avenues et les boulevards sont décorés d'affiches représentant Marien Ngouabi aux côtés de Marx, Engels, Lénine, Che Guevara ou Castro. Des séquences de reportages tournés durant la présidence de Marien Ngouabi montrent que les défilés officiels ne manquent pas de panneaux géants représentant les photographies du Petit père des peuples ou du Grand timonier27. Placées côte à côte ou présentées dans un même contexte, ces images produisent un discours légitimateur de la posture politique du Président congolais. Ce type de représentation n'est d'ailleurs pas sans rappeler de nombreuses affiches de propagande socialiste où les visages de Marx, Engels, Lénine, Staline ou Mao sont alignés afin de rendre compte de leur proximité idéologique. La glorification présidentielle trouve également un relai non négligeable avec les timbres d'art. Ainsi, à l'occasion du sixième anniversaire du PCT, en 1975, le peintre Émile Mokoko réalise un timbre en hommage à son principal fondateur. Le Président y apparaît tel un soleil au-dessus de son peuple révolutionnaire, paré de ses attributs habituels : costume kaki et casquette à courte visière, en référence à la fois aux leaders communistes et à son propre statut de militaire. Ces attributs constituent des signes caractéristiques, permettant de le reconnaître immédiatement (à l'instar des soutanes du premier Président par exemple)28. L'artiste choisit d'inscrire son visage dans un soleil, ce qui constitue un emprunt caractérisé à l'iconographie maoïste29. 36 En 1977, l'assassinat de Marien Ngouabi ébranle considérablement l'expérience socialiste congolaise. À partir de la brève présidence de Joachim Yhombi-Opango, suivie

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de son renversement par Denis Sassou N'Guesso en 1979, le pays s'engage sur la voie d'une transition vers le capitalisme, notamment du fait de l'affaiblissement soviétique, des considérables enjeux pétroliers et du Plan d'ajustement structurel négocié avec le FMI en 1985. L'écho politique se répercute sur les créations artistiques. L'art socialiste congolais continue bien sûr d'exister, mais il entre dans une nouvelle phase : les artistes sont tenus de proposer des œuvres à l'esthétique révolutionnaire qui tenteront de masquer les accointances de plus en plus prononcées du système avec le libéralisme économique. Cette nouvelle orientation coïncide avec la dernière étape du Réalisme socialiste dans les pays soviétiques. En effet, à partir de la fin des années 1970, avec l'ébranlement de la base du pouvoir soviétique affectée par la dégradation des conditions socio-économiques, les productions artistiques indépendantes et subversives prennent le pas sur la production officielle, « de plus en plus ritualisée » (Carneci 2007 : 10). En République populaire du Congo, la tendance au culte de la personnalité en politique s'atténue peu à peu ou, plutôt, prend une nouvelle forme au travers de la généralisation des photographies et des affiches politiques produites en série qui rendent le recours aux peintres et aux sculpteurs moins nécessaire. Denis Sassou N'Guesso est néanmoins encore abondamment représenté dans les timbres, arborant son béret rouge de para-commando, son foulard également rouge noué autour du cou et son habit militaire kaki.

Fig. 2. — « Fresque de l'Afrique », 1970, Brazzaville

Photographie de Nora Greani, 2013.

37 Le rapprochement entre l'évolution de l'art socialiste congolais et celle du Réalisme socialiste peut être poursuivi, puisque la fin de ces deux courants coïncide : les années 1989-1990, et 1991 en Afrique répercute le relâchement brutal et hautement perceptible des liens entre art et régimes socialistes et communistes à l'échelle mondiale. La périodisation en deux temps de l'art socialiste congolais s'inscrit globalement dans

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l'histoire générale du Réalisme socialiste, à une exception notable près : la première étape de ce mouvement artistique, la plus coercitive, ne concerna jamais le Congo- Brazzaville alors en situation coloniale. Le balancement original des artistes socialistes congolais entre pratiques codifiées depuis l'étranger et touches de liberté stylistique propres trouve là un facteur d'explication.

38 En 1991, la crise socio-économique et le contexte géopolitique international contraignent Denis Sassou N'Guesso à convoquer une Conférence nationale. Près de 1 200 personnes (syndicats, partis politiques, confessions religieuses, ONG, etc.) participent pendant cinq mois au grand « déballage » retransmis à la radio et à la télévision nationale tandis que des haut-parleurs installés dans la capitale diffusent les débats en direct. La parenthèse de l'art socialiste congolais se clôt au même instant. Plus jamais les artistes n'emploieront l'ensemble de motifs socialistes (codes vestimentaires spécifiques, symboles de la République populaire, postures des figures au poing dressé, etc.). Tous ces signes sont désormais considérés comme appartenant à une époque révolue, que personne ne s'attend à voir réactiver de nos jours.

39 Parmi les artistes socialistes, certains, comme Rémy Mongo Etsion ou Trigo Piula figurent désormais parmi la génération montante de l'art contemporain congolais (toutes proportions gardées au vu de la spécificité du contexte national en la matière). Les deux artistes les plus connus de nos jours, Marcel Gotène (décédé en 2013) et Bill Kouélany, ne participèrent jamais au courant artistique socialiste. Bill Kouélany ne débute véritablement sa carrière que dans les années 1990, tandis que Marcel Gotène choisit pour sa part de s'exiler en France, dans la Creuse, pour fuir ces bouleversements politiques. Il quitte la République du Congo en 1963 à l'invitation de Jean Lurçat, pour rejoindre la manufacture de tapisserie et sérigraphie d'Aubusson. En proie au « mal du pays », il rentre en 1965, mais, comme il l'explique lui-même : Hélas, le pays venait d'entrer dans une phase de turbulence « révolutionnaire » avec des changements plus ou moins maîtrisés comme la nationalisation des écoles, l'embrigadement des artistes, le parti unique, le musellement de la presse. Je suis reparti en France et me suis remis à la tapisserie à Aubusson (Gotène 2003 : 12-14). 40 Il n'a pas existé et n'existe toujours pas de consensus des artistes au sujet de l'ère du « mono », pour reprendre le surnom donné à ce système politique au pays. Beaucoup se souviennent avec nostalgie de cette époque, pour eux synonyme de financement de projets culturels, mais surtout de valorisation du statut des artistes à qui la société confiait la charge de la réalisation d'œuvres-phares et de symboles nationaux. De la compétition induite par les concours d'État, ils retiennent surtout l'émulation entre les créateurs ainsi que le sentiment d'appartenance à un groupe. À notre question : « Existait-il une menace, même larvée, qui vous fixait le cadre dans lequel vous pouviez vous exprimer ? », le doyen des peintres, Guy-Léon Fylla répond :

41 Honnêtement, je ne vois pas. Tout ce que j'ai fait, c'était librement. On recevait beaucoup de commandes, beaucoup de peintures. Les artistes n'étaient pas malmenés à cette époque30. 42 Mais d'autres, comme Bill Kouélany, sont bien plus critiques : Je n'ai pas vu qui a été réellement soutenu au temps du monopartisme comme tu le dis. Et s'il y a des artistes qui allaient de temps en temps dans les bureaux pour

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qu'on leur donne des enveloppes, ça c'est autre chose, ce n'est pas ça soutenir les artistes31. 43 Le témoignage du directeur du « Cercle culturel Sony Labou Tansi » à Brazzaville, ancien comédien dans la troupe nationale, Prosper Bassaboukila, invite à relativiser le statut de simple exécutant au service du Parti-État des créateurs et même à renverser l'origine de la censure : C'est vrai que cette politique avait une sorte d'orientation, mais l'artiste, le plasticien, l'écrivain étaient aussi les censeurs du parti. L'artiste avait la possibilité de critiquer, de demander à ce que les responsables de l'État et du parti mènent à bien leurs activités, qu'ils se comportent très bien, qu'ils ne volent pas, qu'ils ne s'acharnent pas sur le bien public. On avait la possibilité de le dire32. 44 Le rôle majeur dévolu à certains artistes (peintres, chanteurs, danseurs, écrivains, comédiens) impliquait selon lui une meilleure audience sur la place publique et autorisait quelques-uns d'entre eux à la critique ouverte. De nos jours, les rares œuvres témoignant encore de l'ère socialiste ont vu leurs significations premières renversées. L'aspect fonctionnel de l'arche de la « Fresque de l'Afrique » a été anéanti au moment du boom pétrolier, lors de la démolition du marché et de son remplacement par un immeuble moderne en verre de onze étages, siège d'une société d'assurance, inauguré en 1980. Une barrière ainsi qu'une sculpture égyptianisante ont définitivement modifié la relation de l'œuvre avec son public, puisqu'il n'est plus possible de la traverser. La statue de bronze en pied de Marien Ngouabi, tombée pendant la guerre civile, a été rénovée durant le mandat de Denis Sassou N'Guesso. On remarquera toutefois que les drapeaux qui désormais flottent au vent derrière cette statue portent les couleurs panafricaines de la République du Congo. Le drapeau communiste reste néanmoins partiellement d'actualité puisqu'il constitue l'emblème du PCT dans le contexte multipartite actuel. Lorsqu'en janvier 2016 ce parti investissait le « camarade » Denis Sassou N'Guesso candidat à l'élection présidentielle, ce dernier était acclamé par des centaines de membres du Parti brandissant des drapeaux rouges à la faucille et à la houe. Toutefois, lors de sa campagne électorale ou de son discours d'investiture du 16 avril 2016 faisant suite à sa réélection dès le premier tour le 20 mars 2016, le chef d'État était mis en scène uniquement avec des drapeaux nationaux vert-jaune-rouge. Ainsi, les quelques rares signes témoignant encore de l'héritage communiste du parti au pouvoir sont « réactivés » dans des circonstances politiques locales très particulières, au risque de discréditer le gouvernement sur la scène politique internationale.

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NOTES

1. L'expression « les Trois Glorieuses » désigne les trois journées d'insurrection des 13, 14 et 15 août 1963. Il s'agit d'une référence à la Révolution française des 27, 28 et 29 juillet 1830. Dans le contexte congolais, « les Trois Glorieuses » désignent également la bataille des 26, 27 et 28 août 1940, à Brazzaville, ayant abouti à la victoire des partisans du général de Gaulle sur ceux du gouvernement de Vichy. Cet événement signe le ralliement de l'Afrique équatoriale française (AEF) à la France libre. 2. Je remercie chaleureusement Monique de Saint Martin et Patrice Yengo pour leurs relectures attentives et leurs commentaires fructueux dans le cadre de l'écriture de cet article. 3. Le début des années 1990 inaugure en fait une longue période de crise politique, sociale et économique. L'ère de la démocratisation réclamée d'une seule voix lors de la Conférence nationale dégénère rapidement en un déploiement de violences sans précédent (YENGO 2006a). 4. En témoigne, par exemple, l'édification du Mausolée Savorgnan de Brazza, hommage au premier colonisateur du pays, inauguré en 2006 sur le bord du fleuve Congo (BAZENGUISSA-GANGA 1997 ; BERNAULT 2010 ; GREANI 2016a ; MARTIN GRANEL 2010 ; TONDA 2010). 5. Le titre original du documentaire de Chris MARKER est Le fond de l'air est rouge (1977). Le journal Le Monde diplomatique a réemployé cette formule au passé en intitulant un hors-série paru en 2010 : « 1960-1975, Quand le fond de l'air était rouge ». En anglais, le film porte le titre A Grin Without a Cat en référence à Alice aux Pays des merveilles.

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6. Ernesto Che Guevara est officiellement reçu à Brazzaville par Alphonse Massamba- Débat et Pascal Lissouba en janvier 1965, et s'y rend clandestinement l'année suivante. 7. Fondée deux ans après la création du Centre de Poto-Poto, cette structure aujourd'hui disparue était installée au bord du fleuve Congo à Brazzaville, non loin de la « Case de Gaulle ». Elle se divisait en deux sections : reliure et maroquinerie d'une part, céramique d'autre part. 8. L'art bantou fait référence à un concept ethnique flou qui regrouperait près de cent cinquante millions d'individus, répartis dans une vingtaine d'États d'Afrique. Pour une analyse critique de ce concept, voir J.-P. CHRÉTIEN (1985). De fait, l'ensemble des artistes plasticiens congolais étaient considérés comme appartenant à l'ethnie bantoue à l'époque, socialistes y compris. Les étiquettes « bantoue » et « socialiste » caractérisent deux courants artistiques animés par des idéologies distinctes, respectivement le retour à l'authenticité et la victoire du prolétariat. 9. Le Musée national à Brazzaville, actuellement fermé au public et faisant surtout office de lieu de stockage, conserve encore quelques pièces propres à cette époque. 10. Certains, comme l'écrivain et homme politique Henri Lopès, poursuivent leur carrière politique en dépit des changements de gouvernements. Pour une étude détaillée des acteurs politiques en République du Congo, voir R. BAZENGUISSA-GANGA (1997). 11. Les Monuments du septennat (en référence au mandat présidentiel de Denis Sassou N'Guesso de 2002 à 2009) constituent une récente commande groupée de l'État à une compagnie d'exploitation nord-coréenne en vue du réaménagement et de la modernisation du territoire. Édifiés sur les grandes places publiques de la capitale dans le cadre des festivités du cinquantenaire de l'indépendance, ils se composent d'un obélisque, d'une colonne de l'indépendance, d'une statue de la liberté, d'une colombe de la paix et des statues de Fulbert Youlou et de Jacques Opangault. 12. Entretien avec Albert Massamba, janvier 2012, Brazzaville. 13. Né en 1962 à Brazzaville, il est fils de François Iloki et neveu de Nicolas Ondongo, deux piliers et pionniers de l'École de peinture de Poto-Poto. Il s'inscrit dans cette structure en 1984. 14. Une évolution ne se fera sentir qu'à partir de la seconde moitié des années 1980 et s'officialisera avec l'émergence de la plasticienne Bill Kouélany sur la scène internationale. 15. « Décès de Émile Mokoko », Les Dépêches de Brazzaville, 15/03/2007. 16. Entretien avec Hilarion Ndinga, octobre 2010, Brazzaville. 17. Entretien avec Cyrille Bokotaka, janvier 2012, Brazzaville. 18. Il s'agit précisément d'une commande de la Direction générale des affaires culturelles. 19. Entretien avec Michel Hengo, décembre 2009, Pointe-Noire. 20. Avec les timbres d'art, la propagande était non plus destinée exclusivement au public national, mais pouvait servir, par l'envoi de courriers timbrés, à la propagation des idéaux du communisme international à travers le monde. 21. Plusieurs écrivains célèbres tels que Sony Labou Tansi, Emmanuel Dongala, Maxime N'Débéka ou Guy Menga, ont été publiés à l'étranger (puisque seuls les écrits destinés à la publication locale étaient soumis à une censure préalable). Toutefois, comme nous le

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précise P. YENGO (2006b), c'est avant tout la capacité des écrivains à se constituer en une sorte de « Société de Lettres » (que son initiateur, Sylvain Bemba, appelait la « phratrie » des écrivains congolais) qui leur permit de déjouer la censure. 22. À propos de la censure de cet ouvrage datant de 1970, voir J.-R. M OUSAHOUDJI- BOUSSAMBA & S.-G. DOCTROVÉ MOUANOU (2002). 23. Cette pièce a été jouée pour la première fois en 1980 au Théâtre du Centre culturel français de Brazzaville, dans une mise en scène de l'auteur. Sa retransmission à la télévision fut par contre interdite. Lors d'une représentation en direct, un coup de fil du ministère de l'Intérieur aurait intimé l'ordre au directeur des programmes de mettre immédiatement fin à la transmission au bout d'une vingtaine de minutes (CAYA MAKHELÉ 2012 : 14). 24. Sur l'une des pochettes de vinyle (label CDI 605, fin des années 1960), Franklin Boukaka pose devant la « Fresque de l'Afrique ». 25. Entretien avec Michel Hengo, décembre 2009, Pointe-Noire. 26. De nos jours, un culte perdure autour de la figure de Marien Ngouabi comme en témoigne notamment le scintillement (quasi) permanent de la « flamme éternelle » placée à l'entrée de son mausolée dans le centre-ville de Brazzaville. 27. Le Petit Livre rouge, publié à partir de 1964, atteint le pays et trouve largement ses lecteurs. 28. À l'occasion de la commémoration du septième anniversaire de sa chute en 1970, le Musée national de Brazzaville organisa une exposition critique mettant en scène ses soutanes griffées. 29. Mao incarne dans l'Orient révolutionnaire le « soleil rouge ». Son propre culte de la personnalité se caractérise par d'innombrables œuvres de propagande, dans lesquelles il apparaît entouré de rayons rouges. 30. Entretien avec Guy-Léon Fylla, novembre 2011, Brazzaville. 31. Entretien avec Bill Kouélany, octobre 2010, Brazzaville. 32. Entretien avec Prosper Bassaboukila, octobre 2010, Brazzaville.

RÉSUMÉS

Première République populaire d'Afrique, le Congo-Brazzaville se caractérise durant près de trois décennies par une production artistique originale, au service de l'édification de l'État socialiste. L'esthétique socialiste et les nouvelles modalités d'organisation de la sphère culturelle sont sous- tendues par divers transferts artistiques résultant de logiques politico-diplomatiques propres à la période de la Guerre froide : formation des artistes congolais à l'Est, circulation des images de propagande ou encore mise en place d'une organisation de masse propre aux artistes. Tenus d'assurer la propagande du régime, plusieurs artistes participent activement à la structuration de l'État, en élaborant par exemple le drapeau national. Cet article pose un premier regard sur le courant artistique socialiste congolais et questionne l'influence de l'URSS, de Cuba ou de la Chine populaire, sur la mise en place d'un art prolétarien « à la congolaise ».

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The first People's Republic of Africa, Congo-Brazzaville, produced original art in service to the building of the Socialist State for nearly three decades. Different artistic transfers, resulting from the political and diplomatic logic proper to the Cold War, underpin Socialist aesthetics and new modes of organization in the cultural sphere: the training of Congolese artists in Eastern Europe, the circulation of propaganda images, and the establishment of a collective (mass) organization especially for artists. Responsible for ensuring the regime's propaganda, several artists actively participate in structuring the State, including, for example designing the national flag. This article takes an initial look at the Congolese socialist artistic movement and investigates the influence of the USSR, Cuba and China on the creation of “Congolese-style” proletarian art.

INDEX

Mots-clés : Congo-Brazzaville, République populaire du Congo, Marien Ngouabi, art socialiste congolais, Réalisme socialiste, socialisme africain Keywords : Congo-Brazzaville, People's Republic of the Congo, Marien Ngouabi, Congolese Socialist Art, Socialist Realism, African Socialism

AUTEUR

NORA GREANI

Laboratoire d'Anthropologie et d'Histoire de l'Institution de la Culture - Institut interdisciplinaire d'anthropologie du contemporain (LAHIC-IIAC), CNRS-EHESS, Paris.

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notes et documents

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Le centre Perevalnoe et la formation de militaires en Union soviétique

Natalia Krylova Traduction : Sonia Colpart

1 L'histoire de la formation de militaires étrangers dans les établissements d'enseignement militaire soviétiques remonte à la Seconde Guerre mondiale, lorsque plusieurs d'entre eux prenaient en charge la préparation de spécialistes étrangers, en lien avec la formation d'unités combattantes étrangères pour lutter contre le fascisme. Des militaires roumains, polonais, tchécoslovaques, yougoslaves, étaient instruits sur le territoire de l'URSS. Plusieurs grandes unités, parmi lesquelles deux armées polonaises, un corps d'armée tchécoslovaque, deux divisions roumaines, des brigades d'infanterie et de blindés yougoslaves, ainsi que des dizaines d'autres unités et subdivisions, furent organisées, formées et armées avec l'aide de l'Union soviétique (Shaïkin 2013 : 21). C'est à travers cette histoire, mais aussi dans la spécificité des relations entre l'Union soviétique et les pays du continent africain, que souhaite s'inscrire notre recherche à caractère exploratoire sur la formation des combattants de mouvements de libération et officiers africains dans les établissements d'enseignement militaire en URSS dans les années 1960-1990.

2 Dans la période à laquelle nous nous intéressons de façon prioritaire ici, et qui commence après la Conférence de Bandung des peuples afro-asiatiques et la proclamation de l'indépendance du Ghana en 1958, l'Union soviétique a renforcé sa présence sur le continent africain, et s'est efforcée d'établir des relations diversifiées — diplomatiques, commerciales, sociales et culturelles — avec chacun des pays africains qui proclamait son indépendance. Lorsqu'à la fin des années 1950, des mouvements pour l'indépendance nationale sont apparus en Afrique subsaharienne, l'Union soviétique s'est placée du côté des dirigeants des mouvements qui, tout en étant engagés dans les luttes anticoloniales, cherchaient à promouvoir la construction d'une « société sans classe et sans propriété individuelle ». De toute évidence, l'état des relations entre les deux grandes puissances de l'époque, à savoir entre l'URSS et les États-Unis, explique cette prise de position. Cependant, ces mouvements étaient considérés comme participant de la lutte anti-impérialiste et non simplement comme

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des volets de la confrontation entre Moscou et Washington (Shubin 2013 : 11). C'est à ce titre que le Kremlin établit, au lendemain des Indépendances, des relations diplomatiques avec plusieurs États d'Afrique subsaharienne et conclut des accords d'amitié et de coopération avec plusieurs d'entre eux. 3 Dès le milieu du XXe siècle, l'URSS commença à accorder aux jeunes États indépendants du continent africain une aide militaire et militaro-technique à grande échelle, dont les bénéficiaires principaux furent l'Angola, la Somalie et plus tard l'Éthiopie ; d'autres pays africains comme le Congo, la Guinée-Bissau, le Cap Vert, la Guinée, le Mozambique et le Mali ont aussi compté parmi les destinataires de cette aide qui incluait aussi bien l'armement et les équipements techniques que l'encadrement militaire. Sous bien des rapports, l'activité de l'URSS en Afrique était prédéterminée par la course aux armements dans le cadre de la Guerre froide. Il revenait cependant aux nouveaux leaders africains de résoudre la question de la recherche de partenaires dans le cadre de la Défense nationale. Certains pays africains firent le choix de l'URSS et de ses alliés, sans cependant nécessairement rompre les liens militaires avec les anciennes métropoles (Korendiasov 2015 : 10). 4 En 1953, la préparation des militaires étrangers était assurée par 21 académies et instituts militaires, 27 écoles militaires, 30 cours de perfectionnement pour les officiers et par des écoles supérieures pour officiers, auxquels il faut ajouter 4 établissements d'enseignement supérieur de la Flotte de la marine militaire (Direction générale de la coopération militaire internationale 2001 : 118). De 1956 à 1959, Moscou accueillit des militaires égyptiens et guinéens qui commençaient à arriver pour étudier en URSS. Les différentes formations s'adressaient aussi bien aux États déjà indépendants qu'à ceux étant encore sous le joug colonial, aux États d'orientation socialiste comme à ceux, tel le Sénégal, dont les choix sociétaux étaient ouvertement libéraux. 5 Au cours des années 1960, le nombre de demandes pour étudier dans les établissements du ministère de la Défense (MD) de l'URSS augmenta ; ces demandes de formation portaient d'abord sur des préparations de courte durée. Afin de satisfaire aux besoins des États demandeurs, de nouveaux établissements d'enseignement supérieur furent alors créés, parmi lesquels l'École militaire d'infanterie à Odessa, l'École militaire de l'air et le Centre du personnel technique aéronautique des Forces militaires aériennes à Frounze, le Centre d'enseignement-165, Perevalnoe, en Crimée, les centres de préparation et de perfectionnement des opérateurs d'artillerie pour la défense aérienne et les équipages de bateaux de petites dimensions ainsi que les vaisseaux de la flotte militaire navale, etc. En raison du grand nombre de demandes, mais aussi pour pallier la disparité des niveaux de base des candidats, des méthodes de sélection spécifiques furent introduites. Elles comprenaient des missions des commissions spéciales du MD de l'URSS dans les pays concernés pour aider à la sélection des candidats afin de limiter le nombre de recalés pour raisons de santé ou de faible niveau de formation générale (ibid. : 120). D'une manière générale, le MD de l'URSS a conçu dans les années 1960-1980 un puissant système de centres de formation, d'établissements, d'académies, où les militaires étrangers ont pu recevoir une préparation professionnelle diversifiée (de la guerre de guérilla à la formation politico-idéologique et socio-psychologique)1.

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Les sources, le contexte et les méthodes

6 Un point de méthodologie s'impose. Alors que les recherches sur la formation des étudiants africains dans les établissements d'enseignement supérieur soviétiques/ russes se développent depuis une quinzaine d'années, notamment en Russie et en France, les recherches sur la formation des militaires africains sont encore très rares2, et il n'existe que très peu de publications, émanant le plus souvent de l'administration russe, sur cette question. L'éclatement de l'Union soviétique ayant disséminé plusieurs établissements d'études militaires en URSS qui se trouvent dans des pays désormais indépendants, il est de fait difficile d'accomplir un travail de terrain permettant de décrire et analyser l'activité de l'ensemble des centres d'étude soviétiques chargés de la préparation des militaires africains ; d'autant plus que l'accessibilité aux archives militaires soviétiques, après une période d'ouverture euphorique, a été réduite de manière drastique. Il n'en existe pas moins quelques sources accessibles, qui permettent de reconstituer la vie dans les centres de formation militaires, notamment à Perevalnoe3, et de croiser différents points de vue. En effet, des vétérans ont créé progressivement des unions ou associations, des portails internet, sites, forums, sur lesquels ils peuvent, depuis le début des années 1990, échanger des informations, évoquer des événements passés, mais aussi publier leurs expériences ou leurs souvenirs sous forme d'essais, de notes, de récits en prose ou en vers. Ce sont des plateformes originales d'information où s'entretient un esprit de corps sur fond de nostalgie pour l'époque soviétique, émaillée néanmoins de quelques critiques à propos de telle ou telle question professionnelle ou politico-idéologique. Tenus régulièrement à jour, ces sites informent sur la situation et le devenir des uns et des autres (décorations, ordres militaires), actualisent les listes de vétérans, annoncent leurs rencontres et mettent à jour la chronique nécrologique. Ainsi, sur le site de l'Union des vétérans de l'Angola4, figurent les rubriques suivantes : « Je recherche ceux qui ont servi avec moi », « Livre de mémoire », « Étapes sur notre route », ainsi qu'une galerie de photos, etc. D'anciens traducteurs militaires ayant travaillé dans les centres de formation et qui y occupaient une position stratégique entre militaires africains et encadrement soviétique5, ont publié leurs témoignages sur différents sites, tandis que d'autres ont répondu au début des années 2000 à des enquêtes de l'édition ukrainienne de la Komsomolskaïa Pravda (La Vérité des Jeunesses communistes)6. Ces témoignages sur leur expérience dans les centres de formation militaires pour partisans et officiers venus d'Afrique comptent parmi les premiers à être publiés en Russie. De par leur caractère relativement spontané, ces matériaux auto-documentaires constituent, en l'absence d'enquêtes approfondies, une source utile pour appréhender la formation dispensée aux Africains élèves de Perevalnoe ainsi que leur vie quotidienne7. Nous avons également pu nous appuyer sur les notes du ministère des Affaires étrangères de l'URSS, de la Direction générale de la coopération militaire internationale du ministère de la Défense, sur les enquêtes et commentaires, bien que sommaires, des services diplomatiques accrédités durant les années 1960-1990 dans quelques pays du continent africain, ainsi que sur les premiers entretiens que nous avons pu réaliser et sur les trop rares données statistiques que nous avons pu recueillir.

7 À cette première étape de la recherche, une place importante est réservée à la présentation descriptive de la formation dispensée dans les centres d'études militaires accueillant des partisans et/ou des futurs officiers africains, vue par les enseignants et

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traducteurs soviétiques, en particulier à Perevalnoe. C'est l'étape indispensable pour aborder les spécificités de ces formations en même temps que les traits communs à nombre de systèmes de formation militaires. 8 Le Centre d'enseignement-165, Perevalnoe, fut le plus important pour la formation des spécialistes militaires des mouvements de libération nationale. Il constitue le point d'ancrage de cette première étape qui nous conduit aux spécificités de la formation linguistique, politico-idéologique et militaire des combattants des mouvements de libération africains, et nous invite à nous interroger sur le devenir des différents militaires africains formés en URSS.

De la formation des combattants de mouvements de libération à la formation des officiers

9 Créé en Crimée en 1965, conformément à la « Déclaration sur l'octroi de l'indépendance aux pays et peuples coloniaux » adoptée lors de l'Assemblée générale de l'ONU en 1960, le Centre d'enseignement-165 Perevalnoe8, situé près du bourg du même nom à 21 kilomètres de la route Simferopol-Alouchta, fut le premier à accueillir les combattants des mouvements de libération nationale et des partis africains : le Parti africain pour l'Indépendance de la Guinée-Bissau et les îles du Cap-Vert, PAIGC, l'Organisation du peuple du Sud-Ouest africain SWAPO (Namibie), l'Union du peuple africain du Zimbabwe (Rhodésie du Sud/Zimbabwe), le Mouvement populaire pour la libération de l'Angola, MPLA, le Front de libération du Mozambique, FRELIMO, le Congrès national africain, ANC.

10 Alors que Moscou restait évasif quant à son soutien militaire à ces mouvements de libération, V. G. Solodovnikov, directeur de l'Institut d'Afrique et chef de la délégation soviétique à la Conférence internationale d'appui aux peuples des colonies portugaises, réunie à Rome en juin 1970, admit dans une interview à la Pravda que l'URSS fournissait aux combattants pour la liberté dans ces pays « des armes, des moyens de transport et de transmission [...], indispensables pour une lutte victorieuse », et que les spécialistes militaires et civils membres des organisations de libération, étaient formés en URSS (Pravda, 7 juillet 1970, cité par V. Shubin 2013 : 18). 11 De nombreux témoignages sont venus ensuite corroborer ces propos. L'un des interprètes ayant répondu à l'enquête de la Komsomolskaïa Pravda explique : Pendant deux ans (1974-1976), j'ai eu à servir sur ce site en tant qu'officier- interprète. [...] Je pense que tout cela n'est plus secret depuis longtemps et que je peux raconter ce que j'ai vu. [...] À partir de la deuxième moitié des années 1970, la presse soviétique [...] faisait de temps en temps mention d'affirmations « calomnieuses » de la presse bourgeoise racontant qu'en URSS, quelque part en Crimée, existe un camp secret où l'on prépare des terroristes internationaux. Ces déclarations, naturellement, étaient démenties avec indignation. Cependant, un tel établissement, sous le nom de Centre d'enseignement-165, a bel et bien existé jusqu'en 1990, pour préparer des militaires étrangers (Zubarev 2001 : s. p.). 12 Les interprètes et traducteurs qui y ont travaillé sont unanimes pour déclarer que le Centre d'enseignement-165 n'était en fait pas du tout secret, ni pour les services secrets occidentaux, ni pour les habitants du lieu dont un grand nombre (environ 500 salariés) entretenait le site. Ce site ne représentait un secret que pour les centaines de milliers de citoyens soviétiques qui se rendaient dans les stations balnéaires et les sanatoriums de Crimée. D'ailleurs, Yuri Gorbunov, traducteur d'espagnol et de portugais à

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Perevalnoe dans les années 1970, observe, photographies à l'appui, que malgré tout le secret qui entourait le Centre-165, on voyait en Crimée nos élèves dans les rues, dans les écoles, les entreprises de Simféropol, on les accueillait aimablement dans les kolkhozes et les sovkhozes. On les invitait aux manifestations festives des travailleurs de Crimée et eux, depuis la tribune installée près du bâtiment du comité exécutif régional et du monument à Lénine, suivaient avec attention les colonnes festives9. 13 À vrai dire, « ce qui restait secret concernait essentiellement les élèves : qui étaient-ils, combien, et de quel pays venaient-ils ? Presque toutes les armes étaient non secrètes, et l'URSS en faisait ouvertement commerce. Nous n'avions aucune relation avec le KGB » (Zubarev 2001 : s. p.). Sur la question du renseignement et de la sécurité intérieure, Yuri Gorbunov précise : « Dans toutes les armées du monde, on trouve obligatoirement des gens du contre-renseignement dans les unités. Et là où apparaissent des militaires étrangers, les gens du KGB ont autre chose à faire que de “perlustrer la correspondance” des lieutenants »10.

14 De son côté, Dmitri Zubarev raconte que : si dans les journaux apparaît un entrefilet annonçant que Sam Nujoma de Namibie, Joshua Nkomo de Rhodésie ou Agostinho Neto d'Angola est arrivé en URSS à l'invitation du Comité de solidarité avec les peuples d'Asie et d'Afrique, on peut être sûr qu'il mène des négociations sur la préparation de ses combattants, et que bientôt il nous faudra attendre l'arrivée du contingent correspondant (Zubarev 2001 : s. p.). 15 Il explique comment les rangs d'élèves africains s'agrandissaient à Perevalnoe : Tard dans la nuit [...] atterrissait sur l'aéroport de Simferopol un avion soviétique qui ne figurait pas sur l'horaire. Il arrivait de quelque pays africain ami ou d'un pays arabe ayant avec nous une frontière commune, où il y avait la guerre [...]. À bord de l'avion se trouvait un groupe d'élèves non armés, dans les tenues les plus diverses, avec à leur tête un responsable politique du groupe. Il suivait lui aussi la même formation. L'âge moyen de ceux qui arrivaient était entre 15 et 30 ans11. Un officier soviétique accompagnait le groupe. [...] Près de l'échelle, des autobus avec les stores baissés, qui appartenaient aux unités. On faisait monter ceux qui venaient d'arriver dans les autobus et une demi-heure plus tard ils étaient à Perevalnoe [...] (Zubarev 2001 : s. p.). 16 Evgueni Loguinov rapporte que : La première promotion du Centre-165 fut constituée en mars 1966. C'était des partisans de Guinée-Bissau. Ils se battaient alors contre les colonisateurs portugais, sous les drapeaux du PAIGC. Parmi les diplômés de Crimée s'est particulièrement distingué sur les fronts guinéens José Marquez : il fut nommé chef du département stratégique de l'état-major général, et le gars discret surnommé Brown devint un héros national12. [...] D'autres Guinéens arrivèrent pour les remplacer et aussi encore 200 combattants d'Angola et du Mozambique. De tous ceux-ci, c'est surtout Ribeira qui a eu de l'avancement13. 17 Les leaders des mouvements africains de libération nationale, parmi lesquels Agostinho Neto, Amilcar Cabral, Sam Nujoma14, Oliver Tambo15 furent invités au Centre. « Tous, lors des réunions devant les officiers, exprimaient leur satisfaction du haut niveau de préparation des élèves. Ils comprenaient à quel point c'était difficile d'instruire des partisans illettrés [...], ne parlant que les langues tribales [...] »16.

18 Dans les années 1960-1970, le Centre-165 formait essentiellement des partisans, des combattants et des commandants pour les armées révolutionnaires de libération nationale qui se battaient pour l'indépendance en Angola, au Mozambique, au Congo,

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au Zimbabwe, ou en Guinée ; il y avait 300 à 400 personnes en formation en même temps. De mieux en mieux aménagée, la base de Perevalnoe fut agrandie et deux ans environ après son ouverture, elle pouvait accueillir jusqu'à 500 combattants pour des cours de six à huit mois. Mais, en règle générale [...], il n'y avait habituellement pas plus de 300-400 élèves en même temps, de sorte qu'en moyenne 1 000 personnes par an étaient formées. On dit qu'en dix ans, toute l'armée de partisans de Guinée-Bissau a pu y améliorer sa qualification, et que certains combattants sont revenus plusieurs fois [...]. Pendant les 10 premières années d'existence du centre, les combattants des colonies anglophones et lusophones d'Afrique représentaient l'écrasante majorité des élèves17. 19 En 1980, Perevalnoe a été transformé en École militaire unifiée de Simferopol18, faisant disparaître par la même occasion, selon Evgueni Loguinov, les « disciplines pour partisans » du programme. À la différence du centre d'enseignement, la formation dans l'École désormais dispensée en russe pour une durée de deux ans ne préparait plus des partisans, mais des officiers cadres ; les élèves recevaient le grade de lieutenant dans leur armée nationale à la fin de leurs études. Parallèlement, étaient dispensés des « cours d'amélioration de la qualification » de courte durée19. À la fin de ces cours, les promotions comptaient des commandants, artilleurs, sapeurs-mineurs, officiers de transmission, opérateurs d'artillerie pour la défense aérienne, techniciens pour l'armement, voire des infirmières. Car à Perevalnoe étudiaient aussi des femmes20.

20 Au cours des douze premières années d'existence du Centre, des milliers d'élèves d'Éthiopie, de Guinée-Conakry, de Madagascar, du Mali, de Zambie, de Tanzanie, du Congo, du Bénin, de Sao Tomé-et-Principe y ont suivi une préparation. Les meilleurs d'entre eux ont, par la suite, servi jusqu'aux galons de général dans les armées de leurs pays21. Jusqu'à la chute de l'URSS, pas moins de 15 000 « spécialistes ayant un large profil »22 ont été diplômés du centre de Perevalnoe23.

Apprentissage de la langue russe

21 La question de l'apprentissage du russe par les étudiants africains, civils et militaires, devint rapidement une préoccupation importante pour les autorités soviétiques. Des cours préparatoires pour étudier le russe et les fondements de la préparation militaire n'étaient cependant pas envisageables au début pour les combattants africains de mouvements de libération. Il eut fallu en effet recruter un corps de traducteurs suffisamment dense, et que le matériel didactique fût prêt, et traduit dans les langues étrangères24. Des facultés préparatoires destinées aux militaires étrangers virent le jour, à partir de janvier 1950, dans lesquelles étaient créées des chaires de russe, langue étrangère ; une préparation militaire spéciale y était réalisée en même temps que les militaires étrangers étudiaient le russe (Bulkov 2007 : 44 ; Romashov 2010 : 44 ; Tkachev 2014 : 1117). Huit à dix mois (ultérieurement dix à onze mois) constituaient le temps jugé nécessaire pour acquérir la langue25.

22 Cependant, ces instructions ne s'appliquèrent que peu aux contingents africains. Il n'était en effet guère possible de réaliser ce type de préparation lorsque les élèves concernés étaient « pratiquement illettrés » et ne parlaient souvent pas la langue des anciennes métropoles26. Yuri Gorbunov souligne à ce propos qu'à Perevalnoe : « Au début, avec les partisans [Bissau] guinéens, le traducteur n'arrivait même pas à s'expliquer. Il s'avéra que les gars à peau sombre27 parlaient différents dialectes, et que

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très peu d'entre eux parlaient le portugais, et encore très superficiellement... »28. Ce que confirme Mickael Lvovski (2005 : s. p.) : « Beaucoup de combattants venus d'Afrique, ne parlaient pas les langues européennes. Dans un même groupe il y avait souvent des représentants de trois à cinq tribus qui ne se comprenaient pas entre eux. » 23 Lors des premières étapes de la formation des élèves africains, une charge considérable reposait de fait sur les traducteurs. Faute de temps pour étudier le russe, les Africains étudiaient les autres matières avec l'aide des traducteurs qui connaissaient l'une des langues européennes, car les enseignants ne savaient que le russe.

Formation politique

24 Dans le programme d'enseignement pour les combattants de libération, du temps était réservé à la préparation politique, ce qui s'accordait avec l'idée d'éveiller chez les élèves un esprit d'égalité et de justice, et la certitude de la justesse de la cause qu'ils servaient. Il s'agissait notamment de familiariser les Africains avec la théorie du marxisme-léninisme et avec l'histoire des mouvements révolutionnaires mondiaux. Aussi, les traducteurs ne devaient pas seulement traduire la terminologie militaire mais préparer idéologiquement les nouvelles recrues africaines en leur enseignant les rudiments du marxisme-léninisme. La difficulté ne résidait alors pas tant dans la connaissance de la terminologie politique que dans la capacité à rendre des idées politiques complexes compréhensibles pour des élèves ayant fait peu d'études. Mais l'essentiel, comme l'enseignait à Perevalnoe le colonel Antipov29, « était de leur apprendre d'abord sur qui et pourquoi tirer, et seulement après de leur enseigner comment tirer et utiliser les explosifs [...] »30.

25 Cette préparation politique était obligatoire31, mais elle n'occupait de fait pas beaucoup de temps et était ajustée pour chaque contingent d'élèves. « Pendant ces années-là, on étudiait l'histoire des mouvements révolutionnaires mondiaux — de Marx jusqu'à la dite troisième étape du mouvement révolutionnaire mondial que les étudiants étaient d'ailleurs en train de vivre. » Pour les élèves, tout cela était plutôt compliqué : « c'est qu'ils n'avaient jamais vu une carte de géographie... » (Zubarev 2001 : s. p.). Dans certains groupes d'Afrique lusophone, comme certains ne comprenaient pas le portugais, donc : Il fallait désigner, parmi les gens qui maîtrisaient le portugais et les dialectes tribaux, des traducteurs intermédiaires. C'est-à-dire qu'on utilisait « une double traduction ». Le traducteur soviétique traduisait en portugais, et le traducteur intermédiaire africain disait ce qu'il avait compris dans le dialecte tribal. Souvent le traducteur soviétique et les traducteurs intermédiaires étaient obligés d'expliquer aux élèves les avantages du socialisme, plus longuement que le professeur32. 26 « Que restait-il de la théorie après la double traduction, on n'en sait rien, d'autant que les élèves ne pouvaient pas prendre de notes » (Lvovski 2005 : s. p.). Dans ce contexte, les tensions ne manquaient pas, comme en témoignent certains traducteurs, à propos d'un enseignement idéologique qui pouvait générer des désaccords importants entre les responsables politiques accompagnant les militaires africains et l'encadrement soviétique, notamment à propos de la Chine : Un des thèmes importants était alors chez nous [en URSS] la lutte contre le maoïsme, or il y avait chez nous des élèves venant du Mozambique. Quand leur responsable politique comprit que, sous l'apparence de préparation politique était menée une propagande antichinoise, il posa catégoriquement la question à son

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commandement, à savoir s'il fallait arrêter ces cours. Et il fallut leur faire des concessions (Zubarev 2001 : s. p.).

Formation militaire

27 Lors de la préparation militaire des combattants de libération, qui durait de six à dix mois, les particularités géographiques des pays d'où venaient les élèves étaient prises en considération : des opérations de formation étaient organisées dans les montagnes, en forêt, en mer ou sur des fleuves. Les élèves apprenaient à fabriquer et à utiliser les explosifs, s'emparer de dépôts d'armes, organiser des diversions sur les centrales électriques et les sites militaires, prendre d'assaut des bâtiments et faire sauter des voies ferrées, réaliser des raids sur les commissariats de police, enlever des sentinelles, tirer au pistolet, à l'arme automatique, à la mitrailleuse, jeter des grenades. Simultanément, ils étudiaient activement la tactique et les règlements militaires des armées coloniales.

28 Dans ses souvenirs, Yuri Gorbunov note que l'enseignement donné aux Africains comportait l'apprentissage du travail de diversion sur les sites gardés par les armées coloniales ; pour leur permettre d'acquérir les subtilités nécessaires à la conduite de la guérilla et de certaines opérations spécifiques, des jeux de rôle étaient organisés33. Des dispositifs d'artillerie spéciaux avaient été élaborés pour les partisans, qu'on ne trouvait pas dans l'armement de l'armée soviétique, par exemple une installation de défense antiaérienne pouvant être chargée sur le dos et se montant en deux minutes. 29 Dans le même esprit, à partir d'un lance-roquettes multiple appelé Katioucha, les constructeurs soviétiques avaient fabriqué un mortier à un seul canon qui pouvait être porté par deux hommes. Cependant, de façon générale, on apprenait aux partisans à utiliser les armes en usage : Nos élèves étaient fréquemment complètement illettrés, et néanmoins on arrivait à les former avec succès. Par exemple, pour effectuer un calcul très simple pour faire sauter un pont, il fallait connaître l'arithmétique jusqu'à 1 000 ; et nous leur enseignions les chiffres et les opérations arithmétiques selon une méthode spéciale pour illettrés. Un jeune Africain normal est un matériau suffisamment malléable, dont on peut faire un bon soldat. [...] La plupart des élèves au cours de leurs études atteignaient dans leur spécialité le niveau de sergent de l'époque de la Grande Guerre patriotique34. 30 De toute évidence, une forme de fierté du travail accompli transparaît dans ces témoignages d'anciens enseignants et traducteurs qu'accompagne souvent un sentiment de supériorité à l'égard de leurs élèves africains, parfois teinté de commisération ou d'irritation35.

La vie dans le centre et à l'extérieur

31 À leur arrivée à Perevalnoe, comme d'ailleurs dans d'autres centres de formation36, les armes et l'alcool que les élèves avaient apportés leur étaient retirés. Ils étaient ensuite répartis en chambrées de dix, chacune regroupant préférentiellement des élèves de même origine ethnique. La discipline était rigoureuse : au début de chaque semaine, dès le matin, tout le personnel du centre d'enseignement — les officiers enseignants dans les différents cycles, la compagnie de la garde, l'état-major et quatre compagnies d'élèves africains — se mettait en rangs sur la place d'armes. Le commandant fixait les

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tâches à accomplir durant la semaine, informait sur les infractions à la discipline, et exprimait sa reconnaissance. Ensuite tous défilaient, au son d'un orchestre d'instruments à vent, devant la tribune sur laquelle se trouvait la direction de l'unité : le commandant, son adjoint, le chef du département politique.

32 Pour la durée de leur séjour, un ensemble de vêtements civils leur était fourni. Ils recevaient en outre quelques roubles chaque mois comme argent de poche. L'entretien d'un élève coûtait de 7 à 9 000 roubles/an à l'URSS. Entre autres, cela incluait la solde de 20 roubles par mois et par personne, les vêtements civils : costume composé d'un veston et d'un pantalon, une chemise, une cravate, un chapeau, des chaussures et un imperméable, le tout représentant une somme de 260 roubles. Les élèves étaient nourris avec des plats de la cuisine russe, non pas comme l'étaient les soldats soviétiques, à 90 kopeks par jour, mais selon la norme dite d'été, revenant à 3 roubles 50 kopeks. La Libye, l'Éthiopie (ainsi que le Laos) étaient les seuls pays qui payaient pour la formation de leurs citoyens en argent « réel ». Tous les autres étudiaient l'art de la guerre à crédit37. 33 Certains problèmes étaient liés aux difficultés d'assimilation d'une autre culture du quotidien, aux relations avec les élèves soviétiques, ou encore à la nourriture (les Guinéens, par exemple, ne mangeaient pas de bouillie de sarrasin, pensant que c'était du « riz avarié »). Pourtant, les rations destinées aux élèves étaient les plus riches parmi celles que proposait l'armée soviétique ; ils avaient droit à la « ration renforcée d'été », à savoir la catégorie supérieure de l'approvisionnement de l'armée, rarement appliquée. En gros, les élèves étaient nourris au niveau d'une bonne maison de repos de syndicat soviétique [...]. Le menu se différenciait tellement du menu habituel du soldat qu'il était interdit aux soldats servant dans les unités de s'approcher du bâtiment où se trouvait la cantine des élèves [...] (Zubarev 2001 : s. p.). 34 Le rythme des activités était soutenu et les exercices avaient lieu dans un climat assez tendu : lever à six heures, gymnastique, petit-déjeuner, déjeuner et dîner — toujours en ordre de formation. Entre le petit-déjeuner et le déjeuner, cinq heures d'exercices. Après le déjeuner, travail personnel ou participation à l'aménagement du territoire du centre et des sites de formation. « À partir de 18 h, on leur projetait au club des films soviétiques sur la guerre et la révolution. [...] Après le dîner, à partir de 21 h les élèves allaient faire les exercices de nuit conformes à l'horaire avec les enseignants et les traducteurs »38. Les exercices nocturnes étaient nombreux : par exemple, pour la préparation « génie-diversion » on installait des mines, les sapeurs faisaient des passages dans les champs de mines. Soumis à ce régime, les élèves grognaient parfois et certains disaient que la discipline était « comme en Chine » (Zubarev 2001 : s. p.).

35 Organisée sur un strict modèle militaire, surchargée d'exercices et d'efforts physiques, la vie dans le Centre-165 ne permettait guère aux élèves de se relâcher. Dans l'ensemble, les manquements à la discipline étaient rares ; on signalait parfois des bagarres entre élèves, et aussi des tentatives de franchissement de l'enceinte pour avoir des contacts avec des femmes (ibid.). 36 Sortir des limites du centre n'était autorisé que dans le cadre de visites dans des institutions soviétiques modèles, au titre de la formation politique ; celles-ci étaient organisées environ une fois par mois dans les kolkhozes, les fabriques, les écoles, les magasins de Simferopol, où « [...] ils [les élèves] pouvaient se convaincre de leurs propres yeux des avantages du socialisme soviétique. Ils voyaient en Crimée des

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kolkhozes riches et prospères, des stations balnéaires populaires sur la côte sud pour les travailleurs, les entreprises de Simferopol »39. 37 Il faudrait prolonger la description et analyser les multiples incidents relatés par les traducteurs et les interprètes afin de mettre au jour les espoirs, les tensions et les désillusions des acteurs. Les témoignages rapportés ici et la description réalisée ont pour seule ambition de proposer un premier aperçu sur la formation et la vie quotidienne des militaires, notamment des combattants des mouvements de libération à Perevalnoe et de susciter des recherches. On voudrait notamment connaître le point de vue des élèves africains du Centre-165 qui parfois cependant se laisse deviner à travers l'évocation de leur cursus, emploi du temps et de leurs conditions de vie ; quant à leur devenir, il n'est quasiment pas évoqué dans les sources consultées.

Le devenir des militaires formés en URSS

38 En l'absence d'enquête spécifique auprès d'anciens partisans ou officiers passés par le Centre-165, quelques données sur le devenir des anciens militaires formés en URSS permettent de découvrir une situation assez contrastée en ce qui concerne leur vie professionnelle après le passage en URSS dans les établissements militaires et après les guerres. Trois cas assez différents en témoignent : alors qu'en Angola, ceux-ci ont obtenu une certaine reconnaissance, la défiance reste toujours grande au Mozambique, tandis qu'en Éthiopie, ils sont devenus quasiment invisibles.

39 En Angola, nombre de diplômés des établissements d'enseignement militaire soviétiques ont occupé ou occupent parfois encore aujourd'hui des fonctions élevées dans les structures dirigeantes du pays ; le nom du général Francisco Lopes Gonçalves Afonso « Hanga », son nom de guerre, est souvent cité40. Au 1er janvier 1995, de nombreux militaires angolais avaient étudié dans les établissements militaires soviétiques (Shubin 2006), plusieurs d'entre eux à Perevalnoe ; d'autres passèrent par une école de guerre en Bulgarie, en Tchécoslovaquie ou en RDA, voire en Algérie. Selon un « inventaire » des diplômés des établissements d'enseignement militaire soviétiques, réalisé en 1989 par les services diplomatiques d'URSS à Lobito dans la province de Benguela, la plupart des 106 personnes retrouvées, dont 94 étaient des anciens officiers des Forces armées populaires de l'Angola (FAPLA) occupaient alors des postes de direction dans l'appareil du Parti et de l'administration de la province ou dans l'armée. 40 Dans la République populaire du Mozambique, le consulat général d'URSS à Beira a aussi fait des recherches en 1987 qui ont permis de retrouver près d'une centaine de Mozambicains ayant terminé leurs études dans des écoles supérieures ou secondaires spécialisées, y compris militaires. Cela fut difficile, notent les rapports diplomatiques, car nombre d'entre eux ne voulaient pas dire qu'ils avaient fait des études en URSS, évitaient les contacts avec les Soviétiques pour ne pas attirer sur eux l'attention de leur employeur41. D'ailleurs, selon les diplômés, les chefs mettaient des bâtons dans les roues à ceux ayant étudié en URSS. D'une part, ils devaient à leur retour effectuer un stage de perfectionnement de 45 jours avant même d'aborder la question de leur affectation à un poste. D'autre part, très souvent, les diplômés attendaient encore plusieurs mois, voire plus longtemps, avant d'obtenir le grade d'officier et l'on ne leur proposait que rarement un poste correspondant à leur spécialisation.

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41 L'Éthiopie propose l'un des exemples les plus éclatants de la « dévaluation » des contingents militaires formés en URSS, due notamment à la chute du régime de Mengistu Hailé Mariam et à l'arrivée au pouvoir de nouvelles forces politiques. Au 1er janvier 1995, le nombre d'Éthiopiens ayant terminé leur formation militaire en URSS/ Russie atteignait 5 79442. Quelles ont été leurs destinées ? S. V. Mezentsev, de l'Institut d'Afrique de Moscou, évoque l'ampleur du déclassement, voire de l'éviction : [...] On arrive dans la capitale éthiopienne, à l'hôtel Hilton. Qui est-ce qui lève la barrière à l'entrée ? Des colonels, des lieutenants colonels qui parlent le russe, qui ont étudié chez nous (en URSS) [...]. Notre coopération militaire active a commencé en 1977 et s'est achevée en 1991 [...]. Les colonels qui lèvent les barrières à l'entrée des hôtels, ce n'est pas le résultat du chômage ; ce sont des militaires de l'armée de Mengistu, qui combattaient ceux qui sont maintenant arrivés au pouvoir [...]. En 1991, lorsqu'ils (le Front démocratique révolutionnaire des peuples éthiopiens) ont pris Addis-Abeba, ils les ont tous envoyés dans des camps de filtration comme ennemis du nouveau pouvoir [...]. Ils se sont retrouvés dans des camps, qui pour un an, qui pour six mois. Certains [...] sont passés du côté du nouveau pouvoir, et alors ils (les chefs du nouveau pouvoir) les ont pris comme adjoints [...] et ils les ont utilisés pendant quelque temps dans les forces armées, tant qu'ils n'avaient pas appris à faire les choses eux-mêmes. Et ensuite ils se sont débarrassés d'eux. Ils les ont utilisés dans les années 1991-1995 [...]. Concernant le personnel de commandement — ceux qui avaient participé aux actions armées — certains furent fusillés, d'autres incarcérés pour longtemps, certains simplement écartés. La plupart des spécialistes de haut niveau — jusqu'à 90 % de ceux préparés en URSS — ne furent pas rappelés à leur poste [...] (Entretien, Institut d'Afrique de l'Académie des sciences de Russie, Moscou, 14 juillet 2016).

Les associations de diplômés d'écoles soviétiques

42 Que reste-t-il, pour ces nombreuses élites militaires africaines de leur séjour en URSS ? Si plusieurs d'entre elles ont occupé et occupent parfois encore aujourd'hui des postes de direction dans l'appareil militaire de leur pays, par exemple en Angola, elles ne revendiquent pas leur formation soviétique, sauf dans des pays où existent des regroupements d'anciens diplômés militaires et civils des établissements soviétiques. Or, les tentatives de regroupement des diplômés des écoles soviétiques ou russes, y compris militaires, n'ont guère abouti en Afrique subsaharienne et n'aboutissent toujours pas aujourd'hui. L'Association congolaise des anciens étudiants des universités des Républiques de l'ex-URSS pour le développement et l'entraide, créée en 2000, est l'une des très rares unions professionnelles en Afrique subsaharienne. Dans les autres pays, la création d'unions indépendantes et l'intégration des militaires formés en URSS dans des associations de diplômés d'établissements soviétiques ou de pays socialistes ne progressent pas. Ainsi, alors qu'il existe en Russie depuis 2004 une Union des vétérans d'Angola, les tentatives pour regrouper les diplômés angolais, civils et militaires, d'URSS, entreprises à plusieurs reprises en Angola, n'ont abouti à aucun résultat43. Il faut croire que la chute du mur de Berlin et l'éclatement de l'Union soviétique ont révélé, à côté de la marginalisation des idéaux socialistes dans ces pays, la réalité de leur formation sociale avec ses divisions ethniques, nationales ou professionnelles,

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privilégiant le retour dans le giron des anciennes puissances coloniales dont les diplômes se trouvent revalorisés pour l'occasion.

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ZUBAREV, D. 2001 « Arabskikh terroristov gotovili v Krymu » (Des terroristes arabes étaient formés en Crimée), Komsomolskaïa Pravda, 28 sept. http://index.org.ru/journal/19/zubar19.html.

NOTES

1. Les centres d'études où les étudiants étrangers, y compris africains, faisaient leur préparation militaire étaient éparpillés dans le pays, et se trouvaient surtout à la périphérie : en Sibérie, Extrême-Orient, Turkménistan, Azerbaïdjan, Kirghizistan, Kazakhstan. Pour un témoignage sur ces différents centres, voir celui d'A. Melnik traducteur militaire, diplômé de l'Institut militaire des langues étrangères -3-85 у.Учебные чентры для иностранчев в СССР (Z-85u. Les centres d'études pour étrangers en URSS). Сайт ВИИЯ (Военного института иностранных языков), site internet VIIJA (Institut militaire des langues étrangères), http://vkimo.com/node/860.

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2. Voir l'article récent sur les anciens militaires du Zimbabwe formés en URSS de J. ALEXANDER & J. A. MCGREGOR (2017). V. Shubin, directeur adjoint de l'Institut d'Afrique à Moscou, a entrepris depuis plusieurs années d'importantes recherches sur l'histoire des relations internationales entre différents pays d'Afrique et l'URSS, notamment sur les luttes de libération en Afrique australe, et s'est fortement intéressé aux questions militaires, ce qui l'a parfois conduit à aborder rapidement les questions de la formation des militaires. La vie quotidienne dans les centres de formation militaire est parfois évoquée lors de recherches sur les étudiants africains en URSS. Ainsi, l'historien S. V. Mazov note des cas isolés de conflits au niveau de la vie quotidienne entre la jeunesse locale et les élèves guinéens qui étudiaient dans les Cours centraux de préparation et de perfectionnement des cadres de l'aviation du MD à Frounze. À côté de certaines manifestations de « racisme ordinaire », il y avait, écrit-il, « des incompréhensions nées de l'ignorance de choses élémentaires se rapportant à la psychologie, aux coutumes, ou aux croyances des Africains » (MAZOV 1999 : 92-93). 3. Quelques informations ont également été recueillies sur l'École supérieure militaro- politique toutes troupes de Minsk, et sur l'École d'infanterie de Riazan (devenue ensuite l'École militaire supérieure des troupes aéroportées de Riazan). 4. www.veterangola.ru 5. Les traducteurs assuraient le travail des conseillers et des spécialistes. Très sollicité, ce groupe servait d'interface entre les élèves africains et l'encadrement militaire et était constitué avant tout par les élèves de l'Institut militaire des langues étrangères. Étaient aussi admis comme traducteurs et interprètes quelques diplômés des établissements d'enseignement civil destinés à devenir traducteurs-interprètes ou professeurs de langues étrangères. 6. Organe du Komsomol de 1925 à 1991, la Komsomolskaïa Pravda est un quotidien populaire à grand tirage, un « tabloïde » qui mêle notamment des nouvelles « people » et des enquêtes assez sérieuses. Il existe différentes éditions, notamment pour le Belarus, la Moldavie et l'Ukraine. Cette dernière a, dans le cadre de la loi de dé-communisation, pris le nom de KP en 2016. 7. C'est sur les concordances entre les témoignages que nous bâtissons un tableau de la formation, de la vie quotidienne des élèves africains à Perevalnoe. 8. Le mot pereval en russe veut dire « franchissement » ou « dépassement » en français. 9. Les souvenirs de Yuri Gorbunov ont pour titre Крым партизаны для Африки (Crimée, Les partisans pour l'Afrique) et sont publiés sur http://topwar.ru/37349- krym-partizany-dlya-afriki-chast-1.html. 10. http://topwar.ru/37349-krym-partizany-dlya-afriki-chast-2.html. 11. « En tout, les insurgés d'Amilcar Cabral étaient 75, ayant entre 16 et 35 ans », voir Centre de préparation de terroristes (http://feldgrau.info/other/10903-tsentr- podgotovki-terroristov), publié le 6 novembre 2014. 12. E. Loguinov, 2007, СВОУ (Симферопольское военное объединенное училище или 165 Учебный центр подготовке иностранных военнослужащих). Перевальное в СССР и сегодня. (SVOU. L'École militaire unifiée de Simferopol ou Centre de préparation des militaires étrangers, 165, Perevalnoe en URSS et aujourd'hui), http://vkimo.com/node/2012.

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13. Revenu au Mozambique, son pays, Ribeira prit peu après la tête de la Direction politique principale de l'armée d'insurrection. Bientôt, il passa dans l'opposition, devint un de ses leaders, et « tourna le canon de son fusil contre ses anciens camarades de réfectoire de Crimée » (LVOVSKI 2005, s. p.). 14. Le fils aîné de Sam Nujoma étudiait à Perevalnoe pour devenir aide-médecin militaire. 15. Vice-président puis président en exil de l'ANC. 16. http://topwar.ru/37349-krym-partizany-dlya-afriki-chast-1.html. 17. « Курсанты для борьбы за социализм во всем мире » (« Étudiants dans la lutte pour le socialisme dans le monde entier »), http://index.org.ru/journal/19/ zubar19.html. 18. L'École militaire unifiée de Simferopol cessa d'exister en 1992, cédant la place à la 84e Brigade mécanisée du 32e Corps d'armée des Forces armées ukrainiennes. 19. http://vkimo.com/node/2012. 20. Nous n'avons jusqu'à présent pas trouvé dans les différentes sources consultées de témoignage de l'une d'entre elles. 21. http://www.segodnya.ua/oldarchive/c2256713004f33f5c2256fea00516140.html. 22. E. Loguinov donne un chiffre encore plus important : 18 000 combattants pour les divers mouvements de libération nationale dans les pays d'Asie, d'Afrique, du Proche- Orient, http://vkimo.com/node/2012. 23. http://www.vko.ru/biblioteka/na-afrikanskom-kontinente. 24. Au début, ces études n'étaient pas gratuites. Mais très vite des accords pour la gratuité de la formation furent conclus avec de nombreux pays en voie de développement, dont des pays africains. Pour l'URSS cela contribuait sans doute à avoir plus d'autorité, influait positivement sur la réalisation des intérêts géopolitiques. Bien que dans les dernières années de l'URSS l'enseignement sur la base de la gratuité ait eu certains résultats négatifs, la préparation des militaires étrangers, notamment de ceux des pays comme l'Algérie, la Libye, fut une source d'entrée de devises importante (DIRECTION GÉNÉRALE DE LA COOPÉRATION MILITAIRE INTERNATIONALE 2001 : 124). 25. Après la faculté préparatoire, l'étude de la langue russe se poursuivait au sein de groupes réunissant trois à cinq élèves selon leur appartenance nationale et leur niveau d'instruction (TSEPIN & CHERNIAIKOV 2014 : 66). 26. Nous parlons ici des combattants des mouvements de libération dont un certain nombre provenant des zones rurales n'avaient jamais été scolarisés. 27. Comparativement aux combattants « métis ». 28. http://topwar.ru/37349-krym-partizany-dlya-afriki-chast-1.html. 29. Le colonel A. I. Antipov, chef du cycle socio-politique du Centre d'enseignement-165, était l'un des officiers les plus respectés du centre, http:// topwar.ru/37349-krym-partizany-dlya-afriki-chast-1.html. 30. http://topwar.ru/37349-krym-partizany-dlya-afriki-chast-1.html. 31. Dans les universités et établissements d'enseignement pour civils, la formation idéologique n'est devenue obligatoire qu'en 1968 (KATSAKIORIS 2015 : 206). 32. http://topwar.ru/37349-krym-partizany-dlya-afriki-chast-1.html. 33. http://topwar.ru/37349-krym-partizany-dlya-afriki-chast-1.html.

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34. http://index.org.ru/journal/19/zubar19.html. 35. Celle-ci s'expliquait parfois par un désir de transmettre rapidement les connaissances. 36. Les futurs élèves venant d'Afrique étaient d'abord mis en quarantaine durant une semaine pour vérifier qu'ils n'étaient pas porteurs de maladies transmissibles graves (lèpre, gale, syphilis, etc.), car de tels cas avaient été enregistrés au tout début. 37. http://topwar.ru/37349-krym-partizany-dlya-afriki-chast-1.html. 38. http://topwar.ru/37349-krym-partizany-dlya-afriki-chast-1.html. 39. Ibid. 40. Chef d'état-major des Forces aériennes et personnalité légendaire dans les forces armées angolaises, sorti d'une école d'aviation d'URSS, « Hanga » a dirigé pendant vingt ans les forces militaires aériennes de l'Angola. 41. Information du Consulat général d'URSS à Beira, République populaire du Mozambique « Travail du Consulat général avec les Mozambicains diplômés des établissements soviétiques », 29 février 1988. 42. www/vko.ru/sites/all/themes/vpk/templates/node-article.tpl.php. 43. Journal du directeur du Département consulaire de l'Ambassade d'URSS en Angola, 20 avril 1989.

RÉSUMÉS

Ouvert en Crimée en 1965, le Centre d'enseignement-165, Perevalnoe, fut le premier à accueillir pour des formations de courte durée les combattants des mouvements de libération nationale ; en 1980, il fut transformé en École militaire unifiée de Simferopol, préparant des officiers cadres. Cet article donne la parole aux traducteurs, enseignants russes de ce centre, longtemps tenu « secret » dont les témoignages, apparus sur les sites et forums de vétérans et dans la Komsomolskaïa Pravda, constituent une source utile pour cette recherche exploratoire. Si la formation militaire n'a guère souffert de contestation, l'apprentissage de la langue ou de l'enseignement idéologico-politique a parfois entraîné des tensions entre encadrement soviétique et militaires africains.

Opened in Crimea in 1965, the Perevalnoe Training Center-165, was the first to welcome national freedom fighters for short-term training. In 1980, it was transformed into a school to prepare high-ranking officers and renamed the Unified Simferopol Higher Military School. This article allows translators and Russian language teachers who worked at the Center a chance to speak, given that this longtime “secret” establishment has recently been discussed by eyewitnesses whose testimony given online on websites, such as veterans' forums, and in the newspaper Komsomolskaïa Pravda, constitute the sources for this initial research. If military training was hardly ever contested as such, language learning and ideological and political indoctrination sometimes caused tensions between the Soviet administration and African military trainees.

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INDEX

Mots-clés : URSS, formation, militaires, mouvements de libération Keywords : USSR, training, education, military, liberation movements

AUTEURS

NATALIA KRYLOVA

Institut d'Afrique, Académie des Sciences de Russie, Moscou.

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Étudiants touaregs dans l'ancien bloc soviétique Entre Mali et Azawad

Amalia Dragani

1 Le retour de la violence au Mali, au-delà des problèmes sécuritaires qu'il pose, renvoie aux rebondissements de la question nationale que l'on avait cru résoudre au sortir de la colonisation avec la construction et la structuration de l'État postcolonial, dans le cadre de l'orientation socialiste adoptée par Modibo Keita. Le bloc de l'Est et l'URSS en particulier furent alors les destinations privilégiées pour la formation des nouvelles élites. Il reste qu'au nombre des soubresauts entre le Nord et le Sud qui ont émaillé l'histoire de ce pays, on ne peut s'empêcher de s'interroger sur la place qui revient aux citoyens touaregs dans le processus de construction d'une identité malienne.1

2 L'intention est ici de tenter d'apporter quelques éléments de réponse à cette interrogation en suivant des anciens étudiants appartenant à la société touarègue et formés en URSS ou dans les pays de l'ancien bloc soviétique. Bien qu'ayant occupé une position périphérique par rapport aux dynamiques politiques nationales, en tant qu'individus appartenant à une minorité, leurs parcours n'en expriment pas moins la complexité d'une situation dont on ne peut saisir les enjeux sans interroger sa construction historique.

La « question touarègue » : de l'État colonial à son actualité post-coloniale

3 La pénétration française (1881-1903) et italienne (1911-1913) mit fin à la domination touarègue dans les régions sahariennes et sahéliennes, non sans avoir rencontré une résistance souvent farouche2 (Bernus et al. 1993 ; Boilley 1999 ; Claudot-Hawad 1990, 1998 ; Fuglestad 1983 ; Klute 1996 ; Lecocq 2002).

4 La population décimée, sous le choc de l'extermination des guerriers « nobles » censés la défendre, négocia avec l'ennemi sa soumission ou s'exila, notamment en Arabie saoudite, Algérie, Mauritanie et au Maroc. Le rôle des élites, dans ce contexte, était

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d'une part de servir de relais au pouvoir colonial et, d'autre part, de tenter de protéger la population et le peu de prérogatives qui restaient aux chefferies traditionnelles. Dans certains cas, il s'agissait d'une stratégie pour différer une résistance armée qui se manifesta dès 1916, en profitant de la faiblesse des envahisseurs impliqués dans la Première Guerre mondiale3 (Brock 1990 ; Fatoumata 1976 ; Fourcade 1938 ; Fuglestad 1973, 1976). 5 Mais les mouvements insurrectionnels n'aboutirent pas à la libération du joug colonial, ni à un rétablissement de la domination touarègue sur la région. Des phénomènes de « résistances multiples et diffuses » à l'assimilation, au recensement, à l'impôt et au contrôle se poursuivirent durant toute la période coloniale4 (Boilley 1999 : 319). 6 La politique coloniale française causa des bouleversements importants parmi lesquels l'abolition de l'esclavage domestique, l'instauration d'une nouvelle hiérarchie agréée par le colonisateur (remplacement des chefs traditionnels par des autres plus soumis au nouveau pouvoir), l'institution d'un principe dynastique masculin (Marcy 1941), la création de chefferies d'an ciens tributaires (imghad) et l'« anoblissement » de certaines chefferies maraboutiques. Si les Touaregs ne connurent pas les travaux forcés, comme les habitants du Sud, cela est dû à l'appropriation par les colons des terres de culture oasiennes et à leur redistribution aux anciens esclaves. En outre, en raison de la résistance farouche opposée au colonisateur, celui-ci se garda d'encourager les Touaregs à maîtriser les armes à feu modernes et à connaître des milieux métropolitains où existaient des revendications émancipatrices fortes. 7 C'est pourquoi un nombre très exigu de Touaregs ont prêté service dans l'armée lors de la Seconde Guerre mondiale (Oualett Halatine 2015 : 220-230) et aucun Touareg n'avait suivi d'études en « métropole » ni n'avait, à cette époque, été familiarisé avec les idéologies occidentales, comme le marxisme ou le socialisme, qui ont alimenté l'anti- impérialisme et l'anti-colonialisme des autres élites africaines. 8 Le moment venu de la décolonisation, absents de tout mouvement indépendantiste, politique et syndicaliste, faiblement représentés dans les instances nationales (au Mali, par un seul député touareg, Mohamed ag Elmehdi), car faiblement scolarisés, les Touaregs furent mis à l'écart de la vie politique malienne naissante. 9 La création de la République soudanaise, puis de la République du Mali, fut vécue par les Touaregs comme une traîtrise, un coup de Jarnac de la part des Français. Après avoir durement combattu l'occupant français, il était pour eux incompréhensible d'être dorénavant « cédés » à des gens du Sud, devenus « héritiers » de l'administration et du pouvoir colonial. Aux yeux des Touaregs, ces derniers étaient totalement illégitimes car ils avaient pris la relève sans coup férir ; or, du point de vue de l'idéologie guerrière et aristocratique de la distinction par l'honneur, la légitimité s'acquiert par les armes. D'autant que sitôt les Touaregs « incorporés » au Mali, Modibo Keita, fort de l'orientation socialiste de son régime, refusa d'accorder un rôle médiateur aux chefferies traditionnelles considérées comme « féodales ». Par la suite l'Azawad connut des rébellions cycliques, en 1963-1964, 1990-1992 et 2006 (Lecocq 2002). La plus récente, en 2012-2013, internationalisa le conflit par l'entremise des groupes djihadistes et de l'opération Serval, puis Barkhane, dans un contexte géopolitique marqué par la course aux ressources minières dont regorge le sol azawadien.

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Deuil du nomadisme et école

10 La construction des identités nationales a souvent été réalisée par le haut, et l'école, qui détient le monopole de la culture légitime, a constitué le lieu privilégié de la diffusion de cette culture nationale d'où la tentative d'assimilation forcée à travers la scolarisation (ag Litny 1993 ; Bernus et al. 1993 : 150-157 ; Boilley 1999 : 219-234 ; Camel 1993). Des récits d'anciens élèves (ag Foni 1990 ; ag Mohamed 1997) nous informent des rapts d'élèves par les administrateurs coloniaux5, auxquels répondaient différentes stratégies parentales. Les enfants étaient soit cachés dans les montagnes ou dans des grottes, soit remplacés par des petits esclaves, des « vassaux » et des « bâtards », ou alors les familles se déplaçaient en Ahaggar, où la scolarisation n'était pas obligatoire. La riposte des colons se traduisait alors par des internats scolaires d'où les enfants cherchaient à s'échapper par des fugues répétées. Les témoignages de maltraitances verbales (insultes, dérisions), physiques (punitions), ou symboliques (coupure des tresses, coiffure masculine traditionnelle réservée aux garçons) viennent souvent étayer la vie scolaire de ces enfants touaregs en milieu urbain (ag Foni 1990 ; ag Mohamed 1997 ; Bernus et al. 1993 : 150-157). Par ailleurs, hébergés chez des sédentaires, les conditions de vie et de logement étaient généralement éprouvantes pour ceux des enfants qui poursuivaient leurs études en ville.

11 Avec la mise en vigueur de la sédentarisation, même l'enseignement en arabe n'était pas épargné. Un témoignage que nous avons recueilli en 2011, en Algérie auprès d'un poète — aujourd'hui cinquantenaire et cadre à Tamanrasset — fait part de son traumatisme dû à la scolarisation forcée en arabe, qui l'a arraché à la vie nomade et aux affects familiaux, en le rendant presque aphasique pour une période — fort heureusement courte — de son enfance. Pour pallier ce silence et ce qu'il n'hésite pas à appeler un « deuil » — le deuil de la vie nomade qu'il a dû faire enfant —, il commença à composer de la poésie en langue maternelle. 12 Dans l'actuel Mali, dans la région de Goundam, la première école6 en milieu nomade fut ouverte en 1917 pour les Kel Ansar ; cette première tentative fut de courte durée, l'administration n'ayant apporté aucun moyen et laissant tout le poids de l'école et l'entretien des enfants aux chefs de tribus et populations. Exceptée la petite parenthèse de 1917, la scolarisation en milieu touareg a effectivement commencé en 1945, alors que l'école des fils de chefs à Kayes avait déjà été ouverte vers 1908. 13 Si 1945 signe le début de la scolarisation des enfants nomades avec la réouverture des écoles de Goundam, l'Adghagh dut attendre la création de l'école d'Agharous en 1947. Quant à la région de Gao, seules deux écoles y étaient actives en 1946, l'une pour les Kunta à Agamhor et l'autre pour les Kel Essuk à Ansongo. En 1956, des écoles nomades, sur le modèle de celle de l'Ahaggar, furent créées à Inakounder, Gossi, Ras el Ma et Djebock et, en 1958, une école « sédentaire » fut ouverte à Kidal (Boilley 1999 : 222-224)7. 14 Si les élites touarègues, longtemps tenues à l'écart de l'éducation coloniale, prirent conscience de la nécessité de s'emparer des outils du savoir occidental, ce fut notamment grâce à Mohamed Ali ag Attaher, un amenokal (chef) et érudit du groupe des Kel Ansar qui avait compris que la scolarisation était indispensable pour éviter une potentielle marginalisation et soumission aux élites subsahariennes (Bonte & Claudot- Hawad 2000). Ceci permet de nuancer une interprétation, excessivement binaire, du

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processus d'appropriation de l'institution scolaire par les Touaregs8 qui suit le schéma rejet/acceptation. 15 Après avoir été confrontés à des blocages institutionnels, ag Attaher et son fils décidèrent en 1920 de scolariser deux cents enfants pour leur permettre de poursuivre des études supérieures et de devenir des cadres. Le chef touareg se heurta à de nouvelles difficultés, mais réussit malgré tout, grâce à ses relations internationales, à inscrire deux jeunes en Algérie, deux autres à Saint-Louis du Sénégal, une trentaine à Tripoli et autant à Benghazi et à Al-Azhar. Dans son récit, recueilli par H. Claudot- Hawad et M. Hawad, ag Attaher Insad (1990) souligne l'absence d'une politique de scolarisation des Touaregs, qu'il juge intentionnelle et visant une mise à l'écart radicale9. 16 Grâce à ses efforts, des écoles primaires surgirent en milieu « nomade » et une petite partie des élèves poursuivit leurs études au collège de Diré jusqu'en 1962. Ce collège fut ouvert sur insistance de Mohamed Ali ag Attaher qui voulait que des enseignants soient formés pour le « milieu nomade ». Au départ, ce collège a formé essentiellement des instituteurs, comme Zakiou ag Rhissa, Abdoulahi ag Hamada, Moulaye ag Mohamed et tant d'autres10. Quelques-uns d'entre eux ont pu poursuivre leurs études pour atteindre le niveau du baccalauréat, alors qu'aucune fille touarègue ne fut scolarisée, ni au collège, ni au lycée. C'est seulement en 1960 que des filles passent le cap du primaire ; entre 1970 et 1975 quatre d'entre elles arrivent au niveau du brevet et du baccalauréat dans les Écoles normales ou au lycée : Fati Oualett Halatine et Khadijatou Oualett Halatine ont fréquenté l'École normale technique féminine (ENTF) de Ségou, Zakiyatou Oualett Halatine l'École normale de Bamako, et Rokiyatou Oualett Mohamed l'École centrale pour l'industrie, le commerce et l'administration (ECICA).

17 Après l'indépendance, l'effort de scolariser les enfants des nomades s'est dilué dans la politique nationale de scolarisation. Beaucoup d'écoles furent créées, mais la singularité des « écoles nomades » a disparu ainsi que l'attention à la scolarisation spécifique des enfants de milieu nomade, en nombre réduit suite aux sécheresses catastrophiques des années 1963-1964, 1973-1974, 1983, 2010 qui ont ravagé le cheptel. 18 La politique nationale en matière d'éducation a conduit le Mali à créer ses propres écoles supérieures : l'École normale supérieure, l'École nationale d'ingénieurs, l'École nationale d'administration, l'Institut polytechnique rural et peu après l'École de médecine. C'est dans ces écoles que furent formées la plupart des générations à partir de la fin de la première République, vers 1968. Le nombre d'étudiants d'origine saharienne y demeurera toujours réduit.

Étudiants touaregs dans le bloc de l'Est

19 Le nombre d'étudiants touaregs boursiers de l'État du Mali formés dans l'ancien bloc soviétique (URSS, Cuba, Tchécoslovaquie, Roumanie) est resté très faible comparativement à celui de leurs compatriotes qui ont obtenu un diplôme dans les mêmes pays, environ 2 500 pour la seule URSS entre 1962 et 199311. En effet, seulement une vingtaine d'étudiants touaregs ont étudié au cours des années 1960-1990 en URSS et dans les pays affiliés. Entre 1972-1973 et 1990, dix-huit étudiants ont été répertoriés dans les pays de l'Est. Parmi eux, certains sont allés en URSS (dont deux à Leningrad et à Moscou), en Tchécoslovaquie, en Pologne, en Ukraine, et d'autres auraient été envoyés

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en Roumanie. Ils sont tous rentrés au Mali après leurs études, et un seul a épousé une femme russe.

20 Parmi ces pionniers touaregs qui obtinrent une bourse de l'État malien, figure le professeur Abdoullahi ag Rhaly, aujourd'hui retraité à Bamako, qui a étudié la médecine aéronautique et sportive dans les années 1960. Il fut professeur de médecine, directeur de l'Institut régional de santé publique (IRSP), directeur de l'Organisation de coordination et de coopération pour la lutte contre les grandes endémies (OCGE) à Ouagadougou et président du Comité d'éthique du Mali. Dans les années 1970, un deuxième boursier, le docteur Ousmane ag Mohamed partit en URSS pour ses études. Rapatrié à Bamako, il y termina ses études de médecine, servit à Bamako, à Gao, puis à Tombouctou comme médecin. Il mourut de soif, avec son fils âgé de quatre ans, en tentant de fuir les exactions de l'armée consécutives à la rébellion de 1990. 21 À la fin des années 1970, Hamata ag Hantafaye a suivi des études d'ingénieur en froid. De retour à Bamako, il a travaillé au Laboratoire de l'énergie solaire et fut directeur de l'Agence nationale de développement des biocarburants ainsi que directeur national de l'Énergie solaire. Hamata ag Hantafaye a dû fuir le pays dans les années 1990, puis en 2012. Pendant une dizaine d'années, il s'est installé en Mauritanie où il a travaillé dans le privé. Lorsqu'éclata la rébellion de 1990, plusieurs mouvements locaux furent créés suite aux exactions commises contre les civils et il fut l'un des membres d'un petit mouvement, le Front uni de libération de l'Azawad (FULA). Puis vers la fin de la rébellion, les mouvements fusionnèrent dans les Mouvements et fronts unifiés de l'Azawad (MFUA) dirigés par Zahabi ag Sidi Mohamed. À la signature de l'accord de paix, Hamata ag Hantafaye rentra à Bamako. 22 Son frère, Abderahmane ag Hantafaye (dit Billa Ansari), a fait des études d'architecture et a travaillé à Bamako dans le privé. Lui aussi a dû fuir le pays pour la Mauritanie un certain temps, lors des deux dernières rébellions. Ils sont connus tous les deux pour leur position politique neutre lors du récent conflit. 23 Zakiyatou Oualett Halatine, issue du lignage des Kel Ansar12, ingénieure industrielle, a fréquenté l'École polytechnique de puis l'Institut polytechnique de Kiev en Ukraine. Elle a été fonctionnaire et a travaillé dans des organisations de développement, à la fois pour le Programme des Nations unies pour le développement (PNUD) local, et pour l'Organisation des Nations unies pour le développement industriel (ONUDI). Elle a aussi été ministre du Tourisme et de l'Artisanat (1999-2002)13 dans le gouvernement d'Alpha Oumar Konaré. Pendant les années 1990 et encore en 2012, suite aux pillages de sa maison et de celles de plusieurs autres de ses proches, elle aussi a dû fuir le pays. Porte-parole de l'Association des victimes et réfugiés de l'Azawad (ARVRA), elle travaille actuellement à la rédaction de ses ouvrages (Oualett Halatine 2013, 2014, 2015, 2016). 24 Son frère Zaki ag Halatine, ingénieur d'aviation civile, formé lui aussi à Kiev, a travaillé comme ingénieur mécanicien. Il a été obligé de quitter le pays en 1982 et il est décédé en 1984, suite à un accident de voiture. Ancien étudiant à Leningrad (aujourd'hui Saint- Pétersbourg), Ali ag Mohamed El Maouloud, petit-fils du chef de Gargando, issu lui aussi du lignage de lettrés musulmans Kel Ansar, avait obtenu une « bourse de l'État malien », après un baccalauréat avec mention afin d'étudier à l'Institut polytechnique « Kalinine » de Leningrad, puis à l'Académie forestière et technique « Kirov » de Leningrad, dans le cadre d'un Master of Sciences of Engineering entre 1973 et 1979. À

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son retour, il a été de 1980 à 2003 ingénieur à la Société malienne des tabacs et des allumettes (SONATAM), créée dans le cadre de la coopération sino-malienne en 1965, et y a occupé plusieurs postes de direction : chef de la production, puis directeur commercial. En 2006, Ali ag Mohamed El Maouloud est devenu directeur d'une société de boissons gazeuses à Ouagadougou, puis enchaîna des contrats dans le privé comme ingénieur. Il adhéra au Mouvement pour la libération de l'Azawad (MNLA) suite aux attaques perpétrées contre de nombreuses personnes de sa communauté. Aujourd'hui retraité, il vit à Dakar avec sa famille. Il est membre du sous-comité chargé de la justice, de la réconciliation et des questions humanitaires au sein du Comité de suivi de l'Accord d'Alger et membre du Bureau exécutif du MNLA dans le cadre du suivi des Accords de paix. 25 Étudiant en Roumanie, Elmehdi ag Hamati obtint un doctorat en mathématiques, fut professeur de mathématiques et Secrétaire général du ministère du Tourisme et de l'Artisanat à Bamako, alors que Najim ag Mossa, ingénieur en production d'engrais, étudia à Kharkov (Ukraine), travailla à l'usine de phosphates de Bourem, puis dans le secteur privé. Originaire de la région de Kidal, pendant les rébellions, il se réfugia en Algérie. Originaire de Goundam, Abdoul Razack ag Aboubacrine étudia l'agronomie en Ukraine et travailla avec l'aide de l'église norvégienne et au sein d'ONG.

26 Des Touaregs d'origine servile étudièrent également dans l'ancien bloc soviétique, tels Erless ag Abidine, ingénieur des Mines qui travailla dans le privé ; Abdoullahi ag Hamada, étudiant à Moscou, ingénieur des Mines, actuellement retraité, qui travailla à la Société nationale de recherche et d'exploitation des ressources minières (SONAREM) ; Attaher ag Mohamed, ingénieur en hydraulique à l'opération « Puits » de la Direction nationale de l'hydraulique et de l'énergie (DNHE). Ayant une « peau foncée », ils n'ont pas eu à fuir le Mali lors des rébellions des années 1990 et en 2012. 27 Pour terminer ce tableau, notons qu'une Franco-Touarègue, Nientao Simone Loiseau dite Takhnouna de Kidal, étudia l'économie en URSS.

28 Ainsi, ces élites touarègues formées en URSS ont étudié dans leur quasi-totalité dans des spécialités dites techniques et avec une bourse de l'État. D'autres furent envoyées pour des stages politiques en ex-URSS ou à Cuba par le biais du Parti, le mouvement pionnier ou les associations de jeunesse. Partis en tant qu'« animateurs de jeunesse », Cheikhna ag Mohamed fut ensuite agent du protocole et diplomate ; Azaz ag Loudagdag, membre du Haut Conseil des collectivités ; Assarid ag Imbarcawane, député et vice-président de l'Assemblée nationale ; Bayes ag Mohamed, membre du Bureau exécutif central de l'Union démocratique du peuple malien (UDPM), parti unique sous Moussa Traoré, et maire de Ménaka, sa localité d'origine. 29 De toute évidence, le devenir professionnel de ces étudiants formés dans l'ancien bloc soviétique n'a pas souffert de ségrégation marquée du point de vue de leur intégration dans la fonction publique ou même dans le privé. Le savoir technique acquis leur a permis de s'insérer dans le tissu économique et politique malien. Cependant, les diplômés maliens des grandes écoles « occidentales » ont été probablement les candidats préférentiels au sommet de l'État14 alors que les étudiants en URSS étaient considérés surtout comme des « techniciens »15. 30 Par exemple, Ahmed Mohamed ag Hamani, formé en France, fut plusieurs fois ministre, puis ambassadeur et Premier ministre ; Mohamed ag Erlaf, formé au Mali et en France, fut aussi plusieurs fois ministre et directeur de l'Agence nationale d'investissement des

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collectivités territoriales (ANICT) ; Alhassane ag Mohamed Mossa, formé au Mali et aux États-Unis, fut ministre, Directeur des affaires économiques et contrôleur. Ibrahim ag Youssouf, formé au Mali et aux États-Unis, fut fonctionnaire à la Direction nationale de l'alphabétisation fonctionnelle et de la linguistique appliquée (DNAFLA) et consultant.

31 Le nombre relativement peu important de Touaregs maliens ayant étudié en URSS ne permet pas de confirmer cette tendance. Mais l'on constate que les postes politiques de haut niveau ou les postes dans la haute administration ont été surtout occupés par des anciens des écoles « occidentales ».

Le destin politique des anciens étudiants touaregs

32 Le destin politique des anciens étudiants touaregs formés dans l'ancien bloc soviétique n'est pas univoque. Parmi les cadres touaregs cités ici, une personne a été ministre (ministre du Tourisme, poste souvent dévolu aux Touaregs16), une deuxième vice- président à l'Assemblée nationale, et une troisième, membre du bureau politique du parti au pouvoir, a occupé un poste politique de haut niveau.

33 Ils se sont confondus dans le lot des Maliens formés à l'étranger qui ont droit par la règlementation en vigueur au Mali à des équivalences pour leurs diplômes obtenus à l'étranger, ainsi qu'à l'accès à la fonction publique, et ils ne sont pas syndiqués. Il semble qu'aucun d'entre eux n'ait été membre de la Fédération des étudiants d'Afrique noire en France (FEANF) ou de l'Association des étudiants maliens en Union soviétique (AESMUS).

34 L'adhésion au mouvement indépendantiste et à l'État azawadien auto-proclamé ne relève pas, semble-t-il, d'une option « communautaire » mais plutôt d'un choix individuel, effectué souvent à la suite des exactions subies par les siens ou par soi- même ou encore en fonction des opportunités. N'ayant jamais adhéré à aucun groupement politique ni à aucun syndicat avant leur départ en URSS ou dans les pays de l'Est, les anciens étudiants touaregs qui ont été formés dans ces pays ne semblent pas avoir adopté de posture unitaire en matière politique durant leurs années soviétiques, mais ont cependant acquis une conscience plus solide des enjeux géopolitiques internationaux.

Mobilités estudiantines tous azimuts

35 La chute du mur de Berlin a modifié le sens des migrations universitaires pour les étudiants maliens et particulièrement touaregs qui sont maintenant un peu plus nombreux, mais ne bénéficient que rarement des bourses de l'État. Hormis les aides parentales, ce sont les ONG de développement ou les agences de coopération internationale qui accordent le plus grand nombre de bourses ou de stages, là où l'État, miné par les ajustements structurels, s'est désinvesti de la prise en charge de l'éducation. Les bourses sont toujours centralisées par le ministère en charge de l'éducation qui les octroie. Le nombre de postulants, devenu beaucoup plus élevé qu'auparavant, diminue la chance de candidats n'ayant pas d'appuis, ce qui est le cas des étudiants touaregs.

36 Les mobilités étudiantes touarègues se produisent aujourd'hui le plus souvent selon un axe sud-sud, avec des trajets qui conduisent des jeunes provenant de milieux ruraux et

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désertiques ou de petites et moyennes villes vers les capitales : Bamako, Niamey, Alger, ou encore en Afrique anglophone (Afrique du Sud, Ghana, Nigeria) ou vers d'autres pays francophones considérés plus « avancés » (Gabon, Sénégal). Parfois les migrations se font dans le sens sud-nord, avec quelques cas d'étudiants et doctorants boursiers en Europe, en Belgique, en Allemagne ou aux États-Unis. 37 Les mobilités étudiantes à l'international étant sous le coup des rapports historiques entre États, les pôles de mobilité se modifient d'une décennie à l'autre. Ainsi, la Chine s'est peu à peu instituée comme une destination privilégiée de formation et la plus grande pourvoyeuse de bourses, là où la Russie, qui avait perdu de son importance, recommence depuis peu à financer des mobilités estudiantines de boursiers africains.

38 Une vingtaine de Touaregs maliens, dont quatre femmes, ont été formés dans les pays de l'ancien bloc soviétique entre les années 1960 et 1993 dans le secteur technico- scientifique (médecine, ingénierie, géologie et chimie). Après avoir contextualisé ces parcours d'étudiants dotés de capital international dans le difficile processus d'appropriation de l'institution scolaire par les Touaregs, leur devenir professionnel et politique a été analysé, tant au sein de l'État malien qu'en appui aux mouvements indépendantistes.

39 Au-delà de l'information ethnographique et de la reconstruction micro-historique, l'analyse des mobilités afro-soviétiques, et en particulier des trajectoires individuelles d'étudiants touaregs dans la période de la « Guerre froide », nous permet de comprendre la dimension internationale d'acteurs locaux, issus des minorités d'origine nomade et pastorale. Elle éclaire leurs choix politiques respectifs et leurs éventuels engagements dans les mouvements politiques générés par les soubresauts de l'État postcolonial.

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NOTES

1. Je remercie sincèrement Ali, Badacha, Balkissa, Ibrahim, Zakiyatou, et les membres du programme ÉLITAF de la Fondation Maison des sciences de l'Homme, pour leurs remarques et suggestions sur ce texte et sur la recherche en cours sur les mobilités internationales des étudiants touaregs. 2. Notamment l'anéantissement de la mission Flatters (1881) par les Kel Ahaggar, de l'expédition du lieutenant-colonel Bonnier (1894) par Chabboun ag Fandagammo de Tinguereguif, ou de l'escadron de spahis à Tombouctou (1897), pour ne citer que quelques exemples. L'un après l'autre, tous les centres touaregs tombent dans les mains françaises, sauf les Ajjer qui sont sous domination ottomane et ensuite italienne : Tombouctou est conquise en 1894, l'Ahaggar en 1902, la ville caravanière d'Agadez en 1903. Les Italiens remportent la victoire dans la guerre italo-turque (1911-1913) suite à laquelle ils occupent le Fezzan (sud libyen) dominé par les Kel Ajjer. Leur présence dans le Sahara fut toutefois fragmentée à cause de l'entrée en guerre de l'Italie en 1915, durant la Première Guerre mondiale. En outre, les oasis du Fezzan étaient considérées moins intéressantes que les régions, fertiles et proches des côtes italiennes, de la Cyrénaïque et de la Tripolitaine. Une deuxième occupation de la Libye, suite à la guerre de reconquête (1920-1931) comporta la création de la Libia italiana, alors que le Fezzan fut intégré en 1931 à une entité appelée Territorio militare del sud (Territoire militaire du Sud), contrôlée directement par l'armée et qui comprenait l'oasis de Ghat et de Ghadamès, siège d'un fort militaire, où nomadisaient les Kel Ajjer, notamment les Ugharen (TUCCI 1949). 3. En 1916, en effet, Agadez est reprise par Kaossen ag Wantigidda, un « noble » des Ikazkazan et l'amenokal (chef) des Iwellemedan, Fihrun, défie les Français à Tombouctou, tandis qu'Al Khorer, à la tête des Kel Nan, mène des attaques en Azawagh. 4. Remarquable, chez les Kel Adagh, le cas d'Alla ag El Bechir, un « bandit » qui tire sur le groupe du chef de subdivision Clauzel en 1949, en parvenant à tuer l'un de ses goumiers et blesse le sergent Hughet dans une attaque qui lui est pourtant fatale en 1954. Sa tête fut exposée par les Français au puits de Boughessa. Sur cet épisode, voir P. BOILLEY (1999 : 249-268). 5. Nous avons à disposition des autobiographies d'instituteurs français d'école nomade, tant en Algérie (BARRÈRE 2014 ; GAST 1991, 2004) qu'au Mali (CLAUZEL 1989), qui exposent leur point de vue sur la difficulté de scolariser les enfants nomades en raison des transhumances qui rendent nécessaire la création d'écoles nomades dans les territoires occupés. Des travaux inédits et de la littérature grise (mémoires des étudiants touaregs, thèses, rapports des ONG) sont disponibles (AG L ITNY 1992 ; A LHASSANE 2004, 2006 ; ALHATT 2001). 6. Cette école nomade, créée à Goundam en 1917 fut fermée en 1927 et ré-ouverte en 1936, sur l'insistance de Mohammed Ali agg Attaher. 7. Outre les enseignants touaregs (BOILLEY 1999 : 222-224 ; CAMEL 1993 : 57-66 ; COMBELLES 1993 : 135), d'autres enseignants provenaient du Sud ; ils étaient souvent envoyés au Nord parce qu'indésirables chez eux, et certains, comme M. Mamadou Ba ou Cheikh Bathili, furent renvoyés à cause d'épisodes de brutalité envers les élèves. Des Français étaient aussi parmi les enseignants, tels André Roche et Marceau Gast auprès du campement de l'amenokal (chef) des Kel Ahaggar, Guy Barrère à Idelès, Marcel Bobo à

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Tinzaouaten, Claude Clauzel à Kidal (BARRÈRE 2014 ; CLAUZEL 1989 ; COMBELLES 1951, 1989, 1993 ;GAST 1991, 2004). Sur le rôle des enseignants à l'époque coloniale, voir aussi COLONNA (1975), J ÉZÉQUEL (2005) ; et sur la politique scolaire des Français en Afrique occidentale, on peut lire AUTRA (1956), BOUCHE (1975), CONKLIN (1997), JÉZÉQUEL (2003). 8. Le cas de Kel Ansar ne fut pas le seul. Auprès des Kel Aghlal, un groupe maraboutique de l'actuel Niger, où nous avons effectué notre terrain de doctorat, l'école avait été acceptée par ces érudits qui y voyaient une manière d'accroître leur savoir. Leur identité touarègue et musulmane leur apparaît tellement solide qu'ils ne craignent pas de courir le risque d'être acculturés. 9. L'historienne F. CAMEL (2000) remarque toutefois, dans un article qui porte sur la construction coloniale de l'élite Kel Ansar, qu'aucune source d'archive coloniale ou militaire ne rapporte de propos qui validerait l'hypothèse du chef touareg, selon laquelle les Touaregs auraient été écartés volontairement de la scolarisation pour bouleverser l'ordre hiérarchique traditionnel et les affaiblir vis-à-vis des autres groupes sahéliens. 10. ag Mohamed, Mohamed Ali (dit Handawa) ag Hamaty, Mohamed ag Ould, Mohamed ag Najim, Muphtah ag Haïri, Hama ag Mahmoud, Ahmed Mohamed ag Hamani, Zeini ag Mahoud, Ambeiri ag Rhissa, Mohamed Ahmed ag Attaher (Indexma), Mohamed Ali ag Mokhtar, Ahmedou ag Hama, Hamzata Hamid ben Alhousseini, Mohamed Ali ag Hamamatel, Dahmane ag Hamamoulou, Ahmed Mohamed ag Hamani, Younouss Hamey Dicko, Ibrahim ag Youssouf, Dedi ag Mohamed, Aboubacrine ag Ayaya, Abdoulahi ag Hamouna, Idiass Mmeck, Abba Ould Mohamed Najim, Hamoudi Ould, Ibrahim ag Hamani, Hamey ag Mahmoud, Mohamed ag Mahmoud, Hado ag Mahmoud, Mohamed ag Noutnout. 11. Pour une vision d'ensemble des circulations afro-soviétiques, voir K ATSAKIORIS (2015), MATUSEVICH (2008a, b, 2012), DE SAINT MARTIN, SCARFÒ GHELLAB & MELLAKH (2015), YENGO (2011). 12. Au moins une douzaine d'étudiantes et étudiants touaregs en URSS et dans les pays affiliés, cités dans cet article, sont issus du groupe maraboutique des Kel Ansar, considéré comme étant parmi les plus « intellectuels » en raison de la présence de nombreux érudits et lettrés musulmans ; c'est dans ce groupe que les premières expérimentations d'écoles nomades ont vu le jour en 1917 avec l'appui du chef local Mohamed Ali g Attaher (AG ATTAHER INSAD 1990 ; CAMEL 2000).

13. Sur les femmes africaines en politique, voir aussi LESOURD (2007). Sur le rapport des femmes touarègues à la politique, voir CLAUDOT-HAWAD (1989) et, pour une étude de cas, DRAGANI (2015). 14. Des Touaregs ont occupé des hauts postes à responsabilité au Mali. Sous la 2e République à l'époque du parti unique de l'Union démocratique du peuple malien (UDPM), des Touaregs furent ministres dont M. Hamma ag Mahmoud, des membres du bureau exécutif central de l'UDPM (entre autres Mohamedoun agg Assadeck et Baye ag Mohamed). Durant la 3e République, d'autres Touaregs ont assumé de hautes fonctions : Oumarou ag Ibrahim Haïdara, président d'une institution de la République (Haut Conseil des collectivités) ; Ahmed Mohamed ag Hamani fut Premier ministre de 2002 à 2004 ; Alhassane ag Mohamed Mossa, Mohamed agg Erlaf et Agattam agg Alhassane furent ministres.

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15. En effet, entre 1960 et 1980, quatre Touaregs « maliens » ont été envoyés comme boursiers « en Occident » : deux aux États-Unis et deux en France. 16. Au Niger également, un Touareg, Rhissa ag Boula a été nommé ministre du Tourisme et actuellement Nina Wallet Intallou est ministre du Tourisme et de l'Artisanat au Mali.

RÉSUMÉS

Dans le cadre des mobilités étudiantes afro-soviétiques, une vingtaine de Touaregs maliens, dont quatre femmes, ont été formés en Union soviétique et dans les pays de l'ancien bloc soviétique, entre les années 1960 et 1993, dans le secteur technico-scientifique (médecine, ingénierie, géologie et chimie). Après avoir contextualisé ces parcours d'étudiants dotés de capital international dans le difficile processus d'appropriation de l'institution scolaire par les Touaregs, leur devenir professionnel et politique est analysé, tant au sein de l'État malien qu'en appui aux mouvements indépendantistes.

As part of African-Soviet student mobilities, between the years 1960 and 1993, around twenty Malian Tuareg, including four women, were trained in the Soviet Union and in the former Soviet bloc, in the technical-scientific sector (medicine, engineering, geology, and chemistry). After an historical contextualization of these international student's trajectories through the difficult process of adapting to institutionalized formal schooling, we analyze their future professional and political careers, both in Mali and in support of the independence movements.

INDEX

Keywords : Mali, USSR, Azawad, Tuareg, state, micro-history, mobilities, separatist movement, schooling Mots-clés : Mali, URSS, Azawad, Touaregs, État, micro-histoire, mobilités, mouvement indépendantiste, scolarisation

AUTEUR

AMALIA DRAGANI

Institut des mondes africaines (IMAF), CNRS-EHESS, Paris.

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chronique bibliographique

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CHRONIQUE BIBLIOGRAPHIQUE Un spectre hante l'Afrique, le spectre du communisme d'Albert T. Nzula !

Jean Copans

1 Bien avant les venues estudiantines, universitaires et géopolitiques postcoloniales des années 1960, de nombreux militants et cadres communistes ou apparentés des pays coloniaux et du Tiers-monde, pour ne pas parler de « l'Orient » soviétique, avaient pris le chemin de Moscou pendant les vingt ans où le Komintern activa la révolution internationale (1920-1940). L'Afrique subsaharienne ne fut pas au premier rang de ces visites mais certains de ces invités furent symboliques à plus d'un titre. Ainsi en fut-il d'Albert T. Nzula, originaire d'Afrique du Sud, au tournant des années 1930. 1

2 Le 14 janvier 1934, Albert T. Nzula meurt de pneumonie dans un hôpital de Moscou, ramassé ivre mort quelques nuits auparavant dans l'une des rues de la capitale soviétique. Il aimait la vodka, disait-on, mais il était aussi, et surtout, le premier secrétaire noir du Parti communiste sud-africain, arrivé à Moscou depuis l'automne 1931, pour y suivre une formation de cadre au sein du Komintern (la IIIe Internationale). A. T. Nzula est connu au-delà des cercles spécialisés de l'histoire du communisme en Afrique du Sud en tant que co-auteur, avec deux des futurs spécialistes soviétiques de l'Afrique et des études africaines, I. I. Potekhin et A. Z. Zusmanovitch, d'un ouvrage paru en russe à Moscou en 1933, sous le titre Le mouvement de la classe ouvrière et le travail forcé en Afrique nègre (Potekhin et al. 1933) 2. L'intérêt de cet ouvrage est évident pour ceux qui ont essayé d'appliquer ou d'utiliser les perspectives marxistes et communistes à la compréhension de l'Afrique subsaharienne, car ce texte se penche sur l'ensemble de cette partie du continent, y compris ses colonies françaises. 3 Cet ouvrage a été édité de manière extrêmement attentive en anglais en 1978 par le sociologue britannique Robin Cohen, spécialiste des migrations et des classes ouvrières africaines3. En effet, les années 1970-1980 voient la thématique des classes et luttes ouvrières prendre une place marquante dans les études tiers-mondistes et africanistes

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internationales. Le cas de l'Afrique du Sud soumise à l'apartheid, et de sa classe ouvrière, très nombreuse, sollicite évidemment une attention particulière et cette traduction en est une preuve évidente4. Rappelons que l'expérience communiste sud-africaine est tout à la fois distincte de celle des autres mouvements communistes apparus sur le continent, expériences plus tardives et très dépendantes des communismes métropolitains, d'une part, et que la distinction raciale joue par ailleurs un rôle non négligeable et unique en Afrique du Sud jusqu'à l'accession de Nelson Mandela au pouvoir et même par la suite, d'autre part5. Évidemment on peut s'interroger sur l'absence de traduction de ce texte dans les langues des grandes puissances coloniales de l'époque (anglais, français, portugais) pour ne pas parler des langues de l'Afrique du Sud comme l'afrikaans ou le zulu, langue natale d'A. T. Nzula, et sur les raisons politiques qui font qu'en 1933-1934 le Komintern et ses appareils internationalistes (en direction des travailleurs noirs ou encore des syndicats) n'ont pas cru bon de le diffuser à l'extérieur de l'URSS.

4 Le titre de l'ouvrage en anglais n'est pas celui du texte originel. R. Cohen explique que l'ouvrage parle autant des paysans et des luttes paysannes que du mouvement ouvrier et syndical, ce qui l'a conduit, ainsi que le traducteur, Hugh Jenkins, à adapter et parfois à réécrire certains passages, à refaire des tableaux (une quinzaine) et même à réorganiser les chapitres. R. Cohen souligne surtout les efforts éditoriaux déployés pour mettre en lumière les contributions spécifiques d'A. T. Nzula. C'est ainsi que les éditeurs ont enrichi l'ouvrage d'une quarantaine de pages d'annexes avec des correspondances et une dizaine d'articles parus dans The Negro Worker qu'on peut lui attribuer avec plus ou moins de certitude. 5 L'ouvrage est composé de huit chapitres qui vont du tableau économique global de l'Afrique dans l'économie mondiale des années 1920 à l'examen critique de ce que les auteurs dénomment le réformisme national ou nationaliste. Le tableau économique décrit l'Afrique comme productrice de matières premières mais insiste également sur son rôle contradictoire en tant que consommatrice de biens européens importés, ce qui permet d'examiner le rôle de l'exportation des capitaux dans le continent. Le deuxième chapitre débute l'analyse sociale proprement dite en abordant l'oppression économique de la paysannerie alors que le suivant décrit plus précisément le travail forcé dans les plantations, les fermes et les mines. Les auteurs distinguent bien trois zones distinctes d'exploitation et l'une des trois est la petite production paysanne dans les réserves sud-africaines. Quant au travail forcé, il est évoqué par les exemples du système congolais belge et du travail forcé sur les fermes et mines sud-africaines. Tout ce panorama débouche sur une analyse plus théorique des rapports entre travail contractuel, travail forcé et travail servile. Les trois auteurs se penchent ensuite sur les effets de la crise de 1929 et de la dépression mondiale sur l'agriculture et la production minière en Afrique noire. 6 Les chapitres suivants s'attachent aux luttes, aux positions idéologiques et aux critiques des mouvements politiques et syndicaux africains. Ces pages sont rédigées explicitement à partir du rôle et du programme de la IIIe Internationale communiste (Komintern) et de ses relations avec les divers mouvements sociaux ou nationaux existants. Ainsi l'ANC, fondée en 1912, est-elle considérée comme l'organisation dominante du réformisme national à l'œuvre en Afrique du Sud. Le chapitre cinq est dédié aux mouvements et soulèvements paysans à travers tout le continent, et le chapitre suivant s'attache au mouvement syndical sur les plans à la fois géographique,

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sociologique et idéologique. Ainsi les marins et les dockers africains reçoivent-ils une attention particulière. Le tout débouche sur le rôle de la Première conférence des travailleurs noirs, convoquée à Hambourg le 7 juillet 1929 (sous l'égide de l'Internationale syndicale, le Profintern, dépendant de la IIIe Internationale), qui décide de mettre sur pied un Comité international syndical des travailleurs nègres et de lancer plusieurs publications dont le journal The Negro Worker. On y évoque en passant l'existence d'un journal en France intitulé Le cri du Nègre 6. Le chapitre sept expose la lutte économique de la classe ouvrière, ses grèves et la naissance d'une conscience de classe révolutionnaire. Enfin le dernier chapitre, qui sert en quelque sorte de conclusion, détaille les limites du réformisme nationaliste : on y découvre le rôle des classes exploiteuses africaines et indigènes (native) à travers les cas de la Gold Coast (Ghana actuel), du Kenya et évidemment de l'Afrique du Sud. La dernière section, qui ne fait qu'un long paragraphe, conclut sur un extrait d'une résolution du 6e Congrès de la IIIe Internationale de septembre 1928.

7 R. Cohen consacre l'essentiel de son introduction à retracer la vie et les activités politiques d'A. T. Nzula. Ce dernier, d'origine zulu, naît le 16 novembre 1905 à Rouxville dans l'État libre d'Orange. Il fait ses études à Bensonvale, Herschel et Lovedale où il devient instituteur, d'abord à Aliwal North ; il complète son salaire en servant d'interprète au tribunal. Par ailleurs il devient secrétaire de la cellule locale de l'Industrial and Commercial Union (ICU)7 puis déménage à Evaton où il enseigne à l'école de la Mission de l'Église méthodiste épiscopalienne africaine de Wilberforce. Sa période de militantisme politique est fort brève puisqu'elle débute seulement en 1928. D. Wolton, un des responsables du Parti communiste sud-africain, décrit le recrutement d'A. T. Nzula dans le Parti après un meeting tenu à Evaton dans le Transvaal en 1928 (Historicus 1976 : 92-93). Ce dernier démissionne alors de son poste ou en est licencié. Il fréquente régulièrement le siège du Parti à Johannesburg et dévore les ouvrages de sa bibliothèque. Il inaugure son activité politique publique en participant à la prise de parole « pour Blancs » tenue tous les dimanches soirs sur les marches de la mairie de la ville. D. Wolton décrit son intervention comme un succès8. 8 Pendant les deux années et demi suivantes, A. T. Nzula devient un militant des plus actifs : il écrit dans le journal du PC, Umsebenzi (« Le travailleur » en xhosa, fondé par E. Roux en 1930), en devient le secrétaire général, se cultive en marxisme auprès de D. Wolton et de B. Bunting et soutient le projet d'africaniser le Parti. A. T. Nzula commence à se faire remarquer en organisant un mouvement populaire contre les pass à partir d'août 1929 sous l'égide de la Ligue des droits des Africains. Cette dernière constitue un peu le modèle d'une organisation de front uni et son chant de combat, « Mayibuye i Afrika » (« Reviens, Afrique »), va devenir le chant le plus connu de tous les rassemblements militants ultérieurs. Mais la conjoncture n'est pas favorable : l'ICU est en train de vivre ses derniers instants, le gouvernement renforce sa répression et l'objectif d'un million de signatures et d'un meeting de masse (pour le 11 novembre) ne rencontre pas tout à fait le succès espéré. Le projet de relancer le mouvement un mois plus tard lors de la célébration de la journée de Dingaan avec le slogan, « Vive la république indigène »9, rencontre alors l'opposition de Moscou qui, froidement, sans consultation ou discussion, impose la dissolution de la Ligue. Cette dernière, qui constituait le seul lien entre le PC, les militants de gauche de l'ANC et l'ICU, apparaît alors comme un simple instrument du Komintern : le passage au mot d'ordre de « classe contre classe » sera d'ailleurs un désastre non seulement pour les communistes sud-

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africains mais aussi pour tout le mouvement communiste international. L'année suivante, en 1930, le mot d'ordre est de brûler les pass, le paradoxe étant qu'A. T. Nzula n'en avait pas ! Les meetings sont néanmoins des succès et 3 000 pass sont ainsi brûlés à Durban10. 9 Par ailleurs, A. T. Nzula se trouve obligé de s'occuper des affaires de la Fédération non européenne des syndicats et en devient le secrétaire général début 1930. On a l'impression qu'il ne se sent guère concerné par les revendications ouvrières classiques et il juge très sévèrement cette organisation mais, selon R. Cohen, très injustement car elle avait organisé l'une des premières grandes grèves interraciales dans l'industrie textile. Il en vient à lancer la Fédération africaine des syndicats pour la remplacer. Il assigne à cette dernière des objectifs plus politiques mais seulement quatre syndicats blancs y adhèrent, et elle perd rapidement l'essentiel de ses membres. C'est son incapacité à mobiliser autour des revendications ouvrières de base, et non son radicalisme ou son caractère interracial admis à ce moment-là par beaucoup d'autres syndicats, qui explique son échec. Il apparaît à la lumière de cet événement qu'A. T. Nzula se comporte plus comme un orateur ou un politicien que comme un syndicaliste. 10 Sa dernière action mémorable avant son départ à Moscou est celle de l'organisation d'un grand meeting de chômeurs noirs le 1 er mai 1931, mais ce dernier dégénère en violences. Un des co-organisateurs est condamné à douze mois de travail forcé et A. T. Nzula échappe curieusement à toute interpellation. Cependant, le mentor de ce dernier, Douglas Wolton, vient de recevoir des consignes de Moscou pour y envoyer des militants en formation et c'est ainsi qu'A. T. Nzula embarque au Cap sous le faux nom de Conan Doyle (sic !) Modiakgotla (du nom d'un ancien responsable de l'ICU) et arrive le 25 août à Moscou. 11 A. T. Nzula se trouve intégré à l'Association de la recherche sur les questions nationales et coloniales (NIANKP) de l'Université communiste des travailleurs de l'Orient (KUTVU)11. Il existait à ce moment-là quatre écoles du Parti, l'Université Lénine pour les militants de l'Occident, l'Université Sun Yat-Sen pour les Chinois, le KUTVU pour l'Afrique et le reste de l'Asie, et l'Académie des professeurs rouges qui formait l'encadrement de ces trois universités. 12 Les études africaines sont en train de naître à cette même époque en URSS. En avril 1929, un plan détaillé avait été mis au point, notamment grâce à la collaboration d'un des fondateurs des études africaines marxistes, le Hongrois André Shiik (1891-1978), parfois orthographié Endre Sik, alors à Moscou12. Son plan est repris officiellement et un Bureau africain permanent est installé au NIANKP. A. Shiik insiste beaucoup sur la prise en considération du point de vue des Africains eux-mêmes dans l'établissement de la sociologie, de l'histoire et de l'économie du continent. C'est ce qui conduit à impliquer concrètement les révolutionnaires et les chercheurs africains présents à Moscou dans ce programme. Ainsi A. T. Nzula collabore-t-il avec plusieurs chercheurs : il enseigne notamment le zulu à I. I. Snegarev, qui traduit des contes zulu en russe, et ce dernier reconnaît très ouvertement le rôle décisif d'A. T. Nzula dans sa traduction. Se retrouvent au Bureau africain celui qui deviendra par la suite le parrain des études africaines soviétiques, I. I. Potekhin (1903-1964) ainsi que A. Z. Zusmanovitch (1902-1965). I. I. Potekhin se spécialisera sur l'Afrique occidentale notamment anglophone et A. Z. Zusmanovitch sur le Congo et le Liberia. Ces spécialisations désignent très clairement les différentes responsabilités dans la rédaction de l'ouvrage collectif. R. Cohen insiste d'ailleurs sur l'enthousiasme de ces trois jeunes chercheurs

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(qui n'ont pas encore trente ans), dont l'un ne parle pas russe et les deux autres à peine anglais, et dont les sources documentaires africanistes sont des plus maigres. Cet ouvrage est d'ailleurs considéré comme le premier ouvrage russe publié sur l'Afrique (à l'exception des travaux qui portent sur les origines du poète Pouchkine)13. 13 Il faut rappeler que la question nationale était devenue l'un des objectifs prioritaires du Komintern et qu'il paraissait évident à la fin des année 1920 que le prolétariat africain devait participer au mouvement anti-colonial et de libération nationale, socialement et idéologiquement bien plus ample. N'oublions pas que les pays au cœur de ces débats, au-delà des républiques soviétiques d'Asie centrale, déjà sur la « voie » de la révolution prolétarienne, étaient l'Inde, la Chine, l'Indonésie, la Perse (l'Iran actuel), l'Afghanistan ou encore les populations noires des Caraïbes ou des États-Unis. et Jomo Kenyatta se retrouvent d'ailleurs ces années-là à Moscou14. Pour ce qui est de l'Afrique du Sud, R. Cohen signale la présence à Moscou d'Edwin Mofutsanyana qui va succéder à A. T. Nzula comme secrétaire général du SACP pendant les années 1930, ainsi que de J. B. Marks et Moses Kotane (qui deviendront aussi ultérieurement des secrétaires généraux du SACP).

14 À Moscou, A. T. Nzula est de plus en plus impliqué dans les activités de l'International Trade Union Committee of Negro Workers (ITUCNW). Membre de son Praesidium à partir de juin 1930, il est ensuite élu à son conseil exécutif ainsi qu'au Comité central du Profintern. Il devient contributing editor de la publication de l' ITUCNW, l'International Negro Workers Review devenue en 1931 The Negro Worker. On peut juger de la qualité de ses écrits dans les annexes du livre et, selon R. Cohen, on peut y sentir l'influence de G. Padmore, qui a été de 1930 à 1933 le rédacteur en chef de The Negro Worker. 15 R. Cohen consacre une page entière au décès d'A. T. Nzula. Une nécrologie semble avoir été publiée dans la Pravda, et une délégation de militants internationalistes, de membres du Parti et d'universitaires ont assisté à une cérémonie au crématorium de Moscou. Il se demande pourquoi A. T. Nzula est resté plus de deux ans et demi à Moscou alors qu'habituellement les militants, une fois formés, étaient renvoyés assez rapidement chez eux. Certains militants de gauche, dont des trotskystes, ont avancé l'hypothèse qu'il avait été liquidé par le Komintern. L'historien vétéran marxiste trinidadien, C. L. R. James15, a confié à R. Cohen en janvier 1978, alors enseignant à l'Université de Trinidad, qu'en fait deux agents de sécurité soviétiques étaient venus enlever de force A. T. Nzula au cours d'un meeting à Moscou et qu'il n'avait plus jamais été revu par la suite. L'informateur de C. James n'était autre que J. Kenyatta qui affirmait avoir quitté le mouvement communiste justement à cause du traitement réservé à A. T. Nzula16. Mais, à juste titre, R. Cohen se demande si J. Kenyatta est un témoin tout à fait fiable. Il conclut sur l'exceptionnelle personnalité d'A. T. Nzula, sur sa capacité à dépasser les querelles internes du SACP de l'époque et affirme que s'il avait vécu, il serait probablement devenu l'un des grands dirigeants du mouvement révolutionnaire noir d'Afrique du Sud et peut-être du nationalisme africain.

16 Quelques remarques générales pour conclure sur le contenu de cet ouvrage. Malgré une mise en contexte global, l'analyse n'est pas véritablement continentale. La demi- douzaine de cas examinés à travers tout le texte n'épuise nullement l'ensemble de l'Afrique subsaharienne et de ses très nombreuses colonies. Certes, il existe déjà des

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travaux coloniaux sur l'histoire ancienne ou sur le projet colonial africain en anglais ou en français, mais ils ne sont pas connus à Moscou. Il y a très peu de références dans le corps même de l'ouvrage et il faut souligner la perspicacité de R. Cohen, qui indique par-ci par-là, dans les notes, les ouvrages ou textes auxquels les trois auteurs font probablement référence de manière implicite.

17 Pourtant le développement du capitalisme en Afrique subsaharienne est inégal. Cette problématique inspirée du V. I. Lénine (s.d.) d'avant la Révolution de 1917, auteur du volumineux Le développement capitaliste en Russie de 1899, a trouvé un prolongement ultérieur dans certains écrits de Léon Trotsky. On peut penser que la comparaison entre une Afrique du Sud, très capitaliste malgré ses particularités, et le tout-venant colonial, notamment dans ses versions purement agricoles et de petite paysannerie, ne va pas de soi et a incité les trois auteurs à une réflexion prudente. Le critère des luttes ouvrières ou même nationalistes, qui sert évidemment de fil conducteur à l'ouvrage, dessine clairement l'inégal niveau de développement des luttes. 18 Sans proposer de théorie générale des formations sociales ou des modes de production de l'Afrique précoloniale, ou même coloniale, les trois auteurs suggèrent néanmoins l'existence de formations sociales originales en Afrique subsaharienne : elles sont d'abord agricoles, même si l'Afrique du Sud et le Congo belge constituent les sites des grandes ressources minières (et ouvrières si l'on peut dire). Ils exposent les différentes formes d'exploitation et de mise au travail de la paysannerie depuis l'expropriation foncière par la traite, le système des réserves, l'exploitation économique coloniale directe (par les cultures forcées, les prix) ou indirecte (le rôle de l'impôt et des taxes par exemple). Ils signalent à plusieurs reprises l'existence de classes dominantes et/ou exploiteuses autochtones qui renvoient soit aux systèmes politiques anciens, soit au commerce (plutôt moderne) et qui contribuent directement à la production coloniale, ou indirectement par leur rôle d'encadrement, à l'assujettissement colonial. Ils notent qu'il existe peu d'industries urbaines et, malgré l'exemple du système sud-africain de l'organisation minière constamment sous les yeux, ils n'en viennent pas à examiner clairement les contradictions potentielles évidentes entre les travailleurs d'origine « étrangère » et ceux qui seraient d'origine « nationale ». Bref, l'existence de classes sociales en Afrique subsaharienne n'est pas véritablement discutée. 19 L'ouvrage se veut un tableau d'information et de réflexion quant aux luttes de classe, aux mobilisations révolutionnaires et aux distinctions idéologiques qui fondent ces luttes et ces conflits. Peu nous est dit sur les conditions de gestation et de naissance, de mobilisation, voire de renforcement des consciences de classe elles-mêmes. C'est à ce moment directement militant que le lecteur s'aperçoit que l'absence de réflexion méthodologique au niveau de l'analyse produit des effets négatifs au niveau de la définition des conduites à mener envers les travailleurs. Les mots d'ordre sont liés aux luttes entre organisations politiques (le tropisme a-syndical de Nzula refait paradoxalement surface ici), ce qui explique les panoramas assez détaillés des différentes organisations existantes notamment en Afrique du Sud. Cette orientation purement généraliste et révolutionnariste ainsi que l'esprit de censure, ou plutôt d'autocensure, qui règne déjà en URSS en ce début des années 1930, excluent ainsi dans l'ouvrage toute discussion approfondie des démarches hétérodoxes qui ne se conformeraient pas au message simple et dogmatique de la IIIe Internationale17.

20 Pourtant, plus de quatre-vingts ans plus tard, le lecteur ne peut être qu'impressionné par l'imagination sociologique collective à l'œuvre dans Forced Labour in Colonial Africa.

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SIK, E. 1961 & 1964 Histoire de l'Afrique noire, 2 vol., Budapest, Maison d'édition de l'Académie des sciences de Hongrie, Académiai Kiadô.

SIMONS, J. J. & SIMONS, R. E. 1969 Class and Colour in South Africa, 1850-1950, Harmondsworth, Penguin.

TREWHELA, P. 1988 « The Death of Albert Nzula and the Silence of George Padmore », Searchlight South Africa, 1 (1), sept. : 64-69.

TROISIÈME INTERNATIONALE 1921 Le Premier Congrès des Peuples de l'Orient, Bakou 1920, Compte rendu sténographique, Petrograd, Éditions de l'Internationale Communiste (réédition en fac-similé, F. Maspero, 1971).

WOLTON, D. G. 1947 Whither South Africa, London, Lawrence & Wishart.

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NOTES

1. À propos de l'ouvrage d'A. T. NZULA, I. I. POTEKHIN & A. Z. ZUSMANOVITCH, Forced Labour in Colonial Africa, London, Zed Press 1978. A. T. Nzula a été l'objet de plusieurs articles qu'utilise Robin Cohen, l'éditeur de cet ouvrage, voir DAVIDSON (1975), HISTORICUS (1976) et EDGAR (1983). 2. A. T. Nzula porte un pseudonyme, Tom Jackson, à Moscou, et c'est sous ce dernier nom qu'il est crédité comme troisième co-auteur dans l'édition originelle de 1933. Faut- il rappeler que les termes negro en anglais et nègre en français n'avaient pas à l'époque la connotation raciste qu'on leur a accolé depuis un demi-siècle. 3. Avec qui j'avais co-édité l'année précédente, ainsi qu'avec P. C. W. Gutkind, l'ouvrage collectif African Labor History (GUTKIND, COHEN & COPANS 1978). 4. J'ai bien contribué de mon côté à la même époque, à la fin des années 1970, en tant que co-directeur de la collection « Dossiers africains » du Centre d'études africaines (EHESS) aux éditions François Maspero, à la parution d'une anthologie de textes de sociologues marxistes sud-africains portant pour partie sur l'analyse des classes laborieuses sud-africaines, Apartheid et capitalisme(M ESSIANT & M EUNIER 1979). J'ai évoqué le texte d'A. T. Nzula ultérieurement dans ma contribution (COPANS 1984) à l'ouvrage dirigé par Z. Laïdi, L'URSS vue du Tiers Monde. 5. Le PC sud-africain est fondé en 1921 par des militants ouvriers blancs immigrés de Grande-Bretagne, et il est d'abord dirigé par des Blancs. La littérature militante ou communiste blanche est bien connue de l'historiographie sud-africaine : voir par exemple les ouvrages de B. BUNTING (1964), E. ROUX (1964), E. ROUX & W. ROUX (1970), J. SIMONS & R. S IMONS (1969) et D. W OLTON (1947) qu'utilise R. Cohen pour son introduction. Le Parti participa à la lutte armée contre l'apartheid conduite par l'ANC. Entre 1984 et 1991, il fut à nouveau dirigé par un Blanc, l'avocat Joe Slovo. Le SACP contribua au succès des négociations conduisant à l'arrivée de N. Mandela au pouvoir en 1994 en formant une alliance avec l'ANC et la COSATU. On peut consulter les travaux de l'historienne A. Drew pour éclairer cette période de l'histoire du communisme et du trotskysme en Afrique du Sud : voir son Ph. D. (DREW 1991) ainsi que ses collections documentaires publiées en ligne (), ces dernières ne comportant aucun texte d'A. T. Nzula. 6. Sur cette histoire française et francophone, voir notamment P. D EWITTE (1985), L. SENGHOR (2012) et D. MURPHY (2015). 7. L'ICU, fondée en 1919, ne réussit pas à défendre une position radicale et s'accommodera finalement de la ségrégation. 8. Les témoins commencent déjà à noter sa propension à une alcoolisation poussée. 9. Le 16 décembre est la journée de célébration de la bataille dite de Blood River qui a vu la victoire des Boers sur les Zulu au terme de leur Grand Trek en 1838. Dingaan était roi des Zulu depuis 1828. Cette célébration est le fondement du nationalisme boer et constituerait la confirmation de la prédestination de son rôle moral et politique. 10. Plusieurs des textes écrits par A. T. Nzula à cette occasion, notamment dans le journal The Negro Worker, font partie des annexes de l'ouvrage en revue. 11. Le terme d'Orient désigne quasiment tout le Tiers-monde, y compris soviétique, depuis la perspective bolchévique. Voir par exemple les actes du Premier congrès des

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peuples de l'Orient tenu à Bakou en septembre 1920 (TROISIÈME I NTERNATIONALE COMMUNISTE 1921). 12. Il est l'auteur d'une Histoire de l'Afrique noire en deux volumes dans les années 1960, très mal reçue par les historiens africanistes occidentaux de l'époque (SIK 1961, 1964). Fait prisonnier par les Russes pendant la Première Guerre mondiale, il s'installe ensuite à Moscou, adhère au PCUS à partir de 1920 et y vit jusqu'en 1945. À son retour en Hongrie, il se lancera dans la politique et deviendra ministre des Affaires étrangères en 1958 (DARCH & LITTLEJOHN 1983). 13. Notons que la situation des études sur l'Afrique coloniale et moderne est à peine meilleure dans les grandes métropoles coloniales occidentales de l'époque, voir l'ouvrage généraliste publié en 1968 (POTEKHIN 1968). À propos d'I. I. Potekhin, lire M. MORRIS (1973) et L. RYTOV (1973). 14. G. Padmore (1903-1959) né à Trinidad, devient communiste en 1927 et se retrouve à Moscou en 1929. Il dirige le Bureau africain du Profintern (l'Internationale syndicale rouge) et est élu au Conseil municipal de Moscou. Il publie un ouvrage, The Life and Struggles of Negro Toilers (P ADMORE 1931) qui a pu inspirer nos trois auteurs, puis il s'installe à Hambourg pour s'occuper du journal The Negro Worker. Il est expulsé vers l'Angleterre en 1933 par les nazis et l'Internationale communiste suspend son soutien au journal. Il quitte l'Internationale communiste sans autorisation puis en est expulsé officiellement. Il deviendra l'un des « inventeurs » du panafricanisme. C'est également lui qui a soutenu la venue du Kenyan J. Kenyatta à Moscou en 1932-1933. Ce dernier partage l'évolution de G. Padmore puis poursuit ses études à la London School of Economics sous la direction de B. Malinowski avec qui il soutient son mémoire de Master d'anthropologie sociale, publié en 1938 (KENYATTA 1938, 1960 ; PEATRICK 2014).

15. C. L. R. J AMES (1949) est l'auteur d'un des premiers ouvrages sur Toussaint- Louverture, paru pour la première fois en 1938 sous le titre Les Jacobins noirs. Voir l'ouvrage récent que lui consacre M. RENAULT (2016).

16. Sur ce point, voir l'analyse du Sud-Africain P. TREWHELA (1988). 17. N'oublions pas qu'à peine deux ans et demi plus tard, en août 1936, débutent les fameux procès de Moscou.

RÉSUMÉS

Cette chronique bibliographique présente la traduction en langue anglaise de l'ouvrage collectif rédigé par le premier Secrétaire général noir du Parti communiste d'Afrique du Sud, A. T. Nzula, et les deux premiers chercheurs africanistes soviétiques I. Potekhin et A. Zusmanovich, et publié en russe en 1933. Nous évoquons tout d'abord la vie professionnelle et militante d'A. T. Nzula en Afrique du Sud, puis en Russie où il se rend en 1931 ; il y décéde début 1934. Nous présentons ensuite une analyse et des commentaires de l'ouvrage, traduit sous le titre : Le travail forcé en Afrique coloniale. Il s'agit là de la première tentative marxiste et communiste d'analyse des

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mouvements sociaux et politiques africains coloniaux (nationalistes, réformistes et révolutionnaires) et notamment ceux d'Afrique du Sud.

This review presents the English translation of the collective book written by the first black General Secretary of the South African Communist Party, A. T. Nzula, and the two first Soviet Africanist scholars, I. Potekhin and A. Zusmanovich, published in Russian in 1933. We describe the South African professional and activist life of A. T. Nzula who went to Russia in 1931 and died in Moscow in 1934. Then we analyze and comment the contents of the book, entitled Forced Labour in Colonial Africa. This book is the first Communist and Marxist endeavour to analyze African social and political movements including nationalist, reformist and revolutionary parties especially in South Africa.

INDEX

Keywords : Albert T. Nzula, working class, colonization, communism, colonial economy, African studies, nationalism, revolutionary parties Mots-clés : Albert T. Nzula, classe ouvrière, colonisation, communisme, économie coloniale, études africaines, nationalisme, partis révolutionnaires

AUTEUR

JEAN COPANS

Centre Population et Développement (Ceped), Université René Descartes, Paris.

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CHRONIQUE BIBLIOGRAPHIQUE Voyage en Brejnevie Vie « rêvée » des étudiants du Tiers-monde en Russie soviétique1

Jean-José Maboungou

1 Au début des années 1960, d'importants contingents d'étudiants africains issus de pays se réclamant de « l'expérience socialiste », de l'anti-impérialisme (Égypte, Algérie, Tanzanie, Congo-Brazzaville, Mali, Guinée, Ghana, etc.), et de mouvements de libération nationale (ANC, MPLA, FRELIMO, SWAPO, etc.) furent envoyés étudier en URSS et dans les démocraties populaires, ainsi qu'en Chine populaire et à Cuba. Quelles expériences ces étudiants ont-ils vécues dans ces pays ? Quel a été leur quotidien, notamment dans l'Union soviétique des années 1970, pays qu'ils connaissaient, certes, à travers l'actualité internationale, les cours d'histoire ou les lectures individuelles, mais qui était si éloigné de leur culture d'origine ?

2 Deux livres tentent de répondre à ces questions à partir notamment de ce que leurs auteurs ont vécu personnellement en URSS : Un Africain dans un iceberg. Impossible amour à Saint-Pétersbourg de Zounga Bongolo et Le Gel de Sonallah Ibrahim. 3 Le premier auteur, né à Brazzaville en 1955, a étudié en URSS de 1973 à 1978, à l'Institut pédagogique Herzen de Leningrad où il obtient un Master en philologie qui lui permet d'enseigner la langue russe et la philosophie au Lycée technique de Pointe-Noire. En 1982, il repart à Leningrad pour une durée de trois ans en vue d'un doctorat de philosophie, option communisme scientifique, qu'il obtient en 1985 à la faveur des bouleversements politiques ayant suivi la chute du mur de Berlin en 1989 et du processus de démocratisation en Afrique avec les Conférences nationales. Il fonde l'un des premiers journaux libres du pays, La Rue meurt, qu'il a dirigé jusqu'à une date récente. 4 Le second est un homme de gauche qui a connu la prison sous le régime de Nasser, et que l'on cite parmi les grands écrivains de l'Égypte contemporaine. Neuf de ses romans, traduits de l'arabe en français, ont été publiés chez Actes Sud. À l'instar de Zounga Bongolo, Sonallah Ibrahim a séjourné comme étudiant en URSS dans les années 1970.

5 Écrit autour de 1983, Un Africain dans un iceberg n'a été publié qu'en 2006. Le contexte idéologique de l'époque laisse penser à une autocensure, car publier un roman critique

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à l'endroit de l'URSS dans un pays se réclamant du marxisme-léninisme, eut été s'exposer certainement à des sanctions. 6 C'est probablement l'assassinat à Saint-Pétersbourg, en avril 2006, de l'étudiant sénégalais Lampsar Sall, selon toute vraisemblance par un groupe néo-nazi, qui a motivé Zounga Bongolo à publier le livre, en réaction à ce crime raciste. Ce livre est dédié à cet étudiant ainsi qu'à Mikhaïl Gorbatchev pour son rôle en faveur de la perestroïka. 7 Un Africain dans un iceberg est un roman dont le propos retrace l'histoire d'un amour impossible entre Jan et Natacha, une jeune Soviétique originaire de Narva en Estonie. Tous deux sont étudiants à l'Institut pédagogique d'État « Herzen » de Leningrad ; lui, en faculté de sciences politiques, elle, en faculté de physique. Logés à leur arrivée dans la même cité universitaire, Jan et Natacha apprennent à se connaître et à s'apprécier, et au fil du temps tombent amoureux l'un de l'autre. Mais la mère de Natacha vit cette idylle comme une trahison, et elle n'est pas la seule : les condisciples de Natacha à l'Institut, ses professeurs, ses amis, le lui font savoir ouvertement, sans ambages ; « filer le bel amour » avec un « Gospadine niègre »1, est indigne d'une jeune fille soviétique de bonne éducation. 8 En 1974, année où Jan et Natacha se lient d'amitié, le « fond raciste » de la société soviétique était vivace ; il n'était pas rare en effet qu'un Noir se fasse traiter de « Niègre » ou de « singe noir » en dehors de sa cité universitaire, même dans des villes ouvertes à la culture et à la tolérance comme Moscou ou Leningrad. Dans ce climat, Natacha doit faire face à une famille de plus en plus réprobatrice. Ses proches, telle Tyotia Zoïa (tante Zoïa, une amie de la mère de Natacha) laissent éclater leur colère : « Oh Gospadi2 ! Est-ce de la malédiction ? Une tentation ? [...] Où est donc ta conscience ? Où est ton intelligence, ton honneur de femme soviétique, de communiste ? » (pp. 36-37). Le drame que vit Natacha n'est pourtant pas unique en son genre. La grande majorité des filles qui entretiennent des liaisons avec des Africains sont logées à la même enseigne. 9 Sommée par le doyen d'interrompre sa liaison sous peine d'être exclue de son logement étudiant (p. 102), Natacha paie finalement très cher son amour « irraisonné » pour Jan. Elle est radiée du Komsomol (Union de la jeunesse socialiste soviétique) pour conduite immorale, ce qui entraîne de facto son exclusion de l'Institut tandis que sa mère, qui s'était farouchement opposée à son mariage, se suicide par pendaison, à la suite d'un accès dépressif. 10 Zounga Bongolo tente d'absoudre le geste de la mère en décrivant l'entre-deux inconfortable dans lequel elle se situe, entre la pression sociale et l'amour pour sa fille. Son opposition au mariage de Natacha avec Jan ne s'expliquerait pas par une réaction raciste de sa part. Peut-être cette mère, pour qui la réussite professionnelle et sociale de sa fille comptait par-dessus tout, cherchait tout simplement à la protéger du racisme ambiant sous le poids duquel elle allait elle-même succomber. Ce que semble confirmer cet échange avec sa fille, enceinte de Jan (mais contrainte d'avorter) : [...] As-tu pensé à son avenir ? Tu aurais accouché d'un bâtard apatride qui t'enfoncerait dans l'abîme. Ce serait ton fardeau de la vie, lourd à porter. Dans les magasins, à l'hôpital, dans le métro, tout le monde se retournerait vers toi et ton enfant de couleur, en te traitant de chipie de Nègres. T'imagines-tu quelle honte ! Tes propres amis ne t'ouvriraient plus leur porte. [...] Les portes pour un travail honorable te seraient fermées au nez avec des formules de politesse dès que l'on découvrirait ton Négrillon. [...] La conscience populaire demeure réticente au

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métissage. La majorité des femmes qui ont osé braver cet ordre ne sont devenues que des infortunées exposées à la risée publique. J'en ai vu une que l'on conspuait dans un magasin. Le soir, elle rentra chez elle et étouffa son mulâtre jusqu'à l'asphyxie. Puis, elle se présenta de son chef à la milice (pp. 140-141). 11 Quant à Jan, contraint d'admettre, non sans une certaine amertume, qu'il n'était pas destiné à Natacha, en raison tout simplement de la couleur de sa peau, il n'en conçoit pas pour autant une quelconque forme de ressentiment. Coupable de s'obstiner à aimer cette fille, sa parole est un cri d'abandon qui sonne comme un aveu de lucidité. Cette lucidité à laquelle il se résigne laisse entrevoir qu'il était venu en Union soviétique pour étudier, et lui vient de cet exercice dialectique auquel se livre Natacha dans une espèce de monologue : On avait souvent tort de penser que, n'ayant pratiqué ni l'esclavage ni la colonisation, le peuple russe serait plus disposé que celui de l'Occident à promouvoir la civilisation de l'Universel par la fusion des races et de leurs cultures. [...] par manque de contact direct avec le Noir, tous les témoignages rapportés de l'esclavage ou de la colonisation ont été acceptés crûment, de façon métaphysique, sans éléments de comparaison et d'appréciation graduelle, progressive dans le temps (p. 93). 12 Jusqu'à la fin du second conflit mondial, l'Union soviétique était restée largement fermée à l'Occident et à de vastes régions du monde. Même si de nombreux militants africains, communistes et anticolonialistes avaient séjourné dans les écoles de formation du Kominterm ou du Kominform, si une grande université portait le nom du grand leader africain Patrice Lumumba, et si l'Institut d'Afrique de l'Académie des sciences de l'URSS, fondé en 1959, avait publié jusqu'en 1974 plus de 620 ouvrages sur l'Afrique3, il faut croire que les rapports entre l'Afrique et l'Union soviétique étaient plutôt récents. En 1974, nombreux étaient encore les Soviétiques qui n'avaient jamais rencontré un Noir. C'est à la faveur du mouvement des Indépendances en Afrique et des luttes de libération nationale à travers le monde que la patrie du socialisme allait vraiment s'ouvrir à l'Afrique noire. Ceci explique dans une large mesure qu'elle soit demeurée sous l'influence des préjugés racistes légués par les écrits coloniaux qui avaient valeur d'objectivité dans un pays qui se revendiquait pourtant de l'Internationalisme. Le déficit de connaissance des Africains dans un pays fraîchement industrialisé et encore marqué de son vieux fond moujik à tous les niveaux de l'échelle sociale, y compris à celui des élites, ne pouvait qu'alimenter dans la population soviétique un racisme diffus avec son chapelet d'idées reçues sur la soi-disant « inconsistance » de la race noire ; lequel racisme, on le sait, pouvait se manifester sous des formes d'une extrême violence.

13 Il convient peut-être de souligner que le racisme à l'égard des Noirs et, dans une moindre mesure, des originaires des pays d'Afrique du Nord, ne doit pas masquer qu'il existait aussi un certain type de racisme de la part des Russes dont étaient victimes les Soviétiques originaires des Républiques asiatiques4. Quels qu'aient été en effet les efforts des autorités soviétiques pour fondre en un seul espace étatique les nombreuses entités nationales et ethniques composant l'ex-Union soviétique, dans la conscience collective des Russes, un Bouriate5 était — et reste encore dans la Russie d'aujourd'hui — un « citoyen de seconde zone », un « arriéré culturel » qu'il fallait aider à la force du poignet à se hisser au niveau de la civilisation socialiste. 14 Ainsi, le roman de Zounga Bongolo s'énonce pour l'essentiel comme une dénonciation du racisme de la société soviétique des années 1970, toujours d'actualité dans la Russie

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de Poutine, en même temps qu'il pose le problème de la difficile coexistence des cultures. Il n'en évoque pas moins en marge les grands thèmes de la propagande officielle : la décadence du monde occidental, la formation d'un homme nouveau, l'âme soviétique, version rénovée de l'âme russe de Soljenitsyn, et lève le voile sur l'une des plaies du système soviétique, le marché noir. Rentré de France avec de la marchandise destinée à la vente au marché noir (blue-jeans et autres vêtements, chaussures, eaux de toilette, produits cosmétiques, etc.), Jan reçoit trois forsovtchik6 « vêtus sans élégance de vêtements occidentaux d'une extravagance choquante ». Après avoir débattu des prix, les revendeurs raflent toute la marchandise sans pinailler : un blue-jeans, par exemple, est acheté pour le prix de 220 roubles, soit « le double du salaire d'un ingénieur » (p. 133). 15 Dans cette histoire qui essaie de transmettre quelque chose de cette vie étudiante en URSS, souvent idéalisée ou abhorrée, l'auteur n'intente aucun procès. Juste révèle-t-il la frontière entre l'idéalité et sa vérité toujours si relative et nuancée, c'est-à-dire tout simplement humaine. Car là où l'idéalité s'absente, comme dans cette Union soviétique brejnévienne, la tragédie s'inscrit dans les corps : corps du délit épidermique, corps social réduit au simulacre. Même si ce que désigne le corps social n'est plus qu'une grosse machine qui se voudrait au-dessus des contingences humaines mais qui est vite rattrapée par la triste réalité des queues interminables devant les commerces ou la fascination des Soviétiques pour le mode de vie occidental et ses produits de consommation autorisant les spéculations les plus échevelées. 16 C'est notamment à la lecture de ce quotidien soviétique contrasté que nous invite Le Gel, le roman de Sonallah Ibrahim. Lauréat du prix Ibn Rushd7 en 2004, Sonallah Ibrahim est l'un des plus grands écrivains vivants de langue arabe. Né en 1937, cet ancien journaliste, militant de gauche, a d'abord connu la prison de 1959 à 1964 avant de se consacrer à la littérature. Tilka l-râ'iha, son premier roman publié en 1966, n'a été traduit en français qu'en 1992 sous le titre Cette odeur-là. 17 Écrit dans un style nerveux et économe sous la forme d'un journal de bord tenu par un étudiant égyptien boursier de son pays dans les années 1970 à Moscou, Le Gel est un exercice d'autofiction8 qui renvoie à sa propre expérience d'étudiant dans une Union soviétique particulièrement marquée par la stagnation sociale après une courte période de dégel sous Nikita Khrouchtchev. C'est l'ère du glacis brejnévien. Le printemps de Prague est passé par là et la société soviétique vit une ère de régression sociale et de pénurie alimentaire particulièrement pénible. 18 L'auteur de ce journal est un jeune Égyptien, Choukri, doctorant à l'Institut d'Histoire moderne de Moscou dans le cadre des échanges culturels avec l'Union soviétique, qui vit à la Maison des étudiants étrangers où la majorité des résidents est originaire des pays du Tiers-monde. Le roman commence en 1973, année où l'Égypte de Sadate commence à s'éloigner de l'URSS mais où éclate la guerre du Kippour.

19 Le regard qu'il jette sur la société soviétique de l'époque brejnévienne hantée par la consommation, avec les longues files d'attente devant les magasins et un engouement généralisé pour n'importe quelle pacotille en provenance des pays occidentaux, est plein d'humour, néanmoins sans dénigrement aucun, prenant le parti de ne rien dramatiser. Car dans ce roman où il est peu question de travail ou d'études, c'est à l'analyse du mode de vie de l'homo sovieticus que s'attache avant tout l'auteur. Plusieurs extraits du livre en éclairent les paradoxes et permettent de s'en faire une idée. Par exemple au moment où Choukri s'écrie : « Quel drôle de pays, capable d'envoyer des

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fusées dans l'espace et incapable de fabriquer un rasoir décent pensais-je, en me rasant avec un rasoir soviétique en métal. Ou alors, tout simplement, ils n'en voient pas l'intérêt » (p. 12). Ou encore : Zoya (Zoya comme Hans plus loin, sont étudiants et amis de Choukri) a proposé qu'on déjeune dans un stolovaya, un genre de cafétéria bon marché où l'on mange pour moins de trois roubles. Le menu consistait en une salade et une soupe de poisson, suivies d'une viande, un poisson ou du poulet garni de riz ou de pommes frites, outre le pain, les jus et les fruits. Le tout sous le regard constant du camarade Brejnev. Hans s'est inquiété de la qualité de la nourriture et de l'hygiène. Zoya l'a rassuré : les cuisinières portent des vêtements propres et stérilisés, des bonnets blancs, et tout le personnel est soumis à des visites médicales régulières. La santé de l'homme soviétique est sacrée. Du moins, sa santé physique, a-t-elle ajouté en riant. Pour le mental, c'est une autre affaire (pp. 24-25). 20 C'est en véritable entomologiste que Sonallah Ibrahim observe ce monde où les étudiants eux-mêmes ne font que manger et boire. Le journal de Choukri décrit avec une certaine insistance l'alcoolisme en milieu étudiant étranger. Cet alcoolisme n'est pas le simple reflet de celui de la société soviétique, expression d'un mal-être existentiel généralisé et d'une grisaille sans nom qui domine les êtres et les choses. Il est aussi la conséquence d'une certaine misère sexuelle en milieu étudiant étranger : alcoolisme et misère sexuelle y sont les deux faces d'une même médaille. Le monde de l'étudiant étranger est un monde confiné, réduit à l'Institut, à la résidence universitaire ou aux « copines soviétiques » que l'on s'échange sans vergogne. Car, paradoxalement, dans le Moscou du glacis brejnévien, s'il y a pénurie alimentaire, il y a en revanche une profusion d'offres sexuelles qui contraste avec les entraves à la liberté sexuelle. De fait, quelles que soient ses prédispositions pour aller vers l'Autre, et son ouverture d'esprit, il est difficile pour l'étudiant étranger de créer des relations conviviales en dehors du milieu qui lui est officiellement assigné, celui de la résidence internationale. « Vous êtes venu en URSS pour faire des études et vous devez rester dans votre milieu » : tel pourrait être l'implicite oukase adressé aux étudiants étrangers pour leur ôter la possibilité de nouer des liens avec le reste de la société.

21 Et pendant ce temps-là, le spectacle offert par le Moyen et Proche Orient ou encore par l'Égypte sous Anouar El Sadate était au désarroi politique. Aussi le journal de Choukri invite-t-il à démêler le fil des contradictions d'une époque dont les relations de l'Union soviétique avec les régimes autoritaires du Moyen et Proche Orient sont sans doute le symptôme. Il contient, çà et là, des « perles » sous forme de notes sur le climat politique au Moyen-Orient en général et en Égypte en particulier qui valent la peine d'être citées pour leur extrême lucidité : Hamid a demandé à Abas, qui arrivait de Bagdad, des nouvelles d'un étudiant irakien rentré au pays après avoir terminé ses études à l'Institut (d'Histoire moderne de Moscou). — Mako, a répondu Abbas. — Et Abdel-Jabbar ? — Mako aussi. Je lui ai demandé ce que cela signifiait. Il a passé un doigt le long de son cou sans rien dire. Il a raconté ensuite l'histoire d'un leader ouvrier arrêté par les baathistes. Après l'avoir dépouillé de ses biens et avoir violé sa femme, ils l'ont contraint à avoir des rapports sexuels avec un jeune garçon tandis qu'ils prenaient des photos, puis ils l'ont menacé de diffuser les photos auprès de ses camarades ouvriers. À la fin, il s'est plié à leurs exigences. [...] Je l'interroge :

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— Et ce complot que la presse soviétique présente comme une machination impérialiste contre le régime baathiste ? — Du pipeau. Le Baath fait la chasse aux nassériens avec la bénédiction de l'Union soviétique. À la demande de Hamid, il a aussi raconté comment (les barbouzes du Baath) ont essayé d'assassiner le leader kurde Barzani et comment ils ont fait avouer Aziz-el- Hadj, le chef du parti communiste dissident. Ils ont exécuté sous ses yeux plusieurs de ses compagnons l'un après l'autre après les avoir mutilés, en particulier les parties génitales (pp. 40-41). 22 La barbarie moyenâgeuse des nervis du Baath soutenue par l'Union soviétique devient le révélateur de cette politique d'alliance du PCUS (Parti communiste de l'Union soviétique) avec « les forces nationalistes, anti impérialistes et progressistes du Tiers- monde », dont les premières victimes furent les communistes et les militants arabes de gauche.

23 En citant dans son journal cet extrait d'un roman de l'écrivain américain Thornton Wilder : « Aucun gouvernement n'est en mesure d'offrir aux hommes ce qui assurerait leur bonheur, la discorde étant au cœur du monde, sous tous les cieux » (p. 70), Sonallah Ibrahim pourrait bien laisser entendre que la société socialiste, au sens où la concevaient Marx et les révolutionnaires russes qui renversèrent le régime tsariste, relèverait de l'irréalisable ou de l'imaginaire. 24 Esprit curieux et fin observateur de son environnement, Choukri est un homme de réflexion ouvert sur l'Autre et sur son temps, qui tente de se construire une vision substantielle propre et réaliste de l'Homme. D'où la fréquentation, dans le texte, des écrivains de son pays dont le grand romancier Naguib Mahfouz ou des compositeurs comme Rimski-Korsakov, Chostakovitch, Rossini qu'il va écouter au Bolchoï. C'est aussi un homme de réflexion et de conviction pour qui le bonheur terrestre in fine n'est qu'une utopie. 25 Tout comme Amrikanli, cet autre grand livre de Sonallah Ibrahim, où apparaît déjà Choukri en universitaire égyptien, professeur d'histoire en poste à San Francisco, Le Gel paru en arabe au Caire, en 2011, fait partie de ces productions littéraires qui, vingt- deux ans après la chute du mur de Berlin, relancent le débat sur la nature idéologique du régime soviétique et des États de l'Est européen. Comme Zounga Bongolo, mais probablement pas pour les mêmes raisons, Sonallah Ibrahim a attendu trente ans avant de publier son roman, dont il avait rassemblé les matériaux dès les années 1980. Après les mésaventures intérieures de « l'Internationalisme prolétarien » et son racisme quotidien décrit par Zounga Bongolo, Sonallah Ibrahim vient enrichir la critique lucide et sereine sous la forme littéraire, de ce que certains auteurs marxistes critiques9 ont dénommé le « socialisme existant réellement ».

NOTES

1. À propos des livres : Zounga BONGOLO, Un Africain dans un iceberg. Impossible amour à Saint-Pétersbourg, Brazzaville-Paris, Éditions Paari, 2006, 157 p. ; Ibrahim SONALLAH, Le

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Gel, traduit de l'arabe (Égypte) par Richard Jacquemond, Arles, Actes Sud-Sindbad, 2015, 309 p. 1. .« Monsieur le Nègre », p. 28. 2. « Mon Dieu ! », p. 37. 3. C. W AUTHIER, « Les études africaines en Union soviétique. Une interprétation du colonialisme, du racisme et du développement », Le Monde diplomatique, mai 1976, p. 21. 4. J.-M. CHAUVIER, « Un “Kampf” sur fond de crise. Meurtres politiques et racistes en Russie », Le Monde diplomatique, février 2009. 5. Les Bouriates sont des Mongols de Russie et de Mongolie. 6. Des revendeurs au marché noir de produits importés d'Occident. 7. Plus connu en Occident sous son nom d'Averroès, Ibn Rushd est un philosophe, théologien, juriste et médecin musulman andalou de langue arabe du XIIe siècle. Accusé d'hérésie à la fin de sa vie et bien qu'il n'ait pas eu de postérité immédiate, il reste pour les intellectuels musulmans l'un des plus grands philosophes de la civilisation islamique. 8. C'est ainsi que l'auteur a qualifié ce livre lors d'un entretien accordé à L'Humanité publié le 19 février 2015, . 9. Voir notamment R. B AHRO, L'alternative : Pour une critique du socialisme existant réellement, Paris, Stock 2, 1979 ; L. P LIOUCHTCH, Dans le carnaval de l'histoire. Mémoires, Paris, Éditions du Seuil, 1977.

RÉSUMÉS

Deux romans écrits avec en arrière-plan l'expérience de leurs auteurs, anciens étudiants en URSS pendant la période brejnévienne, mettent au jour les contradictions internes de la société soviétique et l'échec du « socialisme réellement existant ». Dans Un Africain dans un iceberg, Zounga Bongolo dénonce le racisme ordinaire de la société soviétique, à travers l'histoire d'un amour impossible entre une jeune étudiante russe et un étudiant originaire du Congo- Brazzaville. Le grand écrivain Sonallah Ibrahim compose dans un style très sobre un exercice d'autofiction avec le journal de bord de Choukri, étudiant égyptien qui observe les échecs et les tares du système soviétique à travers la vie quotidienne de ses camarades internationaux, tout en évoquant la situation politique de l'Égypte, alors en pleine guerre du Kippour.

Two novels written against the backdrop of their authors' experiences in the USSR during the Brezhnev era bring to light internal contradictions in Soviet society and the failure of “real life Socialism”. In An African in an Iceberg, Zounga Bongolo denounces everyday racism in Soviet society in recounting an impossible love story between two students, a young man from Congo- Brazzaville studying in the USSR and a young woman studying at the same Russian university. The celebrated writer, Sonallah Ibrahim, composes a sober stylistic exercise in autobiographical fiction with Choukri's diary in which the Egyptian student observes the failures and dysfunctions

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of the Soviet system in the daily lives of his international classmates whilst making reference to the political situation in Egypt during the Yom Kippur War.

INDEX

Keywords : USSR, autobiographical fiction, student, experience, African literature, racism, novel Mots-clés : URSS, autofiction, étudiants, expérience, littérature africaine, racisme, roman

AUTEUR

JEAN-JOSÉ MABOUNGOU

Association Rupture, Brazzaville (République du Congo).

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Analyses et comptes rendus

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BOLTOVSKAJA, Svetlana. — Bildungsmigranten aus dem subsaharischen Afrika in Moskau und St. Petersburg : Selbst- und Fremdbilder (Migrants d'Afrique subsaharienne en quête de formation à Moscou et Saint- Pétersbourg : images de soi et d'autrui)

Ingolf Diener

RÉFÉRENCE

BOLTOVSKAJA, Svetlana. — Bildungsmigranten aus dem subsaharischen Afrika in Moskau und St. Petersburg : Selbst- und Fremdbilder (Migrants d'Afrique subsaharienne en quête de formation à Moscou et Saint-Pétersbourg : images de soi et d'autrui). Herbolzheim, Centaurus Verlag & Media UG, 2014, 465 p.

1 Ayant fait des études en ethnologie, littérature/langues slaves et pédagogie, Svetlana Boltovskaja a entrepris sa thèse, soutenue en 2013 à Fribourg-en-Brisgau, en tant que contribution aux études post-coloniales et aux « Black Studies » en s'intéressant, en particulier, au terrain européen.

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2 L'ouvrage, tiré de cette thèse, commence avec le début de la présence africaine en Russie, avec Abraham Petrovič Hannibal (ca. 1696-1781), arrière-grand-père d'Alexandre Pouchkine. Pris en Afrique par des esclavagistes ottomans, amené à Moscou en 1704 par l'ambassadeur russe comme cadeau au tsar Pierre le Grand qui le fit baptiser et en fit son protégé, Hannibal devint un objet d'expérimentation pour la politique d'éducation du tsar, basée sur la méritocratie individuelle. Si un enfant africain noir, « censé appartenir à une race “sauvage” et inférieure aux seigneurs blancs » (p. 44), mais bien éduqué et formé, dépassait les rejetons malappris des nobles sur les plans scientifique et professionnel, la démonstration de la nécessité et des avantages de la formation occidentale serait faite1. En effet, Hannibal, devancé à la cour du tsar par trois autres Africains — un artiste, un architecte naval, un officier de marine — fit carrière et forma, entre autres, les premiers ingénieurs de marine russes. Cependant, cette présence africaine est restée épisodique. Contrairement aux puissances coloniales ouest-européennes, la Russie n'avait pas besoin d'esclaves d'outre-mer pour sa colonisation continentale car elle garda sa propre classe servile jusqu'à l'abolition du servage en 1861. 3 En 1865, les rôles enseignant-enseigné s'inversent : le ministère impérial de l'Éducation décide de former des étrangers dans les universités russes, sans frais d'inscription en offrant des bourses, mais les effectifs ne dépassent guère quelques Éthiopiens venus à titre individuel qui s'inscrivent à l'académie militaire et servent ensuite dans l'armée russe. 4 La première véritable migration pour formation (cursus allant de quelques mois à deux ans) est organisée en URSS par le Komintern. Cinq premiers Afro-Américains arrivèrent en 1925, suivis par des Africains provenant pour la plupart d'Afrique du Sud (14 communistes entre 1928 et 1937). Autour d'un noyau de formation politique et idéologique, ils suivaient des cours en langues étrangères, mathématiques et autres matières générales, mais le début de la Seconde Guerre mondiale y mit brutalement fin. La formation et le départ des Africains en URSS reprirent sur des bases beaucoup plus larges au début des mouvements d'indépendance et des Indépendances à la fin des années 1950. C'est à cette diaspora africaine que Svetlana Boltovskaja consacre son livre. 5 Lors de son terrain en Russie dans les années 2006-2008, elle a trouvé des informateurs dans tous les groupes sociaux de la communauté africaine à Moscou et à Saint- Pétersbourg y compris des diplomates et des étudiant.e.s, en passant par des Africains ayant réussi dans les affaires, les arts, les médias ou le monde universitaire, ainsi que des réfugiés et personnes vivant dans l'illégalité ou la précarité. Même si cette population peut paraître disparate, il s'avère qu'au sein de chacun de ces groupes, on trouve d'anciens migrants en quête de formation. L'ensemble de son groupe d'enquête dépasse ainsi les personnes provenant de l'Afrique sahélienne, actuellement en cours d'études, et comprend aussi ceux et celles qui, ayant commencé leur migration d'Afrique pour étudier, n'étaient plus étudiant.e.s au moment de l'enquête et se sont engagés dans d'autres activités depuis leurs études. Provenant d'ensembles culturels et sociaux différents, ils vivent également dans des contextes et des conditions de vie fort différents. Ce qui les relie, c'est leur expérience de migrant.e.s africain.e.s venu.e.s pour étudier et se former à Moscou et Saint-Pétersbourg. 6 Ces migrant.e.s constituent un groupe social très mobile ; leur migration ne s'arrête pas à l'obtention du diplôme. Ils migrent vers leur pays d'origine ou s'installent dans un

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pays tiers d'Europe de l'Ouest, d'Amérique ou d'Afrique, dont ils repartent quelquefois vers encore un autre pays, et parfois retournent en Russie. Grâce à internet, ils sont en contact avec leur famille et leurs amis, dans leur pays d'origine et de par le monde. Leurs mouvements dans un espace social pluri-local, transnational, se muent, au-delà du plan physique et géographique, en déplacements psychiques. Les espaces sociaux sont des constructions multiples, contradictoires quant aux éléments socio-structurels et identificatoires lorsque l'on compare les lieux d'origine et les lieux d'immigration. Dans ces nouvelles conditions émergent une individualisation, pluralisation ou « créolisation » de styles de vie et d'orientations biographiques. 7 Dans sa recherche sur les trois phases, au cours de ce demi-siècle, des migrations pour formation — phase soviétique, perestroïka, période post-soviétique — c'est cette dernière qui intéresse plus particulièrement S. Boltovskaja. Ayant restitué dans une première partie les dynamiques contradictoires du dispositif migration/formation dans son ensemble, elle se concentre dans la deuxième partie sur la perception russe de l'Afrique et des Africains, et dans la troisième, sur la perception africaine de la Russie et des Africains en Russie, donnant alors largement la parole à ses répondants. Il est à noter que, faute d'index, la richesse de l'ouvrage en informations et en mises en perspective n'est pas toujours facile à saisir. 8 L'auteure appuie son étude sur les données d'un corpus de 46 entretiens, dont 18 avec des experts, ainsi que sur son observation participante. La représentation de l'UNHCR de Moscou avait mis à sa disposition la transcription de 16 entretiens auprès de demandeurs d'asile africains, tous anciens migrants-étudiants, ainsi que le rapport final, non publié. Son travail sur le terrain a bénéficié de son statut particulier. Être Russe et étudiante en ethnologie en Allemagne signalait une combinaison de proximité, de distance et de confiance ; être Russe faisait aussi penser qu'elle connaissait directement les évolutions socio-économiques et politiques en Russie. Grâce à sa longue expérience d'étudiante-migrante en Allemagne, les interviewés la voyaient comme une des leurs, bien au fait de tous les problèmes spécifiques (langue étrangère, tracas bureaucratiques, intégration sociale, etc.). En tant qu'ethnologue d'Allemagne, sans lien avec les autorités et les organisations russes, elle était perçue comme quelqu'un de confiance qui ne transmettrait pas d'informations confidentielles sur la vie personnelle des gens aux instances russes. 9 Après avoir rapporté le schéma de fonctionnement de cette migration — les dispositifs de recrutement, d'accueil, le logement en cité universitaire, la répartition parmi les universités soviétiques/russes, et les données statistiques disponibles — l'auteure précise la situation économique privilégiée des étudiant.e.s migrants. Grâce à une bourse soviétique, plus élevée que celle des étudiants soviétiques, ils étaient, comparativement, aisés. Ayant le droit de voyager dans les pays occidentaux en passant par Berlin-Ouest, le point le plus proche, ils pouvaient initier et entretenir un commerce parallèle rémunérateur d'objets dont le Soviétique lambda ne pouvait que rêver. 10 Cette migration pour formation s'est installée dans une double attente : côté africain, l'offre de bourses devait permettre d'accéder au bien-être de la modernité, et beaucoup appréciaient que cela se fasse par une voie sans exploitation ; côté URSS, elle répondait au devoir de solidarité socialiste, condition pour accélérer l'avancée vers le socialisme puis le communisme à l'échelle mondiale. Mais ce, sur fond d'ignorance réciproque, longtemps quasi totale : les étudiant.e.s partant en quête de formation ignoraient tout

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de l'URSS réelle, et les Soviétiques/Russes ne connaissaient l'Afrique que comme continent. Une expérience sociale et interculturelle que S. Boltovskaja poursuit attentivement, faisant d'emblée ressortir l'instabilité des cadres politiques et socio- économiques de part et d'autre. Côté russe, les séquences stalinienne, post-stalinienne avec la perestroïka, puis post-socialiste, l'éclatement de l'URSS et la Fédération de Russie comme nouveau partenaire, avec des guerres entre ex-Républiques socialistes ; et, côté africain, l'instabilité permanente, les guerres civiles, les putschs, le génocide au Rwanda... À chaque fois, la conséquence est une nouvelle donne sur les plans législatif, réglementaire, administratif. Rendre compte de façon comparable du traitement de problèmes de même nature (permis de travail, asile, voyages, mariages mixtes...) à différents moments est sans aucun doute malaisé, mais s'y retrouver sans renvois internes l'est tout autant. 11 Sur le terrain des étudiant.e.s, des évolutions ont lieu sur fond de violence à motifs racistes, assassinats compris, tout au long de ce demi-siècle. En URSS déjà, la manifestation d'étudiant.e.s africain.e.s sur la place Rouge le 18 décembre 1963 pour dénoncer l'assassinat d'un des leurs, constitue un indice fort de ce racisme. En Fédération de Russie, en témoignent largement les statistiques de 2004-2009 compilées par des ONG russes et internationales2 (p. 192). Or la police n'est pas réputée pour protéger les étudiants noirs, ni pour poursuivre les auteurs. Les étudiants ont depuis longtemps développé des stratégies pour éviter les skinheads et néo-nazis qui les tabassent, et les policiers qui les tracassent : rester chez soi, en résidence universitaire, se déplacer dehors en groupe, surtout dans les transports publics, ou se déplacer en voiture, ne pas fréquenter seul.e certains lieux. Ainsi, ils s'organisent sur le plan associatif, développent des actions d'entraide, s'impliquent dans des actions d'éducation anti-raciste. 12 L'auteure a cherché à savoir de quoi se nourrit cette xénophobie agressive. Comme la grande majorité des Russes, soviétiques aussi bien que post-soviétiques, n'ont jamais vu une personne noire, l'attitude xénophobe, à défaut d'être motivée par l'expérience personnelle, a été formée exclusivement par des informations et images fabriquées et mises en circulation par l'appareil du savoir reçu, le système scolaire, les médias et le pouvoir politique. 13 Dans le discours de la propagande soviétique avant 1985, les Africains étaient perçus comme une catégorie politique : des victimes du capitalisme-colonialisme-impérialisme et de son racisme, auxquelles il fallait fraternellement venir en aide, pour se libérer de l'oppression, et pour se développer. Dans le schéma de la Guerre froide, avec deux « blocs » antagonistes posés à égalité de puissance militaire et industrielle, les futures ex-colonies, se reconnaissant dans le terme de « Tiers-monde », étaient appelées à choisir la voie à suivre pour accéder à la modernité. Mais la version est charriait la même conception évolutionniste et euro-centriste que la version ouest, marquée comme elle par les catégories opposées de « culture/nature », « civilisé/sauvage », « progrès/retard », « adulte/enfant », comme en témoigne le cliché selon lequel les Africains sont les enfants arriérés du genre humain. 14 Le mot « race » a été introduit dans la langue russe seulement au milieu des années 1950 ; cependant la définition de son essence date du statut de 1822 concernant l'administration des inorodcy (tribus étrangères). Ce statut, destiné à protéger ces « tribus » des abus administratifs, avait exclu de la citoyenneté russe les groupes vivant de la chasse, de la cueillette et de la pêche (p. 250). En attendant que les différentes

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nations/ethnies peuplant la Russie et son ex-empire colonial sur le continent asiatique sortent du creuset socialiste/communiste comme « peuple soviétique », les Russes tendent à se voir, sur le plan culturel et ethnique, comme « Européens ». Les entrées de dictionnaires et encyclopédies des années 1970 en restent encore aux définitions biologistes. En 2010, le terme neutre afrikancy émerge dans deux dictionnaires en ligne sur six, mais le terme negry figure partout. 15 Qui est « Noir » en Russie ? Sont inclus dans la catégorie černye du langage quotidien, les non-Blancs, c'est-à-dire ceux/celles qui ne sont ni Russes, ni Slaves, autrement dit les habitants du Caucase et des ex-Républiques soviétiques asiatiques3. Depuis l'éclatement de l'URSS et les guerres dans les ex-Républiques soviétiques ou entre elles, les Africains se trouvent assimilés à tous les maux dont les Russes accusent, à tort ou à raison, ces ex-Soviétiques « noirs » (trafics, illégalité, crimes mafieux, etc.). 16 Perestroïka et glasnost en ont fini avec la version officielle de l'Africain pauvre, opprimé et, dans le meilleur des cas, combattant anti-colonial sans peur et sans reproche. La presse s'intéresse à la gabegie et à la corruption de nombre de régimes africains ; l'« aide fraternelle » apparaît comme gaspillage de ressources propres dans une région sans perspectives : sida, putschs, guerres, faible espérance de vie... Et elle se désintéresse des Africains ; les portraits individuels se raréfient, l'Afrique redevient le continent noir, objet de reportages sur la faune et d'ethno-exotisme. En même temps, la version non officielle de la vérité sur la société russe perce dans les médias officiels et la culture populaire. D'un côté, le domaine de la sexualité, jusque-là tabouisé, et notamment les relations entre Africains et femmes russes, émerge. C'est lors de l'explosion de l'épidémie du sida que la presse s'emploie à légitimer le refus marqué de ces rapports, et en fait un sujet. D'un autre côté, la culture alternative, avec ses scènes musicales rock, punk et aussi reggae, sort de l'underground. Des thèmes, motifs et personnages africains deviennent bienvenus comme symboles d'une vie au-delà du morne quotidien soviétique. 17 Après un premier reportage télévisé fin 2000 sur les « Russes noirs », la presse s'intéresse aux enfants d'étudiants africains et de femmes russes, nés et ayant grandi en Russie. Objets dès leur plus jeune âge de discrimination à l'école, ils sont tabassés dans la rue, vivant à 99 % sans leur père africain, chez leur mère, grand-mère ou en orphelinat, ces « Afro-Russes » sont mal dans leur peau. Revoilà des Noirs pauvres, victimes du racisme et de l'apartheid, mais Russes cette fois-ci. En contrepoint, d'autres journalistes entretiennent le site , ressource pour faire connaître des Afro-Russes ayant réussi dans les arts, la musique, les affaires, ou comme scientifiques. Deux nouveaux thèmes émergent sans réminiscence des clichés rodés : des Africains apparaissent non plus comme menace, mais comme potentiel, s'engageant dans l'action humanitaire, sociale et d'entraide, ou se portant candidats aux mandats locaux ou régionaux ; d'anciens étudiants venus pour étudier ont épousé des femmes russes, ont demandé et obtenu la citoyenneté russe — tout ce qui était impensable au début de cette migration. 18 Dans l'interprétation de ses données et entretiens, l'auteure fait remarquer ce que l'on pourrait appeler un effet de parallaxe. Vu d'Afrique, le rapport métropole/colonie se joue sur deux continents, et après quelques siècles d'exploitation esclavagiste et plusieurs décennies d'exploitation coloniale, le résultat en est la modernité en Europe, et le sous-développement en Afrique. Dans le cas de la Russie, le rapport colonial s'est établi par simple extension de son propre territoire, métropole et colonie formant un

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continuum spatial. Ce fait se reflète dans la récurrente introspection russe pour savoir jusqu'où la Russie est européenne (pôle de modernité) et jusqu'où elle est asiatique (pôle d'arriération). Les modes de production en présence avec leurs superstructures culturelles se chevauchent dans l'espace. Du coup, l'étudiant africain découvre dans la province russe des traits et comportements qui ne lui sont pas très étrangers. Depuis que les voisins asiatiques — la Chine, le Japon et la Corée du Sud — ont, à la fin du XXe siècle, cessé d'être « arriérés », c'est l'Afrique qui sert d'étalon. En 1991, la Pravda titrait : « Nous sommes les Africains dans la maison européenne »4. Et Svetlana Boltovskaja de citer un cliché assez répandu : les Allemands disent des Russes ce que les Russes disent des Africains.

NOTES

1. Parler ici de « race sauvage et inférieure aux seigneurs blancs » est un anachronisme surprenant : c'est S. Boltovskaja qui constate (pp. 249-250) que la raciologie d'après Hume, Linné, Kant, Hegel (XVIIIe et XIXe siècles) ne fut introduite en Russie qu'au XIXe siècle. Si de telles conceptions avaient été diffusées dès le début du XVIIIe siècle, Hannibal les aurait sans doute balayées étant donné son expérience. 2. « On trouve parmi les victimes aussi des Russes et des personnes d'autres régions mais, rapporté au total de la diaspora africaine, le nombre des victimes africaines est hors proportion » (p. 193). 3. L'auteure pointe ce paradoxe : les Britanniques et Américains utilisent le terme Caucasian pour les Blancs européens, sans chercher plus loin, tout comme pour les soi- disant Hamites (p. 250). 4. Pravda, 12/10/1991, p. 5.

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DAVIDSON, Apollon & IVANOVA, Lubov. — Moskovskaya Afrika. Prirodnoe kulturnoe nasledie Moskvui (L'Afrique moscovite. L'héritage culturel de Moscou)

Tatiana Smirnova

RÉFÉRENCE

DAVIDSON, Apollon & IVANOVA, Lubov. — Moskovskaya Afrika. Prirodnoe kulturnoe nasledie Moskvui (L'Afrique moscovite. L'héritage culturel de Moscou). Moscou, Izdatelstvo Teatrlanogo Instituta Imeni Borisa Shukina, 2003, 220 p., ill.

1 Ancien directeur du Centre d'études africaines à l'Institut d'Histoire de l'Académie des sciences de Russie, professeur émérite de l'Université d'État de Moscou, Apollon Davidson est un historien dont les travaux font autorité sur l'histoire de l'Afrique australe et du Sud où il a séjourné pendant de longues années en qualité de directeur du Centre russe de recherches de l'Université du Cap. Associé à Lubov Ivanova, professeure à l'Institut d'études asiatiques et africaines de l'Université d'État de Moscou et chercheuse à l'Institut d'Histoire universelle, il nous invite dans cet ouvrage à une longue pérégrination historique à travers L'Afrique moscovite, en prenant pour fil conducteur deux interrogations fondamentales placées presque en ouverture du livre : « Qu'est-ce que notre pays [la Russie] a laissé dans l'histoire de l'Afrique ? Quel a été le rôle de l'Afrique dans le destin de la Russie ? » (p. 3). Posées de cette manière, ces deux questions qui interviennent plus de dix ans après la dissolution de l'URSS, mais dans un contexte marqué par la recrudescence des attaques de skinheads contre les Africains (de nombreux exemples sont cités dans l'introduction), font de cette étude, non plus une simple invitation au voyage, mais un véritable parcours critique du destin moral de la

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Russie contemporaine et des mutations qui l'affectent dans ses relations avec l'Afrique. Comme le remarque Apollon Davidson dans la conclusion de l'ouvrage, la manière dont les Africains sont traités en Russie constitue un indicateur de la « santé morale de notre pays » (p. 217). Bien au-delà de l'analyse des drames causés par les actes de racisme à l'égard des Africains, ce livre est un exercice autoréflexif que s'accordent les deux africanistes (de différentes générations) pour comprendre comment l'Afrique a été pensée en Union soviétique et en Russie5.

2 Le style s'en ressent au demeurant : les auteurs ont choisi la forme du récit narratif, conversationnel, qui donne au lecteur une sensation de proximité6. Cette forme n'est probablement pas le fruit du hasard car elle traduit l'esprit et le contexte du développement des études africaines à l'époque soviétique lorsque certaines choses ne pouvaient être dites qu'oralement à la maison, dans l'espace de la cuisine, ou écrites dans des lettres strictement privées (p. 70). Cette sorte d'intimité conférée par le style se traduit aussi dans la structure de l'ouvrage qui nous amène à cheminer dans la ville de Moscou, en passant des appartements de chercheurs (pp. 97-152) aux chambres d'hôtels (p. 57) où s'arrêtaient les savants léningradois, laissant apparaître aussi la complexité des relations entre les deux traditions russes d'études africaines : d'un côté Leningrad, orientée vers l'ethnographie et la linguistique africaines et, de l'autre, Moscou dont l'intérêt pour le continent était plutôt d'orientation politique et économique. 3 La majorité des chapitres est rédigée par Apollon Davidson dont l'érudition et l'expérience de chercheur, d'enseignant et d'administrateur de plusieurs institutions liées à l'Afrique, nous permettent d'accéder à une vision approfondie de l'évolution des études africaines en URSS. Les chapitres qui traitent des années 1950-1990 font penser parfois à un échange épistolaire avec un ami, sinon à une sorte de journal de terrain où l'auteur confie ses analyses tirées de plus de cinquante ans d'observation participante. On comprend que la structure du livre soit plutôt complexe puisqu'elle s'écarte du propos chronologique et invite à faire des allées et venues dans le temps, entre les années 1920 et 2000 et dans l'espace, entre Moscou et Leningrad. Ces circonvolutions permettent de mieux circonstancier les moments de rupture et de continuité entre l'époque du Komintern, celle du « boom africain » qu'il date des années 1960, et la période « post-soviétique ». Les chapitres d'Apollon Davidson sont complétés par le texte « L'Afrique Moscovite » de Lubov Ivanova qui se concentre sur l'image de l'Africain dans la propagande soviétique et occidentale aussi bien que sur la vie quotidienne des étudiants africains à Moscou7. 4 Dans le premier chapitre intitulé « La première rencontre », Apollon Davidson évoque ses souvenirs de la 6e édition du Festival mondial de la jeunesse et des étudiants qui eut lieu en juillet-août 1957 à Moscou. Il décrit d'une manière très vivante les concerts ainsi que les autres manifestations culturelles, en soulignant que l'arrivée pour la première fois d'un grand nombre d'étrangers en URSS changea la vie quotidienne des Moscovites. Elle leur fit connaître des attitudes moins contraintes, plus affranchies, « désinhibées » en somme, telle que la mode. Le lieu le plus convivial du Festival était l'hôtel Yaroslavskaya où de nombreuses délégations africaines furent logées. C'est pendant le festival que les chercheurs africanistes ont pu rencontrer pour la première fois des Africains. Apollon Davidson discuta ainsi avec quelques militants du Parti communiste d'Afrique du Sud. Cependant, l'attention des services de sécurité à ses contacts noués pendant le Festival lui valut l'interdiction de sortir d'URSS (p. 23).

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Pendant des dizaines d'années, lui, tout comme la majorité écrasante des africanistes soviétiques, n'a pas pu se rendre en Afrique8 avant 1958 alors que les directives du Parti communiste de l'Union soviétique (PCUS) imposaient d'accumuler des savoirs et des informations sur les pays du continent (pp. 26-30). 5 Dans les années 1960, la mise en place des institutions liées à l'Afrique était plutôt débridée, chaotique, avec des recrutements de chercheurs et d'administrateurs qui n'avaient manifesté auparavant aucun intérêt pour le continent. Cependant, l'un des mérites de cette époque est la création de l'Institut d'Afrique en 1959, dont l'idée fut acceptée par Nikita Khrouchtchev sous l'impulsion de William Edward Burghardt Du Bois — la figure-clé du panafricanisme et appréciée en URSS — et de Lily Golden (pp. 36-37), fille d'Olivier Golden, militant noir communiste du Mississippi, venus à Moscou dans les années 19209. Son premier directeur fut Ivan Potehin (1903-1964), élève de Dmitriy Olderoggé, directeur de la Kunstkamera10, considéré comme le patriarche des études africaines en URSS11 (pp. 57-73). C'est autour de lui et de ses travaux que s'organisèrent les études africaines dans l'Union soviétique des années 1940-195012. Cependant, le destin des premiers historiens léningradois travaillant sur l'Afrique du Sud a été dramatique, profondément marqué par la Seconde Guerre mondiale et la répression stalinienne (pp. 76-93). Ainsi, Michael Rabinovitch fut arrêté en 1949, huit ans après la soutenance de son doctorat. Réhabilité en 1953, il ne put poursuivre de carrière académique, comme d'ailleurs son élève Alexander Vituhnovskokiy, envoyé enseigner à Petrozavodsk après sa soutenance en 1949. De même, l'historien Véniamine Golant n'a pu faire de carrière de chercheur, son grade de docteur lui ayant été retiré, au motif que le président de son jury de soutenance avait été renvoyé de son poste pour raisons politiques. Le destin d'Igor Snegirev, qui avait fait sa thèse sur la langue zoulou en 1938 et était internationalement reconnu pour ses traductions de contes zoulous en russe13, fut encore plus tragique : arrêté lors des purges, il décéda dans un camp en 1946. 6 Retour à Moscou avec le chapitre « Ils habitaient tous sur ce carrefour » (pp. 97-152). Dans la continuité entre les années du Komintern et celles du « boom africain », Apollon Davidson nous donne accès, à travers leur aperçu biographique, aux conditions de vie des chercheurs qui logeaient dans le même quartier au sud-ouest de la ville. L'illustration la plus parfaite étant Ivan Potehin (pp. 118-140) qui n'obtint son appartement de deux pièces qu'en 1958, après avoir vécu pendant vingt-cinq ans avec sa femme et ses deux enfants dans deux chambres d'un appartement communautaire au 13 boulevard Tverskaya. C'était le bâtiment de l'Université communiste des travailleurs de l'Orient (KUTV) où il enseignait et travaillait comme analyste. Ainsi, son « chez lui » était devenu le lieu où les Africains venaient régulièrement : les discussions et les conversations qu'il avait avec eux constituaient une source d'informations importante pour ses travaux de recherche. On apprend un peu plus sur cette ambiance très secrète de la KUTV dans un petit sous-chapitre (pp. 46-57) rédigé à partir des archives soviétiques14. Plusieurs Africains venus étudier en URSS dans les années 1920-1930 sont cités en exemple. Parmi eux, Albert Nzula15, militant du Parti communiste de l'Afrique du Sud venu en 1931 qui décéda à Moscou en 1934, Bankole Awoonor Renner, Ghanéen, venu des États-Unis en 1925. C'est à Moscou qu'il prépara son Report on West Africa, présenté en 1927 où il exposait un véritable programme de libération pour les colonies africaines. Ce même texte donna au Komintern l'idée de faire de Bankole Awoonor-Renner son premier envoyé en Afrique de l'Ouest16.

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7 Prolongeant ce thème des Africains à Moscou (pp. 168-200), Lubov Ivanova s'intéresse au vécu des étudiants africains de l'Université de l'Amitié des Peuples, créée en 1960, qui symbolisait le début des relations entre la Russie soviétique et l'Afrique dans le domaine académique. En effet, si les enseignements de la KUTV étaient essentiellement idéologiques, avec des matières qui préparaient aussi au travail politique dans la clandestinité (p. 55), à partir des années 1960, l'URSS accueille des Africains pour les former à de véritables métiers. Certains d'entre eux sont restés en Russie après la dissolution de l'URSS et font partie aujourd'hui d'une « élite africaine » (p. 193) couvrant des domaines aussi divers que le show business, les affaires ou la petite entreprise. C'est dans ce chapitre que l'auteure revient sur les attaques de skinheads en soulignant leur recrudescence, ce qui fait écho à la question que pose Apollon Davidson dans le chapitre conclusif : « et tout cela, est-il vraiment arrivé tout d'un coup ? » (p. 205). Après avoir évoqué une série de témoignages de philosophes et d'hommes politiques depuis la fin du XIXe siècle, l'historien finit par répondre par la négative, attestant par là que c'était loin d'être une surprise. Il conclut que « la vérité éternelle » consiste à se connaître, se comprendre et pouvoir vraiment écouter les autres (p. 217). 8 Par-delà même la richesse des informations apportées, l'ouvrage constitue, par son approche originale, presqu'autobiographique, un objet précieux pour l'analyse des relations complexes entre la Russie et l'Afrique telles qu'elles nous sont rapportées ici par l'un des acteurs et protagonistes de ces échanges. Cette tentative de déconstruction est d'autant plus salutaire qu'elle ne renie nullement la subjectivité des auteurs dont le style épistolaire rend subtilement compte. Peu utilisée dans le monde académique russe, cette démarche n'en est que plus féconde pour saisir, à travers la proximité qu'elle nous donne à voir des sujets, la complexité des situations où le chercheur est aussi protagoniste sur son propre terrain.

NOTES

5. Cet ouvrage s'inscrit dans la continuité de la réflexion des africanistes russes sur l'histoire des études africaines en URSS. En septembre 2001, s'est tenu le colloque : « Afrikanistika XX veka : vremia, liudi, vzglyadui » (« Les études africaines au XXe siècle : les temps, les personnes, les perspectives »), Moscou, IVI RAN, 2002, pp. 13-70 ; Voir également A. DAVIDSON (ed.), Stanovlenie otechestvennoy afrikanistiki, 1920-e-nachalo 1960-x (L'émergence des études africaines en URSS, 1920-1960), Moscou, Nauka, 2003. 6. Le style du chapitre rédigé par L. Ivanova « L'Afrique moscovite » (pp. 168-200) est différent, ce qui s'explique sans doute par le fait qu'elle a soutenu il y a peu sa thèse sur le sujet, et fait partie des premiers chercheurs russes à s'intéresser à la situation des Africains en Russie post-soviétique ; voir L. IVANOVA, Afrikancui v SSSR i v Rossii (1960-2003) : problemy adptacii (Les Africains en URSS et en Russie [1960-2003] : problèmes d'adaptation), Thèse de doctorat, Moscou, Université russe de l'Amitié des Peuples, 2003. 7. Les prises de position de Lubov Ivanova contre les agressions racistes sont connues et souvent rapportées par la presse internationale. En janvier 2009, elle déclarait dans The

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Africa Report : « The image of Africa as an extremely poor continent is stressed to raise the level of self-esteem of the Russians, [...] A mindset has been created in which Africans are used as scapegoats to redirect social aggression and as the only way for showing masculinity by declassified Russian youngsters » (http:// www.theafricareport.com/ivanova.html). 8. Ivan Potehin est le premier des chercheurs soviétiques africanistes à s'y rendre ; en 1957, il avait voyagé au Ghana où il passa trois mois. Son livre issu de ce voyage, Ghana aujourd'hui, a été critiqué par le Parti pour son approche « objective » et a été retiré de la vente en librairie en 1959 (p. 124). 9. Voir les autobiographies de Lily Golden et de sa fille, Yelena Khanga : L. GOLDEN, My Long Journey Home, Chicago, Ill., Third World Press, 2002 ; Y. KHANGA & S. JACOBY, Soul to Soul : The Story of a Black Russian American Family, 1865-1992, New York, WW. Norton, 1992. 10. La filiale de Leningrad de l'Institut d'ethnographie de l'Académie des sciences de l'URSS. 11. Dmitriy Olderoggé a contribué à transformer l'approche historique et linguistique de l'étude des sociétés considérées comme « orientales » en une approche plus globale et multidimensionnelle qui prônait l'étude des civilisations par le biais de la connaissance de leurs langues. 12. À cela, il faut ajouter que plusieurs africanistes de Leningrad des années 1960-1990 enseignaient à l'Université de Leningrad l'ethnographie et les langues africaines et formaient un cercle informel. Le noyau était constitué de Viatcheslav Missiugin (ca. 1923 /1924-1998), Nikolay Girenko (1940-2004) et Vladimir Arseniev (1948-2010). Ce dernier avait tenté de conceptualiser ce qui fédérait les approches apparues à Leningrad dans les années 1940-1980 sous le nom d'« École de Leningrad en études africaines ». Pour lui, l'originalité du phénomène qu'il avait appelé « École » consistait dans le fait qu'il s'appuyait à la fois sur le matérialisme historique, axé sur les structures productives et leurs effets globaux, et sur la « philosophie classique russe du cosmisme (Vernadsky, Soloviev, Berdiaev) ». Le lien entre les deux se traduit dans « [...] la volonté de limiter la consommation et de trouver un équilibre entre l'homme et son environnement contre les ravages du capitalisme ». V. ARSENIEV & M. SELIM, « Points de vue d'un africaniste russe », Journal des anthropologues, 87, 2001, http://jda.revues.org/ 2760. 13. I. SNEGIREV, Skazki zulu (Izinganekwane) (Les contes en zoulou. Izinganekwane), Moscou- Leningrad, Izdatel'stvo Akademii Nauk SSSR, 1937. 14. Archives d'État d'Histoire contemporaine (RGANI). 15. R. EDGAR, « Notes on the Life and Death of Albert Nzula », The International Journal of African Historical Studies, 16 (4), 1983, pp. 675-679. Une chronique bibliographique de J. Copans lui est consacrée (dans ce numéro). 16. A. DE BOYER, « Kweku Bankole Awoonor-Renner », Le Maitron Afrique. Dictionnaire biographique. Mouvement ouvrier mouvement social, http://maitron-en-ligne.univ- paris1.fr/spip.php?article159868.

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HATZKY, Christine. — Cubans in Angola : South-South Cooperation and Transfer of Knowledge, 1976-1991

Constantin Katsakioris

RÉFÉRENCE

HATZKY, Christine. — Cubans in Angola : South-South Cooperation and Transfer of Knowledge, 1976-1991. Madison, The University of Wisconsin Press, 2015, 386 p., bibl.

1 De la présence d'Ernesto Che Guevara dans les maquis lumumbistes engagés contre le régime de Mobutu dans les années 1960, au soutien militaire apporté sur le terrain par Cuba au Mouvement populaire de libération de l'Angola (MPLA), dans sa guerre contre l'UNITA (Union nationale pour l'indépendance totale de l'Angola) de Jonas Savimbi, soutenue par les États-Unis et l'Afrique du Sud, c'est l'interventionnisme militaire qui a été le plus souvent retenu dans les analyses de la politique africaine de Cuba. Celle-ci s'affichait pourtant dans plusieurs autres domaines parmi lesquels la santé et l'éducation restent aujourd'hui encore les plus marquants. C'est ainsi l'un des mérites du livre de Christine Hatzky que de nous sortir de ce déterminisme guerrier en ouvrant la voie à une autre facette de la coopération cubaine en Afrique, celle de l'éducation.

2 Dans Cubans in Angola, elle examine en effet la coopération civile dans le domaine de l'enseignement entre Cuba et l'Angola post-colonial, depuis 1976, date de l'arrivée des premiers coopérants dans la province de Cabinda, jusqu'en 1991, lorsque civils et militaires cubains ont quitté le pays. Initialement publié en langue allemande par les éditions Oldenbourg17 en 2012, le livre a reçu le prix « Geisteswissenschaften International » pour sa contribution dans le domaine des sciences humaines et sociales, ce qui a permis sa traduction en anglais18. 3 Historienne de l'Amérique latine, C. Hatzky se donne pour tâche d'écrire l'histoire de la coopération éducative entre les deux pays, de la replacer dans le contexte

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international, mais tout d'abord d'approfondir les prémisses et les motivations des deux alliés : d'un côté Cuba et, de l'autre, l'Angola du MPLA. Dès l'introduction, elle souligne qu'il s'agissait d'une « coopération » et non pas d'une intervention militaire et civile cubaine ou soviéto-cubaine, comme plusieurs analystes avaient tenté de le créditer à l'époque de la Guerre froide. Le MPLA constituait, souligne-t-elle, à la fois l'acteur politique et le bénéficiaire de cette coopération. Pour cela, il lui a fallu réaliser un travail colossal dans les archives des deux pays. De 2004 à 2009, l'auteure a ainsi dépouillé les documents archivés auprès du ministère de l'Enseignement de l'Angola, ainsi que certains documents des archives cubaines auxquelles elle n'a cependant eu qu'un accès très limité. Dans le même temps, elle a réalisé 127 entretiens, biographiques pour la plupart, auprès de 139 témoins, dont 106 coopérants cubains (lors de 95 entretiens) et 33 experts — fonctionnaires, responsables — ou anciens élèves angolais (lors de 32 entretiens). Elle a enfin recouru à une très vaste littérature en plusieurs langues, allant des travaux plus anciens du politiste John Marcum à ceux de Christine Messiant et de Piero Gliejeses19. Ceci lui a fourni un précieux appui pour la première partie de son étude, laquelle représente près de la moitié de l'ouvrage, qui relate l'histoire des deux pays depuis leurs révolutions respectives (1959 à Cuba et 1961 en Angola), l'état de l'enseignement, les motifs de la coopération et les stratégies cubaines pour recruter des coopérants. La deuxième partie approfondit l'examen de la coopération éducative en analysant les programmes, les motivations des acteurs, tandis que la troisième s'organise autour des mémoires des témoins, cubains et angolais. 4 Si l'on retrouve, ça et là, quelques redondances, fort justifiées au demeurant par le fait que l'auteure doit condenser dans 400 pages une histoire internationale complexe, avec de nombreux acteurs (notamment en Angola) et des allées et venues permanentes entre Cuba et l'Angola, l'ouvrage reste d'une grande lisibilité et d'une écriture limpide. 5 La première partie, peut-être un peu longue pour le spécialiste, est néanmoins indispensable pour expliquer les prémisses politiques et idéologiques, et plus généralement les raisons qui ont donné naissance à la coopération. La situation très complexe à l'intérieur de l'Angola, notamment le combat entre MPLA et UNITA, les premiers contacts entre Cuba et le MPLA, le soutien militaire décisif que Cuba a apporté au MPLA en 1975-1976, les rapports entre Fidel Castro et Agostinho Neto sont analysés par le menu. La place importante de la coopération éducative dans la stratégie nationale du MPLA et dans l'ensemble des liens entre Cuba et MPLA est également examinée. C. Hatzky souscrit aux propos d'un de ses témoins, Antonio Burity da Silva, à l'époque responsable de la sélection des Angolais partant étudier à Cuba et ensuite ministre de l'Enseignement de l'Angola, qui décrit la coopération comme un « internationalisme aux bénéfices réciproques » (p. 14). De fait, elle ne minimise pas la dimension internationaliste qui était mise en avant par les dirigeants cubains et qui a motivé plusieurs des coopérants (au nombre de 50 000 environ) et notamment les 8 000 à 10 000 enseignants et spécialistes cubains sur lesquels elle se concentre. En même temps, elle fournit des informations détaillées sur les rémunérations des coopérants cubains et sur les aspects financiers de la coopération. Leurs salaires se situaient dans la moyenne de ceux des autres coopérants étrangers. Ils étaient pourtant directement payés par l'État angolais à l'État cubain — la moitié de la somme vraisemblablement en dollars — tandis que sur place les coopérants recevaient dix dollars par mois. Comme l'État cubain versait un salaire en pesos aux familles des coopérants qui étaient restées à Cuba, on peut déduire qu'il tirait aussi profit de cette coopération. Seuls les étudiants- enseignants, qui faisaient leur « stage » en Angola pour un ou deux ans, n'étaient

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apparemment pas payés par la partie angolaise. Quant aux Angolais qui partirent étudier à Cuba, que ce soit à l'université ou dans les écoles primaires et secondaires de l'Ile de la jeunesse (Isla de la Juventud), ils ont tous étudié aux frais de l'État cubain. 6 Les deuxième et troisième parties relatent les formes et l'évolution de la coopération, ainsi que les expériences et relations personnelles à travers des témoignages. C. Hatzky souligne que les coopérants cubains qui, sur place, étaient sous les auspices de l'administration civile cubaine, fonctionnaient de manière très indépendante et le plus souvent constituaient un groupe séparé des Angolais. Elle note la mutation suivante : tandis qu'au départ les coopérants cubains avaient comme mission de réorganiser l'enseignement angolais et de former les futurs enseignants, très vite, à la demande du MPLA, ils arrivèrent en masse et devinrent les enseignants les plus nombreux. Si leur travail était en général très apprécié, la conséquence fut, selon C. Hatzky, que la coopération ne servit pas la cause de la formation des enseignants angolais, mais créa une nouvelle dépendance, cette fois-ci, par rapport à la coopération cubaine. Dominant numériquement et grâce à leurs connaissances, les Cubains marquèrent l'enseignement angolais en introduisant des méthodes interactives, en établissant les programmes d'enseignement et en formant dans des conditions extrêmement difficiles la première génération post-coloniale du pays. Outre leur contribution sur le plan éducatif, leur rôle politique et le soutien qu'ils apportèrent au MPLA furent déterminants, conclut C. Hatzky. Si les Angolais gardèrent, en règle générale, les meilleurs souvenirs de leurs enseignants cubains, ces derniers, comme l'auteure le démontre dans la troisième partie, revenaient souvent traumatisés à Cuba. Victimes de la guerre ou de l'hostilité d'une partie de la population qui les voyait comme représentants du MPLA, les enseignants cubains affrontaient souvent le danger et la violence dans un pays post- colonial où les élites corrompues et enrichies optèrent finalement pour le capitalisme. Pour les Cubains, ces expériences les ont persuadés que leur pays était finalement beaucoup plus juste socialement et donc plus avancé que l'Angola. Elles leur ont aussi laissé l'amertume de sacrifices inutiles qui auront finalement été très vite oubliés. 7 Le livre de C. Hatzky est une tentative de prise en compte exhaustive des questions soulevées par cette coopération, qu'elles soient idéologiques et politiques, économiques ou humaines. Bien évidemment, on ne saurait s'attendre à trouver des réponses complètes à toutes ces interrogations, d'autant plus que les témoins cubains ont encore souvent peur de s'exprimer librement, que l'accessibilité aux archives angolaises reste partielle et que l'ouverture des archives cubaines demeure extrêmement réduite. Certes, le lecteur aurait sans doute voulu disposer de plus d'informations sur certaines questions que C. Hatzky soulève au passage, mais qu'elle n'a pu développer, par exemple sur les rapports entre la coopération éducative et la coopération technique ou sur les contrats signés entre les entreprises cubaines et l'État angolais pour la construction des écoles ou des logements de coopérants. Par ailleurs, on aurait voulu en savoir davantage sur l'une des conclusions à laquelle C. Hatzky aboutit et qui est révélatrice des ambigüités de l'aide et de toutes les formes de coopération. Il s'agit d'expliquer comment la présence des enseignants cubains en Angola a finalement entravé la formation des enseignants angolais et de quelle manière une nouvelle dépendance fut créée. Malheureusement, les données sur l'évolution des effectifs des enseignants angolais qui auraient justifié une telle conclusion font défaut. D'ailleurs, la remarque selon laquelle plusieurs Angolais formés par les Cubains ont réussi dans les affaires ou ont occupé des postes-clés dans différentes sphères de l'État devrait conduire à une étude plus systématique des devenirs et des carrières des Angolais

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formés à Cuba. Tout bien considéré, Cubans in Angola constitue un ouvrage de référence, solide et extrêmement riche, qui ouvre la voie à de nouvelles recherches.

NOTES

17. C. H ATZKY, Kubaner in Angola : Süd-Süd-Kooperation und Bildungstransfer 1976-1991, Munich, Oldenbourg Verlag, 2012. 18. Le livre a été revu à l'occasion de cette traduction. 19. J. M ARCUM, The Angolan Revolution, v. 1 & v. 2, Cambridge, Mass., The MIT Press, 1962-1978 ; C. MESSIANT, L'Angola postcolonial, v. 1 & v. 2, Paris, Karthala, 2008 ; P. GLIEJESES, Conflicting Missions : Havana, Washington, and Africa, 1959-1976, Chapel Hill, University of North Carolina Press, 2002.

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MATUSEVICH, Maxim (ed.). — Africa in Russia, Russia in Africa. Three Centuries of Encounters

Tatiana Smirnova

RÉFÉRENCE

MATUSEVICH, Maxim (ed.). — Africa in Russia, Russia in Africa. Three Centuries of Encounters. Trenton, N.J.-Amsara, Africa World Press, 2007, 411 p., bibl., ill.

1 Africa in Russia, Russia in Africa. Three Centuries of Encounters compte peut-être parmi les travaux dont la valeur pionnière tient avant tout à l'immense tâche que s'assignent les auteurs : extraire de leur gangue exotique 300 ans de relations historiques entre la Russie et l'Afrique. Le livre montre comment ces liens demeurent d'une certaine manière prégnants et « invisibles » (p. 1). L'Afrique, constituant un continent éloigné, étrange et combien exotique pour beaucoup de Russes, tout comme peut apparaître la Russie pour nombre d'Africains, il est à craindre que l'ignorance et le manque de connaissances sur ces connexions ne donnent lieu à des mythes et des représentations plus ou moins faussés que cet ouvrage prend pour cible en cherchant à les déconstruire. Parmi ces représentations, on peut signaler, à titre d'exemple, le rôle prépondérant accordé à l'idéologie ou bien l'existence d'un plan cohérent de la politique de l'Union soviétique en Afrique. Dans cette démarche, les auteurs de ce livre collectif dirigé par Maxim Matusevich, professeur au département d'Histoire de l'Université Seton Hall dans le New Jersey, aux États-Unis20, s'appuient sur le matériel riche des archives21 aussi bien que sur les données de terrain collectées dans les différents pays du continent et en Russie.

2 En prenant pour point de départ la figure historique d'Abraham Petrovitch Hannibal, l'ancêtre d'Alexandre Pouchkine, les contributions nous plongent d'emblée dans l'histoire de la Russie tsariste du XVIIIe siècle avant de s'intéresser aux expéditions des Russes en Éthiopie à la fin du XIXe siècle. Cependant, la trame de l'ouvrage se déroule

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essentiellement au XXe siècle avec la Révolution bolchévique de 1917 comme point de départ de la consolidation des liens entre la Russie, l'Afrique et le monde noir. Comme le montrent ces intellectuels africains et afro-américains qui ont entrepris le pèlerinage à la « Mecque Rouge » pour y puiser inspiration et idées ou quérir des soutiens pour les luttes de libération nationale et contre le racisme aux États-Unis. Souvent déçus et désillusionnés par l'incapacité des Soviétiques d'intégrer et de reconnaître l'importance de la « race » et de la couleur de la peau dans le discours idéologique, ils ont eu tendance à échanger le communisme contre des aspirations nationalistes et panafricanistes (p. 4). 3 Pendant la Guerre froide, l'assistance de l'Union soviétique à plusieurs pays du continent (notamment Angola, Mozambique, Afrique du Sud, Ghana, Guinée, Mali, Nigeria, Égypte) dans les domaines militaire, culturel et académique fut importante. Cela a été d'un soutien inestimable aux mouvements de libération, contribuant de facto à l'épilogue du colonialisme et à la construction d'États indépendants. La lutte pour gagner les « cœurs et les esprits » faisait partie des enjeux de cette coopération : des milliers d'Africains sont partis étudier en URSS avec des bourses d'études et ont ouvert aux Soviétiques de nouveaux modes de vie avec les objets de consommation occidentaux — jeans, musique pop et jazz rapportés de vacances passées en Occident22. Cependant, le racisme dissimulé dans la rhétorique anticoloniale de la propagande soviétique compliquait le rapprochement : les liens entre la Russie et l'Afrique demeuraient toujours lointainement exotiques tout en se nourrissant des multiples contacts qui s'enracinaient progressivement dans l'histoire complexe de ces échanges. La perestroïka, la dissolution de l'URSS et la fin de la Guerre froide ont bouleversé ce processus sans pour autant y mettre fin. Ce fut le début d'une autre époque qu'on ne saurait comprendre sans une analyse approfondie des contacts historiques entre la Russie et les pays du continent africain que ce livre nous restitue de manière remarquable. Les textes réunis présentent, en effet, un projet ambitieux qui se décline en une vision à la fois générale et microscopique des récits historiques et idéologiques des connexions entre la Russie et l'Afrique, mis à l'écart, jusqu'à une date encore récente, de l'analyse de l'histoire globale23. Plusieurs disciplines (sociologie, histoire, sciences politiques) s'y côtoient, construisant ainsi une trame de dialogue passionnant autour des récits où s'interjettent marxisme-léninisme, socialisme, capitalisme et racisme sur la toile de fond des mouvements de libération nationale, de la Guerre froide et de la vie soviétique quotidienne. Divisé en deux parties équilibrées et complémentaires, composée chacune de huit chapitres qui traitent des interactions entre la Russie et l'Afrique, le livre fait varier l'angle d'approche géographique selon les parties. Cette composition permet de mettre en évidence à quel point les connexions entre la Russie et l'Afrique ont été nourries par les dynamiques complexes inscrites dans leur propre historicité. Ainsi, lorsque la première partie du livre soulève les thèmes de la présence des Africains ou des Afro-Américains en Russie en évoquant la question du racisme et des idéologies (chapitres 3, 4, 7 et 8), de l'exotisme (chapitres 1, 2, 7, 8) ou de la constitution des savoirs sur l'Afrique en URSS (chapitres 5 et 6), la seconde partie sur la présence de la Russie en Afrique en affine la compréhension et vient compléter l'analyse des relations entre la Russie et plusieurs pays du continent africain en se focalisant sur les régions de la Corne de l'Afrique (chapitre 10), du sud du continent (chapitres 9, 12, 14, 15) et de l'Afrique de l'Ouest (chapitres 13 et 16). 4 C'est dans les deux premiers chapitres que Frances M. Somers Cocks et Allison Blakely ouvrent le débat avec une analyse rétrospective des liens entre la Russie et l'Afrique

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depuis Pierre le Grand où la première figure historique à s'imposer n'est autre qu'Abraham Petrovitch Hannibal. Ingénieur militaire puis général, Abraham Petrovitch Hannibal est plus connu comme l'arrière-grand-père d'Alexandre Pouchkine, le grand poète russe du XIXe siècle : ses origines sont aujourd'hui disputées entre l'Éthiopie, l'Érythrée et le Cameroun. Ces chapitres donnent à l'ouvrage une tonalité où les Africains apparaissent comme maîtres de leur propre destin en s'engageant pleinement dans les domaines culturels, scientifiques et politiques ; et non comme des pions passifs d'une histoire qui les submerge (p. 54). La question de la race, du racisme et des idéologies est un autre fil rouge de cette partie de l'ouvrage. Ainsi, Woodford McClellan dans le chapitre 3 sur l'Université communiste des travailleurs de l'Orient (KUTV), institution mise en place par les bolcheviks afin de former les cadres communistes pour « l'Orient soviétique et étranger » (p. 61), montre comment les Africains et les Afro- Américains venus s'y former réalisaient très vite que le sujet de la couleur de la peau était pratiquement mis à l'écart de la problématique dominante de la lutte des classes, ce qui les condamnait à une existence de citoyens de seconde classe. Les chapitres 7 et 8 prolongent d'une certaine manière cette réflexion en s'intéressant à l'héritage soviétique à travers les traductions du racisme dans la vie quotidienne des Africains et de leurs enfants installés en Russie dans les années 1990-2000. Ils avancent l'hypothèse que ces sentiments « anti-Africains » ont contribué à la création d'une communauté panafricaine à Moscou. 5 Comprendre la manière dont l'Afrique a été pensée en Union soviétique est important pour mieux décrypter les relations entre la Russie et les pays du continent. Les chapitres 5 et 6 interrogent le processus de construction de ce savoir qui n'obéissait pas toujours aux logiques idéologiques ou aux orientations géopolitiques, même si celles-ci n'étaient pas étrangères à sa formulation, comme le montrent Apollon Davidson et Irina Filatova dans le chapitre 5. Une première phase de cette élaboration des savoirs sur l'Afrique peut ainsi être située avant la révolution d'Octobre 1917 ; elle est surtout liée aux expéditions en Éthiopie de Leonid Artamonov et Alexander Bulatovitch. La seconde période, qui s'étale des années 1920 jusqu'au milieu des années 1950, est associée principalement aux intérêts de l'URSS pour l'Afrique du Sud, renforcés par le fait que le Parti communiste de l'Afrique du Sud était le seul parti communiste en Afrique. Il était représenté au Komintern à partir de 1921. Les bolcheviks voyaient dans les Africains des alliés du prolétariat international dans la lutte contre le capitalisme. Très liée aux activités du Komintern et à son héritage, cette période est tragiquement marquée par les purges staliniennes qui ont fait périr de nombreux chercheurs comme Georgii Gerngros, qui a été exécuté, et Igor Snegirev, mort dans un camp. En dépit de ces accès de « folie » (p. 117) et de ces coups d'arrêt, certains chercheurs ont réussi à développer des idées novatrices ; telle l'hypothèse d'Ivan Potehin sur le rôle du colonialisme dans la « formation ethnique »24. De la fin des années 1950 jusqu'au milieu des années 1980, au gré de l'émergence de nouvelles sources d'information, de l'accès à certaines archives et à la littérature « occidentale » (limité, mais possible), le spectre des problématiques s'élargit considérablement : désormais l'intérêt est porté sur les sujets liés à la libération nationale, aux mouvements religieux, au colonialisme et au post-colonialisme. Cette période est marquée par des productions d'envergure comme l'écriture de l'Encyclopédie d'Afrique2525 et de plusieurs ouvrages sur l'histoire de l'Afrique. Cependant, comme le soulignent Apollon Davidson et Irina Filatova, les chercheurs soviétiques, s'intéressant aux interactions entre les structures

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traditionnelles du pouvoir et les autorités coloniales, ont su développer des approches théoriques globalement différentes de celles de leurs collègues occidentaux26 (p. 122). 6 La seconde partie de l'ouvrage met l'accent sur l'historicité et des dynamiques internes des pays du continent. C'est ainsi que Vladimir Shubin, chercheur de l'Institut d'Afrique à Moscou, souligne dans le chapitre 15 sur la politique de l'URSS en Afrique du Sud que les conflits dans la seconde moitié du XXe siècle dans diverses régions ont été principalement animés par les dynamiques internes de la région et non pas par la confrontation entre superpuissances sur le continent. Auparavant, dans le chapitre 14, Olayiwola Abegunrin montre que les approvisionnements en matériel militaire et ressources humaines, l'envoi de conseillers militaires en Angola, au Mozambique, en Namibie et en Afrique du Sud, ont façonné des liens tangibles entre l'Union soviétique et les mouvements de libération nationale entre 1960 et 1990. Cependant, l'URSS n'a pas tiré profit de cette occasion pour parvenir à battre en brèche l'influence de l'Occident dans la région. Constat que Sergey Mazov fait déjà dans le chapitre précédent. En croisant les archives soviétiques et américaines27, il en vient en effet à la conclusion que dans trois pays de la région de l'Afrique de l'Ouest (Guinée, Ghana et Mali), malgré les efforts de la propagande et nonobstant des moyens matériels considérables, l'URSS n'est pas arrivée à asseoir véritablement son influence. Ce qui ouvre à la perception que les Africains pouvaient avoir des Soviétiques dans les chapitres 12 et 16, rédigés respectivement par Thomas Burgess et Maxim Matusevich. Deux exemples leur servent de fil conducteur : le premier concerne les idées socialistes d'Ali Sultan Issa à Zanzibar et leur impact, le second analyse l'image de l'URSS, de sa grandeur industrielle et géopolitique au Nigéria. Les Nigérians appréciaient les réalisations soviétiques, telles que l'industrialisation rapide ou la gratuité des soins de santé et de l'éducation, mais avaient tendance à rejeter le reste du « kit » à caractère idéologique. Comme dans les autres pays du continent, les Nigérians n'ont eu de cesse de comparer les modèles soviétiques et occidentaux pour utiliser le « meilleur des deux mondes » en fonction de leurs propres objectifs, comme le prouve l'histoire de la coopération nigériano-soviétique pendant la guerre du Biafra (1967-1970). 7 Basé sur le croisement d'archives et de perspectives théoriques de chercheurs venant d'horizons et d'héritages disciplinaires différents, cet ouvrage constitue une importante contribution à la déconstruction de la « bibliothèque coloniale » — tâche qui semble impossible à réaliser sans prendre en compte les liens historiques profonds entre l'URSS/Russie et l'Afrique. De ce point de vue, Africa in Russia. Russia in Africa constitue indubitablement une base pour des recherches ultérieures dépassant largement le champ des « area studies » et s'inscrivant dans les interrogations sur la portée du projet sociétal soviétique appliqué à l'Afrique.

NOTES

20. Avant de partir aux États-Unis, Maxim Matusevich a vécu à Saint-Pétersbourg, sa ville d'origine.

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21. Il s'agit surtout des archives du ministère des Affaires étrangères de la Fédération de Russie (AVPRF) et des Archives d'État d'Histoire contemporaine (RGANI) à Moscou. 22. M. MATUSEVICH, « An Exotic Subversive : Africa, Africans and the Soviet Everyday », Race & Class, 49 (4), 2008, pp. 57-81. 23. Il faut prendre ici en considération le projet de recherche ÉLITAF (Étudiants et élites africaines formés dans les pays de l'ex-bloc soviétique) mis en place en 2012 par les membres coordinateurs du Réseau international Afrique Monde, avec le soutien de la FMSH et de l'IRIS. 24. I. POTEHIN, Formirovanie natsionalnoi obshchnosti yuzhnoafricanskikh bantu (La formation de la communauté bantou en Afrique du Sud), Moscou, Izd-vo Akademii Nauk SSSR, 1955. 25. Afrika. Entsiklopedia (Afrique : Encyclopédie), v. 1-2, Moscou, Nauka, 1986-1987. 26. Pour étayer leurs propos, les auteurs citent différents travaux : I. S LEDZEVSKIY, Khausanskiie emiraty Severnoi Nigerii (Les émirats hausa au Nord du Nigeria), Moscou, Nauka, 1974 ; I. FILATOVA, Novaya i noveyshaya istoriia Kenii (L'histoire contemporaine du Kenya), Moscou, Nauka, 1985. Malheureusement, ils ne développent pas davantage l'idée de l'originalité des approches. 27. Il s'agit des Archives du ministère des Affaires étrangères de la Fédération de la Russie (AVPRF), des Archives d'État d'Histoire contemporaine (RGANI) et des Archives nationales des États-Unis (US National Archives).

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MÜLLER, Tanja R. — Legacies of Socialist Solidarity. East Germany in Mozambique

Constantin Katsakioris

RÉFÉRENCE

MÜLLER, Tanja R. — Legacies of Socialist Solidarity. East Germany in Mozambique. Lanham, Lexington Books, 2014, 205 p., bibl.

1 C'est à l'histoire et aux trajectoires d'élèves, alors âgés de 10 à 14 ans, venus en 1982 de la République populaire du Mozambique pour étudier à l'École de l'amitié, Schule der Freundschaft, une école technique secondaire qui venait d'être ouverte à Stassfurt, en République démocratique allemande (RDA) que Tanja R. Müller consacre cet ouvrage. Inspiré par l'exemple des écoles internationales ouvertes sur l'Isla de la Juventud à Cuba, cette école-internat assez originale où les élèves passaient six ans, avait été créée à la suite d'un accord entre le Front révolutionnaire de libération du Mozambique (FRELIMO) et la RDA. Elle avait pour objectif de préparer de futurs cadres techniques moyens, hommes et femmes, qui travailleraient dans des entreprises publiques mises en place par la coopération avec la RDA ; en même temps, elle devait participer à la formation de l'homem novo, l'homme nouveau, progressiste et patriote, dont la contribution était attendue dans la construction d'une société socialiste au Mozambique indépendant.

2 Anthropologue et spécialiste des questions d'enseignement et de développement, Tanja Müller se concentre dans son livre sur l'héritage (legacies), ou ce qui en reste, de cette coopération éducative qui à l'époque portait l'empreinte idéologique de la Guerre froide. Elle l'étudie à partir d'entretiens biographiques réalisés en allemand et en anglais au Mozambique en 2008 auprès d'un échantillon de 35 des 899 anciens élèves, hommes et femmes, arrivés en 1982 en RDA. Nourrie aussi par des discussions informelles aussi bien avec eux qu'avec leurs camarades de classe, cette étude est

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complétée, à un moindre degré, par des recherches dans les archives de l'ancienne RDA. Ce faisant, l'ouvrage soulève des questions qui dépassent de loin celle de l'héritage de l'École de l'amitié. Dans un premier temps, T. Müller nous convie à un aperçu des engagements de la RDA en Afrique subsaharienne avant de se focaliser sur la coopération particulière développée avec le Mozambique, pour y situer ensuite l'École de l'amitié en dressant le tableau politique, éducatif et administratif de cette coopération. Concis et bien écrit, le premier chapitre fait état des prémisses et des objectifs de l'alliance entre les deux pays et met l'accent sur le rôle central de leur coopération éducative. Dans le deuxième chapitre, l'auteure examine les profils sociaux, politiques et ethniques des familles des élèves et enquête sur leurs aspirations et appréhensions avant le départ. Originaires de diverses régions et parlant des langues différentes, la plupart des élèves étaient, souligne-t-elle, issus du milieu rural, autant de conditions qui ont marqué le déracinement de ces enfants. Toutefois, comme le montre le chapitre 3 qui revisite le vécu allemand des élèves, leur adaptation en RDA était plutôt excellente, et les interviewés ont jugé fort agréables les conditions de vie qui leur avaient été offertes. Sur la foi des témoignages, Tanja Müller parvient à élaborer ce que l'on peut appeler — et qu'elle mentionne du reste comme — les « mémoires d'un paradis ». 3 Deux événements néanmoins viennent structurer ces mémoires en leur servant de marqueurs. Le premier est la mort de Samora Machel. Survenue en octobre 1986, la disparition du premier Président mozambicain constitue, dans tous les entretiens, le point de départ du « récit de la trahison », car elle est interprétée, sinon vécue, comme la cause de l'abandon du socialisme par les successeurs de Machel. Le second est l'assassinat de leur camarade de classe Carlos Conceição en septembre 1987 par des jeunes Allemands. Cet événement est évoqué comme le début de l'ère des skinheads et structure le « récit du racisme » qui, selon la plupart des récits des interviewés, n'a pas été suffisamment reconnu et pris en compte. 4 À leur retour au Mozambique post-Machel en 1988, les anciens élèves qui avaient quitté un pays à option socialiste se trouvent soudain confrontés à une situation où ce même pays est embarqué dans des réformes économiques, dictées par les marchés et les bailleurs de fonds internationaux et dont le coût social s'avère exorbitant. Dans ces conditions, les anciens élèves de l'École de l'amitié dont le diplôme allemand n'était pas reconnu comme un baccalauréat, n'avaient — comme le montre le suivi de leurs trajectoires réalisé dans le chapitre 4 — aucune place. Ils ont d'ailleurs été contraints de refaire deux années de lycée au Mozambique, avant de s'engager pour nombre d'entre eux dans l'armée, et dans une sanglante guerre civile contre la Résistance nationale mozambicaine (RENAMO). Ce sont leurs difficultés et désillusions une fois de retour dans le pays qui renforcent les mémoires du « paradis allemand » et le sentiment d'avoir été trahis par un gouvernement désormais néolibéral en place. Ce sentiment conduit l'auteure à retracer, dans les chapitres 4 et 5, ainsi que dans la conclusion, l'héritage des années allemandes. Parmi les trente-cinq personnes interviewées, seules trois pratiquent des métiers en lien avec la spécialisation obtenue en Allemagne, preuve que l'objectif principal de l'École de l'amitié n'a pas été atteint. Toutefois, au moins dix-neuf anciens élèves, qui ont combattu dans les rangs de l'armée et ont dû plusieurs fois se réorienter, considèrent avoir réussi sur le plan professionnel et social, attribuant leur réussite à leur éducation socialiste et allemande. L'auteure en déduit que, si leur formation en RDA n'a pas servi la cause du socialisme et de sa construction

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au Mozambique, elle a néanmoins été d'une grande utilité pour la majorité des anciens élèves. 5 Héritage personnel autant que collectif, l'expérience allemande des élèves de la Schule der Freundschaft est, à ce titre, d'une double importance. Pour T. Müller, cet héritage est avant tout professionnel et socioculturel, mais aussi socialiste et allemand. Socialiste, parce que les anciens élèves n'ont pas rompu avec les idéaux du socialisme auxquels ils croient encore fortement et qui leur a permis de se constituer en groupe d'entraide. Certains se sont engagés sur le terrain municipal, au niveau local, même si aucun d'eux n'est impliqué dans la vie politique nationale. Allemand, car ils aiment planifier leur vie et se réclament de cet héritage particulier de l'éducation et de la rigueur allemandes. Socioculturel aussi car, ainsi que l'observe l'auteure, tous les anciens élèves vouent un culte à l'éducation ; les couples d'anciens élèves ont moins d'enfants et essaient de leur payer de bonnes écoles, les femmes sont émancipées et les relations conjugales bien différentes de celles de couples mozambicains traditionnels. Sur le plan professionnel enfin, plusieurs anciens élèves ont mis en valeur leur expérience internationale pour obtenir des contrats dans les organisations non gouvernementales. T. Müller démontre ainsi concrètement l'impact significatif de l'éducation en Allemagne sur la vie de ses interlocuteurs. 6 Bien qu'elle ne soit pas directement annoncée et qu'elle soit peu développée, l'étude historique existe cependant de fait dans ce livre. Abordée uniquement par le biais d'un détour par l'histoire orale, celle-ci dessert un travail qui, pour servir d'arrière-plan à la compréhension de l'École de l'amitié et de son héritage, aurait mérité des analyses plus systématiques et approfondies, notamment en ce qui concerne certaines expériences ou questions soulevées. Ainsi, apprenons-nous que les élèves mozambicains portaient des vêtements occidentaux — ce que les Allemands de l'Est leur enviaient souvent — mais nous ne savons pas comment ils se les procuraient. De même, l'auteure mentionne plusieurs fois que les élèves passaient souvent les week-ends ou les vacances dans des familles allemandes ; cependant aucune information sur les relations avec la société d'accueil et leur impact ne vient étayer ces propos. Ceci trahit le goût d'inachevé que l'on peut ressentir et déçoit par moments les attentes du lecteur. Il n'empêche que l'ouvrage est une collecte inestimable d'expériences de ces anciens élèves de l'École de l'amitié, tous adolescents ou pré-adolescents à leur arrivée en Allemagne de l'Est, dont les trajectoires à leur retour au pays nous apprennent beaucoup sur le devenir de certains États africains qui nourrissaient un projet social par la suite laminé en raison du tournant pris par l'histoire depuis la chute du mur de Berlin.

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PONOMARENKO, Ludmila V. & ZUEVA, Elena G. — L'URAP et l'Afrique

Constantin Katsiakoris

RÉFÉRENCE

PONOMARENKO, Ludmila V. & ZUEVA, Elena G. — L'URAP et l'Afrique. Paris, Moscou, Éditions de l'Université de Russie de l'amitié des peuples, 2010, 136 p., http//www.rudn.ru/fr/ file.php?id=91.

1 Ce livre raconte l'histoire de l'Université de l'amitié des peuples de Russie (URAP) — Rossijskij Universitet Družby Narodov (RUDN) en russe — et se concentre sur ses relations avec l'Afrique, ses étudiants et diplômés africains. Professeures d'histoire à l'URAP, Ludmila Ponomarenko et Elena Zueva ont écrit une version officielle de l'histoire de l'Université avec un ton parfois nostalgique et émotionnel. Publié en 2010 et accessible sur le site internet de l'URAP, cet ouvrage entendait commémorer les cinquante ans de la création de l'Université et rappeler sa contribution à la formation de cadres nationaux africains et au développement des relations culturelles et scientifiques entre l'Afrique, l'Union soviétique et, depuis 1991, la Fédération de Russie28.

2 Fondée en février 1960 à Moscou, alors que les pays africains accédaient à l'indépendance, l'Université de l'amitié des peuples — alors UAP, sans la « Russie », et non pas URAP — avait été conçue comme un symbole d'internationalisme et de solidarité de l'Union soviétique avec le Tiers-monde. Ce symbolisme fut accentué l'année suivante lorsque, ainsi que le rappellent Ponomarenko et Zueva, suite à l'assassinat de Patrice Lumumba, l'Université fut rebaptisée de son nom. À partir de ce moment et jusqu'à la dissolution de l'URSS en 1991, elle fut généralement appelée Université Lumumba. Par-delà la dimension symbolique, très importante pour la politique internationale de l'URSS pendant la Guerre froide, l'Université Lumumba avait d'autres particularités. D'une part, à côté d'un nombre grandissant d'étudiants soviétiques, elle accueillait, en ce qui concernait les pays étrangers, exclusivement des

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étudiants de pays « faiblement développés » d'Asie, d'Afrique et d'Amérique latine (l'exception, ce furent quelques communistes japonais). D'autre part, elle offrait des cursus et des cours qui, du point de vue soviétique, étaient adaptés aux besoins des pays du Tiers-monde. Les critères politiques, que ce soit l'appartenance au parti communiste ou les bonnes relations entre le pays d'origine et l'URSS, jouaient un rôle décisif pour le recrutement des étudiants, alors que le marxisme-léninisme faisait partie intégrante des enseignements. C'est notamment cette identité politique et idéologique qui a été reprochée à l'Université tout au long de la Guerre froide. À l'encontre des critiques acerbes, l'Université Lumumba pouvait néanmoins se vanter du fait d'accomplir un devoir internationaliste en offrant des bourses d'études et en payant tous les frais de transport, de scolarité et de sécurité sociale pour des milliers d'étudiants qui, sans l'aide de l'URSS, n'auraient sûrement jamais pu faire d'études supérieures. Ce régime de générosité prit fin avec l'écroulement du régime soviétique. 3 Ponomarenko et Zueva passent en revue cette histoire et tentent de montrer la continuité entre l'époque soviétique et l'époque post-soviétique. Cette continuité semble être cimentée par le rôle éducatif important de l'Université et par l'amitié entre l'Afrique, l'URSS et la Russie, qui ont perduré. Leur schéma s'appuie sur un passé de grandeur et de générosité, mais dissimule la mauvaise réputation des diplômés de cette Université sur le continent africain et les effets de la grande rupture de 1989-1991, lorsque les cursus et la philosophie de l'Université ont changé et des frais de scolarité ont été introduits. Le lecteur de l'ouvrage reste ainsi avec l'impression que ce passé glorieux sert, entre autres, à construire l'image positive d'une Université qui, depuis 1989-1991, a été contrainte de se réinventer et de suivre les tendances du marché de l'éducation, bref, que le passé sert à légitimer un objectif commercial. 4 Ponomarenko et Zueva ont certes de très bonnes raisons de rappeler le passé mémorable de l'URAP. Plusieurs informations qu'elles fournissent, de manière malheureusement peu systématique, ont également leur valeur historique. Les auteures se réfèrent à des diplômés qui ont fait des carrières importantes et sont restés en relation avec l'alma mater. Elles énumèrent une série d'accords de coopération que l'Université Lumumba et ensuite l'URAP ont signés avec des universités africaines et rappellent que la période 1960-1980 était celle d'une bataille pour dissiper la méfiance contre l'Université et pour faire reconnaître son diplôme. Les pages qui relatent les activités culturelles des étudiants, par exemple les festivals internationaux ou les concours de chanson politique, donnent une idée de ce qu'était la vie culturelle officiellement organisée dans le contexte politique et idéologique de l'époque. Les pages consacrées aux vacances dans les camps de repos et de travail en Moldavie et au bord de la mer Noire, ainsi qu'aux brigades estudiantines internationales qui travaillèrent en Asie centrale et en Sibérie, sont sans doute parmi les plus intéressantes. 5 Toutefois, et c'est la grande faiblesse du livre, cette histoire officielle ne fait pas de place à tout ce qui n'était pas glorieux, voire à ce qui contredit la narration d'amitié et de solidarité. Plusieurs incidents de violence physique ou verbale, qui déclenchèrent les protestations des étudiants, ne sont pas mentionnés. Les problèmes de xénophobie et de racisme, très graves depuis la fin des années 1980, sont passés sous silence. L'événement tragique de novembre 2003, lorsque l'incendie dans une résidence de l'URAP a coûté la vie à quarante-trois étudiants d'Afrique et d'Asie, n'est même pas mentionné. L'histoire du mouvement étudiant syndical, qui s'est battu contre plusieurs

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régimes africains, est omise. De même, rien n'est pratiquement dit du mode de recrutement des étudiants communistes, ni du travail politique des hôtes soviétiques dont l'objectif était de renforcer le mouvement communiste prosoviétique contre les organisations d'opposants ou de dissidents. On regrette aussi que les auteures n'aient pas exploité les archives de l'Université pour fournir des données plus détaillées sur la répartition des étudiants, pays par pays, leurs spécialisations, les taux de réussite aux examens et leur évolution de 1960 à 2010. 6 Dans l'ensemble, le livre propose une thèse puissante sur l'importance de l'Université de l'amitié des peuples et de sa contribution au développement de l'Afrique postcoloniale, en même temps qu'il ouvre quelques pistes de réflexion et de recherche. Il doit néanmoins être lu plutôt comme un document et utilisé avec beaucoup de circonspection.

NOTES

28. L'ouvrage ne comporte pas de bibliographie.

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SHUBIN, Vladimir. — The Hot « Cold War » : The USSR in Southern Africa

Luc Ngwe

RÉFÉRENCE

SHUBIN, Vladimir. — The Hot « Cold War » : The USSR in Southern Africa. London-Scottsville, Pluto Press-University of KwaZulu-Natal Press, 2008, 320 p., index, ill.

1 Les décolonisations, les luttes de libération nationale et leurs principaux acteurs en Angola, au Zimbabwe, en Mozambique, et en Namibie ainsi que la fin de l'apartheid en Afrique du Sud entre 1960 et 1990 durant « la Guerre froide » sont au centre des analyses de Vladimir Shubin. Celui-ci éclaire la présence de l'Union soviétique dans ces pays, et s'intéresse particulièrement aux formes qu'a prises son intervention dans les différentes luttes de libération nationale ou encore dans la lutte pour l'abolition de l'apartheid en Afrique du Sud et qui, selon lui, ont été insuffisamment étudiées et souvent déformées.

2 Divisé en cinq parties inégales qui traitent dans l'ordre d'importance et successivement des luttes de libération en Angola, au Mozambique, au Zimbabwe, en Namibie et en Afrique du Sud, The Hot « Cold War » est à mi-chemin entre l'étude scientifique que vérifie la dimension ethnographique des dynamiques de terrain et les mémoires d'un acteur. L'auteur n'affiche pas une grande ambition théorique, et ne prétend pas proposer une étude exhaustive des relations internationales de l'époque, de la Guerre froide, ou de l'ensemble des événements politiques survenus en Afrique australe. Il s'attache plutôt à restituer, dans leur complexité, les luttes de libération nationale ainsi que l'abolition de l'apartheid. Il adopte une démarche narrative qui s'appuie sur sa position d'acteur et de témoin des situations décrites. Directeur adjoint de l'Institut d'études africaines de l'Académie des sciences de Russie, Shubin a été successivement officier des forces armées soviétiques de 1962 à 1969, secrétaire du Comité soviétique de solidarité afro-asiatique, chef de sa section africaine de 1969 à 1979, et chef adjoint du Département des affaires étrangères du Comité central du Parti communiste de

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l'Union soviétique de 1982 à 1991. Troquant souvent son costume d'acteur pour celui de témoin, il a participé à différentes délégations officielles en Afrique australe, par exemple lors du premier anniversaire de l'indépendance de la Namibie en 1991 et, au cours de la même année, à la Conférence nationale de l'ANC (Durban, Afrique du Sud). La diversité de matériaux qu'il mobilise provient de ses notes personnelles, de ses souvenirs mais aussi des mémoires des acteurs de l'époque, auprès desquels il a recueilli de précieux témoignages, de la presse (Pravda), des archives russes officielles (Archives d'État de la Fédération de Russie [GARF], Archives russes d'État d'Histoire contemporaine [RGANI])29 et informelles (archives familiales), et sud-africaines (ANC et Parti communiste)30. 3 Vladimir Shubin pose d'emblée le décor en soulignant que le soutien de l'Union soviétique aux luttes de libération nationale dès les années 1950 relevait de la lutte anticoloniale et anti-impérialiste contrairement, selon lui, à la croyance répandue chez les hommes politiques occidentaux31 et aux analyses des universitaires qui observaient les conflits armés en Afrique australe à travers le prisme déformant de la rivalité entre superpuissances. Ces conflits n'ont pas été de simples « guerres par procuration », mais bien une lutte contre l'impérialisme de l'ensemble du monde progressiste à laquelle participaient aussi bien la communauté socialiste, les mouvements de libération nationale que la classe ouvrière des pays capitalistes. D'ailleurs, soutient l'auteur, le terme « Guerre froide » ne faisait pas partie du vocabulaire politique soviétique. De la même façon, « la mentalité russe » avait, selon lui, une « sympathie naturelle » pour le plus faible et surtout pour une cause juste. 4 Bien plus, Moscou ne soutenait pas les mouvements de libération nationale en fonction de leur orientation idéologique communiste, mais en fonction de leur objectif de libération, de leur viabilité, de leur représentativité et de leur légitimité auprès des populations. D'ailleurs, les orientations socialistes suivies par plusieurs de ces mouvements et de leurs leaders étaient le fait de leur libre choix, sans exigence de loyauté, même si celle-ci était bien accueillie à Moscou. Ainsi, l'URSS a appuyé le Mouvement populaire de libération de l'Angola (MPLA), considéré comme seul représentant du peuple angolais plutôt que l'Union nationale pour l'indépendance totale de l'Angola (UNITA) de Jonas Savimbi et le Front national de libération de l'Angola (FNLA) de Roberto Holden. Au Mozambique, Moscou a accordé son aide au Front de libération du Mozambique (FRELIMO), même si la relation de celui-ci avec la Chine affectait sa proximité avec l'Union soviétique. Au Zimbabwe, c'est à l'Union du peuple africain du Zimbabwe (ZAPU) que l'Union soviétique a accordé ses faveurs dès les années 1960 et ceci au détriment de l'Union nationale africaine du Zimbabwe (ZANU) après sa scission avec le ZAPU en 1963 et son rapprochement avec la Chine. 5 En Namibie, l'URSS a d'abord été attirée par l'Union nationale du Sud-Ouest africain (SWANU), où l'intérêt pour les questions nationales primait sur l'intérêt pour les questions ethniques de l'Organisation du peuple du Sud-Ouest africain (SWAPO) qui mobilisait exclusivement dans le groupe ethnique Ovambo. Cependant, le soutien de Moscou s'est inversé lorsque la SWANU a adopté l'option chinoise à la fin de 1963 et est devenue moins légitime, tandis que la SWAPO, dont les dirigeants fréquentaient Pékin sans pour autant en suivre les orientations, est devenue plus nationale et ancrée dans la lutte de libération nationale. En Afrique du Sud, l'URSS n'a jamais ménagé son soutien au Congrès national africain (ANC) et au Parti communiste sud-africain (SACP) depuis leur fondation.

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6 Par ailleurs, Shubin fait apparaître les luttes de libération dans toute leur complexité, bien à l'opposé de la perception fortement répandue selon laquelle les interventions soviétiques et plus globalement des pays du Pacte de Varsovie dans ces conflits obéissaient à la logique totalitaire qui présidait au fonctionnement interne du bloc de l'Est ou encore étaient sous-tendues par l'idéologie communiste. Selon cette perception, Cuba ou les pays africains, qui se rangeaient du côté des forces progressistes d'Afrique n'étaient que de simples satellites de Moscou. Or, les luttes de libération nationale s'inscrivaient, selon l'auteur, dans des configurations et des dynamiques propres à chaque pays. Ainsi, les conflits armés en Afrique australe comportent une diversité d'acteurs mus par des enjeux et des intérêts différenciés. À l'aide des documents d'archives et de ses expériences sur le terrain, il affirme que la décision cubaine d'intervenir en Angola était bien éloignée des injonctions soviétiques, d'autant que les deux pays, Cuba et l'URSS, divergeaient souvent sur les stratégies militaires adoptées. De la même façon, les pays africains ont joué différents rôles dans ces processus politiques bien loin de l'union de façade et des déclarations de principe sur la décolonisation proclamées par l'Organisation de l'unité africaine (OUA) et par les différents pays du continent. Ainsi en Angola, les pays limitrophes et parfois alliés des différents blocs constitués, à l'instar du Congo, du Zaïre ou de la Zambie, jouaient leur propre partition dans la confrontation sans répondre d'un quelconque alignement idéologique. Que dire alors de l'alliance entre les États-Unis et la Chine qui soutenaient l'UNITA contre le MPLA, allié de l'Union soviétique au moment de l'indépendance en Angola ? Cette coalition sino-américaine s'est heurtée à la résistance du Mozambique et de la Tanzanie. 7 Last but not the least, Shubin démonte avec vigueur une autre fausse idée occidentale selon laquelle l'Union soviétique constituait un bloc monolithique dont le fonctionnement strictement vertical n'obéissait qu'à des considérations idéologiques. Il mentionne alors l'absence d'homogénéité au sein de l'appareil de décision de Moscou, notamment entre les instances politiques et le KGB ; prenant à titre d'exemple les dissensions entre les différentes autorités soviétiques, à la suite de l'initiative de Petr Yevsyukov, alors ambassadeur au Mozambique, de rencontrer Mugabe. Ainsi le problème angolais et, par extension, les conflits armés en Afrique australe n'ont pas été traités par des instances institutionnelles impersonnelles agissant uniquement en fonction de la logique idéologique, mais par des considérations pragmatiques, soumises parfois aux « zigzags » de l'histoire ainsi qu'aux rapports personnels d'amitié ou d'animosité avec les leaders de ces mouvements nationalistes. Ces derniers ne manquaient pas d'influer sur les décisions et les actions. 8 Shubin donne tout au long de l'ouvrage des informations assez précises sur l'aide qu'a apportée l'Union soviétique à ces mouvements selon la situation dans chaque pays. Si cette aide était multiforme, notamment financière, logistique, d'accompagnement politique et diplomatique, elle a été essentiellement militaire. Revêtant plusieurs formes, elle concernait notamment la formation militaire des combattants, la fourniture des armes, l'encadrement technique via les conseillers et les spécialistes militaires, ainsi que la logistique. C'est ce soutien militaire qui a été décisif dans les processus politiques, particulièrement au Mozambique et en Afrique du Sud. L'auteur estime même que la fourniture d'armes lourdes au FRELIMO au Mozambique a contribué à décourager l'Afrique du Sud dans sa menace nucléaire.

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9 De la même façon, l'intensification de la libération en Afrique du Sud et la reconnaissance croissante de l'ANC avec l'appui de Moscou pendant les premières années de la perestroïka de Gorbatchev en 1986 ont créé une atmosphère de négociations favorable à un règlement politique et à l'élimination de l'apartheid par les moyens pacifiques. 10 En définitive, Shubin souligne que la plupart des conflits dans le monde pendant la Guerre froide ont davantage obéi aux dynamiques internes des pays et des régions qu'aux considérations idéologiques inspirées par la rivalité exacerbée entre l'Est et l'Ouest. Les conflits armés en Afrique australe ont été engendrés par la volonté populaire d'en finir avec le colonialisme et l'apartheid. Tout en concédant que l'implication des superpuissances a souvent donné une autre dimension aux conflits, Shubin soutient que l'intervention de l'URSS dans ces luttes, et particulièrement dans la formation des combattants, a été « salutaire » et qu'elle a pu dissuader les dirigeants des mouvements nationalistes d'utiliser les « méthodes terroristes ». 11 L'ouvrage de Shubin apporte des éclairages importants sur les processus politiques en Afrique australe. Il nuance le regard porté sur ces événements en termes de blocs en tempérant la lecture en vigueur d'une opposition tranchée Ouest/Est ou capitalisme/ communisme, et montre les dynamiques pratiques qui s'y déploient à travers l'alliance dans certaines situations entre les États-Unis et la Chine contre l'URSS ou encore l'affrontement sino-soviétique. The Hot « Cold War » éclaire aussi le caractère multilatéral des relations internationales des pays africains dans ce contexte ainsi que les enjeux propres, notamment de politique intérieure, qui inspiraient leur investissement dans ces conflits. En l'occurrence, comment comprendre l'engagement de l'ex-Zaïre de Mobutu dans ces conflits sans prendre en considération la question du kibanguisme ? 12 Le récit de l'intervention soviétique dans ces conflits n'en est pas moins partial. Mises à part quelques réserves sur les atermoiements de l'URSS dans le choix de ses soutiens en Angola (Agostinho Neto ou Daniel Chipenda), ses prises de décision ou encore ses responsabilités dans les difficultés de la coopération avec le Mozambique après son indépendance, Shubin ne fait aucune critique sérieuse de cette politique. La présentation de situations, souvent à sens unique, dessert son auteur, qui se trouve victime d'une illusion, loin de l'examen objectif d'une situation critique qui aurait éclairé le rôle de l'URSS dans ces conflits, d'autant plus que la conjoncture était parfois inextricable. 13 À la suite de la lecture de ces pages, on peine à suivre Shubin dans sa vision philanthropique de l'intervention soviétique, et plus globalement de la présence de l'URSS dans ces pays et/ou dans ces conflits dans un contexte où la lutte acharnée entre deux camps pour la domination du monde autorisait tous les coups. La multiplication des alliés constituant une ressource importante dans cette domination, les mouvements de libération nationale formaient une des avancées du front de lutte, qualifiée d'anti- impérialiste par les pays du bloc de l'Est. Que dire des intérêts multiples qui se déployaient, ou qui sous-tendaient ces interventions et qui s'exprimaient dans les différents accords de coopération militaire, économique, culturelle ? 14 Par-delà les réserves énoncées ici, l'ouvrage de Shubin constitue un document riche en matériaux de travail, particulièrement pour les historiens.

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NOTES

29. Shubin note qu'il n'a pas pu avoir accès à plusieurs des documents les plus pertinents dans les archives car ils n'ont pas été déclassifiés. 30. L'ouvrage comporte de nombreuses notes ainsi qu'un index des noms propres mais pas de bibliographie. 31. L'auteur cite l'exemple d'un document du Foreign Office britannique relatif à une rencontre en 1961 entre l'administration américaine sous Kennedy et les officielsbritanniques.

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DE SAINT MARTIN, Monique, SCARFÒ GHELLAB, Grazia & MELLAKH, Kamal (dir.). — Étudier à l'Est. Expériences de diplômés africains

Marie-Aude Fouéré

RÉFÉRENCE

DE SAINT MARTIN, Monique, SCARFÒ GHELLAB, Grazia & MELLAKH, Kamal (dir.). — Étudier à l'Est. Expériences de diplômés africains. Préface de Jean-Pierre Dozon. Paris, Karthala- FMSH, 2015, 298 p., bibl.

1 De nombreux étudiants africains ont été formés dans les pays de l'ancien bloc soviétique à partir des Indépendances et jusqu'à l'effondrement du monde soviétique. Ils étaient issus de régimes socialistes ou marxistes-léninistes, mais aussi de pays africains qui avaient opté pour la voie capitaliste. Qui étaient exactement ces étudiants ? Quelles furent leurs expériences dans le bloc soviétique ? Leur passage par les pays de l'Est permit-il leur adhésion à la doctrine marxiste-léniniste ? Provoqua-t-il plutôt son rejet ? Quel rôle ces diplômés africains ont-ils joué — et jouent-ils encore — une fois rentrés au pays, et quelle fut leur contribution à la construction des socialismes africains ? C'est à cet ensemble de questions que cherche à répondre Étudier à l'Est. Issu d'un programme d'études et de recherches appelé « Élites africaines formées dans les pays de l'ex-bloc soviétique. Histoire, biographies, expériences » (ÉLITAF), cet ouvrage collectif explore une thématique jusqu'à présent très peu étudiée dans les études africaines, celle de l'expérience de vie de dizaines de milliers d'étudiants africains partis se former dans les pays de l'Est. Cette ambition intellectuelle s'appuie principalement, au plan de la méthode, sur le recours à des récits de vie collectés par entretiens approfondis. S'ils cherchent à analyser et à monter en généralité, les différents chapitres qui composent l'ouvrage restituent avant tout des fragments de

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vécu — citations des intéressés à l'appui — relatif à la vie quotidienne, au monde du travail, à l'espace universitaire, à la formation idéologique, ou encore aux relations qui se sont nouées avec les populations de ces pays mais aussi entre étudiants africains.

2 L'ouvrage est divisé en trois parties. La première partie traite des cadres historiques et politiques des expériences des étudiants africains. Les chapitres y exposent les politiques d'accueil mises en place par les pays de l'ancien bloc soviétique, ses relais en Afrique (comme les centres culturels soviétiques, où s'enseignait le russe) et ses acteurs institutionnels à l'Est (les universités, certes, mais aussi le Parti communiste, les organisations du Komsomol, les amicales d'étudiants, les associations, etc.), et le volet idéologique qui l'accompagna, celui de former de « vrais patriotes » (p. 25) marxistes- léninistes. L'entrée par les institutions n'occulte pas une attention portée aux décalages entre « discours de propagande, objectifs réels, et expériences vécues » (p. 96). Le chapitre 1 par Sergey Mazov rappelle ainsi, fort justement, que « tous les étudiants étaient loin de brûler du désir de comprendre une doctrine qui déclarait que les réalités de leur pays étaient “des vestiges” » (p. 46). La deuxième partie de l'ouvrage resserre la focale sur le vécu des étudiants africains pendant leurs années formatives dans les pays du bloc soviétique. Elle cherche à replacer l'histoire singulière d'individus au sein des configurations historiques particulières qui l'ont rendue possible mais l'ont aussi contrainte. Les cas suivis sont très variés à la fois par la trajectoire nationale des pays de départ représentés dans l'ouvrage (Bénin, Congo et Mali socialistes ; Éthiopie marxiste-léniniste ; Maroc et Sénégal aux économies ouvertes ; La Réunion, un DOM français), par les profils des étudiants qui sont retracés (avec des fils de bonne famille qui mènent une vie aisée dans une Russie alors exsangue, mais aussi des étudiants d'origine modeste vivant de petits jobs dans les bars, les marchés, les chantiers), et par les modalités de formation et les conditions de vie très différentes dans les pays d'accueil. Enfin, la troisième partie reste centrée sur le vécu mais regroupe des chapitres qui ont en commun de mettre l'accent sur les parcours individuels de mobilité qui s'amorcent en Afrique, s'établissent provisoirement — bien que sur plusieurs années — dans les pays de l'Est, puis se poursuivent à nouveau en Afrique ou ailleurs dans le monde. L'analyse porte sur ce que la carrière individuelle doit à la formation à l'Est et à l'obtention d'un diplôme. Les bilans semblent souvent positifs, la formation ayant permis l'accès à des hauts postes administratifs et politiques ou à des professions libérales, mais ils ont été moins probants dans les cas de dévalorisation des diplômes délivrés par les pays de l'Est, comme au Maroc, et du déclassement qui en a parfois résulté. 3 On ne cherchera pas dans Étudier à l'Est « une synthèse », comme les éditeurs scientifiques le soulignent avec raison, mais « des éclairages, des regards, des analyses et des points de vue différents » sur ce monde des diplômés africains formés à l'Est (p. 31). Tout l'intérêt de l'ouvrage réside en effet dans cette diversité d'histoires de vie singulières et de témoignages à hauteur d'hommes ou de femmes. Au lecteur d'en faire une lecture croisée s'il veut dépasser la singularité des cas présentés et faire émerger des thèmes transversaux, tels les acteurs et les relais de la mobilité géographique et sociale, les rapports entre parcours de formation et trajectoire professionnelle, les variations dans l'engagement et l'adhésion politiques, ou la place du mal du pays et du racisme ordinaire dans la recomposition des sociabilités. Certains éléments sont moins attendus que d'autres, telles les notations sur l'expérience d'être un étudiant argenté dans une Russie en récession économique où il faut apprendre à se faire « discrets pour

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apparaître comme “les pauvres étudiants étrangers” » (p. 167). Pour clore cette recension, citons les propos de l'ancien Président ivoirien Houphouët-Boigny, « Envoyez vos étudiants à Paris et ils reviennent communistes ! Envoyez-les à Moscou et ils reviennent capitalistes ! » (p. 162, chapitre 9 par Tatiana Smirnova), qui éclairent avec une touche d'humour tous les paradoxes et les ambiguïtés de ces expériences d'étudiants africains dans les pays de l'ancien bloc soviétique.

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WESTAD, Odd Arne. — The Global Cold War : Third World Interventions and the Making of Our Times

Patrice Yengo

RÉFÉRENCE

WESTAD, Odd Arne. — The Global Cold War : Third World Interventions and the Making of Our Times. New York, Cambridge University Press, 2005, 484 p., bibl.

1 À la chute du mur de Berlin, le sort du monde semblait scellé : la démocratie et le libéralisme avaient triomphé et leur extension à l'ensemble de la planète, qu'augurait la globalisation de l'économie, n'était plus qu'une question de temps. Le livre de Francis Fukuyama, La Fin de l'Histoire 32, a donné de cette thèse son corpus théorique le plus abouti. Selon cet auteur, la période ouverte par l'effondrement du « communisme » est celle d'une « fin de l'Histoire », entendue comme clôture de nouveaux modèles sociaux, politiques ou économiques et victoire de l'idée de la démocratie libérale, c'est-à-dire d'une société basée sur les valeurs de liberté et d'égalité que de plus en plus de sociétés adopteront comme modèle. Ces prédictions ont été déjouées par l'histoire qui a suivi, mais le matériau qui leur a donné naissance n'a eu de cesse de nourrir une immense littérature historiographique et (géo)politique sur les stratégies et tactiques des deux superpuissances dans leurs confrontations à travers le monde. On peut classer les études qui en découlent, au-delà de leur diversité interne, en deux grands courants. Un premier courant axé sur la bipolarisation du monde et le conflit Est-Ouest qui a dominé le monde depuis les accords de Yalta33, et un second qui approche l'histoire mondiale sur la longue durée, permettant d'en déduire les événements actuels de notre planète34.

2 Odd Arne Westad, directeur du Cold War Studies Centre de la London School of Economics and Political Science, se situe dans le renouveau de l'historiographie de la

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Guerre froide ayant élargi considérablement le cadre d'analyse de la conflictualité Est- Ouest depuis l'ouverture aux chercheurs de nouvelles archives de l'URSS qu'il a longuement consultées en même temps qu'il a recueilli de nombreux témoignages d'hommes de terrain. S'il peut être rattaché peu ou prou à l'un ou l'autre de ces courants, il s'en démarque ostensiblement par sa capacité de décentrer le regard à partir de ce que l'on appelait la « périphérie » du système-monde. De la prolifération nucléaire au terrorisme international à l'échelle mondiale, les questions de politique internationale restent certes encore tributaires des prérogatives de la Guerre froide, mais, selon Westad, c'est la confrontation des États-Unis et de l'Union soviétique dans le Tiers-monde qui en explique les pernicieux héritages actuels. Ce qu'il réaffirme lors d'une table-ronde consacrée à son livre : « Ce que j'ai essayé de faire, c'est plutôt d'amener le Tiers-monde sur la scène, pour rectifier l'équilibre [...] dans l'historiographie à son sujet. Pendant trop longtemps, l'Europe a été perçue non seulement comme la seule cause de la Guerre froide, mais aussi comme son moteur. L'existence d'une vue d'ensemble du conflit dans le Tiers-monde aidera, je l'espère, ceux qui travaillent principalement en Europe à ne pas seulement voir des influences et des parallèles qu'ils n'avaient pas vus auparavant, mais aussi à repenser la Guerre froide comme un système global »35. C'est cette globalité qui imprègne chaque parcelle de la conflictualité et détermine l'action des acteurs sur le terrain. C'est aussi cette globalité qui permet à Westad de s'affranchir des présupposés systémiques qui semblaient opposer les deux superpuissances pour relever que leurs visées prenaient leur source historique dans l'idéologie du progrès et de la modernité des Lumières au nom de laquelle ils avaient uni leurs efforts pour revendiquer l'indépendance des anciennes colonies britanniques et françaises. Ce qui pousse l'auteur à en examiner d'emblée les fondements. Dans cette vaste étude qui synthétise une grande partie de la littérature volumineuse sur l'histoire internationale de la Guerre froide et introduit une variété de sources d'archives nouvellement disponibles, le Tiers-monde n'apparaît plus simplement comme une arène où se testait la supériorité de chaque bloc mais comme le terrain privilégié d'un affrontement idéologique sans partage. 3 En partant de l'exploration historique de l'attitude des dirigeants américains, soviétiques et du Tiers-monde dans le monde de la Guerre froide, les trois premiers chapitres nous introduisent au cœur de son propos. Ils sont, de ce fait, entièrement consacrés à l'analyse des présupposés idéologiques qui ont servi de trame aux interventions — fort coûteuses au demeurant — des deux superpuissances dans le Tiers-monde. Et Westad d'en conclure que pour les États-Unis, la primauté revenait à la défense de la liberté tandis que la lutte pour la justice servait d'argument aux Soviétiques ; deux dogmes universalistes qui, pour être à la base de la création des États-Unis et de l'Union soviétique, n'en avaient pas moins concrètement pour nom, libéralisme économique dans le premier cas et socialisme dans le second. Westad bat ainsi en brèche le formalisme de certains historiens qui voudraient que l'idéologie ne relève que de la théorie politique, ce qui reviendrait à dire que seuls les Soviétiques auraient eu une idéologie — le marxisme-léninisme dont ils se revendiquaient ouvertement — et que les USA en auraient été dépourvus. S'insurgeant contre certains courants du révisionnisme historique qui fait de l'expansionnisme soviétique la première, sinon l'unique cause de l'affrontement Est-Ouest, il rappelle que l'interventionnisme des États-Unis ne date pas de la Guerre froide. 4 En effet, bien que les USA soient nés d'une lutte anti-impérialiste, ils ne se sont pas privés, à la suite de leur victoire dans la guerre hispano-américaine en 1898,

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d'intervenir en « empire de la liberté », notamment dans les affaires des peuples non blancs (Cuba, Philippines, Porto-Rico, Hawaï, Haïti). De la même façon, l'idéologie de la Guerre froide soviétique reliait, au-delà de la théorie stalinienne de la construction du socialisme dans un seul pays, les revendications modernistes et universalistes du marxisme au projet expansionniste des tsars hérité du XIXe siècle.

5 Les similitudes entre les deux camps apparaissent ici clairement. Les deux parties se sont projetées dans une mission historique dont l'horizon était balisé par le discours de la modernité (rationalité, progrès, science, justice et liberté). C'est à l'aune de cette compétition mimétique des universalismes, pour reprendre un mot de René Girard, qu'il faut appréhender leur hostilité croissante, notamment aux premières années de la Guerre froide. 6 Cela n'empêche pas que cette idéologie se nourrisse de ses contradictions et que la pratique de terrain se trouve quelquefois en divergence avec cette même idéologie. Du moins en apparence. Ainsi Staline a signé des accords avec Tchang Kaï-chek aux dépens de Mao Zedong en 1945. Loin d'être contre-nature, ces accords relevaient de l'idéologie de la Révolution par étapes qui postulait que la Chine n'était pas mûre, à ce stade de son développement, pour la révolution socialiste et que les communistes devaient se ranger derrière le Kuomintang. De la même façon en 1977, Jimmy Carter, préférant le Shah aux démocrates iraniens, montrait que Mohammad Reza Pahlavi était le meilleur garant de la modernisation de l'Iran. On peut penser avec Westad que c'est cette même idéologie qui alimentait les luttes intestines des bureaucraties locales qui devaient répondre aux interventions des superpuissances tout en naviguant entre les exigences des fractions concurrentes et les populations en quête de changement. 7 Ce sont ainsi deux dogmes de la modernité que les États-Unis et l'Union soviétique ont représentés pour les pays du Tiers-monde. Il se trouve que l'intervention injonctive au nom de ces deux dogmes à prétention universelle a fini par apparaître pour les peuples du Tiers-monde comme le prolongement des politiques coloniales des États européens qui, elles aussi, se revendiquaient d'une mission civilisatrice. Vue sous cet angle, la Guerre froide n'était plus simplement une opposition entre l'Est et l'Ouest mais bien une coalition objective Est-Ouest contre le Sud. 8 L'analyse des origines idéologiques de la politique américaine et soviétique de la Guerre froide, ouvre à Westad le champ de la décolonisation qu'il aborde comme une donne géopolitique inédite ayant permis aux dirigeants des États nouvellement indépendants de se positionner sur l'échiquier international pour leurs plans de développement, laissant aux superpuissances l'occasion de prouver la fiabilité de leur modèle ou d'étendre leur influence. L'Inde et l'Indonésie sont l'illustration parfaite de la manière dont certains dirigeants ont su capitaliser les contradictions de la Guerre froide. En restant non alignés et en jouant les superpuissances les unes contre les autres, de nombreux nouveaux États ont été en mesure de disposer d'une certaine indépendance dans un monde de plus en plus bipolarisé et où le Tiers-monde comme entité a été unifié sinon créé par cet interventionnisme incessant (chapitre 4). 9 Partant de ce cadre conceptuel, Westad aboutit dans le chapitre 5 aux conséquences de la révolution cubaine et de la guerre du Vietnam, deux défis majeurs auxquels ont été confrontés les États-Unis pour maintenir leur hégémonie. Mais c'est dans les chapitres suivants, relatifs aux interventions de la Guerre froide en Afrique dans les années 1960 et 1970 qui nous intéressent particulièrement, que se révèle l'originalité de l'ouvrage de Westad. Car c'est en Afrique du Sud, en Angola, en Éthiopie, au Zaïre et en Guinée-

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Bissau que la Guerre froide opère un tournant dont les conséquences restent encore identifiables sur le développement de ce continent, et ce qui se joue dans ces pays n'est pas moins que le sort de la confrontation entre les deux blocs. Malgré les tentatives infructueuses de l'URSS d'implanter le socialisme dans la corne de l'Afrique, Moscou et La Havane signent une victoire concrète. Ils ont réussi à promouvoir des alliances avec les dirigeants anticolonialistes, désenchantés par la brutalité du modèle américain. Toutefois, la montée de l'islamisme radical en Iran et en Afghanistan à la fin des années 1970 et le défi qu'il pose à partir des années 1980, décrits aux chapitres 8 et 9, viennent rétablir un équilibre au profit des États-Unis qui sonne le glas de l'interventionnisme de l'Union soviétique dont les coûts économiques, politiques et humains participent dans une certaine mesure aux causes fondamentales de sa désintégration. 10 Comment résumer un livre d'une telle richesse ? Ce qui fait d'abord l'intérêt de cet ouvrage et qui d'emblée le rend passionnant, c'est l'ambition d'O. A. Westad d'offrir une nouvelle version de l'histoire de la Guerre froide en prenant pour point de départ, non les relations entre les deux superpuissances, mais leurs rapports avec le Tiers- monde. Cette ambition se trouve ici exaucée grâce à cette approche méthodologique singulière qui replace le concept d'idéologie au cœur de son travail. Elle permet en effet de comprendre pourquoi certaines interventions ont été poursuivies en dépit du bon sens jusqu'à leur point de rupture, faisant de la Guerre froide une tragédie sans précédent pour les pays du Sud. Nous sommes loin du triomphalisme américain qui considère que la fin de la Guerre froide est une victoire des États-Unis car, ainsi que Westad le mentionne en conclusion : « Seen from a Third World perspective, the results of America's interventions are truly dismal. Instead of being a force for good [...] these incursions have devastated many societies and left them more vulnerable to further disasters of their own making » (p. 404). L'axe du mal n'aura finalement été « vaincu » qu'au prix d'un reniement constant de ses propres idéaux et d'un désastre sans équivalent des sociétés des jeunes nations. 11 Pour tous ceux qui s'intéressent à l'histoire de la Guerre froide du point de vue des pays du Tiers-monde, The Global Cold War est une œuvre remarquable par son souffle géographique et historique qui réinvestit ce passé récent d'un regard neuf. Étayée par un index riche de nombreuses entrées et des cartes d'une grande précision, elle procède aussi d'une démarche pédagogique, très utile en ces temps d'obscurantisme décomplexé. Mais cela supposait un travail considérable de recherche dans les archives soviétiques et l'utilisation des documents américains récemment déclassifiés sans oublier les apports massifs des sources primaires allemandes, britanniques, sud- africaines, chinoises et autres. Travail dont Odd Arne Westad s'est bien acquitté car, bien que cet ouvrage ait déjà une douzaine d'années, son actualité est loin d'être démentie.

NOTES

32. F. FUKUYAMA, La fin de l'histoire et le dernier homme, Paris, Flammarion, 1992.

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33. A. CONTE, Yalta ou le partage du monde, Paris, R. Laffont, 2001 ; N. F RIEDMAN (ed.), The Cold War Experience : 1945-1991, London, Carlton Books Ltd, 2005 ; S. JEANNESSON, La Guerre froide, Paris, La Découverte, 2014 ; G.-H. SOUTOU, La Guerre froide 1943-1990, Paris, Pluriel, 2011. 34. A. FONTAINE, La Guerre froide, 1917-1991, Paris, Éditions du Seuil, 2006. À ces deux courants, il faut peut-être joindre un autre plus prospectif, dont le grand représentant est S. HUNTINGTON, Le Choc des civilisations, Paris, Odile Jacob, 2014 [1997], qui, partant des mêmes prémisses, anticipe sur un avenir où la politique internationale ne serait plus le fait d'oppositions idéologiques, comme ce fut le cas entre les deux blocs de la Guerre froide. Les conflits du monde engageraient désormais de grandes civilisations, regroupées par affinités culturelles. Dans cette nouvelle configuration, la civilisation occidentale se trouve confrontée, cette fois-ci, à la puissance grandissante de l'islam et à la montée en force de l'économie chinoise. 35. T. MADDUX (ed.), « H-Diplo Roundtable Reviews », 8, 12 (2007), https://issforum.org/ roundtables/PDF/GlobalColdWar-Roundtable.pdf. Parmi les participants à la table ronde : Jerald Combs, William Hitchcock, David Painter, Natalia Yegorova.

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