Cahiers d’Asie centrale

1/2 | 1996 Inde-Asie centrale : routes du commerce et des idées

Thierry Zarcone (dir.)

Édition électronique URL : https://journals.openedition.org/asiecentrale/400 ISSN : 2075-5325

Éditeur Éditions De Boccard

Édition imprimée Date de publication : 1 juin 1996 ISBN : 2-85744-870-8 ISSN : 1270-9247

Référence électronique Thierry Zarcone (dir.), Cahiers d’Asie centrale, 1/2 | 1996, « Inde-Asie centrale : routes du commerce et des idées » [En ligne], mis en ligne le 01 février 2011, consulté le 21 septembre 2021. URL : https:// journals.openedition.org/asiecentrale/400

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Pendant plus de deux millénaires, entre Boukhara, Samarcande, Kashghar, d’une part, et Multan, Lahore, Srinagar, de l’autre, malgré des montagnes meurtrières, Hindou- Kouch, Pamirs, Himalayas, un incessant va-et-vient de caravanes ou d’armées a fait circuler les marchandises, les techniques, les idées... Marchands, soufis, militaires ont parcouru ces routes, ensemble ou séparément, parfois confondus. Les ressacs de la colonisation, puis des indépendances, les découpages frontaliers inédits, les conflits au Cachemire et en , ont peu à peu fragmenté, étranglé, voire complètement fermé leurs itinéraires. Devenus lieux de trafics irréguliers, ils font l’objet de tentatives de réouverture, via la Chine et le Pakistan, mais le désenclavement de l’Asie centrale tend aujourd’hui à prendre d’autres directions et d’autres voies, sans que disparaisse l’attente d’une véritable renaissance des routes traditionnelles… C’est leur description, dans toute la durée de leur histoire, que propose ce premier numéro des Cahiers d’Asie centrale, revue de l’Institut français d’études sur l’Asie centrale (IFÉAC). Il ne s’adresse pas seulement aux spécialistes de l’Asie centrale et aux chercheurs, mais se veut accessible au grand public. Ce volume adapte les contributions d’un colloque réuni à Tachkent, du 23 au 25 octobre 1995, par l’Institut. Confrontant pour la première fois les points de vue des savants de “l’intérieur” (l’ex-Union soviétique) et de l’extérieur, de l’Est et de l’Ouest, il rassemble un matériel riche et parfois inédit, propre à susciter réflexion et interrogations sur une région dangereuse à plus d’un égard, mais si attirante…

NOTE DE LA RÉDACTION

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Les Cahiers d’Asie centrale : naissance d’une revue

Pierre Chuvin

1 Les Cahiers d’Asie centrale dont voici le premier numéro reflètent une ambition, celle d’un centre de recherches établi par le ministère des Affaires étrangères de la République française depuis 1995 à Tachkent, au cœur de la région même qu’il étudie, et le seul à y avoir été ouvert par un pays étranger, l’Institut français d’études sur l’Asie centrale (IFÉAC).

2 Les Cahiers sont là d’abord pour témoigner de ce qui se fait à l’IFEAC et diffuser les résultats qui y ont été obtenus. Nous voulons ainsi créer une revue scientifique qui reste accessible au public cultivé et donne une expression française aux progrès du savoir sur une région où les possibilités d’accès direct aux sources, d’enquêtes sur le terrain, de coopération avec les chercheurs locaux, naguère faibles ou nulles, se sont depuis quelques années multipliées de façon spectaculaire. 3 L’Asie centrale, historiquement peuplée ou dominée, depuis un millénaire, par des groupes turcs, tôt imprégnés de la culture iranienne qui régnait ici de temps immémorial, plus tardivement, mais fortement, russifiés, a été longtemps située à un carrefour de routes venues de l’Inde, de la Chine, de l’Iran, de la Russie ; et, au-delà, de la Méditerranée ou de l’Europe occidentale, voire des espaces sibériens et mongols... Ses capitales, Samarcande, Gurgandj, furent à plusieurs reprises des « villes-monde » durant la période qui va de la conquête islamique (712) à l’invasion mongole (1220), puis, pour Samarcande, sous les règnes de l’Amir Temour (Tamerlan, mort en 1405) et de ses descendants. 4 Cette région a été progressivement isolée, mise à l’écart des courants commerciaux mondiaux, puis perdant le contrôle de ceux qui continuaient à la traverser, depuis le XVIe siècle jusqu’à la période soviétique qui ne fut ni le début d’une ère nouvelle ni une simple parenthèse. L’intégration dans l’URSS coupait l’Asie centrale des pays et des peuples qui lui étaient historiquement les plus proches. En même temps, elle l’associait à nouveau à une puissance mondiale, fût-ce par le biais d’une forme de colonisation. Et

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dans l’Empire champion de l’internationalisme se forgeaient des consciences nationales inédites. 5 Aujourd’hui, cinq Républiques font dans le concert des nations une entrée grosse de promesses et de risques, stimulent les imaginations par ce qui subsiste de mystère dans leur présent et par la gloire de leur passé... Ces cinq nouveaux États à dominante musulmane, en passe de retrouver la position charnière qui fut si longtemps la leur, dotés d’une élite intellectuelle et politique formée à l’école du marxisme soviétique, partis à la reconquête de traditions à la fois exigeantes et variées, méritent une attention soutenue, qui doit s’étendre, pour être lucide, à l’ensemble de leur environnement. 6 Si la décision de créer l’Institut a été prise dès 1992, au lendemain même des indépendances, il a fallu, dans les conditions de précarité naturelles à l’éclosion de nouveaux Etats, attendre 1994 pour ses premières manifestations scientifiques, deux missions, l’une venue du Louvre et l’autre du Collège de France, occasion aussi de conférences et de rencontres entre les missionnaires et leurs collègues d’Asie centrale. En 1995, l’Institut a reçu ses premiers chercheurs et a pu inaugurer des activités suivies, autour de deux colloques, l’un les 13 et 14 février, « Les réformismes musulmans au Turkestan, fin du XIXe siècle-début du XXe », l’autre du 23 au 25 octobre, « Routes du commerce, routes des idées entre l’Inde et l’Asie centrale ». 7 Les communications de ces deux colloques, à l’évidence, fournissaient matière à publication. Un choix du premier fut réservé aux Cahiers du monde russe, qui ont tant fait pour la connaissance de l’Asie centrale soviétique alors que l’entreprise paraissait d’une difficulté insurmontable. 8 C’est un recueil d’articles tirés du second colloque qui marque la naissance de notre revue. Ils lui donnent un caractère que nous voudrions distinctif : chaque numéro traitera un thème dominant, dans le « Dossier » qui en occupera la majeure partie et lui donnera une unité pour le lecteur. Mais ce dossier ne constitue pas un recueil d’« Actes » qui refléteraient le déroulement de la rencontre. À nos yeux en effet, les exigences d’une communication orale, suivie d’une discussion, et d’un texte écrit, où le provisoire n’a plus guère de place, sont la plupart du temps différentes et un remaniement du travail s’impose en général avant son impression. Nous n’avons pas reproduit ni résumé les discussions, qui furent pourtant animées et fécondes, et, sauf exception motivée par la nouveauté et la longueur d’une intervention, nous ne le ferons pas, considérant que c’est à l’auteur de choisir ce qu’il retient parmi les observations qui lui sont faites et de l’intégrer à son travail. 9 À la suite de ce « Dossier », une section « Actualité » comprendra des articles variés, soit traduits des langues vernaculaires ou du russe, soit écrits dans les langues de l’érudition occidentale, destinés à refléter de manière aussi large que possible l’actualité de la recherche en sciences humaines sur l’Asie centrale. Une troisième partie, enfin, sera consacrée à des comptes rendus développés. 10 Les Cahiers devraient occuper une place complémentaire par rapport à la Lettre d’Asie centrale, publication de plus fréquente périodicité, qui est également soutenue par l’IFEAC, en coopération avec d’autres organismes, notamment l’Association de recherches et d’information sur l’Asie centrale (ARIAC). La Lettre pourrait être le messager de l’actualité scientifique, faire connaître les parutions et les événements par des annonces ou des analyses brèves, cependant que les Cahiers offriraient plus de recul,

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une présentation plus sélective, et des synthèses sur les programmes de recherche de l’Institut, en liaison avec les rencontres et colloques organisés par lui. 11 En 1996, tout en apportant, à Paris, son soutien aux manifestations à l’UNESCO sur la culture timouride (22-23 avril), l’IFÉAC a organisé, avec l’Académie des Sciences de la République du Tatarstan, un colloque à Kazan, « Islam et modernité dans le monde tatar (1789-1937 et depuis 1987) » (29-30 avril et 1er mai). À Tachkent, un autre colloque sur « L’héritage des Timourides d’Asie centrale : Timourides de l’Inde, Chaybanides de Boukhara, Safavides d’Iran » doit se dérouler du 24 au 26 septembre. Un autre enfin, au printemps 1997, pourrait conclure la série des mises au point en examinant « Tradition et Modernité. États et Nations d’Asie centrale à l’épreuve de l’indépendance ». Les Cahiers, de leur côté, poursuivront un programme de publications en partie indépendant, qui fera place à des études locales, en particulier d’histoire urbaine, tant est grand, de Boukhara à Kachghar, le rôle joué par les villes de l’Asie centrale dans le développement de la région et, au-delà, des deux continents qu’elles ont si puissamment contribué à réunir. 12 Notre revue, tout comme les recherches que mène 1TFÉAC, a donc le souci d’être actuelle. Cela ne veut pas dire que nous nous limitions à l’histoire du temps présent. Les révisions historiques en cours dans les nouveaux Etats indépendants nous imposent d’être présents sur tous les fronts, pour accompagner avec sympathie mais sans complaisance des renversements de perspective qui, dans certains cas, atteignent jusqu’au néolithique... A vue un peu moins lointaine, on se rend compte aujourd’hui de l’énorme travail de reconstitution des arrière-plans politiques, économiques, sociaux et culturels qui doit être entrepris. À cette condition seulement, l’histoire de ces régions conquerra enfin son autonomie, pour constituer l’instrument de compréhension du présent à travers les strates du passé que le lecteur peut légitimement attendre.

AUTEUR

PIERRE CHUVIN

Directeur de l’IFEAC

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Dossier. Inde-Asie centrale : routes du commerce et des idées

NOTE DE L’ÉDITEUR

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Dossier. Inde-Asie centrale : routes du commerce et des idées

De la géographie à l’histoire

NOTE DE L’ÉDITEUR

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Itinéraires commerciaux et militaires entre Boukhara et l’Inde

Audrey Burton

1 Malgré les difficultés de déplacement causées par les hautes montagnes qui séparent l’Inde de l’Asie centrale, malgré la fatigue et les maladies dues à l’altitude ainsi qu’au contraste climatique entre les deux régions, malgré le danger d’attaque par les peuplades belliqueuses qui s’érigeaient en gardiennes des passes de Khaïber et autres, les hommes ont toujours voyagé de part et d’autre, pour des raisons commerciales, militaires, culturelles ou touristiques.

2 Partant d’Asie centrale, deux grands conquérants, Alexandre le Grand et Tamerlan, se frayèrent un passage à travers l’Hindou-Kouch, puis au XVIIe siècle les armées de Shâh Jahân firent ce voyage en sens inverse pour conquérir la province de Balkh qu’elles occupèrent pendant près de 15 mois. Au XIXe siècle, les autorités anglaises et russes, qui détenaient le pouvoir politique et militaire dans les deux régions, étudièrent en détail la possibilité d’une expédition militaire russe partant d’Asie centrale vers l’Inde. Des rapports circonstanciés à ce sujet furent même préparés, mais on décida, de part et d’autre, qu’une telle expédition était vouée à l’échec, surtout pour des raisons logistiques, mais aussi parce que les soldats russes arriveraient fatigués et seraient à découvert en atteignant l’Inde, ce qui en ferait des cibles faciles pour les armées britanniques. 3 Mais quels étaient donc les itinéraires à suivre ? La voie la plus directe, empruntée aux XVIe et XVII e siècles par les ambassadeurs boukhares et indiens, passait par Karshi, Termez, Balkh et Kaboul. Ce fut aussi celle que suivirent les fils de Shâh Jahân lors de l’invasion de Balkh en 1646-47. Selon Hâjjî Farrukh, ambassadeur de Balkh envoyé en Russie en 1675, on pouvait se rendre en 10 jours de Boukhara à Balkh et il n’en fallait pas plus de Balkh à Kaboul, donc 20 jours devaient suffire pour aller de Boukhara à Kaboul1. Mais Hâjjî Farrukh avait intérêt à se montrer optimiste, car il voulait encourager le tsar à envoyer les marchands russes dans le khanat. étant plus loin de Kaboul, son ambassadeur Abreim Azizov (Ibrâhîm ‘Azîz) se montrait encore plus optimiste lorsqu’il parlait aux représentants du tsar à Moscou. Il leur expliqua, en 1689, que 8 jours suffisaient pour aller de Boukhara à Balkh et 7 jours de Balkh à Kaboul, donc

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15 jours en tout à partir de Boukhara et 23 jours à partir de Khiva. Mais il faut croire que les deux ambassadeurs pensaient à un individu à cheval voyageant avec peu de bagages, plutôt qu’à une caravane. Car même l’entrepreneur russe Hrulev, qui voulait créer une société pour développer le commerce russo-boukhare en 1863, comptait un minimum de 12 jours de Boukhara à Balkh par caravane2. 4 Selon les marchands boukhares et persans qui faisaient le trajet régulièrement à partir de la Perse et que l’ambassadeur Gribov consulta à ce sujet, en 1646, il fallait d’ailleurs compter deux fois plus de temps en chameau qu’à cheval et donc par caravane, car les caravanes en utilisaient toujours, ne serait-ce que pour une partie du voyage. Le voyage de Balkh à Kaboul prenait, selon eux, 11 jours à cheval et 22 jours à dos de chameau3. Leur information coïncide d’ailleurs assez bien avec celle que recueillit l’agent de la couronne britannique, Lord, en 1830, quand il étudia soigneusement la possibilité d’organiser une foire annuelle sur l’Indus pour y attirer les marchands de Boukhara. Il déclara, en effet, qu’une caravane mettait en général environ 28 jours entre Boukhara et Kaboul, sauf en été, quand la traversée de l’Hindou-Kouch prenait 6 jours de moins4. 5 Cela n’était d’ailleurs possible que pendant quelques mois de l’année car, selon Hanykov (Khanikoff), les montagnes étaient totalement infranchissables pendant l’hiver à cause de la neige. Le service de postes entre Kaboul et Balkh fonctionnait bien avant l’ouverture des cols, car les courriers s’y frayaient un passage à pied, et à partir de Balkh ils continuaient à cheval ou à dos de chameau. Cela leur permettait de quitter Kaboul dès le mois de février et ils arrivaient à Boukhara avec lettres et produits essentiels vers les mois de mars-avril. Quant aux caravanes, d’après Hanykov, elles ne pouvaient pas se mettre en marche avant « le milieu ou la fin du printemps » (mai- juin ?) et elles arrivaient à Boukhara à partir de la fin juillet jusqu’en octobre5. 6 Le premier point de repère sur la route de Boukhara à Balkh était le fameux défilé des Portes de fer, à mi-chemin entre Karshi et Termez. Cette série de défilés entre deux hautes montagnes parallèles a toujours impressionné les voyageurs, et depuis le XIXe siècle, elle a fait l’objet de nombreuses études archéologiques. Mais les archéologues ont eu du mal à en établir l’ancien parcours, car les voyageurs qui l’ont traversée, au long des siècles, l’ont décrite de manières très différentes, peut-être parce que certaines parties en étaient parfois infranchissables pour des raisons météorologiques ou politiques. 7 Selon Bretschneider, c’est un moine bouddhiste du VIIe siècle nommé Hüang ts’an (Hsüan-tsang) qui parla le premier du défilé nommé Tie men kuan ou « Portes de fer ». Il le situe à 300 li au sud-est de Shahr-i Sabz (environ 150 km selon Frantz Grenet qui a fait des fouilles dans la région6), sur la frontière même du , et le décrit comme une gorge étroite entre deux montagnes parallèles couleur de fer, dont une barrière à deux battants gardait l’accès. Cette barrière était d’ailleurs renforcée de fer et munie d’un grand nombre de cloches également en fer. Nous ne savons pas si la barrière existait encore en 1222, quand le moine taoïste Ch’ang-ch’un traversa les Portes de fer pour répondre à l’appel de Gengis Khan qu’il lui fallut suivre vers l’Inde, mais elle ne figure pas dans son journal. Elle avait certainement disparu en 1404, quand l’ambassadeur du roi de Castille, Clavijo, y passa en route pour Samarcande où il rendit visite à Tamerlan. Mais son absence n’empê-chait pas Tamerlan de tirer un gros bénéfice annuel des Portes de fer grâce aux droits de péage qu’il imposait aux marchands. Clavijo, qui mit trois jours pour y arriver depuis Termez, remarqua que les parois du défilé étaient si lisses qu’on les aurait crues artificielles. Il mentionna aussi la

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profondeur du défilé, la hauteur des montagnes et le petit village situé au centre (de l’enfilade). Quelques années après Clavijo (en 1415 et 1420), l’ambassadeur de Chine, Ch’en-ch’eng, y passa à plusieurs reprises, et, comme Clavijo, il s’extasia devant ce défilé long d’un kilomètre et demi, coupant une « grande montagne imposante » d’est en ouest, et que l’on aurait facilement « cru artificiel7 ». 8 Le deuxième point de repère après les Portes de fer était l’Amou-Darya que l’on traversait à Termez. Ce fleuve-caméléon, dont le débit et la largeur changeaient dans le courant d’une journée, était si renommé par la rapidité de ses eaux abondantes qu’en 1684 les guerriers de Subhân Qulî se refusèrent à en tenter la traversée à Kelif sans un radeau ou une outre qui puisse les maintenir à flot8. Mais à Termez, le fleuve était de tout repos, ce qui d’ailleurs donnait, et donne toujours, à Termez une grande importance stratégique9. C’est pourquoi l’officier russe qui étudia les points de passage de l’Amou-Darya, en 1878, s’étonna que celui de Shar Gul Gul, situé près des ruines de la citadelle et du palais du sultan de Termez, eût été délaissé pour celui de Patta-Hissâr qu’il trouvait bien inférieur, puisque trop large et encombré de berges secondaires marécageuses (tughâi)10. Selon lui, Shar Gul Gul était de loin le meilleur point stratégique sur la rive droite, mais celui de Kelif, qui à son époque était le plus fréquenté, avait aussi une grande valeur militaire grâce à l’étroitesse du fleuve, sa profondeur relative et ses berges rocailleuses11. 9 Après avoir traversé l’Amou-Darya à Termez ou à Kelif, marchands et ambassadeurs se dirigeaient tous sur la ville de Balkh qui, de 1582 à 1702, fut le Dauphiné du khanat de Boukhara, où l’héritier du khanat apprenait son métier d’administrateur12. 10 Entre Balkh et Kaboul plusieurs itinéraires étaient possibles. Selon l’historien officiel de Shâh Jahân, ‘Abd al-Hamîd Lâhaurî, il y en avait cinq au XVIIe siècle. Il les décrit d’une façon méthodique et détaillée, en partant de l’est, mais ne mentionne généralement pas les noms des défilés à traverser, ce qui réduit la valeur de ses descriptions et les rend plus difficiles à suivre sur des cartes contemporaines. 11 Le premier itinéraire de Lâhaurî, que Muhammad Jahângîr Khân appelle « le long défilé », passait par Koundouz et n’était praticable qu’à la fin juillet. Il était long de 140 kouroh, c’est-à-dire 448 ou 630 km selon la longueur que l’on accepte pour le kouroh13. Ce chemin ralliait Balkh à Khoulm à travers une steppe sablonneuse et désertique où l’herbe manquait pour les bêtes de somme, puis continuait sur Koundouz, en longeant si possible les rivières. Cette partie du trajet était de 48 kouroh (216 km) et l’armée du prince indien Murâd Bakhsh mit 8 à 9 jours pour la parcourir14. À Koundouz, les deux tiers du voyage restaient à faire, soit 92 kouroh (414 km) jusqu’à Kaboul. Il fallait passer par Nârîn (Nahrin), Galbhâr, Parvan et Shârikârân (Sharikar), en empruntant sans doute le défilé Khavak (3 848 m) pour traverser le Panjshir, montagne que Lâhaurî nomme le Tûl et que Mahmûd b. Walî appelle Tajment ou Hindou-Kouch15. Quand l’armée indienne fit ce parcours en sens inverse, elle mit 17 jours, y compris quelques jours de halte et 3 jours passés à dégager la route près de Galbhâr (Golbahar)16, à 8 jours de Kaboul. La neige avait alors environ 1,80 m de hauteur, ce qui n’est pas surprenant car on n’était que le 12 juin et, selon Lâhaurî, la neige ne fondait jamais sur cette route avant le 22 juillet17. 12 Même après la fonte des neiges, pendant les 4 ou 5 mois où l’on pouvait s’y frayer un passage, le voyage à travers le Panjshir n’était pas de tout repos. Mahmûd b. Walî, qui se rendit de Balkh à Kaboul en 1625 et qui arriva au Panjshir après 10 journées de marche, explique qu’un appel bruyant lancé de la cime couverte de neiges éternelles en

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détachait de lourdes pierres dont le vent s’emparait pour les jeter avec force sur les caravanes, tuant voyageurs et bêtes de somme. D’autre part, dès le début de la saison des neiges, de gros orages accompagnés de coups de foudre « incroyables » s’y déclenchaient, au cours desquels des caravanes entières étaient fort souvent foudroyées18. Pourtant, la ville de Parvan que Mahmûd b. Walî traversa après le Panjshir l’impressionna vivement. Quoique le vent y soufflât constamment, elle lui parut un des plus beaux endroits du monde, avec sa forteresse, son très beau pont solide, ses hautes bâtisses, ses raisins et ses abricots renommés. Et quand il vit les fameux jardins de Kaboul, il lui sembla, dit-il, être arrivé au paradis19 ! 13 Le deuxième itinéraire de Balkh à Kaboul, le « Khwâjah Zayyid », passait par Ghûrî (Ghouri) et n’était praticable qu’à partir de la fin août. Il était bien plus court, n’ayant pas plus de 103 kouroh (463,5 km), mais étant donné qu’il traversait des montagnes plus élevées, la fonte des neiges y commençait un mois plus tard. À moins de déblayer la neige soi-même, ce qui était possible à partir du 23 juillet, il fallait donc attendre jusqu’au 22 août pour l’emprunter. Comme l’itinéraire précédent, il passait d’abord à Khoulm, mais descendait ensuite sur Aïbak/Haïbak (Samangan) et Ghûrî avant de continuer vers le sud en traversant le Ghourband et les monts Paghman en direction de Kaboul. Un détour sur Koundouz et Baghlan à partir de Khoulm était possible, mais cela rallongeait assez la route. Sans ce crochet, il fallait compter 47 kouroh (211,5 km) entre Balkh et Ghûrî et 56 kouroh (252 km) entre Ghûrî et Kaboul20. 14 Le troisième itinéraire, connu sous le nom de Khenjan, était encore plus court avec ses 98 kouroh (441 km). Praticable à partir de la mi-août, à condition de déblayer la neige, il mettait, comme l’itinéraire précédent, 47 kouroh pour rejoindre Ghûrî, ce qui fait penser qu’il passait, comme lui, par Khoulm et Aïbak. De Ghûrî il descendait sur Kaboul en passant par Khenjan qui faisait partie de la province de Balkh au XVIIe siècle21, puis il traversait le défilé Solang. Ce chemin, selon Lâhaurî, était extrêmement dur à suivre, la route étant très étroite, et pleine de montées et de descentes ardues. Cela n’empêchait pourtant pas les caravanes de le suivre pour se rendre en Inde, et en assez grand nombre, puisque Mahmûd b. Walî écrit qu’il y avait un poste de douane à Khenjan22. 15 Le quatrième itinéraire, que Lâhaurî appelle Abdarra, était, selon lui, impossible à emprunter par une grande armée en plein hiver et fort difficile après l’hiver à cause du débit important des rivières qu’il suivait. Il n’était pas facile non plus en automne, quand les troupes afghanes le suivirent, en septembre 1838, pour punir le prince de Koundouz, Mîr Murâd Beg. Le condottiere américain Josiah Harlan, qui les commandait (et ne prit cette route, dit-il, que parce qu’elle lui donnait la possibilité de surprendre l’ennemi et de le prendre de flanc), explique, par exemple, qu’entre le Darra Yûsuf et le défilé Ish Qala Beg, sur une distance de 50 km il fallait traverser la même rivière au moins 80 fois. Plus au sud, l’eau descendant de la montagne rendait boueux le col du Qara Kotal et, quand l’armée de Harlan en sortit, la route était si tortueuse et la descente si escarpée qu’un de leurs canons tomba dans un ravin23. 16 Ce fut pourtant ce chemin que suivit le frère de Murâd Bakhsh, le jeune , avec son armée de renfort, en mai 1647, et, selon Lâhaurî, il n’y rencontra aucune difficulté, peut-être parce que la fonte des neiges n’avait pas encore commencé. Cet itinéraire était plus long que les deux itinéraires précédents et faisait 123 kouroh selon Lâhaurî, soit 553 km. Il partait de Balkh en direction du sud-ouest et traversait le défilé Darra Gaz, dans les monts Elbourz, 14 km plus loin. Ce défilé, qui était ouvert presque toute l’année24, semble avoir été d’accès facile, car même Harlan ne le mentionne qu’en

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passant25. À partir de là, il fallait continuer en direction du sud, en longeant tout d’abord la rivière Balkhâb qui passait par Pûnî Qarâ, à 11 kouroh (49,5 km) de Balkh, puis son affluent, le Darra Yûsuf, sur lequel se trouvait le ribât Wafâ Bîk, 78,8 km plus loin. En quittant le Darra Yûsuf, il fallait descendre vers le sud-est, sur Ruy (Rû-ye), avant d’atteindre Bâjgah plus au sud, qui, selon Lâhaurî, était à 40 kouroh (180 km) de Pûnî Qarâ. Harlan, qui décrit en détail le tronçon de route entre Balkh et Ruy (Rû-ye), y signale de nombreuses difficultés, telles le manque d’eau, l’impossibilité d’y faire passer des canons, et le peu de profondeur de la rivière qu’il fallait néanmoins traverser 60 fois en hiver26. De Bâjgah, les voyageurs remontaient la rivière Shekari jusqu’à Zuhâk et suivaient d’ouest en est le cours du Ghourband jusqu’à Shârikârân d’où ils se dirigeaient vers Kaboul27 ? 17 Lâhaurî ne mentionne pas la ville de Kahmard sur ce trajet, peut-être parce qu’on pouvait l’éviter et qu’Aurangzeb ne la traversa pas, quoiqu’il soit passé tout près, à deux journées de marche. Pourtant, selon Mahmûd b. Walî, Kahmard était une étape fort importante sur la voie des caravanes car elles pouvaient y passer même quand tous les cols étaient bloqués par la neige. Les voyageurs devaient donc, comme à Khenjan, y payer des droits de douane. Kahmard avait aussi une grande importance stratégique car, selon Harlan, elle contrôlait avec Sykaum (Saïghan) les cols du Paropamisus28. C’est pourquoi l’armée de Murâd Bakhsh jugea essentiel de se saisir de Kahmard, au tout début de la campagne de Balkh, en 1645, et de s’en assurer à nouveau le contrôle, en 1646, avant de continuer sur Balkh29. 18 Le cinquième itinéraire de Balkh à Kaboul, que Lâhaurî nomme « Maïdân », était plus court de 9 kouroh (40,5 km), et moins enneigé que le précédent qu’il suivait presque jusqu’à Zuhâk. Il continuait ensuite vers le sud, passant peut-être au préalable par Bamian30, puis il traversait le défilé Vonay et Maïdân (Maïdânshar) avant d’atteindre Kaboul31. 19 Un sixième itinéraire, suivi par Harlan et l’armée afghane à leur retour de Balkh en 1839, semble être aussi celui que décrit Lord. Selon Harlan, c’était la façon la plus directe de rejoindre Kaboul à partir de Tashkurgan, ville située tout près de Khoulm, mais leur voyage fut fort pénible. Ils allèrent d’abord à Aïbak, descendirent pratiquement en ligne droite, vers le sud-sud-ouest, en passant par Khurram, Doab, Kahmard, et Bamian, mais trouvèrent si peu de fourrage pour leurs montures et leurs bêtes de somme que beaucoup d’entre elles y moururent de faim et de fatigue. De Bamian, ils se dirigèrent vers l’est en traversant le défilé de l’Irak, puis celui du Sibber (Shibar), très escarpé, qui fut extrêmement dur à passer pour leurs chevaux et leurs canons. Beaucoup d’hommes y moururent d’ailleurs de froid. D’autres souffrirent de brûlures aux yeux causées par l’éclat de la neige car c’était le mois de mars et la fonte des neiges ne commençait qu’en avril dans cette région. Ils souffrirent aussi du manque presque total de provisions, après Bamian, et n’en trouvèrent en abondance qu’en débouchant dans la vallée fertile du Ghourband32. 20 Un itinéraire très semblable à celui-ci fut suivi en sens inverse par une partie de l’armée de Murâd Bakhsh qui traversa le Shibar et passa par Bamian avant de continuer sur Kahmard au nord-ouest. De Kahmard, les soldats bifurquèrent pour monter sur Ghûrî et franchirent, malgré sa hauteur, le mont Samlû avant de rejoindre le chemin de Khoulm à Aïbak33. 21 De Kaboul, les marchands continuaient le plus souvent vers Lahore et s’il y avait 6, ou plus de 6 itinéraires possibles entre Balkh et Kaboul, il n’y en avait qu’un de Kaboul à

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Lahore, du moins depuis le règne d’Akbar. Il s’agissait de passer par Jalalabad, la passe de Khaïber, Peshawar et Attok, ce que Mahmûd b. Walî fit en 162534. C’est d’ailleurs parce qu’Akbar envisageait de conquérir le khanat de Boukhara qu’il fit construire un pont sur l’Indus et aménager la route du Khaïber et de Kaboul, en 1585, pour la rendre carrossable35. Selon Muhammad ‘Abd al-Karîm ‘Alawî, le trajet de Kaboul à Peshawar prenait 6 à 7 jours pour des hommes à pied, des hommes à cheval, ou même des marchands, mais il fallait compter le double pour une armée36. Les marchands consultés par Gribov étaient moins optimistes et comptaient 8 jours à cheval et 16 jours à dos de chameau jusqu’à Peshawar et de 2 à 4 jours supplémentaires pour arriver à Attok. La vallée de Peshawar étant riche et fertile, le problème du ravitaillement ne s’y posait pas. Mais les voyageurs tremblaient en s’approchant du Khaïber car ils couraient le risque d’y être dévalisés ou tués par les tribus afghanes qui le contrôlaient. Quand un ambassadeur s’annonçait à la cour indienne, l’empereur se hâtait donc de lui envoyer une forte escorte prête à livrer bataille pour le faire passer. Nous lisons ainsi, dans l’ Akbarnâma de Abû’l-Fazl, qu’Akbar envoya, en 1586, un détachement de ahadis au- devant de Mîr Quraïsh, ambassadeur de ‘Abdallâh II, à qui les Tarikis barraient la route. Et ce ne fut qu’après deux jours de combat acharné qu’ils les forcèrent à fuir37. 22 Montstuart Elphinstone, qui passa plusieurs années en Inde à partir de 1796, mentionne lui aussi les problèmes que causaient aux voyageurs les Afridis, les Shanivaris et les Urukzaïs, tribus pillardes du Khaïber, ainsi que les Yusufzaïs qui contrôlaient une partie de la plaine de Peshawar, comme ils l’avaient fait, dit-il, « depuis plus de 300 ans38 ». Hagemeister expliquait de même, en 1839, que les caravanes ne pouvaient rejoindre Kaboul en hiver, non seulement à cause de la neige, mais aussi parce que les Hazaras au nord, les Belouchis au sud et les Afghans au centre « infestaient » la région. Pourtant les Lohanis, qui se chargeaient alors du commerce entre Kaboul et Multan et qui commerçaient aussi avec Boukhara, arrivaient à faire fuir les brigands sans avoir pour cela recours aux armes. Ils leur faisaient peur, tout simplement, à cause de la taille démesurée de leurs caravanes qui comprenaient leurs familles, leurs troupeaux et leurs marchandises, ainsi que 2 000 à 2 500 chameaux39. Le problème du Khaïber n’avait pas complètement disparu en 1850, quoique les autorités eussent essayé de l’éliminer en organisant des corps de garde afridis chargés de défendre les marchands. En fait, selon ‘Abd al-Karîm, c’était les Afridis eux-mêmes qui souvent dévalisaient les marchands pendant la nuit, ou qui les forçaient tout au moins à payer une rançon40. 23 Après le Khaïber, les problèmes de sécurité étaient moindres, mais une escorte de 4 soldats par charrette était quand même de rigueur au XVIIe siècle, entre Attok et Lahore, même quand la caravane était composée de 100 à 200 charrettes41. Cette partie du trajet prenait de 9 à 19 jours et, selon l’information recueillie par Gribov, il fallait compter 12 à 22 jours de plus jusqu’à Delhi, et 4 à 8 jours supplémentaires jusqu’à Agra, ce qui faisait en tout 46 à 91 jours (1 mois et demi à 3 mois) pour le voyage de Boukhara à Agra42. 24 Le voyage n’était pas seulement long, fatigant et dangereux. Il était aussi coûteux, puisqu’il fallait acheter des marchandises, louer ou acheter des montures et des bêtes de somme, payer des droits de péage, ainsi que des taxes de transaction, engager des guides et des gardes. Au XVIIe siècle, il y avait des taxes importantes à payer à Attok. Les marchands que Gribov consulta, en 1646, lui expliquèrent que, dans les autres villes, il ne fallait payer que des droits de péage minimes, mais, là, il s’agissait de payer en fonction du poids des marchandises ; le taux étant de 25 altyn (3/4 de rouble), ou

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environ 3 roupies le poud (16,380 kg) 43. En 1830, Lord se plaignait de même du système compliqué qui permettait à chaque chef de tribu afghane d’exiger ses propres droits de péage en plus des droits officiels qu’il percevait sur l’Amou-Darya, à Khoulm, Aïbak, Kahmard et Bâjgah pour le compte des autorités boukhares et afghanes. Il y avait aussi, dit-il, des droits de douane à payer en monnaie d’or, à Khoulm, dont le montant dépendait de la marchandise en question (de 1/2 tilla à 4 tilla par chargement), plus une taxe de 10% sur les marchandises non boukhares transportées au delà de Kaboul dont le taux montait à 20% pour les « Infidèles »44. 25 La voie de Balkh à Kaboul, que nous avons examinée en détail, n’était pas la seule à rejoindre l’Inde. Il y en avait d’autres, maritimes et terrestres, qui avaient le grand avantage d’éviter les hautes montagnes et les régions instables dominées par des roitelets belliqueux, comme le furent les provinces de Balkh et du Badakhshan aux XVIIIe et XIXe siècles. 26 Les voies maritimes existaient déjà du temps de Tamerlan. Les marchands de Transoxiane embarquaient alors leurs chevaux à Hormouz et traversaient le golfe Persique et le golfe Arabique pour se rendre à Cambai et Daman, ce qui explique peut- être pourquoi il y avait, à Cambai, en 1582, des marchands boukhares qui rendirent hommage à Akbar45. Quand les Russes s’établirent en Asie centrale, ils décidèrent de développer les contacts commerciaux qu’elle entretenait avec l’Inde. Mais la voie terrestre était devenue trop aléatoire et dangereuse, surtout à cause des guerres afghanes. En 1880, d’ailleurs, le nouvel amîr de Kaboul, ‘Abd al-Rahmân, empêcha même le passage des caravanes46. Pour éviter l’Afghanistan, ainsi que les contacts excessifs avec les autorités britanniques, les Russes encouragèrent donc les commerçants à se rendre à Bombay par Meshed, Yazd et Bandar Abbas, itinéraire qui devint de plus en plus rentable après la construction du réseau ferré transcaucasien en 1886-1888. Mais les marchands russes, indiens et boukhares qui importaient le thé indien en Asie centrale trouvèrent cet itinéraire trop long, compliqué et coûteux. Dès l’ouverture de la voie ferrée transcaspienne, ils empruntèrent un autre itinéraire qui, quoique plus long, était, selon eux, bien plus pratique et moins cher, sans doute parce qu’il leur permettait de se passer de caravanes pour n’utiliser que des trains et des bateaux à vapeur. Et il n’y avait que deux bateaux et deux trains à prendre : un bateau de Bombay jusqu’à Batoum sur la mer Noire, un train de Batoum à Bakou, un bateau pour traverser la mer Caspienne de Bakou à Krasnovodsk, et un train de Krasnovodsk à Samarcande. Emprunté pour la première fois en 1895, cet itinéraire suscita tout de suite l’enthousiasme47. 27 D’autres itinéraires passaient par Multan. Cette ville avait d’ailleurs tant de contacts avec le khanat que plusieurs Indiens résidant à Samarcande en étaient originaires. Ainsi, en 1590, un certain Dariâ Khân de Multan avança de l’argent à des maîtres- tisseurs multanais qui s’étaient engagés devant le qâzî de cette ville, soit à lui préparer des tissus spécifiques, soit à le rembourser dans les plus brefs délais48. Les marchands du khanat pouvaient se rendre à Multan depuis plusieurs villes qui faisaient partie, au XVIIe siècle, de l’empire du Grand Mogol. En 1675, selon les informateurs optimistes du Conseil Secret du Tsar, le voyage prenait moins d’une semaine à partir de Kaboul, 10 jours en partant de Lahore et deux semaines en venant d’Agra49. Ils ne donnèrent malheureusement aucun détail sur ces itinéraires mais, de Kaboul, il fallait certainement descendre vers le sud, puis rejoindre l’Indus, soit à Dera Ismâ’îl Khân, soit, plus au sud, à Dera Ghâzî Khân d’où l’on atteignait plus facilement Multan. La

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traversée de l’Indus n’y était pourtant pas recommandée, surtout à la fin du XIXe siècle, car il y avait là bien trop de bras du fleuve à traverser, et cette partie du trajet devenait trop compliquée et fatigante. Les marchands contournaient donc sans doute l’Indus plus au sud pour ne traverser que le Chenab avant de remonter sur Multan. 28 On pouvait aussi se rendre à Multan en passant par Balkh, Khoulm et Koundouz, mais tout en évitant Kaboul et le Khaïber50. Il fallait pour cela continuer sur le Badakhshan à l’est de Koundouz, traverser Talikan et Faïzabad et longer le Vakhan avant de se frayer un chemin à travers le Pamir pour descendre sur Chitral. Puis de Chitral on longeait l’Indus en passant par Attok et en continuant jusqu’à Dera Ghâzî Khân51. Le passage du Pamir n’était pas facile, la hauteur de ses cols allant de 3 793 à 5 178 mètres. Selon un écrivain anglais du début du XXe siècle, le colonel Holditch, qui les étudia tous en détail, même le plus accessible d’entre eux, le Baroghill (Borowghill), qui était le moins haut et dont la pente moins raide permettait d’y faire passer des poids lourds, était fort dangereux. Il était bien ouvert toute l’année, mais les tempêtes de neige y tuaient facilement hommes et bêtes en hiver. Quant aux routes méridionales qui en sortaient, celle de Chitral suivait le cours du Yârkhûn et devenait infranchissable, en été, quand le débit du fleuve devenait torrentiel, après la fonte des neiges, et celle de Yasin était tout aussi difficile en hiver, à cause de la neige52. 29 Un troisième chemin menait de Kaboul à Ghazni et de là, soit vers l’Indus, soit vers Kandahar d’où l’on descendait sur Quetta et le défilé du Bolan avant de rejoindre Multan à l’est. Là aussi, pourtant, selon un autre officier de l’état-major britannique, N. V. Napp, qui avait bien examiné le terrain pendant la guerre anglo-afghane de 1879, il fallait faire face à de grosses difficultés. Sur le chemin de Ghazni à Dera Ismâ’îl Khân, le plus grand problème semble avoir été le climat, car les voyageurs étaient éprouvés par une chaleur terrible, en été, et par un froid rigoureux en hiver53. D’autre part, il y avait deux défilés à traverser avant d’atteindre Kandahar, dont le Hazar Darak qu’il présente comme terrible et un autre situé à 3 503 mètres. Le Bolan, par contre, était plus abordable, car il avait moins de 1 800 mètres de haut, mais il était long de plus de 94 kilomètres et souvent fort étroit. Il y faisait terriblement chaud en été et, pendant la saison des pluies, il fallait traverser la rivière tous les kilomètres en marchant souvent dans l’eau jusqu’à la taille. D’autre part, le sol en était si caillouteux qu’il venait rapidement à bout des sabots des chevaux et des bœufs qui étaient employés comme bêtes de somme. Napp parle aussi de marécages dangereux et d’eau saumâtre dans le Bolan. Mais sa longue description pessimiste s’applique plutôt au déplacement d’une grande armée. Il dit lui-même que ces difficultés n’auraient pas arrêté une petite armée si le temps était frais ; et encore moins, sans doute, une caravane de marchands54. En quittant le Bolan on pouvait continuer, en direction du sud, vers Shikarpour et remonter sur Multan en longeant l’Indus et le Chenab, ou se diriger vers Dera Ghazi Khân à l’est, ce qui raccourcissait le chemin mais le rendait plus compliqué puisqu’il fallait franchir les monts Souleiman et traverser plusieurs rivières. Selon Napp, le trajet de Dera Ghâzî Khân à Multan n’était pas long, mais il exigeait, à la fin du XIXe siècle, de franchir deux affluents de l’Indus, le Chenab et pas moins de 45 rivières, ce qui n’était pas facile, et certainement pas à envisager dans le cas d’une armée55. 30 Mais, selon l’historienne N. B. Bajkova, l’itinéraire préféré des marchands qui allaient en Inde était tout autre et passait en fait par le Khorassan. Après avoir quitté Boukhara, les marchands se dirigeaient tout d’abord vers le sud-ouest. Ils traversaient l’Amou- Darya, à Chahâr Jûy, continuaient sur Hérat en passant par , Sarakhs et Meshed,

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et, arrivés à Hérat, ils se dirigeaient vers le sud-est en direction de Kandahar. De Kandahar ils pouvaient remonter sur Kaboul et continuer vers Peshawar et Lahore, ou bien descendre sur Dadour et Shikarpour pour se diriger ensuite vers Multan et Lahore. Cet itinéraire était aussi celui que préféraient les marchands indiens, écrit N. B. Bajkova, parce qu’il y faisait moins froid, que l’on y traversait des lieux habités et qu’il y avait plus de grandes villes en chemin, villes dans lesquelles se trouvaient des caravansérails et ce qu’elle appelle des « maisons de banque » (des commerçants importants ?) où ils pouvaient emprunter de l’argent56. Mais N. B. Bajkova n’apporte aucune preuve à l’appui. Elle admet elle-même qu’il n’existe aucune description précise d’un tel itinéraire, et ni les marchands consultés par Gribov, en 1647-1648, ni les informateurs des autorités russes, en 1675, ne le mentionnent. Bien au contraire. En 1646, les marchands boukhares et persans qui commerçaient avec l’Inde depuis des années étaient unanimes : le meilleur itinéraire, à partir de la Perse, allait de Meshed à Balkh. Il traversait ensuite les terres de Yalangtush, le fameux général et conseiller des khans de Boukhara et Balkh qui contrôlait, entre autres, la région de Ghûrî, et franchissait l’Hindou-Kouch non loin de Shârikârân, d’où il continuait vers Kaboul, Attok et Lahore57. 31 Nous reconnaîtrons donc l’itinéraire mentionné par N. B. Bajkova comme un itinéraire ayant peut-être une grande importance pour les échanges commerciaux entre l’Inde et la Turquie à l’époque byzantine58, mais qui ne pouvait avoir qu’une importance minime pour les échanges indo-boukhares, surtout au XVIIe siècle, quand les autorités chiites du Khorassan s’employaient à les stopper pour des raisons économiques et religieuses. Au XIXe siècle encore, avant l’occupation du territoire turkmène par les Russes, dans les années 1880, moins de marchands s’y risquaient car les tribus qui contrôlaient le chemin menant de Merv à Kandahar les dépouillaient de leurs marchandises avant de les vendre comme esclaves59. 32 L’occupation russe mit fin aux razzias des Turkmènes en imposant sa loi dans les steppes, forçant ainsi ces derniers à gagner leur pain d’une façon honorable. Mais cette avancée russe inquiéta les autorités anglaises qui craignaient des expéditions militaires en direction de Hérat et de Kaboul. Ces autorités examinèrent en détail tous les itinéraires possibles entre l’Asie centrale et l’Inde et leurs conclusions intéressèrent vivement les gouverneurs du Turkestan russe qui les firent traduire à l’usage de leurs officiers. Eux-mêmes étudièrent de près les avantages et les inconvénients stratégiques des lieux de passage de l’Amou-Darya car la Russie voulait être prête tout aussi bien à défendre l’Asie centrale qu’à attaquer l’Inde britannique. En 1898 et 1899, par exemple, un journal militaire du Turkestan consacra une rubrique mensuelle, « Vozmožno li našestvie russkih v Indiyu ? » (« L’invasion de l’Inde par les Russes est-elle possible ? »), ainsi que des articles séparés, à l’idée d’une expédition militaire russe en Inde et au succès qui pourrait en résulter. Le déploiement ou redéploiement des forces britanniques en Inde ainsi que les discours de leurs commandants et du vice-roi des Indes y étaient encore analysés avec minutie, en 1906, car une confrontation anglo- russe était encore à l’ordre du jour malgré l’accord de 1897 qui établissait les frontières russes et afghanes60. 33 Tout cela mériterait d’être étudié en détail et comparé avec l’information recueillie au XVIIe siècle. Mais je me contenterai, pour le moment, de mentionner l’impératif religieux qui imposait aux musulmans le voyage à La Mecque, lequel se faisait en traversant le Goujarat sunnite au XVIe siècle 61, et d’énumérer, en conclusion, les

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marchandises que les Boukhares et les Indiens s’obstinaient à transporter de part et d’autre malgré les grands dangers auxquels il leur fallait faire face. Les Boukhares vendaient en Inde de la soie, de la garance, du lapis-lazuli, des chevaux de types divers qui étaient très bien cotés, des chameaux, des moutons, des fourrures, des esclaves, du papier, des cuirs russes, de la porcelaine de Chine et des fruits en abondance. Ils y importaient aussi de l’or, et en exportaient des toiles fines de coton, de la mousseline, du brocart de Kaboul tissé d’or, de beaux châles du Cachemire, de l’indigo, des épices, du sucre et du thé62. Et il s’agissait de quantités fort importantes, puisque les chameaux sur lesquels on les chargeait, et il y en avait parfois 1 600 dans une seule caravane, portaient 196 kg chacun, donc plus de 300 000 kg de marchandises à la fois, et quelque 600 000 kg par an, vers 1840, car, selon Hanykov, à cette époque, 3 000 à 3 500 chameaux faisaient ce parcours chaque année. Mais les quantités étaient encore plus grandes quelques années plus tôt, si l’on en croit Harlan qui dit qu’il y avait non seulement 1 600 chameaux, mais aussi 600 chevaux de bât portant quelque 78 600 kg supplémentaires, dans la caravane avec laquelle il voyagea en 1839. Et ce trafic rapportait de grosses sommes en droits de douane et droits de péage, comme nous le démontre Arendarenko. Car même en 1880, année particulièrement maigre où pas plus de 300 chameaux arrivèrent à Boukhara en partant de Kaboul, les autorités y encaissèrent quelque 120 000 roubles63. 34 Peut-on s’étonner donc de l’acharnement avec lequel l’Angleterre et la Russie essayèrent de sauvegarder, et même d’augmenter, leur rôle dans ce commerce lucratif ?

Itinéraires entre Balh et Kaboul

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Itinéraires entre Boukhara et l’Hinde

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NOTES

1. Materialy po istorii Uzbekskoj, Tadžikskoj i Turkmenskoj SSSR, Leningrad, 1932, p. 222. Selon ‘Abd al-Karîm b. Akibat Mahmûd Kashmîrî (Voyage de l’Inde à la Mekke par Abdoul Kerim, favori de Tahmas Qouly Khân, tr. Langlès L., Paris, 1797, pp. 8, 172) il y avait 140, ou 120 farsangues/lieues entre Boukhara et Kaboul, soit plus de 1 200 ou 1 400 km si l’on compte plus de 10 km pour une lieue, mais de 658 à 939 km, si la lieue est 5,480 km ou 6,700 km (cf. F. Steingass, A comprehensive Persian- English dictionary, p. 918 et The concise Oxford dictionary, 1964, p. 296). D’autre part, selon F. H. Cook, petit-fils du fondateur de l’agence de voyages Thomas Cook (« Cooks Excursionist », XL, n° 7, juillet 1890) qui revint d’Iran en 1890, le farsakh était la distance parcourue par une mule lourdement chargée en une heure, donc 3 à 4 miles, soit de 4,8 km à 6,4 km, ce qui donnerait 576 à 768 km pour une distance de 120 farsangues et 672 à 896 km pour une distance de 140 farsangues. 2. S. Hrulev, Proekt ustava tovariščestva dlja razvitija torgovli so Srednej Azii, Saint-Pétersbourg, 1863, p. 19. 3. Russko-indiiskie otnošenija v XVII v., Moskva, 1958, p. 81. Selon l’information recueillie par J. de Hagemeister (« Essai sur les ressources territoriales et commerciales de l’Asie occidentale, le caractère des habitants, leur industrie et leur organisation municipale », pp. 1-296, dans Baer und Helmersen, Beiträge zur Kentniss des Russischen Reiches, Saint-Pétersbourg, 1839, p. 296), les marchands afghans allaient de Kaboul à Balkh à cheval et n’utilisaient des chameaux que pour le parcours de Balkh à Boukhara. Selon J. Harlan (. Personal Narrative of General Josiah

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Harlan 1823-1841, London, 1939, p. 111), dans la première moitié du XIXe siècle les tribus qui vivaient entre Tashkourgan et Kaboul utilisaient peu les chameaux car ils y étaient rares et chers. 4. P. B. Lord, Prospects of trade in Turkistan in reference to the contemplated establishement of an annual fair on the hanks of the Indus, (1830 ?), L.P.S. 130, India Office, f° 496a. Hagemeister (p. 296) compte 24,5 jours pour le voyage de Kaboul à Boukhara en utilisant des chevaux de Kaboul à Balkh, et des chameaux à partir de Balkh. Mais selon N. Hanykov (Opisanie Buharskogo Hanstva, St. P., 1843, p. 175) les chameaux n’avaient commencé à y être employés comme bêtes de somme que vers 1823-28 (15 à 20 ans plus tôt). 5. Ibid., p. 174. 6. Je remercie Frantz Grenet qui m’a fourni des explications détaillées et des cartes topographiques des Portes de fer. 7. E. Bretschneider, « Chinese intercourse with the countries of Central and Western Asia in the 15th century », pp. 13-40, 109-32, 165-82, 227-41, in Review, V, 1876-7, pp. 130-1 et n. F. L. Estrada (ed.), Emhajada a Tamerlan, Madrid, 1942, p. 145. 8. M.V. Grulev, « Nekotorye geografičeskie i statističeskie dannye, otnosjaščiesja k učastku Amu- Darii meždu Čardžuem i Patta-Gissarom », pp. 5-87, in Izvestija Turkestanskogo Otdela IRGO, II, 1900, vyp. 1-2, pp. 19, 21. Eodem, Amu-Darja (Očerk srednego tečenija), Tachkent, 1900, p. 80. Khwâja Samandar Tirmidh, Dastûr al-muluk, facsimiléet tr. M. A. Salahetdinova, Moscou, 1971, p. 116. 9. F Maclean, Eastern Approaches, London, 1949, p. 155. 10. A. Bykov, Očerk pereprav čerez reku Amu-Dar’ju, St. P., 1879, pp. 16-18, 10, 12. Bykov explique aussi que Shar Gul Gul était situé près du cimetière de Khwâja Abdû à l’embouchure du Surkhân- Daryâ. (Je remercie Margarita Filanovitch qui m’a donné l’occasion de consulter ce texte.) 11. Ibid., pp. 12,19-21, 22. 12. Hâfiz Tanîsh b. Mîr Muhammad al-Bukhârî, Sharafnâma-yi Shâhî ou ‘Abdallâhnâma, BL Or 3497, f. 188b. Sur l’histoire du khanat aux XVIe et XVII e siècles, voir A. Burton, The Bukharans, à paraître. 13. Muhammad Jahângîr Khân (The North-West Policy of the Mughals, 1556-1658, Ph.D. 868M, diss. non publiée, Cambridge University, 1937, pp. 180-182), donne au kouroh de Lâhaurî, qu’il appelle « kroh », une longueur approximative de 2,5 miles, donc 4 km. Steingass (p. 1025), ainsi que A. P. Horoshchin (« Itinéraires de l’Asie centrale », pp. 162-207, dans Recueil d’itinéraires et de voyages de l’Asie centrale et l’Extrême Orient, Paris, 1878, p. 361) lui donnent environ 2 miles, donc 3,2 km. Mais il semble plus exact de compter 4,5 km pour 1 kouroh et nous adopterons dorénavant cette longueur que nous avons calculée à partir de la distance entre Pûnî Qarâ et Balkh. Cette distance est de 18 coss selon Harlan (pp. 92-93), de 11 kouroh selon Lâhaurî (‘Abd al-Hamîd Lâhaurî, Pâdshâhnâma, éd. Maulâwî Kabîr al-Dîn Ahmad/Maulâwî ‘Abd al-Rahîm Mutaalqîn, Calcutta, 1866-72 (BI), p. 669) et d’environ 31 miles ou 49,5 km selon les cartes du Survey of India 1/4 inch serie. Et si l’on donne au coss une longueur de 2,750 km et au kouroh une longueur de 4,5 km, toutes ces mesures s’équivalent. Harlan écrit d’ailleurs (p. 95) que Mazar est à 20 coss de Tachkourgan, ce qui fait 55 km si le coss a 2,750 km de long, et cette distance est en effet de 55 km sur la carte de Nelles (Afghanistan, échelle 1 : 1.500.000). 14. Lâhaurî, pp. 507-8, 512-3, 517, 525-6, 533-7, 669. 15. Bartol’d V. V., Sočinenija, I-IX, M., 1963-77. Une des routes principales marquées sur la carte Iran i smežnye strany v srednie veka, dans le volume IX de cette œuvre, mène de Khoulm au défilé Khavak sans passer par Koundouz et continue sur et Kaboul. 16. Russko-indiiskie otnošenija, p. 82. Les marchands consultés par l’ambassadeur russe Gribov, en 1647-1648, l’assurèrent que pendant plusieurs années la route avait été bloquée par une chute de pierres, et que l’armée indienne avait mis 5 ans à la déblayer avant d’entreprendre la conquête de Balkh. 17. Lâhaurî, II, pp. 508, 512-3, 517, 525-6, 669.

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18. Mahmûd b. Walî, More tain otnositel’no doblestei blagorodnyh (geografija), Tachkent, 1977, extraits de « Bahr al-asrâr fî manâkib al-akhiyâr », intr. tr. du persan avec notes et index par B. A. Ahmedov, p. 89. 19. Ibid., pp. 68, 69. Parvan était située sur la rivière Satrek, que je ne suis pas arrivée à trouver. Bartol’d (op. cit., carte Iran i smežnye strany) la situe près du fleuve Panjshir et quelque peu au nord de Charikaran. Mais selon L. W. Adamec (Historical and political gazetteer of Afghanistan, Gratz, 1972-9, vol. « », p. 639), Parvan ferait de nos jours partie de Charikar qui a remplacé les deux villages de Parvan et Charikar, situés sur les deux rives d’une rivière près du col Bâjgah ; à ne pas confondre avec le col Bâjgah mentionné par Harlan et situé près de Kahmard. 20. Lâhaurî, p. 669. 21. Mahmûd b. Walî, pp. 43, 73. Khenjan faisait certainement partie de la province de Balkh pendant les années 30, à l’époque où Mahmûd b. Walî écrivait le Bahr al-asrâr. 22. Ibid. 23. Harlan, pp. 87-95. 24. Mahmûd b. Walî, p. 46. 25. Harlan, 92. 26. Ibid., 91-92. 27. Lâhaurî, pp. 669, 671-3, 674. Lâhaurî mentionne l’arrivée d’Aurangzeb à Pûnî et à Darra-ye Gaz. 28. Mahmûd b. Walî, p. 73. Harlan, pp. 43-44, 87-88. 29. Lâhaurî, II, pp. 671, 457, 521. 30. H. H. Humer, A History of India, London, 1899. Bamian figure ici sur la carte des routes commerciales anciennes et médiévales, rejoignant Kaboul à partir de Boukhara et Samarcande. Bartol’d (op. cit., carte Iran i smežnye strany) signale une autre route allant directement de Aïbak (Semengan) à « Mader » (Bâjgah ?) et continuant vers le sud avant d’atteindre Bamian, d’où elle se dirige vers Kaboul au sud-est. 31. Lâhaurî, II, p. 669. Entre Bamian et Maidan, il passait par Sad Barg et Takâna que je ne suis pas encore arrivée à localiser. 32. Harlan, pp. 95-100. Lord, ff. 496b-7a. 33. Lâhaurî, II, pp. 507-8, 521-3, 525. 34. Mahmûd b. Amîr Walî, Bahr al-asrâr fî manâkib al-akhiyâr, Institut vostokovedenija Akademii nauk, Tachkent (IVAN), N°1375, f. 283a-4a. 35. Abû’l Fazl al-‘Allâmî b. Shaykh Mubârak, Akbarnâma, ed. Aghâ Ahmad ‘Alî and ‘Abd al-Rahîm, Calcutta, 1873-87, III, pp. 469, 487. 36. Recueils d’itinéraires, p. 364. Russko-indiiskie otnošenija, p. 81. 37. Abû’l-Fazl, III, pp. 479, 486. 38. M. Elphinstone, An account of the Kingdom of Caubul, Oxford, 1972, II, pp. 43, 46, 48. 39. Hagemeister, pp. 201, 237. 40. Recueil d’itinéraires, pp. 361-362. 41. J.-B. Tavernier, Les six voyages deJean-Baptiste Tavernier Ecuyer, Baron d’Aubonne, en Turquie, en Perse et aux Indes, Utrecht, 1712, II, pp. 27-28. 42. Russko-indiiskie otnošeniya, pp. 81-82. 43. Ibid., p. 81. 44. Lord, f. 496b-7a. 45. H. Elliot, The History of India as told by its own historians : the Muhammedan period, ed. Dowson J., IV, London, 1867, p. 96. E. H. Major (ed.), India in the fifteenth century, Hakluyt n° 22, London, 1866, p. 20. Abû’l-Fazl, III, p. 13. 46. G. A. Arendarenko, Buhara i Afganistan v načale 80-h godov XIX veka, Moscou, 1974, pp. 109-110. 47. G. L. Dmitriev, « O svyazyah Indii so Srednej Azii vo vtoroj polovine XIX v. (Obzor dokumentov TsGA UzSSR) », pp. 198-200 dans Istoričeskii Arhiv, 3, 1962, p. 199.

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48. R. G. Mukminova, « Skupščiki tovarov i postavščiki syr’ja v Srednej Azii XVI v. », pp. 154-161 dans Bližnii i Srednii vostok. Tovarno-denežnye otnošenija pri feodalizme, Moscou, 1980. 49. Russko-indiiskie otnošenija, p. 218. Selon Tavernier, Voyages, Paris 1676, p. 351, le voyage de Balkh à Multan prenait 3 jours. 50. Bartol’d, Sočinenija, vol. IX, carte Iran i smežnye strany. 51. T. G. Abaeva, Očerki istorii Badahšana, Tachkent, 1964, p. 66. 52. Grulev, Soperničestvo Rossii i Anglii v Srednej Azii, St. P., 1909, pp. 113-114. 53. Ibid., 314. 54. Štaba Turkestanskogo voennogo okruga. Svedenija kasajuščijsja stran sopredel’nyh s Turkestankim voennym okrugom, vyp. IX, 62. Grulev, Soperničestvo, 308-310. 55. Ibid., 313. 56. N. B. Bajkova, Rol’Srednej Azii v russko-indiiskih torgovyh svjazah (perv. polovina XVI – vtoraja polovina XVIII v.), Tachkent, 1964, pp. 21-22, 29. 57. Russko-indiiskie otnošenija, 81. 58. Bajkova, 29. 59. Voir à ce sujet J. Wolff, Travels and adventures of the Reverend Joseph Wolff DD, LL.D., vicar of Ile Brewers, near Taunton, and late missionary to the Jews and Muhammadans in Persia, Bokhara, Cashmere, &c., Londres, 1861, pp. 291, 301-302, 324-325 ; et O’Donovan, The Merv oasis, Londres, 1882. 60. Štaba Turkestanskago voennago okruga. Svedenija, vyp. I-LXXXII, 1898-1906, pass. 61. Bhâgchand Munshî, Jamî’ al-inshâ’, BL Or 1702, 197b. 62. A. Burton, Bukharan trade 1558-1718, dans Papers on Inner Asia, 23, Bloomington, Indiana, 1993, pp. 27-31 ; Hagemeister, pp. 38, 46, 56, 154, 156, 158, 171, 204, 246 ; Lord, ff. 500b, 502a-504a ; Hanykov, pp. 174-175 ; Elphinstone, I, pp. 382, 384-387. 63. Arendarenko, p. 109 ; Hagemeister, p. 56. Selon Hanykov (p. 175), les chevaux de bât dont on se servait, avant 1823-1828, portaient plus de 131 kg chacun. Harlan, p.111.

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Dossier. Inde-Asie centrale : routes du commerce et des idées

Marchands et artisans

NOTE DE L’ÉDITEUR

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Relations entre l’Asie centrale et l’Inde à l’époque hellénistique

Claude Rapin

1 La colonie gréco-bactrienne d’Aï Khanoum, à la frontière nord de l’Afghanistan, constitue une source majeure pour l’étude de l’hellénisme extrême-oriental. La trésorerie du palais du dernier roi grec ayant régné en Bactriane orientale, Eucratide, a fourni un ensemble de trouvailles riches en informations sur les dernières années du royaume gréco-bactrien1. Ces trouvailles mettent en lumière la vitalité du pouvoir hellénique à la veille des invasions nomades qui détruisirent la ville vers 145 av. J.-C., notamment la politique de conquête qu’Eucratide entreprit en direction de l’Inde pendant les dernières années de son règne2. La concentration dans le trésor de nombreux objets d’origine indienne, qu’on ne constate guère dans le reste de la ville, met en lumière la prédominance de rapports de type militaro-politiques, voire culturels, entre les Grecs du nord et les Grecs du sud de l’Hindou-Kouch. Les relations commerciales transasiatiques, apparemment faibles au temps des Grecs, seraient avant tout un phénomène postérieur à la chute du pouvoir grec, dans le sillage des nomades qui parvinrent en Inde dans le cours du Ier siècle avant Jésus-Christ3.

2 Le contexte matériel de l’implantation grecque en Asie centrale n’a commencé d’être véritablement compris qu’à la suite de l’exploration d’Aï Khanoum. C’est surtout à partir des vestiges de cette ville – trouvailles numismatiques, épigraphiques, architecturales, objets d’art et de la vie quotidienne d’origine locale ou importée – qu’a pu être esquissé un portrait de l’hellénisme centre-asiatique4. La reconnaissance de cette culture a permis par la suite de mieux expliquer sa diffusion ultérieure vers le sud, au delà de l’Hindou-Kouch, et de comprendre comment elle a pu subsister et se développer pendant des siècles dans le cadre de l’empire kouchan, comme l’attestent avec vigueur des villes telles que Begram ou Taxila. 3 L’étude de la présence grecque en Inde même, qui permettrait une comparaison efficace avec la Bactriane, reste difficile, en raison du nombre insuffisant de sites explorés5 : Taxila, l’une des capitales grecques du Pendjab occidental, laisse de nombreuses questions non résolues, en dépit du nombre de trouvailles qui y ont été faites et de la publication substantielle qui leur a été consacrée6. Il est difficile d’évaluer

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les limites des différentes agglomérations qui ont constitué la ville ; d’autre part les couches hellénistiques, difficiles à distinguer des couches antérieures et postérieures, n’ont été qu’effleurées, notamment sur le site ancien de Bhir Mound et la phase initiale de Sirkap. À l’époque hellénistique, la ville de Chârsada, l’ancienne capitale grecque du Gandhara, se caractérise notamment par son plan orthogonal de type apparemment hellénique, mais l’exploration archéologique n’a fait qu’effleurer le site7. Pour le Swat, enfin, on peut citer les fouilles italiennes des sites d’Udegram et de Birkot, Ora et Bazira des sources classiques8. 4 Avec Alexandrie d’Arachosie (Kandahar) et Alexandrie du Caucase (Begram), l’ensemble de ces sites permet de dresser un premier état de la question sur le développement de l’hellénisme du domaine indianisé du sud de l’Hindou-Kouch. Au nord et au sud de la chaîne, l’influence de l’hellénisme n’a cessé de varier au gré de l’histoire des royaumes grecs et indiens : l’apogée de cette influence, qui correspond à la seule période où les deux versants de l’Hindou-Kouch sont simultanément sous pouvoir grec, n’est que de courte durée et se situe entre 190 et 130 avant notre ère environ. Au début du IIe siècle, l’Inde est encore sous le pouvoir indien des Mauryas. Au delà de 130, il n’existe plus d’État grec en Bactriane9. Le deuxième quart du IIe siècle connaît l’extension géographique maximale de l’hellénisme extrême-oriental. La communauté culturelle qui couvre l’ensemble de ces territoires ne signifie cependant pas qu’il y ait eu une véritable unité politique. Cette période est dominée par des rivalités entre souverains grecs, comme celles qui opposent le roi de Bactriane Eucratide à Ménandre, souverain des territoires indiens, connu pour ses sympathies envers le bouddhisme et célèbre en Inde sous le nom de Milinda10. 5 Cette présentation schématique du cadre historique nous permet de nous faire une idée de ce qu’ont pu être les étapes de l’hellénisation. En Bactriane la colonisation débute dès l’expédition d’Alexandre (330-327) et accompagne toute la durée de l’État indépendant gréco-bactrien jusqu’au IIe siècle, véhiculant un hellénisme nourri d’emprunts directs au monde méditerranéen11. Au sud de l’Hindou-Kouch, la colonisation grecque est stoppée par la montée des Mauryas, quelques décennies après l’expédition d’Alexandre. Mais avant leur passage sous l’autorité indienne à la suite de l’accord entre Séleucos Ier et Chandragupta en 303 12, d’anciennes colonies grecques, comme Kandahar en Arachosie, dans le sud de l’Afghanistan, ont eu le temps de développer leur hellénisme en profondeur. Dans la vallée de l’Indus, l’apport hellénique ne commence à se manifester que tardivement, à partir de la conquête du souverain gréco-bactrien Démétrios Ier, autour de 190 av. J.-C. L’hellénisme qui s’y développe alors n’est donc plus le fruit d’apports directs de l’Occident, mais d’un courant originaire du nord, de la Bactriane, et nourri par des vagues successives de colons : certains sont venus avec les armées de conquérants comme Démétrios, d’autres sont issus peut-être d’Arachosie, d’autres, enfin, ont vraisemblablement été chassés des territoires de la Sogdiane et de la Bactriane après que ces provinces furent tombées aux mains des nomades et Yueh-chih. À la différence de ce qui se produit en Bactriane, ce développement tardif de l’hellénisme s’effectue graduellement, non sous l’impulsion d’un pouvoir colonial fort, mais plutôt à travers des colons grecs, qui n’atteindront jamais un nombre suffisamment élevé pour imposer une autorité absolue sur la population indigène13. 6 Les données susceptibles d’éclairer le problème des échanges entre les deux régions reposent pour l’essentiel sur les parallèles entre les trouvailles d’Aï Khanoum et celles

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de Taxila. Entre le nord et le sud de l’Hindou-Kouch, la nature de l’hellénisation varie en fonction du rôle que joua de tout temps le fonds culturel indigène. Indépendamment des productions indiennes provenant de la trésorerie d’Aï Khanoum, les trouvailles communes aux deux villes représentent presque exclusivement des productions d’inspiration hellénique. Il s’agit essentiellement d’objets de la vie quotidienne, à savoir de la vaisselle céramique et des catégories d’objets bien typés comme les palettes de schiste, des éléments de serrurerie et des productions en bronze comme les encriers, les calames ou des objets de type décoratif14. En revanche on notera qu’on ne rencontre ni à Taxila ni dans l’ensemble du Gandhara toutes les catégories de productions artisanales de la Bactriane : manquent par exemple les alabastres, si fréquents dans le monde hellénique, ou les strigiles indissociables de la vie du gymnase grec et de l’usage de l’huile d’olive15. 7 Les instruments et objets de la vie quotidienne ne sont pas seuls à donner une image des mœurs et des mentalités. D’autres témoignages contribuent à éclairer cette société de l’époque hellénistique, dans laquelle se conjuguent fonds culturel local et culture hellénique16. Citons, à titre d’exemple, l’opposition qui se dégage vers le milieu du IIIe siècle avant notre ère, dans le domaine religieux et moral, entre le monde indo-grec et le monde gréco-bactrien : à Kandahar, les inscriptions indiennes, mais en langue grecque, de l’empereur maurya Ashoka s’adressent spécialement à la minorité grecque pour la transmission de préceptes bouddhiques, montrant ainsi l’impact de la culture indienne dans l’esprit des colons. À Aï Khanoum, en revanche, une grande stèle dressée dans le mausolée du héros fondateur de la ville, Kinéas, prône d’autres valeurs morales, liées à l’hellénisme méditerranéen et sans rapport avec la culture locale, à savoir les maximes delphiques. Un décalage du même ordre se manifeste dans la différence de statut des cultes indigènes par rapport au pouvoir royal. C’est en Inde seulement que, à l’époque même de l’hégémonie grecque, des cultes purement locaux ont pu accéder au rang de culte officiel : c’est ce qu’attestent les monnaies bilingues d’Agathocle et de Pantaléon dans les années 180-17517. En Bactriane, en revanche, le culte officiel tel qu’il est représenté par les monnaies reproduit presque systématiquement le panthéon classique18. En ce qui concerne l’architecture et le décor des temples, tous, tant en Bactriane (Aï Khanoum, Dil’berdžin ou Takht-i Sangin), que dans le Gandhara (temple C de Jandiâl) sont de type syncrétique gréco-oriental19. Mais, en Bactriane, la statuaire religieuse monumentale relève de l’art hellénistique20, alors que le temple de Taxila, s’il était bien consacré, comme nous le pensons maintenant, au panthéon hindou, abritait probablement des statues de culte ressemblant à l’illustration qu’en donnent les monnaies des souverains indo-grecs Agathocle et Pantaléon : les dieux y sont représentés dans un style purement indien, sous une forme archaïque et dans une position hiératique et frontale21. 8 Le fonds culturel indigène, dont nous venons d’esquisser quelques traits, a gardé tout son impact en dépit de l’hellénisation, mais reste un phénomène de rayonnement local. L’unité politique du nord et du sud de l’Hindou-Kouch, notamment sous Eucratide, ne semble avoir favorisé aucun échange en rapport avec les cultures indigènes : il faudra attendre l’époque kouchane pour que les cultes indiens et iraniens franchissent l’Hindou-Kouch dans les deux sens. S’il y a eu, sous pouvoir grec, échanges entre ces deux pôles de l’hellénisme oriental, cela n’a concerné que ce qui était commun à la culture des Grecs, soit les productions artistiques et intellectuelles et l’instrumentum

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de la vie quotidienne mentionnés ci-dessus, peut-être aussi quelques autres marchandises, comme des denrées, qui n’ont, évidemment, laissé aucune trace. 9 Ce phénomène est bien illustré à Aï Khanoum, où l’on n’observe avant l’an 145, soit avant la chute de la ville, aucun emprunt indien dans la vie quotidienne et religieuse gréco-bactrienne. Les nombreuses trouvailles d’origine indienne qui y ont été faites doivent être interprétées à la lumière du contexte historique qui précéda immédiatement la fin du pouvoir grec. Bien que dispersées dans la ville lors de son pillage, les productions indiennes semblent dans leur totalité provenir d’un seul lieu de dépôt, la trésorerie du palais royal22. Le contexte chronologique et économique a pu être précisé grâce à la découverte dans cet édifice d’une vingtaine d’inscriptions économiques, apposées à l’encre, telles des étiquettes, sur les vases qui faisaient office de caisses du trésor royal23. Avec l’étude numismatique24 et les quelques rares sources textuelles relatives à l’époque – les sources gréco-romaines, chinoises et indiennes – , ces textes expliquent dans quelles circonstances le roi Eucratide lança ses expéditions contre Ménandre et comment il ramena dans sa trésorerie d’Aï Khanoum un riche butin de productions d’origine indienne. Ces importations ne sont donc pas le résultat d’échanges commerciaux. Elles sont liées à des événements ponctuels, comme si les Grecs de Bactriane n’avaient guère été attirés par les affaires et le grand commerce et constituaient principalement une classe de propriétaires fonciers. 10 Tout en présentant un intérêt majeur pour l’interprétation des événements historiques et l’histoire des mentalités, les objets d’Aï Khanoum sont aussi un témoignage précieux pour nos connaissances sur l’Inde elle-même, grâce notamment à la date ancienne des trouvailles, antérieures à l’an 145 avant J.-C. L’une des trouvailles majeures est celle d’incrustations de cristal de roche et d’agate, qui décoraient une pièce de mobilier de grande valeur que l’on peut vraisemblablement identifier comme un trône25. La présence, parmi ces éléments décoratifs, de plaquettes d’agate blanche permet d’attribuer à Taxila le lieu de manufacture de l’objet, car c’est dans la région de cette ville que se trouvait le seul gisement connu de cette pierre. L’intérêt de cette trouvaille d’Aï Khanoum est rehaussé par le fait que le seul parallèle que l’on connaisse pour ce type de meuble a été découvert en Italie, dans une résidence impériale de Rome26. 11 Dans le même trésor d’Aï Khanoum figurent en outre un grand nombre d’objets en pierres fines et divers matériaux liés à la joaillerie, notamment des agates et des cornalines. Quelques pièces indiennes, enfin, montrent que la pratique du commerce n’était pas inconnue des Indiens eux-mêmes : des perles de lapis-lazuli, la pierre originaire du Badakhshan, notamment une en forme de lotus, ont été façonnées en Inde avant de revenir en Bactriane ; des perles de corail, elles aussi travaillées en Inde, comme l’atteste l’une d’entre elles taillée en forme de nandipâda, sont en fait d’origine méditerranéenne. 12 Parmi les objets indiens, la découverte-reine faite dans la trésorerie est un disque d’une vingtaine de centimètres de diamètre, formé d’un assemblage de plaquettes de coquillage incrustées de pâte de verre polychrome (fig. 1)27. Le décor présente un style très proche de celui des sculptures de Bharhut et Sanchi. Le sujet comprend un parc planté d’arbres en fleurs, où s’ébattent des animaux « exotiques » tels des biches et des paons. Devant ce parc s’avancent trois cavaliers armés et un quadrige transportant trois personnages, dont l’un, de statut royal, est abrité sous un parasol. Trois autres personnages, des spectatrices, également sous un parasol, sont appuyés à la rambarde d’un édifice à balcon. Un dixième personnage est assis au pied d’un édifice à toit en

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berceau de type indien qui symbolise la hutte d’un ermite. Quelques-uns de ces personnages et motifs sont reproduits sur la bordure du disque, en miniature, et offrent comme un rappel du thème central : on y distingue des rameaux fleuris, des huttes, des couples assis et des couples de biches et de paons. Le sujet est vraisemblablement le mythe indien de Shakuntalâ, plus précisément l’épisode de la rencontre de la princesse avec le roi Dushyanta dans un ermitage. De cette liaison naîtra Bharata, le héros éponyme de l’Inde. Le support de la scène était vraisemblablement un miroir, objet typiquement féminin et bien approprié à ce thème iconographique, dans lequel sont associées une scène de chasse et une rencontre amoureuse. Ce double schéma, que l’on trouve par exemple chez Virgile dans la rencontre d’Énée et Didon, est universel, mais par son caractère profane il constitue une rareté dans l’iconographie indienne.

Conclusion

13 Le commerce entre la Bactriane et l’Inde ne prend son essor qu’au premier siècle avant notre ère. Il coïncide avec l’arrivée des peuples nomades de l’Asie centrale vers le nord de l’Inde, la consolidation de l’empire kouchan et l’ouverture des grandes voies commerciales, comme la route terrestre dite de la soie et la route maritime par l’océan Indien28. Le produit de ce commerce est surtout connu par les trouvailles du trésor de Begram. C’est peut-être aussi à cette époque tardive, à savoir la dernière moitié du Ier siècle avant notre ère, qu’il faut attribuer une trouvaille faite à Takht-i Sangin, dans le sanctuaire gréco-bactrien de l’Oxus, au Tadjikistan : un manche en corne décoré d’une scène qui pourrait reproduire le panthéon vishnouïte, avec la triade Vâsudeva-Krishna, Balarâma-Samkarshana et leur sœur Ekânamshâ-Subhadra (fig. 2). C’est à la même triade qu’était peut-être consacré le temple de Taxila29. Par les nouvelles voies commerciales inaugurées vers le tournant de notre ère commencent donc à circuler toutes les idées de l’époque et non plus seulement celles de l’hellénisme : c’est alors seulement que l’Asie centrale devient perméable aux influences indiennes, avec la diffusion des cultes indiens et les cultes syncrétiques indo-iraniens, illustrés par l’iconographie monétaire kouchane.

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Fig. 1. Aï Khanoum : plaque d’origine indienne en coquillage incrusté de pâte de verre illustrant le mythe de Shakuntala.

Fig. 2. Cylindre en corne gravé d’une scène illustrant un mythe indien, provenant du temple de l’Oxus à Takht-i Sangin.

D’après I. R. Pitschikjan, Oxos-Schatz und Oxos-Tempel, Abb. 19.

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NOTES

1. Cl. Rapin, La Trésorerie du palais hellénistique d’Aï Khanoum. L’Apogée et la chute du royaume grec de Bactriane (Fouilles d’Aï Khanoum VIII, Mémoires de la Délégation archéologique française en Afghanistan [abrégé ci-après MDAFA], XXXIII), Paris, 1992. 2. Cl. Rapin, La Trésorerie..., p. 281-294. 3. Cl. Rapin, La Trésorerie..., p. 295-299. 4. P. Bernard, « Problèmes d’histoire coloniale grecque à travers l’urbanisme d’une cité hellénistique d’Asie centrale », dans Sonderdrück aus 150 Jahre Deutsches Archäologisches Institut 1829-1979, Mainz, 1981, p. 108-120 ; idem, « Les traditions orientales dans l’architecture gréco- bactrienne », Journal Asiatique, 1976, p. 245-275 ; B. Ja. Staviskij, La Bactriane sous les Kushans. Problèmes d’histoire et de culture, éd. et trad. P. Bernard et alii, Paris, 1986 ; Drevnejšie gosudarstva Kavkaza i Srednej Azii (Arheologija SSSR), G. A. Košelenko (éd.), Moscou, 1985. 5. Pour une synthèse sur l’hellénisme en Inde et les relations avec la Bactriane à la lumière des trouvailles archéologiques, voir P. Callieri, « The North-West of the Indian subcontinent in the Indo-Greek period. The archaeological evidence », dans In the Land of the Gryphons. Papers on Central Asian archaeology in antiquity, éd. A. Invernizzi, Firenze, 1995, p. 293-308. 6. J. Marshall, Taxila, Cambridge, 1951 ; G. Erdosy, « Taxila : Political History and Urban Structure », in M. Taddei, éd., South Asian Archæology 1987, II, Rome, 1990, p. 657-74 ; G. Fussman, « Taxila : The Central Asian Connection », in H. Spodek, D. M. Srinivasan, éds., Urban Form and Meaning in South Asia. The Shaping of Cities from Prehistoric to Precolonial Times, The National Art Gallery, Washington, Studies in the History of Art 31, Hanover, London, 1993, p. 83-100 ; P. Callieri, « The North-West of the Indian subcontinent », p. 294-299. 7. Ibidem, p. 299-302. 8. Ibidem, p. 302-304. 9. P. Bernard, Fouilles d’Aï Khanoum IV. Les monnaies hors trésors. Questions d’histoire gréco-bactrienne (MDAFA 28), Paris, 1985, p. 97-105. Pour un report du départ des Grecs du nord de PHindou-Kouch jusqu’en 70 avant notre ère : G. Fussman, « L’Indo-grec Ménandre ou Paul Demiéville revisité », Journal Asiatique, 281, 1993, p. 61-137, notamment p. 120-130 ; mais voir surtout O. Bopearachchi, « Graeco-Bactrian Issues of Later Indo-Greek Kings », JVC 1990, p. 79-103. 10. Dans le Milindapanha : Cl. Rapin, La Trésorerie..., p. 281-287 ; O. Bopearachchi, « Ménandre Sôter, un roi indo-grec. Observations chronologiques et géographiques », Studia Iranica, 19, 1990, p. 39-85 ; G. Fussman, « L’Indo-grec Ménandre », p. 61-137. 11. Cl. Rapin, La Trésorerie..., p. 295-299 ; P. Callieri, « The North-West of the Indian subcontinent », p. 293-294. 12. P. Bernard, Les monnaies hors trésors, p. 85-95. 13. P. Callieri, « The North-West of the Indian subcontinent », p. 306. 14. Sur l’inventaire de ces objets voir P. Callieri, « The North-West of the Indian subcontinent », p. 298-302. Parmi les techniques, on notera notamment celle de la statuaire (le modelage en argile crue). 15. Les sources hellénistiques anciennes font pourtant part de l’engouement des Indiens pour ces objets, dont ils faisaient des copies (notamment les strigiles ou les imitations, à base de laine, des éponges d’origine méditerranéenne utilisées par les Macédoniens) : voir le récit rapporté par Néarque chez Strabon XV, 1, 67. 16. Sur le rôle de la culture hellénistique en Inde, par exemple dans la transmission du savoir en astronomie, voir S. Veuve, « Cadrans solaires gréco-bactriens à Aï Khanoum (Afghanistan) », Bull. de Corresp. Hellén., 106, 1982, p. 23-51, notamment p. 44-51 ; Cl. Rapin, La Trésorerie..., p. 128-130.

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17. R. Audouin, P. Bernard, « Trésor de monnaies indiennes et indo-grecques d’Aï Khanoum (Afghanistan) », Revue numismatique, 16, 1974, p. 6-41 ; O. Bopearachchi, Monnaies gréco-bactriennes et indo-grecques. Catalogue raisonné, Bibliothèque nationale, Paris, 1991, p. 56-59. 18. L’apparition du Zeus-Mithra ne date que d’Hélioclès, après 145 av. J.-C. : Fr. Grenet, « Mithra au temple principal d’Aï Khanoum ? », dans Histoire et cultes de l’Asie centrale préislamique. Sources écrites et documents archéologiques. Actes du Colloque international du CNRS (Paris, 22-28 novembre 1988), Paris, 1991, p. 147-151. 19. Pour le fonds mésopotamien et iranien-centre-asiatique du plan des temples en Bactriane, voir Cl. Rapin, « Les Sanctuaires de l’Asie centrale à l’époque hellénistique. État de la question », Études de Lettres, n° 4, Lausanne, 1992, p. 101-124 ; étude reprise dans Vestnik drevnej Istorii, 4 (211), Moscou, 1994, p. 128-140. Pour le fonds culturel indien du temple C de Jandiâl à Taxila, voir Cl. Rapin, « Indo-Greeks and Vishnuism : on an Indian object from the sanctuary of the Oxus and two temples in Taxila », dans In the Land of the Gryphons. Papers on Central Asian archaeology in antiquity, éd. A. Invernizzi, Firenze, 1995, p. 275-291. 20. Outre la statuaire du temple principal d’Aï Khanoum, voir notamment le cas de Takht-i Sangin : I. R. Pičikjan, Kul’tura Baktrii. Ahemenidskij i ellinističeskij periody, Moscou, 1991, fig. 34-37 ; Oxus. 2000 Jahre Kunst am Oxus-Fluss in Mittelasien, Museum Rietberg Zürich, 1989, 10-14. 21. Réf. dans C. Rapin, « Indo-Greeks and Vishnuism », p. 278-281. 22. Cl. Rapin, La Trésorerie..., p. 281-299. 23. P. Bernard, « Pratiques financières grecques dans la Bactriane hellénisée », Bull. de la Société Française de Numismatique, 34, n° 5, mai 1979, p. 517-520 ; Cl. Rapin, « Les inscriptions économiques de la trésorerie hellénistique d’Aï Khanoum (Afghanistan) », Bull. de Corresp. Hellén., 107, 1983, p. 315-372 ; idem, La Trésorerie..., p. 95-114. 24. P. Bernard, Fouilles d’Aï Khanoum IV ;O. Bopearachchi, Monnaies gréco-bactriennes et indo- grecques, 1991. 25. Cl. Rapin, La Trésorerie..., p. 237-244 ; P. Callieri, « The North-West of the Indian subcontinent », p. 298 et fig. 3-4. 26. Le tranquille dimore degli dei, La residenza imperiale degli horti Lamiani, Roma, maggio-settembre 1986, Campidoglio, Palazzo dei Conservatori (a cura di M. Cima ed E. La Rocca), Roma, 1986, p. 105-144, notamment p. 124. 27. Cl. Rapin, La Trésorerie..., p. 185-232. 28. M. G. Raschke, « New studies in Roman commerce with the East », dans Aufstieg und Niedergang der romischen Welt, II Principat, 9, 2, H. Temporini ed., Berlin-New York, 1978, p. 604-1361. 29. Cl. Rapin, « Indo-Greeks and Vishnuism : on an Indian object from the sanctuary of the Oxus and two temples in Taxila », dans In the Land of the Gryphons. Papers on Central Asian archaeology in antiquity, éd. A. Invernizzi, Firenze, 1995, p. 275-291. Pour les monnaies indo-grecques au panthéon vishnouïte, voir R. Audouin, P. Bernard, Revue numismatique, 16, 1974, p. 6-41 (ci-dessus n. 17).

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Begram: along ancient Central Asian and Indian trade routes

Sanjyot Mehendale

1 One of the important factors in the rapid development of Silk Road1 trade during the early Common Era was the establishment and growth of the , which had a profound effect on the political and economic stability of much of Central Asia. Descendents of nomadic tribes from the steppes of the Tienshan and Altai mountains, who were pushed westwards by rival groups and who settled in the region of ancient in the second century BCE, the Kushans’ territorial expansion2 brought under their control a large area stretching from modern in the north to the Indian Ganges Valley in the south. Facilitated by the international trade emphasized by both the Han Dynasty in China and the Roman Empire, the Kushans’ own trade-based economy ensured a steady flow of goods, people and attendant cultures throughout the region. The combination of a large heterogeneous empire plus a trade-enhancing policy of unrestricted movement of merchandise and persons resulted under the Kushans in a commingling of varied religious and artistic ideas. Kushan numismatics clearly demonstrate a mixture of religious images which drew upon deities from Rome, Hellenized Central Asia, Iran and India, a cooptation which can be viewed as part of an attempt to pacify subject peoples and legitimize Kushan rule by reflecting the varied beliefs current across their empire. Similarly, the arts of the Bactrian, Gandhâran and Mathurâ schools demonstrate varying styles which were allowed to flourish simultaneously within the Kushan Empire. Likewise, the architectural features of both religious and secular structures, while demonstrating certain commonalities, were clearly permitted to display regional differences. From each type of evidence, then, it seems that the Kushan state imposed no strict control over the development of art and architecture3 within its empire but rather stimulated regional variety in religious and artistic activity.

2 The aspects of ancient trade and exchange most often considered by archaeologists and historians are those which might be categorized as «official» and/or commercial trade. The focus usually remains on actual commodities traded, on the organization of that trade – that is, through governments or private merchants – and

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on the methods and particular routes by which such commodities traveled. Only to a lesser degree is examination made of the nature and extent of indirect cultural exchange which often, if less obviously, occurs alongside official or commercial trade. What ideas were exchanged along with objects when peoples met during the course of extended cross-cultural contacts? What new forms, images, constructions sparked the imagination of artisans and technicians such that they were moved to incorporate them in their work? 3 One of the more fascinating but sadly neglected sites dating from the Kushan period is the ancient ruins situated near modern Begram4. Begram is particularly interesting in light of the theme of this conference volume, which seeks to examine commercial and cultural exchanges between Central Asia and India. Objects found at this ancient site of Begram, in modern Afghanistan, offer a rare opportunity to examine the region’s trade. In one location were discovered artifacts of broad international progeny: Chinese lacquers, Roman bronzes, glassware and plaster models and Indianesque ivory and bone objects. But more than just official trade, the Begram ivory and bone objects in particular offer an excellent opportunity to view elements of the region’s indirect cultural exchange. 4 Begram is situated at the confluence of the Ghurband and Panjshir Rivers of eastern Afghanistan, 80 kilometers north of Kabul and approximately 250 kilometers northwest of the legendary Khyber pass. Looking at a topographic map of the region, the location of the site at Begram is particularly striking. To the south, the Kohdaman Plains stretch all the way to Kabul. To the southeast, the Panjshir River and Valley flow down toward the Jalalabad Plains from which it is a relatively easy journey to the Khyber Pass, today connecting Afghanistan with Peshawar in Pakistan. To the north, a number of passes and river valleys lead to the plains of ancient Bactria, along sites such as and Bactra, the capital of ancient Bactria. These passes of the western mountains were renowned lines of communication between Bactria and India, which carried along their paths not only people and materials but also the cultures attendant thereon. These passes also connected the area of Begram with stations along the Silk Roads from China to the Mediterranean. 5 In total, Begram’s geographic location provides a suggestive context for a study of the nature of the settlements there and of the finds: Begram’s «crossroads» locale can be easily conceived of not only as particularly well-suited to development as a trading center but also as well-placed for strategic military defense, enhancing the likelihood that the site would have been chosen for significant trade and perhaps production, and the attendant storage of goods and materials. 6 The ruins of Begram constituted a substantial urban settlement incorporating two fortified enclosures: to the north, what was called the «Old Royal City» by Foucher (Foucher 1925: 266) and was locally known as the «Burj-i Abdullah»; and to the south, what has been referred to as the «New Royal City», where most excavations have taken place. The site was initially identified by A. Foucher in the 1920s as the ancient Kâpisî, summer capital of the Kushan emperors (Foucher 1925: 259, 266; 1931: 342). Although subsequent research, in this writer’s opinion5, has failed to confirm this identification, it gave early impetus to archaeological investigations of the site which were carried out by the French Archaeological Delegation between 1936 and 1946 (Hackin 1939, 1954; Ghirshman 1946; Hackin, Carl & Meunié 1959). Architectural investigations by Roman Ghirshman indicated to him that the lowest levels of that part of the site called the

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«New Royal City» are to be dated in the Graeco-Bactrian/Early Kushan period, that is, the 2nd century BCE to the 1st century CE; that the subsequent two strata correspond to the period of the Great Kushans, up to the 3rd century CE; and the topmost stratum to the 3rd to 4th/5th centuries CE, the later Kushan period (Ghirshman 1946: 99-108). Ghirshman’s assertions were based on analysis of the architectural levels and the numismatic evidence. It should be noted that several scholars6 have questioned his theories concerning dating of the strata, and one should thus be cautioned against accepting them, standing alone, as precise. 7 The Begram site is most famous for the discovery during the 1937 and 1939 campaigns (Hackin 1939, 1954), under the direction of Joseph Hackin, of a large number of extraordinary objects neatly stored in two, apparently anciently sealed-off, rooms in that part of the «New Royal City» which the excavators came to refer to as the «Palace». As will be discussed shortly, however, the appellation «Palace» for this structure, and the excavators’ reference to the finds as a royal «treasure» or «hoard», may result from a misapprehension by these early researchers concerning the nature and the dating of the finds. 8 The objects found in these sealed-off rooms consisted of numerous pieces which evinced a high degree of artisanship and which, fascinatingly, had their origins in various and distant parts of the world: among them, an Indianesque piece of earthenware referred to as the «Kinnari» pot7, Graeco-Roman objects such as a bronze satyr head, painted glass beakers with analogies to Roman Alexandria, pillar-moulded bowls found also in several sites of the Arabian peninsula and in Arikamedu in India, and plaster medallions. Also found were fragments of Chinese lacquer objects the decoration of which is similar to ones found in Noin-ula, and in Lo-lang, Korea, as well as numerous carved ivory and bone objects generally thought to originate either from north-central or southern India8. 9 Since their discovery in 1937 and 1939, the ivory and bone objects in particular have been the subject of extensive stylistic analyses (Auboyer 1948, 1954, 1971; Kurz 1954; Stern 1954; Davidson 1971, 1972; Rogers 1952) in an attempt both to indicate their place or places of origin within India and to date the pieces. Since the archaeological evidence seems to indicate that the stratum of the finds corresponds to the broad period of the Great Kushans, initial efforts at stylistically dating the objects permitted placing several pieces two or three centuries apart. This led some scholars to believe that the objects probably had been gathered over several centuries, a hypothesis which simultaneously supported and was confirmed by the assertion that the artifacts as a whole were a royal «treasure» or «hoard», and the particular portion of the site a summer Kushan imperial «palace». This writer’s own research9 into the finds and the nature of the settlement, however, has suggested something somewhat different: that the ivory and bone finds could all be dated in approximately the same first century CE time period, and that, consistent with this thesis, the so-called Begram «treasure» could well have been merchants’ commercial stock deposited at the site along established trade routes. For example, stylistic comparisons of the ivory and bone objects with ivories found at Pompeii, at Taxila and in Bactria support this proposed date; similarly, analogous pillar-moulded bowls found on the Arabian peninsula (Haerinck 1988; 1-27) and in India date exclusively from the mid-first century CE; and comparative stylistic dating yields the same results for the Chinese lacquers (Elisseeff 1954).

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10 When the finds are viewed as first century merchants’ stock awaiting further distribution, they provide an opportunity to examine the region’s official commodities trade during that era and the nature of the settlement of Begram and its relation to other trading partners. The fact, if established, that the goods at Begram traveled from diverse places in the same era and were stored together in one place suggests that the site was a point of consumption, of collection for further distribution, of active trading, or a combination thereof. Considering Begram as a commercial storage and distribution site may help to explain why the rooms in which the objects were found were sealed- off: because of the length of time required for ancient trade to make its way between distant points, there was a need for long-term protection of goods while awaiting further movement. 11 In addition to matters of commodities trade, Begram presents the occasion to research elements of indirect cultural exchange between Central Asia and India through an analysis of the origin of the ivory and bone objects as suggested by various heterogeneous elements depicted on them. The ivory and bone objects discovered in the two rooms at Begram consist mainly of small plaques and bands, variously engraved [figure 1] or in relief [figure 2] and occasionally displaying traces of red and black paint, and of larger sculptures in high relief which appear almost as if carved in the round. Judging from small drilled holes in the objects, originally they formed the outer decorative layer of furniture,10 the wooden skeletons of which had long since disintegrated due to burial in humid soil. On the reverse sides of some of the ivory and bone objects were marks in the Kharoshthî and Brâhmî scripts of the Kushan period, which may have indicated the place of each piece in the various ensembles.11

Figure 1. Bone, Begram n° 332

Courtesy Musée Guimet (from Hackin 1939: fg. 206)

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Figure 2. Ivory, Begram n° 34a. 5

Kabul Museum (from Hackin 1954: fg. 9)

12 These ivory and bone objects hardly form an homogeneous group. In addition to various motifs and the use of different carving techniques, it appears that different hands were involved in the creation of the pieces. Indeed, the differences in styles, methods and influences may well be seen to reflect different places of origin of the objects and/or artisans who produced them.

13 As mentioned above, several of the motifs depicted on the ivory and bone objects from Begram have been identified with, and thus are thought to have originated from, the art of the Indian «heartland», that is, from sites such as Mathurâ and Sanci in central India and Amarâvatî from the Deccan area in southern India. And a comparison of certain motifs seems, at least initially, to bear this out. For example, among the hairstyles of the women depicted in the Begram ivory and bone objects [figure 2] are large buns and loops similar to the style of Bodhgaya and Mathurâ (Czuma 1985: nos. 30-31). Circular ornaments adorning the women’s foreheads [figure 3] also are depicted on reliefs from Mathurâ (Czuma 1985: nos. 24 and 26) and Amarâvatî. Similarities also exist for clothing and scenes depicted. Also, the vyâla-yaksa and mâkara (Hackin 1939: figs. 73 and 74) which appear in some Begram objects are known from first century CE Mathura (Czuma 1985: nos. 7 and 8), as is the purnakumbha or «vase of plenty» (Hackin 1939: fig. 64). In addition, the architectural designs on the ivory and bone objects (Hackin 1954: fig. 68) compare favorably to early, that is first century BCE to first century CE, monuments of India proper, such as the Stûpa at Sahci.

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Figure 3. Ivory, Begram n° 320b

Kabul Museum (from Hackin 1939: fg. 81)

Figure 4. Ivory, Begram n° 320

Kabul Museum (from Hackin 1939: fg. 78)

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14 However, many of these analogies also exist in the art of the north-west region of Gandhâra and certain motifs on the ivory and bone objects may point to this more eclectic region as the location of origin for some of the pieces. These motifs, unfortunately, have been ignored by almost all scholars; at most, there have been brief descriptive notations. These anomalous motifs appear in a number of forms. In one example, a woman is standing on a makâra in a typical Indian pose. She has a full round face [figure 4] and her hair is done up in curls which encircle her head as a crown. Her long, clinging, pleated tunic with short sleeves, however, is very much in Hellenistic style and is strongly reminiscent not of the Indian south but of the north-west regions of Gandhâra and Bactria, which were heavily influenced by Greek styles.

15 A second example is a woman standing on a square platform (Hackin 1939: fig. 157). She, too, wears a long tunic with sleeves. Her hair, done up in a style reminiscent of women depicted in Indian art, is crowned by what looks like a twisted piece of cloth from the middle of which protrude three pointed leaf-like ornaments; again, this tiara- type element is known from the northwest region of Gandhâra. Additionally, what differs from both Graeco-Roman style and the Indian styles of Mathurâ and Sahci is that the woman is wearing trousers underneath her tunic. Women wearing pants are, however, frequently depicted in Gandhâran and Bactrian art, from which one could deduce a direct Kushan element. In this regard it can be noted that the women buried in the Tillya-tepe necropolis (Sarianidi 1985) probably wore pants.12 It is also interesting to note one particular depiction on an ivory of a hunter on horseback (Hackin 1954: fig. 123); round appliques seem to be sewn on his trousers, a technique well known in -Parthian and Kushan costumes from Bactria. 16 Comparative research on the ivory and bone objects has been faced with a major problem: only a very few ivory objects found in and out of the Indian subcontinent could be compared favorably to the ivory and bone objects from Begram. However, an ivory statuette found at Pompeii (During Caspers 1981) provides an excellent stylistic comparison, and it offers to the question of dating the Begram finds a terminus ante quem of 79 CE, when the Vesuvius erupted. Other analogous ivory objects from the northwest regions were found at the site of Taxila (Marshall 1975) in a stratum with a similar terminus ante quem date of 60 CE. 17 In recent years, a number of ivory finds from the region of ancient Bactria has provided additional comparative material dated to the proto-Kushan and Kushan periods. The discovery of an ivory comb from the site of Dal’verzin-tepe (Pugachenkova 1978) in present-day Uzbekistan presents the first inscribed ivory which is very similar in technique to objects from the Begram finds. And an ivory comb from the Tillya-tepe necropolis (Sarianidi 1985) in northwest Afghanistan also compares favorably. 18 Previous attempts – that is, those made without benefit of comparison with the Pompeii, Taxila and Bactrian ivories – at a critical stylistic analysis of the Begram ivory and bone objects have faced a difficult threshold problem: what to compare them with? India had yielded only few ivory and bone objects, certainly not enough to form a clear and complete view of the stylistic development of ivory and bone carving. This lack of material prompted scholars to look to a range of widely dated stone sculptures as sources for comparisons of styles and motifs. The continuing currency of the «treasure» theory – that the Begram objects had been hoarded over time – provided the theoretical liberty to do so.

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19 Dates proposed for individual objects from Begram have ranged from the 1st century BCE to the late 3rd, even 4th, century CE. This disparity in dating arose, it seems, because of a tendency on the part of some scholars to extract individual objects from the «treasure» and to date them outside the archaeological record, based exclusively on stylistic comparisons. Further, there has been a tendency by individual scholars to focus solely on the Indian objects, or solely on the Graeco-Roman finds, or on the Chinese lacquers, without simultaneously taking into detailed consideration the other two groups of objects discovered with them. 20 This writer’s research attempts to draw together the archaeological evidence of the finds as a whole and to place the stylistic evidence within the archaeological context. Gradually, the widely separated dates proposed for several artifacts have been undermined by subsequent work which argues persuasively that almost all the objects of diverse origins can be attributed to the first century CE. As to the Roman objects, the great majority can be dated with reasonable certainty to the first century CE. Even where a single Romanesque object could be dated later or earlier, a first century date also remains strongly defensible. As David Whitehouse concluded regarding the Roman finds of Begram: «The diagnostic items – the glass, the metal objects, the plaster models and other objects – belong to the 1st and early second c. Few of them can, and none of them must, be as late as the 3rd c.» (Whitehouse 1989: 99). The fragments of Chinese lacquer ware found at Begram are also quite telling with regard to dating the objects as a whole. In part because there are so few of them extant, the lacquer pieces have been largely overlooked in placing the Begram finds in the first century. Analogous lacquer finds in other regions of Asia strongly support the first century CE date (Elisseeff 1954: 151-156). Finally, analysis of the dates for the carved ivory and bone objects, based on analogous ivory finds, on the nature of the settlement at Begram, and on the dates of the two other categories of finds, points with reasonable certainty for these objects as well to the first century CE. 21 In addition to a changing picture of dates for the objects, the presence of certain Graeco-Roman, Gandhâran stylistic elements, mostly on the incised material, may indicate a different provenance for some objects from that asserted by previous scholars. That is, while some may have been produced in Mathurâ, others of the ivory and bone objects may have originated in the extreme northwest area of Gandhâra, in the region of Begram itself, or in Bactria rather than in heartland India. 22 And the more diverse possible provenance for the ivory and bone objects begins to open up a view of Begram as a central part of a larger network of trade and cultural exchange, rather than as merely an outlying royal curiosity. The presence of the many plaster models at Begram adds to this shifting view of the site and the region. The plaster models13 serve to undermine the royal treasure theory – no great value in plaster models – and also to raise the intriguing possibility that Begram was not merely a crossroads storage site but a trading center with its own workshops or ateliers. While the plaster models may have been simply lower level trade ware to be handled by merchants operating out of Begram, it is also possible that the models were directly used by workshops or ateliers in Begram itself. And the possibility that workshops and ateliers existed at Begram prompts a reevaluation of the issue of how and from where the ivory and bone objects arrived, and indeed the very supposition that they came from somewhere else.

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23 A number of possibilities arise concerning the provenance of the Indian-style ivory and bone objects. The simplest is that the completed objects were manufactured in India and then transported along trade routes to Begram. A second possibility is that although the ivory and bone objects originated either in Mathurâ or in the Sâtavâhana region, they were transported to Begram in parts and were assembled there. This could explain the marks which appear on the backs of some of the ivory pieces and which may have existed on more. If such assembly did regularly take place at Begram, at least some workshops may have been maintained there. 24 A third possibility, however, is that at least some of the ivory and bone objects were actually carved at Begram by Indian, Indian-trained or Indian-influenced artisans who had settled at the site because of the active trade occurring there. Such a theory is supported by ancient Indian literature (see Jâtakas 1973, I: 174-177; Dwivedi 1979: 18) which seems to indicate that not only did ivory carvers locate themselves together within cities, with their work significantly organized, but that they were also direct buyers of ivory and worked for themselves as a more direct part of a commercial economy than is usually attributed to artisans of the time. Further, from Jâtaka stories (see Jâtakas 1973, II: 172ff.)14 it is also clear that some ivory artisans were itinerant, suggesting that the carvers of the Begram ivory and bone objects could have moved to and worked in Begram as part of Silk Roads trade in the region. Some of the stylistic components of the ivory and bone objects point to the extreme northwest region of Gandhâra, indicating established ivory artisanship at least that far north. And northern distribution of incised ivory and bone ware, as represented by finds from Tillya-tepe, Dal’verzin-tepe and Taxila, may indicate local production specifically for Silk Roads trade. 25 Whether or not Begram was an active manufacturing site, the nature of the objects found there, when viewed against the backdrop of Begram’s geographical location, suggests the site’s place in the patterns of movement along ancient trade routes between India and the regions of the West and the Far East. The Indo-Caspian Highway is thought to have run from Bactria over the Amu Darya river toward the Caspian Sea and then on to the Mediterranean; Begram was thus strategically located to connect both with routes to and from India and with the Silk Roads between China and the West. Sea routes, too, linked the Roman world with the Indian subcontinent in the first century CE. The distribution of first century CE pillar-moulded bowls in the coastal areas of the Arabian Gulf, as well as in Arikamedu on the south-eastern coast of India, suggest that there existed at the time a sea trade from perhaps Syria or Alexandria in Egypt to as far as the east coast of India. The similar pillar-moulded bowls of Begram may have travelled via sea to the port of Barygaza15 at the mouth of the Indus, for example, and then north to connect with Silk Roads trade. The painted glass beakers and bronzes found at Begram are also thought to have originated from Alexandria, as indicated by analogous finds and iconographical research. Stylistic comparison of the Chinese lacquers to similar finds from sites in Mongolia, China and Korea demonstrate that they were manufactured in China during the Han Dynasty, which means that they travelled via the Silk Roads down to Begram. This might also indicate that sea routes all the way to China from the Indian peninsula had not yet been firmly established. 26 Another reason may have existed why considerable trade moved through Begram, a reason which has been mentioned in passing but never fully explored in the literature about the region. Central Asia in general and the Begram area in particular may have

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had local products – cultivated, manufactured or existing naturally – which were valued, even coveted by the Roman, Chinese and Indian worlds and which were traded for goods such as those discovered at Begram. The area of modern Afghanistan was already known in the third millennium BCE as the producer of lapis lazuli from the Badakkshan mountains, northeast of Begram. From the finds at Tillya-tepe (Sarianidi 1985) it is clear that Bactria had an established tradition in metal smithing, and analogous gold jewelry pieces in Taxila (Marshall 1975) indicate a trade in those commodities. Similarly, the finds at Dal’verzin-tepe (Pugachenkova 1978) in modern Uzbekistan included gold bars with Kharoshthî writing on them, which suggests contact with the southern part of modern Afghanistan. 27 In conclusion, this writer’s research does not purport to reject outright the hypothesis that the so-called Begram «treasure» was a royal collection or perhaps a customs depot where trade taxes in kind were protected. However, it does suggest another hypothesis: that both the finds and the nature of the settlement at Begram may indicate that the site was a center for trade, and perhaps for production of bone and ivory. The site was well situated to be connected through various routes with trading partners in Bactria, at Taxila and at Alexandria, and with areas of China along ancient trade routes between Central Asia and India, suggesting that the region was indeed an active hub of cultural exchange. 28 In both public imagination and academic focus, Central Asia has long been marginalized as a land-locked region between the so-called «great» civilizations of China, India, the Middle East and Europe. Most attention garnered by the region has rested on its role as a transit zone for these other civilizations. The art of ancient Central Asia has been most often explained in terms of the impact on it by these civilizations, rather than by examination of its own distinctive elements. Further, a lack of historical documents from the region has prompted many scholars to rely on non- local written sources – which are therefore necessarily limited and suspect – for the creation of a Central Asian history. As Andre Gunder Frank has put it: «history is usually written from a national perspective. Sino-centric, Indian-centric, Persian- centric, Islam-centric and other histories omit adequate reference to Central Asia and its great influence on their own histories. “Civilized” people write their own histories about themselves and not about their “barbarian” neighbours» (Gunder Frank 1992: 2). 29 Slowly, however, over the past decade, international scholarship has begun to focus on the «centrality» of Central Asia. The political opening of Central Asia for direct contact and research, combined with an increasing academic interest in the region and a focus on its centrality in the development of contacts between the ancient East and West, has provided significant impetus for joint archaeological projects which are expanding the historical record to indicate how instrumental were Central-Asian cultures and social structures – such as the Kushans at Begram – in determining the particular ways in which Silk Road trade developed.

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NOTES

1. Greek and Roman sources mention the peoples in East Asia as making silk and hence called them the «Seres» and the area «Serica». However, the term Silk Road in this article is used not only for the routes of institutionalized trade in silk between China and the Mediterranean, but as a metaphor for all overland trade during the early Common Era between China, Central Asia, South Asia and the Mediterranean. 2. One of the main reasons for the rise of the Kushans may have been that they managed to seize control of that portion of Silk Road trade which flowed through Bactria, and that their later annexation of the Indian subcontinent included control of sea trade routes from the Mediterranean and the Arabian peninsula. 3. The Kushans did sponsor the building of certain religious monuments, but how much control they exercised over the stylistic components of those monuments is unclear. The only clear, if not total, uniformity in artistic expression seemed to have occurred in the design of their royal edifices and sculpture. 4. The site was apparently founded in the Graeco-Bactrian period but remained a small military stronghold till the Kushan period, during which it reached its zenith. 5. See Mehendale, S., «Pilgrim’s Process: Begram and a Reexamination of Hsüan-tsang’s Kâpisâ», Res Orientales VIII, Bures-sur-Yvette, 1996. 6. Kuwayama points to some inconsistencies in his article «Kapisi Begram III» in Orient 10: 57-78, Paris, 1974. See also Claude Rapin, La Trésorerie du Palais hellénistique d’Aï Khanoum, Paris, 1992, pp. 383-385. 7. See Hackin 1954: figs 241-242. The pot is in the shape of a bird-woman. Her hands are held in «anjali». Her mouth forms the spout of the jar and on top there is a projecting opening in which the liquid was poured. 8. Almost all the objects were published in the two excavation volumes Mémoires de la Délégation archéologique française en Afghanistan, by Hackin 1939, 1954. 9. See Mehendale, S., forthcoming dissertation, Cultural Crossroads: the Ivory and Bone Carvings of Begram (1997).

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10. For detailed description of the reconstructions by J. Carl and P. Hamelin see Hackin 1939, 1954. Some of Carl’s suggestions that some of the carving formed part of small containers or boxes were later reconsidered by Hamelin who took them to be small tabourets. 11. Unfortunately, most of the ivory and bone carvings were too damaged to recognize any markings on the reverse sides. 12. Since almost all clothing worn by the deceased were eroded, any reconstruction attempts should be approached with caution. However, the position of the golden clothing appliqués do suggest that the women wore pants. 13. See Hackin 1954, for a description of the plaster medallions. 14. Not all translations are identical. But in some renderings (Pal 1978: 46) the group of travellers is described as ivory workers who go from Benares to Ujjain. 15. One of the ports mentioned in the Periplus of the Erythraean Sea, a record of organized trade between the Roman world and the East (translated from the Greek and annotated by W. Schoff, 1912).

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Les marchands sogdiens dans les mers du Sud à l’époque préislamique

Frantz Grenet

1 « Les gens du pays de Sogdiane sont tous d’habiles commerçants ; partout où l’on peut faire du profit ils sont allés » : c’est ce que déclare sans nuances la chronique officielle des Tang (Tangshu). Pendant longtemps, l’attention des historiens et des philologues a été retenue surtout par la route continentale entre l’Asie centrale et la Chine, où de nombreux documents attestent effectivement l’ubiquité de la présence sogdienne entre le IIe siècle de l’ère chrétienne et la fin du VIII e, époque où les Sogdiens expatriés disparaissent en tant qu’entité ethnique saisissable1.

2 Mais, depuis une quinzaine d’années, les découvertes épigraphiques effectuées dans la région de Gilgit ont mis en évidence le dynamisme sogdien sur cet autre théâtre d’opérations, à une époque qu’on peut situer entre les IVe et VIe siècles 2. La théorie actuellement dominante veut que les inscriptions sogdiennes du haut Indus marquent précisément le point au delà duquel les marchands sogdiens ne pouvaient s’avancer et devaient échanger leurs marchandises avec leurs partenaires indiens3. Cela a pu être vrai pour cet itinéraire précis et pour l’époque concernée par ces inscriptions. Cependant d’autres témoignages, peu nombreux mais significatifs, attestent qu’à certains moments des Sogdiens ont pu traverser le sous-continent4 et fréquenter les escales de la route maritime entre l’Inde et la Chine, voire y établir des colonies permanentes. Certains de ces témoignages sont connus depuis longtemps ; d’autres sont des pièces nouvelles que je propose de verser au dossier. 3 La plus ancienne attestation concerne le delta du Tonkin, alors englobé dans l’Empire chinois dont il constituait, sous le nom de Jiaozhi, la province la plus méridionale. Là, le hasard des sources nous apprend que, vers le début du IIIe siècle, s’était établi un marchand « du pays de Kang » dont les ancêtres avaient vécu « plusieurs générations » en Inde5. Ce nom de Kang a alors dans les textes chinois une acception assez lâche, englobant à la fois la Sogdiane et la région du moyen Syr-Darya ; par la suite il désignera plus précisément la Sogdiane, ou même seulement la principauté de

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Samarcande. Le fils de ce marchand, nommé Kang Senghui d’après le pays de ses ancêtres, perdit ses parents à dix ans et se fit alors moine bouddhique ; il devait plus tard s’illustrer en Chine du Sud en devenant l’un des premiers grands traducteurs des textes sacrés. Il apparaît surtout comme un transmetteur de la culture indienne et ses biographies édifiantes ne nous permettent pas de déceler ce qu’il avait pu garder de ses origines centre-asiatiques6. Nous n’avons plus ensuite de données sur la présence sogdienne au Tonkin, hormis, très indirectement, le fait que la toute première occurrence du nom chinois de la Perse (Pose) se trouve dans un texte issu de cette province et que, par sa forme, elle semble trahir un intermédiaire sogdien7. Il est question dans ce texte d’une demande en mariage adressée par un roi de Perse à la fille du roi de Ceylan. L’histoire a bien pu être colportée par des Sogdiens. 4 Le second document qu’on a jusqu’à présent allégué à propos de la présence sogdienne dans les mers du Sud concerne justement Ceylan, mais il convient d’indiquer tout de suite qu’il n’a pas la précision qu’on a voulu lui donner. En 410-411 le pèlerin chinois Faxian mentionne les « marchands Sapo » établis dans la capitale Anurâdhapura et qui, nous dit-il, se signalent par le luxe de leurs maisons. À la suite de Beal on avait d’abord cru pouvoir rapprocher ce nom de Sapo de celui des Sabéens, donc des Arabes du Sud 8. Il revenait à Pelliot de reconnaître dans le premier élément (EMC sat9) un aboutissement de l’indien sârtha « caravane » 10. Plus récemment, Daffinà a proposé d’identifier l’ensemble comme une forme hybride *sârθavâk pourvue d’un suffixe sogdien et signifiant « caravanier », et du même coup il a pensé pouvoir y trouver la preuve de l’existence à Ceylan d’une importante colonie sogdienne établie dès le début du Ve siècle11. En réalité il existe bien un mot sogdien de ce type, mais ce n’est pas celui que transcrit le chinois Sapo (EMC sat-bak) : c’est s’rtp’w [sârtpâw], qu’on trouve sous la forme Sapao (EMC sat-paw) dans les textes chinois où il apparaît comme un surnom de la rivière du pays de Kang, donc soit du Zarafshan, soit du Syr-Darya : la « Rivière des Caravaniers » ; par la suite il désignera un officiel en charge des cultes iraniens en Chine12. Comme l’avait déjà vu Pelliot, et comme veulent bien me le confirmer Y. Yoshida et N. Sims-Williams, il n’y a pas à chercher dans Sapo (sat-bak) autre chose qu’une transcription directe du sanskrit sârthavâha « conducteur de caravane », ou d’une forme prakrite correspondante13. Exit donc le témoignage de Faxian, sur la seule base duquel il n’est pas possible d’attribuer aux Sapo de Ceylan une origine nationale précise. Les informateurs ultérieurs sur Ceylan, à savoir l’Égyptien Cosmas Indicopleustès (dont les données remontent à la charnière des Ve et VIe siècles) 14, le moine indien Vajrabodhi15 et le pèlerin coréen Huichao 16 (tous deux dans les années 717-726), y mentionnent bien l’activité de marchands et de navigateurs iraniens : mais ce sont ceux de la Perse sassanide puis omeyyade. 5 Et cependant je crois qu’on peut affirmer la réalité d’une présence sogdienne à Ceylan. Il reste à son sujet un témoignage unique (une fois écarté celui de Faxian), mais incontestable : la biographie d’Amoghavajra, l’un des principaux introducteurs du tantrisme en Chine. On y lit qu’il était né dans l’île en 705, d’un père « de famille Polomen de l’Inde du nord » et d’une mère « de famille Kang »17. Le second mot, nous l’avons vu, désigne alors la Sogdiane. Le premier est la transcription chinoise de « brahmane », et l’on en a parfois tiré argument pour faire d’Amoghavajra un fils de brahmane18. C’est oublier que les Chinois utilisent fréquemment « Polomen » comme un terme générique englobant tous les hindous, brahmanes ou non. D’autre part, si le père d’Amoghavajra avait été effectivement un brahmane, il se serait marié dans sa caste. Il apparaît bien plus probable qu’Amoghavajra est né dans la communauté marchande

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étrangère de Ceylan et qu’il est issu d’un mariage mixte entre un Indien du Nord et une Sogdienne. Des unions entre Sogdiens et Indiennes sont déjà attestées quatre siècles plus tôt par les lettres sogdiennes retrouvées près de Dunhuang19, et aussi, semble-t-il, par une inscription de Gilgit20. Les récits relatifs à l’enfance d’Amoghavajra confortent cette hypothèse d’une origine marchande : à l’âge de dix ans son oncle paternel l’emmène voyager dans les mers du Sud ou, selon une autre version, directement en Chine, ce qui rappelle tout à fait le cursus du jeune marchand sogdien tel que le présentent les chroniques chinoises : « Ils apprennent le commerce depuis l’âge de cinq ans ; quand ils ont atteint leur douzième année on les envoie faire des affaires dans un pays voisin21. » Mais à quinze ans la rencontre d’Amoghavajra avec le maître tantrique Vajrabodhi va faire basculer son destin : il devient lui aussi missionnaire de la nouvelle doctrine et, à ce titre, deviendra l’une des gloires de la Chine de son époque. 6 Le dernier document que je voudrais soumettre est d’ordre archéologique et, contrairement aux précédents, n’a jamais encore été versé au dossier. Il provient du golfe du Siam, donc d’une escale intermédiaire entre le Tonkin qui a vu naître Kang Senghui et Ceylan d’où sont issus les témoignages que je viens d’examiner. Il s’agit de reliefs de terre cuite provenant du site urbain de Ku Bua où ils ont été trouvés fortuitement en 1961, réenfouis sous des stûpas plus tardifs22. Sur critère stylistique on date les reliefs de la première période du royaume de Dvâravatî, qui correspond en gros au VIIe siècle. Sur l’un des groupes, remonté au musée de Bangkok (fig. 1 à 3), on voit le Bouddha entouré de donateurs qui tiennent des lampes et semble-t-il aussi des bourses (ou, dans le cas de celui de gauche, une cloche ?23). Trois autres têtes (dont je reproduis l’une : fig. 4), actuellement exposées au musée de Lopburi, proviennent du même ensemble. Le type physique manifestement étranger à la région et les hauts bonnets enturbannés en pain de sucre ont été remarqués par tous les commentateurs qui ont vu chez ces gens tantôt des « Sémites »24, tantôt des « Scythes »25. L’une et l’autre hypothèses sont bien peu tenables pour l’époque concernée, mais d’autres comparaisons faites au passage par les mêmes auteurs paraissent plus heureuses : la notice du musée de Bangkok note la similitude avec les statuettes funéraires Tang figurant des étrangers, tandis que Boisselier rapproche les figures de barbares sur les stucs de Hadda. Le même Boisselier croit discerner des tuniques et des bottes. Je pense plutôt pour ma part que les personnages sont pieds nus et en sarong (les bandes qu’on voit au milieu des bras des deux personnages de droite indiqueraient plutôt des bracelets que des manches), et qu’ils n’ont gardé de leur costume national que la pièce qui par excellence signale l’identité ethnique et sociale, c’est-à-dire le couvre-chef. La forme de celui-ci invite à les reconnaître comme des Iraniens. Pour le reste du costume, des marchands pouvaient, davantage que des ambassadeurs, suivre les nécessités du climat, et nous avons un témoignage chinois (il est vrai plus tardif) sur le port du sarong par des « Persans » des mers du Sud26.

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Fig. 1. Ku Bua, Bouddha et donateurs à droite, reconstitués au musée de Bangkok

Il n’y a qu’un seul donateur à gauche, de même type que les autres. cliché Guy Grenet

Fig. 2. Détail des deux donateurs de droite

cliché Guy Grenet

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Fig. 3. Détail des deux donateurs de droite

cliché Guy Grenet

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Fig. 4. Tête d’un donateur provenant du même ensemble

Noter la boucle d’oreille que n’ont pas les personnages précédents. Musée de Lopburi. Reproduit de E. Moore et al., Ancient Capitals of Thailand, Bangkok 1996, autorisation River Books Press.

7 Les donateurs des reliefs de Ku Bua seraient-il eux aussi des Persans ? Un texte chinois, le Manshu, compilé vers 860, signale qu’en un lieu qu’il nomme Tayinkong, inconnu par ailleurs mais qu’on s’accorde à situer dans le golfe du Siam, les marchands de la Perse, de l’Inde, de Java et de Bornéo se retrouvent pour trafiquer l’or, les pierres précieuses et le musc27. Cependant deux considérations me font apparaître une identification persane, sinon comme impossible, du moins comme très improbable.

8 La première est que les personnages de Ku Bua adorent le Bouddha. Il est invraisemblable que des marchands sassanides, dont l’activité était contrôlée par leur administration, se soient fait représenter servant un culte étranger radicalement rejeté par l’Eglise zoroastrienne. Les rares contre-exemples qu’on pourrait être tenté d’alléguer ne résistent pas selon moi à l’examen : 9 - En 530-531, une pseudo-ambassade sassanide sans doute arrivée par la mer présente à la cour des Liang (en Chine du Sud) une dent du Bouddha28, vraisemblablement pseudo elle aussi. Rien n’oblige à penser que les auteurs de cette aimable supercherie adhéraient eux-mêmes au bouddhisme. 10 - En 717, Vajrabodhi est dit avoir converti à la Loi les « marchands persans » de trente- cinq navires venus charger à Ceylan des pierres précieuses et avec lesquels il s’embarque vers Palembang29. Le conte est trop édifiant pour qu’on puisse le croire à la lettre (tous les navires font ensuite naufrage à l’exception de celui qui conduit Vajrabodhi...), et de toute manière on sait que les « navires persans » étaient surtout servis par des équipages tamouls et malais.

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11 - Enfin, peu avant 838, au témoignage du pèlerin japonais Ennin, la communauté « persane » de Yangzhou avait participé à la restauration d’un temple bouddhique30. À une date aussi tardive, des « Persans » non musulmans ne peuvent être que des descendants lointains, assimilés dans la société chinoise. 12 D’autres faits semblent plus parlants. Parmi les nombreux missionnaires et traducteurs occidentaux que connaît la tradition bouddhique chinoise on trouve des Sogdiens (Kang), des Bactriens (, « Yue-tche »), et des Indo-Parthes (Anxi, « Arsacides »), mais aucun « Persan »31. Près d’un siècle après la conquête arabe de l’Iran, le pèlerin Huichao qui a connu les Persans dans les mers du Sud signale expressément qu’ils sont réfractaires à la Loi du Bouddha et restent attachés au zoroastrisme32. 13 Le second obstacle à une identification persane tient au type physique des personnages de Ku Bua : ils sont imberbes et, sauf peut-être celui de gauche, n’ont pas non plus de moustache. Or la masse des sceaux sassanides démontre que la barbe et la moustache étaient généralisées chez les Persans, à la seule exception des eunuques et des très jeunes hommes. C’est d’ailleurs ce que confirme la chronique des Tang, qui indique que le rasage de la barbe et des cheveux était chez eux une marque infamante réservée aux criminels33. Dans le groupe des marchands ou ambassadeurs étrangers figurés sur une paroi de la grotte I d’Ajanta, les deux qui sont certainement des Persans, à en juger par leur carnation claire, et qui tiennent respectivement un sac et un plateau rempli d’objets précieux, ont une longue moustache et une barbe en pointe (fig. 5)34.

Fig. 5. Ajanta, grotte I (1re moitié du VIIe siècle), détail de la paroi sud

copie dans J. Griffths, The Paintings in the Buddhist Cave-temples of Ajanta, Khandesh (India), London, 1896.

14 Au contraire, les multiples images que nous avons des Sogdiens montrent que la mode glabre était chez eux assez fréquente, comme aussi au Tokharestân voisin. En réalité, c’est par tous les traits du visage que nos trois personnages de Ku Bua évoquent de manière frappante le type caricatural du Sogdien tel que l’a fixé l’art chinois de cette époque, avec ses yeux globuleux, son nez proéminent, ses lèvres charnues. Considérons

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par exemple les visages des banqueteurs sur les reliefs de la tombe d’un dignitaire sogdien de la ville de Ye au VIe siècle, reliefs exécutés sur commande sogdienne mais par des artisans chinois35 ; ou encore, parmi les terres cuites funéraires d’époque Tang, celles aux types du palefrenier et du chamelier, dans lesquels il faut sans doute reconnaître des représentants des colonies turco-sogdiennes du Kansu et des Ordos, principales pourvoyeuses des haras impériaux36. Particulièrement frappante est la similitude entre les personnages de Ku Bua et une grande statuette de palefrenier au musée Cernuschi à Paris (fig. 6)37. Les chameliers tendent davantage vers la caricature (fig. 7)38. Dans l’art sogdien lui-même les visages sont généralement rendus de manière assez idéalisée, mais nous trouvons de nombreux parallèles pour la forme du bonnet à extrémité arrondie et recourbée, par exemple sur une monnaie du Čâč (fig. 8)39. Il n’est pas jusqu’au tissu entourant le bonnet qui ne se retrouve sur une peinture de Pendjikent (fig. 9).

Fig. 6. Statuette funéraire Tang (VIIe siècle) : palefrenier

cliché H. Josse, Ville de Paris / musée Cernuschi.

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Fig. 7. Statuette funéraire Tang (VIIe siècle) : personnage présentant un chameau

donation Jacques-Polain, Bruxelles ; d’après le catalogue Visiteurs de l’Empire céleste, n° 9, autorisation musée Guimet.

Fig. 8. Monnaie de Sovčak, souverain local dans le Čâč, 1re moitié du VIIIe siècle

d’après È. V. Rtveladze, Drevnie monety Srednej Azii, Tachkent, 1987, fg. 58.

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Fig. 9. Pendjikent, peinture du secteur XXIV, salle 1 (années 740) : détail d’un banqueteur

d’après A. M. Belenizki, Mittelasien. Kunst derSogden, Leipzig, 1980, fg. 55.

15 Il me paraît donc probable que les reliefs de Ku Bua témoignent de la présence d’une colonie sogdienne dans le golfe du Siam, ou tout au moins de sa fréquentation par des marchands sogdiens vers le VIIe siècle40.

16 Pour conclure, je voudrais présenter quelques remarques d’ensemble sur ce dossier.

17 Il faut bien convenir que nos connaissances sur les Sogdiens des mers du Sud sont tout à fait minces et discontinues, contrairement à celles que nous avons sur ceux de la route terrestre de Chine. Là, de nombreux documents tant internes qu’externes permettent d’envisager le sort de plusieurs colonies sur une longue période. Sur les étapes maritimes, au contraire, nous n’avons pas d’archives, et les quelques individus que par chance nous pouvons apercevoir sont justement ceux qui ont quitté la carrière marchande pour entrer dans la grande histoire du bouddhisme. On peut toutefois espérer que de nouvelles découvertes de documents figurés, et un examen plus attentif de ceux déjà connus, permettront d’identifier d’autres représentations de Sogdiens, comme j’ai tenté de le faire pour Ku Bua. 18 Quels trafics ont pu amener des Sogdiens si loin au sud de leur patrie, et cela dès les premiers siècles de notre ère ? On pensera non pas tant à la soie qu’à des produits peu pondéreux et de grande valeur. Parmi ceux dont les Sogdiens avaient appris à connaître les noms des Indiens, trois au moins étaient produits dans les pays du Sud : le poivre (pδ ’pδ[y]h < pippalî-), présent un peu partout mais surtout sur la côte ouest de l’Inde ; le camphre (kprwh < kappûra-), dont la meilleure variété était recueillie en Indonésie et acheminée par le Siam et le Tonkin ; le bois de santal (cntn < canadana-), produit surtout en Malaisie et en Indonésie41. Très tôt les Sogdiens ont dû vouloir se rapprocher des

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lieux de production afin d’acquérir sans intermédiaires ces produits appréciés sur leur marché intérieur, et aussi de participer aux profits du grand trafic entre la Perse, l’Inde et la Chine. Enfin, on n’aura garde d’oublier les rubis et les perles, que toutes nos sources placent au premier rang des richesses de Ceylan. Les Sogdiens cultivaient pour les pierres une véritable passion, illustrée tant par les images qu’ils nous ont laissées de leurs dieux que par le témoignage plus tardif d’al-Bîrûnî42. Un document de l’époque de la conquête arabe retrouvé dans les archives sogdiennes du Mont Mugh concerne la vente de six y’γwth [yaghût] qui sont probablement des rubis de Ceylan (bien qu’on ne puisse tout à fait exclure qu’il s’agisse de grenats du Badakhshan)43. 19 À partir de la seconde moitié du Ve siècle, cependant, ce sont les marchands de la Perse sassanide qui ont les honneurs de notre documentation, y compris dans la Chine du Sud. À la différence des Sogdiens qui n’ont sans doute jamais armé de navires, ils ont pour les appuyer une marine d’État et un réseau de comptoirs fortifiés dont Monique Kervran vient d’identifier coup sur coup deux exemplaires, à Bahrein et sur le bas Indus44. La tradition historiographique persane a conservé le souvenir des acquisitions territoriales de Bahrâm V (420-438) dans ce dernier secteur, et aussi celui, beaucoup moins crédible, d’une expédition militaire lancée contre Ceylan à la fin du règne de Khusrô Ier Anôšêrvân (531-579)45. C’est sans doute par les relations officielles entre la Perse sassanide et Ceylan qu’on doit expliquer l’apparition, récemment révélée par l’archéologie, d’un jardin monumental du plus pur type chahâr-bâq à Sigiriya, éphémère capitale de l’île de 477 à 49546. Pace à de telles initiatives étatiques, les marchands sogdiens sont vraisemblablement restés confinés dans une activité de petits groupes, et contrairement à Richard Frye qui a supposé que les marchands sassanides agissaient en partenariat avec les Sogdiens, j’aurais tendance à penser que la concurrence féroce, bien attestée, qui opposait les uns et les autres sur la frontière terrestre entre l’Asie centrale et l’Iran se retrouvait sur les autres théâtres d’opérations47. 20 Avec les Indiens au contraire, autres cibles de la concurrence sassanide, nous avons quelques exemples sûrs de partenariat commercial et familial, le fruit le plus illustre de ces alliances étant le grand Amoghavajra. Elles expliquent certainement les nombreux termes commerciaux empruntés à l’indien qui ont été relevés dans le vocabulaire sogdien48, et peut-être aussi la facilité avec laquelle l’iconographie hindoue a pénétré le panthéon iranien de la Sogdiane49. Le commerce dans les mers du Sud a laissé une trace repérable dans le répertoire des contes sogdiens, avec l’histoire « Le Marchand et l’Esprit » jadis éditée et traduite par Henning, et identifiée depuis sur une peinture de Pendjikent50. L’adhésion au bouddhisme de nombreux Sogdiens de ces régions n’est pas, elle, en correspondance avec l’évolution de leur mère-patrie où le bouddhisme a dû lâcher pied dès le début du VIIe siècle devant une réaction zoroastrienne, mais ce déphasage s’observe aussi chez les Sogdiens de la route terrestre. On peut penser en tout cas que la première éducation marchande des expatriés sogdiens, à base de multilinguisme, de savoir pratique et de voyages précoces, a préparé nombre d’entre eux au métier de missionnaire bouddhique. À sa manière, Amoghavajra, grand manipulateur de parfums, de gemmes et d’horoscopes, constamment en voyage, remettant personnellement à l’empereur de Chine des pierres offertes par le roi de Ceylan51, n’a-t-il pas accompli au delà de toute espérance la carrière de marchand sogdien à laquelle son milieu l’avait d’abord destiné ?

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ADDITIF

21 Dans une note additionnelle à paraître avec l’article de Sims-Williams (« The Sogdian merchants... », Yutaka Yoshida attire l’attention sur quelques documents récemment publiés au Japon et en Chine, qui pourraient témoigner de la présence sogdienne sur la route commerciale maritime :

22 - des inscriptions sogdiennes apposées au fer rouge sur deux pièces de bois de santal conservées au temple du Horyuji à Nara (Japon) ; 23 - une inscription sogdienne incisée sur un vase d’argent découvert dans la région de Canton, mentionnant un propriétaire habitant le Čâč ; 24 - l’inscription funéraire en chinois d’un nestorien de Guilin (Chine du Sud), mort en 707-709 et portant le nom ethnique An, « Bukhara ». Etant donné l’endroit, il est probable que le personnage, ou ses ancêtres, étaient venus par la voie maritime.

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NOTES

1. Voir, en dernier lieu, Sims-Williams, à paraître, qui fournit les références aux travaux antérieurs et exploite de nouvelles données. 2. Sims-Williams, 1989, 1992 et article à paraître. 3.Jettmar, 1989, 1991,1993. 3. Jettmar, 1989, 1991,1993. 4. Sur l’établissement probable, dans le Pendjab préislamique, de Sogdiens (ou d’autres communautés commerçantes originaires d’Asie centrale englobées sous ce nom, cf. le mot khotanais sûlî « marchand »), dont les descendants, restés connus au moins jusqu’au début de ce siècle sous les noms de Sud, Suda, Sudgi, se signalaient par leur spécialisation commerciale et leur observance lâche de l’hindouisme, voir Bagchi, 1955, p. 146. 5. Chavannes, 1909 ; Zürcher, 1972, pp. 51-55, 336-338. Kang Senhui a dû naître au plus tard vers 215.

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6. Contrairement à son prédécesseur Zhi Qian (« Qian le Yue-tchi »), dont l’une des biographies de Kang Senghui signale le type physique exotique et le fait qu’« il avait étudié toutes les écritures des Barbares d’Occident et comprenait les langues de six royaumes » (Chavannes, 1909, p. 201 ; Zürcher, 1972, p. 48). 7. Daffinà, 1985, pp. 121-122, citant des travaux antérieurs de Pelliot. Le texte en question est antérieur au milieu du Ve siècle et remonte probablement au dernier quart du IVe siècle (Pelliot, 1959, pp. 542-543). 8. Traduction de Beal, 1884, p. lxxiv : « the houses of the Sa-poh (Sabaean) merchants are very beautifully adorned » (interprétation suivie encore par Hasan, 1928, p. 65). Mais Giles, 1923, p. 69, adopte une traduction neutre : « the dwellings of the head-merchands are very grand ». 9. Les restitutions du moyen-chinois sont données d’après Pulleyblank, 1991 (EMC = Early Middle Chinese). Les formes chinoises modernes sont données en transcription pinyin. 10. Pelliot, 1904, p. 356 n. 1. 11. Daffinà, 1985, p. 122. 12. Chavannes, 1903, pp. 132-133 n. 5. 13. J’avais d’abord pensé qu’on pouvait sauver l’hypothèse de Daffinà en reconnaissant dans Sapo une transcription de *s’rtp’k, mot sogdien non encore attesté mais que N. Sims-Williams pose comme la forme indigène attendue pour « caravanier », à côté de la forme attestée s’rtp’w qui est sans doute un emprunt au bactrien (Sims-Williams, à paraître, n. 37). J’ai consulté à ce sujet Y. Yoshida, qui me répond (lettre du 1/8/1995) : « As for sapo, TV. Sims-Williams and I are of the opinion that it cannot he the transcription of the supposed genuine Sogdian form *s’rtp’k, because po *bak definitely stands for a syllable beginning with a voiced consonant, either[b] or [v] in this period. In any case we see no objection to identifying sapo with Sanskrit sârthavâha (or the corresponding Prakrit form). Sapo is a common word in earlier Buddhist Chinese texts and this will also support that it is a transcription of an Indian word. » Sur les attestations de Sapo en dehors de Faxian, voir déjà Pelliot, loc. cit. C’est à tort que Daffinà a considéré les deux graphies chinoises sapao et sapo comme deux variantes pour un seul et même mot (il les donne l’une à la suite de l’autre dans son index en fin d’article ; les numéros de référence des caractères sont, respectivement, 704a + 314d et 704a + 771p). 14. Topographie chrétienne, XI. 13-15, voir Wolska-Conus, 1973, pp. 342-347. 15. Voyage de Vajrabodhi, in Ferrand, 1914, p. 637 ; Hasan, 1928, p. 98. 16. Fuchs, 1938, p. 450 (voir aussi le travail plus récent mais moins critique de Yang Han-Sung et al., The Hye Ch’o Diary : Memoir of the Pilgrimage to the Five Regions of India, Asian Humanities Press ( of Asia Series n° 2) / Po Chin Chai Lts’, Berkeley-Séoul, s. d. [1985 ?], coll. Unesco d’Œuvres représentatives). Je n’ai pas eu accès à la nouvelle édition japonaise (avec des notes de Y. Yoshida). Il est significatif que Huichao fasse apparaître Ceylan, où il n’est pas allé, dans la section qu’il consacre à la Perse. Un siècle auparavant, Xuanzang, qui lui aussi parle de Ceylan par ouï-dire, n’y mentionne pas les marchands étrangers. 17. Voir brièvement Demiéville et al., 1978, p. 248 (s. v. Fukû). J.-P. Drège, à qui j’adresse tous mes remerciements, a bien voulu compléter pour moi les données de cette notice en consultant directement le Canon bouddhique chinois (Taishô 2056, vol. 50). Le renseignement relatif au père et à la mère d’Amoghavajra se trouve dans sa biographie composée par Zhao Qian, vers 780 (Amoghavajra est mort en 770 ou en 774). Ailleurs le même Zhao Qian rapporte d’autres traditions moins précises et sans doute moins fiables (Amoghavajra originaire des « Territoires d’Occident », ou encore de l’Inde du Sud). 18. Ainsi Schafer, 1963, p. 275. 19. Anciennes Lettres, I et III : à en juger d’après leurs noms, le mari Nanaydhât est un Sogdien, mais sa belle-mère Chatisa est une Indienne ou peut-être plutôt une Bactrienne indianisée de Loulan, voir Henning, 1948, p. 603 n. 3, et Sims-Williams, à paraître. Dans la Lettre IV « les Indiens et les Sogdiens » sont mentionnés ensemble à Luoyang (Henning, ibid.). Sur la date des Anciennes Lettres, voir Henning, 1948 ; Grenet & Sims-Williams, 1987.

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20. Sims-Williams, 1992, p. 67 (le nom de femme Ranisa, du même type « bactrien indianisé » que Chatisa). 21. Cité par Watson, 1983, p. 553. Autres variantes dans Chavannes, 1903 : « quand un garçon atteint l’âge de cinq ans, on le met à l’étude des livres ; quand il commence à les comprendre, on l’envoie étudier le commerce » (p. 133 n. 5) ; « dès qu’un homme a vingt ans, il s’en va dans les royaumes voisins » (p. 134). 22. Première publication, avec quelques renseignements sur le contexte archéologique : Guide to Antiquities found at Koo Bua, Ratburi (State Railway of Thailand, The Society for the Preservation of Thai Cultural Properties, The Fine Arts Department), Bangkok, 1961. Je remercie mon père Guy Grenet de m’avoir signalé ces reliefs. 23. Personnage non reproduit ici, le cliché dont je dispose étant trop flou. 24. Boisselier, 1974, pp. 85-86, et la notice explicative du musée de Bangkok. Les reliefs sont aussi mentionnés par Lescot, 1972, p. 45, qui y voit des « marchands étrangers, arabes ou persans d’après leur costume ». 25. Charoenwongsa & Diskul, 1976, p. 108. 26. Laufer, 1919, p. 471 (citant un texte de 1080). 27. Pelliot, 1904, p. 287 n. 2 ; Laufer, 1919, p. 469 (pour lequel le nom du lieu ferait référence à une mine d’argent) ; Hasan, 1928, p. 99. Contrairement à ce qu’a soutenu Laufer, en partie suivi par Hasan, Pelliot a bien montré que ces « Persans » (et aussi ceux concernés par la note précédente) venaient bien de Perse et non d’un supposé Pose d’Indonésie. Voir aussi sur ce point Pelliot, 1959, p. 87, et Schafer, 1963, p. 281 n. 50. 28. Voir Daffinà, 1985, p. 127. 29. Réf. ci-dessus n. 15. 30. Schafer, 1963, p. 137. 31. Zürcher, 1972, passim. Le moine Bodhidharma (jap. Daruma), arrivé au Japon en 520 et regardé comme le fondateur de l’école du Zen, est dit être venu tantôt de Perse, tantôt d’Inde du Sud, mais les données sur ce personnage sont obscures. 32. Fuchs 1938, p. 450, qui, en note, interprète justement tian, « le Ciel », comme une référence au zoroastrisme, encore à cette date religion majoritaire de la Perse, et se dissocie sur ce point du premier éditeur F. Hirth qui traduisait « Allah ». La nouvelle traduction anglaise (réf. ci-dessus n. 16) ne se prononce pas. 33. Chavannes, 1903, p. 171 ; Daffinà, 1985, pp. 161-162. Il ne semble pas qu’on trouve mention de cette peine dans ce qui nous est parvenu de la littérature juridique sassanide, mais il n’y a pas de raison de mettre en doute la véracité du renseignement. On sait l’intérêt que les Chinois ont toujours porté aux systèmes pileux des divers peuples étrangers. 34. Celui qui les précède, tenant un collier de perles, a une carnation sombre et une barbe courte ; il pourrait appartenir à une autre nation, bien qu’ayant lui aussi un haut bonnet (entouré d’un tissu à la partie inférieure). Tous ces personnages sont reçus par un souverain indien assis sur son trône, et la scène a d’abord été interprétée comme l’illustration d’un épisode historique, une ambassade de Khusrô II Parvêz envoyée à Pulakeshin II, dernier souverain de la dynastie Châlukya (Fergusson, 1879). Dans la foulée on a voulu identifier comme un portrait de Khusrô II l’image, quatre fois répétée au plafond de cette grotte, d’un souverain vêtu à la sassanide banquetant avec ses femmes, interprétation qui depuis a été balayée au profit d’une interprétation religieuse, en l’occurrence une version « exotique occidentale » de Pâncika (Foucher, 1918, p. 151 ; Coomaraswamy, 1927, p. 99). La grande scène d’audience de la paroi sud est dite aussi illustrer un sujet bouddhique, mais il ne semble pas qu’on ait proposé d’identification précise dans le répertoire des Jâtakas, et l’interprétation historique a depuis retrouvé des partisans en ce qui la concerne (voir Sivaramamurti, 1974, p. 468). Quoi qu’il en soit, il est probable que l’image réaliste des Persans, même insérée dans un sujet légendaire, a été

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inspirée par les contacts diplomatiques bien attestés à cette époque par Tabarî et Dînawarî (citations dans Fergusson, 1879 ; Hasan, 1928, p. 88). 35. Publication intégrale par Scaglia, 1958. Dernière étude dans Marshak, 1994, pp. 12-16. 36. Ces personnages ne sont pas des caravaniers, ainsi qu’on les qualifie parfois : ils présentent des étalons de chevaux et de chameaux. Sur les fournisseurs des haras des Tang, voir Pulleyblank, 1952 ; Schafer, 1963, pp. 63-65, 70-72. 37. L’étalon a disparu mais on voit que le personnage le tenait en bride et le caressait de l’autre main. Exemplaire au visage très proche dans Schloss 1969, n° 58 (reproduit dans le catalogue Visiteurs de l’Empire céleste, Musée national des Arts asiatiques Guimet, 1994, p. 60 à gauche). 38. Voir aussi ceux de la collection du musée de Toronto : Mahler, 1959, fig. XIX a-c, dont cependant le commentaire p. 199, me paraît raffiner à l’excès : « He has the deep-set eyes and prominent nose of the people of Caucaso-Iranian type who lived north of the T’ien Shan. (...) He is intended to represent a real "caravanier" as made by a Chinese artist, but suggests a comic character of Turkish drama and even the Punch of European comedy. » 39. Voir aussi, dans la peinture de Pendjikent, Belenitski & Marshak, 1971, fig. 14 (variante où le bonnet se termine en forme de chaussette) ; Azarpay, 1981, fig. 43, 54a. 40. Dans la discussion lors du colloque, Boris Marshak a suggéré l’hypothèse alternative selon laquelle les reliefs auraient pu figurer une scène de prédication du Bouddha aux nations étrangères, les fidèles « exotiques » n’étant alors que des allégories sans rapport nécessaire avec la situation concrète à Ku Bua. J’ai objecté que, s’ils n’étaient là que pour illustrer l’universalité du message du Bienheureux, ils offriraient des types physiques divers, alors qu’au contraire les six donateurs qui ont pu être reconstitués appartiennent visiblement au même peuple. 41. Pour les étymologies : Sims-Williams, à paraître (les noms du poivre et du camphre apparaissent dès 312 dans les Anciennes Lettres de ). Pour les lieux de production : Schafer, 1963, notamment pp. 134-135, 158-159 (santal), 149-151 (poivre), 166-168 (camphre). La Chine recevait le camphre en tribut du royaume de Dvâravatî et du Tonkin. Le musc lui aussi cité dans les Anciennes Lettres était en partie exporté par le golfe du Siam (voir le texte du Manshu en référence ci-dessus n. 25), mais la source la plus accessible aux Sogdiens était le Tibet et la forme sogdienne du mot, yxs-, est d’ailleurs apparentée au khotanais yausa ; au XII e siècle, les marchands de Bukhara importeront toujours le musc du Tibet (voir notamment l’article de Michel Tardieu dans ce volume). Pour un témoignage épigraphique de l’implication des Sogdiens dans le commerce du bois de santal, voir l’Additif. 42. Kitâb al-jamâhir, p. 217 de l’éd. Krenkow, voir Belenickij, 1963, pp. 204 (texte), 474 (commentaire). Bîrûnî mentionne la « croyance fanatique » des Sogdiens dans les pierres précieuses et signale que leurs vertus sont exposées dans le Nawê-pustê, traité de magie rédigé par « un mage du Soghd », dont le texte p. 3 des documents sogdiens de Paris représente sans doute un fragment. Voir sur tout ceci Livšic, 1962, pp. 160-162. Également la notice du Tangshu dans Chavannes, 1903, p. 134 : « le roi (de Samarcande) porte un chapeau de feutre qu’il orne d’or et de divers joyaux ». 43. Mugh, V-9 verso, voir Livšic, ibid. Le prix à l’unité est de 80 dirhems (sans indication du poids des pierres), soit 7 fois le prix d’une vache ou d’une cotte de mailles et 2,5 fois moins que le prix d’un cheval ou d’un jeune esclave. Comme le signale Livšic, dans les dérivés du grec hyakinthos la forme sogdienne se range non pas avec la forme perse yâkand mais avec la forme arabe yâqût, ce qui semblerait indiquer que, dès l’époque préislamique, les Sogdiens avaient emprunté aux Arabes le nom, voire la connaissance, de la pierre de Ceylan. À l’époque islamique, notamment chez Bîrûnî, le vocabulaire réservera le terme de yâqût aux vrais rubis de Ceylan et emploiera le mot arabe la’l pour les grenats du Badakhshan, nos « rubis balais » (voir Belenickij, op. cit., et Vesel, 1985). Nous ne savons pas par quel terme spécifique, s’il y en avait un, ceux-ci étaient désignés auparavant. 44. Kervran, 1994, pp. 325-338.

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45. Hasan, 1928, pp. 66-68 ; Kervran, 1994, pp. 336-337. 46. Bopearachchi, 1993a. Découvertes de monnaies sassanides dans l’île (mais pas à Sigiriya) : Bopearachchi, 1993b. Découverte d’une bulle sassanide dans la fouille du port de Mantai sur la côte nord-ouest : Prickett-Fernando, 1990. Cosmas Indicopleustès signale une communauté de Perses nestoriens établie à demeure, et au début du VIe siècle l’arrivée d’une ambassade sassanide (réf. ci-dessus n. 14). 47. Voir Frye, 1993, p. 77.Sur les déboires de la mission commerciale sogdienne envoyée en Perse vers 565 pour écouler de la soie, voir Ménandre Protector, Fragments, 10.1 (Blockley, 1985, pp. 110-115). Sur le « verrouillage » du littoral perse contre la concurrence des vaisseaux indiens, voir le passage bien connu de Procope, De Bello Persico, I.20.12. Mais Richard Frye me rappelle à juste titre que quelques marchands de la Perse sassanide étaient incorporés aux caravanes sogdiennes qui ont laissé le témoignage de leur passage à Gilgit. 48. Sims-Williams, à paraître. 49. Grenet, 1994. 50. Henning, 1945, pp. 471-472. La peinture m’est signalée par Boris Maršak. 51. Schafer, 1963, pp. 222, 265, 275-276. De son vivant Amoghavajra fit ajouter par l’un de ses disciples des notes à un traité d’astrologie indienne qu’il avait traduit, notes où sont mentionnés les noms indiens, persans et sogdiens des divinités planétaires.

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Les routes caravanières entre villes de l’Inde et de l’Asie centrale : déplacements des artisans et circulation des articles artisanaux

Raziya Mukminova

1 Tout au long de son histoire, l’économie de l’État de Timour et des Timourides, puis des Chaybanides a reposé sur ses importantes relations commerciales avec de nombreux pays, voisins et lointains. Des liens qui se sont perpétués en suivant toujours les mêmes routes, pourtant difficiles sur certains tronçons. Mais les revenus des marchands, énormes, compensaient toutes les embûches et tous les obstacles de ces itinéraires.

2 Les artisans du Mawarannahr utilisaient simultanément des matières premières locales et importées. Parmi ces dernières, les colorants, le bois de campêche (« chûb-i bagam »), la peau bulgari (le yûft, une peau de bonne qualité bien tannée [notre cuir de Russie]), les défenses d’éléphants et de morses, que fournissaient l’Inde, la Chine, l’Iran, la Turquie, la Russie, et la laine de haute qualité du Pamir. 3 Nous ne disposons pas des inventaires complets des marchandises importées à Samarcande, Boukhara et dans d’autres villes de l’Asie centrale aux XVe-XVIIe siècles, mais une charte des biens « waqf » donnés à la madrasa Ishratkhâna, rédigée à Samarcande en 1464, donne une idée de leur diversité. On y mentionne entre autres une voile de coton égyptien, un turban également égyptien, un alâcha (mélange de soie et de coton rayé) d’Alexandrie, des tapis de Kirman « à fond jaune », une couverture chinoise en velours bleu1. 4 D’autres sources mentionnent « un couteau à manche en ivoire de morse », des coffrets et des étuis en maroquin (safian), des cuirasses et des armes européennes, des montres et des lunettes, un couteau franc, des tapis de prière et des cure-dents d’Arabie, des gants spéciaux pour la chasse au faucon fabriqués chez les Bulgares de la Volga, des tissus et des châles du Cachemire – dont la situation, à la limite de l’Himalaya et du

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[« petit »] Tibet (Ladakh), témoigne bien des difficultés que devaient affronter ceux qui vendaient de tels articles. 5 Boukhara, Samarcande et les autres villes de l’Asie centrale avaient des contacts réguliers (sauf en période de guerre) avec l’Inde, où les premiers commerçants musulmans étaient arrivés bien avant les conquérants islamiques. Nouvelle illustration des liens très étroits qui unissaient marchands d’Asie centrale et marchands indiens depuis le haut Moyen Age. Poètes et écrivains, voyageurs et derviches, mais surtout ambassadeurs, commerçants et artisans utilisèrent le tracé de ces routes de la soie qui restèrent ouvertes jusqu’au XIXe siècle. C’est grâce à ces mouvements qu’ont pu s’échanger des techniques de production, malgré la propension au secret caractéristique de l’artisanat médiéval. 6 Le rôle de Boukhara et de Samarcande dans le commerce des XVe-XVIIe siècles est bien décrit dans les œuvres de ‘Abd al-Razzâq Samarqandî, Zahîr al-Dîn Muhammad Bâbur, Anthony Jenkinson, Badr al-Dîn Kashmîrî, mais aussi dans les documents qui constituent le recueil de manuscrits Majmû’a-yi wathâyik2, ainsi que dans les inventaires des marchandises exportées au XVIIe siècle à Moscou et dans d’autres sources écrites encore. On peut se représenter la foule des marchands originaires de nombreux pays, qui arrivaient à Boukhara, grâce à Badr al-Dîn Kashmiri, qui parle de marchands « du monde entier » se réunissant dans l’un des plus grands caravansérails de la ville. Il y avait dans la ville des sarrâf-khâna (maisons de change), des caravansérails de sarrâf (de changeurs), des rues de sarrâf, des carrefours de sarrâf, des hammams de sarrâf, des ponts de sarrâf, etc. Autant d’indices de l’ampleur des opérations commerciales et de la nécessité induite du change monétaire. On a retrouvé, pour des époques postérieures, des bols en cuivre, bordés d’inscriptions arabes, que les changeurs posaient sur leurs comptoirs pour y garder l’argent : des grands pour les pièces de cuivre et d’argent, des petits pour les pièces d’or3. 7 Le textile constituait l’activité artisanale la plus importante dans le Mawarannahr et les articles tissés l’un des principaux objets du commerce intérieur et extérieur des villes centre-asiatiques à l’époque médiévale. Ils étaient nombreux et variés, de différentes qualités et espèces. Néanmoins, on importait également des tissus particuliers des autres pays. Les échanges les plus importants d’articles tissés s’effectuaient avec l’Inde, malgré les difficultés certaines qui jalonnaient les itinéraires. L’Inde, selon Bâbur et Jenkinson, fournissait des tissus blancs fins, ainsi que le cbubtar, le khussa, la mousseline brochée d’or pour les turbans, des tissus de Khayrabad et du Goujerat, articles qui tiraient généralement leur nom du lieu de leur production. À Samarcande, des documents datés de 1588-1591 et qui font partie du Majmû’a-yi wathâyik mentionnent le fûta de Bénarès. Parmi les marchandises achetées chez Mullâ Râjûî Mûltânî à Samarcande, figure le fûta en laine (à la fin du XVIe siècle, un coupon de fûta coûtait 2-3 tanga frappés à l’effigie du khan). Un autre document nous apprend qu’un certain « Ziyâ’ al-Dîn Mir’er-bek de Boukhara est parti en Inde pour acheter de l’atlâs [satin] et des tissus décorés4 ». Des tissus indiens apparaissent également sur la liste des achats d’un nommé Ustâd Jawhar, fils de ‘Abd Allâh. 8 Au marché de Samarcande, au bas Moyen Age, se vendait un tissu bien particulier, le chît (chintz), dont la couleur et la qualité étaient variables : aux sept couleurs, rouge, rouge shâkhrî, bîkchî, etc.5 Le nom du tissu venait directement de son procédé de fabrication : les dessins étaient imprimés sur le fond de coton à l’aide d’un tampon (chît ) trempé dans un colorant liquide. Dans certaines descriptions de Moscou au XVIIe

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siècle, les tissus d’Asie centrale sont désignés par les mots čitets (indienne) et vybojka (tissu imprimé)6. Les inventaires des marchandises importées de Khiva et Boukhara à Moscou au XVIIe siècle, rédigés en ouzbek, tadjik et russe, utilisent le terme russe de čitets pour traduire chît. Et l’analyse de l’ensemble des sources permet d’affirmer que les deux termes désignent bien le même tissu. Certaines sortes de chît venaient de l’Inde jusqu’aux marchés de Boukhara et Samarcande. Parmi les tissus expédiés en Russie en 1641, on parle de cent pièces d’indienne venues de l’Inde même ; en septembre 1646, l’ambassadeur de Khiva apporte à Moscou « de la vybojka indienne, de la mousseline, du meli, de l’uzufri brodé d’or ». Un jugement rendu par le qâzîkhâna (la cour de justice) de Samarcande en février 1590 enjoint à un certain Mahmûd Khazar, reconnu débiteur de Mullâ Fath Allâh Mûltânî, de rembourser sa dette, 120 tanga, ou l’équivalent, 40 pièces de chît. Un autre document du 13 octobre 1589 (que j’ai eu l’occasion de publier 7) évoque un autre artisan du nom de Lâhûrî Chîtgar, fils de Lâlû, qu’une reconnaissance de dette lie à Daryâ Khân Mûltânî, des patronymes évocateurs. 9 Une savante indienne, Lotica Varaderayan, a supposé que le procédé d’impression du chît venait du Pendjab. Les documents dont nous disposons témoignent du développement de sa production à Samarcande aux XVe-XVIe siècles ; l’un d’eux, rédigé en 1589, signale le recrutement du jeune Khudây-qulî, fils de Tangrî-qulî, comme garçon-apprenti chez l’un de ces artisans8. Une des rues de Samarcande, où vivaient ces artisans, s’appelait Chîtgarân. Deux risâla de corporations concernant le statut de ces artisans, rédigées en ouzbek et tadjik, sont un peu plus tardives9. Peut-être le chît de Samarcande se vendait-il parallèlement à l’indien, mais une chose est certaine : les procédés de fabrication artisanale transitaient par les mêmes routes caravanières que les marchandises. 10 Lès marchés de Samarcande et de Boukhara regorgeaient de marchandises variées en provenance de l’Inde. Outre les tissus, les sources mentionnent des lances et des sabres, et un document écrit à Samarcande en 1591 signale un chaudron en cuivre de Lahore pesant 10 dûnîmsir (12,5 kg). Au début du XXe siècle, Edouard Eversman a établi que les habitants de Boukhara faisaient venir de l’Inde quelques remèdes et plantes médicinales, qui complétaient les herbes et fleurs originaires des montagnes entourant Samarcande. Les marchands indiens étaient familiers des marchés centre-asiatiques. 11 Les relations dans le domaine des productions artisanales entre Samarcande et Boukhara d’une part, Lahore et Multan de l’autre, se reflètent dans l’ajout fait aux patronymes des maîtres-artisans, ainsi que des marchands et des prêteurs, du nom des villes d’où ils venaient (d’après notre documentation : Lâhûrî, Mûltânî), ce qui témoigne des contacts très étroits entre Boukhara et cette région. Les documents de qâzî dressés à Samarcande, pour la vente ou l’achat des différents produits artisanaux où les tissus dominent, font apparaître le plus fréquemment des gens originaires de l’Inde. Certains résidaient en permanence à Samarcande et Boukhara où ils tenaient boutique. Tel ‘Umar Mûltânî, fils de ‘Abd al-Wahhâb Mûltânî, à Samarcande. Un autre, lui aussi originaire de Multan, possédait une maison à Boukhara. Mîrzâ Salîm était grossiste en tissus. Dans le document juridique de 1589, qui le montre donnant des marchandises sur la base du tamassuk (reconnaissance de dettes), il a ajouté à son patronyme « nisba Mûltânî ». Il existait à Boukhara un quartier hindou, où vivaient des marchands et des prêteurs indiens. Dans un épisode qui relate les aventures nocturnes d’un jeune homme, Muhammad Munshî nous révèle qu’un riche Indien dirigeait cette communauté10. Le long des routes commerciales circulaient des marchands et des

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maîtres-artisans. Le nom de Lâhûrî Chîtgar, mentionné plus haut, révèle clairement son origine, Lahore, ville qui connaissait aux XVIe-XVIIe siècles une période de prospérité économique. 12 Il arrivait parfois que des artisans célèbres changent de pays contre leur gré. Citons une lettre transmise au souverain de l’Irak par un ambassadeur de l’émir de Boukhara dans laquelle il vante les qualités des artisans qui l’accompagnent, à savoir : « Un tisserand expert dans la broderie du pistil des fleurs, comme un jardin, sur les bordures de tissu en velours, un doreur illustre, un potier, maître en porcelaine, et un spécialiste qui sait transformer le cuivre en or sans recourir à la chimie11. » Badr al-Dîn Kashmîrî parle de quatre esclaves, sculpteurs sur pierre, faits prisonniers par ‘Abd Allâh Khân II au cours de campagnes dans le nord de l’Inde et offerts entre autres cadeaux au shaykh Juybar de Boukhara, Khwâja Sa’ad12. 13 Ces exemples montrent bien que les itinéraires de la Grande Route de la Soie, qui reliaient les centres commerciaux et artisanaux de l’Asie centrale et de l’Inde, furent simultanément des routes d’échanges de marchandises et de savoir-faire techniques et culturels. Nous venons d’étudier, pour une période donnée, quelques aspects des rapports entre les Indiens et les négociants et commerçants de Samarcande et de Boukhara. L’activité de ces artisans et commerçants de Samarcande et de Boukhara en Inde sera le thème d’une étude spéciale et complémentaire.

NOTES

1. V. L. Vjatkin, « Vakufnij dokument Išrat-hana », Mavzolej Išrat-hana, Tachkent, 1958, p. 125-129. 2. Majmû’a-yi wathâyiq, Institut Vostokovedenija Akademii Nauk (IVAN), Tachkent, Ouzbékistan, manuscrit n° 1386. 3. A. A. Semenov, « Nekotorie materiali po persidsko-tadžikskoj èpigrafike bitovogo haraktera XVI-XX vv. », dans Pamjati A.A. Semenova. Sbornik statej po istorii, arheologii, ètnografii i iskusstvu Srednej Azii, Douchanbé, 1980, p. 14-15. 4. Russko-indijskie otnošenija v XVIII v. Sbornik dokumentov, Moscou, 1958, p. 170, doc. n° 92. 5. Majmû’a-yi wathâyiq, op. cit., f° 184a. 6. Materiali po istorii Uzbekskoj, Tadžikskoj i Turkmenskoj SSR, Leningrad, 1932, p. 168, 198. 7. R. G. Mukminova, Social’naja diferenciacija naselenija gorodov Uzbekistana XV-XVI vekov, Tachkent, 1985, texte, p. 54, trad., p. 59. 8. Majmû’a-yi wathâyiq, op. cit., f° 129a. 9. Risâla-yi chîtgarî, Saint-Pétersbourg, 1900. 10. Muhammed Jusuf Munši, Mukim-hanskaja istorija, Tachkent, 1956, p. 84-86. 11. B. S. Hožaeva, Sbornik dokumentov po istorii Srednej Azii XVI-XIX vekov. Obščestvennije nauki v Uzbekistane, 1993, n° 6, p. 28. 12. Rawzat al-rizwân fî hadîqat al-gilmân, Institut Vostokovedenija Akademii Nauk (IVAN), Tachkent, Ouzbékistan, manuscrit n° 2094, f° 261.

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En quête de chevaux turkmènes : le journal de voyage de Mîr ‘Izzatullâh de Delhi à Boukhara en 1812-1813

Maria Szuppe

Les circonstances du voyage de Mîr ‘Izzatullâh en Asie centrale

1 Au début du XIXe siècle, un médecin vétérinaire de l’armée britannique en Inde, William Moorcroft (1767-1825), conçut le projet d’acquérir un stock de chevaux turkmènes, réputés forts et résistants, pour améliorer la race des chevaux utilisés dans l’armée britannique1. Pour cela, il lui fallait partir en reconnaissance en Asie centrale, et notamment à Boukhara, où se trouvait le « plus grand marché de chevaux du monde entier ». Les principaux éleveurs de chevaux dits « turcs » (turkî) ou « turkmènes » (turkamânî) étaient des tribus nomades pastorales. Les régions qui donnaient des chevaux turkmènes étaient les régions riches en pâturages du Khorassan et de l’Afghanistan, situées au nord de l’Hindoukouch, autour de Balkh, et le long du fleuve Amou-Darya (l’Oxus) et de la rivière d’Andkhuy, ainsi que les steppes du Turkestan (à l’est de la mer Caspienne) et celles de la Russie méridionale. Les plus importants marchés locaux se trouvaient à Boukhara, Balkh et Hérat2.

2 Le commerce des chevaux en Asie centrale, activité économique florissante depuis plusieurs siècles, était à son apogée aux XVIIe et XVIIIe siècles 3. L’Inde manquant de bonnes conditions d’élevage massif, car dépourvue de bons pâturages, les races de chevaux élevés localement étaient considérées comme faibles et impropres aux besoins militaires. Les chevaux turkmènes étaient, au contraire, considérés, en Inde, comme cédant le pas seulement aux chevaux dits « arabes » (appelés ‘irâqî ou bahrî, mais aussi tâzî ou îrânî, selon les époques), toutes deux races hautement estimées pour l’usage de l’armée. Cependant, les chevaux turkmènes étaient plus accessibles et de beaucoup moins chers sur le marché indien, car leur transport par les routes caravanières

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terrestres se révélait moins coûteux et plus sûr que celui des chevaux arabes, élevés en Iran ou dans les pays du golfe Persique, qui arrivaient en Inde par la voie maritime4. 3 Cependant, les conditions du commerce des chevaux entre l’Inde et l’Asie centrale se dégradent vers la fin du XVIIIe siècle5. Dès le début du XIXe siècle, les agents de l’East India Company (EIC) se plaignent de l’impossibilité de trouver en Inde d’assez bons chevaux pour la cavalerie britannique. L’EIC allait d’ailleurs mettre en place différentes mesures pour essayer de remédier à ce manque, dont l’une était la fondation de ses propres élevages (stud-farm) en Inde6. 4 Dans le contexte indien, le projet de l’expédition de Moorcroft s’inscrivait donc dans une tradition centenaire de commerce et d’élevage. Malgré les efforts et le soutien de certains amis bien placés, comme par exemple Charles Metcalfe, le résident britannique (entre 1811-1819 et 1825-1827), il ne put parvenir à obtenir l’accord de ses supérieurs pour une telle entreprise, jugée peu réaliste et trop dangereuse, étant donné les circonstances politiques d’alors7. Cependant, dans le contexte des intérêts britanniques dans le sous-continent, ce projet avait manifestement une autre dimension : celle d’une mission militaire de reconnaissance (voir plus loin). 5 Finalement, en avril 1812, Moorcroft parvint à envoyer à Boukhara, de façon semi- officielle, un des secrétaires et interprètes confidentiels de l’EIC à Delhi qui était aussi un marchand, Mîr ‘Izzatullâh. Mîr ‘Izzatullâh, qui avait déjà autrefois participé à des missions diplomatiques pour les Anglais, était alors au service de Charles Metcalfe8. Il est décrit par Moorcroft lui-même dans le récit de ses voyages ultérieurs comme « a native gentleman of talent and information9 ». Mîr ‘Izzatullâh avait pour instructions de prendre tous les renseignements possibles sur les possibilités d’achat de chevaux. Son rapport au retour de l’expédition, en décembre 1813, suggérait que, pour trouver de bons chevaux en grande quantité, plutôt que sur les marchés de Boukhara, il fallait aller les chercher du côté de Marv (au Khorassan) et sur les bords de l’Amou-Darya, c’est-à-dire directement chez les éleveurs10. 6 Une dizaine d’années plus tard (1822-1825), Moorcroft, qui n’avait jamais renoncé à son projet, finit par partir lui-même au Cachemire, puis en Afghanistan et en Asie centrale, accompagné de plusieurs Indiens, dont Mîr ‘Izzatullâh, et d’un Anglais nommé George Trebeck. Cette seconde expédition à Boukhara finit de façon tragique : la plupart de ses participants, Indiens et Anglais, ne devaient jamais en revenir. Parmi d’autres, Mîr ‘Izzatullâh tomba malade à Qundûz. Il quitta l’expédition pour retourner en Inde, mais il mourut sur la route, à Peshawar, en février 1825. Moorcroft lui-même disparut, dans des circonstances mal élucidées, alors qu’il faisait des prospections parmi les tribus nomades, quelque part dans la région d’Andkhuy, en août 1825, et fut enterré à Balkh. George Trebeck mourut à Mazâr-i Sharîf, en décembre 1825, apparemment des fièvres contractées à Qundûz, tandis que les quelques membres survivants de l’expédition s’échappaient en renonçant à récupérer les bagages de l’expédition, qui avaient été « saisis » par les autorités locales. Seule une petite partie des affaires put être sauvée et, parmi celles-ci, quelques chevaux et presque tous les papiers de Moorcroft11.

Le journal de Mîr ‘Izzatullâh

7 De sa première expédition à Boukhara, en 1812-1813, Mîr ‘Izzatullâh laissa un journal de voyage, écrit en persan à l’intention de William Moorcroft. Il en existe un certain nombre d’exemplaires, datés des années suivant son retour. Il y a peu de différences

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entre les copies conservées à Paris, Londres et Oxford, que nous avons pu consulter jusque-là12. Le manuscrit Suppl. Persan 1346 de la Bibliothèque nationale de Paris, qui porte le titre de Masîr-i Bukhârâ (Voyage à Boukhara), a servi de base pour cette étude et est cité ici en référence.

8 Le texte, en traduction, semble avoir été assez bien connu par les contemporains en Europe. Des traductions partielles, en anglais, en français et en allemand, parurent entre mars 1825 et juillet 182713, au moment où se terminait la seconde expédition de Moorcroft qui suscita un intérêt certain en Inde et en Europe14. On ne peut dire quel manuscrit avait servi pour toutes ces traductions. La traduction anglaise de la totalité du journal de Mîr ‘Izzatullâh parut à Calcutta en 1872, dans un contexte politique déjà changé15. 9 Malgré sa relative popularité initiale, due certainement à l’actualité de ses informations alimentant l’intérêt européen pour l’Asie centrale, le journal de Mîr ‘Izzatullâh fut oublié au profit d’autres récits de voyage. Parmi ceux-ci, le voyage à Boukhara d’Alexander Burnes, publié à Londres, en 1834, supplanta pour longtemps tous les autres récits, jusqu’à la parution de celui de Vambéry dans la seconde moitié du XIXe siècle16. 10 Quelques auteurs contemporains ont partiellement utilisé le récit de Mîr ‘Izzatullâh17, mais la richesse de ses informations pour différents domaines de la recherche en histoire économique, politique et sociale, reste largement méconnue et la source sous- exploitée. Cette contribution se propose de faire redécouvrir le journal de Mîr ‘Izzatullâh et de rétablir son importance comme source originale.

La valeur historique du journal

11 La valeur historique de ce journal, qui est un témoignage oculaire, est celle d’une source de première main. L’auteur écrit dans un but précis, celui de renseigner son commanditaire, apparemment Moorcroft, mais à travers lui le gouvernement britannique de l’Inde. Il est donc très attentif en prenant ses notes. L’Asie centrale était alors une des préoccupations majeures de l’Inde britannique, surtout dans le contexte de sa rivalité avec la Russie, sur le plan aussi bien politique que commercial. Il consigne donc tous les détails susceptibles d’intéresser l’Anglais en vue de l’achat des chevaux et en vue d’un voyage ultérieur. Ainsi, il note son itinéraire de façon très détaillée avec une courte description des endroits. Boukhara y tient une place particulière.

12 Mîr ‘Izzatullâh s’intéresse, par exemple, à la capacité défensive de Boukhara. Les nouveaux murs qui entouraient alors la ville, longs de douze kilomètres et pourvus de vingt-six tours, avaient été érigés peu de temps auparavant par les chefs de la tribu ouzbèke Mangit, qui prirent le pouvoir en 1747 (1160 H.). Le voyageur indien décrit les murs et les onze portes, l’emplacement et l’état de la citadelle, la configuration du terrain de la campagne environnante18. Il fait une estimation des effectifs de l’armée du khanat, 80 000 cavaliers, selon les sources proches de la cour, ou plus de 100 000, selon la rumeur populaire, stationnés dans tout le pays (avec les plus importantes garnisons à Boukhara, à Samarcande et à Marv). L’armée était permanente et payée en espèces ; c’était un grand pas en avant qu’avaient fait les émirs de Boukhara, d’origine nomade, pour le renforcement du pouvoir central. Mîr ‘Izzatullâh décrit aussi l’armement des troupes et compte les pièces d’artillerie, pour lesquelles les munitions manquaient de

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toute façon : seize canons (tûp) en état d’usage et cinq mortiers (khum-pâra) démantelés19. 13 En principe, Mîr ‘Izzatullâh ne décrit que ce qu’il a vu et vérifié lui-même. La fiabilité de son témoignage est rehaussée par le fait qu’il fait la différence entre sa propre expérience et ce qui lui a été rapporté par quelqu’un d’autre. Dans ce dernier cas, le nom et la qualité de son informateur sont souvent indiqués. Nous savons qu’un certain Hâfiz Fâzil Khân l’accompagna dans son voyage et qu’il fit aussi des observations20. D’autre part, il a des informateurs locaux. Un (ou le ?) qâzî de Samarcande le renseigna, curieusement, sur la récente guerre entre la France et la Russie, et la prise de Moscou, ainsi que sur la rumeur, en cours en Asie centrale, selon laquelle les Français prépareraient une invasion de l’Inde par la voie du Turkestan21. Une fois arrivé à Boukhara, Mîr ‘Izzatullâh semble avoir eu deux informateurs principaux, en plus d’autres personnes évoluant dans le milieu de la cour de l’émir de Boukhara : Qarâbâsh Bay, un marchand originaire de Tachkent, chez qui il loge22, et Hakîm Bay, le principal fonctionnaire de la cour remplissant l’office de vizir (sans en avoir le titre), qui le reçoit à plusieurs reprises23. Certainement, des marchands indiens présents à Boukhara le renseignèrent aussi.

Itinéraire

14 Le voyage fut effectué entre le 20 avril 1812 (7 rabi’ II 1227 H.), date à laquelle Mîr ‘Izzatullâh quitta Delhi, et le 16 décembre 1813 (1er dhu’l-hijja 1228 H.), dernière date consignée dans le journal, qui est celle de son jour d’arrivée à Attok, sur l’itinéraire suivant (voir la carte) :

15 Delhi (Shâh-Jahân-âbâd) – Attok – le Cachemire – le Ladakh (avec un arrêt à Leh) – Yârkand – Kashghar – Kokand (Qûqân) – Samarcande – Boukhara – Balkh – Khulm – Kaboul (par le Bamiyan) – Peshawar – Attok – Delhi. 16 Mîr ‘Izzatullâh arrive à Boukhara, le 21 avril 1813 (20 rabi’ II 1228 H.), un an après le début de son voyage. On ne voit pas très bien combien de temps il y reste, mais, en tout cas, il y séjourne encore à la date du 20 mai 1813 (20 jumâda I 1228 H.)24.

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L’itinéraire de Mîr ‘Izzatullâh en 1812-1813

dessin : Guy Lecuyot

17 Il faut souligner que Mîr ‘Izzatullâh, outre ce qui concerne sa propre route, consigne l’existence d’itinéraires secondaires, qu’il n’a pas toujours pu explorer lui-même. Ainsi, il note, par exemple, les étapes se trouvant sur plusieurs routes menant dans toutes les directions, au départ de Khulm (aujourd’hui Tâshkurghân) et de Qundûz, villes proches de Balkh, contrôlant les chemins de l’Afghanistan du Nord et du Nord-Ouest (en majorité les régions productrices de chevaux)25. Dans plus d’un cas, le voyageur trace aussi le plan sommaire de la ville ou de la région par laquelle il est passé26.

18 La question de l’itinéraire de Mîr ‘Izzatullâh serait en soi tout un sujet d’étude, dans le cadre de l’histoire des itinéraires commerciaux liant le sous-continent indien à l’Asie centrale et, de là, à la Russie (surtout par la route d’Orenbourg). Nous espérons pouvoir étudier cette question plus en détail ultérieurement. Le point de départ d’une telle étude pourrait être la comparaison de plusieurs récits de voyage de la même époque émanant des voyageurs, d’un côté, « occidentaux » (qui sont, à cette époque, surtout russes), et de l’autre côté, « orientaux », centre-asiatiques et indiens. Il existe un court texte concernant la route caravanière entre la Sibérie (Semipalatinsk) et le Cachemire, au début du XIXe siècle. Le document, en persan de Boukhara, donc selon toute vraisemblance de la main d’un marchand de Boukhara, décrit des tronçons de l’itinéraire emprunté en sens inverse par Mîr ‘Izzatullâh, notamment entre Yârkand et le Cachemire27. Ce travail comparatif pourrait être poursuivi avec l’étude des autres itinéraires, comme par exemple celui du voyage de Delhi à Kaboul et à Qandahâr par Ghulâm Muhammad Khân, en 1782-1787, ou celui de Delhi à Kaboul par Shaykh Rahm-’Alî, en 1796-1798, qui, tous deux, laissèrent des notes détaillées de leurs expéditions28.

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Données sur l’histoire sociale

19 En ce qui concerne l’Asie centrale, ce sont surtout les chapitres consacrés par Mîr ‘Izzatullâh à Boukhara qui apportent des données sur la société locale et en particulier sur l’organisation de la cour de l’émir de Boukhara, Mîr Haydar b. Shâh Murâd Bay (1800-1826/1215-1242 H.), quatrième souverain de la dynastie ouzbèke des Mangit29. Le voyageur indien mentionne aussi certains aspects de la politique intérieure et extérieure du khanat. Il s’intéresse, par exemple, aux relations entre les différents membres de la dynastie, les hauts religieux, dont l’influence sur les affaires politiques était très importante, et les gouverneurs militaires qui détenaient des postes dans les provinces du khanat. Il note aussi un épisode des contacts diplomatiques entre la cour de Boukhara et les émirs Dourrani (Durrânî) de Hérat30.

20 Pour l’étude de la société de Boukhara, Mîr ‘Izzatullâh fournit quelques renseignements précieux et notamment la liste des hauts postes et des titres, aussi bien militaires que ceux de la cour31. Il indique, par ordre d’importance, les principales dignités de la « main droite » et de la « main gauche ». Parmi les premières, de toute évidence celles de la hiérarchie religieuse, il compte celles de khwâja kalân (qui doit être un sayyid), de shaykh al-Islâm (qui est habituellement un sayyid), de qâzî-yi kalân, de qâzî-yi ‘askar, de mîr-i asad, de muftî, de ra’îs, et de mudarris32. 21 Les dignités de la « main gauche » sont groupées en trois catégories : celles attribuées aux sayyid, aux « Ouzbeks » (dans le sens large de l’aristocratie tribale ?) et aux ghulâm (esclaves). Les dignités attribuées aux sayyid sont, dans l’ordre donné par la source, celles de naqîb (représentant des notables), awrâq (important poste de chancellerie), fayzî ( ?), sadr (administrateur [principal] des fondations religieuses), sudûr (= pl. de sadr), awrâq-i khurd (« petit » awrâq). Celles attribuées aux « Ouzbeks » sont les suivantes : qârt ( ?, placé plus haut que le naqîb), atâliq, atâliq-i qûrt, dîvân-bigî, mîrzâ (titre accordé aux « fils aînés des Ouzbeks »), mîrzâ-yi parvânchî (secrétaire), inâq (litt. confident, proche compagnon, masâhib ou khwâss en persan, comme le glose l’auteur lui-même), ‘arz-bigî (chargé de requêtes), bay, îshîq-âqâsî (portier, huissier), chaghatây- bigî, tûq-sabâ’î ( ?, comme le glose de nouveau l’auteur, ce mot désignait à l’origine le serviteur préposé à la coupe à kumis, « tûq » étant utilisé dans le sens de lait [de jument], et « sabâ’î » désignant un récipient pour le kumis, ce qui laisserait supposer qu’il s’agit d’un ancien office de table), qarâval-bigî (chef des éclaireurs), ûdîchî (en persan chûbdâr, porteur de massue), ashghâval (selon l’auteur, titre à comprendre dans le sens d’envoyé, îlchî). Trois hautes dignités sont attribuées aux ghulâm, celles de qûsh- bigî (chef des fauconniers), shikûrchî (porteur du parasol royal ?), khazânchî (trésorier) 33. Dans beaucoup de cas, Mîr ‘Izzatullâh donne les noms de ceux qui occupent ces postes. Il note aussi les noms et dignités des seigneurs locaux34. 22 Il n’est pas surprenant que Mîr ‘Izzatullâh note avant tout l’existence de nombreuses madrasas à Boukhara, qui, bien gérées, tirent leurs revenus principaux de leurs propriétés foncières ou immobilières qu’elles détiennent en donations de mainmorte (vaqf)35. Depuis le tout début du XVIe siècle et l’installation des Ouzbeks shaybanides, puis celle des Janides à Boukhara, la ville gagna constamment en importance en tant que principal centre d’enseignement islamique en Asie centrale. Ce phénomène s’est poursuivi sous les émirs Mangit. Les madrasas de Boukhara attirent des étudiants de toutes les régions de l’Asie centrale. L’influence politique des hauts religieux y est très grande, notamment celle des shaykh Juybarî à la tête de l’ordre religieux naqshbandî.

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Tous les souverains de la dynastie Mangit, et particulièrement Shâh Murâd et son fils Mîr Haydar, tenaient à entretenir de bonnes relations avec l’establishment religieux et à faire la démonstration de leur piété par d’importantes donations en faveur des institutions religieuses36. Mîr ‘Izzatullâh note aussi l’emplacement des mosquées, mausolées et caravansérails principaux. 23 Outre le milieu de la cour, Mîr ‘Izzatullâh mentionne les différentes communautés installées à Boukhara. En dehors des Ouzbeks, il y a, en ville, des Iraniens, des Turcs de Roum, des Nogaï de Russie37, des Afghans (de Kaboul et de Peshawar)38. Nous savons qu’une communauté d’Iraniens chiites déportés par le père de Mîr Haydar, Shâh Murâd, après sa victoire à Marv, en 1789-1790 (1204 H.), vivait à Boukhara, et que des groupes d’Ouzbeks et de Turkmènes originaires du Khwarezm étaient établis là39. Mîr ‘Izzatullâh reparle des « gens originaires de Kaboul et de Peshawar », en précisant qu’ils semblent avoir pratiquement monopolisé la pratique médicale à Boukhara, sans être pour autant, selon lui, de vrais médecins40. 24 Mîr ‘Izzatullâh parle aussi d’autres communautés installées à Boukhara, notamment celle des Juifs. Comptant plus de mille familles, les Juifs occupent en ville un quartier particulier proche de la porte Salâh-khâna, donc au sud de la ville. Pour la plupart, ils exercent les métiers de tisserand en soie, teinturier, boucher et commerçant41. L’importante communauté des marchands indiens est celle qui intéresse le plus Mîr ‘Izzatullâh. Il en sera question plus loin. Enfin, à plusieurs reprises, Mîr ‘Izzatullâh parle des différentes tribus nomades installées sur le territoire du khanat de Boukhara, par exemple des Qipchâq ou des Qarâ-kalpâk qui vivent autour de Samarcande42. 25 Les données sur l’histoire sociale forment encore un autre aspect de cette source, qu’il conviendra d’étudier en détail.

Observations sur l’économie de Boukhara

26 L’intérêt majeur que présente le journal consiste dans l’ensemble des observations sur l’organisation du commerce et des marchés en Asie centrale, et particulièrement à Boukhara.

27 Mîr ‘Izzatullâh s’attache à décrire non seulement la ville de Boukhara elle-même, mais aussi sa région. L’impression générale que Boukhara donne au voyageur est que les terres des environs sont fertiles, les habitants prospères, le commerce florissant ; il note l’existence de nombreux jardins desservis par le système des canaux43. Cependant, ses renseignements ne s’arrêtent pas là. Le voyageur s’intéresse à la politique du khanat en matière d’impôts44 et à la vie quotidienne des habitants, intérêt qui englobe aussi bien les habits que l’on porte, que les mets que l’on apprête à Boukhara45.

Les marchés aux chevaux

28 Le texte contient un large paragraphe sur le sujet qui amène le voyageur en Asie centrale : le marché aux chevaux, les qualités des chevaux turkmènes et autres, leur disponibilité sur le marché pour un achat direct ou par l’entremise d’un agent de commerce (dallâl), leur prix en monnaie locale qui est le talâ d’or frappé du nom de Mîr Haydar. Le talâ d’or de Mîr Haydar pèse un mithqâl, c’est-à-dire qu’il vaut environ vingt et un tanga46.

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29 Mîr ‘Izzatullâh mentionne les chevaux turkmènes, ouzbeks et qarâ-bahîr. Il compare les prix et les qualités des chevaux disponibles à Boukhara avec ceux que l’on trouve à Samarcande, à Balkh ou à Khulm. Le texte décrit les marchés locaux qui se tiennent à Boukhara et dans ses environs, les différents jours de la semaine. Sur les marchés de Boukhara, le prix d’un cheval varie de dix talâ, pour un animal de bas de gamme, à cent cinquante talâ, pour un cheval de grande qualité, ces derniers étant cependant difficiles à trouver en quantités importantes à Boukhara. Le prix moyen d’un bon cheval turkmène est donc de cinquante à soixante talâ47.

Les prix des produits de consommation courante

30 Il est intéressant de comparer les prix des chevaux avec ceux des autres marchandises. Mîr ‘Izzatullâh donne une courte liste des différents produits de consommation courante avec leur prix alors en cours sur les marchés de Boukhara48. Ainsi par exemple, un mann49 de blé (gandum) coûte quinze tanga. Le riz de table (birinj-i palâvî) est beaucoup plus cher, car un mann coûte trois talâ et quatorze tanga. Le premier prix de la viande [de mouton] est d’un tanga pour un quart de mann (chârak = chahâr-yik). Le bois de chauffage coûte un tanga par kharvâr (charge d’âne) 50, le foin (‘alaf), compté par tête de cheval, par vingt-quatre heures, un demi-tanga.

31 Le voyageur indien indique également les poids et mesures locaux en vigueur, aussi bien pour Boukhara que pour Samarcande51.

Les caravanes

32 Mîr ‘Izzatullâh fournit des informations sur l’organisation et le fonctionnement des bazars à Boukhara, à propos du commerce tant local qu’international dans lequel Boukhara apparaît toujours comme la plaque tournante en Asie centrale. Ici arrivent et partent les marchandises à destination de l’Afghanistan et l’Inde, de la Russie, de la Chine, ainsi que de l’Iran.

33 Mîr ‘Izzatullâh porte un intérêt particulier au commerce international, et il note, par exemple, la fréquence saisonnière, la destination des caravanes, les types de marchandises transportées. Il dit que « le commerce principal de Boukhara se fait avec la Russie ». Des caravanes composées de quatre à cinq mille chameaux arrivent de Russie à Boukhara, vers le mois de novembre, apportant surtout des métaux, du corail, du sucre, du papier, et repartent vers la Russie, au mois de janvier, avec des chargements de tissus en coton et soie, des épices, ainsi que des peaux de karakul. Les marchands engagés dans ce commerce sont avant tout des Ouzbeks « qui vivent loin de Boukhara » et des Nogaï de Kazan. Principaux articles importés de la Russie : cuivre (mas), laiton (pîtal), fer (âhan), acier (fûlâd), mercure (sîmâb), corail (marjân), cochenille (qirmiz), pain de sucre (qand), papier blanc et bleu, ustensiles en fer pour l’huile ou beurre (rawghan), draps. Les marchands repartent de Boukhara vers la Russie en emportant avec eux du drap de coton blanc, du fil de coton, du chintz (chît, textile en coton peint ou imprimé), des châles, et des peaux d’agneau karakul noir (pûst-i barra-yi siyâh-i qarâkûlî)52. 34 Mîr ‘Izzatullâh continue en énumérant les principaux articles exportés de Boukhara dans la direction opposée, à Kaboul, et les articles importés de l’Afghanistan (Kaboul, Peshawar) et de l’Inde (Shikarpur), à Boukhara.

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35 Ainsi, parmi les articles exportés vers l’Afghanistan et l’Inde, il y avait des chevaux, du cuivre, du fil de fer, des turquoises (fîrûza, qui arrivaient à Boukhara du Badakhshan), du corail, des vêtements en udrus (soie multicolore de Boukhara), en alâcha (alâycha, alîja), mélange de soie et de coton rayé) et en brocart d’argent (nuqra-kûb), de la soie, des mouchoirs en soie, du thé, et de la porcelaine53. Les marchandises importées d’Inde et d’Afghanistan étaient avant tout des articles et des tissus d’habillement et des toiles d’ameublement, tels que des textiles en laine (pashmîna), des turbans, des étoffes en coton blanc, du chintz (certainement la qualité peinte connue en Asie centrale comme chît-i hindî, indienne, et en Iran comme qalâmkâr), du sucre blanc et brut (shikar-i safîd va surkh), mais aussi des épices comme le turmeric (zard-i chûb) et le poivre noir, ainsi que des livres de la loi islamique (kitâb-i fiqh)54. 36 Nous pouvons voir que, par exemple, des produits tels que le cuivre, le fil de fer ou le corail, qui arrivent à Boukhara depuis la Russie, sont ensuite exportés vers l’Afghanistan et l’Inde. Dans le sens inverse, les marchandises indiennes se retrouvent ensuite, à leur tour, dans les caravanes boukhariotes cheminant vers la Russie. 37 Outre cet axe principal du commerce nord-sud, reliant dans les deux sens l’Inde à la Russie, les caravanes partaient de Boukhara dans d’autres directions, notamment vers l’est, à destination de Yârkand, et de là, certainement, vers la Chine, ainsi que vers l’ouest, en reliant les bazars de Herat, en Afghanistan occidental, et de Mashhad, en Iran oriental. Les Ouzbeks et les Tajiks exportaient à Yârkand du corail, des turquoises, des peaux d’agneau karakul, des peaux de renard55. De Mashhad et de Hérat, on faisait venir en grande quantité de larges ceintures de laine avec des motifs à fleurs (pashm-i guldâr) : la qualité dite kirmânî de Mashhad, et la qualité harâtî de Hérat. Les ceintures fleuries de Kirmân étaient particulièrement demandées. Au XIXe siècle, elles étaient produites non seulement à Kirmân, mais aussi à Mashhad même, où les artisans de Kirmân s’étaient installés56.

Les marchands indiens à Boukhara

38 À plusieurs reprises, le texte atteste la présence en Asie centrale de groupes de marchands indiens, dont le rôle est très important dans les échanges internationaux sur cet axe Inde-Asie centrale-Russie57. Mîr ‘Izzatullâh dit notamment que les Indiens de Shikarpur sont particulièrement nombreux à Boukhara. Ils y vont essentiellement pour affaires et restent de six mois à deux ans, sans jamais s’installer en permanence. Le caravansérail ‘Âlam Khân Gâv ( ?) est le lieu principal où s’arrêtent les marchands indiens et, surtout, les gens de Shikarpur58.

39 Non seulement les Indiens sont nombreux à Boukhara, mais ils paraissent fonctionner en une sorte de réseau en Asie centrale, en y maintenant leurs agents. Les marchands de Shikarpur sont les seuls auprès de qui un voyageur au départ vers l’Asie centrale peut se procurer des lettres de change (barât) payables auprès de leur agent (gamâshta), à Boukhara, opération dont les frais peuvent revenir à environ 20 à 25 %. 40 En plus de la pratique de l’utilisation des lettres de change, Mîr ‘Izzatullâh donne aussi des précisions sur la circulation monétaire et sur la valeur de l’or. Il affirme notamment que la roupie n’a pas normalement cours à Boukhara ; le change pourrait éventuellement se faire, mais avec une très grande perte. L’or, bon marché en Asie centrale, était exporté par les marchands indiens vers les marchés de l’Afghanistan et du sous-continent59.

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41 Le journal de voyage de Mîr ‘Izzatullâh constitue une source précieuse pour l’étude des itinéraires commerciaux entre l’Inde et l’Asie centrale, et pour celle de l’organisation des bazars. Il apporte aussi un témoignage sur les relations commerciales internationales. On voit bien la quantité et la diversité de l’information que ce texte nous livre. Les données, importantes telles quelles, doivent être comparées à celles fournies par d’autres sources, par exemple par le récit du voyage à Boukhara, en 1820, par le baron de Meyendorff. Il existe un passage entier chez Meyendorff sur le commerce caravanier entre Boukhara et, principalement, la Russie. La relation de Burnes et d’autres sources contemporaines apportent à leur tour des informations précieuses qui doivent être exploitées dans cette perspective. 42 D’autre part, le journal est particulièrement important pour sa description de Boukhara au début du XIXe siècle, non seulement pour ses informations sur l’économie, mais aussi pour les données sur l’histoire sociale et politique du khanat de Boukhara en général. La valeur de cette source est d’autant plus évidente qu’elle émane d’un voyageur extérieur au khanat et à l’Asie centrale.

NOTES

1. Sur William Moorcroft, voir Garry Alder, Beyond Bokhara : the Life of William Moorcroft, Asian Explorer and Pioneer Veterinary Surgeon, 1767-1825, London, New Century, 1985 ; G. Alder, « Standing alone : William Moorcroft plays the Great Game, 1808-25 », International History Review 2/2 (April 1980), pp. 172-215. 2. Jos J. L. Gommans, The Rise of the Indo-Afghan Empire, c. 1710-1780, E. J. Brill, Leiden-New York- Köln, 1995, p. 79. C’est principalement par l’intermédiaire des marchands afghans que des chevaux étaient exportés en quantité vers le vaste marché du sous-continent indien, dont les besoins en chevaux de combat étaient soutenus. Le rôle des marchands afghans, leur implication dans les affaires politiques et l’émergence, au XVIIIe siècle, des nouveaux pouvoirs afghans, en Afghanistan (les Dourrani) et en Inde (les Rohilla), le long des routes commerciales liant le sous- continent à l’Asie centrale a été étudié en détail par Gommans, op. cit. Je remercie Marc Gaborieau pour avoir attiré mon attention sur cet ouvrage dès sa parution. 3. Sur les questions de l’élevage des chevaux en Asie centrale et en Inde, du commerce des chevaux entre l’Asie centrale et l’Inde, voir Gommans, The Rise, pp. 13-43, 68-101. Au XVIe siècle, Bâbur note que le commerce des chevaux était florissant à Kaboul : sept à dix mille chevaux centre-asiatiques y transitaient annuellement ; voir Le Livre de Babur. Mémoires de Zahiruddin Muhammad Babur de 1494 à 1529, trad. J.-L. Bacqué-Grammont, POF, Paris 1980, p. 168. 4. Gommans, The Rise, p. 74-90. 5. Gommans, The Rise, p. 96-99. Les grandes armées de cavaliers des différents États indiens sont remplacées de plus en plus souvent, sous l’influence britannique, par des corps d’infanterie. La demande et le volume des échanges baissent de façon significative. Le stock génétique étant peu renouvelé, les races chevalines disponibles en Inde s’affaiblissent. 6. Gommans, The Rise, p. 98. Moorcroft devint pour un temps l’intendant en chef du premier de ces élevages, établi à Pusa, dans le Bihar, en 1793. 7. Alder, Beyond Bukhara, p. 124-125.

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8. Mîr ‘Izzatullâh participa notamment à l’expédition d’Elphinstone en Afghanistan, en 1808, voir Aider, p. 123 ; C. L. Datta, Ladakh and Western Himalayan Politics : 1819-1848 ; the Dogra Conquest of Ladakh, Baltistan and West Tibet and Reactions of other Powers, New Delhi, 1973, pp. 94-95. Le récit de M. Elphinstone fut publié sous le titre An Account of the Kingdom of Caboul and its Dependencies, in Persia, Tartary, and India, London, 1815 (réédition : London 1842 ; édition moderne : Oxford 1972). Sur le rôle joué par les Indiens dans l’exploration des régions de l’Inde, de l’Asie centrale, du Tibet, etc. par les Britanniques, voir D. Waller, The Pundits. British Exploration of Tibet and Central Asia, The University Press of Kentucky, 1988. Moorcroft est le premier Européen à avoir employé des Indiens pour mesurer les distances à l’aide de la technique du pas mesuré, voir Waller, The Pundits, p. 23. 9. William Moorcroft et George Trebeck, Travels in the Himalayan Provinces of Hindustan and the Panjab ; in Ladakh and Kashmir ; in Peshawar, Kabul, Kunduz and Bokhara, ed. from original journals and correspondence by Horace Hayman Wilson, 2 vols., John Murray, London, 1841, vol. I, p. 2. 10. Mîr ‘Izzatullâh, [Masîr-i Bukhârâ], Bibliothèque nationale de Paris, Suppl. Persan 1346, fol. 46b. 11. Alder, Beyond Bukhara, pp. 337, 356-357, 362. Moorcroft et Trebeck, Travels, vol. I, p. 2, pour la liste des membres de cette expédition. En 1832, Burnes chercha la tombe de Moorcroft à Balkh et la trouva avec difficulté, voir Lt. Alexander Burnes, Travels into Bokhara, being the Account of a Journey from India to Cabool, Tartary and Persia (...) in the Years 1831,1832 and 1833, 3 vols, John Murray, London, 1834, vol. I, p. 243. Le souvenir de la mort de Moorcroft se perpétuait à Andkhuy encore dans la seconde moitié du XIXe siècle : Vambéry rapporte qu’un vieil Ouzbek se rappelait un médecin (« Hekim-Bachi ») européen qui « était mort dans la maison de son oncle sous le règne de l’émir Haydar ; c’était un fin sorcier et un bon médecin » ; voir Arminius Vambéry, Voyages d’un faux derviche dans l’Asie centrale, de Téhéran à Khiva, Bokhara et Samarcand, par le grand désert turkoman, trad. E. D. Forgues, 2e édition (revue par l’auteur), Librairie Hachette, Paris, 1873, p. 213. Sur Mîr Haydar de Boukhara, voir plus loin. 12. Bibliothèque nationale de Paris : Suppl. Persan 1346, et Suppl. Persan 1283 (pour une description, voir E. Blochet, Catalogue des manuscrits persans de la Bibliothèque nationale, 4 vol., Paris, 1905-1934) ; British Library and India Office Collections (London) : Or. 2009, Or. 2769 (voir Ch. Rieu, Catalogue of the Persian Manuscripts in the British Museum, 4 vols., London, 1879-1895), Éthé Pers. 2728, et Éthé Pers. 2729 (voir H. Éthé, Catalogue of Persian Manuscripts in the Library of the India Office, 2 vols., Oxford, 1903-1937) ; Bodleian Library (Oxford) : Or. 745 (voir E. Sachau, H. Éthé & A. Beeston, Catalogue of the Persian, Turkish, Hindûstâni, and Pushtû Manuscripts in the Bodleian Library, 3 vols., Clarendon Press, Oxford, 1889-1954, vol. I, part 1 : « The Persian Manuscripts »). 13. Traduction anglaise par H. H. Wilson, « Travels beyond the Himalaya », dans The Quarterly Oriental Magazine and Review, Calcutta, vol. 3 (March 1825), pp. 103-121, vol. 3 (June 1825), pp. 285-302, vol. 4 (Sept. 1825), pp. 126-140, and vol. 4 (Dec. 1825), pp. 285-298 ; ainsi que « Travels in Western Tibet and Turkestan (portion of the journal of Mir Izzut Ullah) », Asiatic Journal 22 (1826), pp. 168-177. Sur la réimpression de la traduction de Wilson, voir note 14. Traduction française, « Voyage dans l’Asie centrale, par Mir I’zzet-ullah, en 1812 : (1) du Kachmir au Tubet ; (2) de Khokand à Samarkand », dans Magazine Asiatique, vol. 2/1-2 (juillet 1826 et juillet 1827), pp. 1-48 et 161-186 ; certains passages manquent dans la version française, notamment celui sur les chevaux, commençant par « va ash du jins mashhûr ast » (Mîr ‘Izzatullâh, fol. 50a), ou celui sur la mère de Mîr Haydar, commençant par « shab-i chahârshanba pâdshâh bi-khâna-yi vâlida-yi khud mî- mânad » (Mîr ‘Izzatullâh, fol. 55b), etc. Traduction allemande par Hertha, Zeitschrift von H. Berghaus und Hoffmann, Stuttgart, 1826, vol. VI, pp. 324-356, à laquelle nous n’avons pas eu accès. Il semble que les traductions française et allemande ne soient pas originales, mais aient été faites d’après la traduction de Wilson. 14. Un article consacré à Moorcroft et certaines de ses lettres parurent dans The Asiatic Journal and Monthly Register for British India, en 1828 et 1836. Un texte présenté comme le journal de Ghulâm Haydar Khân, un des rares membres survivants de la dernière expédition, parut dans

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plusieurs numéros de la même revue, entre 1835-1836. Finalement, le traducteur de la version anglaise du journal de Mîr ‘Izzatullâh, H. H. Wilson, édita des journaux et la correspondance de Moorcroft et Trebeck, sous forme de livre, en 1841 (voir note 9). Ces matériaux plus tardifs concernent aussi bien les activités de Moorcroft au Cachemire et au Ladakh, que celles en Asie centrale. Par ailleurs, un nombre considérable de rapports que Moorcroft lui-même avait adressés aux autorités britanniques à la suite de ses nombreux voyages dans l’Himalaya, l’Afghanistan et l’Inde du Nord, sont conservés à New Delhi, dans les National Archives of India (pour la plupart dans la section des Military Department Proceedings). Finalement, la traduction partielle du journal de Mîr ‘Izzatullâh, publiée par Wilson, en 1825, « Travels beyond the Himalaya » a été réimprimée sous le même titre par The Journal of the Royal Asiatic Society, 7 (1843), pp. 283-342. 15. [Mîr ‘Izzatullâh], Travels in Central Asia by Meer Izzut Oollah, 1812-13, transi. Captain [P. D.] Henderson, Calcutta, 1872. Cette traduction a été effectuée, comme l’annonce Henderson, d’après un manuscrit persan « kindly placed at the disposal of the Foreign Office by Nawab Zeea-ood- deen of Loharoo ». La traduction présente quelques divergences par rapport aux manuscrits consultés, particulièrement en ce qui concerne les dates et les chiffres. Un long passage contenant le récit de deux entretiens de Mîr ‘Izzatullâh avec Hakîm Bay, dignitaire de la cour de Boukhara, manque aussi dans la traduction anglaise de Henderson (Mîr ‘Izzatullâh, fol. 59a-62b, commençant par « nuhum-i mâh-i may sanna-yi 1813-i ‘îsavî... »). 16. Burnes, Travels, et Vambéry, Voyages (voir note 11). Cependant, la partie du journal de Mîr ‘Izzatullâh qui contient son itinéraire du Cachemire à Kokand a été une des principales sources originales mises à contribution par Ritter pour la description du Ladakh et du Turkestan chinois dans son monumental ouvrage géographique, Die Erdkunde von Asien, où Ritter paraphrase de larges portions du texte d’après la traduction allemande de Hertha (voir note 13), voir Carl Ritter, Die Erdkunde im Verhältnis zur Natur und zur Geschichte des Menschen oder allegemeine vergleichende Geographie..., 19 vol., 2e édition, G. Reimer, Berlin, 1822-1859, vol. III (Asien, Band II), pp. 629-640 (itinéraire du Cachemire à Yârkand), et vol. VII, pp. 392, 395, 412, 478, 754 (descriptions de Kashghar, de Kokand, etc). Bien que Ritter ait utilisé le récit de Burnes, notamment pour la description de Boukhara et de sa région, Mîr ‘Izzatullâh était resté la seule source fiable et détaillée pour les régions que Burnes n’avait pas traversées. 17. Parmi ceux-ci, récemment G. Aider (voir note 1), J. J. L. Gommans (voir note 2), C. L. Datta, et D. Waller (voir note 8). 18. Sur Boukhara, voir l’Encyclopedia Iranica, E. Yarshater ed., Routledge & Kegan Paul, London- New York, 1985, art. « Bukhara » (part III : « After the Mongol invasion » ; part V : « Archaeology and monuments »), et sa bibliographie. Selon l’Enc. Ir., les principales sources donnent les noms suivants pour les onze portes de Boukhara (mais l’article n’en cite que dix) : du côté nord, Tâl-i Pach, Oghlân, Hazrat-i Imâm et Samarqand ; du côté est, Mazâr et Kavola ; du côté sud, Salla- khâna-yi Ibrâhîm (Namâzgâh) et Shaykh Jalâl ; du côté ouest, Qarâkûl et Shîrgharân. Mîr ‘Izzatullâh (fol. 49b) donne les mêmes noms, avec quelques variantes orthographiques (Tâlîghâch pour Tâl-i Pach, Q. b. lîghâch pour Kavola, Salâh-khâna pour Salla-khâna-yi Ibrâhîm), et donne les portes du Salâh-khâna et du Namâzgâh comme deux portes distinctes. Voir aussi Istorija Buhary s drevnejših vremen do naših dnej, Tachkent, 1976, pp. 80-194 ; O. A. Suhareva, K istorii gorodov Buharskogo hanstva, Tachkent, 1958 ; O. A. Suhareva, Pozdnofeodalnyj gorod Buhara konca XIX – načala XX veka, Tachkent, 1962, et, en particulier, sur la citadelle, M. S. Andreev & O. D. Čehovič, Ark (kreml’) Buhary v konce XIX – načale XX vv, Douchanbé, 1972. 19. Sur l’artillerie et l’armée : Mîr ‘Izzatullâh, fol. 49b et 53a, respectivement. Ces informations sont recoupées par celles livrées par Meyendorff, à Boukhara en 1820, qui sont cependant plus détaillées. Il donne notamment les chiffres suivants : 25 000 cavaliers pour l’armée permanente percevant une solde, et environ 60 000 cavaliers « feudataires (...) qui ne se rangent sous les drapeaux qu’à l’appel général », c’est-à-dire la traditionnelle levée tribale. Environ la moitié de

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l’armée permanente était immédiatement mobile, l’autre moitié stationnait en garnison dans les différentes forteresses frontalières. Voir G. de Meyendorff, Voyage d’Orenbourg à Boukhara fait en 1820, à travers les steppes qui s’étendent à l’est de la mer d’Aral et au-delà de l’ancien Jaxartes, éd. A. Jaubert, Paris, 1826, pp. 270-271. Burnes (Travels, II, p. 371) est encore plus détaillé, mais il s’agit déjà des années 1830. 20. Mîr ‘Izzatullâh, fol. 2a. 21. Mîr ‘Izzatullâh, fol. 47a-b. Ce passage manque dans la traduction française de 1826-1827 (voir note 13). 22. Lors de son séjour à Kashghar, Mîr ‘Izzatullâh fit la connaissance d’un Shâh Muhammad Khân, marchand de Tachkent (Tâshkand). C’est Shâh Muhammad Khân qui lui recommanda l’hospitalité de son frère Qarâbâsh Bay, établi à Boukhara ; voir Mîr ‘Izzatullâh, fol. 46b. Ce détail permet d’apprécier l’implantation des familles marchandes centre-asiatiques dans les importantes villes-étapes sur la route de l’Inde. Voir aussi Gommans, The Rise, pp. 18-43, sur l’importance qu’avait l’axe d’échanges commerciaux nord-sud dans l’économie de l’Asie centrale au XVIIIe siècle et au début du XIXe. 23. Mîr ‘Izzatullâh, fol. 59b, 61a, 67a. 24. Mîr ‘Izzatullâh, fol. 46b et 61a. 25. Mîr ‘Izzatullâh, fol. 79b-83a : de Khulm à Sar-i Pul, de Khulm à Shîrghân, de Khulm à Darra- Yûsuf (Dara-yi Suf ou Daryâ-yi Suf), de Khulm à Fayzâbâd ; de Qundûz à Nârîn, de Qundûz à Ghûr(î), de Qundûz à Hérat, etc. Pour Darra-Yûsuf, région importante, voir L. Adamec, ed., Historical and Political Gazetteer of Afghanistan, vol. IV, Akademische Druck – u.verlagsanstalt, Graz (Austria), 1979, pp. 179. Nârîn est un village situé au sud-ouest de Maymâna, voir Adamec, IV, p. 428. Ghûr(î) est le nom de plus d’un village en Afghanistan, mais il semble qu’il s’agisse ici de la région montagneuse du Ghûr (ancienne capitale médiévale : Fîruzkuh, autrement connue comme Ghûr). 26. Par exemple, le plan de la ville de Yârkand avec l’emplacement de la résidence du gouverneur, jâ-yi hâkim (Mîr ‘Izzatullâh, fol. 24a), la carte de la région du Kashghar (Mîr ‘Izzatullâh, fol. 34b), etc. Il donne aussi la carte de Boukhara en notant le nom et l’emplacement de toutes ses portes et sa citadelle, ark (Mîr ‘Izzatullâh, fol. 49b). 27. Ce texte a été étudié, commenté et publié en édition moderne par Catherine Poujol, « La “Notice sur la route commerciale de Semipalatinsk à Cachemire” », dans Cahiers du Monde Russe et Soviétique, 23/3-4 (1982), pp. 405-416. Ce texte avec un commentaire de J. Senkowski fut publié pour la première fois parmi les annexes à l’ouvrage de Meyendorff, Voyage, pp. 329-345. À comparer aussi avec M. Wolkow, « Route depuis Sémipalatnoy jusqu’à Cachemir », Journal Asiatique, 4 (1824), pp. 226-229. 28. Ghulâm Muhammad Khân, Risâla-yi tasnîf-i Ghulâm Khân, Ms. India Office, Ethé n° 2725. Ce voyage fut effectué pour le compte du gouverneur général de l’Inde britannique, Warren Hastings. Shaykh Rahm-’Alî, Bayân-i hâlât-i manâzil-i Kâbul az balada-yi Shâh-Jahân-âbâd, Ms. India Office, Ethé n° 2726. Ce voyage fut effectué pour le compte de l’EIC. Voir H. Ethé, Catalogue of Persian Manuscripts in the Library of the India Office, 2 vol., Oxford, 1903-1928. 29. Les Mangits, issus de la tribu ouzbèke du même nom, gouvernèrent le khanat de Boukhara depuis 1747 (1160 H), jusqu’à l’abolition du khanat en 1920. Shâh Murâd Bay, connu comme « Amîr-i Ma’sûm » (1785-1800/1199-1215 H.), fut le premier à adopter le titre d’émir (amîr), implicitement pour amîr al-mu’minîn, titre par excellence d’un souverain musulman (et non pas d’un chef d’État nomade), voir l’Enc. Ir., art. « Bukhara » (part III) ; aussi, l’Encyclopédie de l’Islam, 2e édition, Paris-Leiden, 1954, art. « Mangits » ; M. Holdsworth, Turkestan in the Nineteenth Century : A Brief History of the Khanates of Bukhara, Kokand and Khiva, London, 1959, pp. 3-5 ; Ira M. Lapidus, A History of Islamic Societies, Cambridge University Press, Cambridge, 1988, pp. 427-430. Le titre de amîr al-mu’minîn se trouve sur les monnaies de Mîr Haydar, fils de Shâh Murâd et d’une princesse Janide. Voir aussi Mîr ‘Izzatullâh (fol. 46b), où il décrit et dessine le recto et le verso d’une

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monnaie de Mîr Haydar, et ibid. (fol. 62b-65b), où il donne le résumé de l’histoire de la dynastie régnante en ajoutant l’arbre généalogique de Mîr Haydar du côté paternel (fol. 63a) et maternel (fol. 65a). D’autres chapitres d’une importance comparable pour l’histoire locale concernent la ville de Yârkand, mais aussi Balkh et Khulm, voir Mîr ‘Izzatullâh, fol. 20b-24a, 67a-77a. 30. Mîr ‘Izzatullâh, fol. 56a. L’auteur note l’arrivée à Boukhara, en 1812/1227 (donc l’année précédant son séjour dans cette ville), d’une ambassade officielle de l’émir de Hérat apportant une lettre avec une proposition de coopération militaire contre l’Iran. Traditionnellement, un état d’hostilité quasi permanente existait entre les souverains afghans Dourrani de Hérat et les émirs Mangit de Boukhara. 31. Par exemple, Mîr ‘Izzatullâh, fol. 52a-53a : la liste des officiers ; ibid, fol. 53a : l’explication de l’usage du titre « mîr » et « bay », etc. 32. Mîr ‘Izzatullâh, fol. 65b-66a. Voir Lapidus ( History, pp. 427-428) sur la hiérarchie et l’organisation du milieu religieux dans le khanat de Boukhara. 33. Mîr ‘Izzatullâh, fol. 66a-67a. L’ûdîchî est aussi mentionné au fol. 54b. Le qûsh-bigî était le plus important dignitaire de la cour, voir Meyendorff, Voyage, p. 259-260, et Burnes, Travels, I, pp. 268-270. Burnes appelle ce dignitaire, qu’il avait rencontré lors de son séjour à Boukhara, indifféremment « Koosh Begee », « minister » ou « Vizier », et précise qu’il était d’origine ouzbèke (de la tribu Mangit) et que sa famille détenait l’office pratiquement de façon héréditaire ; son père avait été qûsh-bigî avant lui et il préparait un de ses fils à lui succéder ; voir Burnes, Travels, II, pp. 365. Ce titre apparaît dans les mémoires de Bâbur (Le Livre de Babur, p. 210), à côté de celui de qûshchî, le fauconnier. Voir aussi la traduction anglaise de Bâbur par Beveridge, et particulièrement sa note 3 à la page 278 (Zahiru’d-dîn Muhammad Bâbur Pâdshâh Ghâzî, Bâbur-nâma (Memoirs of Bâbur), transi. A. S. Beveridge, Oriental Books Reprint Corporation, New Delhi, 1979 ; édition originale 1922). Voir aussi Lapidus, History, p. 427 ; Holdsworth, Turkestan, pp. 9, 15. 34. Mîr ‘Izzatullâh, fol. 47b-48a. 35. Burnes (Travels, II, p. 368), précise, pour l’année 1832, que « the greater part of land in the country has been alienated for the support of the religious men and establishments ». 36. Mîr ‘Izzatullâh (fol. 56b), insiste beaucoup sur la piété de Mîr Haydar, qui était, selon lui, un sayyid, un ‘âlim (savant) et un hâfiz (celui qui récite le Coran par cœur) ; il prononçait aussi lui- même le traditionnel sermon du vendredi (khutba) à la mosquée Jâma’ au pied de la citadelle. Mîr ‘Izzatullâh raconte aussi le pèlerinage hebdomadaire à pied que Mîr Haydar faisait chaque mercredi au tombeau de Bahâ’ al-Dîn Naqshband (m. 1389), le fondateur de l’ordre naqshbandî auquel il était affilié (ibid., fol. 55b). Voir Burnes (Travels, II, p. 359), sur Mîr Haydar et sa scrupuleuse observation des préceptes du Coran. Voir aussi Andreev & Čehovič (Ark Buhary, pp. 89-127) sur « la journée d’un émir de Boukhara » ; à comparer avec Mîr ‘Izzatullâh, fol. 54a-55b. Voir Lapidus (History, pp. 427-428) sur le pouvoir des religieux à Boukhara. 37. Dans les sources russes, ottomanes et tatares de Crimée, le nom des Nogaï (ou Noghay) désigne le même peuple que celui que les sources persanes et centre-asiatiques appellent les Mangit. Ce sont à l’origine des tribus turco-mongoles qui avaient fait partie de l’ulûs de Juchî, et qui contrôlaient la région de la Volga inférieure et les régions centrales du Dasht-i Qipchâq (XVe siècle). Au début du XVIe siècle, une partie de ces peuples arriva en Transoxiane et dans le Khwarezm, où ils furent connus sous le nom de Mangit. Il semble que les « Nogaï de Russie », mentionnés par Mîr ‘Izzatullâh, soient les tribus des steppes de la Russie méridionale, certainement mélangées à d’autres et notamment aux Kalmouks. Il semble qu’ils étaient connus alors à Boukhara sous leur appellation passée par l’intermédiaire russe. Mîr ‘Izzatullâh fait la distinction entre ces Nogaï et d’autres tribus nomades des steppes, tels les Kitaï (Khuttâ’î), les Qipchâq, les Qarâ-kalpâk : voir fol. 44b. 38. Mîr ‘Izzatullâh, fol. 45b. Burnes (Travels, I, p. 273), fait une observation similaire, disant qu’en dehors des Ouzbeks qui viennent des différentes parties du khanat, on peut rencontrer à

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Boukhara « the natives of Persia, Turkey, Russia, Tartary, China, India, and Cabool », ainsi que des représentants des tribus telles que celles de « Toorkmuns, Calmuks, Kuzaks ». 39. Enc. Ir., art. « Bukhara » (part III). 40. Mîr ‘Izzatullâh, fol. 51a. 41. Mîr ‘Izzatullâh, fol. 53b. La présence d’une communauté juive centre-asiatique à Boukhara est mentionnée dès le début du XIIIe siècle. A partir du XVIe siècle, Boukhara devient le principal centre des Juifs de l’Asie centrale (tous désignés le plus souvent sous le nom générique de « Juifs de Boukhara »), dont une partie importante était constituée de réfugiés venus de l’Iran safavide. C’est au XVIIe siècle qu’un quartier juif, connu plus tard sous le nom de « Vieux quartier » (mahalla-yi kuhna) fut constitué à Boukhara. Voir l’Enc. Ir., art. « Bukhara » (part VII : « Bukharan Jews ») et son importante bibliographie. 42. Mîr ‘Izzatullâh, fol. 44b. 43. Mîr ‘Izzatullâh, fol. 45b. Pour l’histoire des systèmes d’irrigation de l’oasis de Boukhara, voir A.R. Muhammedjanov, Istorija orošenija buharskogo oazisa (s drevnejših vremen do načala XX v.), Tachkent 1978. 44. Mîr ‘Izzatullâh (fol. 53a-b), note, par exemple, au sujet des impôts que « le revenu de Boukhara vient de trois sources : la terre, la collecte du zakât, et celle de la jîzya sur les non- musulmans. La terre est évaluée selon les règles établies par Amîr Tîmûr Gurkân, et les paiements se font en nature (jins). Il est exigé des cultivateurs entre un dixième et un quart de leur production ». Suivent d’autres précisions sur le zakât et la jîzya. Ces données peuvent être comparées avec celles notées par Burnes (Travels, II, pp. 368-369), où il dit notamment que les marchands paient un quarantième de leur marchandise comme taxe, et les cultivateurs un quart de leur moisson. Cependant, les paysans qui travaillent les terres appartenant à des institutions religieuses doivent payer trois dixièmes, sans que personne ne se plaigne de cet impôt plus élevé. Il y a aussi une taxe sur les jardins, les vergers et les champs de melons qui est payée en argent. On prélève aussi des droits de douane à Boukhara. Voir aussi Holdsworth, Turkestan, pp. 11-13. 45. Mîr ‘Izzatullâh, fol. 57a-b. 46. Mîr ‘Izzatullâh, fol. 46b. Sur les poids et mesures, aux valeurs variables selon l’époque et la région, voir W. Hinz, « Islamische Masse und Gewichte », Handbuch der Orientalistik, Ergänzungsband 1, Heft 1 (1955) (pp. 1-7, pour le mithqâl). 47. Mîr ‘Izzatullâh, fol. 46a-b. Voir aussi chez Burnes (Travels, II, pp. 271-277), le chapitre consacré aux chevaux turkmènes. 48. Mîr ‘Izzatullâh, fol. 59a. Comparer avec Meyendorff (Voyage, p. 271), qui indique que la paye (mensuelle ?) d’un soldat est alors de six talâ, en plus d’un talâ destiné à couvrir le prix du foin, et en plus du grain. Burnes (Travels, I, p. 282), note, en 1832, que, sur le marché des esclaves, on peut acheter un garçon persan pour le prix de trente talâ. 49. Voir Hinz, « Islamische Masse », pp. 16-23. 50. Voir Hinz, « Islamische Masse », pp. 14-15. 51. Mîr ‘Izzatullâh, fol. 44b, pour Samarcande, et fol. 59a, pour Boukhara. 52. Mîr ‘Izzatullâh, fol. 46b-47a, 57b-58a. Sur le rythme saisonnier des caravanes le long de l’axe Inde-Boukhara-Russie, voir aussi Gommans, The Rise, p. 21-25. Sur les noms des différents types de tissus, voir R. G. Mukminova, Očerki po istorii remesla v Samarkande i Buhare v XVI veke, Tachkent, 1976, pp. 45-78, en particulier les pages 62-69 sur la production des chintz (chît) en Asie centrale ; W. Floor, « Economy and Society : Fibers, Fabrics, Factories », dans C. Bier, ed., Woven from the Soul, Spun from the Heart. Textile Arts of Safavid and Qajar Iran, 16th-19th Centuries, The Textile Museum, Washington D.C., 1987, pp. 20-32, en particulier les pages 25-28, pour une liste descriptive des textiles en soie, en coton (le chintz, p. 26) et en laine qui étaient manufacturés, en Iran, vers le milieu du XIXe siècle. Voir aussi Mîr ‘Izzatullâh (fol. 57a), sur les habits déjà faits et les tissus utilisés pour leur fabrication.

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53. Mîr ‘Izzatullâh, fol. 58b. L’udrus est une étoffe en soie fabriquée à Boukhara, décrite ainsi par Burnes (qui pense cependant que l’udrus n’est pas exporté) : « a mottled garment of silk, (...) made of the brightest colours, and which would be intolerable to any but an Uzbek »(Travels, I, p. 275), et : « The silk is wound and manufactured at Bokhara into a stuff called "udrus", of a mottled colour, red, white, green, and yellow, which is the fashionable and most expensive dress in Toorkistan (...). It is woven by the Mervees, now settled in Bokhara » (ibid., II, p. 439). Mîr ‘Izzatullâh (fol. 57a), précise que l’udrus était porté par les militaires, et que c’était un vêtement licite (mashru’). Pour l’alâcha, voir Mukminova, Očerki, p. 51-53 (en Asie centrale), et Floor, « Economy », p. 25 (en Iran). 54. Mîr ‘Izzatullâh, fol. 58b. Comparer avec la liste des marchandises indiennes donnée par Bâbur (Le Livre de Babur, p. 168) : des esclaves, des cotonnades, du sucre candi, du sucre raffiné et des plantes médicinales (ou : racines aromatiques, aromatic roots, dans la traduction de Beveridge, Bâbur-nâma, p. 202). Voir aussi Holdsworth, Turkestan, pp. 15-20. Sur le chît-i hindi ou qalâmkâr, voir Mukminova, Očerki, p. 67, et Floor, « Economy », p. 26. 55. Mîr ‘Izzatullâh, fol. 58b. 56. Mîr ‘Izzatullâh (fol. 58b), utilise le mot hindoustani paṭ’ka (paṭ’kâ) pour désigner la ceinture. Le paṭ’kâ est un long et large morceau d’étoffe porté autour de la ceinture, ou sur une épaule pour montrer son rang (également par les femmes), mais utilisé aussi parfois pour être noué sur le turban. Voir aussi Floor, « Economy », p. 28. 57. Sur les marchands indiens à Orenbourg et la circulation de la roupie, voir Gommans, The Rise, p. 28-29. 58. Le prix est d’un talâ par mois pour le logement en plus du prix de la jîzya versée au souverain, Mîr ‘Izzatullâh, fol. 51a, 53b. Burnes consacre plusieurs paragraphes aux Indiens (« Hindoos ») présents à Boukhara. Il estime qu’ils sont environ 300 personnes, pour la plupart de Shikarpur. Ils paient la jîzya qui varie de « quatre à huit roupies ». Burnes fait aussi la liste des choses qui sont interdites aux Indiens, notamment d’ériger des temples, d’acheter des esclaves femelles et de faire traverser l’Amou Darya à leurs familles, ainsi que l’obligation de porter un vêtement distinct. Pourvu qu’ils se conforment à ces règles, les Indiens vivent tranquillement à Boukhara ; voir Burnes, Travels, I, 284-286. Les marchands de Shikarpur sont surtout connus pour avoir pratiquement monopolisé le commerce caravanier avec l’Iran du Sud (le Balûjistan, le Kirmân), voir Encyclopédie de l’Islam, 1re édition, Paris-Leiden, 1913-1938, art. « Shikârpûr ». D’autres grands caravansérails de Boukhara sont mentionnés : Sarây-i Tamâkû, Sarây-i Nughâ’î. 59. 59. Cependant la roupie avait cours sur les marchés de la Russie, et notamment à Orenbourg. Quant au bas prix de l’or, la situation devait être assez récente, car, jusqu’au début du XIXe siècle, c’était surtout l’Inde qui approvisionnait en or les marchés de l’Asie centrale, cf. Gommans, The Rise, p. 28-29. Mîr ‘Izzatullâh (fol. 53b) met en garde ceux qui auraient l’idée d’apporter de l’or à Boukhara dans l’espoir de pouvoir le changer plus avantageusement que des lettres de change.

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Trade relations between Central Asia and Kashmir Himalayas during the Dogra period (1846-1947)

K. Warikoo

1 Notwithstanding the great mountain barriers of Hindu Kush, Karakoram, Kuen Lun and Western Himalayas, there existed overland trade links between India and Central Asia since ancient times which in turn exerted strong influence on the socio-economic developments in both the regions. The caravan traders acted as the medium of exchange of art, culture, ideas and technology thereby assisting in the process of urbanisation. So much so, many areas along the trade routes became famous for their specific products. For instance, Khotan was famed for jade, carpets and silken fabrics and hemp cords. Bukhara was noted for its carpets; Badakhshan for lapis-lazuli and rubies; Tibet for musk and pashm wool; Turfan for pashm wool and Kashmir for its saffron, fine shawls and calligraphed books. In short, these areas developed into important trading centres in this east-west trade which was carried through the «Silk Route». Due to its geographical proximity to Central Asia and linkage with the Silk Routes system, Kashmir acted as an important transit emporium in the bilateral Indo- Central Asian trade. This paper seeks to analyse the extent and pattern of commercial exchanges that took place between India and the Central Asian region of Bukhara, Kokand, and Turkestan (excluding Eastern Turkestan or region of China) through Kashmir and Ladakh during the Dogra rule, i.e. from 1846 till 1947 when India became independent and started a new phase of relations with Central Asia free of past colonial legacy.

2 Kashmir’s trade connection with Central Asia was indirect as the two sides had no common border. Whatever commerce was conducted was through the circuitous and difficult mountainous trade routes which passed through Ladakh and Chinese Turkestan on the one side and Chitral and Pamirs on the other. Traders from Kashmir and Punjab hills would prefer to traverse the Srinagar-Leh-Yarkand-Kashghar-Kokand route for their trade and other dealings in Central Asia, mainly because it was safe from robberies and political turmoil. Such was the safety of this route that in the event of

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unfavourable weather or death of ponies, traders would march to a safe place leaving behind their goods which were fetched after the climate became favourable or substitute transport became available.1 That is why wealthy Central Asian Kashghar pilgrims and merchants, who carried considerable amount of gold and silver preferred this route to that via Bukhara-Afghanistan-Punjab because the latter side was comparatively risky.2 Those traders who conducted small business in Chitral, Gilgit, Hunza, Nagar, Skardu etc. thus bypassing Leh and the valley of Kashmir, used other mountainous tracks – Ferghana-Kashghar-Tashkurghan-Hunza-Gilgit, Bukhara-Kabul- Chitral-Peshawar, Ferghana-Pamirs-Chitral. As regards the volume of Indian trade with Central Asia via the above noted channels, it was considerably lesser in value than what passed through Punjab-Afghanistan-Central Asia or the Bombay-Batum sea routes. 3 With the Anglo-Russian rivalry in Central Asia gaining intensity during the second half of nineteenth century and the imposition of curbs on Indian imports by the Russian authorities in Central Asia, the Kashmir-Kashghar-Kokand route was further relegated to a secondary position so far as Indian trade with Central Asia was concerned. But the fact remains that the overland trade routes between India and Central Asia were important channels of communication between the two sides before the discovery of sea routes.

Exports to Central Asia

4 The Caravan trade through Kashmir was handled by pedlars and trading agents either individually or collectively. Central Asian imports comprised Indian tea, indigo, muslin, brocades, spices, indigenous medicines, Kashmir shawls, books, coral etc., which were quite popular among the people of Central Asia. But for the direct export of its shawl products and books to Central Asia, Kashmir’s involvement in the Indo-Central Asian trade was limited to being a transit station for the transmission of Indian goods through the Leh-Yarkand route.

Shawls

5 Shawl, which signifies an intricately woven and embroidered dress material made of fine wool, continues to be one of the celebrities of Kashmir. Used as a body covering, scarf or a turban, the shawl formed the attire of the kings, queens and the nobility. Shawls were popular among the nobility and affluent sections of society in Europe and also in Central Asia. Till early twentieth century there existed a tradition among the Central Asian ruling nobility to present Kashmir shawls to an honoured guest or to any superior in rank and authority as the mark of esteem. Central Asia which maintained close commercial ties with Russia acted as a transit station in the forward transmission of Kashmir shawls to markets in Russia, Persia and Constantinople. Whereas Kashmiris went as far as Orenburg to trade their goods, merchants and trading agents from Central Asia, Persia etc., used to come personally to Kashmir for making on the spot purchases of shawl goods.3 An ‘Abd al-Karim of Bukhara, who visited Kashmir twice during the late eighteenth century, was witness to several Kashmiri traders travelling from Kashmir to Ladakh to sell their packages of shawls in Central Asia.4 When Moorcroft visited Kashmir in 1820, he saw numerous merchants of Turkestan, Kabul and Persia getting shawl goods prepared in Kashmir in conformity with the

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requirements of their customers.5 According to Moorcroft the demand for shawls in Russia was great at that time and a big trading house in Yarkand had sent its representative to Kashmir for the sole purpose of purchasing shawls suited to the Russian market.6 It is also corroborated by Meyendroff who accompanied the Russian mission of De Negri to Bukhara in 1820. Meyendroff was informed by a Kashmiri trader in Bukhara that about 2000 Kashmir shawls were exported to Russia each year.7 Shawl trade of Kashmir was the chief attraction not only for Central Asian merchants but also for the Russian trading circles. This is evident from the despatch of a mission under Aghâ Mehdî Rafailov to Kashmir by the Russians (in 1808 and 1820) for exploring the possibility of establishing a free and regular commercial intercourse of Ladakh, Kashmir and Punjab with Central Asia and thence with Russia.8 That Aghâ Mehdî, who was an established shawl trader, actually imported several loads of dyes, mordants and samples of dyed woollen fabrics in several designs for introducing the same in Kashmir’s shawl industry, points to the keen Russian interest in promoting the shawls trade.

6 Kashmir shawls used to be exported to Central Asia and therefrom to Russia mainly during the first half of the nineteenth century, after which such trade dropped in value considerably. Bukhara had developed into a main transit centre receiving shawls from the direction of Kabul and forwarding them for consumption in Russia. Such trading was further facilitated by the settlement of a large number of Kashmiri artisans and traders in Kabul, Peshawar, Lahore and . 7 Burnes estimated that 120 to 300 pairs of Kashmir shawls made of finest texture were annually exported to Russia through Central Asia.9 Kashmiri embroiders are even reported to have been travelling long distances to Russia for assessing the actual requirements of their Russian customers and also to alter the designs of their shawl goods in accordance with the tastes of shawl buyers.10 Kashmir shawls reached the Central Asian markets through the Srinagar-Amritsar-Kabul route as well. According to an authoritative estimate, shawls worth 12,30,000 Indian rupees were annually exported from Kashmir to Amritsar.11 According to another eye-witness account, the Bukhara authorities used Kashmir shawls in khilat and as presents to the foreign dignitaries and Russian authorities in Central Asia.12 However, the export of Kashmir shawl goods to Central Asia and onwards to Russia declined considerably towards the end of nineteenth century. This was due to, firstly, Russian restrictions on Indian imports into Central Asia, secondly, extermination of khoja rule in Chinese Turkestan in 1877-1878 and restoration of Chinese authority and, thirdly, general decline in demand for Kashmir shawls in Europe after the introduction of manufactured imitations from British industries.

Tea

8 The people of Central Asia harboured a special linking for Indian tea, which explained the increasing export of this commodity from India to Central Asia via Punjab-Kabul- Bukhara and Kashmir-Kashghar-Kokand overland trade routes. A considerable portion of this trade was later diverted to the Bombay-Batum sea route after the extension of Russian railways to Central Asia. There is sufficient ground to believe that a part of the tea exported to Chinese Turkestan from India found its way to Central Asia from Kashghar. When in the years 1887-1888 the Chinese authorities imposed severe

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restriction on the import of Indian tea for use within Sinkiang via Leh-Yarkand route, the traders from Central Asia came personally to Leh to purchase tea for consumption in their markets.13 This was because of the fact that the Chinese authorities in Sinkiang had imposed no such curbs on the Andijani traders if they imported Indian tea via Leh- Yarkand route but only for sale within Russian parts of Central Asia. During the year 1889-1890 Indian tea worth 37,500 rupees was imported into Chinese Turkestan from Leh, which was exclusively meant for Central Asia.14 The Chinese would detail a force to accompany such Central Asian traders carrying Indian tea up to the frontier at Irkishtam to ensure that no part from such consignments was sold in Chinese territory on the way.15 This trade soon assumed considerable proportions. In 1890 the Russian customs authorities at Osh collected a revenue of 30,000 rubles on account of the duty levied on Indian tea imported via the Kashmir-Kashghar route.16 The export of Indian tea to Central Asia via the Kashmir route declined to insignificant level towards the end of nineteenth century.

Indigo

9 Apart from its export to Central Asia via Kabul-Bukhara route, indigo found its way to Chinese Turkestan from India via Kashmir. A fraction of this dye was later re-exported to from Kashghar. Macartney, the British Consul at Kashghar, reported in early 1895 that a large quantity of indigo imported into Chinese Turkestan via Kashmir was being exported to Russian Turkestan via Osh.17 As per the data collected by the Russian Consulate at Kashghar 1500 rubles worth indigo and 1000 rubles worth aniline dye were exported to Russian Turkestan from Kashghar during the year 1915.18 Such exports of indigo to Russian Turkestan via long and indirect India- Kashghar route reached the high point of 52,500 rubles during the year 1916.19 But the import of indigo into Central Asia from India via Kashmir-Kashghar route remained far below the level of Indian exports of Indigo to Chinese Turkestan.

Coral

10 A steady and sizeable demand for coral ornaments among the Central Asian was responsible for increased export of the coral beads to Russian Turkestan from India via Ladakh and Chinese Turkestan. Though coral was equally popular amongst the people in Ladakh, Tibet and Chinese Turkestan, its export to Sinkiang registered a sharp increase only after the bilateral Russo-Sinkiang trade was put on a regular and firm footing as a result of the signing of St. Petersburg Treaty in 1881. This facilitated the export of coral to Chinese Turkestan from India for re-export to Central Asia. Since the Russian authorities had imposed a duty of 4 to 5 rubles per lb of coral imported into Russian Turkestan20 as part of their policy to restrict Indian exports to that area, smuggling of coral into Ferghana through the mountain passes of Irkishtam and Osh flourished. About half of the total quantity of coral imported into Russian Turkestan was estimated to have been smuggled.21 As per the data available with the Russian Consulate in Kashghar about 40,000 rupees were collected by the Russian Customs House as duty on coral worth about 100,000 rupees exported to Russian Turkestan from Kashghar in the year 1901-1902.22 Similarly 21,600 rubles were collected as duty on this item of trade alone during the year 1904-1905.23 In view of the high duties realised by the Russian Customs authorities and the consequent smuggling of coral into Russian

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Turkestan coral export to Central Asia from India via Kashghar was actually more than what was recorded at the Russian Consulate in Kashghar. Coral exports to Chinese Turkestan were unusually large in the years 1893 to 1908 after which an abrupt depression followed possibly due to increased supplies directly from Russia. Coral worth 23,16,949 Indian rupees was exported from India to Chinese Turkestan via Kashmir-Kashghar route during this period. It would be safe to assume that on an average half of the coral exported to Chinese Turkestan found its way to the markets in Central Asia. All such coral trade was entirely in the hands of British Indian traders who found it both profitable and easy to transport. This coral was imported from Italy into India from where it was re-exported to Central Asia. Despite such heavy odds as the restrictive duties imposed by the Tsarist government and the circuitous and hazardous nature of the Leh-Yarkand-Kashghar-Ferghana route, coral exports from India to Central Asia flourished for more than a quarter of century.

Indian imports from Central Asia via Kashmir

11 Indian traders who conducted their business with Central Asia found it lucrative to send their sale proceeds back to India in the form of gold coins and rubles. There was no other alternative product in Central Asia that could have been imported by these traders for resale in India. However, Russian made cotton goods, Bukharan and Kokandi silks also reached the markets of Ladakh and Kashmir.

Bukharan and Kokandi gold coins

12 Precious metals like silver ingots and coins, gold in dust and coins were traditional items of import into Kashmir from Chinese Turkestan. Several factors were responsible for such import. Firstly, the Central Asians had much less to offer in exchange for the manufactured goods exported there by the Indian traders who found it convenient to import bullion as one of the means of transferring their sale proceeds back to India. Secondly, the hazardous journey over the high altitude and tedious Leh-Yarkand route made it incumbent upon the traders to carry such goods as were light and easy transportable. Thirdly, the Central Asian Kashghar pilgrims who annually travelled through India en route to Mecca brought sufficient quantities of bullion for meeting their travel and other expenses. However, the quantum of gold imports into India via Ladakh and Kashmir varied in accordance with the nature of political and economic conditions prevailing in Central Asia from time to time. During the first half of the nineteenth century tilla (gold coins) of Bukhara and Kokand flowed into Ladakh and Kashmir almost regularly. But with the extension of Russian control over the Central Asian Khanates this trade was seriously disrupted.

13 Since the gold coins of Bukhara and Kokand were abundantly available in Kashgharia mainly due to the free movement of Kokandi, Andijani, Bukharan, Kashghari and Yarkandi traders throughout Central Asia, these were consequently imported into Ladakh from the direction of Yarkand. All such coins were sold as merchandise rather then used as coins. From 1883 onwards the import of gold coins and dust registered a sharp increase which was due to the arrival of Shikarpuri merchants from Bukhara and other Central Asian towns via Kashghar-Yarkand-Leh caravan route. These traders, whose money-lending activities had been strictly restricted by the Russian authorities

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in Central Asia, were forced by the changed conditions there to return to India. So they brought their accumulated capital and profits earned during their long stay in Central Asia in the form of gold coins and dust. Due to such increased imports prices of gold fell in Kashmir.24 This phenomenon continued till 1900 from which year onwards the Russian gold and paper rubles substituted the earlier form of bullion imports.

Russian Currency

14 Russian currency began to occupy an important place in the Indian imports from Chinese Turkestan towards the end of the nineteenth century. The tendency of Indian traders to transmit their earnings in Kashgharia to India in the Russian currency continued subject to minor fluctuations till 1919 when the British authorities in India prohibited such imports. Several factors like easy availability of Russian rubles in Chinese Turkestan due to increased earnings from Sinkiang’s exports to Russia, the advantageous position held by rubles vis-à-vis the local Chinese currency in exchange value and the British Indian policy to restrict import of hemp drug into India by imposing high taxes on the same, were collectively responsible for the increased import of Russian rubles into India. The quantity and value of this import altered with the change in the overall trade climate brought in by any shift or alteration in any of the above noted operational factors.

15 The raw materials exported from Chinese Turkestan to Russia via Ferghana were paid back in Russian manufactured goods and rubles. Since Sinkiang’s exports to Russia far exceeded the imports from that end, the balance was met by ruble payments. As a result of the conclusion of the St. Petersburg Treaty in 1881, the Russo-Sinkiang trade scaled new heights thereby ensuring a regular and abundant supply of Russian rubles in the markets of Kashgharia. 16 The year 1897 appears to have been a cut-off point when the Russian currency began to be imported into India as a trade commodity. During that year rubles worth about 85,000 rupees were remitted to Bombay from Kashghar.25 But for the temporary periods of depression such import went on rising in value till it scaled the new heights of about six million rubles in the year 1919-1920.26 17 Then came a sudden halt to this trading in Russian gold and paper currency as a result of the British prohibition imposed on any ruble imports into India as part of their anti- Bolshevik campaign. Even the possession of the ruble by any Indian would invite punishment. In the beginning only the Russian gold rubles were in demand with the Indian traders who sold them to the jewellers for making gold ornaments. During the period from 1901 to 1916 such gold coins were imported in considerable quantities through the Yarkand-Leh caravan trade route. Besides, the Central Asian pilgrims desirous of making a hâj pilgrimage through India brought in sufficient quantities of gold coins to meet their expenses, thus ensuring a regular supply of Russian bullion to the Indian market. But when the Russian government introduced effective measures to encourage dealings in paper rubles and to check the outflow of gold currency, the Indian traders operating in Kashgharia found themselves lured by the facilities offered. At least four lakh of rupees worth rubles were delivered by the Indian traders to the Russo-Asiatic Bank and the Russian Post Office at Kashghar during the year 1910-1911, for remittances to India by drafts or money orders.27 Though no official estimate of the actual value of paper rubles imported through these channels is available, it is certain

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that the import of Russian currency into India far exceeded the estimates as shown in the annual Ladakh Trade Reports. An idea of this trade can be had by the fact that about 3 million rubles were deposited in the government treasuries at Srinagar and Leh in a short period of the first three months of the year 1920.28 Russian rubles worth 80,00,000 Indian rupees were imported into India from Chinese Turkestan through Kashmir during the period 1897 to 1919. This trade dropped to the lowest point in 1920 as a result of the British prohibition on such trading. The British feared that Russian rubles could be used in fomenting anti-British agitation in India. However, these ruble imports into India were a result of the depression in the export trade of Chinese Turkestan which did not possess the capacity to supply alternative goods to India. The ruble trade was in no way a part of any direct trade dealings between India and Central Asia.

Silk Cloth

18 Fine silk cloth made in Bukhara, Kokand and Andijan reached Ladakh, though in small quantities, through its trade route with Chinese Turkestan. Among such silk imports may be listed soft thin silken handkerchiefs known as rumal produced in Bukhara, darua, a mixture of cloth and silk in various coloured designs and shahi, fine silk cloth both made in Kokand and Russian made silks like zarbaf-i-kalab (imitation brocades), silk velvets and satin. There was a spurt in the value of such imports from Yarkand during and after the year 1883. This was due to the fact that Kokandi and Andijani traders coming to Ladakh to buy Indian tea for consumption within Central Asia brought along with large quantities of silk cloth for sale. Thus 1374 pieces of shahi silk worth 6,870 rupees were brought into Leh during the year 188329 as against worth 790 rupees only in the previous year.30 However, import of this commodity declined in value from 1890 onwards. As against such small imports of Central Asian silk cloth into Kashmir, Indian silk goods like brocades, velvet, satin etc. used to be exported to Chinese Turkestan and thence to Central Asia in greater quantities. The import of Bukharan and Kokandi silks into Ladakh and Kashmir was not only insignificant in value but also irregular and fluctuating. Such import was only due to the Kokandi and Andijani traders and pilgrims who brought this commodity for sale in Ladakh during their personal visits to that quarter.

19 It is worthwhile to record here that in 1881 a small quantity of ten seers of silkworm eggs valuing 1600 Indian rupees reached Kashmir through the traditional Yarkand- Ladak trade route for use in the valley. The extensive damage to the Kashmir silk industry as a result of the spread of the silkworm disease in 1878 must have induced some enterprising Kashmiri trader to import silkworm eggs from Yarkand where these were abundantly available due to large supplies that came from Central Asia. A few years later in early 1890, five seers of Bukharan silkworm eggs of high quality were imported into Kashmir through the medium of Government of India and the British Agent in Kabul, Lt. Col. ‘Atâ Allâh Khân. Though such import was too small in quantitative terms, it was sufficient for introducing high grade Bukharan silk in the Kashmir filatures. 20 Since the territories of Central Asia and Kashmir were not coterminous, no direct trade was possible between the two regions. Whatever commerce was transacted was through Punjab, Afghanistan or Chinese Turkestan via difficult and circuitous Srinagar-

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Punjab-Afghanistan-Bukhara and Leh-Yarkand-Kashghar-Kokand routes. Due to such geographical factors this trade was subjected to numerous inhibiting influences like the state of unstable political conditions in the Central Asian Khanates and the hazardous nature of the mountainous trade routes. This trade was just an extension of the traditional and well established Kashmir-Kashghar trade. It also came under the influence of the overland Russo-Kashghar trade. This was particularly so when the influx of Russian gold and paper rubles into Chinese Turkestan increased and when the Shikarpuri traders in Central Asia returned to India via Kashghar carrying with them their earnings in the form of gold after the Russian authorities imposed restrictions on their business activities. The Indo-Central Asian trade became the casualty of the Anglo-Russian rivalry over Central Asia. The British success in adopting various measures in Kashmir for promoting Indian trade with Chinese Turkestan was undone by the steps taken by the Tsarist administration for keeping British goods away from the Central Asian markets. Under such circumstances there existed only small trade dealings between Kashmir and Central Asia particularly in indigenous products of India like spices, tea, indigo, books, shawls, brocades etc. which maintained steady demand among the Central Asians and the occasional import of Russian currency. The disturbed conditions in Central Asia in the period soon after the Bolshevik revolution adversely affected the movement of trade between Central Asia and Kashmir, which was already irregular and insignificant. With the state take-over of private trade in former Soviet Russia, little scope was left for Indian trade with former , which was solely operated through the medium of private traders. The restrictions imposed by the British on exports of essential commodities like cloth, leather etc. from India to Central Asia during the height of Anglo-Soviet tensions, also inhibited the development of this trade. In short, whatever little commercial connection existed between Central Asia and Kashmir dwindled to a small trickle in the wake of October revolution in Russia. These relations, however, were revived on a national plane after India gained independence.

NOTES

1. K. Warikoo, Central Asia and Kashmir: A study in the Context of Anglo-Russian Rivalry, New Delhi, 1989, p. 56. 2. Ibid. 3. Ibid., p. 62; G. Forster, A journey from to England, London, 1798. Vol. 2. p. 20. 4. Charles Schefer, ed. and tr., Histoire de l’Asie Centrale par Mir Abdoul Karim Boukhary, Paris, 1876, p. 223. 5. Moorcroft to G. Swinton, 12 November, 1822. See Foreign Political, 10 October 1823, 29 (National Archives of India). 6. Ibid. 7. Cited in David N. Druhe, Russo-Indian Relations, 1466-1917, New York, 1977, p. 102. 8. For further details on Aghâ Mehdî’s mission see K. Warikoo, op. cit., pp. 5-13. 9. A. Burnes, Travels into Bokhara (1831-1833), London, 1835. Vol. 2. p. 435.

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10. Ibid. 11. R. H. Davies, Report on the Trade and Resources of the Countries on the North Western Boundary of British India, Lahore, 1862, p. 72. 12. Nazir Ibrahim Khan, Account of a Journey to Bukhara in 1869-1870 See Foreign Political B., November 1871. 31 (National Archives of India). 13. Ladakh Trade Report, 1888-1889. 14. Ladakh Trade report, 1889-1890. 15. Note on Leh Trade Report, 1893-1894, by Macartney dated 16 March 1895 (National Archives of India). 16. Macartney to N. Elias dated Kashghar 8 February 1891. See Foreign. Sec. F. Sept. 1891. 176-77 (National Archives of India). Turkestanskiye Vidomosti 9 (21), 13 (25), 16 (28) October 1894. 17. Note on Leh Trade Report, 1893-1894, by Macartney dated 16 March 1895. 18. Indo-Yarkand Trade Report, 1915-1916, by Macartney. 19. Report of Trade of Eastern Turkestan with China, Russia and India, 1916-1917, by Macartney. 20. Macartney to Resident in Kashmir, 31 March 1902. Foreign Frontier A. January 1904. 137-144 (National Archives of India). Report on Indo-Yarkand Trade via Ladakh, 1907-1908, by Macartney. 21. Report on Trade with Chinese Turkestan, 1897-1898, by Macartney. 22. Macartney to Resident in Kashmir, 31 March 1902. 23. Report on Indo-Chinese Turkestan Trade, 1904-1905, by Macartney. 24. Ladakh Trade Report for 1890-1891. 25. Report on Trade with Chinese Turkestan for 1897-98, by Macartney. 26. Ladakh Trade report for 1919-1920. 27. Foreign-Frontier B. 8 October 1911. 57-58 (National Archives of India). 28. Ladakh Trade Report for 1919-1920. 29. Ladakh Trade Report for 1883. 30. Ladakh Trade Report for 1882.

AUTHOR

K. WARIKOO

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Dossier. Inde-Asie centrale : routes du commerce et des idées

De l’architecture à la musique

NOTE DE L’ÉDITEUR

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La genèse centre-asiatique des minarets indiens

Galina Pugačenkova

1 Le minaret, une tour auprès de la mosquée, d’où le muezzin appelle les croyants à la prière, est un élément spécifique de l’architecture islamique. La forme des minarets varie selon les pays, car elle est liée aux formes de l’architecture militaire et en particulier des tours. Aussi le minaret de la Giralda à Séville, celui d’Ibn-Tulun au Caire et le minaret Kalan à Boukhara sont-ils extrêmement différents, bien que leur fonction soit la même.

2 Le Mawarannahr a connu dès les Xe-XIIe siècles un type de minaret propre, une tour ronde, s’amincissant vers le haut, couronnée d’une lanterne à arcatures couverte par une petite coupole-qubba. On le retrouve dans les mosquées Char-Sutun à Termez, Burana à Balasaghun, à Uzgend, à Boukhara (minaret Kalan), à Vabkend1. Dans leur décor règne la brique cuite, leurs fûts sont répartis en bandeaux, faisant alterner maçonneries simples et ornées de dessins géométriques « girih », avec parfois des inscriptions coufiques. Le minaret et sa lanterne sont couronnés d’une corniche à stalactites saillantes, en briques cuites. 3 À la même époque, au sud du Mawarannahr, à la frontière des régions médiévales du Tokharestan et de Chaghanyan, près du village de Jar-Kurgan, furent bâtis une mosquée et un minaret. L’inscription porte la date de 505 de l’Hégire (1110) et donne le nom de l’architecte, ‘Alî b. Muhammad al-Sarakhsî2. Le Tokharestan étant à cette époque sous la domination des Turcs seljoukides, ce minaret constituait une sorte de « tour de victoire » en même temps qu’il avait une fonction religieuse. Pour le bâtir, on envoya le maître-maçon ‘Alî b. Muhammad qui venait des domaines turkmènes de Sarakhs, la grande ville de l’est du Khorassan (ruines aujourd’hui sur la frontière irano-turkmène). 4 Le minaret de Jar-Kurgan, différent de ceux du Mawarannahr (y compris celui de la mosquée Char-Sutun à Termez, proche de lui géographiquement et chronologiquement), suit les traditions architecturales du Khorasan. Son fût, aminci vers le haut et couronné par une corniche de stalactites sur laquelle se trouvait la plate- forme pour les muezzins, repose sur une base octogonale. La construction originelle

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comportait deux autres cylindres superposés, le dernier de petite dimension, l’un et l’autre aujourd’hui disparus, mais l’existence du deuxième est attestée par le dessin d’un peintre russe de la seconde moitié du XIXe siècle.

Minaret de Jar-Kurgan.

5 Contrairement à la tradition architecturale du Mawarannahr, le fût du minaret de Jar- Kurgan est rythmé par des demi-colonnes gaufrées, que couronnent une arcature et une corniche de stalactites. Les murs gaufrés sont typiques de l’architecture préislamique du Khorassan et, en partie, du Khorezm ; on en voit dans le décor des kûshk (châteaux du haut Moyen Age) dont les vestiges jalonnent le Turkménistan du Sud, se rencontrent rarement en Karakalpakie et une seule fois à Termez3. On les retrouve également dans l’architecture de l’Asie centrale des périodes postérieures : ainsi les murs des caravansérails du XIe siècle de Rabat-i Malik sur l’ancienne route de Boukhara à Samarcande, et Akcha Kala dans les Karakoums. 6 Les deux minarets bâtis par les Ghaznévides Mas‘ūd III et Bahrâm à Ghazna rappellent celui de Jar-Kurgan. De fait, ils furent construits à la même époque et dans le même but, près d’une mosquée aujourd’hui disparue, comme « tours de victoire », bien que la vaillance des deux Ghaznévides ne fût pas éclatante. Ces minarets adoptent la même composition en étoile avec les pans qui se coupent à angle droit. Seul subsiste l’élément du bas, mais une ancienne gravure nous en montre un second4.

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Tour de Mas‘ūd III à Ghazna.

7 À partir de là, le type du minaret à trois éléments que l’on a évoqué se répand de plus en plus au sud-est. À soixante kilomètres de Hérat, dans les montagnes, à la jonction de trois gorges, se dresse le majestueux minaret de Jam, construit sous le règne de Ghiyâth al-Dîn Muhammad ibn Sâm, pour commémorer une glorieuse bataille. Ce minaret comporte désormais quatre éléments au lieu de trois, amincis vers le sommet, richement décorés de motifs géométriques et épigraphiques disposés verticalement sur l’élément du bas et en bandeaux horizontaux sur les trois autres5. 8 On continue à élever des minarets aux siècles suivants. Mais désormais ils ne sont plus jamais uniques et tantôt se dressent aux angles de la mosquée, tantôt encadrent le portail principal, tantôt encore couronnent par paires l’iwan de la cour. De plus, ils peuvent entrer dans la composition de bâtiments profanes et, reprenant leur fonction préislamique de tours, flanquent le portail d’un palais (Ak Saray à Shahr-i Sabz) ou les angles des madrasa. C’est autour d’eux que s’organise l’ensemble des bâtiments non cultuels, bien que leur forme même répète la typologie originelle. Parmi les modèles les plus éclatants, celui de Hérat à l’époque timouride : au XVe siècle, une épouse de Shâhrûkh, Gawharshâd, y fait bâtir une masjid-i jum’a (mosquée du vendredi) et une madrasa, et le sultan Husayn Bâyqarâ une autre madrasa. Les minarets jouent un rôle important dans la composition de ces bâtiments : ils gardent toujours trois éléments mais le gaufrage des murs disparaît au profit d’un revêtement en carreaux, en briques glaçurées, en maïolique et en mosaïque, alors en plein épanouissement. Leur ornementation colorée couvre richement la surface des fûts et les corniches des minarets6. 9 Le minaret Qutb-Minar à Delhi symbolise les progrès de l’islam dans l’Inde déjà conquise depuis longtemps par les Ghaznévides. C’est Qutb al-Dîn qui le fit construire au début du XIIIe siècle (1231), à côté du temple vichnouïte entre-temps transformé en

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mosquée. Il comprend cinq éléments, imite la composition du minaret de Jam, mais ses parois présentent des demi-colonnes et des demi-pilastres, comme celui de Jar-Kurgan et les tours de victoire de Ghazna, et des bandeaux portant des inscriptions d’une calligraphie raffinée et des corniches-stalactites très ouvragées. Avec ses 70 mètres, c’est l’un des plus grandioses du monde islamique7. 10 En Inde, beaucoup de mosquées furent dotées de minarets, surtout à l’époque des Grands Mogols. On y élabora de nombreuses variantes des minarets à trois éléments. Par exemple, celui de la grande mosquée du vendredi à Delhi (1644-1658), dont chaque élément présente des pans gaufrés8. La construction de tours décoratives en forme de minarets, à l’angle des mausolées, se répand et le minaret, perdant sa fonction religieuse, devient un simple élément architectural. Le mausolée d’I’timâd al-Dawla (1622-1628) est flanqué de lourdes tours octogonales couronnées de pavillons également octogonaux9 ; celui de l’empereur Akbar (terminé en 1613) possède des minarets traditionnels à trois éléments gaufrés10. Les minarets à trois éléments d’un chef-d’œuvre de l’architecture mondiale, le Taj-Mahal à Agra (1615-1632), ne sont plus liés au corps du mausolée et s’élèvent aux quatre angles du piédestal en pierre qui l’entoure. Son unique fonction consiste à organiser l’espace autour du tombeau central. Ses éléments sont lisses et c’est la parfaite maîtrise du travail de la pierre du revêtement qui en constitue l’unique décoration11. Il est à noter que des architectes et des artistes venus de Samarcande, Boukhara, Chiraz, Bagdad et de la Syrie ont participé à la construction et à la décoration du complexe monumental du Taj-Mahal, avec des Indiens, et sous la direction de l’architecte Ustâd-’Isa, que certaines sources présentent comme indien et d’autres comme iranien. 11 Ainsi le minaret, une des formes architecturales dont la composition générale aussi bien que la décoration architecturale furent élaborées dans le Khorassan, gagna progressivement l’Inde où il s’enrichit de nombreuses variantes avant de trouver son interprétation propre.

NOTES

1. V. A. Šiškin, Minaret i Mečet’ Čar-Sutun v Razvalinah Starogo Termeza, Tachkent, 1945, p. 99 ; A. Bernštam, Arhitekturnye Pamjatniki Kirgizii, Moscou, 1950, p. 40 ; V. A. Nil’sen, Monumental’naja Arhitektura Buharskogo Oazisa, Tachkent, 1956, p. 83. 2. M. E. Masson, Minaret i Mečet’, Postroennye k Severu ot Amudar’i p° Utverždennomu Sel’žukidom Sandzarom Proektu, Achkhabad, 1975 ; Z. A. Aršavskaja, È. V. Rtveladze, Z. A. Hakimov, Srednevekovye Pamjatniki Surhandar’i, Tachkent, 1982, p. 70 ; G. A. Pugačenkova, Puti Razvitija Arhitektury Južnogo Turkmenistana pory Rabovladenija i Feodalizma, Moscou,1958, p. 131. 3. G. A. Pugačenkova, Novoe po Arhitekture Srednevekovogo Merva, Trudy Jutakè, t.12, Achkhabad, 1963, p. 227. 4. J. Sourdel-Thomine, « Deux minarets d’époque seljoukide en Afghanistan », Syria, 1953, p. 108. 5. E. Maricq et G.Wiet, Le minaret de Djam. Mémoires de la Délégation archéologique française en Afghanistan, t. 16, Paris, 1959.

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6. G. A. Pougatchenkova, Chefs-d’œuvre d’Architecture de l’Asie centrale, XIV e-XVe siècle, Presses de l’UNESCO, Bologne, 1981, p. 128, 174-175 ; L. Golombek et D. Wilber, The Timurid Architecture of Iran and Turan, Princeton-New Jersey, 1988, p. 305 ; 314 ; 155-158 ; 161 ; 202. 7. V. A. Smith, A History of Tine Arts in India and Ceylon, Bombay, 3 e éd., p. 154,159 ; S. I. Tjuljaev, Arhitektura Indii, Moscou, 1939, p. 14, fig. 65-67. 8. S. I. Tjuljaev, op. cit., p. 17, fig. 87-88. 9. V. Smith, op. cit., p. 159 ; S. I. Tjuljaev, op. cit., p. 17, fig. 81. 10. V. Smith, op. cit., p. 159 ; S. I. Tjuljaev, op. cit., p. 17, fig. 80. 11. V. Smith, op. cit., p. 160 et suiv. ; S. I. Tjuljaev, op. cit., p. 18, fig. 84-86.

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Entre l’Inde et l’Asie centrale : les mausolées islamiques du Sind et du sud Penjab

Monique Kervran

1 Au début du VIIIe siècle, la vallée de l’Indus a été gagnée à l’islam par le sud, lors de la conquête des villes du delta par des troupes arabes envoyées sur l’ordre du calife al- Walīd pour punir des actes de piraterie perpétrés dans la région contre des musulmans. Remontant le fleuve, les conquérants arabes s’emparèrent de toutes les villes jusqu’à Multan. Mais dans les siècles qui suivirent, le territoire conquis par les Arabes se rendit pratiquement indépendant du Califat, sous la double action des tendances autonomistes de ses gouverneurs et de l’emprise isma’ilienne, soutenue par les Fāṭimides. Plus tard, c’est par le nord que d’autres souverains islamisés, les Ghaznawides et les Ghūrides, les sultans de Delhi puis les empereurs moghols, établirent leur pouvoir sur le Penjab et le Sind, plus ou moins durablement et plus ou moins directement, des dynasties locales, autochtones ou d’origine étrangère, maintenant toujours un certain degré d’autonomie dans ces régions (fig. 1).

2 Il est intéressant de tenter de saisir quelles influences culturelles s’exercèrent dans la vallée de l’Indus, parallèlement aux courants politiques qui la parcoururent. Parmi ces influences, les plus aisément perceptibles concernent l’architecture et son décor. Dans ce domaine, le Sind a été peu marqué par ses premiers conquérants, mais en a cependant gardé, pour plusieurs siècles, le modèle des Grandes Mosquées de plan arabe, à salles hypostyles et cour à portiques : c’est sur ce plan que furent construites les mosquées de Daybul et de Manṣūra et plus tard, vers le XIIe siècle, celle de Muhammad Tur (site de Shah Kapur)1, la première capitale des Sumrahs, ainsi que celle d’une ville du delta miraculeusement sauvegardée sur un site aujourd’hui presque englouti par l’océan et dont on ignore même le nom2. Quatre à cinq siècles après la conquête arabe, la mosquée à salle basilicale précédée d’une cour (avec ou sans portique) survivait donc dans le Sind. 3 Les influences que les principautés et les empires islamisés du Nord et de l’Est exercèrent plus tard sur l’architecture du Sind sont en revanche plus nombreuses,

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variées et durables puisqu’elles ont irrigué cette région sans discontinuer, du XIe siècle à l’époque sub-moderne. Le début du XIe siècle est l’époque où Maḥmūd de Ghazna, au nom du calife abbasside al-Qādir, ne mena pas moins de dix-sept campagnes en Inde, au prétexte d’extirper le paganisme hindou et l’hérésie isma’ilienne des plaines gangétiques et de la vallée de l’Indus, en réalité pour s’emparer des fabuleuses richesses de ces régions, nécessaires à l’entretien de ses armées3. A la fin du règne de Maḥmūd, l’islam devait avoir bien pris dans le cours moyen et inférieur de la vallée de l’Indus et fut encore renforcé, sous la dynastie suivante, celle des Ghūrides, aussi radicalement sunnites que leurs prédécesseurs. En 1174-5, Mu’izz al-dīn b. Sām conquit Multan pour la soustraire à l’emprise karmate4. Au début du XIIIe siècle, Iltutmish, le véritable créateur du sultanat de Delhi, intégra le Sind à ses Etats. Les sultans de Delhi se présentèrent toujours comme les garants de l’orthodoxie, investis par les califes de Bagdad pour imposer l’islam dans un environnement hindou, tentant par ailleurs de maintenir les Khwarezm Shahs puis les Mongols hors de leurs Etats. A cette époque troublée parvinrent dans le Sultanat, et en particulier à Multan, de nombreuses vagues de réfugiés venus de Perse et de Transoxiane. Tous ces événements politiques jouent un rôle dans l’élaboration des courants artistiques qui se développèrent dans le Sind, par ailleurs toujours en contact commercial avec le Gujarat, Bombay et le Deccan5. Ce sont donc trois grands foyers culturels qui encadraient la vallée de l’Indus : l’Iran, la Transoxiane et l’Inde. 4 Nous tenterons, dans cet article, de comprendre comment s’exercèrent les influences artistiques sur le Sind, en limitant notre analyse à l’architecture funéraire, la seule dont aient survécu un nombre significatif de monuments pour la période allant du Xe au XIIIe siècle. Sur les quatre mausolées qui ont subsisté dans la basse et moyenne vallée de l’Indus, un seul est bien daté, mais les trois autres ont une structure et un décor assez caractéristiques pour qu’on puisse leur attribuer une datation sûre, fondée sur des critères stylistiques. Les deux plus anciens de ces mausolées, ceux de al-Rūr (près de Sukkur), se rattachent à la tradition pré-seljuqide et seljuqide qui se développa en Iran et en Asie centrale de la fin du Xe siècle à celle du XIIe. Les deux autres, proches de Multan, montrent que l’influence centre-asiatique tend à s’effacer, à la fin du XIIe siècle, remplacée par des influences indiennes pré-islamiques résurgentes, à cette réserve près que les représentations humaines ont disparu au profit des inscriptions arabes. 5 Au delà des comparaisons avec des monuments contemporains, l’étude des quatre mausolées de la vallée de l’Indus amènera à s’interroger sur l’origine de la structure et du décor du mausolée islamique dans l’Orient musulman, l’Iran du Nord et la Transoxiane. L’architecture bouddhique et hindoue du Sind, de la région du Swat et de l’Inde du Nord-Ouest, semblent susceptibles de fournir des antécédents probants pour certaines formes et certains décors des monuments funéraires islamiques de la vallée de l’Indus, mais peut-être aussi pour d’autres.

Les mausolées d’al-Rūr

6 Ce sont les plus anciens mausolées islamiques conservés dans la vallée de l’Indus. Ils sont situés au voisinage du champ de ruines de Alōr (ou al-Rūr), ancienne métropole du Sind supérieur, proche de l’actuelle Sukkur. Probable capitale du roi Musicanus, soumise par Alexandre en 326 av. J.-C., al-Rūr fut plus tard la capitale d’une dynastie

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bouddhiste qui régna sur le Sind et le Baluchistan vers le VIe siècle de notre ère, à un certain degré sans doute, sous tutelle sassanide. Plus tard, une dynastie brahmane lui succéda ; elle fut anéantie en 711 par le conquérant arabe Muhammad b. Qasīm qui, après Daybul et Brahmanabad, s’empara de al-Rūr et de Multan. A la suite de cette conquête, la ville fut déchue de son rôle de capitale régionale et placée sous la dépendance de Manṣūra (l’ancienne Brahmanabad). On ne sait quand l’Indus déserta al- Rūr pour suivre un nouveau cours, cinq à six kilomètres à l’ouest, ni quand la ville fut définitivement abandonnée. Elle est mentionnée par les géographes arabes6 qui, jusqu’à al-Idrīsī, la décrivent comme une ville séduisante et prospère. A part ces témoignages, d’une portée limitée, on ignore tout de cette ville, en particulier le nom de ses gouverneurs et des mystiques qui ont pu y séjourner, et ce silence est particulièrement frustrant, puisqu’il interdit de formuler une quelconque hypothèse sur les destinataires des deux mausolées qui nous occupent. Au XIIIe siècle, la ville avait encore un cadi, possédant une bibliothèque dans laquelle se serait trouvé l’original arabe de l’ouvrage qui fut traduit en persan sous le nom de Chach name 7. On sait enfin qu’en 1522, les briques de sa forteresse furent réutilisées pour la rénovation de celle de Bukkur.

7 Les deux mausolées qui se dressent à la périphérie du site, sur une barre rocheuse dominant la plaine fertile, sont les seuls vestiges architecturaux que l’on peut associer à la ville d’al-Rūr, dont ils sont cependant éloignés de deux à trois kilomètres. Ni les récits de voyageurs du siècle dernier, ni les inventaires archéologiques de l’époque coloniale ne les signalent. A. Nabi Khan a mentionné ces monuments : se référant à une tradition populaire, il nomme les destinataires hypothétiques de ces mausolées : « Khatal u’d-din Shah et Shaikh Shakarganj..., un sayyid contemporain du fameux Lal Shahbaz Qalandar de Sehwan8 ». Il ajoute que la fête de ces saints (urs) était autrefois largement célébrée, mais que cette commémoration est tombée en désuétude, les mausolées cessant alors d’être entretenus. Ils ont été récemment restaurés, de façon rudimentaire. A. Nabi Khan date ces monuments de la fin du XIIe siècle ou du début du XIIIe siècle9, par référence à la tradition locale qui fait du destinataire de l’un des deux mausolées d’al-Rūr un contemporain du sufi Lal Shahbaz qui émigra de Marand (Iran) dans le Sind au XIIIe siècle. J’indiquerai plus loin les raisons qui m’incitent à vieillir sensiblement ces mausolées. 8 Tous deux construits et décorés de briques cuites non glaçurées, ils ont entre eux un air d’étroite parenté, et leur structure comme leur décor incitent à leur attribuer une date très voisine et le même atelier de construction (fig. 2, 3, 4, 5 et 34). Les deux bâtiments ont une structure pavillonnaire : une base cubique à quatre façades identiques percées d’une entrée encadrée de niches décoratives ; ils sont couverts d’une coupole, surélevée par une haute base annulaire qualifiée par A. Nabi Khan de tambour. Ce terme paraît impropre à désigner l’élément d’architecture qui s’intercale entre la base et la coupole des mausolées d’al-Rūr, principalement le mausolée n° 1, où cette base annulaire est aussi haute que la coupole elle-même : il s’agirait plutôt d’un mode de construction local, si l’on compare ces mausolées à d’autres du même type, érigés en Iran ou en Asie centrale et dans lesquels un tambour polygonal constitue une heureuse transition entre le socle et la couverture (fig. 10). Pourvu d’une coupole plus élevée, le mausolée n° 1 est cependant plus petit que le mausolée n° 2 et n’a que trois niches par façade au lieu de cinq (fig. 2 et 3). Ces différences mises à part, les deux mausolées sont identiques. 9 Au-dessus d’une base sans décor, plusieurs moulures horizontales formées d’assises de briques dont la saillie imite l’arrondi d’un tore marquent le départ des niches

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décoratives. Elles sont formées de pilastres engagés, en très léger relief, couronnés de chapiteaux rappelant, de loin, l’ordre ionique (fig. 3 et 5) ; ils supportent une pseudo- architrave de même relief, continue sur presque toute la largeur de la façade. Les extrémités de celle-ci sont marquées par des piliers engagés couronnés de chapiteaux identiques à ceux des pilastres. Au-dessus de l’architrave, plusieurs bandeaux horizontaux ornent le sommet des façades. A l’intérieur de ce découpage, vertical par les pilastres et horizontal par les moulures inférieures et les bandeaux supérieurs, s’organise un décor de marqueterie en relief fait de briques et de petits éléments d’argile cuite, ordonnés en frises, en galons ou en motifs isolés, dont l’intérêt visuel réside dans l’opposition de l’ombre et de la lumière. Ces compositions géométriques ne contiennent ni inscription, ni pseudo-inscription. Un discret rappel du décor des façades se trouve à la jonction de la base annulaire et de la coupole : dans les deux mausolées, elle est formée d’un galon à motif de chaîne (fig. 34). 10 Les mausolées d’al-Rūr présentent une étroite parenté avec un bon nombre de structures commémoratives érigées en Iran, au Turkménistan et en Ouzbékistan entre le Xe et le XIIe siècle. Ces structures commémoratives, qui se caractérisent par une base cubique surmontée d’une coupole (hémisphérique ou de profil légèrement brisé), ont certainement été très nombreuses dans ces régions puisqu’une cinquantaine y subsistaient encore aux alentours des années soixante. Certaines étaient pourvues d’une, deux ou trois ouvertures, l’entrée principale étant souvent mise en valeur par une niche ornementée ou un iwan ; parfois la façade tout entière formait un portail monumental ou peshtaq. Mais seul un petit nombre de ces structures correspond au type pavillonnaire, pourvu de quatre façades identiques percées d’une porte, caractéristique des mausolées d’al-Rūr10. Le monument le plus célèbre de ce groupe est le mausolée des Samanides, élevé à Boukhara vers la fin du IXe ou le début du Xe siècle (fig. 6). Deux autres, datés des Xe ou XIe siècles, se trouvaient dans la région de Merv et la vallée du Murghab, un quatrième, à l’ouest, sur le cours inférieur du Heri Rud, à Vekil Bazar (attribué au XIe siècle : fig. 7, 8, 9 et 10 ). 11 Tout autant que leur structure, leur décor apparente les mausolées d’al-Rūr à ceux d’Ouzbékistan, du Turkménistan et du Khorasan : découpage des façades en niches11, piliers ou colonnes engagés aux angles du monument, bandeaux en marqueterie de briques en relief, frises de petits éléments d’argile cuite : toutes ces composantes du décor architectural islamique d’Asie centrale des Xe-XIIe siècles se retrouvent dans les deux mausolées d’al-Rūr. 12 S’ils appartiennent bien à la famille des mausolées d’Asie centrale et me paraissent, pour cette raison, devoir être attribués aux Xe-XIIe siècles plutôt qu’aux XII e-XIIIe siècles, les mausolées d’al-Rūr présentent cependant quelques caractéristiques exotiques qui laissent penser que l’influence centre-asiatique n’a pas été seule à régir leur ornementation. Première caractéristique qui les différencie des mausolées du Nord, ils ont, en dehors des parties décorées, un revêtement uni ; en Asie centrale, le parement des murs constitue lui-même un décor, les briques y étant généralement disposées par groupe et en position verticale ou oblique, comme au mausolée des Sāmānides, à Boukhara ou, le plus souvent, par paires, avec un joint décoratif imprimé dans l’enduit de liaison ou constitué d’un petit motif décoratif en brique cuite. 13 Les niches ornementales des façades des mausolées d’al-Rūr sont également assez différentes de celles qui ornent les façades des monuments d’Asie centrale, ces dernières sont toujours surmontées d’un arc brisé reposant sur le piédroit sans

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l’intermédiaire d’un chapiteau, et sont toujours inscrites dans un encadrement rectangulaire. Les niches décorant les façades des mausolées d’al-Rūr sont, quant à elles, horizontales à leur sommet, car elles sont formées de pilastres engagés à chapiteau supportant une sorte de linteau continu barrant la partie supérieure de la façade. Ce thème est repris dans l’encadrement de la façade où des piliers d’angle, aux chapiteaux identiques à ceux des pilastres, portent les bandeaux décoratifs sommitaux. Les chapiteaux des pilastres et des piliers d’angle sont le fruit d’une étonnante hybridation. L’imposte, entre le pilastre et le chapiteau, est l’extrême stylisation d’un élément que l’on trouve toujours dans l’art hindou et jaïn : un vase godronné d’où s’échappent des feuilles stylisées, sans doute d’acanthe. Le chapiteau lui-même, à double volute, est la version centre-asiatique du chapiteau grec de style ionique que le bouddhisme a propagé dans toute l’Inde et la Transoxiane (fig. 3, 30 et 36). 14 La dernière originalité des mausolées d’al-Rūr est l’effet de socle produit par la base, sans décor mais fortement soulignée par des moulures horizontales, des façades (fig. 34). En fait, plusieurs mausolées d’Asie centrale sont, eux aussi, pourvus d’un soubassement, le mausolée des Sāmānides en particulier ; mais dans cette région, cet organe est très discret : moins élevé qu’à al-Rūr, il ne se distingue de la façade elle- même que par son absence de décor. 15 Contemporains ou frères cadets des mausolées d’Asie centrale, ceux d’al-Rūr témoignent de la double influence qui s’est exercée sur le Sind, et en particulier la région de Sukkur, lieu de passage entre la péninsule indienne et l’Asie centrale.

Les mausolées de la région de Multan

16 Le deuxième groupe de mausolées de la vallée de l’Indus se situe à l’ouest de Multan, à toute proximité de l’importante voie caravanière sud-est-nord-ouest qui reliait l’Inde à l’Afghanistan. Cette localisation n’est sans doute pas étrangère au caractère somptueux de ces deux monuments que devaient visiter, l’un avant d’arriver à Multan, l’autre après, les marchands et les pèlerins empruntant cette grande voie commerciale, à peu près tombée en désuétude. Les deux mausolées sont aujourd’hui difficiles d’accès, perdus au fond de la campagne et abandonnés, seulement visités par les habitants des hameaux tout proches. De structure et d’apparence très différentes, ils n’ont en commun que quelques aspects de leur décoration.

Le mausolée dit de Khālid ibn al-Walīd12

17 Le premier de ces mausolées, supposé être la tombe d’un saint dont on ignore tout, Khālid ibn al-Walīd, est situé à quelques kilomètres au nord de Kabirwala, près du confluent de la Ravi et du Pandjnad. A l’orée d’un hameau, il domine de sa masse le cimetière constitué de simples tombes en terre séchée (fig. 11). C’est en effet une sorte de petite forteresse rectangulaire (36 x 30 m), à bastions d’angle semi-cylindriques et demi-bastions au milieu de chacun des côtés, sauf à l’ouest où le miḥrāb oblong est en légère saillie (fig. 11). On accède à l’intérieur du monument par une volée d’escalier de deux mètres de hauteur ; la chambre funéraire carrée, à quatre baies axiales, est flanquée de deux petites salles allongées (fig. 12). L’ensemble est entouré d’un corridor dont la toiture, aujourd’hui effondrée, était formée d’une voûte ; la chambre funéraire est couverte d’une coupole tronconique. Outre une stucture très inhabituelle, ce

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mausolée présente la particularité de n’avoir aucune décoration sauf à l’endroit du miḥrāb, situé non pas dans la chambre funéraire, puisqu’elle est ouverte des quatre côtés, mais sur le mur occidental du corridor. Ce miḥrāb présente un décor couvrant original et d’une grande qualité (fig. 13 à 17). Sa niche, de plan carré, est surmontée d’une demi-coupole entièrement tapissée d’un décor où se mêlent de petits cartouches épigraphiques13 et des éléments floraux ou géométriques en briques moulées (fig. 17). A la base court une inscription continue qui reproduit la shahāda (fig. 15). Le cul-de-four repose sur des pendentifs soulignés par des cartouches épigraphiques, celui de droite portant al-mulk et celui de gauche lillāh (fig. 13). Le fond du miḥrāb, sous la demi- coupole, est orné d’une niche plate à arc trilobé de type hindou, dont l’intérieur est orné de rinceaux circulaires ornementés (fig. 16) ; cinq d’entre eux, ceux de la partie inférieure de la niche, contiennent le nom du Prophète, au centre, entouré de celui des quatre premiers califes. Les piédroits du miḥrāb portaient une inscription qui se poursuivait sur l’arc les reliant ; un double bandeau rectangulaire, inscrit lui aussi, encadrait l’ensemble. En 1986, les briques constituant les piédroits du miḥrāb et les parties verticales du double bandeau d’encadrement ont été volontairement arrachées et emportées14.

18 La disparition de ces trois lignes est d’autant plus regrettable qu’elles portaient des informations historiques, des titulatures en particulier. Celle qui se trouve dans la partie gauche du bandeau d’encadrement intérieur était celle du gouverneur sous le mandat duquel a été érigé le monument (fig. 14). Il s’agit du sipah-sālār ‘Alī ibn Karmākh15. On sait que ce fonctionnaire fut gouverneur de Multan de 570 à 580/1175 à 1185, puis ensuite de Lahore, en 581 ou 582/1187, sous le sultanat du Ghūride Ghiyāth al-dīn Muhammad ibn Sām (558-599/1163-1203). Poursuivant la tradition des Ghaznawides, les Ghūrides, dynastie guerrière et à l’occasion destructrice d’œuvres culturelles16, soutinrent la poésie et les arts, l’architecture en particulier. L’attribution du mausolée de Khālid ibn al-Walīd au règne du même souverain montre l’emprise de la politique artistique de ce souverain, ainsi que le système de ces fondations d’Etat, réalisées par des artisans locaux : les influences indiennes qui marquent le répertoire décoratif de ce monument en témoignent. 19 Monument étonnant par sa structure, qui allie celle du mausolée islamique ancien d’Asie centrale, à quatre baies axiales, y ajoute un déambulatoire, peut-être une réminiscence des temples hindous et bouddhiques (et aujourd’hui encore, les visiteurs du mausolée y accomplissent la circumambulation), et enferme l’ensemble dans une enceinte monumentale à tours d’angle qui va devenir la caractéristique des mausolées islamiques des XVe-XVIe siècles, de Multan à Delhi. Ce mausolée réunit dans sa structure des éléments du passé et des éléments du futur et, dans le décor de son miḥrāb, des éléments de l’art hindou ambiant, mélangés aux inscriptions décoratives arabes venues d’Iran et d’Asie centrale. Si on compare ce mausolée à ceux du site d’al- Rūr, on constate que le modèle centre-asiatique des Xe-XIIe siècles est loin, principalement en ce qui concerne le décor : les bûchettes de briques assemblées en décor anguleux ont fait place à des briques sculptées d’ornements curvilignes, assemblés en compositions florales mêlées d’éléments géométriques et épigraphiques. Mais les territoires du Nord connurent, eux aussi, une évolution comparable.

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Le mausolée du Sheikh Sadān17

20 Le quatrième mausolée est situé à l’ouest de Multan, sur la rive droite du Panjnad, à proximité de la grande piste caravanière qui reliait Multan à Kandahar. Malgré la construction d’un pont solide à Muzaffargah, sur le Panjnad, les chameliers utilisent encore la vieille piste, qui franchit la rivière sur un pont flottant. Le mausolée se trouve au milieu d’un cimetière, dans un paysage de dunes et de boqueteaux, au bord d’un bras asséché du Pandjnad, qui coule aujourd’hui plus à l’est. Il ne reste du bâtiment que la base, construite sur un socle élevé presque totalement masqué par une mauvaise restauration, mi-brique mi-ciment (fig. 18). Des ouvertures laissées dans cette restauration montrent que ce socle était à l’origine décoré, tout comme l’est le niveau supérieur du mausolée, auquel on accède par une volée de douze marches, située sur la face est. De type pavillonnaire, le mausolée présente quatre façades identiques. Le centre de chacune est percé d’une baie, dont l’arc trilobé de style hindou repose sur des piédroits ornementés, l’ensemble étant cerné par un cadre rectangulaire ; de part et d’autre de cette baie se détachent deux fausses fenêtres (fig. 19, 20 et 21), d’un style identique à celui de la porte et pareillement encadré d’un bandeau décoratif surmonté de merlons. Un triple bandeau circonscrit chaque façade : ornés de motifs végétaux stylisés sur les faces est, nord et sud, ces bandeaux contiennent, sur la face ouest, c’est- à-dire le mur de qibla, des inscriptions arabes. Un léger et subtil décrochement, situé à l’arête externe du bandeau intérieur d’encadrement de la façade, donne l’impression que le monument est pourvu de puissants piliers d’angle (fig. 35).

21 Ces éléments rappellent, mais dans un style beaucoup plus élaboré, la composition des façades des mausolées d’al-Rūr. La base y était faite d’une maçonnerie unie, simplement moulurée. Elle constitue ici un pur chef-d’œuvre : sous plusieurs galons de briques décoratives court un bandeau beaucoup plus large, au décor étourdissant et différent sur chacune des quatre façades. Le détail de ce décor sera étudié ailleurs, nous n’en retiendrons ici que le principe : celui de briques sculptées chacune d’un motif particulier, avant cuisson, pour être ensuite assemblées selon un schéma d’ensemble d’une incroyable complexité, formant une dentelle de brique aux motifs finement ciselés et cernés par les ombres, le décor se projetant légèrement en avant du fond (fig. 22). L’influence hindouïsante, timidement perceptible dans les mausolées d’al-Rūr, plus marquée au miḥrāb du mausolée de Khālid ibn al-Walīd, s’affirme fortement dans ce mausolée. 22 Sa date ne nous est pas connue : les inscriptions contenues dans les bandeaux qui ornent sa façade occidentale reproduisent des fragments du Coran et des formules pieuses (fig. 23). Le texte de fondation, de deux lignes, dont il ne reste que les premiers caractères, se trouvait à l’intérieur du mausolée, au-dessus de la baie occidentale. Commençant par la formule « a construit »18, ce fragment épigraphique prouve que le nom du constructeur était indiqué dans l’inscription, ainsi probablement que la date de construction, informations perdues à jamais (fig. 24). Cependant les éléments du décor, que l’on peut rattacher d’une part à celui du mausolée de Khālid ibn al-Walīd, d’autre part à ceux des monuments ghūrides d’Afghanistan, sont assez nombreux et probants pour qu’il soit possible de dater avec certitude le mausolée du Sheikh Sadān de la fin du XIIe ou du début du XIIIe siècle.

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Les éléments ghūrides des mausolées de Khālid al- Walīd et du Sheikh Sadān

23 Quelques comparaisons suffisent pour faire apparaître les liens qui rattachent ces deux mausolées aux monuments érigés aux XIe et XIIe siècles dans les régions situées au nord de la vallée de l’Indus, en particulier par les membres de la dynastie ghūride. Du seul règne de Ghiyāth al-dīn Muhammad ibn Sām, qui dura quarante années (558-599/1163-1203), nous sont restés plusieurs monuments d’une grande beauté : la madrasa de Shāh i-Mashhad, datée de 561/1165-66, les monuments à coupole de Tshisht (érigés avant 569/1173-74), le minaret de Djam, construit en 570/1175-1519, et enfin la Grande Mosquée de Hérat (597/1200) où Ghiyāth al-dīn aurait fait édifier son tombeau. On peut ajouter à cette liste des grands travaux de Ghiyāth al-dīn certaines parties de la restauration du palais de Lashkari Bazar, le mausolée de Baba Hatim et maintenant celui de Kabirwala, peut-être aussi celui du Sheikh Sadān. Notons que ces deux mausolées seraient les deux seuls monuments ghūrides hors de l’Afghanistan.

24 Nous examinerons successivement quelques motifs, compositions décoratives et types d’inscriptions communs aux deux mausolées de la région de Multan et aux monuments ghūrides d’Afghanistan, sans nous interdire, à l’occasion, d’élargir le champ de comparaison à l’ensemble du Khorasan et de la Transoxiane. Le premier motif, l’un des plus répandus dans le décor islamique, est le fleuron trilobé, qui peut aussi se présenter sous forme de demi-fleuron. Il apparaît sous ces deux formes, circonscrit soit dans un cercle, soit dans un ove, sur toutes les façades du mausolée du Sheikh Sadān : fleuron dans un ove au bandeau interne de l’encadrement des façades (fig. 29 A, B, C) et demi- fleuron dans un cercle dans de petits cartouches situés à la base des mêmes bandeaux (fig. 23). On retrouve ce thème, répété en plusieurs registres, sur un large bandeau, au minaret de Djam : le fleuron, plus arrondi, y est inscrit dans un cercle (fig. 29 A) et ce motif est repris juste au-dessous, dans la partie supérieure de la grande inscription coufique qui couronne le fût inférieur du minaret. Une composition similaire orne l’un des panneaux situés sur la tour de Mas‘ūd III à Ghazna. En élément libre, la demi- palmette se retrouve très fréquemment dans le décor des monuments ghūrides, par exemple dans les terminaisons florales des belles inscriptions en coufique tressé des coupoles de Tshisht. Citons encore un fleuron particulier, surmontant les mim, dans les pseudo-inscriptions qui ornent en plusieurs endroits le mausolée du Sheikh Sadān (fig. 25). Ce motif ornemental, accompagnant généralement les inscriptions véritables, est très fréquent dans l’art épigraphique d’Iran et d’Asie centrale : on le trouve, entre autres, à la madrasa de Shāh-i-Mashhad. 25 Le bandeau médian d’encadrement de la façade sud du mausolée du Sheikh Sadān est orné d’une très belle composition géométricoflorale formée de l’entrelacement répété de fleurons et de demi-palmettes très étirées (fig. 26 A et 27). Une composition similaire orne les piédroits des niches de façade des coupoles de Tshisht et, répétée à l’infini, au minaret de Djam : c’est le thème ornemental des longs bandeaux verticaux qui séparent en huit sections la surface du fût inférieur du minaret (fig. 26 B). Ce motif ornait déjà les plaques de revêtement de marbre du palais de Mas’ūd III à Ghazna, un siècle plus tôt. La présence de cette composition sur plusieurs monuments ghūrides et ghaznawides établit de façon indubitable la filiation du mausolée du Sheikh Sadān avec les écoles architecturales d’Afghanistan des XIe et XIIe siècles.

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26 Un autre motif, commun aux deux mausolées du Sind et à plusieurs monuments d’Asie centrale, est la rosette à six ou huit pétales. Au mausolée du Sheikh Sadān, elle a six pétales et elle est traitée en frise (fig. 25). Dans le cul-de-four du miḥrāb du mausolée de Khālid ibn al-Walīd, elle a généralement huit pétales et se trouve tantôt en motif isolé, tantôt circonscrite dans un cercle, parfois lui-même ornementé (fig. 40). Le motif de la rosette est courant en Asie centrale : il décore, en composition couvrante, le tympan des niches de la madrasa Shāh-i-Mashhad et, en frise, le minaret de Mas‘ūd III à Ghazna. 27 Mais les éléments décoratifs qui, par excellence, relient les monuments des environs de Multan à ceux édifiés du Khorasan à la Transoxiane aux XIe et XII e siècles, sont les inscriptions arabes ornementales. Dans la plupart de ces monuments voisinent deux types d’écriture : l’ancien coufique anguleux, si facile à réaliser avec des fragments de brique, et le cursif aux hampes élargies et biseautées : les lettres en sont tantôt gravées dans l’enduit d’argile ou de plâtre, tantôt sculptées en terre cuite, en plaques ou en lettres séparées. Dans les deux cas, les caractères naskhi se détachent souvent sur un fond où court un rinceau enrichi de fleurons, de palmettes et de vrilles. L’association de ces deux types d’inscription est attestée dès l’époque d’Ibrāhīm le Ghaznawide (451-492/1059-1099). Au mausolée du Sheikh Sadān, les inscriptions coufiques encadrant les fausses fenêtres sont très semblables à celles qui se trouvent dans les galons entrelacés de la base du minaret de Djam. Les inscriptions aux hampes rigides mais élargies et biseautées à leur sommet, et aux lettres basses arrondies du miḥrāb du mausolée de Khālid ibn al-Walīd, seraient plutôt à rapprocher de plusieurs des inscriptions ghūrides du palais de Lashkari Bazar, tandis que la belle inscription cursive sur fond de rinceaux qui encadre la façade ouest du mausolée du Sheikh Sadān rappelle à la fois certaines inscriptions funéraires de Ghazna et celle qui orne le mausolée de Fakhr al-dīn Rāzi à Kunya Urgench (fin XIIe-début XIIIe siècle). 28 Notons l’absence, dans les mausolées du Sind, des belles inscriptions monumentales qui caractérisent l’art ghūride, je veux parler de celles dont les caractères anguleux s’entrelacent en leur milieu et se terminent en une frise de fleurons et de palmettes (minaret de Djam, mausolées de Baba Hatim, grande mosquée de Hérat, madrasa Shāh- i-Mashhad, coupoles de Tshisht). Le motif d’entrelacs est cependant présent dans le décor des mausolées de la région de Multan : très discret au miḥrāb de celui de Khālid ibn al-Walīd (fig. 28), beaucoup plus monumental dans le grand bandeau de la base des façades au mausolée du Sheikh Sadān (fig. 28). Dans les deux cas, les entrelacs ne sont pas associés à des inscriptions, mais sont traités comme de simples thèmes décoratifs. 29 D’autres éléments spécifiques du décor architectural islamique d’Asie centrale font défaut aux mausolées de la vallée de l’Indus. J’ai cité plus haut les parements de façade à briques couplées et à joints ornementaux, caractéristiques des mausolées khorasaniens. Ces manques pourraient être fortuits puisque, après tout, cette analyse des monuments du Sind ne porte que sur quatre spécimens : ils ne peuvent contenir toute la variété des types de décor qu’offrent la centaine de monuments, antérieurs ou contemporains, dans l’ensemble des provinces du Nord. Mais on observe, par ailleurs, que ces quatre mausolées possèdent certains caractères structurels et décoratifs étrangers à l’architecture d’Asie centrale et du Khorasan. On doit donc penser qu’ils ont puisé dans un autre répertoire des formes et des motifs dont il s’agit maintenant d’identifier l’origine.

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Les éléments hindo-bouddhiques dans les mausolées de la région de Multan

30 Examinons tout d’abord les colonnettes ou pilastres engagés qu’on trouve aux façades des mausolées d’al-Rūr et de ceux de la région de Multan, et en particulier des chapiteaux qui les surmontent. Ces chapiteaux sont formés d’une sorte de coussinet posé entre deux disques et surmonté de deux éléments végétaux. Extrêmement stylisés à al-Rūr (fig. 30 B), ils sont traités de façon un peu plus réaliste dans la région de Multan (fig. 30 C). L’original de ce type de chapiteau se trouve dans l’art hindo-bouddhique, par exemple, sous une forme très élaborée à l’entrée du temple de Deogarh (500-525 de l’ère, fig. 30 A), en Inde du nord-ouest et plus tard au Kailasa d’Ellora (750-850), pour ne citer que deux exemples parmi d’innombrables. On comprend pleinement, dans ces monuments, le sens du motif reproduit sur ces chapiteaux : il représente un vase à côtes verticales, en pierre ou en métal, dont s’échappent des feuillages qui retombent sur les côtés du récipient. Il s’agit du vase sacré, purnagatha, contenant la liqueur d’immortalité des cultes hindou et bouddhique20. Sa valeur décorative lui a permis de passer les siècles et de s’introduire dans le décor des monuments islamiques de l’époque du Sultanat de Delhi puis de l’Empire moghol21. Il ne semble cependant jamais avoir franchi les limites du continent indien. Tout comme celui des chapiteaux, le décor des colonnettes qui leur sont associées, dans les mausolées islamiques de la région de Multan, dérive directement de celui qui s’est développé en Inde du Nord à l’époque gupta, dans des monuments construits le plus souvent en pierre.

31 Autre élément exotique dans l’art islamique de la vallée de l’Indus : l’arc trilobé qui orne le centre du miḥrāb du mausolée de Khālid ibn al-Walīd, ainsi que les baies et les fausses fenêtres de celui du Sheikh Sadān. C’est dans les plus anciens monuments bouddhiques de la région de Pune qu’est attesté un arc outrepassé à trois lobes qui revêt, par la suite, des tracés très diversifiés au cours du premier millénaire de l’ère chrétienne, les lobes inférieurs pouvant se détacher, latéralement ou horizontalement, du lobe supérieur (fig. 31 D, E, F), l’ensemble s’accompagnant de toutes sortes de variantes décoratives. Dans les monuments d’Ajanta et d’Ellora, le sommet de l’arc est surmonté d’un fleuron végétal et des excroissances latérales ornent ses lobes inférieurs (fig. 31 B et D). Il paraît certain que les artisans qui décorèrent les mausolées islamiques de la région de Multan étaient familiers de ces formes qu’ils voyaient autour d’eux ; en effet, la conjonction de l’arc à trois lobes ornés d’ex-croissances végétales, présentes dans ces deux mausolées, ne peut être fortuite. Signalons au passage que l’arc trilobé avait déjà fait son entrée dans l’art de l’Afghanistan après les premiers raids du Ghaznawide Maḥmūd I en Inde, comme en témoignent la très belle stèle ornant son tombeau (sans doute postérieure à sa mort : fig. 31 G) et les plaques de revêtement du palais que son descendant Mas’ūd III (492-508/1199-1115) fit sculpter dans son palais de Ghazna. 32 Une troisième comparaison peut être établie entre les monuments de la région de Multan et certains monuments commémoratifs ou religieux édifiés au nord et à l’est de la vallée de l’Indus durant le premier millénaire de l’ère chrétienne. Il s’agit de temples et de stupas qui furent édifiés, selon la région, en pierres ou en briques, au Pakistan et en Inde de l’Ouest, durant les six ou sept premiers siècles de l’ère chrétienne. Deux stupas ont été retenus pour notre analyse comparative. L’un se trouve à Taxila, métropole gandharienne de l’époque indo-scythe ; il est construit en pierres et date du

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premier siècle de l’ère. L’autre se trouve dans le Sind, près de Mirpur-Khās ; il est construit en briques et sa datation, d’abord évaluée aux IIIe-IVe siècles de l’ère, puis repoussée aux VIe-VIIe siècles, semblerait en fait se situer vers le Ve siècle.

Le stupa à l’aigle bicéphale de Sirkap (Taxila, fig. 32)

33 Sir John Marshall, qui fouilla le site de Taxila entre 1912 et 1934, décrit ainsi ce stupa, qui mesure 6,3 m de côté : « On the front façade all the pilasters are of the Corinthian order, two having rounded and the remainder flat shafts. The interspaces between these pilasters are relieved by niches of three varieties. The two nearest the steps resemble the pedimental fronts of Greek buildings ; those in the centre are surmonted by ogee-arches like the familiar "Bengal" roofs ; and those at the corner take the forms of early Indian toranas, of which many examples are portrayed on the sculpture of Mathurā. Perched above each of the central and outer niches is a bird, apparently an eagle, and it will be observed that one of these eagles is double-headed.../probably of Scythian origin/...The whole basis of the decorative design is hellinistic, the mouldings, pilasters, dentil cornice and pedimental niches being all classical, while the only Indian features are such subsidiary details as the torana, the ogee-arch and the brackets above the pilasters22. »

Le stupa de Mirpur-Khās (fig. 33)

34 Un millier de kilomètres au sud de Taxila, le stupa de Mirpur-Khās offre un aspect assez similaire au précédent, à cette différence qu’il est beaucoup plus grand (17 à 18 mètres de côté) et construit en briques, crues à l’intérieur du bâtiment, cuites en parement : il a pour cette raison payé un lourd tribut à la construction du chemin de fer, au début du siècle, et n’est plus aujourd’hui qu’une ruine informe. Le rapport et les relevés de H. Cousens, qui fouilla ce stupa en 190923, permettent d’avoir une idée assez précise, bien qu’incomplète, de la base du monument, dont le dôme a complètement disparu (fig. 33). Chacune de ses faces, hautes de cinq à six mètres, était identiquement ornée de six colonnes engagées prenant naissance au-dessus d’un socle à fortes moulures horizontales. Les chapiteaux ioniques supportaient une architrave, elle aussi moulurée. Les entrecolonnements étaient ornés, au registre inférieur, de niches peu profondes, sortes de fausses fenêtres dont l’intérieur était orné soit d’un bas-relief à l’effigie du Bouddha, soit, pour celles des deux extrémités, d’une composition géométrique en léger relief (fig. 36). Chaque niche était surmontée d’une arcature chaitya à trois lobes. Sur la face ouest, un escalier permettait d’atteindre la plate-forme.

35 La mise en vis-à-vis du croquis de restitution de ces deux stupas (fig. 32 et 33) avec le mausolée n° 2 d’al-Rūr d’une part (fig. 34), et celui du Seikh Sadān (fig. 35) d’autre part, suffit pour prouver l’influence que les premiers ont pu exercer sur les seconds. Dans les mausolées islamiques, le souvenir des bases moulurées, des colonnes ou pilastres d’angle, de l’alternance des niches aveugles à sommet horizontal et des colonnes engagées qu’on trouve si souvent dans l’art bouddhique, est toujours vivant. Le mausolée du Sheikh Sadān, plus tardif que celui d’al-Rūr et plus éloigné du modèle centre-asiatique des XIe-XIIe siècles, est davantage marqué par l’architecture hindo- bouddhique dont il restait de nombreux monuments à l’époque où il fut érigé. Il est pour ainsi dire constitué de deux socles superposés, structure conforme à celle de nombreux stupas faits d’un empilement de plates-formes. La façade de chacun des deux

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socles du mausolée du Sheikh Sadān possède le décor traditionnel de colonnes et de niches : celles du registre supérieur sont de pur style hindou, avec l’arc chaitya qui prévalait au stupa de Mirpur-Khās, tandis que celles du registre inférieur évoquent curieusement le vieux modèle grec à fronton triangulaire qu’on a vu aux niches du premier entrecolonnement, au stupa de Sirkap, à Taxila. Les fausses fenêtres, à frontons triangulaires munis d’acrotères, visibles sur la partie inférieure du mausolée du Sheikh Sadān, méritent encore l’attention en raison de leur décoration intérieure : c’est une composition en léger relief dans laquelle le schéma directeur est formé de lignes diagonales et de lignes horizontales croisées. Imitation ou coïncidence, c’est le même schéma directeur que l’on retrouve aux fausses fenêtres des extrémités du stupa de Mirpur-Khās (fig. 36). Certes, une grande distance sépare le mausolée islamique des stupas considérés et s’il paraît peu vraisemblable que ces derniers aient précisément inspiré les artisans en charge de la construction du mausolée du Sheikh Sadān, on peut penser que d’autres monuments bouddhiques, aujourd’hui disparus, ont servi de relais. 36 A la même époque et dans les mêmes régions du nord-ouest de l’Inde, existaient beaucoup d’autres types de monuments religieux ou commémoratifs, hindous ou bouddhiques, en maçonnerie de pierre ou en briques. Nombre d’entre eux présentent des façades scandées de colonnes engagées entre lesquelles des niches étaient ornées de scènes figuratives, souvent en terre cuite moulée. Citons le petit temple de Deogarth, dédié à Vishnu (Ve siècle de l’ère) et celui de Gauda à Aihole (550-750), tous deux construits en pierres. Dans les régions gangétiques, comme dans la vallée de l’Indus, prévalait la brique et c’est dans ce matériau que sont construits les temples de Bhītargāon (IVe siècle) et de Paraulī. Du premier, qui mesure 11 mètres de côté et présente un plan cruciforme, nous ne retiendrons que les frises de briques moulées où les décors géométriques encadrent une sorte de galon fleuri (fig. 37). Au-dessous, des plaques en terre cuite reproduisant des éléments végétaux sont séparées par des briques verticales à décor en damier. Ce décor est réalisé dans les briques caractéristiques de cette époque, de grandes briques de 44 x 27 cm de côté et 7 à 7,5 cm d’épaisseur. Les bandeaux supérieurs, visibles sur la figure 37, ne sont donc pas constitués de briques verticales et horizontales assemblées en effet de vannerie, comme on le trouvera plus tard, aux façades des monuments islamiques du Khorasan et d’Asie centrale, avec des briques plus petites : ici, le motif est sculpté sur la tranche de la brique, tout comme le galon posé au-dessous et le décor de damier qui orne les briques verticales séparant les motifs végétaux. 37 Le petit temple de Paraulī (situé, comme celui de Bhītargaon,̄ dans le district de Kanpur) est, quant à lui, de plan circulaire (4 mètres de diamètre) et possède une entrée-porche et une toiture ovoïde élevée (fig. 38). Sa façade extérieure, compartimentée en treize panneaux par des gorges verticales, est recouverte d’un parement de briques cuites moulées évoquant un décor végétal très stylisé. Les représentations figurées sont très discrètes dans ce temple, limitées à une plaque de terre cuite moulée toutes les quatre sections. Si on a introduit ce temple dans notre série d’éléments de comparaison, c’est à cause de l’étonnant décor de briques qui orne ses parois. Leurs briques de revêtement, sculptées ou moulées avant cuisson, sont assemblées de façon à former un motif décoratif continu, jouant sur l’effet d’ombre et de lumière par la légère saillie des briques décorées se détachant sur un fond uni (fig. 38). La ressemblance de ce décor avec celui du mausolée du Sheikh Sadān (fig. 39), le premier des alentours du Xe siècle, le second de la fin du XIIe ou du XIIIe siècle, permet de penser que le temple de Paraulī (et l’on pourrait en citer plusieurs autres)

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représente une phase de maturité dans le travail de la brique cuite moulée : apparue dans le décor architectural de l’époque gupta, ce type de décor trouve son apogée vers les Xe-XIIe siècles, tant dans l’art hindou qu’islamique, l’ornementation du mausolée du Sheikh Sadān en étant une des plus belles applications. 38 Très mal connue parce que moins prestigieuse et plus souvent dégradée que l’architecture de pierres, l’architecture de briques était pourtant très répandue en Inde au premier millénaire de l’ère chrétienne, poursuivant la vieille tradition des vallées sans pierres, celle de l’Indus en particulier. Les plus anciens témoignages de cet art de la brique ornementale appartiennent à l’époque gupta. C’est au stupa de Devnimori, au Gujarat (375 après J.-C.), qu’ont été trouvés le plus grand nombre de statues et de fragments architectoniques en terre cuite : montants de portes, pilastres, chapiteaux, corniches, médaillons et arcs chaitya. La place occupée dans l’art indien par les constructions et décors de brique avait été remarquée, à la fin du siècle dernier, par l’un des pionniers de l’archéologie indienne : « In his account on the Bhītargāon temple Sir Alexander Cunningham remarks that in the plains of the Northern India, awing to the scarcity of stone, ornamental brickwork must once have been extensively used for sacred buildings, both Brahmanical and Buddhist. At every old site, carved and moulded bricks are founded in abundance, and I have now ascertained that many of the most famous buildings in Northern India at the time of the Muhammadan invasion must have been built entirely of bricks and were decorated with terracotta ornaments and alto-relievos. This was certainly the case with the great temple of the sun at Multan, with the famous shrine of Jagsoma at Thānesar, with the great Buddhist buildings at Sankisa, Kosambi and Srāvasti, and with all the Brahmanical temples of the Gupta period at Bilsar, Bhītargāon, Garwa and Bhitari. In the more easterly provinces of Bihār and Bengal the same causes of the want and costliness of stone gave birth to the great temples of Bodh-Gaya and Nalanda. Even at Matura and Benares, within a few miles of the sandstone quarries of Rupbās and Chunār, moulded and carved bricks are founded in great abundance... The people of Bhītargāon say that there was once a brick temple at every kos along banks of the Arind river24. » 39 Il est sans doute trop tard pour écrire l’histoire de l’architecture hindo-bouddhique de briques car, des plus anciens monuments qui en avaient subsisté au siècle dernier, beaucoup ont disparu, en particulier dans le Sind. Mais on peut encore exhumer des bribes de cette histoire des rapports de fouilles, des descriptions de monuments qu’en ont laissées les Cunningham et les Cousens au siècle dernier et au tout début du XXe, et des fragments de ces décors déposés dans les musées de l’Inde et du Pakistan. Mais on mesure la difficulté de reconstituer les morceaux de ce grand puzzle, lorsqu’on sait que les briques ornementées des stupas du Sind se trouvent dans les réserves des musées de Mirpur-Khās, de Karachi, de Bombay et de Calcutta. Je me limiterai à montrer les ressemblances existant entre les motifs ornementaux de terre cuite provenant de monuments hindo-bouddhiques (fig. 41) et ceux observés dans les monuments islamiques (fig. 40), particulièrement au mausolée du Sheikh Sadān, véritable répertoire de motifs floraux et géométriques de l’art islamique de la vallée de l’Indus.

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40 L’hypothèse d’une influence bouddhique sur plusieurs aspects de la dévotion et de la spiritualité islamiques – architecturalement représentés par les mausolées et les

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couvents – a été formulée depuis longtemps. B. A. Litvinskij a renforcé cette hypothèse en montrant les ressemblances architecturales existant entre les stupas et les mausolées islamiques d’Asie centrale en se fondant, en particulier, sur le site de Kala-i- Kafirnigan, proche de Termez25. J’ai moi-même fortement souscrit à cette proposition, en observant combien le plan et l’élévation interne et externe de nombreux mausolées islamiques d’Asie centrale démarquent ceux de monuments bouddhiques26. Aujourd’hui, ma connaissance des monuments de l’Inde du nord-ouest et de la vallée de l’Indus, leur décor inclus, m’incite à penser que l’architecture commémorative islamique des provinces orientales de l’islam a tout puisé dans le fonds local, du culte des saints au décor qui orne les façades de ses mausolées. Ces ressemblances, qui méritent d’être mieux étudiées qu’on n’a pu le faire ici, ne résolvent cependant pas le problème de certains parallélismes, troublants car contemporains, dans les provinces de l’islam proche-oriental, incluant le culte des saints, la structure de certains mausolées et quelques éléments de leur décor. Ces parallélismes interdisent toute simplification qui ferait aller les influences, comportementales et architecturales, de l’est vers l’ouest ou en sens contraire. Les échanges spirituels et culturels entre l’Asie centrale et le Proche-Orient ne datent pas de l’époque islamique et avant elle, expressions religieuses et architecturales se mêlèrent et s’influencèrent, en particulier grâce au puissant vecteur que constitua l’hellénisme.

Fig. 1. Carte du Sind et des régions adjacentes.

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Fig. 2. Mausolée n° 1 d’al-Rūr.

Fig. 3. Mausolée n° 1 d’al-Rūr : détail de la façade nord.

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Fie. 4. Mausolée n° 2 d’al-Rūr.

Fig. 5. Mausolée n° 2 d’al-Rūr : façade ouest.

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Fig. 6. Mausolée des Samanides à Boukhara, IXe-Xe siècle.

Fig. 7. Mausolée d’Ahmad, vallée du Murghab(Turkménistan).

Pugačenkova, p. 177

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Fig. 8. Mausolée anonyme à Huday Hazar Ovlia (Turkménistan).

Pugačenkova, p. 313 s.

Fig. 9. Mausolée Mîr Sayyid Bahram à Kermana (Ouzbékistan).

Pugačenkova, p. 272 s.

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Fig. 10. Mausolée de Muhammad ibn Zayd à Merv (Turkménistan).

Pugačenkova, p. 303 s.

Fig. 11. Mausolée dit de Khālid ibn al-Walīd près de Multan.

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Fig. 12. Plan du mausolée dit de Khālid ibn al-Walīd.

Ahmad Nabi Khan, 1978-9, p. 309

Fig. 13. Le fond du miḥrāb du mausolée, seule partie conservée.

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Fig. 14. Croquis de localisation des inscriptions

en pointillés, les inscriptions existant encore ; en blanc (colonnettes et bandeaux) : inscriptions encore en place en 1986, disparues depuis, mais dont on a des photos. L’étoile correspond à la mention du sipah-salār ‘Alī ibn Karmākh. En tiretets, partie des inscriptions déjà disparues en 1986 et jamais lues.

Fig. 15. Détail de la voûte en cul-de-four au-dessus du miḥrāb.

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Fig. 16. Décor du fond du miḥrāb.

Fig. 17. Détail des cartouches ornant la voûte en cul-de-four.

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Fig. 18. Le mausolée dit du Sheikh Sadan près de Multan.

Fig. 19. Fausse fenêtre décorative de l’étage.

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Fig. 20. Fausse fenêtre décorative du soubassement.

Fig. 21. Partie droite de la façade ouest, façade portant des inscriptions.

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Fig. 22. Décor de la base de la partie supérieure du monument.

Fig. 23. Partie droite de l’inscription de la façade extérieure ouest.

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Fig. 24. Reste de l’inscription de fondation du mausolée, à l’intérieur de la face ouest.

Fig. 25. Angle inférieur d’une des façades du mausolée du Sheikh Sadān.

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Fig. 26.

A : bandeau décoratif du mausolée du Sheikh Sadān ; B : Bandeau décoratif commun au minaret de Djam et aux coupoles de Tchisht.

Fig. 27. Le bandeau décoratif du mausolée du Sheikh Sadān.

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Fig. 28. Décor d’entrelacs au mausolée du Sheikh Sadān.

Fig. 29.

A, B, C : fleurons inscrits dans des cercles au mausolée du Sheikh Sadān ; D : bandeaux de fleurons inscrits au minaret de Djam.

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Fig. 30. Le vase « purnagatha » aux chapiteaux A/ du temple de Deogarth (Ve siècle), B/ du mausolée n° 1 d’al-Rūr (circa XIe siècle), C/ du mausolée du Sheikh Sadān (XIIe-XIIIe siècles).

Fig. 31. Les arcs chaitya

A/ Vihara de Bhaja (Pune), c. 150 av. J.-C. ; B/ Ajanta (c. 500 ap. J.-C.) ; C/ Bhumara, temple de Shiva, époque Gupta ; D/ Visvakarma, Ellora, c. 600 ; E/ Stupa de Mirpur-Khās, Sind, c. Ve siècle ; F/ Bhubaneswar, Orissa, VIIIe ou IXe siècle (d’après Brown, pl. XXV) ; G/ Stèle funéraire de Mahmud Ier, Ghazna, Afghanistan, XIe ou XIIe siècle ; H/ Mausolée de Khālid ibn al-Walīd, région de Multan, XIIe siècle ; I/ Mausolée du Sheikh Sadān, région de Multan, XIIe-XIIIe siècle.

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Fig. 32. Le stupa de Sirkap à Taxila.

Fig. 33. Le stupa de Mirpur-Khās.

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Fig. 34. Croquis d’une façade du mausolée n° 2 d’al-Rūr.

Fig. 35. Croquis d’une façade du mausolée du Sheikh Sadān.

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Fig. 36. A gauche, fausse fenêtre au mausolée du Sheikh Sadān ; à droite, fausse fenêtre au stupa de Mirpur-Khās.

Fig. 37. Le temple de Bhītargāon (Ve siècle)

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Fig. 38. Le temple de Paraulī (circa Xe siècle).

Fig. 39. Décor du mausolée du Sheikh Sadan.

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Fig. 40. Motifs décoratifs de terre cuite provenant des mausolées islamiques de la région de Multan (XIIe-XIIIe siècles).

Fig. 41. Motifs décoratifs de terre cuite provenant de monuments hindo-bouddhiques du Sind (IIIe- VIIe siècles)

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BIBLIOGRAPHIE

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Vogel, J.-Ph., « The temple of Bhītargāon », dans Archaeological Survey of India, Annual report, 1908-9, p. 5-21.

NOTES

1. Les ruines de ce site se trouvent au sud de la route reliant Thatta à Badin. 2. Il ne reste de cette ville que les vestiges d’une vaste forteresse et ceux de la Grande Mosquée. On a pu les dater grâce à deux plaques de terre cuite inscrites de très beaux caractères arabes en coufique fleuri, d’un style très semblable à celui qu’on trouve au Khorasan dans la deuxième moitié du XIIesiècle. Ce site est en cours de publication par mes soins. 3. Bosworth, 1986, p. 63. 4. Friedmann, 1992, p. 549. 5. Bosworth, 1980, p. 187-190. 6. La ville est connue aux IX e-XIe siècles puisque la plupart des géographes arabes la mentionnent, mais sans doute seulement par ouï-dire, car la prononciation de son nom est incertaine, la première lettre semblant lue tantôt comme un d, tantôt comme un r et la dernière tantôt comme un r, tantôt comme un z, ces confusions étant aisées en arabe. Alōr est mentionnée en particulier par Ibn Khurdādhbeh, Balādhurī, Iṣṭarkhī, Ibn Ḥawqal, al-Bīrūnī et al-Idrisī. Un très maigre article est consacré à cette ville dans EI2, 1975, p. 699 : Arūr, par V. Minorsky. 7. C’est chez Ismā’īl ibn ‘Alī...ibn ‘Uthmān al-Thakafī, cadi de al-Rūr, que se serait trouvé cet ouvrage, Friedmann dans EI2, Supplem. 3-4, 1981, p. 162. 8. Ahmad Nabi Khan, 1987-88, p. 311. 9. Ibid., 1990, p, 87. 10. Mausolées d’Asie centrale à quatre façades identiques : mausolée anonyme au cimetière d’Imam Baba, fin Xe ; mausolée d’Ahmad, dans la vallée du Murghab, Xe-XIe, qui présentait des niches étroites, de chaque côté de l’entrée ; le mausolée de ‘Abdallāh ibn Bureida à Vekil Bazar. 11. Etaient pourvus de niches en façade les mausolées d’Ahmad, de ‘Abdallāh ibn Bureida, le Yarty-Gumbad, le mausolée de Muhammad b. Zayd à Merv, celui de Huday Hazar Ovlia et celui d’Alamberdar à Astan Baba. 12. Sur ce mausolée, voir bibliographie à Ahmad Nabi Khan et Taj Ali. 13. On peut lire sur les uns Allāh et sur les autres akbar. Je remercie vivement M me J. Sourdel- Thomine d’avoir examiné, à titre préliminaire, les photographies des inscriptions de ces mausolées et de m’en avoir indiqué le contenu. 14. D’après les habitants du village, cet événement a eu lieu le 7 janvier 1986, le prétexte donné pour la dépose des 325 briques étant leur restauration. Il ne m’a pas été possible, en 1996, de voir ces briques, déposées selon les uns au Bureau des affaires religieuses de Multan, selon d’autres au Département des antiquités de la même ville, selon d’autres encore, au fort de Lahore. 15. Ṭabaḳāt-i-Nāsiri, I, p. 456 et Friedmann et Andrews, 1992, p. 550. 16. Bosworth, 1977, p. 1129. 17. Cf. note 12. 18. Lecture de Mme J. Sourdel-Thomine. 19. Sourdel-Thomine, 1977, p. 239. 20. Ce vase d’abondance, symbole hindou de la terre et de ses richesses, était censé contenir l’ amrita, nectar d’immortalité tiré du barattage de la mer de lait, Frederic, 1987, p. 533 (kalasha) et p. 876 (puma). 21. Ce motif s’est tout naturellement introduit dans l’art islamique par l’emploi de spolia de temples hindous pour la construction des mosquées. Mais il s’est maintenu, par la suite, dans l’architecture purement musulmane.

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22. Marshall, 1960, p. 73-74. 23. Cousens, 1909-10, 1926 et 1929. 24. 24. Vogel, 1908-9, p. 5 et 6. 25. Litvinskij, 1981, p. 35-66. 26. Kervran, 1986, p. 288 s.

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Migrations de musiciens des villes de Transoxiane et développement de la science musicale en Inde (XVIe- XVIIe siècles)

Aleksandr Džumaev Traduction : Alié Akimova et Jean During

NOTE DE L’ÉDITEUR

Traduit du russe par Alié Akimova et Jean During

1 Depuis l’Antiquité, l’Inde a attiré l’attention des poètes et des musiciens de Transoxiane. Les écrivains musulmans de l’époque ancienne connaissaient déjà sa musique. Aux IXe-XIe siècles, elle est mentionnée dans les traités musicaux des écrivains-encyclopédistes al-Jâhiz, al-Fârâbî, des Ikhwân al-Safâ (Frères de la pureté), d’al-Bîrûnî, etc.

2 À la fin du XIIe et dans la première moitié du XIIIe siècle, la connaissance réciproque de l’art musical des deux régions prend un nouvel essor : certains éléments de la musique indienne pénètrent dans le système transoxianien des douze gammes (parde) de l’organisation modale des maqâmat. 3 Ceci est confirmé par le traité en persan de Muhammad Nishâpuri (« le maître du Khorassan »), daté de la seconde moitié du XIIe ou de la première moitié du XIIIe siècle1. L’auteur nous décrit le système des 12 parde, 6 shu’ba et 18 bang et appelle « mode indien » (parde-yi Hindwûn) l’un de ces modes – Busalik –, que l’on interprète en fin d’après-midi, au moment où le soleil se couche. 4 L’influence réciproque des cultures musicales de l’Inde et de l’Asie centrale, des systèmes des maqâmat d’Asie centrale et des raga indiens s’est poursuivie tout au long du Moyen Age. Du XIe au XIVe siècle (sous le sultanat de Delhi), et surtout aux XVI e-

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XVIIe siècles (l’époque des Grands Moghols), elle se renforce encore. C’est alors que la science musicale de l’Inde du Nord commence à s’intéresser à la comparaison des raga indiens et des maqâm persans, phénomène que l’on peut directement rapporter à la migration de scientifiques et de lettrés. Les XVIe-XVIIe siècles connurent en effet une importante migration de musiciens, de poètes et d’adeptes du soufisme depuis les villes de la Transoxiane, notamment Boukhara, vers l’Inde. Les anthologies littéraires persanes (tazkirât) des XVIe-XIXe siècles citent des dizaines de noms. Darwîsh ‘Alî Shangî (seconde moitié du XVIe siècle-début du XVII e), musicien de cour qui vécut pendant plusieurs années à Boukhara, évoque dans son Traité de la musique ces musiciens émigrés en Inde2. 5 Cet article se propose d’aborder un sujet inédit : la vie de trois musiciens originaires de Transoxiane et attachés aux traditions musicales de cette région. Il s’agit de Qâsim-i ibn-i Dust al-Bukhâri, de l’auteur anonyme du traité sur la musique Hadâyiq al-najamât et de Bâqi-yi Nâ’inî. Tous trois vécurent et travaillèrent à la même époque (seconde moitié du XVIe siècle-première moitié du XVIIe). Pourquoi ce choix ? D’abord parce que nous possédons d’eux des traités autographes sur la musique. D’autre part, des liens les unissaient, soit directement comme Qâsim-i ibn-i Dust al-Bukhâri et son disciple, l’auteur anonyme du traité Hadâyiq al-najamât, soit par rattachement à une source commune, en l’occurrence les conceptions musicales et scientifiques du maître de Boukhara, Najm al-Dîn Kawkabî-i Bukhâri. Nous pouvons donc mettre en relief l’influence des sources transoxianiennes sur l’œuvre de chacun de ces trois musiciens, ainsi que les rapports de leur émigration avec la diffusion et le développement des idées musicales. 6 Pour mieux comprendre les grandes lignes de la science musicale en Inde du Nord aux XVIe-XVIIe siècles, nous commencerons par présenter l’art et la science musicale de la Transoxiane, et en particulier de Boukhara, dans le premier tiers du XVIe siècle. 7 Une des figures-clés de la Transoxiane et du Moyen-Orient en ce domaine était alors incontestablement Mawlânâ Najm al-Dîn Kawkabî (mis à mort en 1531), originaire de Boukhara, poète, musicien, théoricien et savant3. On suppose qu’il fut un des fondateurs de l’école des maqâmat de Boukhara (XVIe-XVIIe siècles), annonçant le système canonique du Shashmaqâm qui entra en vigueur plus tard. Kawkabî, imprégné de traditions musicales de Hérat, réunit dans ses théories les principes de Hérat et de Boukhara. Cette personnalité intéresse depuis longtemps les critiques en Ouzbékistan et au Tadjikistan et, plus récemment, les chercheurs européens et américains. Il semble que ‘Abd al-Ra’uf Fitrat ait été le premier à le décrire dans son livre L’histoire de la musique classique ouzbèke4, mais il reste encore beaucoup d’aspects méconnus, aussi bien dans la biographie de Kawkabî que dans l’interprétation de sa théorie du maqâm. 8 Parmi les œuvres de Kawkabi concernant la science musicale, nous sont parvenus : d’une part, le traité sur la musique, dont différents exemplaires sont conservés à Tachkent, à Saint-Pétersbourg, à Boukhara, à Douchanbé et en Iran ; d’autre part, quelques poésies que l’on peut appeler « poèmes des maqâm », dans lesquelles il décrit sous des formes littéraires différentes (, masnawî) les particularités du système de douze maqâm. Ils répètent et développent certains chapitres du Traité sur la musique (par exemple, un masnawî correspond entièrement au sixième chapitre – « Des rapports entre âwâz et shu’ba ») et donnent beaucoup d’informations précises sur les maqâmat. En fait, ces poèmes, pour remplacer l’ancien système élaboré du XIe au XVe siècle sur des

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bases mathématiques, présentent un nouveau système de douze maqâm, vingt-quatre shu’ba, six âwâz et traitent des problèmes afférents. 9 Grâce à leurs idées nouvelles et leur grande valeur poétique, ces poèmes connurent le succès et la célébrité non seulement en Asie centrale (notamment à Boukhara, ainsi que dans le Khorassan) mais aussi en Iran et, fait plus important encore, dans le nord de l’Inde. Ce fait est confirmé par nombre de traités musicaux et autres oeuvres des XVIe- XVIIe et même du XIXe siècle. On connaît plus d’une dizaine de citations ou d’imitations des « poésies de maqâm » de Kawkabî, notamment parmi des œuvres en persan concernant la musique rédigées en Inde. 10 Les plus célèbres parmi ces « poésies de maqâm » sont au nombre de trois : 1) ce qu’on appela Kulliyât ( de cinq distiques ou bayt), où l’auteur traite les noms des douze maqâm et des six âwâz ; 2) les masnawî, composés habituellement de dix-sept distiques, qui sont consacrés au système des vingt-quatre shu’ba et à leur liaison avec les douze maqâm ; et 3) les vers sur les six âwâz. 11 Le Kulliyât commence par un bayt qui cite les noms de quatre modes-maqâm : Râst, Hijâz, Esfahân et ‘Irâq : « Si tu prends le chemin direct (râst) qui mène au Hidjaz, Tu passeras par Ispahân et trouveras l’Irak5. » 12 Ce début reflète certainement la polémique des savants-musiciens contemporains de Kawkabî sur le question du nombre de shu’ba dépendant d’un maqâm : « Les nombres attachés aux maqâm sont : huit et quatre, Pour chaque maqâm il faut deux shu’ba, pas quatre6. » 13 Il s’agit d’une question sur laquelle se penche Kawkabî dans son traité7. Parmi les citations et imitations de ce Masnawî, il faut noter en particulier celle que l’on trouve dans le traité indo-persan Karâmat-i majra8.

14 Le traité sur la musique de Kawkabî était assez connu en Inde. On lui empruntait souvent ses thèses et même des fragments, en particulier la théorie soufie selon laquelle la musique est un mystère divin accessible aux seuls élus. On suppose que les œuvres de Kawkabî pénétrèrent en Inde immédiatement après sa mort, et en tout cas dès la seconde moitié du XVIe siècle. L’une des plus anciennes références qui leur soit faite figure dans le traité musical de Qâsim-i ibn-i Dust al-Bukhâri, qui est resté inconnu de la critique contemporaine. Cet auteur écrivit notamment un traité intitulé Kashf al- awtar, « La découverte des cordes », dont le manuscrit se trouve au British Museum (Or. 236-I, p. 240b-246a). 15 Qâsim-i ibn-i Dust al-Bukhâri dédia son ouvrage au fils de Bâbur, Nasir al-Dîn Muhammad Humâyûn, qui régna de 1530 à 1556. Si le traité est postérieur à la mort de Humâyun, il date cependant d’avant 1580, car le célèbre écrivain, poète, musicien et auteur de traités musicaux Mawlânâ Qâsim-i Kâhî y est décrit de son vivant (p. 241a). Or, on sait que celui-ci quitta la Transoxiane en 1525 pour l’Inde où il mourut en 15809. Il se lia également d’amitié à l’auteur du traité Hadâyiq al-najamât, dont nous parlerons plus loin. 16 Dans la préface de son ouvrage, Qâsim-i ibn-i Dust al-Bukhâri explique les raisons de son départ en Inde, en insistant sur les circonstances extérieures, ce qu’il appelle « la discordance de l’époque ». En Inde, il vécut chez des amis et condisciples auxquels il rendait des services, passant ses nuits et ses jours à discuter de musique. Ces amis

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devaient appartenir à une élite intellectuelle musicale car, selon l’auteur anonyme, « ils étaient extraordinaires et incomparables dans la théorie et la pratique de cet art10 ». 17 La suite révèle que Qâsim-i Kâhî était précisément l’un de ces hommes extraordinaires, admirés de l’auteur, qui lui servirent de source d’inspiration et de base pour son traité sur la musique. L’auteur cite, comme autre source de son savoir, des entretiens qu’il eut avec Darwîsh Haydar Tuniyânî. 18 Certains passages du traité mettent en lumière l’appartenance de Qâsim-i ibn-i Dust al- Bukhâri à la confrérie naqshbandiyya. La préface contient quelques idées sur le soufisme et sur la double signification du terme naqshband. Les symboles soufis composent la base du résumé des autres problèmes. 19 L’ouvrage de Qâsim-i ibn-i Dust fait de larges emprunts au traité de Najm al-Dîn Kawkabî. Le Kashf al-Awtar comporte un fragment assez important (à peu près une page) du premier chapitre de l’ouvrage de Kawkabî, presque sans changements et sans référence à la source, ce qui prouve que Qâsim-i ibn-i Dust connaissait bien l’ouvrage de Kawkabî et en possédait un exemplaire11. Malgré un excès de compilation et un style ampoulé, le traité Kashf al-Awtar reste lié aux traditions du maqâm et aux idées scientifiques du cercle musical de Boukhara. 20 On connaît un autre traité musical en persan intitulé Hadâyiq al-najamât (« Parterre de fleurs »), directement lié aux ouvrages que l’on vient d’évoquer et à leurs auteurs : Najm al-Dîn Kawkabî et Qâsim-i ibn-i Dust. L’auteur du Hadâyiq al-najamât se considère du reste comme le disciple de Qâsim-i ibn-i Dust. 21 J’ai pu, le premier, étudier cet ouvrage – dont le manuscrit se trouve à la bibliothèque de la mosquée Orhan Gazi à Bursa (Turquie) où on ne peut le consulter – grâce à la photocopie conservée à l’institut de musicologie de l’Université de Berlin (collection Kurt-Reinhardt). L’auteur n’est pas encore établi avec certitude, mais il est avéré qu’il s’agissait d’un musicien, originaire de Transoxiane, voire de Boukhara. « Le tourbillon des temps et des époques », pour reprendre son expression, le contraignit à quitter son pays pour l’Inde où il écrivit son traité. Certains musiciens de Boukhara de la première moitié du XVIe siècle, mentionnés dans le texte, nous permettent de le dater approximativement. Par exemple, l’auteur cite Mawlânâ Qâsim-i Kâhî (mort en 1580) à titre posthume et parle de l’empereur Akbar, ce qui laisse supposer qu’il rédigea son traité entre 1580 et 1605, donc après Qâsim-i ibn-i Dust al-Bukhâri. Et, comme on l’a dit, apparemment l’auteur le connaissait et se rangeait même parmi ses disciples12. 22 L’auteur du Hadâyiq al-najamât aussi admire l’Inde qu’il évoque dans les mêmes termes que Qâsim-i ibn-i Dust. Ainsi peut-on lire dans son traité : « Le maître du goût (zawq) et de la passion (shawq) vous déclare qu’à la suite du tourbillon des temps et des époques il quitta son pays pour l’Inde qui réjouit son cœur. Il passa la plus grande partie du printemps de sa vie à discuter de musique et de la science des cycles (adwâr, les gammes et les rythmes), en servant les nobles et les grands, d’éminents savants remarquables par leur science et leur art de la musique. Le plus grand parmi eux est Mawlânâ Qâsim-i Kâhî, incarnation de la grâce de Dieu, concentration des mystères divins. Que Dieu illumine sa tombe13 ! » 23 On le voit, en Inde, l’auteur anonyme du Hadâyiq al-najamât était devenu un familier de Mawlânâ Qâsim-i Kâhî. Mais les motifs transoxianiens dans son oeuvre ne s’arrêtent pas là. L’analyse de son traité prouve que l’auteur fut influencé par Najm ad-Dîn Kawkabî Bukhâri, surtout par sa théorie de musique, et celle du maqâm. Son nom apparaît dix

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fois14, et il est appelé Fazil-i Bukhâri Mawlânâ Kawkabî, « le noble et parfait Boukhariote, maître Kawkabî ».

24 L’ouvrage comporte d’autres idées, thèses et fragments de texte empruntés à Kawkabî et la composition même porte son empreinte, mais la source n’est citée que dans quelques passages (p. 99a-99b). Enfin, Hadâyiq al-najamât contient encore deux « poèmes de maqâm » tirés du Kulliyât (p. 108b) et du Masnawî (p. 109b-110a) de Kawkabî, que nous venons de citer. Ils sont précédés d’un dithyrambe adressé à Kawkabî, le louant de son apport poétique à la théorie du maqâm. L’auteur anonyme écrit : « Fazil-i-Bukhâri Mawlânâ Kawkabî, qui fut sublime en musique et art poétique, enfila d’une façon extraordinaire les douze maqâm et les six âwâz sur le fil de la poésie15. » 25 Ainsi, le traité Hadâyiq al-najamât, ainsi que ceux de Qâsim ibn-i Dust et de Nâ’inî, confirment l’influence de Najm al-Dîn Kawkabî sur la science musicale persanophone de l’Inde du Nord aux XVIe-XVIIe siècles. Par rapport au traité de Nâ’inî, le Hadâyiq al- najamât se rapproche davantage des traditions scientifiques de Hérat et de Boukhara. On n’y trouve pas d’analyse comparative des maqâm et des raga, en dépit d’une évidente influence indienne.

26 Venons-en enfin à l’analyse du traité sur la musique Zamzama-yi wahdat (« Le Murmure de l’Unité ») du poète et musicien soufi Bâqî-yi Nâ’inî, qui vécut probablement à la fin du XVIe ou au début du XVIIe siècle et passa la plus grande partie de sa vie au service du souverain moghol Shâh Jahân (règne de 1628 à 1658) en qualité de musicien de cour16. Dans la conclusion de son traité, Nâ’inî raconte les complexités de son service et ses succès dans le domaine musical17. Certaines poésies panégyriques de son Divân mentionnent à de nombreuses reprises les noms de Shâh-Jahân et de son fils Aurangzeb (1659-1707)18. Nous avons déjà supposé que Nâ’inî était originaire de l’Asie centrale et qu’il émigra en Inde pour des raisons inconnues19. Dans la préface du traité, il évoque son voyage et fait part de ses premières impressions de l’Inde et de sa musique : « Qu’il soit connu que le misérable (l’auteur) s’éprit follement de l’art de la musique, et quand il partit dans l’Hindoustan merveilleux, ses propres yeux y découvrirent les images des idoles indiennes et son ouïe, les douceurs de ce parterre de fleurs20. » 27 Nâ’inî mentionne deux musiciens originaires de Boukhara et indique la nisba de Kawkabî, ce qui nous permet de supposer qu’il vécut à Boukhara avant son arrivée en Inde, bien qu’il n’en ait pas parlé. Nâ’inî cite trois poésies de Najm al-Dîn Kawkabî : deux concernant l’âwâz (p. 5b-6a) et un masnawî sur les vingt-quatre shu’ba (p. 6a-6b) ; il évoque par ailleurs une œuvre inconnue de Mawlânâ Hasan Kawkabî, élève de Najm al- Dîn Kawkabî (p. 7a, avec une erreur du copiste : Husayn).

28 Le thème principal de l’œuvre poétique de Kawkabî est l’apologie de l’Inde et de ses beautés, ce qui est tout à fait naturel pour une personne découvrant un monde inconnu et merveilleux. Dans son Divân il fait appel une trentaine de fois aux images et merveilles de ce pays. Quelques poésies sont entièrement consacrées à l’Inde et sont imprégnées d’un amour profond et d’une sincère admiration21. 29 Le traité de Nâ’inî fait l’analyse comparative de deux systèmes musicaux : des maqâm persans (centrasiatiques) et des raga indiens. Au bas Moyen Age avait été fondée une branche indépendante de la science musicale, prenant pour base cette étude comparative. Le procédé existait donc avant lui et nous en connaissons des exemples, mais il le développa et l’approfondit, car son étude non seulement décrit et compare les

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deux systèmes, mais aussi note leurs ressemblances et affinités concernant les modes, les tons et les mélodies. 30 Mais la corrélation de ces deux systèmes ne se borne pas à l’expression musicale ; elle a pour base une doctrine philosophique, celle de l’unité de deux , l’islam et l’hindouisme. Une telle interprétation ne nous paraît possible que dans le contexte de la conception sourie de Nâ’inî, dont les traits importants apparaissent dans son oeuvre. Par exemple, dans son Divân, on rencontre souvent des notions appariées : Ka’ba- temple aux idoles (botkhâna), Ka’ba-Bénarès, musulmanpaïen22 (kâfir). Chaque paire voit ses deux termes opposés l’un à l’autre, ce qui en même temps symbolise les valeurs des religions différentes et les réconcilie au niveau de la conception de l’unité divine. Le quatrain suivant en est exemple : « On me dit : “Va à la Ka’ba, car Dieu est là Et pas à Bénarès, ô mon cœur.” Ni la Ka’ba, ni le temple des idoles ne pourront contenir mon cœur Tandis que mon cœur comprend cent Ka’ba et cent temples des idoles23. » 31 Nous trouvons cette idée de la capacité du cœur à admettre les symboles des religions différentes et à concevoir les différents chemins de connaissance de Dieu dans l’œuvre poétique de certains shaykh soufis plus anciens, en particulier chez Ibn ‘Arabî 24. À l’époque de Nâ’inî, elle représente une doctrine mystique bhakti qui proclame l’union religieuse des hindous et des musulmans. Son influence augmente aux XVe-XVIe siècles25.

32 Citons encore un document qui confirme l’influence de cette doctrine non seulement sur la science musicale (étude parallèle des raga et des maqâm), mais aussi sur l’art musical, c’est-à-dire sur les idées et les images de la musique indienne des XVIe-XVIIe siècles. C’est un petit traité musical en persan qui se présente sous la forme de notes, en vers et en prose, d’un auteur inconnu. Il fait partie du même recueil que le Hadâyiq al- najamât26. J’y ai découvert deux poésies avec le nom de plume (takhallus) de Bâqî, qui y sont citées comme paroles que l’on disait sur deux œuvres musicales, les maqâm ‘uzzâl (p. 136a-136b). En voici une citation : « Bâqî, selon ma croyance le musulman et le païen sont égaux. » 33 La poésie entière fait partie du divân de Nâ’inî27.

34 Pour conclure, on peut affirmer que le rôle des musiciens de Transoxiane, et en particulier de Boukhara, dans le développement de la science musicale de l’Inde du Nord aux XVIe-XVIIe siècles est évident. Les œuvres du musicien et savant de Boukhara Mawlânâ Najm al-Dîn Kawkabî Bukhâri servirent de base théorique et de source d’inspiration. De bonnes raisons laissent supposer que l’afflux en Inde de musiciens, de poètes, d’adeptes des tarîqa venus de Transoxiane et surtout de Boukhara se rapporte directement à la tendance à favoriser l’étude parallèle et comparative des raga et des maqâm en Inde du Nord aux XVIe-XVIIe siècles. Cette tendance, devenue plus tard un courant indépendant, est confirmée par les sources jusqu’au XXe siècle. On peut donc parler avec quelque réserve d’une synthèse musicale et scientifique transoxiano- indienne, formée aux XVIe-XVIIe siècles.

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NOTES

1. Muhammad Nishâpurî, Risâlu dar ‘ilm-i mûzîqî, Institut d’orientalisme de l’Académie des sciences de Saint-Pétersbourg, n° C 612, p. 28a ; A. Džumaev, « Traité sur la musique de Muhammad Nishâpurî », Obščestsvenme nauki v Uzbekistane, Tachkent, 1984, n° 1, p. 44-50. 2. Darwîsh ‘Alî Shangî, Risâla-yi mûzîqî, Institut d’orientalisme de l’Académie des sciences de l’Ouzbékistan, n° 449. Ces données sont en partie étudiées par Dilbar Rašidova, savant de Tachkent. 3. A. Džumaev, « Najm al-Dîn Kawkabî-i Bukhâri and the Maqâm Theory in the XVI-XVIII centuries », communication à paraître dans les Actes de la troisième rencontre du groupe « Maqâm » de la Société internationale pour les musiques traditionnelles à Tampere et Virrate, Finlande, 2-5 octobre 1995. 4. ‘Abd al-Ra’uf Fitrat, Uzbek klassik musikasi va uning tarihi, Samarcande-Tachkent, 1927, p. 63-65. 5. Hasan Nisârî, Muzakkir al-ahbâb, Institut d’orientalisme de l’Académie des sciences de l’Ouzbékistan, n° 56, p. 86b. 6. Kawkabî, Dar bayân-i sho’behâ-i bar maqâm, Institut d’orientalisme de l’Académie des sciences de l’Ouzbékistan, n° 415, p. 193a. 7. Kawkabî, Maqâmat al-’ali’a, Institut d’orientalisme de l’Académie des sciences de Saint- Pétersbourg, n° B 2257, p. 266a. 8. Dans Taraana-e Soroor, Srinagar, 1962, p. 46. 9. Plusieurs sources des XVIe-XIXe siècles, dont Darwîsh ‘Alî Shangî, parlent de l’écrivain, poète et musicien Mawlânâ Qâsim-i Kâhî. Voir R. Inomhodjaev, Iz istorii kul’turnyx svjazej narodov Srednej Azii i Indii, Tachkent, 1986, p. 134-135, et Husaynqul i-khân ‘Azim Abâdi, Tazkere-yi Nashtar-e ‘eshq, IV, Douchanbé, 1986, p. 1308. 10. Qâsim-i ibn-i Dust al-Bukhâri, Kashf al-awtar, British Museum, Or. 2361, p. 240. 11. Kashf al-awtar, p. 240b, 241a ; Kawkabî, Maqâmat al-’âliya, n° B 2257, p. 262a, 262b. 12. Hadâyiq al-najamât, Institut de musicologie de l’Université de Berlin, n° VVE 114, p. 112a. 13. Ibid., p. 94b-95a. 14. Ibid., p. 99a, 101b, 102b, 108a, 111b, 127a, etc. 15. Ibid., p. 108a, 111b. 16. Bâqî-yî Nâ’inî, Zamzama-yi wahdat, Institut d’orientalisme de l’Académie des sciences de l’Ouzbékistan, n°10226/II. 17. Ibid., p. 79b-80a. 18. Bâqî-yi Nâ’inî, Divân, Institut d’orientalisme de l’Académie des sciences de l’Ouzbékistan, n° 10226/III, p. 23a-23b, 12a-12b, etc. 19. A. Džumaev, Iz istorii kul’turnyx svjazej narodov Srednej Azii i Indii, Tachkent, 1986, p. 115-124. 20. Bâqî-yi Nâ’inî, Zamzama-yi wahdat, p. 4a. 21. Bâqî-yi Nâ’inî, Divân, p. 51a-51b, 38b, 20b, 13a-13b. 22. Ibid., p. 39b, 28a-28b, 20a, 10b, 13a, 32b-33a. 23. Ibid., p. 10b. 24. I. M. Fil’štinskij, « Koncepcija edinstva religioznogo opyta u arabskix sufiev », Sufizm v kontekste musulmanskoj kul’tury, Moscou, 1989, p. 28-34. 25. K. Ašrafjân, Deli : Istorija i kul’tura, Moscou, 1987, p. 69, 112. 26. Traité sur la musique, Mosquée Orhan Gazi, Bursa, n° Ulu Cami 2655, p. 135a-140a. 27. Bâqi-yî Nâ’inî, Divân, 28b.

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Dossier. Inde-Asie centrale : routes du commerce et des idées

Les religions et leurs fidèles

NOTE DE L’ÉDITEUR

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Les frontières occidentales de la diffusion du bouddhisme en Asie centrale

Margarita Filanovič et Zamira Usmanova

1 Né en Inde, le bouddhisme s’est, dès l’Antiquité, diffusé hors du sous-continent, suivant les routes commerciales qui reliaient de longue date l’Inde à l’Asie centrale et laissant des traces notables dans les cultures de cette région et du Turkestan oriental.

2 Ce phénomène a retenu l’attention des spécialistes depuis la fin du siècle dernier, notamment après la découverte de monuments bouddhiques dans le Xinjiang par des savants russes, britanniques, allemands et français. Et c’est en se fondant sur ces découvertes et sur les sources écrites que l’orientaliste V. V. Barthold mit en relief le rôle joué par le bouddhisme dans l’histoire des cultures centre-asiatiques. Pourtant, les rares sources écrites n’ont plus grand chose à livrer et les monuments découverts au début du siècle se trouvent en dehors du territoire de l’Asie centrale. 3 C’est seulement depuis quarante ou cinquante ans, avec les progrès notables de l’archéologie, que l’on a entrepris l’étude approfondie du bouddhisme en Asie centrale. En effet, dans ces années-là, les archéologues ont découvert en Bactriane-Tokharestân, en Sogdiane, dans le Ferghana, en Margiane, sur les territoires limitrophes et le long des anciens grands itinéraires commerciaux, des dizaines de constructions bouddhiques, de nombreux objets de culte et des images, des textes et des inscriptions. Ce matériel ne cesse de s’enrichir grâce aux recherches scientifiques et les différences d’approche entre les savants sur le problème du bouddhisme, de son apparition, de sa diffusion et du rôle joué par cette région dans sa retransmission deviennent aussi plus évidentes. 4 La première divergence porte sur l’époque à laquelle serait apparu le bouddhisme en Asie centrale. R. Ghirshman, J. Harmatta, B. Litvinskij la font remonter à l’époque gréco-bactrienne, aux premiers siècles avant Jésus-Christ1 ; d’autres, comme G. Košelenko, la placent au tournant de notre ère. Mais la plupart des chercheurs, à la suite de Foucher, sont d’avis que les monuments bouddhiques les plus anciens

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remontent aux premiers siècles de notre ère, à l’époque de l’apogée puis de la chute de l’empire kouchan dont les souverains (notamment Kanishka) ont favorisé cette religion2. 5 Sans doute faut-il admettre, à la suite de B. Staviskij, que la comparaison des sources écrites et des données archéologiques révèle le sort différent du bouddhisme dans les différentes régions de l’Asie centrale3. 6 Pour ce qui concerne l’Asie centrale ex-soviétique, il est avéré que le bouddhisme est apparu dans le nord de la Bactriane-Tokharestân, avec des constructions bouddhiques sur la rive droite de l’Amou-Darya. Ce fait est confirmé par le matériel archéologique, les inscriptions en kharoshthî trouvées dans les complexes bouddhiques à Kara-Tepe et Fajaz-Tepe à Termez, les images sculptées d’Ajrtam, l’un des plus anciens centres bouddhistes de l’Asie centrale, les statues du temple suburbain de Dal’verzin-Tepe, l’une des capitales de l’empire kouchan en Bactriane. En effet, l’absence d’images de bodhisattvas laisse penser que tous ces monuments appartiennent à la première école du bouddhisme (hinayâna ou Petit Véhicule), lorsque les bodhisattvas ne jouaient pas encore de rôle important et que leur culte n’était guère répandu. 7 Les périodes et les voies de la diffusion du bouddhisme dans les autres régions d’Asie centrale suscitent un vif débat depuis quelque temps. Une hypothèse faisait de l’Asie centrale, grâce aux ramifications de la Grande Route de la Soie où circulaient des moines et des prédicateurs, le centre de diffusion du bouddhisme en Asie intérieure, dans le Turkestan oriental, la Chine, l’Extrême-Orient4. Mais, jusqu’à présent, on n’a pas découvert sur le territoire de la Sogdiane, du Ferghana et du Semiretchié de constructions bouddhiques antérieures aux VIe-VIIIe siècles. Selon B. Staviskij, le bouddhisme aurait pénétré dans le Turkestan oriental directement depuis l’Inde par les cols montagneux, tandis que dans les régions du nord-est de l’Asie centrale et du Semiretchié, il serait arrivé plus tard, en provenance du Xinjiang5. En effet, la route animée – quoique de façon saisonnière – du col de Gilgit était empruntée non seulement par des commerçants, mais aussi par des moines et prédicateurs bouddhistes6. Nous pensons, quant à nous, que d’autres chemins caravaniers, traversant l’Asie centrale depuis l’Antiquité, existaient parallèlement à cette route. Des sources chinoises mentionnent, au nombre des premiers missionnaires bouddhistes, deux prédicateurs et traducteurs des textes saints, originaires de Parthie, An Shigao et An Xuan, qui arrivèrent au Turkestan chinois l’un en 148, l’autre en 181. 8 D’après B. Litvinskij, il y eut en Chine, jusqu’à la fin de la dynastie Jin, parmi les traducteurs des textes bouddhiques en chinois, six ou sept Chinois, six Indiens et seize personnes originaires d’Asie centrale (Yueh-tchi – Tokhares, Parthes, Sogdiens...)7. On peut supposer qu’ils ne traversèrent pas l’Inde pour aller en Chine. Le caractère international de ce corps de traducteurs témoigne aussi que l’Asie centrale, où le bouddhisme fut assez largement répandu, joua un rôle dans la transmission de cette religion plus loin vers l’est. 9 Les monuments bouddhiques les plus répandus en Asie centrale sont des ensembles de constructions monastiques (vihâra), des sanctuaires et des stûpas. Leur étude archéologique révèle les particularités des constructions bouddhiques des différentes régions centre-asiatiques et fournit un matériel supplémentaire pour préciser la date d’apparition de cette religion. La frontière nord-ouest de sa diffusion s’étend jusqu’à la Margiane (région de la vallée de la Mourgab) dont la capitale était Antioche de Margiane, mentionnée dans les œuvres d’historiens grecs et romains ainsi que dans

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l’Itinéraire d’Isidore de Charax, comme l’une des villes principales sur la route du commerce international de Rome à la Chine. Le site de Gjaur-Kala correspond à cette ville, qui remonte aux Achéménides et dont l’apogée se situe à l’époque du royaume parthe (IIIe siècle av. J.-C. III siècle ap. J.-C). De plan carré irrégulier, le site est entouré de puissants remparts flanqués de tours et percés de quatre portes sur les axes principaux, et enferme la forteresse Ark-Kala qui a toujours joué un rôle de citadelle. C’est à l’angle sud-est de Gjaur-Kala et à l’extérieur de ses remparts orientaux qu’on a découvert les constructions bouddhiques les plus anciennes. L’expédition JuTAKÈ (Expédition archéologique de la Turkménie du sud), dirigée par M. Masson, à laquelle nous participâmes, ainsi que G. Košelenko et des étudiants en archéologie à l’université de Tachkent, effectua les fouilles dont nous allons maintenant donner les résultats, en insistant sur deux points : l’époque d’apparition et de diffusion du bouddhisme en Margiane et les voies de sa pénétration dans cette région aux limites de l’œkoumène bouddhiste. 10 À l’heure actuelle, on dispose d’une documentation abondante sur le bouddhisme en Margiane8. Mais la divergence des dates et des opinions nous engage à revenir aux sources, c’est-à-dire aux résultats des fouilles archéologiques de Gjaur-Kala. L’étude stratigraphique des monuments bouddhiques et de leur matériel archéologique dans le contexte général de la ville offre un tableau plus dynamique et véridique de la présence des bouddhistes à Merv. 11 Les adeptes choisirent pour édifier leurs bâtiments une zone au sud-est de la ville où n’existait alors aucun monument. Tout d’abord, on éleva un stûpa monolithe hémisphérique d’un diamètre de 4,80 m sur une plate-forme rectangulaire et, à l’arrière, un petit sanctuaire composé d’une salle aux fenêtres en forme d’ogives et aux murs peints, où se tenaient autrefois des sculptures bouddhiques (fig. 1). Les reconstructions postérieures transformèrent la demi-sphère en une coupole reposant sur un cylindre et entourée d’un couloir avec un épais mur extérieur. Pour ce faire, on élargit la plate-forme en y ajoutant une maçonnerie renforcée par des poutres en bois (fig. 2)9. Les matériaux qui permettent de dater la construction sont d’une part la céramique, d’autre part des monnaies. La céramique, que l’on rencontre sous formes de tessons inclus dans la pâte à brique, présente des formes caractéristiques du IIe siècle av. J.-C.-IIe siècle ap. J.-C, ce qui signifie que la couche située autour du stûpa et d’où l’on a tiré l’argile appartient à cette époque (première période). Les trouvailles numismatiques dans la plate-forme avant comprennent cinq monnaies de cuivre frappées, selon M. Masson, par le roi sassanide Shâpur Ier (242-272) et des pièces en cuivre provenant de l’ancien monnayage des souverains locaux, de toute évidence d’époque arsacide, qui circulaient encore au temps des premiers Sassanides10. En particulier, une pièce trouvée dans le dallage du sanctuaire appartient au type des pièces locales « au cavalier », qui ne furent frappées qu’avant 262, date à laquelle Merv, conquise par Shâpur et incorporée à l’État sassanide, disparut des inscriptions sassanides11. Ces éléments permettent de dater les constructions bouddhiques les plus anciennes de Gjaur-Kala par rapport aux données stratigraphiques postérieures, données qui attestent l’abandon et la démolition partielle du stûpa. Les couches d’usure de la construction témoignent qu’elle fut abandonnée pendant un certain temps (qui correspondrait à la deuxième période), après quoi se déroula un nouveau cycle de travaux et de reconstructions grandioses de l’ensemble bouddhique sur les ruines de l’ancien stûpa.

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Fig. 1. Plan général de l’ensemble bouddhique de Gjaur-Kala.

Fig. 2. Coupe est-ouest du stûpa.

12 Pendant cette troisième période, on construisit un stûpa en forme de tour cylindrique avec une coupole couronnée de parasols d’honneur. Le stûpa, qui englobait des vestiges des constructions antérieures, fut ceint d’un nouveau couloir ; à la différence du premier, celui-ci ne l’entourait pas entièrement mais venait buter contre la maçonnerie. Peut-être y avait-il un reliquaire au bout de ce cul-de-sac. Le stûpa se

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dressait sur une plate-forme rectangulaire dont la façade donnait sur la ville et à laquelle on ajouta un escalier d’honneur aux marches plates (fig. 3). Des deux côtés de l’escalier s’élevaient des iwâns dont le stuc montre des traces de peinture rouge, bleue et noire, et probablement des colonnes rondes, ou stambha, dont il ne reste que les bases carrées. On trouva dans la maçonnerie de la plate-forme et de la tour quatorze pièces du monnayage de Shâpur II (309-379) qui peuvent servir de repères chronologiques pour dater la troisième période de construction du stûpa. Les travaux se poursuivirent : le mur extérieur du couloir de la tour, bâti à l’emplacement de la couche d’usure et qui commençait à s’affaisser, fut renforcé par une maçonnerie ; la plate-forme fut prolongée. Des monnaies de Kavâd Ier (488-531), enfouies dans la maçonnerie de cette période, attestent que la quatrième phase de reconstruction de l’ensemble du stûpa s’acheva vers la fin du Ve ou le début du VIe siècle. Au cours des troisième et quatrième périodes, le petit sanctuaire qui se trouvait au sud du stûpa fut transformé en un ensemble de vihâra, séparé du stûpa par une petite plate-forme pavée de briques. Cet ensemble comprenait trois parties, d’abord un temple et un sanctuaire, ensuite des locaux monastiques et enfin des communs, regroupés autour de la cour.

Fig. 3. Escalier du stûpa.

13 La première partie, à fonction cultuelle, entourée d’une enceinte, se composait de plusieurs salles richement décorées de peintures, de frises en haut-relief en stuc et en argile, de statues dont on a retrouvé des fragments : des pieds, des doigts, une main, des boucles, etc. Le sanctuaire carré (5,80 m x 5,80 m), à l’origine surmonté d’une coupole, était dans l’axe principal de la cour, tout au fond, entouré sur trois côtés d’un couloir extérieur, c’est-à-dire construit selon les traditions architecturales locales des bâtiments non bouddhiques. À l’intérieur du sanctuaire, en son centre, un piédestal carré servait probablement de base à un petit stûpa ou à une statue. Certes, aucun vestige de statue n’a été retrouvé là, mais on peut supposer qu’il y en avait bien une et

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qu’on dut l’emporter pour la cacher ailleurs aux heures tragiques. Aux IVe-Ve siècles se dressait là une grande statue de Bouddha, qui fut ensuite délibérément brisée ; les moines emmurèrent sa tête à côté de l’escalier du stûpa comme relique. On suppose que cette statue s’élevait en face du stûpa sous un baldaquin12. Mais il se peut aussi qu’elle se soit trouvée à l’intérieur de ce sanctuaire sur le piédestal. Elle était en argile crue colorée en rouge. La tête de la statue semble avoir été endommagée au moment de la destruction : il n’en reste qu’un œil, des fragments de lèvres et des fragments de boucles teintes en bleu (fig. 4). D’après M. Masson, cette statue aurait occupé une place intermédiaire entre les œuvres de l’école du Gandhâra et celles de Mathurâ, puisque, toujours selon lui, elle existait nécessairement vers le IVe siècle, au moment où elle fut restaurée et repeinte13.

Fig. 4. Tête de la statue du Bouddha (en argile crue).

14 Pour notre part, nous croyons qu’elle fut fabriquée et érigée pendant les reconstructions de la troisième période, quand fut conçu l’ensemble du vihâra, c’est-à- dire pas avant le IVe siècle 14. La tête de la statue porte l’empreinte de l’art post- gandhârien et peut être rapprochée des sculptures de l’Antiquité tardive découvertes en Bactriane-Tokharestân au temple bouddhique de Dal’verzin-Tepe15, de Kujov-Kurgan (« la colline du gendre »)16 ou de Tepe-Sardar17. 15 La partie monastique de l’ensemble était beaucoup plus sobre que la partie cultuelle. La salle de prières surtout, avec ses murs percés de baies, diffère du reste des locaux. De la vaisselle, des lampes, quelques tessons portant des inscriptions, des monnaies des rois sassanides Narseh (293-303), Hormizd II (303-309), Shâpur II (309-379), Vâlakhsh (484-488), Kavâd Ier (488-531) et Khosrô I er (531-579), trouvés lors des fouilles du couvent, permettent de déterminer la durée totale de fréquentation du vihâra.

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16 Vers la fin de la quatrième période, l’ensemble fut victime du vandalisme et les moines, qui voulaient sauver leurs reliques, emmurèrent à côté de l’escalier du stûpa non seulement la tête du Bouddha détruit mais aussi des manuscrits sacrés déposés dans un vase à deux anses et le reliquaire, après quoi ils quittèrent les lieux. On a retrouvé dans la couche d’écroulement des monnaies de bronze de Khosrô Ier, indice que ces événements ont pu se dérouler dans la seconde moitié du VIe siècle. Le vase peint aussi est caractéristique de cette époque. Aux Ve-VIe siècles, de tels récipients, mais sans peinture, servaient d’ossuaires dans les nécropoles zoroastriennes de Merv. Ni le vase, ni les thèmes de sa décoration n’ont à voir avec le bouddhisme. Les images des parois représentent des scènes de la vie d’un noble zoroastrien de Merv : la chasse à cheval, le festin en compagnie d’une dame, la maladie, la mort. C’est la poésie persane évoquant la précarité de la vie humaine que l’on trouve ici traduite en langage pictural. Il semble que ce vase ait été offert au couvent dans un simple but décoratif, mais que, plus tard, on y ait dissimulé les manuscrits. Le reliquaire emmuré devant le stûpa se présentait comme une urne creuse en forme de stûpa, dont la coupole, peinte en bleu et rouge, reposait sur une base à trois marches. L’urne contenait un petit tas de cendres (censées appartenir au Bouddha) et de petits morceaux d’un matériau rose. Au-dessus du reliquaire, dans la maçonnerie en moellons, une petite niche contenait sept tablettes en terre cuite reprenant la même image d’un bodhisattva assis. Celui-ci était entouré d’un côté par une figure féminine, de l’autre, par la représentation d’un stûpa avec des rubans. Les tablettes ont livré quelques lignes écrites en brâhmî, en cours de déchiffrement. Les empreintes proviennent d’estampages fabriqués ailleurs, probablement à la fin du Ve ou au début du VIe siècle, ce que confirme leur style. Les tessons portant des inscriptions que l’on a trouvés dans le couvent sont postérieurs à l’abandon du vihâra par les moines. Nikitin date ces inscriptions en moyen-persan, donnant des noms de zoroastriens iraniens, du VIe-VIIe siècle18. 17 Mais l’histoire du bouddhisme ne s’arrête pas avec l’abandon du monument de Gjaur- Kala. À l’extérieur de la ville, à environ 600 mètres du mur est, on a découvert un autre lieu de culte, un stûpa. Il se présente comme une réplique de celui qui se trouvait en ville : une tour ronde reposant sur une plate-forme et couronnée d’une coupole. Les résultats des fouilles laissent supposer qu’elle accompagnait d’autres bâtiments cultuels. Les monnaies de Khosrô Ier, trouvées dans la maçonnerie, permettent de dater la construction du stûpa19. Le reliquaire se présente comme un grand récipient, contenant quatre figurines en schiste foncé20. Mises au jour lors de la destruction du stûpa, ces statuettes furent d’abord datées des IIe-IVe siècles et attribuées à l’école de Gandhâra21. Mais Callieri – qui a découvert deux copies conformes de l’une d’elles, représentant une joueuse de harpe, l’une au musée de Peshawar, l’autre dans une exposition temporaire organisée au Musée des Arts orientaux à Rome – voit en elles plutôt des productions de la sculpture cachemirie post-gandhârienne du début du VIe siècle22. Ainsi l’une des figurines du reliquaire peut être datée précisément de la première moitié du VIe siècle, où elle fut apportée du Cachemire jusqu’à Merv, mais il est difficile de déterminer si elle était destinée au reliquaire du premier stûpa ou si elle fut directement placée dans le second. 18 Dans le récipient cassé du second stûpa, on a également trouvé des monnaies frappées sous Khosrô Ier et des manuscrits écrits sur de l’écorce de bouleau. Selon Vorob’eva- Desjatovskaja, ces manuscrits, écrits en brâhmî, contiennent des extraits du canon bouddhiste traitant des règles de conduite des moines au couvent. C’est une

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compilation des soutras Vinaya de la doctrine de Shravakâyana de la secte des Sarvâstivâdin appartenant à l’école hinayâna23. L’analyse paléographique de cent cinquante feuilles de manuscrits les situe entre le Ve et le début du VIIe siècle24. Ce qui, s’ajoutant aux monnaies frappées sous Khosrô Ier et à la statuette du début du VIe siècle, ferait remonter la pose du reliquaire à la seconde moitié du VIe siècle. Il est possible que les manuscrits aussi aient été apportés du Cachemire, foyer actif de l’école hinayâna ; du reste, ils présentent des particularités paléographiques propres au centre de copie des manuscrits du Cachemire25. 19 De tout cela il ressort que le bouddhisme a joué un rôle assez important dans la vie idéologique de Merv, grande ville sur les routes du commerce, et que les constructions bouddhiques ont connu une succession ininterrompue d’événements tragiques. Ce sont les plus importants d’entre eux que nous allons retracer maintenant en les rattachant à ceux de la ville tout entière. 20 Après une époque d’apogée (IIe siècle av. J.-C.-II e siècle ap. J.-C), Merv connut une certaine décadence, qui se manifesta par le rétrécissement de son territoire. En premier lieu, ce furent les parties nord-est et sud-est du site de Gjaur-Kala qui se dépeuplèrent26. Alors s’y installèrent les premiers adeptes du bouddhisme, probablement des marchands indiens circulant entre Merv et l’Inde le long de la route qui traversait la Bactriane. Les objets importés de Chine et d’Inde que l’on a retrouvés lors des fouilles à Gjaur-Kala, en particulier du cinabre chinois, des coquillages de l’océan Indien et des objets en coquillages, des colliers de pierres semi-précieuses, témoignent de l’intensité des échanges commerciaux dès les premiers siècles de notre ère. Le premier stûpa et le sanctuaire furent construits dans la seconde moitié du IIIe siècle, ainsi que le prouve la présence simultanée de monnaie locale et de pièces appartenant au monnayage royal des premiers Sassanides. Manifestement, ils furent bâtis par des moines tout droit venus d’Inde et conservent les formes des constructions indiennes : ainsi, le stûpa hémisphérique monté sur un piédestal représente le plus ancien type de stûpa répandu en Inde. En revanche, on utilisa à Merv des matériaux traditionnels locaux, brique crue et argile battue. 21 Il est possible que ces constructions remontent à l’époque « des rois de Merv ». Selon Lukonin, le roi de Merv est mentionné au nombre des courtisans d’Ardashir Ier mais ne fait plus partie de la cour de Shâpur Ier, car la dynastie fut alors renversée et Merv se retrouva englobée avec les autres régions récemment conquises par l’État sassanide en un seul domaine appelé « le Sakastân, le Turestân et l’Inde jusqu’à la mer » et gouverné par les princes royaux, le premier d’entre eux étant Narseh27. Dans l’atelier monétaire de Merv, on frappait déjà la monnaie de Shâpur Ier, y compris les pièces en or, mais les pièces locales en bronze circulaient toujours sur les marchés de Merv. Par contre, on ne les rencontre plus dans les couches de l’époque de Shâpur II, car elles n’avaient plus cours. En tout cas, les bouddhistes s’installèrent en ville avant les persécutions infligées par les zoroastriens aux croyants des autres religions et avant les premières destructions de sanctuaires bouddhiques en Bactriane au cours de la campagne de Shâpur Ier dans le Kushânshahr. 22 À peine construit, le premier stûpa tomba à l’abandon et ses adeptes durent le quitter, probablement au moment de la lutte pour la pureté de la foi zoroastrienne, organisée et menée par Kartir. Son activité, surtout intense sous les règnes de Bahrâm Ier (273-276) et de Bahrâm II (276-283), aboutit à la condamnation de et à la persécution des

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manichéens, mais seulement en Iran. Dans quatre inscriptions du Fârs, Kartir note que, grâce à lui, « à Merv comme dans beaucoup d’autres provinces, les feux et les mages se mettent à prospérer, (...) tandis que les Juifs, les prêtres bouddhistes, les brahmanes, les nazaréens (chrétiens) et zandîq (manichéens) sont défaits, les images de leurs dieux détruites, les abris (temples) de daiva démolis et leurs habitations transformées en temples des dieux (zoroastriens)28. » 23 Il faut noter que la liste des croyances figurant sur cette inscription correspond bien à la situation religieuse de la Margiane aux IIIe-IVe siècles telle que nous la restituent les sources écrites et les données archéologiques. Bien que le zoroastrisme fût la religion dominante en Margiane, s’y rencontraient également le christianisme, le manichéisme et le judaïsme. On y établit un évêque, puis un métropolite. Et la diversité des rites funéraires dans la nécropole de Merv confirme la variété religieuse de la population de la ville.

24 La politique de répression que les rois sassanides entreprenaient de temps en temps ne changea pas. Par exemple, sous le règne de Shâpur II, bien connu pour son intolérance, les chrétiens d’Iran furent cruellement persécutés et les territoires kouchans définitivement conquis. C’est probablement au cours d’une de ses campagnes que furent détruits les centres bouddhiques au nord de la Bactriane, en particulier Termez29. Et l’on sait que Shâpur II demeura quelque temps à Merv au moment où les Chionites-Hephtalites et les Gêlânis menaçaient les marches orientales de son royaume. 25 C’est seulement au IVe siècle que les chrétiens de Merv se remirent des persécutions : on voit alors leur évêque participer à un concile synodal. Ce siècle vit aussi la renaissance bouddhique à Merv. Tout l’ensemble reconstruit comprenait un stûpa cylindrique, couronné d’une coupole, un type architectural élaboré au Gandhâra, que l’on rencontre dans les constructions bouddhiques postérieures de la Bactriane, d’où il arriva en Margiane. Le plan du vihâra qui distingue bien deux parties, bâties sur deux côtés de la cour, celle du temple et celle du couvent, précédé d’un stûpa, vient aussi de Bactriane. Pourtant, dans l’ensemble de Merv, il ne présente pas une forme aussi classique que dans les monuments de la rive droite de l’Oxus (Fajaz-Tepe, par exemple). Il semble que l’agrandissement de l’empire sassanide – il finit par englober le territoire kouchan jusqu’à l’Inde – relança une circulation intense sur les anciennes routes de la soie qui, à son tour, donna un nouvel essor à la présence bouddhique à Merv. Vers la fin du IVe siècle, dans les couvents de Kara-Tepe et Fajaz-Tepe, on change d’écriture : la kharoshthî laisse place à la brâhmî, ce qui s’explique par une arrivée massive de moines venus de Mathurâ, de l’Inde centrale et du Deccan30. 26 Cet afflux de moines probablement venus en Margiane par la Bactriane favorisa l’épanouissement du vihâra bouddhique à Gjaur-Kala aux IVe-Ve siècles. L’archéologie nous apprend qu’au IVe siècle Merv connut une crise, l’activité artisanale se figea, la ville se replia progressivement sur sa moitié orientale. L’existence de la ville fut menacée par les raids nomades, toujours possibles. Les territoires désertés furent vite repris par des représentants des cultes non officiels. Vers la fin du siècle, on construisit un couvent d’ermites chrétiens au nord de l’ensemble bouddhique. 27 Le calme revenu, la renaissance de la ville suscita une poussée d’intolérance à l’égard des autres religions. Aux Ve-VIe siècles, la construction et le renouvellement des travaux de fortifications donnèrent un nouvel essor au développement de la vie

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urbaine. C’est à cette même époque que les constructions bouddhiques furent détruites et que les adeptes du bouddhisme, comme les chrétiens, furent chassés de la ville. 28 La construction de l’ensemble bouddhique dans la banlieue orientale ouvre une nouvelle page de la vie de la communauté bouddhiste qui, n’étant nullement isolée, prospéra en entretenant des rapports actifs avec des centres bouddhistes en Inde (Cachemire).

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NOTES

1. R. Ghirshman (1946), J. Harmatta (1964), B. Litvinskij (1967). 2. A. Foucher, 1947 ; M. Masson, 1933 et 1941 ; G. Pugačenkova, 1967 et 1978 ; B. Staviskij, 1964, 1977 et 1979 ; E. Rtveladze, 1978 ; L. Al’baum, 1974 et 1990 ; V. Vertogradova, 1995. 3. B. Staviskij, 1995,p. 59. 4. B. Litvinskij, B. Staviskij, G. Pugačenkova. 5. Staviskij, 1995, p. 60. 6. G. Fussman, K. Jettmar. 7. Litvinskij, 1975, p. 195. 8. Masson, 1993 et 1994 ; Košelenko, 1966a, 1966b, 1984 ; Pugačenkova, 1968 ; Usmanova, 1976, 1977 et 1979 ; Pugačenkova et Usmanova, 1994 et 1995 ; Filanovič, 1974 et 1989 ; Usmanova, Filanovič et Košelenko, 1985 ; Rtveladze, 1974 ; Staviskij, 1993/1994, 1995 ; Callieri, sous presse. 9. Filanovič, 1974, p. 90-91 et 1989, fig. 4a ; Usmanova, 1974, p. 13-14. 10. Masson, 1974, p. 143. De leur côté, Loginov et Nikitin, dans leur article « Coins of Shâpur II from Merv », Mesopotamia, XXVIII, 1993, présentent ces cinq pièces comme appartenant au monnayage de Shâpur II (309-379), mais sans en apporter la preuve. 11. Loginov, Nikitin, 1986, p. 249. 12. Masson, 1963,p. 52. 13. Masson, 1963, p. 54. 14. Filanovič, 1974, p. 91 ; Usmanova, 1977, p. 14. 15. Pugačenkova, Turgunov, 1988. 16. Annaev, 1988, pp. 21-22. 17. Taddei, 1970, ill. 133, p. 197. 18. Nikitin, 1992, pp. 95-101. 19. Rtveladze, 1974, p. 231. 20. Masson, 1974, pp. 12-13. 21. Pugačenkova, 1966, p. 61 ; Pugačenkova, Usmanova, 1994, p. 171. 22. Callieri, sous presse. Nous tenons ici à exprimer nos plus vifs remerciements à F. Grenet et B. Maršak qui nous ont appris l’existence de ces statuettes du Cachemire, thème de la communication de Callieri au Congrès international qui s’est tenu à Rome du 9 au 12 novembre 1994 ; ainsi qu’à M. Callieri lui-même qui nous a aimablement communiqué son article avant publication. 23. Vorob’eva-Desjatovskaja, Temkin, 1966, p. 26, id., 1983, p. 73. 24. Vorob’eva-Desjatovskaja, 1988, p. 33. 25. Vorob’eva-Desjatovskaja, 1988, p. 53 ; Callieri. 26. Filanovič, 1974, p. 105. 27. Lukonin, 1969, pp. 62-63. 28. Lukonin, 1969,p. 87. 29. Lukonin, 1987, p. 234.

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30. Vertogradova, 1995, p. 42.

AUTEURS

MARGARITA FILANOVIČ

ZAMIRA USMANOVA

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Influences indiennes sur la naqshbandiyya d’Asie centrale ?

Jürgen Paul

1 Tout au long de l’histoire des études orientales en Europe, les tentatives pour relever des influences non islamiques derrière les origines et l’essor de la mystique musulmane sont innombrables. Ces influences que les chercheurs pensent avoir décelées varient, bien sûr, selon la région du monde musulman sur laquelle ils ont centré leur intérêt. Si les anachorètes syriaques et égyptiens occupent une place importante au centre et au centre-ouest du monde musulman, à l’est, ce sont plutôt des influences iraniennes qui sont au cœur des recherches, et à l’extrême-orient de ce même monde, c’est-à-dire en Asie centrale et en Iran méridional, les substrats décelés relèvent davantage du bouddhisme et de l’hindouisme. On a même attribué à ce dernier groupe la principale influence sur le développement du soufisme, position quelque peu exagérée qui est celle de M. Horten1. De même, certains chercheurs récents ne se sont pas privés de parler d’influences bouddhiques sur la mystique musulmane, comme si cela allait de soi2. On pourrait dresser le même tableau pour les autres régions. L’attitude extrémiste est de voir dans une religion ou une pensée non musulmane le responsable de tout ce qui constitue la pensée et la pratique du soufisme ; une autre, plus « modérée », admet une influence plus ou moins notable sur le soufisme dans une région donnée. On ne s’attardera pas ici sur cette question qui est bien connue.

2 Qu’est-ce qu’une influence ? Mais d’abord, il convient de souligner que l’histoire du soufisme ne saurait s’écrire en énumérant les religions et les idées non-musulmanes qui ont pu inspirer les mystiques musulmans. Il est évident et, parmi les scientifiques, il ne fait plus de doute aujourd’hui, que la mystique musulmane est bien l’enfant légitime de l’islam et une des formes que les fidèles ont données, dans le cours de l’histoire, à leur pratique religieuse. Cela n’a pas empêché les penseurs et les guides spirituels de s’inspirer des anciennes pratiques et des connaissances préislamiques. De plus l’islam et la mystique musulmane ne se sont pas développés en vase clos mais ont été continuellement en contact avec les régions religieuses voisines. Ainsi, il est tentant d’« expliquer » tel ou tel phénomène plus ou moins mal compris dans la pratique musulmane par une influence néoplatonicienne, chrétienne, juive, mazdéenne,

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bouddhique, hindouiste ou, en particulier après l’arrivée des Turcs et des Mongols dans le monde musulman, par une influence chamanique. Pour cela il suffisait de se livrer à une comparaison : en islam soufi, nous avons ceci et chez les hindous, par exemple, on trouve la même chose ; donc il y a eu une influence. Il ne s’agit là que d’une comparaison phénoménologique. 3 Évidemment, les choses ne sont pas si simples. Pour établir que l’on a affaire à une influence, il faudrait, à mon avis, prouver que tel ou tel auteur (ou maître spirituel) n’a pas seulement pu connaître tel ou tel trait disons de la pratique religieuse des hindous, mais aussi qu’il l’a étudié, pris en considération et puis adopté (ou rejeté). Dans un autre cas de figure, il faudrait prouver que dans un groupe donné, par exemple les naqshhandî d’Asie centrale aux XIVe et XVe siècles, il y a eu un débat sur une question du genre : devons-nous adopter telle ou telle pratique observée chez les Hindous ? C’est un point qu’il sera évidemment, dans bien des cas, difficile d’établir. Dans l’ensemble, les pratiques se sont propagées de manière beaucoup plus diffuse et il n’est plus possible de distinguer maintenant les « acteurs » qui ont adopté, plus ou moins consciemment, une pratique qui était étrangère à leur tradition. Dans ces cas il est beaucoup plus difficile de parler d’influences ; là, il faudrait plutôt prouver que des contacts, récemment établis, par exemple avec le monde hindou ou le monde turco-mongol, ont pu être la cause du développement en question. 4 Nous ne saurions donc en aucune façon nous contenter d’une simple comparaison d’ordre phénoménologique de certaines pratiques mystiques ou d’idées religieuses. Il faudra toujours resituer ces dernières dans le temps et dans l’espace. Par exemple, il n’est pas sérieux de parler d’influences bouddhiques sur le soufisme en Asie centrale si l’on ne peut dire de quels bouddhistes viendrait cette influence et nous serions alors confrontés à la difficile question de savoir si le bouddhisme était encore suffisamment vivace, en Asie centrale (dans quelles parties de l’Asie centrale), à l’époque où la mystique musulmane y fit sa première apparition, c’est-à-dire aux Xe et XIe siècles3. 5 Il n’y a pas de doute que les naqshbandî d’Asie centrale et du Khorasan, au XIVe siècle et surtout au XVe siècle, connaissaient assez bien les pratiques religieuses de l’Inde non musulmane. D’abord de nombreux esclaves d’origine indienne se trouvaient en Asie centrale, et cela bien avant la célèbre campagne indienne de Tamerlan, à la fin du XIVe siècle, où des milliers, si ce n’est des dizaines de milliers, d’Indiens furent introduits en Asie centrale comme esclaves. Tout au long du XVe siècle, le marché aux esclaves de Hérat avait été très bien alimenté4 et une grande partie des hommes et des femmes qui se vendaient là était certainement d’origine indienne5. Par la suite, de nombreuses personnes d’Asie centrale se sont rendues en Inde. Ce pays apparut, par exemple, aux descendants de Khwâja Ahrâr comme le refuge tout indiqué lors de la conquête de la Transoxiane par les Ouzbeks de Muhammad Shibani Khân6. En ce qui concerne les relations commerciales, des articles de ce volume nous permettent d’en saisir toute l’envergure. Cette question a été abordée, dans le détail, pour une époque plus proche, par Audrey Burton7. 6 Toutefois dans les textes naqshbandî, du moins ceux que je connais, il est très peu question des pratiques religieuses indiennes ou d’autres pratiques non musulmanes, par exemple celles que les Turcs et les Mongols ont pu apporter en Transoxiane. Très rares sont les passages où l’on s’occupe de pratiques ou d’idées religieuses non musulmanes, sans doute par crainte de trop se pencher sur ce que les infidèles font, pensent et croient. Les naqshbandî d’Asie centrale paraissent, à cette époque, très peu

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curieux d’autrui. Cela distingue ces derniers, soufis appartenant à une tarîqa, d’un auteur comme ‘Azîz-i Nasafî qui consacre dans un livre quelques pages au moins à la Voie des Indiens (sulûk-i ahl-i hind)8. Nous reviendrons plus loin sur cette question. 7 Il est néanmoins dans mon intention d’aborder, dans cet article, la question des influences indiennes sur les pratiques mystiques des naqshbandî, en Asie centrale, au XIVe et au XVe siècle. Je me référerai également à quelques auteurs non naqshbandî, surtout de l’époque prémongole, afin de montrer les contrastes existant entre les deux. Les thèmes que j’ai retenus sont les suivants : le végétarisme et le rôle des animaux ; le célibat et la question du mariage ; les techniques de respiration et, en liaison étroite avec ce dernier point, la position corporelle correcte à adopter lors des exercices mystiques.

Le végétarisme et le rôle des animaux

8 Il n’y a pas de végétariens parmi les naqshbandî, du moins je n’en ai pas rencontré dans les écrits que j’ai étudiés. En revanche, le régime végétarien fait partie du programme de Abû Ishâq al-Kâzarûnî (Firdaus al-murshidiyya, 106-7, 183)9 qui vécut au Fars, au XIe siècle. Mais ce n’était pas par respect envers les animaux comme créatures divines ; le végétarisme du shaykh sert à souligner qu’il ne fait jamais seul ce qu’il ne fait pas en public. De nombreuses histoires nous montrent également quel est le rang occupé par les animaux. Ils sont dotés d’une piété naturelle. On voit, par exemple, le shaykh s’adresser à un moineau qui est entré dans la mosquée, à la recherche d’un abri, ou bien qui était venu, lui aussi, écouter la parole de Dieu (ibid., pp. 165-166, avec une variante - l’histoire d’une gazelle – pp. 179-180)10. Chez les naqshbandî, et en particulier chez Bahâ’ al-Dîn Naqshband (Bukhara, XIVe siècle), il faut respecter toutes les créatures de Dieu, même celles habituellement considérées comme impures, tel le chien. Il faut servir toute la création, y compris les chiens dans la cour (Anîs al-tâlibîn, 42)11, il faut s’occuper avec gentillesse des bêtes de somme (ibid., 72). Bahâ’ al-Dîn, lorsqu’il se trouvait chez des gens, et surtout chez des derviches, s’intéressait aux animaux qui l’avaient servi (ibid., 73). C’est un motif commun à la tradition malâmatî, comme l’a très bien vu M. Molé12. On trouve quelque chose de semblable chez Bâyazîd-i Bistâmî qui avait mis le pied sur une fourmi et craignait de l’avoir tuée. Mais elle revint à elle (cette histoire nous montre que Bâyazîd était ‘îsawîal-mashhad et possédait des qualités christiques ; le Christ est régulièrement associé à ceux qui ont reçu le don de « ressusciter » des êtres morts)13. Ce thème est repris par Jâmî (Hérat, XVe siècle) qui occupe ici la place du héros. Un jour, il sortit un hérisson du canal où il était tombé et constata avec son compagnon que l’animal était mort. Il le prit cependant dans ses bras et, peu après, le hérisson commença à bouger. Lorsque les deux hommes partirent, il se mit à les suivre jusqu’à ce qu’il les ait perdus de vue. Ici la référence au Christ n’est pas explicite (Rashâhat, 158)14.

9 Ainsi, dans ce cas, il n’y a donc pas lieu de postuler une influence indienne sur la naqshbandiyya. Le respect pour la création tout entière me semble être plutôt un trait commun à toute forme de piété. De même, il ne faut pas voir là du panthéisme ou un monisme. Les histoires dans lesquelles on attribue aux animaux le désir de rechercher la bonne parole ne sont pas propres à l’Asie centrale mais à l’Iran (le Fârs, au moment où cette histoire se passe, est massivement mazdéen). Ce que l’on rencontre, d’une manière générale, c’est l’idée que les animaux, comme le reste de la création, louent

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leur créateur, et cela vaut également pour les êtres non animés15. On retrouve ce phénomène dans le Coran, ainsi que dans d’autres religions, christianisme compris. Souvent, pour un fervent religieux, les animaux semblent plus proches de Dieu que les êtres humains.

Le célibat et la question du mariage

10 S’il est bien connu que tous les mystiques musulmans ne furent pas célibataires, il semble toutefois que le célibat ait été plus répandu parmi eux qu’il n’y paraît à première vue. Or, le problème vient du fait que, normalement, le mariage fait partie des devoirs du bon musulman. On s’appuie ici sur le Coran et la vie du Prophète.

11 Le premier cas est encore celui de Abû Ishâq qui était célibataire. Pour se justifier, il dit que Dieu l’avait exempté de ce devoir. Une autre fois, il aurait dit que le mariage n’était pas obligatoire (Firdaus al-murshidiyya, 158). Mais pour lui, c’était une question d’ordre personnel. Il n’hésita pas à guérir un cadi qui aimait beaucoup les femmes (il possédait les quatre permises par la loi et un bon nombre d’esclaves-concubines), et qui avait été frappé d’impuissance étant considéré comme bî-adabî16 Lorsque le shaykh l’eut pardonné, il put coucher avec toutes ses femmes, y compris les concubines, en une seule nuit (ibid., 182). Il n’existe donc pas de prise de position contre le mariage ou la sexualité (dans le cadre légal bien sûr). Le choix du célibat se justifie parce que le mariage crée des liens avec des êtres humains alors que le mystique ne doit aimer que Dieu. De plus, le mariage entraîne une responsabilité à l’égard de sa famille et ce souci aussi pourrait détourner le mystique de sa voie. 12 Le deuxième cas est celui du Shaykh Ahmad-i Jâm (Khorassan, XIIe siècle)17 qui vécut environ un siècle plus tard que Abû Ishâq, dans une région plus orientale, donc plus perméable à d’éventuelles influences indiennes. De ses différents mariages, il avait eu 38 fils et 3 filles, preuve qu’il ne craignait ni de se lier à des êtres humains, ni d’engager sa responsabilité18. Plus intéressant, il prit même ouvertement position contre le célibat. Un excès d’ascétisme, surtout lorsqu’il s’accompagne d’un certain orgueil, forme à l’évidence un voile bien épais entre le mystique et son but. On trouve un exemple de cet excès de mortifications chez un ascète d’Hérat tant affaibli par ses efforts que sa femme en était restée vierge les douze années suivant leur mariage. Il va de soi que le mari en était fier. Toute la ville le savait et on peut penser que c’était par vantardise qu’il disait ne pas avoir eu d’éjaculation pendant tout ce temps. Dans cette histoire, par ailleurs assez satirique, il lui fut alors conseillé d’acheter de la viande au marché, et de quoi faire du halva, puis de manger avec sa femme et de coucher avec elle après le repas, et s’il y avait quelque problème, d’appeler le shaykh à son secours. Après avoir ainsi fait, l’ascète eut la surprise de voir que tout ce qu’il s’était acharné à obtenir, en vain, par ses exercices excessifs de mortification, lui était accordé. Cette histoire vise, c’est évident, l’orgueil de l’ascète. Mais elle rappelle aussi les droits de la femme mariée, en particulier celui d’avoir des enfants. On ne se réfère pas ici explicitement au Coran et à la sunna, mais cela allait sans doute de soi pour le public auquel ce genre d’histoires était adressé19. 13 Une autre histoire du même genre est narrée dans les Rashahât, un recueil naqshbandî du début du XVIe siècle 20. Le personnage principal en est le fameux Khwâja Ahrâr (Samarcande, XVe siècle) qui se plaint maintes fois du mariage qu’il ressent comme une corvée. C’est bien la position « officielle » du groupe ; il n’y a pas d’innovation de la part

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du khwâja. Même le plus « ancien » maître de la confrérie conseillait à ses disciples, si possible, de ne pas se marier (Rashahât, 20 ; voir aussi son « Testament spirituel »21). À ceux qui affirment que le mariage est sunna, qu’il est possible de citer certains versets du Coran et bon nombre de traditions sur ce point et qu’il ne peut donc être rejeté, Khwâja Ahrâr apporte la réponse suivante : « Nous ne le refusons pas d’une manière absolue mais seulement pour ceux dont l’état exotérique et ésotérique est le dénuement (tajrîd). Et comme cela se fait à chaque époque, les Amis de Dieu prescrivent à leurs disciples ce qu’il convient et, puisque le dénuement convient à l’époque, Khwâja Ahrâr a prescrit le dénuement perpétuel et a défendu à ses disciples de se marier. (Ibid., 267)22 » 14 Revenons-en à l’histoire dont le héros est Nizâm al-Dîn-i Khâmûsh (« Le Silencieux »), un des maîtres de Khwâja Ahrâr. Ses disciples se trouvaient chez lui lorsqu’une belle esclave apparut fugitivement. Tout le monde se demanda si le shaykh avait eu des relations sexuelles avec elle. Mais lui, qui devinait leurs pensées, leur apprit qu’il n’avait pas éjaculé depuis 40 ans. Il ajouta l’explication suivante : « Un jour, un groupe d’êtres spirituels (rûhâniyân) descendit vers moi pour me dire : fais attention à ne plus éjaculer, car cela te rejetterait en arrière. » Aussi, d’après ses dires, fit-il attention pendant 40 ans, n’ayant même plus besoin de faire ses ablutions totales pendant 17 ans. Et l’auteur d’ajouter que le shaykh était marié.

15 Quelles sont les raisons avancées par les naqshbandî pour l’abstention – quand cela est possible – du mariage ? Avant tout ils lui préfèrent le dénuement, c’est-à-dire qu’ils refusent la responsabilité « mondaine » qu’implique la vie familiale. Le célibat n’est donc plus tout à fait une décision individuelle, car il est vivement conseillé et même, à un endroit, on peut voir un refus total du mariage. Sur ce plan, il y a bien une différence avec la position du shaykh Abû Ishâq de Kâzarûn. Mais point de différence en ce qui concerne les raisons. Reste l’histoire de Nizâm al-Dîn-i Khâmûsh qui est la seule, parmi les sources que j’ai consultées pour écrire cet article, à établir une relation directe entre le progrès ou le rang spirituel et l’activité sexuelle. Nous pouvons bien sûr soupçonner une influence tantrique car les êtres spirituels ne lui demandent pas de renoncer à toute activité sexuelle mais mettent en avant l’influence néfaste de l’éjaculation sur la position spirituelle du pratiquant. On désirerait bien en connaître la raison mais le texte reste muet sur ce point. De plus on ne sait rien de l’identité des êtres spirituels. 16 Reste à expliquer pourquoi le shaykh a mentionné les nombres de 40 et 17 années. A-t-il – c’est ce que le chercheur avide de trouver une influence indienne pourrait se demander -, a-t-il eu des rapports avec son épouse sans éjaculer jamais ? A-t-il peut- être retenu son sperme ? La question de savoir s’il faut une ablution totale après avoir eu des relations sexuelles avec une femme sans avoir éjaculé est discutée dans les textes de référence du madhhab hanéfite. Ce qui rend impur, c’est d’abord, en règle générale, le liquide qui sort du corps. À partir de cela, on pourrait croire que ce n’est pas la pénétration mais l’éjaculation qui rend nécessaires les ablutions (ghusl), et c’est, en fait, une des positions qui ont été adoptées. Mais Sarakhsî, par exemple, un célèbre juriste (faqîh) hanéfite dont l’œuvre fait autorité en Asie centrale et ailleurs, la rejette en des termes assez vigoureux. Son argument principal semble être que personne ne peut être sûr que rien n’est sorti de son corps et que normalement l’acte sexuel conduit à l’éjaculation23. Dans le doute, il faut donc agir avec prudence et choisir le ghusl par mesure de précaution. Je serais tenté de penser qu’après un certain temps, plus

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précisément après 23 ans, notre héros n’aurait plus conçu de doute à son sujet. Mais cette interprétation reste du domaine de la conjecture. 17 Par ailleurs, même si le shaykh Nizâm al-Dîn-i Khâmûsh avait retenu son sperme, aurions-nous le droit d’y voir une influence indienne ? Il faudrait alors montrer qu’il s’est soumis à cet exercice de manière consciente ou, au moins, qu’il a eu des contacts plus ou moins directs avec des Indiens. La comparaison phénoménologique n’est pas suffisante pour parler d’influence, d’autant plus que la technique en question apparaît hors de tout contexte.

La respiration et ses techniques

18 L’« attention envers la respiration » (khush dar dam) est l’un des huit principes de la naqshbandvyya, tels que les a établis ‘Abd al-Khâliq, l’« ancien maître » de l’ordre24. Cela veut dire que chaque fois que l’on respire, il faut être dans la Présence et la Conscience (huzur wa âgâhî) (avec Dieu, d’être avec Dieu) (Rashahât, 21). Il y a parfois exagération et l’on voit dans 1’« attention envers la respiration » un principe tellement important qu’une inattention sera considérée comme un grand péché (gunâh-i buzurg) et quelquefois comme de l’infidélité (kufr) (ibid., p. 182). Mis à part cela, des instructions précises sont données sur la manière dont il faut respirer pendant l’exercice du dhikr. (Je rappellerai ici que les naqshbandî pratiquent principalement, mais pas exclusivement, le dhikr silencieux ; quelquefois les adeptes commencent par le dhikr de la langue pour arriver ensuite au dhikr du coeur 25. Ce processus de l’intériorisation du dhikr est une pratique bien connue dans les confréries qui préfèrent le dhikr silencieux26. Le dhikr naqshbandî s’accompagne de mouvements de la tête ; on parle, selon les cas, de « dhikr à deux mouvements » ou de « dhikr à quatre mouvements » 27. Il s’agit, pour les disciples, de s’efforcer de « prononcer » un certain nombre de fois, en nombre toujours impair, la formule « lâ ilâha illâh llâh », sans reprendre son souffle, c’est-à-dire, bien sûr, sans la prononcer à haute voix, mais d’effectuer tel nombre de fois le cycle des mouvements liés à la formule. Ils commencent en l’effectuant 3 fois, puis continuent pendant 5 et 7 fois et ainsi de suite jusqu’à 21 fois (Rashahât, 26 ; on donne pour un disciple de Khwâja Ahrâr le nombre de 51 fois, ce qui paraît exagéré, ibid., 340). L’objectif final est de rendre le dhikr continuel, c’est-à-dire que la personne entière du mystique soit absorbée par cette « remémoration de Dieu », même s’il s’occupe toujours des affaires de ce bas monde. Cette continuité dans l’exercice du dhikr ne peut s’obtenir sans un contrôle de la respiration (Faqârât, 24/15 ; diwâm-i dhikr bi pâsbânî-yi anfas wa wuqûj dar har nafas muyassar nîst)28. Il faut, pour cela, respirer le moins de fois possible ; c’est la conséquence aussi du nombre de fois pendant lequel la formule du dhikr est répétée sans reprendre son souffle. Le contrôle ou la réduction de la respiration occupe un rôle central dans la pratique mystique des naqshbandî ; on l’appelle le pâs-i anfâs ou le habs-i nafas 29.C’est essentiel pour permettre le refoulement des idées spontanées (khawâtir)30 qui se présentent à l’esprit du pratiquant au cours des exercices ou, au moins, pour savoir d’où elles viennent (Rashâhat, 25, 86, 91, 269). Ainsi, la réduction de la respiration sert à rendre plus facile lajadhba, le raptus, le fait d’être saisi par Dieu (cf. la Risâlayi Jâmî, 145 31, rapprochant le habs-i nafas de la pratique rnentionnée ci-dessus, qui est de citer tel nombre de fois la formule du dhikr sans reprendre son souffle). Le habs-i nafas peut également renforcer la puissance d’un mystique qui cherche à imposer sa volonté’à autrui. Un prédicateur avec lequel Khwâja

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Ahrâr avait sympathisé s’était laissé aller à dire en chaire des choses que le public n’était pas préparé à comprendre. Pour l’interrompre, le shaykh se cacha la tête dans son vêtement, se boucha les oreilles et arrêta son souffle. Aussitôt, le prédicateur fut dans l’impossibilité de continuel et dut descendre de la chaire (Rashâhat, 104).

19 La voie la plus facile pour atteindre la Présence continuelle, c’est-à-dire le but principal de la quête mystique, c’est, dit Ahrâr, de retenir son souffle au-dessous du nombril, de coller les lèvres l’une contre l’autre et de placer la langue contre le palais de manière à ce que le souffle ne devienne pas difficile à l’intérieur (ba wajhî ki dam dar darun bisyâr tang nashawad), et de faire bien attention à l’expiration et à l’inspiration et à l’intervalle entre les deux (Faqârât, 12, 20-22). À mon sens, il veut sans doute dire qu’il faut prolonger le plus possible le moment d’arrêt après l’expiration. 20 Cette importance donnée à la respiration a certes des parallèles dans d’autres confréries ; les naqshbandî se réfèrent, par exemple, à Najm al-Dîn Kubrâ32 et, quelquefois, ils disent que c’est une pratique déjà ancienne chez eux (Risâla-yi ‘azîzân, 23)33. Il est difficile de ne pas voir ici une influence indienne et, cette fois, c’est un sujet de discussion même chez les mystiques. Dans les deux écrits hagiographiques sur Ahrâr, écrits avant les Rashahât et qui n’ont probablement aucun lien l’un avec l’autre, une même histoire qui concerne un débat et qui a pour cadre la ville d’Hérat, nous est rapportée par les deux auteurs. Le célèbre maître soufi Bahâ’ al-Dîn ‘Umar, que Khwâja Ahrâr fréquentait lui aussi, en son temps, aurait dit : le habs-i najas est la méthode des yogis indiens (jûkiyyat al-hunûd), les gens de Dieu ne pratiquent que le hisr-i najas. La différence entre les deux n’est malheureusement pas très bien expliquée mais il semble que la dernière expression caractérise un exercice moins radical que le premier. Bahâ’ al-Dîn ‘Umar aurait aussi affirmé qu’aucun des grands musulmans n’avait pratiqué le habs-i najas. Cela provoqua l’indignation des deux principaux représentants de la naqshbandiyya à Hérat, Hasan-i ‘Attar etson fils Yusûf : comment pouvez-vous prétendre cela, dirent-ils, puisqu’il est connu que notre maître Bahâ’ al-Dîn Naqshband et tous ses disciples pratiquaient et pratiquent le habs-i najas ? Bahâ’ al-Dîn fut contraint de s’excuser (Silsilat al-’ârifîn, 109b ; Masmû’ât, 134a ; Rashahât, 92 ; Maljûzât, 110a)34. Il paraît en effet que Bahâ’ al-Dîn Naqshband recommandait de retenir son souffle pendant le dhikr, toutefois il n’a pas rendu obligatoire cette pratique35. 21 Ici, il est donc clair que nous nous trouvons en présence d’une influence. Parmi les soufis, la question des différentes pratiques et techniques de respiration a été discutée. Ces derniers savent que les yogis retiennent leur souffle, mais ils soulignent, eux, qu’ils n’agissent pas comme les yogis qui, après tout, sont des infidèles. Le shaykh en question est allé jusqu’à dire que les pratiques de ces infidèles n’ont pas trouvé d’imitateur en islam. Les naqshbandî l’ont contredit mais ils n’avouent pas, eux non plus, qu’il peut y avoir un parallèle entre ce qu’ils font et les yogis indiens. Au contraire, il semble qu’ils esquivent la question. Pourquoi cela ? Ont-ils, ou non, adopté une technique indienne ? Refusent-ils de le reconnaître pour ne pas se trouver en dehors du cadre de la tradition prophétique, car tout ce qu’ils font devrait y être lié ? Cela est possible mais non encore démontré. Car, après tout, dans la pratique mystique, quelle que soit la religion originelle du pratiquant, on trouve toujours des règles physiques. Certaines techniques respiratoires seraient donc, en tout cas, en mesure de produire, dans toutes les religions, des effets semblables. 22 En guise de conclusion, j’aimerais m’arrêter sur la question des postures corporelles adoptées par le pratiquant pendant ses exercices. Chez les naqshbandî et dans les

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Rashahât surtout, on souligne maintes fois que la position agenouillée (dû zânû) est la seule permise pendant le dhikr et même ailleurs. Pour donner un exemple, un débutant, assis dans la cour de la mosquée d’Hérat, les jambes croisées (murabba’), se livrait à un profond exercice de contrôle de soi (murâqaba)36. Tout à coup il entendit une voix qui lui disait : « Est-ce que les esclaves s’assoient de cette manière devant le prince ? » Il eut honte et après cela ne s’assit plus jamais les jambes croisées (Rashahât, 191-192). On trouve, dans le recueil cité, bon nombre d’histoires qui montrent que pour les naqshbandî de cette époque, c’était une question de principe. Autre exemple : le célèbre soufi Qâsim-i Anwâr (ou Qâsim-i Tabrîzî)37 prenait quelquefois la position incriminée mais un autre naqshbandî lui fit tant de reproches qu’il adopta finalement la posture agenouillée (Rashahât, 212-213). Les exercices sont donc toujours faits à genoux, parfois dans un profond silence, quelquefois même dans la plus totale immobilité. Nous voyons ainsi Khwâja Ahrâr passer une nuit entière sans bouger. Il ne se leva qu’une seule fois pour la prière surrogatoire de la nuit (Rashahât, 231). Si nous nous bornions à une comparaison d’ordre phénoménologique, on pourrait croire qu’il s’agit là de zen. En revanche, dans d’autres confréries, la position jambes croisées (murabba’) est réservée au dhikr, tandis que la position agenouillée (dû zânû) est conseillée pour tous les autres cas38. 23 Or nous savons que les yogis indiens préfèrent d’une manière nette, pour leurs exercices spirituels, la position décrite comme murabba’ (jambes croisées) chez nos auteurs musulmans. Nos textes pourtant ne soufflent mot à ce propos et ne lient pas la question de la « bonne » position assise à des pratiques non musulmanes comme la rétention de la respiration. Je serais tout de même tenté d’expliquer la rigueur avec laquelle les naqshbandî refusent cette pratique par le souci de se démarquer des Indiens autant que faire se peut. Il est bien connu que cette confrérie fut, dès ses débuts, une tarîqa très « islamique », peut-être même islamiste, très loin de la générosité de ‘Azîz-i Nasafî par exemple (voir plus haut). Et peut-être pouvons-nous, mais à voix basse, en retenant bien, pour ainsi dire, notre souffle, faire référence au silence que les sources gardent à propos du comportement sexuel. Nous ne pouvons pas vraiment savoir pourquoi le shaykh en question ne s’exprime pas, mais le fait que ceux qui lui ont recommandé cette attitude gardent l’anonymat peut nous faire penser à des sources qu’il lui serait difficile d’avouer. 24 En conclusion, c’est sur un point seulement que nous pouvons être sûrs que les naqshbandî d’Asie centrale se sont inspirés des pratiques mystiques indiennes non musulmanes ; il s’agit bien sûr des techniques de respiration. En ce qui concerne le comportement sexuel, on peut supposer une influence mais elle reste non avouée. Quant aux animaux et à la pratique végétarienne, il faut rejeter l’idée d’une quelconque influence.

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NOTES

1. M. Horten, Indische Strömungen in der islamischen Mystik, Leipzig, 1927 et Heidelberg, 1928, 2 vol. Cette question a intéressé d’autres chercheurs plus récents ; cf., par exemple, Aziz Ahmad, « Sûfismus und Hindumystik », Sœculum, 15, 1964, pp. 57-73. 2. Marijan Molé, « Autour du Daré Mansour. L’apprentissage mystique de Baha’ al-Din Naqshband », Revue des Etudes Islamiques., 27, 1959, pp. 35-66. 3. Voir l’article « Buddhism. ii : In Islamic Times » (Melikian-Chirvani) de l’Encyclopœdia Iranica. 4. I.. P. Petruševski, Zemledelie iagrarnye otnošenija v Irane XIII-XIV v., Moskva-Leningrad, 1960, p. 315. 5. Sur les autres époques, voir Jean Aubin, « L’Ethnogénèse des Qaraunas », Turcica, 1,1969, pp. 65-94. 6. Ms Tachkent, Institut Vostokovedenija Akademii Nauk (IVAN), 1883/III. 7. Bukharan Trade (1558-1718), Bloomington, Papers on Inner Asia nº 23, 1993. 8. Kitâb al-insân al-kâmil, éd. M. Molé. 9. Mahmûd b. ‘Utmân, Firdaus al-murshidiyya fî asrâr al-samadiyya, éd. Fritz Meier, Istanbul, 1943, pp. 106-107, 183 ; Fritz Meier, Die Vita des Scheich Abu Ishâq al-Kâzarûnî, Leipzig, Bibliotheca Islamica 14, 1948. 10. On trouve dans les Maqâmât-i Jinda pîl une autre histoire du même genre. Une perdrix entre chez le shaykh et se pose sur ses genoux. Après une absence inquiétante de deux mois, elle revient avec ses poussins (p. 145). On peut lire d’autres histoires ayant trait à la piété naturelle et à l’amitié vouée par les animaux aux « amis de Dieu » chez R. Gramlich, Die Wunder der Freunde Gottes, Wiesbaden, Freiburger Islamstudien 11, 1987. 11. Concernant les animaux impurs, il est intéressant de noter que Abû Ishâq dit que Dieu créa tous les animaux et qu’il n’est donc pas faux de s’adresser à lui comme au créateur des cochons et des chiens. Il précise cependant qu’il vaut mieux ne pas le faire puisque de nombreux autres attributs de Dieu sont à la disposition des fidèles (308). Les shaykh naqshbandî n’hésitent pas à utiliser des noms d’animaux comme invectives (Rashahât, 265 et 311). Anîs al-tâlibîn est la principale hagiographie concernant Bahâ’ al-Dîn Naqshband. Il existe deux versions de cet ouvrage ; voir mon « Hagiographische Texte als historische Quelle », Sœculum, 41, 1990, pp. 17-43. L’Anîs al-tâlibîn cité dans mon texte est celui dont le texte critique a été établi par M. Molé. Il se trouve actuellement conservé au fonds Molé à l’Institut pour l’histoire et l’étude des textes (Paris). 12. Cf. son « Autour du Daré mansour... », art. cit. 13. Muhammad Pârsâ, Qudsiyya, Ms India Office, Ethé 1920/I, 27b. Voir aussi l’édition critique de ce livre préparée par Ahmad Tâhir Irâqî, Téhéran, 1354/1975, pp. 19-20. 14. Fakhr al-Dîn ‘Alî b. Husayn al-Wâ’iz al-Kâshifî, Rashâhat ‘ayn al-hayât, lithographie, Lucknow, 1892. Ce texte est surtout une hagiographie de Khwâja Ahrâr mais il réserve aussi une place à celles de ses prédécesseurs. 15. Pour ne donner qu’un seul exemple, dans le Laylat al-qadr, à La Mecque, quelqu’un vit la Kaabah, ainsi que les montagnes entourant la ville, se prosterner devant Dieu : Th. Emil Homerin, From Arab Poet to Muslim Saint. Ibn al-Fârid, His Verse, and His Shrine, Columbia, South Carolina, 1994. 16. Le concept de bî-adabî- comportement qui n’est pas conforme aux règles de la bonne conduite – est essentiel pour la compréhension de l’action des shaykh dans de nombreuses occasions. On peut voir dans le terme bî-adabî une atteinte à l’ordre cosmique tout entier ; il n’y a donc pas d’infractions mineures et la punition pourra être très grave même pour des peccadilles, l’essentiel étant qu’il n’y ait pas de peccadilles. Voir aussi Jo-Ann Gross, Khoja Ahrar: A Study of the

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Perceptions of Religions Power and Prestige in the Late Timurid Period, PhD dissertation (inédit), New York, 1982. 17. Sadîd al-Dîn Ghaznawî, Maqâmât-i Jindâ pil, éd. Hishmat Mu’ayyad, 1340/1960. Cet ouvrage a été écrit quelque 30 années après la mort du shaykh survenue en 1141. 18. Ce nombre hors du commun s’explique peut-être d’abord parce que le shaykh, à cause de sa baraka, a eu plus de fils que de filles. On peut aussi supposer que seules celles qui parmi ses filles avaient atteint l’âge adulte ont été comptabilisées. À sa mort, seuls 14 de ses fils étaient encore vivants avec toutes ses filles. Cf. ‘Abd al-Rahmân Jâmî, Nafahât al-uns, Téhéran, éd. Tawhîdî Pûr, 1336 HS, p. 357. 19. À la fin du livre on raconte une autre histoire au sujet du shaykh. Pour avoir un fils qui lui avait été annoncé, celui-ci demanda la main de la fille du ra’îs. Elle avait l’4, ans et lui 80 passés. On comprend que la mère de l’enfant se soit opposée à cette union disant que le shaykh était trop vieux. Mais après qu’il eut sauvé la vie de la fille, le mariage fut prononcé. Pendant la nuit de noces, le shaykh coucha 60 fois avec la jeune mariée et porta même ce nombre à 100 pour que sa mère ne puisse pas dire qu’il était trop âgé... (ibid., avant-dernière histoire). 20. Voir plus haut note 14. 21. Ce « Testament spirituel » a été commenté par Fazl Allah b. Rûzbihân Khunjî, Sharh al-wisâya, ms Beyazid 1056/11 (Istanbul). 22. Cela n’a pas empêché le khwâja de se marier deux fois, la deuxième fois après la mort de sa première femme, de créer des fondations pieuses importantes où ses descendants mâles devaient occuper la position de mutawallî (administrateur de fondations pieuses), et de marier sa fille à l’un de ses principaux disciples. 23. Sarakhsî, Mabsût, Misr, 1342 H, 1,68f. Voir aussi G. H. Bousquet, « La pureté rituelle en islam », Revue de l’histoire des religions, 138,1950, pp. 53-71. On peut lire une synthèse de ce que les imams des autres rites sunnites ont pu dire sur la question de savoir si le ghusl est obligatoire après la pénétration ou après l’éjaculation chez Muhammad b. ‘Abd al-Rahmân Dimashqî, Rahmat al-umma fi ikhtilâf al-a’imma, en marge à l’ouvrage de ‘Abd al-Wahhab Sha’rânî, Mîzân, Misr, 1351/1932,1, p. 20. 24. Nous ne saurions prendre ici en considération les facultés de guérison du souffle du shaykh. 25. Voir Mawlânâ Muhammad Qâzî, Risâla az hazrat-i Mawlânâ Muhammad Qâzî, ms India Office, Éthé 1923/XXV. Le dhikr de la langue n’est toutefois pas forcément un dhikr vocal. 26. Voir, pour les kubrawî par exemple, Nûruddîn Isfarâyinî, Le Révélateur des mystères, éd. H. Landolt, Lagrasse, 1986, étude préliminaire, pp. 43-45. 27. Voir R. Gramlich, Die schiitischen Derwischordens Persiens, II: Glaube und Lehre, Wiesbaden, 1976. 28. Les Faqârat forment un recueil de textes de Khwâja Ahrâr, constitué probablement à partir d’entretiens qu’il a eus avec quelques-uns de ses disciples. Cité d’après une édition lithographiée de Tachkent, 1328/1910. Le dernier chiffre indique le numéro de la ligne. 29. Pour plus de renseignements sur le habs-i najas (arabe : babs al-nafas), voir R. Gramlich, Die Wunder der Freunde Gottes, Wiesbaden, 1987, pp. 189 sq. Gramlich insiste peut-être un peu trop sur la faculté du soufi de rester immergé dans l’eau. Il constate que la même technique existe chez les yogis. Plusieurs des exemples qu’il donne ont lieu dans un milieu indien où il est évident que la technique en question n’est pas suivie par les seuls naqshbandî. 30. Les khawâtir ont entraîné l’élaboration d’une théorie qui a été particulièrement bien développée chez les kubrawî. Voir à ce propos Fritz Meier, Die Fawâ’ih al-Gamâl wafawâtih al-Ġalâl des Naġm al-dîn al-Kubrâ. Eine Darstellung mystischer Erfahrungen im Islam aus der Zeit um 1200 n. Chr., Wiesbaden, 1957. 31. ‘Abd al-Rahmân Jâmî, Risâla ; en marge de Abû’l-Muhsîn Muhammad Bâqir b. Muhammad ‘Alî, Maqâmât-i Bahâ’ al-Dîn Naqshband, édition lithographiée, Boukhara, 1327/1909, pp. 138-158. 32. Rashahât, 21. Voir aussi Nûruddîn Isfarâyinî, Le Révélateur des mystères, op. cit., p. 100 note 125 où il est fait référence à Simnânî, l’un des plus importants shaykh de la kubraviyya au XIV e siècle.

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Sur ce dernier, voir maintenant : Jamal J. Elias, The Throne Cattier of God. The Life and Thought of’Alâ’ al-Dawla as-Simnânî, Albany, New York (on y trouve un croquis du dhikr pratiqué par ce shaykh, p. 128). 33. Cet ouvrage se trouve également en marge du livre cité dans la note 31. C’est un traité attribué à Khwâja ‘Alî-yi Râmîtanî, dit Hazrat-i ‘Azîzân, mort à une date non connue au début du XIVe siècle. 34. Mawlânâ Muhammad Qâzî, Sihilat al-’ârifîn, ms Tachkent IVAN 4452/1 ; Mir ‘Abdulawwal-i Nishâpûrî, Masmû’ât, ms Tachkent IVAN 3735/11. Le Malfâzat est nettement postérieur aux autres, l’auteur n’en est pas connu, le titre est de convention ; ms India Office Éthé 1919/IV 35. Voir Pârsâ, Qudsiyya, éd. ‘Irâqî, pp. 34 sq. ; l’expression employée est bâz dâshtan-i nafas. 36. Ce concept, dont l’importance est centrale chez les naqshbandî, a été analysé par Fritz Meier, Zwei Abhandlungen über die Naqshbandiyya, Istanbul, 1994 (Beiruter Texte und Studien : 58), voir index s.v. 37. R. M. Savory, « A 15th Century Safavid Propagandist at Harat », American Oriental Society Middle West Branch Semi-Centennial Volume, London, 1969, pp. 189-197. 38. Voir Nûruddîn Isfarâyinî, Le Révélateur des mystères, op. cit., étude préliminaire, note 127 où se trouve la citation de Khurramâbâdî sur le dhikr de Isfarâyinî, et Jamal J. Elias, The Throne Cattier of God..., op. cit., où la position prise pendant le dhikr est également celle jambes croisées (murabba’).

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Zahîr al-Dîn Muhammad Mîrzâ Bâbur et les Shaykh Naqshbandî de Transoxiane

Bahtijar Babadžanov Traduction : Thierry Zarcone

NOTE DE L’ÉDITEUR

Traduit du russe par Th. Zarcone

1 Grâce aux travaux de nombreux savants orientaux et occidentaux, on est assez bien renseigné sur les raisons de l’engagement politique des leaders naqshbandî. On sait aussi que la priorité donnée à l’engagement politique dans la naqshbandiyya doit être associée au nom de Khwâja ‘Ubayd Allah Ahrar (m. 1490). Parmi les Timourides avec lesquels Khwâja Ahrar avait des relations étroites se trouve le père de Mîrzâ Bâbur – Mîrzâ ‘Omar Shaykh (1469-1494). D’après Bâbur, son père « était un disciple (murîd) de Khwâja ‘Ubayd Allah et avait souvent la faveur de discourir avec lui [...] le khwâja s’adressait même à lui [Mîrzâ ‘Omar Shaykh] comme si c’était son fils1 ». On ne sait avec quel degré d’objectivité Bâbur reflète les relations exactes que son père entretenait avec Khwâja Ahrar, cependant, dans certains cas, ces relations apparaissent dans les biographies du khwâja. Par exemple, la tentative de ‘Omar Shaykh d’introduire un nouvel impôt, non lié à la sharî’at, a entraîné une menace directe de Khwâja Ahrar qui lui a fait dire, à travers un envoyé : « Va et dis à ‘Omar Shaykh que s’il est prêt à renoncer à cette idée [la taxe], alors qu’il y renonce, mais s’il ne l’est pas, alors je le tuerai2. »

2 Le maître spirituel et tuteur de Mîrzâ Bâbur, alors enfant, était un des disciples de Khwâja Ahrar – Khwâja ‘Abd Allah, plus connu sous le surnom de Khwâja Mawlânâ-yi Qâzî (m. 1498), l’un des plus riches et des plus influents leaders religieux du Ferghana. Ainsi que le rapporte Bâbur, Khwâja Mawlânâ-yi Qâzî faisait remonter ses origines jusqu’à un karakhanide du Ferghana, Sultan Ilek Maz3.

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3 Bâbur lui-même nourrissait une profonde vénération pour Khwâja Mawlânâ-yi Qâzî et n’avait jamais douté de sa sainteté4. Après la mort de son père, ‘Omar Shaykh, en 1594, alors qu’il était enfant, Bâbur devint, ainsi qu’il en témoigne lui-même, « pieux grâce à la bonne influence du qâzî5 ». À travers les relations entretenues par les deux hommes, Khwâja Mawlânâ-yi Qâzî ne manquait jamais de donner des conseils et des instructions au jeune souverain. Face aux conditions d’instabilité extrême dans lesquelles se trouvaient les villes du Ferghana, le khwâja est apparu plus d’une fois comme l’initiateur et l’organisateur de règlements pacifiques entre « les begs et les émirs avides de pouvoir, ayant perdu toute raison et toute vergogne6 ». Chaque fois qu’une rébellion (fitna) se présentait, il s’efforçait de soutenir moralement Bâbur. Longtemps, Khwâja Mawlânâ-yi Qâzî est parvenu, grâce à son autorité, à écarter de sa région toute menace de danger. Cependant, les ennemis de Bâbur réussirent à s’emparer d’Andidjan ; Mawlânâ-yi Qâzî fut capturé et pendu sous la porte de l’Ark, alors que sa famille et ses proches étaient spoliés de leurs biens7. 4 Un peu plus tard, au printemps 1500, Bâbur, qui caressait l’espoir de s’emparer du trône de Samarcande, commença une correspondance secrète avec le fils cadet de Khwâja Ahrar, Khwâja Yahya (m. fin 1500). Un témoin de cette affaire, Mawlânâ Binayî, écrit : « Khwâja [Yahya] était bienveillant envers lui [Bâbur] [...] et il envoyait constamment des personnes pour s’enquérir de sa situation8 ». De son côté, Mîrzâ Bâbur comptait sur le soutien du tout-puissant Khwâja Yahya et il envoya des émissaires à Samarcande pour entamer des pourparlers, jusqu’à obtenir la nouvelle suivante du khwâja : « Qu’ils viennent, la ville [Samarcande] se livrera9. » Toutefois Khwâja Yahya ne put rien faire et la ville fut prise par Shaybânî Khân (1500-1510). Toutes les tentatives ultérieures de Bâbur pour récupérer le pays de ses ancêtres furent malheureuses et la nouvelle dynastie des Shaybanides (1500-1601) s’implanta solidement en Transoxiane. 5 Une fois retiré en Inde, Bâbur n’interrompit pas pour autant ses relations avec les shaykh naqshbandî de Transoxiane. À sa cour, parmi les membres de l’ambassade du Shaybanide Kuchum (Kuchkunji) Khân (1510-1531) se trouvaient, venus de Samarcande, des descendants de Khwâja Ahrar : Khwâja ‘Abd al-Shahîd, Khwâja ‘Abd al-Haqq et Khwâja-i Kalan. Ce dernier resta quelque temps à Kaboul, près du fils de Bâbur, Mîrzâ Humayûn, en qualité de conseiller privé du souverain. Et c’est aussi à Khwâja-i Kalan que Bâbur envoya le livre de poésies qu’il avait rédigées en Inde, ainsi qu’un exemplaire de son chef-d’œuvre, le Bâbur-nâma10 Bâbur, pour se remettre d’une maladie, traduisit aussi en vers, en langue turque tchagatay, une œuvre de Khwâja Ahrar – la Risâla-i Vâlidiyya11. L’auteur de la biographie de Lutf Allah Chustî – Muhammad Rahîm Muftî Tashkandî, un élève de Makhdûm-i A‘zam (m. 1571) – écrit qu’un élève et disciple de Khwâja Ahrar, Muhammad Qâzî, avait complété, à la suite de son maître, la partie inachevée de la Risâla-i Vâlidiyya12. 6 Un autre contemporain de Bâbur, Makhdûm-i A‘zam Khwâjagî Ahmad Kâsânî Dahbîdî (m. 1542), chef de la naqshbandiyya en Transoxiane, écrit avoir reçu de Mîrzâ Bâbur sa traduction turque de la Risâla-i Vâlidiyya ainsi qu’un recueil de poésies composées en Inde13. Quatre roubais tirés de ce recueil ont été publiés par A. A. Semënov14. Dar havâ-yi nafs-i khûd ma ‘umr zâi’ karda-îm Pîsh ahlulâh az af’âl-i khûd sharmanda-îm Yak nazar bâ mukhlisân-i khasta-i dilfarmân ka ma Khwâjagî-râ mânda-îm wa Khwâjagî-râ banda-îm. « Nous perdons notre vie à travers nos désirs charnels, Devant le peuple de Dieu, nous avons honte de nos actions,

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On nous a ordonné de regarder les pauvres fidèles, Nous nous réclamons de Khwâjagî [Kasanî] et nous en [sommes les serviteurs. » 7 Ce roubai se trouve dans le « Divan de Mîrzâ Bâbur » 15. Mais il s’adresse, en fait, à Makhdûm-i A‘zam (Khwâjagî Kâsânî). Il est exclu que ce roubai ait été introduit par la suite dans le Divan parce que nous l’avons trouvé dans une œuvre de Makhdûm-i A‘zam – la Risâla-yi Babûriyya – dédiée à Bâbur 16. Dans ce texte, Makhdûm-i A‘zam commente tout particulièrement les deux derniers vers, insistant pour chacun sur la clémence divine qui touchait (nâzil) l’auteur (c’est-à-dire Bâbur). Ainsi ce dernier, conscient de sa faute ancienne, « désirait obtenir l’aide des frères de la foi » (baradarân-i mu’mîn), qui s’absorbaient dans le perfectionnement moral17. L’explication d’une telle disposition mystique chez Bâbur et celle de son repentir pour ses fautes anciennes doivent être cherchées dans les épreuves morales qu’il a traversées et dont il témoigne dans son Bâbur-nâma18.

8 La Risâla-yi Babûriyya est un des écrits les plus intéressants de Makhdûm-i A‘zam. À côté de commentaires précis sur la traduction poétique de Bâbur et sur ses roubais, le traité renferme de nombreuses idées originales et des instructions à l’attention du souverain. Hormis les habituels sermons sur la purification « du miroir du cœur, de tout, si ce n’est Dieu » et sur la totale soumission à Lui, sur la nécessité de renforcer la shari’at, la tarîqat et le lien permanent et invisible du maître et du disciple, etc., l’ouvrage donne une interprétation originale sur la question de l’Unité et sur la diversité des voies conduisant à Dieu dans les écoles et les multiples courants du soufisme. Comme le note Makhdûm-i A‘zam, l’une de ces voies est celle des shaykh qui préfèrent le dhikr silencieux (khafiyya) ; une autre est suivie par ceux qui choisissent le dhikr à voix haute (jahr) ; dans la troisième, on considère que le zèle musical (samâ’) est la meilleure voie (tarîq), etc.19 En outre, Makhdûm-i A‘zam souligne que, malgré la quantité innombrable de voies mystiques (turuq) conduisant à la Vérité, leur objectif commun est l’union (wasala) à Allah. Mais seul celui qui connaît toutes ces voies à la fois peut atteindre la perfection. « Le caractère de chaque peuple {qawm) et de chaque époque (zamân) - écrit Makhdûm-i A‘zam – est original et il faut les traiter [les peuples] avec grande habileté, de même que le Prophète a, conformément à l’époque et aux circonstances, délivré sa révélation d’une manière intelligible au peuple en question [...] qu’il dirige dans la bonne voie [...] De la même manière les saints hommes (awliyâ’-yi Allah20) choisissent une voie (tarîq) conforme à l’époque et aux dispositions (isti’dâd) du peuple en question [...] parce que les saints (shaykh) donnent une suite à l’œuvre du Prophète (qâ’im al-makâm)21. » 9 Pour confirmer sa pensée, l’auteur cite l’exemple de Khwâja Ahmad Yasavî qui, de retour dans sa patrie, la ville de Yassi (aujourd’hui Turkestan), en vint à la conclusion qu’il « devait mettre son peuple dans la bonne voie ». Il le pouvait seulement au moyen du dhikr à voie haute (jahr) et fut même obligé d’introduire une nouveauté dans cette pratique – le « dhikr-i arra » – c’est-à-dire un aspect particulier du dhikr yasavî qui rappelle le bruit de la scie22. « Vu sous cet angle, le dhikr n’est pas du tout une faute (‘ayb) – conclut Makhdûm-i A‘zam – au contraire, il est très raisonnable parce que la voie de nos Prophètes est ainsi : à travers eux sont envoyés (nâzil) les signes correspondant à la langue d’un peuple et aux conditions de l’époque [...] comme la Torah (Tawrat), l’Évangile (Injil), les Psaumes de David (Zabur)23. » 10 D’après Makhdûm-i A‘zam, les disparités entre les sermons des Prophètes aussi dépendent des conditions de l’époque, mais leur objectif est unique : diriger les

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hommes dans la voie juste. Toutefois les prophètes et les éminents saints soufis apparaissent comme des mujtahîd qui ont, mieux que les autres, compris les conditions de l’époque et les besoins de leurs peuples24. Ce n’est pas tout à fait un hasard si Makhdûm-i A‘zam reprend cette idée à plusieurs reprises (sur les inclinations des peuples et les changements de condition des époques) en attirant précisément l’attention sur la succession des confessions religieuses et l’idée commune d’une religion mondiale qui serait parcourue de courants intérieurs, comme par exemple le soufisme et sa mouvance.

11 Makhdûm-i A‘zam écrit ensuite que tous les principaux shaykh de la tarîqat-i Khwâjagân (la naqshbandiyya) ont agi comme les mujtahîd de leur propre époque et ont donc choisi des voies variées. Par exemple, parmi les plus grands shaykh de cette confrérie, Mahmûd Fagnawî (m. 1317) ou Amîr Kulâl al-Suharî (m. 1370) ont préféré le dhikr à voix haute (jahr), tandis que Bahâ’ al-Dîn Naqshband (m. 1389) restait attaché au dhikr silencieux (khafî). Mais aucun d’entre eux n’a violé la règle des khwâjagân, étant donné que cette tarîqat avait intégré dans sa propre règle les principes de plusieurs autres confréries soufies25. Par ces mots, Makhdûm-i A‘zam cherche à démontrer l’exceptionnel universalisme de la confrérie khwâjagan-naqshbandiyya. Notre auteur expose aussi ici, par ailleurs, quelle est la manière d’exécuter le dhikr « lâ ilaha illâ Allah » selon la naqshbandiyya, et il démontre que ce dhikr est le meilleur. 12 Il est aussi remarquable que, tout en poursuivant son commentaire du roubai de Bâbur, Makhdûm-i A‘zam cite des poésies de contenu soufi écrites par le shaybanide ‘Ubayd Allah Khân (1533-1539), poésies qui, d’après l’auteur du traité, manifestent l’union harmonieuse existant entre la puissance d’un derviche et la position du souverain26. Makhdûm-i A‘zam dit ensuite que la traduction poétique de la Risâla-i Validiyya a été exécutée par Bâbur, fait très réjouissant, mais que sa mauvaise connaissance de la langue turque ne lui a pas permis de rédiger un commentaire important27. 13 Son idée concernant la véritable succession des confessions religieuses – exposée dans les livres saints et « d’une manière intelligible pour un peuple donné et à une époque donnée » – s’est probablement formée sous l’influence des anciens philosophes mystiques musulmans, tel Ibn al-‘Arabî (1165-1240). Néanmoins les plus originaux choisissent de se tourner vers les voies variées (turuq) essentielles conduisant à Dieu. Makhdûm-i A‘zam sous-entend ici, au fond, qu’il existe une différence entre les procédés et les rites psychologiques et techniques, les initiations et les différentes écoles du soufisme. Dans ce cas, la variété des voies est également le produit des conditions ethno-culturelles du temps et même de l’attitude pratique personnelle du shaykh et de ses disciples. 14 Il importe pour Makhdûm-i A‘zam que l’objectif de tous les soufis se résume dans une aspiration à la Vérité à travers la connaissance de Ses qualités28. Cependant, tout en argumentant et même en interprétant à sa façon les multiples Voies, il met l’accent sur l’universalisme de la Voie (tarîqat) khwâjagân-naqshbandiyya. 15 Souvenons-nous que le traité de Makhdûm-i A‘zam a été dédié à Bâbur. Cela est évident, notamment parce que l’idée principale du traité se trouve tout à fait en harmonie avec le thème des nouvelles conditions ethno-confessionnelles dans lesquelles se situe Bâbur. Le shaykh aurait proposé à Bâbur d’utiliser son influence pour la consolidation de la shari’at par un contrôle obligatoire des « inclinations du peuple » et des conditions locales.

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16 On peut lire également dans les biographies de Makhdûm-i A‘zam une histoire – exposée dans un style allégorique et hagiographique – qui aborde un autre aspect des relations de ce shaykh avec Bâbur. Il y est dit que Mîrzâ Bâbur aurait reçu une aide spirituelle invisible de Makhdûm-i A‘zam avant la bataille décisive qu’il livra à un souverain indien de la dynastie Mewar – Ra’na Sanka. Vainqueur, Bâbur fit envoyer à Makhdûm-i A‘zam, à titre de récompense, quelques lingots d’or, des rubis et des monnaies d’or29. L’auteur d’une de ces biographies ajoute que c’est Makhdûm-i A‘zam lui-même qui demanda au souverain de consigner l’événement, pour illustrer l’efficacité par delà les distances de l’aide spirituelle que les shaykh khwâjagân peuvent apporter30. Quant à Bâbur, s’il décrit longuement sa bataille contre Ra’na Sanka, il ne souffle mot de « l’assistance et de l’aide spirituelle » de Makhdûm-i A‘zam31. Mais peut- être le détail de ses relations avec Makhdûm-i A‘zam figure-t-il dans les parties manquantes du Bâbur-nama (au milieu et à la fin). Makhdûm-i A‘zam, lui, écrivit sa Risâla-yi Validiyya du vivant de Bâbur, ajoutant toujours, après son nom, la formule « Khalladu Allah sultannuhu » (« Qu’Allah rende son règne éternel »). En tout cas, il est hors de doute que Mîrzâ Bâbur, après son départ de Transoxiane, ne rompit pas ses liens spirituels et ses contacts avec les shaykh naqshbandî. Et il n’était pas vain pour les khân ouzbeks, compte tenu évidemment de la sympathie de Bâbur pour la naqshbandiyya – et du fait qu’il entretenait des relations personnelles avec cette tarîqat - d’inclure, parmi les membres de leur légation en Inde, des descendants de Shaykh Ahrar. Mais il est vrai qu’à leur arrivée en Inde, ces derniers ne se préoccupèrent pas de la diffusion des idées ou des activités de cette confrérie dans le cadre de l’Etat de Bâbur.

NOTES

1. The Babar-Nâma, éd. A. S. Beveridge, Leyde (E. J. W. Gibb Memorial Series), 1905, fº 7a. 2. B. Kazakov, Anonimnoe žitie Hodža Ahrara, Istočnikovedenie i Tekstologija, Moskva, 1985, p. 105. 3. The Babar-nâma, fº 54a. 4. Ibid. 5. Id., fº l89b 6. Id., fºl7b, 24b, 31b. 7. Id., fº 51b, 54a. 8. B. Kazakov, « Synov’ja Hodži Ahrara i Poslednie Timuridy », Duhovenstvo i Političeskaja žizn ‘ na Blijnem i Srednem Vostoke v Period Feodalizma, Moskva, 1985, p. 88 ; Kamal al-Dîn Binayî, Shaybânî- nâma, Ms Tachkent, Institut Vostokovedenija Akademii Nauk (IVAN), nº 1235, pp. 84-85. 9. The Babar-nâma, fº 78b, 79a. 10. Id., fº357b, 363a. 11. Id., fº346a, b. 12. Muhammad Rahîm Muftî Tashkandî, Sirâj’ al-Sâlikin we Latâ’if al-Arîfîn, manuscrit Tachkent (IVAN), nº 629, fº 85b. 13. Khwâjagî Ahmad Kâsânî Dahbidî (Makhdûm-i A‘zam), Risâla-yi Babûriyya, manuscrit Tachkent (IVAN), nº 501/XXV, fº 269a.

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14. A. A. Semënov, « Unikal’nyj Pamjatnik Agiografičeskoj Sredneasiatskoj Literatury XVI Veka », čast’. I, Izvestija Uzbekistanskogo Filiala Akademii Nauk SSSR, Tachkent, 1940, nº 12, pp. 61-62. 15. Sobranie Stihotvorenij Imperatora Babura, Izdanie Samojloviča A., Petrograd, 1917, p. 81, roubai nº 230. 16. Khwâjagî Ahmad Kâsânî Dahbidî (Makhdûm-i A‘zam), Risâla-yi Babûriyya, manuscrit Tachkent (IVAN), nº 501/XXV, fº 280a. 17. Id, fº280a, b. 18. The Babar-nâma, fº 346a, b, 360b-361a. 19. Risâla-yi Babûriyya, fº 270a, b-271a. 20. Ici, il est fait référence à des shaykh soufis fondateurs d’écoles différentes. 21. Risâla-yi Babûriyya, fº 272a. 22. Id., 276a, b. 23. Id., 276b. 24. Id., fº 276b-277a. 25. Id., fº 279b. 26. Id., fº281a. 27. Id., fº281b-282a. 28. Id, fº271a, b. 29. Dust Muhammad b. Nawruz Ahmad b. Khush Muhammad al-Kishî, Silsilat al-sâdiqîn wa ânis al-’ârifîn, manuscrit Tachkent (IVAN), nº 622, fº 120a ; Abû’l-Baka’ b. Bahâ’ al-Dîn b. Makhdûm-i A‘zam, Jami’ al-maqâmat, manuscrit Tachkent (IVAN), nº 72, fº 73b-74b. 30. Dust Muhammad b. Nawruz Ahmad b. Khush Muhammad al-Kishî, Silsilat al-sâdiqîn wa ânis al-’ârifîn, fº 10b. 31. Risâla-yi Babûriyya, fº 322a, b-325a, b et sq.

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Une route de sainteté islamique entre l’Asie centrale et l’Inde : la voie Ush-Kashghar-Srinagar

Thierry Zarcone

Le seul édifice que l’homme d’ici [le Kirghiz des Pamirs] ait eu le courage de construire est consacré à la mort. Et cela devait être dans un pays où la vie est une exception bizarre, où l’homme ne végète que parce que c’est un animal qui a une fameuse envie de vivre ; ou peut-être que celui du Pamir, écrasé par la nature, s’est rendu compte mieux qu’un autre qu’il était condamné à mort et qu’il s’est dit : pourquoi me déplacerais-je pour aller mourir ailleurs ? Gabriel Bonvalot, Du Caucase aux Indes à travers le Pamir, 18881. From Sanju to Pialma we proceed along the same Silk Road – and « silky » it is not only because the silk caravans passed there, but the road itself is silk and iridescent with ail the combinations of sand; a milky desert with the finest designs of sand waves. Nicholas Roerich, Altai-Himalaya. A Travel Diary, 19292. 1 La route Ush-Kashghar-Srinagar qui franchit les Pamirs et l’Himalaya occupe une position essentielle dans les échanges ouest-est et nord-sud, d’une part, en liant le bassin du Tarim et la Chine à la vallée de l’Oxus, donc au Turkestan occidental, et d’autre part, parce qu’elle constitue l’une des voies de pénétration vers l’Inde, voie qui n’est, certes, ni la plus empruntée, ni la plus rapide (sauf bien sûr pour les peuples du Turkestan oriental), mais dont le principal avantage est de comprendre l’étape du

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Cachemire. Le Cachemire, dont l’histoire touche à la fois à celle de l’Asie centrale et à celle de l’Inde, a joué dans les échanges de toute espèce, notamment dans le domaine religieux, entre ces deux blocs culturels, un rôle tout à fait digne d’intérêt.

Carte

La route Ush-Kashghar-Srinagar est incontestablement l’un des principaux axes de la propagation puis de la circulation de l’islam et du confrérisme, tant vers les oasis de la Tartarie chinoise, depuis le Turkestan occidental et l’Afghanistan, entre le IXe et le XIV e siècle, lorsque l’islam voulait percer en direction de la Chine, que vers l’Inde, depuis l’Asie centrale, après le XIVe siècle et jusqu’à nos jours, et même d’Inde vers les Turkestan oriental et occidental. L’histoire des villes qui jalonnent cette route, tout comme l’histoire de celles qui en sont l’aboutissement, comme Delhi, Multan, Kokand ou Boukhara, nous montre bien cela. Toutefois, plus encore, c’est l’histoire des hameaux et des lieux-dits, au sujet desquels on sait peu de choses, mais sur lesquels nous éclaire la toponymie, véritable miroir du passé, qui nous permet de découvrir une autre histoire que la mémoire des hommes n’a pas fixée, sinon dans quelques légendes... Je songe en particulier aux nombreux toponymes (mazar, langar, robat, gumbaz) dont l’origine soufie n’échappe pas au spécialiste et qui n’incarnent pas seulement un soufisme d’anachorètes et de mystiques mais aussi l’un des bras armés de l’islam.

2 L’étude de la route Ush-Kashghar-Srinagar peut compléter la connaissance que nous possédons de plusieurs épisodes de l’histoire de la sainteté islamique en Asie centrale et au Cachemire, en particulier celle des guerres d’islamisation contre les peuples païens (bouddhistes généralement) menées par les derviches guerriers, celle de la fuite des Turcs devant l’invasion mongole, celle des pèlerinages à La Mecque, via l’Inde, puis via l’Empire russe grâce au chemin de fer d’Andijan (dans le Ferghana), enfin celle des réseaux de commerçants et des soufis-agents de renseignements établis au Cachemire,

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au Sinkiang et dans les grands centres de la Transoxiane (Tachkent, Samarcande, Boukhara).

De la transpamirienne à la transhimalayenne

3 L’ancienneté des centres des civilisations installées dans les oasis du Turkestan oriental n’est plus à démontrer, tout comme celle des routes qui les traversaient. Très tôt, des bouddhistes du Cachemire et du nord de l’Inde ont été à l’origine de petites colonies dans la région de Khotan et de Kashghar. Ces deux villes occuperont un rôle central dans l’expansion du bouddhisme et dans son transfert vers la Chine. Au premier siècle de notre ère, Khotan constituait, pour les Chinois, une position stratégique ; elle était la route du sud, c’est-à-dire la route de l’Inde. Le Cachemire exerçait un grand attrait sur les pèlerins chinois que la traversée des Himalayas et des Pamirs n’effarouchait pas ; les principales routes du pèlerinage aux hauts lieux du bouddhisme correspondaient, en effet, aux routes que nous allons étudier3. De la même manière, on retrouvera ces routes avec la pénétration de l’islam et du soufisme dans cette partie de l’Asie.

4 La principale route venant du nord-ouest de l’Inde passait par Nagarahara (l’actuelle Jalalabad) et atteignait Bamiyan avant de franchir l’Hindoukouch. Au delà se trouvait Bactres (Balkh), la Bahlika des Indiens et la Fo-ho des Chinois. Balkh était le point de rencontre de deux routes différentes menant vers l’Asie centrale et la Chine. La première traversait la Sogdiane, passait par Tachkent et franchissait les monts de Tian- Shan pour atteindre Ush-Turfan. La seconde, qui nous intéresse davantage, était choisie par ceux qui se rendaient en Chine. Elle traversait le Tokharistan (le Tu-ho-lo des Chinois), près du Badakhshan, puis franchissant les Pamirs, atteignait Kashghar. C’est l’un des axes empruntés par les Arabes lors de l’invasion des oasis du Turkestan oriental4. 5 La route Ush-Kashghar-Srinagar relie l’Asie centrale à l’Inde, via le Turkestan oriental – longtemps sous contrôle chinois -, ce qui en faisait donc également une route vers la Chine, à la différence, par exemple, de la route Ush-Chitral qui permettait, également à travers les Pamirs, de rallier directement l’Inde via l’Afghanistan. Le tronçon Ush- Kashghar de cette route (qui comprend, par ailleurs, au moins deux itinéraires) se présente ainsi comme le lieu de plusieurs histoires ; d’abord, celle de l’islamisation du Turkestan oriental par les Arabes puis par les Iraniens et, ensuite, celle de l’islamisation du Cachemire et d’une partie de l’Inde du nord par les Turcs. 6 En dépit de l’importance de la voie Ush-Kashghar-Srinagar, l’axe principal de pénétration vers l’Inde venant d’Asie centrale occidentale restait la route de Kaboul qui évitait le passage de hautes montagnes. C’est celle que suivit Babur lorsqu’il envahit l’Inde et que choisiront un grand nombre de religieux, même lorsque leur destination était le Cachemire. Plus tard, Peshawar devint l’une des grandes étapes de cette route ; les trois principaux itinéraires suivis étaient les suivants : 1. Boukhara, Balkh, Kaboul ; 2. Samarcande, le Badakhshan, les Pamirs, Kaboul, Peshawar ; 3. Samarcande, le Badakhshan, les Pamirs, Chitral, Peshawar. Quant à la route Kashghar-Yarkand-Leh, elle était empruntée, en priorité, par les musulmans du Turkestan oriental parce qu’elle était le plus court chemin vers l’Inde. Aux XIXe et XX e siècles, cependant, elle concurrence la route de Kaboul parce qu’elle est plus sûre et moins sujette au banditisme que la première. Les riches marchands et pèlerins turkestanais préféraient à la route de Kaboul le passage difficile des Pamirs et des Himalayas. L’on mettait aussi

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en avant le fait que le Cachemire était à l’abri des crises politiques5. Qui plus est, après la chute d’Ak-Mechet, en 1853, le centre du commerce de la Russie avec l’Orient se déplaça de Boukhara à Kokand, dans le Ferghana ; or Kokand était, pour la Russie, le point le plus proche de Kashghar et de la frontière indienne. Il faut noter aussi que l’accès au Cachemire, depuis Kashghar ou Yarkand, ne se faisait pas uniquement via le Ladakh, c’est-à-dire Leh, mais aussi, et peut-être même plus souvent, via le Wakhân (ou Petit Pamir) ou le Baltistan (province du Ladakh). 7 Au départ d’Ush, toujours dans le Ferghana, il existait deux itinéraires transpamiriens permettant de gagner les Indes. Le premier, à l’est d’Ush, retrouvait l’ancienne route de la soie qui remontait la vallée de l’Alaï. C’est la route empruntée depuis toujours par les caravanes. Elle permettait, une fois franchie la passe du Terek-davan, d’atteindre Kashghar, Yarkand, Karghalik et les passes du Karakorum. L’explorateur Sven Hedin a pu constater, à la fin du siècle dernier, le nombre important de marchands et de pèlerins cheminant le long de cet axe6. Le second itinéraire, au sud d’Ush, par la passe de Taldik, conduisait soit à Yarkand, via Tash-kurgan, le long de la vallée du Sarikol, puis au Karakorum, soit en Afghanistan, vers Chitral. 8 Du point de vue de la géographie physique, la route Ush-Kashghar-Srinagar, que l’on peut aussi nommer Ush-Yarkand-Srinagar, franchit deux barrières montagneuses – les Pamirs, puis l’Himalaya – avec, entre les deux, une portion semi-désertique, en bordure du désert du Taklamakan, ponctuée par la traversée de grandes villes-oasis (Kashghar, Yangi-hisar, Yarkand et Karghalik). Les Pamirs étaient, en majorité, de peuplement kirghiz, des nomades installés là de manière permanente depuis au moins le XVIIIe siècle, avec des persanophones chiites ismaéliens dans le Sarikol et dans le Badakhshan. On retrouve les Kirghizes dans la première portion himalayenne de la route, la seconde, au niveau du Ladakh, étant peuplée de Tibétains bouddhistes. Mais la ville tibétaine de Kargil, toujours au Ladakh, entre Leh et Srinagar, située dans le Baltistan, est peuplée de Tibétains musulmans. Quant aux villes-oasis, elles sont habitées par des peuples turcophones sédentaires, désignés depuis peu sous le nom de Ouïgours. 9 Les nécessités du commerce ont entraîné l’apparition de colonies indiennes sur les portions centre-asiatiques de la route, dans les villes qui la jalonnent ou qui en sont l’aboutissement, de même au Cachemire, en ce qui concerne les Turkestanais, et jusqu’à Peshawar et Multan7. La présence d’Indiens est attestée pour la ville de Boukhara depuis l’époque bouddhiste au moins, compte tenu de la présence de sanctuaires et peut-être même de monastères de cette religion à proximité. C’est peut-être le cas du village de « Qasr-i Hinduwân » (Le château des Indiens), ancien nom du village d’où est originaire le fondateur éponyme de la confrérie naqshbandiyya 8. Au XIXe siècle, une hostellerie peuplée d’Indiens, certainement des pèlerins, se serait trouvée en ce lieu9. Aux XIXe et XX e siècles, nous disposons d’informations plus précises concernant la présence d’Indiens en Asie centrale russe. D’après un recensement effectué dans les oblast russes du Turkestan (Ferghana, Syr-Darya, Semirechensk), il se trouvait environ 250 Indiens de sexe masculin, un grand nombre résidant à Boukhara. Ils étaient surtout originaires de Peshawar et vivaient soit dans les villes, soit à l’écart, dans des caravansérails indiens. Ils s’occupaient de commerce mais pratiquaient surtout l’usure10. Plusieurs Indiens installés dans la vallée du Ferghana – à Kokand en particulier – ont occupé des postes importants dans l’armée du khanat et ont propagé la confrérie soufie de la naqshbandiyya jusque chez les Tatars de Kazan 11. Du côté du Turkestan oriental, la présence indienne n’en était pas moins importante, peut-être

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même davantage sur le plan commercial, comme en témoigne l’explorateur Sven Hedin qui constate, à la fin du siècle dernier, l’existence, à Kashghar, d’un caravansérail appartenant à des Indiens originaires de Shikarpur (une ville du Sind)12, information corroborée par un voyageur russe13. Quant à la ville de Yarkand, d’après Mullâ Mûsa Sayrâmî, un historien ouïgour du XIXe siècle, « c’était une ville qui abritait de véritables communautés cachemiri, indienne, afghane, badakhshani, etc.14 ». 10 Côté indien, la ville de Srinagar ressemble plus, par de nombreux côtés, à une ville d’Asie centrale qu’à une ville indienne ; son histoire est, du reste, davantage liée à celle de l’Asie centrale qu’à celle du sous-continent. Marchands et religieux y étaient installés en grand nombre et l’on ne manquait pas d’hostelleries pour pèlerins centre- asiatiques se rendant à La Mecque. Il faut noter encore que les contacts du Cachemire avec les émirats du Turkestan oriental (Kashghar, Yarkand) ont été, pour des raisons géographiques, cela va de soi, plus suivis qu’avec ceux du Turkestan occidental15. Au siècle dernier, par exemple, c’est au Cachemire que l’on rencontre l’émissaire de l’émirat islamique de Kashgharie16. La ville de Peshawar, au débouché de la plus importante des routes entre l’Asie centrale et l’Inde, sur laquelle nous ne nous arrêterons pas, était une véritable ville-frontière. Une autre ville, bien indienne celle- ci, qui mérite d’être mentionnée, est Multan, bien connue pour son trafic caravanier avec le Turkestan, depuis au moins les XIIIe et XIVe siècles17. Elle possédait un « quartier des Boukhariotes » (mahalla-i Bukhâriyân)18,signe de l’importance de sa communauté sédentaire centre-asiatique, et abritait plusieurs mausolées de saints soufis turkestanais bien connus, comme, par exemple, celui du célèbre shaykh suhrawardî Bahâ’ al-Dîn Zakariyya, dont la construction est bien représentative de l’architecture centre-asiatique19. L’Inde n’était pas uniquement une destination en elle-même pour les Centre-Asiatiques ; il est vrai qu’elle les fascinait, en particulier la vallée du Cachemire, de la même manière que les villes de Boukhara et Samarcande exerçaient un magnétisme non moins puissant sur les musulmans indiens. L’Inde était surtout un point de passage obligé pour les pèlerins qui voulaient se rendre à La Mecque et qui choisissaient de s’embarquer à Allahabad ou à Bombay, dans le Gujarat. Ces pèlerins, d’ailleurs, n’étaient pas tous originaires du Turkestan oriental ou de Transoxiane, mais parfois même du pays tatar, comme nous le montre le récit de voyage de deux musulmans d’Orenbourg, au XVIIIe siècle. Sans doute est-ce l’attrait de Boukhara qui avait incité ces deux hommes à se rendre à La Mecque en passant par cette ville puis, via Kaboul et Peshawar, à s’embarquer à Allahabad20.

Routes de l’islamisation et du soufisme

11 Depuis l’arrivée des conquérants arabes au VIIIe siècle, et jusqu’au XVII e siècle au moins, les régions des Pamirs et du Karakorum et les oasis du Turkestan oriental ont été le théâtre de violentes campagnes d’islamisation menées contre des Turcs bouddhistes et chamanistes. Du reste, comme on le verra, les renseignements que nous fournissent les textes historiques et hagiographiques sont confirmés par la toponymie. Plusieurs de ces textes, en particulier des hagiographies (tazkira), collectés par F. Grenard21, à la fin du siècle dernier, au cours de ses expéditions dans les régions de Kashghar et de Khotan, nous apportent quelques détails précieux sur ces premières guerres d’islamisation : itinéraires suivis, zones de combats, etc.

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12 Une première tentative d’islamisation du Turkestan oriental, au VIIIe siècle, est attribuée à des imams chiites, descendants directs de ‘Alî, ce qui nous éclaire déjà sur les raisons de la présence, dans cette partie de l’Asie centrale, Ferghana compris, de nombreux sanctuaires dédiés à ‘Alî et à plusieurs figures du chiisme. Mais cette école de l’islam a ensuite laissé la place au sunnisme qui s’est imposé durablement en Asie centrale et les tazkira publiées par F. Grenard ont été, ainsi qu’il le dit lui-même, corrigées par les sunnites, mais sans pour cela que le caractère chiite en soit complètement effacé22. Les quelques poches de chiisme qui subsistent, aujourd’hui encore, dans les Pamirs et au Badakhshan, nous rappellent que le chiisme avait été le premier occupant de ces lieux. En fait, même si quelques populations du Turkestan oriental ont embrassé l’islam, dès le début du VIIIe siècle, ce sera surtout aux IXe et Xe siècles que cette religion commencera à s’implanter solidement dans cette partie de l’Asie avec la dynastie turque des Karakhanides. 13 Comme nous l’enseignent les tazkira publiées par F. Grenard, la route de pénétration de l’islam n’est autre que la route de la soie. Ainsi, d’après la « Tazkira de Muhammad ‘Alî » (m. 739), on apprend que le « pays de Kashghar » a été envahi depuis Andijan et Ush, en Ferghana, et qu’un nombre important d’infidèles (certainement des bouddhistes) ont été massacrés. La campagne d’islamisation s’est poursuivie ensuite vers le nord jusqu’à la ville d’Aksu23. Une autre tazkira, celle de Muhammad Hasan Askarî, décrit une campagne d’islamisation qui, partie d’Ush, a atteint Kashghar, puis plus à l’est, Yarkand et Khotan24. Une troisième tazkira enfin, celle de l’imam Aftah, fait référence à une campagne d’islamisation menée depuis Hérat, dans le Khorezm, à Balkh, Samarcande, Kokand, Marghilan et Namangan, jusqu’à Yarkand et Khotan, cette dernière ville étant appelée Machîn25. L’esprit de la futuwwa imprègne ces hagiographies et marquera durablement, par la suite, l’islam et le soufisme dans cette partie de l’Asie centrale26. L’islamisation du Turkestan oriental s’est poursuivie, aux IXe-Xe siècles, avec des missionnaires, pour la plupart soufis, venus de l’Iran et du Khurasan samanide. Ce sont eux qui sont à l’origine de la conversion à l’islam du premier souverain turc, le Karakhanide Satuq Bughra Khân (m. 955)27. De même, au XVIe siècle encore, la dynastie naqshbandî des Khwâja, établie à Kashghar, s’est employée à gagner à l’islam des Kirghizes chamanistes ou animistes retranchés dans les montagnes proches (dans les Pamirs ou l’Himalaya ?)28. On retrouve d’ailleurs dans certains aspects architecturaux des monuments funéraires élevés par les Kirghizes des Pamirs et de l’Himalaya des restes de croyances préislamiques, tout comme dans les légendes qu’ils rattachent à ces lieux. 14 La route Ush-Kashghar-Srinagar se transforma très vite en un itinéraire de sainteté, ponctuée de mausolées de saints et empruntée tant par les pèlerins qui se rendaient à La Mecque que par des soufis désireux de trouver un complément d’initiation en Inde, au Cachemire ou dans les prestigieuses cités d’Asie centrale qu’étaient Samarcande ou Boukhara29. Le Cachemire, considéré soit comme étape soit comme but, a fasciné les musulmans centre-asiatiques qui n’ont cessé de le visiter, et souvent de s’y installer, dès les plus lointaines époques. C’est un derviche de l’ordre suhrawardî – Sharaf al-Dîn (plus connu sous le nom de Bulbul Shâh) – qui y introduisit l’islam au XIVe siècle30. Tous les autres ordres centre-asiatiques y ont été représentés par la suite ; les kubrawî avec le célèbre ‘Alî Hamadânî31 et les yasawî, au XIVe siècle, avec Khwâja Bahâ’ al-Dîn 32, tous deux ayant, d’après les sources hagiographiques, formé de nombreux disciples. À partir des XVIe-XVIIe siècles, avec l’expansion de la nouvelle grande confrérie d’Asie centrale

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– la naqshbandiyya -, les soufis multiplient leurs voyages vers les Indes, avec une attention toute particulière aussi pour l’étape du Cachemire. La route du Cachemire, choisie par les soufis originaires de Transoxiane, passait généralement par Kaboul. Cela ressort clairement, par exemple, d’une hagiographie naqshbandî du XVIIe siècle qui nous rapporte les itinéraires de plusieurs soufis originaires d’Asie centrale ou d’Afghanistan se rendant aux Indes. Certains d’entre eux avaient choisi de passer ou de s’installer au Cachemire33. En revanche, d’autres soufis du Turkestan oriental, sans atteindre le Cachemire, s’étaient aventurés le long de la route de Leh, par esprit missionnaire ou par nécessité. Le Tibet et ses marges, c’est-à-dire le Baltistan, avaient attiré des souverains liés au soufisme et entraîné des guerres d’islamisation dans cette partie de l’Himalaya. Les populations du Baltistan auraient été, en grande parrie, converties à l’islam. Au nombre des acteurs de cette entreprise, il faut compter, entre autres, le suhrawardî Sharaf al-Dîn, cité ci-dessus, l’émir shaybanide Sa’îd Khân, élève d’un shaykh naqshbandî descendant de ‘Ubaydullâh Ahrar. On pouvait aussi atteindre Srinagar depuis la Kashgharie, sans passer par Leh, mais à travers le Baltistan. C’est la route qui a été suivie par l’un des plus célèbres khwâja de Kashgharie, Afâq Khwâja, lors d’un de ses voyages en Inde. Le chemin suivi est même précisé puisque l’on sait que ce dernier s’est rendu de l’« Hindustân » à Yarkand par la « route de Mudhtâgh » (az râh-i Mudhtâgh), route qu’il faut situer au nord-est de Skardo (Baltistan), ainsi connue sans doute parce qu’elle franchissait la passe de Mustagh34. Mais on peut citer aussi le cas d’un derviche errant (qalandar) du Turkestan oriental qui a sillonné, au XVIIe siècle, les oasis de la route de la soie et qui s’est aventuré avec ses coreligionnaires jusqu’au « Baltistan »35.

Les enseignements de la toponymie

15 Les campagnes d’islamisation menées par les Arabes au VIIIe siècle et les missions de conversion des envoyés samanides et des Karakhanides, aux IXe et X e siècles, enfin l’œuvre des khwâja, aux XVIe et XVIIe siècles, ont eu leur lot de martyrs, comme nous le montrent les nombreux mausolées élevés à ces combattants de la foi autour des oasis, dans les montagnes, et parfois même en plein désert. Or, leur présence, ou leur passage, est attesté par la toponymie. Un grand nombre de lieux-dits, dont certains très anciens, en montagne comme dans le désert, nous rappellent clairement, si l’on sait les décoder, le souvenir de ces campagnes. Ils confirment également ce que l’histoire nous avait déjà enseigné, c’est-à-dire la participation active du soufisme à l’islamisation du Turkestan oriental. Et les toponymes en question sont, pour l’essentiel, d’origine soufie.

Mazar

16 Le plus commun parmi ces toponymes est bien sûr celui de mazar36 (mausolée, tombeau), lequel révèle la présence d’un gisant musulman, saint, roi ou héraut de l’islamisation. Le mot mazar est universellement connu en islam et se retrouve dans plusieurs autres pays du monde musulman. D’un autre côté, le culte des tombeaux me semble de loin beaucoup plus développé en islam centre-asiatique que dans le reste du monde musulman, peut-être en raison de la puissante influence du soufisme, et les légendes ayant trait à l’introduction de l’islam au Turkestan oriental, aux VIIIe-IXe siècles, nous décrivent la genèse de ce culte qui est, du reste, très présent aussi en islam

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chinois37. Il serait trop long d’énumérer ici tous les mazar de la route Ush-Kashghar- Srinagar. On se contentera d’attirer l’attention sur ceux qui ont une importance notable. Les principaux et les plus prestigieux sont situés dans les villes-oasis de Kashghar et Yarkand. À Kashghar, se trouve le mazar de Khwâja Afâq, l’un des principaux représentants de la dynastie soufie des Khwâja 38, et, dans les environs, à Artush, celui du premier souverain turc converti à l’islam, le Karakhanide Satuq Bughra Khân, et celui d’une prétendue cousine de Ahmad Yasawî39. Le deuxième grand lieu saint de la région de Kashghar dont l’importance n’a pas diminué, même de nos jours, est celui de Ordam Padshah (situé au sud-est). Il s’agit du mausolée d’un certain Sayyid ‘Alî Arslan Khân qui aurait pris part à l’islamisation de la région dans la première moitié du XIe siècle. Cette zone désertique aurait été le théâtre de combats violents ainsi que le prouve la présence de nombreux autres mausolées et comme nous le confirme le nom de cette partie du Turkestan : « Kum Shahidan » (les sables des martyrs)40. Plus à l’est, la ville de Yarkand abrite également les tombeaux de plusieurs khwâja (Altin Mazar), souvenir du temps où cette cité était la capitale des sept principales villes du Turkestan oriental. Mais l’on y trouve aussi les mausolées des descendants de Makhdûm-i A‘zam, l’introducteur samarcandais de la naqshbandiyya en Kashgharie41. Quant aux mazar localisés dans les zones de montagnes, dans les Pamirs ou l’Himalaya, quoique moins prestigieux que ceux du désert et des villes-oasis, ils n’en sont pas moins intéressants eu égard à la fois à leur localisation géographique, à leur empreinte historique et à leur rôle comme centres d’un islam hétérodoxe. Dans le cas du mazar de Kizil-art, dans les Pamirs, on a le cas d’un saint qui, selon la légende, se serait rendu, à l’époque du Prophète, jusque dans la vallée de l’Alaï pour y propager l’islam. On lui attribue de même la découverte de la passe (4 280 m d’altitude) qui porte aujourd’hui son nom, située sur la route qui se rend, à l’est, vers Yarkand, à travers la vallée de Tashkurgan, ou qui descend, au nord, vers l’Afghanistan42. D’un autre côté, sur l’un des points stratégiques de la portion Yarkand-Srinagar de la route, se trouve, en plein Himalaya, un mazar de haute altitude, celui de Shahîdullâh. C’est la tombe d’un khwâja originaire de Yarkand, contraint de fuir son pays, et qui fut tué par les Chinois au XVIIIe siècle, illustration de la lutte menée par cette dynastie centre-asiatique face à l’avance chinoise43. Plusieurs membres de cette dynastie des Khwâja de Kashghar et Yarkand, à commencer par Afâq Khwâja, le plus célèbre (XVIIIe siècle), avaient déjà cherché refuge vers l’Inde (le Cachemire). Cela est confirmé, dans le cas d’Afâq Khwâja et de ses descendants, par les nombreuses occurrences du mot « Hindûstân » (qui désigne ici, sans doute, le Cachemire) dans la principale biographie de ce personnage44.

Gumbaz

17 On relève plusieurs autres synonymes locaux du mot mazar, souvent moins connus des non-spécialistes d’histoire religieuse ; c’est le cas du terme gumbaz (forgé sur le terme arabe qubba-coupole), usité généralement en pays kirghiz et chinois. Il semble que les gumbaz soient localisés de préférence en zone de montagne. On peut citer le Chihil Gumbaz, dans le Pamir de Tashkurgan, qui se présentait, à la fin du siècle, sous la forme d’un petit mausolée à dôme avec un cimetière. Ce lieu saint était situé, comme beaucoup d’autres, sur un point stratégique de la route transpamirienne, au point de jonction de trois routes très empruntées par les caravanes : celles de Yarkand, de Keng- kol (route de Kashghar) et de Tagharma (route de Tashkurgan)45. Un autre gumbaz, situé sur la route de l’Afghanistan, entre le lac Victoria et le lieu-dit Langar-kisht, prend

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place sur une colline ayant la forme d’un cône. Il est nommé Bash-Gumbaz (aussi Mazar-Döbe). Le lieu est vénéré par les Kirghizes qui y voient la sépulture de guerriers saints46. Dans les zones de plaine, on peut encore citer le Kush Gumbaz, dans les environs de Yangihisar47.

Robat, ribat, rabat

18 S’ajoutant au groupe de toponymes désignant les tombeaux dont le culte est si fort en islam centre-asiatique, vient un autre groupe de toponymes également liés au soufisme et au monde de la futuwwa : celui des hostelleries de derviches. On sait que ces derniers ont été un des principaux bras armés de l’islam et que l’islamisation de l’Asie centrale leur doit beaucoup48. La toponymie nous le confirme mais encore fallait-il reconnaître dans les toponymes langar et rabat (ou ribat, ou encore robat) qui se trouvent en grand nombre, surtout le premier, tant dans les zones de montagnes, que de déserts, de la route Ush-Kashghar-Srinagar, les lieux de cet islam. Le terme ribat est moins répandu que celui de langar ; il correspond au fortin construit par les Arabes sur les marges du dar al-islâm pour les besoins de la guerre sainte et des guerriers de la futuwwa ; le ribat est aussi l’ancêtre du couvent de derviches. Or l’on sait, et la toponymie nous le montre, que ces établissements se trouvaient en grand nombre, dès l’époque samanide, au Khurasan et au Mâwarâ’ al-Nahr où ils contrôlaient les grandes routes commerciales et les lieux de passage et d’invasion49. Des voyageurs européens des XIXe et XXe siècles ont décrit, par la suite, les ribat des Pamirs et de l’Himalaya comme des « refuges » utilisés par les Kirghizes50 ; ce que, du reste, étaient devenus aussi tous les langar, et même certains mazar, une fois vidés de leur population de guerriers de l’islamisation et de religieux.

Langar

19 Le toponyme langar est, de loin, le plus répandu dans la région, dans les montagnes comme sur la route des oasis. Les cartes du Turkestan chinois établies par l’explorateur Aurel Stein, à la fin du siècle dernier, nous le montrent clairement pour la région de Kashghar51. Le langar est un synonyme du couvent de soufis dans toute l’aire iranienne52 et jusqu’en Inde où il a aujourd’hui une fonction légèrement différente – celle de réfectoire du couvent en question. Avant que les langar ne deviennent des hostelleries ou des refuges, ils abritaient les missionnaires musulmans et les soufis voyageurs, ainsi qu’on le voit dans la relation de voyage d’un qalandar du Turkestan oriental au XVII e siècle53. Comme les mazar et les gumbaz, plusieurs anciens langar occupent des points stratégiques sur la route Ush-Kashghar-Srinagar. L’un d’entre eux, bien connu des voyageurs dans sa fonction de refuge, se trouve entre Ush et Gultcha54, en Ferghana oriental ; un autre, encore, en direction des petits Pamirs, vers l’Afghanistan55. Au XIVe siècle, Bulbul Shâh, l’introducteur de l’islam au Cachemire, un soufi de l’ordre subrawardî, avait fait contruire, à Srinagar, un langar qui a reçu son nom – Bulbul Langar – mais il en existait beaucoup d’autres dans cette région56.

20 On peut encore relever, sur la route Ush-Kashghar-Srinagar, d’autres lieux auxquels est attaché le souvenir de derviches colonisateurs ou de soufis, tel Yetti-Qalandar (Les Sept Qalandar) entre Karghalik et Yarkand, en référence aux derviches de cet ordre errant, très présent dans cette partie du monde musulman, ou celui de Sufi-Kurgan (Le fortin

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du soufi), à une centaine de kilomètres d’Ush, un autre point stratégique où se séparent les deux grandes routes caravanières transpamiriennes, celle qui suit la route de la soie jusqu’à Kashghar et celle qui descend vers l’Afghanistan57. On tordra le cou, en passant, à une idée fausse, celle du voyageur Meyendorff (début du XIXe siècle) qui écrit que le toponyme kurgan désigne « des tombes dont les Kirghizes se servent pour guider leur marche...58 ». En fait le toponyme kurgan ne peut être en aucun cas rangé dans notre topographia sacra, sauf s’il se trouve associé à un terme religieux, comme ici dans le cas de Sufi-Kurgan. Sven Hedin avait déjà vu, à la fin du siècle dernier, que le terme kurgan signifiait « fort », en langue kirghize, dans le sens de forteresse, interprétation qui est d’ailleurs confirmée par la lexicographie59. Meyendorff ne s’est pas trompé en fait sur l’usage qui a pu être fait du kurgan par des soufis-guerriers, cependant ce fort a servi également à des fins militaires autres que religieuses, ce qui le distingue du rabat. 21 Dernier point notable, sur lequel nous conclurons, c’est le fait que la route Ush- Kashghar-Srinagar est restée, après la disparition du bouddhisme en Asie centrale, la seule voie de communication entre l’Asie centrale et l’Inde traversant, sur sa partie himalayenne, une région encore peuplée de bouddhistes ; il s’agit des Tibétains du Ladakh. Après l’éradication du bouddhisme au Turkestan oriental, au XIVe siècle, Sa’îd Khân, l’un des derniers khân de la dynastie shaybanide, adepte de la naqshbandiyya, s’est lancé, sans succès, à la conquête du Baltistan et du Ladakh, au début du XVIe siècle. Son objectif était même la ville de Lhassa. À l’issue de cette tentative d’invasion du Tibet, certains bouddhistes du Baltistan et de la vallée de Nubra auraient été convertis à l’islam60. Lors de son voyage de Srinagar à Kashghar, H. W. Bellew remarqua que le premier toponyme turc rencontré – Carawal Dawan -, après avoir laissé Leh et le pays bouddhiste derrière lui, rappelait l’invasion de Yarkand par Sultan Sa’îd61. C’est là que l’officier britannique plaçait la frontière entre l’Inde et le Turkestan oriental qu’il nomme « Tartarie ». Il notait aussi que, sur la portion Srinagar-Leh de la route, la plus haute passe, celle de Zoji-la (le nom est tibétain), fait référence à une déesse hindoue (Shivaji ou Sheoji). Ce dernier lieu serait aussi, d’après la Târîkh-i Rashîdî, l’emplacement d’une importante bataille menée en 1531 par le khan Sa’îd « contre les Infidèles du Tibet62 ». Il est naturel aussi que, dans cette partie bouddhiste de la route, les mazar cèdent la place aux monuments funéraires tibétains (chorten) inspiré du stûpa bouddhiste. Bellew remarque enfin, ce qui n’est pas sans intérêt pour notre propos, alors qu’il se trouvait à Kargil, ville du Ladakh située entre Srinagar et Leh, que les cultes musulman et bouddhiste finissent par se confondre, à cet endroit, sans cependant s’identifier, signe que ce tronçon de la route Ush-Kashghar-Srinagar reste un espace de sainteté indéterminé. Le bouddhisme, là, n’a pas disparu devant les assauts de l’islam comme cela s’est produit au XIVe siècle dans les oasis du Turkestan oriental ou au Cachemire. « Kargil [...] Vraiment, la région la plus lointaine que nous ayons pu atteindre dans cette partie du Cachemire, ne présente pas de monuments annonçant la prédominance ou même la présence culturelle d’une religion ou d’une autre ; on ne rencontre donc ni mosquée (masjid) ou tombeau de saint musulman (ziyârat), ni monastère tibétain (gompa) ou monument funéraire bouddhiste (chorten) pour pouvoir dire que nous nous trouvons parmi des partisans du culte musulman ou bouddhiste. Mais dans la foule constituée de sept ou huit cents personnes qui s’est rassemblée autour de notre camp, le mélange des deux religions est tout à fait évident et indique l’existence ici des deux confessions à la fois comme si nous nous trouvions en zone neutre63. »

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22 Protégé par la barrière himalayenne et bien ancré chez les Tibétains, le bouddhisme a résisté aux nombreuses tentatives d’islamisation et a continué à survivre à côté des islams indiens et centre-asiatiques. Il y a là, croyons-nous, un sujet qui mériterait d’attirer l’attention tant des historiens des époques récentes que celui des anthropologues ou sociologues du monde moderne, puisqu’il s’agit d’une des rares zones sur les marges de l’Asie centrale où bouddhistes et musulmans continuent encore à échanger.

1. Modèles de gumbaz kirghizs

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extrait de B. Duisheev, Pamjat’ Tjan’-Shanja. Istoričeskie Očerki o pamjatnikah Kirgizstana XVIII-XIX vv. [Les monuments du Tian-Shan, étude historique sur les monuments du Kirghiztan aux XVIIIe-XXe siècles], Frunze, 1986.

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2.Le « Tash-Rabat » dans les montagnes du Tian-Shan.

3. Monument funéraire tibétain – chorten.

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NOTES

1. Paris, Pion, 1888, p. 367. 2. New York, 1929, p. 155. 3. Paul Magnin, « Le Pèlerinage dans la tradition bouddhique chinoise », Histoire des pèlerinages non-chrétiens (éd. J. Chélini et H. Branthomme), Paris, Hachette, 1987, p. 296. 4. Sur les itinéraires entre l’Asie centrale, la Chine et l’Inde, voir Aurel Stein, « Notes on the Routes from the Panjab to Turkestan and China recorded by William Finch (1611) », Journal of the Panjab Historical Society, VI, 1917 ; B. N. Puri, Buddhism in Central Asia, Delhi, Motilal Banarsidass, 1987 (réimpr. 1993), pp. 19-20, 53 ; N. B. Bajkova, « Iz istorii karavannoj torgovli meždu Srednej Asiej i severnoj Indiej v XIX v. », dans Vzaimootnošenija narodov Srednej Asii i sopredel’nyh stran vostoka v XVIII – načale XX v., Tachkent, Izdatel’stvo Akademii Nauk Uzbekskoj SSR, 1963, pp. 174-175, 185-186. 5. K. Warikoo, Central Asia and Kashmir, A Study in the Context of Anglo-Russian Rivalry, New Delhi, Gian, 1989, pp. 14, 56, 105. 6. « The Alai Valley is also an important link in the chain of communications which connects East Turkestan with Kara Teghin and Bokhara, and so with the pilgrim road to Mecca and Medina; so that during the warmer months of the year many a trading-caravan and pilgrim-train passes up and down the valley » (S. Hedin, Through Asia, 1898, réimpr. 1993, New Delhi, Book Faith India, I, p. 176). Cf. aussi G. Bonvalot, Du Caucase aux Indes à travers le Pamir, pp. 258, 263. 7. Pour une vue d’ordre général, cf. Surendra Gopal, « Indians in Central Asia », Indica (Bombay), 28, mars 1991, 1, pp. 37-44. 8. D’après V. V. Barthold, cité par O. A. Suhareva, Islam v Uzbekistane, Tachkent, Izdatel’stvo Akademii Nauk Uzbekskoj SSR, 1960, p. 35. Voir le long développement que V. A. Gordlevskij consacre à cette question dans son « Baha-ud-din Nakšbend Buharskij (k voprosu o nasloenijah v Islame) », dans Sergeju Fedoroviču Ol’den’burgu, Leningrad, Akademija Nauk SSSR, 1934, pp. 153-154. 9. K. Warikoo, Central Asia and Kashmir, p. 110. 10. Rossija polnoe geografičeckoe opisanie, t.19 Turkestanskij kraj, Saint-Pétersbourg, A. F. Devriena, 1913, p. 413. Sur les Indiens de Boukhara, cf. aussi A. I. Dmitrieva-Mamonova, Putevoditel’po Turkestanu i jeleznym’ dorogat’ Sredne-aziatskoi i Taškenckoi, Saint-Pétersbourg, 1914, p. 270. 11. D’après T. K. Beisembiev qui s’appuie sur des sources manuscrites originales, « Farghana’s Contacts with India in the 18th and 19th Centuries (According to the Kokand Chronicles) », in Denis Sinor (ed.), Journal of Asian History, 28, 1994, 2, Harrassowitz, pp. 125-128. 12. Ils importaient du tissu, via Leh, le Karakorum, Shahidullah et Yarkand, et pratiquaient également l’usure ; S. Hedin, Through Asia, I, p. 255. 13. Cf. V. O. Novitskij, Iz Indi v Ferganu, Saint-Pétersbourg, 1903, pp. 206-207. 14. Tarikh-i Aminiyä, Urumchi, 1988, p. 412. 15. Cf. K. Warikoo, Central Asia and Kashmir, passim. 16. H. W. Bellew, Kashmir and Kashghar. A Narrative ofthe Journey of the Embassy to Kashghar in 1873-74, Londres, 1875, p. 331. 17. Cf. Agha Hussain Hamadani, « Multan as a Big Trading Centre between South and Central Asia during 13th-14th Century A.D. », South Asian Studies, vol. 7,1, January 1990, pp. 22-33. 18. Ahwâl wa Athâr-i Shaykh Bahâ’al-Dîn Zakarriyâ Multânîva Khulâsat al-Arifîn, (ed. Shamin M. Zaidi), Markaz-i Tahqîqât-i Fârsî Iran Pakistan, Islamabad, 1974, p. 71. 19. Cf. Ahmad Nabi Khan, « Mausoleum of Shaikh Bahâ’ al-Dîn Zakariyya at Multân and the introduction of Traditions in South Asian Subcontinent », Rivista degli Studi Orientait, LIX, I-IV, 1985, pp. 275-288. Voir aussi Th. Zarcone, « Turkish Sufism in India: the Case

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of the Yasawiyya », in Confluence of Cultures. French Contributions to Indo-Persian Studies (éd. F. Delvoye Nalini), New Delhi, Manohar, 1994, pp. 41-51. 20. Putevyja Zapiski dvuh hadžiev, Kazan, 1278/1861-1862 (textes en caractères arabes avec une introduction en russe). L’un de ces textes a été republié avec une traduction russe par A. H. Aleeva, Putečestvie Ismagil Aga v Indiju (Issledovanie jazika tatarskih putevih zapisok XVIII v. « Ismagil Aga Sejahetnamäsi »), Kazan, Akademija Nauk Tatarstana, Institut Jazika Literaturi i Istori, 1993 (le texte tatar en caractères arabes est hélas très mal reproduit). 21. J.-L. Dutreuil de Rhins, F. Grenard, Mission scientifique dans la haute Asie, Paris, 1890-1895, tome III. 22. Ibid., p.8. 23. Ibid., p. 22-23. 24. Ibid. p. 33. 25. Ibid., p. 43. 26. Cf. Masami Hamada, « Un Aperçu des manuscrits Cagatay en provenance du Turkestan oriental », dans Documents et archives provenant de l’Asie centrale, Actes du Colloque franco-japonais (éd. Akira Haneda), Kyoto, 1990, pp. 107-108. 27. Cf. F. Grenard, « La Légende de Satok Boghra Khan et l’histoire », Journal asiatique, 9e série, XV, 1900, pp. 5-79 ; Mulla Haji, Bughrakhanlar Täzkirisi, Kashghar, Qäshqär Uyghur Näshriyati, 1988. 28. Cf. Joseph Fletcher, « Confrontations between Muslims Missionaries and Nomad Unbelievers in the Late Sixteenth Century. Notes on Four Passages from the Dîya’ al-Qulûb », in Tractata Altaica Denis Sinor sexagenario optime de rébus altaicis mento dedicata (éd. W. Heissig et al.), Wiesbaden, Harrassowitz, 1976, pp. 167-174. 29. Par exemple, le voyage à Samarcande d’un soufi du Cachemire en quête d’une initiation naqshbandî; G. R. Jan, « Sheikh Yaqoob Sarfi and his Central Asian Travels », The Journal of Central Asian Studies (Srinagar), vol. 4, 1, 1993, 50-58. 30. Cf. Abdul Qaiyim Rafiqi, Sufism in Kashmir (From the Fourteenth Century to the Sixteenth Century), Delhi, Bharatiya Publishing House, s.d., pp. 16-18 ; Aziz Ahmad, « Conversions to Islam in the Valley of Kashmir », Central AsiaticJournal, vol. XXIII, 1979, p. 8 ; Athar Abbas Rizvi, A History of Sufism in India, New Delhi, Munshiram Manoharlal Publishers, 1986,I, pp. 289-290. 31. Cf. Athar Abbas Rizvi, A History of Sufism in India, I, pp. 290-298 ; Devin de Weese, « Sayyid ‘Alî Hamadânî and Kubrawî Hagiographical Traditions », dans L. Lewisohn (éd.), The Legacy of Mediaeval Persian Sufism, London, Khanqahi Nimatullahi Publications, 1992, pp. 121-158. 32. Th. Zarcone, « Turkish Sufism in India: the Case of the Yasawiyya », in Confluence of Cultures, pp. 41-51. 33. Cf. Shah Mahmûd Awrangabadî, Malfûzat-i Naqshbandiyya, Hâlât-i Hazrat Bâbâ Shâh Musâfir Shâh, Hyderabad, 1358/1939, pp. 111,125-126, 127-128,150-152,170-171 ; Simon Digby, « The Naqshbandîs in the Deccan in the Late Seventeenth and Early Eighteenth Century A.D.: Bâbâ Palangposh, Bâbâ Musâfir and their Adhérents », in Naqshbandis. Historical Developments and Present Situation of a Muslim Mystical Order, éd. M. Gaborieau, A. Popovic et Th. Zarcone, Istanbul, IFEA/Isis Press, pp. 167-207 ; Simon Digby, « Some Asian Wanderers in Seventeenth Century India: an Examination of Sources in Persian », Studies in History, 9, 2, n.s. (1993), pp. 247-264. 34. Mir Khâl al-Dîn Kâtib ibn-i Mawlânâ Qâdî Shâh Kûchak al-Yarkandî, Hidâyat-nâma, ms persan de l’Institut d’orientalisme de Tachkent (Institut Vostokovedenija Akademii Nauk), nº 1682, fº 128v. Voir aussi Th. Zarcone, « Sufism from Central Asia among the Tibetans in the 16-17th Centuries », Tibet Journal, Dharamsala (India), Library of Tibetans Works and Archives, vol. XX, nº 3 (automne 1995), pp. 96-114 ; traduction française corrigée et enrichie dans ce volume sous le titre « Soufis d’Asie centrale au Tibet aux XVIe et XVIIe siècles ». 35. Zälili Divânî (éd. Imîn Tursun), Pékin, Millätlär Näshriyâti, 1405/1985, p. 611.

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36. Sur la terminologie du culte des saints en usage dans le monde turc, cf. Th. Zarcone, « Le Culte des saints en Turquie et en Asie centrale », dans Le Culte des saints dans le monde musulman (éd. H. Chambert Loir et E. Guillot), Paris, École française d’Extrême-Orient, 1995, pp. 281-285. 37. Par exemple, J.-L. Dutreuil de Rhins, E Grenard, Mission scientifique dans la haute Asie, III, p. 26 et, sur la Chine, Dru C. Gladney, « Muslims Tombs and Ethnic Folklore: Charters for Hui Identity », The Journal of Asian Studies, vol. 46, nº 3 (août 1987), p. 495-532. 38. Sur ce saint, cf. Th. Zarcone, « Soufis d’Asie centrale au Tibet aux XVI e et XVII e siècles ». Quelques voyageurs orientaux et occidentaux ont rapporté leur visite auprès du tombeau de ce saint ; cf. par exemple : Zälili Divânî, p. 597 ; H. W. Bellew, Kashmir and Kashghar, pp. 321-327. 39. H. W. Bellew, pp. 333-336, 349, 366-367. 40. On peut lire une description très détaillée de ce lieu saint chez H. W. Bellew, pp. 373-378. Sur la place occupée par ce mazar dans l’histoire religieuse du Sinkiang actuel, voir Abdürahim Häbibulla, Uygur Etnografisi, Kashghar, Shinjang Khälq Näshriyati, 1993, pp. 349-350. 41. Tarikh-i Aminiyä, p. 413. 42. S. Hedin, Through Asia, p. 153. Sur les mazar de montagne chez les Kirghizes, voir S. M. Abramzon, Kirgizy i ih etnogenetičeskie i istoriki-kul’turnye svjazi, Frunze, , 1990, pp. 319-320. 43. H. W. Bellew, Kashmir and Kashghar, p. 185. Voir aussi V. O. Novitskii, Iz Indi v Terganu, p. 160-161 44. Cf. Mir Khâl al-Dîn Kâtib ibn-i Mawlânâ Qâdî Shâh Kûchak al-Yarkandî, op. cit., fº 105v, 115r, 128v, 194v, 233r. Rien cependant ne nous indique quelle est la route suivie, par Leh, par le Badakhshan (Wakhân) ou par le Baltistan, quoique ces deux dernières semblent avoir été préférées (voir note 34). Voir aussi Nizamûddin Husäyin, « 3. Qabahät ‘Äqidä. Yä’ni bir Qätim Appaq Khoja toghrisida », Shinjang Mädäniyati, Urumchi, 1989, 2-3, p. 140, qui mentionne, dans le cas d’un des voyages de Afâq Khwâja vers l’Inde, le passage par Wakhân, au Badakhshan. 45. S. Hedin, Through Asia, p. 261. 46. A. Stein, Central Asia, II, p. 861. 47. Appelé Cosh Gumbat par H. W. Bellew, Kashmir and Kashghar, p. 290. Voir aussi Mirza Muhammad Haidar Dughlat, Tarikh-i-Rashidi (trad. Ney Elias Could), Delhi, réimpr. Renaissance Publishing House, 1986 (p. 296), qui note que le Kush Gumbaz est aussi un langar. 48. Th. Zarcone, « Le Culte des saints en Turquie et en Asie centrale », pp. 271-274. 49. Cf. Fuat Köprülu, « Vakfa ait Tarihi Istilahlar: Ribat », Vakiflar dergisi, II, 1942 ; Jacqueline Chabbi, « La Fonction du ribat à Bagdad du Ve siècle au début du VIIe siècle », Revue des études islamiques, XLII, 1974, pp. 101-121 ; Th. Zarcone, « Le Culte des saints en Turquie et en Asie centrale », pp. 293-294. 50. Sur les Pamirs, voir Bouillane de Lacoste, Autour de l’Afghanistan, Paris, Hachette, 1908, p. 71 ; pour l’Himalaya, voir H. W. Bellew qui traduit « Ac Rabat » par « The White Hotel » ; Kashmir and Kashghar, p. 288. 51. Voir les cartes Yangihisar, Karghalik et Yarkand. 52. Cf. Shâh Qâsim-i Anwâr, Divân-i Kulliyât-i Shâh Qâsim-i Anwâr (éd. S. Nafisî), Téhéran, Kitâbfurûsh-i Sinâ’i, 1337 Sh./1958 ; A. Z. Rosenfeld, « Nazvanie Langar v toponimike Tažikistana », Izvestija Vsesojužnogo Geografičeskogo Obščestva (Moscou), t. 72, vyp. 1940 ; T. Nafasov, Özbekiston Toponimlarining Izohli Lughati (Özbekistoning žanubii Rajonlari), Toškent, Uqituvči, 1988 ; Muhsin Kiyânî, Târikh-i Khânâqâ dar Iran, Téhéran, Tahûrî, 1369/1990, pp. 110-113 ; B. Babadjanov, « Epigrafičeskie Pamjatniki Musulmanskih Mazarov kak Istočnik po Istorii Sufizma (Na primere Mazarov Astana-Ata i Katta Langar) », dans Iz Istorii Sufizma : Istočnik i Social’naja Praktika, Taškent, Akademija Nauk, 1991, pp. 89-98. T. Nafasov confirme, dans son dictionnaire des toponymes en Ouzbékistan, que les plus anciens sens du mot langar étaient bien ceux de « lieu de culte » (ibodatkhona) ou de « halte » (tukhtaš žoy) et aussi, point intéressant, de lieu de croisement de routes stratégiques (p. 108).

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53. Zälili Divânî, passim. 54. Bouillane de Lacoste, Autour de l’Afghanistan, p. 42 ; Rossija polnoe geografičeckoe opisanie, t. 19 Turkestanskij kraj, Saint-Pétersbourg, Izdanie A. F. Devriena, 1913, p. 714 ; V. O. Novitskii, Iz Indi v Ferganu, pp. 277-278. 55. On peut citer les langar suivants : Suget-Bulak Langar ; Sahelik Langar ; Lok Langar ; Bash Langar ; Beshterek Langar ; Yasbash Langar ; Urūk Langar ; Yûmelik Langar ; Zilchak Langar ; Bulghar Akhund Langar. 56. Abdul Qaiyim Rafiqi, Sufism in Kashmir, pp. 17, 89. 57. Sur ce dernier lieu, cf. Rossija polnoe geografičeckoe opisanie, p. 714. Sufi-Kurgan n’est pas mentionné dans l’itinéraire de Mir Izzatullâh (résumé par James B. Fraser dans son Narrative of a Journey into Khorasân in the years 1821 and 1822, Delhi, Oxford University Press, 1984, annexe) ; peut-être s’agit-il du mazar Gumbaz qui semble se trouver au même endroit : « a large dome and Kirgeesh tombs... » (p. 128). 58. Cité par Catherine Poujol, « Les Voyageurs russes en Asie centrale au XVIIIe siècle : vers une science des itinéraires », dans Routes d’Asie. Marchands et voyageurs XVe-XVIIIe siècle (éd. M. Debout et al), Istanbul-Paris, éd. Isis, Varia Turcica XII, p. 41. 59. S. Hedin, Through Asia, p. 128. A. Pavet de Courteille, Dictionnaire Turk-Oriental, 1870, rééd. Philo Press, Amsterdam, 1972 : le mot qûrghân qui vient du verbe qûrmaq - « poser, enclore, défendre » – est rendu par « château fort, partie d’une ville entourée d’une enceinte » ; chez Z. M. Ma’rufov, Ozbek Tilining Izohli Lugati, Moskva, 1981 (dictionnaire d’ouzbek moderne), kurghon est rendu par : « 1. forteresse ; enceinte protégée. 2. forteresse ». 60. Cf. Mirza Muhammad Haidar Dughlat, Tarikh-i-Rashidi, p. 418 et Th. Zarcone, « Soufis d’Asie centrale au Tibet aux XVIe et XVIIe siècles ». 61. H. W. Bellew, Kashmir and Kashghar, p. 153 ; Mirza Muhammad Haidar Dughlat, Tarikh-i- Rashidi, p. 423. 62. Cité par H. W. Bellew, Kashmir and Kashghar, pp. 94-95. 63. Id, p. 105.

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Dossier. Inde-Asie centrale : routes du commerce et des idées

Lectures politiques de l’Asie centrale

NOTE DE L’ÉDITEUR

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Les Moghols et l’Asie centrale, à travers les monnaies de Shah Jahân figurant dans les trésors centre- asiatiques

Boris Kočnev

1 Les rapports monétaires entre l’Inde et l’Asie centrale existent depuis l’Antiquité. Il suffit de mentionner le trésor de monnaies indiennes d’argent à poinçons multiples trouvé dans le site de Takht-i Sangin au Tadjikistan avec une obole du roi gréco- bactrien Eucratide (IIe siècle av. J.-C.) 1. On trouve encore des monnaies indiennes en Asie centrale à des époques plus tardives, mais l’apparition dans les trésors centre- asiatiques de monnaies d’argent frappées par le souverain de l’Empire indien des Grands Moghols, le Babouride Shâh Jahân Ier (1628-1657), est liée à des circonstances particulières.

2 Le premier trésor de ce genre, trouvé en 1969 à Samarcande dans un chantier lors de travaux de construction près de la place du Régistan, comprenait 937 monnaies d’argent, dont 899 furent identifiées. 889 relèvent des souverains centre-asiatiques de la dynastie astrakhanide (ou janide) : Walî-Muhammad-khân (1605-1611), Imâm-Qulî- khân (1611-1641), Nadr-Muhammad-khân (1641-1645), ‘Abd al-‘Azîz-khân (1645-1680). Les 10 pièces restantes avaient été frappées sous Shâh Jahân2. 3 Le second trésor fut découvert en 1937 dans les fouilles du site médiéval d’, dans le sud du , sur le cours moyen du Syr-darya. Il contenait 48 pièces d’argent, parmi lesquelles 44 tanga des Astrakhanides : Imâm-Qulî-khân, Nadr-Muhammad-khân, ‘Abd al-‘Azîz-khân et 4 pièces de Shâh Jahân, dont 2 datées de l’an 1057 de l’Hégire (1647 de l’ère chrétienne)3. 4 Le troisième trésor fut mis au jour en 1938 pendant la construction d’une autoroute près d’un village nommé Karatag, dans la région de Hissar, non loin de la capitale du Tadjikistan, Douchanbé. Il rassemblait 1 307 pièces d’argent, dont certaines de l’époque des Astrakhanides Imâm-Qulî-khân, Nadr-Muhammad-khân, ‘Abd al-‘Azîz-khân, et

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d’autres de Shâh Jahân (leur nombre n’est pas indiqué)4. Certaines monnaies babourides portent la date et le lieu de leur frappe : Balkh, 1057 de l’Hégire5. L’étude des 14 monnaies du premier et du second trésors démontra qu’elles appartenaient au même type. 5 Sur l’avers, dans un double cartouche carré (le carré intérieur forme une ligne continue, celui de l’extérieur est en pointillés), une inscription en caractères arabes : « Le Pâdishâh est le guerrier de la foi. Shâh Jahân. » 6 Sur le revers, dans un autre double cartouche : « Il n’y a de Dieu que Dieu, et Muhammad est son Prophète. » 7 Sur l’une des pièces du trésor du Registan, le nom ‘Umar se trouve en dehors du cartouche, ce qui laisse à penser que, comme les monnaies des Astrakhanides, celles-ci portaient les noms des quatre premiers califes « bien guidés » : Abû Bakr, ‘Umar, ‘Uthmân et ‘Alî. 8 Les flans des monnaies de Shâh Jahân, comme ceux des Astrakhanides, ont une forme légèrement irrégulière. Leurs dimensions : 22-25, 22-26, 23-24, 23-25, 23-25, 23-25, 23-26, 23-26, 23-27, 23-27, 24-26, 24-27, 24-27, 26-30 mm. Leur poids : 4,2, 4,2, 4,2, 4,2, 4,25, 4,25, 4,3, 4,3, 4,3, 4,3, 4,3, 4,4, 4,4, 4,4 g. 9 Ces monnaies diffèrent en plusieurs points des monnaies d’argent de Shâh Jahân frappées dans les ateliers traditionnels des Babourides. Les caractères de leurs légendes ont un relief plus marqué. Les pièces ordinaires de Shâh Jahân ont une forme plus régulière ; la roupie pèse environ 11,5 g, la demi-roupie 5,7 g, le quart de roupie 2,8 g6. Ces chiffres diffèrent beaucoup de ceux qui sont mentionnés ci-dessus, sauf la demi- roupie, qui s’en rapproche par le poids mais pour une taille inférieure (environ 18 mm). Par contre, les monnaies portant le nom de Shâh Jahân, d’après la forme du flan, le poids et la dimension, s’apparentent aux tanga frappés par les Astrakhanides au milieu du XVIIe siècle dans les ateliers monétaires de Boukhara et de Balkh7. C’est pourquoi on peut les classer dans la même catégorie que ces tanga. 10 R. Z. Burnaševa explique ainsi leur présence : les pièces auraient été frappées à Balkh par l’Astrakhanide Nadr-Muhammad au moment où il demanda à Shâh Jahân de l’aider à recouvrer le trône perdu de Boukhara8. Il est nécessaire de s’arrêter sur cette aventure, qui entraîna Shâh Jahân à Balkh, pour vérifier la validité de cette hypothèse. 11 Shâh Jahân est un arrière-petit-fils du Timouride Babour, originaire de Ferghana, qui, au cours de sa lutte contre les Ouzbeks chaybanides, fut contraint de quitter l’Asie centrale pour s’installer de l’autre côté de l’Amou-darya où il fonda l’empire des Grands Moghols. Sous le règne de Shâh Jahân l’empire devint immense, s’étendant sur presque toute l’Inde et l’Afghanistan, et une partie du Makrân avec une partie de la province de Kandahar à l’Ouest. Shâh Jahân rêvait également de conquérir les domaines des Astrakhanides sur les deux rives de l’Amou-darya, et notamment Samarcande et Boukhara, d’autant plus précieuses à ses yeux qu’elles avaient autrefois appartenu à ses ancêtres, les Timourides9. La réalisation de ces projets ambitieux aurait entraîné la création d’un immense empire sunnite capable de contrebalancer l’Iran chiite voisin. 12 Le prétexte fut fourni par les Astrakhanides eux-mêmes. En 1628, lors de l’avènement de Shâh Jahân, le gouverneur de Kaboul se rendit à la capitale, tandis que son fils partait avec son armée dans les montagnes pour soumettre une tribu révoltée. Le souverain de Balkh, Nadr-Muhammad, frère du roi Imâm-Qulî-Khân, en profita pour avancer ses troupes vers Kaboul, qu’il assiégea durant trois mois, jusqu’à ce que Shâh

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Jahân envoie son armée, après quoi Nadr-Muhammad rentra à Balkh, non sans avoir dévasté les environs de Kaboul10. 13 En 1641, Nadr-Muhammad devint le chef de l’Etat astrakhanide, mais en 1645 il fut détrôné par son fils ‘Abd al-‘Azîz et se retira à Balkh. Cette ville ancienne était le centre d’une grande et riche province, qui comprenait non seulement la région de Balkh, mais aussi celles de Bamian, le Tokharestan, le Badakhchan, Tchaganian et Khuttalan11. Un document du XVIIe siècle cite plus de cinquante districts subordonnés à Balkh12. Nadr- Muhammad distribua certaines parties de son domaine à ses fils mais, ne pouvant s’entendre avec eux, il demanda finalement l’aide de Shâh Jahân. Celui-ci profita de l’occasion pour expédier à Balkh une armée nombreuse et bien équipée, commandée par son fils Murâd-Bakhsh. En réalité, Shâh Jahân n’avait nulle intention de secourir Nadr-Muhammad ; il voulait conquérir une riche province. En l’apprenant, Nadr- Muhammad quitta Balkh et se dirigea vers l’ouest, mais, rattrapé, il fut défait au cours d’une bataille. Il se réfugia en Iran où le roi séfévide Shâh ‘Abbâs II l’accueillit avec de grands honneurs. A Balkh, les Indiens s’emparèrent de riches trésors. Une partie de la province de Balkh au nord de l’Amou-darya passa sous leur domination. Termez, où ils laissèrent une garnison sous les ordres de Sa‘âdat-khân, devint leur tête de pont13. 14 Dans la lettre qu’il adressa à Shâh ‘Abbâs II, Shâh Jahân justifia la campagne de Balkh par le désir de défendre la vie et l’honneur des musulmans locaux opprimés14. Pourtant, après la conquête de la province de Balkh, les soldats se mirent à piller et à persécuter le peuple. Ces violences sont décrites par l’auteur indien ‘Abd al-Hamîd Lâhurî15. L’hostilité de la population envers les conquérants ainsi que les difficultés du séjour dans un pays étranger aux mœurs différentes poussèrent non seulement les simples soldats mais aussi les émirs et même le prince Murâd-Bakhsh à quitter le pays pour rentrer en Inde. Shâh Jahân en fut irrité et il remplaça Murâd-Bakhsh par son autre fils Aurangzeb à la tête d’une armée supplémentaire. C’était d’autant plus urgent que la lutte contre les Astrakhanides avait repris son cours : Nadr-Muhammad fit irruption d’Iran avec l’armée irakienne et khorassanienne du roi séfévide ; ‘Abd al-‘Azîz-khân arriva par le Nord avec des détachements ouzbeks, kazakhs et karakalpaks. Il n’y eut pas de bataille décisive mais la guerre prit la forme d’escarmouches et de raids, dévastateurs pour le pays et fatigants pour les soldats étrangers. A l’approche de l’hiver, les vivres vinrent à manquer. Aurangzeb, ne pouvant gagner une guerre aussi longue, décida d’abandonner à Nadr-Muhammad la province conquise. Ayant rassemblé son armée entière, y compris les régiments de Termez, il quitta Balkh pour rentrer dans son pays. Mais pendant le voyage ses troupes furent constamment attaquées, aussi durent-elles se déplacer en formation de marche. En passant le col de Khwâja Zaïd, les Indiens, surpris par un climat rude auquel ils n’étaient pas habitués, souffrirent du grand froid et des chutes de neige. Au cours de cette retraite, de nombreux soldats indiens furent tués ou faits prisonniers, puis vendus comme esclaves sur les marchés de Samarcande, Turkestan et Tachkent16. 15 C’est donc sur une humiliation que s’acheva la tentative des Grands Moghols pour annexer le territoire de Balkh. Elle entraîna de grandes pertes matérielles et humaines, causa des malheurs indescriptibles à la population de cette province en ruinant son économie et en anéantissant le bien-être du peuple. Une autre conséquence de cette aventure fut la diminution du commerce entre l’Asie centrale et l’Inde17. 16 Comme on peut l’imaginer, plusieurs auteurs centre-asiatiques et indiens relatèrent cette expédition et ses conséquences. Parfois ils sont contradictoires et les savants

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modernes ne s’accordent pas sur la datation ou la durée de la campagne de Balkh. Même des publications aussi sérieuses que l’Encyclopédie de l’Islam et l’Encyclopaedia iranica datent l’occupation moghole de Balkh de 1051 à 1057 (1641-1647) 18. Mais B. Ahmedov, qui fait durer la domination des Babourides à Balkh un peu plus de deux ans et demi (1055-1058 / 1645-1648), est plus proche de la vérité19. Cette datation se fonde en partie sur le Târîkh-i Muqîm-khânî, mais cette source, qui n’est pas tout à fait certaine, est postérieure à 170420. Si l’on fait appel aux témoignages des contemporains, ils citent d’autres dates : Muhammad Sâlih Kanbo Lâhurî, contemporain et historiographe de Shâh Jahân, dans l’œuvre consacrée à l’expédition de Balkh, date la conquête de Balkh par Murâd-Bakhsh du 28 jumâda I 1056 / 12 juin 164621. Muhammad Salîm donne la même date à un jour près : 29 jumâda I 105622. Enfin, on trouve également le 25 jumâda I 105623. 17 Par contre, il n’y a pas de divergence sur la retraite d’Aurangzeb : selon Muhammad Tâhir ‘Inâyat-khân et d’autres, il commença à retirer ses troupes au mois de ramadân 1057 / octobre 164724. Ainsi l’occupation moghole de Balkh ne dura ni six ans, ni plus de deux ans et demi, mais moins de dix-huit mois, en 1056-1057 / 1646-164725. 18 Il apparaît donc évident que les tanga de Balkh sur lesquels figure le nom de Shâh Jahân datés de 1057 / 1647 ne peuvent appartenir au monnayage de l’Astrakhanide Nadr- Muhammad, comme le prétend R. Z. Burnaševa. Ils furent sans aucun doute frappés par Shâh Jahân lorsque ses troupes occupaient encore la province de Balkh. Ils ne représentaient pas une émission unique : à Balkh on frappait aussi de la monnaie d’or et d’argent au nom de Shâh Jahân26. Enfin, nous savons qu’on frappait de la monnaie d’argent à Badakhchan, à l’époque de l’occupation babouride27. 19 La monnaie d’or et d’argent mentionnant le nom de Shâh Jahân remplissait avant tout une fonction politique : affirmer le droit d’un souverain musulman à frapper sa monnaie dans les domaines soumis. Autrement dit, cette monnaie avait pour but d’affermir dans la conscience des sujets et des voisins, par des moyens familiers à la société musulmane médiévale, l’établissement du pouvoir des Grands Moghols dans la province de Balkh. 20 Pour mieux remplir cette fonction, la monnaie devait circuler dans le pays conquis. Il s’agissait avant tout de pièces d’argent, car au XVIIe siècle les Astrakhanides ne frappaient pas de monnaie d’or. C’est pourquoi on frappa à Balkh des tanga de Shâh Jahân sur le modèle des pièces astrakhanides qui circulaient dans le pays avant la conquête et étaient familières au peuple. Le contenu des trois trésors centre-asiatiques témoigne que le calcul était bon, car les tanga du type de Balkh émis par Shâh Jahân circulèrent en même temps que la monnaie astrakhanide non seulement à l’intérieur de la province, mais aussi en dehors de ses frontières, et jusqu’à 700 km du lieu du monnayage.

NOTES

1. Zejmal E. V., Drevnie monety Tadžikistana, Douchanbé, 1983, p. 58-62.

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2. Kočnev B. D., « Ob osobennostjax serebrjanogo obraščenija v Srednej Azii XVII veka », Obščestvennye Nauki v Uzbekistane, 1974, n° 6, p. 53-54. 3. Burnaševa R. Z., « Dva klada Džanidskix teneg XVII veka s territorii Južnogo Kazaxstana », Prošloe Kazaxstana po arxeologičeskim istočnikam, Alma-Ata, 1976, p. 60-79. 4. Dovutov D., « Klady srednevekovyx monet iz Tadžikistana (naxodki 1981-1985 gg.) », Vtoraja Vsesojuznaja numizmatičeskaja konferencija, Résumés des communications, Moscou, 1987, p. 36. 5. Données fournies par D. Dovutov dans sa communication au congrès numismatique cité ci- dessus (Zvenigorod, 1987). 6. Lane-Poole St., The Coins of the Moghul Emperors of Hindustan in the British Museum, Londres, 1892, p. LXXVII. 7. Davidovič E. A., Istorija monetnogo dela Srednej Azii XVII-XVIII vekov (Zolotye i serebrjanye monety Džanidov), Douchanbé, 1964, p. 263-276. 8. R. Z. Burnaševa, op. cit., p. 79. 9. Elliot H. M., The History of India, as told by its own historians. The Muhammadan period, vol. VII, Londres, 1877. 10. Mirzaev A. M., « Privlečenie istoričeskix istočnikov sopredelnyx stran dlja vyjasnenija nekotoryx voprosov istorii Srednej Azii », Izvestija Akademii Nauk Tadžikskoj SSR, Otdelenie obščestvennyx nauk, 1975, n° 2, p. 13. 11. Axmedov B. A., Istorija Balxa (XVI-pervajapolovina XVIII v.), Tachkent, 1982, p. 15. 12. Axmedov B. A., « Bezymjannyj dokument o torgovyx i političeskix svjazax Balxskogo xanstva s Rossiej », Obščestvennye nauki v Uzbekistane, 1973, n° 5, p. 49. 13. Elliot H. M., op. cit., p. 70-79 ; Saksena B. P., op. cit., p. 195-199 ; Bartold V. V., « Termez », Sočinenija, t. III, Moscou, 1965, p. 507. 14. Saksena B. P., op. cit., p. 222. 15. Elliot H. M., op. cit., p. 71. 16. Ibid., p. 71-81 ; Saksena B. P., op. cit., p. 204-208 ; Axmedov B. A., op. cit., p. 111-113 ; Muhammad Yusuf Munši, Mukim-Xanskaja istorija, Tachkent, 1956, p. 100-101 ; Tarix-i Kipčaki. Materialy po istorii kazaxskix xanstv XV-XVIII vekov (Izvlečenija izpersidskix i turkskix sočinenij), Alma- Ata, 1969, p. 395-396. 17. The Mughul Empire (The History and Culture of the Indian People, vol. VII), Bombay, 1974, p. 207. 18. Frye R. N., « Balkh », Encyclopædia of Islam2, Leyde-Londres, 1959, p. 1001 ; Fourniau V., « Balkh », Encyclopædia Iranica, vol. III, Londres-New York, 1989, p. 591. 19. Axmedov B. A., Istoriko-geografičeskaja literatura Srednej Azii XVI-XVIII vekov (pis’mennyepamjatniki), Tachkent, 1985, p. 96. 20. Teufel R, « Quellenstudien zur neueren Geschichte der Chanate », Zeitschrift der Deutschen Morgenländischen Gesellschaft, XXXVIII, Leipzig, 1884, p. 240. 21. Stori Č. A., Persidskaja literatura. Bibliograficeskij obzor, traduit de l’anglais, remanié et complété par Ju. A. Bregel, II, Moscou, 1972, p. 1139. 22. Axmedov B. A., op. cit., p. 102. B. Axmedov date le même événement du 29 jumâda I 1055 (18, p. 108), probablement par un lapsus calami, car cette date ne concorde pas du tout avec les autres. 23. ‘Abd al-Hâjj Habîbî, Târîkh-i Afghânistân dar ‘asr-i Gurgânî-yi Hind, Kaboul, 1320/1963, p. 108. 24. Elliot H. M., op. cit., p. 79 ; Saksena B. P., op. cit., p. 208 ; The Mughul Empire, p. 206. 25. Ces dates sont indiquées depuis longtemps dans la documentation scientifique : Bartold V. V, « Termez », p. 507 ; id., « Otčet o komandirovke v Turkestan, avgust-sentjabr’ 1920 », Sočinenija, VIII, Moscou, 1973, p. 382, mais nous sommes contraint d’y revenir à cause de divergences d’opinions. 26. Wright H. N., Catalogue of the Coins in the Indian Museum of Calcutta. Including the Cabinet of the Asiatic Society of Bengal, III, Bénarès-Delhi, 1972, p. 111.

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27. Masson M. E., « Istoričeskij ètud po numizmatike Džagataidov (po povodu Talasskogo klada monet XIV v.) », Trudy Sredneaziatskogo Gosudarstvennogo Universiteta, N. S., CXI, Tachkent, 1957, p. 92.

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L’Asie centrale dans l’horizon de l’Inde au début du XXe siècle : à propos d’une lettre de Sayyid Ahmad Barelwî à l’émir de Boukhara

Marc Gaborieau

1 Les liens entre l’Inde et l’Asie centrale avaient été distendus par l’émergence de l’Afghanistan comme entité politique autonome au XVIIIe siècle sous l’égide d’Ahmad Shâh Durrânî (règne : 1747-1773 ; voir Gommans, 1995 : 44-66), puis, au tournant du XVIIIe et du XIX e siècle, par la mainmise des Sikhs sur le nord-ouest de l’Inde et la domination britannique dans le bassin du Gange. L’Asie centrale n’avait pourtant pas totalement disparu de l’horizon de pensée des musulmans de l’Inde du Nord et de leurs stratégies commerciales, politiques et religieuses, qu’elles fussent réalistes ou utopiques. C’est ce que je voudrais illustrer à travers la correspondance du réformateur Sayyid Ahmad Barelwî (1786-1831), initiateur d’un mouvement désigné par des termes divers : Tarîqa-yi Muhammadiyya, mouvement des Mujâhîdîn ou wahhabisme indien.

2 Les lettres de Sayyid Ahmad ont été étudiées soit sous l’angle de la doctrine religieuse qu’elles contiennent, soit sous celui des desseins qu’on lui prête contre les Anglais en Inde. À ma connaissance, personne n’a jamais essayé de voir la représentation de l’Asie centrale qui s’en dégage. C’est ce que je voudrais essayer de faire ici en insistant plus particulièrement sur une lettre adressée vers 1828 à l’émir de Boukhara. Après avoir replacé Sayyid Ahmad et sa correspondance dans leur contexte et cartographié les mentions de l’Asie centrale dans cette correspondance, j’insisterai sur la lettre adressée à l’émir de Boukhara. Ce qui me permettra d’esquisser la représentation de l’Asie centrale qui se dégage des données étudiées. Que nous apprennent-elles sur les horizons des musulmans indiens du début du XIXe siècle ? Peuvent-elles nous aider à interpréter le mouvement de Sayyid Ahmad Barelwî ? Ce dernier avait-il une vue géopolitique réaliste ou était-il un utopiste ?

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L’auteur et le texte, dans leur contexte

La carrière de Sayyid Ahmad

3 Sayyid Ahmad fut à la fois soufi, réformateur et leader militaire d’une guerre sainte (Hardy, 1972 : 50-55 ; Rizvi, 1982 : 473-497 ; Gaborieau, 1996 et sous presse). Il naquit en 1786 à Rae Bareilly, près de Lucknow, dans la moyenne vallée du Gange ; sa famille cultivait la double tradition de la vie mystique dans la confrérie naqshbandiyya et de l’art de la guerre. Peu doué pour les études, il cultiva surtout les arts martiaux. N’ayant pas trouvé à s’embaucher comme soldat, il partit poursuivre son éducation mystique à Delhi où, de 1803 à 1808, il commença sa carrière de maître mystique. Entre 1812 et 1817, il entama une seconde carrière de soldat au service du chef afghan Amîr Khân (1768-1834) qui se tailla une principauté dans le , à Tonk, puis dut déposer les armes quand, en 1817-1818, les Britanniques vainqueurs des Marathes démilitarisèrent l’Inde occidentale. Sayyid Ahmad abandonna alors sa carrière de soldat pour se recycler dans la réforme religieuse : basé à Delhi, il parcourut, de 1818 à 1821, toute la vallée du Gange entre Delhi et Calcutta, prêchant contre les cultes empruntés aux Hindous et surtout contre les abus du soufisme comme le culte des saints. Il entreprit ensuite de remettre en vigueur par l’exemple deux « obligations oubliées » : le pèlerinage et la guerre sainte ou jihâd. Il fit un pèlerinage à La Mecque avec 700 disciples entre 1821 et 1824.

4 À son retour, il commença à prêcher le jihâd. Au début de 1826, accompagné de centaines de disciples, il se rendit à travers le Rajasthan, le Sind et l’Afghanistan (Ghazi et Kaboul) dans la région de Peshawar. Prêt à combattre à la fin de 1826, il déclara solennellement la guerre sainte contre les Sikhs. Et dès le début de 1827, pour se donner plus d’autorité dans la conduite du jihâd, il se proclama « Commandeur des croyants » (amîru’l-mu’minîn, titre réservé au calife), ou imam, se posant ainsi comme le calife de tous les musulmans. Il adopta les principaux symboles de la fonction califale : outre le titre de commandeur des croyants, il fit prononcer la khutba et battre monnaie en son nom. Et surtout (ce qui nous intéresse ici), comme le Prophète et les premiers califes, il entretint une correspondance diplomatique avec les chefs d’Etat environnants ; elle est rédigée en persan, qui était alors la langue de chancellerie dans cette région du monde et aussi la langue de culture des musulmans de l’Inde du Nord (Gaborieau, 1994). Il fit aussi écrire par son principal disciple et idéologue, Shâh Ismâ’îl Shahîd (1779-1831), un traité en persan qui justifiait ses prétentions, le Mansab-i-imâmat (Ismâ’îl Shahîd c. 1827 ; Rizvi, 1982 : 514-516). Il s’allia avec les chefs pathans (i. e., d’ethnie afghane) du clan des Afghans Yûsufzai qui dominait la rive occidentale de l’Indus. Mais il fut bientôt trahi par eux ; il essaya de reprendre le terrain en conquérant, en 1830, la ville de Peshawar où il battit monnaie en son nom. Mais il renonça vite à sa conquête, traversa l’Indus avec ses troupes et se dirigea vers le Cachemire dont il voulait faire une nouvelle base. Il fut vaincu et tué en route par une troupe de Sikhs à la bataille de Balakot en 1831.

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La correspondance de Sayyid Ahmad

5 La correspondance de Sayyid Ahmad comprend dans sa recension de l’Université du Pendjab (Corr. A) plus de 150 lettres d’époques et de contenus divers, dont beaucoup traitent de sujets purement mystiques. Nous nous intéresserons à celles de la dernière période califale (1827 à 1831), aisément identifiables même si elles ne sont pas toutes datées : Sayyid Ahmad s’y désigne en effet comme le calife en commençant par l’expression rituelle : « de la part du Commandeur des croyants (az amîr’ l-mu’minîn) ». Et, parmi ces lettres califales, nous examinerons ici seulement celles qui sont adressées à des chefs d’État.

6 L’interprétation de cette correspondance pose des problèmes, car il y a évidemment une mise en scène, comme l’a bien souligné Peter Hardy : « Comme le Prophète, selon la tradition musulmane, écrivit des lettres aux grandes puissances de son temps pour les inviter à reconnaître sa prophétie, de la même façon Sayyid Ahmad, selon la tradition des réformateurs, écrivit des lettres aux gouvernants de l’Asie centrale en se donnant le titre de commandeur des croyants » (Hardy, 1972 : 53-54). 7 De plus, le style extrêmement formel et ampoulé ne rend pas la lecture facile. Comme toute la littérature dite wahhabite émanant du mouvement de Sayyid Ahmad (Gaborieau, 1994a), cette correspondance n’a pas fait l’objet d’éditions critiques. Il en existe de multiples recensions manuscrites : au British Museum (MS. Or. 6635 ; cf. Hardy, 1972 : 54, note 1), à la Panjab University à Lahore (Corr. A), à Tonk (Rizvi, 1982 : 517), à la Nadwatu’l-’ulamâ de Lucknow (M.. Ahmad, 1975 : 397), à l’Université de Patna (Q. Ahmad, 1966 : xiv), à la Salar Library d’Hyderabad (Deccan) ; la liste n’est sans doute pas exhaustive... La date à laquelle ont été copiés ces manuscrits ne m’est pas connue sauf pour ceux de Patna (1880) et de Lahore (1883). Je n’ai pas eu accès à ces manuscrits. 8 J’ai travaillé sur les deux seules recensions publiées. La première le fut dès 1891 par Muhammad Ja’far Thânesarî dans le cadre de la première biographie de Sayyid Ahmad en ourdou (Corr. B ; voir Thânesarî, 1891 ; Q. Ahmad, 1966 : xiv et Gaborieau, 1994a : 181) ; cette recension qui compte seulement 59 lettres a été réimprimée en 1969 avec une traduction en ourdou (voir sous Corr. B). Publiée pendant la domination britannique, la recension de Thânesarî a probablement été édulcorée, en particulier les allusions aux Britanniques ont été remplacées par des mentions des Sikhs (Q. Ahmad, 1965 : 357-358). La seule édition intégrale fut la reproduction photographique, en 1975, du manuscrit de Lahore : il compte 157 lettres et date, rappelons-le, de 1883 (Corr. A). 9 Le fait que les recensions soient aussi tardives pose des problèmes d’authenticité. Ces lettres ont-elles été réellement écrites du temps de Sayyid Ahmad ? Ou ont-elles été forgées par ses successeurs après 1857 ? Je n’ai pas pour le moment les moyens de trancher. Rappelons que des problèmes similaires ont surgi à propos de la correspondance de Shâh Walîu’llâh Dihlawî (1703-1762 ; voir Rizvi, 1980 : 286-316) que certains tiennent pour apocryphe (Baljon, 1986 :15, note 1) ; son authenticité a cependant été récemment réaffirmée (Gommans, 1995 : 169, note 28). Mon sentiment est qu’une correspondance attestée en si nombreux exemplaires ne peut qu’émaner des cercles proches de Sayyid Ahmad, même si elle n’est pas absolument authentique. Elle reflète donc quelque chose de l’idée que l’on se faisait de l’Asie centrale dans ces milieux.

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Le contexte historique et géopolitique

10 Pour comprendre ces lettres aux chefs d’Etat d’Asie centrale, replaçons-les dans leur contexte historique et géopolitique. La carrière de Sayyid Ahmad se situe dans une période de transition en Inde, comme en Afghanistan et en Asie centrale.

11 En Inde, c’est la période d’extension et de consolidation de la mainmise britannique (Hardy, 1972 : 31-60 : Bayly, 1988 : 79-135 : Markovits, 1994 : 295-409). Arrivés par Calcutta, les Anglais ont progressé vers l’ouest : ils ont achevé de conquérir la vallée du Gange en prenant Delhi en 1803, l’année où Sayyid Ahmad arriva pour y étudier. En 1818, ils finissent de soumettre l’Inde occidentale encore tenue par leurs plus puissants ennemis, les Marathes : cette année marque la véritable démilitarisation de l’Inde. Ce n’est pas un hasard si Sayyid Ahmad commença cette année-là sa carrière de réformateur : il ne pouvait plus être un soldat de fortune comme il l’avait été pendant cinq ou six ans. 12 Mais tout le nord-ouest du sous-continent indien (grosso modo l’actuel Pakistan) échappait encore au contrôle britannique. Le Sind (en principe vassal de l’Afghanistan, mais en fait indépendant) et les confins afghans sur la rive occidentale de l’Indus restaient dominés par les chefs musulmans. Le reste du bassin de l’Indus qui avait été conquis par l’empire afghan des Durrânî au XVIIIe siècle (Gommans, 1995 : 44-66), était dominé par le puissant empire sikh de , qui devait durer jusqu’en 1849. Toute cette région échappait alors complètement aux Anglais : ils n’interviendront qu’une dizaine d’années plus tard avec la conquête du Sind (1838-1843), l’expédition malheureuse d’Afghanistan (1839-1842) et l’annexion de l’empire sikh (1845-1849). C’est parce que cette région n’était pas encore démilitarisée que Sayyid Ahmad put y mener la guerre sainte : il avait pris à revers les Sikhs infidèles pour les attaquer. Il s’était installé sur la rive gauche de l’Indus dans le territoire de la tribu Yûsufzai. Il avait derrière lui pour l’appuyer des chefs musulmans : quels espoirs avait-il de ce côté-là ? 13 Ce que nous appelons aujourd’hui l’Afghanistan était aussi dans une période de transition. Après la mort d’Ahmad Shâh Durrânî en 1773, il avait perdu la structure unifiée qu’il avait connue sous ce dernier. Au début du XIXe siècle, les rejetons de sa famille furent progressivement chassés du pouvoir : ils ne se maintinrent plus guère qu’à l’ouest, à Hérat, où régnèrent successivement Mahmûd (m. 1829), puis son fils Kâmrân (1829-1842). Dans l’Afghanistan oriental émergeait une obscure branche de la famille Durrânî, les Bârakzay, dont l’homme fort fut Dost Muhammad (1826-1839,1843-1863), l’unificateur de l’Afghanistan moderne autour de la nouvelle capitale de Kaboul. Quand Sayyid Ahmad arriva sur la frontière en 1826, cette unification n’était pas terminée, et il eut affaire à une pluralité de chefs Bârakzay en Afghanistan, et de chefs Yûsufzai sur la rive occidentale de l’Indus dans l’actuel Pakistan. Il n’y avait plus d’empire afghan puissant capable de faire échec aux Sikhs ou aux Britanniques. 14 Y avait-il des recours plus loin ? Au nord de Kaboul, après avoir franchi la chaîne de l’Hindu Kuch et traversé le Badakhshan, on arrivait au khanat de Boukhara : il brilla d’un dernier lustre avec l’émir Haydar (1800-1827) qui renforça la pratique religieuse et fut le dernier à battre monnaie en son nom. Son successeur Nasr Allâh (1827-1860), qui passe pour avoir été un tyran sanguinaire, fut le dernier émir indépendant. Son successeur Muzaffar al-Dîn (1860-1885) dut se soumettre aux Russes. Plus à l’est, au delà du plateau du Pamir, le Turkestan oriental avec Kashghar était dans la mouvance

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chinoise depuis 1759. Donc en Asie centrale comme en Afghanistan et dans le nord- ouest du sous-continent indien, nous sommes dans une période transitoire où une marge de manœuvre subsiste encore. Comment Sayyid Ahmad voit-il la situation ?

L’Asie centrale dans la correspondance de Sayyid Ahmad

15 La fraction de la correspondance qui est adressée après 1827 à des chefs d’Etat est souvent mentionnée par les commentateurs (voir la mise au point récente de Rizvi, 1982 : 419-492) : elle n’a pas fait l’objet d’une étude systématique. Nous allons en donner une vue d’ensemble avant de nous concentrer sur la lettre adressée à l’émir de Boukhara.

16 Un premier pointage a été fait dans la recension de Lahore (Corr. A). Il donne la répartition suivante (voir carte). Dans l’Inde contrôlée par les Britanniques, on trouve deux princes régnants : Ahmad ‘Alî de Rampur et Asaf Jâh III de Hyderabad. Le gros de la correspondance concerne deux régions bien précises. D’une part le no man’s land sur la rive occidentale de l’Indus où s’établit Sayyid Ahmad entre le territoire des Sikhs et l’Afghanistan : on y trouve mentionnés les chefs des principautés de Kohat, Bannu, Hastnagar et Chitral. Le second bloc concerne les chefs Bârakzais qui contrôlaient l’Afghanistan oriental (Peshawar, Kaboul et Qandahar). Une lettre isolée concerne le khan de Qalât au Balouchistan.

Principaux toponymes mentionnés dans la correspondance d’Ahmed Barelwî

17 Au-delà, c’est-à-dire à l’approche de l’Asie centrale, les lettres sont plus rares. Trois d’entre elles concernent Hérat : elles sont adressées au sultan Shâh Mahmûd Durrânî (m. 1828), à son successeur désigné, Kâmrân Shâh Durrânî (r. 1828-1842) et à Pasand

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Khân, ministre de Mahmûd. Une missive est destinée au chef de Qunduz (Rivzi, 1982 : 491), qui semble bien alors avoir été un Ouzbek (EI2, vol. V, « Kunduz »). Enfin il y a une seule mais longue lettre adressée à l’émir de Boukhara sur laquelle nous reviendrons en détail plus loin. 18 Tout ce que nous avons vu jusqu’ici va en direction du nord-ouest, en suivant à partir de Peshawar le principal tracé des routes commerciales (Gommans, 1995 : 13-43). Est-ce à dire que tous les échanges diplomatiques de Sayyid Ahmad sont limités à cette direction ? Il reste un cas litigieux : au moins deux commentateurs (Q. Ahmad, 1966 : 50 et l’éditeur de Corr. A, pp. 88b, 105b) indiquent que des lettres furent envoyées vers le nord-est en mentionnant Kâshghar, dans le Turkestan oriental ou Sinkiang. Les visées de Sayyid Ahmad auraient-elles donc porté vers cette région alors sous contrôle chinois ? Perspective tout à fait alléchante. Mais il a fallu vite déchanter. Car le terme n’est pas Kâshghar, mais Kâshqâr, qui est un autre nom de Chitral, une principauté de l’extrême nord-ouest de l’actuel Pakistan, le long de l’Afghanistan (EI2, vol. II, « Chitral » ; Gommans, 1995 : 107, n. 10, donne l’orthographe qâshqâr). Sayyid Abû’l Hasan ‘Alî Nadwî, qui dès avant la guerre avait donné cette identification à laquelle nous nous rallions, utilise quant à lui l’orthographe kâshkâr (Nadwî, I, 403 : II, 16 et 59). D’ailleurs la route qui passe par Chitral (Gommans, 1995 : 107-108) rejoint aussi Qunduz et la Transoxiane. 19 Les regards du Sayyid suivent le tracé des principales routes commerciales qui sont aussi celles que suivaient les étudiants et les soufis : ainsi, au début du XIXe siècle, les visiteurs d’Asie centrale qui fréquentaient à Delhi le khânqâh de Shâh Ghulâm ‘Alî (m. 1824) venaient de Boukhara, Samarcande et Tachkent (Nadwî : vol. 1,81 : Alam, 1994 : 224, note 87). Il n’est pas question de Kâshghar qui était plus accessible par le Cachemire (auquel Sayyid Ahmad pensera seulement plus tard) que par les routes partant de Peshawar. 20 Plutôt que d’Asie centrale en général, comme le font la plupart des commentateurs, il vaut mieux parler plus sobrement, comme le fait Azîz Ahmad, « d’Afghanistan et de Boukhara » (A. Ahmad, 1967 : 20). Nous allons donc nous tourner maintenant vers cette dernière ville qui est la seule à représenter l’Asie centrale dans la correspondance de Sayyid Ahmad.

La lettre à l’émir de Boukhara

21 La lettre adressée à l’émir de Boukhara se trouve dans les deux recensions (Corr. A : 24a-29a ; Corr. B : 77-85). Elle n’est pas datée, mais l’hagiographie la situe en 1828.

Circonstances de l’envoi

22 Nous avons généralement peu de renseignements sur la façon dont les lettres de Sayyid Ahmad furent envoyées aux souverains destinataires. Mais dans le cas de l’émir de Boukhara, l’hagiographie est plus prolixe (M. Ahmad, 1975 : 206). Le récit le plus détaillé est donné par Nadwî qui s’appuie sans doute sur une compilation en ourdou, le Waqâ’i-i ahmadî, qui fut écrite à partir de 1859 (Q. Ahmad, 1966 : xii ; sur l’usage qu’il fait lui-même de cette source, voir Nadwî, I : 510) : « Plusieurs membres avisés de l’armée de Sayyid Ahmad et des savants qui étaient à son service lui dirent : “Si vous le pensez approprié, envoyez une délégation à

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Boukhara pour lancer une invitation au jihâd (da’wat-i jihâd).” Ce conseil lui fut agréable. Maulânâ Ismâ’îl [Shahîd] choisit Miyân-jî Chishtî [non identifié]. Il y eut une grande presse. Il envoya Miyân-jî Chishtî avec neuf hommes et il donna comme présent un magnifique Coran calligraphié et orné de dorures dont le Nawâb Amîr Khân de Tonk lui avait fait cadeau : il confia aussi à la délégation une proclamation d’invitation [à servir la cause de Dieu] et du jihâd » (Nadwî, II, 79). 23 Les compilateurs des deux éditions utilisées désignent cette lettre comme adressée au « Shâh de Bukhârâ » : dans le cours de la lettre l’émirat de Boukhara et la famille régnante y sont désignés explicitement avec les titres de Sultân ou de janâb-i wâlâ. Mais le nom exact du souverain n’est pas exactement mentionné : il y a pourtant des titres approchant comme Nasr al-Dîn ou Nasr al-Mujâhidîn. C’est donc sans doute pour des raisons chronologiques que Rivzi l’identifie comme Nasr Allâh qui fut émir de Boukhara de 1827 à 1860 (voir EI2, vol. I, « Bukhârâ »).

Contenu de la lettre

24 Le seul commentateur qui se soit intéressé à cette lettre est S. A. A. Rizvi (1982 : 419-492). Dans le résumé qu’il en donne, il relève les thèmes suivants. Sayyid Ahmad se présente comme un soufi rattaché à l’ordre naqshbandiyya. Il met l’accent sur la situation pitoyable de l’Inde où les musulmans sont sous la coupe des Anglais et des infidèles hindous et sikhs. Il argue ensuite que si les infidèles envahissent le Khorasan (nous verrons plus loin ce qu’il faut entendre par ce terme), le khanat de Boukhara aussi sera menacé. Sayyid Ahmad se présente comme mandaté par Dieu lui-même à la suite de visions qu’il a eues au cours de son pèlerinage à La Mecque ; il a été reconnu comme imâm par ses fidèles qui lui ont juré allégeance ; il est donc impératif de se joindre à lui pour combattre les infidèles. Quant à lui, il ne recherche aucun avantage personnel, il ne veut ni les richesses, ni le pouvoir ; il remplit son rôle religieux d’imam ou calife ; il laissera les sultans continuer à jouir des territoires qu’ils gouvernent.

25 Ce résumé rend bien l’essentiel de la lettre, mais pas forcément dans l’ordre de l’original : il ne détaille pas toujours les arguments spécifiques qui concernent la situation en Afghanistan et en Asie centrale. Nous allons d’abord donner un résumé plus précis de cette lettre pour revenir ensuite sur ces arguments qui nous renseignent plus spécialement sur l’image que Sayyid Ahmad se faisait de l’Asie centrale. La présentation qui suit n’est pas – sauf quelques passages entre guillemets – une traduction littérale qui serait trop longue, mais un résumé qui s’efforce de rendre le style solennel de la missive. 26 En préambule, après la louange de Dieu et du Prophète, Sayyid Ahmad s’adresse à l’émir : « de la part du Commandeur des croyants, Sayyid Ahmad, au resplendissant de lumière, ombre de la Majesté divine, calife du Miséricordieux [...] sultan, fils de sultan... » Après les salutations d’usage, vient la requête. 27 Sayyid Ahmad présente d’abord sa carrière de soufi et de réformateur. Il est, dit-il, issu d’un lignage de sayyids établis, depuis des siècles, en Hindoustan, où ils se consacrent entièrement à suivre la voie du Prophète. L’ancêtre de ce pauvre faqîr [Sayyid Ahmad] était le Shaykh ‘Alam Allâh [1624-1684], l’un des khulafâ’ du Shaykh Âdam Banûrî [m. 1643], proche de Dieu et de la sunna du Prophète, et actif dans la propagation de la confrérie [Naqshhandiyya] Mujaddidiyya. Ce faqîr un moment s’absorba dans la pratique et la transmission de cette voie qui était bien reçue par tous ses disciples. Ils se purifient des innovations (bida’) et du polythéisme (shirk). Des milliers de personnes,

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mieux, des personnes sans nombre, s’honorèrent d’avoir prêté serment d’allégeance (bai’at) à sa personne. Tous les musulmans de l’élite comme de la masse furent purifiés de leurs péchés et entrèrent dans la voie de la piété. 28 Vient ensuite un noir tableau de l’Inde aux mains des infidèles. Depuis quelques années, argue Sayyid Ahmad, les méchants chrétiens et les infidèles ont saisi la plus grande partie du territoire occidental depuis le fleuve Abâsîn [Indus] jusqu’à la capitale de Delhi. Ils étendent le voile de l’erreur sur la religion d’Allah pour l’effacer. Et toutes les régions sont obscurcies par leur infidélité et leur oppression. Les infidèles ont étendu leur tyrannie aux lieux de culte et aux mosquées de l’islam. Ils ont détruit les principes de la justice du gouvernement et de l’Etat et de la Loi divine : ils ont mis en vigueur les principes de l’infidélité. Bref dans ces villes, ces pays, ces districts, règnent les coutumes des infidèles et les Lois de l’islam ont été oblitérées. En raison de la prévalence de l’oppression, la justice a été oblitérée. Le nom et le drapeau des adorateurs de la Vérité ne subsistent plus. 29 Sayyid Ahmad explique ensuite sa réaction. Pour cette raison, dit-il, lui, ce moins que rien, à la vue de cette situation, fut rempli de tristesse : il décida de partir en exil (hijrat) d’ici, et de faire la guerre sainte, le jihâd. Il fit d’abord un pèlerinage (hajj) avec 700 musulmans pieux. Il reçut dans les lieux saints d’Arabie des rêves et des grâces innombrables et incomparables. Dans ces lieux saints, l’événement le plus important fut l’inspiration (ilhâm) de l’établissement du jihâd et de la suppression de l’infidélité et de la corruption. Bref il est revenu des lieux saints avec la mission de faire le jihâd. Il insiste donc sur le fait que faire le jihâd est une obligation de tous les musulmans. Et c’est plus particulièrement le devoir des gouvernants puissants de combattre l’oppression. 30 Il raconte ensuite comment, de retour en Inde, il a prêché la guerre sainte ; comment ensuite avec ses fidèles il s’est exilé dans le territoire des Yûsufzai sur la rive occidentale de l’Indus et a commencé la guerre sainte. Il explique quelles raisons l’ont amené à se faire proclamer imâm : « Comme le jihâd du point de vue de la sharî’a ne peut se faire sans imam, pour cette raison tous les sayyids dignes de respect, tous les oulémas respectables, les cadis et les shaykh de haut rang, les khans respectés et tous les musulmans de l’élite et de la masse ont fait le serment d’allégeance (bai’at) de l’imamat. Grâce à Dieu l’extermination des infidèles ainsi que les prières du vendredi et des grandes fêtes ont été ainsi rendues légales conformément à la sharî’a1. » 31 Sayyid Ahmad souligne ensuite qu’il n’a absolument aucune ambition personnelle, aucune soif de pouvoir terrestre. « Le seul but de ce mouvement et de cette guerre est de glorifier le nom de Dieu, de revivifier la sunna du plus noble des Prophètes : de libérer les villes des musulmans des mains des infidèles. Je n’ai pas d’autres desseins. Je n’ai pas un soupçon de tentation démoniaque ni de désir égoïste qui entrerait dans cette invitation divine et cette inspiration du Seigneur. Le sultan peut s’informer à ce sujet auprès des pèlerins, des marchands, des voyageurs et des gens bien informés. » 32 Après tous ces préliminaires commence l’appel à l’émir de Boukhara. Puisque le père et les ancêtres de l’émir étaient des piliers de la religion connus pour tels dans le monde entier au point que Boukhara était cité en exemple, argue Sayyid Ahmad, il est de son devoir de prendre part au jihâd, car il doit tout faire pour mettre en pratique la sunna du Prophète.

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« Dans l’Hindoustan et le Khorasan, on oublie l’obligation de l’obéissance ; et l’accomplissement du jihâd se fait lentement : l’obéissance à Dieu est négligée. En réalité, celui qui s’abstient d’accomplir les commandements de Dieu, celui-là n’est pas un serviteur de Dieu : le croyant qui n’a pas de zèle pour la religion, celui-là n’est pas un croyant : il n’est pas un sincère croyant. » 33 Mais grâce à Dieu, on peut espérer qu’il y aura à Boukhara, qui reste un modèle pour les musulmans, plus d’enthousiasme pour la cause divine. L’urgence du moment est qu’à tous les oulémas, aux élites, aux soldats courageux et aux sujets obéissants on fasse la proclamation [du jihâd] pour qu’ils se rassemblent en une armée victorieuse, et que le trésor de Sa Majesté s’ouvre pour l’entretien des mujâhidîn. Ainsi cette participation de l’émir à la guerre sainte proclamera bien haut la gloire de la parole de Dieu. La fortification atteindra alors le cœur des mujâhidîn ; le royaume de l’émir obtiendra la gloire ; la Loi sera appliquée dans tout le royaume.

34 Après ces exhortations religieuses, Sayyid Ahmad présente des arguments stratégiques plus terre à terre. L’avancée des Anglais (ou des Sikhs) menace directement Boukhara : « Que votre Majesté y réfléchisse et se mette à l’œuvre, car les Sardârs du Khorasan sont connus pour leur injustice : leurs sujets et leurs armées ne sont pas sûrs. Par contre les Européens (firangî) qui ont pris le contrôle de l’Inde (selon Corr. A ; mais Corr. B dit « les Sikhs qui ont pris le contrôle du Panjab ») sont très malins. S’ils venaient à attaquer le Khorasan, ils prendraient facilement toutes les villes, et leur territoire serait adjacent au vôtre. Le dâr al-islâm et le dâr al-harb se confondraient. Les fitna s’introduiraient et l’étendard de la rébellion contre Sa Majesté s’élèverait. » 35 Si l’émir attaque immédiatement les infidèles, ils abandonneront l’idée d’attaquer les musulmans. Sinon on verra les infidèles envahir le Khorasan car ils voient très loin.

36 Après une dernière exhortation à la guerre sainte, Sayyid Ahmad mentionne en terminant qu’il a fait parvenir sa lettre par l’intermédiaire de Maulvî Nizâm al-Dîn Chishtî [vraisemblablement le même que Miyân-jî Chisthî cité plus haut], musulman modèle qui a affronté toutes les difficultés du chemin à travers les forêts et les montagnes. La lettre n’est pas datée.

Réception de la lettre

37 On ne sait si la lettre a réellement été envoyée ; et, si elle l’a été, comment elle a été reçue à Boukhara. Les commentateurs se plaisent à souligner que la correspondance de Sayyid Ahmad en général n’a pas soulevé l’enthousiasme : « Les lettres de Sayyid ne reçurent pas cependant de réponse satisfaisante et sa mission ne fut pas prise au sérieux » (Rizvi, 1982 : 491 : voir aussi Pearson, 1979 : 50-51). Il y a fort à parier que, si l’émir de Boukhara a réellement reçu cette lettre, il n’en a guère tenu compte.

La correspondance de Sayyid Ahmad et la géopolitique

38 Pour interpréter cette lettre isolée, il faut la comparer au reste de la correspondance, pour distinguer ce qui relève d’une argumentation générale présente dans d’autres lettres, et ce qui concerne l’Asie centrale et plus particulièrement Boukhara. Comme mon analyse de la correspondance n’est pas terminée, je m’aiderai ici des réflexions et

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des citations des biographes de Sayyid Ahmad (notamment Nadwî : vol. 1, 399-409 : et M. Ahmad, 1975 : 125-131, 175-179, 395-396 : Rizvi, 1982 : 491).

Les thèmes communs

39 Avec une phraséologie identique, on retrouve dans les lettres adressées aux chefs d’État trois thèmes principaux. Le premier est que Sayyid Ahmad a été investi d’une mission divine qui lui a été inspirée lors de son pèlerinage à La Mecque ou même avant. Cette revendication d’une communication directe avec Dieu, pourtant très fréquente dans le soufisme de l’époque, est le thème le moins souvent relevé aujourd’hui par les commentateurs indiens et pakistanais : ils aplatissent considérablement la dimension mystique ainsi que je l’ai fait remarquer ailleurs à propos du principal manifeste du mouvement de Sayyid Ahmad, le Sirât al-mustaqîm (Ismâ’îl Shahîd 1818 : Gaborieau, sous presse).

40 Deuxièmement, Sayyid Ahmad insiste sur la nécessité de faire le jihâd. C’est une obligation oubliée qu’il veut remettre à l’honneur. Ainsi dans une lettre adressée aux oulémas et aux soufis de l’Inde il dit : « Comme la prédiction par la parole n’est pas complète sans le jihâd par l’épée, pour cette raison celui qui montre la voie aux chefs et aux prédicateurs, c’est-à-dire le Prophète, a finalement reçu l’ordre de combattre les infidèles pour la gloire de la sharî’a » (cité dans Nadwî : vol. 1, 406-407). 41 Enfin Sayyid Ahmad souligne qu’il n’a aucune ambition personnelle dans ce monde. Il distingue nettement entre le rôle de calife et celui de sultan. Le sultan gouverne un royaume et se préoccupe d’acquérir des territoires et d’amasser des richesses. Sayyid Ahmad, lui, est un calife dont le rôle est purement juridique et religieux : il rend légales la guerre sainte et la prière du vendredi et des grandes fêtes. Il n’a pas pour but de se tailler un royaume dans les territoires où il mène la guerre sainte ; il veut laisser en place les gouvernants existants : « Le but de ce mouvement est d’exalter la parole de Dieu, et de faire qu’un pays au moins soit débarrassé de la tutelle des infidèles et des polythéistes. Nous n’avons pas d’autre but. Ce faqîr n’a pas pour but d’acquérir des biens et des propriétés, ni de conquérir des pays et des provinces » (Lettre à Shâh Sulaimân de Chitral, citée dans Nadwî : vol. 1, 405). 42 De même il écrit au sultan de Hérat : « Il y a une grande différence entre l’imamat et le sultanat. L’imam est nommé pour conduire la guerre sainte et déraciner la rébellion et l’insurrection. Le but véritable de l’imam n’est pas de gouverner les pays, les villes, les districts. Son but réel est de transférer le sultanat à celui à qui il appartient légitimement. Inversement le but réel de ceux qui gouvernent un sultanat est de consolider leur pouvoir, de gouverner, de conquérir d’autres pays et d’élargir leurs frontières » (Corr. A, 17b ; voir aussi Rizvi, 1982 :491). 43 Cette distinction entre l’imamat (ou califat) et le sultanat, sans cesse réaffirmée dans la correspondance, est établie en théorie dans le Mansab-i imamat, traité de politique écrit à la même époque par Ismâ’îl Shahîd (Ismâ’îl Shahîd, c. 1827 ; Rizvi 1982 : 515-516).

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Boukhara dans la géopolitique de Sayyid Ahmad

44 Comment Sayyid Ahmad replace-t-il plus particulièrement cette mission dans le contexte de l’Afghanistan et de l’Asie centrale ? À Kâmrân, prince héritier de Hérat, il écrit : « Je veux seulement débarrasser ce pays [la frontière de l’Afghanistan] de l’infidélité et de l’hypocrisie : ensuite je retournerai dans l’Hindoustan pour le purifier du polythéisme et de l’infidélité, car mon véritable but est de faire le jihâd dans l’Hindoustan, non de m’établir dans le Khorasan » (cité dans Nadwî : vol. 1, 408-409). 45 Si la correspondance de Sayyid Ahmad est authentique, il faut admettre que le but ultime de Sayyid Ahmad était, comme il apparaît dans cette citation, de rétablir la sharî’a dans l’Inde et donc, en dernier ressort, de faire la guerre aux Anglais. Dans cette stratégie ultime, quelle place occupent l’Afghanistan et l’Asie centrale ?

46 Sayyid Ahmad a conscience d’être, à la frontière nord-ouest de l’actuel Pakistan, dans une sorte de no man’s land qu’il désigne comme le territoire de Yûsufzai. Derrière lui, à l’ouest, s’étend ce que nous appelons aujourd’hui l’Afghanistan. D’après l’index de l’édition de Lahore (Corr. A), ce mot n’apparaît qu’une seule fois (p. 88b) dans la correspondance : il désigne alors, semble-t-il, les régions montagneuses situées à l’est de l’Afghanistan actuel. Par contre le terme « Khurâsân » (Khorasan) n’a pas moins de vingt-deux occurrences. Il est évident qu’il ne désigne pas seulement la province iranienne de ce nom : à tout le moins le mot a le sens historique qu’il avait encore au XVIIIe siècle, couvrant non seulement la province iranienne actuelle, mais aussi tout l’ouest de l’Afghanistan autour d’Hérat ; c’était d’ailleurs le sens que donnaient les Afghans à ce terme au début du XIXe siècle d’après Elphinstone (cité par Gommans, 1995 :11, note 25). Il n’est pas exclu cependant que Sayyid Ahmad emploie le terme dans un sens beaucoup plus ancien (El2, vol. V, « Khurâsân ») qui désigne tout le territoire qui s’étend de l’Iran à la vallée de l’Indus, incluant l’actuel Afghanistan. 47 Quoi qu’il en soit, le Khorasan est pour lui – en raison des rivalités entre les Durrânî encore en possession de Hérat, et les Bârakzai qui veulent contrôler tout l’Afghanistan – dans une situation très instable : il est un maillon faible qui pourrait, dit-il, être facilement la proie des Britanniques. 48 Au-delà commence la Transoxiane dont seul le khanat de Boukhara est cité. Il ne semble pas que Sayyid Ahmad ait un terme pour la désigner. On a seulement l’impression que, pour lui, cette région reste toujours solidement ancrée dans le dâr al- islâm, à la différence de l’Inde devenue dâr al-harb. La mention, au début de la lettre, de l’appartenance de Sayyid Ahmad à la confrérie naqshbandiyya n’est pas innocente : près de la ville de Boukhara se trouve le village de Qasr-i ‘Ârifân qui abrite la tombe de Bahâ’ al-Dîn Naqshband (1318-1389), saint protecteur de la ville et éponyme de la confrérie naqshbandiyya. Mentionner cette affiliation, c’est aussi en appeler à la sainteté de la ville qui est un modèle pour les musulmans. 49 Rien dans les textes que j’ai vus jusqu’ici n’indique une conscience des autres empires qui menacent le dâr al-islâm de l’autre côté, je veux dire la Russie et la Chine.

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Conclusion

50 Au fond, la vision des rapports entre l’Inde et l’Asie centrale qu’entretient Sayyid Ahmad se résume à l’opposition entre trois blocs de taille inégale. Premièrement l’Hindoustan qui s’étend peut-être pour lui, selon les conceptions géographiques de l’époque moghole, jusqu’à la vallée de Kaboul (Gommans, 1995 : 11) : il est désormais presque entièrement aux mains des infidèles. Puis s’étend le Khorasan, dans le nord et l’ouest de l’actuel Afghanistan : encore aux mains des musulmans, il est cependant un maillon faible en raison des dissensions et des rivalités entre les prétendants à la domination dans cette région. Enfin, au-delà, la Transoxiane, qui reste un bastion de l’islam, protégé par un grand saint soufi et dirigé par un émir soucieux de l’islam.

51 Nous ne sommes donc pas dans une géopolitique réaliste. Sayyid Ahmad oscille entre une conscience aiguë des transformations apportées en Inde par la domination britannique, et une utopie fondamentaliste qui restaurerait les institutions de l’islam dans leur pureté primitive. Il met en œuvre cette dernière en se proclamant imam, c’est-à-dire calife. Elle lui survivra, puisque ses disciples feront de lui, après sa mort, le mahdî, ce maître de justice dont tous les musulmans attendent l’avènement à la fin des temps.

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NOTES

1. La question de savoir s’il était légal ou non pour les musulmans de réciter la prière du vendredi et des grandes fêtes dans un pays qui n’était plus gouverné par des musulmans, et donc devenu

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dâr al-harb, fut largement agitée en Inde depuis le début du XIXe siècle, notamment chez les Farâ’izî du Bengale (voir Khan 1965 : 67-80).

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Du bond en avant au retour en arrière, évolution de la perception indienne de l’Asie centrale au cours du XXe siècle

Gilles Boquerat

1 La réémergence de l’Asie centrale en tant qu’entité géopolitique distincte aux portes de l’Asie du Sud prit les dirigeants indiens au dépourvu. Ceux-ci s’étaient fort bien accommodés de la « neutralisation » de cette région durant la période soviétique. Si les liens historiques avaient pâti de la relative inaccessibilité de l’Asie centrale, New Delhi, fort de l’excellence de ses relations avec Moscou, à partir du milieu des années cinquante, pouvait au moins se féliciter de ce que l’Asie centrale ne fît planer aucune menace de déstabilisation. On était bien loin du « Grand Jeu » et de la lutte d’influence à laquelle se livrèrent Britanniques et Russes au nord et au sud de l’Oxus (Amou-Daria) au XIXe siècle. L’appartenance de l’Asie centrale à l’Empire soviétique avait été aussi interprétée positivement par le mouvement nationaliste indien qui vit, après la Révolution de 1917, une source d’inspiration dans les réformes sociales et économiques qui y furent menées. L’Asie centrale paraissait promise à un bond en avant au moment où le peuple indien luttait pour se libérer d’un colonisateur jugé responsable du sous- développement du pays.

2 Or, la disparition de l’Union soviétique a non seulement remis en cause l’équilibre des grands ensembles mais aussi signifié le discrédit d’une idéologie, le communisme. La lecture indienne de l’Asie centrale se devait donc d’évoluer. Là où il y avait un modèle éventuel de développement, il y a maintenant, au cœur du continent euro-asiatique, de nouveaux États soucieux d’affirmer leur identité nationale mais aussi fragilisés économiquement et directement confrontés à la résurgence des conflits ethniques et religieux qui marquent le monde de l’après-guerre froide. Cela appelait les dirigeants indiens à un retour en arrière sur une perception d’abord géostratégique de l’Asie centrale, une primauté qui était celle du gouvernement britannique en Inde au siècle précédent.

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La place de l’Asie centrale dans le mouvement nationaliste indien

3 Lorsque le Congrès national indien, qui devait mener le combat pour l’indépendance, naquit en 1885, la Russie avait déjà assis son contrôle sur l’Asie centrale et se trouvait aux portes de l’Afghanistan, ayant conquis tour à tour l’émirat de Boukhara en 1868 et le khanat de Khiva en 1873, annexé le khanat de Kokand en 1876 et finalement pris possession des régions turkmènes de Merv en 1884 et de Pandjeh l’année suivante. Alors qu’au début du XIXe siècle, plus de 3 500 kilomètres séparaient les empires russe et britannique en Asie, à la fin du siècle, l’espace séparant les deux empires n’était plus que de quelques centaines de kilomètres, voire quelques dizaines de kilomètres dans l’appendice de Wakhan. Pour autant le Congrès national indien, qui n’avait alors d’autre prétention que d’introduire des réformes administratives, constitutionnelles et économiques dans le cadre de l’Empire, refusa de céder à la russophobie du gouvernement britannique à Londres et à Calcutta. En 1887, un de ses principaux dirigeants, Bepin Chandra Pal, devait s’exclamer : « Je ne suis pas un russophobe... Je ne crois pas que l’avance russe ait été décidée dans le cadre d’une politique qui a pour but ultime l’invasion et la conquête de l’Inde1. »

4 S’il y avait bien eu colonisation russe de l’Asie centrale, celle-ci ne fit pas l’objet d’une analyse critique de la part d’un parti qui, il est vrai, n’en était pas encore à remettre en cause l’appartenance de l’Inde à l’Empire britannique. 5 Le bien-fondé de la politique offensive (forwardpolicy) britannique sur la frontière du nord-ouest, subordonnant notamment le Hunza et Chitral à sa suzeraineté et marchant en direction des cols de l’Hindou Kouch, fut mis en doute. À l’argument des Britanniques selon lequel cette politique était une réponse à l’avance russe en Asie centrale, le Congrès national indien répondit que, sous le prétexte de défendre l’Empire, il n’y avait en fait qu’« une pure et simple politique d’agression extérieure », dont le coût était de plus supporté par le peuple indien2. Lors de la vingtième session du Congrès national indien,- qui se tint en 1904, un des dirigeants, face à la détermination du vice-roi des Indes, Lord Curzon, d’étendre son influence au Tibet, en Afghanistan et en Perse, nia l’existence de nouvelles provocations de la Russie au Tibet ou à partir de l’Asie centrale. Si la loyauté au gouvernement britannique et les intérêts propres de l’Inde exigeaient une opposition sans réserve à toute tentative russe de violer les frontières de l’Inde, cela, précisa-t-il, ne signifiait pas que les Indiens devaient s’engager à combattre toute poussée russe hors des frontières de l’Inde. Ceci était « une tout autre affaire », conclut-il3. Corollairement, il y avait déjà la notion chez la plupart des nationalistes indiens que la Russie, et plus tard l’URSS, ne représentait pas une menace pesant sur l’Inde. À la fin des années vingt, Nehru, comme le fit Gandhi dans des termes relativement similaires4, remarqua : « En temps normal la Russie et l’Inde doivent avoir des relations de bon voisinage exemplaires avec seulement quelques points de friction mineurs. Les frictions continuelles que l’on observe aujourd’hui sont entre l’Angleterre et la Russie, et non pas entre l’Inde et la Russie5. » 6 Quelques années après la signature de la convention anglo-russe de 1907, qui devait pour un temps reléguer au second plan la rivalité entre Londres et Moscou après que les deux partis se furent entendus sur leur sphère d’influence réciproque, allaient se

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manifester en Inde, au sein de la communauté musulmane, les premiers élans de sympathie envers l’Empire ottoman et le Califat au moment de la crise balkanique de l’automne 1912 à l’issue de laquelle Constantinople perdit presque tous ses territoires européens. Le sort réservé à la Turquie au lendemain de la Première Guerre mondiale, et donc au sultan ottoman, chef temporel et spirituel de la communauté musulmane, devait plus encore agiter les musulmans indiens qui purent alors compter sur le soutien du Congrès national indien et de celui qui n’allait pas tarder à dominer la scène politique en Inde, Mohandas Karamchand Gandhi.

7 En réaction au démembrement de l’Empire ottoman auquel la Grande-Bretagne s’était ralliée, des milliers de musulmans indiens, à l’appel du comité indien du Califat, devaient choisir l’exode, avec pour certains l’objectif d’aller rejoindre en Turquie les troupes rebelles de Mustafa Kemal Pasha. Une cinquantaine de ces muhajir devaient parvenir à Tachkent à l’automne 1920 dans l’espoir d’obtenir une formation militaire que Manabendra Nath Roy, le révolutionnaire bengali, leur avait promise. M. N. Roy, qui se fit remarquer lors du second congrès du Komintern en s’opposant aux thèses de Lénine sur la question coloniale, jugées trop conciliantes vis-à-vis de la bourgeoisie nationale, avait été chargé, par le comité exécutif de l’Internationale communiste, du Bureau centre-asiatique de l’Internationale communiste à Tachkent. Son rôle était d’asseoir la révolution au Turkestan, notamment face à la révolte des basmatchis, puis de l’étendre aux pays voisins. Roy vit dans ces muhajir des recrues potentielles pour l’armée de libération de l’Inde qu’il souhaitait mettre sur pied et voir opérer à partir des zones tribales de la frontière indo-afghane. L’entraînement militaire alla de pair avec une formation politique qui eut pour effet de convertir quelques-uns de ces muhajir au communisme et incidemment de donner naissance, avec l’apport d’un petit groupe de militants communistes indiens venus de Kaboul, à un embryonnaire parti communiste indien, le premier en date. 8 M. N. Roy dut toutefois rapidement renoncer à ces projets d’exportation de la révolution en Inde après que l’Afghanistan eut décidé de refuser toute assistance et que Londres, ayant eu vent de l’existence de l’école militaire indienne de Tachkent, eut signalé son déplaisir, dans une note du ministre des Affaires étrangères et ex-vice-roi des Indes, Lord Curzon, concernant les activités subversives soviétiques contre l’Empire britannique. Moscou, ne voulant pas alors prendre le risque de compromettre la reprise des relations commerciales avec l’Angleterre, préféra fermer l’école militaire. Dans le même temps, il fut décidé de fermer le Bureau centre-asiatique de l’Internationale communiste à Tachkent et d’ouvrir à la place une section orientale de l’Internationale communiste à Moscou pour s’occuper de la propagande révolutionnaire en Orient. M. N. Roy rentra à Moscou avec 22 étudiants parmi la centaine d’émigrés indiens qui avaient suivi la formation de l’école militaire. De l’expérience acquise en Asie centrale, il dira plus tard qu’elle avait été « très précieuse » même si « je ne pus rien faire pour l’Inde ». « Mais je n’étais pas déçu, ajouta-t-il, parce que j’ai eu l’occasion de servir la cause de la révolution directement. En même temps, le contact avec un groupe représentant les différents niveaux de la société indienne chassa mes précédentes illusions et me donna une vue plus réaliste de celle-ci. J’étais convaincu que la révolution en Inde n’était pas pour demain, et que le chemin serait long et difficile6. »

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9 À partir des années vingt, les bouleversements intervenus en Asie centrale, devenue soviétique, allaient intéresser de nombreux intellectuels indiens. Faisant référence au début des années vingt, Nehru confia plus tard : « C’était l’époque où de grands changements survenaient dans les régions qui se trouvent au nord de l’Afghanistan : en Ouzbékistan, à Samarcande et à Boukhara. Mais nous n’avions pas d’informations précises. En tout cas, ce que nous pouvions apprendre donnait l’impression générale que de grands changements politiques et sociaux étaient en cours là-bas, et nous ne tenions guère compte de la violence qui les accompagnait. C’était en partie parce que la guerre continuait et qu’on ne pouvait rien empêcher, en partie parce que nous pensions que les histoires qui nous arrivaient étaient des inventions de la propagande adverse7. » 10 Nehru, développant l’idée que l’industrialisation était devenue un mythe aussi puissant que l’avait été l’indépendance, dira un jour à André Malraux que rien ne l’avait plus frappé depuis la découverte de la nonviolence que la planification de l’Asie centrale8. Une planification qui reprenait pourtant à son compte un schéma colonial bien connu des Indiens avec le développement, au détriment de cultures céréalières, de la monoculture du coton – enclenché au temps de la colonisation russe – en vue de sa transformation dans les usines textiles situées en Russie.

11 Le mouvement nationaliste indien était non seulement anti-impérialiste, mais aussi, comme le dira un jour Nehru, « vaguement en faveur d’un changement social9 ». À cet effet, les réformes alors engagées en Asie centrale passionnèrent d’autant plus que les problèmes auxquels étaient confrontés les dirigeants communistes sur la voie du développement économique et du progrès social paraissaient souvent comparables à ceux auxquels une Inde indépendante aurait à faire face : renforcer le secteur industriel dans une économie reposant essentiellement sur l’agriculture, intégrer harmonieusement au sein d’un État différentes communautés ethniques, linguistiques ou religieuses tout en respectant leur particularisme culturel, créer un système éducatif qui permette de lutter efficacement contre un faible taux d’alphabétisation, notamment chez les femmes. À tous ces problèmes, le régime soviétique semblait avoir apporté des solutions largement satisfaisantes. 12 En septembre 1933, le futur Premier ministre indien, arguant que des réformes radicales en Inde étaient indissociables du départ des Britanniques, prit comme référence l’Asie centrale : « Une douzaine d’années plus tôt, cette partie du monde était peut-être la plus arriérée et la plus superstitieuse. Les femmes y étaient maintenues dans une sujétion qui ne permettait aucun espoir. Aujourd’hui, la région a fait des progrès étonnants. Les femmes sont non seulement libres mais elles peuvent aussi prendre part à diverses occupations, notamment dans les domaines de l’éducation et de la santé. Il y a d’innombrables écoles et collèges, hôpitaux et cliniques dentaires, tous gérés principalement par du personnel local10. » 13 La même année, dans une lettre adressée à sa fille, Indira, Nehru, évoquant le problème que poserait l’intégration en Inde des différentes minorités nationales, se félicitait qu’en URSS on eût essayé « autant que possible, d’éviter la domination d’un groupe racial ou national sur un autre (...) Leur solution au problème (des minorités) a été un grand succès. Ils sont même allés jusqu’à reconnaître chaque nationalité propre et à les encourager à mener leur travail et leur éducation dans leur propre langue. » 14 Nehru observe finalement que,

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« en dépit de cette tendance à repousser l’uniformité à l’intérieur de l’Union, les différentes composantes sont bien plus proches les unes des autres qu’elles ne l’ont jamais été sous le gouvernement centralisé des Tsars (...) Chaque République de l’Union a, en théorie, le droit de faire sécession à tout moment, mais il y a peu de chance que cela se produise à cause des grands avantages de la Fédération des républiques socialistes par rapport à l’hostilité du monde capitaliste11. » 15 Vision résolument optimiste au moment où l’autonomie de décisions promise dans la constitution était peu à peu vidée de son sens par une centralisation accrue du contrôle politique et de la politique économique, en recourant notamment à une campagne de sédentarisation forcée et à la collectivisation de l’agriculture, lancée en 1928, qui conduisit à des exécutions et des déportations massives.

16 L’analyse des changements survenus en Asie centrale telle que l’a forgée Nehru, dans les années vingt et trente, était colorée par une perception encore largement dithyrambique de l’Union soviétique où la fin semblait pouvoir, dans certains cas, contribuer à justifier les moyens. Dénonçant en 1937 la politique britannique dans la province frontalière du nord-ouest de l’Inde, Nehru remarquait que les troubles, déjà fort anciens, étaient restés sans solution, du fait de l’approche hostile des Britanniques, alors qu’en fait le problème était avant tout économique : « Les tribus mènent des razzias parce qu’elles manquent, entre autres choses, de nourriture. La Russie a réglé sur sa frontière un problème similaire avec les mêmes gens par la colonisation. Un tel arrangement est plus satisfaisant que d’opérer des expéditions punitives12. » 17 L’année suivante, alors qu’il se trouvait en Europe, Nehru songea à rentrer en Inde par la voie terrestre en passant par les républiques soviétiques d’Asie centrale qui l’intéressaient tant, un voyage auquel il dut finalement renoncer.

18 Les purges staliniennes des années trente, l’opportunisme du pacte germano- soviétique, le peu de cas fait des traités de non-agression conclus avec la Pologne et les États baltes, l’invasion de la Finlande par l’Armée rouge en 1940 devaient porter un coup sérieux au prestige moral de l’Union soviétique. Un désenchantement qui ne conduisit toutefois pas au reniement des acquis de l’expérience communiste. En 1942, Nehru rappelait une nouvelle fois : « En Russie, comme en Inde, il y a un grand nombre de communautés diverses, différant grandement l’une de l’autre, avec toutefois pour point commun le fait qu’elles étaient, avant la Révolution d’Octobre, toutes esclaves. Nous pouvons apprendre beaucoup de la façon dont la Révolution russe a réglé cette question. Au Tadjikistan, à Samarcande, à Boukhara et dans d’autres endroits, seulement 5 % de la population savait lire et écrire. Mais en l’espace de cinq ans, des progrès furent réalisés dans tous les domaines, aussi bien l’éducation, la santé que l’industrie. Les progrès peuvent être réalisés non pas par des gens venus de l’extérieur, recevant de gros salaires, et en ouvrant de nouveaux départements, mais bien par un esprit révolutionnaire. » 19 Et de citer le cas de la population du Tadjikistan, « la plus arriérée dans l’Union soviétique », qui avait fait des progrès remarquables13.

20 C’est donc tout naturellement que Nehru, lorsqu’il devient Premier ministre et ministre des Affaires étrangères du gouvernement intérimaire indien, le 2 septembre 1946, envisage de nouer des relations étroites avec les républiques soviétiques d’Asie centrale. Celles-ci, aux côtés des trois républiques de Transcauscasie, furent présentes à la première grande initiative diplomatique de l’Inde indépendante, la conférence des Relations asiatiques qui se tint à Delhi au printemps 1947. Le Premier ministre indien

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accueillit chaleureusement leurs délégués, saluant en eux « ces républiques d’Asie qui ont progressé si rapidement durant notre génération et qui ont tant à nous apprendre14 ». Les espoirs de coopération resteront un vœu pieux car l’URSS du début de la guerre froide n’était pas disposée à ouvrir ses portes à une Inde accusée, au-delà du non- alignement déclaré, d’être de mèche avec les puissances occidentales. Vijayalakhsmi Pandit, la sœur de Nehru, qui fut le premier ambassadeur indien en poste à Moscou (1947-1949), essaya en vain d’obtenir l’autorisation de visiter les républiques soviétiques d’Asie centrale. Il fallut attendre le mois de juin 1955 et la première visite officielle de Nehru en Union soviétique pour qu’un haut dignitaire indien puisse visiter l’Asie centrale. Accompagné de sa fille Indira Gandhi, Nehru se rendit à Tachkent, à Samarcande, au Kazakhstan et au Turkménistan. Il est vrai qu’entre-temps, les relations indo-soviétiques s’étaient nettement améliorées, Moscou voyant dans l’Inde, dont le non-alignement ne faisait plus de doute, un rempart en Asie contre l’impérialisme américain et l’expansionnisme chinois. 21 Il sera dorénavant courant pour les dirigeants indiens d’inclure une escale en Asie centrale lors de visites officielles en Union soviétique. Un consulat indien fut ouvert à Tachkent et à Alma-Ata. L’Asie centrale devait être à nouveau sur le devant de l’actualité en Inde lorsque le nouveau Premier ministre indien, Lal Bahadur Shastri, s’y rendit en janvier 1966 pour y retrouver autour d’une table de négociation le président pakistanais, Ayub Khan, afin de normaliser leurs relations après le conflit qui les avait opposés en septembre de l’année précédente. Shastri devait d’ailleurs décéder subitement à l’issue de la conférence de Tachkent.

La perception indienne de l’Asie centrale

22 Les bonnes relations entretenues avec l’Union soviétique, symbolisées par le traité d’amitié, de paix et de coopération signé en août 1971, firent que jusqu’à la disparition de celle-ci, l’Inde eut un accès, certes limité, à l’Asie centrale, fût-ce via Moscou. Ce qui fit dire à un commentateur indien que l’Asie centrale était, durant l’ère soviétique, « la face la plus cachée de la lune », et que l’Inde fut alors « peut-être le seul pays non communiste à pouvoir avoir des aperçus de cette face cachée de l’État soviétique15 ». De nombreux étudiants indiens ont ainsi fréquenté les instituts universitaires de Tachkent.

23 L’Inde s’était finalement satisfaite de cet accès limité, mais privilégié, à l’Asie centrale. Cela peut expliquer pourquoi New Delhi sembla être pris de court par l’effondrement de l’Union soviétique. Ce n’est qu’en novembre 1991 que Narasimha Rao écrivit aux présidents des Républiques soviétiques de Russie, du Turkménistan, du Kazakhstan et du Kirghizstan pour les inviter à se rendre en Inde afin de stimuler l’établissement de relations directes. Dans le même temps, il était décidé d’élever les missions indiennes à Tachkent, Alma-Ata et Kiev au rang d’ambassades, ce qui prendra d’ailleurs plusieurs mois. La Turquie, l’Iran, le Pakistan – les voisins orientaux de l’Inde – avaient été plus prompts à réagir à la nouvelle configuration régionale. Pour ces pays, l’Asie centrale était « une vieille idée reprenant vie16 ». Ce fut notamment l’occasion de donner un second souffle à l’Organisation de coopération économique (Economic Cooperation Organization) en lui adjoignant les six États musulmans de la Communauté des États indépendants (CEI) et l’Afghanistan en novembre 1992. Le Pakistan a vu dans l’accession à l’indépendance des Républiques d’Asie centrale (RAC) un moyen de

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consolider son entreprise de reconstruction historique visant à privilégier les liens historiques avec les peuples islamisés et à minorer l’héritage sous-continental. 24 L’empressement de la Turquie, de l’Iran et du Pakistan à nouer des liens étroits avec les RAC ne fut pas sans susciter quelques inquiétudes parmi celles-ci. L’affirmation des identités nationales s’accorde mal des idéologies transnationales et les RAC n’étaient pas disposées à substituer un patronage de la Turquie à celui de la Russie au nom d’une solidarité « pan-turque ». L’Iran est toujours soupçonné de vouloir alimenter la contestation islamiste, même si Téhéran a pris soin de mettre l’accent sur le développement des relations économiques. Or les dirigeants des RAC, pour la plupart issus de l’ancien appareil d’État communiste, ont affirmé que l’islam comme fédérateur géopolitique n’était pas acceptable et ont clairement affiché leur intention de maintenir le cap de la laïcité et de la séparation de la religion et de l’État. Quant au Pakistan, son image s’est trouvée ternie par son incapacité à trouver une issue au conflit afghan après avoir aidé à la chute de Najibullah, et à juguler les réseaux islamistes militant sur son territoire, voire les activités de ses propres services secrets qui se seraient volontiers satisfaits de l’émergence de régimes islamiques conservateurs en Asie centrale. De plus, la thèse d’un espace musulman asiatique proposée par Islamabad est globalement refusée par les dirigeants des RAC qui considèrent que l’avenir appartient à un ensemble euro-asiatique où la Russie et la Chine doivent aussi trouver leur place. 25 L’Inde apparut donc comme un partenaire d’autant moins à négliger qu’il était déjà connu. Le président ouzbek, Islam Karimov, se rendit en Inde, en août 1991, avant même l’indépendance de son pays (il revint à New Delhi en janvier 1994). Ce fut l’occasion pour lui de manifester son intérêt pour l’expérience indienne en matière d’économie de marché. En février 1992, le président kazakh, Nursultan Nazarbaev, choisit, pour sa première visite officielle, de se rendre en Inde. Il fut bientôt suivi par ses homologues kirghiz, en mars, et turkmène, en avril. En février 1993, c’était au tour du Premier ministre tadjik, Abdumalik Abdullajanov, de se déplacer à New Delhi. De son côté, le Premier ministre indien, Narasimha Rao, se rendit en Ouzbékistan et au Kazakhstan, en mai 1993, et plus récemment, en septembre 1995, au Turkménistan et au Kirghiztan. Ironie de l’histoire, alors que l’Inde de Nehru avait voulu voir dans les républiques soviétiques d’Asie centrale un modèle de développement dont il faudrait s’inspirer, c’était maintenant au tour de l’Inde de proposer son aide dans la construction d’un État moderne, démocratique, laïc et d’offrir son expérience dans la gestion d’une économie mixte et l’adaptation de celle-ci à un processus de libéralisation. L’Inde a déjà offert des stages de formation à de futurs diplomates des pays de l’Asie centrale. 26 Les échanges de visites officielles furent l’occasion de signer des accords bilatéraux dans les domaines de la coopération économique, scientifique et technique. Il reste toutefois que l’Asie centrale ne représente pas un enjeu économique important pour l’Inde. Si à la fin des années quatre-vingt, l’ex-Union soviétique comptait pour 16 % dans les exportations et 6 % dans les importations indiennes, la Russie absorbait – et absorbe toujours – environ 80 % des échanges commerciaux avec l’Inde, une grande partie du reste de ces échanges s’effectuant avec l’Ukraine. Au cours du premier semestre de l’année budgétaire 1994-95 (d’avril à octobre 1994), les nouvelles républiques d’Asie centrale comptaient pour 3 % des échanges commerciaux avec les États de l’ex-URSS, dont la part dans le commerce extérieur de l’Inde a entre-temps

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nettement baissé17. Malgré l’existence de quelques joint-ventures 18 et l’offre de crédits destinés à favoriser leur création et à stimuler les échanges commerciaux, l’importance économique de l’Asie centrale pour l’Inde est destinée à rester relativement mineure dans les années à venir, d’autant que de nouveaux concurrents sont apparus sur le marché intérieur de ces pays, à commencer par la Turquie et la Chine qui entend renouer avec les traditions commerciales de la route de la soie. L’accroissement des échanges commerciaux se heurte d’abord à une conjugaison d’obstacles physiques – les RAC sont enclavées – et politiques, liés, d’une part, à la guerre civile en Afghanistan et, d’autre part, à de probables difficultés pour l’Inde d’obtenir du Pakistan un droit de transit pour les marchandises échangées. En conséquence de quoi la principale route commerciale utilisée oblige au transit des biens par la Russie et les ports de la mer Noire. La signature, en avril 1995, d’un accord trilatéral entre l’Inde, l’Iran et le Turkménistan devrait permettre d’accroître le trafic commercial entre l’Inde et les RAC via l’Iran, une voie d’acheminement qui voyait déjà transiter un tiers de ce commerce : les marchandises sont expédiées par voie maritime de Bombay au port iranien de Bandar Abbas, d’où elles sont transportées vers la frontière turkmène. 27 L’intérêt de l’Inde pour les RAC est aujourd’hui avant tout politico-stratégique. Le rejet du fondamentalisme et la défense de la laïcité face à une réislamisation des sociétés furent des thèmes récurrents lors des échanges de visites officielles entre les dirigeants indiens et ceux de l’Asie centrale. Un traité définissant les principes devant régir les relations et la coopération entre l’Inde et l’Ouzbékistan, signé en mai 1993, mit l’accent sur la nécessité de condamner « toute forme de haine, de violence, de fondamentalisme et d’extrémisme religieux ». Un souci qui pouvait alors être à rapprocher au moins autant de la menace de déstabilisation islamiste en Asie centrale que du fanatisme hindou, six mois après la destruction, à Ayodhya, de la mosquée construite au XVe siècle par Babur, le fondateur de l’Empire moghol, dont le nom se rapporte autant à l’histoire de l’Inde qu’à celle de l’Ouzbékistan. De l’extrémisme au terrorisme, il n’y avait qu’un pas et Narasimha Rao le franchit lorsqu’il déclara que « cette région (l’Asie centrale) doit être exempte d’idéologies extrémistes, de camps d’entraînement pour des militants, d’infiltration illégale d’armes, de terrorisme et de narcotiques », soulignant implicitement les liens pouvant exister entre les réseaux terroristes et les réseaux de contrebande d’armes et de drogue19. Un souci qu’il savait être partagé par le président Karimov alors soucieux d’éviter toute propagation de la guerre civile au Tadjikistan. De leur côté, les Indiens s’inquiètent de voir la longue frontière entre le Tadjikistan et l’Afghanistan, notamment à cause de la proximité du Cachemire, devenir un lieu de passage privilégié pour trafiquants d’armes et de drogue en dépit de la présence de garde-frontières russes. 28 L’Inde espère aussi obtenir des RAC un soutien diplomatique. Au moment où la diplomatie indienne est fort occupée à déjouer sur la scène internationale les tentatives du Pakistan pour parvenir à une condamnation de la politique indienne au Cachemire, une attitude bienveillante des RAC, au sein de l’Organisation de la conférence islamique et de l’Organisation de coopération économique serait un indéniable succès. L’Inde, qui depuis 1989 est confrontée à une situation insurrectionnelle au Cachemire que le Pakistan a attisée par un soutien matériel, a cherché à faire cautionner par les dirigeants des RAC son refus d’une internationalisation du problème du Cachemire dont la solution, selon New Delhi, ne peut passer que par des négociations bilatérales avec Islamabad dans le cadre des accords de Simla signés en 1972. Bien qu’à sa périphérie, le Cachemire ne soit pas à l’abri des développements politiques en Asie

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centrale, les indépendantistes cachemiris ont pu trouver dans les indépendances des RAC une source supplémentaire de légitimation à leur propre aspiration ; quant à New Delhi, sa crainte est de voir la contestation au Cachemire bénéficier de soutiens. Le Premier ministre indien, lors de sa visite à Tachkent, en mai 1993, rappela à cet effet que les deux pays partageaient l’opinion que « les terrorismes d’État et transfrontalier ne sont pas seulement une ingérence directe dans les affaires intérieures d’un pays, mais aussi une menace pour leur souveraineté et leur intégrité territoriale ». 29 L’engagement mutuel à respecter « l’inviolabilité des frontières actuelles entre les États » indiquait autant la volonté de l’Inde de favoriser la stabilité politique en Asie centrale face aux revendications ethniques que de faire entériner par les ex- républiques soviétiques la position qui avait été adoptée par l’URSS sur la question du Cachemire.

Le grand jeu revisité

30 Si, au XIXe siècle, la Russie et la Grande-Bretagne se tenaient tête au Turkestan, en Afghanistan, en Transcaucasie et en Perse, régions que Lord Curzon qualifia dramatiquement « de pièces sur un échiquier sur lequel se jouait une partie pour la domination du monde20 », il y a, aujourd’hui, entre Moscou et New Delhi, une convergence d’intérêts en Asie centrale. Si la Russie n’a plus un contrôle politique direct sur l’Asie centrale, elle n’en considère pas moins cette région comme faisant partie de sa sphère d’influence, ce que New Delhi lui a toujours reconnu, notamment en encourageant la Russie à participer activement, au sein de la CEI, à la sécurité des frontières et à la stabilité politique de l’Asie centrale, en application du pacte de sécurité collective signé à Tachkent en mai 1992 et d’accords de coopération militaire bilatéraux signés entre la Russie et les RAC21. Cela fut encore réaffirmé lors de la visite à Moscou de Narasimha Rao, en juin 1994, au cours de laquelle deux documents révélateurs furent signés. Dans le premier, « la Déclaration de Moscou sur la protection des intérêts des États pluralistes », l’Inde se félicitait des efforts de la Russie pour la promotion d’un esprit de bon voisinage et de coopération entre les États de l’ex-URSS. Dans le second document, intitulé « Déclaration sur l’approfondissement et l’intensification de la coopération entre la République indienne et la Fédération de Russie », les deux parties ont réitéré leur intérêt particulier pour l’avancement de la paix et de la stabilité dans les régions s’étendant entre les frontières des deux États. Indiens et Russes exprimèrent leur préoccupation devant la poursuite du conflit en Afghanistan et son impact négatif sur les États voisins, notamment au Tadjikistan et en Ouzbékistan22. Le ministre russe des Affaires étrangères, Andréï Kozyrev, à l’occasion de la visite à Moscou, en août 1995, de son homologue indien, Pranab Mukherjee, rappela la volonté de la Russie d’obtenir la coopération de l’Inde dans la prévention de l’extension du fondamentalisme islamique à l’Asie centrale et reçut de son collègue indien l’assurance que l’Inde apporterait sa contribution à un développement économique soutenu dans les RAC23. Si les indépendances ont ouvert de nouvelles perspectives de coopération nourries par un dialogue qui n’est plus assujetti à la tutelle politique et au carcan idéologique du centralisme bureaucratique de l’ère soviétique, la politique indienne en Asie centrale admet aussi la nécessité de préserver les liens de ces nouveaux États avec la Russie, étant donné leur association historique et leur

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dépendance vis-à-vis de celle-ci. Une connivence entre Moscou et New Delhi que les acteurs du « Grand Jeu » auraient été bien loin d’imaginer.

NOTES

1. Report of the Proceedings of the Third Session of The Indian National Congress, p. 149 ; cité par S. P. Singh, Political Dimensions of India-USSR Relations, Bombay, Allied Publishers, 1987, p. 2. 2. Déclaration de Dinshaw Edulji Wacha, Report of the Seventh Indian National Congress, 1892, p. 23 ; cité par Bimla Prasad, The Origins of Indian Foreign Policy, Calcutta, Bookland, 1960, p. 43. 3. Discours de H. A. Waidya, Report of the Twentieth Indian National Congress, pp. 197-206 ; cité par Bimla Prasad, ibid., p. 50. 4. Quand, en 1931, un étudiant américain attira l’attention de Gandhi sur le risque de voir un retrait des Britanniques de l’Inde laisser la porte ouverte à une invasion russe, Gandhi rétorqua : « Est-ce à l’ordre du jour de la Russie de gouverner les peuples qui ne sont pas sous le joug britannique ? » Pour le Mahatma, la réponse était clairement négative ; Young India, 2 juillet 1931 ; cité par Bimla Prasad, ibid., p. 118. 5. Jawaharlal Nehru, Soviet Russia, Bombay, Chetana, 1929, p. 131. 6. Manabendra Nath Roy, M. N. Roy’s Memoirs, Delhi, Ajanta Publications, 1984 repr., p. 529. 7. Tibor Mende, Conversations avec Nehru, Paris, Seuil, 1956, p. 28. 8. André Malraux, Antimémoires, Paris, Gallimard, 1967, p. 591. 9. Selected Works of Jawaharlal Nehru, volume 8, second series, New Delhi, Oxford University Press, 1989, p. 312. 10. Lettre à S. K. Mukherji, docteur à Allahabad, datée du 26 septembre 1933 ; Selected Works of Jawaharlal Nehru, volume 5, p. 548. 11. Jawaharlal Nehru, Glimpses of World History, New Delhi, OUP, 1982 repr., p. 850. 12. Entretien avec la presse, à Penang, le 23 mai 1937 ; Selected Works of Jawaharlal Nehru, volume 8, New Delhi, Orient Longman, 1975, p. 665. 13. Discours à la conférence des Amis de l’Union soviétique, Lucknow, le 22 février 1942 ; Selected Works of Jawaharlal Nehru, volume 12, New Delhi, Orient Longman, 1979, p. 141. 14. Discours inaugural prononcé le 23 mars 1947 ; Jawaharlal Nehru’s Speeches, volume 1, New Delhi, Ministry of Information and Broadcasting, 1983 repr., p. 299. 15. P. S. Suryanarayana, « Central Asia : Need for a Bold Policy », The Hindu, 11 juillet 1993. 16. Ahmed Rashid, The Resurgence of Central Asia : Islam or Nationalism ?, Karachi, OUP, 1994, p. 209. 17. Annual Report 1994-95, Ministry of Commerce, Government of India, p. 103. 18. A la fin de l’année 1993, il y avait, en Asie centrale, 10 joint-ventures avec l’Ouzbékistan, 4 avec le Turkménistan et 3 avec le Kazakhstan (contre 33 avec la Fédération de Russie) ; The Economic Times, 13 novembre 1994. 19. The Hindu, 25 mai 1993. 20. George N. Curzon, Persia and the Persian Question, 1892 ; cité par Anthony Verrier, Francis Younghusband and the Great Game, Jonathan Cape, London, 1991, p. 94. 21. Le pacte fut signé par les représentants de six États de la CEI : l’Arménie, la Fédération de Russie, le Kazakhstan, le Kirghizstan, l’Ouzbékistan et le Tadjikistan. 22. The Hindu, 1er juillet 1994. 23. The Hindu, 5 août 1995.

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Dossier. Inde-Asie centrale : routes du commerce et des idées

Vue de l’extérieur

NOTE DE L’ÉDITEUR

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Le Tibet de Samarcande et le pays de Kûsh : mythes et réalités d’Asie centrale chez Benjamin de Tudèle

Michel Tardieu

1 Les récits médiévaux des pèlerins juifs sont un mélange, souvent inextricable, d’observations directes et de traditions orales. Ces gens n’ont pas pour but de faire de l’histoire et de la géographie. Ils écrivent, ou dictent, leurs souvenirs de voyages pour édifier leurs coreligionnaires occidentaux. Il s’agit d’une littérature religieuse, composée par des fidèles nourris de la Bible et des commentaires rabbiniques de la Bible, Mishna et Talmud. Le monde des pèlerins juifs est un monde exclusivement juif et biblique car l’auteur qui fut pèlerin ne peut intéresser son public que s’il l’émeut et parle à sa mémoire. Les itinéraires décrits seront donc des routes d’exil pour les communautés, et toutes les routes mèneront à la Terre sainte. Pour désigner villes et fleuves des pays lointains, le voyageur-auteur utilisera parfois des noms propres bibliques, parce que les traditions exégétiques qui y sont attachées sont bien vivantes. S’il fait état de récits étranges et merveilleux, d’origine juive ou non, c’est que lui- même ou ses informateurs les considèrent également comme des exégèses bibliques et un utile enseignement à remémorer. Les règles de ce genre littéraire sont indispensables à connaître pour entrer dans cette littérature, et en particulier dans son témoin le plus réussi, le Sefer ha-massa ‘ôt (« Le Livre des voyages ») de Benjamin de Tudèle1.

2 L’auteur appartenait à la communauté de Tudela dans le royaume de Navarre, petite ville sur la route de Pampelune à Saragosse. Il partit visiter, dans la seconde moitié du XIIe siècle (1165-1173), les communautés juives du sud de la France, de l’Italie, de la Grèce, de l’Asie mineure et de la Syrie du Nord. Il parcourut en tous sens la Palestine, se rendit en Mésopotamie du Nord et en Irak, puis revint dans son pays en passant par l’Egypte. Il n’est donc jamais allé en Asie centrale. Ce qu’il transmet sur les régions qu’il n’a pas visitées, c’est ce qu’il a entendu raconter à Bagdad, Kûfa et Basra par ses coreligionnaires de toutes conditions. L’Asie centrale de Benjamin de Tudèle est celle des Juifs babyloniens au milieu du XIIe siècle, qui sont de langue et de culture arabes2.

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3 La tradition manuscrite de l’œuvre ne permet pas de fixer avec certitude où Benjamin de Tudèle faisait commencer la portion d’étapes concernant l’Asie centrale. Le premier toponyme, absolument sûr, que l’on y rencontre est celui de Samarcande, noté par des transcriptions dérivées de l’arabe et du persan : SMRKNT, SMRQ’NTW3. La ville de NWBH (ou GYNH, GWNH, GZNH), qui précède Samarcande sur l’itinéraire, se trouve, dit-il, « à cinq jours » et est décrite ainsi : « C’est la grande cité sur le fleuve de Gôzan. Il y a là environ 80 000 Israélites. Les gens de tous pays et langues y affluent pour leurs affaires. Son territoire est vaste. » 4 Asher pense qu’il s’agit de Khîwa (Khwârizm) ; pour Adler, la ville décrite est Ghazna (Sijistân). Ces deux interprétations sont difficilement compatibles avec la distance indiquée, cinq journées de marche séparant cette ville de celle de Samarcande. Par conséquent, la leçon préférable est NWBH, qui est à rattacher à la graphie arabe de la capitale du Bukhara chez les géographes médiévaux : Numijkat ou Numûjkat (« ville de la Nûma », c’est-à-dire du Zarafshân), forme abrégée : NWMH4. « Fleuve de Gôzan », qui désigne ici la Nûma, est une réminiscence biblique relative aux déportations d’Hébreux en Assyrie après la prise de Samarie par Sargon II (721 av. J.-C.) : « En l’an 9 d’Osée, le roi d’Assur s’empara de Samarie, et il déporta les Israélites en Assur. Il les fit résider à Khalakh, et sur le Khabûr, fleuve de Gôzan, et aussi dans les villes de Maday (=Médie)5. » Dans son réemploi par Benjamin de Tudèle et les traductions exégétiques dont il est tributaire, l’expression biblique « fleuve de Gôzan » désigne tout Assur et, à l’orient d’Assur, toute Maday où vivent des Juifs censés être les restes des dix tribus du royaume hébreu du Nord, emmenés en captivité par les Assyriens. Pour l’imaginaire juif médiéval, les communautés présentes dans tous les pays au delà de l’Euphrate sont autant de fractions de ces tribus perdues sur d’autres Khabûr, fleuves de Gôzan.

5 L’inventaire des lieux de l’exil se poursuit avec une seconde ville-étape sur le « Khabûr » centrasiatique, Samarcande et son voisinage : « C’est la (grande) cité aux confins de la terre de Perse (Pars). Il y a là environ 50 000 Israélites, et R. ‘Obadiah est le chef (nasî’) commis sur eux. Il y a parmi eux de grands Sages et des gens très riches. De là, il y a quatre jours jusqu’à ṬWBWT. C’est la région (medînah) où l’on trouve le musc (mûr) dans les forêts. » 6 L’importance proportionnelle des deux communautés juives de la Sogdiane est acceptable, même si les chiffres sont faux. Autre réalité : les Juifs de Samarcande constituent une communauté prospère dotée de rabbins (les Sages) et de riches notables. Mais l’essentiel de la tradition qu’enregistre ici Benjamin de Tudèle est ailleurs. L’argument de la vitalité économique, religieuse et intellectuelle, ainsi que l’information selon laquelle le gouvernement de la communauté serait dévolu à un personnage portant le nom du prophète qui, d’après l’Écriture, énonçait ses oracles contre Edom aux jours sombres des déportations des fils d’Israël6, ces traits appartiennent à la construction d’un mythe et préparent le lecteur au récit circonstancié qu’en donnera le paragraphe suivant du Sefer.

7 ṬWBWT est la transcription hébraïque du nom arabe du Tibet, Ṭubbat, pays par excellence du musc sécrété par les chevrotins des montagnes et des forêts7. Le musc tibétain était d’une qualité fort prisée8. Importé à Samarcande via le Wakhkhân et le Badakhshân par les marchands tibétains du Laddakh (Petit Tibet)9, il était de là réexporté vers l’Iran et les pays méditerranéens10. Le témoignage de Benjamin de Tudèle donne à penser que les Juifs de Samarcande devaient quelque chose de leur prospérité à ce commerce lucratif11.

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8 Ces renseignements exacts côtoient une donnée surprenante mais vérifiable : le Tibet est à « quatre jours » de Samarcande ! Benjamin de Tudèle se fait ici l’écho de la légende arabo-musulmane de la conquête du monde iranien par les souverains yéménites descendants de Himyar, fils de Qaḥṭân (ancêtre éponyme des Arabes du Sud), fils d’Ismaël, fils d’Abraham. Selon la version du mythe, rapportée par Ibn Qutayba (mort en 276 H. /889), l’un de ces rois himyarites, du nom de Shammir b. Ifrîqîsh (autres graphies : Ifrîqîs, Ifrîqus), dit aussi Shammir Yur’ish, avait, au début du IVe siècle de l’ère chrétienne, conquis une grande partie de l’Orient jusqu’à la Chine, en soumettant au passage le ‘Irâq (= Babylonie), le Fârs, le Sijistan et le Khurâsân. Arrivé en Transoxiane, « il détruisit la cité du Sughd, qui de ce fait fut appelée Shammir-kand, c’est-à-dire “détruite par Shammir”. Par la suite, le nom de la ville fut arabisé, et les gens dirent Samarqand12 ». 9 Après une aventure militaire en Chine et au Tibet, Shammir – la version transmise par Ibn Qutayaba attribue le fait au petit-fils de Shammir, Tubba’ b. al-Aqran – repassa par la Sogdiane, y laissant des troupes himyarites et tibétaines. Celles-ci rebâtirent Samarcande plus belle qu’elle n’était et gravèrent en himyarite, c’est-à-dire en alphabet sudarabique, sur les portes de la ville, les chiffres de l’étendue d’un empire arabe considéré en sa force centrifuge sogdienne. L’origine de la fiction est probablement un motif de la propagande ‘abbâside au milieu du VIIIe siècle pour servir de référence à l’Etat unitaire voulu par la dynastie et s’attribuer, par là, contre les Perses, le droit des « purs Arabes » (‘Arab ‘âriba) à l’occupation de la Sogdiane. Le lexicographe arabe de Baghdâd et de Basra, al-Aṣma’î (mort en 213 H./828), enregistre ainsi cette fiction : « Il est écrit sur la porte de Samarqand en himyarite : de cette ville à San’â : 1 000 parasanges ; jusqu’à Baghdâd et Ifrîqiya : 1 000 ; jusqu’au Sijistan et à la Mer : 200 ; jusqu’à Zâmîn : 1713. » 10 Le grand poète à la cour de Hârûn al-Râshîd et maître d’Ibn Qutayba, Di’bil b. ‘Alî al- Khuzâ’î (148-246 H./765-860), célébra à son tour ces souverains himyarites conquérants de la Sogdiane dans une qaṣîda, dont ces deux vers sont maintes fois cités par les littérateurs et géographes arabes : « Ce sont eux qui écrivirent l’inscription sur la porte de Marw et qui (sur) la Porte de la Chine furent les scripteurs. Ce sont eux qui appelèrent Samarqand du nom de Shammir et qui établirent là les Tibétains14. » 11 Dès lors, les quatre jours de marche qui, selon Benjamin de Tudèle, séparent Samarcande du Tibet ne sont qu’une variante du même récit épique que le voyageur juif aura entendu raconter à Bagdad, Basra ou Kûfa. L’étrange voisinage qu’établit cette tradition ne fait que traduire sur le terrain en mesure itinéraire l’étroite parenté et l’origine commune de deux refondations selon les récits épiques des Arabes et leurs généalogies légendaires.

12 Le paragraphe suivant du Sefer ha-massa ‘ôt est la narration d’une légende proprement juive qui ne nous éloigne guère de l’Asie centrale, même si elle est localisée dans le Nord-Est iranien (Khurâsân) : « De là [= Samarcande/le Tibet], il y a 28 jours jusqu’aux montagnes de Nîsabûr (NYSBWR), qui sont sur le fleuve de Gôzan. Il y a des gens dans la terre de Perse (Pars), des Israélites, qui disent que dans les montagnes de Nîsabûr habitent quatre tribus d’Israël : la tribu de Dan, la tribu de Zabulon, la tribu d’Asher et la tribu de Nephtali. Elles faisaient partie de la première captivité de Salmanasar, roi d’Assur, ainsi qu’il est écrit : “Il [=le roi d’Assur] les installa à Khalakh et à Khabûr, montagnes de Gôzan et montagne de Maday.” L’étendue de leur terre est de 20 jours

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(de marche). Ils y ont des villes et des gros bourgs dans les montagnes. Sur un côté, ils sont entourés par le fleuve de Gôzan. Ils ne subissent pas le joug des goim car ils ont leur propre chef dont le nom est Rabbi Joseph Amarkalâ le Lévite. Il y a des docteurs de la Loi parmi eux. Ils sèment et ils moissonnent, et ils partent à la guerre jusque dans le pays de Kûsh à travers les déserts. « Ils ont une alliance avec KFR’ L-TWRK. « Ceux-là [= les Turcs] adorent le vent (rûḥ) et campent dans les déserts. Ils ne mangent pas de pain ni ne boivent de vin. Quant à la viande et à ce qui est vivant, ils ne le cuisent pas. Ils n’ont pas de nez ; à sa place, ils ont deux petits trous par où sort le souffle (rûḥ). Ils mangent des animaux purs et impurs. Ils aiment beaucoup les Israélites. » 13 Les 28 jours de marche qui séparent NYSBWR (calque hébraïque de la graphie arabe, Nîsâbûr ou Naysâbûr, du nom persan, Nîshâpûr) de l’étape précédente en Sogdiane correspondent à la réalité15. D’autre part, entre Nîshâpûr et Balkh, il y avait des communautés juives importantes, ainsi qu’en témoigne la toponymie16. La tradition arrivée à Benjamin de Tudèle donne à penser également que de bons rapports de voisinage et d’affaires ont existé entre ces Juifs du Khurâsân et des tribus turques non encore islamisées et hostiles aux Saljûqides17. Un dernier fait à rappeler est que les noms d’Israël et d’Israélites (YSR’L, MYSR’L), qu’emploie Benjamin de Tudèle pour désigner les Juifs de Sogdiane et du Khurâsân, ont une consonance historico-politique précise. Ce sont les noms que les Juifs du plateau iranien se donnaient à eux-mêmes, la forfanterie exégétique consistant ici à mettre un rapport de cause à effet entre la déportation, au début du VIIIe siècle avant notre ère, des dix tribus d’Israël (royaume hébreu du Nord) sur le « fleuve de Gôzan » et dans les « villes de Maday » et, d’autre part, la présence d’importantes communautés juives sur le sol iranien18. Ces divers éléments auront certainement contribué, dans l’imaginaire juif médiéval, à considérer les montagnes de Nîsabûr, c’est-à-dire les étendues désertiques entre la mer d’Aral et les montagnes au nord de Nîsâpûr, comme localisation idéale de quatre des tribus perdues d’Israël (Dan, Zabulon, Asher et Nephtali).

14 Ce mythe est construit de façon à produire une représentation inverse de la condition des Juifs médiévaux. Contrairement à ceux-ci, qui tant en Orient qu’en Occident sont des minoritaires généralement sous tutelle, n’ayant ni territoire propre ni villes ni villages, cantonnés dans les métiers du commerce et de l’artisanat, les Israélites des montagnes de Nîshâpûr constituent un Etat-nation fonctionnant comme n’importe quel autre Etat : ils ont un territoire propre de grande étendue (vingt jours de marche pour le traverser), avec des frontières naturelles (le « fleuve de Gôzan », c’est-à-dire ici l’Oxus, d’un côté ; de l’autre, les montagnes de Nîshâpûr), des villes et bourgs ; à la tête de cet État imaginaire, il y a un Lévite19, et les docteurs de la Loi (les Sages) y forment les relais du pouvoir : ils tirent leur richesse économique, non du commerce et de l’artisanat, mais de l’agriculture (« ils sèment et ils moissonnent ») ; ils concluent alliances et traités avec le territoire voisin, qui est appelé KFR ‘L-TWRK ; mais ils ont aussi, comme il se doit, un ennemi, le « pays de Kûsh », contre lequel ils lancent des opérations militaires. Qui sont ces alliés et qui est cet ennemi ? 15 Les premiers sont à l’évidence des populations turques (TWRK) nomades (« ils campent dans les déserts »), non islamisées (« ils adorent le vent »), désignées territorialement comme KFR ‘L-TWRK 20. Les traits distinctifs qui leur sont prêtés, ainsi que le nom spécifique que leur donne Benjamin de Tudèle dans les pages suivantes, GWṢ (= Ghuzz), appartiennent à la littérature de l’époque21.

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16 Les seconds, qui sont les ennemis, ne sont désignés que par le nom du territoire qu’ils occupent, « le pays » ou « terre de Kûsh » (‘ereṣ Kûsh). Le même toponyme s’applique dans la Bible exclusivement aux pays limitrophes du sud de l’Egypte, c’est-à-dire Nubie et Ethiopie22. Une telle identification paraît, cependant, peu probable. En effet, dans le mythe parallèle à celui des Israélites des montagnes de Nîshâpûr, que Benjamin de Tudèle place dans les déserts de la péninsule arabique et qui concerne les tribus de l’au- delà du Jourdain (Ruben, Gad et la demi-tribu de Manassé), alliés et ennemis de ces Israélites d’Arabie appartiennent au voisinage : les premiers sont les Arabes vivant sous les tentes ; les seconds, contre lesquels combattent les Israélites avec leurs alliés arabes, sont au nord les benê Shinear (ŠN’R) et au sud Saba qui est al-Yaman, autrement dit d’un côté les constructeurs de la tour de Babel dans la plaine mésopotamienne, de l’autre les Himyarites du Yémen constructeurs de la digue de Ma’rib23. Dès lors, « le pays de Kûsh », contre lequel vont guerroyer les Israélites des montagnes de Nîsâpûr avec leurs alliés de KFR ‘L-TWRK, est à chercher pareillement dans le voisinage des uns et des autres. Or, à la suite de Bardesane d’Edesse (IIe siècle de notre ère), les versions syriaques du Roman d’Alexandre, reprises sur ce point par les géographes arabo-persans, donnent également à Bactres (Balkh), centre historique de l’ancien Empire des Kûshân (moyen-perse : KWŠ’N), le nom de Kûsh24. Par conséquent, le « pays de Kûsh », à proximité de KFR ‘L-TWRK et des montagnes de Nîshâpûr, n’est autre que Balkh. 17 Dans le contexte historique contemporain de Benjamin de Tudèle, que rappelle la section suivante du Sefer ha-Massa’ôt relative aux tractations entre Israélites et Ghuzz25, la dénomination archaïsante de Balkh ainsi que ces tractations ne peuvent être dissociées des événements du printemps 1153 dans le Khurâsân : défaite de Sanjar fait prisonnier par les Ghuzz, capitulation de Qomâč le gouverneur saljûqide de Balkh, sac et occupation de Balkh par les Ghuzz26. Quinze ans plus tard27, c’est-à-dire en 1168, lorsque Benjamin de Tudèle est de passage à Bagdad, l’imaginaire juif local a déjà greffé sur ce qui avait été perçu de la réalité la légende des tribus perdues et construit une utopie à trois protagonistes : Kûsh, KFR ‘L-TWRK et Israël. Kûsh/Balkh, ville du pouvoir islamique saljûqide, y joue le rôle qu’occupent les royaumes de Shinear et de Saba dans le mythe des Israélites d’Arabie ; elle est le symbole de l’Empire conquérant et exécré, voué à la destruction comme Babel et Ma’rib. A l’opposé, les Ghuzz nomades païens de KFR ‘L-TWRK « qui campent dans les déserts et adorent le vent », sont l’équivalent des Arabes des tentes dans le mythe des Israélites d’Arabie ; ils représentent la juste rebellion contre l’Empire et la force chargée de le détruire. Entre ces deux réalités, un peuple imaginaire, quatre des tribus perdues d’Israël, sédentarisées dans les montagnes de Nîshâpûr, organisées en Etat juif et alliées des Turcs Ghuzz, par rapport auxquels elles se distinguent par la sédentarité et la religion. Ce troisième protagoniste a donc pour but de servir d’illustration symbolique aux anciennes prophéties accordant la protection de Dieu, autrement dit durée et retour, aux tribus perdues et restées fidèles28.

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NOTES

1. L’édition suivie sera celle de M. N. Adler, qui reproduit le texte du manuscrit de la British Library 27089 (XIIIe siècle) : « The Itinerary of Benjamin of Tudela », dans Jewish Quaterly Review, 16 (1903-1904), pp. 453-473, 715-733 ; 17 (1904-1905), pp. 123-141, 286-306, 514-530, 762-781 ; 18 (1905-1906), pp. 84-101, 664-691 ; articles regroupés en volume, Londres, Oxford University Press, 1907 ; réimpression Tel-Aviv, 1964. Autres éditions : A. Asher, Benjamin of Tudela’s Itinerary, 2 vol., Londres et Berlin, 1840-1841, réimpression New York, 1927 ; J. D. Eisenstein, ‘Oṣar massa’ôt, New York, 1926, réimpression Tel Aviv, 1969 : recueil de 24 voyageurs juifs, XIIe-XIXe siècle ; reprend pour Benjamin de Tudèle le texte d’Adler ; une traduction partielle de ce recueil a été publiée par E. N. Adler, Jewish Travellers, Londres, 1930, réimpression New York, 1987, sous le titre : Jewish Travellers in the Middle Ages. Les paragraphes du Sefer étudiés ici se trouvent chez Adler, JQR 18, pp. 84-85 (texte), 92-94 (traduction anglaise). 2. C’est à ces communautés que Benjamin de Tudèle consacre les plus longues sections de son Itinéraire : ed. Adler, JQR 17, pp. 293-295 (texte) = 204-306 (traduction) ; 514-518 (texte) = 522-526 (traduction). Au XIIe siècle, Bagdad reste encore la capitale culturelle et religieuse de toutes les communautés juives. 3. SMRKNT (mss de Rome, Bibl. Casanatense 206, XV e siècle ?) ; SMR’QNTW (mss de Vienne, XVe- XVIe siècle). La leçon SMRKWT du manuscrit de Londres (p. 84 Adler) s’explique par confusion graphique du nun et du waw. 4. Sur ces graphies du nom ancien de Bukhârâ : G. Le Strange, The Lands of the Eastern Caliphate, Cambridge, 1930, p . 460 n. 2 : G. Cornu, Atlas du monde arabo-islamique à l’époque classique. Répertoire des toponymes, Leyde, 1985, p. 160. Pour les sources chinoises : E. Chavannes, Documents sur les Tou-kuie (Turcs) occidentaux, St-Pétersbourg, 1903, p. 136 et n. 7. Tous les manuscrits du Sefer relient entre elles artificiellement les régions décrites par ouï-dire ; on passe ainsi sans transition de Shîrâz, capitale du Fârs, à NWBH (p. 82 Adler). Les régions non visitées sont traitées par portions d’itinéraires mises par la suite bout à bout. 5. 2 Rois 17, 6 et 18, 11. Maday, qui apparaît dans la table ethnographique de Genèse 10, 2 parmi les territoires dévolus aux fils de Japhet fils de Noé, représente à l’orient de l’Assyrie le plateau iranien et le Khorâsân. Išô’-dâd de Marw, l’écrivain syriaque du IXe siècle, inclut dans Maday les Madayê (Mèdes) et les Sigisṭanayê (habitants du Sijistân), mais aussi les populations de la Caspienne : Alanayê (Alains) et Gâlayê (Gèles) ; texte dans J.-M. Vosté, « La table ethnographique de Gen. X », Le Muséon, 59 (1946), p. 322. 6. Abdias (hébreu ‘Obadiah), le plus court des livres prophétiques, V. 2-9 (source de Jérémie 49, 7-22). Le verset 20 nomme Sepharad (= Sardes, capitale de la Lydie, Asie mineure) comme lieu de déportation des Jérusalémites. D’où le nom de sépharades que se donneront les compatriotes de Benjamin de Tudèle, Juifs d’Espagne et du Portugal. Dans l’exégèse juive, Édom désignera tour à tour les Perses, les Arabes, Rome, Constantinople ; voir là-dessus J.-Ch. Attias, Isaac Ahravanel. La mémoire et l’espérance, Paris, 1992, pp. 246-264. 7. L’hébreu mûr désigne ici le musc ; voir J. O. Leibowitz et S. , Moses Maimonides. On the Causes of Symptoms, Berkeley, 1974, p. 237. Exposé détaillé sur la formation du musc tibétain et sa récolte chez al-Mas’ûdî (mort en 345 H./956), Murûj al-dahab, éd. C. Barbier de Meyard et Pavet de Courteille, t.1, Paris, 1861, pp. 353-356 ; traduction revue par Ch. Pellat, Paris, 1962, pp. 143-144, n° 391-394. 8. D’après la tradition reprise par al-Mas’ûdî, Murûj, t.1, p. 353 = n. 391 Pellat, la supériorité du musc tibétain par rapport au musc chinois vient de ce que le chevrotin du Tibet broute des plantes aromatiques et de la lavande (sunbul), et que, d’autre part, à l’inverse des Chinois qui tuent l’animal, les Tibétains attendent que le musc arrive à maturité dans la vessie de l’animal

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jusqu’à ce que celui-ci dépose de lui-même cette sécrétion gênante. Sur l’usage du musc en médecine et en pharmacie, voir Maïmonide (mort en 1204), Sur les causes des symptômes, edd. Leibowitz et Marcus, pp. 97-99 et 143-145. 9. Cette route du musc tibétain est celle qu’attestent pour les IXe-XIe siècles tous les littérateurs arabes, voir W. Barthold, Turkestan down to the Mongol Invasion3, Londres, 1968, pp. 65-66 et surtout C. I. Becwith, « Tibet and Early Medieval Florissance in Eurasia. A Preliminary Note of the Economic History of the Tibetan Empire », Central Asiatic Journal, 21 (1977), pp. 100-101. Aux témoignages cités par Becwith, ajouter al-Mas’ûdî, Murûj, t.1, p. 347 = n. 383 Pellat. Ibn al-Faqîh al-Hamadânî (Kitâb al-buldân, composé vers 290 H./903, ed. de Goeje, BGA, t. 5, Leyde, 1885, p. 322 ; traduction H. Massé, Damas, 1973, p. 382) indique que le Badakhshân « donne accès au Tibet ». L’auteur persan anonyme des Ḥudud al- ‘âlam, qui écrit en 372 H./982, signale dans sa description de la région de Hulbuk (act. Kulyab, Tadjikistan) un village peuplé de musulmans, du nom de Dar- é Tobbat (Porte du Tibet), par où on accède au Wakhkhân (§ 26, 2 ; éd. V. Minorsky, Londres, 1937, p. 120 et commentaire, pp. 359-364, qui reconstitue l’itinéraire du Cachemire à Hulbuk). Autre reconstitution de l’itinéraire : A. N. Zelinskiy, « Ancient Routes through the Pamirs », Central Asian Review, 15 (1965), pp. 51-54. 10. Sur ce commerce de luxe : Edward H. Schefer, The Golden Peaches of Samarkand. A Study ofT’ang Exotics, Berkeley 1963, pp. 158-159 ; André Miquel, La Géographie du monde musulman jusqu’au milieu du XIe siècle, t. 2, Paris 1975, p. 245. 11. Les produits mentionnés dans le fragment en judéo-persan (seconde moitié du VIII e siècle) d’une lettre d’affaires provenant de l’oasis de Khotân sont seulement les moutons, les vêtements et les esclaves (voir Bo Utas, « The Jewish-Persian Fragment from Dandân-Uiliq », Orientalia Suecana, 17, 1968, p. 125). Le musc vendu par les marchands juifs dits râdhânites est celui de Chine (voir Moshe Gil, « The Râdhânite Merchants and the Land of Râdhân », journal of the Economic and Social History of the Orient, 17, 1974, p. 300). 12. Ibn Qutayba, Al-Ma’ârif éd. Tharwat ‘Ukâsha, Le Caire, 1981, p. 629, 18-19. Cette étymologie populaire de Samarcande à partir du verbe moyen-perse et persan, kandan, pris non dans le sens de « creuser un canal, ou des fondations, en vue de construire une ville », mais dans le sens contraire de « raser une ville, la détruire jusque dans ses fondations », est sans cesse répétée. À titre d’exemples : Ibn al-Faqîh, Kitâb al buldân, BGA 5, p. 326 = p. 386 Massé : Abû Naṣr al Muṭahhar b. Ṭâhir al-Maqdisî, al-Bad’ wa-l-ta’rîkh, éd. Cl. Huart, t. 3, Paris, 1903, p. 179 ; t. 4, Paris 1907, pp. 95-96 ; Yâqût, Mu’jam al-buldân, éd. de Beyrouth 1957, t. 3, p. 247 ; Ḥamdollâh Mostovfî Qazvînî, Nozhât al-qolûb, éd. Le Strange, Londres, 1919, p. 238. Les deux sens de Kandan signalés ci-dessus se retrouvent dans la légende : Shammir détruit la ville sogdienne puis la reconstruit. Sur le Shammir historique au point de départ de la légende arabe, qui, vers 300 de l’ère chrétienne, réalisa l’unité de l’Empire himaryte, voir Ch. Robin, « Quelques épisodes marquants de l’histoire sudarabique », Revue du Monde Musulman et de la Méditerranée, 61, 1991-1993, pp. 63-64. 13. Fragments cités par Yâqût, Mu’jam al-buldân, t. 3 p. 248 ; également Ibn al-Faqîh, Kitâb al- buldân, BGA 5, p. 326 = Massé, p. 387. L’Ifrîqiya, qui correspond à peu près à la Tunisie actuelle, est considérée comme terre himyarite parce qu’elle a été conquise, selon la légende, par le père de Shammir, Ifrîqis (voir al-Mas’ûdî, Murûj, t. 3, p. 224 = n° 1086 Pellat). Tous les toponymes de l’inscription sont des anachronismes. 14. Ces deux vers sont cités, entre autres, par Ibn al-Faqîh, Kitâb al-buldân, BGA 5, p. 326 = p. 387 n. 1 Massé ; al-Mas’ûdî, Murûj, t.1, p 352 = n. 389 Pellat ; Yâqût, Mu’jam al-buldân, t. 3, p. 247 ; Shams al-Dîn Abû ‘Abdallâh M. al-Dimashqî, Nukhbat al-dahr, éd. F. Mehren, Copenhague 1874, p. 367. Les deux portes de Samarcande, mentionnées par le premier vers, sont à l’ouest de la Porte de Marw (Bâb Marw), appelée par la suite Porte de Nawbahâr (Bâb Nawbahâr), du nom persan des ensembles monumentaux bouddhiques de Marw ou de Balkh, et à l’est la porte de Chine (Bâb al-Sîn), nom qui se maintiendra bien après Di’bil dans la toponymie de Samarcande comme vestige de la légende de Shammir le Himyarite.

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15. Al-Ya’qûbî, qui écrit son Kitâb al-buldân en 276 H. /889-890 (éd. de Goeje, BGA 7/2, Leyde 1892 : trad. G. Wiet, Le Caire 1937), compte 22 jours pour l’itinéraire Nîshâpûr-Boukhârâ via Sarakhs, Marw, Amul, traversée du Jayhûn, Firarb, Baykand (pp. 279-280 = pp. 85-87 Wiet ; p. 292 = p. 109 Wiet) et 7 jours pour l’itinéraire Boukhârâ-Samarcande (p. 293 = p. 110 Wiet). Arminius Vambéry, qui parcourt cette distance au XIXe siècle, l’estime à 6 jours : « Une charrette à deux roues, avec sa cargaison, accomplit ce voyage en six jours. Un cavalier bien monté le ferait en trois. Les courriers n’en prennent que deux, mais ils voyagent jour et nuit » (Voyages d’un faux derviche dans l’Asie centrale, trad. E. D. Forgues, réimpression Paris, 1987, p. 375). On a donc au total 29 jours ou 28, ce qui correspond au chiffre donné par Benjamin de Tudèle. 16. Pour le Jûzjân (région sur la route de Marw al-Rûd à Balkh) : Jahûḏân ou al-Yahûdîya (« la juiverie »), devenu Maymana ; dans les faubourgs de Balkh : Jahûḏânak, diminutif du précédent (« la petite juiverie ») ; à Balkh même : Bâd al-Yahûd. Sur cette toponymie : M. Zand, « Bukharan Jews », Encyclopædia Iranica, t. 4 (1990), p. 533. Dans le Ghûr, à l’ouest de Harât, le cimetière juif de Jâm près de Fîrûzkûh a révélé des inscription tombales en judéo-persan allant du début du XIe au milieu du XIIe siècle (E. I. Rapp, 1971 et 1973, cité dans Zand, ibid.). 17. C’est ce que laissent supposer les anecdotes, que Benjamin de Tudèle tient de Moïse d’Ispahan, sur les tractations et compromis entre factions nomades non islamisées de Benê GWṢ (= Ghuzz) et chefs des communautés juives de la partie orientale du Khurâsân à l’occasion des campagnes de Sanjar (éd. Adler, JQR, 18, pp. 85-87 texte, pp. 94-96 traduction). Adler (p. 96, n. 1) pense que les « Ghuzz » de Benjamin de Tudèle désignent les Qarâ-Khitây dont le gûrkhân (turc : gür-qan) défit Sanjar à la bataille de Qaṭwân (au nord de Samarcande), le 9 septembre 1141. Étant donné l’acception et l’application du terme « Ghuzz » chez les auteurs arabo-persans des XIe-XIIe siècles (voir Claude Cahen, « Ghuzz », EI2, t. 2, pp. 1134-1135), il s’agit plutôt, me semble-t-il, des Ghuzz nomades non islamisés de la région de Balkh, que Sanjar tenta en vain de soumettre à l’impôt et à la loi perse en 547-548 H./1152-1153. Après avoir fait prisonnier Sanjar, ces Ghuzz mettront à sac et occuperont Balkh, Marw et Nîshâpûr. 18. À noter que les expressions « fleuves de Gôzan » et « villes de Maday » du verset biblique (2 Rois 17, 6 et 18, 11 ), au point de départ de la tradition exégétique sur les tribus perdues, deviennent chez Benjamin de Tudèle des « montagnes de Gôzan » et des « montagnes de Maday ». Le récit attribue de façon correcte les déportations d’Israélites aux Assyriens (Salmanasar) ; l’histoire des origines du quartier juif d’Ispahan chez Yâqût (Mu’jam al-buldân, s. v. al-Yahûdîya, t. 5, pp. 453-454) les attribue aux Babyloniens par confusion avec les légendes arabes relatives à Bukht-naṣar (Nabuchodonosor). 19. Lors du partage de la Terre promise (Josué, ch. 13), aucun territoire n’est attribué à la tribu de Lévi, les Lévites étant voués aux fonctions sacerdotales et religieuses (Deutéronome 10, 9 : Nombres 18, 20 ; Josué 13, 14. 33). Ils auront cependant des tâches de gouvernement, puisqu’ils possèderont 48 villes dans les steppes de Moab pour servir de villes-refuges aux exilés et d’asiles aux meurtriers involontaires (Nombres 35, 1-8). 20. Le « vent » ou « souffle » (rûḥ) qu’adorent ces « Turk » est à comprendre comme l’une des manifestations du dieu du Ciel. KFR’L-TWRK est, en graphie hébraïque, une annexion arabe de dépendance avec détermination du second terme. Ce qui fait difficulté est le sens et donc la transcription du premier terme translittéré KFR (transcription de M. N. Adler : Kofar-al-Turak, et de E. N. Adler : Kuffur at-Turk). On pourrait le lire Kufr, l’Impiété, en raison de la dénomination plus complète attestée plus loin (p. 86 Adler) : h-KWFRim shm BNY GWṢ mn KFR ‘L-TWRK, « les impies (= ar. al-kuffâr) que sont les fils de Ghuzz venant de (ou : appartenant à) KFR ‘L-TWRK », ce qui signifie que ces Turk Ghuzz ne sont pas bien sûr musulmans, ni sujets protégés comme appartenant aux religions de la dhimma (juifs, chrétiens, zoroastriens). Mais on peut lire aussi KFR comme désignation vague du pays des Turcs, ar. kafr « terre éloignée », ou encore qafr « plaine aride », « désert » ; cf. l’arabe balad al-Atrâk ou Turkistân, qu’emploient les géographes des Xe-XIe siècle pour désigner les deux rives de l’Oxus occupées par les nomades.

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21. Michel le Syrien, Chronique (achevée en 1195), XIV 2, éd. J.-B. Chabot, t. 3/2, Paris, 1906, p. 152. Pour les témoignages arabes : A. Miquel, Géographie humaine, t. 2, pp. 230-235. Le nez épaté, si camus qu’on ne voit que des trous, est un trait distinctif des Turcs dans la littérature arabe ; il s’applique aussi aux Tibétains (voir A. Miquel, p. 102). Selon Iordanès, qui achève son De origine actihusque Getarum en 551, le faciès des Hunni noirs est une boule informe ne présentant que des petits trous (species pavenda nigredine sed velut quaedam deformis offa, non facies, habensque magis puncta quam lumina, VIII 6). Sur le nom de « Ghuzz », voir supra n. 17. 22. État de la question dans : J. Simons, The Geographical and Topographical Texts of the Old Testament, Leyde, 1959, s. v. Cush, Cushites, Cushan, pp. 18-21. 23. Dans le Sefer de Benjamin de Tudèle, le récit sur les Israélites d’Arabie (éd. Adler, JQR, 17, pp. 762-764 texte, pp. 770-775 traduction)’précède celui sur les Israélites des montagnes de Nîshâpûr. 24. Bardesane, Livre des lois des pays, 31, éd. Fr. Nau, Paris, 1931, p. 22, 1 : « Les Bactriens que l’on appelle Qušanayê » ; Recognitiones pseudo-clémentines, IX 23, éd. B. Rehm, GCS 51, Berlin, 1965, p. 283 ; Roman d’Alexandre, versions syriaques, éd. E. A. Wallis Budge, Cambridge, 1889, p. 253, 10 (pagination syriaque) : « La dixième (ville fondée par Alexandre) est l’Alexandrie qui est Kûsh, c’est-à-dire Balkh. » Yâqût, Mu’jam al-buldân, t.1, p. 183 dans l’édition de Beyrouth : « Et parmi elles (= les villes fondées par Alexandre), il y a l’Alexandrie qui a été appelée Kûsh, et c’est Balkh. » Autres témoignages dans J. Marquart, Erânšahr nach der Geographie des Ps. Moses Xorenac’i, Berlin, 1901, pp. 87-91. 25. Ces tractations (éd. Adler, JQR, 18, pp. 85-88 texte, pp. 94-96 traduction) ont été racontées à Benjamin de Tudèle par Moïse d’Ispahan qu’il avait rencontré probablement en Irak. 26. Sur ces événements : Ḥamdollâh Mostovfî Qazvînî, Târix-é Gozîdé (écrit en 735 H./1334-1335), VI, éd. J. Gantin, Paris, 1903, pp. 264-271. Par ailleurs Barthold, Turkestan 3, pp. 329-330 ; C. E. Bosworth, « Balkh », Encyclopædia Iranica, t. 3, 1988, p. 589. 27. Élément de datation fourni par Benjamin de Tudèle (JQR 18, p. 85 texte, p. 95 traduction) et qui provient vraisemblablement de Moïse d’Ispahan. 28. Isaïe 11, 11-12 ; 27, 13 -Jérémie 3, 11-15 ; 31, 8-12 ; Ezéchiel 37, 16-25 ; 4 Esdras 13, 40-50. Avis partagés dans la littérature rabbinique sur le retour des dix tribus : Mishna, Sanhédrin X 3 ; Avot de Rabbi Nathan A 36 ; Talmud de Babylone, Sanhédrin 110b. Ne reviendront en Sion que les tribus non assimilées, d’où l’insistance du récit à bien marquer la différence entre Israélites et Ghuzz (complexion, religion, ethnographie).

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Les routes d’Asie centrale d’après le Cihân-Nümâ de Kâtib Çelebî

Jean-Louis Bacqué-Grammont

1 Également connu sous le nom de Ḥâcî Ḫalîfe, Kâtib Çelebî (1609-1657) se présente comme un personnage atypique dans le milieu des lettres et du savoir de son temps. Au contraire de son contemporain Evliyâ Çelebî dont les dix tomes du Seyâḥat-nâme relatent près d’un demi-siècle de voyages continuels, ce fonctionnaire de la bureaucratie militaire n’eut du monde une expérience pratique qu’à l’occasion des campagnes auxquelles ses fonctions le contraignirent à prendre part. Mais sa curiosité s’étendant aux hommes et à la Terre entière put se satisfaire dans le travail impressionnant qu’il accomplit entre-temps dans son cabinet d’Istanbul : plus d’une vingtaine d’ouvrages, certains fort volumineux, allant de dictionnaires biographiques à l’histoire des campagnes navales des Ottomans en passant par l’encyclopédie géographique que nous allons évoquer ici : le Kitâb-i Cihân-nümâ, « le livre qui montre le monde » que les orientalistes de jadis traduisaient naturellement par Cosmorama.

2 À de nombreux points de vue, le Cihân-Nümâ revêt une importance considérable, insuffisamment soulignée jusqu’ici, à notre avis du moins. Tout d’abord du fait de sa conception à la fois traditionnelle et novatrice. Si les géographes arabes et persans des siècles précédents avaient élaboré un genre littéraire qu’on peut qualifier d’encyclopédique – et que le Cihân-Nümâ continue à sa manière –, chacun d’eux puisait ses informations dans deux types de sources : les œuvres d’auteurs musulmans ou acceptés par la tradition musulmane, tel Ptolémée, d’une part, des témoins parmi leurs propres contemporains musulmans d’autre part. C’est là que Kâtib Çelebî introduit une audacieuse nouveauté : le recours aux acquits de la science géographique de l’Europe occidentale de son temps, se faisant traduire divers ouvrages du latin – ceux de Mercator en particulier – ou d’autres langues. 3 Non moins audacieuse pour l’époque est ce qui, dans les lettres et les sciences ottomanes, doit constituer l’une des premières manifestations d’esprit critique, en faisant appel à la comparaison et au bon sens. En fait, s’agissant de la connaissance objective du monde, le propos mord bientôt sur le terrain des vérités admises sinon par le dogme, au moins grâce à la sanction d’une tradition indiscutée jusque-là. On peut

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ainsi apprécier en mainte occasion l’habileté avec laquelle Kâtib Çelebî parvient à concilier – du moins en apparence – les impératifs de sa critique et ceux d’une orthodoxie religieuse occasionnellement tatillonne : « Puisse l’avertissement qui suit être entendu ! Une Tradition (ḥadîṯ) véridique du Prophète est parvenue, selon laquelle le Seyḥûn, le Ceyḥûn, le Nil et l’Euphrate font partie des fleuves du Paradis et, à leur origine, coulent depuis le dessous du Lotus du septième Ciel (sidretü-l-müntehâ). Parmi les commentateurs, les uns attribuent aux fleuves susdits un sens figuré du point de vue de la Foi et de l’Islam, d’autres affirment que telle est la vérité. Dans le commentaire du Müslim, Ḳâḍî ‘Iyâz choisit la première alternative : comme, pour la plupart, les fleuves susdits ne deviennent de grands fleuves que dans les pays islamiques, que ceux qui boivent [leur eau] sont des musulmans pour la plupart et que, de ce fait, en grandissant, la plupart des musulmans deviennent des compagnons du Paradis, [ces fleuves] ont donc dû sortir du Paradis, ou bien leur origine doit être l’endroit du Lotus. Dans ce cas, le doute est écarté et il n’est plus nécessaire de choisir. Mais, pour sa part, Imâm Nevevî attribue une autre raison à la vérité. Il dit que nous ignorons comment ce qui est à l’origine de ces quatre fleuves peut descendre sous le Lotus par l’intérieur de la terre, de quelle manière ils descendent et comment chacun d’eux prend ensuite une direction. Ce qui est requis par l’aspect de cette Tradition est que rien ne s’y oppose, ni du point de vue de la raison, ni de celui de la Loi canonique. Mais on dit qu’il ne livre pas ce qui s’oppose à ce qu’on dise que rien ne s’y oppose du point de vue de la raison, car la cause rationnelle de l’existence de ces fleuves est différente. Au total, comme le sujet susdit est porteur de discussion aux longs appendices, que ceux qui le souhaitent en ouvrent la porte ! » 4 Après une introduction, détaillée et généreusement illustrée, aux principes de la science géographique de l’Europe nouvelle, le Cihân-Nümâ entreprend une description minutieuse de la surface de la Terre, deux zones en étant toutefois absentes. Il faut, en effet, rappeler que l’ouvrage est resté inachevé à la mort de l’auteur – ce qui nous prive du chapitre sur l’Europe occidentale –, mais aussi qu’il avait été précédé par une première version consacrée aux provinces européennes de l’Empire ottoman, qu’on ne trouve pas dans la seconde.

5 D’autre part, après la mort de Kâtib Çelebî, sa grande œuvre géographique demeurée assez confidentielle devait connaître un avatar lui conférant une place particulièrement importante dans l’histoire culturelle de l’Empire ottoman. Lorsque, sous l’impulsion d’un groupe de hauts fonctionnaires de la Porte acquis à l’idée de l’ouverture vers l’Occident, le Hongrois converti Ibrâhîm Müteferriḳa créa à Istanbul la première imprimerie turque à caractères mobiles, le Cihân-Nümâ fut l’un des ouvrages qu’il choisit d’éditer en priorité, sur les conseils et avec l’aide de hautes personnalités inattendues qu’il remercie dans la préface : les şeyḫü-l-îslâm ‘Abdu-Llâh Efendî et Dâmâd- zâde Şeyḫ Aḥmed Efendî. Ainsi multiplié en 1732 grâce à l’imprimerie, le Cihân-Nümâ – comptant dans cette édition plus de 700 pages et enrichi d’interpolations dûment signées par Ibrâhîm Müteferriḳa – allait devenir pour plusieurs décennies l’ouvrage géographique de référence des gouvernants et des savants ottomans. L’audience dont il jouit alors ne faisant guère de doute, l’exact et l’inexact que l’on y trouve pèsent donc d’un poids particulier. 6 Or, si l’on peut accorder du crédit à la description des régions centrales du monde islamique, sous autorité ottomane pour la plupart d’entre elles, et à celle des terres les plus lointaines dont la majeure partie des sources est d’origine européenne occidentale, d’autres zones sont présentées de manière curieusement déformée : celles dont ni les

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Ottomans ni les Européens n’avaient alors une connaissance pratique de la situation du moment. 7 L’une de ces aires géographiques imprécises est l’Asie centrale avec ses prolongements sibériens, à propos desquels on voit s’entremêler imprécisions, erreurs, contradictions et anachronismes. D’après les noms des auteurs et des ouvrages invoqués comme sources, on constate que sont mis sur le même plan Yâḳûtî, Mas‘ûdî, Ibn Ḥawkal, Ḥamdo-Llâh Mostowfî et Bâbur, par exemple. D’où une sorte de patchwork chronologique où les Khazars se trouvent contemporains des Uzbeks, avec leur nom noté de tant de manières différentes qu’il en résulte un nombre excessif de mers Caspiennes : baḥr-i Ḫazar, baḥr-i Ḫazez, baḥr-i Ḫaziziḫâv, baḥr-i Aḥẓar, entre autres, sans compter Hirḳânûm, Ḳâspiyûm, etc. 8 À côté des Khazars, l’auteur cite, sans se demander s’ils existent vraiment encore et au même endroit, les Bulgares de la Volga, les Kimek, les Comans (Ḳômânî) et autres Polovtses (Pôlôzî), en arrière-plan de la prise de Kazan par le dûḳa de Moscou Cuvânes, que le lecteur pourrait croire différent du dûḳa Demetriyôs, conquérant d’Astrakhan mentionné non loin de là. 9 D’une manière générale, le chapitre 37, sur le Turkestan et la Grande Plaine (Deşt-i Kebîr), apparaît comme l’un des moins fiables de l’ouvrage. Mais on ne saurait reprocher à l’auteur d’ignorer l’étendue de la Sibérie ou la position exacte de l’océan Arctique. En revanche, la longue digression sur « Les Yâ’cûc, les Mâ’cûc et la muraille du Biscornu » (Iskender Ẕû-l-ḳarneyn) constitue un morceau de critique rationnelle des sources dont, jusqu’alors, on n’avait guère l’habitude dans les littératures du monde islamique. 10 Le même esprit critique préside à l’exposé sur les cours inférieurs respectifs du Seyḥûn et du Ceyḥûn, à juste raison puisque ce dernier avait changé depuis le temps des premiers géographes arabes. Mais Kâtib Çelebî ne parvient pas à se faire une idée précise sur la mer d’Aral : le « lac du Ḫârzem » est manifestement le même dans les chapitres sur la Transoxiane et le Ḫânzm, et il correspond bien au « lac de Kitây » du chapitre sur le Turkestan, mais l’auteur ne tire pas de cette triple équation les résultats qu’on pourrait en attendre. 11 En ce qui concerne les routes, les trois chapitres mentionnés offrent une riche matière, tant en ce qui concerne la toponymie que les distances, comme le montre le document présenté en annexe. Toutefois, un rapide examen révèle que beaucoup de ces noms de lieux sont malaisés à identifier. Ici aussi, l’auteur a dû amalgamer des données tirées de sources excellentes, mais d’époques trop diverses pour qu’on puisse admettre sans examen rigoureux que tous ces itinéraires étaient réellement empruntés à la même époque : la sienne. Il conviendrait donc de remonter à l’origine de chacune de ces informations, ce qui n’est guère envisageable à court terme dans un cadre autre que collectif. Il convient aussi de garder présent à l’esprit le fait qu’à travers le Cihân-Nümâ, la Chine du Nord était, pour un vizir ottoman du XVIIIe siècle, distante d’une centaine d’étapes de la Kachgharie, après le temps paisible d’Uluġ Beg où, depuis Samarcande, deux mois suffisaient encore. On notera aussi l’absence d’itinéraires vers les territoires safavide et moscovite. Quant à la route de l’Inde, une seule apparaît si l’on passe au chapitre sur le Badakhchan et le pays de Kaboul pour trouver la suite. 12 Enfin, les cartes figurant dans l’édition d’Ibrâhîm Müteferriḳa comportent des échelles où l’on trouve des équivalences d’unités de longueur fort utiles pour notre propos. On

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constate ainsi, d’après la carte de Turkestan, que 22 parasanges (fersaḫ) – 66 mîl = 3 étapes (merḥale) = 20 heures (sâ’at). Ailleurs, la carte de la Méditerranée porte un cartouche d’après lequel 66 mîl-i islâmiyân – 20 mîl-i frânçe = 60 mîl-i itâliyân.

Caravanes en Asie centrale

N° 0-39615

N° 0-94348

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N° 2-12134

N° 0-93922

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N° 0-98084 photographies conservées au Central’nyj Gosarhiv Kinofotofonodokumentov Uzbekskoj SSR, Tachkent, Ouzbékistan

ANNEXES

MESÂLIK-I MÂ-VERÂ’-NNEHIR

Semerḳanddan Balḫa Şehr-i Sebz ve ḳaṣaba-i Şeyḫ Ṣâdik ve ḳaṣaba-i Dih-i Nev ve ḳaṣaba-i Ṣafâ ve ḳaṣaba-i Bûyâ ve Tirmiẕ ve Balḫ birer merḥale dir Semerḳanddan Üsrûşene iki merḥale ve Ferġâna otuz beş fersaḫ-dir râh-i Ferġâna Ceyḥündan ibtidâ olunsa Tirmiẕden Bîkend ve Ṭavâvîs ve Kermîne ve Debûsiye ve Semerḳand ve Esârkît ve Ribâṭ ve Suġd Câc yoli bu menzilden ayrilur ve Merzġid ve Zâmîn Benâkes yoli buradan ayrilur ve Sâbâṭ ve Özkend ve Sâvket ve Ḫucend ve Kende ve Sûḫ ve Rûstây ve Rîzvâmiş ve Ḳubâ ve Evş ve Özkend birer merḥale dir râh-i Câc ser-ḥadd-i Islâma varinca evvelâ Atârkîden Ḳaṭrân Dere ve gérü Atârkîden Ḥarfân ve Dîzek ve Şaḳḳ-i Ḥüseyn ve Üstûrket ve Seket ve Ribâṭ-i Abû-l-’Abbâs buna Aykir daḫi dérler ve ‘Adkez ve Isbîcâb ve Bâḥkes cümle birer merḥale dir andan Ṭirâz iki merḥale araliḳda şenlik yoḳ-dur kenâr-i Ceyḥündan gidilürse Ṭirâza varinca yigirmi iki merḥale dir ve Semerḳanddan Ḫârzeme ma’mûreden gidilürse on iki merḥale dir Âmûdan Vîze ve Merd ve Pîn ve Esyâs ve Ma’ân ve Ṭâhiriyye ve ‘Âne ve Ciger-bend ve Sedv ve Hezâr-esb

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birer merḥale dir râh-i Bedaḥşân Menekden Köbri alti merḥale andan Vaḫş-âb ve Eberkend ve ‘Alâverd ve Helîk ve Menek ikişer merḥale dir rûstâ-yi Menek güẕergâh-i Bedaḫşân-dir

[MESÂFÂT]

Tirmiẕden Ḥaremenkân ve Dar-i Zengî birer merḥale andan ve Caġanyân ve Cenge ve Şûmâna ikişer merḥale andan Eyü-nân ve Pişkirü ve Pül-i Sengîn ve gérü Eyü-nândan Îlaḳ ve Derbend birer merḥale andan Gâvgeliẓ iki merḥale andan Caġanyân üc merḥale dir mesâfât-i Buḫârâ Abû Muḥkesden [363] Bîkend birer merḥale ve Ḥacâre üc fersaḫ-dir şehirden Ma’ân beş ve Zübde dört ve Ṭavâvîs dört ve Bedmâ Muḫkes bir fersaḫ-dir mesâfât-i Suġd ve Semerḳand Semerḳanddan Asârîkes dört andan Red’as dört andan Baḥîkes ṭoḳuz ve Semerḳanddan Devân iki andan Gîver Muḥkes iki Semerḳanddan Isbîcer yedi andan Kâsân beş ve Zerḳân üç ve Kâsândan Erhecer iki fersaḫ-dir mesâfât-i Keyş ve Naḫşeb mâ-beyni üç merḥale Keyşden Caġanyân alti merḥale ve Yüket beş merḥale ve Sûye iki merḥale dir Naḫşebden Keyşte dört fersaḫ-dir ve Bezde alti fersaḫ-dir mesâfât-i Üsrûşene Ḥarḳânadan Direk beş fersaḫ andan Zâmîn ṭoḳuz andan Sâbâṭ üç fersaḫ-dir Üsrûşeneden Da’kes râh-i Ḫucend üzerinde üç fersaḫ andan Ḫucend ve ‘Irk alti fersaḫ- dir mesâfât-i Şâş ve Isbîcâb Benâkesden Ḫarsîkes bir fersaḫ andan Sûrket üç fersaḫ andan Dihḳânet iki andan Bârânket bir andan Benkes iki andan Caġarket iki Firmket iki fersaḫdir ve Ebrûket ve Ketâl ve ‘Advâl ve Kefrene ve Ecbûrîn birer merḥale dir Rûd-i Îlâk ile Rûd-i Câc arasinda Yükik cânib-i ġarbîsinde Balḫ îrmaḳlari ṭûlen ve ‘arẓen beş fersaḫ-dir Ḥabâbaḥkesden Rûd-i Câc iki fersaḫ andan Bîket üç andan ḥudûd-i sekene bir Ḥâbûrket üç Ḥûmânket dört fersaḫ-dir Bîkendden îsbîcâb dört merḥale andan Bîket iki merḥale Sâbîkendden Fârâb iki merḥale Sâvġardan Ṣayran birer merḥale-dir Aḫsîkesden Kâsân beş fersaḫ ve ser-ḥadd ṭoḳuz fersaḫ-dir Ḳubâdan Esîḳân üç fersaḫ andan kenâr-i rûd yedi fersaḫ ser-ḥaddan Mekâḥis beş fersaḫ ve Evâl on fersaḫ dir Ḳubâdan şehr-i Ma’an yedi fersaḫ-dir

ROUTES DE LA TRANSOXIANE

De Samarcande à Balh Şehr-i Sebz, les bourgades de Şeyḫ Ṣâdik, de Dih-i Nev, de Ṣafâ et de Bûyâ et Tirmiẕ et Balḫ sont chacune à une étape (merḥale) De Samarcande à Üsrûşene Il y a deux étapes et le Ferġâna se trouve à 35 parasanges (fersaḫ). Route du Ferġâna Si on la fait commencer au Ceyḥûn et à Tirmiz : • Bîkend,

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•Ṭavâvîs, • Kermîne, • Debûsiye, • Samarcande, • Esârkît, • Ribâṭ, • Suġd (c’est à cette étape que se trouve l’embranchement de la route de Câc), • Merzġid • Zâmîn (c’est à cette étape que se trouve l’embranchement de là route de Benâkes). • Sâbâṭ, • Özkend, • Sâvket, • Hucend, • Kende, • Sûḫ, • Rûstây, • Rîzvâmiş, • Kubâ, • Evş et Özkend se trouvent chacun à une distance d’une étape. Route de Câc Jusqu’à la limite [des terres] de l’islam, il y a, à partir d’Atârki, Ḳaṭrân Dere. De nouveau à partir d’Atârkî : Ḥarfân, Dîzek, Şaḳḳ-i Ḥüseyn, Üstûrket, Seket, Ribâṭ-i Abû-l-’Abbâs qu’on appelle aussi Ayḳir, ‘Adkez, îsbîcâb et Bâḥkes, chacun étant distant [de l’autre] d’une étape. De là, Ṭirâz se trouve à deux étapes et il n’y a ni construction ni culture entre les deux. Si l’on va par la rive du Ceyḥûn, il y a 22 étapes jusqu’à ce qu’on parvienne à Ṭirâz. Si l’on va de Samarcande au Ḫârzem en passant par le pays habité, il y a douze étapes. Depuis l’Âmû, Vîze, Merd, Pîn, Esyâs, Ma’ân, Ṭâhiriyye, ‘Âne, Ciger-bend ve Sedv et Hezâr-esb se trouvent chacun à une distance d’une étape. Route du Badakhchan Via Menek, Köbri est à six étapes. De là, Vaḫş-âb, Eberkend, ‘Alâverd, Helîk et Menek se trouvent chacun à deux étapes. Le village (rûstâ) de Menek est le point d’accès (güẕergâh) au Badakhchan.

[DISTANCES]

Depuis Tirmiẕ Ḥaremenkân et Dâr-i Zengî se trouvent chacun à une étape. Caġanyân, Cenge et Şûmâna, deux étapes chacun. De là, Eyü-nân, Pişkirü, Pül-i Sengîn, puis de nouveau, depuis Eyünân, Îlaḳ et Derbend à une étape chacun. De là, Gâvgeliẓ, deux étapes. De là, Caġanyân, trois étapes. Distances de Boukhara Via Abû Muḥkes, Bîkend, une étape, Ḥacâre trois parasanges. De la ville à Ma’ân, cinq [parasanges], Zübde quatre, Ṭavâvîs quatre, Bedmâ Muḥkes une. Distances de Suġd et de Samarcande De Samarcande, Asârîkes à quatre parasanges, Red’as quatre, de là, Baḥîkes, neuf. De Samarcande, Devân à deux [parasanges], de là, Gîver Muḥkes, deux.

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De Samarcande, Isbîcer à sept [parasanges], de là, Kâsân cinq, Zerḳân trois, et deux de Kâsân à Erhecer. Distances de Keyş et de Naḫşeb Il y a trois étapes entre elles. De Keyş à Caġanyân, six étapes, cinq jusqu’à Yüket et deux jusqu’à Sûye De Naḫşeb à Keyş, quatre parasanges, et six jusqu’à Bezde. Distances d’Üsrûşene Via Harkâna, Direk à cinq parasanges, de là, Zâmîn à neuf et de là Sâbâṭ à trois. — D’Üsrûşene à Da’kes, par la route de Ḫucend, trois parasanges, de là, Ḫucend et ‘Irḳ à six. Distances de Şâş et d’Isbîcâb Via Benâkes, Ḥarsîkes à une parasange, de là, Sûrket à trois, de là, Dihḳânet à deux, de là, Bârânket à une, de là, Benkes à deux, de là, Caġarket à deux, de là, Firinket à deux, Ebrûket, Ketâl, Advâl, Kefrene et Ecbûrîn à une étape chacune. Entre la rivière d’Îlâḳ et celle de Câc, les rivières de Balḫ, du côté occidental de Yükik, s’étendent sur cinq parasanges en longitude et en latitude. Via Ḥabâbaḥkes, la rivière de Câc se trouve à deux parasanges, de là, trois jusqu’à Bîket, de là, une jusqu’à la limite des terres habitées, trois jusqu’à Ḥâbûrket et quatre jusqu’à Ḥûmânket. De Bîkend à Isbîcâb Quatre étapes, de là, deux jusqu’à Bîket. De Sâbîkend à Fârâb Deux étapes, par Sâvġar jusqu’à Ṣayran, une étape entre chacune. D’Aḥsîkes à Kâsân Cinq parasanges, et neuf jusqu’à la limite. De Kubâdan à Esîkân Trois parasanges, de là, sept jusqu’à la rive du fleuve, cinq de la limite à Mekâḥis, dix jusqu’à Evâl, sept de Ḳubâ jusqu’à la ville de Ma’an.

MESÂLIK-I ḪÂRZEM

Gürgencden Semerḳand on merḥale ve Nesâ on merḥale dir bu yol çöl ve ḳumsal olub iki üç ḳonaḳda bir su bulunur ve Ḫorâsân şehirlerinden Merv yüz yigirmi dört fersaḫ- dir bu ṭarîḳ-la Gürgâncdan Sûrâvân alti fersaḫ andan Enderâbân iki fersaḫ andan Mâr-i Ḥasmeyn alti fersaḫ andan Dîh-i Azraḳ yedi fersaḫ andan Hezâr-esb on fersaḫ andan Sendebûr on fersaḫ andan Ribâṭ-i Dehân-i Şîrt dört fersaḫ maḥall-i mezbûr iki ṭaġ arasi teng vâdî-dir nehri Ceyḥûn andan ‘azîm ṣît ü ṣedâ ile geçer işidenleri mebâbet aḫẕ eder andan Şehr-i Ḥafr-bend beş fersaḫ andan Der’ân yedi fersaḫ âḫir ḥadd-i Ḫarezm-dir andan Ribâṭ-i Bûh on fersaḫ andan Ṭâhirî on fersaḫ andan Seng-âbad alti fersaḫ andan Ribâṭ-i Nûşager yedi fersaḫ bu maḥallde iki bin kulac ḳadar zemîn rîg-i revândir andan Çâh-i bîrîn yedi fersaḫ

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andan Ribâṭ-i Sûrân sekiz fersaḫ andan Abdân Genc sekiz fersaḫ andan Dîh-i Saḳrî iki fersaḫ andan Merv beş fersaḫ-dir

ROUTES DU ḪARIZM

De Gürgenc à Samarcande Dix étapes, dix jusqu’à Nesâ. Cette route passe par le désert et des lieux sableux, on trouve un ruisseau toutes les deux ou trois étapes. Parmi les villes du Ḫorâsân, Merv se trouve à 124 parasanges. Par cette route, il y a : six parasanges de Gürgânc à Sûrâvân de là jusqu’à Enderâbân, deux parasanges de là jusqu’à Mâr-i Ḥasmeyn, six de là jusqu’à Dîh-i Azraḳ, sept de là jusqu’à Hezâr-esb, dix de là jusqu’à Sendebûr, dix de là jusqu’à Ribâṭ-i Dehân-i Şîrt, quatre. L’endroit susdit est une vallée étroite entre deux montagnes. Le fleuve Ceyḥûn y passe à grand bruit et fracas, saisissant d’effroi ceux qui l’entendent. de là jusqu’à la ville de Ḥafr-bend, cinq parasanges de là jusqu’à Der’ân, sept. C’est la limite finale du Ḫarezm de là jusqu’à Ribâṭ-i Bûh, dix parasanges de là jusqu’à Ṭâhirî, dix. de là jusqu’à Seng-âbâd, six de là jusqu’à Ribâṭ-i Nûşager, sept. À cet endroit, le sol est fait de sable mouvant sur [une étendue de] deux milles brasses (ḳulac) de là jusqu’à Çâh-i bîrîn, sept, de là jusqu’à Ribâṭ-i Sûrân, huit, de là jusqu’à Abdân Genc, huit, de là jusqu’à Dîh-i Sakrî, deux, de là jusqu’à Merv, cinq.

MESÂLIK-I TÜRKISTÂN

Selefde Ḫotandan Ḫiṭâya on dört günde varilur idi ve bu mâ-beyin nev’en şenlik idi ḫalḳ ḳâfileye muḥtâc olmayub bir iki nefer gider idi ḥâlâ ol râh Ḳalmâḳ istîlâsi île baġlanub münsedd oldi şimdi gitdikleri yol yüz menzil-dir Uluġ Beg élçisi Ḫâca Ġiyâs rivâyeti ile ol ṭarîḳ Semerkandan iki ayda çülgâh-i Yilduza uçünci ay avâḫirinda Ṭurḳân nâm şehre andan yigirmi merḥalede Ḳâmil nâm şehre andan yigirmi beş merḥalede ser-ḥadd-i Ḫitây olan derbend-i Sekcûya varilur mâ-beyin cümle bî-âbân-dir. ve Türḳistân dâr-i mülki olan Kâşġardan Semerḳand otuz merḥale ġarba ve Lâhûr yigirmi dört merḥale cenûba ve Yasidan Semerḳand on yedi merḥale ve Buḫârâ yigirmi beş merḥale ve Tâşkend ṭoḳûz yâ on merḥale dir ve Tâşkendden Semerḳand ġarba alti merḥale ve Endicân yedi merḥale ve Endicândan Moġôlistân sekiz merḥale andan Ṭürḳân on merḥale dir

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ROUTES DU TURKESTAN

Autrefois, on allait de Ḫotand au Ḫiṭây en quatorze jours. L’espace entre les deux était plus ou moins peuplé et cultivé. Les gens n’avaient pas besoin de caravane et une ou deux personnes faisaient la route. À présent, cette route a été coupée du fait de l’invasion des Kalmouks. Maintenant, la route qu’on emprunte est de cent étapes (menzil). D’après ce que narrait Ḫâca Ġiyâs, ambassadeur d’Uluġ Beg, depuis Samarcande, on parvenait en deux mois au district (çülgâh) de Yilduz, à la ville appelée Ṭurḳân dans la dernière décade du troisième mois, de là, en vingt étapes, à la ville appelée Ḳâmil, de là, en vingt-cinq étapes, au défilé de Sekcû qui est la limite du Ḫiṭây. Tout l’espace intermédiaire est un désert. De Kâşġar qui est la capitale (dâr-i Mülk) du Turkestan, Samarcande se trouve à trente étapes à l’ouest, Lahore à vingt-quatre étapes au sud. De Yasi à Samarcande, il y a dix- sept étapes, vingt-cinq jusqu’à Boukhara, neuf ou dix jusqu’à Tâşkend. De Tâşkend, Samarcande est à six étapes à l’ouest et Endicân à sept étapes. D’Endicân au Moġölistân, il y a huit étapes et, de là, dix étapes jusqu’à Ṭürḳân.

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Actualités

NOTE DE L’ÉDITEUR

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Soufis d’Asie centrale au Tibet aux XVIe et XVIIe siècles

Thierry Zarcone

NOTE DE L'AUTEUR

Une première version de cet article, rédigée il y a plus d’un an, est parue, en langue anglaise, au mois de février 1996, dans le Tibet Journal (Institute of Tibetology, Dharamsala, Inde), sous le titre « Sufism from Central Asia among the Tibetans in the 16-17th Centuries ». La version française que nous présentons ici est une version revue, corrigée et enrichie.

1 Les historiens admettent, en règle générale, que l’islam a été introduit au Tibet depuis l’Inde, à travers le Cachemire et le « petit Tibet » (ou Ladakh) et le Népal. L’une des explications est l’existence, dans l’Himalaya, de routes commerciales qui ont lié Lhassa et les villes indiennes pendant des siècles. Le soufisme accompagne souvent l’islam, tout particulièrement en Inde et en Asie centrale, et il n’est pas surprenant de le retrouver là où l’islam a été introduit. Plus encore, c’est souvent à travers le soufisme que l’islam a été introduit dans des régions non musulmanes. C’est le cas, entre autres, au Turkestan oriental au Xe siècle ou au Cachemire au XIVe siècle, et même au Tibet, d’après certaines légendes, au XVIIe siècle. En ce qui concerne le Tibet, deux études précieuses de Marc Gaborieau1 nous apprennent quel est le rôle joué par des soufis d’origine indienne à Lhassa ainsi que leurs relations avec le Dalaï-Lama au moment de la constitution de la première communauté musulmane de cette ville, au XVIIe siècle. Comme nous allons le montrer, c’est aussi au XVIIe siècle que le soufisme centre- asiatique a été attiré par la capitale du toit du monde, et même dès le XVIe siècle. Autre détail qui mérite d’être mentionné en passant, ce serait la venue au Tibet, avant le XVIIe siècle, d’un derviche originaire de l’Iran safavide2.

2 La question de l’introduction du soufisme au Tibet depuis l’Asie centrale n’a pas jusqu’ici attiré l’attention des spécialistes, si l’on excepte le cas des soufis originaires d’Asie centrale résidant au Cachemire sur lesquels nous possédons plusieurs travaux.

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L’un des plus connus est Sharaf al-Dîn (XIVe siècle), un derviche de l’ordre suhravardî à qui est attribuée la conversion à l’islam de Rinchana, fils d’un chef ladakhi, et d’un grand nombre de bouddhistes. À ce sujet, un spécialiste de l’histoire de l’islam au Cachemire, Muhammad Ishaq Khan, nous dit que « la tradition ladakhi, telle qu’elle a été préservée dans les chants de Bodro Masjid, décrit le soufi [Sharaf al-Dîn] comme un ami du prince bouddhiste [Rinchana] » et que « des marchands venus du Ladakh jusqu’au khânaqâ [monastère soufi] de Sharaf al-Dîn auraient conservé le souvenir de l’amitié ayant existé entre ces deux remarquables figures du Turkestan et du Ladakh3 ». On peut citer aussi Khwâja Khâwan Mahmûd, un naqshbandî ayant étudié à Boukhara, qui se rendit au Cachemire, en 1606-1607, et envoya deux de ses disciples au « Tibet » pour qu’ils y propagent les doctrines de l’ordre auquel il appartenait4. Notons enfin qu’un autre derviche, originaire d’Inde celui-ci, après avoir longtemps voyagé en Anatolie (Rûm), au Moyen-Orient et en Asie centrale, au XVIIIe siècle, se serait rendu en Chine (Chîn) et au Tibet (Tibbat). Mais on ne dispose pas dans son cas de détails supplémentaires, et on peut se demander quelles sont les zones géographiques exactes que recouvrent ici les termes de Chîn et Tibbat5. 3 Le cas de l’ordre mystique des naqshhandî est tout à fait intéressant pour notre sujet dans la mesure où ce dernier est bien implanté et influent dans toute l’Asie centrale depuis au moins le XVIe siècle. C’est à cette époque, en effet, que cet ordre soufi, sous la direction de Shaykh ‘Ubaydullâh Ahrar (1404-1490), s’est propagé depuis Boukhara et Samarcande dans tout le reste du monde musulman. Ainsi que nous le verrons, les membres de la naqshbandiyya – confrérie introduite en Kashgharie (Turkestan oriental), dès la fin du XVIe siècle, par les fils de Khwâjâ Ahmad Kâsânî (mort en 1571), connu sous le nom de Makhdûm-i A’zam – ont eu de nombreux disciples parmi les musulmans chinois et ont été en contact avec le Tibet. Nous savons grâce à Marc Gaborieau que Bahâ’ al-Dîn Naqshband (718-791/1318-1389), l’éponyme de l’ordre, était encore vénéré par les musulmans de Lhassa au XXe siècle, vénération qui pourrait avoir au moins deux explications6. Soit le culte de ce saint a été introduit au Tibet, au début du XVIIe siècle, par les envoyés de Khwâja Khâwan Mahmûd, soit il faut l’attribuer à un célèbre naqshbandî de Kashghar – auquel la principale partie de cette étude est consacrée – qui se serait rendu, soixante-dix ans plus tard, au nord-est du Tibet et à Lhassa.

Une « guerre sainte » contre le Tibet dirigée par un souverain naqshbandî au XVIe siècle

4 Avant que le cinquième Dalaï-Lama n’autorise, au XVIIe siècle, l’installation de la communauté musulmane actuelle de Lhassa, on sait qu’il y eut une tentative par un khân shaybanide de Kashghar de conquérir et d’islamiser le Tibet, tentative dans laquelle un important soufi de l’ordre naqshbandî était impliqué. Le souverain était Sa’îd Khân, un des derniers monarques de la dynastie shaybanide que l’on sait intimement lié aux ordres mystiques et à la naqshbandiyya en particulier. D’après Mîrzâ Muhammad Haydar, l’auteur du Târîkh-i Rashîdî, chronique de l’Asie centrale pour les années 1347-1542, Sa’îd Khân « avait pris la décision de faire une guerre sainte contre le Tibet7 ». Cela résultait de son ardeur enthousiaste pour la conversion des infidèles, programme lié à la voie mystique qu’un shaykh naqshbandî lui avait enseignée. Ce soufi se nommait Khwâja Khâwand Mahmûd Shihâb al-Dîn (ou Hazrat-i Makhdûm-i Nûrâ) ; c’était un disciple du célèbre ‘Ubaydullâh Ahrar que nous avons évoqué plus haut.

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L’intérêt de Sa’îd Khân pour le soufisme semble sincère car Mîrzâ Muhammad Haydar dépeint le souverain « profondément occupé à étudier et à apprendre sous la direction de Hazrat-i Makhdûm-i Nûrâ ». Il aurait même, jusqu’à la fin de sa vie, respecté les principes du soufisme. Toujours d’après le Târîkh-i Rashîdî, « à l’âge de 37 ans, il renonça à tous les plaisirs interdits et se mit sous la direction de Khwâja Mahmûdî Shihâb al- Dîn8 ». Après le départ de son maître spirituel vers l’Inde, où il s’en allait rendre visite aux successeurs de l’empereur Bâbur, un ami des soufis, Sa’îd décida d’envahir le Tibet. Il agissait en fait comme un soufi, mais comme un soufi de l’ordre très orthodoxe des naqshbandî, plutôt que comme un conquérant, ainsi que ce passage du Târîkh-i Rashîdî le montre clairement : « Le khân avait toujours été animé par le désir de faire une guerre sainte dans la voie de Dieu, surtout maintenant depuis qu’il avait adopté la sainte voie des khwâja. Il était toujours prêt à se dévouer à la cause de la foi et estimait que la guerre sainte était l’un des chemins les plus sûrs vers la délivrance et l’union à Dieu. Ainsi animé par ces pieux sentiments, il entreprit d’envahir le Tibet à la fin de l’année 938 (1531-1532)9. » 5 Mîrzâ Muhammad Haydar, au service de Sa’îd Khân, a joué un rôle notable dans la conversion du souverain au soufisme. On lit qu’il « encouragea le khân à prendre Makhdûm-i Nûrâ pour guide10 ». La vénération de Mîrzâ Muhammad Haydar pour le shaykh rejoignait celle de Sa’îd Khân, mais on ne sait pas si le premier fut reçu dans l’ordre par le khwâjâ. Cependant après que le khân se fut retiré de la « guerre sainte », Mîrzâ Muhammad Haydar s’engagea avec autant d’enthousiasme, en 1533, à la conquête du Tibet dans le but de détruire ce qu’il appelait « le temple des idoles de Ursang [Lhassa]11 ». Mais il échoua dans son entreprise à cause des difficultés rencontrées au cours du voyage12. La région la plus éloignée qu’il atteignit en pays tibétain semble celle des grands lacs Mansarowar13. Toutefois, il est dit que l’armée shaybanide soumit les nombreux Tibétains des régions de Nubra et de Balti au Cachemire14.

6 Cette tentative de conversion des Tibétains à l’islam par la force s’inscrit tout à fait dans le cadre de la politique naqshbandî qui avait démarré avec ‘Ubaydullâh Ahrar et se poursuivit à travers les fils et les disciples de ce dernier en Asie centrale, tout comme en Inde et dans l’Empire ottoman. Le soufisme ne doit pas être vu ici uniquement comme un courant religieux ou une mystique mais aussi comme une idéologie politique. Le principal but des shaykh naqshbandî était en fait d’établir la suprématie de la loi islamique (sharî’a) à laquelle leur soufisme était intimement lié. Toutefois, on peut noter que, au nombre des pratiques ascétiques en usage chez les membres de cette confrérie, plusieurs exercices ressemblaient à ceux du Yoga indien. C’est le cas, par exemple, des invocations répétitives et silencieuses des noms de Dieu (dhikr-i khafî) qui s’apparentent au japa du Yoga et de la contemplation des points subtils du corps humain (latâ’if), un exercice qui rappelle la méditation sur les chakra du Kundalini-Yoga ou des exercices de contrôle du phénomène de la mort qui ont beaucoup en commun avec le bouddhisme tibétain15.

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Le prêche de Afâq Khwâja sur la frontière sino- tibétaine au XVIIe siècle

7 L’œuvre missionnaire du naqshbandî Afâq Khwâja de Kashghar, sur les confins sino- tibétains, se situe après l’invasion mandchoue de la Chine, en 1644, et la constitution de l’Empire mandchou des Ch’ing. À cette époque, la souveraineté timouride et mongole sur l’Asie centrale avait disparu, laissant à sa place de nombreux petits États, mais le principal événement historique était l’émergence de l’Empire oyrat (ou kalmouk) en Dzoungarie. Cependant, au Turkestan oriental, le pouvoir, encore mongol (mughuliyya), se trouvait entre les mains de monarques soufis – des naqshbandî-, appelés khwâja. Tous les khwâja étaient des descendants du célèbre Makhdûm-i A’zam de Samarcande, l’une des plus importantes figures de la naqshbandiyya16. Son fils, Ishâq Vâlî donna son nom à la branche de la naqshbandiyya – ishaqiyya – qui devait alors s’imposer au Turkestan oriental. Au début du XVIIe siècle, un conflit de succession divisa les descendants de Makhdûm-i A’zam et entraîna l’émergence de deux factions rivales : le parti des aktâghlik (montagne blanche) et celui des karatâghlik (montagne noire), centrés respectivement dans les villes de Kashghar et Yarkand. Afâq Khwâja, chef du parti des aktâghlik, l’un des plus prestigieux descendants de Makhdûm-i A’zam, dont la voie soufie fut parfois nommée afâqiyya, fut dans l’obligation de fuir Kashghar en raison de la victoire de Ismâ’îl Khân, souverain mongol de Yarkand et chef du parti des karatâghlik. Après quelques années de voyage en Asie centrale, en Chine et au Tibet, Afâq Khwâja revint en Kashgharie et réussit à éliminer les ishaqiyya avec l’aide de Galdan-Boshoktu Khân (1671-1697), le chef des bouddhistes kalmouks (oyrat). Il devint, en 1678, le souverain de la Kashgharie qui fut cependant de facto intégrée à l’Empire oyrat17. Les sources hagiographiques nous disent que « parmi le peuple de Kashghar, [Afâq Khwâja] était considéré comme un prophète, le second juste après Muhammad, et qu’il était reconnu l’égal de Hazrat Isa [Jésus-Christ] eu égard à ses pouvoirs miraculeux de guérison des maladies et de résurrection des morts18 ». Comme tout naqshbandî, Afâq Khwâja mettait l’accent sur la loi religieuse (shar’iat), ce qui en fit un adversaire du soufisme hétérodoxe auquel appartenaient le courant anticonformiste des qalandar ou les partisans de l’école de Mansûr al-Hallâj, bien représentée en Asie centrale. Sa persécution de Mashrab, un poète et qalandar d’Andijan, est bien connue, en particulier à travers la poésie que nous a laissée ce dernier19. Il importe maintenant de définir dans le détail quel a pu être le rôle joué par Afâq Khwâja dans la province chinoise du et sur la frontière sino-tibétaine, ainsi qu’à Lhassa où il aurait sollicité l’aide du Dalaï- Lama contre ses ennemis.

8 Afâq Khwâja, de son vrai nom Hidâyat Allâh20, est l’arrière-petit-fils de Makhdûm-i A’zam. Il est né à Qomul en 1626 et a fait ses études, entre 1640 et 1670, dans des madrasa, à Kashghar, Seriqqol et Yarkand. Il a ensuite longtemps voyagé dans toute la Transoxiane et le Turkestan oriental, visitant les villes de Turfan, Qarashahr, , Aqsu, Ush Turfan, Boukhara, Samarcande, Enjan, Ferghana, Namangan, Kokand, Kashghar, Yarkand, Khotan Qagharlik, Yangishahr, Sarikul, Ili, etc., villes dans lesquelles il aurait prêché les principes de la « voie soufie ishqiyya » (ishqiyya suluki) –en fait la naqshbandiyya de Makhdûm-i A’zam. Afâq Khwâja propagea aussi une des plus importantes pratiques des soufis du Turkestan, le « culte des tombes », mazarlarini tawab qilishini, expression qui signifie littéralement « accomplir un tour autour de la sainte tombe », formule sous laquelle on résume souvent, en Asie centrale, toute forme

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de dévotion auprès des tombeaux de saints21. D’après le Tazkara-i Hidâyat, une biographie hagiographique et historique du khwâja, composée par Mir Khâl al-Dîn Kâtib ibn-i Mawlânâ Qâdî Shâh Kûchak al-Yârkandî22, de nombreux musulmans seraient devenus ses disciples (murîd-yârân). Plus encore, il aurait fait bâtir des hospices de soufis (khânaqâ)23à certains endroits. 9 En 1671-1672, Afâq Khwâja prêcha au nord-ouest de la Chine et au nord-est du Tibet où son propre père se serait autrefois déjà rendu dans des buts simulaires. Les sources musulmanes et chinoises signalent que Afâq Khwâja visita les villes de Xining, Lintao et Hezhou (aujourd’hui Linxia), et qu’il prêcha parmi les Hui, les Salars et les Tibétains du Nord24. On lui attribue, sous son vrai nom de Hidâyat Allâh, ainsi qu’il est connu dans les sources chinoises (« Hsi-ta-yeh-t’ung-la-hei »)25, l’introduction de la naqshbandiyya parmi les populations Hui de la Chine du Nord-Ouest. À Xining, Afâq Khwâja constitua une école coranique qui devint célèbre et lui gagna de nombreux disciples. L’un d’entre eux était Ma T’ai Pa-pa, le père de Ma Lai-ch’ih (1673-1753) qui établit la branche khufiyya de la naqshbandiyya au nord-ouest de la Chine26. Mais Afâq Khwâja a également gagné le respect des membres chinois d’un autre ordre soufi, la qâdiriyya, car ces derniers voyaient en lui l’un des deux maîtres spirituels du fondateur de la qâdiriyya chinoise27. 10 Un historien de l’islam chinois, Dru C. Gladney, a écrit dans son ouvrage Chinese Muslims, que Afâq Khwâja avait prêché parmi les Tibétains de la partie nord-ouest du Tibet mais il n’indique pas quelles sont ses sources. Les villes du nord-ouest de la Chine que le khwâja a visitées sont Xining (dans le Qinghai), Hezhou (ancien nom de Linxia, la Mecque chinoise), dans le Gansu, et Xunhua sur la frontière Gansu-Qinghai, où vivent les Turcs salars parmi une population à dominante tibétaine et bouddhiste. Le Gansu est un corridor naturel qui relie la Chine au Turkestan oriental et à l’Asie centrale. C’est un lieu de passage où la route de la soie se faufile entre le plateau tibétain, à l’ouest, et la prairie mongole, au nord. À cette particularité physique, il faut ajouter que le Gansu n’est pas la seule patrie des Chinois et des Tibétains mais aussi celle d’autres peuples comme les Turcs Salars et les Dongxiang, des Mongols musulmans, autant de populations qui ont gardé le souvenir du passage de Afâq Khwâja. 11 La ville des Xining où le khwâja a ouvert son « école » se trouve à proximité de la région tibétaine de Nga-mdo, située au sud de la rivière Xinin. À l’est, sur la frontière du Gansu et du Qinghai, vivent les Turcs Salars. La lamasserie de Lha-brang, un des six grands monastères de la branche gelugpa du bouddhisme tibétain, a été construite là, en 1709, par le premier Bouddha vivant. Aujourd’hui, la lamasserie de Lhabrang est le centre de la région autonome tibétaine de Gannan. D’après les sources, les Salars de Xunhua ont très bien accueilli Afâq Khwâja ou Hidâyat Allâh et seraient devenus membres de la naqshbandiyya-khufiyya. Afâq Khwâja aurait ensuite construit un khânaqâ (monastère soufi) dans une ville nommée Sala (aujourd’hui la ville de Kuna, d’après Nizamüddin Hüsäyin)28. 12 Nonobstant le fait que les Salars se sont toujours mêlés, par le mariage, aux Tibétains, aux Han et aux Hui, ils ont maintenu leurs traditions jusqu’à notre époque. Grâce à la mission d’Ollone qui a exploré cette région au début du siècle, nous savons que quelques musulmans chinois avaient épousé des femmes tibétaines qui n’en avaient pas pour autant abandonné leur religion – le bouddhisme tibétain –, et que leurs enfants étaient soit musulmans soit bouddhistes. Dans une des ces familles, l’un des enfants serait devenu musulman et l’autre lama. Entre le monastère de Lhabrang et la ville de

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Hezhou (Linxia), il y aurait également des musulmans vivant dans les villes de population en majorité tibétaine et chinoise29. Il est probable que des Tibétains de cette région ont pu adhérer, à travers l’islam, à la naqshbandiyya-khufiyya que Afâq Khwâja et son disciple Ma T’ai Pa-pa, ainsi que le fils de ce dernier, Ma Lai-ch’ih, avaient introduite dans cette région, à la fin du XVIIe et au XVIIIe siècles30. Il n’existe hélas pas d’autres sources, que nous connaissions du moins, sur cette possible influence du soufisme centre-asiatique sur le Tibet du nord-est, directement ou par l’intermédiaire de shaykh chinois. Les sources chinoises et tibétaines recèleraient-elles d’autres informations à ce sujet ? 13 Il est intéressant de noter, ainsi que le signale Nizamüddin Hüsäyin, que Afâq Khwâja est toujours vénéré, de nos jours, par les musulmans du Gansu, du Qinghai tout comme dans la ville de Linxia où il est appelé « Pôle des pôles, Saint de Dieu » (Qutb al-Aqtab, Walî Allâh). Quelques Hui, adeptes (murîd) de sa voie mystique, laquelle est connue sous le nom de « Muftî Sulukî » (la Voie mystique de Muftî)31, appellent Afâq Khwâja « Hazrat Hidâyat Allâh Khwâja Ma’sûl » (Hidâyat Allâh, le khwâja responsable)32. Ainsi qu’on peut le constater dans la liste des « ordres islamiques Hui en Chine », établie par Dru Gladney, il existe bien une confrérie dite « Mufuti ». Gladney précise qu’elle serait originaire d’Asie centrale et qu’elle aurait été fondée en 1683. On la trouvait, à ses débuts, dans le Gansu, à Linxia et Tangle33. Il y aurait sans doute beaucoup à retirer de l’étude plus détaillée de cet ordre en Chine du nord-ouest et au Tibet. Enfin, pour conclure, Afâq Khwâja est connu aussi chez les Mongols Tanghutu du Gansu sous les noms de Abakh Khuja, Turlugh Abakh et Qun Abakh34.

Le voyage de Afâq Khwâja à Lhassa et sa rencontre avec le Dalaï-Lama

14 D’après l’une des principales sources sur l’histoire de la dynastie des khwâja naqshbandî du Turkestan oriental, la Tazkara-i Khwâjagân (ou Tazkara-i ‘Azîzân) de Muhammad Sadiq Kashgharî, nous savons que, après ses voyages en Asie centrale et en Chine, Afâq Khwâja revint à Kashghar où il fut reçu avec vénération par le peuple. Cependant, les ennemis de Afâq, ainsi que l’écrit Bellew qui cite le Hidâyat-nâma, ont fait courir le bruit que le saint était « un hypocrite et un coquin qui, vêtu à la manière des derviches, s’emparait des biens du peuple pour entretenir ses jeunes esclaves à couronnes d’or et pour couvrir ses concubines de soie et de brocart35 ». En 1767, le souverain chaghatay Ismâ’îl Khân expulsa Afâq Khwâja de Kashghar et plaça son propre fils à sa place pour administrer le pays. Afâq se serait alors rendu au Cachemire, puis au Tibet36. La Tazkara- i Khwâjagân nous donne quelques détails sur cet épisode de la vie du khwâja où il aurait rencontré le chef de l’église lamaïste, mais il existe plusieurs versions de ce manuscrit dans lesquelles l’histoire du voyage de Afâq Khwâja à Lhassa est rapportée avec de légères différences37.

15 Il faut admettre que le khwâja ne s’est sans doute pas rendu au Cachemire par la route de Yarkand, ville qui se trouvait sur la route traditionnelle qui menait aux Indes, mais était aux mains de ses ennemis. Ainsi que Hartmann le suggère, il a certainement pénétré au Cachemire depuis l’ouest, par Tashkurgan ou Gilgit, puis, à travers le Baltistan, il a pu passer par la cité himalayenne de Leh, au Ladakh, province située sur la route directe pour Lhassa38. Le Ladakh, connu aussi sous le nom de « Petit Tibet », a peut-être été considéré par l’auteur de la Tazkara-i Khwâjagân comme faisant partie du

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Cachemire. Le texte indique ensuite qu’après avoir traversé le Cachemire, Afâq Khwâja est entré en « Chine » et a atteint un lieu appelé Lhassa (« Jû » dans le manuscrit)39. Shaw signale que le mot « Chîn » est fréquemment utilisé au Turkestan pour caractériser le Tibet, comme dans les régions de montagnes qui se trouvent au nord du Pendjab, mais il ajoute qu’il n’a jamais vu de terme comme « Jû » ou « Chû » pour caractériser le Tibet. Toutefois, Shaw reconnaît que le mot « Jû » pourrait correspondre à « Ju-wo » qui est le nom du principal temple bouddhiste de Lhassa40. Son hypothèse me semble juste puisque, d’après L. Austine Waddel, un officier britannique du siècle dernier qui vécut au Tibet, le grand temple lamaïste de Lhassa qui se trouve au centre de la ville et que l’on appelle « Maison de Dieu » (Jo-wo K’an), a donné son nom à la ville41. 16 Il existe deux versions différentes du passage qui rapporte les activités de Afâq Khwâja à Lhassa ou, au moins, ses premiers contacts avec les Tibétains. D’après la version utilisée par Hartman, une fois à Lhassa, le khwâja serait allé frapper à la porte du « temple des idoles » de « Mullâ Mânî » et y aurait rencontré un lama qui lui demanda qui il était. Il n’est pas difficile de reconnaître dans « Mullâ Mânî » Shakya Muni, autre nom de Siddharta Gautama, le fondateur du bouddhisme42. À ce sujet, Mîrzâ Muhammad Haydar écrit dans le Târikh-i Rashidî : « Ainsi sont les disciples de la religion de Shaka Muni. Tout le Khitai [la Chine43] partage cette foi et on l’appelle la religion de “Shakia Muni” ; alors que, au Tibet, elle est appelée “Shaka Tu Ba” et Shaka Muni. Dans les textes d’histoire, on l’écrit Shaka Muni44. » 17 Plus intéressant encore est le fait que le grand temple lamaïste de Lhassa est célèbre parce qu’il possède un gigantesque portrait doré et richement décoré du Bouddha Sâkya Mûnî. Ce portrait nommé « le Joyau de Majesté » a été donné par un empereur chinois à sa fille à l’occasion de son mariage avec un roi du Tibet45. Il n’y a pas de doute que cette image du Bouddha, à Lhassa, a pu représenter, pour les musulmans, le sommet de l’idolâtrie.

18 La deuxième version de cette rencontre de Afâq Khwâja avec le chef de l’église tibétaine nous fournit des détails au sujet de la discussion qui aurait eu lieu entre les deux hommes. Une fois à Lhassa, le khwâja apprit que le prêtre des Tibétains (littéralement le shaykh-brahman des Infidèles46) avait réalisé des miracles47. Alors Afâq Khwâja réalisa lui aussi des miracles et impressionna fortement le peuple de Lhassa48 qui lui demanda qui il était et d’où il venait. Afâq Khwâja déclina son identité et, pour conclure, requit l’aide des Tibétains contre ses ennemis : « Je suis le khwâja de la secte des musulmans. Les habitants de Yarkand et de Kashghar sont mes disciples [murîd – un disciple soufi]. Mais un homme est venu, s’est emparé de ces villes et m’a chassé. Je vous supplie de me procurer des hommes pour récupérer mon pays et rentrer en possession de mes biens49. » 19 Le shaykh-brahman répondit qu’il ne pouvait envoyer des Tibétains pour l’aider dans un contrée si lointaine mais qu’il pouvait écrire une lettre au souverain des Kalmouks, nommé Büshûr Khân, afin que ce dernier lui apporte son aide. La Tazkara-i Khwâjagân indique que Afâq Khwâja se rendit ensuite à Ili, au nord du Turkestan oriental, pour remettre cette lettre au souverain des Kalmouks. L’armée de ce dernier s’empara ainsi de Kashghar et de Yarkand et Afâq Khwâja recouvra le trône de Kashgharie en 1678.

20 Dans une des versions de la Tazkara-i Khwâjagân, le « chef des lamas » que Afâq Khwâja a rencontré à Lhassa est présenté comme le Dalaï-Lama50, chef spirituel et temporel du Tibet, et, point tout à fait digne d’intérêt, la rencontre entre ces deux personnages se

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transforme très vite en une compétition de magie. Une première remarque : ce passage de la Tazkara-i Khwâjagân n’a pas été compris par Shaw et Hartman. Aucun n’a remarqué, en effet, que le mot utilisé pour traduire les miracles du chef des lamas était différent de celui utilisé pour décrire ceux de Afâq Khwâja. L’auteur de la Tazkara-i Khwâjagân a fait appel à l’expression riyâzät birlä käshf kärâmât – « ascétisme et miracle à travers la révélation51 » – pour insister sur la supériorité des miracles accomplis par Afâq Khwâja, alors que le terme utilisé pour rendre ceux du Dalaï-Lama possède un sens bien connu et précis en islam, istidrâj, qui signifie littéralement « déception ». C’est un terme utilisé par les théologiens et les soufis pour qualifier les miracles faits par un incroyant. Le passage en question devrait donc être traduit de la manière suivante, si l’on tient à en respecter toutes les nuances afin de rendre le sens exact voulu par l’auteur de la Tazkara-i Khwâjagân : « Là, les Infidèles ont un prêtre-brâhmân qui, au lieu de faire le riyâzät et le käshf kärâmâ, accomplit des istidrâj, ce qui provoqua la déception des Infidèles (farîb)52. » 21 Cette rencontre de Afâq Khwâja et du Dalaï-Lama présente quelques analogies avec une légende soufie indienne rapportée par Marc Gaborieau dans son étude « Pouvoirs et autorités des soufis dans l’Himalaya ». La légende en question avait pour cadre la fondation de la première communauté musulmane de Lhassa, constituée à l’époque du cinquième Dalaï-Lama, celui-là même qui était à la tête de l’église lamaïque au moment où Afâq Khwâja serait venu à Lhassa. Le soufi indien, connu sous le nom de Khayr al- Dîn, originaire de Patna et doté de pouvoirs miraculeux, aurait agi comme médiateur entre la communauté musulmane et les autorités tibétaines, donc le Dalaï-Lama53. Cette légende n’a, hélas, aucune base historique et l’on ne connaît pas de soufi ayant porté ce nom, alors que Afâq Khwâja est un personnage bien réel. Toutefois, l’on sait que des marchands cachmiris étaient présents à Lhassa au début du XVIIe siècle54, au moment où le Dalaï-Lama avait autorisé la venue de musulmans à Lhassa « in a purely representive capacity55 ». D’un autre côté, la possible venue à Lhassa de Afâq Khwâja, ou au moins son entente avec des autorités tibétaines, est liée à un événement historique indiscutable : l’invasion de la Kashgharie par les Kalmouks, dans la seconde moitié du XVIIe siècle56. 22 Les ressemblances sont nombreuses entre l’histoire de Afâq Khwâja et celle de Khayr al- Dîn. Toutes deux sont une compétition de magie entre le Dalaï-Lama qui est présenté comme accomplissant de « faux miracles » (istidrâj) et un soufi, auteur de vrais miracles (karama). Plus encore, dans une autre version de la légende de Khayr al-Dîn, présentée aussi par Marc Gaborieau, le Dalaï-Lama se serait secrètement converti à l’islam grâce au soufi57, alors que dans l’histoire de Afâq Khwâja, les « Infidèles » de Lhassa, c’est-à- dire les Tibétains, reconnaissant la supériorité des pouvoirs du khwâja sur ceux du Dalaï-Lama, se seraient soumis au soufi58. Ce phénomène de compétition magique est un thème récurrent dans de nombreuses histoires soufies ayant trait à la conversion de non-musulmans, chrétiens ou bouddhistes, dans toutes les régions où l’islam a été introduit59. Simon Digby, spécialiste de l’histoire du soufisme en Inde, cite, par exemple, les cas de Jalâl al-Dîn Rûmî et de Shaykh Ahmad de Jân qui se sont opposés aux moines chrétiens en Anatolie, et celui de Burhân al-Dîn Sâgharjî contre les maîtres bouddhistes ou chamanistes du souverain de Khitâ (Chine)60. Ici, en ce qui concerne la Lhassa du XVIIe siècle, on peut admettre, soit que l’histoire de Afâq Khwâja est à l’origine de la légende de Khayr al-Dîn, soit que la légende de Khayr al-Dîn a inspiré l’auteur du Tazkara-i Khwâjagân. Toutes deux sont liées en effet à une même période de l’histoire du

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Tibet, importante pour l’islam, celle où les musulmans ont été autorisés à établir leur première communauté historique dans la capitale du toit du monde. 23 Toutefois, la venue de Afâq Khwâja à Lhassa n’a aucun lien avec la propagation de l’islam au Tibet ; c’est une mission politique dans le but d’obtenir le soutien des Tibétains contre ses ennemis. Il faut penser que Afâq Khwâja n’ignorait pas que la suprématie militaire dans la partie nord du Turkestan oriental appartenait aux Mongols Oyrat de la province de l’Ili – nommés « Qalmak » en langue turque, c’est-à- dire « ceux qui étaient restés païens », dans leur cas, bouddhistes. En 1673, Galdan Boshoktu Khân, le Bûshûd Khân de l’histoire de Afâq Khwâja61, devenu le souverain des Kalmouks, avait pris le titre de Zunghar Khân. Tous les Kalmouks, de confession bouddhiste lamaïque, restaient donc fidèles au Dalaï-Lama de Lhassa dont Galdan, lui- même, avait été l’élève du temps où il était jeune étudiant et lama à Lhassa62. D’après la Tazkara-i Khwâjagân, Afâq Khwâja aurait reçu un bon accueil du khân, à Ili, à cause de la lettre que lui avait remise le Dalaï-Lama. Il était assuré de se voir aidé par les guerriers kalmouks dans son projet de reconquête de la Kashgharie. 24 En conclusion, il importe de noter, avant tout, que la part de la légende et celle de l’histoire ne sont pas toujours très faciles à séparer dans les textes étudiés ici, comme dans les textes historico-hagiographiques en général. On fera, en effet, une différence entre les hagiographies pures et les textes étudiés ici, textes dont la valeur historique ne fait aucun doute et qui se présentent, en fait, comme un composé des deux genres, le merveilleux se greffant sur l’historique63. Que des relations aient existé entre des soufis d’Asie centrale et des bouddhistes tibétains, cela semble incontestable, mais rien ne nous assure que les relations en question aient eu pour cadre le Tibet central ou la ville de Lhassa, et pour participant, du côté tibétain, le Dalaï-Lama. Dans l’imaginaire des Occidentaux du siècle dernier et de ce siècle, le Tibet représente une terre mystérieuse et interdite, difficile d’accès et pas toujours hospitalière pour ceux qui désiraient en savoir plus. Souvenons-nous que l’un de nos grands explorateurs et savants du XIXe siècle, Dutreuil de Rhins, y a laissé la vie et que son compagnon de voyage, Fernand Grenard, ne dut son salut qu’au sacrifice de son ami. Sans l’héroïsme de ce dernier qui évita à leur caravane d’être massacrée par des brigands tibétains, les manuscrits précieux qu’ils ramenaient de Kashgharie n’auraient pas atteint la bibliothèque de l’Institut, à Paris, et nous n’aurions pas eu le plaisir d’y lire l’exemplaire de la Tazkara-i Khwâjagân que j’ai utilisé ici. De même, pour les musulmans, exaltés à l’idée de porter toujours plus loin le message du Prophète, le Tibet ne semble pas avoir constitué une terre où il était aisé de faire des prosélytes, sauf sur ses marges, plus accessibles, comme le Ladakh ou le Tibet du nord-est. Mais nous connaissons incontestablement mieux les musulmans tibétains du Ladakh que ceux qui se trouvent au nord-est du Tibet. Dans les deux zones, pourtant, l’influence des shaykh soufis centre-asiatiques est certaine. Il y a là matière à de nouvelles études, en bibliothèque certes, mais aussi sur le terrain, à la recherche de ce que la mémoire collective a pu conserver du passé, en particulier dans les territoires mal connus de la région autonome tibétaine de Gannan en République populaire de Chine. 25 Sur le plan de l’histoire religieuse, on retiendra que Afâq Khwâja et le Dalaï-Lama étaient tous deux les maîtres temporels et spirituels de leurs pays et représentaient une théocratie, respectivement soufie et bouddhiste. C’est cet aspect qui a, à mon avis, attiré l’intérêt de l’auteur de la Tazkara-i Khwâjagân vers le côté religieux. Dans son esprit, en effet, le khwâja avait obtenu l’aide du Dalaï-Lama parce qu’il l’avait vaincu sur

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la plan religieux et mystique. Mais l’histoire ne nous le dit pas. D’un autre côté, si on garde à l’esprit le fait qu’il existe des formes variées de la mystique musulmane, il n’est pas inutile de rappeler ici que la forme de soufisme représentée par Sa’îd Khân et Afâq Khwâja est la naqshbandiyya, un ordre bien connu pour sa grande fidélité aux commandements de la Loi islamique (sharî’a) et pour l’intérêt apporté à la conversion des infidèles, en particulier aux XVIe-XVIIe siècles. Cela peut nous aider à comprendre le prosélytisme passionné des deux souverains mystiques cités ci-dessus. Concernant les emprunts possibles entre soufis et bouddhistes – transfert de techniques ascétiques ou de rituels –, on constatera qu’en dépit du fait que la naqshbandiyya partage avec le lamaïsme et le Yoga indien un certain nombre de pratiques mystiques communes, cette confrérie n’a jamais été ouverte, ou si peu, à toute espèce d’échange culturel avec des infidèles. Les seuls échanges possibles entre des soufis centre-asiatiques et des bouddhistes dans l’histoire du Turkestan oriental doivent être attribués à ces derviches marginaux que sont les qalandar et aux yasavî64. Dans les histoires analysées ci-dessus, le soufisme et le bouddhisme tibétain apparaissent comme des idéologies rivales plutôt que comme des doctrines mystiques ayant des pratiques et un objectif communs.

NOTES

1. Récit d’un voyageur musulman au Tibet, Paris, Librairie Klincksieck, 1973 et « Pouvoirs et autorité des soufis dans l’Himalaya », dans V. Bouillier et G. Toffin (éds.), Prêtrise, pouvoirs et autorité en Himalaya, Paris, EHESS, collection Purusârtha, vol. 12, 1989, pp. 215-238. 2. Muhammad Ma’sûm Shîrâzî (Ma’sûm ‘Alîshâh), Tarâ’iq al-Haqâ’iq, Tahrân, Kitabkhâna-yi Sinâ’i, s. d., III, p. 158. 3. Muhammad Ishaq Khan, Kashmir’s Transition to Islam. The Role of Muslim Rishis, New Delhi, Manohar, 1994, pp. 61-63. Voir aussi Abdul Qaiyim Rafiqi, Sufism in Kashmir (From the Fourteenth Century to the Sixteenth Century), Delhi, Bharatiya Publishing House, s.d., pp. 164, 167, 176, 194, 217 ; Aziz Ahmad, « Conversions to Islam in the Valley of Kashmir », Central Asiatic Journal, vol. XXIII, 1979, pp. 5-10 ; Athar Abbas Rizvi, A History of Sufism in India, New Delhi, Munshiram Manoharlal Publishers, 1986, I, p. 290. 4. Ces renseignements sont tirés d’une biographie manuscrite de Khwâja Khâwan Mahmûd qui a été rédigée par son fils Muhammad Mu’in al-Dîn : « Mirath-i Taiyiba » (Bibliothèque Riza de Rampur, Inde), citée par Athar Abbas Rizvi, Muslim Revivalists Movements in Northern India in the Sixteenth and Seventeenth Century (1re éd. 1965), New Delhi, Munshiram Manoharlal P., 1993, p. 183. Je n’ai hélas pas eu l’occasion de consulter ce manuscrit. Sur Khwâja Khâwan Mahmûd, voir aussi Muhammad Sadiq Dihlwi Kashmiri Hamdani, The Kalimat al-Sadiqin, A Hagiography ofSufis buried at Delhi until 1614 A.D. (trans. Muhammad Saleem Akhtar), New Delhi, Kitab Bhavan, 1990, p. 45 et David Damrel, Forgotten Grace : Khwâja Khâwand Mahmûd Naqshbandî in Central Asia and Mughal India, Ph. D. Dissertation, Duke University, 1991. 5. Habîb Allâh, Dhikr-i Jamî’-i Awliyâ-yi Dihlî (éd. Sharif Hasan Qâsimî), Tonk, 1987, p. 129. 6. Renseignements sur la situation de l’islam au Tibet avant 1959, obtenus en Inde et au Népal, en 1971, auprès de réfugiés tibétains de Lhassa ; Récit d’un voyageur musulman au Tibet, pp. 24-25. 7. Mirza Muhammad Haidar Dughlat, Tarikh-i-Rashidi (translated by Ney Elias), Delhi, reprinted Renaissance Publishing House, 1986, p. 403. Les parties du Tarikh-i-Rashidi concernant le Tibet ont

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été traduites en russe avec de nombreuses notes explicatives par R. P. Džalilovoj et L. M. Epifanovoj (« Tarih-i Rašidi », dans Materialy po Istorii Srednej i Central’noj Azii X-XIX vv., Tashkent, Akademija Nauk Uzbekskoj SSR, 1988, pp. 185-214). 8. Tarikh-i-Rashidi, pp. 394, 448. Mirza Muhammad Haydar a consacré plusieurs pages de sa chronique à la vie et aux activités missionnaires de ce shaykh naqshhandî (pp. 395-401). Sur ce personnage, voir aussi A. A. Rizvi, Muslim Revivalists Movements, pp. 180-181 et R. A. Tillabaev, « K Voprosu ob Ordene Nakšbandija », dans Iz Istorii Sufizma. Istočniki i Socia’naja Praktika, Tashkent, Akademija Nauk Respubliki Uzbekistan, Institut Vostokovedenija im. Abu Rajhana Beruni, 1991, pp. 26-27. 9. Tarikh-i-Rashidi, p. 403. 10. Id, p. 395. 11. Id., p. 454. 12. Id., pp. 448-469. 13. Id., p. 456, note 1. 14. Id, pp. 418,422. 15. Cf. Hamid Algar, « Silent and vocal dhikr in the Naqshbandî order », dans Akten des VII. Kongresses für Arabistik und Islamwissenschaft, Göttingen, 15. bis 22. August 1974, herausgegeben von Albert Dietrich, Vandenhoeck und Ruprecht in Göttingen, pp. 39-46 et Alberto Ventura, « L’invocazione del cuore », in Yâd-Nâma in Memoria di Alessandro Bausani, (eds. B. Scarcia Amoretti, L. Rostagno), Roma, Bardi Editore, 1991, pp. 475-485. 16. Sur lui et ses descendants et disciples, voir Komilhon Kattaev, Mahdumi A’zam va Dahbed, Samarcande, Su’diën, 1994 (en ouzbek) ; sur Afâq Khwâja, pp. 54-57. 17. Sur l’histoire du Turkestan oriental aux XVIe et XVIIe siècles, voir : Joseph F. Fletcher, « China and Central Asia, 1368-1884 », dans John K. Fairbank (ed.), The Chinese World Order, Cambridge, Massachusetts, Harvard Univ. Press, 1968, p. 218. Sur la dynastie des Khwâja, voir : Robert Barkley Shaw, « The History of the Khojas of Eastern-Turkestan summarised from the Tazkara-i- Khwâjagân of Muhammad Sâdiq Kâshgarî », edited with introduction and notes by N. Elias, published as Supplement to the Journal of the Asiatic Society of Bengale, Calcutta, vol. LXVI, Part I, 1897 ; Martin Hartmann, Der Islamische Orient. VI-X, Ein Heiligenstaat im Islam : Das Ende der Čaghataiden und die Herrschaft der Choğas in Kašgarien, Berlin, Wolf Peiser Verlag, 1905 ; Henry G. Schwarz, « The Khwâjas of Eastern Turkestan », Central Asiatic Journal, vol. XX, N. 4, 1976, pp. 266-295 ; Târîkh-i Mîrzâ Shâh Mahmûd-i Churâs (XVIIe), édition et traduction russe sous le titre Šâh- Mahmûd Čurâs Hronika. Kritičeskij Tekst, Perevod, Kommentarii, Issledovanie i Ukazateli O. F. Akimuškina, Moskva, Izdatel’stvo Nauka, 1976 ; traduction en ouïgour moderne sous le titre Sä’idiyä Khandanliqi Tarikhighä Da’ir Matiryalar, Kashghar, Qäshqär Uyghur Näshriyati, 1989 ; Isenbike Togan, « Islam in a Changing Society. The Khojas of Eastern Turkestan », dans Jo-Ann Gross (ed.) Muslims in Central Asia, Durham and London, Duke Univ. Press, 1992, pp. 134-148 ; Haji Nur Haji, Yärkän Sä’idiyä Khanliqning Qisqächä Tarikhi, Kashghar, Shinjang Khälq Näshriyati, 1993 (en ouïgour). Sur un aspect particulier de la Tazkara-i-Khwâjagân, voir M. A. Salahetdinova, « Sočinenie Muhammad Sadyka Kašgari ‘Tazkara-i Hožagan’ kak Istočnik po Istorii Kirgizov », dans Izvestija Akademii Nauk Kirgizskoj SSR, (Frunze), t. 1, 1959, vym. 1, pp. 93-125. 18. D’après le Hidâyat-nâma de Mir Khâl al-Dîn Kâtib ibn-i Mawlânâ Qâdî Shâh Kûchak al- Yârkandî ; cité par Henry Walter Bellew dans son « History of », dans Report of Sir Forsyth’s Mission to Yarqand in 1873, Calcutta, 1875, p. 176. Un des exemplaires de ce manuscrit est conservé à Londres (British Museum, Ms oriental n° 8162, 213 folios), composé en 1700 par le même personnage que l’auteur du manuscrit utilisé par H. W. Bellew. Nous avons trouvé un autre exemplaire du même ouvrage, peut-être plus complet que celui de Londres, dans la bibliothèque de l’Institut d’Orientalisme de Tachkent (Institut Vostokavedenija Akademii Nauk – IVAN), Mir Khân al-Dîn Kâtib, Hidayat-nâma (en persan), n° 1682, copié en 1192/1778 à partir d’un manuscrit de 1142/1729-1730 (248 folios). La bibliothèque de l’Institut d’Orientalisme de Tachkent

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comprend deux autres manuscrits du Hidayat-nâma qui ne présentent que peu d’intérêt. En effet, l’un d’entre eux (n° 12501/I) – que nous avons pu consulter – intitulé Manâqib-i tarjima-yi hâla-yi Hidâyat Allâh Khwâjam ya’ni Hazrat Afâq Khwâja (en persan), et composé, en 1292/1875, par Mullâ Muhammad Rasûl ben ‘Azm Bay Kushbagî, n’est qu’un résumé de l’original (54 folios). Le second – qui n’était pas accessible –, intitulé Manâqib-i Afâq Khwâjam (n° 3426), sans date et sans nom d’auteur, semble également être un résumé, mais en langue turque, de l’original persan (86 folios). Sur l’intérêt de ce manuscrit en histoire et en science des religions, voir : M. A. Salahetdinova, « Soobščenija o Kirgizah v ‘Hidajat-nama’ Mir Hal’ ad-Dina », dans Izvestija Akademii Nauk Kirgizskoj SSR (Frunze), Serija Obščestvennyh Nauk, t. 3, 1961, vym. 2, pp. 133-140 ; Šâh-Mahmûd Čurâs Hronika, pp. 42 sqq ; M. Kutlukov, « Rukopisi i Dokumenty po Istorii Vostočnogo Turkestana v XVI – 60-kh gg. XIX v. i ego Vzaimosvyazi so Srednej Aziej », Aktual’nye Problemy Sovetskogo Ujgurovedenija (Materialy i Respublikanskoj Ujgurovedčeskoj Konferencii 29-31 maja 1979 g. Alma Ata), Akademija Nauk Kazakhskoj SSR, Alma Ata, 1983, pp. 202-208.). 19. Martin Hartmann, Der Islamische Orient. VI-X, Ein Heiligenstaat im Islam, p. 315 ; Qissasi Mašrab, Tachkent, Jozuvči Našrijoti, 1992, pp. 24, 36 (en ouzbek). 20. Il existe, sur la vie et les enseignements d’Afâq Khwâja, un article important, inconnu jusqu’à présent, d’un chercheur ouïgour du Sinkiang, Nizamüddin Hüsäyin : « 3. Qabahät ‘Äqidä. (Yä’ni bir Qätim Appaq Khoja Toghrisida) », Shinjang Mädäniyati (Urumchi), 1989, 2-3, pp. 113-154 (en ouïgour). Cette étude nous fournit une documentation nouvelle, tirée de manuscrits inconnus, et apporte, de surcroît, des informations précises concernant la situation actuelle du soufisme au Sinkiang, avec des renseignements sur le souvenir que Afâq Khwâja a laissé dans la mémoire des descendants de ses disciples ouïgours, mongols et chinois. Voir aussi R. Barkley Shaw, « The History of the Khojas of Eastern-Turkestan », pp. 6-7,16, 36-38 ; Martin Hartmann, Der Islamische Orient. VI-X, Ein Heiligenstaat im Islam, pp. 209-219, 313-315, 321-334 ; Ibrahim Niyazi, Tarikhtin Qisqichä Bayanlar, Kashghar, Qäshqär Uyghur Näshriyati, 1989, pp. 238-251 (en ouïgour) ; Haji Nur Haji, Yärkän Sä’idiyä Khanliqning Qisqächä Tarikhi, pp. 251-262. 21. À titre de comparaison, sur le culte des tombes chez les musulmans chinois, voir Dru C. Gladney, « Muslims Tombs and Ethnic Folklore : Charters for Hui Identity », The Journal of Asian Studies, vol. 46, n° 3, August 1987, pp. 495-532, et sur le culte des tombes chez les musulmans d’Asie centrale, voir Thierry Zarcone, « Le culte des saints en Turquie et en Asie centrale » dans H. Chambert Loir et E. Guillot (éds), Le culte des saints dans le monde musulman, Paris, École française d’Extrême-Orient, 1995, pp. 267-307. 22. Le témoignage de ce personnage est d’autant plus précieux que celui-ci, bien informé sur la pensée mystique, était également un des proches disciples d’Afâq Khwâja. Il est resté pendant de très nombreuses années auprès du khwâja et de ses enfants. 23. Nizamüddin Hüsäyin, « 3. Qabahät ‘Äqidä », pp. 125, 135, 137. 24. Dru C. Gladney, Chinese Muslims, Cambridge, Harvard University Press, 1991, pp. 46-47 ; J. Fletcher, « Les voies (turuq) soufies en Chine », dans Les ordres mystiques dans l’Islam (éds. A. Popovic, G. Veinstein), Paris, EHESS, 1985, p. 16. Le Hidâyat-nâma consacre plusieurs pages aux khalîfa (représentants) chinois (tungkânî) de Afâq Khwâja ; voir notre étude en préparation : « Les disciples chinois de Afâq Khwâja au XVIIe siècle : Bâbâ Khwâja Mâchîn, Mullâ Yusûf Chînî Tungkânî et Mullâ Chîn ». 25. Joseph Trippner, « Islamische Gruppen und Gräberkult in Nordwest-China », Die Welt des Islam, VII, 1961, p. 148. 26. Cf. Joseph Trippner, ibid. ; et Nizamüddin Hüsäyin qui cite un article du savant chinois Ma Tong (titre donné en ouïghour : « Mufuti Mäzhibi vä Hidâyitullah » [Le groupe religieux mufuti et Hidâyat Allâh], publié en 1982, sans aucune autre indication ; « 3. Qabahät ‘Äqidä », pp. 124-125. Nizamüddin Hüsäyin a trouvé quelques détails concernant Ma T’ai Pa-pa dans un livre (ou un manuscrit, et dans quelle langue ?) intitulé « Khufiyya Mäzhäbining Täzkirisi » (Tazkara [biographie] du groupe religieux khufiyya) ;id., p. 126. Sur l’histoire des débuts de la naqshbandiyya

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khufiyya en Chine, voir Françoise Aubin, « En Islam chinois : quels Naqshbandis ? », dans M. Gaborieau, A. Popovic, Th. Zarcone (éds), Naqshbandis. Historical Developments and Present Situation of a Muslim Mystical Order, Istanbul-Paris, Isis/IFEA, 1990, 517 et Dru C. Gladney, Chinese Muslims, pp. 46-48. 27. Dru C. Gladney, Chinese Muslims, p. 44. Nizamüddin Hüsäyin cite un manuscrit chinois ou turc non identifié qui concerne la qâdiriyya chinoise et dans lequel il est fait référence à Hidâyat Allâh. Le titre de ce manuscrit en traduction ouïghour est le suivant : « Qadiriyä Chong Gümbizining Täzkiräsi » (Tazkara [biographie] concernant le grand mausolée qâdirî) : « 3. Qabahät ‘Äqidä... », p. 126. 28. D’après le « Qadiriyä Chong Gümbizining Täzkirisi », cité par Nizamüddin Hüsäyin, « 3. Qabahät ‘Äqidä », p. 126. 29. Recherches sur les musulmans chinois. Mission d’Ollone, Revue du monde musulman, n° 12, p. 525. Réédité dans A. Vissière, Mission d’Ollone, Recherches sur les musulmans chinois, Paris, E. Leroux, 1911. 30. Toutefois, les explorateurs français Dutreuil de Rhins et Fernand Grenard, qui ont visité le Gansu à la fin du XIXe siècle, ont remarqué que la branche rivale de la naqshbandiyya, appelée jahriyya, dont le fondateur était Ma Ming-hsin, était, en ce temps, la forme dominante du soufisme parmi les Salars ; Dutreuil de Rhins, Fernand Grenard, Mission scientifique dans la haute Asie, Paris, 1890-1895, II, pp. 451 sq. 31. Le mot « Muftî » fait référence à l’idée de propagateur de la Loi de Mahomet, mais dans ce cas particulier, il semble désigner Afâq Khwâja comme le guide par excellence de la communauté des musulmans. 32. Nizamüddin Hüsäyin, « 3. Qabahät ‘Äqidä », p. 127. 33. « Muslims Tombs and Ethnic Folklore », p. 521. 34. Nizamüddin Hüsäyin, « 3. Qabahät ‘Äqidä », p. 127. 35. Henry Walter Bellew, « History of Kashgar », p. 176. 36. R. Barkley Shaw, « The History of the Khojas of Eastern-Turkestan », p. 34. 37. Nous n’avons trouvé aucune trace dans le Hidâyat-nâma du passage de Afâq Khwâja à Lhassa, mais nous pouvons très bien ne pas avoir réussi à localiser le passage en question, s’il existe bien sûr. D’un autre côté, O. F. Akimuškin, qui a également consulté ce manuscrit, ne mentionne que la Tazkara-i Khwâjagân dans une note où il aborde la question du voyage de Afâq Khwâja à Lhassa ; ce qui nous laisse penser que le Hidâyat-nâma ne fournit effectivement aucun renseignement sur cet épisode (Šâh-Mahmûd Čurâs Hronika, pp. 323-324 note 363). 38. Martin Hartmann, Der Islamische Orient. VI-X, Ein Heiligenstaat im Islam, p. 324 note 2. 39. Le manuscrit consulté par Shaw est similaire à celui qui se trouve conservé dans la bibliothèque de l’Institut de France (Paris) et auquel je ferai référence dans cet article : Tazkara-i Khwâjagân, Ms n°3357 (copié au XIXe siècle à Khotan). La phrase « Chîn mülkîde Jû dîgân mevzû’ghä bârdîlâr » peut être traduite de la manière suivante : « Il atteignit un endroit appelé "Jû" qui se trouve dans le pays de Chîn » (f°s 24v.-25v.). 40. R. Barkley Shaw, « The History of the Khojas of Eastern-Turkestan », pp. 35-36 note 15. 41. L. Austine Waddel, Buddhism and Lamaism of Tibet (first published London 1895), New Delhi, Heritage Publishers, 1974, p. 300. Les arguments développés par Hartmann pour prouver que la ville de « Jû » correspond bien ici à celle de Lhassa se trouvent dans son Der Islamische Orient. VI-X, Ein Heiligenstaat im Islam, pp. 321-326. 42. Martin Hartmann, pp. 210, 326. 43. En général, le terme « Khitây » caractérise la Chine du Nord ; voir Nadhir Ahmad Aligrah, « Zabân-i Fârsî dar Chîn », Ayanda (Tahran), 15, 3-5, 1989, p. 288. 44. Tarikh-i-Rashidi, p. 415. 45. L. Austine Waddel, Buddhism and Lamaism of Tibet, p. 303. 46. Kâfirlarning brâhmän shâyhlârî, Tazkara-i Khwâjagân (Institut de France), f° 24v.

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47. Riyâzät birlâ kâshf kärâmâtlâr, ibid. 48. Kâfirlâr hayrân bûlûb, ibid., f° 25r. 49. Id. f° 24v. Voir aussi la traduction de ce texte par Shaw (« The History of the Khojas of Eastern-Turkestan », p. 36 note 15) ; Nizamüddin Hüsäyin, « 3. Qabahät ‘Aqidä », p.126 et Haji Nur Haji, Yärkän Sä’idiyä Khanliqning Qisqächä Tarikhi, pp. 255-254, 259-260. 50. Dâlâilâmâ-lâr, en caractères arabes, avec le pluriel de courtoisie « lâr » ; Martin Hartmann, p. 210 note 6. 51. L’emploi du mot kashf (révélation) dans le cas d’un miracle est expliqué par ‘Ali b. Uthmân al- Jullâbî al-Hujwîrî dans un des plus anciens traités persans de soufisme : « A miracle cannot be manifested except in the state of unveiledness » ; Kash al-Mahjûb (translated by R. A. Nicholson), London, Luzac, reprint 1976, p. 226. 52. Andâ kâfirlârning brähmän shäykhlârî bâr îrdî kä riyâzät birlä käshf kärâmâtlâr urnîdä istidrâjlâr körsâtîb kâfirlârnî färîb bärîb ; Tazkara-i Khwâjagân (Institut de France), f° 24v. Henry G. Schwarz cite Shaw sans voir cette erreur (Henry G. Schwarz, « The Khwâjas of Eastern Turkestan », Central Asiatic Journal, vol. XX, n° 4, 1976, p. 217 note 17). Seul Hartmann pressent qu’il devrait y avoir une différence entre riyâzät birlä käshf kärâmâtlâr et istidrâj, mais il pense que le mot istidrâj devrait être la traduction arabe d’une expression d’origine bouddhiste ; Hartmann, p. 212 note 3. 53. Marc Gaborieau, « Pouvoirs et autorité des soufis dans l’Himalaya », p. 222. 54. M. Gaborieau, Récit d’un voyageur musulman au Tibet, pp. 18-19. 55. Peter of Greece and Denmark, « The Moslems in Central Tibet », Royal Central Asian Journal Quly-October 1962) ; cité par M. Gaborieau dans Récit d’un voyageur musulman au Tibet, p. 17. 56. Le rôle joué par l’église lamaïque du Tibet dans l’établissement de la dynastie djoungare est confirmé par I. Ja. Zlatkina dans son Istorija Džungarskogo Hanstva. 1635-1758, Moskva, 1964, p. 252 ; cité par O. F. Akimuškin en note à son édition de l’ouvrage de Shaykh Makhmûd ibn Mîrzâ Fâzil Churâs, op. cit., p. 324. 57. M. Gaborieau dans Récit d’un voyageur musulman au Tibet, p. 17. 58. Tazkara-i Khwâjagân (Institut de France), f° 25r. 59. Voir l’analyse de M. Gaborieau dans « Pouvoirs et autorité des soufis dans l’Himalaya », pp. 225-226. 60. S. Digby, « Hawk and Dove in Sufi Combat », Pembroke Papers (Cambridge, U.K.), 1(1990), p. 10. 61. Tazkara-i Khwâjagân (Institut de France), f° 25v. Voir aussi Shaw, « The History of the Khojas of Eastern-Turkestan », pp. 36-37 et M. Hartmann, p. 325. 62. Shaw, p. 37 ; W. W. Rockhill, The Dalai Lamas of Lhasa and theirs Relations with the Manchu Emperors of China 1644-1908 (reprinted from the T’oung-Pao series III, vol. L n° 1), Leyden, E. J. Brill, 1910, p. 20 ; Liuzishiaö, Uyghur Tarikhi, Millätlär N., 1988, II, p. 817. 63. Cf. Th. Zarcone, « L’Hagiographie dans le monde turc », dans D. Aigle (éd.), Saints orientaux. Hagiographies médiévales comparées, De Boccard, Paris, 1995, pp. 55-67. 64. Voir Emel Esin, « Eren. Les dervish hétérodoxes turcs d’Asie centrale et le peintre surnommé Siyâh-Kalam », Turcica, XVII, 1985, pp. 7-41 et Th. Zarcone, « Some Remarks on the Influence of Central Asia on the Early Development of an Indian Sufi Order : the Chishtiyya (13-14th Centuries) » (sous presse).

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Les ambassades byzantines auprès des premiers souverains turcs de Sogdiane. Problèmes d’onomastique et de toponymie

Pierre Chuvin

1 L’apparition d’un pouvoir turc en Sogdiane, dans la deuxième moitié du VIe siècle ap. J.- C., marque le début, ou plutôt forme le signe avant-coureur, d’un long processus qui s’est déroulé jusqu’à nos jours, la turcisation de l’Asie centrale.

2 Sur ces premiers maîtres turcs de la Sogdiane, nous avons la chance de disposer de témoignages contemporains, de première main, dus à des voyageurs occidentaux, qui complètent ce que nous apprennent les sources chinoises1 et les dires des intéressés eux-mêmes. Ces témoignages, au tournant du VIe et du VII e siècle après J.-C., sont conservés par des historiens byzantins, en premier lieu Ménandre, qui se fondaient sur les rapports de leurs compatriotes ambassadeurs envoyés par Byzance en Asie centrale, en 569 et en 576. 3 Au colloque tenu à Samarcande en 1990 dans le cadre des accords de coopération entre l’Académie des Sciences de l’Ouzbékistan et le CNRS (unité 312, prof. P. Bernard), deux publications récentes ont fourni l’occasion de reprendre le dossier des informations transmises sur la Sogdiane et ses maîtres turcs2. 4 D’abord une nouvelle édition de Ménandre, avec traduction anglaise, a été donnée par R. C. Blockley (Menander, Liverpool, Francis Cairns, 1985). C’est la première depuis C. Müller (Fragmenta Historicorum Graecorum, t. IV, Paris, 1856) et L. Dindorf (Historici graeci minores, II, Leipzig, 1870), et en fait la première édition critique de ces fragments, profitant des progrès accomplis sur le texte des excerpteurs de Ménandre (les compilateurs de la Souda et Constantin Porphyrogénète). Blockley a fait œuvre utile, fournissant un texte plus sûr et plus complet que ses prédécesseurs, ainsi qu’une traduction anglaise. Toutefois son commentaire reste très insuffisant.

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5 D’autre part, un volume collectif a été publié sous la direction de Denis Sinor, The Cambridge History of Early Inner Asia, Cambridge University Press, 1990 ; la période dont parle Ménandre y est étudiée par Sinor lui-même. 6 Une question doit être discutée au préalable, celle de la valeur de ces témoignages. En effet, ces informations sont fragmentaires, car de l’œuvre de Ménandre nous ne possédons que les extraits insérés au Xe siècle, d’une part dans un dictionnaire encyclopédique appelé Souda et de l’autre dans des recueils thématiques d’extraits compilés par Constantin VII Porphyrogénète, Sur les Ambassades, Sur la vertu et le vice, Maximes etc. Autant qu’on puisse juger, les excerpteurs ont accompli un travail fiable et Ménandre lui-même a les méthodes de travail des historiens de l’Antiquité tardive, c’est-à-dire qu’il garde une fidélité littérale à ses sources et qu’il n’hésite pas à recopier les documents. On peut donc considérer que, malgré sa mutilation, l’œuvre de Ménandre garde souvent la valeur du témoignage oculaire et mérite d’être étudiée de près3. On en prendra un seul exemple : en 568, l’ambassadeur sogdien auprès du Basileus, Maniakh, dit que les Hephthalites habitent en cités (poleis, ayant chacune une structure politique) et non pas en simples agglomérations commerçantes (kômas, fr. 10, 1, l. 76 ss. Blockley) – le contexte montre clairement que le terme « Hephthalite » désigne ici les anciens sujets des Hephthalites passés sous la domination turque, et l’indication donnée par Maniakh, loin d’être un cliché de la littérature ethnographique grecque, correspond à la réalité de la Sogdiane d’alors, comme l’a rappelé Boris Ilitch Marchak4. 7 Parmi toutes les questions que soulèvent ces textes très riches, je me bornerai à trois : l’identité du chef turc Sizaboxilos ; le lieu, Ektag, où les ambassadeurs byzantins eurent audience du ; le trajet suivi par l’ambassadeur Zèmarchos lors de son voyage de retour à Byzance, en 571.

Qui était Sizaboulos ?

8 Les sources arabo-persanes (Tabari) parlent du même souverain en l’appelant Sinjibou, que l’on analyse en un nom personnel, ou un surnom, transcrit Sin, et un titre postposé, Jibou5. Une autre transcription du même nom est Djibgha ou Djibghou, dans lequel on reconnaît le titre turc yabgu6.

9 L’accord s’est fait depuis longtemps pour reconnaître le titre jibou de l’arabe, che-hou du chinois, yabgu du turc dans l’élément -zaboulos du grec, qui est aussi noté -ziboulos et enfin, pour un autre personnage, Ziebèl ou Zievil, le b ancien du grec ayant son articulation relâchée dès cette époque. Les deux dernières syllabes du mot grec ont fait l’objet d’une réfection qui les assimile au second élément d’un nom composé grec du type Euboulos, avec même un sens analogue, zaboulos, « de bon conseil », « qui réfléchit bien ». La transformation du yod initial en dentale sonore est déjà attestée pour ce titre sur des monnaies kouchanes de Kudjula Kadphises (Ier siècle ap. J.-C.) où il est noté yavuga en kharoshthi et rendu Zaoou en grec ; cela a fait penser que le titre pouvait être d’origine kouchane7. Par ailleurs, l’alternance y/dj est bien attestée dans les langues turques à une date ultérieure (cf. les variantes anciennes du nom du fleuve Oural – Yaïk -, etc.). Et le grec ne possédant pas le son ; le rend par un z. 10 Le problème n’est pas d’ordre phonétique. Sizaboulos est clairement Si(n) yabgu. Il est sémantique. Quel était le rang d’un yabgu ? Les auteurs grecs parlent d’un chef « Khazar

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», Ziebèl, allié d’Héraclius en 627/628, qui « venait en dignité immédiatement après le khagan8 ». Or le même personnage est nommé « Djebou-Khakan » chez l’historien arménien Moïse de Khagankatouts (Chavannes, p. 253). On a beaucoup discuté sur l’identité de ce « Djebou-Khakan », chef des Khazars, qui pourrait bien avoir été en réalité le chef des Turcs occidentaux, car il est dit par Moïse « vice-roi du roi du Nord », « son second dans la royauté »9. Il faut rappeler ici, après R. N. Frye, ce que dit Mahmoud al-Kachgari du titre yabgu : il désigne le second personnage de l’Empire, juste après le khagan10. 11 Mais ce qui importe surtout ici est que ce « Ziebèl », vers 628, porte les deux titres accolés. À la même époque, le khagan des Turcs occidentaux, qui est sans doute la même personne que Ziebèl, s’appelle chez les historiens chinois T’ong jabgou et le voyageur Hiuen-tsang, en 630, l’appelle jabgou khagan. A. Bombaci observe qu’au début du VIIe siècle, les deux titres sont associés trois fois : chez T’ong Yabgu Khagan, chez son fils Se Yabgu Khagan et enfin chez son petit-neveu Ichbara Yabgu Khagan. Ils paraissent caractéristiques des Turcs occidentaux. 12 Si nous revenons à la période des ambassades, dans les années 569 et suivantes, de même, Sizaboulos est qualifié de khagan par Ménandre (10, 3, 22). Il est « le plus hardi et le plus puissant des Turcs » selon Tabari (Chavannes, 226), le vainqueur des Hephthalites. Or Théophylacte connaît un Stemviskhagan (= Istämi khagan) qui a été, à côté du khagan suprême des Turcs, le vainqueur des Hephthalites ; Théophylacte utilise une lettre d’un khagan à l’empereur Maurice11. Il ne nomme pas ce khagan, mais il est clair d’après la date de la lettre (598) et les titres que se donne son auteur (« maître des sept climats du monde ») qu’il s’agit de Tardou (sic Chavannes, p. 249), successeur d’Istämi. 13 Sizaboulos devrait donc être identifié au khagan des Turcs occidentaux, Istämi, lui- même subordonné au khagan des Turcs septentrionaux, Mou-Han12. Comme les noms et les titres reparaissent dans la dynastie (un fils de T’ong Yabgu Khagan s’appelle Tardou Chad, A. Bombaci, l. c.), on serait tenté de penser que Sizaboulos portait le même nom que, plus tard, Se Yabgu Khagan. L’élément [Se] reste inexpliqué. James Hamilton y verrait le nom d’une tribu ralliée13. Pour le double nom Istämi et [Se], on comparera, un siècle plus tard, Elterich Kaghan qui s’appelle aussi Kutlugh, « Fortuné »14. [Se] pourrait être un surnom du même ordre. 14 On voit se dessiner une hiérarchie des titres : Khagan, Yabgu, Chad ; ils sont énumérés dans cet ordre sur l’inscription de à Baïn-Sokto (ci-après), 1. 41. Le titre de Yabgu Khagan pris par le souverain des Turcs occidentaux marque sans doute à l’origine à la fois sa subordination au Khagan du Nord et sa puissance. Le titre yabgu, rendu en grec ziboulos ou ziebèl, désigne le second du khagan, mais peut aussi être porté par le khagan lui-même qui l’accole à son nom, ordonnant sa titulature selon une hiérarchie croissante. 15 Un autre argument vient à l’appui de cette identification. Selon Ménandre, le second ambassadeur byzantin auprès des Turcs, Valentin, arrive chez eux en 576, alors que « Silziboul père de Tourxanthos » venait de mourir (fr. 19, 1, l. 119 ss. Blockley). Toujours selon Ménandre, Tourxanthos est homaimos, un terme de parenté que nous allons analyser, de Tardou (ibid., l. 134), dont nous savons par les sources chinoises qu’il était le fils d’Istämi khagan. « Tardou » est en fait Tardoush, l’« Occidental », dont le nom s’oppose à celui de Tölish, l’« Oriental » ; ce « nom » se rapporte aux deux grandes divisions des Turcs, où l’Orient/Nord avait en principe la suprématie (il y a sur ce point,

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a bien voulu me dire le professeur L. Bazin, une erreur de Chavannes, Documents, Notes additionnelles, p. 6). Tardou est bien le nouveau Yabgu khagan. 16 Homaimos, substantif, terme de parenté, a un sens précis, frère ou sœur, comme on le voit chez les poètes tragiques : chez Eschyle, Sept, 681, il désigne Etéocle et Polynice ; chez Sophocle, Electre, 12 et 325, Electre et Oreste (cf. l’Anth. Plan., XVI, 128), Electre et sa sœur Chrysothémis. Il s’agit là de couples fraternels, de même père et de même mère, très liés, fût-ce dans la haine, comme Etéocle et Polynice. Les autres emplois ne modifient pas la conclusion : dans Hérodote, V, 49, un Milésien s’adresse aux Spartiates : « Libérez les Ioniens, vos frères, homaimonas » (et non pas « vos cousins » !), leur dit-il. On voit bien que ce passage pathétique invoque un lien de parenté le plus étroit possible, comme chez le même auteur en I, 151 ; VIII, 144, où il se rapporte à des peuples frères. Appliqué à une autre relation, chez Eschyle, Euménides, 212, 605, 653, c’est l’« identité de sang » entre une mère et son enfant qu’il désigne, et non pas une consanguinité vague, plus ou moins lointaine, « lié par le sang » (sunaimos, sungenès). La valeur du préfixe homo- ne s’était pas affaiblie au début de la période byzantine, marquée par les discussions sur l’« identité de substance » (homoousia), du Père et du Fils. C’est un terme précis, mais avec une couleur archaïsante, littéraire. À cet égard, la position, réaffirmée récemment, de Denis Sinor, o. c, p. 304 s., qui voit en Tardou et Tourxanthos de simples « proches parents » (« close relatives »), sans doute des cousins, ne me paraît pas défendable. 17 Si Tardou est le frère aîné de Tourxanthos, il est aussi le fils de Sizaboulos et il s’ensuit à nouveau que Sizaboulos et Istämi khagan, chef des Turcs occidentaux, ne font qu’un. Cela explique la seconde partie du nom de Tourxanthos : c’est le titre turc de chadh, porté par les frères cadets du souverain (ou, après la mort de leur père, par ses neveux ; Bombaci, l. c.). 18 Il serait tentant de le rapprocher d’un nom de prince de Boukhara, un Turc qui se convertit à l’islam (et porte donc un nom préislamique), Tughshada, où le deuxième élément semble bien renfermer le titre shad15. On connaît d’autres anthroponymes bâtis sur Tugh, « étendard », par exemple « Al Tugh », « Étendard rouge », grâce à l’inscription al tugha vermishi, « offert à Al Tugh » [les consonnes redoublées, al tugh-ga, ne sont notées qu’une seule fois], sur une pierre tombale16. On peut proposer cette explication du nom comme une alternative plus vraisemblable à Türk-chad17. 19 La démonstration sur l’identité de Sizaboulos et d’Istämi, bien menée déjà par Chavannes voici près d’un siècle, ne saurait donc être remise en cause qu’avec des arguments nouveaux et sérieux.

Le lieu de l’audience : Ektag

20 Une difficulté est posée par l’identification du lieu d’où part l’ambassade pour retourner à Byzance : la montagne où était le khagan lui-même, appelée « Ektag, Mont d’Or dirait un Grec » (10, 3, l. 23 Bl.). C’était là que résidait alors Sizaboulos/Istämi. C’est là encore, en 576, que l’ambassadeur Valentin ira rencontrer le khagan Tardou, fils et successeur d’Istämi (fr. 19, 1, l. 134-135 Bl.), et la même explication (« mont d’or ») est donnée pour le nom. Ektag a été considéré comme transcrivant Ak dag, la « montagne blanche », toponyme très courant en turc. La traduction « Mont d’Or » proposée par Ménandre serait donc fausse. Comment l’expliquer ? À mon sens, le nom Ektag est bien celui qui a été entendu par les voyageurs. On les imagine mal étourdis au point de

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remplacer le nom de la capitale du souverain auprès duquel on les envoie de si loin par un terme quelconque. D’autre part, le turc faisant une différence fondamentale entre les voyelles « d’avant » et « d’arrière », la confusion entre les deux qui est supposée ici est très gênante. L’« erreur » de traduction pourrait être le fait, non de Ménandre, mais de ses lecteurs modernes. En effet, l’inscription de Tonyukuk à Baïn Tsokto raconte une campagne menée vers l’Ouest, en 689, par Elterich Khagan contre les Türgech. « En traversant la rivière des Perles, je fis arriver l’armée jusqu’à l’Äktag [...] où gît Tinsioglï [le Fils de l’empereur] » (1. 44 de l’inscription, trad. R. Giraud). Or dans le texte en runes, il est impossible de prendre äk pour ak. Il est normal que l’inscription signale la conquête de ce site « capital ».

21 Théophylacte Simocatta, qui compose son œuvre vers 630, décrivant le pays tel qu’il était avant 582, avait mentionné « la Montagne d’or » où est la résidence du khagan des Turcs occidentaux. « C’est une loi chez les Turcs qu’on doit céder le mont d’or au khagan le plus puissant. » Ce mont se distingue par sa fertilité, pour les fruits et les troupeaux, sa salubrité, la rareté des tremblements de terre (VII, 8, 13, p. 191 Whitby). Et Théophylacte oppose à cette immunité les calamités qui avaient frappé la Sogdiane et la ville ounnougoure de Bakath18. Pour la valeur symbolique et royale donnée ici à l’or, on comparera le titre de la chronique officielle des Gengiskhanides, l’Histoire d’or, Altan toptchï. Toujours chez les Gengiskhanides, dans la branche aînée, la « Horde d’or » est celle qui a la prééminence. Il convient donc, non pas de « corriger » la traduction de Ménandre, mais de l’utiliser pour comprendre le sens du terme turc äk, « or », supplanté par la suite par le terme altaïque altïn19.En ouzbek, le ä du turc ancien passe à a, ce qui entraîne une confusion tardive entre « Mont de l’or », dont le sens n’est plus compris, et « Montagne blanche ». 22 Ce lieu doit être un estivage proche du Talas (10, 3, 75), sans doute à l’est de celui-ci (en se rendant de l’Ektag vers la frontière perse, Sizaboulos passe par le Talas : l. c). Or le Talas, lui, est localisé. Par ailleurs, Théophylacte situe la Montagne d’or « à quatre cents milles de l’Ikar », « région qui se trouve dans de vastes plaines ». Chavannes, p. 236-237, propose pour cette « Montagne d’or » la vallée de la rivière Tékès, en Dzoungarie. Un autre site, un peu plus à l’est, peut entrer en ligne de compte : ce sont les vallées du grand et du petit Youldouz, « deux vastes bassins qui furent autrefois des lacs et qui sont maintenant des prairies naturelles », « "terre de promission" des bergers nomades ; en aucune vallée ceux-ci ne trouvent pour leurs troupeaux d’herbe plus savoureuse, un climat plus salubre et, pendant l’été, leurs bêtes n’ont point à y craindre les mouches ni les moustiques20 ». C’est là que plus tard Tamerlan devait rassembler ses armées avant de marcher contre Kachgar (ibid.). La distance depuis le Talas n’est pas forcément un obstacle : d’avril à août 1246, Jean de Plan Carpin parcourra un trajet autrement considérable pour aller du campement de Batou sur la Volga jusqu’à Karakoroum.

Le retour de l’ambassade

23 Une autre région est mentionnée par Ménandre ; c’est une étape importante de Zèmarchos sur le chemin du retour : le pays des Choliates ou Choalites (10, 3, 106), ou Chliates (10, 4, 8). L’ethnique grec permet de retrouver très facilement le nom du pays : *Cholias, *Choalis ou *Chlias. V V. Bartol’d en 1902 avait déjà vu la similitude entre le nom de ce peuple et celui des Chorasmiens, Chwalissen en russe21.

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24 On a aussi rapproché la seconde de ces formes d’un nom qui apparaît dans la Notifia Episcopatuum, liste 38, où l’identification de « l’évêque de Chouali(s) » avec celui des Chorasmiens paraît difficile à contester, si l’on compare le nom vieux-russe des Chorasmiens, Khvalis, et celui de la mer d’Aral, Khwalimskoe more 22. Cet évêché serait apparemment le seul de la liste 38 à être situé à l’est de la Caspienne, ce qui est gênant si l’on pense que ce type de listes a en général une certaine cohérence géographique. Mais des sources arabes, au Xe siècle, font connaître des communautés importantes de marchands chorasmiens sur les bords de la Volga et parmi les Khazars23 ; je pense donc que la Notice, qui date de la fin du VIIIe ou du IXe siècle, évoque, bien à sa place, l’évêque de ces communautés plutôt que celui des Chorasmiens orientaux. 25 L’identification de la Choalis chez Ménandre à la Chorasmie des bords de l’Oxus ne peut donc pas faire de doute. C’est un point de passage obligé des Grecs pour leur retour (fr. 10, 3, l. 67 ss. Bl.). Il est désolant que, dans son édition de 1985, R. C. Blockley, n. 135, reprenne sans hésitation, en renvoyant à Marquart (1901) et Moravcsik (1958, 2e éd.), l’identification périmée des « Kholiatai » avec les Kalakh, l’une des quatre divisions des Turcs occidentaux. 26 Une partie de la suite de Zèmarchos l’attend en « Choalis » / Chorasmie et le chef des Chorasmiens, autorisé par Sizaboulos à accompagner les Grecs jusqu’à Byzance, les rejoint après qu’ils ont passé un fleuve dont le nom grec correspond à la forme dialectale chorasmienne du nom du fleuve Oxus, ‘Wx, qui a également en chorasmien le sens de fleuve24 ; le nom de la divinité conservait la forme Wakhsh. 27 Zèmarchos connaissait, naturellement, l’existence de l’Oxus, mais selon la tradition géographique grecque, qui reposait pour cette région sur l’exploration de Patroclès, homme de confiance de Séleucos Nicator. Patroclès (que nous connaissons à travers les citations de Polybe, Strabon et Pline) avait navigué sur la Caspienne (tout au moins dans sa partie sud) et noté, ce qui était peut-être vrai à son époque, que l’Oxus se jetait dans la Caspienne. En effet, il pouvait suivre alors une vallée aujourd’hui sèche, l’Uzboy, qu’il rejoignait en obliquant vers le sud-ouest au niveau de la ville actuelle de Tachaouz. Il est assez compréhensible que Zèmarchos n’ait pas reconnu dans le mot ‘Wx le nom de l’Oxus, puisqu’il entendait dire que le premier se jetait dans un lac « immense et large » - la mer d’Aral – qu’il laisse sans nom et qu’il ne confondait donc pas avec la Caspienne, où il croyait savoir que le second aboutissait. 28 Pour le qualificatif de lac, on peut comparer Ptolémée, VI, 12, 3, « lac Oxien », et Ammien Marcellin, XXIII, 6, 59 : « Araxates [Iaxarte] et Dymas... Oxiam nomine paludem efficiunt, late longeque diffusam », à Ménandre, fr. 10, 4, l. 18-19 Bl., mais il faut rappeler aussi que le même mot désigne en grec des marais (cf. plus bas) et un lac. 29 L’étape chorasmienne une fois fixée, peut-on revenir en arrière et chercher à préciser le trajet des ambassadeurs depuis le Talas (fr. 10, 3, l. 75 Bl.) ? C’est en effet après qu’ils sont passés dans cette dernière région que leur itinéraire se sépare de celui de Sizaboulos. Ce dernier, qui va vers l’Iran, passe naturellement par la vallée du Zérafchan. Or l’extrait, qui est d’un seul tenant pour cette partie du voyage, ne mentionne ni cette vallée ni Samarcande ni aucune autre de ses cités. L’argument a silentio est certes périlleux, mais on est amené cependant à se demander si les ambassadeurs, depuis Otrar où ils ont franchi l’Iaxarte, n’ont pas suivi à travers le Kyzyl Koum une route plus directe vers le Khorezm, du genre de celles dont Juri Manylov a reconnu le tracé25.

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30 Le Khorezm et son fleuve définissent ce qui était sans doute la limite occidentale du domaine de Sizaboulos. Dans le fragment de Ménandre, un deuxième groupe de toponymes désigne des rivières qui se jettent dans le nord de la Caspienne (10, 4, 18-27). L’une au moins, la troisième que les ambassadeurs rencontrent, est bien connue, c’est l’Attila/Etil, la Volga. Les deux premières doivent donc être l’Emba et l’Oural. Ces rivières sont atteintes après une marche de douze jours le long d’une côte sablonneuse et en longeant des terrains difficiles. Un exprès, lui, a coupé à travers le désert, que la caravane officielle a donc préféré contourner26. La « côte sablonneuse » doit être la rive occidentale de l’Aral ou plutôt la limite des marais du cours inférieur de l’Oxus, qui ne se confondent pas avec la mer d’Aral27. Les ambassadeurs ont longé le cours inférieur de l’Oxus et une fraction de la côte ouest de la mer d’Aral, puis traversé le plateau d’Oustyourt, le plus au nord possible. 31 Il est totalement exclu que les ambassadeurs aient contourné par le nord la mer d’Aral, compte tenu de ce qui vient d’être dit sur leur passage par le Khorezm, comme certains, et en dernier lieu R. C. Blockley, p. 265-266, l’ont pensé. La liaison entre le Khorezm et le nord de la Caspienne a été étudiée par Ju. Manylov qui a relevé, à l’époque de la Horde d’Or, une route commerciale jalonnée de caravansérails et suivant certainement un itinéraire plus ancien28. On notera un détail, une fois encore d’une grande précision, conservé par Ménandre : « quittant la capitale des Choalites, ils allaient de poste en poste » (10, 3, l. 105 s.). Cette capitale serait Kath, sur la rive droite du fleuve. Le chiffre d’une douzaine d’étapes (pour cette partie du voyage) paraît vraisemblable. 32 Les « Ougoures » à l’ouest de la Volga continuaient à reconnaître la suzeraineté turque. Cette reconnaissance de suzeraineté n’implique pas forcément une sujétion étroite, mais peut-être seulement l’existence de bons rapports commerciaux entre les peuples qui habitaient de part et d’autre de l’Oustyourt, dans le Khorezm et dans la Basse Volga. 33 Au total, le trajet suivi par les ambassadeurs correspond exactement à un tronçon de l’une des « routes de la soie » médiévales29. Cette constatation n’a rien d’extraordinaire. L’un des buts de l’ambassade n’était-il pas d’établir des relations commerciales entre Byzance et la Sogdiane30 ?

NOTES

1. É. Chavannes, Documents sur les Tou-Kiue (Turcs) occidentaux, Saint-Pétersbourg-Paris, sans date (1903). 2. Colloque franco-soviétique La culture antique et médiévale de Samarcande et les relations historiques de la Sogdiane, Samarcande, du 22 septembre au 5 octobre 1990, où a été présentée une première version de cet article. 3. H. Hunger, Die Hochsprachliche Profane Literatur der Byzantiner, Munich, Beck, 1978, I, p. 309-312, en partic. p. 311. 4. Communication faite au même colloque de Samarcande. 5. É. Chavannes, o. c, p. 228. 6. Ibid., 255.

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7. S. P. Tolstov, « Tiranniya Abruya », Istoričeskie Zapiski, 3 (1938), p. 3-53 [p. 12, 43, n. 8] ; H. Humbach, Baktrische Sprachdenkmäler, Wiesbaden, 1966, p. 24-28. 8. Théophane, 316 de Boor, cf. Chavannes, p. 252. 9. Texte cité par A. Bombaci, « Qui était Jebu xak’an ? », Turcica, 2, 1970, p. 7-24 ; voir F. Justi, Iranisches Namenbuch, Marburg, 1895, s. Jabghuyah-Khaqan ; et, sur l’usage du titre au Tokharistan jusqu’au XIIIe siècle, V. V. Bartol’d, art. « Tokharistan » dans l’Enc. Isl.1 10. Mahmoud al-Kachgari, Kitâb Divan Lughat al-Turk, 3, 24 ; R. N. Frye, The History of Bukhara, translated from a Persian Abridgment of the Arabic Original by Narshakhi, Cambridge Mass., 1954, p. 108 (n. 27). 11. Théophylacte, VII, 7-9, éd. de Boor, p. 257, l. 10-12 ; traduit par Chavannes, p. 246. 12. Voir Chavannes, « Origine de la distinction des Tou-kiue en septentrionaux et occidentaux », Documents, p. 219 ss. 13. Information donnée par L. Bazin. 14. R. Grousset, L’Empire des steppes, Paris, Payot, 19654, p. 151. 15. R. N. Frye, l.c., p. 110, n. 36. 16. Renseignement communiqué par L. Bazin, d’après le Hüseyinname. 17. L’interprétation Türk-chad a été avancée par G. Moravcsik, Byzantinoturcica, Budapest, 1943, II, p. 328, et reprise par Blockley ad loc., n. 221. 18. Naturellement, cette ville de Bakath ne saurait être la Bactriane, comme le répète en dernier lieu M. Whitby, p. 191, n. 46 de sa traduction de Théophylacte (Oxford, Clarendon Press, 1986). 19. R. Giraud, L’inscription de Baïn Tsokto, Paris, Maisonneuve, 1961, p. 63 et 139 ; Les règnes d’Elterich, Qapghan et Bilgä (680-734), Contribution à l’histoire des Turcs d’Asie Centrale, Paris, 1960, p. 169 s., 177 ss. ; L. Bazin a étudié les différents termes, évoquant la couleur rouge, qui ont supplanté, dans les langues turques, ce nom ancien de l’or : al-tun (« métal rouge »), qïzïl kömüš (« argent rouge » en yakoute). 20. E. Reclus, L’Asie russe, Paris, 1881, p. 340-341. 21. W. W. Barthold, Mitteilungen über den Aralsee, Tachkent, 1902, 29 s., repris par S. P. Tolstov puis par N. Pigulewskaja, Byzanz aufden Wegen nach Indien, Berlin, 1969, p. 167. 22. Not. Episc., éd. C. de Boor, « Nachträge zu den Notitiae Episcopatuum », Zeitschr. fürKirchengesch. (Gotha), XII, 1891, p. 531. Cf. S. P. Tolstov, Sovetskaia Etnografija, 1976, n° 2 ; pour une excellente analyse de cette liste, voir M. I. Artamonov, Istorija Xazar, Leningrad, 1962, p. 258-261. 23. T. Lewicki, « Le Commerce des Samanides avec l’Europe orientale et centrale à la lumière des trésors de monnaies coufiques », New Eastern Numismatics, Iconography, Epigraphy and History. Studies in Honor of George C. Miles, ed. D. K. Kuyumjian, Beyrouth, 1974, notamment p. 228-229. 24. B. J. Benzing, Khwarezmischer Wortindex, Wiesbaden, 1983, s.v. 25. Dans sa communication au colloque de Samarcande en 1990, cf. ci-dessus, n. 2. 26. Comparer l’itinéraire reconnu, pour une période plus tardive, par Ju. Manylov, Sovetskaia Arxeologija, 1981, « O puti Ibn Fazlana iz Xorezma čerez Ustjurta ». 27. R. N. Frye, The History of Bukhara, translated from a Persian Abridgment of the Arabic Original by Narshakhi, Cambridge Mass., 1954, p. 6 et n. 14. 28. Ju. Manylov, Arx. Priaral’ja, I, Tachkent, 1982, p. 93-122 (carte, p. 95). 29. Hélène Carrère d’Encausse, « Les Routes commerciales de l’Asie centrale et les tentatives de reconquête d’Astrakhan, d’après les registres des “Affaires importantes” », Cahiers du monde russe et soviétique, 11, 1970, p. 397 ; quelques indications de durée des étapes, p. 403. 30. Je remercie amicalement Frantz Grenet, qui a été un guide précieux à travers la riche bibliographie soviétique sur les questions examinées ici, et monsieur Louis Bazin.

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La chaîne des prophètes

Michel Tardieu

NOTE DE L’ÉDITEUR

Cet article reproduit le texte d’une conférence donnée par le professeur Michel Tardieu, sur invitation de l’IFÉAC, à Tachkent, à l’Institut d’orientalisme de l’Université, en octobre 1994. Une traduction russe, due à Mme A. Akimova, a été publiée dans la revue Zvezda Vostoka, Tachkent, 1995, n° 11-12 (nov.-déc.), p. 153-159.

1 En 781 ou 782, à la cour d’al-Mahdi (775-785), troisième calife abbaside et père du célèbre Harun al-Rashid (786-809), un débat opposa le calife régnant à la plus haute autorité de l’Eglise d’Orient, Timothée Ier (780-823), patriarche des Syriens orientaux (Nestoriens) et artisan de la diffusion du christianisme en Inde, en Asie centrale, en Chine et au Yémen. Dans sa relation écrite du débat, rédigée en syriaque, le patriarche s’est donné le beau rôle et fabrique une apologie. Aucune objection n’y reste sans réponse – quitte à répondre à côté.

2 Le calife demande, par exemple, qu’on lui dise qui est l’homme monté sur un âne et qui est celui monté sur un chameau. La réponse attendue, avantageuse d’un point de vue musulman, était celle des Évangiles et de la tradition islamique : sur l’âne, Jésus (Luc 19, 35 ; Jean 12, 14) et sur le chameau Muhammad1 (Bukhâri 66, 59). Mais le patriarche trouva la parade dans un oracle biblique sur la chute de Babylone, où il est également question d’un mystérieux cavalier monté sur un âne et d’un autre monté sur un chameau (Isaïe 21, 7). Selon la méthode du Livre de Daniel, où royaumes et empires sont désignés métaphoriquement par des noms d’animaux (lion, ours, léopard) ou de métaux (or, argent, airain), Timothée Ier répondit que l’homme sur l’âne était Darius le Mède, fils d’Assuérus, et l’homme sur le chameau Cyrus le Perse, qui était d’Elam. Puis il ajouta : « Le roi d’Elam a détruit le royaume des Mèdes et l’a passé aux Perses, de même que Darius le Mède avait détruit le royaume des Babyloniens et l’avait passé aux Mèdes. » Cette chronologie, empruntée au Livre de Daniel, est fausse, puisque ce n’est pas Darius (521-486) qui succède au dernier roi de Babylone mais Cyrus (539-530).

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3 Mais cela n’a guère d’importance. Ce qui préoccupe le calife, c’est qu’on puisse penser que l’âne et le chameau désignent autre chose que les deux religions au cœur du débat, l’animal vil représentant celle de Jésus, l’animal noble figurant l’islam, dont la révélation a été transmise par le dernier prophète, sceau de toutes les prophéties. Le patriarche a beau expliquer qu’une telle interprétation est impossible du fait qu’un prophète ayant pour rôle d’annoncer le Christ, il ne peut y avoir après le Christ ni prophètes ni prophéties, le calife objecte inlassablement que l’homme monté sur un âne est Jésus, l’homme monté sur un chameau Muhammad. 4 Il faudra attendre les découvertes du XIXe et surtout du XXe siècle pour avoir sur la question du dernier prophète des éléments d’information et d’appréciation autres que les réponses apportées par le débat entre le patriarche et le calife. Ces éléments concernent avant tout la genèse d’une religion aujourd’hui éteinte, le manichéisme, qui apparaît entre christianisme et islam et qui a connu une diffusion considérable de l’Afrique du nord jusqu’à l’Asie centrale et à la Chine. Le fondateur de cette religion croyait, lui aussi, être le dernier prophète et n’a cessé de justifier cette conviction par des emprunts à toutes sortes de traditions religieuses que révèlent les nouveaux documents à notre disposition. Il en ressort d’abord un portrait plus précis du fondateur dans le contexte de sa formation parmi des baptistes judéo-chrétiens de Babylonie. Les mêmes documents font découvrir aussi la richesse, la complexité et l’entrecroisement des croyances qui ont contribué à l’évolution de la doctrine prophétologique, depuis sa naissance dans l’apocalyptique juive jusqu’à son terme dans la représentation coranique du sceau de la prophétie. 5 Ces documents nouveaux, aujourd’hui conservés dans les musées européens, proviennent de l’Asie centrale (oasis de Tourfan) et de la Haute-Egypte (région d’Asyut). Dans l’oasis de Tourfan, des communautés manichéennes florissantes, de langues turque, chinoise et iraniennes, survécurent jusqu’au XIe siècle. À Lycopolis (Asyut) et dans sa région, des groupes manichéens de langues grecque et copte sont installés dès la fin du IIIe siècle mais n’y subsistent pas, semble-t-il, au delà de la fin du IVe ou du début du Ve siècle. La masse des textes – non encore tous publiés –, exhumés ou originaires de ces régions, sont exclusivement des compositions théologiques pour l’usage liturgique et catéchétique local : livres de prières et d’hymnes, formulaires pour la confession des péchés, recueils de paraboles, homélies sur la vie du fondateur et le début de son Eglise, tables calendaires, glossaires. On possède aussi en copte les Sommaires () des entretiens de Mani avec ses disciples, compilation des enseignements du fondateur et de ses successeurs immédiats. 6 Ce qui est dit de Mani lui-même et de sa doctrine dans cette littérature ne peut être toujours pris au pied de la lettre comme information historique. Car les auteurs manichéens composent, arrangent et réécrivent la biographie du fondateur en fonction des besoins locaux et de traditions régionales. Ainsi l’exposé, conservé en trois versions différentes (moyen-perse, parthe et sogdien), sur l’arrivée et l’installation des manichéens dans le Khorâsân (partie nord-orientale de l’Iran ancien, actuels Turkménistan et Afghanistan) et en Transoxiane (actuel Ouzbékistan). Il y est raconté que c’est Mani en personne qui, de Khulwân (au nord-est de l’actuelle Bagdad), dernière ville-étape de la plaine mésopotamienne avant d’aborder le plateau iranien, envoya Mâr Ammô et un petit groupe de disciples à Abarshahr (= Nîshâpûr) et à Merw, puis, de là, vers le pays des Koushans en Bactriane et Sogdiane, où ils fondèrent des maisons et opérèrent des conversions parmi les dignitaires de ces contrées.

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7 Ce récit merveilleux, décalque de la mission vers les pays de l’Ouest (Syrie et Egypte), n’est nullement une Histoire de l’Eglise, mais une légende étiologique fabriquée par des manichéens sogdiens du VIe-VIIe siècle pour donner à leurs communautés, dissidentes de l’Eglise de Babylone, un fondement apostolique et une légitimité manichéenne. Il en est de même pour maintes narrations soit rapportant des enseignements et prodiges de Mani, soit faisant état de ses entretiens avec tel potentat local ou tel souverain de la dynastie sassanide. Tous ces récits sont très précieux comme témoins des croyances et des préoccupations des religieux (dînâwarîya), disciples de Shâd Ohrmizd, mort vers 600-601, qui ont organisé l’Eglise du grand Khorâsân. Les appliquer à Mani lui-même et aux débuts de sa mission serait anachronique. 8 Il existe pourtant un trait biographique indiscutable, largement attesté par ces documents d’Asie centrale et d’Egypte. C’est le fait que Mani (vers 216-274), qui était un Araméen de Babylonie sujet des rois sassanides et dont le projet était d’instaurer une religion universelle, fut d’abord et avant tout un auteur. Et c’est même là le trait qui le distingue et par lequel il se distingue lui-même des autres grands fondateurs de religions. Ecrire fut pour lui une forme d’action aussi importante que parler ou voyager. Le prologue de ses entretiens (Kephalaia) le rappelle avec force. Se comparant à Zoroastre, au Bouddha et à Jésus, Mani constate que ceux qu’il estimait être ses prédécesseurs ne sont pas des auteurs ; qu’ils ont laissé seulement des traditions orales ; que ce sont leurs disciples respectifs qui, bien plus tard, ont écrit et rassemblé maintes traditions sous forme de « livres ». La nouveauté consistait donc, pour lui, à devenir écrivain, afin de faciliter la diffusion de son message, maintenir la cohésion de ses communautés et les conforter dans une langue claire. À ses yeux, l’Église de « celui qui avait lui-même écrit ses œuvres » avait seule la promesse d’éternité et, ajoutait-il, « si le Bouddha, Zoroastre et Jésus n’avaient pas écrit, c’est parce qu’ils savaient que leurs Eglises disparaîtraient du monde » ! 9 Des ouvrages qu’il composa en araméen oriental, aucun n’a survécu, aucun n’a été retrouvé, ni dans sa forme originale ni en traduction. Les fragments épars, qui subsistent dans les compilations postérieures des disciples ou chez les auteurs chrétiens et musulmans, font apparaître la raison d’être didactique de la pratique manichéenne de l’écriture. Mani écrit pour communiquer la « bonne nouvelle » de sa prophétie (L’Évangile vivant), pour la fixer dans la mémoire de ses communautés (les Lettres) et dans leurs chants liturgiques (Psaumes et prières), enfin pour l’expliquer et la commenter sans cesse, soit sous forme d’exégèses allégoriques et théologiques (Le Trésor de la vie et Les Mystères), soit à l’aide de représentations graphiques (l’Ardahang), soit encore par le truchement de l’imaginaire et des légendes de son milieu culturel babylonien (Le Livre des géants et la Pragmateia). 10 La seule oeuvre de Mani en prose, presque entièrement reconstituée grâce aux fragments provenant de l’Asie centrale, est une composition en moyen-perse, le Shâbuhragân2. Écrite à l’intention de Shâbuhr, fils d’Ardashîr, deuxième souverain de la dynastie sassanide, cette oeuvre expose, à la manière des descriptions évangéliques du Jugement dernier, le scénario censé ouvrir la période finale de l’histoire du monde par la venue du dernier prophète qui est l’auteur. Un extrait du prologue, conservé chez al- Bîrûnî (mort vers 1050), considère cette venue dans la continuité des révélations apportées en Inde par le Bouddha, en Perse par Zoroastre, en Occident par Jésus. Dans cette perspective, le dernier envoyé (rasûl), autrement dit Mani venu au pays de Babylone, donc au cœur de l’État sassanide, a pour rôle de faire siennes la sagesse et la

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connaissance transmises par les trois envoyés (rusul) précédents et, par là, d’inaugurer une religion nouvelle et unificatrice, aux dimensions mêmes de l’Etat et censée se substituer d’un bout à l’autre de celui-ci aux religions régionales. Telle était la pensée de Mani à l’époque où il rédigea le Shâbuhragân. Son bref séjour dans le Tourân et la vallée de l’Indus, au début de sa mission (240-242), l’avait mis au contact des bouddhistes. Les prédications itinérantes, dans la décennie qui suivit, à travers les fiefs zoroastriens de la Perside, de la Susiane et des régions du Nord-Ouest, tout comme ce qu’il savait des contrées, à prédominance chrétienne, de l’Adiabène, de la Mésopotamie du Nord et de la Syrie, tout cela avait contribué aussi à élargir son horizon culturel. La visée politique de la nouvelle croyance consistait à montrer son adaptation à la réalité religieuse des populations de l’empire. C’est pour cette raison, me semble-t-il, que très habilement, dans le cadre d’une apologie dont le dédicataire était le souverain régnant, Mani intégra pour la première fois à sa réflexion sur le dernier prophète, c’est-à-dire lui-même, les noms des fondateurs dont se réclamaient zoroastriens, bouddhistes et chrétiens. 11 La conception prophétologique manichéenne antérieure au Shâbuhragân, caractérisée par une chaîne de prophètes sans Zoroastre ni Bouddha ni Jésus, il faut aller la chercher dans le document publié à partir des années 1970 et appelé communément, du nom de la ville allemande où est conservé le manuscrit, Codex manichéen de Cologne3. Originaire d’Egypte, ce mini-codex de parchemin, le plus petit format de livre qui nous soit parvenu du monde antique (38 x 45 mm), est écrit en grec. N’étant pas une trouvaille archéologique mais amené sur le marché des antiquités par un collectionneur privé de Louxor, sa provenance exacte reste inconnue. Le titre, porté sur les doubles pages (« Sur la naissance de son corps ») et qui évite de mentionner le nom de Mani par respect dû au personnage céleste qu’est devenu le fondateur après sa mort, indique que l’ouvrage traite de l’existence charnelle du prophète, de sa naissance au sens large (famille, adolescence, premières révélations, premiers conflits, premières missions). L’originalité de la forme tient au fait que cette vie, qui se présente comme récit apparemment continu et le plus souvent à la première personne, est divisée en sections, chacune mise sous l’autorité de disciples mentionnés par leurs noms et/ou leurs fonctions, garants de l’enseignement donné et transmetteurs encore en activité. Il s’agit donc d’une compilation recueillant des traditions juxtaposées, en quelque sorte une siîa pour laquelle n’a pas existé un Ibn Ishâq. Rassemblées après la mort de Mani, ces traditions sont une auto-célébration du fondateur. C’est son histoire – et non de l’histoire – tracée d’avance, remplie de merveilleux et de polémiques contre des opposants qui servent à faire valoir le héros. Ces traits hagiographiques sont les ornements d’une intention théologique qu’il importe de préciser. 12 Les pages de ce Codex cherchent à montrer deux choses : que Mani fut véritablement inspiré ; que l’inspiration est le fondement de sa mission et de sa fonction d’envoyé. C’est donc un prophète de tradition sémitique que le lecteur est invité à reconnaître. Les preuves et étapes de l’inspiration se présentent ainsi : traditions orales d’abord, qui font découvrir que visions et signes fugaces (palmier qui parle, forme humaine sur les eaux, voix sorties de l’air) ont précédé chez Mani la descente et l’apparition plénière de son sosie céleste (« le Jumeau », interprétation grecque de l’araméen Tawmâ), ange qui lui révèle les « secrets des mondes » et qui lui donne l’ordre à 24 ans (« à l’époque où mon corps avait atteint son plein développement ») de transmettre à ses proches la révélation ; traditions écrites ensuite, qui forment un assemblage d’extraits d’apocalypses juives, non connues par ailleurs et attribuées à Adam, Seth, Enosh, Sem

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et Hénoch, d’épîtres pauliniennes (Galates et Corinthiens) et de livres de Mani lui-même (Lettre à Edesse, Évangile vivant). Par toutes ces citations, l’auteur du Codex veut montrer que Mani n’est pas différent de ceux qui, avant lui, et comme lui, furent gratifiés de visions et de révélations puis qui les mirent par écrit. La place de Sem avant Hénoch (contrairement à l’ordre biblique des générations) dans la liste des prédécesseurs de Mani visionnaires et inspirés qui ont écrit s’explique par la théorie manichéenne du rapetissement des âges : 600 ans pour Sem, 365 ans seulement pour Hénoch ! L’ensemble de cette section relative aux traditions écrites est mise sous l’autorité de Baraiès qui s’adresse à ses « frères » (les manichéens). Dans le prologue et l’épilogue, Baraiès dit que son but est de contrer ceux qui ont changé de religion et revêtu l’infidélité, autrement dit des manichéens devenus renégats parce qu’ils mettaient en doute l’authenticité des visions du fondateur et prétendaient qu’il n’avait rien écrit lui- même sur ce sujet. On voit par là la méthode du compilateur du Codex : il choisit parmi des opuscules circulant de façon autonome dans son Eglise ce qui est intéressant pour son propos général – apporter la preuve de la qualification prophétique du fondateur – et il l’insère dans sa compilation. 13 La chaîne des prophètes qui est attestée ici a pour caractéristique de placer Mani dans la lignée et la continuité d’auteurs : Adam – Seth – Énosh – Sem – Hénoch – Paul – Mani. Les cinq premiers de cette liste ne sont, pour nous, que des figures légendaires des récits de la Genèse sur les origines de l’humanité, sous les noms desquels circulèrent, à partir du IIe siècle avant notre ère, quantité d’écrits apocryphes de révélation. Mais, dans le milieu de la formation de Mani, ces personnages sont réalité. Ils tiennent leur prestige de leur antériorité à la Loi de Moïse et aux prophètes bibliques. Les « apocalypses » qu’on leur attribuait représentaient une sorte de mémoire écrite de la loi primitive et de l’ancienne prophétie, mémoire dans laquelle la révélation dernière viendrait plonger ses racines. Le sommaire de conclusion de Baraiès souligne ce point : « Tous les envoyés [apostoloi] très bienheureux, sauveurs, annonceurs de bonne nouvelle et prophètes de la vérité, chacun d’entre eux a vu conformément à ce qui lui a été révélé par l’espoir vivant en vue de la proclamation : ils le mirent par écrit, le gardèrent en dépôt et le conservèrent en guise de mémorial à l’intention des fils de l’Esprit qui sont à venir [= les manichéens]. » 14 Dans le Shâbuhragân, Mani plaçait, nous l’avons vu, son rôle de fondateur de la religion ultime et unificatrice dans la continuité du Bouddha, de Zoroastre et de Jésus. L’état antérieur de sa réflexion, en référence au seul judéo-christianisme, est celui qu’atteste la série des envoyés (apostoloi) transmise par le Codex de Cologne et dans laquelle Mani a, comme prédécesseur immédiat, non pas Jésus mais Paul. Ce dernier est alors le modèle à suivre : lui aussi a rompu avec son milieu d’origine, écrit, voyagé et prêché, se proclamant « l’envoyé [apostolos] de Jésus-Christ ». Ce titre que Paul se donnait à lui- même dans ses lettres, à son tour Mani se l’approprie par imitation, ainsi qu’en témoignent l’extrait de l’Evangile vivant cité dans le Codex de Cologne et de nombreux autres documents. L’étape ultérieure de la réflexion de Mani consistera à combiner les deux chaînes de prophètes, la série des auteurs mentionnée dans le Codex de Cologne et celle des fondateurs qui vient du Shâbuhragân : Adam – Seth – Énosh – Sem – Hénoch – Bouddha – Zoroastre – Jésus – Paul – Mani. Cet assemblage est clairement attesté dans l’enseignement oral de Mani au début du recueil des Kephalaia. Selon al-Bîrûnî qui eut l’ouvrage entre ses mains, c’est dans l’Évangile vivant, composé en suivant les vingt-deux lettres de l’alphabet araméen, que Mani s’était proclamé Sceau des prophètes et Paraclet annoncé par Jésus. Le Livre des Géants, qui présente une série d’envoyés

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(frêstagân) raccourcie à quatre noms mais chronologiquement rectifiée (Seth – Zoroastre – Bouddha -Jésus) est le lieu littéraire dans lequel Mani aura, probablement pour la première fois, opéré la combinaison des deux chaînes « scellées » par le dernier prophète, autrement dit aboutissant à lui.

15 Le rôle du dernier prophète est de récapituler les prophéties antérieures et de fonder la communauté ultime et unificatrice, donc à la fois un terme et un commencement, d’un côté clore la chaîne des révélations de jadis, de l’autre inaugurer les temps nouveaux où il n’y aura plus de prophètes puisque toutes les prophéties sont censées avoir été réalisées par la venue de la dernière révélation. Cette conception prophétologique d’une histoire balisée par les témoins (écrits ou oraux) des manifestations divines appartient, par ses origines, à l’apocalyptique juive. Il en est de même pour l’image du « sceau », appliquée à cette doctrine. Elle signifie que la révélation dernière a été authentifiée et qu’elle est inviolablement fermée. Cette métaphore est déjà présente dans l’énigmatique prophétie des « semaines d’années » du Livre de Daniel (9, 24). Je la cite d’après la version de Théodotion, qui vient très probablement d’un milieu judéo- chrétien : « Soixante-dix semaines ont été divisées sur ton peuple [= les Juifs] et ta cité sainte [= Jérusalem] pour mettre un terme aux fautes, sceller les fautes, effacer les iniquités, expier les impiétés, amener la justice éternelle, sceller la vision et le prophète, et oindre le saint des saints. » 16 En perspective chrétienne, ce « saint des saints », qui a pour rôle d’abolir et d’accomplir (« sceller »), désigne Jésus identifié au Messie (Christ). L’écrivain latin chrétien Tertullien, qui compose à la fin du IIe siècle un traité polémique contre les « Juifs » de Carthage (Adversus Iudaeos4) – ceux-ci sont en fait des judéo-chrétiens se réclamant d’un fondateur postérieur à Jésus, dont le nom n’est pas connu et auquel ils donnent le titre de « sceau de toutes les prophéties », signaculum omnium prophetiarum (VIII, 12), « sceau de tous les prophètes », signaculum omnium prophetarum (XI, 10) – s’oppose vigoureusement à leur point de vue et applique ces formules à Jésus. Au IIIe siècle, ainsi que je l’ai montré, Mani trouve les mêmes formules dans le milieu de sa formation – des baptistes judéo-chrétiens de Babylonie se réclamant d’Elchasaï/Elxaï- et se les applique à lui-même, de la même façon qu’il s’identifie au Paraclet annoncé par le Jésus johannique (14, 16 ; 15, 26). Le point d’aboutissement de ces traditions sera le Coran. Le logion johannique (14, 16), dans lequel Jésus annonçait la venue d’un « consolateur », le Paraclet, s’y trouve repris mais réajusté au nom propre de Muhammad à l’aide d’un synonyme dérivé de la même racine (HMD) qui signifie « louer », « glorifier » : « Un envoyé (rasûl) viendra après moi et son nom sera Ahmad » (sourate 61, 6). Une autre formulation très précise est ce verset de la sourate des Factions (al-’akhzâb), qui reproduit à la lettre la titulature de Mani : « Muhammad n’est le père (ab) d’aucun homme parmi vous, mais il est l’envoyé de Dieu (rasul Allahi) et le sceau des prophètes (khâtam al-nabiyyîn) » (33, 40). 17 On observera que le titre de « père » donné à Mani par la tradition manichéenne est ici catégoriquement rejeté dans son application à Muhammad. Le titre coranique de Muhammad comme « envoyé de Dieu » peut être compris de deux façons : soit il reproduit tel quel le titre que Mani se donne à lui-même dans le prologue du Shâbuhragân, transmis par al-Bîrûnî, soit il rectifie le titre usuel de Mani se proclamant, par imitation de Paul, « envoyé de Jésus-Christ ». Quant au titre de « sceau des prophètes », il reste inchangé et répète pour Muhammad la croyance manichéenne au dernier prophète, à la fois transmetteur de la révélation ultime et rassembleur de la

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dernière communauté. Ces formulations sont arrivées à Muhammad lui-même ou à ses proches vraisemblablement par un Arabe (ou un groupe d’Arabes) converti(s) du manichéisme. Elles constituent un précieux témoin, désormais repérable dans son cheminement historique, de l’une des traditions religieuses qui ont contribué à la formation de l’islam et de son livre sacré.

NOTES

1. Le débat du calife et du patriarche a été publié par A. Mingana sous le titre « Apologie de Timothée », Woodbroke Studies, t. 2, Cambridge, W. Heffer & sons, 1928, p. 15-19 (traduction du syriaque en anglais) et 90-162 (facsimilédu manuscrit syriaque). 2. Les fragments du Shâbuhragân retrouvés en Asie centrale ont été rassemblés et traduits par D. N. Mackenzie dans la revue de l’Université de Londres, Bulletin of the School of Oriental and African Studies, t. 42, 1979, p. 500-534, et t. 43, 1980, p. 288-310. 3. Le Codex manichéen de Cologne a été publié avec une traduction allemande par L. Köhnen et C. Römer, Der Kölner Mani-Kodex, Oplanden Westdeutscher Verlag, 1988. 4. Le texte latin de Tertullien a été édité (sans traduction) par A. Kroymann, Corpus Christianorum, Series Latina, t. 2, Turnhout, Brepols, 1954, p. 1339-1396.

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