STEPHEN FREARS PAR EITHNE O'NEILL

Collection dirigée par Francis Bordat

RIVAGES Du même auteur: Lubitsch ou la satire romanesque, en collaboration avec Jean-Loup Bourget, Stock, 1987; rééd. Flammarion, coll. «Champs Contre-Champs », 1990.

Crédits photographiques : (pages 15, 17, 26, 28, 29, 35, 37, 39, 41, 43, 77, 79, 81, 84, 87, 90, 92, 103 haut, 105, 109, 135), archives Cahiers du cinéma (couverture, pages 47, 50, 101, 129), collection Michel Ciment (pages 12, 14, 16, 18, 20, 21, 23, 25, 31, 44, 45, 52, 55, 57, 58, 59, 60, 62, 64, 65, 66, 67, 69, 70, 71, 72, 97, 99, 102, 103 bas, 104, 106, 107, 108 bas, 111, 116, 126, 128, 131, 134, 136, 137, 164, 166, 167, 178, 182, 184, 187, 190, 191, 199, 204, 208, 209, 211), ITC Entertainment (pages 82, 83), Neville Smith (pages 108 haut, 143).

© Éditions Payot & Rivages, 1994 106, bd Saint-Germain 75006 PARIS ISBN: 2 - 86930 - 844 - 2 ISSN: 0298 - 0088

A Joëlle

Pour leur aide et leur collaboration, je tiens à remercier les personnes suivantes: Neville Smith, romancier, scénariste, acteur et musicien ; , qui m'a autorisée à reproduire son «Intro- duction à » ; Christian Bourgois, qui m'a autorisée à reproduire le texte de Hanif Kureishi dans sa traduction française; Patrick O'Byrne, sans qui ce livre n'aurait pas pu être écrit; Reinbert Tabbert; Michael Dwyer, critique de cinéma, The Irish Times ; Michel Ciment ; Hubert Niogret ; Jon Keeble (ITC), qui a organisé pour moi une projection de ; Maria Stuff, independent film resear- cher, Londres ; Kathleen Norrie ; Maeve Murphy ; Kate Lenehan; Jacques Bover; et Neville Smith, qui a bien voulu me prêter les photos prises par lui. Je tiens également à remercier le personnel de BBC TV, notamment Vanessa Lambert, et tous mes correspondants à Weekend Television, Thames International, ITV, Channel 4 et Central TV pour la courtoisie de leur collaboration. Et surtout : Albertine Una et Gilberte Niamh. Les chapitres sur Héros malgré lui et sur The Snapper sont des versions légèrement modifiées d'ar- ticles parus dans la revue Positif en février et en novembre 1993, respectivement. AVANT-PROPOS

En 1985, au Festival du film d'Edimbourg, une dramatique réalisée pour Channel 4 remporta un tel succès que ses produc- teurs décidèrent de la sortir en salles : My Beautiful Laundrette, trois mots qui, grâce à la réussite internationale du film, sont devenus indissociables des trois syllabes du nom du cinéaste, . Le public fut séduit par l'audace et la fraîcheur d'une œuvre qui semblait aussi répondre à un besoin culturel profond. Pour son auteur, ce succès marqua un tournant décisif. Une nouvelle énergie et de nouveaux moyens allaient servir son talent, dans des productions de plus en plus ambitieuses. Étoile montante, il pouvait désormais compter sur la collaboration des stars. Daniel Day-Lewis avait incarné un des rôles principaux de My Beautiful Laundrette. Le jeu étincelant de John Malkovich, de Glenn Close, de Michelle Pfeiffer et d'Uma Thurman a grandement contribué à l'éclat des Liaisons dangereuses. Anjelica Huston et Annette Bening ont brillé dans Les Arnaqueurs. Inversement, pour The Snapper, produit par la BBC et accueilli avec enthousiasme des deux côtés de l'Atlantique, Frears a tra- vaillé avec une équipe de comédiens irlandais pour la plupart inconnus. A l'éventail des genres pratiqués par Stephen Frears, films criminels, portraits de société et comédies, correspond une tona- lité riche, où l'humour est entremêlé au sens de la fatalité. Quels liens pourrait-il y avoir entre le triptyque sur l'Angleterre, embrassant la génération qui va des années cinquante jusqu'aux années quatre-vingt, et une version cinématographique d'un des plus grands romans français du XVIII siècle ? Le cinéaste qui a récemment porté à l'écran le roman comique de l'auteur irlan- dais Roddy Doyle, lauréat du Booker Prize (le prix littéraire le plus prestigieux de l'Angleterre), est-il le même qui réalisa, il y a plus de vingt ans, un pastiche magistral du film criminel holly- woodien, Gumshoe ? Or, avant son entrée sur la scène internationale, Frears avait derrière lui une carrière impressionnante de réalisateur. Trente et un films, dont certains de long métrage, ont été tournés par lui pour les différentes chaînes de la télévision britannique. Parmi ses collaborateurs à cette époque, scénaristes, directeurs de la photographie et musiciens, on compte des professionnels de renom. Alan Bennett, Neville Smith, Tom Stoppard, Stephen Poliakoff, Christopher Hampton et David Hare, tous des auteurs connus, ont signé les scénarios de ses dramatiques. La qualité for- melle de l'œuvre de cette période est due aussi aux talents de Nat Crosby, de Brian Tufano, de Chris Menges et d'. a écrit la musique pour un nombre important de ces films. A l'instar de Ken Loach, de Peter Greenaway et de Mike Leigh, le cinéaste a été formé à l'école de la télévision anglaise, dont le monde entier peut envier l'excellence. Mais c'est au théâtre, et déjà dans le cinéma proprement dit, que Frears a fait son apprentissage. Dans les années soixante, il a travaillé pour le Royal Court Theatre, notamment avec Lindsay Anderson, dont la personnalité brillante avait attiré le jeune diplômé de Cambridge. Grâce à Anderson, Frears a fait la connaissance de Karel Reisz qui lui a demandé de collaborer à son film Morgan : A Suitable Case for Treatment en 1966. L'année d'après, le grand acteur Albert Finney, qui réalisait son propre film Charlie Bubbles, l'a embauché comme assistant. Sa troisième expérience, avec Anderson, sur le plateau d'If... (1968), marqua la fin de cet apprentissage. Par conséquent, deux questions peuvent être posées. Premièrement, comment Stephen Frears se situe-t-il à l'égard de la « tradition » cinématographique de la Grande-Bretagne? Ensuite, y a-t-il une réelle parenté entre son œuvre télévisée (peu connue des cinéphiles) et les longs métrages vus aujourd'hui dans le monde entier ? Pour ce qui est de l'appartenance à une tradition - si tant est qu'elle existe -, la réponse semble, au premier abord, relativement claire. Frears, pour qui Lindsay Anderson, Karel Reisz et Ken Loach ont tous été, à leur façon, comme il le dit lui-même, des « figures de père », s'identifie peu, que ce soit par son œuvre ou par son discours, au cinéma « britannique ». Tout en reconnais- sant l'importance du « Free Cinema » et des mouvements socio-réalistes, ainsi que l'influence du film documentaire, par exemple, Frears considère que le cinéma anglais d'après les années soixante n'a pas été particulièrement fertile ni novateur. Ses films ne s'insèrent pas non plus dans la lignée des comédies et des satires des époques précédentes. Ses maîtres sont les grands praticiens du cinéma narratif américain : Ford, Hawks, Welles et Rossen sont parmi ses metteurs en scène préférés. A cet égard, son premier long métrage, et un de ses tout premiers films, Gumshoe, réalisé en 1971, n'est rien de moins que son manifeste. Le parallèle s'impose entre ce qui était autrefois la formation d'un réalisateur dans le système des studios à Hollywood et l'ex- périence de metteur en scène de Frears pour les studios de télévision. De 1975 à 1982, son rythme de production était de trois films par an : aucune appréciation de son art ne peut se dispenser d'une connaissance de ce travail. Nous partageons ici le point de vue de Stéphane Brisset : « L'œuvre de Frears, que l'on doit consi- dérer globalement, nous apparaît d'une continuité et d'une concision thématique sans faille.» Malheureusement, l'œuvre télévisuelle de Frears n'est que très partiellement accessible. Nous n'avons pu nous-même la consulter dans sa totalité (vingt-deux films sur trente et un). Certains films sont commercialisés sous forme de vidéocassettes. En 1988, quatre téléfilms ont été pré- sentés au festival de La Rochelle. Deux productions majeures, Bloody Kids et Loving Walter, ont été diffusées à la télévision alle- mande. Au printemps de 1994, lors d'un hommage rendu à Frears par la BAFTA, une sélection de ses dramatiques a été diffusée par Channel 4. Enfin, ses films réalisés dans le cadre des Comic Strip Productions sont aussi disponibles en cassettes. Saigon, Year of the Cat, tourné pour Thames TV et sorti en salles en 1983, est dis- tribué en vidéo depuis juin 1994. Pour Frears, la distinction entre téléfilm et film de cinéma n'a plus cours. Le réalisateur fait remarquer que My Beautiful Laundrette, qui « n'appartenait à aucun genre préexistant, et qui avait été, à l'origine, destiné au petit écran, a eu moins de succès à la télévision que dans les salles ». The Snapper, sélectionné pour ouvrir la Quinzaine des réalisateurs à Cannes en 1993, a été cou- ronné meilleure comédie télévisée de l'année lors d'une cérémonie qui s'est déroulée en décembre 1993 dans l'immeuble de London Weekend Television. Mais le film remplissait déjà les salles ; et il était disponible en cassettes avant le nouvel an. Chez Frears, la coexistence d'un désir d'indépendance et du souci de plaire paraît primordiale. C'est dans ce sens qu'on peut comprendre son admiration pour quelqu'un comme Derek Jarman, par exemple, dont le cinéma a pourtant peu en commun avec le sien. Car malgré son individualisme, Frears se considère comme un cinéaste grand public, mainstream. L'œuvre manifeste sans nul doute une sensibilité iconoclaste; mais Frears ne la reconnaît pas comme « à thèse », et il va jusqu'à récuser l'appel- lation d'« auteur ». Stephen Frears, donc, semble vouloir échapper à la définition. Cependant, dès 1978, Alan Bennett établit ce qui, à son avis, constitue les paramètres de l'œuvre: « Je crois que les films de Stephen ont deux aspects. Il y a l'aspect doux et nostalgique, et puis, il y a l'autre, qui a beaucoup plus à faire avec l'action. » Comment Frears oscille-t-il entre ces deux pôles ? Les allers et retours entre l'Europe et les États-Unis, la diversité dans le choix des genres comme dans la distribution des rôles, la complexité des rapports que le cinéaste entretient avec les diffé- rents systèmes de production : tout cela ne saurait masquer une perception constante du monde. Violente et drôle, provocatrice et tendre, son œuvre n'est éclatée qu'en apparence. Elle suit un itinéraire, dessine une vérité. Serait-elle sa vision de l'homme ? I - GRAND ÉCRAN

LA TRILOGIE LONDONIENNE

London Bridge is falling down, falling down, falling down. «Londres est devenu une gigantesque fosse septique. Que peux-tu bien trouver à cette ville aujourd'hui ? » De retour en Angleterre, Rafi, homme d'affaires pakistanais, constate la dégradation de la capitale. En guise de réponse, Frears a inséré une sorte d'interlude, accompagné de la voix off de Sammy, le fils de Rafi, qui montre le jeune couple, Sammy et Rosie, profitant de la ville à ses heures de loisir. Ils se promènent sur le chemin de halage, près de Hammersmith, choisissent les derniers romans dans une librairie, passent devant le Royal Court Theatre et le Royal Albert Hall, participent à un séminaire sur la sémiotique à l'Institute of Contemporary Art (ICA), assistent à un spectacle de cabaret donné dans le Finborough, un pub d'Earl's Court. Tout au moins, c'est ce que le scénario de Kureishi indique. Sammy mentionne bien le Royal Court, l'Albert Hall, l'ICA, Earl's Court et Hyde Park. On voit la façade du théâtre, le pont, et... quelques briques rouges du Royal Albert Hall. Les autres lieux sont surtout des intérieurs, décors anonymes et asep- tisés, impossibles à distinguer de mille endroits équivalents dans d'autres centres cosmopolites. Nous pensons, par exemple, à New York. Cette impression va se vérifier. La vision du Royal Albert Hall est rendue d'autant plus vague que des arbres en fleurs cachent le bâtiment. C'est le printemps. Quelle est la musique qu 'on entend ? Lyrique et nostalgique, elle nous ramène en arrière. Nous nous étonnons, à la limite, de ne pas assister à un rajeunissement du couple. Effectivement, le spectateur a la forte impression de voir un flash-back. Ou un extrait d'un film de . Nous y sommes. C'est exactement cela. Frears a voulu rendre hommage au cinéaste new-yorkais. Mais il y a plus : par ce décrochement de la mise en scène, le décor londonien est désigné comme émanation de la bourgeoisie libérale de l'époque. Sammy dit à Rosie : « Nous ne sommes que de gentils petits- bourgeois qui ne savent rien et qui ont tout ! » Sammy et Rosie s'envoient en l'air révèle une ville déchirée. My Beautiful Laundrette fait le va-et-vient entre les résidences cossues des nou- veaux riches et de vieilles maisons occupées par des squatters. Un taudis sinistre donnant sur la voie ferroviaire à Vauxhall en constitue le relais. Déjà, dans , dont l'action se déroule dans les années cinquante et soixante, l'iconographie traditionnelle de Londres commence à être démantelée. Les séquences les plus marquées historiquement sont résolument iconoclastes. Minées, sabotées de l'intérieur, les images de l'Angleterre classique se délitent : le Festival of Britain, le cou- ronnement de la reine, la maison d'édition Faber & Faber, le phénomène des Beatles... Dans Sammy et Rosie s'envoient en l'air, Frears témoigne de la transformation de Londres en «terre vaine ». Dans My Beautiful Laundrette, les points de repère conventionnels cèdent la place à un pittoresque du désordre. Deux jeunes Blancs sont brutalement mis à la rue par deux « gorilles », un Noir et un Pakistanais. Au lever du jour, des pro- moteurs immobiliers, à la tête d'une armée de policiers, de chiens et de bulldozers, détruisent une cité surréaliste érigée sur un terrain vague par des zonards anarchisants. Ainsi la fin de Sammy et Rosie s'envoient en l'air répond-elle en chassé-croisé au prégé- nérique de My Beautiful Laundrette. Claironnant, un samedi soir, une victoire du parti conserva- teur, la voix de Thatcher accompagne un plan d'ensemble du même terrain vague, mais c'est l'endroit tel qu'il sera après la démolition finale. «Nous avons une grande tâche à accomplir dans les inner cities » : c'est le prégénérique de Sammy et Rosie s'envoient en l'air. Stephen Frears et son scénariste Hanif Kureishi entrent dans le vif de leur sujet : l'abomination de la désolation thatchérienne. Délabrement (My Beautiful Laundrette) et démoli- tion (Sammy et Rosie s'envoient en l'air) sont les métonymies du déclin. L'impasse paraît totale. On essaie d'enrayer l'effondrement de structures caduques en imposant un retour à une politique désuète. On déblaie les décombres pour mieux agencer la ruine. Entremêlés, le désordre et la dévastation s'aggravent d'un film à l'autre. Commune aux deux œuvres, la dissolution sociale atteint dans Sammy et Rosie s'envoient en l'air une apocalypse de la fragmentation. Entre la rhétorique euphorisante du thatché- risme et le désillusionnement personnel, la tension monte.

La dernière famille : There's money in muck. (Il y a du fric à se faire dans la crasse.) NASSER. Tournoyant joyeusement, à l'image de la machine du géné- rique, la laverie est la force centripète du film. A un moment ou à un autre, tous les personnages s'y retrouvent. Autour d'elle, les

Rachel inaugure la belle laverie : Saeed Jaffrey, Shirley Anne Field et Daniel Day-Lewis dans My Beautiful Laundrette. altercations racistes éclatent. Sa remise à flot symbolise la poli- tique de la « libre » entreprise, avec l'élitisme et la corruption qu'elle entraîne. Ce lieu est aussi l'espace des rêves. Tantôt iro- nique, tantôt lyrique, la boutique antique est l'emblème de la société anglaise de la fin du siècle. Aux sales étrangers les Britanniques font laver leurs carros- series et leur linge. En nettoyant, les Pakistanais s'enrichissent, dépassent les autochtones par leur affairisme. Quand il s'engage à relancer le commerce du sale et du propre, Omar rejette en même temps les valeurs paternelles et libérales. Grâce au laun- dromat, il renverse lui aussi les rapports de pouvoir traditionnels. Son associé est un jeune homme blanc. Le jour de l'inauguration, c'est Rachel, la maîtresse attitrée de Nasser, qui coupe le ruban. Affublée d'une vulgaire fourrure blanche, elle, la femme blanche, est pour l'homme d'affaires zélé une acquisition de plus. Dehors, les badauds prolétaires attendent pendant qu'on sable le champagne en l'honneur de Thatcher et de la laverie embellie. Un invité arrive à la nuit tombante après la fête: Hussein, le « papa » d'Omar, qui ne voit jamais la lumière du jour. Cet ancien journaliste, clochard hirsute et socialiste, connaît, avec son accent d'Oxford, une déchéance qui contraste avec la position des nou- veaux riches. Incapable de faire sa toilette ni même d 'uriner seul, il dépend de son fils qui lui coupe les ongles des doigts de pied, lui lave ses chaussettes. Idéaliste, ce Pakistanais intellectuel croit encore en la possibilité d'une société égalitaire. Nasser, son frère. tient d'autres propos: « Dans ce sale pays que nous haïssons et que nous aimons, on peut obtenir ce qu 'on veut... Il suffit de savoir tirer sur les mamelles du système. » Kureishi a créé par son texte un entrelacs d'allusions ludiques et obscènes. C'est une femme qui est à la tête du gouvernement. Dans l'arrière-boutique de son garage, Nasser jouit pleinement des appas de Rachel, mais Bilquis, sa femme légitime, aura sa peau, ou plutôt celle de Rachel. Pour brosser le portrait des émigrés pakistanais, Kureishi s 'est servi des souvenirs qu'on retrouve dans son brillant essai auto- biographique Le Signe de l'arc-en-ciel. Comme à Karachi, les belles automobiles s'alignent devant la résidence spacieuse de Nasser dans le Kent. Les hommes s'enlacent, le whisky coule à flots. La femme de Salim, Cherry, a une admiration plus tiède encore pour l'Angleterre : « Comment pourrait-on se croire chez Il suffit de savoir tirer sur les mamelles du système : Gordon Warnecke, Shirley Anne Field et Saeed Jaffrey dans My Beautiful Laundrette. soi sur cette petite île ridicule au large de l'Europe ? » demande- t-elle à Omar. Salim garde rancune au pays. A son dédain pour le petit citoyen se mêle une xénophobie d'autant plus violente qu'il dit l'avoir apprise des Anglais. Deux gestes de rage se suc- cèdent: Salim écrase la tête d'Omar sous son pied et déchire ensuite devant lui un billet de la Banque d'Angleterre. Nasser crée l'argent, fait donc la loi. Par Salim, la corruption entre en jeu, y compris la corruption des jeunes. « Es-tu capable de surveiller ce petit zoo, hein ? » demande Nasser à Johnny lorsqu'il l'embauche pour un sale boulot. Or, l'emprise de Nasser s'étend aussi peu sur sa propre vie que sur les pulsions des autres. Son exubérance ne dénote pas une vita- lité saine. Elle fonctionne par l'exploitation, matérielle et affective, de la femme et de l'homme. Rigide, ce père est inca- pable de reconnaître l'autonomie de l'autre, que ce soit dans le cas de Tania, sa fille aînée, qu'il ne pense pas désigner comme successeur, ou dans celui de son neveu à qui il ne veut pas Premier baiser : Daniel Day-Lewis et Gordon Warnecke dans My Beautiful Laundrette. accorder la liberté du choix sexuel. Aveugle, il déclenche la dissolution de sa propre famille. Femme, fille et maîtresse l'aban- donnent, son neveu lui échappe. «Familles, je vous hais », dit Tania. Metteur en scène et écrivain semblent avoir dépeint l'ana- chronisme de l'institution familiale, mais bien au-delà, c'est la vétusté d'un patriarcat borné, d'une économie sauvage, qui est incarnée par Nasser. L'idylle entre les deux garçons s'accommode parfaitement du capitalisme environnant. C'est un couple de race mixte, mais Johnny obéit à Nasser en expulsant un poète. Le désordre est multiple, teinté d'ironie. Dans cette confusion fertile, le metteur en scène et le scénariste ont renoué avec le monde grouillant de Dickens. La ville de Londres, par un tour de passe-passe (et de mise en scène), est aussi un avatar de la capitale romanesque du XIX siècle. Par l'excès même, où les extrêmes du luxe et de la misère se rejoignent, la tradition dickensienne survit dans My Beautiful Laundrette. La dialectique au cœur de l'intrigue est celle de

Johnny comprend qu'il doit obéir à Omar: Daniel Day-Lewis dans My Beautiful Laundrette. Une laverie grosse comme le Ritz: Daniel Day-Lewis et Gordon Warnecke dans My Beautiful Laundrette. Omar efface les marques de la haine : My Beautiful Laundrette. l'apprentissage et du sentiment. Dans ces deux domaines, Johnny et Omar ont de grandes espérances. On apprend à Omar comment s'habiller ; très vite, il s'habitue à traiter son amant en patron. Le mimétisme de jadis, clé de la réussite, est une tactique adoptée par les deux jeunes gens. L'indignation morale chez Frears et Kureishi est également ludique. Elle est d'autant plus provocatrice. La caractérisation ne s'interdit pas d'emprunter à la caricature, chez des personnages comme Nasser, Salim et Rachel. Mais l'introduction de l'effica- cité de la magie et de la superstition, outil de l'humiliation, nous enchante. Omar, l'apprenti, s'habitue vite à déjouer les manœuvres des personnes retorses pour grimper les échelons. Cependant, il y a chez lui, comme chez les jeunes héros de Dickens, une certaine naïveté, dont une des facettes est la senti- mentalité. Son identification sexuelle n'est pas contestataire, elle est naturelle et sentimentale. Ainsi la laverie lavée est-elle le signe du progrès et, simulta- nément, l'indice d'une subversion de celui-ci par la marginalité de la mixité ethnique et de l'homosexualité. Cette subversion est d'autant plus profonde qu'elle n'est pas idéologiquement pro- grammée. Elle coule de source. D'une part, donc, la laverie est un pied de nez au système, couronnée par un arc en néon. Son nom, Powders, rappelle la poudre blanche de la drogue qui a contribué à son financement. D'autre part, telle la boutique dans Le Magasin d'antiquités, elle est le symbole d'une excentri- cité tendre. A la fragilité du couple correspond son lyrisme. Avant même son embellissement, encore délabrée, elle doit nous toucher. Antique et stylisée, la laverie est un manège multicolore. Sa pulsation gaie et légère est renforcée par l'air enjoué du géné- rique. Sa féminité épure les scories du corps, efface les marques de la haine. Elle est devenue aussi le lieu sacré dont les femmes se détournent. Dans l'assimilation du happy end et de l'homo- sexualité, les ablutions finales représentent à la fois l'expiation subjective de l'adolescence fascisante et le recul d'un matriarcat d'airain. Surréelle, la machine se cache au cœur du désir. Dans son innocence, à l'abri du regard, elle dégage un refrain : N'est-elle pas belle, ma laverie, puisque la mienne ?

Les sans-abri : Hell is a city much like London, a populous and smoky city. (L'enfer est une ville, à peu près comme Londres, une ville populeuse et enfumée.) SHELLEY, Peter Bell the Third, 1819. Souligné en rouge dans le générique, le prédicat get laid devient un impératif: faites comme eux. L'intention du réalisa- teur et du scénariste était sans doute de marquer l'irrévérence du registre vulgaire. Le titre qui nous annonce l'événement est en même temps ironique, car, si Sammy et Rosie « baisent », c'est chacun de son côté. « Prends un valium », dit sa femme à Sammy, qui, malgré tout, voudrait se détendre un peu. Mais Rosie a rendez-vous avec un amant. Sammy se débrouille. Il lit une revue pornographique, écoute de l'opéra, son Walkman sur la tête, mange du fast food, prend de la cocaïne, boit et se masturbe. Qu'y a-t-il de mal à cela ? Rien. Sauf qu'il fait tout à la fois. Dans cette ville chaotique où la répression policière est omniprésente, les besoins de la liberté et de l'intimité s'expriment d'abord par la sexualité... et par l'éclatement des formes : frag- mentation de l'intrigue, multiplication des personnages, foison- nement des thèmes et des images. Avec une verve, une imbrication baroque de points de vue et d'idéologies, Frears nous montre comment le narcissisme déteint sur les concepts et sur la pratique du libéralisme. L'œil de ce tour- billon est un terrain vague. Mythique par son emplacement sous un pont de périphé- rique, emblème de London Bridge, mythique par sa fonction de

« Pourquoi est-ce qu'on ne couche plus ensemble ? » : Frances Barber et dans Sammy et Rosie s'envoient en l'air. « WOW! » : Wendy Gazelle et Ayub Khan Din dans Sammy et Rosie s 'envoient en l'air. refuge, par sa fertilité, cet endroit est mythique aussi en sa qualité de palimpseste. Au fil des visionnements, on déchiffre de longues citations, écrites sur les parois de la caravane centrale : Cité fantôme Sous le fauve brouillard d'une aurore hivernale : La foule s'écoulait sur le pont de Londres : tant de [gens... Qui eût dit que la mort eût défait tant de gens ? Sous la gaieté bariolée de Sammy et Rosie s'envoient en l'air s'inscrit The Waste Land de T. S. Eliot. Comme Thatcher, Rafi veille sur le foyer. Pour lui, la civili- sation anglaise se résume en une tasse de thé devant une belle flambée de cheminée. Par des trahisons mutuelles, les généra- tions se déçoivent. Rafi découvre que le ménage de Sammy et Rosie n'en est pas un. C'est dans le lit de sa maîtresse actuelle, Anna, qu'on voit Sammy pour la première fois. Elle-même amé- ricaine, elle n'est à Londres que de passage. Le soir de l'arrivée de son beau-père, Rosie s'en va, à la recherche d'un peu de passion. Dans le lit de ses «enfants», Rafi surprend deux lesbiennes, Rani et Vivia. Rafi, quant à lui, voudrait renouer un lien amoureux avec sa bien-aimée de jadis. Mais dans la belle villa de la veuve, le foyer est situé à la cave. Telle la miss Havisham de Dickens, Alice veille depuis trente ans sur sa valise, cercueil de tant d'espérances. Pour rentrer chez soi, il faut devenir clochard. Rafi commence ses errances dans les couloirs du métro, entre la maison d'Alice et l'appartement de son fils. Fuyant l'hostilité des lesbiennes, il descend dans la rue par un tuyau de gouttière et dégringole au milieu des poubelles. En famille, on se fuit. Sammy montre à sa maîtresse les photos d'une maison que Rafi voudrait acheter pour lui et pour Rosie. Elle est si spacieuse, lui explique-t-il, que ni mari, ni femme, ni les générations différentes ne seraient obligés de s'y côtoyer. L'improbabilité d'une vraie demeure trouve son corrélat dans l'imaginaire du terrain vague qui réunit les sans-abri, les bour- geois nantis comme les zonards. Avec une violence à la Scorsese, une horde de policiers armés fait irruption dans un pauvre pavillon de Noirs. La mère lance une poêlée d'huile fumante à la tête de l'agresseur. Un coup de feu la fait tomber en un instant. Autour de la maison, les foyers d'incendie se déclarent. Le quartier est mis à feu et à sang. L'état de veille et le cauchemar se confondent. En voyant « dans sa tête » l'effigie de Virginia Woolf consumée par les flammes, Rafi se pré- cipite « dans la cité dolente ». Sur le terrain vague, on se chauffe au feu des braseros, l'éclai- rage vient de lumignons. Pendant que la ville brûle, les femmes impriment des feuilles, ballades ou pamphlets, nourrissent les enfants. On cultive des légumes, on écrit, on fait de la musique. Le terrain vague est le centre de créativité dans Sammy et Rosie s'envoient en l'air. Selon la logique frearsienne du flux constant entre le dedans et le dehors, le foyer est dans la rue. Ballade lyrique et joyeuse, le film vit par sa musique. Dans le métro, un orchestre de rappeurs joue. Les Straggly Kids hono- rent Danny et Rosie d'une sérénade pendant que ces deux-là s'embrassent. Tout d'un coup, les deux sont six. Ainsi, les trois Père et fils sont spectateurs de l'émeute : Shashi Kapoor et Ayub Khan Din dans Sammy et Rosie s'envoient en l'air. couples (hétérosexuels) qu'on a vu faire l'amour successivement, chaque couple à sa place, se retrouvent à l'écran en même temps. L'image se divise en trois, horizontalement, lorsque Sammy et Anna, Rafi et Alice, Rosie et Danny atteignent, simultanément, l'orgasme. Dans ce carnaval érotique, les races sont mixtes. Tout baigne dans un rouge sanguin, reflet du flamboiement dans la ville. «Que lui reproche-t-on ? » demande Sammy. «A part son paternalisme, sa cupidité, sa vie dissipée, le fait qu'il ait maltraité ma mère et honteusement exploité ses employés ? » Pourtant, le cas paraît simple. Rafi est un bourreau. Il a commis des crimes contre l'humanité. Devant la clarté de la situation, la tirade idéo- logique semble, de part et d'autre, redondante. Le discours de Rafi sur l'assassinat comme condition préalable à l'amour a-t-il une résonance autre que celle d'une puérilité déplaisante ? Dans un jargon bêtifiant, Rosie donne sa leçon des trois baisers, Depuis le succès mondial de My Beautiful Laundrette en 1985, Stephen Frears s'est imposé comme un cinéaste de premier plan. Bien qu'une large partie de son œuvre, réali- sée pour la télévision britannique, reste peu connue du public français (un des buts d'Eithne O'Neill est d'ailleurs de combler cette lacune), son humour corrosif, son engage- ment social et son défi des tabous sexuels ont fait de lui l'un des représentants les plus brillamment dérangeants du cinéma anglais contemporain. On l'a vu aussi à l'aise à Londres (Prick Up Your Ears) qu'à Dublin (The Snapper), aussi inspiré sur le petit écran (Three Men in a Boat) que sur le grand (Héros malgré lui), aussi original dans l'adaptation (Les Liaisons dangereuses) que dans l'improvisation (Sammy et Rosie s'envoient en l'air), au point que la variété même de ses entreprises et de ses talents a pu faire douter qu'il fût un authentique « auteur ». Lui-même, modeste- ment, rejette cette étiquette. L'objectif de ce livre est néan- moins de mettre en valeur l'unité profonde d'une pensée, d'un imaginaire, d'un style. D'autant que sous l'évidence d'un regard à la fois incisif et généreux émergent des inter- rogations plus graves et plus secrètes qui donnent sa cohé- rence et sa puissance d'émotion à une œuvre proprement énigmatique. Eithne O'Neill enseigne à l'université de Paris XIII. Collaboratrice de la revue Positif, elle est l'auteur, avec Jean-Loup Bourget, de Lubitsch ou la satire romanesque.

Participant d’une démarche de transmission de fictions ou de savoirs rendus difficiles d’accès par le temps, cette édition numérique redonne vie à une œuvre existant jusqu’alors uniquement sur un support imprimé, conformément à la loi n° 2012-287 du 1er mars 2012 relative à l’exploitation des Livres Indisponibles du XXe siècle.

Cette édition numérique a été réalisée à partir d’un support physique parfois ancien conservé au sein des collections de la Bibliothèque nationale de France, notamment au titre du dépôt légal. Elle peut donc reproduire, au-delà du texte lui-même, des éléments propres à l’exemplaire qui a servi à la numérisation.

Cette édition numérique a été fabriquée par la société FeniXX au format PDF.

La couverture reproduit celle du livre original conservé au sein des collections de la Bibliothèque nationale de France, notamment au titre du dépôt légal.

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La société FeniXX diffuse cette édition numérique en vertu d’une licence confiée par la Sofia ‒ Société Française des Intérêts des Auteurs de l’Écrit ‒ dans le cadre de la loi n° 2012-287 du 1er mars 2012.