Le Pouvoir Des Guignols
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Le pouvoir des Guignols Yves Derai Laurent Guez Le pouvoir des Guignols Edition°1 © Edition°1, Paris, 1998 Introduction ept minutes de télé pas comme les autres. Sept S minutes quotidiennes de délire cathodique devenues, au fil des années, une véritable institution du PAF, voire un phénomène de société. Si nous avons choisi de consacrer un livre aux Guignols de l'info, c'est parce que le théâtre de marionnettes de Canal Plus représente bien davantage qu'une émission de divertissement. Depuis dix ans, leaders politiques, figures marquantes du paysage audiovisuel français et du show-biz, joueurs de foot et pilotes de Formule 1 sont étrillés par la bande à PPD. Devant le poste, chaque soir, plus de trois millions de fidèles jubilent. La longévité et le talent des Guignols ont suscité des centaines d'articles dans la presse, plusieurs dizaines de thèses et de mémoires universitaires, et même quelques émissions de télévision sur des chaînes concurrentes ! Les marionnettes de latex hantent parfois les nuits de leurs victimes. Certaines se sont plaintes publiquement du traitement qui leur est infligé, d'autres préfèrent taire leur douleur. En tout cas, rares sont les personnalités « guignolisées » qui restent de marbre face aux frasques de leur caricature. Quant à celles qui ont attendu, en vain, d'apparaître dans la lucarne de Canal Plus, les traits déformés, les défauts outrés, la voix distordue..., l'absence leur a semblé la pire des exécutions ! Les professionnels de la communication politique sont formels : qui n'apparaît pas aux Guignols n'existe pas, ou pas assez. Cruel dilemme que d'y être au risque de s'y perdre, ou de ne pas y être et de tomber dans l'oubli. Pour les Guignols de l'info, la consécration fut sans aucun doute la campagne des élections présidentielles de 1995. Début 1994, la gauche est hors jeu, la France entière a les yeux de Chimène pour son Premier ministre RPR, Édouard Balladur, et le seul candidat déclaré, Jacques Chirac, erre comme une âme en peine dans les couloirs de l'Hôtel de Ville. Sa cote de popularité est au plus bas. Émus par la détresse de cet éternel perdant, les Guignols proposent aux téléspectateurs-électeurs un Chirac sympathique, drôle, impatient et entourés de traîtres. Bref, un Chirac humain. Tout le contraire du personnage crispé et mal à l'aise qui n'a jamais réellement conquis les cœurs des Français. Est-ce la magie qui opère ? La polémique fait rage entre les commentateurs politiques les plus éminents. Les uns minimisent le rôle des Guignols, qui auraient accompagné la vague. Les autres exagèrent leur responsabilité dans cette affaire. Mais chacun tient à sa part du débat. Depuis lors, les éditorialistes ont pris l'habitude de citer les Guignols en référence. On aime à constater qu'untel ressemble de plus en plus à sa marionnette, que tel autre essaye de prendre ses distances avec son double. On se plaît à s'ébahir lorsque la réalité rejoint la fiction ; on compare les interviews de Patrick Poivre d'Arvor et de PPD. Comme au billard, ceux qui ne regardent pas l'émission en intègrent par la bande l'approche, voire le langage si caractéristique. L'influence des Guignols ne se limite pas à son public, elle le dépasse largement. D'autant que le téléspectateur initié se comporte un peu comme s'il était membre privilégié d'un club très fermé. Avec ses « pairs », il communique par allusion ; aux pauvres hères qui passent à côté de ce qui constitue, à ses yeux, la forme la plus aboutie de la caricature politique, il raconte en roulant des épaules. Le langage des Guignols est une raison supplémentaire de s'intéresser au phénomène. Qui ignore encore qu'il fait florès dans les cours d'école, sur les bancs des facultés ou à la table des restaurants d'entreprise ? Combien de formules délicieuses, combien de saignantes saillies mises dans la bouche des Giscard, Papin, Rocard, Johnny ? « Tout à fait Thierry », « Le Monsieur te demande », « Putain, deux ans ! », « Les fromages qui puent », « Camembert mes tracteurs », « Ah que coucou », « Vous regardez trop la télévision », « An-aha... », « Y a paaaas de méthode », « Patriiiiick ! », en voilà déjà dix. « Pile-poil ! » Et lorsqu'éclata le conflit étudiant à propos de l'instauration du Contrat d'insertion professionnelle (CIP), ce furent, comme par hasard, les piques que lançait le Guignol de Chirac goguenard à celui de Balladur, qui servirent de slogans aux manifestants. Au final, qu'est-ce qui explique la réussite insolente des Guignols de l'info ? D'abord, cette émission est, à la minute, la plus chère de la télévision française. Ceci pour dire que l'équipe qui la conçoit est perfectionniste et que la chaîne ne lésine pas sur les moyens pour optimiser — par le soin apporté aux costumes, aux manipulations, aux imitations et à la mise en scène — l'efficacité des textes. Ensuite, la concurrence a faibli. Depuis l'arrêt du Bébête Show (qui fit d'extraordinaires audiences sur TF1) à l'issue d'un combat fatal avec son rival de Canal Plus, les Guignols sont seuls sur le marché. Ensuite, les Guignols sont l'aspérité du PAF, son exception éditoriale. Pendant que TF1 et les chaînes de service public s'usent à peaufiner un profil ultra- consensuel pour gagner la course à l'audimat, les Guignols se sont progressivement imposés, à leur corps défendant d'ailleurs, comme des chroniqueurs « segmentants » mais courageux. Ce qui a eu pour conséquence de les placer, à plusieurs reprises, sous les feux nourris de la critique. Enfin, ils jouissent d'une liberté unique dans les annales de la télévision française. Considérés comme un programme de divertissement et non comme une émission politique, ils ne sont pas soumis au contrôle du Conseil supérieur de l'audiovisuel. Du côté du pouvoir, les pressions n'ont eu, sauf exception, qu'un effet à peu près nul ou contraire à celui escompté. Du fait de leur audience et de leur médiatisation, ils jouissent d'une quasi- invulnérabilité. Quant aux patrons de la chaîne, ils ont compris très vite, à l'image d'André Rousselet, que les Guignols avaient plus besoin d'être protégés que dirigés pour donner leur pleine mesure. Du coup, au regard de la position stratégique prise par les Guignols dans la vie politique et la société françaises et de leur marge de manœuvre, plusieurs questions se posent. Les auteurs qui tirent les ficelles des marionnettes ont-ils conscience de leur pouvoir et de leur responsabilité ? Mènent-ils, sans l'avouer, un combat idéologique ? Si oui, quelles valeurs défendent-ils ? En l'occurrence, ont-ils délibérément soutenu Jacques Chirac contre Édouard Balladur ? Et dans l'hypothèse où ils ont voulu la victoire du gaulliste corrézien, pourquoi ? Ont-ils, de temps en temps, fait profiter leurs employeurs de leur influence dévastatrice ? Ce livre offre des réponses en manière d'éclairage de cette zone d'investigation fâcheusement obscure dans notre pays : la relation entre le pouvoir et la télévision. Chapitre 1 Du latex à l'Élysée imanche 7 mai 1995, 19 h 45 : le sacro-saint D tabou est transgressé à la télévision française. On donne, pour la première fois, avant 20 heures, le résultat définitif du second tour de l'élection présidentielle. Qui a bien pu commettre ce crime de lèse-République ? Les Guignols de l'info, bien entendu, qui ont préparé un savoureux pastiche des soirées électorales de TF1 et France 2. Sur le plateau, l'allégresse semble au rendez-vous s'agissant d'annoncer avant tout le monde la victoire de Jacques Chirac donné pour mort politique quelques mois auparavant... Au lendemain du raz-de-marée de la droite aux élections législatives de mars 1993, le maire de Paris passe, en effet, pour le « cocu » magnifique de l'opération. Craignant que la cohabitation avec François Mitterrand lui soit à nouveau fatale, il pousse le « non-présidentiable » Édouard Balladur à Matignon. Quelques-uns parmi les proches de Jacques Chirac pensent qu'il n'a pas eu la meilleure idée de sa carrière mais s'inclinent et acceptent d'entrer au gouvernement. À l'époque, le raisonnement pertinent d'un Charles Pasqua promu ministre de l'Intérieur est le suivant : si Balladur réussit, il sera forcément candidat à la présidence de la République et aura de bonnes chances de l'emporter ; s'il échoue, ce sera à Chirac de mener la bataille. Mais il l'engagera en situation défavorable puisqu'il n'aura pas le droit de se désolidariser du bilan négatif de ce Premier ministre qu'il a, lui-même, choisi. Pile, Édouard gagne ; face, Jacques perd. Et de fait, les choses s'engagent très mal pour l'avenir présidentiel du maire de Paris. Édouard Balladur a la baraka. Il revendique une méthode de gouvernement sans heurts qui a l'heur de plaire aux Français et s'installe, sans en avoir l'air, dans un fauteuil de président bis. Les sondages reflètent cet état de grâce et, dans le même temps, accablent ce pauvre Jacques Chirac qui, à ce moment-là, croit encore à la fidélité de son « ami de trente ans ». Dans ce contexte, les Guignols se déchaînent. Ils croquent un Chirac qui « s'emmerde », s'injurie — « quel con ! » — et répète à l'envi ce qui deviendra son leitmotiv tout au long de cette année 1993 : « Putain, deux ans ! ». À l'inverse, la marionnette d'Édouard Balladur est sereine, enjouée, bref, la force tranquille ! Les Guignols commencent à irriter passablement le maire de Paris. Lorsque ce dernier publie son agenda dans Le Parisien pour démontrer qu'il ne « s'emmerde » pas tant que ça, la riposte est cinglante.