Le pouvoir des Guignols

Yves Derai Laurent Guez

Le pouvoir des Guignols

Edition°1 © Edition°1, , 1998 Introduction

ept minutes de télé pas comme les autres. Sept S minutes quotidiennes de délire cathodique devenues, au fil des années, une véritable institution du PAF, voire un phénomène de société. Si nous avons choisi de consacrer un livre aux Guignols de l'info, c'est parce que le théâtre de marionnettes de Canal Plus représente bien davantage qu'une émission de divertissement. Depuis dix ans, leaders politiques, figures marquantes du paysage audiovisuel français et du show-biz, joueurs de foot et pilotes de Formule 1 sont étrillés par la bande à PPD. Devant le poste, chaque soir, plus de trois millions de fidèles jubilent. La longévité et le talent des Guignols ont suscité des centaines d'articles dans la presse, plusieurs dizaines de thèses et de mémoires universitaires, et même quelques émissions de télévision sur des chaînes concurrentes ! Les marionnettes de latex hantent parfois les nuits de leurs victimes. Certaines se sont plaintes publiquement du traitement qui leur est infligé, d'autres préfèrent taire leur douleur. En tout cas, rares sont les personnalités « guignolisées » qui restent de marbre face aux frasques de leur caricature. Quant à celles qui ont attendu, en vain, d'apparaître dans la lucarne de Canal Plus, les traits déformés, les défauts outrés, la voix distordue..., l'absence leur a semblé la pire des exécutions ! Les professionnels de la communication politique sont formels : qui n'apparaît pas aux Guignols n'existe pas, ou pas assez. Cruel dilemme que d'y être au risque de s'y perdre, ou de ne pas y être et de tomber dans l'oubli.

Pour les Guignols de l'info, la consécration fut sans aucun doute la campagne des élections présidentielles de 1995. Début 1994, la gauche est hors jeu, la entière a les yeux de Chimène pour son Premier ministre RPR, Édouard Balladur, et le seul candidat déclaré, , erre comme une âme en peine dans les couloirs de l'Hôtel de Ville. Sa cote de popularité est au plus bas. Émus par la détresse de cet éternel perdant, les Guignols proposent aux téléspectateurs-électeurs un Chirac sympathique, drôle, impatient et entourés de traîtres. Bref, un Chirac humain. Tout le contraire du personnage crispé et mal à l'aise qui n'a jamais réellement conquis les cœurs des Français. Est-ce la magie qui opère ? La polémique fait rage entre les commentateurs politiques les plus éminents. Les uns minimisent le rôle des Guignols, qui auraient accompagné la vague. Les autres exagèrent leur responsabilité dans cette affaire. Mais chacun tient à sa part du débat. Depuis lors, les éditorialistes ont pris l'habitude de citer les Guignols en référence. On aime à constater qu'untel ressemble de plus en plus à sa marionnette, que tel autre essaye de prendre ses distances avec son double. On se plaît à s'ébahir lorsque la réalité rejoint la fiction ; on compare les interviews de Patrick Poivre d'Arvor et de PPD. Comme au billard, ceux qui ne regardent pas l'émission en intègrent par la bande l'approche, voire le langage si caractéristique. L'influence des Guignols ne se limite pas à son public, elle le dépasse largement. D'autant que le téléspectateur initié se comporte un peu comme s'il était membre privilégié d'un club très fermé. Avec ses « pairs », il communique par allusion ; aux pauvres hères qui passent à côté de ce qui constitue, à ses yeux, la forme la plus aboutie de la caricature politique, il raconte en roulant des épaules.

Le langage des Guignols est une raison supplémentaire de s'intéresser au phénomène. Qui ignore encore qu'il fait florès dans les cours d'école, sur les bancs des facultés ou à la table des restaurants d'entreprise ? Combien de formules délicieuses, combien de saignantes saillies mises dans la bouche des Giscard, Papin, Rocard, Johnny ? « Tout à fait Thierry », « Le Monsieur te demande », « Putain, deux ans ! », « Les fromages qui puent », « Camembert mes tracteurs », « Ah que coucou », « Vous regardez trop la télévision », « An-aha... », « Y a paaaas de méthode », « Patriiiiick ! », en voilà déjà dix. « Pile-poil ! » Et lorsqu'éclata le conflit étudiant à propos de l'instauration du Contrat d'insertion professionnelle (CIP), ce furent, comme par hasard, les piques que lançait le Guignol de Chirac goguenard à celui de Balladur, qui servirent de slogans aux manifestants.

Au final, qu'est-ce qui explique la réussite insolente des Guignols de l'info ? D'abord, cette émission est, à la minute, la plus chère de la télévision française. Ceci pour dire que l'équipe qui la conçoit est perfectionniste et que la chaîne ne lésine pas sur les moyens pour optimiser — par le soin apporté aux costumes, aux manipulations, aux imitations et à la mise en scène — l'efficacité des textes. Ensuite, la concurrence a faibli. Depuis l'arrêt du Bébête Show (qui fit d'extraordinaires audiences sur TF1) à l'issue d'un combat fatal avec son rival de Canal Plus, les Guignols sont seuls sur le marché. Ensuite, les Guignols sont l'aspérité du PAF, son exception éditoriale. Pendant que TF1 et les chaînes de service public s'usent à peaufiner un profil ultra- consensuel pour gagner la course à l'audimat, les Guignols se sont progressivement imposés, à leur corps défendant d'ailleurs, comme des chroniqueurs « segmentants » mais courageux. Ce qui a eu pour conséquence de les placer, à plusieurs reprises, sous les feux nourris de la critique. Enfin, ils jouissent d'une liberté unique dans les annales de la télévision française. Considérés comme un programme de divertissement et non comme une émission politique, ils ne sont pas soumis au contrôle du Conseil supérieur de l'audiovisuel. Du côté du pouvoir, les pressions n'ont eu, sauf exception, qu'un effet à peu près nul ou contraire à celui escompté. Du fait de leur audience et de leur médiatisation, ils jouissent d'une quasi- invulnérabilité. Quant aux patrons de la chaîne, ils ont compris très vite, à l'image d'André Rousselet, que les Guignols avaient plus besoin d'être protégés que dirigés pour donner leur pleine mesure. Du coup, au regard de la position stratégique prise par les Guignols dans la vie politique et la société françaises et de leur marge de manœuvre, plusieurs questions se posent. Les auteurs qui tirent les ficelles des marionnettes ont-ils conscience de leur pouvoir et de leur responsabilité ? Mènent-ils, sans l'avouer, un combat idéologique ? Si oui, quelles valeurs défendent-ils ? En l'occurrence, ont-ils délibérément soutenu Jacques Chirac contre Édouard Balladur ? Et dans l'hypothèse où ils ont voulu la victoire du gaulliste corrézien, pourquoi ? Ont-ils, de temps en temps, fait profiter leurs employeurs de leur influence dévastatrice ? Ce livre offre des réponses en manière d'éclairage de cette zone d'investigation fâcheusement obscure dans notre pays : la relation entre le pouvoir et la télévision.

Chapitre 1 Du latex à l'Élysée

imanche 7 mai 1995, 19 h 45 : le sacro-saint D tabou est transgressé à la télévision française. On donne, pour la première fois, avant 20 heures, le résultat définitif du second tour de l'élection présidentielle. Qui a bien pu commettre ce crime de lèse-République ? Les Guignols de l'info, bien entendu, qui ont préparé un savoureux pastiche des soirées électorales de TF1 et . Sur le plateau, l'allégresse semble au rendez-vous s'agissant d'annoncer avant tout le monde la victoire de Jacques Chirac donné pour mort politique quelques mois auparavant...

Au lendemain du raz-de-marée de la droite aux élections législatives de mars 1993, le maire de Paris passe, en effet, pour le « cocu » magnifique de l'opération. Craignant que la cohabitation avec François Mitterrand lui soit à nouveau fatale, il pousse le « non-présidentiable » Édouard Balladur à Matignon. Quelques-uns parmi les proches de Jacques Chirac pensent qu'il n'a pas eu la meilleure idée de sa carrière mais s'inclinent et acceptent d'entrer au gouvernement. À l'époque, le raisonnement pertinent d'un Charles Pasqua promu ministre de l'Intérieur est le suivant : si Balladur réussit, il sera forcément candidat à la présidence de la République et aura de bonnes chances de l'emporter ; s'il échoue, ce sera à Chirac de mener la bataille. Mais il l'engagera en situation défavorable puisqu'il n'aura pas le droit de se désolidariser du bilan négatif de ce Premier ministre qu'il a, lui-même, choisi. Pile, Édouard gagne ; face, Jacques perd. Et de fait, les choses s'engagent très mal pour l'avenir présidentiel du maire de Paris. Édouard Balladur a la baraka. Il revendique une méthode de gouvernement sans heurts qui a l'heur de plaire aux Français et s'installe, sans en avoir l'air, dans un fauteuil de président bis. Les sondages reflètent cet état de grâce et, dans le même temps, accablent ce pauvre Jacques Chirac qui, à ce moment-là, croit encore à la fidélité de son « ami de trente ans ». Dans ce contexte, les Guignols se déchaînent. Ils croquent un Chirac qui « s'emmerde », s'injurie — « quel con ! » — et répète à l'envi ce qui deviendra son leitmotiv tout au long de cette année 1993 : « Putain, deux ans ! ». À l'inverse, la marionnette d'Édouard Balladur est sereine, enjouée, bref, la force tranquille ! Les Guignols commencent à irriter passablement le maire de Paris. Lorsque ce dernier publie son agenda dans Le Parisien pour démontrer qu'il ne « s'emmerde » pas tant que ça, la riposte est cinglante. Canal Plus édite un faux agenda désopilant, rédigé par les Guignols, qui déclenche l'ire de grandes signatures de la droite conservatrice. Notamment l'écrivain Patrick Besson qui comparera, dans Paris-Match du 28 avril 1994, les Guignols aux jeux du cirque et raillera leur fameux « comique de répétition » : « Ce qu'il y a de bien, c'est qu'on n'utilise qu'une idée par ouvrage. [...] Mais rire d'une seule chose pendant cent cinquante pages, c'est très beau. Je dirais même plus : c'est très beauf. » Et toc ! Les Guignols sont médiocres et en plus, ils ne sont même pas branchés... Il n'empêche. Leur agenda s'arrache dans les librairies et leur « comique de répétition, facile et lassant » selon Besson, continue de faire des ravages sur l'image du président du RPR. Last but not least, quand le faux Chirac pince le cul des vaches histoire d'afficher son goût du terroir, le vrai, paralysé par la peur du ridicule, ne sait plus s'il doit effectuer le déplacement prévu chez ces agriculteurs qu'il affectionne tant et qui le lui rendent bien. Jacques Chirac est tellement remonté contre l'émission qu'il décide de dire publiquement ce qu'il en pense. Sur un ton détaché à l'opposé de sa bouillonnante caricature, le 7 octobre 1993, à Montpellier, lors d'un face à face avec quatre cents étudiants, il lâche : « L'émission est assez drôle quand elle concerne les autres. Pour moi, je suis plus réservé. Ma caricature est un peu excessive. » Au lendemain de cette petite phrase, anodine de prime abord, la rumeur se répand dans le microcosme à la vitesse de l'éclair : des thuriféraires de Chirac comploteraient, en secret, contre les Guignols ! Si Le Parisien dégaine le plus vite avec une manchette sur « le mécontentement de l'entourage de Chirac », c'est l'hebdomadaire Globe, dont le propriétaire Pierre Bergé est un intime du président de Canal Plus, André Rousselet, qui défend avec le plus grand zèle les marionnettes en danger. Un titre énorme, « Touche pas à mes Guignols », barre la couverture du magazine daté du 10 novembre 1993 qui consacre pas moins de six pages à « l'événement ». Dans son article d'ouverture, Norbert Bellaïche évoque de mystérieuses réunions de la cellule communication de la mairie de Paris animée par la fille du président du RPR, Claude Chirac, et le jeune député François Baroin, réunions dont le seul et unique ordre du jour tient en cette question : « comment neutraliser les Guignols ? ». Tout, dans ce dossier, est conçu pour dramatiser à l'extrême. Dans l'introduction générale, « la menace » et « la peau des Guignols » sont imprimés en gras. Suit cette assertion laconique, « Chirac ironise mais d'autres agissent pour lui... » Dans un bref entretien présenté en encadré dans l'article, le directeur des programmes de Canal Plus, Alain De Greef, confie avoir eu vent de ces manœuvres souterraines via des « copains journalistes ». Plus loin, Globe joue la carte du militantisme avec une pétition signée François Rollin, ex-collaborateur de l'émission, intitulée « Sauvons les Guignols ». Selon un ancien membre de la rédaction du journal, son directeur, Georges-Marc Benamou, aurait même sérieusement envisagé d'appeler à la manifestation de soutien aux Guignols, archanges de la démocratie et de la liberté d'expression !

Mais si le plumage du dossier est convaincant, quid du ramage ? Les informations en sont absentes et le soufflé retombe aussi vite qu'il est monté. L'Événement du Jeudi prend Globe à contre-pied, stigmatisant « la fausse rumeur de la censure » et assurant que « Chirac n'a jamais voulu la peau des Guignols ». Même son de cloche du côté de L'Express qui, le 25 novembre 1993, cite ces propos étonnants de Claude Chirac : « Il y a bien sûr, l'armée des cons, des gens qui disent des tas de choses au nom d'une proximité avec Chirac qui n'a jamais existé. » Claude Chirac est d'autant plus gênée par ce tohu-bohu qu'elle se sent plutôt en phase avec l'analyse de Jean-Luc Parodi, secrétaire général de l'Association française de Science politique, pour qui Chirac devrait «bénir sa marionnette». L'analyse du politologue — interviewé lui aussi dans ce numéro de Globe — est prophétique : « Si dans quelque temps, la placidité de Balladur apparaît comme de la passivité, si Jacques Chirac incarne le recours contre la crise, sa marionnette peut tout aussi bien prendre la physionomie positive du lutteur qui l'emporte. Car c'est le propre de Jacques Chirac d'avoir des traits de caractère (combativité, agressivité) qui peuvent être tour à tour positifs ou négatifs. »

De plan de bataille anti-Guignols, il n'y en eut donc point. En revanche, toute cette effervescence ne fut pas fortuite, bien au contraire. Elle permit à Canal Plus de négocier en position de force le renouvellement de sa concession avec le gouvernement. Pourtant, quelqu'un avait bel et bien tenté de trouver un modus vivendi avec les auteurs des Guignols plusieurs mois auparavant : Chirac lui-même ! Le hasard du football faisant parfois bien les choses, le maire de Paris tombe nez à nez avec Pierre Lescure dans les toilettes du Parc des Princes pendant la mi-temps d'un match du PSG. Il ne rate pas l'occasion de s'inquiéter de l'« acharnement » dont il est l'objet aux Guignols et demande solennellement à celui qui n'est pour l'instant que le numéro deux de la chaîne d'intervenir auprès des scénaristes. C'est ainsi qu'un jour de mai 1993, les trois insupportables garnements sont invités à déjeuner par Pierre Lescure, Alain De Greef et Michel Denisot à bord du bateau de Canal Plus ancré dans le port de Cannes pendant le Festival. A aussi été convié à ce repas « improvisé » un conseiller de Chirac, Pierre Charon, futur directeur exécutif de Pierre Lescure à Canal Plus. Entre la poire et le fromage, celui-ci plaide la cause de son employeur devant le trio infernal Delépine-Gaccio-Halin. « Non, Chirac ne harcèle pas les membres du gouvernement avec l'interministériel. Il laisse Balladur travailler en paix. Bon, c'est vrai qu'il n'a pas grand-chose à faire en ce moment mais on va l'occuper. » Charon ignore encore, à ce moment-là, qu'il s'adresse à ceux qui vont devenir au fil des mois ses alliés objectifs... Peut-être faut-il y voir un effet à retardement de cette pression amicale ? Devenu PDG de la chaîne cryptée, Pierre Lescure repoussera deux fois la sortie de L'Agenda secret de Jacques Chirac. La pré- campagne des présidentielles évolue de telle sorte que la « trahison » de Balladur est une évidence pour tout le monde. Dans la majorité, les ralliements au Premier ministre se multiplient tandis qu'autour du maire de la capitale, le désert avance. Or, en politique comme ailleurs, la nature a horreur du vide. Le drame qui se noue sous leurs yeux révolte les auteurs des Guignols mus soudainement par une inspiration démoniaque. Tout au long de l'année fatidique, les Guignols vont marteler quelques messages récurrents à l'intention de la frange des 18-35 ans de l'électorat. 1. Balladur est un traître. Secondé par l'affreux , jeune loup aux dents de vampire, il a trahi sans vergogne l'homme qui l'a fait pour assouvir son ambition dévorante. Dans une scène inégalable en justesse et causticité livrée comme un éditorial au lendemain de l'annonce de la candidature d'Édouard Balladur à l'élection présidentielle, la marionnette de Chirac se plaint naïvement auprès de PPD :

PPD : Pas surpris, monsieur Chirac ? CHIRAC : Non, pas trop, mais quand même... PPD : Ça vous agace ? CHIRAC : Non, ça me... PPD : Ça vous peine ? CHIRAC : Non, ça me pique (on découvre que la marionnette de Chirac a des couteaux et des haches plantés dans son dos). On a beau s'y préparer, un truc pareil, ça fait quand même mal au dos, hein ! Dans les semaines qui suivent, le Guignol de Chi- rac n'apparaîtra à l'écran que transpercé de poignards avec ce sous-titre incrusté : « Cible émouvante ». 2. Chirac est, au contraire, un mec « cool » qui a les préoccupations de Monsieur Tout-le-monde. Il rêve à haute voix de son « boulot-de-dans-deux-ans ». En attendant, il occupe son temps comme il peut. Il torture des trombones, kidnappe des chiens... 3. Balladur méprise les problèmes quotidiens du citoyen moyen. Au Salon annuel de l'Agriculture, sa marionnette déambule entre les cochons l'air dégoûté et invoque sans cesse son « doux Jésus » en levant les yeux au ciel. Évidemment, il ne prend jamais le métro, ne parle pas le verlan, et ne pressent pas les inquiétudes des jeunes. Dans un échange avec Djamel, un rappeur beur un peu fruste, cela se traduit par ce dialogue irréel :

DJAMEL : M'sieur Balladur, z'y va, fais-moi rêver. BALLADUR : Bien sûr. Je pense que notre taux de croissance en 1995 nous permettra d'alléger les charges des entreprises et que nous aborderons le grand tournant de la construction européenne... DJAMEL : ... Fais-moi rêver, j'te dis ! Désolé Monsieur, j'rêve pas, j'retourne avec les autres.

Dans la même veine, un sketch très réussi montre le double du chef du gouvernement enfiler son imperméable — non sans l'aide de son consciencieux domestique —, s'aventurer hors de sa douillette demeure, paniquer dans une rue où la circulation lui semble agressive, puis rentrer chez lui la mine satisfaite : il a établi un nouveau record de 30 secondes de promenade, seul, dans la jungle urbaine. En mars 1994, au plus fort de la crise du CIP (le fameux Contrat d'insertion professionnelle), les Guignols jouent cette partition allegro. Tous les soirs sans exception, Chirac chambre Balladur pour sa gestion du conflit. « Bravo, couilles molles. Tu as été remarquable : l'école publique, Canal Plus (allusion au départ d'André Rousselet), c'était déjà très bien. Mais là, tu t'es surpassé. Et puis, chapeau pour ta science de la communication ! CIP, c'est pratique pour les slogans. Enlève ton CIP Balladur... » En parallèle, les Guignols peaufinent le look « in » et ouvert du maire de Paris. Sa marionnette est rebaptisée « le Chi », référence flatteuse au « Che », et déguisée en bon abbé Pierre, elle déploie sa généreuse bonhomie. Étrangement, la théorisation chiraquienne de la « fracture sociale » est anticipée. Pendant la campagne, au moyen d'un habile « copier-coller », les Guignols feront dire à leur chouchou : « Je clique sur le mulot. Je putte sur pomme 0 et je vire la fracture sociale. » Le cocktail élaboré par le trio infernal Delépine- Gaccio-Halin est merveilleusement servi par la voix d'Yves Lecoq qui met du cœur à l'ouvrage. L'imitateur figure en bonne place dans le comité des artistes pour Jacques Chirac... Parvenus au sommet de leur art, les Guignols bénéficient désormais d'une puissante caisse de résonance médiatique. Dans la livraison de septembre 1996 de la très sérieuse revue Mots éditée par les Presses de Sciences Po, deux universitaires, Annie Collovald et Érik Neveu, expliquent brillamment dans leur étude « Les Guignols ou la caricature en abîme » que « l'audience des Guignols ne se limite pas à des mesures d'audimat ». D'abord parce que leurs émissions sont rediffusées le lendemain sur Europe 2 et qu'ils disposent d'un espace quotidien dans Infomatin. Ensuite, les reprises, commentaires et éditoriaux qu'ils suscitent leur procurent ce que Mots appelle « un réseau amplificateur » auquel aucune couche de la société française ne peut se soustraire. Malgré tout, dans les sondages, la cote de Chirac ne progresse pas de façon notable. Mais une enquête de l'institut Ifop commandée par le mensuel étudiant Campus en février 1994 suscite quelques commentaires amusés dans la presse : la marionnette de Chirac est la plus populaire, loin devant celles de Balladur, Mitterrand, Tapie, Léotard et Rocard. Joli lot de consolation et peut- être l'amorce du renouveau...

Début 1995, écartant d'un revers dédaigneux les invitations de ses ex-amis (Sarkozy, Pasqua) à déclarer forfait, Jacques Chirac lance véritablement sa campagne en s'appuyant sur deux ouvrages publiés aux éditions NiL. Le second, intitulé La France pour tous, arbore en couverture un énigmatique petit pommier créé par un graphiste de cinquante ans, Yves Setton, qui fournit aux psycho-politologues parisiens un formidable espace de glose savante. Pour les uns, l'arbre fruitier est un symbole fort qui allie le passé — les racines — à l'avenir — les fruits. Pour d'autres, la pomme reste le fruit d'Ève ; elle incarne donc la tentation contre laquelle nul ne peut lutter. Le 26 mars 1995, dans sa chronique du Journal du Dimanche, Bernard Pivot laisse littéralement vagabonder son imagination : « Un candidat à la présidence de la République a besoin d'attraction et, en ce sens, la pomme de Chirac est de la même famille que celle qui, tombant devant Newton, lui fit découvrir les lois de la gravitation. [...] Chirac est, pour le moment, plus newtonien que Balladur et Jospin. » Simple, mais il fallait y penser. En réalité, Jacques Chirac ne semble pas avoir accordé de grande importance au symbole. Il livre cette explication, d'une naïveté déconcertante, au cours d'une interview accordée à Alain Duhamel et Arlette Chabot sur France 2 : « J'aime beaucoup les pommes. Et le cidre. D'ailleurs, en Corrèze, certains agriculteurs de mes connaissances font un petit cidre, sans beaucoup de prétention, mais excellent. » Il n'en faut pas plus aux trois auteurs des Guignols pour décider que le programme de Chirac sera dorénavant réduit à cette simple expression : « Mangez des pommes ! »

La dérision n'a pas toujours un goût amer et les caciques du RPR constatent presque instantanément que la formule fait mouche chez les jeunes. À telle enseigne que la section « Jeunes » du parti gaulliste animée par Nourredine Cherkaoui et Benoît Apparu va, ni plus, ni moins, mettre le conseil en pratique à grande échelle. Un dimanche après-midi, les militants distribuent des milliers de pommes à la sortie des cinémas des Champs-Élysées. Les gens sourient et croquent dans les goldens à pleines dents. Les journalistes ne se font pas prier pour commenter l'événement alors que d'ordinaire, ils rechignent à couvrir les rassemblements classiques de campagne. Bref, le succès de ce test est incontestable. Pendant la préparation d'un meeting à Tours, le 10 janvier 1995, Nourredine Cherkaoui raconte l'opération par le menu à un député local, Philippe Briant, maire de Saint-Cyr. Coïncidence heureuse, ce dernier fut, dans le civil, marchand de primeurs ! « La pomme, c'est un fruit génial ! C'est bon, c'est pas cher et ça se garde longtemps. On peut en acheter en quantité industrielle et en envoyer aux militants pour toutes nos réunions. » Alea jacta est. Les participants aux différents meetings hexagonaux s'entichent du fruit défendu. Les vieilles dames mitonnent de la compote et des pommes d'amour, les gamins les offrent aux (rares) ténors qui viennent soutenir leur leader. Il faut savoir que les jeunes RPR jouissent de solides relais sur l'ensemble du territoire avec cent responsables départementaux et des bureaux dans près de cinq cents circonscriptions. Ils sont donc en mesure d'éprouver à grande échelle l'impact des Guignols sur des jeunes qui caressent d'un regard tendrement complice la belle rondeur pommière. Face à cette communion aussi impressionnante qu'inattendue, socialistes et balladuriens se replient sur cette politesse du désespoir qu'est parfois l'ironie : « Attention, les pommes, c'est bon, mais après, gare à l'indigestion ! »

Deux mois et demi avant le premier tour, un sondage de l'institut Louis Harris confirme les intuitions du premier cercle chiraquien : 65 % des personnes interrogées trouvent que les Guignols rendent le maire de Paris très sympathique. Il arrive en tête de liste devant Mitterrand et Tapie. Balladur occupe une pâle huitième place dans ce singulier hit-parade. En revanche, le Premier ministre est le favori des fans du Bébête Show. La même enquête révèle par ailleurs que, pour plus de la moitié des gens, les Guignols influencent le vote des électeurs. À titre de comparaison, le Bébête Show ne convainc, sur ce point, qu'un tiers des sondés. Un mois plus tard, c'est au tour d'IPSOS de s'intéresser à l'émission phare de Canal Plus. Réalisé cette fois pour le compte d'Euro RSCG Média, ce nouveau sondage est édifiant. Il découle, en effet, des résultats que Jacques Chirac est le seul candidat à bénéficier de retombées positives des Guignols. Concernant Édouard Balladur, au contraire, 41 % des sondés (contre 13 %) estiment que son image est altérée. « Nous voyions bien que nous étions en train de nous faire récupérer mais il était trop tard. Nous ne pouvions plus rien faire, regrette, avec le recul, Benoît Delépine. Certes, nous voulions la défaite de Balladur, mais pas au point d'être ainsi exploités. Ils ont été vraiment malins, ces jeunes du RPR. »

À l'automne 1997, Nourredine Cherkaoui a été écarté sans ménagement des postes à responsabilité au RPR. Trois jours après s'être emparé des rênes du parti, Philippe Séguin a confié à ses hommes la direction de la section « Jeunes ». Aujourd'hui rejeté par ses amis politiques et familier des files d'attente de l'Agence nationale pour l'emploi, ce trentenaire au visage poupin se souvient avec émotion de cette période dorée où tout lui souriait : « Mon homologue au Parti socialiste, Benoît Hamon, en était jaloux. Des adolescents qui n'avaient jamais entendu parler de nous deux mois plus tôt affluaient à nos meetings. Pour eux, la référence suprême, c'était les Guignols. Au QG de campagne soufflait un vent de folie. Il y avait des cageots de pommes partout, des jeunes qui s'excitaient dans tous les coins mais à 19 h 55, un silence presque religieux se faisait autour des quelques postes de télévision. Plus personne ne répondait au téléphone pour ne pas perdre une miette des Guignols. » Selon lui, aucun doute possible, les Guignols sont entrés de plain-pied dans la stratégie chiraquienne. « Nous étions les faibles car écartés du pouvoir. Mais nous étions les purs alors que les autres avaient du sang sur les mains. Dans les meetings, on entendait "Balladur, ami de trente ans, traître en deux ans". » Les statistiques corroboreront sa thèse puisque Jacques Chirac deviendra le candidat de droite ayant recueilli le plus de suffrages jeunes dans l'histoire de la Cinquième République. Or, les enquêtes sur l'influence politique des Guignols attestent toutes que c'est sur cette partie de la population qu'elle opère en priorité. Jean-Marc Lech, président d'IPSOS qui a beaucoup planché sur le dossier, ne recule pas devant les superlatifs. « La scénographie était très favorable à Chirac, ultra-dynamique, comparé à Barre, Giscard et bien sûr Balladur, qui fleuraient bon la maison de retraite. Les Guignols de l'info, premier média politique des 18-25 ans qui, pour la plupart, ne lisent pas encore de journaux, ont consolidé l'image de Chirac dans cette tranche de l'électorat. »

Roland Cayrol, frère ennemi de Lech et fondateur de l'institut CSA, n'est pas moins enflammé : « Dans la campagne de Chirac, les Guignols ont été la catalyse. En chimie, c'est elle qui permet la réaction entre les composants. » Et de rappeler l'étonnant résultat d'un sondage réalisé le 23 avril 1995, le jour du premier tour du scrutin présidentiel. L'institut CSA interrogeait, à la sortie des urnes, les électeurs sur les moyens d'information qui leur avaient été les plus utiles pour faire leur choix : 13 % des sondés citent alors les Guignols ! La proportion grimpe même à 24 % chez les moins de 25 ans, mieux informés par l'émission satirique que par la radio (22 %). Tous âges confondus, l'influence des Guignols est deux fois plus forte chez les électeurs de Chirac (17 %) que chez ceux de Balladur (8 %). Roland Cayrol n'hésite pas à comparer les Guignols à « la force tranquille »