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Austriaca Cahiers universitaires dʼinformation sur lʼAutriche

87 | 2018 Finis Austriae : la chute de l’aigle bicéphale

Daniel Baric et Ute Weinmann (dir.)

Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/austriaca/284 DOI : 10.4000/austriaca.284 ISSN : 2729-0603

Éditeur Presses universitaires de Rouen et du Havre

Édition imprimée Date de publication : 1 décembre 2018 ISBN : 979-10-240-1354-1 ISSN : 0396-4590

Référence électronique Daniel Baric et Ute Weinmann (dir.), Austriaca, 87 | 2018, « Finis Austriae : la chute de l’aigle bicéphale » [En ligne], mis en ligne le 01 mars 2020, consulté le 28 janvier 2021. URL : http:// journals.openedition.org/austriaca/284 ; DOI : https://doi.org/10.4000/austriaca.284

Austriaca. Cahiers universitaires dʼinformation sur lʼAutriche AUSTRIACA

Cahiers universitaires d’information sur l ’Autriche

Décembre 2018 Quarante-troisième année

PRESSES UNIVERSITAIRES DE ROUEN ET DU HAVRE Tous droits de traduction, d ’ adaptation et de reproduction sous quelque forme que ce soit, réservés pour tous pays.

Mise en page : Léa Chevrier

© Presses universitaires de Rouen et du Havre, 2019 Rue Lavoisier – 76821 Mont-Saint-Aignan Cedex http://purh.univ-rouen.fr/ ISBN : 979-10-240-1354-1 ISSN : 0396-4590 AUSTRIACA Sommaire no 87

Finis Austriae : la chute de l ’ aigle bicéphale, octobre-novembre 1918

Études réunies par Daniel Baric et Ute Weinmann

Introduction...... 7

François Genton La France et l ’ Autriche-Hongrie : de l ’ des dynasties à celle des États-nations ...... 17

Enjeux intellectuels et expériences de guerre : la fin du monde d ’ hier

Wolfgang Maderthaner Wovon man nicht sprechen kann. Der Große Krieg und die Intellektuellen – das Beispiel Wien...... 41

Gerald Stieg Die letzten Tage der letzten Tage der Menschheit in der Fackel...... 61

Enjeux politiques d ’ une désintégration impériale : de Vienne à Budapest, de Prague à la mer Noire

Christopher Brennan « Eure Majestät fragen mich etwas spät » (à propos de Charles Ier) ..... 77

Alfred Pfoser Eine Hauptstadt auf der Suche nach Stabilität. Zehn Bilder vom Wien 1918/1919...... 103 Ute Weinmann Automne 1918 en Carinthie, « wo man mit Blut die Grenze schrieb… » : débats, combats et commémorations autour de la frontière méridionale de l ’ Autriche ...... 137

Antoine Marès Edvard Beneš et la fin de l ’ Autriche-Hongrie ...... 161

Catherine Horel Une perspective hongroise sur la fin de l ’ empire des Habsbourg ...... 175

Iryna Dmytrychyn Fin des empires et naissance d ’ un État : le rêve ukrainien de Guillaume de Habsbourg ...... 195

Une sombre apocalypse ? La fina posteriori

Herta Luise Ott Imaginer la fin a posteriori : La pièce de théâtre 3. November 1918 de Franz Theodor Csokor...... 209

Daniel Baric La fin duViribus unitis, entre écriture documentaire et fiction (1918-2018) ...... 233

Des idées et des faits

Lucile Dreidemy 100 Jahre Republik, 80 Jahre „“. Bedenken zum Gedenkjahr 2018...... 257

Alfred Prédhumeau Une authentique rencontre : Martin Buber de Dominique Bourel...... 263

Notices bibliographiques ...... 273

Publications récentes sur l ’ Autriche ...... 299

Résumés/Zusammenfassungen/Abstracts ...... 307 Introduction

L ’ effondrement militaire et politique de l ’ Empire habsbourgeois constitue assurément une césure inaugurale dans l ’ histoire du xxe siècle européen. À l ’ automne 1918, en quelques semaines marquées par des moments d ’ incertitude et d ’ improvisation, de tension croissante sur tous les fronts et de bouleversements militaires, diplomatiques, poli- tiques et sociaux sans précédent dans l ’ espace danubien, le système impérial vole en éclats. L ’ armistice de Villa Giusti du 3 novembre 1918 met fin aux hostilités avec l ’ Autriche-Hongrie, qui elle-même se disloque pour disparaître dans les jours suivants. La renonciation au trône signée le 11 novembre par l ’ empereur Charles laisse la voie ouverte à l ’ établissement d ’ une première République autrichienne, alors que sur les ruines de l ’ Empire naissent de nouveaux États. Parallè- lement, le gouvernement hongrois de Károlyi se débat avec une question sociale brûlante, tandis que se défont les liens juridiques qui unissaient les pays de la Couronne de saint Étienne. Cette séquence de crise et de refondation se déroule sous le signe du chaos, voire de l ’ anarchie, mais aussi de la reprise en main rapide des leviers du pouvoir par des respon- sables politiques soucieux d ’ installer un nouvel ordre. La démobilisa- tion lance sur les routes des flots de soldats et de chevaux sans cavaliers, mais le réseau ferré, symbole de la monarchie moribonde, continue de fonctionner tant bien que mal. À un siècle de distance, la succession rapide d ’ événements aussi marquants et contradictoires conserve toute sa force suggestive. Le colloque international « Finis Austriae : la chute de l ’ aigle bicéphale (octobre-novembre 1918) » qui s ’ est tenu les 8 et 9 février 2018 à , à la Maison Heinrich-Heine, s ’ était proposé de saisir cette période dans sa matérialité subjective, à travers des expériences per- sonnelles et collectives de transition entre la monarchie multiséculaire et des formes nouvelles d ’ exercice du pouvoir1. Les organisateurs, Ute

1. Nous adressons nos remerciements les plus vifs à celles et ceux qui ont apporté leur aide à la préparation, la tenue et la publication de ce colloque : les équipes de recherche Inte- ractions culturelles et discursives (ICD, université de Tours), Centre de philosophie juri- dique et politique (CPJP) et AGORA (université de Cergy-Pontoise), le Forum culturel autrichien (Paris), la Maison Heinrich-Heine (Paris), ainsi que la Mission du Centenaire. Que soient remerciés pour leur participation aux travaux Étienne Boisserie, Tullia Cata- lan et Isabelle Davion. Le programme de recherche « 1918 : La guerre est finie ? » coor- donné par Xavier Galmiche (équipe de recherche Eur ’ Orbem, Sorbonne Université) a fédéré une série de travaux, que l ’ on retrouvera sur le carnet https://guerrefinie.hypo- 8 Introduction

Weinmann et Daniel Baric, ont souhaité réunir des contributeurs qui, à partir de sources nouvelles ou peu exploitées, contemporaines des faits ou postérieures, retraceraient cette crise automnale dans des contextes différents, dans les configurations géographiques et nationales les plus caractéristiques de la monarchie, à Vienne2 et dans les autres provinces germanophones, des Carpates à l ’ Adriatique, de Prague à la Galicie. Cette période a donné naissance à des mémoires fort différentes, dont les spécificités ne peuvent être saisies que par une plongée dans les cas concrets et un décentrement du regard3. Alors que des dates importantes se bousculent dans la chronologie de l ’ automne 1918, césures fonda- trices, officiellement célébrées dans nombre d ’ États d ’ Europe centrale et orientale, l ’ idée du colloque était de retrouver la nature des senti- ments qui agitaient les contemporains aux quatre coins de ce qui cessait d ’ être un empire. L ’ ambition des organisateurs fut de se rapprocher au plus près des événements tels qu ’ ils furent vécus, mais aussi de prendre du recul, celui qu ’ autorise la distance d ’ un siècle, afin de donner une perspective à cette fin de l ’ Empire. La réflexion devait d ’ autre part porter sur les interprétations histo- riques, littéraires, voire philosophiques, auxquelles cette brève période donna naissance. Apocalypse, cataclysme, effondrement, mais aussi (re) naissance, libération : les images sont aussi tranchées que les interpré- tations qui se sont succédé pour donner concomitamment et succes- sivement un sens à la fin de la guerre. Une abondante historiographie s ’ est interrogée dès les années 1920 sur les raisons internes et externes de la disparition de l ’ Empire habsbourgeois (d ’ Oszkár Jászi4 à François

theses.org (consulté le14 avril 2019), notamment les références des numéros des revues Przegląd humanystyczny (revue de sciences humaines, Varsovie, https://przegladhuma- nistyczny.pl) et Slovo a smysl (La lettre et le sens, Prague, http://slovoasmysl.ff.cuni.cz) qui publient des numéros spéciaux autour de ce thème. 2. La bibliographie sur la situation viennoise étant abondante (voir en particulier Maureen Healy, and the Fall of the Habsburg Empire, Cambridge, Cambridge University Press, 2003, et Alfred Pfoser et Andreas Weigl (dir.), Im Epizentrum des Zusammen- bruchs. Wien im Ersten Weltkrieg, Wien, Metroverlag, 2013), la focale a été délibérément étendue aux périphéries de l ’ Empire. 3. Oto Luthar, « Introduction: Beyond a Western-Centric Historical Interpretation of the Great War », dans Oto Luthar et Vera Gudac Dodić (dir.), The Great War and Memory in Central and South-Eastern Europe, Leiden-Boston, Brill, 2016, p. 1-17. 4. Oszkár Jászi, The Dissolution of the Habsburg Monarchy, Chicago, University of Chicago Press, 1929. Une recherche focalisée sur les événements de l ’ automne 1918 a livré un regard renouvelé sur le contexte dans lequel l ’ intellectuel hongrois a élaboré sa doctrine sur les minorités et partant sa réflexion sur la difficile pérennisation de l ’ Empire : Peter Haslinger, Arad, November 1918: Oszkár Jászi und die Rumänen in Ungarn, 1900 bis 1918,

Austriaca no 87, 2018 Introduction 9

Fejtö5, pour citer deux cas emblématiques). Elle se développe depuis, de manière accélérée et internationale, en particulier dans le contexte d ’ une réflexion sur le centenaire de la Grande Guerre. Dans la lignée des commémorations de la fin de l ’ Empire qui eurent lieu en France, « L ’ Apocalypse joyeuse », en référence à l ’ expression lancée par Hermann Broch (Fröhliche Apokalypse) fut la dénomination de l ’ exposition présentée au Centre Beaubourg à Paris en 1986. Dans le catalogue, qui reçut, tout comme l ’ exposition elle-même, une large réception en France6, l ’ expression Finis Austriae apparaît pour désigner la fin de la première République autrichienne. L ’ historien autrichien Adam Wandruszka l ’ avait quant à lui utilisée pour cerner les prémices d ’ une disparition de la structure impériale dès la seconde moitié du xixe siècle7. Une étude plus récente sur le souvenir de la fin de la pre- mière guerre mondiale et de la monarchie dans le cinéma autrichien du XXe siècle fait également référence à l ’ expression, en la faisant jouer par contraste avec l ’ idée d ’ une renaissance périodique et quelque peu amnésique, le cinéma tendant à présenter des images idéalisées du passé habsbourgeois8. L ’ historien français Jean-Paul Bled l ’ a employée plus récemment encore pour décrire les derniers jours de la monarchie des Habsbourg9. C ’ est avant tout dans ce dernier sens que les organisateurs ont souhaité en faire usage. Mais la pluralité des interprétations pos- sibles de ce syntagme, en suggérant une possible répétition de la mort, signifie que l ’ Autriche a pu renaître, que la fin et la chute signifient aussi le commencement d ’ une autre forme de vie politique. C ’ est à cet aspect cyclique que fait allusion le choix de l ’ iconographie de cette manifesta- tion, puisque l ’ affiche du colloque présentait l ’ image d ’ un cataclysme

Wien-Köln-Weimar, Böhlau, 1993. 5. François Fejtö, Requiem pour un empire défunt. Histoire de la destruction de l ’ Autriche-Hon- grie, Paris, Lieu commun, 1988. 6. Jean Clair et Yves Kobry (dir.), Vienne, 1880-1938 : L ’ Apocalypse joyeuse, catalogue de l ’ exposition, Paris, Centre Georges-Pompidou, 1986. 7. Adam Wandruszka, « Finis Austriae? Reformpläne und Untergangsahnungen in der Habsburgermonarchie », dans Theodor Mayer (dir.), Der österreichisch-ungarische Aus- gleich von 1867. Seine Grundlagen und Auswirkungen, München, Oldenbourg, 1968, p. 112-123. 8. Robert von Dassanowsky, « Finis Austriae, vivat : The Re/Vision of 1918 in Aust- rian Film », dans Karl Wagener et Wolfgang Müller (dir.), Österreich 1918 und die Folgen. Geschichte, Literatur, Theater und Film, Wien-Köln-Weimar, Böhlau, 2009, p. 179-196. 9. Jean-Paul Bled, L ’ agonie d ’ une monarchie : Autriche, 1914-1920, Paris, Tallandier, 2014 et « Finis Austriae (1918) », dans Patrice Gueniffey et Thierry Lentz, La fin des empires, Paris, Perrin, 2017, p. 345-368.

Austriaca no 87, 2018 10 Introduction sur une carte postale italienne de l ’ entre-deux-guerres sous la forme du navire amiral de la marine impériale et royale, le Viribus unitis qui sombre tragiquement dans les eaux de l ’ Adriatique le 1er novembre 1918. Mais le programme était imprimé sur le fond d ’ une autre carte postale, qui montre la proclamation de la République autrichienne le 12 novembre 1918 devant le Parlement de Vienne. L ’ un des liens entre les deux usages du terme Finis Austriae fut éga- lement matérialisé par la présence de deux contributeurs (Wolfgang Maderthaner et Gerald Stieg) qui étaient déjà présents au catalogue du Centre Pompidou. Il s ’ est cependant agi de prendre le contre-pied de l ’ expression consacrée, « Apocalypse joyeuse », pour se demander si ce moment de fin d ’ un empire peut être véritablement mis sous le signe d ’ une « conscience jubilante d ’ avoir atteint une révélation », « d ’ avoir un instant triomphé dans l ’ ordre de l ’ esprit », puisque c ’ est en ce sens que le critique d ’ art Jean Clair comprenait l ’ adjectif allemand fröhlich, et non pas celui de « gaieté franche10 ». Le pendant serait donc une « apocalypse » d ’ autant plus sombre que le sens en échapperait aux contemporains et qu ’ une interprétation univoque serait impossible. Par ailleurs, comme dans l ’ exposition parisienne de 1986, l ’ apocalypse peut être vue comme une période d ’ une durée élastique. La dernière partie du présent volume est intitulée pour cette raison « Une sombre apocalypse ? », car elle cherche à saisir a posteriori les multiples et contradictoires interprétations de la fin de l ’ Empire habsbourgeois. En guise d ’ introduction aux réflexions sur la place de cet événe- ment sur le temps long, François Genton (Grenoble) s ’ interroge dans sa contribution, « La France et l ’ Autriche-Hongrie : de l ’ Europe des dynasties à celle des États-nations », sur la spécificité de la mémoire de la Grande Guerre en France par rapport aux autres nations européennes impliquées dans le conflit, en insistant notamment sur l ’ importance de la Maison d ’ Autriche en tant que puissance territoriale et politique antagoniste dans l ’ histoire de France. L ’ ordre géopolitique mis en place à Versailles a montré une résilience certaine et le « court xxe siècle », qui s ’ est terminé avec la fin du bloc soviétique en Europe, pourrait bien avoir commencé précisément en 1918, avec la fondation de nouveaux États, et non en 1914. Privilégiant une approche centrée sur une réflexion qui entremêle destin singulier et développement de la pensée, une première partie

10. L ’ Apocalypse joyeuse, op. cit., p. 51.

Austriaca no 87, 2018 Introduction 11 du volume est intitulée « Enjeux intellectuels et expériences de guerre : la fin du monde d ’ hier ». Wolfgang Maderthaner (Vienne) a, dans sa contribution, « Wovon man nicht sprechen kann. Der Große Krieg und die Intellektuellen ‒ das Beispiel Wien », fait le lien entre la situation de délitement dans lequel s ’ enfonçait la monarchie, et la genèse d ’ œuvres majeures. Wolfgang Maderthaner analyse les répercussions de l ’ expé- rience de la guerre sur la pensée politique (Otto Bauer), littéraire (Robert Musil) et philosophique (Ludwig Wittgenstein). Ainsi, ce sont les propres expériences traumatiques sur le front du jeune Wittgenstein qui semblent transparaître dans les passages finaux du Tractatus logico-phi- losophicus dans lesquels il cherche à circonscrire ce qui est de l ’ ordre de l ’ inexprimable. Ces réflexions proposent des analyses sur les phéno- mènes de désintégration dans le champ de la philosophie, de la littéra- ture et de la critique des médias en prenant des exemples d ’ intellectuels majeurs, liés entre eux par la tradition de la critique empirique d’Ernst Mach, figure tutélaire du modernisme viennois de la fin de siècle. Gerald Stieg présente dans « Die letzten Tage der letzten Tage der Menschheit in der Fackel » une analyse des numéros du journal rédigé et publié par Karl Kraus, Die Fackel, pendant la guerre et immédiatement après. Kraus analyse selon sa méthode de la « critique interne » les phrases et les dis- cours reproduits par les médias et les agences de propagande. La critique du monde est une critique de la langue, depuis la plus minuscule citation jusqu ’ aux analyses détaillées de la parole en public. Il vise ainsi à délégi- timer et corriger l ’ information officielle par la juxtaposition de la poli- tique officielle (Nibelungentreue) à la réalité (l ’ affaire des lettres au prince Sixte de Bourbon-Parme, la crise alimentaire). Dans la deuxième partie, « Enjeux politiques d ’ une désintégration impériale : de Vienne à Budapest, de Prague à la mer Noire », sont pré- sentés trois articles biographiques et trois autres articles centrés sur des lieux emblématiques, la capitale impériale déchue, la Carinthie devenue province frontalière et l ’ insaisissable situation hongroise. Des coups de projecteur sont lancés sur un monde en transition politique, territoriale et sociétale, dans différentes régions de la monarchie en dissolution, en partant de Vienne et le sud de l ’ Autriche allemande (la Carinthie) vers la périphérie et les États successeurs naissants. Christopher Brennan a puisé pour son article « „Euere Majestät fragen mich etwas spät“ (à propos de Charles Ier) » dans différentes archives pour éclairer les res- sorts psychologiques en jeu dans les deux derniers mois du règne de Charles Ier. Il ne put que très tardivement se résoudre à accepter la dispa- rition de l ’ Empire, après l ’ échec de son manifeste tardif du 16 octobre

Austriaca no 87, 2018 12 Introduction

1918 pour la réforme de l ’ Empire. Ses réactions, ou son absence de réactivité, ont suscité des interrogations sur son état d ’ esprit, que l ’ auteur décrit en détail. Alfred Pfoser explore sous forme de dix arrêts sur image la confusion qui régnait dans la ville principale de l ’ Empire. « Eine Hauptstadt auf der Suche nach Stabilität. Zehn Bilder vom Wien 1918/1919 » sonde la situation de la capitale impériale devenue celle d ’ une République hydrocéphale au territoire et au prestige considéra- blement amoindris. Sous forme kaléidoscopique, ce sont les contradic- tions de la métropole qui apparaissent : ville en déclin et à la dérive, voire mourante, mais aussi entraînée sur la pente révolutionnaire, capi- tale culturelle, ville à la recherche de la stabilité avant de devenir Vienne la Rouge. L ’ Autriche républicaine avec sa capitale protéiforme fut à ses débuts balbutiants un État sans frontières fixes, dont le tracé méridional, entre la Carinthie et la future Yougoslavie, est l ’ objet d ’ étude de Ute Weinmann dans « La frontière méridionale de l ’ Autriche : débats, com- bats et commémorations en Carinthie ». L ’ analyse de la presse contem- poraine de Carinthie (Klagenfurter Zeitung) montre le glissement d ’ une attitude fraternelle à l ’ égard des Slovènes vers une posture défensive, soucieuse de l ’ intégrité territoriale de la Carinthie, débouchant sur une agressivité anti-slave, plus particulièrement anti-slovène. Ces opposi- tions mènent à un conflit frontalier armé (1918-1919), l ’ Abwehrkampf dans l ’ idéologie nationale-allemande, ou « combat pour la frontière au nord » dans l ’ historiographie yougoslave et slovène. L ’ étude de la revue d ’ histoire régionale Carinthia met en évidence une continuité mémo- rielle dans l ’ héroïsation de ce conflit frontalier. Autour du plébiscite du 10 octobre 1920, qui fixe la nouvelle frontière entre l ’ Autriche et le royaume sud-slave, s ’ élabore dans cette presse un discours mémoriel de défense armée du territoire. Antoine Marès s ’ est penché sur le lien entre Edvard Beneš et la fin de l ’ Autriche-Hongrie. Dans une perspective d ’ interprétation globale de la fin de l ’ Empire, la trajectoire d ’ Edvard Beneš apporte un éclairage que son biographe présente à partir de ses dernières recherches sur les options politiques qui se présentaient à lui durant le conflit, dont celle de l ’ indépendance. La victoire de cette dernière fut somme toute tardive et inattendue. Jusqu ’ en 1917 en effet, Beneš misait encore sur une fédéralisation et le maintien de l ’ Empire. À l ’ automne 1918, il constate que son « pari tchécoslovaque », soutenu en particulier par la France, est en train de se réaliser. Catherine Horel pro- pose « Une perspective hongroise sur la fin de l’empire des Habsbourg ». Si les Hongrois ont été loyaux envers l ’ Empire, c ’ est avant tout parce qu ’ ils défendaient leur position. Dans le courant de 1918, le méconten-

Austriaca no 87, 2018 Introduction 13 tement gagne l ’ arrière, où des grèves sont déclenchées. Un enchaîne- ment révolutionnaire se déroule selon une temporalité accélérée à partir de la fin octobre : la République est proclamée le 16 novembre 1918, mais le nouvel État est subverti en mars 1919 par les bolcheviques. Ainsi est mis en relief le paradoxe de l ’ année 1918 pour la Hongrie, celle de l ’ accession à l ’ indépendance, mais aussi celle du démantèlement consé- cutif du Royaume, qui génère une douleur aggravée par le syndrome de la défaite. Iryna Dmytrychyn clôt ce panorama avec son étude sur les confins orientaux des territoires habsbourgeois, « Fin des empires et naissance d ’ un État : le rêve ukrainien de Guillaume de Habsbourg ». L ’ implication de Guillaume de Habsbourg-Lorraine dans la question ukrainienne est retracée, du début de la guerre jusqu ’ à sa disparition dans les geôles soviétiques, ainsi que la place particulière qu ’ il occupe dans l ’ Ukraine contemporaine. Même si la création d ’ une entité dynas- tique ukrainienne au sein de l ’ Empire n ’ a jamais pu être réalisée, l’idée s ’ est maintenue pendant l ’ entre-deux-guerres, et apparaît comme un élément qui s ’ est durablement inscrit dans le processus de construction d ’ une identité étatique au sein de l ’ Ukraine post-soviétique. La dernière partie du volume prolonge cette interrogation sur la pérennité des traces du bouleversement fondamental que représente l ’ éclatement brutal de l ’ Empire. Le diptyque « Une sombre apoca- lypse ? » est consacré à l ’ impact de la césure que représente le mois de novembre 1918. Herta-Luise Ott aborde la thématique de la pre- mière guerre mondiale dans la littérature autrichienne de l ’ entre-deux- guerres à travers un auteur et une de ses œuvres les plus représentatives, dans « Imaginer la fin a posteriori. La pièce de théâtre 3. Novembre 1918 de Franz Theodor Csokor ». La pièce montre les frictions survenues en des lieux insolites de Cisleithanie, au sein d ’ une petite communauté qui ne survivra pas à l ’ Empire. La pièce de Csokor eut la particularité, après la première en 1937 au Burgtheater de Vienne, d ’ être d ’ abord interprétée comme le requiem de l ’ ancienne Autriche, avant d ’ être interdite après l ’ Anschluss. Elle rentra après 1945 dans le canon de la littérature et plus généralement de la culture autrichienne, comme en témoigne le film autrichien 3. November 1918 d ’ Edwin Zbonek (1965). L ’ art de Csokor consiste à compresser le déroulement historique dans cette pièce qui se déroule dans un refuge de montagne au milieu des neiges, coupé du monde extérieur, où des militaires de l ’ armée aus- tro-hongroise prennent peu à peu conscience de la fin de l ’ Empire. La concorde se transforme autant en discours nostalgique face à un nou- veau vide, qu ’ en voix discordantes qui annoncent des destins séparés et

Austriaca no 87, 2018 14 Introduction opposés. L ’ article de Daniel Baric, « La fin duViribus unitis, entre écri- ture documentaire et fiction (1918-2018) », traite d ’ un fait de guerre sur l ’ Adriatique, à Pula en l ’ occurrence, le port de la marine de guerre aus- tro-hongrois. Le navire amiral de la marine austro-hongroise, le Viribus unitis, coula le 1er novembre 1918, par l'action de deux soldats italiens qui devinrent des héros dans leur pays. Mais selon les contextes natio- naux et les prises de position individuelles, cet événement acquit une force symbolique différente. L ’ écrivain croate Ivan Katušić livra dans un récit à la fois littéraire et documentaire ‒ Admiralski stijeg (L ’ étendard du vaisseau amiral), , 1987 ‒ une interprétation de l ’ événement qui ménageait une place privilégiée aux vaincus austro-hongrois, ce qui peut se lire comme un écho de la situation de la Yougoslavie, elle-même ensemble composite et profondément déstabilisé dans les années 1980. À travers une relecture et une dramatisation des documents historiques, les soldats austro-hongrois qui restèrent fidèles jusqu ’ au bout à leur ser- ment d ’ allégeance au souverain d ’ un empire multinational acquièrent un poids d ’ autant plus signifiant que le régime de la Yougoslavie titiste commençait à tanguer dangereusement. Au terme de ce parcours, il apparaît que les événements de l ’ automne 1918 ont été marqués par une spirale de la violence, comme ailleurs en Europe11. Dans ces moments de reconfiguration institutionnelle, les dif- férentes situations présentées à l ’ échelle locale ont permis d ’ esquisser divers types de crise du régime habsbourgeois et de loyautés à l ’ œuvre dans ce contexte12. La difficulté à établir une date précise pour la dis- parition de l ’ Empire montre qu ’ il s ’ est agi d ’ un processus, qui atteint finalement son paroxysme à l ’ automne 191813. Les différences natio- nales ne furent du reste pas les seules à s ’ exacerber dans ce contexte.

11. Stéphane Audoin-Rouzeau et Christophe Prochasson notent en effet qu ’ « il est frappant de constater que c ’ est toute l ’ Europe, tous régimes confondus, quelle que soit l ’ impor- tance des différences qui les distinguent, qui fut concernée par la poussée de la violence politique ou, pour le moins, par une instabilité préoccupante, attestant une fragilité sur laquelle prospéraient les crises, fonds de commerce des extrémismes » (« Conclusion », dans Stéphane Audoin-Rouzeau et Christophe Prochasson (dir.), Sortir de la Grande Guerre. Le monde de l ’ après-1918, Paris, Tallandier, 2008, p. 419). 12. Les études réunies dans Sortir de la Grande Guerre (op. cit.) mettent en relief la variété des situations nationales. Voir : Manfred Rauchensteiner, « L ’ Autriche entre confiance et résignation, 1918-1920 », p. 165-185 ; du même, « La Hongrie, 1918-1920 : dix gou- vernements en vingt mois », p. 187-206 ; Antoine Marès, « La Tchécoslovaquie : la sortie de guerre d ’ un État nouveau », p. 93-112 ; Andrew Wachtel, « La Yougoslavie : l ’ État impossible ? », p. 257-277. 13. Comme le note Pieter M. Judson, « The lack of a specific date on which the Habsburg

Austriaca no 87, 2018 Introduction 15

Les tensions sociales ont également contribué aux perceptions et interprétations, souvent relayées par les journaux. Le cas hongrois est particulièrement frappant, avec l ’ assassinat du comte István Tisza le 31 octobre, prélude à une instabilité politique qui, dans le contexte du retour des soldats et du contrôle imparfait de leur désarmement, per- mit à la violence entre Blancs et Rouges de se déchaîner. La sortie de la guerre dans l ’ espace compris entre le , les mers Adriatique et Noire (et au-delà en Europe, vers la Baltique), ne fut que le prélude à d ’ autres luttes, tant idéologiques que nationales14. Dans l ’ espace orien- tal de ce que fut l ’ Autriche-Hongrie, remodelé par la disparition des trois empires15, les armistices de novembre 1918 n ’ apparaissent dès lors que comme des préludes à « une guerre sans fin16 ». C ’ est précisément dans cette période de trouble que naquit le terme de balkanisation17. Entre la période de guerre mondiale et l ’ après-guerre armé, on perçoit une vraie fluidité. L ’ absence d ’ une césure chronologique nette dans le domaine esthétique en apporte la preuve : des mouvements radicaux de transformation du langage artistique à l ’ instar de dada s ’ étaient en effet affirmés dès avant la cessation des hostilités18. L ’ examen de différents cas de figure a mis en évidence à quel point la chronologie de la fin de l ’ Empire doit être mise en relation avec des parcours biographiques et des lieux précis. Par ailleurs, le concept de lieu de mémoire, qui articule espace et histoire, s ’ il peut être utile dans un contexte national, peine à s ’ imposer de manière homogène sur le

Empire came to an end tells us something important about both the circumstances and the meanings of its fall. War destroyed the empire of the Habsburgs over time by eroding any sense of mutual obligation between people and state, popular and dynastic patriotism with- ered away, calling into question the very raison d ’ être of empire » (The Habsburg Empire. A New History, Cambridge-London, Harvard University Press, 2016, p. 441). 14. Holm Sundhaussen, « Von der Multiethnizität zum Nationalstaat. Der Zerfall „Kakani- ens“ und die staatliche Neuordnung im Donauraum am Ende des Ersten Weltkrieges », dans Holm Sundhaussen et Hans-Joachim Torke (dir.), 1917-1918 als Epochengrenze?, Wiesbaden, Harrassowitz, 2000, p. 79-100. 15. Sur les spécificités de la disparition de l ’ Empire habsbourgeois du point de vue d ’ une histoire globale, voir : Martin Schulze Wessel, « Der Niedergang der Donaumonarchie », dans Alexander Demandt (dir.), Das Ende der Weltreiche. Von den Persern bis zur Sowjet- union, München, C. H. Beck, 1997, p. 89-107. 16. Voir Christophe Bertrand, Carine Lachèvre et al. (dir.), À l ’ Est la guerre sans fin, 1918- 1923, catalogue de l ’ exposition, Paris, Musée de l ’ Armée-Gallimard, 2018. 17. Le terme apparaît pour la première fois dans les colonnes du New York Times le 20 décembre 1918, dans une interview de Walther Rathenau. Voir Maria Todorova, L ’ imaginaire des Balkans [1997], Rachel Bouyssou (trad.), Paris, EHESS, 2011, p. 55. 18. Harold Hammer-Schenk, « 1918 ‒ Eine Wender in der Kunst ? », dans 1917-1918 als Epochengrenze?, op. cit., p. 203-220.

Austriaca no 87, 2018 16 Introduction plan transnational, soit parce qu ’ il ne fait écho à aucun souvenir et aucune émotion partagée, soit parce qu ’ il est marqué par des inter- prétations fondamentalement divergentes. C ’ est précisément cela que devrait montrer ce volume : saisir cette période charnière et ses inter- prétations multiples nécessite une approche décentrée, qui croise les perspectives, les langues et les niveaux d ’ analyse. Il va sans dire que la diversité des spécialisations (histoire ou littérature) ne peut qu ’ apporter des éclairages supplémentaires et complémentaires. À partir d ’ études circonscrites (biographiques, monographiques et micro-historiques), le volume a pour but de rendre compte d ’ une période particulièrement riche en événements devenus des symboles par la transfiguration lit- téraire et la réflexion d ’ intellectuels, tout en tendant vers une vision globale à l ’ échelle de tout l ’ empire des Habsbourg. Les débats qui ont accompagné le colloque ont permis de mettre en relief certaines ques- tions qui n ’ ont pas trouvé à ce jour de consensus dans l ’ historiographie, en particulier l ’ enchaînement avec un entre-deux-guerres instable19. Mais l ’ approche comparative montre que la multiplication des pers- pectives peut servir à aiguiser le regard sur toute une région qui resta profondément conditionnée par son appartenance à un ensemble impé- rial. En outre, une lecture des événements attentive à la singularité de destins et des histoires locales, conjuguée à une mise en perspective au niveau macro-analytique, peuvent contribuer à « dégénéraliser ». Ainsi, qui souhaiterait se plonger dans les recherches proposées ici pourra se frayer son propre chemin, « quitte à subvertir aussi les techniques nar- ratives habituelles de l ’ écriture de l ’ histoire sur un tel sujet, à admettre que l ’ historien s ’ efface et que le lecteur devienne – bien plus qu ’ il ne l ’ est d ’ habitude – partie prenante de l ’ interprétation20 ».

Daniel Baric et Ute Weinmann

19. Antoine Prost et Jay Winter (dir.), Penser la Grande Guerre. Un essai d ’ historiographie, Paris, Seuil, 2004, p. 273-287. 20. Stéphane Audoin-Rouzeau, « Micro-histoire et histoire culturelle de la Grande Guerre : apports et limites d ’ une approche », dans Jean-Jacques Becker (dir.), Histoire culturelle de la Grande Guerre, Paris, Armand Colin, 2005, p. 238.

Austriaca no 87, 2018 François Genton Université Grenoble Alpes

La France et l ’ Autriche-Hongrie : de l ’ Europe des dynasties à celle des États-nations

Cette étude tente d ’ abord d ’ esquisser un rapide tableau des idées toutes faites qui concernent la première guerre mondiale et ses résultats aujourd ’ hui dans différents pays et les confronte aux discussions, mais aussi à un certain consensus dominant dans la recherche historiographique actuelle. Elle s ’ intéresse ensuite à la spécificité de la situation mémorielle française, dans laquelle le souvenir de la Grande Guerre reste très vivant, et tente d ’ identifier les différents facteurs qui peuvent expliquer ce fait. L ’ un de ces facteurs est au cœur de l ’ étude, à savoir la pérennité d ’ un souvenir, vague, mais toujours présent, et capable de résister à l ’ accumulation de ressentis négatifs relatifs à la guerre et aux périodes qui suivirent. Ce souvenir lié à la représentation d ’ une guerre qui a durablement changé le monde et notamment l ’ Europe pourrait bien mettre en cause une chronologie qui s ’ est imposée depuis plusieurs décennies et qui fait commencer le « court xxe siècle » en 1914, ce qui condamne à faire de l ’ année 1918 et des traités qui suivirent un épisode parmi d ’ autres dans une histoire qui ne se termine vraiment qu ’ en 1989-1991 avec la fin de la guerre froide. L ’ ambition de cette étude est de s ’ opposer à cette vision et de rendre à l ’ ordre européen, politique et territorial, instauré à la fin de la Grande Guerre, la signification historique positive et constructive qui lui revient. Dans cette perspective, le problème de l ’ Autriche-Hongrie occupe le premier rang. Cet État n ’ avait certainement pas d ’ un point de vue politique tous les défauts que lui attribua la propagande de l ’ Entente victorieuse et des élites politiques des États nés du démantèlement, mais à la fin d ’ un conflit particulièrement meurtrier, sa survie, sous quelque forme que ce soit, était exclue de l ’ espace des possibles. Elle était simplement inenvisageable parce que l ’ Europe tournait la page multiséculaire de l ’ « ordre » dynastique pour ouvrir celle de l ’ organisation du continent en États-nations dont les régimes devaient être fondés sur la souveraineté du peuple et la démocratie. Ce projet a certes commencé par échouer en 18 François Genton grande partie, un échec qui marque l ’ histoire du court xxe siècle, mais il s ’ est montré capable d ’ une résilience que les nostalgiques des empires disparus ne peuvent que lui envier. Un très grand nombre d ’ idées toutes faites règnent de nos jours sur la mémoire de la première guerre mondiale et de ses principaux acteurs. Il serait tentant de collecter ces idées dans chaque pays, de la Russie à l ’ Espagne, en passant par les États d ’ Europe centrale, et de la Scandinavie à la Grèce. En Allemagne même, des historiens continuent aujourd ’ hui de reproduire une interprétation négative des « traités de la banlieue parisienne » (Pariser Vorortverträge), à commencer par le diktat de Versailles. Il n ’ est que de citer ici le livre de l ’ historien conservateur Hans-Christof Kraus que diffuse depuis quelques années la très officielle « Centrale fédérale pour l ’ éducation politique1 ». On retrouve ici, sans que ce soit toujours dit nettement – mais le titre est clair : Versailles et ses conséquences. La politique extérieure (allemande) entre révisionnisme et entente 1919-1933, l ’ idée formulée dès 1963 par l ’ homme politique libéral Theodor Heuss, qui fut le premier président de la République fédérale et qui, sans être nazi, avait voté les pleins pouvoirs au chancelier Hitler en 1933 : « Le mouvement (nazi) n ’ est pas né à Munich, mais à Versailles2. » Encore en 2018, l ’ historien allemand Holger Afflerbach affirme que la première guerre mondiale aurait pu (dû ?) se terminer par une victoire des empires centraux, si ces derniers n ’ avaient pas commis trois erreurs : la violation de la neutralité de la Belgique, la guerre sous- marine à outrance et les offensives du printemps 19183. L ’ absurdité de ces conjectures est frappante, on note l ’ absence du traité de Brest-Litovsk parmi les « erreurs » d ’ un système intrinsèquement brutal. En 2013-2014 un livre comme Les Somnambules de Christopher Clark a été vendu en Allemagne à plus de 200 000 exemplaires4, puisqu ’ il semblait contredire les thèses dominantes de l ’ historiographie et d ’ une certaine manière

1. Cet organisme a été créé en 1952 et dépend du ministère fédéral de l ’ Intérieur. Hans- Christof Kraus, Versailles und die Folgen. Außenpolitik zwischen Revisionismus und Ver- ständigung 1919-1933, Bonn, Bundeszentrale für politische Bildung, 2014. L ’ auteur est professeur à l ’ université de Passau. 2. « Die Geburtsstadt der Bewegung ist nicht München, sondern Versailles » (Theodor Heuss, Erinnerungen 1905-1933 [1963], Frankfurt/Main-Hamburg, Fischer, 1965, p. 170). 3. Holger Afflerbach, Auf Messers Schneide. Wie das Deutsche Reich den Ersten Weltkrieg verlor, München, Beck, 2018. Voir le compte rendu étonnamment bienveillant de Herfried Münkler dans Die Zeit, no 27, 21 juin 2018, p. 43. 4. Christopher Clark, Die Schlafwandler: Wie Europa in den Ersten Weltkrieg zog, Norbert Juraschitz (trad.), München, Deutsche Verlags-Anstalt, 2013 [traduction de : The Sleepwalkers: How Europe Went to War in 1914, London, Penguin, 2012)].

Austriaca no 87, 2018 La France et l’Autriche-Hongrie 19 confirmer un certain ressenti allemand quant à la prétendument inutile et humiliante cruauté du traité de Versailles. Cette interprétation n ’ est pas représentative de toute la recherche allemande et est contredite dans tous les pays concernés par un grand nombre d ’ historiens qui rappellent certains faits, à savoir que par exemple l ’ Allemagne a beaucoup moins payé après 1918 que la France après 1871, alors qu ’ en 1918 les dommages subis par les territoires belges et français étaient éclatants – et qu ’ en 1871 seule la France avait subi de tels dommages5. Était-il par ailleurs monstrueux d ’ exiger du vaincu qu ’ il reconnût à l ’ article 231 du traité de Versailles sa responsabilité ? Peut-être cette formule de Ian Kershaw – postérieure au livre de Christopher Clark dont les conclusions ne se sont nullement imposées dans la communauté des historiens – permet- elle de faire le point : « En juillet 1914, au point de rupture, les éléments moteurs de la crise sont l ’ Allemagne, l ’ Autriche-Hongrie et la Russie – le rôle de Berlin étant déterminant6. » Par ailleurs, malgré le succès du relativisme partial du livre de Christopher Clark, dont les thèses centrales sont d ’ une part que la guerre est due à un enchaînement mécanique que les acteurs n ’ ont su maîtriser, mais de l ’ autre que les traités de 1918 reposent sur l ’ a priori fallacieux que les vaincus étaient coupables, le traité de Versailles et les traités suivants, bien qu ’ imparfaits à plus d ’ un titre, ne sauraient être rendus responsables de l ’ avènement des régimes autoritaires nationalistes et des totalitarismes italien et allemand ni des crimes incommensurables qu ’ ils causèrent durant la seconde guerre mondiale. Margaret MacMillan, auteur du désormais classique livre Peacemakers. Six Months that Changed the World7, ne cesse depuis d ’ affirmer d ’ une part que le traité de Versailles n ’ était pas particulièrement dur, comme dans cette interview allemande, publiée à l ’ occasion de la traduction allemande tardive, en 2015 seulement8, de son livre de 2001 :

5. Nous renvoyons à l ’ éclairant article de Bruno Cabanes, « Clemenceau vu par Keynes : une réévaluation », dans Sylvie Brodziak et Caroline Fontaine (dir.), Georges Clemenceau et la Grande Guerre, 1906-1929, La Crèche, Geste, 2010, p. 203-215. 6. Ian Kershaw, L ’ Europe en Enfer : 1914-1949, Aude de Saint-Loup et Pierre-Emmanuel Dauzat (trad.), Paris, Tallandier, 2016, p. 47 [traduction de : To Hell and Back. Europe 1914-1949, London, Penguin, 2015]. 7. London, Murray, 2001. Le livre a été traduit en français par André Zavriew : Les artisans de la paix. Comment Lloyd George, Clemenceau et Wilson ont redessiné la carte du monde, Paris, Jean-Claude Lattès, 2006. L ’ auteur est l ’ arrière-petite-fille de Lloyd George. 8. Margaret MacMillan, Die Friedensmacher. Wie der Versailler Vertrag die Welt veränderte, Klaus-Dieter Schmidt (trad.), Berlin, Propyläen, 2015.

Austriaca no 87, 2018 20 François Genton

Les conditions que l ’ Empire allemand avait dictées un an auparavant à Brest- Litovsk étaient plus dures – la Russie perdait d ’ énormes portions de son territoire. Pour les réparations, la France a sans doute plus payé à l ’ Allemagne après 1871 que l ’ Allemagne après 1919. Après la Seconde Guerre mondiale l ’ Allemagne fut occupée et divisée. Le traité de Versailles n ’ a sans doute pas été l ’ un des plus durs traités de paix jamais imposés à un pays. […] Répétons-nous : aucune route directe ne conduit de 1919 à 1939. Entre ces deux dates vingt années s ’ écoulèrent ! Vingt années durant lesquelles des acteurs de toutes sortes prirent des décisions dont la somme pèse plus lourd que ce que Woodrow Wilson, Georges Clemenceau, David Lloyd George et Vittorio Orlando ont décidé en six mois en 19199.

L ’ idée selon laquelle la paix issue de la première guerre mondiale a changé le monde et ne portait pas en soi le germe des meurtrières décennies qui suivirent, peine à s ’ imposer en Allemagne, comme on l ’ a vu, puisque l ’ idée opposée permet, d ’ une certaine manière, de faire peser la responsabilité des horreurs de l ’ épisode national-socialiste sur les vainqueurs de 1918 en général et sur le plus vindicatif d ’ entre eux en particulier, à savoir la France et son président du Conseil, Georges Clemenceau. Le cas particulier de l ’ Allemagne ne fait cependant qu ’ illustrer à sa façon le cas général, sinon d ’ une appréhension globalement négative de la première guerre mondiale et de son résultat, du moins d ’ un refus de reconnaître que cette guerre a instauré un nouvel ordre européen et mondial qui était riche de promesses. En France même, le traité a été controversé dès sa signature, soit qu ’ on le jugeât trop clément envers l ’ Allemagne, comme le pensaient non seulement une certaine droite nationale, du maréchal Foch à l ’ historien Jacques Bainville, partisan de l ’ Action française, mais aussi une vaste proportion des anciens combattants10, soit qu ’ on le jugeât au contraire trop dur, voire impérialiste, comme l ’ affirmait la propagande de la IIIe Internationale et des compagnons de route pacifistes. En 2016, lors de la commémoration de la Bataille de la Somme, une certaine

9. Interview de Margaret MacMillan avec le journaliste Christian Staas, Die Zeit, no 46, 12 novembre 2015, p. 21 : « Die Bedingungen, die das Deutsche Reich ein Jahr zuvor in Brest-Litowsk diktiert hatte, waren härter – Russland verlor gewaltige Teile seines Territoriums. Was die Reparationen angeht, hat Frankreich nach 1871 vermutlich mehr an Deutschland gezahlt als Deutschland nach 1919. Nach dem Zweiten Weltkrieg wurde Deutschland besetzt und geteilt. Der Versailler Vertrag war wohl kaum einer der schwersten Friedensverträge, der je einem Land auferlegt wurde. […] Noch einmal: Es führt keine direkte Linie von 1919 nach 1939. Dazwischen liegen 20 Jahre! 20 Jahre, in denen verschiedenste Akteure Entscheidungen trafen, die in ihrer Summe schwerer wiegen als das, was Woodrow Wilson, Georges Clemenceau, David Lloyd George und Vittorio Orlando 1919 binnen sechs Monaten beschlossen haben. » 10. Bruno Cabanes, art. cité, p. 213, cite la lettre dans laquelle un soldat non encore

Austriaca no 87, 2018 La France et l’Autriche-Hongrie 21 presse populaire anglaise ultra-conservatrice se contentait d ’ affirmer qu ’ en Picardie, c ’ était l ’ Empire britannique qui était en jeu : « Les soldats britanniques d ’ aujourd ’ hui, qui se tenaient de chaque côté, portaient les médailles d ’ Afghanistan et d ’ Irak, d ’ Irlande du Nord et de Libye. Les médailles des descendants disaient les sacrifices d ’ une autre ère, quand les hommes qui avaient construit un Empire mouraient pour lui11. » Le noyau de vérité de cette citation, c ’ est que la question de la construction d ’ une flotte allemande susceptible de mettre en cause la domination britannique des océans est sans doute l ’ une des principales raisons de l ’ engagement de Londres dans l ’ Entente, mais il n ’ en reste pas moins évident que le résultat de la guerre n ’ a pas été de stabiliser à long, voire à moyen terme l ’ Empire britannique – bien au contraire, serait-on tenté de dire. Le centenaire de la première guerre mondiale a produit une quantité considérable de cérémonies, commémorations, colloques, congrès, rencontres politiques et toutes sortes de publications et de créations artistiques. S ’ il fallait établir une hiérarchie nationale de l ’ importance de la mémoire de ce conflit, on pourrait sans peine attribuer l ’ une des premières places, et probablement la première, à la France, où le 11 novembre s ’ est affirmé au cours du xxe siècle comme la grande journée du souvenir, marquée par des cérémonies dans toutes les communes du pays, tandis qu ’ en Allemagne cette journée reste connue, depuis le xixe siècle, comme le début du carnaval (à 11 h 11) et que dans les autres pays concernés par la Grande Guerre la plupart du temps, comme du reste en Allemagne, c ’ est la mémoire de la seconde guerre mondiale, conflit encore plus brutal et plus meurtrier, qui a quasiment supplanté celle de la première. En France même, l ’ histoire de la première guerre mondiale a été vers la fin du siècle dernier l ’ objet d ’ une discussion parfois un peu rude sur le concept de « culture de guerre » proposé par Stéphane Audouin-Rouzeau et Annette Becker et mis en cause par des historiens désireux de faire ressortir les souffrances subies par les soldats au cours du conflit12. Vue par un universitaire venant d ’ une autre discipline, cette

démobilisé commente le traité en juillet 1919 : « Il eût fallu Foch dictateur, faiseur de paix, Foch et non pas Clemenceau. » 11. « Today ’ s British soldiers, who stood on either side, wore medals from Afghanistan and Iraq, Northern Ireland and Libya. The descendants ’ medals told of the sacrifices of a different era, when the men who had built an empire died for it » (Tom Rowley, « Emotional tributes mark 100th anniversary of the Battle of the Somme », The Daily Telegraph, 1er septembre 2016, https://www.telegraph.co.uk/news/2016/07/01/emotional-tributes-mark-100th- anniversary-of-the-battle-of-the-s/ (consulté le 21 septembre 2018). 12. Voir une synthèse de Nicolas Offenstadt, Philippe Olivera, Emmanuelle Picard et

Austriaca no 87, 2018 22 François Genton controverse n ’ oppose pas des points de vue irréconciliables : s ’ il est certain qu ’ en fin de compte l ’ armée française « a tenu » et a manifesté, même au moment des crises, un incontestable patriotisme (« Notre place est si utile / Que sans nous on prend la pile », dit l ’ admirable et subversive Chanson de Craonne), il n ’ en reste pas moins que les hommes et avec eux toute la société ont subi des souffrances telles que le pays ne les a pas oubliées un siècle plus tard. S ’ il y a une particularité française, elle réside cependant moins dans le bilan des souffrances subies, qui n ’ excédèrent sans doute pas celles que subirent les soldats et les civils d ’ autres contrées, que dans le souvenir de ces souffrances entretenu avec système depuis de longues décennies par la société française. D ’ autres explications de cette pérennité de la mémoire de la première guerre mondiale, liées elles aussi à une « spécificité » française, s ’ imposent : le fait que les corps des soldats tombés pour la France ont été, dans la mesure du possible, « rapatriés » dans leur commune d ’ origine, le rite du 11 novembre et, last but not least, le fait que l ’ on commémore une victoire bien plus éclatante du point de vue français que celle du 8 mai 1945, qui fut précédée par une défaite et plus de quatre dures et humiliantes années d ’ occupation, la Libération étant immédiatement suivie de presque deux décennies de guerres de décolonisation qui se terminèrent à leur tour, en tout cas d ’ un point de vue politique, par des défaites sans appel. À ces explications relatives à l ’ histoire du pays s ’ ajoutent selon nous deux autres explications, d ’ ordre presque psychologique, liées d ’ une part à l ’ état d ’ esprit d ’ une société moins disposée que d ’ autres à subir les souffrances liées à la guerre et d ’ autre part à la conscience, qui s ’ est estompée au fil des décennies jusqu ’ à presque disparaître, d ’ avoir imposé grâce à la victoire de 1918 un nouvel ordre européen appelé à durer. La première de ces explications ne peut être ici que rapidement mentionnée : la société française, consciente d ’ avoir préservé en 1918 une forme de gouvernement républicain désormais soutenue par une grande majorité de la population, était sans doute moins préparée que des sociétés plus autoritaires ou plus pauvres à subir passivement la guerre, puis à en réprimer le souvenir. La deuxième explication est au centre de cette étude : si l ’ ennemi par excellence de la France en guerre est l ’ Allemagne bien plus que l ’ Autriche-Hongrie, c ’ est ce dernier État qui disparut, permettant la création de plusieurs nouveaux États-nations reposant sur

Frédéric Rousseau dans Frédéric Rousseau (dir.), Guerres, paix et sociétés, 1911-1946, Neuilly, Atlande, 2004, p. 667-674 (http://www.crid1418.org/espace_scientifique/textes/ culture_de_guerre.htm, consulté le 28 mai 2018).

Austriaca no 87, 2018 La France et l’Autriche-Hongrie 23 le principe de la souveraineté du peuple. Par sa seule existence, l ’ Autriche- Hongrie contredisait le projet de stabilisation à long terme du continent européen qui fut porté par les vainqueurs de 1918 dans leur ensemble, et par la France et Clemenceau en particulier. La victoire de 1918 n ’ était pas seulement celle des nations de l ’ Entente, elle devait aussi modifier en profondeur le continent européen et empêcher définitivement de nouveaux conflits armés. Cette conscience d ’ avoir apporté la paix et l ’ ordre au continent s ’ est estompée au cours d ’ un xxe siècle marqué par les totalitarismes, la seconde guerre mondiale, la guerre froide et les guerres de décolonisation. Depuis quelques décennies l ’ idée proposée par Eric Hobsbawm d ’ un long xixe siècle (1789-1914) suivi d ’ un court xxe siècle (1914-1991)13 s ’ est imposée, et avec elle celle de la première guerre mondiale comme le début d ’ une nouvelle ère. On notera que cette nouvelle ère ne commence pas en 1918, alors qu ’ est instauré l ’ ordre issu du conflit mondial, mais en 1914, quand les digues du traditionnel et fragile équilibre européen cèdent. Cela signifie que la crise commence en 1914 et ne se termine qu ’ avec la chute du mur de Berlin et l ’ autodissolution de l ’ URSS en 1991. L ’ ordre établi par les traités signés de 1919 à 1923 est ramené à la dimension d ’ un épisode passager que d ’ autres événements et évolutions semblent vite reléguer dans un passé à jamais révolu. Les deux grandes phases du « court xxe siècle » ont en commun de ramener le souvenir français des souffrances et des pertes endurées pendant la première guerre mondiale à celui d ’ un cruel et inutile sacrifice, un ressenti constatable chez les Français, à commencer par les anciens combattants, dès les années qui suivent le conflit. La première phase, celle qui mène à la seconde guerre mondiale, est marquée par le rapide délitement de l ’ ordre voulu par les vainqueurs de 1918, en particulier à cause du retrait « isolationniste » des États-Unis d ’ Amérique et de l ’ émergence de nouveaux régimes autoritaires en Europe, d ’ abord l ’ Union soviétique, ensuite le fascisme et, à l ’ instar de ce régime, toute une série de pouvoirs autoritaires, voire totalitaires « de droite », créant un rapport de forces défavorable à ce qui reste de la coalition victorieuse de 1918, à savoir les démocraties britannique, française et belge et le fragile

13. Eric Hobsbawm, The Age of Extremes: The Short Twentieth Century, 1914-1991, London, Abacus, 1995 [L ’ Âge des extrêmes : le court vingtième siècle, 1914-1991, André Leasa (trad.), Bruxelles, Complexe, 2000]. La paternité de la notion de « long xixe siècle » revient à Ilya Ehrenburg, qui dit que ce siècle dura plus longtemps « que ne le disait le calendrier, il commença en 1789 et se termina en 1914. » (Menschen, Jahre, Leben, München, Kindler, 1962, t. I, p. 21). Voir Gasan Gusejnov, « Long Centuries », Times Literary Supplement, 29 avril 2011.

Austriaca no 87, 2018 24 François Genton royaume de Yougoslavie. Ce qui domine cette phase, c ’ est l ’ effondrement de l ’ ordre voulu par les vainqueurs, une grande impression de faiblesse des démocraties européennes et de gâchis qui rejaillit sur la victoire remportée à la fin de la première guerre mondiale. Cette dernière apparaît alors comme fallacieuse, puisque dans les années qui suivent le conflit le continent européen voit s ’ étendre l ’ emprise des régimes autoritaires et, en fin de compte, l ’ axe Rome-Berlin non seulement défaire dans les années 1930 l ’ ordre construit par les traités de paix, mais prétendre imposer un « ordre nouveau ». Vu de 1945, le court xxe siècle, c ’ est celui de la naissance et de la défaite du fascisme, du nazisme et de l ’ expansionnisme nationaliste japonais. La seconde phase remplace après 1945 la brève et violente domination nazie et fasciste du continent européen par celle des deux grandes puissances victorieuses, d ’ une part l ’ URSS, qui a joué un rôle militaire de premier plan dans la victoire sur le nazisme, et de l ’ autre les États-Unis que l ’ attaque japonaise a définitivement contraints à abandonner un isolationnisme qui dominait l ’ opinion publique du pays durant l ’ entre-deux-guerres. L ’ ère de la guerre froide, qui commence « officiellement » et dans les faits en 1946 (mais le conflit se prépare sans doute bien avant), marque la division de l ’ Europe et du monde en deux blocs, division d ’ une certaine manière confirmée par la naissance dans les années 1950 du mouvement des pays non-alignés. Ici, à rebours, on réinterprète la première guerre mondiale comme celle qui a vu naître un nouveau monde, celui du communisme, dont l ’ emprise s ’ étend désormais sur une bonne partie du globe et de sa population, notamment depuis que la Chine elle-même est devenue en 1949 une « République populaire ». Au triste constat de l ’ échec sanglant et inutile de la trompeuse victoire de 1918, qui dominait entre les deux guerres et au constat plus heureux de la défaite des puissances de l ’ Axe et de la force de la démocratie, s ’ ajoute l ’ idée que le grand événement de la première guerre mondiale n ’ est autre que la révolution d ’ octobre 1917 qui crée, qu ’ on l ’ admire ou non, un système politique qui s ’ étend inexorablement, car, comme ne manquent pas de le dire non sans quelque raison les propagandistes anticommunistes, si l ’ on peut citer l ’ exemple de régimes autoritaires, voire dictatoriaux, qui ont fini par céder à la revendication démocratique, on ne saurait citer (jusqu ’ en 1989) « aucun exemple de pays communiste ayant effectué une telle transition14 ». Les deux phases de l ’ histoire du court xxe siècle en

14. Alain Noël et Jean-Philippe Thérien, « L ’ âge de l ’ universalité (1945-1980) », dans La gauche et la droite. Un débat sans frontières, Montréal, Presses de l ’ université de Montréal, 2010, p. 151-193, http://books.openedition.org/pum/4481 (consulté le 8 juin 2018).

Austriaca no 87, 2018 La France et l’Autriche-Hongrie 25

Europe se terminent à chaque fois par une victoire due en grande partie aux États-Unis d ’ Amérique, contre les totalitarismes de droite en 1945, contre le communisme en 1991. Ces deux phases impliquent le définitif affaiblissement des grandes puissances européennes traditionnelles, le Royaume-Uni, la France et même l ’ Allemagne, divisée après 1945 en zones d ’ occupation, puis en 1949 en deux États qui ne font que refléter la bipartition du monde en général et de l ’ Europe en particulier, et mettent l ’ accent d ’ abord sur la guerre froide entre les deux superpuissances – donc, indirectement, sur la naissance de la superpuissance URSS, puis sur la victoire du capitalisme nord-américain sur le communisme à l ’ échelle européenne et mondiale. Sur cette grande scène mondiale, l ’ Europe et a fortiori la France semblent condamnées aux rôles de second plan : en somme, l ’ Europe entamerait en 1914 un suicide collectif qu ’ elle parachèverait en 1939, laissant la place à l ’ URSS et aux USA, puis aux seuls USA avec lesquels seule la Chine semble en mesure aujourd ’ hui de rivaliser bientôt sur le plan politique, comme elle le fait dès maintenant sur le plan économique.

Cette étude tente de prendre le contrepied de ces idées aujourd ’ hui dominantes en proposant d ’ interpréter l ’ ordre établi par les traités qui ont suivi l ’ armistice du 11 novembre 1918 comme un ordre certes mis en cause par le « court xxe siècle », mais en fin de compte bien plus solide que les divers « ordres nouveaux » que l ’ on tenta d ’ imposer au continent européen jusqu ’ en 1991. Le découpage désormais bien établi pourrait d ’ abord être corrigé sur un point : ce n ’ est pas en 1914, mais bien en 1918 que commence le court xxe siècle, les années précédentes étant celle de l ’ agonie du monde du « long xixe siècle ». Au sortir de la première guerre mondiale naît une Europe nouvelle, sur la base du démantèlement de l ’ Autriche-Hongrie et de l ’ Empire ottoman. Cette Europe nouvelle se heurte immédiatement à de puissantes forces contraires, surtout les nationalismes, en Italie, en Allemagne et un peu partout ailleurs. Et le dernier empire, la Russie, subsiste, désireux d ’ imposer sa domination aux pays européens frontaliers. Ainsi l ’ URSS n ’ a fait que perpétuer le dernier empire européen et n ’ a pas plus créé un prétendu « homme nouveau » qu ’ un système capable de représenter une durable solution de rechange par rapport au capitalisme. La disparition de l ’ Autriche-Hongrie occupe un rang primordial dans l ’ histoire de l ’ Europe. S ’ il est possible de défendre la thèse selon laquelle l ’ affaiblissement, puis le démantèlement de la double monarchie dès les premiers jours de novembre 1918 contribuèrent grandement à la

Austriaca no 87, 2018 26 François Genton déstabilisation du continent15, constat qui s ’ accompagne souvent d ’ une condamnation de la trop grande dureté des conditions imposées par le traité de Saint-Germain, on voit moins que la seule survie de cet État dynastique pluriethnique était pour ainsi dire inconcevable dans l ’ idée d ’ Europe que la guerre, voulue aussi par les empires centraux, pour s ’ en tenir à cette formulation prudente, avait fait naître du côté des puissances de l ’ Entente, notamment en France16. Cela ne signifie nullement que l ’ Autriche-Hongrie ne présentait que des défauts incorrigibles – cette thèse ne résisterait d ’ ailleurs pas à l ’ examen des faits –, mais plus simplement qu ’ elle était incompatible avec le projet d ’ Europe qui s ’ imposa au cours du conflit, à défaut d ’ avoir été conçu auparavant, voire d ’ avoir fait partie de prétendus buts de guerre des puissances de l ’ Entente. S ’ il était impossible de « démanteler » le récent État-nation Allemagne qu ’ on se contenta pour l ’ essentiel de priver de ses territoires « non allemands17 », par exemple en restituant la Pologne et en rendant à la France les territoires annexés en 1871, il était devenu impossible de ne pas démanteler l ’ Autriche- Hongrie, État par nature pluriethnique. Et, si l ’ on a pu longtemps penser que la naissance du communisme était l ’ événement principal de la première guerre mondiale, on peut penser que, du point de vue de l ’ organisation politique et territoriale du continent européen, c ’ est bien le démantèlement de l ’ Autriche-Hongrie qui représente aujourd ’ hui le grand événement de la période qui s ’ ouvre à la fin du conflit. Autrement

15. Ce fut le cas de nombreux historiens, à la suite des travaux publiés après la seconde guerre mondiale de Robert A. Kann et Hans Kohn, juifs d ’ Europe centrale opposés au nationalisme. Voir Jacques Droz, « Présentation », dans Jacques Droz (dir.), « Les historiens des pays successeurs de l ’ Autriche-Hongrie », Austriaca, no 18, 1984, p. 12. 16. Jacques Droz, ibid., p. 11, cite l ’ historien anglais A. J. P. Taylor, The Habsburg Monarchy 1809-1918: A History of the Austrian Empire and Austria- [1941], London, Hamish Hamilton, 1949, p. 223-226. Il s ’ agit d ’ une liste longue et éclairante des conditions à remplir par les différents acteurs de la double monarchie pour sa survie : cela s ’ étend des Hongrois qui auraient dû être plus compréhensifs envers les Slaves, et des Allemands, qui auraient dû se détourner de l ’ Empire allemand, à la personnalité même de François-Ferdinand, « une des pires productions de la Maison Habsbourg ». 17. L ’ Alsace et une partie de la Lorraine avaient été annexées en 1871 au nom d ’ un principe d ’ homogénéité ethnique, mais la France n ’ avait cessé de considérer ces territoires comme français, étant donné que la population n ’ avait à aucun moment formé le souhait de rejoindre le territoire d ’ un État-nation allemand en formation et sous domination prussienne. Cette annexion est à l ’ origine de la fameuse définition de la nation en tant que « plébiscite de tous les jours » d ’ Ernest Renan (« Qu ’ est-ce qu ’ une nation ? », conférence faite en Sorbonne le 11 mars 1882, dans Qu ’ est-ce qu ’ une nation ?, Joël Roman éd., Paris, Presses Pocket, 1992, p. 37-56). Les autres territoires perdus par l ’ Allemagne furent donnés à la Belgique, au Danemark et surtout à la Pologne, parfois après des plébiscites locaux, suivis et même précédés de combats, en Haute-Silésie notamment.

Austriaca no 87, 2018 La France et l’Autriche-Hongrie 27 dit, il est tout de même étonnant de lire dans un roman français récent ce passage peut-être ironique, mais fondé sur l ’ idée qu ’ « Autrichienne », voire « Autriche » sont des mots dont les collégiens français d ’ aujourd ’ hui n ’ ont pas besoin de s ’ encombrer la mémoire. À une élève qui est capable de dire ce que signifie le mot « Autrichienne », son professeur de français répond en effet ceci :

Me tournant vers Ming, j ’ ai dit qu ’ Autrichienne c ’ était assez connu en fait, mais bon c ’ était vraiment un petit pays, qu ’ on s ’ en fichait un peu des Autrichiens. Tu connais quand même le pays qui s ’ appelle l ’ Autriche, Ming ? — Non. — Bon ben franchement c ’ est pas la peine de s ’ esquinter le cerveau là-dessus, parce qu ’ en gros, c ’ est un pays qui n ’ a aucune importance dans le monde, et pas même en Europe. Est-ce que quelqu ’ un connaît un Autrichien célèbre ? Aucun doigt levé, c ’ était plié. — Voilà, j ’ vous le disais. Si une bombe rayait l ’ Autriche de la carte, personne s ’ en rendrait compte18.

Or, il n ’ est pas possible de réfléchir à l ’ histoire de la France sans s ’ intéresser à celle de l ’ Autriche, c ’ est-à-dire à celle de la Maison d ’ Autriche, les Habsbourg, ainsi qu ’ à un territoire qui a vu naître Adolf Hitler pour qui la France représentait l ’ Erbfeind, « l ’ ennemi héréditaire et chauviniste de notre peuple19 », l ’ Autrichien Hitler ayant une conception raciste de la « germanité », quel que soit le territoire qu ’ elle occupe. Au contraire, on peut considérer la première guerre mondiale comme l ’ aboutissement du conflit qui a opposé des siècles durant la France monarchique, républicaine, bonapartiste aux différentes configurations politiques de l ’ Allemagne, du Saint-Empire romain germanique, dominé par la Maison d ’ Autriche depuis la fin du xve siècle, jusqu ’ à l ’ alliance « nibelungienne20 » entre l ’ Empire des Hohenzollern et l ’ Autriche-

18. François Bégaudeau, Entre les murs, Paris, Verticales, 2006, p. 176. Cette scène est reproduite dans le film éponyme de Laurent Cantet, qui a obtenu en 2008 la Palme d ’ or du Festival de Cannes. 19. Voir Adolf Hitler, Mein Kampf, München, NSDAP, 1926, chap. XIII, « Deutsche Bündnispolitik nach dem Kriege ». Il faut noter cependant que le Führer emploie une expression en vogue aussi dans l ’ historiographie nationaliste française, qui fait un « ennemi héréditaire » de « l ’ Allemand » – dès l ’ époque de Clovis que sa conversion rendrait « irrésistible » à la « Gaule romanisée » : voir Jacques Bainville, Histoire de France, Paris, Fayard, 1924, p. 21. 20. Quand on connaît le destin sanglant des personnages de la Chanson des Nibelungen, on

Austriaca no 87, 2018 28 François Genton

Hongrie des Habsbourg. On peut même considérer, de ce point de vue, la seconde guerre mondiale comme une tentative d ’ annihiler l ’ œuvre politique et territoriale des vainqueurs de la première guerre mondiale, un objectif partiellement atteint malgré la défaite de l ’ Allemagne, de l ’ Italie, du Japon et de leurs alliés, puisque la guerre froide divise l ’ Europe en deux blocs dominés par les superpuissances nord-américaine et russe. On trouvera au passage pleinement confirmé en 1938 le diagnostic posé dès 1929 par Clemenceau à propos des premières années qui suivirent la fin de la guerre : « […] l ’ abaissement de la Maison d ’ Autriche, qui fut un des problèmes de notre vie historique, s ’ est si bien réalisé par les soins de l ’ Allemagne, que ce qui reste de l ’ Empire de François-Joseph en vient à tenter de se fondre, par l ’ Anschluss, dans la République de Bismarck21. » En revanche, depuis la fin de la guerre froide et de cette division, on a assisté à la renaissance de l ’ Europe forgée contre les Empires centraux par les traités qui suivirent la Grande Guerre. Si cette analogie avec la vision de la langue en tant que système de signes se différenciant les uns par rapport aux autres est permise, la France s ’ est construite au fil des siècles en se différenciant par rapport à la grande puissance fédérative ouest- et centre-européenne que représentait au Moyen Âge le Saint-Empire romain. Dès la fin duxv e siècle, la dynastie des Habsbourg incarne une menace quasi existentielle pour le royaume de France, puisqu ’ elle contrôle les territoires qui l ’ entourent au nord, à l ’ est et au sud. Les traités de Westphalie de 1648 permettent à la monarchie française « absolue » d ’ annexer des territoires du Saint-Empire et d ’ exporter dans le Saint-Empire son modèle politique, affaiblissant définitivement la position de l ’ empereur et inaugurant une période de domination partielle, car continuellement contestée, du continent européen. On peut considérer que cette période s ’ arrête en 1814-1815 avec le congrès de Vienne, qui impose un ordre fondé sur la coopération des grandes dynasties européennes (autrichienne, prussienne et russe) soutenues par le Royaume-Uni, contre le danger que font peser sur elles les « idées nouvelles » et les revendications nationales. La localisation du congrès semble indiquer, sur le plan symbolique, le grand retour des Habsbourg. En fait, contrairement à ce qu ’ on lit parfois, le congrès de Vienne n ’ a pas instauré un ordre durable et consensuel. L ’ éveil des

peut juger plutôt calamiteuse l ’ expression de « fidélité des Nibelungen » (Nibelungentreue), employée le 23 mars 1909 par le chancelier de l ’ Empire allemand Bernhard von Bülow, dans le cadre de la crise ouverte par l ’ annexion de la Bosnie-Herzégovine par l ’ Autriche. 21. Georges Clemenceau, Grandeurs et misères d ’ une victoire, Paris, Plon, 1930, p. 215.

Austriaca no 87, 2018 La France et l’Autriche-Hongrie 29 nations, le renforcement continu de la revendication démocratique et les traditionnels conflits territoriaux opposant les différentes dynasties, plus vifs que jamais, fragilisent rapidement un équilibre qui n ’ a jamais pu s ’ établir dans la durée. Dès 1878, lors de l ’ organisation à Berlin d ’ un nouveau congrès, Otto von Bismarck joue le rôle avantageux de l ’ honnête courtier, tout en signalant cette fois que c ’ est la Prusse qui domine non seulement le nouvel Empire allemand, mais l ’ Europe continentale, imposant avec les grandes puissances européennes à la Russie victorieuse de l ’ Empire ottoman, de douloureuses concessions territoriales : c ’ est en 1878 que l ’ on confie à la couronne autrichienne l ’ administration de la Bosnie-Herzégovine, en renvoyant à une date non précisée une décision définitive sur le statut de ces provinces, et que l ’ on confirme l ’ indépendance de la Roumanie, de la Serbie et de la Bulgarie, bien plus petite alors que ce que le libérateur russe et les Bulgares souhaitaient. Autrement dit, c ’ est aussi ici que se profilent les grandes lignes du conflit en 1914 : d ’ un côté les vives revendications nationales des « Slaves du sud », la rivalité entre la Bulgarie et la Roumanie pour la Dobroudja, de l ’ autre l ’ impossibilité à long terme pour l ’ Empire allemand d ’ être à la fois l ’ allié de l ’ Autriche- Hongrie, qui vise à s ’ étendre du côté du Sud-Ouest slavophone, et celui de la Russie, qui soutient les Slaves contre la domination autrichienne. On présente souvent le limogeage de Bismarck en 1890 et l ’ arrimage de Guillaume II à l ’ Autriche-Hongrie comme la raison principale de l ’ alliance franco-russe de 1892. En réalité, cette alliance entre deux États que tout semble opposer, une république démocratique et une autocratie autoritaire, ne fait que confirmer le fait que l ’ équilibre entre les alliances autrichienne et russe était impossible, dès l ’ époque de Bismarck. Pour les nationaux-socialistes, qui avaient conscience de ce fait, la seule erreur de Guillaume II avait été de prévoir une guerre à mener simultanément sur deux fronts22. Que cet équilibre se rompe après le départ de Bismarck ne change rien au fait que l ’ Allemagne et l ’ Autriche-Hongrie étaient de toute façon appelées à représenter la force dominante du continent européen, en se passant des alliances britannique et russe grâce auxquelles le congrès de Vienne avait pu un temps construire un équilibre monarchique postrévolutionnaire à l ’ échelle de l ’ Europe. Y a-t-il eu des « buts de guerre » en 1914 ? Il ne s ’ agit pas ici de refaire la discussion que déclencha en 1961 le livre de Fritz Fischer Griff nach der Weltmacht, des documents comme

22. Nous pensons ici au film de Wolfgang Liebeneiner, Die Entlassung (1942), dans lequel a posteriori on justifie le pacte de non-agression germano-soviétique d ’ août 1939.

Austriaca no 87, 2018 30 François Genton le Septemberprogramm du chancelier Bethmann-Hollweg parlent pour eux-mêmes. Il suffira de rappeler deux faits. D ’ abord le livre Mitteleuropa publié en 1915 par le libéral Friedrich Naumann, qui présentait – non sans raison d ’ ailleurs – comme modéré un projet qui absorbait la Serbie et la Belgique, et bien entendu toutes les nations de l ’ Autriche-Hongrie dans un continuum politique et territorial recoupant les frontières dessinées par la première strophe du « Chant des Allemands » de Heinrich August von Fallersleben en 1841, de la Meuse au Niémen, du Belt à l ’ Adige23. En 1940, Theodor Heuss, le futur premier président de la République fédérale d ’ Allemagne, à une époque où le nazisme semblait triompher sur les plans militaire et politique, rappelait non sans un certain enthousiasme les buts de guerre de Naumann :

Naumann voulait dans le combat mettre l ’ accent sur un but de guerre allemand – le grand espace continental dominé d ’ un point de vue politique et économique par les Allemands […] Nous savons aujourd ’ hui que ces thèses […] n ’ ont pas été rejetées, mais plutôt ajournées. Et qu ’ elles ne sont pas développées sur le plan de la controverse littéraire, mais sur celui de la décision politique24.

Quant au deuxième fait, sur lequel il n ’ est pas nécessaire de s ’ appesantir, c ’ est le traité de Brest-Litovsk, signé le 3 mars 1918, que tous les observateurs s ’ accordent à trouver beaucoup plus dur à l ’ égard de la Russie que ne le fut le traité de Versailles à l ’ égard de l ’ Allemagne25. Autrement dit, en 1914- 1918 s ’ est joué le destin de l ’ Europe face à une alternative relativement claire. En aucun cas le statu quo n ’ était possible. Comme dans toute crise, c ’ était un changement décisif qui s ’ imposait, à moins que l ’ on considère que la perpétuation de l ’ Europe des dynasties ait pu déboucher sur autre chose que sur la fameuse Mitteleuropa, c ’ est-à-dire sur la domination du continent par les Hohenzollern surtout et accessoirement par les Habsbourg, et, parallèlement, sur la relégation des puissances « des

23. Nous renvoyons à notre étude : « L ’ Europe Centrale, une idée neuve ? », dans Michel Reffet (dir.), L ’ Autriche et l ’ idée d ’ Europe. Actes du 29e Congrès de l ’ AGES, Paris-Dijon, AGES-Éditions universitaires, 1997, p. 359-394. 24. Theodor Heuss, « Mitteleuropa-Literatur », Europäische Revue, vol. 16, no 2, 1940, p. 627 : « Naumann wollte in dem Machtringen ein deutsches Kriegsziel herausarbeiten – den kontinentalen Großraum unter der politischen und wirtschaftlichen Führung der Deutschen. […] Wir wissen heute, daß jene Thesen […] nicht eine Verwerfung, sondern nur eine Vertagung erfahren haben. Und daß sie ihre Weiterführung nicht in der literarischen Fehde, sondern in der politischen Entscheidung finden. » 25. Interview de Margaret MacMillan, art. cité. Voir aussi la synthèse de Volker Ullrich (« Schandfrieden », Die Zeit, no 7, 8 février 2018, p. 19).

Austriaca no 87, 2018 La France et l’Autriche-Hongrie 31 ailes » ou « des flancs », à savoir la France et la Russie, à un rôle tout à fait secondaire, tandis que le Royaume-Uni était condamné à se concentrer sur son Empire ou ses relations avec l ’ Amérique du Nord. Dans le camp de l ’ Entente, on ne peut distinguer de projet aux contours aussi nets : le Royaume-Uni était surtout motivé par la concurrence impérialiste que représentait un Empire allemand agressif sur le continent, mais aussi sur les océans26, grâce à une flotte moderne. L ’ Italie était entrée en guerre en 1915 sur la base du pacte de Londres qui lui offrait la perspective de créer une « frontière naturelle » sur la ligne de partage des eaux en annexant des territoires autrichiens s ’ étendant du Brenner jusqu ’ à Trieste. La France, pour sa part, était entraînée dans la guerre par son alliance avec la Russie, pays solidaire de la Serbie menacée d ’ invasion par l ’ Autriche-Hongrie qui lui avait déclaré la guerre. Du côté français, la revanche de 1871 et le retour de l ’ « Alsace-Lorraine », s ’ ils apparurent dans la propagande, n ’ avaient pas motivé une guerre qui résultait d ’ un système contraignant d ’ alliances… et, au premier plan, de l ’ agressivité des empires centraux. L ’ entrée en guerre des États-Unis, dont le président Woodrow Wilson proposait une nouvelle forme d ’ organisation du continent européen sur la base de principes généraux (pas tout à fait généralement appliqués cependant), et la paix séparée conclue par la Russie ont totalement modifié l ’ issue politique du conflit. Si au départ, de manière quasiment « défensive », il s ’ agit d ’ empêcher la domination du continent par les Empires, à la fin on voit naître un projet cohérent de bouleversement d ’ un « ordre » traditionnel, qui était fondé sur le pouvoir des grandes dynasties au centre et à l ’ est du continent. Il fallait briser ces dynasties, il fallait briser les empires. L ’ évolution politique au sein même du camp de l ’ Entente a clarifié la situation. Clemenceau a le mieux décrit ce cheminement (« la force des choses ») qui a conduit du point de vue français aux dispositions des traités de paix signés après l ’ armistice :

Nous étions partis en alliés des oppresseurs russes de la Pologne, avec les soldats polonais de la Silésie, de la Galicie combattant contre nous. Par l ’ effondrement de la Russie militaire, la Pologne se trouvait tout à coup libérée, recréée, et voici que dans toute l ’ Europe, les nationalités relevaient la tête et notre guerre de défense nationale se voyait transformée par la force des choses en guerre de libération.

26. Selon Georges Clemenceau, les Britanniques « n ’ ignoraient pas cependant que, la Belgique envahie, ils se trouvaient directement menacés dans leurs œuvres vives par une Allemagne qui affirmait que son avenir était sur l ’ eau » (Grandeurs et misères d ’ une victoire, op. cit., p. 93).

Austriaca no 87, 2018 32 François Genton

L ’ aspect de la paix se trouvait ainsi totalement changé. Une paix de droit, une Europe de droit, créatrice d ’ États indépendants dont la puissance militaire s ’ accroissait de toutes les énergies morales suscitées par le besoin de s ’ affirmer dans toutes les sphères de la vie internationale27.

Au sortir d ’ une tuerie de quatre ans, provoquée par l ’ ambition des empires centraux de contrôler le continent européen et d ’ affaiblir durablement, voire définitivement, la France et la Russie et d ’ écarter le Royaume-Uni, les vainqueurs ont voulu jeter les bases d ’ un ordre européen stable, en satisfaisant les revendications nationales des peuples naguère sous domination austro-hongroise, russe et ottomane. Ce projet pouvait rejoindre une certaine propagande anglaise et française, dominante durant le conflit, mais ne répondait pas à un projet conçu dès avant le conflit par les élites politiques. Avant le déclenchement de la première guerre mondiale, les observateurs français s ’ étonnaient pour la plupart un peu de l ’ improbable ensemble bariolé que représentait l ’ Autriche-Hongrie, mais on ne souhaitait pas sa disparition, tant il était difficile de s ’ imaginer ce par quoi il serait remplacé. Même l ’ historien Ernest Denis qui fut avec le slaviste Louis Leger durant la guerre l ’ un des principaux propagandistes de la libération des Slaves opprimés par les Habsbourg, écrivait encore en 1903 que les nationalités slaves « ont un intérêt manifeste au maintien de la monarchie28 », tandis qu ’ en 1914 le journaliste britannique Henry Wickham Steed, celui-là même qui co-organise du 8 au 11 avril 1918 le congrès qui prône à Rome la liquidation de l ’ Empire, écrit qu ’ il n ’ a perçu, après dix ans de séjour à Vienne, « aucune raison suffisante qui puisse empêcher, en supposant à la dynastie une sagacité moyenne, la monarchie des Habsbourg de conserver sa place légitime dans la communauté européenne29 ». Pendant la guerre le ton change entièrement, les publications s ’ en prennent à la monarchie qui s ’ est inféodée à l ’ Allemagne et doit donc disparaître, libérant les peuples « opprimés » appelés à fonder leur État-nation. Il n ’ en reste pas moins que même la censure de la France en guerre

27. Ibid., p. 144. 28. Ernest Denis, La Bohême depuis la Montagne-Blanche, t. II : La renaissance tchèque vers le fédéralisme, Paris, Ernest Leroux, 1903, p. 663. Voir aussi François Genton, « Les historiens de la Troisième République et l ’ Autriche-Hongrie (1870-1918) », dans Herta-Luise Ott (dir.), « Penser le pluriculturel en Europe centrale », Chroniques allemandes no 11, 2006- 2007, p. 161-171. 29. Henry Wickham Steed, La monarchie des Habsbourg, Firmin Roz (trad.), Paris, Armand Colin, 1914, p. viii.

Austriaca no 87, 2018 La France et l’Autriche-Hongrie 33 permet ici un certain pluralisme, puisque paraissent aussi des textes qui approuvent la déclaration de Lloyd George, estimant le 5 janvier 1918 « avec M. Wilson que le démembrement de l ’ Autriche ne fait pas partie de nos buts de guerre30 », ce dernier commentaire se référant aussi aux « 14 points », fameux discours prononcé trois jours plus tard par le président Woodrow Wilson : le dixième point se contente de demander l ’ autonomie pour les peuples d ’ Autriche-Hongrie, un État dont on souhaite expressément garantir la sauvegarde. Toutes ces ouvertures sont condamnées par le système d ’ alliances dans lequel s ’ est enfermée la double monarchie. Les tentatives de paix séparée à l ’ ouest lancées par Charles Ier, empereur d ’ Autriche et roi de Hongrie, notamment en mars 1917 la médiation des princes Xavier et Sixte de Bourbon-Parme, frères de Zita, son épouse, échouent à cause de l ’ alliance avec l ’ Empire allemand, dont la politique est alors conduite par le commandement militaire suprême, c ’ est-à-dire Paul von Hindenburg et Erich Ludendorff, mais aussi à cause de la volonté italienne d ’ annexer une portion du territoire autrichien. La relative générosité de Lloyd George et de Woodrow Wilson n ’ est définitivement plus d ’ actualité au moment du traité de Brest-Litovsk. C ’ est dans ce contexte que Clemenceau rend publique en avril 1918 la lettre autographe dans laquelle Charles Ier s ’ engageait le 24 mars 1917 à défendre l ’ indépendance de la Serbie et les « justes revendications de la France relatives à l ’ Alsace-Lorraine », ne faisant ainsi que confirmer que le point de non-retour est atteint depuis la paix séparée avec la Russie. Triste spectacle que celui de Charles Ier démentant alors, contre l ’ évidence, la révélation de Clemenceau et télégraphiant à Guillaume II le 14 avril 1918 : « Mes canons à l ’ ouest sont désormais notre réponse31. »

30. Le Figaro du 27 janvier 1918, à propos du livre d ’ Edmond de Fels, L ’ Entente et le problème autrichien (Paris, Grasset, 1918). La déclaration de Lloyd George, devant le Parlement britannique, date du 5 janvier 1918. Quant au livre de Fels, il exprime un avis devenu minoritaire et les observateurs ne se privent pas de le dire : sa politique « que nous pouvons lire dans son dernier bouquin, celle des aristocrates, est une politique de dupe » : « L ’ empire d ’ Autriche consolidé, loin d ’ être le contrepoids de l ’ empire d ’ Allemagne, sera toujours obligé de s ’ appuyer sur Berlin et nous retrouverons en face de nous l ’ agglomérat de ses peuples obéissant au mot d ’ ordre de l ’ état-major allemand ». Voir aussi une lettre du 18 janvier 1918 d ’ Étienne de Nalèche, directeur du Journal des Débats, à son ami l ’ industriel Pierre Lebaudy, https://naleche.hypotheses.org/1490 (consulté le 13 juin 2018). 31. « Unsere weitere Antwort sind meine Kanonen im Westen », cité d ’ après Richard von Kralik, Allgemeine Geschichte der Neuesten Zeit von 1815 bis zur Gegenwart, Graz, Styria, 1923, t. VI, p. 550. Le livre de Bernard Michel (La chute de l ’ Empire austro-hongrois 1916-1918, Paris, Robert Laffont, 1991) reste ici une référence incontournable.

Austriaca no 87, 2018 34 François Genton

La logique de Clemenceau, au moment des traités de paix, s ’ exprime dans son livre-testament Grandeurs et misères d ’ une victoire et dès le 30 juin 1919, deux jours après la signature du traité de Versailles, dans le discours qu ’ il prononce à l ’ Assemblée nationale :

À la seule condition que nous demeurions présents au devoir, le vieil esprit de domination guerrière peut être à jamais terrassé ; le jour est venu où la force et le droit, redoutablement séparés, doivent se rejoindre pour la paix des peuples au labeur. Que l ’ humanité se lève pour vivre toute sa vie32 !

Ce n ’ est pas le lieu ici de rappeler ce qui a causé l ’ échec de cette ambitieuse tentative de créer une Europe pacifique où les « peuples au labeur », sous des régimes (implicitement démocratiques) réunissant « la force et le droit », travailleraient de concert au bien de tous. Il a déjà été fait allusion à la force des nationalismes, en Italie, mais aussi, bien avant 1933 en Allemagne et ailleurs. Une autre cause est le retrait des États-Unis qui n ’ ont pas honoré la signature apposée aux différents traités de paix, au grand regret de Woodrow Wilson dont le dernier discours, prononcé le 11 novembre 1923, deux jours après le putsch d ’ Adolf Hitler à Munich, revient avec sévérité sur ce qu ’ il considère comme une véritable trahison, prophétisant l ’ inévitable moment où cette erreur « profondément mortifiante » devrait être corrigée :

Les souvenirs stimulants de cette période heureuse de triomphe sont pour nous à jamais gâtés par l ’ amertume de la honte ressentie devant le fait qu ’ une fois la victoire remportée, qu ’ on s ’ en souvienne, grâce à l ’ esprit indomptable et aux généreux sacrifices de nos incomparables soldats, nous tournâmes le dos à nos associés et refusâmes de prendre nos responsabilités dans l ’ administration de la paix ou la consolidation ferme et permanente des résultats d ’ une guerre remportée au prix de pertes humaines et matérielles terribles, nous retirant dans un maussade et égoïste isolement qui est profondément ignoble, car manifestement lâche et déshonorant. Que cela reste pour toujours une source de profonde mortification pour nous et, inévitablement, le jour viendra où nous serons contraints par les obligations morales de la liberté et de l ’ honneur de réparer cette erreur fatale et d ’ assumer une fois de plus le rôle du courage, du respect de soi et de l ’ esprit de secours que tous les vrais Américains doivent souhaiter considérer comme notre emploi naturel dans les affaires du monde33.

32. Georges Clemenceau, Discours de paix, Paris, Plon, 1938, p. 112-113. 33. The Papers of Woodrow Wilson, vol. 68: April 8, 1922-1924, Arthur S. Link (éd.), Princeton

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À cet isolement nord-américain « maussade et égoïste », il faudrait aussi ajouter l ’ attitude britannique, qui donne le mauvais rôle à la France et à la Belgique qui tentent en janvier 1923 d ’ obtenir par l ’ occupation de la Ruhr une partie des réparations que promettait le traité de Versailles. Clemenceau, en 1929, ne peut s ’ empêcher de citer la conversation qu ’ il eut en mars 1921 avec Lloyd George. Si la citation n ’ est pas exacte, ce que nous ne pouvons pas savoir, elle reflète tout de même l ’ état des relations entre les deux pays au moment des négociations. À Lloyd George qui lui demande ce qu ’ il a à lui dire, Clemenceau répond :

— Oui bien, répondis-je, j ’ ai à vous dire que dès le lendemain de l ’ armistice, je vous ai trouvé l ’ ennemi de la France. — Eh bien, me répondit-il, n ’ est-ce pas notre politique traditionnelle34 ?

Cela dit, l ’ isolationnisme nord-américain et l ’ indifférence hostile britannique n ’ ont fait qu ’ affaiblir la position des démocraties face au danger qu ’ ont représenté les nationalismes italien et allemand et le profit qu ’ ils ont tiré du manque de solidarité entre les États créés sur les décombres des empires démantelés et de la volonté russe de jouer des divisions européennes pour revenir en force.

L ’ objectif de cette étude est double. Il s ’ agit d ’ abord de montrer que le maintien de l ’ Autriche-Hongrie, encore déclaré comme « but de guerre » par Lloyd George et Woodrow Wilson en janvier 1918, était devenu tout simplement impossible dans les conditions créées par l ’ alliance « nibelungienne » avec l ’ Empire allemand, dont l ’ expression la plus forte fut sans doute le traité de Brest-Litovsk. En second lieu, cette étude vise à montrer que l ’ ordre politique et territorial établi par les traités qui ont suivi la victoire de l ’ Entente a été finalement bien plus solide que ce qu ’ on

University Press, 1993, p. 466 : « … the stimulating memories of that happy time of triumph are forever marred and embittered for us by the shameful fact that when the victory was won, be it remembered – chiefly by the indomitable spirit and ungrudging sacrifices of our incomparable soldiers — we turned our backs on upon our associates and refused to bear any responsible part in the administration of peace, or the firm and permanent establishment of the results of the war — won at so terrible a cost of life and treasure — and withdrew into a sullen and selfish isolation which is deeply ignoble because manifestly cowardly and dishonorable. / This must always be a source of deep mortification to us and we shall inevitably be forced by the moral obligations of freedom and honor to retrieve that fatal error and assume once more the role of courage, self-respect and helpfulness which every true American must wish to regard as our natural part in the affairs of the world. » 34. Georges Clemenceau, Grandeurs et misères d ’ une victoire, op. cit., p. 93.

Austriaca no 87, 2018 36 François Genton en disait encore dans les dernières décennies du xxe siècle, quelques années avant la fin de l ’ URSS et de son empire européen, notamment en Autriche, l ’ un des pays où les douleurs consécutives à l ’ amputation territoriale sont les plus fortes. Plus personne aujourd ’ hui ne serait tenté de dire : « Retour au futur, c ’ est-à-dire en route vers l ’ Europe centrale ! », comme le faisaient encore en 1986 Erhard Busek et Emil Brix35. Sans doute sous l ’ impression des 200 000 morts causés par les guerres de Yougoslavie, François Furet parla en 1995 avec mépris du nouvel ordre européen créé après 1918 :

[Les traités multiplient] les États slaves sur les ruines du germanisme vaincu, créant un peu partout, de Varsovie à Prague, et de Bucarest à , d ’ improbables Républiques parlementaires où les bourgeois français croient replanter leurs traditions alors qu ’ ils exportent leur régime. Plus qu ’ une paix européenne, les traités de 1919-1920 constituent une révolution européenne. Ils effacent l ’ histoire de la deuxième moitié du xixe siècle au profit d ’ un redécoupage abstrait de petits États multiethniques qui ne reproduisent que les défauts de l ’ Empire d ’ Autriche-Hongrie36.

Ce « redécoupage abstrait » montre une stabilité remarquable, l ’ Europe, née après 1918 et détruite par les nationalismes, est revenue après la chute du Mur, à quelques nuances politiques et territoriales près. Même si l ’ Union européenne connaît des tensions et des conflits politiques en ce moment, la probabilité d ’ une guerre entre des États regrettant leur grandeur et leur étendue passées, par exemple la Hongrie, et leurs voisins, semble tout de même fort mince, étant donné que dans les conditions actuelles, il est possible de circuler librement d ’ un pays à l ’ autre pour faire ses études et travailler et que dans chaque État le droit des minorités est respecté. C ’ est parce que ces problèmes n ’ ont pas encore de solution que certains États issus du délitement de l ’ ex-Yougoslavie ou de l ’ URSS ne sont pas encore en mesure de s ’ associer au projet européen. À 26 ans, Winston Churchill dénonça au parlement britannique le danger que faisait courir la démocratie à la paix européenne et le potentiel de violence qu ’ elle recelait :

35. Erhard Busek et Emil Brix, Projekt Mitteleuropa, Vienne, Überreuter, 1986, p. 171 : « Zurück zur Zukunft – also auf nach Mitteleuropa! » Voir Mitteleuropa. Pour ou contre l ’ Europe, Gilbert Krebs (éd.), Paris, Presses Sorbonne nouvelle, 1988, avec des textes de Gerard Heimann, Werner Weidenfeld, Erhard Busek, Franz Slawik et François Fejtö (https://books.openedition.org/psn/3473). Après la chute du Mur, Erhard Busek a surtout œuvré pour l ’ intégration des nouveaux États membres de l ’ Union européenne. 36. François Furet, Le passé d ’ une illusion, Paris, Robert Laffont-Calmann-Lévy, 1995, p. 74.

Austriaca no 87, 2018 La France et l’Autriche-Hongrie 37

Mais de nos jours, alors que les masses considérables sont poussées les unes contre les autres et, séparément, chaque individu aigri et fanatisé, quand les ressources de la science et de la civilisation balaient tout ce qui pourrait modérer leur furie – une guerre européenne ne pourra que se terminer par la ruine des vaincus et la dislocation et l ’ épuisement économiques à peine moins fatals des vainqueurs.

La démocratie est plus vindicative que les cabinets. Les guerres des peuples seront plus terribles que celles des rois37.

En réalité, ce qui a causé les guerres les plus meurtrières en Europe, ce fut précisément la contradiction qui opposait l ’ existence d ’ empires dynastiques ou dictatoriaux aux revendications démocratique et nationale. On peut même considérer la seconde guerre mondiale comme la terrible résurgence d ’ une volonté impériale (Hitler n ’ était-il pas à la tête du Großdeutsches Reich ?) et les guerres qui ont ensanglanté les Balkans jusqu ’ à la fin du xxe siècle comme la conséquence de la dislocation de ces empires : la solution ne peut être qu ’ une coexistence apaisée de ces territoires dans l ’ ensemble de type fédératif nouveau, démocratique et attentif au respect des droits de l ’ homme, que représente l ’ Union européenne. Par ailleurs, les principes mis en avant lors des « ronflantes déclarations des nouveaux traités38 » (par exemple la fondation de la Société des Nations) ouvraient à terme la perspective de l ’ émancipation des peuples colonisés et de l ’ engagement généralisé contre le racisme, mais, comme nous le savons, cette perspective était encore lointaine et porteuse de conflits particulièrement violents (la seconde guerre mondiale et les guerres de décolonisation), ce qui n ’ est pas une raison pour nier que les bases politiques de cette évolution à l ’ échelle mondiale ont été jetées en 1919. Pour ce qui concerne notre continent, l ’ Union européenne actuelle pourrait-elle être le début de la réalisation des projets de paix perpétuelle du xviiie siècle, par exemple celui de l ’ abbé de Saint-Pierre dont Jean-Jacques Rousseau,

37. « But now, when mighty populations are impelled on each other, each individual severally embittered and inflamed – when the resources of science and civilization sweep away every- thing that might mitigate their fury – a European war can only end in the ruin of the van- quished and the scarcely less fatal commercial dislocation and exhaustion of the conquerors. Democracy is more vindictive than Cabinets. The wars of peoples will be more terrible than those of kings », https://winstonchurchill.org/resources/speeches/1901-1914-rising-star/ army-reform/ (consulté le 15 juin 2018). 38. Emmanuelle Sibeud, « 1919. Deux conférences pour changer le monde », dans Patrick Boucheron (dir.), Histoire mondiale de la France, Paris, Seuil, 2017, p. 584.

Austriaca no 87, 2018 38 François Genton qui l ’ admirait, disait qu ’ il ne pourrait jamais être réalisé ? « Admirons, écrivait Rousseau, un si beau plan, mais consolons-nous de ne pas le voir exécuter ; car cela ne peut se faire que par des moyens violents et redoutables à l ’ humanité39. » Michel de Certeau, parlant du « lieu » de l ’ historien, a mis en avant la double fonction de l ’ historiographie, « narrative » (raconter le passé, l ’ intégrer par le récit au présent) et « performative » (tirer une leçon du passé pour le présent et l ’ avenir)40. Peut-être cet exemple pris dans l ’ histoire récente de la Slovénie permet-il d ’ illustrer cette thèse. En 1989, alors que s ’ annonçaient la crise yougoslave et le démantèlement de cette fédération, la Slovénie adopta l ’ hymne national « Zdravljica» (Le toast), poème de Francè Prešeren (1800-1849), publié en 1844, mis en musique en 1905 par Stanko Premrl. Depuis 1991, année de l ’ indépendance du pays, seule la septième strophe est chantée, ici traduite littéralement :

Que vivent tous les peuples Qui languissent après le jour Où partout où va le soleil Disparaîtra du monde la discorde. Où tous les humains seront libres Où ne sera pas un ennemi, mais un voisin celui qui habite de l ’ autre côté de la frontière41.

39. Jean-Jacques Rousseau, « Jugement sur la Paix perpétuelle », Collection complète des œuvres de J. J. Rousseau, citoyen de Genève, Genève, 1782, t. xii, p. 52. 40. Michel de Certeau, L ’ écriture de l ’ histoire, Paris, Gallimard, 2002, p. 140-141. 41. Le titre du poème peut aussi être traduit par « Je lève mon verre ». Voici le texte original de la 7e strophe : « Živé naj vsi narodi, / ki hrepené dočakat ’ dan, / da, koder sonce hodi, / prepir iz sveta bo pregnan, / da rojak prost bo vsak, /ne vrag, le sosed bo mejak! » Voir également la traduction française dans Francè Prešeren, Les Poésies, Kolja Mićević (trad.), Tatjana Globokar (préf.), Paris, Ésopie, 2013, p. 61 (éd. bilingue).

Austriaca no 87, 2018 ENJEUX INTELLECTUELS ET EXPÉRIENCES DE GUERRE : LA FIN DU MONDE D ’ HIER

Wolfgang Maderthaner Österreichisches Staatsarchiv, Wien

Wovon man nicht sprechen kann

Der Grosse Krieg und die Intellektuellen – das Beispiel Wien

Machismus 1: Otto Bauer

Otto Bauer, Sohn eines bedeutenden liberalen Textilindustriellen, hatte Staatswissenschaften und Nationalökonomie studiert, u. a. bei Eugen von Böhm-Bawerk, an dessen legendärem Privatseminar er – neben anderen so prominenten Teilnehmern wie Rudolf Hilferding und Otto Neurath, Josef Schumpeter und Ludwig von Mises – regel- mäßig teilnahm. An der Seite seines Mentors Victor Adler startete er eine kometenhafte politische Karriere und stieg mit einer epocha- len Studie zur Nationalitätenproblematik binnen kurzem in die erste Reihe der Theoretiker der sozialistischen Internationale auf. Seit 1909 Leutnant der Reserve, wurde er an jenem 28. Juli 1914 im Zuge der allgemeinen Mobilisierung zur aktiven Dienstleistung eingezogen.1 Bauer wurde an die Ostfront beordert, wo er unter anderem Ende August in der schweren zweiten Schlacht um Lemberg, bei Grodek – makaberer Vorschein und erste konkrete Manifestation der Massen- abschlachtungen des industrialisierten Vernichtungskrieges zugleich – an vorderster Front zum Einsatz kommt. Eine erste, an Victor Adler gerichtete Feldpostkorrespondenzkarte ist mit 22. Oktober datiert.2 Er habe sich „an die Entbehrungen, Gefahren und an die Romantik des Krieges“ einigermaßen gewöhnt, der Gruß erreiche Adler aus einem lediglich 800 Schritt von den feindlichen Stellungen entfern- ten Schützengraben, in dem man seit nunmehr sechs Tagen ausharre. Militärisch seien einige „ganz nette Erfolge“ zu verzeichnen, „mit denen, glaube ich, unser General zufrieden gewesen wäre“; letzteres

1. Zu Bauers Militärzeit siehe Ernst Hanisch, Der große Illusionist. Otto Bauer (1881-1938), Wien/Köln/Weimar, Böhlau, 2011, S. 75 ff. 2. Verein für Geschichte der Arbeiterbewegung (VGA), Adler Archiv, M 84-7. 42 Wolfgang Maderthaner eine Anspielung auf Friedrich Engels und dessen in der Internationale allgemein geschätzten hohen militärischen Sachverstand.3 Lediglich zwei Tage später vermerkt Bauer auf einer weiteren, an Adler gerich- teten Korrespondenzkarte:

Ich bin jetzt den neunten Tag ununterbrochen im Gefecht, aber trotz Schrapnells und Granaten, Kälte und Regen, Ruhr und Cholera vollständig unversehrt. Man gewöhnt sich an alles! Hoffentlich kommt die Zeit zum Erzählen, – es gibt hier viel, was erzählt werden muß.4

Am 8. Dezember 1914 wird Bauer in Anerkennung seines tapfe- ren Verhaltens im Gefecht bei Szysakj am 4. September, wo er „durch mutvolles Eintreten den Rest der Komp. von Vernichtung bewahrt u. in besond. geschickter Führung den Anschluß an das Baon gefunden“ hatte, mit dem Militärdienstkreuz 3. Klasse ausgezeichnet.5 Zum Zeit- punkt der Verleihung ist er in den Abwehrkämpfen gegen die nördlich der Szreniawa „einer Dampfwalze gleich“ vordringende 3. Russische Armee bereits in Kriegsgefangenschaft geraten – als einer von letztlich 54 146 Offizieren der habsburgischen Streitmacht. Wie sein militäri- scher Vorgesetzter handschriftlich notierte, war Bauer „mit übergro- ßer Schneidigkeit“ gegen die russischen Stellungen vorgegangen: „Ein sehr braver Offizier“.6 In einem großen Gefangenentransport ging es in zehn Tage lang währenden Fußmärschen nach Nova Alexandria und von dort per Bahn über Lublin und Minsk nach Smolensk, von wo aus Bauer seine Frau Helene in einem ausführlichen Schreiben über die genaueren Umstände seiner Gefangennahme in Kenntnis setzte.7 Physisch sei er weitgehend in Ordnung, psychisch jedoch, „nach der gewaltigen stetigen Nervenanstrengung der letzten Monate“, durchaus angeschlagen.

3. Victor Adler hatte mit zunehmender Vertrautheit seine späteren Briefe an Friedrich Engels stets mit der Grußformel „Lieber General“ eingeleitet. Vgl. Victor Adler – Friedrich Engels, Briefwechsel, hrsg. von Gerd Callesen/Wolfgang Maderthaner, Berlin, Akademie Verlag, 2011, xiii. 4. Verein für Geschichte der Arbeiterbewegung, Adler Archiv, M 84-8. 5. Ernst Hanisch, Illusionist, op. cit., S. 84. 6. VGA, Teilnachlass Otto Bauer, M1. 7. Der im Nachlass Julius Braunthal im Internationalen Institut für Sozialgeschichte in Ams- terdam verwahrte Brief ist abgedruckt in: Otto Bauer, Werkausgabe, Bd. 9, Wien, Europa- verlag, 1980, S. 1035 ff.

Austriaca no 87, 2018 Wovon man nicht sprechen kann 43

Auch trägt man es, wenn man drei Monate im Kriege war und zweiundvierzig Tage im Gefecht gestanden ist, nicht leicht, in den Händen des Feindes zu sein, von Soldaten mit Gewehr und Bajonett eskortiert und vom Publikum als erbeutete Trophäe begafft zu werden.8

Anfang Jänner 1915 schließlich wird, nach weiteren, an die körper- lichen Leistungsgrenzen rührenden Fußmärschen und Bahntranspor- ten, das sibirische, 28 000 Mann fassende und nördlich des Baikalsees gelegene Militärlager Berezovka erreicht, wo er bis in den Herbst die- ses Jahres interniert bleiben sollte. Es folgt die Verlegung in das an der Seidenstraße, nächst der mon- golischen Grenze gelegene Kriegsgefangenenlager Troizkosawsk, wo Bauer eine bereits in Berezovka begonnene theoretische Arbeit fertig stellt – „in solcher Zeit bitterer Zwang“, wie er Ende März dieses Jahres an Karl Seitz geschrieben hatte.9 Ausgeführt als reine Gedächtnisleis- tung, ohne die Zuhilfenahme jeglicher Primär- oder Sekundärlitera- tur, ist Das Weltbild des Kapitalismus ein Meisterwerk, das in anschau- licher Weise Bauers so souverän gehandhabte Methode demonstriert, soziale Tatbestände in ihrer Korrespondenz zur kulturellen Semantik, und kulturelle Praktiken als Artikulation des Sozialen zu untersu- chen.10 Es ist der Versuch der Konzeption einer zeitgemäß reformu- lierten marxistischen Erkenntnistheorie, und es ist Bauers definitive Auseinandersetzung mit der Erfahrung des Krieges, in dem er das letzte Mittel der kapitalistischen Konkurrenz, die ultima ratio der kapitalistischen Produktionsweise schlechthin erblickte.11 Der Ver- such einer Wirtschafts- und Vergesellschaftungsform, die allerdings seit der im Gefolge der bürgerlichen Revolutionen errungenen freien Konkurrenz eine entscheidende Transformation durchlaufen hatte: Mit dem Erstarken und der neuen Qualität eines tendenziell glo- bal operierenden, zunehmend dominanten Finanzkapitals (und den daran eng gekoppelten jeweiligen nationalen Imperialismen), mit der Entwicklung des monopolistischen Trust- und Syndikatswesens, mit Aktiengesellschaften und Kartellen, Genossenschaften und Gewerk-

8. Ebd., S. 1036. 9. Otto Bauer, Werkausgabe, Bd. 9, op. cit., S. 1037 f. 10. Als Auszug abgedruckt in: Otto Jennssen (Hg.), Der lebendige Marxismus. Festgabe zum 70. Geburtstag von Karl Kautsky, Jena, Thüringer Verlagsanstalt und Druckerei, 1924, S. 407-464. 11. Heinrich Weber (Pseud. für Otto Bauer), „Der Sozialismus und der Krieg“, in Der Kampf, Jg. 6/Nr. 3 (1. Dezember 1912), S. 97-106.

Austriaca no 87, 2018 44 Wolfgang Maderthaner schaften als zentralen, den Markt bestimmenden Akteuren hatte sich ein organisierter, kollektivistischer Kapitalismus entwickelt. „Nicht mehr freie Konkurrenz, sondern Organisation ist die Parole des Zeital- ters.“12 Und mit diesem Übergang, so Bauers zentrale Argumentation, war ein Prozess der Selbstauflösung der klassischen Weltanschauun- gen des älteren, individualistischen Kapitalismus einhergegangen, eine Zersetzung des mit dem politischen wie ökonomischen Liberalis- mus eng verflochtenen wissenschaftlichen Materialismus, und damit der gesamten mechanistischen Naturauffassung und aller auf sie gründenden philosophischen Systeme. Der organisierte Kapitalismus überwindet Individualismus wie Universalismus gleichermaßen, hebt den Gegensatz auf zwischen Kausalität und Teleologie. Er zerstört die Selbstherrlichkeit des nunmehr ausschließlich in und durch die Orga- nisation wirkenden Individuums. Er begreift den Staat als das Ergeb- nis des Kräftespiels dieser Individuen und nicht länger als eine über diesen stehende Universalität. Er setzt die großen Ideensysteme des frühen, gegen die Feudalgewalten aufbegehrenden Bürgertums, die Denk- und Ideenwelten der Epoche des individualistischen Besitzka- pitalismus außer Geltung: die gesetzgebende menschliche Gattungs- vernunft Kants, den Weltgeist Hegels. Vollzogen ist die Auflösung der mechanistischen Naturauffassung in der modernen Erkenntnistheorie, im skeptischen Positivismus und Relativismus eines Avenarius, Poincaré, James und Mach, deren Weltbild von nichts als Elementen-Komplexen, von stets wechseln- den, nirgends scharf voneinander geschiedenen, überall ineinander übergehenden Wahrnehmungsbündelungen bestimmt ist – darin der impressionistischen Malerei gleich, mit ihrer gegeneinander ver- schwimmenden, sich überlagernden, vage konturierten Linienfüh- rung und Farbgebung. Die Hypothesen, aus denen die Naturwissen- schaften ihre experimentell überprüfbaren Naturgesetze deduzieren – dem Bürgertum der Aufklärung Weltanschauungsinstrument in seinem Kampf gegen den Feudalismus –, sind für den modernen Posi- tivismus lediglich mehr in ihrer Funktion als Hilfsmittel zur Ordnung und rechnerischen Verknüpfung von Erfahrungstatsachen relevant.

Das Weltbild einer Zeit, der die alten großen Fragen nach dem Rechte der Persönlichkeit und der Menschheit, nach dem Wesen der Welt und der Gottheit

12. Otto Bauer, Weltbild des Kapitalismus, op. cit., S. 452.

Austriaca no 87, 2018 Wovon man nicht sprechen kann 45

nichts mehr bedeuten, deren Politik nur mehr ökonomische Gruppeninteressen durchsetzen, deren Wissenschaft nur ökonomisch ordnen will, was wir erfahren, und deren Kunst nur wiedergeben, was wir wahrnehmen.13

Es ist nahe liegend, dass Bauer in diesem Zusammenhang insbeson- dere auf das Werk des Physikers, Physiologen und Erkenntnistheore- tikers Ernst Mach, Professor für Philosophie, Geschichte und Theorie der induktiven Wissenschaften an der Universität Wien, Bezug nimmt. Mach kritisierte den Newtonschen Massebegriff als metaphysisch und negierte die apriorisch-synthetischen Kategorien der absoluten Bewe- gung, des absoluten Raums und der absoluten Zeit. Mit seiner stark von Avenarius inspirierten Erkenntnistheorie bekämpfte er jegliche idealistische, insbesondere kantianische Tradition in der Philosophie: Synthetische Urteile a priori, traditionelle Kausal- und Gesetzesbe- griffe, transzendierende Wesenheiten und metaphysische Spekulation wurden verworfen.14 Machs Destruktion der klassischen Mechanik machte ihn zu einer Leitfigur und Bezugsperson einer ganzen, revo- lutionären Wissenschaftlergeneration des neuen Jahrhunderts, sein sensualistisch fundiertes Prinzip der Relativität wurde zu einem sym- bolischen Modell für den wissenschaftlichen und politischen Geist der Generation Albert Einsteins und Sigmund Freuds.15 Seine Antimeta- physik und sein Werterelativismus finden sich im Frühwerk Ludwig

13. Ebd., S. 458. 14. Manfred Geier, Der Wiener Kreis, Reinbek bei Hamburg, Rowohlt, 1998, S. 64 ff. 15. Einer strengen Werteneutralität im Sinne des empirischen Positivismus folgend, bot der sogenannte Empiriokritizismus eine spezifische Deutung des Subjekt-Objekt-Verhältnisses an, die konsequenterweise die Auflösung jedes substanziellen Ich-Begriffs, die Dekon- struktion des Selbst implizierte. Gegenüber Hermann Bahr hat sich Mach 1908 folgender- maßen geäußert: „Wenn ich sage: ’Das Ich ist unrettbar’, so meine ich damit, daß es nur in der Einfühlung des Menschen in alle Dinge, in der Erscheinung besteht, daß dieses Ich sich auflöst in allem, was fühlbar, hörbar, sichtbar, tastbar ist. Alles ist flüchtig, eine substanzlose Welt, die nur aus Farben, Konturen, Tönen besteht. In diesem Spiel der Phänomene kris- tallisiert, was wir unser ’Ich ’ nennen – vom Augenblick der Geburt bis zum Tod wechselt es ohne Ruhe.“ (zit. u. a. in Walter Prigge, Urbanität und Intellektualität im 20. Jahrhundert. Wien 1900 – Frankfurt 1930 – Paris 1960, Frankfurt/New York, Campus, 1996, S. 25.) Die Auflösung einer kontinuierlichen Ich-Identität, die durchgehende Betonung der Relativi- tät, der Flüchtigkeit, des ständigen Wechsels kann als das eigentliche Charakteristikum, als die grundlegende Befindlichkeit des geistigen Wien im Fin de Siècle identifiziert werden. Eine Befindlichkeit, die in einer veritablen Sinnkrise kulminieren sollte. In der Interpre- tation durch den ästhetisierenden, anti-naturalistischen Literatenzirkel des Jungen Wien um Hermann Bahr, Hugo von Hofmannsthal, Felix Salten und Peter Altenberg nimmt die Krise des liberalen Individuums schließlich die besondere Form der philosophischen Zer- störung des Subjekts an.

Austriaca no 87, 2018 46 Wolfgang Maderthaner

Wittgensteins wieder, Robert Musil dissertierte über seinen fundamen- talen Beitrag zur Debatte um die Grundlagenkrise der Wissenschaften. Mach durchdrang radikale politische Milieus und beeinflusste, über Lenins 1904 verfasste Kritik am Empiriokritizismus, nachhaltig und folgemächtig die Fraktionskämpfe in der russischen Sozialdemokratie. Fritz Adler, führender Exponent der um den Verein Karl Marx grup- pierten österreichischen Kriegslinken, sah in seiner Auffassung von der pragmatisch-erfahrungsgebundenen Entwicklung des Denkens, im ’Machismus’ überhaupt die der Marxschen Geschichtsauffassung entsprechende Naturauffassung. Auch Bauer ging davon aus, dass es erst die im modernen Relati- vismus vorgenommene Dekonstruktion des Newtonschen Raum- und Zeitbegriffs ermöglicht habe, Kants apriorische Anschauungsformen als das zu erkennen, was sie eigentlich sind: letztlich historische Katego- rien in Korrespondenz zum Erkenntnismodell einer mittlerweile über- wundenen Entwicklungsphase der Naturwissenschaften. So besehen erscheine die gesamte mechanistische Naturauffassung – insbesondere aber der Materialismus als deren avancierteste, für unanfechtbar gehal- tene Entwicklungsstufe – als nichts anderes denn ein letztes dogmati- sches System des Kapitalismus, als die „Projektion der kapitalistischen Konkurrenz in das Weltall“.16 Eine aktuelle, den bevorstehenden dra- matischen Umwälzungen genügende, ja sie befördernde Erkenntnis- theorie habe sich demgemäß vom älteren historischen Materialismus Marxscher Provenienz loszulösen und nicht etwa, wie es Fritz Adler anstrebte, diesen mit dem Positivismus Machs zu verknüpfen. Sie müsse vielmehr über beide Systeme hinausweisen, und:

[…] im einzelnen das Verfahren aufzeigen, den geistigen Prozeß, mittels dessen die Menschen nach dem Vorbilde ihrer eigenen Arbeit, nach dem Ebenbilde der Gesellschaftsordnung, in der sie leben, oder der Gesellschaftsordnung, nach der sie ringen, nach den Bedürfnissen ihrer wirtschaftlichen und sozialen, politischen und nationalen Kämpfe ihr Weltbild schaffen.17

An diesem, ihrem wohl spannendsten Punkt, da sich die konkrete Perspektive einer radikalen Reformulierung des klassischen histo- risch-materialistischen Paradigmas auftut, bricht Bauers in methodi-

16. Otto Bauer, Weltbild des Kapitalismus, op. cit., S. 462. 17. Ebd., S. 464.

Austriaca no 87, 2018 Wovon man nicht sprechen kann 47 scher Hinsicht vielleicht innovativste Studie abrupt und ohne weite- ren Kommentar ab. Es war ihm offensichtlich darum zu tun gewesen, ein in letzter Instanz Politik begründendes und Politik anleitendes theoretisches Instrumentarium zu entwickeln, ein auf die kommen- den revolutionären Umbrüche anwendbares Theoriegerüst; denn ein europäischer Krieg dieser Dimension und vollkommen neuer Qua- lität werde, ja müsse notwendig und in letzter Konsequenz in einen erneuten Zyklus sozialer und nationaler Revolutionen umschlagen. Er sei, wie er Victor Adler schon im Oktober 1914 in wenig verklausu- lierter Mitteilung wissen ließ, durch Karls (Seitz) Berichte „über unser Geschäft“ hinreichend im Bilde und hoffe auf „Hochkonjunktur nach dem Krieg“. Und hatten nicht, wie in einem anlässlich der Balkankrise verfassten Bauerschen Grundsatzartikel penibel aufgelistet, alle kriege- rischen Auseinandersetzungen der jüngeren Geschichte stets entspre- chende Erschütterungen nach sich gezogen? Um wie viel gewaltiger erst würden und müssten die politischen wie sozialen Folgewirkungen einer der Logik und dem Mechanismus des komplexen Bündnissys- tems gemäß zum Weltkrieg erweiterten Konfrontation der europä- ischen Großmächte sein!18 Die Nachrichten von der russischen Februarrevolution des Jah- res 1917 und dem Ende der Zarenherrschaft erreichen Bauer dann im Lager Berezovka, in das er nach eineinhalb Jahren rückverlegt worden war.19 Im Juli befiehlt das Kriegsministerium – offenbar nach Inter- ventionen des führenden schwedischen Sozialdemokraten Hjalmar Branting wie des österreichischen Außenamts – seine Überstellung nach Petrograd, wo er in engen Kontakt mit prominenten Exponenten des linken Flügels der Menschewiki (dem Ehepaar Theodor und Lydia Dan sowie Julius Martow) tritt und eine gewisse, wenn auch durch permanente geheimdienstliche Überwachung eingeschränkte Bewe- gungsfreiheit genießt. Das Vorfeld der Oktoberrevolution durchlebt er unmittelbar, hautnah, am Puls der Zeit; dem forcierten Putschismus der Bolschewiki, ihrer „Politik der gefährlichsten Abenteuer“ begegnet er mit großer Skepsis. Die Märzereignisse (i. e. „Februarrevolution“) hätten im russischen Proletariat eine Überschätzung der eigenen Kraft bewirkt, und eben dies, so wird er Karl Kautsky eine Woche nach sei-

18. Heinrich Weber (Pseud. für Otto Bauer) „Der Sozialismus und der Krieg“. in Der Kampf, Jg. 6/Nr. 3 (1. Dezember 1912), S. 97-106. 19. Dazu und im Folgenden, falls nicht anders ausgewiesen: Ernst Hanisch, Illusionist, op. cit., S. 86 ff.

Austriaca no 87, 2018 48 Wolfgang Maderthaner ner Rückkunft nach Wien mitteilen, finde seinen getreuen Ausdruck in der Taktik Lenins und Trotzkis. „Der Aberglaube der Jakobiner an die Allmacht der Guillotine ist in Petersburg wiedererstanden als Aber- glaube an die Allmacht der Maschinengewehre.“20 Die vorzeitige Rückkehr war im Rahmen eines erweiterten Invali- denaustausches zwischen Russland und den Mittelmächten arrangiert worden; Bauer selbst vermutete, die russische Regierung habe ihn bewusst außer Landes sehen wollen, umso mehr als verschiedentlich in der Presse bereits Spionagevorwürfe aufgetaucht waren. Im Okto- ber 1917 wird der Oberleutnant Dr. Otto Bauer als Nationalökonom der Kriegswirtschaftlichen Abteilung des Wiener Kriegsministeriums zugeteilt, im März 1918 für seine Tätigkeit in der Arbeiter-Zeitung beur- laubt, Anfang August auf unbestimmte Zeit vom Dienst entbunden. Ein gegen ihn angestrengtes Rechtfertigungsverfahren vor dem Offi- ziersehrenrat wird Ende August mit der Begründung niedergeschlagen, dass er ein unleugbarer Gegner der bolschewistischen Tendenz sei und ihm die Vorbereitung der Aufstände der Wiener industriellen Arbeiter- schaft im Jänner 1918 nicht nachgewiesen werden könne. Formell endet Bauers Dienstleistung im Kriegsministerium am 31. Oktober 1918, am 21. November folgt er dem einen Tag vor Ausrufung der Republik ver- storbenen Victor Adler als Staatssekretär (i. e. Minister) im Deutschös- terreichischen Außenamt nach.21

Machismus 2: Robert Musil

Im Pressearchiv eben dieses Ressorts war seit 15. Jänner 1919 der demobilisierte, hoch dekorierte Landsturm-Hauptmann Robert Musil tätig, und zwar auf direkte Vermittlung des Leiters des ministeriellen Pressedienstes, Otto Pohl, der seinerseits als enger Vertrauter Bauers galt. Einer vermögenden jüdischen Prager Bankiersfamilie entstam- mend, hatte Pohl für zwei Jahrzehnte der Redaktion der Arbeiter-Zei- tung angehört, war dem äußersten linken Flügel der Sozialdemokratie zuzurechnen und sollte ab 1924 als erster österreichischer Gesandter

20. Otto Bauer, Werkausgabe, Bd. 9, op. cit., S. 1039. 21. Vgl. Ernst Hanisch, „Im Zeichen Otto Bauers. Deutschösterreichs Außenpolitik in den Jah- ren 1918 bis 1919“, in Helmut Konrad/ Wolfgang Maderthaner (Hrsg.), ...der Rest ist Öster- reich. Das Werden der Ersten Republik, Bd. 1, Wien, Gerold, 2008, S. 207-222.

Austriaca no 87, 2018 Wovon man nicht sprechen kann 49 in der Sowjetunion fungieren. Musils eigentliche Tätigkeit im Presse- amt bestand nun darin, durch „essayistische Tätigkeit in verschiedenen Zeitschriften“ auf das von Bauer ausgegebene Hauptziel der österreichi- schen Außenpolitik, den Anschluss an ein republikanisches und demo- kratisches Deutschland, hinzuwirken.22 Er unterzog sich dieser Aufgabe mit der gleichen stilistischen Brillanz und inhaltlichen Bravour wie er dies nur wenige Zeit davor, als Angehöriger des Kriegspressequartiers und verantwortlicher Redakteur von Soldatenzeitungen, ganz im Sinne der übernationalen österreichischen Reichsidee unternommen hatte. Als maßgeblicher Kriegspublizist initiierte Robert Musil den umfas- senden Relaunch von vordem praktisch unter Ausschluss der (solda- tischen) Öffentlichkeit erscheinenden Propagandablättern, öffnete sie für aufwändig gestaltete Kunstdruckbeilagen und Repros, etwa der Arbeiten eines Albin Egger-Lienz, oder für bis dato schlicht undenkbare politische Kontroversen, etwa um Kriegswucher und Schiebertum.23 Seine höchste militärische Auszeichnung, das Ritterkreuz des Franz-Jo- seph-Ordens für „vorzügliche Dienstleistung vor dem Feinde“ wurde ihm konsequenterweise denn auch in Anerkennung der erbrachten journalistisch-literarischen Leistung verliehen.24 Am Beginn dieses erstaunlichen Avancements war eine schwere Erkrankung des allgemein als korrekt, umsichtig und tapfer geltenden Offiziers gestanden. Im März 1916 war Musil, nach gut einem dreiviertel Jahr an der Front, in durchaus erbärmlichem Zustand in die Innsbrucker Halsklinik eingeliefert worden, wo eine mit starken Blutungen verbun- dene Mundhöhlenentzündung, neurasthenische Erscheinungen depres- siver Art und fortgeschrittene Unterernährung konstatiert wurden. Wohl aufgrund von befürchteten Spätfolgen einer aus Jugendjahren her- rührenden syphilitischen Infektion behandelten die Ärzte zunächst mit hoch toxischem Quecksilberdioxyd und überstellten ihn anschließend nach Prag-Karolinenthal.25 In den Tagebucheintragungen des allmählich Genesenden klingt das massierte Grauen des Vernichtungskrieges nach, werden im grotesken Inferno menschlicher Verwüstung Assoziationen zu den Endzeitszenarien eines Hieronymus Bosch evoziert:

22. Vgl. Karl Corino, Robert Musil. Eine Biographie, Reinbek bei Hamburg, Rowohlt, 2003, S. 597 f, sowie Klaus Amann, Robert Musil – Literatur und Politik, Reinbek bei Hamburg, Rowohlt, 2007, S. 10. 23. Corino, Musil, op. cit., S. 560, S. 580. 24. Ebd, S. 565. 25. Robert Musil, Tagebücher, Bd. 2 (Kommentarband), hrsg. von Adolf Frisé, Reinbek bei Hamburg, Rowohlt, 1983, S. 1010 ff.

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Chirurgie: Unversehens komme ich ins Ambulatorium. Fünfzig Menschen in dem nicht großen Raum. Ärzte und Schwestern in weißen Kitteln, nackte, halbnackte, bekleidete Kranke. Erfrorene Füße, aufgedeckte Steiße, Schenkelstümpfe, verkrüppelte Arme. Um entblößtes Liegen, Hin und Hereilen, Zugreifen von Instrumenten, Pinseln von Frauenhänden wie eine Abart sorgfältigen Malens, Hinaushumpeln und Hereintragen. – Mischung von nackt u. bekleidet.26

Die freiwillige Meldung des zu Kriegsbeginn als Redakteur der Neuen Rundschau des Samuel Fischer Verlages in Berlin tätigen Musil (der erst Ende 1913 nach insgesamt 12-jähriger Dienstzeit aus dem Militär entlassen worden war) stand außer jeglicher Debatte. Der Krieg, so wird er sich 1941, knapp vor seinem Tod, im Schweizer Exil erinnern, sei „wie eine Krankheit, besser wie das begleitende Fieber“ über ihn gekommen.27 Tatsächlich hat er in einem Beitrag « Europäertum, Krieg, Deutschtum » für die Septemberausgabe der Rundschau – die nicht zuletzt als eine Art intellektuelle Gegenbekundung zu den Gewalt ver- herrlichenden und offensiv interventionistischen Manifesten des italie- nischen Futurismus intendiert war – die Schönheit und Brüderlichkeit des Krieges beschworen, „Treue, Mut, Unterordnung, Pflichterfüllung, Schlichtheit“ eingefordert. Als man erkennen hätte müssen, dass von „allen Rändern dieses Weltteils“ her eine Verschwörung hereingebro- chen war, die „unsere [der Deutschen] Ausrottung“ beschlossen hatte, sei ein „neues Gefühl“ geboren worden: „[...] eine betäubende Zugehö- rigkeit riß uns das Herz aus den Händen, die es vielleicht noch für einen Augenblick des Nachdenkens festhalten wollten.“28 Vielleicht im gegen- ständlichen Fall auch mehr als bloß nur für einen Augenblick, denn in Musils nicht zur Veröffentlichung bestimmten Notizen erscheint der chauvinistische Jargon jener Tage relativiert, die patriotisch-pathologi- sche Phrase schlicht aufgehoben:

Berlin, August, Krieg. […] Die entwurzelten Intellektuellen. […] Neben aller Verklärung das häßliche Singen in den Cafés. Die Aufgeregtheit, die zu jeder Zeitung ihr Gefecht haben will. Leute werfen sich vor den Zug, weil sie nicht

26. Robert Musil, Tagebücher, Bd. 1, S. 326. 27. Corino, Musil, op. cit., S. 495. 28. Robert Musil, Gesammelte Werke, Bd. 2: Prosa und Stücke, Kleine Prosa, Aphorismen, Autobiographisches, Essays und Reden, Kritik, hrsg. von Adolf Frisé, Reinbek bei Ham- burg, Rowohlt, 1978, S. 1021.

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ins Gefecht dürfen. […] Die Aufrufe der verschiedenen Berufe: Apollo schweigt und Mars regiert die Stunde, schließt der der Schauspielervereinigung. […] Psychotiker sind in ihrem Element, leben sich aus. […] Die Verlustlisten: ... tot ... tot ... tot ... so untereinandergedruckt, niederschmetternder Eindruck.29

Zunächst wurde Musil in der Abgeschiedenheit der Südtiroler Berge zu Zwecken des Grenzschutzes stationiert (ab Februar 1915 im Gebiet des östlich von Trient gelegenen Caldozzanosees), bis schließlich der italienische Kriegseintritt das eher beschauliche Etappendasein abrupt beendete. Als Adjutant eines neu aufgestellten Landsturm-Infanterieba- taillons wird er u. a. an der Isonzofront sowie in den horrenden Gefech- ten um den Col di Lana und die Cima di Vezzana im Valsugana einge- setzt.30 „Der Tod ist etwas ganz Persönliches. Du denkst nicht an ihn, sondern – zum erstenmal – du spürst ihn“, notiert er in seinen persön- lichen Aufzeichnungen, und: „Man glaubt immer, dass man im Ange- sicht des Todes das Leben toller genießt, voller trinkt. So erzählen es die Dichter. Es ist nicht so.“31 Der Ingenieur und Naturwissenschaftler nähert sich dem Krieg primär im Wege der mathematisch-statistischen Abstraktion, indem er aus Gründen der Überlebenssicherung akusti- sche Signale möglichst präzise zu lokalisieren, die jeweiligen Quellen des Geschützlärms mit modellhafter Genauigkeit zu verorten und zu differenzieren versucht. Auch wenn gegen ungezieltes flächendecken- des Feuer letztlich nicht einmal der „Gedanke an einen Schutz“ gege- ben sei: „[…] der Menschenleib ist wie ein Quadratmillimeter in einem Millimeterpapier auf das die ’Streuung ’ irgendeiner Wahrscheinlichkeit projiziert (geworfen) wird. Eingebettet in eine zufällige Verteilung.“32 Und eben dies erschließt eine weitere, das rein Mathematische überra- gende Dimension, die etwas Anderes, schwer Fassliches, kaum Sagbares indiziert und auf Initiation, Archaik und Mystik des Kampfes, letztlich auf die „Inversion von Todesunbehagen zu Lebensbejahung“33 verweist. Ganz in diesem Sinn ist denn auch eine (später zur berühmten Flie- gerpfeil-Episode34 ausgebaute) Tagebucheintragung vom 22. September

29. Musil, Tagebücher, op. cit., Bd. 1, S. 298 f. 30. Vgl. Wilfried Berghahn, Robert Musil, Reinbek bei Hamburg, Rowohlt, 2004, S. 70 ff, sowie Alexander Honold, Die Stadt und der Krieg. Raum- und Zeitkonstruktion in Robert Musils Roman „Der Mann ohne Eigenschaften“, München, Wilhelm Fink, 1995, S. 225 ff. 31. Musil, Tagebücher, op. cit., Bd. 1, S. 325, 344. 32. Musil, Gesammelte Werke, op. cit., Bd. 2, S. 758. 33. Musil, Tagebücher, op. cit., Bd. 1, S. 339. 34. Siehe Arno Russegger, „’Daß Krieg wurde, werden mußte, ist die Summe aller

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1915 gehalten, die Musil verfasst hat, nachdem er bei Tenna während eines italienischen Luftangriffs solch „geworfener Wahrscheinlichkeit“ ausgesetzt gewesen war:

Dabei von Erschrecken keine Spur, auch nicht von dem rein nervösen wie Herzklopfen, das sonst bei plötzlichem Choc auch ohne Angst eintritt. – Nachher sehr angenehmes Gefühl. Befriedigung, es erlebt zu haben. Beinahe Stolz; aufgenommen in eine Gemeinschaft, Taufe.35

Gleichwohl ist seine sonstige Kriegsprosa, soweit identifiziert, von politisch und historisch dekontextualisierter, religiös und mystisch überhöhter Idealisierung wie Ästhetisierung des industrialisierten Des- truktionsgeschehens weitgehend frei; abgesehen lediglich von einem anonym erschienenen (jedoch eindeutig zuordenbaren) Text in der Tiroler Soldaten-Zeitung vom Juli 1916, der unter dem Titel „Geschichte eines Regiments“ die motorische Ekstase und ureigene Unschuld des Schützengrabenkampfes zelebriert und von Biograph Karl Corino als „kleine bellizistische Parallelaktion zu den Kriegstexten Ernst Jüngers“ klassifiziert worden ist.36 Musil, nach seiner schweren Erkrankung nicht mehr zum aktiven Frontdienst herangezogen, war Redakteur der von ihm neu ausgerichteten Soldatenzeitung geworden; nicht ganz ein Jahr darauf, am 16. April 1917, wurde er dem Heeresgruppenkommando Boroević zu Adelsberg/Postojna, dem Hauptquartier der Isonzoar- mee, zugeteilt, wo er, nach dem Durchbruch von Tolmein-Karfreit, u. a. als „kunsthistorischer Sachverständiger“ tätig wird, mithin als eine „Art Marodeur in dienstlichem Auftrag“.37 Im März 1918 wechselt er als Redakteur des militärischen Wochenblattes Heimat in das Wiener Kriegspressequartier (KPQ), und trifft dort auf den subtilen Defaitis- mus eines Franz Blei oder auf die (wenn auch vorerst unbemerkt) längst in das sozialrevolutionäre Lager übergegangenen Egon Erwin Kisch und Franz Werfel. Eingeflossen sind seine Erfahrungen und intimen Kenntnisse des militärisch-bürokratischen Mechanismus in einen Text, der ohne das

widerstrebenden Strömungen und Einflüsse und Bewegungen, die ich zeige.’ Erster Weltkrieg und literarische Moderne ‒ am Beispiel von Robert Musil“, in Uwe Schneider/ Andreas Schumann (Hrsg.), „Krieg der Geister“. Erster Weltkrieg und literarische Moderne, Würzburg, Königshausen und Neumann, 2000, S. 229-245, hier S. 240 f. 35. Musil, Tagebücher, op. cit., Bd. 1, S. 312. 36. Corino, Musil, op. cit., S. 561 f. 37. Ebd., S. 574.

Austriaca no 87, 2018 Wovon man nicht sprechen kann 53 persönliche Kriegserleben nicht denkbar gewesen wäre – ein Text, an dem er ein Leben lang arbeiten und immer wieder scheitern sollte, den er immer wieder neu aufnahm und revidierte, der schließlich unvoll- endet blieb, Fragment bleiben musste: Musils Hauptwerk Der Mann ohne Eigenschaften, jenes grandios-epochale Portrait der geistigen Physiognomie einer in ihrem Todeskampf liegenden kakanischen Vor- kriegsgesellschaft aus der Perspektive ihres unvermeidbar gewordenen Zusammenbruchs.38 Trotz der Fixierung auf den (unerzählt gebliebe- nen) Kairos des Augusterlebnisses bleibt der Krieg im Erzählduktus des Romans lediglich indirekt, gleichsam über Ersatzartikulationen präsent: „Ein großes Ereignis ist im Entstehen. Aber man hat es nicht gemerkt“ und „Seinesgleichen führt zum Krieg“.39 Dieser fungiert, wie Alexander Honold in einer brillanten Studie bemerkt:

[…] als Fluchtpunkt der Perspektive, der sich selbst außerhalb des abgebildeten Raums befindet und doch alle sichtbaren Elemente untereinander in Relation setzt. Daß die Figurenreden von einem bevorstehenden „Zusammenbruch“ oder einem „Massenunglück“ ihren historischen Sinn erst außerhalb des historischen Geschehens erhalten, ist für ihre Wirkung unerlässlich.40

In Musils Deutung des vorkriegszeitlichen Krisenszenarios erscheint der Krieg somit als „Signatur der Zeit“41, insofern, als den sozialen und kulturellen Spannungen des ausgehenden Fin de Siècle ein latenter, dem manifesten voraus laufender Kriegszustand unterlegt ist, von letz- terem lediglich in das Überdimensionale weiter getrieben, als maximale Potenzierung der Normalzustände. „Die Zeit: Alles, was sich im Krieg und nach dem Krieg gezeigt hat, war schon vorher da.“42 Dazu tritt ein weiterer, entscheidender Aspekt: Im Werk Musils wird der Einfluss der Ideen Ernst Machs auf die große Literatur der Wiener Moderne wohl am prägnantesten sichtbar. Er hatte in Berlin bei dem Mach-Kritiker Carl Stumpf eine Dissertation Beiträge zur Beurteilung der Lehre Machs (1908) verfasst, in der er das Verhältnis, die Problem- geschichte von metaphysischer Philosophie und szientistisch-positivis- tischer Naturwissenschaft problematisiert. Im Mann ohne Eigenschaften

38. Vgl. Klaus Amann, Literatur und Politik, op. cit., S. 8. 39. Musil, Der Mann ohne Eigenschaften, Reinbek bei Hamburg, Rowohlt, 1972, S. 1022, 1901. 40. Alexander Honold, Die Stadt und der Krieg, op. cit., S. 260. 41. Musil, Tagebücher, op. cit., Bd. 1, S. 367. 42. Ebd., S. 353.

Austriaca no 87, 2018 54 Wolfgang Maderthaner zieht er nunmehr radikal und experimentell die Konsequenzen aus der von Mach postulierten Unrettbarkeit des Ich und konfrontiert eine neu- tralisierende Wahrnehmungsdarstellung mit ständig sich neu aktuali- sierenden Identitäten.43 Personifiziert ist dieses sich stets neu schaffende und neu geschaffene Ich im Hauptprotagonisten Ulrich, dessen Person durch das Fehlen einer „wesenhaften“, metaphysischen Substanz und durch einen permanenten Prozess der Rekonstituierung seiner selbst gekennzeichnet ist. Zum zentralen Thema, zur eigentlichen Problem- stellung werden Musil dabei die Grenzen der Sprache, des Sagbaren, der Verlust des Vermögens, mittels Sprache Realität, Emotion, „Leben“ wiederzugeben. All dies bringt ihn in unmittelbare Nähe zur Problem- struktur Ludwig Wittgensteins.

Machismus 3: Ludwig Wittgenstein

Ludwig Wittgenstein betrachtete den Ausbruch des Krieges als ultima ratio seiner zu diesem Zeitpunkt ausweglos scheinenden persönlichen Situation, da die radikale Infragestellung seiner selbst und anhaltende Zweifel am Sinn des Daseins ihn an den Rand des geistigen Zusam- menbruchs und Selbstmords getrieben hatten. Zum ehest möglichen Zeitpunkt, am 7. August 1914, mithin einen Tag nach der österreichi- schen Kriegserklärung an Russland, meldete er sich zur Assentierung und freiwilligen Kriegsdienstleistung, um damit, wie er rückschauend bemerken sollte, den Tod zu suchen.44 Er sah in diesem Schritt nicht zuletzt auch eine Art moralischer Selbstverwirklichung, die Bekundung des Willens zur Macht über sich selbst, die notwendige Selbstvervoll- kommnung im Angesicht des Todes.45 „Wittgenstein erhoffte also vom Krieg, schreibt sein Biograph, ein anderer Mensch zu werden, eine religiöse Erfahrung zu machen, die sein Leben unwiderruflich verän- dern würde.“46 Seine freiwillige Meldung zu den Waffen ist denn auch

43. David S. Luft, Eros and Inwardness in Vienna. Weininger, Musil, Doderer, Chicago/London, University of Chicago Press, 2003, S. 93 ff. 44. Wilhelm Baum, Ludwig Wittgenstein, Berlin, Colloquium, 1985, S. 26. 45. Kurt Wuchterl/Adolf Hübner, Ludwig Wittgenstein. Mit Selbstzeugnissen und Bilddokumen- ten, Reinbek bei Hamburg, Rowohlt, 2006, S. 64 f. 46. Ray Monk, Ludwig Wittgenstein: Das Handwerk des Genies, Stuttgart, Klett-Cotta 1992, S. 130. Ibid., Ludwig Wittgenstein: The Duty of Genius, New York, The Free Press, 1990, S. 112 : „What Wittgenstein wanted from the war, then, was a transformation of his whole

Austriaca no 87, 2018 Wovon man nicht sprechen kann 55 ganz in diesem Sinne als ein Akt der Verzweiflung und zugleich als eine aus neuen Zwängen herrührende Selbstbefreiung interpretiert wor- den.47 Jedenfalls war sie einem nachdrücklichen ethischen Rigorismus geschuldet, der alternative Handlungsoptionen nicht einmal in Ansät- zen erwog; auch dann nicht, wenn dies eine unaufhebbare Frontstellung gegenüber einem feindlichen England implizieren musste. So notierte er – der überaus enge Affinitäten zum akademischen Milieu in Cam- bridge entwickelt und mit Bertrand Russell und George Edward Moore zwei der bedeutendsten Philosophen seiner Zeit zu Freunden gewon- nen hatte – am 25. Oktober 1914 in sein (einem nur wenig elaborierten Code gemäß) verschlüsseltes „geheimes“ Kriegstagebuch:

Fühle daher heute mehr denn je die furchtbare Traurigkeit unserer – der deutschen Rasse – Lage! Denn daß wir gegen England nicht aufkommen können, scheint mir so gut wie gewiß. Die Engländer – die beste Rasse der Welt – können nicht verlieren! Wir aber können verlieren und werden verlieren, wenn nicht in diesem Jahr, so im nächsten! Der Gedanke, daß unsere Rasse geschlagen werden soll, deprimiert mich furchtbar, denn ich bin ganz und gar deutsch!48

Im Übrigen ist niemand Geringerer als John Maynard Keynes (in einem Schreiben vom Jänner 1915) dem Wittgensteinschen Rigorismus mit distinguierter Ironie und ebenso elegantem wie unterkühltem bri- tischen Witz gegenübergetreten: Es müsse doch viel angenehmer sein, sich im Krieg zu befinden, als etwa in Norwegen über logische Sätze und Aussagen nachzudenken. „Aber ich hoffe, Du wirst solcher Ver- weichlichung bald ein Ende setzen.“49 Unter Verzicht auf seine Rechte als Einjährig-Freiwilliger war der erst im Sommer 1914 aus England zurückgekehrte Wittgenstein im niedrigsten Dienstgrad, als einfacher Kanonier, zunächst dem 2. Fes- tungsartillerieregiment in Krakau zugeteilt worden und auf dem geka- perten Wachschiff Goplana auf der Weichsel zum Einsatz gekommen. Im Dezember 1914 wurde er in die Etappe abkommandiert – in das Artillerie-Autodetachement der Garnisonswerkstatt, und danach zu einem Artillerie-Werkstättenzug bei Sokal im wiedereroberten Ostga-

personality, a ’variety of religious experience ’ that would change ais life irrevocably“. 47. Wuchterl/Hübner, Wittgenstein, op. cit., S. 56. 48. Ludwig Wittgenstein, Geheime Tagebücher 1914–1916, hrsg. von Wilhelm Baum, Wien, Turia & Kant, 1991, S. 34. 49. Ebd., S. 55, Anm. 74.

Austriaca no 87, 2018 56 Wolfgang Maderthaner lizien. Erst nach mehr als anderthalb Jahren, im März 1916, wurde sei- nen prolongierten, zunehmend dringlicher geäußerten Ansuchen um Versetzung an die Front stattgegeben. Als Angehöriger des 5. Feldhau- bitzen-Regiments in Sanok war er nunmehr im äußersten südlichen Abschnitt der Ostfront, nahe der rumänischen Grenze, stationiert und fand, auf eigene Initiative, in der wohl riskantesten aller Positionen, jener eines Artilleriebeobachters Verwendung. „Komme morgen viel- leicht auf mein Ansuchen zu den Aufklärern hinaus. Dann wird für mich erst der Krieg anfangen. Und kann sein – auch das Leben“, so die Notiz in seinem Tagebuch vom 4. Mai. „Vielleicht bringt mir die Nähe des Todes das Licht des Lebens. Möchte Gott mich erleuchten. Ich bin ein Wurm, aber durch Gott werde ich zum Menschen. Gott stehe mir bei. Amen.“50 Die wahre Herausforderung allerdings sollte noch bevorstehen, als zwei Monate später in der ersten Brussilow-Of- fensive die zaristische Militärmaschinerie noch einmal ihr gesamtes Vernichtungspotenzial mobilisiert und in Wolhynien und Galizien Kämpfe einleitet, die zu den schwersten und verlustreichsten des gesamten Krieges zu zählen sind. In den Schlachten bei Kolomea in der Bukowina wird Wittgensteins unter dem Kommando von General Pflanzer-Baltin stehende Einheit aufgerieben und mehr als drei Viertel ihres kompletten Mannschaftsstandes einbüßen, der verbleibende Rest einen fluchtartigen Rückzug in die Karpaten antreten.51 Stets aber und in geradezu selbstmörderischer Todesverachtung ist Wittgenstein an vorderster Linie zu finden; er bleibt wie durch ein Wunder gänzlich unversehrt, wird zum Korporal befördert und schließlich, nach fünf Monaten Fronteinsatz, an die Offiziersschule in Olmütz abgestellt. Zu Weihnachten des Jahres 1916, unmittelbar nach seiner Ernen- nung zum Fähnrich der Reserve, hat er der österreichischen Armee eine Donation, die speziell seiner Heeresgattung zugutekommen sollte, gewidmet und aus seinem Privatvermögen die enorme Summe von einer Million Kronen zwecks Anfertigung eines 30cm-Mörsers gespen- det.52 Ende Jänner des Folgejahres findet er sich erneut im Frontein- satz, der mit nur kurzen Unterbrechungen bis zum Ende des Krieges andauern sollte; zunächst im Stellungskrieg in der Bukowina, ab März 1918, zum Leutnant avanciert, an der italienischen Front um Asiago,

50. Ebd., S. 70. 51. Wilhelm Baum, „Wittgensteins Kriegsdienst im Ersten Weltkrieg 1914-1918“, in Geheime Tagebücher, op. cit., S. 123-140. 52. Ebd., S. 134.

Austriaca no 87, 2018 Wovon man nicht sprechen kann 57 bis er schließlich am 3. November in Trient in Kriegsgefangenschaft gerät. Er hatte sich den Ruf eines geradezu herausragenden Offiziers erworben: „Sein hervorragend tapferes Verhalten, Ruhe, Kaltblütigkeit und Heldenmut erweckte bei der Mannschaft vollste Bewunderung. Durch sein Benehmen gab er ein leuchtendes Beispiel soldatischer Pflichttreue und Pflichterfüllung.“53 Die vorgesetzte beurteilende Stelle erkannte in ihm – in geradezu verblüffender, wenn auch unbewusster Analogie zu seinem philosophischen Habitus – einen gefestigten, ver- schlossenen Charakter, der als Aufklärer hervorragend, in „sonstigen Diensten“ allerdings weniger verwendbar sei. Im Verlauf seines Kriegsdienstes erwarb sich Ludwig Wittgenstein eine Reihe von Tapferkeitsauszeichnungen; gleichwohl wird in den Belobungsanträgen wiederholt ein durchaus „eigenartiges Benehmen“ vermerkt: So habe er etwa, mitten in den Stürmen der Brussilow-Of- fensive stärkstem Artillerie-Trommelfeuer ausgesetzt, unbeeindruckt und unbedeckt auf seinem Beobachtungsstand an exponierter Stelle ausgehalten, ja seinerseits feindliche Minenwerfer durch Volltreffer zer- stört. Gleiches gilt für sein Verhalten in den bukowinischen Stellungen 1917, oder in der von Feldmarschall Conrad im Juni 1918 eingeleite- ten letzten österreichischen Offensive, wo er „im wahrsten, rasenden Trommelfeuer“, „unter Hintansetzung seiner Person“ die Rettung von Verwundeten organisierte.54 Der in hohem Maße Suizidgefährdete zele- briert so geradezu seine Unsterblichkeit, der höchste Einsatz, jener des Lebens selbst, erobert eben diesem Leben seinen vollen Inhalt zurück. Jedenfalls aber verweist Wittgensteins im Kampf so auffälliges Ver- halten auf ein formatives Prinzip seiner Persönlichkeit wie analyti- schen Sprachphilosophie: Die bis ins Autistische gesteigerte Emotions- losigkeit, die absolute Dominanz des mathematisch-logischen Kalküls, des Abstrakten, die Gleichzeitigkeit von Todesverachtung, Entkörper- lichung und demonstrativer Bekundung des kultisch Männlichen, die in letzter Instanz die Erfahrungen und den Bereich des Nicht-Aussag- baren bezeichnen. Wittgenstein hat in diesem Sinn seine philosophischen Problem- stellungen stets mit bestimmten militärischen Konstellationen zu ver- knüpfen gewusst55; so etwa lautet eine charakteristische Tagebuchein- tragung vom 21. November 1914:

53. Wuchterl/Hübner, Wittgenstein, op. cit., S. 60. 54. Vgl. Monk, Wittgenstein, op. cit., S. 146 f, 154. 55. Brian McGuiness, Wittgensteins frühe Jahre, Frankfurt/Main, Suhrkamp, 1988, S. 323 ff.

Austriaca no 87, 2018 58 Wolfgang Maderthaner

Anhaltende Kanonade. Große Kälte. Fast ununterbrochener Donner von den Werken. Ziemlich gearbeitet. Aber noch immer kann ich das eine erlösende Wort nicht aussprechen. Ich gehe rund um es herum und ganz nahe, aber noch konnte ich es selber nicht erfassen!!56

Im Sommer und Herbst 1915 führte er, in der ostgalizischen Etappe, seine seit dem Aufenthalt in Cambridge und vermehrt in der Abgeschie- denheit Norwegens entwickelten Überlegungen und logisch-technischen Ausführungen zusammen. Die stark von Russell und Frege beeinflusste (allerdings nicht überlieferte) Arbeit zum Wesen der Logik muss zent- rale Elemente der kommenden Abhandlung bereits vorweggenommen haben, so eine semiotische Theorie der Bedeutungen, eine analytische Logik im Spannungsfeld von Tautologie und Widerspruch, die Methode der „Wahrheitstafeln“ etc.57 Mit Wittgensteins Fronteinsatz allerdings durchlief diese erste Studie ihre entscheidende Transformation in jenes verstörend-rätselhafte, eigenartig hybride, meisterhafte Frühwerk, das eine Theorie der Logik mit religiösem Mystizismus zu verbinden suchte und das im Sommer 1918 unter dem Titel Tractatus logico-philosophi- cus seine endgültige Form erhielt.58 Dessen erster Teil, dessen ominöser erster Satz schließt direkt an den Machschen antimetaphysischen Ges- tus an: „Die Welt ist alles, was der Fall ist.“ Die Dinge erscheinen nur in Sachverhalten; Sätze stellen Sachverhalte dar und bilden sie logisch ab, ohne allerdings über deren Wahrheit zu entscheiden. Synthetische Urteile und Ordnungen a priori sind, dem Machschen Werterelativismus gemäß, nicht gegeben: „Alles, was wir sehen können, könnte auch anders sein. Alles, was wir überhaupt beschreiben können, könnte auch anders sein. Es gibt keine Ordnung der Dinge a priori“ (Tractatus 5.634). In der mystisch-metaphysischen Wende der Schlusspassagen hingegen hat Wittgenstein seine traumatischen Fronterfahrungen eingearbeitet und verdichtet.

Seine Aussagen über Ethik, Ästhetik, die Seele und den Sinn des Lebens wurzeln in jenem „Anstoß zum philosophischen Besinnen“, den Schopenhauer auf das „Wissen um den Tod, die Betrachtung des Leidens und der Not des Lebens“ zurückführt.59

56. Wittgenstein, Geheime Tagebücher, op. cit., S. 44. 57. Monk, Wittgenstein, op. cit., S. 133 f. 58. Thomas Macho, „Trauma und Kriegserfahrung in Wittgensteins Philosophie“, in Inka Mül- der-Bach (Hrsg.), Modernität und Trauma. Beiträge zum Zeitenbruch des Ersten Weltkriegs, Wien, WUV, 2000, S. 46-62. 59. Ray Monk, Ludwig Wittgenstein: Das Handwerk des Genies, op. cit., S. 155. Ibid., Monk,

Austriaca no 87, 2018 Wovon man nicht sprechen kann 59

Im Frühsommer 1916, praktisch mit Einsetzen der Brussilow-Of- fensive, begann er mit der Niederschrift von Überlegungen, die zent- rale Aussagen des Tractatus gleichermaßen vorwegnahmen. Am 6. und 7. Juli heißt es im Kriegstagebuch:

Kolossale Strapazen im letzten Monat. Habe viel über alles mögliche nachgedacht, kann aber merkwürdigerweise nicht die Verbindung mit meinen mathematischen Gedankengängen herstellen. Aber die Verbindung wird hergestellt werden! Was sich nicht sagen läßt, läßt sich nicht sagen!60

Diese Problematik vor allem wird er aufzulösen versuchen, eine Grenzziehung vornehmen: die Trennung des aussagbaren Bereichs der Naturwissenschaft von dem nicht-aussagbaren der Metaphysik, Ethik, Mystik, die Scheidung zwischen (wissenschaftlich) Sagbarem und (metaphysischem) Zeigen. „Es gibt allerdings Unaussprechliches. Dies zeigt sich, es ist das Mystische“ (Tractatus 6.522). Die Philosophie soll das Denkbare abgrenzen und damit das Undenkbare; sie soll das Unsag- bare bedeuten, indem sie das Sagbare klar darstellt; und so endet der Tractatus denn auch in der programmatischen Forderung: „Wovon man nicht sprechen kann, darüber muß man schweigen.“ Damit war, wie Ludwig Wittgenstein in einem Schreiben an John Maynard Keynes vermerkt, ein nicht weiter überschreitbarer Endpunkt gesetzt: „Alles, was ich wirklich sagen musste, habe ich gesagt und damit ist die Quelle vertrocknet. Das klingt sonderbar, aber es ist so.“61 In der Tat war er überzeugt, mit seinem analytischen Ansatz, seinem radikalen Weiterdenken von Russells logischem Atomismus zentrale Probleme der Philosophie endgültig gelöst zu haben. Erstmals erschien die Philosophie ganz im Medium der Sprache („Alle Philosophie ist Sprachkritik“), ein Medium, in dem sich philosophische Reflexion ver- objektivieren und vermittels der exakten Methoden mathematischer Logik beschrieben werden kann. Während die exakten Wissenschaften das Sagbare bezeichnen, nimmt die Philosophie auf das Sichzeigende Bezug. Und so verweist der zweite, mystische Teil der Abhandlung auf

Wittgenstein, op. cit., S. 137: „The remarks in it about ethics, aesthetics, the soul and the meaning of life have their origin in precisely the ’impulse to philosophical reflection ’ that Schopenhauer describes, an impulse that has as its stimulus a knowledge of death, suffering and misery“. 60. Wittgenstein, Geheime Tagebücher, op. cit., S. 72 f. 61. Zit. nach Brian McGuinness/G. H. von Wright (Hrsg.), Ludwig Wittgensten. Briefwechsel mit B. Russell, G. E. Moore, J. M. Keynes et al., Frankfurt/Main, Suhrkamp, 1980, S. 11.

Austriaca no 87, 2018 60 Wolfgang Maderthaner eine ihrem Wesen nach zwar unaussprechliche Ethik, die sich gleich- wohl im handelnden Subjekt zeigt.62 Die „Wahrheit“ seiner Gedan- ken erschien Wittgenstein, wie er im Vorwort zum Tractatus schreibt, „unantastbar und definitiv“ – allerdings lediglich um dies sofort, in beinahe lakonischer Anmutung, wieder zu relativieren: „Und wenn ich mich hierin nicht irre, so besteht nun der Wert dieser Arbeit zwei- tens darin, daß sie zeigt, wie wenig damit getan ist, daß diese Probleme gelöst sind.“63 Eine zweifellos den Zeitenläufen geschuldete Grunddisposition, die in einem hohen Maße auch für Robert Musil kennzeichnend ist: Am 6. November 1918, dem 38. Geburtstag Musils, erging der Demobili- sierungsbefehl; er selbst verblieb, inmitten der Wirren des Umbruchs, bis Mitte Dezember gleichsam in Eigenregie weiter im Amt und nutzte die Zeit zum intensiven Aktenstudium im Kriegsministerium. Auf die Frage des anarchistischen Expressionisten Karl Otten, was er denn wei- terhin dort mache, wo doch der Krieg mitsamt der Monarchie zu einem Ende gekommen sei, antwortete Musil ebenso sarkastisch wie lako- nisch: „Ich löse auf.“64

62. Vgl. Dominick La Capra, „Reading Exemplars: Wittgenstein ’ s Vienna and Wittgenstein ’ s Tractatus“, in Dominick La Capra, Rethinking Intellectual History. Texts, Contexts, Lan- guage, Ithaca/London, Cornell University Press, 1983, S. 84-117. 63. Ludwig Wittgenstein, Tractatus logico-philosophicus. Logisch-philosophische Abhandlung, Frankfurt/Main, Suhrkamp, 1963 (edition suhrkamp 12), S. 8. 64. Zit. nach Karl Corino, Musil, op. cit., S. 592.

Austriaca no 87, 2018 Gerald Stieg Professeur émérite, université Sorbonne Nouvelle-Paris 3

Die letzten Tage der letzten Tage der Menschheit in der Fackel

Von Anfang an war Karl Kraus von der Aura eines Propheten der Apokalypse umgeben. Selbst der Theologe Hans Urs von Balthasar SJ sah ihn in der Apokalypse der deutschen Seele (1939) unter diesem Zeichen: „Einer aber sitzt, ein böser Magier, in der Stille und sammelt in einem verhaltenen Hass, jahrzehntelang, Zug um Zug, Zeugnis auf Zeugnis, für den letzten Prozess der Kultur: Karl Kraus. […] Das Welt- geschwür Presse [ist] furchtbar und dämonisch ’objektiv’ geworden und mordet die Seele.“ – „Das Haus der Kultur ist abgebrannt und all ihr Gut von innen her fraglich geworden.“ Der Richter im apokalypti- schen Prozess verfügt über eine „blitzende Fechtkunst“, die sich „jüdi- scher Rabulistik“ verdankt und selbst dem Gericht „unterstellt“ bleibt.1 Die Analogien Karl Kraus – Apokalypse, bzw. Karl Kraus – Sphäre des Rechts durchziehen die Wirkungsgeschichte der Fackel von Trakl, Loos und Kokoschka über Benjamin, Adorno und Canetti bis Luca Ron- coni. Ohne diese apokalyptisch-biblische Färbung beschreibt Brecht die „Methode“ Kraus ’ :

Mit besonderer Kunst wendet er die Methode kommentarlosen Zitierens an. Oft ist es nur ein Titel, über die unveränderte Wiedergabe einer Rede oder eines Gedichts oder einer Zeitungsnotiz gesetzt, der alles dem furchtbarsten Zweifel preisgibt. Kein Wort hilft diesen Schreibern oder Rednern über die wahrhaft tödliche Stille hinweg, die ihren Auslassungen folgt, ohne Urteil werden sie abgeführt. Eine leere Stelle auf dem Papier lyncht sie. Sie haben sich um den Hals geredet, und man hat sie nicht unterbrochen. Diese Methode ist von allen Methoden dieses Schriftstellers die am wenigsten nachahmbare. Sie setzt voraus den Aufbau eines Raumes, in dem alles zum Gerichtsvorgang wird. Der sie anwendet, muss einzig durch seine große Autorität instand gesetzt sein, sein Schweigen zu einem Urteil zu machen.2

1. Hans Urs von Balthasar, Die Apokalypse der deutschen Seele. Bd. III: Vergöttlichung des Todes, Freiburg, Johannes, 1998, S. 49-50 und 63. Ursprünglich erschienen bei Pustet, Salz- burg-Leipzig, 1939. 2. Zitiert nach Karl Kraus, Die letzten Tage der Menschheit. Materialien und Kommentare, hrsg. 62 Gerald Stieg

Man kann die letzten „Kriegsfackeln“ unter beiden Perspektiven lesen. Kraus beherrscht in der Tat beide Register vollkommen. Es ist aber auch möglich, sie als Kommentar zu den chronologisch ablau- fenden historischen Ereignissen zu lesen, als subjektiven Kommentar (gewissermaßen als „Tagebuch“) Kraus ’ zur Innen-und Außenpolitik, zu den Kriegsereignissen und zu den Friedensbemühungen, gleichsam als Rückführung der Kommentare auf ihre historischen und journalis- tischen Quellen, kurz als Versuche einer Rekontextualisierung. Denn dem Leser der Fackel von 1918 waren Namen und Ereignisse gegen- wärtig, die heute längst aus dem allgemeinen Gedächtnis geschwunden sind. Diese Form der Rekonstruktion wäre konträr zu Kraus ’ eigener Intention. Denn in seinem Selbstverständnis gilt: in hundert Jahren sei es überflüssig, die historischen Details zu kennen, der Kontext der Fackel habe längst aus dem historischen „Einzelfall“ unverwesliche Paradigmen gemacht. Mehr noch: Die Fackel verwandelt eine Zeitungs- notiz in ein literarisches, ethisches, ja religiöses Urteil, Die Fackel ist „Weltgericht“, sie berichtet über „Die Sintflut“, sie hält einen „Nachruf“ auf das abgebrannte Haus der Kultur, sie handelt von den letzten Tagen und einer letzten Nacht, sie ist Apokalypse, Enthüllung der Wahrheit. Kraus hat im Grunde Recht behalten, die „Kriegsfackeln“ und Die letz- ten Tage der Menschheit sind heute lesbar, ohne dass man gezwungen ist, unbedingt nützliche Instrumente wie kolossal montiert von Agnes Pistorius heranzuziehen3. Doch im Rahmen einer Tagung über den Untergang von Kakanien kann eine zumindest minimale Kenntnis der historischen Fakten und Akteure dem Verständnis nicht schaden. Am 15. Oktober 1918 erschien die umfangreichste Kriegsfackel (die fünfzehnfache Nummer 484-498, 240 Seiten), gefolgt von der Doppel- nummer 499/500 am 20. November, also bereits nach dem Waffenstill- stand. Doch alle Beiträge sind vor dem 3. November verfasst worden.4 Die Nummer 501-507 vom 25. Jänner 1919 enthält einen einzigen absatzlosen Beitrag von 120 Seiten, den Nachruf, ein „Requiem“, in dem das „de mortuis nil nisi bene“ in sein Gegenteil verkehrt wurde. Der „wichtigste“ Tote ist die k.u.k. Monarchie, deren Agonie sich in den letz- ten Kriegsfackeln spiegelte und der Kraus keine Träne nachweint. Die Oktobernummer hatte die übliche Struktur der Kriegsfackel,

von Kurt Krolop, Berlin, Volk und Welt, 1978, S. 281. 3. Agnes Pistorius, „kolossal montiert.“ Ein Lexikon zu Karl Kraus „Die letzten Tage der Mensch- heit“, Wien, Ibera, 2011. 4. Im Text zitiert als F 484 bzw. 499 + Seitenangabe.

Austriaca no 87, 2018 Die letzten Tage der letzten Tage der Menschheit in der Fackel 63 ein Gemenge aus Aufsätzen, Glossen, Gedichten, Nekrologen, Notizen über Kraus ’ rege Vorlesungstätigkeit: von März bis zum 17. Oktober 1918 las Kraus vier Mal in Berlin und zehn Mal in Wien. Im November folgten noch Lesungen am 10., 11. und 24. in Wien. Die Programme dieser Lesungen sind ebenso aufschlussreich wie die Komposition der Fackel-Hefte, die man zum Teil auch als Laboratorium derLetzten Tage der Menschheit ansehen kann. In der vorletzten Nummer hat die Zensur nur mehr an zwei winzigen Stellen eingegriffen: das Zitat „Herzlichen Gruß an Zita. Wilhelm“ aus einem Telegramm und ein Satzteil aus der Glosse „Die wichtigsten Fragen der Monarchie im Fluss“, nämlich „Die Verwendung (in Zeiten der Piave und Marne) dieser fatalen Redens- art…“ Gestrichen wurden die beiden „fatalen“ Flüsse. Der Zensurakt unterstreicht das für Kraus aufschlussreiche Phänomen, dass eine abge- storbene Redensart wieder ihren ursprünglichen Sinn gewinnt, ironisch formuliert durch die Aktualisierung einer anderen Redensart: „Ob wir bald aus dem Wasser sein werden, hat der Artikel nicht verraten.“ In der Glosse „Von der Blattfront“ wurde „Herzlichen Gruß an Zita. Wilhelm“ gestrichen. Die Zensur war äußerst empfindlich, wenn es um kaiserliche Namen ging. Vor dem Hintergrund der Sixtus-Affäre hat dieses authen- tische vertrauliche Grußwort dem Zensor als offene Ironie, ja Lüge erscheinen müssen. Kraus hat alle zensurierten Stellen, die in die Liste der verbotenen Interpellationen im Reichsrat gehörten, in der Fackel von April 1919 nach dem Protokoll des Reichsrats wiedergegeben, in dem die parlamentarischen Anfragen der Sozialdemokraten (darunter Seitz, Renner und Glöckel) betreffend die zensurierten Stellen in der Fackel enthalten waren. Darunter befand sich auch die kurze Erzäh- lung Der Krieg und das lettische Mädchen von Ferdinand Kürnberger aus dem Jahre 1870 (!), in der der sogenannte Heldentod und das ihn verklärende Vokabular einer Destruktion unterzogen wurden, die in nichts Kraus ’ Kriegsfackeln nachsteht. Im Allgemeinen kann man aber nur über die Toleranz der kakanischen Zensur staunen, darum sind die wenigen Zensurakte besonders aufschlussreich. Aus der Fülle des nahezu unüberschaubaren Materials werde ich im Folgenden vor allem einige größere Aufsätze und die Auszüge aus den entstehenden Letzten Tagen der Menschheit analysieren: einen kurzen Abschnitt aus „Die letzte Nacht“ (F 484, 116-125) und das „Lied des All- deutschen“ (F 499,6-12, mit einem Vorspann, datiert auf den 29. Okto- ber 1918). Dazu kommt eine Fotomontage (Wilhelm II. in Ritterrüs- tung) in Fackel 499-500, Vorspann. Die zahlreichen Glossen können nur sporadisch herangezogen werden. Programmatische Bedeutung

Austriaca no 87, 2018 64 Gerald Stieg haben die Texte, mit denen die letzten beiden Nummern eröffnet wer- den: „Ausgebaut und vertieft“ (F 484, 1-12) und „Weltgericht“ (F 499, 1-5). Beide betreffen das Verhältnis Österreichs zu Deutschland, also die Konsequenzen des von Kraus verfluchten „Zweibunds“ und der daraus resultierenden „Nibelungentreue“, der „Schulter an Schulter“ bis zum „letzten Hauch von Ross und Wagen“ kämpfenden Armeen.5 In der Kriegsschuldfrage hat es für Kraus nie einen Zweifel gegeben: der apo- kalyptische Reiter war von Anfang an der deutsche Kaiser Wilhelm II. Es ist auffallend und sehr aufschlussreich, dass die letzten Zensurakte „Glossen“ betrafen, in denen Wilhelm II. Objekt der Satire war. Beson- ders interessant ist der Fall der Glosse „An einem Tag“, die nur aus Pres- seberichten vom 8. Juni 1918 bestand, in denen Auszüge aus Reden des österreichischen und des deutschen Kaisers zur Frage des Friedens parallel wiedergegeben wurden. Während Karl I. in Budapest erklärte, dass er es „für seine Pflicht halten werde, die erste Gelegenheit zu benützen, die sich zur Schließung eines ehrenhaften Friedens bieten wird“, sagte Wilhelm II. vor einem Infanterieregiment, dass die „Entscheidung mit Gottes Hilfe“ fallen werde: „Wenn der Moment eintritt, dann werdet ihr dem deutschen Volk die Stellung erworben haben, die ihm gebührt. Der Friede wird durch euch diktiert und vorgeschrieben werden.“ (F 474, 140).6 Die sozialdemokratischen Abgeordneten konnten sich bei ihrer Anfrage nicht des ironischen Kommentars enthalten, dass diese Zensur eher von einer reichsdeutschen Behörde als von einer österreichischen verfügt worden sei. Symptomatischer Weise blieb die unmittelbar fol- gende Glosse „An einem Friedenstag“ (F 474, 141) unzensiert, obwohl in ihr im selben Geist Reden Karls I. und Wilhelms II. gegenübergestellt waren, allerdings ohne Nennung der Namen! In dieselbe Richtung ging der Vorwurf gegen den öffentlichen Vortrag des Essays „Das techno- romantische Abenteuer“ und des noch nicht gedruckten Textes „Für Lammasch“, in dem der Angriff auf die Neue Freie Presse und deren großdeutschen Paradehistoriker Friedjung, der die Linie der Nibelun- gentreue verfocht, zensuriert worden war. Kraus – ein seltener Fall – identifizierte sich in diesem Text völlig mit der Position des Politikers Heinrich Lammasch. Ein anonymer Brief ‒ ein Musterbeispiel einer fake news ‒ hatte Kraus sogar beim Kriegsministerium als Hochverräter

5. Zu diesen „Redensarten“ siehe Werner Welzig (Hrsg.), Wörterbuch der Redensarten zu der von Karl Kraus 1899-1936 herausgegebenen Zeitschrift „Die Fackel“, Wien, Verlag der Öster- reichischen Akademie der Wissenschaften, 1999. 6. In F 470 ist die Seite 140 leer; der Text ist wiedergegeben in F 508, S. 70-71.

Austriaca no 87, 2018 Die letzten Tage der letzten Tage der Menschheit in der Fackel 65 denunziert. Ironie der Geschichte: der Akt, mit dem die Vorwürfe gegen Kraus endgültig entkräftet wurden, trug die Unterschrift Lammaschs am 31. Oktober, dem „Tag der Nationalversammlung“, wie Kraus ironisch anmerkte (F 508, 104). Es versteht sich von selbst, dass Kraus ähnlich wie Lammasch einen Separatfrieden und die Position Wilsons vertei- digte und mit Hohn die Kehrtwende des „publizistischen Ungeheuers, dessen Feder die Prokura des Blutschachers geführt hat“ (i. e. Moriz Benedikt) und in dessen Brust „zwei Drecksseelen“ wohnten, kommen- tierte, das aus dem verteufelten Wilson, der über Millionen „Verderben, Krankheit und Hunger“ gebracht habe, in letzter Minute den Bekenner eines „fast biblischen Apostolats“ (F 499, 15: „Österreichs Fürsprech bei Wilson“) für das Völkerrecht zu machen fähig war. Zum Verständnis des intensiven intra- und intertextuellen satirischen Geflechts sind einige Fakten festzuhalten: Kraus war ein entschiedener Gegner des Krieges von Anfang an. (In „Wir zwei“ , F 640-648, Januar 1924, 1-6, benützt er den Bericht eines Vertrauten Franz Josephs I., um eine satirische Parallele zwischen sich und dem Kaiser zu ziehen: beide als Gegner des Krieges und Propheten des unausweichlichen Ruins). Er hielt das Bündnis zwischen Österreich und Deutschland für verhee- rend und begrüßte jede Friedensinitiative, darunter das österreichische Angebot eines Separatfriedens, durch das Kaiser Karl I. in den Ver- dacht des Verrats und der Lüge geriet. Die Frage der diplomatischen Lüge (der an Berlin orientierte Außenminister Czernin hatte behaup- tet, das Friedensangebot sei von Clemenceau und nicht von Österreich (Sixtus-Brief) ausgegangen) ist ein wichtiges Thema der allerletzten Kriegsfackeln. In diesen Punkten vertrat Lammasch eine Kraus ver- gleichbare Haltung, die in schroffstem Gegensatz zum Engagement der Neuen Freien Presse und ihres Chefredakteurs Moriz Benedikt stand, in dem Kraus einen Hauptverantwortlichen für den Krieg sah. Wie in den Letzten Tagen der Menschheit verliert er seinen Namen und wird zu einer absoluten Autorität, zu einem ER, zum Herrn der Hyänen, zur Inkarnation des diabolischen Prinzips „Im Anfang war die Presse, und dann erschien die Welt“ und „Ich bin des Worts Redaktor, das an dem Ende steht“. Was einen bei der Lektüre dieser Fackeln, ja der Kriegsfa- ckeln in ihrer Gesamtheit, heute am stärksten berührt, ist das Phäno- men der „alternativen Wirklichkeit“ (sprich Lüge) einerseits und der ungeheuerliche Abstand zwischen der mittelalterlichen Phraseologie und Imagologie (der Kaiser im Harnisch zieht das Schwert) und der Realität des technologischen Krieges (Gas, Flugzeuge, „große“ Kano-

Austriaca no 87, 2018 66 Gerald Stieg nen), in dem der Soldat zum „Menschenmaterial“ erniedrigt wurde.7 Kraus ’ Methode der internen Kritik hat als entscheidende richterliche Instanz die Sprache. Das „Weltgericht“ der Fackel ist ein Sprachgericht, eine unerbittliche Demontage der Phraseologie.

Ausgebaut und Vertieft

Die vorletzte Kriegsfackel beginnt mit der Analyse einer ununterbro- chen ad nauseam wiederholten Phrase, nämlich: das Bündnis zwischen Österreich und Deutschland sei „ausgebaut und vertieft“ worden. (Die Kritik an dieser Wortkoppelung taucht bemerkenswerter Weise erst 1918 in der Fackel auf, also in einem Moment, in dem dieses Bündnis nicht zuletzt aufgrund der Sixtus-Affäre mehr als fragwürdig geworden war.) Die linguistisch-juridische Dekonstruktion der Phrase durch die Methode des selbstzerstörerischen Zitats, in der Kraus virtuos seine unerhörte vis comica entfaltet, führt zu einer überraschenden Schluss- folgerung. Auf die Anhäufung der leerlaufenden Versicherungen über das unverbrüchliche Bündnis, das unentwegt ausgebaut und vertieft, von IHM (Moriz Benedikt) „ausgelegt“ und zu dem biblischen Gebot „Ausgebaut und vertieft sollst Du werden!“ erhoben wird, lässt Kraus einen Bericht aus einer Schweizer Zeitung vom 30. Mai 1918 folgen, in dem die „Militärkonvention zwischen China und Japan“ aufgelistet ist, die der völligen Unterwerfung Chinas durch Japan entspricht. Sein Kommentar: „Mit einem Wort – das Bündnis zwischen Japan (sprich Deutschland) und China (sprich Österreich) ist ausgebaut und vertieft.“ Nach dem Krieg hat er die Koppelung der beiden Verben und der entsprechenden Substantive Ausbau und Vertiefung auf völlig andere Bereiche übertragen und sogar die Variante „ausgebaut und verflacht“ ironisch verwendet. Das Wörterbuch der Redensarten in der „Fackel“ von Werner Welzig enthält einen eigenen, sehr umfangreichen Eintrag „ausgebaut und vertieft“, d. h. die Geschichte einer Phrase, die sich selb- ständig gemacht hat.8 Im Kontext von Ende 1918 ist die Phrase nicht nur Phrase, sondern Musterbeispiel dessen, was als „nackte Fälschung

7. Vgl. dazu Peter Sloterdijk, Luftbeben. An den Quellen des Terrors, Frankfurt am Main, Suhr- kamp, 2002. Nach Sloterdijk war Kraus einer der ersten, der das terroristische Potenzial des Einsatzes von Giftgas diagnostiziert hatte. 8. Werner Welzig, op. cit., S. 123-137.

Austriaca no 87, 2018 Die letzten Tage der letzten Tage der Menschheit in der Fackel 67 der Tatsachen“ (F 484, 14) bezeichnet werden kann. Kraus handhabt virtuos die dialektische Umkehrung der Phrase in einer diplomatischen Verwicklung von höchster Bedeutung. Sie wird zu einem Lieblings- muster nichtssagender Phraseologie auf allen Ebenen von ihrem poli- tischen Ursprung über eine andere zentrale Phrase (die „Hebung des Fremdenverkehrs“) bis zu kulturellen Phänomenen (z. B. Burgtheater). Hin und wieder geschieht es in politischen Reden, dass die Sprache die Wahrheit verrät, wenn das „ausgebaute und vertiefte Bündnis“ mit den Metaphern des „Jochs“ und der „Ankettung“ umschrieben wird. Beson- ders interessant ist eine Stelle in einer Rede des vorletzten kaiserlichen deutschen Außenministers Paul von Hintze über das „Bündnis“ vor der Wiener Presse. Nachdem er erklärt hatte, dass die Bündnispartner „durch Opfer, Leiden und Triumphe unauflöslich aneinander gekettet“ seien, definierte er das Bündnis so:

Unser Bündnis ist ein wirkliches „Bündnis“. Ich gebrauche ausdrücklich das Wort „Bündnis“ ohne jeden Zusatz. Irgendein adjektivistisches Beiwort würde den Begriff nur abschwächen können (F 484, 37).

Das Gespenst eines „Scheinbündnisses“ ist allerdings durch das Adjektiv „wirklich“ mitbeschworen. Kraus kann sich nicht der Frage enthalten, ob nicht unter Hintzes Hörern „leidenschaftliche Anhänger adjektivistischer Beiwörter“ waren ‒ eine Spitze gegen den feuilletonis- tischen Stil à la Stefan Zweig. In unzähligen Varianten hat Kraus die Brüchigkeit und Nichtigkeit dieses Bundes persifliert, nicht zuletzt in seinem Porträt Franz Josephs I. Die pointierteste Form hat seine Kritik daran im Nachruf erhalten:

Und das muss man ja sagen: wenn je in der Tragödie missleiteter Völker ein weltgeschichtlicher Humor mitgespielt hat, so wurde er von dem Anblick dieses in die Kriegsmaschine geratenen Charakterbreis bestritten, der, angekettet an eine Kapazität der Dressur die fremde Tonlage ‒ (auch „von dieser unerbittlichen Melodie der Treue gequält“ ‒) durchhalten musste, in seiner angeborenen Stimmung zwischen „Wer ’ mr scho machen“ und „Kann man halt nix machen“ an der Seite eines machenden und schaffenden Ungeheuers kläglich verzappelt ist und wirklich eher den feindlichen Angriffen in die Front als den fortwährenden Freundesstössen in die Weichteile gewachsen war (F 501, 70).

Der Wahrheit ganz nahe kommt folgende Aussage des Außenminis- ters Burián (F 484, 38): „Das ’deutsche Joch’ ist für Österreich-Ungarn

Austriaca no 87, 2018 68 Gerald Stieg das Joch der beiderseitigen felsenfesten Freundschaft und vollen Rück- sichtnahme auf die Interessen beider Teile […]“. Dieser Generalbass, gebildet aus „Ausbau und Vertiefung“, erlaubt spezifische Varianten, deren prägnanteste ohne jeden Zweifel die Affäre um die sogenann- ten „Sixtus-Briefe“ ist. Denn wie sonst nichts dementiert das geheime Friedensangebot Kaiser Karls I. das „wirkliche Bündnis“ und die „fel- senfeste Freundschaft“. Handelt es sich bei der ständigen Beschwörung der Bündnistreue um eine Verschleierung des wirklichen Verhältnisses, so geht es in der Sixtus-Affäre um offene Vorwürfe derLüge . Von den Lügnern wird nach Kraus die Wahrheit als „nackte Fälschung der Tatsa- chen“ bezeichnet. Zugespitzt formuliert: „Wenn die Lüge ein Kriegsmit- tel ist, so ist jene Lüge, deren Inhalt die Behauptung ist, dass der andere gelogen hat, ein Dum-Dum-Geschoss“ (F 484,14).

Berichtigung

Kraus hat sich ein grimmiges Vergnügen daraus gemacht, Zeitungen durch „Berichtigungen“ nach dem § 19 des Pressgesetzes einer dop- pelten Rechtsprechung auszusetzen: dem Gesetz des Staates und dem Gesetz der Fackel. Solche Berichtigungen konnten anscheinende Klei- nigkeiten betreffen, z. B. den berühmten Streit um eine falsche Inter- punktion oder die Richtigstellung von Daten, z. B. des richtigen Erschei- nungsdatums der Fackel. Benjamin, Canetti und viele andere haben den gesetzgebenden und richterlichen Charakter der Fackel hervorgehoben. Und es scheint mir in der Tat sinnvoll, die Fackel als einen einzigartigen Ort der „Berichtigung“ im Geiste des eingangs zitierten Brechtzitats zu lesen. Berichtigt werden Falschmeldungen und Lügen. Die Form, die diese Berichtigung annehmen kann, ist äußerst variabel. Schon quan- titativ betrachtet, reicht sie von winzigen, kommentarlosen Zitaten (wenn man vom Titel absieht), bis zu riesigen Essays wie „Nachruf“ oder „Warum die Fackel nicht erscheint“ (F 890 bis 905, 1933). Aus dem Kontext der letzten Kriegsfackeln isoliere ich zwei Beispiele der „nack- ten Fälschung von Tatsachen“, das erste betrifft die bereits erwähnte Six- tus-Affäre, das zweite die Frage der Ernährung im Krieg. Eine einzige knappe Glosse mit dem Titel „In Erwartung“ (F 484, 21) illustriert perfekt die Methode. Es handelt sich offensichtlich um einen Auszug aus der Neuen Freien Presse:

Austriaca no 87, 2018 Die letzten Tage der letzten Tage der Menschheit in der Fackel 69

Über die Behauptungen Clemenceaus, betreffend die Briefe des Kaisers Karl, wird auf die heutigen offiziellen Veröffentlichungen hingewiesen, durch welche diese Briefe als absolut falsch und erfunden bezeichnet werden. Clemenceau gibt ja auch keine weiteren Einzelheiten über diese Briefe und erwähnt gar nicht, was sonst in diesen Briefen enthalten sein soll. Doch können wir in Ruhe weitere Enthüllungen abwarten. Eine etwaige Wiedergabe von Facsimiles wird sich zweifellos als Schwindel, als Fälschung herausstellen. Denn dass diese Briefe Falsifikate sein müssen, steht heute absolut fest.

Diese undatierte Zeitungsnotiz stand in der Fackel vom 15. Oktober und hatte sich seit der Veröffentlichung der Briefe durch Clemenceau selbst erledigt. Am 2. April 1918 hatte Außenminister Czernin behaup- tet, das Ansuchen um Verhandlungen für einen Separatfrieden sei von Clemenceau ausgegangen. Clemenceau „antwortete“ mit der Veröf- fentlichung des ersten Sixtusbriefes, in dem der Kaiser Frankreich u. a. die Wiedergewinnung von Elsass-Lothringen anbot. Der Kaiser, der dementiert hatte, war als Lügner und gleichzeitig als Verräter an der „Nibelungentreue“ stigmatisiert. Der Generalstabschef Arz sagte: „Ich habe erfahren, dass mein Kaiser lügt.“ Diesem durch die Tatsachen dementierten „In Erwartung“ war eine Serie von Glossen vorangegan- gen, in denen Kraus mit „rabulistischem“ Witz die verzweifelten Versu- che Czernins und der ihm ergebenen Presse, die Lüge den Franzosen zuzuschieben und zu versichern, „In unserer äußeren Politik steuern wir Gott sei Dank den deutschen Kurs“ (F 484, 13), kommentiert.

Weltgericht

Die letzten Kriegsfackeln enthalten auch Literaturpolemiken, allen voran die Auseinandersetzung mit Franz Werfel in „Das Ich und das Ichbin“. Der Zusammenhang mit der Kriegsthematik ist auch hier, aller- dings nur am Rande, spürbar. Kraus denunziert die Autoren, die im Kriegspressequartier arbeiten, aber auch die Kriegskritiker wie Zweig oder Rolland, die dies gefahrlos in der Schweiz, also im neutralen Aus- land, tun. Zwei Totengedenken für die gefallenen Freunde Franz Grü- ner und Franz Janowitz rahmen in der vorletzten Nummer einen Aus- zug aus der Letzten Nacht, die letzte wird eröffnet mit einer „Deutschen Postkarte“ „Unser Kaiser in Harnisch!“. Sie trägt die Unterschrift Wil- helms II., den Slogan „In Treue und in Waffen fest“ (+ eisernes Kreuz)

Austriaca no 87, 2018 70 Gerald Stieg und Sätze aus einer Rede des Kaisers: „Wir Deutsche fürchten Gott und sonst absolut nichts und niemanden auf dieser Welt.“ Dieses Foto ist im Grunde ein konzentriertes Symbol für den Anachronismus der Rit- terrüstung im „chlorreichen“ Gaskrieg. „Das Lied des Alldeutschen“ versammelt das gesamte Repertoire an Phrasen und Floskeln der Ideo- logie des m.w. (machen wir!), also des „machenden und schaffenden Ungeheuers“, als das Kraus das wilhelminische Deutschland identifi- zierte. Die beiden Fragmente gehören in den Prozess des anbrechen- den „Weltgerichts“. Die nach Kraus treibenden Mächte des Kriegs sind in diesen Szenen aus den Letzten Tagen der Menschheit mythologisch überhöht: die liberal-kapitalistische Presse, inkarniert im „Herrn der Hyänen“, der deutsche Imperialismus im „alldeutschen“ Kommerzien- rat Ottomar Wilhelm Wahnschaffe der Letzten Tage, der in der Fackel noch namenlos ist. Dieses von ihm selbst komponierte Lied gehörte bereits zum Repertoire der Lesungen Kraus ’ während des Krieges und wurde in Die letzten Tage der Menschheit übernommen. In der Fackel folgt ihm das Gedicht über den österreichischen Bündnispartner unter dem Titel „Mir san ja eh die reinen Lamperln“ (F 499, 13-14). Kraus hat das „Lied des Alldeutschen“ mehrfach selbst kommentiert, zuletzt in „Warum die Fackel nicht erscheint“: der Nationalsozialismus erscheint dort als perfekte Verwirklichung der Ideologie Wahnschaffes. Es gibt auch eine groteske Seite der Wirkungsgeschichte des Liedes, eine Illus- tration dessen, was Kraus als „verfolgende Unschuld“ definiert hat. Der Kritiker Alfred Kerr, der während des Krieges scheußliche Kriegslyrik rassistischer Tendenz produziert hatte, versuchte allen Ernstes Kraus der Verunglimpfung und Verleumdung der deutschen Nation zu über- führen. Das 21 neunzeilige Strophen lange Gedicht ‒ eine Schwäche der satirischen Lyrik Kraus ’ ist ihr Drang zur Vollständigkeit, sprich ihr Katalogcharakter – versammelt alle Elemente der Kritik, die Kraus in der Fackel gegen das wilhelminische Deutschland vorgebracht hat. Er gehörte noch zu jenen Intellektuellen, die zwischen ihrem guten Deutschland (Goethe und Kant, ja sogar Bismarck) und dem „neudeut- schen“ Ungeheuer aus Romantik und Technik unterschieden haben. Ich zitiere hier nur die rekurrenten sprachlichen Elemente, die in das Gedicht einmontiert sind:

[…] immer feste druff, Heil Krupp und Krieg, die Wacht am Rhein, Platz an der Sonne, ich frage nicht nach Gut und Geld, das Lebensmittel ist uns Zweck, Kunst im Dienste des Kaufmanns, Walhalla, fromm und frei, von der Hand in den Mund leben, Gold gab ich für Eisen, deutscher Gott, Fenris-Wolffbüro,

Austriaca no 87, 2018 Die letzten Tage der letzten Tage der Menschheit in der Fackel 71

Ersatz, Wille zur Macht, Machen wir (um Zeit zu sparen, auch: m.w.), und wenn die Welt voll Teufel wär, Fibel, viel Feind viel Ehr, Deutschland über alles, Gott strafe England, der deutsche Gott, gaudeamus igitur, muntrer Bursch, Volk der Denker, Bildung-schmücke dein Heim, mit Gott für Krupp und Vaterland, durchhalten, Siegfriedstellung, mit Bomben belegt, Gottes Ebenbild ist nur der Deutsche, Annexion, Belgien geben wir nicht her, Ehrenkleid, Endsieg, made in Germany, Gift und Gas, es braust ein Ruf wie Donnerhall, Ausbau der Technik, U-Boot, Fortschritt, Und wenn die Welt voll Teufel wär.

Von Frundsberg, der in den Letzten Tagen zum „Bilanzknecht“ gewor- den ist, über die Burschenschafter-Romantik und die Nationalisierung des Psalms „Ein feste Burg“ bis zur imperialistischen Macher-Ideolo- gie, die mit Hilfe des deutschen Gottes einen Siegfrieden erstreiten will, sind alle Themen der Kriegsfackel auf engstem Raum versammelt. In den Letzten Tagen wird dieses „Porträt“ Deutschlands ergänzt durch die Beschreibung der Villa Wahnschaffe (Butzenscheiben und Schrebergar- tenromantik + Kriegspropaganda) und die Familien - und Ernährungs- ideologie von Gattin und Kindern Wahnschaffe (III, 40). Der Auszug aus der Letzten Nacht ist kommentarlos, Kraus resümiert bloß die vorangegangenen und nachfolgenden Szenen. Unmittelbar vor der Szene hatte Ing. Siegfried Abendrot den Verrat der Wissenschaft an die chemische und biologische Kriegsführung gerühmt. Kraus ent- wirft die unheimlichen Konsequenzen einer durchaus denkbaren bio- logischen Kriegsführung mittels der Lungenpest, an der die deutsche Forschung konkret arbeitete. In der Namengebung (Dr. Ing. Siegfried Abendrot) vereinen sich Technologie, Kriegsziel (Siegfrieden) und ger- manische Mythologie (Tod durch die Nibelungenpest). Ganz anderer Natur ist die Episode der „Hyänen, die Menschenge- sichter tragen“, vor allem aber die sprechenden Namen „Fressack“ und „Naschkatz“. Auf einen Nenner gebracht repräsentieren die Hyänen das Kapital, das die Fusion zwischen Bank und Schlachtbank zustande gebracht hat. Sie sprechen zu den toten Soldaten, deren Heldengrab ihnen „Schab“ (Gewinn) gebracht hat. Ihre Söhne sind dem Kriegs- dienst entkommen, u. a. dadurch, dass sie Kriegsgedichte schrieben und dafür im Kriegspressequartier Unterschlupf gefunden haben. Kurz: die Hyänen sind die Inkarnation der Kriegsgewinner. Über ihnen wal- tet der riesenhafte „Herr der Hyänen“, schon aufgrund der Beschrei- bung seiner Bart- und Haartracht als Moriz Benedikt zu erkennen. Sein Monolog in 22 Strophen ist ein radikal anti-christliches und antihuma- nistisches Bekenntnis, das mit Bibelzitaten gespickt ist. ER macht den

Austriaca no 87, 2018 72 Gerald Stieg gekreuzigten Christus vergessen: „Ich tret ’ an seine Stelle: / die Hölle ist die Helle!: Ich bin der Antichrist.“ „Er wollt die Welt erlösen; / sie ist von ihm erlöst.“ An Stelle der christlichen Werte, vor allem des Lie- besgebots, treten das Geld („das große Ringen mit vielen Silberlingen“), die Macht („Die Macht nur ist der Wert!“), Rache und Hass. An Stelle des Reiches Gottes ist die Herrschaft des Teufels angekommen: „Ich bin sein erster Faktor (Drucker!), / ich bin des Worts Redaktor, / das an dem Ende steht“. Sein „Reich ist von dieser Welt“. Zwei Szenen der Letz- ten Tage der Menschheit, die Gegenüberstellung von Papst Benedikt xv. und Moriz Benedikt (I, 27 und 28), werden so umformuliert: „Der alte Pakt zerreiße! / So wahr ich Moriz heiße, / der Wurf ist uns geglückt! / Weil jener andre Hirte / sich ganz gewaltig irrte! / Ich heiße Bene- dikt.“ Der „andere Papst“ hat dank der „schwarzen Magie“ triumphiert: „Durch die geheime Finte / zum Treubund rief die Tinte / die Technik und den Tod.“ Die Schlussfolgerung: „Ich traf mit Druckerschwärze / den Erzfeind in das Herze! / Und weil es ihm geschah, / sollt ihr den Nächsten hassen, / um Judaslohn verlassen ‒ / der Antichrist ist da!“ Dieser Auszug aus der kommenden Tragödie arbeitet nicht mehr mit der von Brecht beschriebenen Technik, sondern ist ein Musterbeispiel von bibelgesättigter Intertextualität.

Die Lebensmittelmächte (F 484, 205)

Dieses Wortspiel ist vielschichtig. Zunächst beruht es auf einer Grundlinie von Kraus ’ Denken, nämlich, dass in der modernen Gesell- schaft das Lebensmittel zum Lebenszweck geworden sei. Doch in der Glosse „Unzeitgemäße Redensarten“ verbindet es Kraus mit der Versi- cherung des ungarischen Handelsministers, „dass das Bündnis der Völ- ker längst zu Fleisch und Blut geworden sei. Sie ist immer und zumal im vorliegenden Falle deplaziert: was das Fleisch betrifft, als Lüge, und was das Blut betrifft, als Wahrheit.“ Er empfiehlt den Staatsmännern und Publizisten der Lebensmittelmächte ihre Sprache, die noch zu viele Vik- tualien enthält, zu revidieren. Denn „es ist schwer, durchzuhalten, wenn man bei jedem Brocken der Sprache an jeden Brocken erinnert wird.“ „Fleisch, Blut, Früchte des Waldes (Brombeeren), Viktualien, Brocken (sc. Brot)“ gehören zu einem Wortfeld der großen Zeit: das Blutbündnis führt dazu, dass es kein Fleisch und Brot mehr gibt, aber Kraus geht von der Hypothese aus, dass man im Krieg „fleischlose Wochen leich-

Austriaca no 87, 2018 Die letzten Tage der letzten Tage der Menschheit in der Fackel 73 ter als phrasenfreie Tage erträgt“. Das „Publikum“ isst sich an Phrasen satt. Eine solche Phrase ist neben „ausgebaut und vertieft“ für Kraus auch der „Brotfriede“ (d. h. der Friede von Brest-Litowsk): laut öster- reichischen und deutschen Regierungsverlautbarungen sind die Getrei- devorräte in der Ukraine viel größer als die Transportkapazitäten der Lebensmittelmächte. Kommentar Kraus ’ :

So triumphiert über die Erkenntnis, dass es kein Getreide aus der Ukraine gibt, immerhin der Trost, dass es Getreide in der Ukraine gibt, und das Durchhalten wird zum Kinderspiel, wenn einen der sichere Brotfriede sowohl für das Brot wie für den Frieden entschädigt (F 484, 24-25).

Die Nahrungsfrage bewegt sich nicht immer auf diesem metapho- rischen Niveau, sie ist brutale Wirklichkeit. In den Letzten Tagen der Menschheit steht dafür die emblematische Szene (IV, 18): die Kinder rufen: „Vater, Brot!“ Der Vater antwortet: „Kinder, Russland verhun- gert!“ In der Fackel findet sich unter der Überschrift „Lügen der Entente“ (F 484, 181) kommentarlos der Zeitungsartikel „Lynchjustiz an einer Kartoffelkäuferin“:

Wien, 28. Juni (1918). In Stammersdorf bei Wien wurde gestern eine bisher unbekannte Frau, die dort Kartoffeln gekauft hatte, von anderen, aus Wien gekommenen Personen, die nichts mehr bekommen hatten, überfallen und erschlagen […]

Darauf folgt die Glosse „Ausbau und Vertiefung“: sie beginnt mit einem Zitat über die „Monarchenbegegnung“ (Karls I. und Wil- helms II.), die natürlich zu Ausbau und Vertiefung geführt hat. In der Zeitungs-Kolumne steht das in unmittelbarer Nachbarschaft zu: „Neuerliche Verschlechterung der Wohnungsverhältnisse in Wien“, „Neuerliche Erhöhung der Milchpreise in Wien“ und „Herabsetzung der Brotration in Deutschland von Mitte Juni an.“ Kraus kommentiert abschließend: „Ob Ausbau Herabsetzung und also Vertiefung Erhö- hung bedeutet, ließ sich in dem Chaos nicht unterscheiden.“ Die Brot- und Ernährungsfrage hat noch eine andere, die medizi- nisch-wissenschaftliche Seite. Die Glosse „Es ist alles da, es ist nicht so wie bei arme Leute“ (F 484, 180), die in unmittelbarer Nähe der Glossen über den tödlichen Kampf um Kartoffel und Brot steht, ist besonders aufschlussreich. Sie beginnt mit einem langen Zitat aus einer Agentur-

Austriaca no 87, 2018 74 Gerald Stieg meldung des Wolff-Büros. Kraus hat dieses Organ der deutschen Pro- paganda immer wieder in Anspielung an die germanische Mythologie als Fenris-Wolff-Büro bezeichnet, das die Schuld am Weltbrand trägt. In der zitierten Meldung werden Nachrichten englischer Zeitungen „über den angeblich schlechten Ernährungszustand der deutschen Bevöl- kerung“ dementiert. Der „Gegenbeweis“ wird durch Umfragen unter 6 000 deutschen Krankenkassen, vor allem aber durch die Aussagen des „Ärzteausschusses für Groß-Berlin“, geliefert. Er läuft darauf hinaus, dass im Krieg dank der gesunden Ernährung viele Krankheiten und die Sterblichkeit im Rückgang seien. „Ärztlicherseits [wurde] ausdrücklich die Bekömmlichkeit der gegenwärtigen Kriegskost festgestellt.“ Kraus kommentiert: „Ach, wenn es doch immer so bliebe! Oder: Das war eine herrliche Zeit!“ Er spielt auch auf den „Schöpfer des ’Obu’“, der Brat- pfanne „ohne Butter“ an. Wie weit die Erfindungskraft im Bereich der kriegsbedingten Kochkunst und Nahrungsmittelchemie gehen konnte, illustriert die Glosse „Das deutsche Wunder, der Neid der Welt“ (F 484, 64-65), deren Kern der folgende Triumph des „reinen Geistes über die rohe Materie“ ist: Professor Delbrück ist es gelungen, „Mineralnähr- hefe“ aus Harnstoff zu erzeugen. Er hofft, in Zukunft sogar als rohe Materie „Harn und Jauche heranzuziehen.“ Der „Ersatz“ ist ein großes Thema der Letzten Tage der Menschheit. Die Glosse „Das deutsche Wunder, der Neid der Welt“, ein wichtiger Beitrag zur Thematik der „Nachrichten […], die allesamt mit den Tat- sachen in direktem Widerspruch stehen“, gestattet auch einen kleinen Einblick in die Werkstatt der Tragödie. Professor Delbrück hat in ihr eine eigene Szene: III, 10. Sie ist ein Konzentrat aus der Glosse, doch Kraus behielt es sich vor, die ursprünglichen Zitate zu arrangieren und z. B. Delbrück nicht nur seine eigenen Worte, sondern auch die des Ärz- te-Ausschusses für Groß-Berlin in jenen Mund zu legen, der Nahrungs- chemie im Dienste des Krieges propagierte. In der Frage der Authenti- zität der Zitate im Drama könnte man Kraus (nicht nur an dieser Stelle) der Manipulation zeihen, in der Fackel regiert jedoch unangefochten der Geist und die Form des „Zeugnisses“ vor dem „Weltgericht“.

Austriaca no 87, 2018 ENJEUX POLITIQUES D ’ UNE DÉSINTÉGRATION IMPÉRIALE : DE VIENNE À BUDAPEST, DE PRAGUE À LA MER NOIRE

Christopher Brennan Londres

« Eure Majestät fragen mich etwas spät » (à propos de Charles Ier)

Avant même le début de la première guerre mondiale, il n ’ était pas rare d ’ entendre ou de lire que l ’ Empire austro-hongrois périrait avec François-Joseph1. Ce dernier avait déjà 83 ans au début des hostilités. Son successeur, après l ’ assassinat de François-Ferdinand, est son petit- neveu, l ’ archiduc Charles-François-Joseph – un jeune homme de 26 ans sans envergure apparente, peu connu du public dans son propre pays et presque entièrement inconnu à l ’ étranger. Alors que l ’ accession au trône du futur empereur Charles Ier (Charles IV pour les Hongrois) est sans doute proche et que l ’ Empire habsbourgeois s ’ embourbe dans une guerre désastreuse, l ’ héritier ne bénéficie d ’ aucune préparation sérieuse pour son rôle à venir ; il ne la demande pas non plus. Il se distingue sur le champ de bataille, prenant parfois des risques insensés, mais n ’ acquiert aucune connaissance diplomatique, administrative ou politique2. Ainsi, lorsque la fin de la guerre approche, après presque deux ans de règne, Charles avait déjà failli et il continua à faillir dans presque toutes ses entreprises civiles, particulièrement en ce qui concerne la réforme de l ’ Empire si nécessaire et tant attendue. En contrepoint d ’ une situation militaire devenue satisfaisante – en effet, l ’ Autriche- Hongrie a atteint tous ses objectifs de guerre à la fin de 1917 –, le chaos règne à l ’ intérieur des terres, particulièrement du côté autrichien : répression, censure, réfugiés, famine, grèves, tensions nationales, lassitude et désespoir. Mais, malgré les craintes de la famille impériale et royale, du gouvernement, de l ’ aristocratie et de la bourgeoisie, la révolution n ’ éclate pas. Les sociaux-démocrates autrichiens se sont d ’ ailleurs toujours montrés coopératifs. Et la monarchie perdure, tant

1. Christopher Brennan, Reforming Austria-Hungary: Beyond his control or beyond his capa- city? The domestic policies of Emperor Karl I: November 1916 – May 1917, thèse de doctorat, London School of Economics, Faculté d ’ histoire internationale, novembre 2012, p. 105. 2. Ibid., p. 16-49. 78 Christopher Brennan bien que mal. Reste que le sort de l ’ Autriche-Hongrie est lié à celui de l ’ Allemagne, surtout après la découverte par Berlin des négociations secrètes avec les Alliés menées par Sixte de Bourbon-Parme, le beau- frère de Charles, à l ’ instigation de ce dernier. Il est d ’ ailleurs révélateur qu ’ aucun des pourparlers initiés ou soutenus par Charles pendant son règne n ’ envisage une paix séparée, c ’ est-à-dire sans les Allemands, avec les Alliés. Charles n ’ est ni pangermaniste ni prussophile, mais les Habsbourg vaincront (à la Pyrrhus) ou couleront avec les Hohenzollern. Chaque velléité d ’ échapper à cette alliance fatale, cette Nibelungentreue, est étouffée par l ’ illusion d ’ une victoire potentielle des empires centraux : Caporetto fin 1917 et, en 1918, les traités de Brest- Litovsk et de Bucarest, la préparation d ’ une offensive finale contre une Italie au bord du gouffre, l ’ offensive du printemps des Allemands. Ces motifs d ’ optimisme détournent aussi Charles de la refonte de son pays chancelant3. Il est évident que la réorganisation de la double monarchie dépendra de l ’ aboutissement de la guerre. Mais dès la fin de l ’ été 1918, l ’ impasse est totale. La courte agonie de l ’ Autriche-Hongrie et des Habsbourg commence.

Après le 8 août 1918, la fameuse « journée noire » de l ’ armée allemande, et surtout la demande de cessez-le-feu de la Bulgarie (qui parvient à Charles le matin du 25 septembre), suivie de l ’ acceptation de l ’ armistice bulgare par les Alliées le 29, le sort des empires centraux est scellé4. Les Autrichiens sont mal en point, même si l ’ armée continue de se battre valeureusement et loyalement dans des conditions épouvantables : en septembre, on estime entre 230 000 et 250 000 le nombre total de déserteurs, de prisonniers de guerre évadés et de permissionnaires restés à l ’ écart de leurs unités5. Pourtant, Charles semble conserver un certain flegme. Le comte Arthur Polzer-Hoditz, l ’ ami d ’ enfance et ancien directeur de cabinet de l ’ empereur, en

3. Pour un résumé de la « carrière » de Charles entre 1914 et 1917 en tant qu ’ héritier sans direc- tion, puis brièvement, empereur avec une certaine marge de manœuvre, voir : Christopher Brennan, « ‘ Hesitant Heir and Reluctant Ruler ’ : Karl I/IV of Austria-Hungary During the Great War », dans Matthew Glencross et Judith Rowbotham (dir.), Monarchies and the Great War, Basingstoke, Palgrave Macmillan, 2018, p. 87-118. 4. Voir Arthur Freiherr Arz von Straußenburg, Zur Geschichte des Großen Krieges 1914-1918. Aufzeichnungen, Wien, Rikola, 1924, p. 302-303 ; Neue Freie Presse, Morgenblatt (désormais NFPM), Vienne, 28 septembre 1918, p. 1. 5. Voir Jean Sévillia, Le dernier empereur. Charles d ’ Autriche 1887-1922, Paris, Perrin, 2009, p. 186 ; Bernard Michel, La chute de l ’ Empire austro-hongrois 1916-1918, Paris, Robert Laffont, p. 205.

Austriaca no 87, 2018 « Eure Majestät fragen mich etwas spät » (à propos de Charles Ier) 79 témoigne, alors que les nouvelles de Sofia viennent d ’ atteindre Baden, le quartier général de l ’ armée impériale et royale, ramené près de Vienne par Charles :

L ’ empereur était très grave, mais contrairement à l ’ humeur de tous ceux qui circulaient en hâte et attendaient dans la maison, il ne manifestait pas le moindre signe de nervosité. Il était calme ; il parlait avec clarté et détermination. Ce qu ’ il avait toujours redouté, mais ce à quoi personne n ’ avait voulu croire commençait à poindre à l ’ horizon : l ’ issue de la guerre serait défavorable aux puissances centrales par suite de l ’ intervention américaine6.

L ’ empereur a beau rester calme en surface, le ministre Alexander von Spitzmüller se souvient que Charles était déjà très déprimé pendant tout le mois de septembre7. Le 27 septembre, un Conseil de la couronne a lieu dans la capitale autrichienne. Le ministre commun des Affaires étrangères, le comte István Burián, annonce que « la catastrophe bulgare a fait considérablement empirer notre situation à tout point de vue, en particulier militaire et politique ». Mais il déclare, inflexible : « Le principe suprême doit être le suivant : maintien de la forme dualiste de la Monarchie. » Autre dinosaure de la politique obstinée de la Hongrie, l ’ indéfectible vétéran Sándor Wekerle, le Premier ministre venu de Budapest, approuve son collègue. En résumant la séance, Charles insiste sur la nécessité d ’ un nouvel effort pour inciter Berlin à accepter la paix et d ’ une réforme constitutionnelle immédiate8. Aucune objection. Mais ce que Charles entend par cette « reconstruction intérieure de l ’ Autriche » n ’ est pas clair, pas plus dans sa tête que dans celle de ses ministres : s ’ agit-il de l ’ Empire dans son entier ou simplement

6. « Der Kaiser war sehr ernst doch war bei ihm zum Unterschied von der Stimmung aller der im Hause herumhastenden und wartenden Menschen keine Spur von Nervosität zu bemerken. Er war ruhig, sprach klar und bestimmt. Was er immer befürchtet hatte und was man ihm niemals habe glauben wollen, beginne nun einzutreten: Die Entscheidung zuungunsten der Mittelmächte als Folge des Einschreitens Amerikas » (Arthur Graf Polzer-Hoditz, Kaiser Karl. Aus der Geheimmappe seines Kabinettschefs, Zürich/Leipzig, Amalthea, 1929, p. 553-554). 7. Memoirs of Alexander Spitzmüller Freiherr von Harmersbach (1862-1953)…, Carvel de Bussy (trad. et éd.), Boulder, East European Monographs, 1987, p. 189. 8. Miklós Komjáthy, Protokolle des Gemeinsamen Ministerrates der Österreichisch- Ungarischen Monarchie (1914-1918), Budapest, Akadémiai Kiadó, 1966, doct. 39, p. 681- 683, 685, 687 : « Die bulgarische Katastrophe hat unsere Lage in jeder Hinsicht namentlich in militärischer und politischer ganz bedeutend verschlimmert. […] Oberstes Grundprinzip muss lauten: Beibehaltung der dualistischen Gestaltung der Monarchie. »

Austriaca no 87, 2018 80 Christopher Brennan de la partie autrichienne, la Cisleithanie ? Et d ’ ailleurs, comment s ’ y prendre ? Ce sujet a beau bouillonner depuis la révolution de 1848 (au moins) et surtout depuis la conclusion peu satisfaisante du Compromis de 1867, Charles n ’ est pas un grand théoricien. Son premier message en tant qu ’ empereur-roi en novembre 1916, son couronnement à Budapest le mois suivant, ses choix de ministères, ses rares incursions dans la politique intérieure du pays ainsi que son allocution devant le parlement de Vienne le 31 mai 1917, ont largement déçu. Ce qu ’ il dit et pense en privé ne perce presque jamais dans le public9. Tant que l ’ échéance peut être repoussée, Charles le fait allègrement. Mais, après plus d ’ une année stérile sous l ’ administration principalement apolitique du bureaucrate Ernst Seidler von Feuchtenegg entre juin 1917 et juillet 1918, l ’ empereur a senti que le vent tournait et a nommé Max von Hussarek von Heinlein en tant que Premier ministre le 26 juillet. Peu après, il choisit comme ministre commun des Finances, Alexander von Spitzmüller, un homme sensé qui souhaite la création d ’ un État trialiste avec les portions sud-slaves de l ’ Autriche, de la Hongrie, en plus de la Bosnie-Herzégovine10. Pour Charles, ceci représentait un pas vers la fédéralisation de l ’ Autriche, même si Hussarek n ’ a pas la réputation d ’ un réformateur ; le rigide Seidler devient en outre le chef de cabinet de l ’ empereur. Le 14 septembre, Burián a envoyé une note à tous les belligérants afin « d ’ entamer une conversation […] sur les principes fondamentaux d ’ une paix à conclure ». Il n ’ a pas manqué d ’ y critiquer les velléités (tardives) de l ’ Entente qui viseraient au « démembrement de l ’ Autriche- Hongrie », mais a rappelé aussi que le Premier ministre britannique David Lloyd George et le président américain Woodrow Wilson ont par la suite tenu des discours avec lesquels son pays s ’ accorderait11. L ’ espoir est donc là. Les Autrichiens pensent qu ’ en changeant de constitution et en se conformant aux quatorze points de Wilson du 8 janvier 1918, ils pourront se sauver12. Le dixième point, en particulier, stipulait : « Aux

9. L’impératrice Zita (voir Gordon Brook-Shepherd, The Last Habsburg, London, Weidenfeld & Nicolson, 1968) et le comte Polzer-Hoditz en particulier ont rapporté leurs souvenirs d’un empereur déterminé à reformer et fédéraliser l’Empire. 10. Bernard Michel, op. cit., p. 203-204 ; Memoirs of Spitzmüller, op. cit., p. 192 et 196-197. 11. Reproduction du texte original en français dans la NFPM, 15 septembre 1918, p. 2. 12. Baron Stefan Kray, Im Dienste der Kabinettskanzlei während des Weltkrieges, Episoden und Charakterbilder aus dem Leben der Kaiser Franz Josef und Karl. Reflexionen eines ehemaligen Hofsekretärs der k.u.k. Kabinettskanzlei, Budapest, Révai, 1937, p. 170. Les 14 points furent publiés dans la presse viennoise le 10 janvier 1918 ; voir l’édition de

Austriaca no 87, 2018 « Eure Majestät fragen mich etwas spät » (à propos de Charles Ier) 81 peuples d ’ Autriche-Hongrie, dont nous désirons voir sauvegardée et assurée la place parmi les nations, devra être accordée au plus tôt la possibilité d ’ un développement autonome. » Les Autrichiens ignorent à ce moment que les Américains ont d ’ ores et déjà renoncé à traiter avec eux, ce qui explique leur naïveté et leur aveuglement. Lorsque Robert Lansing, le secrétaire d ’ État américain, reçoit la note de Burián des mains de la légation suédoise à Washington, il confie (en français) que « la réponse ne sera pas très encourageante13 ». Effectivement, les nationalités, soutenues par les Alliés, sont à deux doigts de l ’ indépendance et l ’ Allemagne au bord de la ruine. L ’ historien français Jean-Paul Bled commente cette démarche : « Un an, voire seulement quelques mois plus tôt, les Alliés de l ’ Entente auraient accueilli avec intérêt une demande austro-hongroise de paix séparée. Ils y auraient vu un moyen d ’ affaiblir l ’ Allemagne. Aujourd ’ hui la situation a changé. Ces pays ont pris des engagements envers les comités nationaux14. » Lansing, logiquement, recommande au président Wilson de repousser les propositions autrichiennes (mais non les allemandes) afin d ’ en finir avec les Habsbourg. Par conséquent, Vienne – contrairement à Berlin, dont l ’ ambassade à Vienne aurait fatalement saboté l ’ entreprise autrichienne en diffamant Charles15 – ne reçoit aucune réponse de Washington. Pourtant, l ’ Autriche-Hongrie, l ’ Allemagne et l ’ Empire ottoman ont officiellement annoncé le 5 octobre leur décision d ’ approcher les Américains en vue d ’ un armistice général et de négociations pour la paix16. Mais Charles continue de tenter cette réorganisation, sans que quiconque sache véritablement comment s ’ y prendre. Un Conseil des ministres secret le 2 octobre ne fait qu ’ entériner les divergences entre les membres du gouvernement. Hussarek espère encore : « En ce qui concerne maintenant les quatorze points de Wilson, à bien des égards ils ne nous sont pas défavorables17. » Spitzmüller va plus

ce jour de la NFPM, p. 2-3 : « Den Völkern Österreich-Ungarns, deren Platz unter den Nationen wir geschützt und gesichert zu sehen wünschen, soll die erste Gelegenheit zu autonomer Entwicklung gewährt werden. » 13. Stephan Burián, Drei Jahre: aus der Zeit meiner Amtsführung im Kriege, Berlin, Ullstein, 1923, p. 295. 14. Jean-Paul Bled, L’agonie d’une monarchie. Autriche-Hongrie, 1914-1920, Paris, Tallandier, p. 400. 15. Bernard Michel, op. cit., p. 204. 16. Arthur Freiherr Arz von Straußenburg, op. cit., p. 308-310 ; Neue Freie Presse, Abendblatt (NFPA), 5 octobre 1918, p. 1 ; NFPM, 10 octobre, p. 1 ; 13 octobre, p. 1. 17. Miklós Komjáthy, Protokolle, op. cit., doct. 40, p. 690 : « Was nun die vierzehn Wilsonschen

Austriaca no 87, 2018 82 Christopher Brennan loin et déclare que seule une troisième entité sud-slave peut satisfaire Slovènes, Croates et Serbes. Burián et Wekerle sont indignés par ces propos18. Les désaccords entre Hongrois et Autrichiens sont insurmontables. Les balbutiements de Charles sont édifiants : le jour du Conseil de la couronne du 27 septembre, il avait convoqué le baron Johann von Eichhoff, ancien conseiller constitutionnel de François- Ferdinand19. Comme s ’ il s ’ agissait d ’ une banale affaire administrative, Charles lui avait demandé avec sa légèreté coutumière : « À l ’ époque, vous aviez travaillé avec l ’ Archiduc François ; comment envisageait-il la nouvelle constitution ? » Demeuré coi, Eichhoff n ’ osa prononcer les mots qu ’ il avait sur le bout de sa langue : « Votre Majesté me le demande un peu tard20. » Hussarek ne s ’ y prend guère mieux. Lorsqu ’ il confie secrètement à Vlastimil Tusar (de facto le représentant du Conseil national tchèque à Vienne) que la paix est proche, Tusar demande à connaître la nouvelle position du gouvernement sur la réforme intérieure du pays. Il n ’ y en a pas. Hussarek répète sa dernière déclaration au Parlement selon laquelle une autonomie limitée sera octroyée aux nationalités autrichiennes sous le sceptre des Habsbourg21. Quel intérêt pour les Tchèques bientôt libres de l ’ écouter encore ? Même scénario au Parlement : les députés des nationalités annoncent leur sécession imminente, mais le gouvernement ne leur offre que des miettes en retour22. Les discussions à huis clos entre le gouvernement et les groupements nationaux n ’ apportent rien non plus23. De son côté, Charles reçoit les chefs de tous les partis et de toutes les nationalités des deux chambres des députés à Baden le samedi 12 octobre, afin de discuter de la reconstruction fédérale de l ’ Autriche, la question la plus importante depuis la guerre de Succession de 1740 d ’ après la Neue Freie Presse. Les discussions, qui durent cinq heures, sont ouvertes,

Punkte anbelange, so seien dieselben in mancher Hinsicht für uns nicht ungünstig. » 18. Ibid., p. 693-695 ; Memoirs of Spitzmüller, op. cit., p. 194-197. 19. Wien, Staatsarchiv, Kriegsarchiv, Nachlass Johann von Eichhoff, B/874, 150, Mémoires, Von Miramar nach St. Germain, p. 36, p. 42-43. Les mémoires d’Eichhoff sont partiellement publiés dans : Peter Broucek (éd.), Theodor Ritter von Zeynek: Ein Offizier im Generalstabskorps erinnert sich, Wien/Köln/Weimar, Böhlau, 2009, annexe 2, p. 317-328. 20. Johann von Eichhoff, Mémoires,op. cit., p. 42-43 : « “[…] Sie haben ja damals die Sachen für Erzherzog Franz gearbeitet; wie hat er sich denn die neue Verfassung vorgestellt...?” Mir lag der schmerzliche Ausruf auf den Lippen: “Euere Majestät fragen mich etwas spät”. » 21. Bernard Michel, op. cit., p. 216. 22. NFPM, 5 octobre 1918, p. 5-7. 23. Ibid., 18 octobre 1918, p. 1.

Austriaca no 87, 2018 « Eure Majestät fragen mich etwas spät » (à propos de Charles Ier) 83 honnêtes et informelles. Charles écoute attentivement, s ’ informe et veut comprendre. Les députés n ’ ont que le mot d ’ autodétermination à la bouche. Ceci influencera certes le dernier coup de dés de l ’ empereur, mais il s ’ agit encore d ’ une journée perdue. En effet, l ’ idée d ’ un gouvernement des peuples (qui avait bercé d ’ illusions les gouvernants) doit être abandonnée à cause de l ’ intransigeance des Slaves ; les Tchèques veulent leur propre État et n ’ accepteront rien de moins ; les Slaves du Sud suivent le même cap ; les Polonais ne discuteront de leur avenir qu ’ avec les trois parties constituantes de la Pologne historique ; les Ukrainiens veulent un État autonome et réclament des morceaux de Galicie, de Bucovine et de Hongrie ; logiquement, les germanophones refusent de rester seuls à bord. Beaucoup de députés préfèrent attendre la conférence de paix ; les Slaves en particulier comptent sur l ’ Entente pour exaucer l ’ intégralité de leurs vœux24. Charles, lui, n ’ attendra pas. Le 15, très agité, il convoque un Conseil des ministres et décrit « le terrible chaos politique » qu ’ il a constaté. Ne voulant pas abdiquer, il insiste sur la nécessité d ’ entamer la future conférence de paix en tant qu ’ État constitutionnellement fédéral. Spitzmüller, qui a connaissance du travail d ’ Eichhoff, insiste sur la nécessité de reformer les deux moitiés de la monarchie. Il lui paraît évident que Hussarek (absent des consultations du 12) et Wekerle (absent du conseil, mais à Vienne), les deux Premiers ministres, vont démissionner. Charles, devenu passif et mal à l ’ aise, clôt subitement la réunion, sans annoncer de décision. Les mémoires de Spitzmüller, pourtant respectueux envers Charles, expliquent sans ambages le revirement de l ’ empereur : d ’ une part, il a peur de la réaction d ’ un Wekerle « insurmontable » et d ’ autre part, le cardinal de Vienne, Gustav Piffl, l ’ a supplié de garder le très catholique Hussarek25. La réforme déjà trop tardive est viciée, donc obsolète. La fin était certes inéluctable, mais d ’ aucuns considèrent le 16 octobre comme le dernier clou fiché sur le cercueil de l ’ Empire26. En effet, ce jour vit la proclamation par Charles du manifeste impérial « À mes loyaux peuples autrichiens » pour la transformation de l ’ Autriche en État fédéral : « L ’ Autriche doit, suivant la volonté de ses peuples, devenir un État fédéral, dans lequel chaque peuple construira sa communauté

24. NFPA, 12 octobre 1918, p. 1-2 ; NFPM, 13 octobre, p. 1 et 3-4. 25. Memoirs of Spitzmüller, op. cit., p. 199-201. 26. Katrin Unterreiner, „Meinetwegen kann er gehen.“ Kaiser Karl und das Ende der Habsburgermonarchie, Wien-Graz-Klagenfurt, Molden, 2017, p. 59.

Austriaca no 87, 2018 84 Christopher Brennan nationale sur son territoire27. » Celui-ci, contresigné par Hussarek, qui n ’ a aucun pouvoir sur la Hongrie, prévoit la création de quatre États en Cisleithanie : un allemand, un tchèque, un sud-slave et un ukrainien28. Charles y voit de toute évidence la seule issue pour sauver la monarchie, alors que plus aucun peuple ne songe à une telle union sous le sceptre habsbourgeois. Preuve de son zèle réformateur et fédéraliste pour ses thuriféraires, il s ’ agit en fait d ’ un document désespéré, risible et pour finir ridiculisé. Même le fidèle Polzer, qui s ’ est battu en vain pour que Charles n ’ apparaisse pas comme signataire, écrit :

[…] nous avions eu cinquante ans pour reconstruire l ’ Autriche sur des bases nationales et fédérales ; aujourd ’ hui il est trop tard. Une telle mesure, dans de telles circonstances, donne le coup de grâce à l ’ Autriche29.

Le manifeste n ’ anticipe pas la pleine réunification de la Pologne (qui comprend des territoires ukrainiens) et exclut fermement la Hongrie tout entière du projet de réforme (mais encourage involontairement et simultanément ses minorités opprimées). En effet, Charles refusa toujours d ’ abjurer son serment prononcé lors de son sacre à Budapest le 30 décembre 1916, selon lequel il promettait de ne jamais toucher à l ’ intégrité et à l ’ indivisibilité du royaume de Hongrie. Il semblait pourtant avoir globalement compris les enjeux de la question sud- slave. Par ailleurs, la solution proposée pour le brûlant conflit germano- tchèque en Bohême (un thème que Charles n ’ a jamais vraiment maîtrisé ou analysé) ne peut que provoquer l ’ ire des Tchèques, qui y voient la division du royaume de la Couronne de saint Venceslas. Les mémoires d ’ Eichhoff offrent une toile de fond chaotique, voire tragicomique, à ce manifeste. Le baron fut réveillé dans la nuit du 14 au 15 octobre et appelé auprès de Charles à six heures du matin. L ’ empereur lui dit simplement :

27. « An Meine getreuen österreichischen Völker! […] Österreich soll, dem Willen seiner Völker gemäß, zu einem Bundesstaate werden, in dem jeder Volksstamm auf seinem Siedlungsgebiete sein eigenes staatliches Gemeinwesen bildet. » Le texte complet du manifeste est publié à la hâte le jour suivant, dans une édition spéciale du journal officiel, Wiener Zeitung, Extra-Ausgabe, puis dans la presse le lendemain. Voir Helmut Rumpler, Das Völkermanifest Kaiser Karls vom 16. Oktober 1918. Letzter Versuch zur Rettung des Habsburgerreiches, Wien, Verlag für Geschichte und Politik, 1966. 28. NFPM, 17 octobre 1918, p. 2. 29. Arthur Graf Polzer-Hoditz, Kaiser Karl, p. 556-557.

Austriaca no 87, 2018 « Eure Majestät fragen mich etwas spät » (à propos de Charles Ier) 85

Refaites-moi une formulation du manifeste – Autriche allemande, Bohême, Illyrie, Galicie – et nous interviendrons contre quiconque s ’ y oppose. Ces troubles bolcheviques doivent cesser – mais laissez-moi la Hongrie en paix, la Hongrie est la partie endormie30.

Peu importe que Charles consulte l ’ expert Eichhoff à l ’ aube, en présence de l ’ impératrice Zita, quatre ans et demi après l ’ ébauche de sa réforme constitutionnelle pour François-Ferdinand et seulement quelques semaines avant la chute de l ’ Empire, en employant un vocabulaire napoléonien (« Illyrie »), des idées vagues, en se trompant sur la Hongrie (où auront lieu, deux semaines plus tard, puis en mars 1919, les premières révolutions d ’ inspiration bolchevique dans les territoires habsbourgeois) : finalement, il utilisera un autre projet, produit par les radicaux allemands et Seidler, et ne fera appel à Eichhoff que pour le style. Eichhoff lui apportera ce document après ces changements purement cosmétiques et ne le verra plus jamais31.

Force est de constater que, la situation étant déjà perdue, le projet de réforme de Charles est malgré tout moins radical et courageux que bien des ébauches ordonnées et considérées par son oncle François- Ferdinand avant la guerre. Des notes personnelles de Charles sur la reconstruction constitutionnelle de son empire datant de décembre 1914 – alors qu ’ il croyait encore à la victoire des puissances centrales et entendait même s ’ attribuer des colonies britanniques et françaises – n ’ étaient guère originales, inspirantes ou prometteuses32. Il est d ’ autant plus consternant de noter que les promesses du manifeste d ’ octobre 1918 (alors que Charles n ’ a plus rien à perdre) ne répondent même pas aux demandes exprimées par les parlementaires non germaniques lors de la réouverture du Reichsrat en mai 1917, près de dix-huit mois auparavant. La réaction de la presse est partout glaciale, à titre d ’ exemple on lit dans l ’ éditorial de la très loyale Neue Freie Presse :

30. « Machen Sie mir wieder eine neue Textierung des Manifestes – Deutschösterreich, Böhmen, Illyrien, Halicz – wer sich dann dagegen auflehnt, gegen den wird vorgegangen, die Bolschewikenwirtschaft muss aufhören. – aber lassen Sie mir Ungarn in Ruhe. Ungarn ist der ruhende Punkt. » 31. Johann von Eichhoff, Mémoires, op. cit., p. 46-48 ; Bernard Michel, op. cit., p. 216. 32. Elisabeth Kovács (éd.), Untergang oder Rettung der Donaumonarchie? Politische Dokumente zu Kaiser und König Karl I. (IV.) aus internationalen Archiven, Wien, Böhlau, vol. 2, 2004, doct. 3, 13 octobre 1914-24 décembre 1914, p. 49-86.

Austriaca no 87, 2018 86 Christopher Brennan

Pourquoi le président du conseil, malgré l ’ échec des consultations avec les présidents des groupes parlementaires, s ’ est-il décidé à une telle politique ? Il se peut que ce manifeste soit aussi destiné au président Wilson. L ’ État fédéral, les États-Unis d ’ Autriche, le nom même est un hommage à Wilson. Ainsi nous avons un ministère Wilson, nommé Hussarek33. Pour le Fremdenblatt, cette réorganisation sans la Hongrie ne peut s ’ apparenter qu ’ à du « pur rafistolage ». La Neue Zeitung va droit au but en déclarant qu ’ avec la seule fédéralisation de l ’ Autriche, la monarchie des Habsbourg ne sera pas servie et n ’ en tirera pas parti. Les journaux non germanophones y prêtent à peine attention. Le Právo lidu pragois, social-démocrate, plus concerné par le succès de la grève générale du 14 octobre, déclare : « Seuls quelques jours nous séparent du moment où nous prendrons en main la gestion de nos propres affaires. »Slovenec à Ljubljana/Laibach érige les Tchèques en exemple et considère que la république a été proclamée en Bohême. Dans la même ville, le Slovenski Narod déplore qu ’ avec les Slaves du Sud, le gouvernement soit allé d ’ erreur en erreur34. Les Polonais, eux, sont agacés et sans illusions : le Kurjer Lwowski (de Lwów/Lviv/Lemberg) commente :

L ’ idée de restructurer l ’ Autriche contre les principes de Wilson [les Polonais se voient privés de la Galicie orientale] n ’ aura qu ’ un résultat : le retard d ’ un accord de paix. Toutes les nations d ’ Autriche (sauf les Allemands) s ’ y opposent. […] Ce sont les méthodes utilisées par Metternich – il semble que les hommes d ’ État autrichiens n ’ aient rien appris35.

La presse hongroise, elle, est divisée entre les conservateurs au pouvoir (selon lesquels dès que la fédéralisation de l ’ Autriche adviendra, seule une union personnelle entre Vienne et Budapest pourra exister) et les réformateurs, qui considèrent que le parlement de Budapest n ’ est représentatif ni du peuple, ni du front, ni de l ’ arrière-pays, et demandent des droits constitutionnels égaux pour les minorités36.

33. « Warum hat der Ministerpräsident trotz des Mißerfolges in den Besprechungen mit den Obmännern zu einer solchen Politik geraten? Es mag sein, daß dieses Manifest auch an den Präsidenten Wilson gerichtet ist. Der Bundesstaat, die Vereinigten Staaten von Österreich, schon der Name ist eine Verbeugung vor Wilson. So haben wir ein Ministerium Wilson, genannt Hussarek » (NFPM, 18 octobre 1918, p. 1). 34. « Ein vollständiges Flickwerk », Auszug aus der Inlands-Presse, K. u. K. Kriegspessequartier, Wien, 18 octobre 1918, p. 2-4. 35. Kurjer Lwowski, Wydanie Wieczorne (éd. du soir), Lwów/Lviv/Lemberg, 18 octobre 1918, p. 1. 36. Auszug aus der Inlands-Presse, 18 octobre 1918, p. 4.

Austriaca no 87, 2018 « Eure Majestät fragen mich etwas spät » (à propos de Charles Ier) 87

Naturellement, ce document de la onzième heure est déjà largement débordé par les avancées des mouvements nationaux indépendantistes et par les projets des Alliés, qui ne sont pas dupes. Wilson va encore plus loin : les quatorze points sont caducs et seule l ’ autodétermination des peuples (sélective toutefois, excluant tacitement les perdants, les minorités des pays Alliés et les colonies) le satisfera. Les Autrichiens sont choqués et catastrophés, et ils accusent les Tchécoslovaques et les Yougoslaves, peuples fraîchement créés37. Effectivement, deux jours après la signature du manifeste, les expatriés tchèques Tomáš Masaryk (dont le fils a combattu pour l ’ Empire) et Edvard Beneš, ainsi que leur collègue slovaque Štefánik, avaient obtenu le soutien de la France pour former le gouvernement en exil de la Tchécoslovaquie, un concept sans fondement historique, inconnu et inenvisageable en 1914, et même début 1917. Ses citoyens ne sont plus des sujets habsbourgeois38. Quelques jours après la publication du manifeste, Charles avouera apparemment à Václav Klofáč – qui fut incarcéré sans procès en 1914 pour haute trahison puis amnistié par ses soins après trois ans – que l ’ alliance avec l ’ Allemagne fut fatale au pays, de même que les persécutions endurées par la nation tchèque, selon lui la plus grosse stupidité politique. Klofáč (dont le fils vient de mourir sur le champ de bataille) ne manqua pas de pointer du doigt les actions délétères des gouvernements précédents et surtout de l ’ ancien ministre des Affaires étrangères Ottokar von Czernin ; Charles se contenta de dire que les circonstances étaient bien trop compliquées (sans doute pour lui, en effet). Tous deux s ’ accordèrent à souhaiter que le sang ne coule pas39. De leur côté, les germanophones ne tardèrent pas à suivre l ’ exemple de leurs ennemis jurés. Le 21 octobre, dans l ’ auditoire de la Diète de Basse-Autriche, 210 de leurs députés (sur les 516 parlementaires que compte le Reichsrat, le Parlement impérial) formèrent une Assemblée nationale provisoire de l ’ Autriche allemande (Deutschösterreich) hétéroclite et sans majorité, avec les chrétiens- sociaux traditionnellement monarchistes, les sociaux-démocrates et les pangermanistes, afin de défendre leurs intérêts domestiques et extérieurs. Avec la création de ce nouvel État, l ’ Empire est de facto liquidé, alors que le Parlement impérial à Vienne, à quelques pas de là,

37. Neue Freie Presse, Nachmittagblatt (NFPN), 21 octobre 1918, p. 1-2. Le message officiel est publié le 18 octobre par le Département d’État des États-Unis. 38. Elisabeth Kovács (éd.), op. cit., vol. 2, doct. 115, 18 octobre 1918, p. 400-401. 39. Arthur Graf Polzer-Hoditz, Kaiser Karl, op. cit., p. 558-559.

Austriaca no 87, 2018 88 Christopher Brennan siège encore40. Le même jour que la formation de l ’ Autriche allemande, Charles préside un Conseil de la couronne, durant lequel l ’ impasse complète dans laquelle se trouve l ’ Empire est dûment constatée41. Comme l ’ écrit le correspondant de la Neue Freie Presse :

Les Allemands d ’ Autriche furent toujours ceux qui s ’ acquittèrent des obligations d ’ État pour les autres. Ils en ont assez d ’ être les gardiens d ’ une maison abandonnée de tous. Les adieux sont douloureux, mais nécessaires. Le rêve de la vieille Autriche est terminé42.

Alors que l ’ Autriche impériale n ’ existe plus et que leur impopularité ne cesse de croître, Charles et Zita quittent Vienne pour inaugurer la nouvelle université de Debrecen en Hongrie de l ’ est, à 500 km de la capitale autrichienne43. Certes, au Parlement de Budapest le comte István Tisza (chef de la majorité parlementaire, homme de fer de la politique hongroise et pilier du dualisme, limogé par Charles en avril 1917) a déclaré que le Compromis de 1867 était désormais périmé, et le Premier ministre hongrois Wekerle a annoncé que le manifeste signifiait la séparation effective de l ’ Autriche et de la Hongrie (ne laissant subsister qu ’ une union personnelle)44 ; mais l ’ empereur et l ’ impératrice participent de plein cœur aux festivités provinciales, aussi grandioses qu ’ incongrues. Lors du banquet, vingt- huit discours se succèdent et tous proclament leur loyauté, dévotion, amour, abnégation et vénération envers le couple royal. Mais tout ceci n ’ est qu ’ une chimère. Dans le même temps, le 23 octobre à Budapest, la révolution est en marche, le gouvernement de Wekerle remet sa demande de démission. Le jour suivant, celle-ci est acceptée

40. NFPM, 22 octobre 1918, p. 2-5 ; 23 octobre, p. 3 ; Stenographische Protokolle über die Sitzungen des Abgeordnetenhauses des Reichsrates, sessions 92-95, p. 4629-4701. Le Reichsrat siégera véritablement encore deux fois : le 22 (même si les Tchèques et les Slaves du Sud quittent la salle) et le 25 octobre. Le 30 octobre et 12 novembre ne seront que des réunions fantômes. 41. NFPM, 22 octobre 1918, p. 6 ; Miklós Komjáthy, Protokolle, op. cit., doct. 40, p. 690 ; doct. 41, p. 696-703 ; Arthur Freiherr Arz von Straußenburg, op. cit., p. 327. 42. « Die Deutschen in Österreich waren immer diejenigen, die zugunsten der anderen die Staatspflichten erfüllten. Sie haben es satt, die Wächter eines Hauses zu sein, das von allen verlassen ist. Der Abschied ist schmerzlich, aber notwendig. Der Traum des alten Österreich ist ausgeträumt » (NFPM, 22 octobre 1918, p. 2). 43. Haus-, Hof- und Staatsarchiv (HHStA), Nachlass Wilhelm Möller (NMö), Karton I, Akt 1-5, p. 554. 44. NFPM, 17 octobre 1918, p. 3 ; NFPA, 17 octobre, p. 2 ; 19 octobre, p. 1.

Austriaca no 87, 2018 « Eure Majestät fragen mich etwas spät » (à propos de Charles Ier) 89 par Charles, et Burián, ministre commun des Affaires étrangères, abandonne à son tour son poste45. En quittant Debrecen, le prince Ludwig Windischgraetz – un proche hongrois de l ’ empereur – tente d ’ expliquer à Charles l ’ acuité de la situation. L ’ empereur-roi, toujours aussi étrangement décontracté, lui rétorque : « Pourquoi [êtes-vous] si sombre ? Tout ira bien. » Lorsque son interlocuteur lui dit brutalement que tout est fini, Charles lui répond avec désinvolture : « Vous êtes un pessimiste. Tout le monde le dit. » Un échange brusque s ’ ensuit : Windischgraetz prévient Charles : « Majesté, vous jouez avec votre trône. Nous sommes devant l ’ abîme… », et lui explique les mesures susceptibles de sauver l ’ Empire, notamment une paix séparée immédiate. Quand Charles tente timidement de lui répondre que « dans les prochains jours… », Windischgraetz l ’ interrompt abruptement : « Non, pas dans les prochains jours, pas demain : votre Majesté doit prendre une décision ici et maintenant46. » Charles, épuisé et indécis, n ’ agit pas. Paradoxalement, alors que Zita semble entrevoir une lueur d ’ espoir dans l ’ allégresse qui se manifeste en ville, Charles la prévient : « Non, les acclamations ne peuvent rien arrêter maintenant47. » Charles maintient souvent l ’ art de l ’ illusion et de la minimisation devant ses collaborateurs, ses soutiens et ses sujets (et se convainc parfois lui-même), mais jamais devant sa femme. Le couple se rend ensuite au château de Gödöllő, en périphérie de Budapest. Il s ’ agit de former un nouveau gouvernement, mais surtout de renforcer les liens avec la Hongrie afin d ’ y garder le trône royal, car Charles maintient malgré tout un certain optimisme pour cette moitié du pays, alors que tout est, pour le moment semble-t-il, perdu en Autriche48. Ce projet n ’ est théoriquement pas inconcevable : la

45. NFPM, 24 octobre 1918, p. 1-3 ; NFPA, 24 octobre, p. 1-2. 46. Stefan Kray, op. cit., p. 170-171 ; Ludwig Windischgraetz, Vom Roten zum Schwarzen Prinzen: Mein Kampf gegen das k. u. k. System, Berlin/Wien, Ullstein & Co., 1920, p. 335- 338. Les mémoires de Windischgraetz, accrocheurs et passionnants, sont toutefois à prendre avec prudence – ils furent d’ailleurs reniés par les Habsbourg. En effet, il se donne souvent le beau rôle et s’accorde sans doute trop d’importance. L’échange fut le suivant : « Karl: „Warum so finster? Es wird alles gut werden. […] Sie sind ein Pessimist. Alle sagen es“. Windischgraetz: „Majestät, Sie spielen mit ihrem Thron. Wir stehen vor einem Abgrund!“ Karl: „Ich werde in den nächsten Tagen...“. Windischgraetz: „Nein, nicht in den nächsten Tagen, nicht morgen; Majestät müssen sich jetzt, hier, entscheiden.“ » 47. Gordon Brook-Shepherd, op. cit., p. 188. 48. Josef Schneider (éd. et trad.), Kaiser Franz Joseph I. und sein Hof. Erinnerungen und Schilderungen aus den nachgelassenen Papieren eines persönlichen Ratgebers, Wien/ Hamburg, Paul Zsolnay, 1984, p. 271 (réimpression).

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Hongrie restera une monarchie (sans monarque toutefois) jusqu ’ en 1946 et Charles y tentera deux restaurations au cours de l ’ année 1921. Mais concrètement, fin octobre 1918 à Gödöllő, le roi n ’ y fait que de la représentation et reste politiquement inefficace. Dans une atmosphère presque frivole, trois jours durant, il reçoit sans cesse. Du Premier ministre hongrois démissionnaire au candidat à ce poste vacant soutenu par le peuple, jusqu ’ à d ’ illustres inconnus, en passant par des membres du gouvernement, Charles reçoit 16 hommes politiques en audience pour la seule journée du 26 – en vain49. Charles déclare à Zita : « Il est toujours difficile de trouver un équipage pour un navire qui coule50. » Ce n ’ est pas entièrement vrai : en effet, malgré la pression populaire, il ne veut, car il le considère trop instable et trop radical, accepter la nomination de l ’ aristocrate devenu social- démocrate, le pacifiste comte Mihály Károlyi, qui demande le retour des troupes hongroises et la rupture de l ’ alliance avec Berlin. Qui plus est, le 24 octobre, les Italiens ont lancé une dernière offensive contre l ’ armée impériale et royale51. Depuis Vienne, la drôle d ’ aventure de Charles en Transleithanie a des airs de fuite à Varennes et fait encore plonger sa déjà piètre popularité. Même en Hongrie, Charles n ’ est pas en sécurité. Budapest est en ébullition. On dit Gödöllő menacée52. Charles et Zita profitent d ’ un retour au calme temporaire pour finalement rentrer à Vienne dans la nuit du 26 au 27, laissant malgré le danger leurs enfants à Gödöllő, afin de démontrer leur confiance en la loyauté du peuple hongrois par peur des événements en Autriche (même si ce départ fait répandre des rumeurs en Transleithanie selon lesquelles Charles a fui la Hongrie53). Par précaution, ils voyagent avec Károlyi, un

49. NMö, p. 556 ; Gordon Brook-Shepherd, op. cit., p. 188 ; Stefan Kray, op. cit., p. 175 ; NFPM, 25 octobre 1918, p. 1 ; 27 octobre, p. 4 ; Pester Lloyd, Morgenblatt (PLM), Budapest, 27 octobre, p. 5. 50. Gordon Brook-Shepherd, op. cit., p. 188. 51. Edmund Glaise-Horstenau (éd.), Österreich-Ungarns letzter Krieg 1914-1918, Wien, Verlag der Militärwissenschaftlichen Mitteilungen, 1930-1939, 7 vol., vol. 7 : Das Kriegsjahr 1918, 1938, p. 598 ; NMö, p. 553. 52. Josef Schneider (éd. et trad.), Kaiser Franz Joseph I., op. cit., p. 271. Selon la source anonyme du livre de Schneider (de fiabilité variable), Charles avait, durant son séjour, mené des négociations secrètes avec les Slaves du Sud et les Tchèques, leur promettant des portions de territoire hongrois afin de prévenir leur sécession – ce double jeu s’ébruita, et précipita apparemment son départ. 53. Ibid. ; Gordon Brook-Shepherd, op. cit., p. 188-189 et 191 ; Stefan Kray, op. cit., p. 176-177. Les enfants seront malgré tout « rapatriés » à Schönbrunn quatre jours plus tard, le 31.

Austriaca no 87, 2018 « Eure Majestät fragen mich etwas spät » (à propos de Charles Ier) 91 bouclier humain, pour ainsi dire. S ’ étant résigné à nommer ce dernier, Charles fait marche arrière à la dernière seconde, sous la pression du nouveau ministre des Affaires étrangères, le compte Gyula Andrássy le jeune (pourtant beau-père de Károlyi). À sa place, et à la surprise générale, il tournera le dos aux « radicaux » et choisira János Hadik le 29, un membre sans distinction de la noblesse terrienne, dont le mandat ne durera que deux jours54. Entre-temps, il avait nommé le bien aimé et très respecté archiduc Joseph-Auguste en tant qu ’ homo regius de Hongrie avec pour but de surmonter la crise politique avec les divers partis parlementaires, soutenir le nouveau gouvernement et s ’ adresser au peuple55. Il était bien trop tard pour ces belles intentions. La révolution (dite « des asters ») éclata le 28 quand une meute fondit sur le palais de l ’ archiduc pour demander la nomination de Károlyi ; la garde tira, faisant huit morts et soixante blessés. Lorsque Charles finit par nommer Károlyi – qui avait été accueilli en héros par la foule à son retour de Vienne – à la place de Hadik le 31 octobre, il est trop tard ; la révolution est certes finie (pour l ’ instant), mais le sang a coulé (y compris celui de Tisza, assassiné dans sa villa par des soldats révolutionnaires le 3156). Dans la foulée, la Hongrie déclare son indépendance. L ’ Autriche-Hongrie est dissoute. De retour à Vienne, Charles avait là aussi tenté plusieurs manœuvres pour sauver son trône57. Le 27 octobre, Charles avait pris soin d ’ informer son « cher ami » l ’ empereur d ’ Allemagne Guillaume II de la fin de leur alliance et du commencement des négociations pour une paix séparée, car (après presque deux ans) « l ’ inutile effusion de sang serait un crime que [sa] conscience [lui] interdit de commettre ». Il pense aussi à sa propre position quand il ajoute que : « L ’ ordre intérieur et le principe monarchique sont en sérieux danger58. » Puis, il envoie dans la nuit une

54. Gordon Brook-Shepherd, op. cit., p. 188 ; NFPM, 27 octobre 1918, p. 4 ; NFPN, 28 octobre, p. 2 ; NFPA, 31 octobre, p. 1. 55. NFPN, 28 octobre 1918, p. 2 ; NFPM, 29 octobre, p. 6 ; NFPA, 29 octobre, p. 2 ; PLM, 28 octobre, p. 2. 56. PLM, 28 octobre, p. 2 ; Gordon Brook-Shepherd, op. cit., p. 189-190 ; Stefan Kray, op. cit., p. 178. Zita, elle, maintint qu’aucune balle n’avait était tirée pour sauver la monarchie, contrairement aux ordres de Charles. 57. Josef Schneider (éd. et trad.), Kaiser Franz Joseph I., op. cit., p. 271. Toujours selon la source anonyme éditée par Schneider, Charles aurait apparemment eu recours aux mêmes tactiques qu’en Hongrie avec les Slaves du Sud et les Tchèques (alors qu’un gouvernement républicain provisoire est déjà en place pour l’Autriche germanophone). 58. « […] da unnützes Blutvergießen ein Verbrechen wäre, das zu begehen Mir Mein Gewissen verbietet. Die Ordnung im Innern und das monarchische Prinzip sind in der ernstesten

Austriaca no 87, 2018 92 Christopher Brennan offre de paix à Wilson dans laquelle toutes les demandes américaines sont acceptées et la séparation avec Berlin annoncée59. La réaction fait l ’ effet d ’ une bombe dans les cercles militaires austro-hongrois, et nombre d ’ Autrichiens germanophones y voient une odieuse trahison60. Peine perdue : l ’ Autriche allemande est en marche depuis une semaine lorsque la Tchécoslovaquie voit le jour le 28 octobre ; puis, le lendemain, les députés polonais annoncent le rattachement de leurs territoires (Galicie et Lodomérie) à une Pologne qui va réapparaître sur la carte après 123 ans d ’ absence. Simultanément, les Slaves du Sud de la Monarchie s ’ unissent, amputant ainsi non seulement l ’ Autriche et la Hongrie, mais intégrant aussi toute la Bosnie-Herzégovine. Les Italiens, quant à eux, considèrent que leurs territoires ne font déjà plus partie de la monarchie. Par ailleurs, le gouverneur de la Bucovine cède bientôt la région aux représentants des nations roumaine et ukrainienne. La Neue Freie Presse note avec sarcasme : « En Autriche, la séparation des pouvoirs, mais pas dans le sens de Montesquieu, bat son plein61. » L ’ Autriche impériale meurt et le 27, Hussarek laisse comme prévu sa place de Premier ministre à Heinrich Lammasch, qui n ’ a pour mission que de liquider l ’ Empire dans le calme62. Mais Charles, qui n ’ a ni voulu ni pu combattre et a ainsi évité une effusion de sang, n ’ est pas entièrement en mesure d ’ y croire. Trois jours plus tard, pourtant, l ’ Assemblée nationale provisoire annonce la création de la République d ’ Autriche allemande (qui comprend les territoires germanophones réclamés par la Tchécoslovaquie, les Sudètes). La dynastie n ’ est même pas mentionnée. Karl Renner devient chancelier. Début novembre, le nouveau Conseil d ’ État et l ’ ancien gouvernement impérial assurent une passation de pouvoir sans heurts63. Charles ne sait plus à quel saint se vouer. Politiquement, il ne donne plus les ordres, il les reçoit. Le 1er novembre, Joseph l ’ appelle au téléphone depuis Budapest et le presse d ’ abdiquer sa couronne de roi de Hongrie. Consternation, la conversation s ’ interrompt. Andrássy, présent auprès du couple royal, appelle le ministre de l ’ Intérieur

Gefahr... », Elisabeth Kovács (éd.), op. cit., vol. 2, doct. 118, 27 octobre 1918, p. 403-404. 59. Ibid., doct. 119, 28 octobre 1918, p. 404. 60. NMö, p. 554. 61. « In Österreich ist die Teilung der Gewalten, aber nicht die im Sinne von Montesquieu, in vollem Zuge. » NFPM, 27 octobre 1918, p. 4 ; NFPM, 29 octobre, p. 1-3 et 5-6 ; NFPA, 29 octobre, p. 1 ; Kurjer Lwowski, Wydanie Poranne (édition du matin), 30 octobre, p. 1. 62. NFPM, 26 octobre 1918, p. 1-2 ; NFPN, 28 octobre, p. 2. 63. NFPM, 31 octobre 1918, p. 1.

Austriaca no 87, 2018 « Eure Majestät fragen mich etwas spät » (à propos de Charles Ier) 93 hongrois, le comte Tivadar Batthyány, qui le somme de faire renoncer Charles à sa couronne, sans quoi, il sera chassé « comme un mauvais domestique ». L ’ archiduc Joseph reprend le combiné, annonce que des manifestations ont éclaté devant chez lui et devant le palais royal et que, faute d ’ abdication, le sang coulera encore. Charles se ressaisit et déclare fermement : « Le roi couronné de Hongrie n ’ abdiquera pas ! » Le chef de l ’ état-major, Arthur Arz von Straußenburg, prend la parole et annonce sombrement à Charles : « Votre Majesté, il n ’ y a rien à faire, tout est fini64. » Le 28 octobre, Charles avait déjà ordonné que son pays – du moins ce qui en restait – entame des négociations avec l ’ Italie en vue d ’ un armistice65. Le 2 novembre dans l ’ après-midi, les représentants du nouveau Conseil d ’ État se présentent à Schönbrunn et sont invités à discuter des modalités de l ’ armistice avec l ’ Italie dans le salon chinois bleu du palais. Personne ne veut en prendre la responsabilité, surtout que les conditions italiennes sont draconiennes. Charles annonce ses propres conditions et explique la situation de l ’ armée. Silence. Viktor Adler, le chef mourant du parti socialiste, l ’ interrompt : « Nous n ’ avons pas déclaré cette guerre. Ceux qui doivent prendre la responsabilité de cet armistice doivent être ceux qui sont responsables de cette guerre. » Charles rétorque : « Moi non plus je n ’ ai pas déclaré la guerre. Malgré tout, la paix doit être redonnée au peuple. » Adler accepte l ’ argument de l ’ empereur, mais lui rappelle que François-Joseph a déclaré la guerre sans consulter le peuple ou ses représentants. Il ajoute que Charles a poursuivi la guerre sans mot dire après la mort de son grand- oncle. Il en conclut que les hommes présents ne sont pas en mesure de « prendre la responsabilité d'une telle monstruosité alors que le rideau s ’ abat66 ». Charles insiste sur la gravité de la situation militaire : le front se désintègre, il est attaquable de partout, les troupes hongroises rentrent au pays – un armistice doit être conclu immédiatement. Mais Charles entonne ensuite un refrain bien familier : lui-même ne peut signer cet armistice compte tenu de sa « relation » avec Guillaume II. Qui, d ’ ailleurs, voudrait signer ? Les membres du Conseil d ’ État prennent finalement congé de l’ empereur. Ce dernier convoque alors un Conseil de la couronne qui accepte l ’ idée d ’ un armistice. Charles informe alors l ’ état-major avant de se retirer dans le boudoir de

64. Ludwig Windischgraetz, op. cit., p. 412-414. 65. Arthur Freiherr Arz von Straußenburg, op. cit., p. 345. 66. Ibid., p. 362-366 ; NMö, p. 573-574 ; Gordon Brook-Shepherd, op. cit., p. 195-197.

Austriaca no 87, 2018 94 Christopher Brennan

Zita. Celle-ci est furieuse et lui ordonne « de ne pas se résigner sans résistance au malheur qui s ’ abat ». Mais, après une discussion animée, Charles prévaut sur sa femme67. Malgré cela, un des épisodes les plus navrants du règne de Charles s ’ ensuivit. Ayant ordonné tôt dans la nuit du 3 novembre que toutes les conditions de l ’ armistice soient acceptées et que l ’ armée dépose les armes immédiatement, Charles fut pris de panique, car son ordre n ’ avait pas le soutien du gouvernement et n ’ avait reçu aucune réponse des Italiens. Une demi-heure après son premier message, Charles donna donc un contrordre ; mais l ’ armistice avait débuté du côté austro-hongrois. Afin de ne pas être tenu responsable de l ’ imminente débâcle et ne pas avoir à signer le document officiel, il se délia de son rôle de généralissime de l ’ armée impériale et royale (dont il s ’ était fièrement emparé dès le 2 décembre 1916). Il céda sa position au chef de l ’ état-major général, Arz qui, manquant tout autant de courage, légua concomitamment son rôle de chef de l ’ état-major général au maréchal Hermann Kövess von Kövessháza, engagé dans une cause perdue dans les Balkans et inconscient de ces machinations68. Qui plus est, l ’ état-major de l ’ armée ne sait pas que l ’ armistice ne prendra effet que vingt-quatre heures après sa signature. Les Autrichiens déposent donc les armes lorsque l ’ armistice est signé à la Villa Giusti près de Padoue, mais les Italiens profitent des vingt-quatre heures supplémentaires pour faire 425 000 prisonniers austro-hongrois69. Le 6 novembre, Charles ordonne la démobilisation de l ’ armée, qui sombre dans le chaos, le pillage, la violence, la peur, la colère et le désespoir. Les officiers fuient, se cachent ou se déguisent, craignant la fureur de la soldatesque70. S ’ étant débarrassé de la désastreuse affaire de l ’ armistice (ayant effectivement déshérité et abandonné son armée, sans l ’ avoir remerciée71), Charles songe maintenant à la sécurité de sa famille, car Schönbrunn est en danger72. Alors que tous autour de lui semblent

67. NMö, p. 574-575. 68. NMö, p. 576 ; Arthur Freiherr Arz von Straußenburg, op. cit., p. 366-368. 69. Arthur Freiherr Arz von Straußenburg, op. cit., p. 370-371 ; Max Schiavon, L’Au t r i c h e - Hongrie dans la première guerre mondiale. La fin d’un empire, Saint-Cloud, Soteca 14-18, 2011, p. 240-246. 70. NMö, p. 576 ; Arthur Freiherr Arz von Straußenburg, op. cit., p. 369. 71. Alan Sked, The Decline and Fall of the Habsburg Empire, 1815-1918[1989], London, Routledge, 2001, p. 274. 72. Stefan Kray, op. cit., p. 172.

Austriaca no 87, 2018 « Eure Majestät fragen mich etwas spät » (à propos de Charles Ier) 95 perdre la tête, Charles maintient son calme. Windischgraetz pénètre dans le château et est surpris de le trouver quasiment seul73. L ’ empereur, qui a tant hésité et si peu agi politiquement, se démène désormais pour sauver les biens de la famille. Deux vitrines du trésor impérial sont promptement retirées de la Hofburg et mises à l ’ abri en Suisse74. Malgré les rumeurs, la révolution attendue ne se produit pas et la famille impériale reste. D ’ après Zita, la présence continue de l ’ empereur au palais signifiait un minimum d ’ ordre et d ’ orientation75. D ’ ailleurs, la famille impériale refuse toujours de penser à l ’ impensable. Le 8 novembre, Lammasch et son gouvernement se rendent à Schönbrunn pour donner leur démission à l ’ empereur ; celui-ci refuse, car si le gouvernement impérial disparaît, Charles sait qu ’ il suivra76. Redlich, le ministre des Finances, résume l ’ atmosphère dans son journal intime :

J ’ avais le sentiment de participer à une scène de tragédie historique, mais pas grandiose. Les ravissantes peintures rococo sur les murs, les magnifiques tapis et plafonds dans les salles de ce palais, construit par Charles VI et Marie- Thérèse, occupé en vainqueur par Napoléon, héberge maintenant le pauvre jeune empereur, dont le trône a probablement déjà été renversé par cette terrible guerre ! […] l ’ empereur ne possède plus la moindre trace de la puissance de la dynastie, pas plus à Vienne qu ’ à Prague, Budapest ou Zagreb77…

Tandis que les Wittelsbach abdiquent à Munich et les Hohenzollern à Berlin (les 8 et 9 novembre respectivement), le nouveau gouvernement de l ’ Autriche allemande prend les rênes de l ’ administration. Lammasch et son ministre de l ’ intérieur Edmund von Gayer se rendent de nouveau à Schönbrunn pour expliquer à Charles que l ’ écroulement des

73. Ludwig Windischgraetz, op. cit., p. 403 ; Gordon Brook-Shepherd, op. cit., p. 204-206. 74. Pour l’histoire du trésor impérial, voir Alphonse de Sondheimer, Vitrine XIII: Geschichte und Schicksal der österreichischen Kronjuwelen, Wien/Hamburg, Paul Zsolnay, 1966. 75. Gordon Brook-Shepherd, op. cit., p. 206. 76. Fritz Fellner et Doris Corradini (éd.), Schicksalsjahre Österreichs: Die Erinnerungen und Tagebücher Josef Redlichs 1869-1936, Wien, Böhlau, 2011, 3 vol., vol. 2, p. 465 (JR). 77. « Ich hatte das Gefühl, an einer Szene einer historischen aber nicht großartigen Tragödie teilzunehmen. Die reizenden Rokokogemälde an den Wänden, die wundervollen Tapeten, und Plafonds in den Sälen dieses Schlosses, das Karl VI, und Maria Theresia gebaut, das Napoleon als Sieger bewohnte, beherbergt jetzt den armen jungen Kaiser, dessen Thron dieser furchtbare Krieg wohl schon umgestürtzt hat! […] da der Kaiser keine Spur mehr von der Macht des alten Erzhauses besitzt, weder in Wien noch in Prag, weder in Budapest noch in Agram… » (JR, vol. 2, p. 464).

Austriaca no 87, 2018 96 Christopher Brennan dynasties voisines ne sera pas sans conséquence à Vienne. L ’ officier, historien et archiviste Edmund Glaise-Horstenau note que, pour la première fois, pour un court moment, le calme aplomb qui dominait chez le jeune prince durant ses jours heureux, chancela ; que son visage perdit de sa couleur et qu ’ un tremblement parcourut son corps78. Malgré cela, Charles refuse d ’ abdiquer. Le Conseil d ’ État (y compris les chrétiens-sociaux traditionnellement monarchistes) veut pourtant une république. Le 10 novembre, alors qu ’ il ne lui reste qu ’ un jour à régner, Charles est un homme vaincu. Lors de sa prière du matin à Schönbrunn, il est « pâle, grisonnant et visiblement ému79 ». À midi, Lammasch et Gayer sont de nouveau présents, cette fois pour présenter à Charles l ’ ébauche d ’ un manifeste selon lequel Charles (sans toutefois abdiquer) renonce à participer aux affaires d ’ État et accepte de laisser le peuple décider de la forme de gouvernement de son choix. Charles veut tout d ’ abord y réfléchir sans pression politique et fait temporairement sortir les deux ministres. Son secrétaire personnel, Karl von Werkmann, reste à ses côtés et le presse de signer. Mais, comme souvent, Charles ne veut ni ne peut décider seul, et fait appeler Zita. Celle-ci s ’ y oppose avec véhémence. L ’ impératrice survole le texte et affronte son mari, indignée et furieuse :

Jamais – tu ne peux pas abdiquer… Un empereur ne peut jamais abdiquer. Il peut être déposé, il peut être déchu de ses droits de souverain. D ’ accord. C ’ est la méthode violente. Mais celle-ci ne le force pas à reconnaître la perte de ses droits. Il peut l ’ attaquer en justice, au gré du moment et des circonstances, mais abdiquer : jamais, jamais, jamais. Je préfère périr ici avec toi – Otto [leur fils aîné] viendra ensuite. Et si nous devons tous périr ensemble – il y a d ’ autres Habsbourg80 !

78. « Zum ersten Mal kam die ruhige Fassung, die den in glücklichen Tagen knabenhaft jugendlichen Fürsten beherrschte und auch von den Gegnern ohne Vorbehalt anerkannt wurde, für einen kurzen Augenblick ins Wanken. Sein Antlitz verfäbte sich, ein Zittern lief über seinen Körper » (Edmund Glaise-Horstenau, Die Katastrophe, Die Zertrümmerung Österreich-Ungarns und das Werden der Nachfolgestaaten, Wien, Amalthea, 1929, p. 441). 79. « bleich, ergraut, sichtlich ergriffen » (ibid., p. 445). 80. « Niemals kann ein Herrscher abdanken. Er kann abgesetzt, kann seiner Herrscherrechte verlustig erklärt werden. Gut. Das ist Gewalt. Sie verpflichtet ihn nicht zur Anerkennung, daß er seine Rechte verloren habe. Er kann sie verfolgen, je nach Zeit und Umständen – aber abdanken – nie, nie, nie! Lieber falle ich mit dir hier, dann wird Otto kommen. Und wenn wir alle fallen sollten – noch gibt es andere Habsburger! » (Karl Werkmann, Der Tote auf Madeira, München, Kulturpolitik, 1923, p. 17-19).

Austriaca no 87, 2018 « Eure Majestät fragen mich etwas spät » (à propos de Charles Ier) 97

Cette sortie ne sert à rien : les deux ministres attendent avec impatience une réponse. Finalement, Gayer ouvre la porte lui-même. Charles et Zita se retirent alors avec Werkmann dans la salle de porcelaine du palais pour parvenir à une décision. Werkmann fait valoir à Charles l ’ argument selon lequel une Autriche impériale obtiendrait nécessairement une mauvaise paix lors des négociations. Charles, qui semble avoir perdu de sa lucidité, l ’ interrompt :

Fadaises ! Je suis sûr que je peux apporter plus à l ’ Autriche, qu ’ on veut m ’ entendre moi, plutôt que ces messieurs qui ont poussé la folie jusqu ’ à irriter les vainqueurs avec leur déclaration en faveur d ’ un Anschluss. Cette Autriche sera terrassée à Paris81.

Werkmann contre avec conviction. Charles demande timidement : « N ’ y a-t-il pas même une petite force qui serait prête à défendre la monarchie ? » Werkmann répond par la négative. Charles comprend finalement et acquiesce. Dans le salon chinois bleu du palais, Werkmann annonce à Lammasch et Gayer que la proclamation peut être publiée82. La déclaration est brève, mais non dénuée de force :

Depuis mon accession au trône, je n ’ ai cessé de m ’ efforcer d ’ extraire mes peuples des horreurs de la guerre, pour laquelle je ne porte aucune responsabilité. […] Comme toujours rempli d ’ un amour immuable pour tous mes peuples, je ne veux pas poser ma personne en obstacle à leur libre épanouissement. […] Je renonce à toute participation aux affaires de l ’ État. […] Seule la paix intérieure peut guérir les blessures de cette guerre83.

Mais Charles est têtu et n ’ accepte finalement pas la valeur légale ou définitive de ses mots. Dans son esprit, il est toujours empereur de

81. « Das ist ein Unsinn! Sicher ist, daß ich Österreich mehr bringen kann, daß man auf mich eher hören wird als auf die Herren, die den Irrsinn so weit treiben, die Sieger durch eine Anschlußerklärung zu reizen. Dieses Österreich wird in Paris zu Boden getreten werden » (ibid., p. 19-20). 82. « Gibt es keine noch so kleine Macht, die willens wäre, die Monarchie zu verteidigen? » (ibid., p. 20-22). 83. « Seit Meiner Thronbesteigung war Ich unablässig bemüht, Meine Völker aus den Schrecknissen des Krieges herauszuführen, an dessen Ausbruch Ich keinerlei Schuld trage. […] Nach wie vor von unwandelbarer Liebe für alle Meine Völker erfüllt, will Ich ihrer freien Entfaltung Meine Person nicht als Hindernis entgegenstellen. […] Ich verzichte auf jeden Anteil an den Staatsgeschäften. […] Nur der innere Friede kann die Wunden dieses Krieges heilen » (NFPM, 11 novembre 1918, p. 1).

Austriaca no 87, 2018 98 Christopher Brennan droit divin. Le 12 novembre, il déclare à Ludwig von Flotow, le dernier ministre des Affaires étrangères de la double monarchie, qu ’ il n ’ a signé ce manifeste que sous la contrainte et qu ’ il ne pouvait donc accepter la situation juridique qui en résultait. Charles, toujours dans le déni, rédige d ’ ailleurs un papier dans lequel il désavoue sa proclamation précédente. Flotow refuse de le contresigner et conseille à Charles de le détruire. Charles, comme à son habitude, va consulter Zita. Lorsqu ’ il revient après quelques minutes, il a encore une fois changé d ’ avis. Il suit la recommandation de Flotow et brûle ce morceau de papier dans la cheminée84. À 15 heures, les ministres arrivent à Schönbrunn avec la version finale du manifeste afin que Charles la signe officiellement. Ce dernier le fait ostensiblement au crayon de papier, un geste peut-être symbolique (même s’il signait habituellement de cette manière). Il signera une déclaration similaire pour les Hongrois deux jours plus tard. En début de soirée, après une dernière prière avec les enfants dans la chapelle du palais, tous les membres de la famille impériale se réunissent dans le salon des cérémonies pour faire leurs adieux à leurs fidèles serviteurs85. Sept voitures attendent la famille en habits civils pour l’emmener en sûreté, au château d ’ Eckartsau, à environ 50 km à l ’ est de la capitale. Le jour suivant, le 12 novembre, la République d ’ Autriche est proclamée à l ’ unanimité par le groupement national provisoire. En mars 1919, avec tous les biens de la dynastie étant sur le point d ’ être confisqués86 et la sécurité de ses membres impossible à garantir, Charles et sa famille quitteront le pays.

Même si cet article se limite aux dernières semaines du règne de Charles, il révèle de nombreuses facettes typiques du personnage, souvent les moins glorieuses. Mais avant de porter un jugement final sur cet homme à la fin tragique (fauché par la maladie en exil à Madère en 1922, à 34 ans, laissant sept enfants et une impératrice enceinte), il convient de reconnaître sa modestie, son charme personnel, son dévouement, sa fidélité, son intelligence au-dessus de la moyenne, ses moments de

84. Erwin Matsch (éd.), November 1918 auf dem Ballhausplatz. Erinnerungen von Ludwig Freiherr von Flotow, des letzten Chefs des österr.-ungarischen Auswärtigen Dienstes 1895- 1920, Graz, Böhlau, 1982, p. 332. 85. Stefan Kray, op. cit., p. 178-179 et 181. 86. Staatsgesetzblatt für den Staat Deutschösterreich, 71. Stück (10 avril 1919), no 209 : « Gesetz vom 3. April 1919, betreffend die Landesverweisung und die Übernahme des Vermögens des Hauses Habsburg-Lothringen », p. 513-514.

Austriaca no 87, 2018 « Eure Majestät fragen mich etwas spät » (à propos de Charles Ier) 99 lucidité, son dégoût face aux effusions de sang malgré son courage et son talent de soldat, et surtout son humanité. Certaines de ces qualités furent sans doute fatales pendant son règne ; certaines relevaient purement de l ’ innocence, de la faiblesse et surtout de la naïveté. Comme le fait remarquer Jean Sévillia, Charles manifeste « une étonnante confiance dans le genre humain87 ». Qui plus est, il faut admettre que pendant son dernier mois sur le trône, nul ne pouvait sauver l ’ Autriche-Hongrie ou le trône des Habsburg depuis Vienne. À l ’ extérieur (les Alliés) comme à l ’ intérieur (les nationalités), on souhaitait la liquidation de l ’ Empire. Les dés étaient jetés depuis un certain temps. Contrairement à ce que véhiculent certaines idées reçues, Charles était un personnage assez ambigu : à la fois impétueux et indécis, insouciant et réfléchi, léger sans être frivole, conscient, mais peu consciencieux. À sa décharge, il fut pendant tout son règne coincé dans une situation inextricable. Il a souvent été dit de lui, y compris par ses détracteurs, qu ’ il aurait fait un empereur honnête et compétent en période de paix. Mais cette spéculation n ’ a pas lieu d ’ être : Charles ne connut que la guerre. Certes, il savait dès 1900, après le mariage morganatique de François-Ferdinand, qu ’ il serait un jour empereur, mais personne (y compris lui-même) ne semble avoir réfléchi en profondeur à ce sujet. Avant Sarajevo, Charles pensait avoir encore vingt ou trente ans pour se préparer88. Même à la fin juin 1914, alors que seul un vieil homme fatigué et fataliste le séparait du trône et que la guerre était imminente, nul n ’ intervint pour le former à son rôle futur, voire très proche. Charles, se considérant avant tout comme un soldat, voulait combattre, et il n ’ apprit ni ne maîtrisa l ’ art de gouverner. Il lisait peu et ne s ’ intéressait pas aux détails. La mort de son grand-oncle le prit de court – pour beaucoup, François-Joseph était devenu un personnage immortel. Ainsi, en novembre 1916, à 29 ans, fraîchement devenu empereur et roi, Charles paraissait être le premier surpris. Tout ceci lui fut fatal, car sa seule marge de manœuvre politique, si elle existait, se présenta dans les premiers mois de son règne (même si son couronnement en Hongrie avait rapidement limité son pouvoir de réforme à la Cisleithanie)89. Il ne considéra la réforme constitutionnelle de son Empire qu ’ en temps de crise, pris de panique : en avril et mai 1917, après la première

87. Jean Sévillia, Le dernier empereur, op. cit., p. 204. 88. Gordon Brook-Shepherd, op. cit., p. 3. 89. Ceci est l ’ argument central de la thèse de doctorat de l ’ auteur, déjà citée.

Austriaca no 87, 2018 100 Christopher Brennan révolution russe et la déclaration de guerre américaine à l ’ Allemagne, puis en octobre 1918. Même à ces moments, il ne songeait qu ’ à son trône et son Empire, et donc à la paix (au-delà de ses préoccupations humanitaires, qui jouèrent certes un rôle, mais moindre). Entre ces crises, il adopta la politique autrichienne classique du fortwursteln (qui consistait à avancer lentement, en se débrouillant tant bien que mal). Pour un homme qui, en tant qu ’ héritier (et plus tard en tant qu ’ exilé), avait reconnu les dangers fatals du dualisme, de la germanisation et de la magyarisation dans un pays démographiquement de plus en plus slave, il est étonnant de constater qu ’ après quelques semaines au pouvoir il nomma un gouvernement pro-allemand en Autriche et accéda aux demandes magyares en se faisant couronner à Budapest. Dès juin 1917, il avait reconvoqué le Parlement viennois et limogé ses deux Premiers ministres, mais il était déjà trop tard et leurs remplaçants n ’ avaient aucune envergure (alors que les candidats de qualité, sans être légion, existaient). Sa faiblesse l ’ empêcha aussi d ’ imposer le projet progressiste et plausible de son ami et chef de cabinet Polzer-Hoditz ; il finira même par le renvoyer en novembre 1917, sous la pression des nationalistes allemands90. Sans doute Charles n ’ a-t-il jamais été le fédéraliste émancipateur et libéral de ses « mythographes ». Un an après la réouverture du Parlement, désabusé par des jeux politiques qu ’ il n ’ a jamais compris, frustré par l ’ absence de coopération entre les nationalités, aigri par la perte de bienveillance à son égard et fermement maintenu sous le joug de Berlin après les révélations sur ses tentatives de paix par le truchement de Sixte, il abandonna ses velléités réformistes et relança un programme germanophile. Qui plus est, Charles ne renia jamais le serment de son couronnement hongrois, et ne se désolidarisa du Reich allemand que fin octobre 1918, dans un geste futile. Jamais il n ’ avait sérieusement envisagé une séparation avec l ’ Allemagne auparavant, même s ’ il en avait peut-être rêvé. Aurait-il fait ces deux choses dès le début de son règne, au moins aurait-il pu explorer la possibilité de se sauver, même si une rébellion (voire une sécession) hongroise et austro-allemande, civile ou militaire, était possible ; une invasion ordonnée par Berlin, par contre, semble bien moins plausible. Il n ’ y a d ’ ailleurs aucune preuve de cette dernière, contrairement aux propos d ’ après-guerre de Charles, de Zita et de Czernin.

90. Christopher Brennan, Reforming Austria-Hungary, op. cit., successivement p. 303-304 et 252-255.

Austriaca no 87, 2018 « Eure Majestät fragen mich etwas spät » (à propos de Charles Ier) 101

Pendant ces dernières semaines, Charles est à bout de forces. Il voyage trop, il reçoit trop, il travaille trop (souvent sur des sujets sans importance) et a trop de responsabilités familiales. Malgré les ordres répétés de son médecin, il ne dort que deux ou trois heures par nuit. Il est tellement épuisé qu ’ il grelotte dans son bureau terriblement surchauffé91. Il est aussi désespéré que perplexe. Il ne peut comprendre que ses sujets se tournent contre lui, sa dynastie, sa mission, comme il le confie de façon très agitée à Windischgraetz :

Moi aussi je voulais un coup d ’ État, et une séparation de l ’ Allemagne […] Qui me soutint à l ’ époque ? Ne voulais-je pas satisfaire les Tchèques et les Slaves du Sud ? Je ne suis pas un magicien. Il est impossible que la révolution puisse se tourner contre moi. Le fait que je n ’ aie pas commencé plus tôt avec les reformes les plus radicales est bien la preuve que je ne suis pas un autocrate. Je suis pieds et poings liés. La politique des peuples doit être faite par les peuples92.

Cette croyance religieuse, quasi mystique dans le caractère divin, permanent et invariable de sa position, expliquent peut-être ses moments de calme pendant la tempête. Charles, et qui plus est Zita, ne crurent jamais véritablement qu ’ ils avaient perdu le soutien du peuple tout entier et de Dieu, surtout après la guerre, lorsqu ’ ils s ’ alimentèrent de théories du complot. Sans doute cette certitude contribua-t-elle aussi à l ’ étrange passivité et à l ’ irrésolution de Charles dans l ’ urgence, ce qui ne manqua pas de faciliter la décomposition puis l ’ oubli de l ’ Empire.

Deux écoles de pensée s ’ affrontent sur le rôle de Charles. L ’ une, le plus souvent monarchiste, traditionaliste et catholique – la canonisation de Charles ne saurait tarder – voient en lui un martyr qui aura lutté jusqu ’ au bout pour ses convictions, son pays et ses sujets. Kray, un fonctionnaire de la chancellerie, écrit : « Il ne peut honnêtement pas être dit de l ’ empereur Charles que, dans ces derniers jours critiques de la Monarchie, il n ’ a pas essayé de tout son possible d ’ éviter la

91. Gordon Brook-Shepherd, op. cit., p. 188 ; Karl Werkmann, Der Tote auf Madeira, op. cit., p. 14. 92. « Auch ich wollte einen Umsturz, auch ich eine Loslösung von Deutschland […] Wer unterstützte mich damals? Wollte ich nicht die Tschechen, die Südslawen befriedigen? Zaubern kann ich nicht. Es ist unmöglich, daß die Revolution sich gegen mich kehren kann. Daß ich nicht früher mit den radikalsten Reformen kam, beweist ja eben, daß ich nicht autokratisch regieren will. Ich bin gebunden. Die Politik der Völker müssen die Völker machen » (Ludwig Windischgraetz, op. cit., p. 339).

Austriaca no 87, 2018 102 Christopher Brennan catastrophe93. » Deux commentaires s ’ imposent : premièrement, Charles n ’ a pas tenté tout ce qui était possible et deuxièmement, s ’ il a effectivement tenté tout son possible, alors son aptitude à gouverner ne peut être que sérieusement mise en doute. Le second courant consiste à balayer Charles d ’ un revers de main. L ’ historien austro-américain Robert A. Kann ne lui consacra que quelques phrases de son magnum opus sur l'Empire : « […] il échoua partout et à tous les égards », ajoutant que « presque chacune de ses tentatives désastreuses d ’ enrayer le désastre imminent se termina par une situation pire que si aucune tentative n ’ avait été faite94 ». Comme le démontrent ses dernières semaines sur le trône, Charles ne correspondait ni à l ’ une, ni à l ’ autre de ces définitions.

93. Stefan Kray, op. cit., p. 175. 94. Robert A. Kann, The Multinational Empire. Nationalism and National Reform in the Habsburg Empire, New York, Columbia University Press, 1950, 2 vol., vol. 2 : Empire Reform, p. 239.

Austriaca no 87, 2018 Alfred Pfoser Wien

Eine Hauptstadt auf der Suche nach Stabilität Zehn Bilder vom Wien 1918/1919

Die einst so stolze Metropole des Vielvölkerstaates zählte zu den gro- ßen Verlierern des Krieges.1 Wien galt nach der Auflösung der Habs- burgermonarchie in Europa als ein einzigartiges Modell des urbanen Niedergangs. Die ehemalige Kaiserstadt schien nicht mehr zu dem kleinen, neuen Land zu passen, das von den Siegermächten den alten Namen Österreich aufgezwungen bekam. Wien war eine besiegte Stadt, ohne dass in den Jahren 1914 bis 1918 feindliche Truppen in der Stadt gewesen wären. Die prekäre materielle Versorgungslage und die völlige Abhängigkeit von den Siegermächten wurden als erstrangige Demüti- gung erlebt. Wie den Untergang in einen Aufbruch, die gescheiterten Ambitionen in gescheitere Absichten verwandeln und den Traum von Größe weiter zu tradieren? Was nun, was tun? Zehn widersprüchliche Wien-Bilder von den Monaten und Jahren nach der Gründung der Republik. Zehn Ansagen, die in diesem kri- tischen Moment die Sicht auf die Stadt prägten. Zehn Parolen, die bestimmte Adressaten und bestimmte Absichten hatten, in denen gewisse Gruppen ihre Interessen und Stimmungen ausdrückten. Zehn Erzählungen, die alle mit Nachdruck darauf hinwiesen, dass eine große, alte europäische Hauptstadt nach einer neuen Rolle und vor allem nach Stabilität suchte.

1. Wolfgang Maderthaner, „Von der Zeit um 1860 bis zum Jahr 1945“, in Peter Csendes/Fer- dinand Oppl (Hrsg.), Wien. Geschichte einer Stadt. Band 3: Von 1790 bis zur Gegenwart, Wien, Böhlau, 2006, S. 317-360 ; Maureen Healy, Vienna and the Fall of the Habsburg Empire. Total War and Everyday Life in , Cambridge, Cambridge University Press, 2004 ; Alfred Pfoser/Andreas Weigl (Hrsg.), Im Epizentrum des Zusammenbruchs. Wien im Ersten Weltkrieg, Wien, Metroverlag, 2013 ; Alfred Pfoser/Andreas Weigl, Die erste Stunde Null. Gründungsjahre der österreichischen Republik, Salzburg, Residenz, 2017. 104 Alfred Pfoser

Die Reichshaupt- und Residenzstadt

Das Ende des Ersten Weltkriegs hinterließ Wien mit einer gebro- chenen politischen Identität. Die Zukunftsperspektiven, nicht zuletzt wegen des Friedensdiktats von Saint-Germain, nahmen sich sehr begrenzt aus. Vorbei die Zeiten, als in der Hofburg und in den Minis- terien die Fäden für die Verwaltung eines Riesenreiches gezogen wur- den, als Stadtplaner wie Otto Wagner mit Ideen von einer künftigen Vier-Millionen-Stadt spielten, als Wien eine Aura von Glanz, Kom- petenz und Innovation verströmte, als Handels-, Finanz-, Wissen- schafts- und Kulturzentrum eine privilegierte Stellung im gesamten Habsburgerreich innehatte und eine exorbitante Fülle von Geschäften und ein breiter Dienstleistungssektor die Mittel- und Oberschichten mit Luxus und Behagen versorgte. Die glanzvolle Metropole verlor ihre Bedeutung als Wirtschaftsdrehscheibe und Verwaltungszentrum. Die Grenzen lagen nun in Sichtweite. Aus auch der Traum vom großen Bedeutungsgewinn durch den Krieg, von einer glorreichen Zukunft Wiens, das als internationale Schaltzentrale in einem vom Deutschen Reich dominierten Mittel-, Ost- und Südosteuropa eine Schlüsselrolle einnehmen sollte. Die neuen Nachbarstaaten, mit denen man früher in einem Reich zusammen gelebt hatte, sperrten in ihrer Entstehungsphase sofort die Grenzen. Die neue Tschechoslowakei drosselte die Kohlenzufuhr, Ungarn die Lebensmittelimporte, Polen lag mit der Tschechoslowa- kei halb im Krieg und fiel als Lieferant aus, die Konflikte um Kärn- ten und die Südsteiermark machten Lieferungen aus Jugoslawien zeitweise unmöglich, der Mittelmeerhafen Triest wurde italianisiert. Die alten Warenströme im gemeinsamen Markt der Monarchie, die Wien versorgt und die Wiener Wirtschaft am Laufen gehalten hatten, waren gestört oder gar versiegt. Wien wurde tagtäglich geplagt von Ungewissheit und Unsicherheit, wie auch den täglichen Berichten der Tageszeitungen über die gerade eingetroffenen und aktuell verfügba- ren Lebensmittelmengen zu entnehmen war. Fast noch schlimmer als die erschwerte Beschaffung war der Zusammenbruch des Eisenbahn- verkehrs, der selbst dann, wenn Verträge abgeschlossen und Kontin- gente gesichert waren, normale Wirtschaftsbeziehungen paralysierte.2

2. Die Zeit, 27.10.1918, S. 9.

Austriaca no 87, 2018 Eine Hauptstadt auf der Suche nach Stabilität 105

In einer mittel- und längerfristigen Perspektive waren für die Stadt schwere wirtschaftliche Schädigungen zu erwarten. Die Stadt zog in der Monarchie ihren Nutzen daraus, dass der umfangreiche Verwal- tungsapparat tausende und abertausende Staatsbeamte ernährte, die Steuern zahlten, die für Beschäftigung in Handel- und Gewerbebe- triebe sorgten. In den Jahren 1914 bis 1918 war der Apparat noch- mals ausgedehnt worden, schließlich wurden in Wien die Fäden der Kriegsführung und der Kriegswirtschaft gezogen. Mit der Auflösung der Monarchie verlor ein erheblicher Teil der riesigen Beamtenschaft ihre Daseinsberechtigung. Große Staatsbetriebe wie die Staatsbahnen, die Post, die Tabakregie oder die staatliche Lotterie mussten redimen- sioniert werden. Die Gemeinde Wien verlor damit Millionen Kronen, die bisher als Umlage der Erwerbsteuer an die kommunalen Kassen bezahlt wurden. Für das Budget bedeutete dieser Schwund der Stadt einen schweren Schlag, weil gleichzeitig die Ausgaben für soziale Belange explodierten.3 Hinter der Beamtenfrage verbarg sich auch eine nationale Proble- matik.4 Während viele Tschechen, die in untergeordneten Positionen als Portiere, Amtsdiener, Briefträger oder Bahnarbeiter in Wien arbei- teten, entschlossen waren, weiterhin hier in Beschäftigung zu bleiben und ihren Wohnsitz beizubehalten, flüchteten tausende deutschspra- chige Beamte, die in Provinzialbehörden und Staatsbetrieben tätig waren, nach Deutsch-Österreich, um sich in ihrer alten Heimat wie- der anzusiedeln oder als „deutsche Zuwanderer“ in einem „deutschen Staat“ zu leben. Dabei ging es auch darum, wohl erworbene Pensions- rechte geltend zu machen. Jeder Beamte deutscher Nationalität bekam auf Verlangen, ohne Rücksicht auf seinen Wohnsitz und die Art seiner Beschäftigung, die österreichische Staatsbürgerschaft. Auch viele der inaktiv gewordenen, mehrheitlich deutschsprachigen Offiziere der k.u.k. Armee, die bisher ihr Heimatrecht irgendwo im Reich hatten, siedelten sich im neuen Staat an.5 Die Übersiedlung dieser Gruppen nach Österreich trug zwar zunächst zur sozialen Beruhigung bei, aber verschob die Problematik auf die Zukunft. Der Kleinstaat konnte auf Dauer den riesigen Beamtenapparat weder beschäftigen noch finan- zieren. Die alten k.u.k. Ministerien wirkten zwar als liquidierende Ministerien weiter, aber irgendwann musste die Staatsführung Konse-

3. Die Zeit, 10.11.1918, S. 5. 4. Die Zeit, 30.11.1918, S. 2. 5. Die Zeit, 17.12.1918, S. 4.

Austriaca no 87, 2018 106 Alfred Pfoser quenzen ziehen und den Beamtenabbau durchsetzen. Nachdem sich die Regierungen jahrelang um das Problem herumdrückten, hatte die Regierung Ignaz Seipels die politische Courage, die Staatsbeamten- frage anzugehen. Sie nutzte die Völkerbund-Aufsicht bei der Genfer Sanierung, um 100 000 Bedienstete aus dem Dienst zu entlassen. Wien war nicht nur der Sitz der Zentralbehörden, sondern, in Wech- selwirkung damit, auch der Knotenpunkt aller wichtigen im Staatsgebiet befindlichen Unternehmen, Banken, Versicherungsgesellschaften und vieler anderer Institutionen. Die neu entstandenen Staaten taten alles, um die herausgehobene Position Wiens auszuhebeln, und zogen alle adminis- trativen Register, um die Zentralstellen der Unternehmen in ihrem eige- nen Staat anzusiedeln. Die Nachfolgestaaten wachten eifersüchtig darü- ber, mittels Nostrifizierungen die alten Bande zu kappen und das „Wiener Finanzkapital“ in die Schranken zu weisen, was zu Folge hatte, dass viele Wiener Büros schlossen und Wien tausende qualifizierte Arbeitsstellen verlor. Die Direktionen vieler Gesellschaften und Banken verließen das Land. Mit der Abstempelung der Kronenwährung schufen die Nachbar- staaten Fakten, die alle Hoffnungen auf eine Wiederbelebung des Wirt- schaftsraumes (zumindest vorderhand) zerstörten. Die sich ergebenden Grenzkonflikte erzeugten eine Zusatzbelastung.

Noch lange hoffte die Wiener Wirtschaft auf einen Modus Vivendi mit den anderen Nachfolgestaaten, vielleicht auch auf eine Wieder- auferstehung der Monarchie in Form eines Staatenbunds.6 Denn die Perspektive des Anschlusses an das Deutsche Reich war für Teile der Wiener Wirtschaft kurz- und mittelfristig alles andere als verlockend, war dies doch damit verbunden, der Konkurrenz der leistungsfähi- geren deutschen Wirtschaft ausgesetzt zu sein und auf Führungs- ansprüche zu verzichten. Dankbar nahm sie im Dezember 1918 vage Vorschläge der französischen Regierung auf, einen mitteleuropäi- schen Wirtschaftsbund zu gründen. Das Projekt des österreichischen Außenministers Otto Bauer, den Anschluss, auch mittels einer Volks- abstimmung im Frühjahr 1919, noch rasch vor den Pariser Friedens- verhandlungen voranzutreiben, wurde damit auch von österreichi- scher Seite gestört. Der gleichzeitig mit der Republikgründung beschlossene Anschluss an das Deutsche Reich stieß in Wien auf ein Geflecht höchst ambiva-

6. Die Zeit, 22.12.1918, S. 1.

Austriaca no 87, 2018 Eine Hauptstadt auf der Suche nach Stabilität 107 lenter Interessen und Bindungen. Nicht nur die alten politischen, wirt- schaftlichen und kulturellen Eliten, auch Teile der Arbeiterschaft heg- ten große Skepsis, die von alten antipreußischen Komplexen genährt wurde. Schon während des Krieges hatte die „Nibelungentreue“ durch die deutsche Dominanz erheblich gelitten. Die Perspektive, Wien in untergeordneter Funktion, wenn auch mit dem rhetorischen Titelauf- putz einer zweiten deutschen Hauptstadt dauerhaft einzurichten, stand quer zu eingeübten Positionen und Traditionen.

Die sterbende Stadt7

Wien galt in den Monaten und Jahren nach dem Ende des Ersten Weltkrieges in der internationalen Welt als Living Museum für urbane Deklassierung. Jakob Reumann, der erste sozialdemokratische Bür- germeister Wiens, fasste die Dramatik der Lage bei seinem Amtsan- tritt am 22. Mai 1919 in folgende Worte: „Vielleicht keine Stadt der Erde hat infolge des Krieges so viel gelitten wie unser Wien. Nirgends wurde so viel gehungert wie hier, nirgends holt sich die Tuberkulose so viele Opfer wie in Wien.“8 Journalisten aus aller Welt kamen in die Stadt, um das Elend zu besichtigen und Schilderungen und Hilfsap- pelle von der „sterbenden Stadt“ zu verbreiten. Mit einer gewissen Verzögerung setzten sich alliierte Militärkommissionen in der Stadt fest, um vor Ort die Lage zu beobachten, mit den führenden Politi- kern, Unternehmern und anderen führenden Persönlichkeiten des öffentlichen Lebens Kontakt zu halten, ihren Regierungen von den Entwicklungen, Vorfällen und Stimmungen zu berichten und durch Versprechungen und Drohungen unerwünschte politische Optionen zu verhindern. Nicht zuletzt trafen Touristen ein, die die Gelegenheit nutzten, hier mit begehrten Devisen billig leben und einkaufen zu können und von den Einheimischen als rettende Engel wie auch als Aasgeier betrachtet wurden.

7. Vgl. die zeitgenössische Verwendung des Begriffs in Buchtiteln und in den Ausführungen: Victor Gustav Josef Cordon, Die sterbende Stadt: Eine Phantasie, Wien/Leipzig, Harbauer, 1920 ; Rudolf B. Weitzer, Das sterbende Wien, Wien, Waldheimatverlag, 1926 ; Karl Ziak, Wien. Heldenroman einer Stadt, Wien/Leipzig, Fiba-Verlag, 1931. 8. Die Gemeindeverwaltung der Bundeshauptstadt Wien in der Zeit vom 1. Juli 1919 bis 31. Dezember 1922 unter dem Bürgermeister Jakob Reumann, Wien, Wiener Magistrat, 1927, S. 2.

Austriaca no 87, 2018 108 Alfred Pfoser

Das Kriegsgeschehen hatte zwar Wien nicht direkt betroffen, aber gewaltige Zerstörungen anderer Art hinterlassen. Die unmittelbare Nachkriegszeit verbesserte die Situation nicht, sondern verschärfte nochmals die Unbill der Kriegsjahre. Die Erfahrung von Hunger und Kälte, von finsteren Gassen und allgegenwärtiger Kleinkriminalität, die Extremsituationen der alltäglichen Überlebenskämpfe, die demü- tigenden Erlebnisse des Anstellens und Hamsterns, das Chaos auf den Lebensmittelmärkten mit den sich ständig ändernden Mengen und Bedingungen der Lebensmittelzufuhr, die Drosselung der Kohlen- und Gaszufuhr und ihre Folgen für Heizen und Kochen, die Einbußen an Mobilität durch Einstellung der Stadtbahn und Reduktion des Stra- ßenbahnverkehrs, das Gefühl der Isolation wegen des eingeschränk- ten Bahnpersonenverkehrs, die Erfahrungen von Ablehnung und Ausgrenzung im neuen Staat, die hoffnungslose Überbelegung der Wohnungen und vor allem die große Wirtschaftsrezession, die Wien nach dem Zusammenbruch der Kriegswirtschaft in ein soziales Chaos gestürzt und so viele Beschäftigte, erst recht die Kriegsheimkehrer, in die Arbeitslosigkeit gestoßen hatte, sorgten für Anspannung, Zer- rüttung, Depression und Revolutionsstimmung. Wien, einst die mär- chenhafte Kaiserstadt, bekam ‒ vorerst vergessen von den Alliierten, die ganz auf die deutsche Frage konzentriert waren ‒ international ein neues Label: Wien war der Prototyp einer „sterbenden Stadt“. Das manifeste, viele Jahre verbleibende Symbol für das elende, frierende Wien war der abgeholzte Wienerwald. Tausende schleppten in Ruck- säcken, Taschen und Bündeln schlecht brennende Äste und Scheiter nach Hause, um sich ein wenig Wärme zu verschaffen.

Die österreichische Regierung sowie alle Kräfte im Land, die über internationale Netzwerke verfügten (Industrielle, Schriftsteller, Künstler und Intellektuelle), versuchten Alarm zu schlagen, die Welt aufmerksam zu machen über den Ausnahmezustand Wiens. Vor allem empörte man sich in Wien, dass Österreich auch nach dem Krieg mit den Lebensmit- telabsperrungen der Entente konfrontiert war und von ihr als Verlie- rerstaat diplomatisch isoliert wurde. Mit den Siegern ins Gespräch zu kommen, Warnungen, Depeschen und Hilferufe abzusetzen und über Kredite und Lieferungen zu verhandeln, war äußerst schwierig. Aber immerhin gelang es, Meinungsmacher nach Wien zu holen und über die Presse die internationale Öffentlichkeit zu informieren. So begleitete Ende November 1918 Max Winter, der legendäre AZ-Journalist und Wiener Vizebürgermeister der Jahre 1919/20,

Austriaca no 87, 2018 Eine Hauptstadt auf der Suche nach Stabilität 109 französische, englische, Schweizer und italienische Kolleginnen und Kollegen nach Favoriten, um „dort die Leiden des anderen Wien ken- nen zu lernen“.9 Sie trafen geschlossene Wärmestuben und erfuhren von überbelegten Notunterkünften, besichtigten leere Magazine, sie besuchten die Märkte in Favoriten, um angesichts der geschlossenen Fleischgeschäfte und spärlichen Gemüsestände festzustellen, dass es nichts gab außer Rüben, Zwiebeln, Knoblauch und gefrorenem Kraut, auch nicht Kartoffeln. Die ausländischen Gäste müssen registrieren, dass „nirgends in der Welt so viel gehungert wird wie in Wien“.10 Bei einem Fleischhauer auf der Favoritenstraße, der Pferdelungen („Roß- beuschel“) verkaufte, entdeckten die Journalisten Frauen, Kinder und Greise, die in langen Viererreihen angestellt waren. Kinder tru- gen keine Schuhe, sondern nur Sandalen, hatten die Füße in Fetzen gewickelt. Auch Mütter mit Kleinkindern mussten stundenlang in der Kälte ausharren. Heinrich Leoster, der mit der Journalistengruppe unterwegs war, bilanzierte:

Die ausländischen Journalisten, die zu uns gereist sind, um uns die Knochen am Leib zu zählen, reißen auch wirklich Mund und Augen auf bei dem, was ihnen jetzt in der lustigen Kaiserstadt geboten wird. [...] Durch die schlecht beleuchteten menschenleeren Straßen der ’schönsten Stadt der Welt ’ , in denen die stolzen Prachtbauten hochstaplerisch zu protzen scheinen, führt man unsere Gäste jetzt zu den bleichen, hohläugigen Kinder, vor die Tore der wegen Kohlen- und Lebensmittelnot geschlossenen Heilanstalten, in die Kriegsküchen, wo der Mittelstand an den spärlichen Resten des Hungertuches nagt.11

Immerhin gab es in Folge der internationalen Berichterstattung Lebensmittellieferungen aus Italien und aus der Schweiz. Wiener Kin- der wurden zu Zehntausenden in die Schweiz, nach Italien, nach Hol- land verschickt. Einzelne amerikanische Hilfsorganisationen (etwa die Quäker) nahmen ihre Arbeit in Wien auf. Erst im März 1919, als auch in Wien eine Räteregierung wie in Budapest und München drohte, nahm die Entente die verheerende Situation in Wien richtig zur Kenntnis, beendete den Lieferboykott und nahm Lebensmittellie- ferungen auf. Mit Begeisterung wurden Mitte Mai 1919 in der Wie- ner Bevölkerung die Amerikaner empfangen, die eine umfangreiche Kinderhilfsaktion starteten und über ganz Wien ein Netz von Aus-

9. Max Winter, „Das hungernde Wien“, in Arbeiter-Zeitung, 29.11.1918, S. 6. 10. Ebenda. 11. H. Leoster, „Unsere Kriegsausstellung“, in Die Zeit, 30.11.1918, S. 1.

Austriaca no 87, 2018 110 Alfred Pfoser speisungsaktionen einrichteten. Bereits im Juli 1919 wurden in den Massenausspeisungen über 100.000 Portionen am Tag ausgegeben.12 Der anhaltende Ausnahmezustand zeigte sich unter anderem darin, dass das im Krieg eingeführte, immer mehr ausgeweitete Kar- tensystem für Güter des täglichen Bedarfs bis 1922 beibehalten wer- den musste; immerhin war dadurch eine minimale Basisversorgung garantiert. Der Verwaltungsbericht der Stadt Wien hielt retrospektiv fest: „Erst im Laufe des Jahres 1920 erfuhren die Verhältnisse eine der- artige Besserung, dass mit dem allmählichen Abbau der öffentlichen Bewirtschaftung begonnen werden konnte“.13

Eine Stadt im Aufruhr

Man kann die aufrührerische Stimmung in den Monaten und Jahren von 1918 bis 1922 auch in einem größeren zeitlichen Rahmen sehen. Lutz Musner und Wolfgang Maderthaner haben in ihrem Buch Die Anarchie der Vorstadt die anarchischen Vorfälle am 11. September 1911 genauer untersucht. Eine geordnete Demonstration gegen die Teuerung entgleiste an diesem Tag in wilde Destruktivität. Geplün- derte Geschäfte, Steinattacken gegen das Rathaus, zertrümmerte Gaslaternen, umgeworfene Straßenbahnwaggons und ein Sturm auf zehn Ottakringer Schulen belegten, welche Wut sich in den Vorstäd- ten angesammelt hatte. Vor allem Jugendliche waren an dem unkon- trollierten Treiben beteiligt, Frauen solidarisierten sich mit ihnen. Die Bilanz von zwei Toten und jeder Menge Schaden schockierte die Stadt.

Als sich während des Krieges die Versorgungsprobleme immer mehr zuspitzten und sich in den Nächten hunderttausende Menschen bei Geschäften und Marktständen anstellen mussten, war die Polizei nie fern, um jeder möglichen Revolte zuvorzukommen. Je länger der Krieg dauerte, desto mehr spitzten sich die Zwischenfälle zu, wurden Kleinkriminalität, gezielte Überfälle auf Geschäfte oder Attacken auf voll beladene Gespanne zur Normalität der Stadt im Krieg. Drohend marschierten ganze Fabrikbelegschaften in Richtung Innenstadt und

12. Wiens Kinder und Amerika. Die amerikanische Kinderhilfsaktion 1919, hrsg. vom Deutsch- österreichischen Jugendhilfswerk in Wien, Wien, Gerlach & Wiedling, 1920, S. 146-163. 13. Gemeindeverwaltung vom 1. Juli 1919 bis 31. Dezember, op. cit., S. 523.

Austriaca no 87, 2018 Eine Hauptstadt auf der Suche nach Stabilität 111

Rathaus, um höhere Brotrationen zu erzwingen. Wieder waren es vor allem Jugendliche, die den Ton der Auseinandersetzungen vorgaben, wiederum wurden sie von Frauen unterstützt. Die tendenziell anar- chistische Stimmung beschäftigte jedenfalls intensiv die Polizei. Mit den großen Jännerstreiks 1918 bekam der Protest eine neue Qualität. Es ging zwar in erster Linie um Forderungen wie die Erhöhung der Mehl-, Brot- und Kohlerationen oder die Verbesserung der Arbeitsbe- dingungen, aber sie waren nun eingebettet in politische Forderungen. In den Tagen vor und bei der Republikgründung ließen sich wie- der, mit fließenden Übergängen, die zwei bekannten Varianten der Masse beobachten. Die ungeordnete Masse mit ihrem destruktiven, anarchistischen Potential, und die geordnete Masse, die sich einem klaren einheitlichen politischen Willen unterordnete. Sozialdemokra- tische Politikerinnen und Politiker waren ständig damit beschäftigt, die Lage unter Kontrolle zu halten, an die Geduld zu appellieren und die bereits erreichten Erfolge zu preisen. Abgesehen von den schnell scheiternden, sehr begrenzt agierenden kommunistischen „Putsch- versuchen“ am Gründonnerstag und im Juli 1919 blieb Wien von gro- ßen Rebellionen, spontanen Revolten und anarchistischen Verwüs- tungen verschont. Die Arbeiter-Zeitung streute dem Proletariat Ende 1921 retrospektiv Rosen: „Die Wiener Arbeiter haben in den letzten drei Jahren wahrlich schier übermenschliche Einsicht, Besonnenheit, Geduld bewiesen.“14

Wie gefährlich die Situation war, zeigte sich bereits bei den Demons- trationen vor dem Niederösterreichischen Landhaus am 30. Oktober 1918, als es nach Auflösung der Kundgebung zu wüsten Ausschreitun- gen im Kaiviertel kam. Demonstranten zerschlugen Fensterscheiben von mehreren Caféhäusern, drangen in die Lokale ein und zerstör- ten das Interieur. Offizierskader der alten Armee boten der Regierung ihre Hilfe an, aber die staatlichen Autoritäten waren machtlos. In der Innenstadt, vor allem vor dem Kriegsministerium und der Rossauer Kaserne, kam es zu erregten Szenen, als Demonstranten – wieder waren es auffallend viele Jugendliche ‒ Soldaten und Offiziere zwan- gen, ihre Rang- und Ehrenzeichen von den Kappen zu entfernen. Wer sich wehrte, wurde von der Menge attackiert. Ein General, der mit seinem Säbel drohte, musste fliehen. Tausende zogen ohne sichtliche

14. Arbeiter-Zeitung, 2.12.1921, S. 1.

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Ordnung mit roten Fahnen vor das Parlament und skandierten fort- während: „Hoch die Republik!“ und „Nieder mit der Regierung“.15 Nach diesen Ereignissen gab es nur mehr eine Option: die Ausru- fung der Republik. Wer sie durchsetzte, war allerdings völlig offen. Die unkontrollierte Masse auf der Straße unter Anführung einzelner Agi- tatoren oder die 1911 gewählten Parlamentarier der Deutsch-Österrei- chischen Nationalversammlung. Der Tag der Republikgründung , der 12. November, wurde zu einer der größten Demonstrationen in der Geschichte Österreichs, freilich auch zu einer Blamage, weil die Rote Garde die durchchoreographierte Veranstaltung störte, eine Massenpa- nik ausbrach und zwei Tote und viele Verletzte zurückließ.

Das aufrührerische Wien stand unter starker internationaler Beob- achtung, immerhin bestand im Frühjahr 1919 die Möglichkeit, dass sich eine geographisch zusammenhängende Kette von Räterepubliken von Budapest bis München bildete und der vorhandene revolutionäre Furor auch in Wien zündete. Die österreichische Regierung versuchte mit einer Reformpolitik die revolutionäre Versuchung abzuwehren. In aller Schnelle wurde ein Arbeitslosengesetz erlassen, um die 100 000 Betrof- fenen in Wien ruhigzustellen. Das Kriegsinvalidengesetz hegte die Erre- gung unter den versehrten Heimkehrern ein. Auch konnte die Regie- rung mit der umfangreichen Sozialgesetzgebung Versprechen für die „soziale Demokratie“ der Zukunft vorweisen. Das Zusammenspiel von Regierung, Volkswehr und Polizei ließ die beiden kommunistischen Putschversuche scheitern. Auch nach dem Zusammenbruch der Rätere- publiken in München und in Budapest war die revolutionäre Entschlos- senheit keineswegs endgültig gestoppt und das anarchistische Potenzial noch lange nicht beseitigt, wie auch später der Brand des Justizpalastes am 15. Juli 1927 zeigen sollte.

Wie sehr die Situation in den Jahren der Republikgründung angespannt war und jederzeit entgleisen konnte, zeigten die Krawalle des 1. Dezem- ber 1921, die die Innenstadt verwüsteten.16 Es begann mit Arbeitsnieder- legungen in Floridsdorfer Fabriken. Die Streikenden machten sich auf den Weg in die Innenstadt, um gegen Hyperinflation, Wucher, Spekulati- onsgewinne und Lebensmittelmangel zu demonstrieren. Auf den mitge-

15. Die Zeit, 31.10.1918, S. 3f. 16. Marie-Noëlle Yazdanpanah, „Randale im Bristol. Das Grandhotel als Bühne der Aufleh- nung“, in Zeitgeschichte, 44. Jahrgang, Juli/August 2017, S. 231-244.

Austriaca no 87, 2018 Eine Hauptstadt auf der Suche nach Stabilität 113 brachten Transparenten dominierte die Botschaft: „Nieder mit den Schie- bern!“ Bereits auf dem Weg in die Innenstadt gab es Ausschreitungen. Im Zentrum versuchten kleinere Gruppen das Parlament zu stürmen, was aber verhindert wurde. Eine schnell zusammengestellte Delegation mit Otto Bauer und Friedrich Adler versuchte Bundeskanzler Johannes Scho- ber zu Zugeständnissen zu bewegen. Aber der Aufstand hatte längst anar- chische Formen angenommen, geriet völlig außer Kontrolle. Die große Wut tobte sich an Banken, Feinkostläden, dem Schwarzenbergkasino oder den Ringstraßen-Hotels aus. Hotelgäste wurden beraubt, Passanten geplündert, Autofahrer angegriffen. Mehr als 170 Betriebe und Geschäfte waren von diesen Plünderungen betroffen, 330 Personen wurden wegen Hausfriedensbruch, Sachbeschädigung oder Diebstahl festgenommen. Wien stand unter Schock. Der „Mob“17, so die Diktion der bürgerlichen Presse, hatte zugeschlagen.

Der Wasserkopf

In der Vorkriegszeit sah nicht nur die deutschsprachige Bevölkerung im habsburgischen Wien den geistigen, politischen und wirtschaftlichen Mittelpunkt des Reiches, der der Stadt immer neue Zuwanderer zutrieb. Wien war der gute Markt, wo es ein zahlungskräftiges Publikum gab, Wien war der Konsumort von zwei Millionen Menschen, von dem viele Produzenten im gesamten Habsburgerreich gut leben konnten. 1918 verkehrte sich die Rolle ins Gegenteil. Wien mutierte zum Moloch, der den anderen Nachfolgestaaten des aufgelösten Reiches im Wege stand, der den Bundesländern des neuen Deutschösterreich die Lebensmittel, die ja nirgendwo im Überfluss vorhanden waren, wegnehmen wollte, der die Bauern daran hinderte, zum besten Schwarzmarktpreis zu ver- kaufen. Es erschien als „die gehasste Stadt“.18 Tschechische Politiker kommentierten den Niedergang der Metro- pole voller Häme: Edvard Beneš, der tschechische Außenminister, hielt in einem Interview eine Halbierung der Wiener Bevölkerung im

17. Friedrich Austerlitz, „Der Mob“, in Friedrich Austerlitz, Austerlitz spricht, Ausgewählte Aufsätze und Reden, hrsg. von Julius Braunthal, Wien, Verlag der Wiener Volksbuchhand- lung, 1931, S. 325f. 18. Friedrich Austerlitz, „Los von Wien!“, in Der Kampf. Sozialdemokratische Monatsschrift, 7. Juni 1919, Nr. 10, S. 346.

Austriaca no 87, 2018 114 Alfred Pfoser nächsten Jahrzehnt für gut möglich; Jan Koloušek, Professor des Prager Polytechnikums, empfahl den Wienern in einem Interview mit einem Londoner Wochenmagazin die Auswanderung, weil es ohne Perspek- tive sei, in einer parasitären Stadt zu leben. Die Bundesländer des neuen Staates empfanden es als Last, die Stadt zu versorgen und zu ernähren.19 In den Jahren 1918 bis 1920 war es denkbar schwierig, alte Verbindun- gen aufrecht zu erhalten. Die Grenzübertritte in die neuen Nachbarstaa- ten gestalteten sich als Hindernislauf; der unregelmäßige Zugverkehr und das Pass- und Visawesen errichteten hohe Hürden. Die Wiener Sommergäste, die im Juli und August Geld aufs Land brachten, wurden nun in den Bundesländern als „lästige Mitesser“ erachtet, als „Leute, die den Einheimischen sozusagen den Bissen vom Munde wegnehmen, die man also nicht mehr einladet, vielmehr sich mit allen Mitteln vom Leibe zu halten sucht.“20 Die Situation wurde noch verworrener, als sich teilweise sozialdemokratische Arbeiter- und Soldatenräte in Feldkirch, Triest, aber auch in Mödling und Liesing gegen den Abtransport von Vieh nach Wien wehrten, weil auch die Bevölkerung in den Klein- und mittleren Städten in ihren Bundesländern an Hunger litt.21 Die Metropole Wien, einst eine Schöpfung des Imperiums, war nun sein Überbleibsel. Nie hätte, so hörte man nun allseits, ein Staat von sechs Millionen Einwohnern eine Hauptstadt von zwei Millionen her- vorbringen können. Um seinen Abscheu vor dieser Last kundzutun, wurde Wien das Etikett „Wasserkopf“ umgebunden. Die sogenannte Provinz erwies sich als außerordentlich findig, sich in administrativen Absperrmaßnahmen, in politischen Sezessionsbestrebungen von ihrer verarmten Bundeshauptstadt abzusetzen. Wenn die Länder im Juni 1919 den Ruf „Los von Wien“ erschallen lassen, dann, so Friedrich Aus- terlitz, der Chefredakteur der Arbeiter-Zeitung, sollten sie nicht verges- sen, dass das Problem, das Deutschösterreich derzeit mit Wien habe, nur ein temporäres sei. Wien werde innerhalb eines agrarischen Öster- reich wieder zur Stadt werden, die produziert, die Güter hervorbringt, die Steuern zahlt, die keinem zur Last fällt.

Die Abneigung der Länder gegen eine leidende, sich quälende Groß- stadt wurde zur Mobilisierung genutzt. Die sich föderalistisch ausgebende

19. Alfred Pfoser/Andreas Weigl, Die erste Stunde Null, op. cit., S. 73. 20. Friedrich Austerlitz, „Los von Wien“, op. cit., S. 346. 21. Wiener Stimmen, 12.6.1919.

Austriaca no 87, 2018 Eine Hauptstadt auf der Suche nach Stabilität 115

Propaganda gegen den „Wiener Sozialistenzentralismus“22 pochte bei den ersten Wahlen 1919 auf das „Selbstbestimmungsrecht“ der Länder und argumentierte damit, dass die Länder früher dagewesen wären als der Staat. Österreich sei nur als ein freiwilliger Zusammenschluss denkbar, was hieß, dass der Beitritt auch wieder gekündigt werden könne.23 Die Debatte um den Föderalismus, die vorerst wenig Konfliktstoff versprach, weil sich alle Parteien weitgehend einig waren, dass Österreich als föde- raler Bundesstaat (allerdings nicht nach Vorbild der Schweizer Kantonal- verfassung) konstruiert werden sollte, wurde von den Christlichsozialen vom Frühjahr 1919 bis zum Beschluss der neuen Verfassung am 1. Okto- ber 1920 zum vorherrschenden Thema der österreichischen Politik hoch- gefahren, um die politische Dominanz der Sozialdemokraten (Sozial- gesetzgebung, Sozialisierung, Habsburgergesetze, Heeresverfassung) zu stören. Dazu dienten etwa die diversen Pläne, mittels eines Bundesrates die Macht des Nationalrates einzuschränken. So wurde etwa ventiliert, dass ungeachtet der Bevölkerungszahl im Bundesrat alle Länder in ihm die gleiche Gewichtung besitzen sollten. In aller Heftigkeit prallten die wirtschaftlichen Interessen von Län- dern und Wien, zwischen den Agrargebieten und den Städten, beim Schleichhandel aufeinander. „Wucher“ wurde zum großen Politikum. Die Sozialdemokraten wollten mit Maßnahmen gegen den Lebens- mittelschmuggel auftreten, weil der staatliche Ankauf zu den amtlich festgesetzten niedrigeren Preisen nur beschränkt funktionierte. Die Sozialdemokraten versuchten den Schwarzmarkt, auf dem die Bauern viel Geld verdienen und Lieferanten es zu einem einträglichen Beruf bringen konnten, mit administrativen Maßnahmen zu unterbinden. Fast täglich wurde in den Zeitungen über Razzien in Wien berichtet, bei denen Güter aller Art beschlagnahmt wurden. Die Volkswehr und die Arbeiter- und Soldatenräte unterstützten in den Ländern die Behör- den bei der Requirierung, was Widerstand bei den Bauern auslöste. Der sogenannte „Rucksackverkehr“, den die Arbeiter- und Soldatenräte in den Bahnhöfen mit Durchsuchungen verhindern wollten, wurde von den Christlichsozialen als Möglichkeit des kleinen Mannes verteidigt, „ein paar Kilogramm Kartoffel, Gemüse oder ein Liter Milch“24 nach Wien zu bringen. Wien könne, so ihre Argumentation, von der regu- lierten Lebensmittelzuteilung nicht leben. Die Reichen werden überdies

22. Reichspost, 22.11.1918. 23. z. B. Wiener Stimmen, 3.4.1919. 24. Reichspost, 24.7.1919.

Austriaca no 87, 2018 116 Alfred Pfoser vom „jüdischen Schleichhandel“ bedient. Die Reichspost kommentierte: „Die Leidtragenden der geplanten Verfügung sind die ärmere Klasse und der Mittelstand, Hunderttausende, die Verwandte und Freunde auf dem Lande haben und von diesen bisher unterstützt wurden.“25 Auch Hotels und Restaurants, die sich bisher am Schwarzmarkt ein- gedeckt hatten, stellten sich gegen die Einschränkung des „Rucksack- verkehrs“. Gastwirte und Kaffeesieder, auch Gemeinschaftsküchen, protestierten heftig.26 Sie verwiesen darauf, dass in Wien bereits 1400 Gasthäuser in Folge der Lebensmittelnot geschlossen wären, dass tau- sende Kellner ihren Job verloren hätten.27 Beschlagnahmungen durch Arbeiter- und Soldatenräte würden das Überleben der verbliebenen Gas- tronomie verunmöglichen. In den Kampf um die politische Hegemonie spielte auch der Streit um die Besteuerung, insbesondere die sogenannte Vermögensabgabe, hinein. Das sozialdemokratische Anliegen einer Ver- mögensabgabe wurde zur Bedrohung bäuerlichen Eigentums umge- münzt. In der politischen Debatte verfingen alle sozialdemokratischen Verteidigungslinien nicht mehr, weil die Großstadt auf dem Land als ein leicht instrumentalisierbares Feindbild eingesetzt werden konnte.

Die soziale Stadt als wissenschaftliches Projekt

Schon während des Krieges begannen die diversen Denkschmieden in Wien für die Zeit danach zu arbeiten. Eine aufklärerische Gegenbe- wegung begann inner- und außerhalb der Sozialdemokratischen Par- tei.28 Die zweite Säule der Wiener Moderne, die die Wissenschaft in enger politischer und sozialer Verflechtung mit der Gesellschaft sah, begann Ideen und Pläne für die Zukunft zu entwickeln. Der Blick auf die verelendete Stadt war die Geburtsstunde vieler medizinischer, psy- chologischer, soziologischer und politikwissenschaftlicher Neuansätze. Viele, oft jüdische Exponenten dieser zweiten österreichischen Moderne dockten, in festerer oder lockerer, nicht immer friktionsfreier Form, an die austromarxistische Reformbewegung in Wien an.

25. Ebenda. 26. Neue Freie Presse, 30.7.1919. 27. Die Zeit, 17.2.1919, S. 3. 28. Ernst Glaser, Im Umfeld des Austromarxismus. Ein Beitrag zur Geistesgeschichte des öster- reichischen Sozialismus, Wien, Europaverlag, 1981.

Austriaca no 87, 2018 Eine Hauptstadt auf der Suche nach Stabilität 117

Das sichtbare, tagtäglich erlebte Elend, vor allem die prekäre Lage der Kinder wurden zum Anstoß für viele praktische Initiativen, aber auch für die theoretische Beschäftigung mit Ernährung und Erziehung in einer Mangelökonomie. Wissenschaft, Sozialreform und neue Lebens- gestaltung schienen in der spätaufklärerischen Wiener Moderne eine Einheit einzugehen. Nicht zuletzt trieb das antisemitische Klima an den österreichischen Universitäten die jüdische Intelligenzija in eine Nähe zur Sozialdemokratie. Ein starkes politisches Dokument dieser losen Symbiose war die „Kundgebung des geistigen Wien“ in der Arbeiter-Zei- tung aus dem Wahlkampf des Jahres 1927, in der etwa Sigmund Freud, Arthur Schnitzler oder Karl Bühler – abseits jedes politischen Dogmas - ihre Sympathie für die Aufbauarbeit des Neuen Wien kundtaten.29

Eine Schlüsselfigur dieser nicht-marxistischen Sozialreform war der zu diesem Zeitpunkt hochbetagte Josef Popper-Lynkeus (1838-1921), dessen Idee von der „allgemeinen Nährpflicht“ des Staates (statt der „allgemeinen Wehrpflicht“) in den bürgerlich-aufklärerischen, pazi- fistischen Diskursen weite Verbreitung und Popularität fand.30 Pop- per-Lynkeus hielt wenig von der marxistischen Geschichtsauffassung, glaubte nicht an die besondere Mission des Proletariats, strebte keine Vollsozialisierung an, sperrte sich dagegen, den Kampf gegen Hunger, Not und Angst mit dem unüberschaubaren Großunternehmen einer gesamtgesellschaftlichen Umgestaltung zu verknüpfen. Popper-Lyn- keus war mit Skepsis erfüllt gegen den Parteienstaat, gegen die gro- ßen theoretischen Gewissheiten, die utopischen Großkonstruktionen und „wissenschaftlichen“ Großsysteme, die alle Unzukömmlichkeiten der menschlichen Gesellschaft zu lösen versprachen. Die Sozialreform münzte den sarkastischen Vorwurf Ludwig Börnes auf die Sozialisten aller Länder und Richtungen um: „Wenn der Deutsche einen Fleck aus seinem Kleide ausputzen will, so studiere er vorher Chemie.“31 Die Sozi- alreform orientierte sich ganz an praktischer Sozialtechnik, erblickte in der im Weltkrieg erprobten Organisation von Planwirtschaft und Rati- onierung ein Modell für staatliche Eingriffe zum Wohl des Einzelnen.

29. Alfred Pfoser, Literatur und Austromarxismus, Wien, Löcker, 1980, S. 179-183. 30. Ingrid Belke, Die sozialreformerischen Ideen von Josef Popper-Lynkeus (1838-1921) im Zusammenhang mit allgemeinen Reformbestrebungen des Wiener Bürgertums um die Jahr- hundertwende, Tübingen, J. C. B. Mohr, 1978. 31. Josef Popper-Lynkeus, Eine Auseinandersetzung mit dem Sozialismus und den Sozialisten, Wien, Verlag Verein „Allgemeine Nährpflicht“, 1920, S. 4.

Austriaca no 87, 2018 118 Alfred Pfoser

Popper-Lynkeus hatte auf alle materiellen Probleme der Nachkriegs- zeit eine in seinen Augen denkbar einfache Antwort, nämlich die Güter des zum Leben Notwendigen vom Überflüssigen zu trennen und die Sicherung der Lebenshaltung vom Staat als Grundaufgabe zu fordern. Im Programm der „allgemeinen Nährpflicht“ werde einerseits mittels einer Zwangswirtschaft eine Art Grundsicherung („Kost und Quar- tier“) garantiert, gleichzeitig aber wollte sie die freie, kapitalistische Privatwirtschaft nicht antasten. Statt einer mehrjährigen „Wehrpflicht“ sollte es einen mehrjährigen Sozialdienst geben, der die „Nährpflicht“ absicherte.

Als praktisches Beispiel für die enge Zusammenarbeit zwischen Wissenschaft und Politik sei das parteipolitisch ungebundene Wirken des Mediziners Clemens Pirquet32 hervorgehoben, der aus einer patri- zisch-jüdischen Familie stammte und wegen seiner Forschungen im Bereich der Immunologie (Impfungen, Allergien) und der Kinderheil- kunde eine große internationale Karriere durchlief. So wurde er 1908 an die Johns-Hopkins-Universität in Baltimore engagiert. Von 1911 bis an sein Lebensende 1929 war er Vorstand der Wiener Universitätsklinik für Kinderheilkunde. 1928 wurde er in den Zeitungen als unabhängiger Kandidat für die Wahl des Bundespräsidenten gehandelt. Schon während der Jahre 1914-1918 beschäftigte sich Pirquet mit der schwierigen Ernährungssituation bei Kindern und Jugendlichen, mit Unterernährung, Mangelkrankheiten, Untergewicht und vermindertem Wachstum und setzte sich mit den Möglichkeiten und Notwendigkeiten der Nahrungsauswahl und Nahrungszufuhr auseinander. In Kriegsspi- tälern und der Wiener Universitätsklinik entwickelte er erfolgreich ein ausgefeiltes System der Essenszusammensetzung, das beim Start der Amerikanischen Kinderhilfsaktion Massenanwendung erhielt. Pirquet wurde zum wissenschaftlichen Leiter der Amerikanischen Kinderhilfs- aktion bestellt, die in Wien für die verschiedenen Altersgruppen und unterschiedlichen Bedürfnisse täglich 100 000 Portionen ausgab und dabei eng mit der Stadtverwaltung zusammenarbeitete. Die ernäh- rungswissenschaftliche Zusammenstellung der Mahlzeiten geschah nach seiner Expertise, die auch darauf achtete, dass alle Faktoren beim Gesundungsprozess berücksichtigt wurden. Pirquet hatte schon vorher

32. Gabriele Dorffner/Gerald Weippl, Clemens Freiherr von Pirquet. Ein begnadeter Arzt und genialer Geist, Strasshof, Vier-Viertel-Verlag, 2004.

Austriaca no 87, 2018 Eine Hauptstadt auf der Suche nach Stabilität 119 auf die besondere Wirkung der Ferienaufenthalte und Sommeraktionen bei der Prävention der Tuberkulose aufmerksam gemacht und an der organisatorischen Umsetzung mitgearbeitet. Bei der Nahrungswahl kam es nach Pirquet nicht so sehr auf die Menge als auf den Gehalt und die verschiedenen Kalorienwerte an, um optimale Ergebnisse zu zeitigen. Je nach Körpergröße und Sitzhöhe (und nicht nach dem Gewicht) wurden die benötigten Mengen an Eiweiß, Fett oder Zucker ausgerechnet. Pirquets System, im Austausch mit der internationalen ernährungswissenschaftlichen Community entwickelt, reagierte auf den Fettmangel und wies nach, dass dieser in begrenztem Maß auch durch hochwertige Kohlenhydrate ersetzt werden konnte. Bei Eiweiß war diese Möglichkeit nicht gegeben. Pirquet entwickelte Handbücher, die seine Theorie ausführlich dar- legten; er verfasste massentauglich verfasste Broschüren, mit denen mittels Tabellen die optimale Nahrungsmenge und Nahrungszusam- mensetzung ausgerechnet werden konnte. Auch Hausfrauen sollten in diesem allseitig auf Rationalität und Rationalisierung abgestellten Sys- tem Informationen einholen können, wie sie beim Einkauf auf das Ver- hältnis von Nährwert und Preis achten und berücksichtigen konnten, dass ein Kilogramm Gurke nur den Nährwert von 200 ml Milch hatte.33

Die Kulturmetropole

Der Kulturbetrieb34 führte immer ein Eigenleben und schien auch nach der Republikgründung oft losgelöst von der Zeit. Theater spiel- ten die bekannten Stücke der Welt- und Unterhaltungsliteratur, die Oper führte den Repertoirebetrieb weiter, die Konzerthäuser waren voll. Die Kultureinrichtungen brauchten sich um Nachfrage nicht zu sorgen, sondern plagten sich mit Fragen der Stromversorgung und des Kohlenmangels ab. Immer wieder mussten sie gesperrt werden. In den Monaten nach der Republikgründung war der Staat in der Kulturpoli- tik hauptsächlich damit beschäftigt, ob und wie die Theater, die Oper, die Konzerthäuser und die Museen unter den allgemeinen desolaten Bedingungen wirtschaftlich weitergeführt werden konnten, ob und wie

33. Wiens Kinder und Amerika. Die amerikanische Kinderhilfsaktion 1919, op. cit., S. 120-146. 34. Gertrud Pott, Verkannte Größe. Eine Kulturgeschichte der Ersten Republik 1918 – 1938, Wien, Kremayr & Scheriau, 1990.

Austriaca no 87, 2018 120 Alfred Pfoser die Hoftheater und Hofmuseen in Staatstheater und Staatsmuseen ver- wandelt und als solche finanziert würden. Desgleichen hatten die priva- ten Theater enorme Probleme, ihre lange funktionierenden Geschäfts- modelle nach der Auflösung der Monarchie beizubehalten.35

Die wohl größte Aufregung verursachte im Februar 1919 die italie- nische Militärkommission, die vierundsechzig Bilder, die in den Jahren 1816 und 1838 von Venetien ins Wiener Hofmuseum und in die Gemäl- degalerie der Akademie der bildenden Künste gebracht wurden, nach Italien zurückholen wollte. Eine ähnliche Aktion erfolgte in der Öster- reichischen Nationalbibliothek, wo die italienische Militärkommission die Auslieferung alter Handschriften aus dem 15. und 16. Jahrhundert zurückforderte.36 Der Protest gegen diese Annexion war weitgehend erfolgreich, der Status der Wiener Museen wurde bei den Friedensver- handlungen in Saint-Germain gegen alle Begehrlichkeiten der Nach- barstaaten weitgehend erfolgreich verteidigt. Eine heftige Diskussion löste der Plan aus, Gobelins aus den staatlichen Museen zu verkaufen und damit Lebensmittellieferungen zu finanzieren.37 Weniger der Spielplan als die in Zeitungen oft thematisierte materi- elle Not der Kulturarbeiter erinnerte die Öffentlichkeit daran, in welch einer Umbruchszeit die Theater arbeiteten. Aufbruch und Untergang, Elend und Not in den Jahren des Zusammen- und Umbruchs schienen bei oberflächlicher Betrachtung keinerlei Auswirkungen auf die Pro- duktion zu haben. Die Theater ließen angesichts der Unzahl der Urauf- führungen Kritiker und Publikum nicht zu Atem kommen. Viele Schau- spieler sicherten sich das Überleben durch Mehrfachbeschäftigung und Engagements im hektisch produzierenden Film- und Kabarettbetrieb. Der schnelle Verfall des Geldes setzte den ganzen kulturellen Betrieb in Atemlosigkeit und Spannung, wie Stefan Zweig in seiner Autobiogra- phie in farbigen Schilderungen festhielt.38 Noch ein anderes Thema aus der Theaterwelt beschäftigte intensiv die damalige Öffentlichkeit. In fast allen Zeitungen, egal welcher politi-

35. Julia Danielczyk/Birgit Peter, „Zufluchtsort Theater. Theaterstadt Wien 1918 bis 1920“, in Helmut Konrad/Wolfgang Maderthaner (Hrsg.), Das Werden der Ersten Republik. ... der Rest ist Österreich, Band II, Wien, Gerold, 2008, S. 197-216. 36. Die Zeit, 12.2.1919, S. 1, 12.3.1919, S. 3 ; Hans Tietze, Die Entführung von Wiener Kunst- werken nach Italien, Wien, Schroll, 1919. 37. Siehe etwa Karl Kraus, „Brot und Lüge“, in Die Fackel, Mitte November, 1919, S. 16. 38. Stefan Zweig, Die Welt von gestern. Erinnerungen eines Europäers, Frankfurt/Main, Fischer Taschenbuch Verlag, 1974, S. 216.

Austriaca no 87, 2018 Eine Hauptstadt auf der Suche nach Stabilität 121 schen Ausrichtung, war die Polemik gegen das neue Theaterpublikum ein Gemeinplatz. Die Klage über das teilweise Ausbleiben der traditio- nellen Theatergeher und über exorbitante Eintrittspreise vermengte sich mit der Abscheu über ein neues Publikum, das sich im Theater nicht zu benehmen wusste, sich aufdringlich kleidete, alle üblichen Regeln des Anstands ignorierte, seinen Reichtum protzig zur Schau stellte und kei- nen Sachverstand besaß. In den rechtsradikalen Untergangsszenarien wurde diese Umschichtung mit einem aggressiven Antisemitismus und einem ausgeprägten Hass vermischt; das partielle Fernbleiben des Adels und des Bildungsbürgertums wurde als republikanische Degenerierung diagnostiziert.

Es gehört zu den merkwürdigen Phänomenen der Umbruchszeit, dass Wien trotz der schlimmen Versorgungskrise an der Zuschreibung, eine der ganz großen Kulturmetropolen in der Welt zu sein, mit großer Kraftanstrengung festhielt. Die ehemalige Reichshaupt- und Residenz- stadt war mit aller Emphase fest entschlossen, weiterhin zu zeigen, dass es in der internationalen Welt weiterhin als Stadt der Künste, der Musik, der Theater, der kulturellen Begegnung, als Stadt der großen Geister und des guten Geschmacks zu gelten habe. Diese Tradition schaffte Selbst- bewusstsein und Zukunftsgewissheit, befeuerte den Glauben, den trau- rigen Nachkriegsalltag bald überwinden zu können. Natürlich spielte bei dieser angestammten Rolle auch die Ausrichtung auf den Fremden- verkehr mit. Die Opernhäuser, Theater, Konzertsäle und Museen, die im Boom der Reichshaupt- und Residenzstadt gegründet wurden, bildeten den steinernen Beweis für die besondere Rolle des Wiener Kulturlebens. Eine Diskussion, ob denn der in der k. k. Zeit entstandene Kulturbetrieb redimensioniert werden sollte, fand (mit wenigen Gegenreden) nicht statt. Adolf Vetter, der führende Theatermanager der Republik, setzte klar auf die Fortführung der Hoftheater als Staatstheater, beschäftigte sich zwar zwecks Auslastung des Ensembles mit der Ausweitung des Spielbetriebs (Akademietheater, Schönbrunner Schloßtheater, Redou- tensäle), sinnierte über die Zusammenlegung von Staatsoper, Theater an der Wien und Volksoper nach oder plante die Gründung einer eige- nen Filmgesellschaft, um aus dem Film-Boom vermehrt Einnahmen zu lukrieren. Die politischen Eliten waren sich darin einig, dass alles nur Erdenkliche getan werden müsse, um die notwendigen Mittel bereitzu- stellen und den Kulturbetrieb des neuen Staates im alten Umgang wei- terzuführen.

Austriaca no 87, 2018 122 Alfred Pfoser

Es war von großer symbolischer Bedeutung, dass Wien in der zuge- spitzten Kohlen- und Energiekrise des Dezember 1918 zwar die Schu- len sperrte und die privaten Haushalte in der Kohlen-, Gas- und Strom- zufuhr stark beschränkte, aber viele Initiativen ergriff, um die Theater und die Opernhäuser nach Möglichkeit offen zu halten. Es gab auch viele Schließtage (im Oktober etwa 11 Tage wegen der Grippeepidemie, im Dezember 25 Tage wegen Kohlenmangels), aber eine längere, totale Sperre wurde verhindert. Natürlich ging es da auch darum, den riesi- gen Kulturbetrieb in Gang zu halten, den Schauspielern und Sängern Beschäftigung zu geben und sie vor dem Hunger zu bewahren, aber dar- über hinaus hatte die (zumindest zum Teil) abgesagte Drosselung des Theaterbetriebs auch hohen Symbolgehalt. Sie sollte eine starke Mani- festation sein, dass trotz der erzwungenen Beschränkung der Industrie- produktion oder des Straßenbahnverkehrs Theater und Kinos und das in ihnen stattfindende Gemeinschaftserlebnis den Lebenswillen dieser Stadt unter Beweis stellen sollten.39 Gleichzeitig mit ihrer Umwandlung in Staatsbetriebe wurde an den ehemaligen Hofbühnen, zum Teil noch in der Generalintendanz von Leopold von Andrian (bis 24. November 1918) vorbereitet, ein künst- lerischer Aufbruch signalisiert. Zeitgleich mit der Konstituierung einer deutschösterreichischen Regierung wurde im Oktober 1918 ein Wech- sel in der Führung der Hofoper und des Hoftheaters angekündigt. Wäh- rend in Wien auf der großen politischen Bühne das Drama von der Auflösung des Habsburgerreiches gespielt wurde, endete in der Hofoper die Amtszeit von Hans Gregor, der seit 1911 das Haus routiniert und durchaus erfolgreich geleitet hatte. Das neue Direktorengespann Franz Schalk und Richard Strauss sollte der Wiener Oper im internationalen Musikbetrieb wieder Glanz und Geist einhauchen und die große Tradi- tion des Hauses wieder beleben.40 Auch beim Burgtheater41 blieb die Repräsentationsfunktion unange- tastet, sie führte aber schnell zu Konflikten. Der Anspruch der eigenen künstlerischen Exzellenz kollidierte mit der internationalen Ausstrah- lung Max Reinhardts, der mit seinen Berliner Aufführungen und seiner Direktion am Deutschen Theater der Theaterstadt Wien längst Ruf und

39. Die Zeit, 14.12.1918, S. 3f 40. Paul Stefan, Die Wiener Oper, Wien, Wila Wiener Literarische Anstalt, 1922, S. 86-95 ; Mar- cel Prawy, Die Wiener Oper. Geschichte und Geschichten, Wien, Molden, 1969, S. 190-220. 41. Rudolph Lothar, Das Wiener Burgtheater. Ein Wahrzeichen österreichischer Kunst und Kul- tur, Wien, Augartenverlag, 1934, S. 406-451.

Austriaca no 87, 2018 Eine Hauptstadt auf der Suche nach Stabilität 123

Rang genommen hatte. Die Beteiligung an der Gründung der Salzburger Festspiele (Planungen bereits 1917, erste Aufführungen August 1920) galt als Reinhardts erster Schritt der Rückkehr nach Österreich. Schon seit 1917 gab es Bestrebungen, ihn für das Burgtheater zu gewinnen und wieder nach Wien, in seine Heimatstadt, zurückzubringen. Nach dem Krieg wurden die Gespräche intensiviert, im Januar 1921 gab es erste vertragliche Vereinbarungen, aber ein von Direktor Albert Heine angestrebtes Engagement scheiterte daran, dass sich das angestammte Ensemble gegen eine Übernahme wehrte. Reinhardt wollte Teile sei- nes Ensembles mitbringen. Seine Vorstellungen konnte er, nach ersten Pilotprojekten in den Redoutensälen (1922), erst mit der Übernahme des Theaters in der Josefstadt (1924) realisieren.42

Das schwarze Wien43

Noch in den 1920er Jahren hielt der Lueger-Kult an, ihm zu Ehren wurde 1926 am Ring an prominenter Stelle ein großes Denkmal auf- gestellt, das an den großen, legendären, 1910 gestorbenen Bürgermeis- ter der Christlichsozialen erinnerte. Die Reichsratswahlen 1911 nach dem allgemeinen und gleichen Männerwahlrecht kündigten den Poli- tikwechsel in Wien bereits an, der sich nach Gründung der Republik tatsächlich vollzog. Erstmals wurde in diesem Jahr die Sozialdemokra- tie zur stimmen- und mandatsstärksten Partei (42,9 Prozent, 19 Man- date), die Christlichsozialen verloren massiv (36,6 statt 49 Prozent, nur 3 statt 20 Mandate). Als Konsequenz aus diesem Debakel strebte die Lueger-Partei eine Neuorganisation der Partei an, wollte in der Zukunft eine breitere Wählerkoalition bilden. Auf Gemeinderatsebene blieb die Welt für die Christlichsozialen auch nach dem Tod Karl Luegers, ihres großen Erneuerers, noch heil, weil das Kurienwahlrecht die absolute christlichsoziale Mehrheit absicherte.

42. Kurt Kahl, Die Wiener und ihr Burgtheater, Wien/München, Jugend & Volk, S. 97-115 ; Max Reinhardt. „Ein Theater, das den Menschen wieder Freude gibt...“ . Eine Dokumenta- tion, hrsg. von Edda Fuhrich und Gisela Prossnitz, München, Langen-Müller, 1987, S. 116- 140 ; Max Reinhardt. Leben für das Theater. Schriften und Selbstzeugnisse, hrsg. von Hugo Fetting, Berlin, Argon, 1989, S. 259f. 43. Markus Benesch, Die Wiener Christlichsoziale Partei 1910-1934. Eine Geschichte der Zerris- senheit in Zeiten des Umbruchs, Wien, Böhlau, 2014 ; Janek Wasserman, Black Vienna: The Radical Right in the Red City, 1918-1938, Ithaca, Cornell University Press, 2014.

Austriaca no 87, 2018 124 Alfred Pfoser

Die von der Opposition in der Vorkriegszeit vergeblich geforderte Mitwirkung an der Gemeindepolitik fand im Weltkrieg eine teilweise Erfüllung. Der Stadtrat wurde zwar nicht um Mandatare der Oppo- sition erweitert, aber in der sogenannten Obmännerkonferenz waren Liberale und Sozialdemokraten eingebunden. Wie von der Stadtregie- rung damit ein Doppelspiel von Beteiligung und Ausschluss eröffnet wurde, so reagierten auch die Sozialdemokraten (Obmann Reumann und Winarsky, nach dessen Tod Skaret und in Vertretung Emmerling) mit Ambivalenz, immerhin wurden sie damit zu Agenten des Kriegsre- gimes. Die christichsoziale Stadtpolitik näherte sich, der Not des Krieges gehorchend, dem sozialdemokratischen Programm an, baute sukzessive die öffentliche Fürsorge aus, gründete kommunale Versorgungsbetriebe und führte den Mieterschutz ein, beschloss ein Wohnbauprogramm und bewegte sich sogar in der Steuerpolitik. Bei den Forderungen nach dem allgemeinen Wahlrecht gab es von Seiten des Wiener Bürgermeis- ters Richard Weiskirchner (Januar 1913 bis Mai 1919) Versprechen für die Zukunft.

Angesichts dieses Zusammenspiels war es nicht verwunderlich, dass Wien nach dem Umsturz im November 1918 auf Kontinuität setzte. Die Zahl der sozialdemokratischen Abgeordneten wurde auf 60 aufgestockt, die Christlichsozialen behielten weiterhin die (relative) Mehrheit von 84 Abgeordneten. Dass sie 19 Gemeinderatssitze aufgeben mussten, führte zu heftigen parteiinternen Auseinandersetzungen. Weiskirchner blieb weiterhin im Amt, bis die Wiener Gemeinderatswahl am 4. Mai 1919 die politische Gewichtsverteilung radikal veränderte.44 Während des Weltkriegs hatte sich eine Entfremdung der Bürger- meister-Partei und ihrer Wählerklientel vollzogen. Richard Weiskirch- ner wollte bei Kriegsbeginn durch einen besonderen Patriotismus auf- fallen und war als eine Art Zeremonienmeister an der Organisation der Kriegsbegeisterung in der Stadt führend beteiligt. Seine ohnehin nie berauschende Popularität schwand dahin, als es die Stadtverwaltung mit Fortdauer des Krieges immer weniger schaffte, die Bevölkerung ausreichend zu ernähren. Die eigene Wählerklientel wurde vor den Kopf gestoßen: Die Hausbesitzer wurden durch den Mieterschutz quasi enteignet, die Kleingewerbetreibenden fühlten sich brüskiert, weil sich

44. Maren Seliger/Karl Ucakar, Wien. Politische Geschichte. 1740-1934. Entwicklung und Bestimmungskräfte grossstädtischer Politik, Teil 2: 1896-1934, Wien, Jugend & Volk, 1985, S. 981-987.

Austriaca no 87, 2018 Eine Hauptstadt auf der Suche nach Stabilität 125 die Stadt mehr und mehr in die Beschaffung, Produktion und Distribu- tion einschaltete und damit den Prinzipien der Lueger-Politik abschwor. Den Beamten wurde eine adäquate Inflationsabgeltung mit der Begrün- dung verweigert, dass der Schuldenstand der Stadt damit explodieren würde. Erwerb-, Grund- und Rentensteuer wurden kräftig erhöht. In der zweiten Hälfte des Krieges hungerte und fror auch der Mittelstand. Zudem trug zum Wählerverlust bei, dass ein erheblicher Teil der Partei bis zuletzt und über die Republikgründung hinaus sich emotionell und politisch der Monarchie verpflichtet fühlte. Mit viel Umsicht und Vor- sicht sorgten Ignaz Seipel und der Kardinal dafür, dass eine Spaltung der Partei vermieden wurde und sich die Wiener Christlichsozialen an die republikanischen Zeiten adaptierten. Der monarchistische Flü- gel gab sich mit der Formel zufrieden, dass man in politisch ruhigeren Zeiten eine Volksabstimmung über die Staatsform (Monarchie versus Republik) abhalten wollte.45

Die Wahlen zur Konstituierenden Nationalversammlung am 16. Feb- ruar 1919 waren von den denkbar größten Spannungen begleitet. Eine in Wien bisher nie dagewesene Propagandaschlacht mit Plakaten, Flugblättern, Versammlungen und Lichtbildervorträgen versuchte die Bevölkerung zur Wahlbeteiligung zu motivieren. Noch hofften die Christlichsozialen, eine absolute Mehrheit der Sozialdemokraten zu verhindern. Aber die Ergebnisse der Nationalratswahlen in Wien waren eindeutig. Die Sozialdemokratie fuhr mit 55,4 Prozent der Stimmen einen großen Sieg ein, die bis 1918 absolut regierenden Christlichsozia- len sackten auf 22,3 Prozent ab, die deutschnationalen Parteien wurden zu Kleinparteien reduziert. Bei den Gemeinderatsratswahlen verloren die Sozialdemokraten zwar leicht, die Christlichsozialen gewannen fünf Prozentpunkte dazu, aber bei der Mandatsverteilung blieben die Machtverhältnisse eindeutig: 100 der 165 Sitze fielen an die SDAP. Die Arbeiter-Zeitung jubelte bereits bei der Februar-Wahl: „Die Wiener Zahlen klingen wie eine berauschende Symphonie.“46 In den ersten Monaten nach dieser politischen Zäsur herrschte wei- terhin ein Klima der Zusammenarbeit47, aber dann kippte die politische Lage komplett in den Konfrontationsmodus. Der Ton wurde sichtlich rauer, der Druck im politischen Kessel Wien größer. Die Christlichsozi-

45. Markus Benesch, Die Wiener Christlichsoziale Partei 1910-1934, op. cit, S. 21-57. 46. Arbeiter-Zeitung, 17.2.1919, S. 1. 47. Maren Seliger/Karl Ucakar, op. cit., S. 1048-1053.

Austriaca no 87, 2018 126 Alfred Pfoser alen, denen nun klar wurde, dass sie in ihrer alten Hochburg zur unge- liebten Oppositionsrolle verdammt sein würden, zogen populistisch mit allen verfügbaren Vorwürfen in die Schlacht gegen die rote Mehrheit. Die schlechte Versorgung wurde gegen die neue Stadtverwaltung verwen- det, die Agitation gegen den Steuersadismus hochgeschraubt, im Anti- semitismus überschritt die von Leopold Kunschak geführte Stadtpartei die bis dahin üblichen Grenzen und forderte den Numerus Clausus an den Universitäten und Konzentrationslager für ostjüdische Flüchtlinge, in den sozialdemokratischen Sozialprogrammen und den Aktivitäten der Arbeiter- und Soldatenräte witterte man „schleichenden Bolsche- wismus“. Unter dem Titel „Gibt es für Wien noch eine Rettung?“ wurde etwa am 1. Dezember 1919 eine Massenversammlung in die Volkshalle einberufen, durch die sich die Rathausmehrheit provoziert fühlte. Dass die Kundgebung von der aufmarschierenden Volkswehr und Arbeitern des Gaswerkes gesprengt wurde, heizte das gespannte politische Klima noch weiter an. Immerhin war es möglich, dass die etwa 2 000 Kund- gebungsteilnehmer im geschlossenen Zug in das Gumpendorfer Gesel- len-Vereinshaus auswichen, wo Leopold Kunschak in seiner Brandrede vor allem über den Einfluss der Arbeiter- und Soldatenräte herzog und als „Bilanz des Umsturzes“ resümierte:

Dass wir so tief gesunken sind, findet seine Erklärung darin, dass bei uns alle Kräfte nur der Zerstörung und Auflösung gewidmet scheinen und so gar niemand der Ruhe und Ordnung dienen will. […] Wir haben eine vor dem Gesetz verantwortliche staatliche und öffentliche Verwaltung, das alles aber nur auf dem Papier. In der Praxis sind wir eine Räterepublik, ein Bolschewistenstaat.48

Das Neue Wien

„Was fordern die Sozialdemokraten von der Gemeinde Wien?“49 – Das war der Titel des sozialdemokratischen Kommunalprogramms, das – nach Vorläufern seit 189650 ‒ kurz vor dem Ersten Weltkrieg im Jahr

48. Reichspost, 2.12.1919. 49. Was fordern die Sozialdemokraten von der Gemeinde Wien? Das sozialdemokratische Kom- munalprogramm, Wien, Verlag der Wiener Volksbuchhandlung, 1914. 50. Felix Czeike, „Wien“, in Erika Weinzierl/ Kurt Skalnik, Österreich 1918 – 1938, Graz, Styria, 1983, Band 2, S. 1045.

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1914 beschlossen wurde. Die Forderung nach dem allgemeinen Wahl- recht für Männer und Frauen ab dem 20. Lebensjahr, nach Aufhebung der Wahlkörper und der Einführung des Proporzsystems waren Eckpfei- ler des Manifests. Verlangt wurde auch die Loslösung von „der reaktio- nären Majorität des niederösterreichischen Landtages“ durch Schaffung einer Reichunmittelbarkeit Wiens. Die Wahl des Bürgermeisters sollte in Zukunft keine Bestätigung mehr durch den Kaiser benötigen. Weiters wurde die Beseitigung der bisherigen rigiden Form des Heimatrechts ‒ 1910 hatten bloß 55,6 Prozent der Bewohner eine Heimatberechti- gung ‒ verlangt. Der Hauptteil des Programms galt der Sozialpolitik, dem Armenwesen, der Arbeiterfürsorge, dem Gesundheitswesen, dem Wohnungswesen und dem Schulwesen. Grundsätzliche Änderungen verlangte man im Steuerwesen: Reduzierung der Massensteuern, Ein- führung einer städtischen progressiven Einkommens- und Vermögens- steuer und einer progressiven Erbschaftssteuer. Mit der Festlegung der drei großen Schwerpunkte Wohnungs-, Fürsorge- und Bildungspolitik lag mit diesem Dokument in nuce das Programm des Roten Wien vor. Die Gemeinderatswahlen 1919 beendeten die seit 1895 bestehende Hegemonie der Christlichsozialen Partei. Jakob Reumann wurde der erste sozialdemokratische Wiener Bürgermeister.51 In den ersten Mona- ten und Jahren des Neuen Wien fielen große Entscheidungen mit enor- men Folgewirkungen, wurden die Grundlagen des Roten Wien gelegt. Aber wer nahm in der damaligen Zeit die Ankündigung der sozialde- mokratischen Politiker, in Wien eine sozialdemokratische Musterstadt zu bauen, wirklich ernst? Die unter extremer Schuldenlast leidende, fast bankrotte Stadt bewegte sich damals im permanenten Krisenmodus. Kein Denken, dass diese „sterbende Stadt“ ihrem Dilemma entkommen und ein weltweit bewundertes Modell generieren könnte. Vorrangigste Aufgabe der neuen Wiener Stadtregierung war die Sanierung von „Wiens trauriger Finanzlage“52, die zum Zeitpunkt der Wahlen aus einem enormen, vor allem während des Weltkriegs ange- sammelten Schuldenberg von 250 Millionen Kronen bestand. Im sozial- demokratischen Team der ersten Stunde war Hugo Breitner als künftiger Finanzstadtrat bereits dabei; der ausgewiesene Finanzexperte sollte eine schrittweise Umstellung des Wiener Steuer- und Abgabensystems ein- leiten. Während sich vor dem Krieg die Stadt Wien fast ausschließlich

51. Franz Patzer, Der Wiener Gemeinderat 1918 – 1934. Ein Beitrag zur Geschichte der Stadt Wien und ihrer Volksvertreter, Wien, Jugend & Volk, 1961, S. 62-71. 52. Maren Seliger/Karl Ucakar, op. cit., S. 1057-1079 ; Arbeiter-Zeitung, 10.4.1919, S. 1-2.

Austriaca no 87, 2018 128 Alfred Pfoser aus indirekten Massensteuern, vor allem aus einem Mietzinszuschlag und den lukrativen Gewinnen der kommunalen Unternehmen finan- ziert hatte, setzte Breitner programmatisch mit „Wertzuwachsabgabe“, „Lustbarkeitsabgabe“, „Luxussteuern“ auf einen Neubeginn. Kurzfristige Zahlungsziele und in Prozenten gerechnete Steuersätze führten zu einem strengen Regime bei der Einhebung. Aber diese neuen Steuern sanierten nicht das Budget. Erst die Einführung von Massensteuern, einer progres- siv gestalteten Abgabe auf den Mietzins, welche Mieten unter 900 Kronen ausklammerte, und der im Juli 1920 beschlossenen Fürsorgeabgabe, einer Art Lohnsummensteuer, brachte die Wende.53 Die städtischen Unterneh- men wurden entgegen verlockenden Angeboten nicht verkauft und die diversen Abgaben für Wasser, Kanalisation und Energie kostendeckend erhöht.54 Die Anfänge des „Roten Wien“ waren also nicht durch den spä- ter berühmten kommunalen Wohnbau gekennzeichnet, sondern durch die Steuerpolitik. Zu Hilfe bei der Budgetsanierung kam der Stadt Wien die exorbitante Inflation. Die Anleiheschulden im Inland konnten im Wesentlichen bereits bis 1923 zurückgezahlt werden. Gleichzeitig mit der Sanierung des Budgets ging die sozialdemo- kratische Stadtregierung das Projekt einer neuen „demokratischen Stadtverfassung“55 an, das die bisherigen Entscheidungsmechanismen und Regierungsregeln gründlich veränderte. An Stelle eines bisher allmächtigen Bürgermeisters und eines wenig einflussreichen Kollegi- algremiums („Stadtrat“) trat eine Ressortverantwortung. Stadträte, in Permanenz begleitet durch die Beratungen und Beschlüsse der jewei- ligen Gemeinderatsausschüsse, betreuten nun bestimmte Aufgabenbe- reiche und führten den jeweiligen Beamtenapparat. Wie in den anderen Bundesländern bereits eingeführt, war ursprünglich auch in Wien eine Proporzregierung vorgesehen. Nach den Erfahrungen mit dem Koali- tionsbruch Mitte 1920 und der Marginalisierung sozialdemokratischer Regierungsmitglieder in manchen Bundesländern wurde in Wien aller- dings eine Regierungsbeteiligung der Opposition (Unterscheidung zwi- schen amtsführenden und nicht-amtsführenden Stadträten) minimiert. Als drittes Großprojekt stand die Klärung des Verhältnisses zwischen

53. Wolfgang Fritz, Der Kopf des Asiaten Breitner: Politik und Ökonomie im Roten Wien. Hugo Breitner, Leben und Werk, Wien, Löcker, 2000. 54. Felix Czeike, Wirtschafts- und Sozialpolitik der Gemeinde Wien, 2 Teile, Wien, Jugend & Volk, 1958/59, S. 124-138. 55. Seliger/Ucakar, Wien, op. cit., S. 1022-1056.

Austriaca no 87, 2018 Eine Hauptstadt auf der Suche nach Stabilität 129

Niederösterreich und Wien56 an, die bislang ein gemeinsames Kronland mit Wien als Hauptstadt bildeten. Die Trennung wurde in ihrer Sinn- haftigkeit, Ausgestaltung und territorialen Abgrenzung immer wieder in Frage gestellt. Die Verhandlungen zeigten ein komplexes Konfliktpoten- tial. In den einzelnen Parteien standen unterschiedliche Interessen gegen- einander. Ein erster Anstoß zur Trennung von Niederösterreich-Land und Wien gab es nach den Wahlen im Februar und Mai 1919. Der gene- relle Befund des Wahlergebnisses war eindeutig: Niederösterreich war politisch gespalten. Das ländliche Niederösterreich war christlichsozial dominiert, seine Landeshauptstadt Wien dagegen sozialdemokratisch. In Addition der beiden Teile hatte das Land Niederösterreich dank der her- ausragenden Stellung Wiens eine sozialdemokratische Mehrheit. Bei den gesamtösterreichischen Länderkonferenzen der Jahre 1919/1920 nahm ein anderes Forum die Brisanz des Verhältnisses Wien-Niederösterreich auf. Diesmal war der Ausgangspunkt der Ver- gleich der Bevölkerungsstärke zwischen den verschiedenen Bundes- ländern; eher kleinen Bundesländern mit zwei bis sechs Prozent der Bevölkerung (nach der Reihenfolge ihrer Größe: , Salzburg, , Tirol und Kärnten) standen solche mittlerer Größe von 12 bis 15 Prozent (Oberösterreich, Steiermark) gegenüber. Niederöster- reich mit Wien war das Schwergewicht in der Phalanx der Bundeslän- der (52,8 Prozent). Die bevölkerungsmäßige Dominanz im Osten löste bei den westlichen und südlichen Bundesländern heftige Kritik aus. Als Mindestforderung deponierten sie bei den Länderkonferenzen eine Trennung der beiden Länder. Mochten Wien und Niederösterreich wei- terhin auch die gleiche Hauptstadt und den gleichen Sitz als Landtag haben, als Länder sollten sie getrennte Wege gehen. Wie die Trennung von Wien und Niederösterreich ablaufen sollte, war in ihrer konkreten Umsetzung zunächst keineswegs klar. So sehr sich die Christlichsozialen in Wien und die Sozialdemokraten in den Städten des Wiener Umlands auch wehrten, die komplette Trennung der Bundesländer Wien und Niederösterreich wurde 1921 Realität. Der Wiener Bürgermeister Jakob Reumann war ein Verfechter der Separie- rung von Wien und Niederösterreich, nicht zuletzt wegen der Steuer- kompetenz, die Wien als Bundesland zustand. Damit konnte sich die politische Energie der Sozialdemokratie auf die Großstadt Wien und deren Probleme konzentrieren, ohne gleichzeitig die Entwicklung des

56. Ebenda, S. 996-1009.

Austriaca no 87, 2018 130 Alfred Pfoser

Agrarlandes berücksichtigen zu müssen. Die geplante Wohnbautätig- keit wurde zwar durch den Ankauf von Boden vorbereitet, aber der offi- zielle Start der spektakulären Wohnungspolitik, die in Etappen zum Bau von 65 000 Gemeindewohnungen führte, erfolgte erst 1923. Der Sumpf

In der Innenstadt war das „sterbende Wien“ nicht zu sehen und spü- ren. Die Wiener City zog einen gar nicht so kleinen Teil der Gesell- schaft an, der von der Inflation profitierte und gewillt war, das schnell verdiente Geld auch schnell wieder auszugeben. Angereiste Touristen und Journalisten, die eine Bettelstadt erwarteten, waren erstaunt, was sich ihnen in und um den Ersten Bezirk bot. Von Elend war hier nichts zu sehen. Die Restaurants waren voll, die Speisekarten boten ohne Ein- schränkung die Wiener Spezialitäten an, die Vergnügungsstätten im Prater brauchten über Nachfrage nicht zu klagen. Für skandalumwit- terte Events und spektakuläre Aufführungen (wie die Opernpremiere von Richard Strauss ’ Frau ohne Schatten) wurden exorbitante Preise bezahlt. Alle Hotels und Pensionen waren bis auf den letzten Platz seit Monaten belegt, Wien lag den Fremden und Ausländern zu Füßen und trachtete ihnen Devisen zu entlocken, indem man ihnen Luxus bot und den Ausverkauf von Antiquitäten betrieb. Das Zentrum inszenierte sich als Überfülle des Reichtums, grelle Spielhöllen und Nachtklubs lockten mit neuartigen Jazzrhythmen und exotischen Tänzen Publikum an. Die Konzertcafés vervielfachten sich. In den Straßen der Innenstadt, in den Theatern, Konzerten, Cabarets, Kaffeehäusern ging es lebhaft zu. Geld spielte keine Rolle, Geld war zum Ausgeben da. Wien war wieder, wie anno dazumal, ein Mekka der Vergnügungs- und Kulturszene.

In Zeitromanen wurde „Das entfesselte Wien“ zum großen Thema: Bestsellerautor Hugo Bettauer schrieb Romane über eine zügellose Stadt zwischen großem Geld und extremer Not, mit Schiebern und jungen Mädchen, die ihnen zum Opfer fallen. Jazz, so der Titel eines Romans von Felix Dörmann57, wurde zum Zeichen eines Verfalls, dem die alte Wiener Gesellschaft zum Opfer fiel. Die Feuilletons sind voll mit Geschichten über die Inflationsjahre. „Man kann nichts verdienen,

57. Felix Dörmann, Jazz: Wiener Roman, Warnsdorf, Strache, 1925.

Austriaca no 87, 2018 Eine Hauptstadt auf der Suche nach Stabilität 131 wenn man arbeitet“58, schrieb Joseph Roth in einem seiner Wien-Texte. Geld wurde in Cafés, Hotelhallen und den vielen neu gegründeten Ban- ken verdient. Die Schwankungen zwischen Kronen, Mark, Lire und Dollars werden nicht nur von Spekulanten genutzt, wenn die Preise der Waren über Nacht anzogen, zogen auch einfache Ladeninhaber ihren Gewinn. Antiquitäten und Kunstgegenstände waren billig zu haben. Valuta „ist das Zauberwort, das alles Denken und Fühlen, alle Gemü- ter, Pläne und Beziehungen beherrscht“59, klagte der bürgerlich-liberale Feuilletonist Ludwig Hirschfeld und gab sich Untergangsstimmungen hin. Die Rechte bündelte alle Zeitphänomene in einen wilden, diffusen populistischen Hass gegen die Linke. In einer reaktionären Grundstim- mung wurden alle Phänomene der Gegenwart so lange gewendet, bis sie sämtliche Klischees und hasserfüllten Vorurteile bedienten. Es gab durchaus noch Steigerungsformen in der negativen Beurteilung Wiens. Zu den Zuschreibungen als „Wasserkopf“, „Beamtenburg“, „rotes Wien“, zu allen Fantasien über einen Rückbau Wiens auf eine dem neuen Staat gemäße Hauptstadt fügte sich ein Image ein, das aus dem Antisemitis- mus spross und die „österreichische Revolution“ als Kombination von Bolschewismus und Moderne verortete: Wien wurde zum Sündenbabel schablonisiert, das mit seiner Sitten- und Glaubenslosigkeit, mit sei- nen „Sever“-Ehen seinen Kino- und Theateraufführungen, mit seinen Homosexuellen-Partys und Stundenhotels, mit seinen modisch-ko- kett gekleideten Frauen (Seidenstrümpfe, kurze Röcke, Bubikopf), mit seinem Nachtleben (Konzertcafés, Bars, Jazztänze) das gesamte Land kulturell gefährdete und von dem eine Ansteckungsgefahr ausging. Der Sozialismus war der Weg in die eigentums- und verantwortungs- lose Anarchie, die Moderne das Tor zur Sittenlosigkeit. Wien war der „Sumpf“. Das Judentum mit seiner „Destruktivität“, seinen anderen Werten, seiner rassischen Fremdartigkeit war dabei der Drahtzieher, der sich die Zerstörung des christlichen Abendlandes als Ziel gesetzt hatte. Die Sozialdemokratie, die die liberalen Freiheiten verteidigte, agiere als willfährige „Judenschutztruppe“, was nicht verwunderlich sei, da ja an ihrer Spitze viele Juden ihre Politik lenken würden. Recht unmittelbar kamen diese Verschwörungsfantasien in der rech-

58. Joseph Roth, „Die Rentabilität der Faulheit“, in Joseph Roth: Das journalistische Werk 1915 – 1922, hrsg. von Klaus Westermann, Köln, Kiepenheuer & Witsch, 1989, S. 199. 59. Ludwig Hirschfeld, „Das papierene Kalb“, in Ludwig Hirschfeld, Wo sind die Zeiten ...: Zehn Jahre Wien in Skizzen, Wien, Wila, 1921, S. 251.

Austriaca no 87, 2018 132 Alfred Pfoser ten belletristischen Literatur zu variantenreichen Ausprägungen.60 Der Titel eines Romans des Vielschreibers Karl Hans Strobl brachte 1920 den postrevolutionären Zustand Wiens auf den Begriff: Gespenster im Sumpf.61 Er schilderte ein zwanzig Jahre nach der Republikgründung völlig verkommenes, zerstörtes, von der Außenwelt abgeschottetes Wien, das von einer verrückt gewordenen sozialdemokratischen Füh- rung regiert wird, in der die Menschen jede Lust auf Arbeit, „Ehrfurcht, Bescheidenheit und Pflichtgefühl“ verloren haben, in der mit Streiks und Rätediktatur in der „Republik Morgenstern“ Chaos und Kampf aller gegen alle ausbricht. Der katholische Autor Friedrich Schreyvo- gel überschrieb seinen fantastischen Roman über das Wien der Jahre 1918/19 mit dem Titel Der Antichrist62, in der fanatisierte Massen mit- tels eines perfekten Propagandaapparats von dämonischen Führern manipuliert werden. Beide Romane haben eine unübersehbar antisemi- tische Stoßrichtung. Das bösartigste und skurrilste Beispiel dieser anti- republikanischen, antisemitischen Literaturproduktion war der Roman Repablick (1924) von Karl Paumgartten63, in dem von der Entente bezahlte Revolutionäre der unbesiegten österreichischen Armee in den Rücken fallen und sozialdemokratische Führer und kommunistische Gewalttäter, natürlich immer Juden, sich prächtig ergänzen: „Der rote Führer ist das feigste Luder: / Zum Taschenfüllen nur reicht hin sein Eifer. / Zu Taten liefert er nichts als Geifer, / Den Mut zum Handeln hat sein – Plattenbruder.“64 Paumgartten verstand es, seinen monströs-def- tigen Antisemitismus in verschiedenen Medienformen zu verwerten. Er schrieb Hetzschriften in Broschürenform, er war Beiträger von dezi- diert paranoiden Tableaus in den Wiener Stimmen (einem Ableger der christlichsozialen Reichspost), später in der pränationalsozialistischen Deutschösterreichischen Tageszeitung (DÖTZ). Paumgartten schaltete sich auch immer in die österreichischen Kul- turkämpfe ein. Eine Gelegenheit dazu, die er sich nicht entgehen ließ, bot sich ihm in der Staatsaffäre um die Aufführung von Arthur Schnitz- lers Reigen im Februar 1921, in der die Kampagne gegen den Sumpf mit

60. Friedrich Achberger, Fluchtpunkt 1938. Essays zur österreichischen Literatur zwischen 1918 und 1938, Wien, Verlag für Gesellschaftskritik, 1994, S. 101-131. 61. Karl Hans Strobl, Gespenster im Sumpf: Ein phantastischer Wiener Roman, Leipzig, Staack- mann, 1920. 62. Friedrich Schreyvogl, Der Antichrist, Wien/Leipzig, Wiener Graphische Werkstätte, 1921. 63. Karl Paumgartten, Repablick: Eine galgenfröhliche Wiener Legende aus der Zeit der gelben Pest und des roten Todes, Graz, Heimatverlag L. Stocker, 1924. 64. Achberger, Fluchtpunkt 1938, op. cit., S. 128.

Austriaca no 87, 2018 Eine Hauptstadt auf der Suche nach Stabilität 133 der Austreibung des Theaterpublikums aus den Kammerspielen seinen politisch-theatralischen Kulminationspunkt fand. Alle Foren wurden aktiviert, um diesen Kulturkampf zu führen. Die einzelnen Etappen dieses Skandals waren umgeben von groteskem apokalyptischen Stim- mengewirr und zuspitzendem Aktionismus. Der Fastenhirtenbrief der österreichischen Bischöfe, journalistische Kampagnen, Parlaments- und Gemeinderatsdebatten mit Raufereien, Massenversammlungen mit Reden führender christlichsozialer Politiker und des Wiener Kardi- nals leiteten die Eskalation ein, die mit der von einem ehemaligen Offi- zier der Frontkämpfervereinigung angeführten Erstürmung des Thea- ters abgeschlossen wurde. Der Reigen-Skandal landete schließlich vor dem Verfassungsgerichtshof. Der massive Einsatz von Gewalt gegen das Theaterpublikum, der nur durch Zufall keine Toten und Schwerverletz- ten hinterließ, wurde in der rechten Presse als „Verjagung des jüdischen Schieberpublikums“ gefeiert.

Der Schmelztiegel

Wien strahlte auf alle Bewohner der Monarchie aus, junge Menschen in der ganzen Monarchie, wie etwa Manès Sperber im galizischen Zab- lotow, wurden gar von „leidenschaftlicher Liebe“65 zur Reichshaupt- und Residenzstadt erfasst, deren Glanz und Größe sie aus der Ferne über alle Maßen bewunderten. Wien zog an, versprach Arbeit, Chan- cen und Aufstieg und wirkte als Schmelztiegel aller Nationalitäten der Monarchie. Bildung, Kultur und Arbeitschancen wirkten als Assimilati- onsfaktoren. Gleichzeitig legten die Bürgermeister von Lueger bis Weis- kirchner größten Wert darauf, Wien als „deutsche Stadt“ zu erhalten und zogen viele administrative Register, diese nationale Exklusivität zu unterstützen.

Wien war eine Zuwandererstadt. 1880 waren nur 38,5 Prozent der Einwohner in Wien geboren, 1910 waren es immerhin 48,8. Die Zuwan- derung aus den heutigen österreichischen Bundesländern betrug etwa 15 Prozent. Wie sehr Wien mit den 1918 abgetrennten böhmischen und

65. Manès Sperber, Die Wasserträger Gottes, in M. S., All das Vergangene...., Wien, Europaver- lag, 1983, S. 168.

Austriaca no 87, 2018 134 Alfred Pfoser mährischen Gebieten verbunden war, zeigte die Bevölkerungsstatistik aus dem Jahr 1910: 23 Prozent der Wiener Bevölkerung, also knapp 500 000, stammten von dorther und stellten alle anderen Zuwanderergruppen in den Schatten. Wie groß dabei die Gruppe mit tschechischer und slowa- kischer Muttersprache war, ist retrospektiv nicht mehr genau auszuma- chen. Historiker schätzen sie um etwa 300 000 ein. Sie waren in Wien hauptsächlich als Arbeiter, Taglöhner und Dienstboten beschäftigt. Fast 50 Prozent der weiblichen Hausbediensteten (Köchinnen, Wäscherinnen, Kindermädchen) waren böhmischer bzw. slowakischer Herkunft.66 Nach 1890 wuchs auch die jüdische Zuwanderung stark, um 1910 waren 175 000 (8,6 Prozent) der mehr als 2 Millionen zählenden Bevöl- kerung mosaischen Glaubens. Es gab dabei zwei sehr unterschiedliche Trends. Viele schafften durch die Bildungsorientierung den Sprung in die Mittelschichten und Eliten und passten sich kulturell an die neue Umgebung an.67 Die Kreativität der jüdischen Zuwanderer zeigte sich oft in der zweiten Generation: Die Kunst des Wiener Fin-de-siècle war stark durch die mentale Krise des assimilierten Judentums geprägt. Gleichzeitig gab es im Wiener Bezirk Leopoldstadt eine starke Ghettoi- sierung; die Zuwanderer aus dem Osten lebten dort ihre eigene, relativ geschlossene (religiöse) Kultur.68 Mit der Massenflucht aus den Kriegs- schauplätzen Galizien und Bukowina nahm die jüdische Bevölkerung während des Ersten Weltkrieges nochmals zu. Nach den ersten russi- schen Offensiven im Herbst 1914 strandeten bis zu 200 000 ostjüdi- sche Flüchtlinge in Wien. Nach der Rückeroberung Galiziens ging die Zahl stark zurück, um bei der Brussilow-Offensive wieder anzusteigen. Nach dem Krieg kehrten zwar viele in ihre Herkunftsregionen zurück, aber der Krieg zwischen Polen und der Ukraine bzw. der Sowjetunion, der zu Lasten der jüdischen Bevölkerung ausgetragen wurde, führte wiederum zur Massenflucht. Wien wurde auch zur Relaisstation für die Auswanderung in die USA oder nach Palästina. Mit der Repub- likgründung kam dann der schon im Krieg anschwellende, allerdings unterdrückte Antisemitismus in aller Macht zum Vorschein; die Hetze gegen die ostjüdischen Flüchtlinge spielte bei den Wahlen 1919 und in

66. Schmelztiegel Wien – einst und jetzt. Zur Geschichte und Gegenwart von Zuwanderung und Minderheiten. Aufsätze, Quellen, Kommentare von Michael John und Albert Licht- blau, 2. verb. Aufl., Wien, Böhlau, 1993, S. 11-20. 67. Steven Beller, Wien und die Juden 1867-1938, Wien, Böhlau, 1993. 68. Marsha L. Rozenblit, Die Juden Wiens 1867-1914. Assimilation und Identität, Wien, Böhlau, 1988.

Austriaca no 87, 2018 Eine Hauptstadt auf der Suche nach Stabilität 135 der Inflationszeit eine wichtige Rolle im politischen Leben. 1923 wur- den bei der Volkszählung 201 513 Personen mosaischen Glaubens in Wien gezählt.

Wien wie Österreich wurden nach der Auflösung der Monarchie national homogener. Es gab keinen Sprachenstreit mehr im neuen Staat Deutschösterreich, die lautstarken Nationalitätenkonflikte im Reichsrat waren nunmehr unselige Vergangenheit. Italienische, jugoslawische, ungarische Minderheiten verließen Wien, trotzdem fungierte die Stadt nach wie vor als ein gewisser Schmelztiegel. Trotz des Bevölkerungs- rückgangs waren erhebliche Migrationsbewegungen zu beobachten. Gerade im Kultur-, Vereins- und religiösem Leben zeigte sich der Reich- tum von Post-Habsburg. In Wien wurde jiddisches Theater gespielt, wurden jiddische Romane publiziert. Die Emigration aus Ungarn nach dem Sturz der Räterepublik ergab einen erheblichen Zuwachs an her- vorragenden kreativen Kräften für die Kultur- und Wissenschaftsszene. In der Volkszählung 1923 wurden für Wien knapp 80 000 Einwohner mit Tschechisch/Slowakisch als Umgangssprache ausgewiesen.69 Die demographischen Strömungen nach 1918 lassen sich nach den offiziellen Statistiken schwer nachvollzuziehen, denn die erste Nach- kriegsvolkszählung fand erst 1923, also erst nach den stürmischen Jahren des Staatszerfalls, statt. Wiens Bevölkerung erreichte während des Krieges einen Höchststand von etwa 2,3 Millionen Einwohnern. Mit Kriegsende setzte aus vielerlei Gründen ein Schrumpfungsprozess ein, 1923 wies Wien nur mehr 1,86 Millionen Einwohner auf. 150 000 bis 200 000 Bewoh- ner verließen die Stadt in Richtung der neuen, Prosperität verheißenden Tschechoslowakei. Viele Stadtbewohner übersiedelten wegen der besse- ren Versorgungsmöglichkeiten auf das Land, auch die Auswanderung aus der Elendsmetropole war ein Faktor. Gleichzeitig strömten viele Grup- pen aus den deutschsprachigen Gebieten der neuen Nationalstaaten nach Österreich. Auch nach dem Krieg versuchten ostjüdische Flüchtlinge den militärischen Auseinandersetzungen zwischen Polen, der Ukraine und der Sowjetunion zu entkommen. Zur ungarischen Emigration während und nach der Räterepublik gibt es wenig statistisches Material, angeblich flohen im Herbst 1919 100 000 in den Westen.

69. Michael John, „Der lange Atem der Migration – die tschechische Zuwanderung nach Wien im 19. und 20. Jahrhundert“, in Tschechen in Wien. Zwischen nationaler Selbstbehauptung und Assimilation, Wien, Löcker, 2010, S. 31-60.

Austriaca no 87, 2018 136 Alfred Pfoser

Wie sehr das Nachkriegs-Wien weiterhin als Schmelztiegel fungierte, zeigte sich bei den ersten Nationalrats- und Gemeinderatswahlen 1919. Die kandidierenden ethnisch klar definierten Parteien konnten bei weitem nicht ihr Reservoir bei ihrer Sprach- und Religionsgruppe ausschöpfen, aber immerhin machte ihr Einzug in das Stadtparlament deutlich, dass sie Faktoren in der Stadtpolitik waren, mit denen man rechnen musste. Bei der ersten Sitzung des Gemeinderats produzierte die Partei der sozialistischen und demokratischen Tschechoslowa- ken einen Eklat, weil sie ihre Rechte in einem demokratischen Wien anmeldeten. Immerhin hatten sie 8,4 Prozent der Stimmen und 8 Man- date erobert. Als ihr Redner die Zulassung des Tschechischen als offi- zielle Verhandlungssprache forderte, begannen Christlichsoziale und Deutschnationale, ganz im Denken der Lueger-Zeit, aus Protest den Sit- zungssaal zu verlassen. Daraufhin setzte Antonín Machát seine Rede auf Tschechisch fort, worauf ihm Jakob Reumann, der den Vorsitz führte, das Wort entzog. Damit endete die erste Sitzung des neuen Gemeinde- rats.70 Immerhin wurde eine Streitbeilegung mit den Wiener Tschechen erreicht, indem private Comenius-Schulen zugelassen und auch öffent- liche Schulen mit Tschechisch-Unterricht eingerichtet wurden. Mit der zunehmend politischen Konfrontation allerdings verschwand die Partei aus dem Gemeinderat, indem diese Partei von den Sozialdemokraten aufgesogen wurde. Antonín Machát zog etwa als sozialdemokratischer Mandatar aus Favoriten ins Stadtparlament ein.

Die starke jüdische Minderheit war politisch und kulturell zersplit- tert. In der Mehrheit fand sie bei der Sozialdemokratie ihre politische Heimat, ein Teil bei den „Demokraten“. Viel Diskussion innerhalb der jüdischen Gemeinde löste 1919 das Antreten einer zionistischen „Jüdi- schen Partei“ aus, die bei der Mehrheit der assimilationsorientierten Juden einen schweren Stand hatte. 1919 kamen die Zionisten mit einem Mandat in den Nationalrat und drei in den Gemeinderat. 1923 erzielten sie zwar bei den Gemeinderatswahlen stimmenmäßig das relativ beste Ergebnis, aber wegen der wesentlich höheren Wahlbeteiligung wurde sie bei den Mandaten auf einen einzigen Vertreter reduziert. Bei den polarisierenden Wahlen 1927 gelang der Partei nicht mehr der Einzug in den Gemeinderat.71

70. Patzer, Wiener Gemeinderat, op. cit., S. 77. 71. Maren Seliger/Karl Ucakar, Wahlrecht und Wahlverhalten in Wien 1848-1932. Privilegien, Partizipationsdruck und Sozialstruktur, Wien, Jugend & Volk, 1984, S. 139-145 und S. 169f.

Austriaca no 87, 2018 Ute Weinmann Université de Cergy-Pontoise

Automne 1918 en Carinthie, « wo man mit Blut die Grenze schrieb… » : débats, combats et commémorations autour de la frontière méridionale de l ’ Autriche

[…] La Carinthie est une région frontalière, et toutes les régions frontalières sont peut-être plus vivantes que d ’ autres, mais aussi plus restreintes et étriquées, parce que rôde toujours ou presque toujours comme un fantôme le problème entre deux États, ou bien entre deux langues1.

Je parcours en pensée le cours de la frontière qui sépare les alpages de la Luscha et le mont Olševa, elle monte et descend, c ’ est une ligne ondulante censée contenir le passage d ’ ici à là-bas, une loi écrite, gravée dans le paysage. […]. Les gens n ’ ont qu ’ à respecter cette frontière s ’ ils veulent se croire en sécurité, entend-on dire. Qu ’ ils ne ressassent pas de veilles histoires, car elles pourraient bien mettre la paix en péril. Mais la paix s ’ est-elle seulement installée dans cette région, où bien les langues parlées ici portent-elles encore l ’ uniforme […] C ’ est à cause de cette frontière, qui aux yeux de la majorité dans notre pays ne peut être qu ’ une frontière nationale et linguistique, que je suis obligée de m ’ expliquer et de justifier mon identité. Qui suis-je, qui sont les miens, pourquoi est-ce que j ’ écris en slovène ou parle allemand ? Se déclarer ainsi induit qu ’ il y ait un lieu d ’ ombre, repaire de spectres qui ont pour noms fidélité et trahison, possession et territoire, mien et tien. Ici, franchir la frontière n ’ est pas un processus naturel, c ’ est un acte politique2.

1. Peter Handke et Peter Hamm, Vive les illusions ! Entretiens, Anne Weber (trad.), Paris, Christian Bourgois, 2008, p. 115. 2. Maja Haderlap, L ’ Ange de l ’ oubli, Bernard Banoun (trad.), Ute Weinmann (post.), Paris, 138 Ute Weinmann

La question des frontières, des délimitations politiques, cultu- relles, linguistiques ou topographiques, à savoir la démarcation face à l ’ Autre, qu ’ il soit turc/ottoman3, slave/slovène ou réfugié de nos jours, a toujours joué un rôle primordial dans la conscience régionale de la Carinthie. Dans sa partie méridionale, c ’ est une région biculturelle, germanophone et slovénophone (à 20,7 % en 1910)4 où, après la pre- mière guerre mondiale, la frontière entre le nouvel État yougoslave et la République d ’ Autriche fut fixée par référendum. Pour la nouvelle République autrichienne, ce fut le seul cas où un plébiscite décida du tracé de frontière, dont plus de la moitié était non défini, voire disputé à la fin de la guerre. La mémoire de cette période de conflit frontalier, entre la fin de la première guerre mondiale et le référendum du 10 octobre 1920, sera mythifiée par une politique du passé célébrant l ’ Abwehrkampf (com- bat défensif) et la Volksabstimmung (votation populaire), deux notions qui forment selon Valentin Sima le mythe originel de la « nation carinthienne5 ». Le 10 octobre 2017, lors des festivités de commémo- ration, désormais communes avec les représentants slovènes de Carin- thie, le ministre-président social-démocrate Peter Kaiser, souligna ce point : « Ce chapitre de l ’ histoire de notre pays est un des moments les plus grands avec son point culminant que représente le plébiscite du 10 octobre 19206. » Le rappel de quelques éléments clefs sur le contexte sociopolitique en Carinthie permettra d ’ évaluer ensuite les reflets de cette période de tran- sition et de bouleversements d ’ octobre-novembre 1918 dans le journal Klagenfurter Zeitung, principal organe de la presse régionale pendant

Métailié, 2015, p. 175. 3. La région fut constamment le théâtre de conflits entre les Habsbourg et les Turcs ; en témoignent encore des toponymes tels que Türkei ou Galizien. 4. Voir Alfred Pfoser, Die erste Stunde Null. Gründungsjahre der österreichischen Republik, Salzburg-Wien, Residenz, 2017, p. 61 : « So war der slowenische Anteil an der Bevölkerung Kärntens von 35,9 Prozent über 29,7 Prozent 1880 auf nur 20,7 Prozent im Jahre 1910 zurückgegangen, also um fast die Hälfte innerhalb von zwei Generationen. » 5. Voir Valentin Sima, « Zwischen Mythen und Realität. Erinnerungspolitik in Kärnten nach 1945 », dans Mitteilungen der Alfred Klahr Gesellschaft, no 2, 2006, p. 27-30 : « Der Ursprungsmythos, von dem teilweise alle weiteren abgeleitet sind, könnte etwa folgender- maßen formuliert werden: Der Feind trägt von außen Unruhe unter das in friedlicher Ein- tracht lebende Kärntner Volk, das sich 1918-20 in Abwehrkampf und Volksabstimmung heldenhaft, einig und erfolgreich gegen den Angriff von außen zur Wehr setzt » (p. 27). 6. https://www.ktn.gv.at/Service/News?nid=27397 (consulté le 26 juillet 2018) : « Dieser Teil der Landesgeschichte ist einer der größten Meilensteine der Landesgeschichte mit dem Höhepunkt der Volksabstimmung vom 10. Oktober 1920. »

Austriaca no 87, 2018 Automne 1918 en Carinthie 139 la période observée. Nous évoquerons enfin ce qu ’ on peut appeler une lutte des mémoires que la revue d ’ histoire régionale Carinthia mène sur la période 1918-20, depuis l ’ entre-deux-guerres jusqu ’ à nos jours. Définie par des frontières naturelles, notamment vers le sud, par deux chaînes de montagnes, la Carinthie, duché depuis le vie siècle, absorbé par le Saint Empire au ixe siècle et pays de la couronne des Habsbourg depuis 1335, habité d ’ abord par des Slaves et ensuite germanisé, est une entité politique depuis la fin du Moyen Âge. À partir de la fin du xixe siècle, le nationalisme allemand se développa dans la bourgeoisie libérale (ger- manophone), s ’ opposant à une minorité slovène paysanne, conservatrice, fidèle à la dynastie des Habsbourg et encadrée par le clergé. À la suite de la différenciation nationale au courant du xixe siècle, deux façons de raconter l ’ histoire se confrontaient à l ’ entrée de la Grande Guerre, servant chacune les idéologies ethniques, voire natio- nales respectives : d ’ un côté, le mythe national-allemand du dernier rempart de la culture allemande supérieure faces aux barbares (Slaves et Ottomans) ; de l ’ autre, le mythe fondateur d ’ une Slovénie carinthienne aux allures démocrates et poétiques, opprimée par les Germains7. Soulignons en outre que contrairement aux autres Länder, la Carin- thie se caractérise depuis la formation des partis politiques, à la fois par une prédominance des nationaux-allemands et des sociaux-démocrates et une certaine entente entre eux, ainsi que par une faiblesse des chré- tiens-sociaux, due à une tradition anticléricale et antidynastique qui remonte à l ’ oppression de la Contre-Réforme dans une contrée qui fut majoritairement protestante. À l ’ issue de la première guerre mondiale, le 11 novembre1918, soit la veille de la proclamation de la République autrichienne, l ’ Assemblée provisoire de Carinthie déclara que toute la Carinthie faisait partie inté- grante de la République d ’ Autriche allemande8, tandis que le Conseil national slovène pour la Carinthie revendiqua toute la Carinthie pour le nouvel État des Slaves du Sud, se référant au passé slave de la région et à la politique répressive de germanisation envers l ’ élément slave en

7. Voir Andreas Moritsch, « Nationale Differenzierungsprozesse bis in die neunziger Jahre des 19. Jahrhunderts », dans Harald Krahwinkler (dir.), Staat – Land – Nation – Region. Gesellschaftliches Bewußtsein in den österreichischen Ländern Kärnten, Krain, Steiermark und Küstenland 1740 bis 1918, Klagenfurt/Celovec, Hermagoras, 2002, p. 315-332. 8. « Beurkundung über die Konstituierung des Landes Kärnten und seiner vorläufigen Lan- desverwaltung. Zu Klagenfurt, am 11. November 1918 : Wir erklären im Namen des von uns vertretenen Volkes und Gebietes kraft des Selbstbestimmungsrechtes der Völker: 1. Das

Austriaca no 87, 2018 140 Ute Weinmann

Carinthie9. Ces deux prises de position étaient incompatibles : en atten- dant les dispositions issues d ’ une conférence de paix, chacun des pro- tagonistes cherchait à exercer un pouvoir souverain provisoire, voire à occuper l ’ espace revendiqué. Suivant les accords de l ’ armistice sur la libre circulation des puissances alliées et associées, la partie méridionale de la Carinthie fut, à partir de début novembre, progressivement occupée par des unités militaires slo- vènes, voire yougoslaves. Du côté autrichien, selon la décision de la com- mission régionale de défense du 8 novembre 1918, des milices citoyennes se constituèrent au niveau communal, avec l ’ objectif dans un premier temps de maintenir l ’ ordre public. La violation yougoslave d ’ un accord fragile sur une ligne de démarcation le long de la rivière Drave, fixée lors des pourparlers entre Ljubljana et Klagenfurt le 23 novembre, déclencha la première phase du conflit armé, de mi-décembre 1918 jusqu ’ à début jan- vier 1919. Cette escalade avait été sanctionnée en amont (le 5 décembre) par une décision de l ’ Assemblée régionale provisoire qui s ’ était pronon- cée en faveur d ’ une résistance armée. Après des avancées militaires du côté autrichien, donc des actions agressives et non défensives, et la réinté- gration des territoires au sud de la Drave, la politique régionale fit sienne la devise : « La Carinthie libre et indivise » (Kärnten frei und ungeteilt). Lorsque mi-janvier de nouvelles négociations sur une ligne de démar- cation furent sur le point de se solder par un échec, des représentants (Sherman Miles) de la délégation américaine à Vienne dirigée par l ’ his- torien Archibald Cary Coolige proposèrent leur arbitrage et se rendirent accompagnés d ’ experts, une semaine à la fin janvier-début février dans les territoires contestés. Il s ’ agissait pour eux de se faire une opinion fondée sur des données ethniques et économiques, afin d ’ appréhender sur place la « slovénité » et la « germanité », et mesurer ainsi le désir de citoyen- neté future parmi les habitants de la Carinthie méridionale. Le rapport à l ’ issue de cette mission sur le terrain (Miles Mission) suggéra d ’ attribuer la Carinthie jusqu ’ à la chaîne montagneuse des Karawanken à l ’ Autriche10.

geschlossene deutsche Siedlungsgebiet des ehemaligen Herzogtumes Kärnten und jene gemischtsprachigen Siedlungsgebiete dieses Herzogtumes, die sich auf Grund des Selbstbe- stimmungsrechtes ihrer Bewohner dem Staatsgebiete des Staates Deutschösterreich verfas- sungsmäßig anschließen » (cité d ’ après Alfred Ogris et al., Der 10. Oktober 1920. Kärntens Tag der Selbstbestimmung. Vorgeschichte – Ereignisse ‒ Analysen, Klagenfurt, Verlag des Kärntner Landesarchivs, 1990, p. 22. 9. Voir Philipp J. Jernej, « Kärnten und die jugoslawischen Besitzansprüche 1918-1920 », Carinthia I, 2017, p. 455-468. 10. Cet arbitrage n ’ a jamais été publié ni mis en œuvre. Cette initiative unilatérale des États-

Austriaca no 87, 2018 Automne 1918 en Carinthie 141

Entre-temps, la conférence de paix commença ses travaux à Paris. Les négociations avec la Yougoslavie débutèrent juste au moment où le conflit armé en Carinthie attirait l ’ attention internationale, et où Sher- man Miles rendit son rapport pro-autrichien. La délégation yougoslave, dans une position difficile, en négociant des tracés frontaliers sur plu- sieurs fronts, basait son argumentation sur des critères ethniques, lin- guistiques et historiques, à un moment où face à la mosaïque de natio- nalités en Europe centrale, les données géographiques et économiques entraient de plus de plus en ligne de compte pour définir les nouvelles frontières des États à l ’ issue de la Grande Guerre. Le 29 mai 1919, après les recommandations de la commission terri- toriale de la conférence de Paris du 6 avril et du 10 mai, le conseil des Quatre décida finalement l ’ organisation d ’ un plébiscite pour la Carin- thie ; une décision que la délégation yougoslave n ’ accepta qu ’ à condi- tion qu ’ on partage le territoire soumis au référendum en deux zones. La version finale du traité de Saint-Germain du 20 juillet fixa finalement des dispositions concernant la frontière entre l ’ Autriche et la Yougosla- vie11, à savoir la cession de la Basse-Styrie et des territoires carinthiens au sud des Karawanken à la Yougoslavie et un référendum pour le ter- ritoire disputé au nord des Karawanken, qui fut divisé en deux zones : dans un premier temps le vote était prévu pour la zone A, à majorité slovénophone, administrée provisoirement par le nouvel État sud-slave ; dans le cas où il y aurait un vote pro-yougoslave dans la zone A, on vote- rait également dans la zone B sous administration autrichienne. Entre-temps les combats frontaliers en Carinthie reprirent de fin avril à début juin 1919 : après une nouvelle violation de la ligne de démarca- tion, le côté autrichien réussit d ’ abord à gagner du terrain bien au-delà du cours de la Drave. La contre-attaque massive des troupes yougos- laves se termina par une débâcle pour l ’ Autriche. Klagenfurt, la capi- tale régionale, fut occupée et le gouvernement régional dut s ’ exiler vers la Haute-Carinthie, à Spittal/Drau. Les nouvelles de cette flambée de

Unis, les méthodes de l ’ enquête et la manipulation de la Commission se trouvèrent et se trouvent toujours, selon la perspective, critiquées ou approuvées. Il est certain néan- moins que ce rapport a exercé une influence sur les stratégies pro-autrichiennes lors des négociations de paix. La ligne de démarcation provisoire demeura jusqu ’ au référendum le cours de la Drave, c ’ est-à-dire la ligne de front établie par les hostilités armées de décembre1918 à janvier 1919. 11. Le Royaume des Serbes, Croates et Slovènes proclamé à l ’ issue de la première guerre mondiale ne prit le nom officiel de Yougoslavie qu ’ en 1929, mais le terme (et l ’ adjectif yougoslave) était déjà en usage.

Austriaca no 87, 2018 142 Ute Weinmann violence, accompagnée d ’ exactions vis-à-vis de la population civile, atteignirent la conférence de paix précisément au moment où l ’ on s ’ apprêtait à régler la question frontalière en Carinthie. Une fois les zones et la ligne de démarcation fixées, une véritable bataille de propagande s ’ enclencha des deux côtés : le côté yougoslave fit appel à la conscience nationale, ethnique et linguistique de la majo- rité slovène de la zone A et dessina l ’ image d ’ une Autriche allemande comme un pays vaincu, appauvri et affamé, où dorénavant une politique judéo-socialiste taxerait lourdement la population12 ; la propagande pro-autrichienne, dotée de bien plus de moyens, évitant les arguments ethniques, appela au patriotisme régional avec la devise « Kärnten frei und ungeteilt », et mit en avant les interdépendances économiques de la région (notamment dans le bassin de Klagenfurt) et les acquis sociaux de la nouvelle République autrichienne, dominée par les sociaux-démo- crates contrairement à la monarchie yougoslave conservatrice13. Dans les semaines de tension extrême entre l ’ ouverture de la ligne de démar- cation (début août 1920) et le plébiscite (10 octobre 1920), on livra un combat pour chaque voix pro-autrichienne et cela par tous les moyens, médiatiques, financiers et matériels ; du côté autrichien, on organisa le retour des électeurs, non seulement les exilés temporaires de la zone A, mais également des électeurs potentiels de toute l ’ Autriche et de l ’ étran- ger. Quinze jours avant le vote, le gouvernement de Carinthie distribua un tract dans les deux langues garantissant la protection et le soutien pour la culture et la langue slovènes au sein de la République autri- chienne, contrairement à une Yougoslavie dominée par la Serbie où les Slovènes n ’ auraient plus droit au chapitre14.

12. La propagande haineuse à l ’ encontre des traîtres à la cause nationale slovène, à savoir les Slovènes de Carinthie (Windischen) qui ne se reconnaissaient pas dans le programme national-ethnique, se révéla largement contre-productive pour les intérêts yougoslaves. 13. Tandis que le côté autrichien formait un front uni des partis politiques, soutenu par des artistes et intellectuels au niveau symbolique et au niveau matériel par le gouvernement de Vienne, du côté yougoslave le travail de propagande fut plutôt boycotté par le Parti social-démocrate et le Parti slovène catholique (Vseslovenska ljudska stranka-Allslowe- nische Partei). 14. « Die Laibacher wollen Euch glauben machen, dass Ihr Eure Sprache und Euer Volkstum verliert, wenn Ihr für ein Kärnten und Österreich stimmt. Dies ist eine Lüge. Ihr werdet in Kärnten ruhig wie bisher leben können und Schule und Sprache behalten. […] Die Landes- versammlung erklärt daher im Bewusstsein der verantwortungsvollen Stunde namens der von ihr vertretenen Bevölkerung, dass sie den slowenischen Landsleuten ihre sprachliche und nationale Eigenart jetzt und alle Zeit wahren will und dass sie deren geistigem und wirtschaftlichem Aufblühen dieselbe Fürsorge angedeihen lassen wird, wie den deutschen Bewohnern des Landes. […] Dieses feierliche Versprechen schützt alle Kärntner Slowenen!

Austriaca no 87, 2018 Automne 1918 en Carinthie 143

Contre toute attente, le plébiscite du 10 octobre 1920 se déroula dans le calme, avec un taux de participation de 96 %, et apporta le résultat suivant : 59,04 % des voix s ’ exprimèrent pour l ’ Autriche (22 025 voix), 40,96 % pour la Yougoslavie (15 279 voix). Cela signifie que dans la zone A, avec une majorité slovène de 68,8 %, en supposant que tous les Carinthiens germanophones aient voté pour l ’ Autriche, 15 000 Slovènes s ’ étaient prononcés pour la citoyenneté yougoslave et 22 000 Allemands et Slovènes en faveur de l ’ État autrichien et de l ’ intégrité territoriale de la Carinthie.

Le quotidien Klagenfurter Zeitung et la question de la frontière entre octobre et décembre 1918

Le quotidien Klagenfurter Zeitung, un des plus anciens journaux de langue allemande dans l ’ empire des Habsbourg, parut de 1770 à 1951 et fut au tournant du xxe siècle l ’ organe de presse le plus lu en Carin- thie15 : il faisait figure de journal officiel, positionné au milieu du spectre politique, prétendant rendre compte sans vouloir influencer ses lec- teurs, en outre « […] le journal est aussi au service des affaires du pays et contribue au développement culturel de la patrie16 ». À propos du mois de novembre 1918 et du conflit frontalier, dans les deux analyses historiques de la presse régionale carinthienne, on note d ’ une part laco- niquement : « Désormais même la Klagenfurter Zeitung s ’ engage dans la lutte17 » ; d ’ autre part, plus clairement : « La “K.Z.” se met avec ses meilleurs collaborateurs de manière déterminée au service du combat intellectuel pour la patrie (geistiger Abwehrkampf)18 ». Le journal se fait tout d ’ abord l ’ écho d ’ un souci prédominant pen- dant cette période de dissolution des anciennes et de création progres-

Daher stimmet am 10. Oktober für ein ungeteiltes, freies Kärnten mit dem grünen Stimm- zettel und zerreißt den weißen » (cité d ’ après Alfred Ogris et al., Der 10. Oktober1920, op. cit., p. 112-113). 15. Voir Karl Ernst Newole, « Die Offizin Kleinmayr in Klagenfurt seit der Gründung der Zeitschrift. Ein Beitrag zur Kulturgeschichte Kärntens », Carinthia I, 1956, p. 295-364. 16. Ibid., p. 327 : « Dabei wirkt die Zeitung verdienstlich an allen Landesangelegenheiten mit und trägt zur kulturellen Entwicklung der Heimat nicht wenig bei. » 17. Ibid., p. 328. 18. Rudolf Cefarin, « Beiträge zur Geschichte des Kärntner Tagesschrifttums », Carinthia I, 1952, p. 552.

Austriaca no 87, 2018 144 Ute Weinmann sive de nouvelles structures politiques et administratives, qui étaient le maintien de l ’ ordre public et la pénurie alimentaire, voire la répar- tition équitable et ordonnée de la nourriture. Il est donc fait état des manifestations contre la faim, des pillages, de l ’ acheminement difficile des soldats démobilisés du front italien, qui traversent massivement la Carinthie en direction de l ’ est et du nord, on appelle la population à la civilité et à l ’ ordre : « Rappel ! La liberté de la nouvelle Autriche allemande ne doit pas être considérée et comprise comme une invite à l ’ irresponsabilité. Nous voulons être des citoyens libres du nouvel État, et non des hordes déchaînées et irresponsables19. » Le gouvernement de Vienne via le deutsch-österreichische Staatsamt für Volksernährung exhorte en première page du journal les « Autrichiens allemands », donc les citoyens de la nouvelle république, à faire preuve de patience et à ne pas s ’ immiscer ou faire obstacle à la distribution équitable des denrées alimentaires :

Nous devons mettre un frein à l ’ anarchie alimentaire, si l ’ on ne veut pas que le nouvel État de l ’ Autriche allemande – à peine fondé – périsse. À tous, aux autorités publiques et privées, aux villes et aux campagnes, aux paysans, bourgeois et travailleurs, soit lancé cet avertissement : évitez l ’ anarchie dans le domaine alimentaire. Vous n ’ avez plus affaire à des nationalités étrangères. Vous êtes désormais les camarades d ’ un seul peuple, que les souffrances ont soudé et qui répond de lui-même. Témoignez de ce sens commun dont d ’ autres peuples font preuve20.

Un autre appel gouvernemental, « À la population de Carinthie », souligne que les anciennes lois restaient en vigueur jusqu ’ à nouvel ordre et que l ’ on ne pouvait agir comme s ’ il s ’ agissait d ’ un espace de non-droit, notamment en ce qui concerne la question alimentaire : « Les livraisons de bétail, de lait, matières grasses et céréales doivent surtout être maintenues sans restriction. Sinon on doit s ’ attendre à de la famine

19. « Aufruf! Die Freiheit des neuen Deutschösterreich darf nicht als Zügellosigkeit aufgefaßt und verstanden werden. Wir wollen freie Bürger des neuen Staates sein, nicht zügellose Horden » (Klagenfurter Zeitung [KZ], 3 novembre 1918, p. 1921). 20. « Der Anarchie im Ernährungswesen muss Einhalt geboten werden, wenn der deutschös- terreichische Staat kaum errichtet, nicht zugrunde gehen soll. An alle, an staatliche und autonome Behörden, an Stadt und Land, an Bauern, Bürger und Arbeiter, ergeht die Mah- nung: Lasst keine Anarchie im Ernährungswesen einreißen. Nicht mehr mit widerstreben- den Angehörigen fremder Nationalitäten habt ihr es zu tun. Ihr seid die Genossen eines Volkes, das die Not zusammengeschweißt hat und auf sich allein gestellt hat. Bekundet den Gemeinsinn, den andere Völker beweisen » (KZ, 20 novembre 1918, p. 2013).

Austriaca no 87, 2018 Automne 1918 en Carinthie 145 et aux pillages21. » Notons également qu ’ à partir de la première semaine de novembre sont publiés de nombreux appels à l ’ organisation de milices citoyennes (communales) et au recrutement au niveau régional de soldats pour la nouvelle Volkswehr afin d ’ assurer l ’ ordre et le calme ; avec l ’ intensification du conflit frontalier, ces appels prennent progres- sivement une tonalité nationale-allemande, par conséquent anti-slo- vène, insistant désormais sur la protection de la propriété et de la vie du peuple allemand en Carinthie22.

Une inquiétude croissante pour l ’ intégrité territoriale : Gegen die Zerreißung von Kärnten

Fin septembre 1918, contre vents et marées, le journal continue à défendre le concept d ’ une Autriche impériale et multinationale où s ’ exercerait la prééminence des Autrichiens allemands : un article, inti- tulé « Sur la situation nationale en Autriche Hongrie », préconise une vie commune en harmonie avec les peuples slaves, qui se développeraient mieux dans l ’ État multinational sous domination et protection alle- mandes, et met en garde contre l ’ annexion des Slovènes à l ’ État arriéré des Slaves du Sud en polémiquant contre leur désir d ’ indépendance : « Si les Slovènes souhaitent à tout prix se séparer de l ’ Autriche-Hongrie, le mieux serait de faire un échange avec des colons allemands en Russie, alors on aurait une véritable frontière allemande entre la Carniole et la Basse-Styrie23. » La Yougoslavie ne désignerait qu ’ une aire géogra- phique pour laquelle aurait été inventée une communauté nationale artificielle, se référant à tort au droit à l ’ autodétermination des peuples. Ce texte salue par ailleurs la faible conscience nationale des Slovènes

21. « Vor allem muss die Ablieferung von Vieh, Milch, Fett und Getreide ungeschmälert auf- recht bleiben. Sonst kommen Hungersnot und Plünderungen » (KZ, 21 novembre 1918, p. 2019). 22. Voir par exemple les appels : « Kärntner! Unser Land muß sich schützen! » (Carinthiens ! Notre pays doit se protéger !), parus les 3 (p. 1921), 7 (p. 1947), 8 (p. 1951), 9 (p. 1955) et 10 novembre (p. 1961) ; et « An das deutsche Volk in Kärnten » (Au peuple allemand en Carinthie) le 6 novembre (p. 1935). 23. « Wenn die Slowenen sich absolut von Österreich-Ungarn trennen wollen, so wäre es wohl am besten, wenn sie mit deutschen Kolonisten in Rußland tauschen würden, dann würden Krain und die Untersteiermark eine richtige deutsche Abgrenzung erfahren » (« Zur natio- nalen Lage in Österreich-Ungarn », KZ, 18 septembre, p. 1642.

Austriaca no 87, 2018 146 Ute Weinmann de Carinthie, notamment leur faible participation au mouvement de la Déclaration de mai (30 mai 1917)24 ; parmi les signatures collectées pour l ’ autonomie nationale des Slaves du Sud, il n ’ y aurait eu pour la Carin- thie que des signatures d ’ écoliers, de femmes âgées et d ’ analphabètes, une fraude caractérisée25. Entre le manifeste du 16 octobre et l ’ armistice du 3 novembre 1918, les spéculations sur une éventuelle fédéralisation de l ’ Autriche-Hongrie s ’ accompagnent de commentaires critiques, voire injurieux à l ’ égard du président américain26, qui s ’ était éloigné de l ’ idée de la fédéralisation de l ’ Autriche pour soutenir dorénavant les désirs d ’ indépendance des Slaves du Sud et des Tchèques27. Cependant, on n ’ hésite pas à se référer malgré tout au président Wilson, lorsqu ’ il est opportun de défendre les frontières naturelles du pays28. Très rapidement, le quotidien Klagenfurter Zeitung prend un ton alar- miste, en soulignant que, quelle que soit la position prise, nationale-alle- mande/indépendantiste ou autonomiste/fédéraliste, l ’ intégrité territoriale de la Carinthie est désormais en jeu. Dès la mi-octobre, le journal adopte la perspective d ’ un État alle- mand-autrichien, et exprime une impatience croissante envers les diri- geants politiques de Vienne, en leur reprochant, outre leur ignorance de la

24. Sur 350 000 signatures collectées dans les territoires slovènes, 19 000 provinrent de Carin- thie. Voir : Valentin Inzko, Walter Lukan et Andreas Moritsch, Geschichte der Kärntner Slowenen. Von 1918 bis zur Gegenwart unter Berücksichtigung der gesamtslowenischen Geschichte, Klagenfurt/Celovec, Hermagoras, 1988, p. 51 ; Martin Wutte, Kärntens Frei- heitskampf 1918-1920, Klagenfurt, Verlag des Geschichtsvereins Kärnten, 1985, p. 54. 25. « Zum Lobe der Slowenen in Kärnten soll hervorgehoben werden, daß trotz eifriger Propa- ganda nur ein ganz geringer Anteil der südslawischen Deklaration beigetreten ist und dieser zum größten Teile aus Unterschriften von Schulkindern, alten Weibern und Kreuzelschrei- bern besteht » (KZ, 18 septembre 1918, p. 1642). 26. Voir par exemple l ’ attaque contre Wilson dans l ’ article « Täuschung-Enttäuschung » (Illusion-désillusion) d ’ un député régional national-allemand qui désigne le président américain comme défenseur de la domination absolue de brutales puissances financières, comme porte-étendard de la bassesse et de la décadence, comme ennemi de la culture, responsable du fait « que ceux qui ont détruit la paix n ’ ont pas été détruits, mais au contraire ont tout son soutien » (KZ, 27 octobre 1918, p. 1880). 27. Voir la note de Wilson du 18 octobre préconisant le démembrement de la Monarchie en États nationaux indépendants, qui a fait couler beaucoup d ’ encre, et pas seulement dans le KZ. 28. Par exemple, pour ce qui concerne le tracé de frontière dans la région mixte en Carinthie, on se réfère à Wilson : « Diesen [den nationalen Slowenen] ist Wilsons Argument von den „Volkssplittern“, die nicht die Lebensinteressen größerer Staaten oder Völker durchkreuzen dürfen, entgegenzuhalten, die bei der Staatenbildung nicht stören sollen » (« Ein Wort über Kärnten », KZ, 25 octobre 1918, p. 1866).

Austriaca no 87, 2018 Automne 1918 en Carinthie 147 situation en Carinthie, de négliger les aspirations nationales (allemandes) et de prendre du retard par rapport aux programmes et dirigeants natio- naux tchèques et yougoslaves : « La question qui nous intéresse est de savoir si le tracé de la frontière sera le long des Karawanken ou de la Drave, de savoir quelle attitude nous avons envers les Slovènes germa- nophiles29. » Envers la population slovène de Carinthie, le journal se veut fraternel, mais condescendant lorsqu ’ on promet par exemple une cohabi- tation respectueuse de la culture et la langue slovènes comme suit : « Nous voulons tendre la main même à ceux qui ont des aspirations yougoslaves et leur permettre de s ’ épanouir au sein de la Carinthie, si seulement ils sont de bons Carinthiens30. » Les plumes du journal Klagenfurter Zeitung appellent à agir – indé- pendamment de Vienne – pour la construction d ’ une Autriche alle- mande : ainsi la réunion des conseils nationaux des Allemands méridio- naux eut-elle lieu en effet à Klagenfurt le 13 octobre 1918, soit une bonne semaine avant la réunion à Vienne des députés allemands du Reichstag le 21 octobre. Il convient de noter que les aspirations à un rattachement à l ’ Allemagne ne se font entendre que rarement et plutôt en filigrane, ainsi dans l ’ adresse du 27 octobre au gouvernement de Vienne conjurant la force d ’ un peuple allemand uni :

Le gouvernement doit enfin comprendre que le deutsche Michel a jeté son bonnet et que – nullement anéanti par les circonstances – il s ’ apprête à guider et protéger son peuple. Pourvu que l ’ on ne soit plus déçu et pourvu que soient dupés ceux qui nous considèrent, nous les Allemands des marches orientales, toujours comme des deutsche Michel31.

Non sans se contredire, le journal se prononce d ’ une part pour un futur État autrichien allemand, d ’ autre part, mû par un fort patriotisme régional, contre le partage de la Carinthie, contre le déchirement (Zer-

29. « […] Die Frage, die uns interessiert: Karawankengrenze oder Draugrenze? Wie stellen wir uns zu den deutschfreundlichen Slowenen? » (« Kärnten im neuen Österreich », KZ, 20 octobre 1918, p. 1842-1843). 30. « Wir wollen auch jenen, die südslawische Reichsaspirationen haben, die Hand bieten, sich innerhalb von Kärnten auszuleben, wenn sie nur gute Kärntner sind » (ibid.). 31. « Die Regierung muss endlich begreifen, dass der deutsche Michel seine Mütze fortgeworfen hat und nicht zermürbt durch die Verhältnisse mit ganzer Kraft sein Volk selbst führen und schützen wird. Mögen wir keine Enttäuschung mehr erleben, und möge die Täuschung jenen kommen, welche uns Ostmarkdeutschen noch immer für deutsche Michel halten » (« Täuschung-Enttäuschung », art. cité).

Austriaca no 87, 2018 148 Ute Weinmann reißung) du pays. Même si un tiers des habitants eut le slovène ou un dialecte slovène comme langue maternelle, nombre de commentaires s ’ insurgent et argumentent violemment contre « l ’ appétit absurde » yougoslave, et défendent à l ’ encontre du principe ethnique les frontières naturelles de la Carinthie32.

De la protection à la défense de la patrie

Vu la difficulté à établir un tracé de frontière ethnique qui mettrait en jeu l ’ intégrité territoriale de la Carinthie, et les tensions accrues dans la région mixte, le quotidien Klagenfurter Zeitung se mit à changer de ton envers les compatriotes slovènes. Après l ’ occupation progressive de la partie méridionale de la Carinthie par des troupes yougoslaves, le gou- vernement régional y publie nombre de communiqués qui expliquent et justifient cette occupation provisoire et légitime33, mise en œuvre par un allié des puissances victorieuses, soulignant que la population alle- mande n ’ aurait rien à craindre, l ’ intégrité des personnes étant assurée34. Ainsi lance-il des appels au calme et à la coopération avec les soldats de l ’ État des Slaves du Sud et exprime la volonté politique d ’ un traite- ment équitable de toutes les régions de la Carinthie35… à condition que l ’ occupant ne l ’ empêche pas36. Par ailleurs, l ’ administration régionale appelle à partir de mi-no- vembre, par l ’ intermédiaire d ’ annonces dans le journal Klagenfurter Zeitung, à une mobilisation patriotique et volontaire des Carinthiens (allemands) afin de former des milices citoyennes et la nouvelle armée populaire (Volkswehr) pour installer des soldats à des points straté- giques menacés par les troupes yougoslaves ‒ à des fins défensives dans un premier temps37. À partir de cette période, le quotidien Klagenfurter Zeitung devient plus clairement un journal de propagande anti-slave, voire anti-slovène s ’ engageant pour la défense d ’ une Carinthie alle-

32. Voir « Ein Wort über Kärnten », KZ, 25 octobre 1918, p. 1866. 33. KZ, 26 novembre 1918, p. 2045. 34. KZ, 5 novembre 1918, p. 1930. 35. Voir les discours politiques lors de la dissolution du parlement régional : KZ, 13 novembre 1918, p. 1973-1974. 36. Voir, par exemple, KZ, 1er, p. 2079, et 7 décembre 1918, p. 2110-2111. 37. La commission de défense (Wehrausschuß) souligne que les milices citoyennes ont uni- quement une mission de protection, et non de combat (KZ, 14 novembre 1918, p. 1984).

Austriaca no 87, 2018 Automne 1918 en Carinthie 149 mande-autrichienne : l ’ image des Slovènes se noircit progressivement, les divers appels officiels ou officieux s ’ adressent désormais aux Carin- thiens allemands : les informations sur l ’ avancée des troupes yougos- laves et tout incident qui se produit dans ce contexte font les gros titres, attisant ainsi les ressentiments anti-slovènes et la peur de l ’ invasion slave38. Même la question alimentaire est instrumentalisée pour diviser la population de Carinthie en pointant la population de la zone occu- pée – à majorité slovène ‒ comme perturbatrice dans l ’ approvisionne- ment alimentaire. Ainsi le journal accuse-t-il les Slovènes de Carinthie de boycotter la collecte et la distribution de la nourriture : « Les paysans slovènes sont endoctrinés à ne plus rien livrer […] Il n ’ est plus question d ’ un bout de pain, mais d ’ être ou ne pas être, de vie ou de mort […] l ’ ennemi attend devant la porte et l ’ intérieur est miné par la faim et la révolution39. » Avec l ’ objectif de réfuter les « convoitises yougoslaves40 » et de contrecarrer la thèse slovène de la germanisation forcée, le jour- nal Klagenfurter Zeitung divulgue régulièrement la « bonne parole » du Dr Martin Wutte, géographe et historien, à ce moment rédacteur en chef de la revue Carinthia, et conseiller expert de la délégation autrichienne à Saint-Germain41, et de Georg Graber, enseignant de lettres anciennes et explorateur passionné de la culture populaire régionale (allemande), afin de défendre et d ’ étayer, au moyen d ’ arguments économiques, géo- graphiques et historiographiques, la cause de l ’ intégrité territoriale et la germanité de la Carinthie biculturelle42. L ’ adversaire yougoslave est représenté comme l ’ agresseur qui souhai- terait imposer un fait accompli avant que ne débutent les négociations de paix de Paris. Le journal Klagenfurter Zeitung fait état d ’ exactions commises envers la population dans les zones occupées43, en contestant les rumeurs sur l ’ attitude pro-yougoslave de la population en Carinthie

38. Voir « An das deutsche Volk in Kärnten », art. cité. 39. « […] Die slowenischen Bauern werden verhetzt und wollen nichts mehr liefern […] Es handelt sich nicht mehr bloß um ein Stück Brot, sondern um Sein oder Nichtsein, um Leben oder Tod […] Der Feind steht vor den Toren, im Inneren arbeiten Hunger und Umsturz » (KZ, 1er décembre 1918, p. 2079) ; voir également KZ, 7 décembre 1918, p. 2110-2111, et 16 novembre 1918, p. 1994-1995. 40. « Slowenische Begehrlichkeit », KZ, 4 décembre 1918, p. 2099. 41. Soit Wutte prit lui-même la plume, soit ses arguments « scientifiques » furent exhausti- vement présentés. 42. Voir : « Südslawische Wünsche », KZ, 21 novembre 1918, p. 2019 ; « Slowenische Begehr- lichkeit », 4 décembre 1918, p. 2099 ; « Südslawische Grenzwünsche », 8, p. 2117, et 13 décembre 1918, p. 2143-2144. 43. « Wie die Jugoslawen in Lavamünd hausen », KZ, 8 décembre 1918, p. 2121.

Austriaca no 87, 2018 150 Ute Weinmann méridionale et en dénonçant l ’ état de guerre imposé par l ’ occupant : censure, couvre-feu, interdiction du téléphone et obstruction de la cir- culation des marchandises. Sont stigmatisés comme traîtres les quelques Slovènes de Carinthie qui se mettraient au service de l ’ ennemi44. Lorsque des brigades yougoslaves pénètrent dans le bassin de Klagenfurt en occupant des zones à majorité germanophone, ce journal semi-officiel informe dès le lendemain sur le vote secret de l ’ Assem- blée régionale provisoire du 5 décembre 1918, qui approuve la résis- tance armée contre la violation yougoslave du droit international, voire y appelle : c ’ est une décision qui permet de passer d ’ un pouvoir de contrôle passif à un pouvoir prêt à prendre l ’ initiative. L ’ éditorial pré- cédant ce communiqué contient des directives du secrétaire d ’ État aux Affaires étrangères, Otto Bauer, adressées au gouvernement régional en vue des pourparlers avec les Yougoslaves45. Le travail diplomatique des dirigeants viennois d ’ un côté, l ’ officialisation de la préparation au com- bat armé de l ’ autre, suggèrent qu ’ il s ’ agit bien d ’ une décision prise par les seuls dirigeants en Carinthie46. Remarquons qu ’ entre novembre et décembre 1918, le journal Klagen- furter Zeitung évoque à trois reprises la possibilité d ’ un référendum pour la Carinthie, à des moments où la conférence de paix de Paris n ’ a pas encore commencé ses travaux, et malgré le fait qu ’ un référendum dans les régions slovénophones, voire mixtes, signifiait un danger non négligeable pour une Carinthie non divisée47. L ’ idée prit forme dès la constitution d ’ un pouvoir régional provisoire le 11 novembre 191848. Notons également que vers la fin de l ’ année 1918, l ’ initiative sécession- niste en faveur d ’ une république carinthienne indépendante est divul- guée dans les colonnes du journal49.

44. « Die Besetzung von Grafenstein durch südslawische Truppen », KZ, 10, p. 2125, et 18 décembre 1918, p. 2171. 45. Voir : « Die Besetzung von Kärnten », KZ, 6 décembre 1918, p. 2105. 46. Le 6 décembre 1918, est rapporté le vote secret au parlement régional (« […] Nur soviel kann gesagt werden, daß alle Landesparteien gegen das völkerrechtswidrige Eindringen der Südslawen in das Gebiet nördlich der Drau und insbesondere in rein deutsche Gegen- den aufs Schärfste protestiert und den bereits vom prov. Landesausschuss eingeleitenden Abwehrmaßregeln zugestimmt haben », p. 2105), les 15, 16 et 17 l ’ héroïque début du com- bat armé par les paysans de Maria Gail, fidèles patriotes (p. 2168). Les faits historiques s ’ avéreront bien plus prosaïques. 47. Voir KZ, 13 novembre, 7 et 8 décembre 1918, art. cités. 48. Voir Philipp J. Jernej, « Kärnten und die jugoslawischen Besitzansprüche… », art. cité. 49. « Kärnten den Kärntnern », KZ, 29 décembre 1918, p. 2230. Voir à ce sujet Hellwig Valen- tin, Die Idee einer „Kärntner Republik“ in den Jahren 1918/19. Ein Beitrag zur Geschichte

Austriaca no 87, 2018 Automne 1918 en Carinthie 151

Nous avons enfin prêté une attention particulière à quelques articles de la toute fin de l ’ année 1918 publiés pendant la courte trêve de Noël de la première phase du conflit armé. L ’ éditorial du 24 décembre, titré « Cris de combat yougoslaves », avance l ’ idée d ’ une commission d ’ experts qui se rendrait sur place, « afin de regarder la réalité en face et de rectifier les falsifications et diffamations yougoslaves » : si les va-t- en-guerre sont encore et toujours les Yougoslaves, désormais le peuple allemand de Carinthie est prêt au combat et à la défense de la patrie (Abwehrkampf)50. Trois jours plus tard, l ’ appel « Carinthiens défendez votre patrie » invite ouvertement au combat armé51. Le jour de Noël, l ’ éditorial intitulé « Quel cadeau de Noël pour l ’ Autriche allemande ? » évoque sur un ton pathétique l ’ avenir sombre de la Carinthie envahie par les Slaves :

Notre chère Carinthie serait à l ’ avenir déchirée, partagée entre deux nations, qui jusqu ’ à présent vivaient paisiblement ensemble, ce paisible pays résonnant de chants deviendrait le champ de bataille pour les envies de pouvoir slaves ? Par- dessus la Drave se jette la houle slave qui menace d ’ inonder la pure germanité de notre pays52.

L ’ auteur arrive à la conclusion et à un mea culpa d ’ un genre particu- lier et ambigu, en prétendant que la Carinthie n ’ en serait pas là, si l ’ on s ’ était servi de la langue slovène pour mieux appréhender et contrecar- rer le nationalisme yougoslave :

Par la langue, on peut séduire et vaincre des nations, par la langue on adoucit des excès nationaux et impériaux. Si seulement nous avions fait entrer la langue slovène dans de larges couches de notre propre peuple, alors on n ’ aurait jamais été combattu par un mouvement national contre nous et cela aurait été profitable d ’ un point de vue économique à notre jeunesse. Apprenons de nos adversaires. Jamais ils n ’ auraient pu réaliser leurs aspirations, s ’ ils n ’ avaient maîtrisé notre langue53.

des österreichischen Länderpartikularismus, Klagenfurt, Verlag des Landesarchivs, 1992. 50. « Jugoslawisches Kampfgeschrei », KZ, 24 décembre 1918, p. 2203. 51. « Kärntner verteidigt Eure Heimat », KZ, 29 décembre 1918, p. 2226. 52. « Unser liebes Kärnten soll in Hinkunft zerrissen werden, geteilt von zwei Nationen, die bisher friedlich miteinander lebten, das friedliche liederklingende Land soll Kampffelde für süd- slawische Machtgelüste werden. Bis über die Drau herüber brandet die slawische Sturmflut und droht das reine Deutschtum des Landes zu überschwemmen » (KZ, 25 décembre 1918, p. 2209-2210). 53. « Mit der Sprache anderer Nationen werden wir Völker gewinnen, Völker besiegt, nationale

Austriaca no 87, 2018 152 Ute Weinmann

En dernier lieu, citons l ’ éditorial de Martin Wutte du 31 décembre 1918, « Une proposition américaine pour la frontière future de l ’ Autriche alle- mande » :

Une phrase me semble d ’ un intérêt particulier, qui dit que l ’ Amérique observe les combats entre Allemands et Slovènes. L ’ opinion que les Américains se feront de la Carinthie dépendra donc de l ’ attitude de la population. Si la population se contente visiblement de la domination yougoslave, les États d'Amérique en prendront acte. Le danger que la Carinthie devienne yougoslave augmentera ainsi considérablement54.

Martin Wutte, qui ne parle pas d ’ Autrichiens, mais d ’ Allemands, sou- lignons-le, suggérait donc de manière indirecte des actions militaires ; il anticipait de la sorte la ligne directrice que prendra la politique du passé et la commémoration du conflit 1918-1920 : la relation de cause à effet entre le conflit armé et le plébiscite, le combat armé comme condition préalable au référendum. Cette brève analyse du journal Klagenfurter Zeitung de fin septembre 1918 à fin décembre 1918 a montré qu ’ à ce moment charnière du conflit frontalier entre les nouveaux États, la République autrichienne et la monarchie yougoslave, la résignation progressive par rapport au démembrement de l ’ Autriche-Hongrie fait place à un nouvel élan pour la construction de l ’ Autriche allemande, que l ’ acceptation de l ’ occu- pation yougoslave légitimée par les accords d ’ armistice bascule vers la mobilisation militaire et une défense armée de la patrie carinthienne qui risque de se désintégrer.

Spitzen abgebrochen und imperiale Hetze gemildert. Hätten wir nur die slowenische Sprache in die breiten Schichten des eig. Volkes getragen, […] dann wären wir niemals von der natio- nalen Gegenwelle in unseren Rechten bekämpft worden und es wäre mindestens wirtschaft- lich kein Nachteil für unsere heutige Jugend gewesen. Lernen wir von unseren Gegnern. Nie hätten sie alle ihre Aspirationen in Tat umgesetzt, wenn sie nicht unsere Sprache beherrscht hätten » (ibid.). 54. « Ein Vorschlag Amerikas über die künftigen Grenze Deutschösterreichs. […] Von beson- derem Interesse für uns ist der Satz, in dem es heißt, dass Amerika die Kämpfe zwischen Deutschen und Slowenen beobachte. Von der Haltung der Kärntner Bevölkerung hängt es ab, wie diese Anschauungen Amerikas über Kärnten sich gestalten werden. Ist die Bevölke- rung mit der südslawischen Herrschaft offensichtlich zufrieden, so wird Amerika dies zur Kenntnis nehmen. Die Gefahr, dass Kärnten südslawisch wird ist dann umso größer » (KZ, 31 décembre 1918, p. 2232).

Austriaca no 87, 2018 Automne 1918 en Carinthie 153

L ’ historiographie régionale ou geistiger Abwehrkampf : au commencement était la parole de Martin Wutte

En Carinthie nombreux sont les monuments, plaques évoquant sa mémoire, noms de rue et de places qui rappellent le conflit armé et le plébiscite55. Pour commémorer le référendum de 1920, le 10 octobre est depuis 1934 un jour de fête régionale officielle, qui chaque année donne lieu à des cérémonies commémoratives. Une partie du titre de cette contribution, « Là où le sang a tracé la frontière […] », est tirée de la quatrième strophe de l ’ hymne régional, rajoutée en 1928 :

Wo Mannesmut und Frauentreu (Là, où avec des hommes courageux et des femmes fidèles) Die Heimat sich erstritt auf ’ s Neu (La patrie s ’ est réaffirmée au combat) Wo man mit Blut die Grenze schrieb (Là où le sang a tracé la frontière) Und frei in Not und Tod verblieb (Au nom de la liberté au prix de morts et de misère) Hell jubelnd klingt ’ s zur Bergeswand (Les parois renvoient une claire mélodie) Du bist mein schönes Heimatland (Là est ma merveilleuse patrie).

Pendant l ’ entre-deux-guerres, la thématique du conflit 1918-1920 demeure une chasse gardée de l ’ historiographie régionale et de la revue

55. Je me permets d ’ évoquer ici un souvenir d ’ enfance marquant, à l ’ occasion du déména- gement de ma famille de Graz à Arnoldstein, où j ’ ai habité pendant la majeure partie de ma scolarité, donc à 5 km de la frontière italienne et à 2 km à vol d ’ oiseau de la frontière yougoslave. Dans le nouvel appartement, la veille de ma première rentrée des classes, mon père m ’ amena sur le balcon qui donnait sur l ’ école primaire qu ’ il me désigna et que je devais fréquenter dès le lendemain matin. La façade de ce bâtiment, non encore restaurée à l ’ époque, était ornée d ’ un imposant relief évoquant le combat armé de 1918- 1919 ; elle était en outre criblée d ’ impacts de balles, et je me souviens de ma question spontanée : « Est-ce toujours la guerre ici ? »

Austriaca no 87, 2018 154 Ute Weinmann

Carinthia56. Fondé en 1811, cet organe du Geschichtsverein für Kärnten est le plus ancien périodique de langue allemande à paraître sans inter- ruption en Autriche depuis sa création jusqu ’ à nos jours, et le troisième sur l ’ ensemble de l ’ aire germanophone57. De 1914 à 1938, Martin Wutte fut son rédacteur en chef et le contributeur de nombreux textes, édités par la suite sous forme de livres, par exemple Kärntens Freiheitskampf, publié en 1922, réédité en 1940, augmenté notamment d ’ un essai, « La pensée pangermanique en Carinthie » (Der gesamtdeutsche Gedanke in Kärnten), et de nouveau réédité par le Geschichtsverein en 1985 et distribué gracieusement à tous les membres de l ’ association. À partir de 1921, Carinthia publie, avec une recrudescence notable pendant les années 1925, 1930, 1935, 1940, des textes rédigés presque exclusivement par des auteurs locaux, témoins des événements58. Ils traitent les événements militaires et diplomatiques de 1918-1920 et nous livrent notamment des descriptions exhaustives des combats ; par ailleurs, la revue publie régulièrement des comptes rendus à charge d ’ ouvrages sur cette période d ’ historiens slovènes désignés comme pamphlets slovènes59. L ’ interprétation de l ’ historiographie régionale sur les événements 1918-1920 peut se résumer ainsi : premièrement, la Carinthie se serait libérée par ses propres forces, ensuite la mission sur le terrain des Américains serait une conséquence directe des combats de décembre à janvier 1919 et enfin le rapport pro-autrichien des Amé- ricains serait le document décisif qui permit à la conférence de Paris de se prononcer en faveur d ’ un référendum. L ’ historiographie régionale de l ’ entre-deux-guerres, entre les mains des acteurs eux-mêmes, fait certes preuve d ’ authenticité, mais aussi d ’ une proximité émotionnelle teintée d ’ idéologie nationale-allemande. Parallèlement à l ’ héroïsation

56. Voir, sur l ’ histoire de la revue Carinthia, en particulier : Max Ortner, « Hundert Jahre „Carinthia“ », Carinthia I, Jg. 100, 1910, p. 165-174; Erich Nussbaumer, Geistiges Kärnten, Klagenfurt, Ferdinand Kleinmayr, Carinthia I, 1956, p. 308-351 ; Claudia Fräss-Ehrfeld, « Die „Carinthia“. Heimatliebe und Forschungsdrang – Kärntner Rezept für eine zwei- hundertjährige Erfolgsgeschichte », Carinthia I, Jg. 200, 2011, p. 11-18 ; Ute Weinmann, « Die Zeitschrift Carinthia I in den Jahren 1811 bis 1851. Ein deutschnationales Blatt am Rande des deutschen Sprachraums? », dans Michael Stolz, Laurent Cassagnau et al. (dir.), « Zentralität und Partikularität », Germanistik in der Schweiz, no 10, 2013, p. 241-253. 57. Avec les Göttingische Gelehrten Anzeigen qui paraissent depuis 1739, et les Annalen der Physik qui paraissent depuis 1799 à Marburg an der Lahn. 58. Voir Carinthia I, 1919, fasc. 4-6 ; 1921, n °1-3 : « Festschrift zur Kärntner Volksabstim- mung » ; 1930, fasc. 4-6 : « Festschrift zur Zehnjahrfeier der Kärntner Volksabstim- mung » ; 1935, fasc. 2, p. 155-210. 59. Martin Wutte, « Slowenische Kampfschriften », Carinthia I, 1919, p. 55-82.

Austriaca no 87, 2018 Automne 1918 en Carinthie 155 du combat et à la mise en place d ’ un lien de causalité entre combat et référendum60, Martin Wutte développa la Windischentheorie, théorie qui divisait dorénavant la minorité slovène en bons (heimattreue Slowe- nen) et mauvais Slovènes (Nationalslowenen)61 entraînant ainsi la mar- ginalisation progressive des Slovènes « nationaux », donc de cette partie de la population carinthienne à qui l ’ on a garanti quinze jours avant le plébiscite de protéger leur culture et leur langue ; une marginalisation qui devint persécution et déportation sous le régime nazi62. Entièrement au service du régime hitlérien pendant les années de l ’ Anschluss63, la revue Carinthia reprend après la seconde guerre mon- diale la ligne rédactionnelle de l ’ entre-deux-guerres64. Sous le signe de l ’ amour pour la patrie (Heimatliebe), entre histoire factuelle et vénéra- tion des anciens combattants et acteurs de 1918-20, elle transmet une idylle détachée de facteurs internationaux, nationaux et régionaux65. Le maître à penser reste jusqu ’ à nos jours Martin Wutte, secondé par l ’ écrivain du terroir Josef Friedrich Perkonig, une célébrité régionale, qui s ’ était mis au service de la cause carinthienne par ses écrits jour-

60. Martin Wutte, « Kärntens Kampf um die Volksabstimmung », Carinthia I, 1921. 61. Du point de vue étymologique, le terme windisch (vende) était, jusqu ’ à la seconde moitié du xixe siècle, synonyme de slave ou slovène, sans connotation péjorative. Avec l ’ éveil national, windisch devint synonyme de germanophile (nemčur), traître pour les Slovènes soucieux de préserver leur culture, bienvenu et instrumentalisé par les natio- naux allemands. Martin Wutte donna une nouvelle définition pseudo-scientifique à la notion de windisch. Selon lui, les Slovènes de Carinthie ne seraient pas slovènes, mais Windische, un groupe ethnique à part, se trouvant à un stade intermédiaire (nationale Zwischenmenschen), appartenant plus à la culture allemande que slovène, leur langue étant très différente, un mélange entre l ’ allemand et le slave (Mischsprache), qui n ’ aurait rien à voir avec la langue slovène standardisée. Cette définition, totalement réfutée par la recherche, fut un tremplin pour l ’ assimilation totale. 62. Voir Ute Weinmann, « Les Slovènes de Carinthie au sein des Partisans de Tito », dans « L ’ antifascisme revisité. Histoire, idéologie, mémoire », Témoigner. Entre histoire et mémoire, no 104, juillet-septembre 2009, p. 65-78. 63. Voir Carinthia I, 1940, par exemple : Martin Wutte, « Der gesamtdeutsche Gedanke in Kärnten », p. 3-70 ; F. X. Kohla, « Über den Kärntner Freiheitskampf », p. 71-80 ; Martin Wutte, « Die Triebkräfte des Kärntner Freiheitskampfes », p. 81-95. 64. Voir Carinthia I, 1950 : p. 535-564 ; 1960 : p. 547-624 (par exemple : Ferdinand Wolsegger, « Kärntens heroische Zeit » ; Helmut Hütter, « Italiens Rolle im Kampf um Kärntens Frei- heit ») et p. 625-726 (« Zur Geschichte Karantaniens und des Kärntner Abstimmungs- gebietes » ; 1970, vol. 1 : Claudia Kromer (Fräss-Ehrfeld) : « Die Vereinigten Staaten von Amerika und die Frage Kärnten 1918-1920 », p. 1-269 ; 1975 : Claudia Fräss-Ehrfeld, « Berichte der Miles-Mission bezüglich der endgültigen Grenze in Kärnten », p. 255- 267 ; 1980-1981 ; 1986 : p. 9-108. 65. Voir Karl Stuhlpfarrer, « Volksabstimmungsfeiern und Geschichtsbild », dans Kärnten. Volksabstimmung 1920. Voraussetzungen. Verlauf. Folgen, Wien, Löcker, 1981, p. 13-28.

Austriaca no 87, 2018 156 Ute Weinmann nalistiques et littéraires dès le début du conflit frontalier66. Trente ans après, dans la préface du roman Patrioten, une mise en littérature de l ’ Abwehrkampf, Perkonig souligne l ’ actualité du combat de défense face aux nouvelles revendications territoriales yougoslaves à l ’ issue de la seconde guerre mondiale67. Carinthia en publia un compte rendu exhaustif et dithyrambique68. À chaque anniversaire marquant, la revue Carinthia continue à publier des témoignages, études et analyses sur les événements de 1918-1920. En 1970, lors du cinquantième anniversaire du référen- dum, elle ouvre sur une photo de Martin Wutte, assortie de la légende : « Le pionnier scientifique dans le combat intellectuel de défense de la Carinthie69 », suivie d ’ une liste de tous les hommes tombés au combat (du côté autrichien) ; le premier volume contient la thèse de doctorat de Claudia Kromer (Fräss-Ehrfeld) sur le rôle des États-Unis70, notam- ment de la field mission, dans les négociations sur la frontière méri- dionale de l ’ Autriche lors de la conférence de paix de Paris, une thèse qui soutient en grande partie la vision de l ’ historiographie régionale71. Lorsque, à partir des années 1970, des analyses d ’ historiens exté- rieurs au Geschichtsverein für Kärnten démontraient la surévaluation des combats et de leur influence sur les décideurs de la conférence de paix, et réfutaient l ’ interprétation nationale-allemande de l ’ histo- riographie régionale, notamment la germanisation « naturelle » des Slovènes en Carinthie, la revue Carinthia s ’ engagea à défendre sa version de l ’ histoire et à s ’ opposer à une « occupation intellectuelle de la Carinthie » (geistige Besetzung Kärntens). Les collaborateurs de Carinthia mènent depuis une sorte de guerre des mémoires72, non

66. Josef Friedrich Perkonig, Heimat in Not. Erlebnisse und Berichte um das Schicksal eines kärntnerischen Tales, Klagenfurt, Ferdinand Keinmayr, 1921. 67. Josef Friedrich Perkonig, Patrioten, Graz-Salzburg-Wien, Pustet, 1950. 68. Walter Medweth, « Josef Friedrich Perkonigs Roman „Patrioten“ », Carinthia I, 1950, p. 543-564 ; voir, concernant Perkonik et son rôle dans le paysage littéraire de Carin- thie : Klaus Amman et Joahnn Strutz, « Das literarische Leben », plus particulièrement le chap. « Josef Friedrich Perkonik und die Folgen », p. 547-553, dans Helmut Rumpler et Ulfried Burz (dir.), Geschichte der österreichischen Bundesländer seit 1945. Kärnten, Wien, Böhlau, 1998. 69. « Der wissenschaftliche Vorkämpfer im geistiges Abwehrkampf Kärntens. » 70. Claudia Kromer, « Die Vereinigten Staaten von Amerika… », art. cité ; le second volume (1970) contient la (re)publication de divers discours commémoratifs et nécrologies d ’ acteurs importants de la période 1918-1920. 71. Claudia Fräss-Ehrfeld (Kromer), Die Vereinigten Staaten von Amerika und die Frage Kärnten 1918 bis 1920 [1970], Klagenfurt, Geschichtsverein für Kärnten, 1996. 72. Voir Carinthia I : Robert Barbo, « Zu zwei slowenischen Arbeiten über Kärnten [Bogo

Austriaca no 87, 2018 Automne 1918 en Carinthie 157 seulement contre les historiens yougoslaves (slovènes), mais aussi contre ceux des universités autrichiennes, celles de Vienne, Salzbourg et l ’ université de Klagenfurt, considérée depuis sa création en 1970 comme un fief rouge par la rédaction de Carinthia73. « L ’ historiographie et le journalisme politique consacrés au plé- biscite en Carinthie sont la continuation manifeste de l ’ ambiance de lutte de 192074 », écrit Helmut Rumpler en 1980, et Wilhelm Wadl, l ’ actuel rédacteur en chef de Carinthia, remarque, en 2005 : « Les événements de 1918-1920 demeurent une préoccupation majeure de l ’ historiographie régionale et conservent intacte leur pertinence sociopolitique75. » Ces considérations sont demeurées d ’ actualité. La revue Carinthia, plutôt discrète ces dernières années sur les périodes d ’ après-guerre, 1918-1920 et 1945-1955, prépare, visiblement fidèle à elle-même, la commémoration du 100e anniversaire du plébiscite de 1920, en publiant dans la livraison 2016 l ’ article « Le plébiscite de Carinthie 1920 et le centenaire 202076 », dont l ’ auteur est un membre

Grafenauer et Janko Pleterski] », 1955, p. 646-688 ; Wilhelm Neumann, « Pseudowis- senschaft um den Kärntner Abwehrkampf », 1973, p. 301-312 ; Alfred Ogris, « Kärntens Freiheitskampf als Beitrag zur Staatswerdung Österreichs », 1986, p. 41-60 ; Alfred Ogris, « Die Kärntner Landesgeschichte ist unteilbar! Kritische Anmerkungen zu einem Lehr- buch über eine „Geschichte der Kärntner Slowenen“ von 1918 bis zur Gegenwart », 1988, p. 353-363 ; « Antworten auf den Bericht der Arbeitsgruppe der Rektorenkonferenz zur Lage der Slowenen in Kärnten » (Heinz-Dieter Pohl, « Die Diskussion läuft in falschen Bahnen » ; Gernot Glantschnig et Ralf Unkart, « Weit an den Realitäten vorbei » ; Peter Ibounig, « Unzulängliche Anwendung der Statistik » ; Wilhelm Neumann, « Geschichte aus dritter Hand » ; Alfred Ogris, « Ideoligisierender Mißbrauch der Landesgeschichte »), 1989, p. 385-426 ; Alfred Ogris, « Der 10. Oktober 1920. Kärntens Tag der Selbstbestim- mung im Rückblick der wissenschaftlichen Diskussion seit 1945 », 1990, p. 813-828 ; Wil- helm Neumann, « Ideologiereste aus dem Kopfstand im Urteil über Martin Wutte », 2000, p. 457-459 ; Wilhelm Neumann, « Zur Gegenwart von Vergangenheit – Arbeitsbericht zur Zeitgeschichte in Kärnten », 2005, p. 477-488 ; Alfred Ogris, « Kärnten in der Enzyklopä- die Sloweniens. Kritische Anmerkungen zu einem beeindruckenden Nachschlagewerk », 2006, p. 127-183, Wilhelm Wadl, « Ein eigenartiger Lehrbehelf », ibid., p. 185-190. 73. Voir, sur les différentes écoles d ’ historiographie : Hellwig Valentin, Susanne Haiden et Barbara Maier (dir.), Die Kärntner Volksabstimmung 1920 und die Geschichtsforschung. Leistungen, Defizite, Perspektiven, Klagenfurt, Verlag Johannes Heyn, 2002, p. 89-174, chap. 2 : « Klagenfurt, Wien-Salzburg, Laibach/Ljubljana: Drei „Schulen“ der Geschichts- schreibung zu Kärnten ». 74. Helmut Rumpler, « Perspektiven der Forschung und der Politik », dans Helmut Rum- pler (dir.), Kärntens Volksabstimmung 1920. Wissenschaftliche Kontroversen und histo- risch-politische Diskussionen anläßlich des internationalen Symposions Klagenfurt 1980, Klagenfurt, Kärntner Druck- und Verlagsgesellschaft, 1981, p. 9. 75. Wilhelm Wadl, « Die Quellenlage zur Kärntner Frage im Landesarchiv », dans Hellwig Valentin et al. (dir.), Die Kärntner Volksabstimmung 1920, op. cit., p. 79. 76. Josef Lausegger, « Die Kärntner Volksabstimmung 1920 und das 100-Jahr-Jubiläum

Austriaca no 87, 2018 158 Ute Weinmann actif de l ’ association des Windischen fondée en 201277. Ce texte nous a laissés perplexes : c ’ est d ’ abord un pamphlet contre l ’ historiographie yougoslave des années 1970, ensuite une sorte de profession de foi des Windischen, donc des « bons » Slovènes autrichiens, en accusant les autres, les représentations slovènes de Carinthie, d ’ être anti-au- trichiennes et ethnocentriques (völkisches Denken), de se solidariser avec l ’ État slovène, donc de trahir l ’ Autriche, et par-là même de violer le droit international.

Pour conclure sur une autre tonalité, soulignons qu ’ en 2005 fut mis en place un groupe de travail (Konsensgruppe) composé de représen- tants slovènes et de membres d ’ associations patriotiques (deutschna- tionale Vereine), et qu ’ en 2011 fut enfin trouvée une solution acceptée par tous les acteurs pour régler le différend sur les panneaux topogra- phiques bilingues78. La même année, le prix Ingeborg-Bachmann fut attribué à Maja Haderlap, suivi d ’ un succès inattendu pour son roman L ’ Ange de l ’ oubli, notamment au sein de la population carinthienne79. Enfin le changement de gouvernement en 2012, reconduit en 2018, a induit un changement de cap dans la politique commémorative : il est certain qu ’ actuellement le discours national-allemand et anti-slovène est en retrait ; la concurrence des mémoires antinomiques semble faire place au désir de faire converger les récits jusqu ’ à présent concurren- tiels, non seulement sur les événements 1918-1920, mais également sur la période de la seconde guerre mondiale et l ’ immédiat après-guerre. Mais il s ’ agit là d ’ une autre histoire.

2020 », Carinthia I, 2016, p. 511-529 : « Die Rolle des Mutterlandes Deutschland ist nach den bitteren Erfahrungen mit dem Nationalismus heute Geschichte. Die Rolle des Mutter- landes Slowenien ist bis heute aktuell geblieben » (p. 514). 77. L ’ association anime un site Internet qui se donne pour objectif de contrecarrer et com- pléter les commémorations officielles prévues (www.volksabstimmung-1920.at). 78. Ute Weinmann, « Droits et protection de la minorité slovène en Carinthie : la querelle des panneaux topographiques bilingues enfin réglée », dans Jean-Numa Ducange et Jacques Lajarrige (dir.), L ’ Empire austro-hongrois : les enjeux de la présence allemande en Europe centrale (1867 à 1918), Austriaca, no 73, janvier 2012, p. 259-270. 79. Maja Haderlap, Engel des Vergessens, Göttingen, Wallstein, 2011 [L ’ Ange de l ’ oubli, Ber- nard Banoun (trad.), Paris, Métailié, 2015].

Austriaca no 87, 2018 F . 1. Résultat du référendum du 10 octobre 1920 en Carinthie. Fig. 2. Monument commémoratif du 10 octobre 1920 sur le mur ouest de l ’ école primaire d ’ Arnoldstein, comté de Villach, Carinthie. Cliché : Johann Jaritz. Creative Commons. Antoine Marès Université Paris Panthéon Sorbonne

Edvard Beneš et la fin de l ’ Autriche-Hongrie

Incarnant pour beaucoup ce que l ’ historien britannique Mark Cornwall a récemment baptisé le czexit1, Edvard Beneš requiert deux approches : l ’ une macro-historique et l ’ autre micro-historique. Après quelques réflexions liminaires, le parcours de cette personnalité avant 1918, puis les positions qu ’ il a prises au cours de cette même année per- mettront de tirer quelques conclusions sur le sujet.

Réflexions préliminaires

La fin des empires passionne les historiens, depuis L ’ histoire de la décadence et de la chute de l ’ Empire romain d ’ Edward Gibbon2 à la fin du xviiie siècle jusqu ’ à l ’ essai de Jean-Baptiste Duroselle, Tout empire périra3. Dans le public, l ’ effet de surprise reste dominant : de la même manière que la fascination demeure à propos de l ’ effacement des dinosaures, com- ment expliquer que des structures aussi puissantes que les empires dis- paraissent ? C ’ est l ’ inquiétude par la taille. Car si les plus gros et les plus forts ont une fin, alors les petits, plus vulnérables, seraient encore plus menacés. Tout particulièrement en Europe médiane, les peurs et le senti- ment de faiblesse sont des éléments majeurs de composition du sentiment public, d ’ autant qu ’ ils sont cultivés et exacerbés par leur instrumentalisa-

1. Lors de son keynote speech au colloque « Perspectives locales de la sortie de guerre des ter- ritoires austro-hongrois » du 14 juin 2018, organisé par Étienne Boisserie (Institut natio- nal des langues et civilisations orientales [INALCO], Centre de recherches Europes-Asie [CREE], UMR Sorbonne. Identités, relations internationales et civilisations de l ’ Europe [SIRICE] et Labex Écrire une histoire nouvelle de l ’ Europe [EHNE]). 2. Traduit dès 1788 (Paris, Moutard, puis Maradan) ; disponible sur Gallica dans la traduc- tion de François Guizot (Paris, Ledentu, 1828, 13 vol.). 3. Jean-Baptiste Duroselle, Tout empire périra. Une vision théorique des relations internatio- nales, Paris, Publications de la Sorbonne, 1981. 162 Antoine Marès tion par les pouvoirs en place. Que ce soit chez les Polonais, les Hongrois ou les Tchèques, la perspective d ’ une disparition est une angoisse non dis- simulée. Et, d ’ une manière paradoxale, elle peut se nourrir de la réalité, de celle des juifs (ou parfois des Tsiganes) dans la majeure partie de l ’ Europe médiane pendant la seconde guerre mondiale. Tout cela donne lieu à des recherches ininterrompues des causes, qui vont de l ’ idée lancinante de complot4 à des raisons sociétales et struc- turelles en passant par des études plus classiques sur les décideurs, les décisions malheureuses ou les défaites5. Il faut cependant noter les dif- férentiels d ’ interrogations : si l ’ Empire austro-hongrois reste au cœur des préoccupations avec cette idée longtemps dominante que, s ’ il avait subsisté, l ’ Europe n ’ aurait pas été entraînée dans la deuxième guerre mondiale, la fin de l ’ Empire ottoman ne suscite pas les mêmes émo- tions. Elle relève d ’ une sorte d ’ évidence, voire d ’ une justice immanente, contre les oppresseurs et les massacreurs musulmans des chrétiens. La question est donc de savoir si nous pouvons réfléchir sur un principe unique de chute des empires, si nous devons établir une typologie ou si nous devons nous résoudre à considérer que chaque scénario est spéci- fique et irréductible à d ’ autres. Si nous revenons à cette question fondamentale de l ’ effondrement des empires, soit les explications mettent l ’ accent sur les décadences et les problèmes internes, soit elles soulignent plutôt les différentiels de puissance et le renversement par des forces supérieures venues de l ’ extérieur. Le dernier « empire » à s ’ être effondré auxx e siècle a été l ’ URSS entourée de ses satellites en un temps limité de deux années, entre 1989 et 1991, alors qu ’ il n ’ était pas encore cinquantenaire pour sa partie centre-européenne. Son mode d ’ écroulement soulève d ’ ailleurs une question inédite puisqu ’ il s ’ est produit sans défaite militaire, qui est en général le préalable historique identifié à la chute des empires6. De ce point de vue, la disparition de l ’ Autriche-Hongrie est un cas classique, de l ’ Empire romain à l ’ Empire ottoman en passant par les empires sud-américains, africains ou asiatiques7. Un conflit et une défaite

4. Les cibles des thèses complotistes sont, selon les époques et les espaces, les juifs, les francs-maçons, les cosmopolites, les socialistes, le grand capital, le Vatican, les « agents », etc. 5. Corine Defrance (dir.), Vaincus ! Histoire de défaites, Paris, Nouveau Monde, 2016. 6. Sur la chute du bloc soviétique, voir l ’ interprétation exposée par Jacques Lévesque (« Essai sur la spécificité des relations entre l ’ URSS et l ’ Europe de l ’ Est de 1945 à 1989 », Relations internationales, n° 148, automne 2011, p. 7-16). 7. Antoine Marès et Pierre Boilley (dir.), « Les Empires », Monde(s), no 2, 2012.

Austriaca no 87, 2018 Edvard Beneš et la fin de l’Autriche-Hongrie 163 ont débouché sur une disparition, accélérant les tensions internes exis- tantes et provoquant une révolution nationale et une révolution sociale, avec une différenciation selon les espaces nationaux, largement corrélée au sentiment de victoire ou de défaite. Aujourd ’ hui, le concept même de « chute d ’ empire » est mis en ques- tion : faut-il parler de chute, de décadence, de déclin ? Ne vaudrait-il pas mieux utiliser des concepts plus fluides comme ceux de transformation, de transition ou d ’ évolution qui privilégient les continuités sur les rup- tures et conduisent à s ’ interroger sur le temps long ? Et ne faut-il pas prendre en compte dans les analyses l ’ échelle locale, qui souvent contre- dit le métadiscours politique tenu à partir du centre ou à partir du seul prisme national8 ? L ’ idée que les empires puissent « mourir » apparaît d ’ autant plus problématique qu ’ ils peuvent survivre comme mémoire et que, de ce fait, ils peuvent « renaître », éventuellement sous d ’ autres formes : sur moins de deux siècles, le cas de la Chine est très intéressant. D ’ une manière générale, le danger de l ’ anthropomorphisme guette constamment le discours sur les empires, mais il est inévitable, car la métaphore de la naissance, de la vie et de la mort est irrésistible. Au-delà de ces métadiscours qui visent souvent à des autolégitima- tions ultérieures, l ’ analyse des trajectoires individuelles peut apporter des éclairages pertinents. De ce point de vue, le cas d ’ Edvard Beneš et de son « pari » tchécoslovaque est particulièrement révélateur de la pré- visibilité ou non de la chute de l ’ Empire austro-hongrois.

Edvard Beneš et les débuts de la guerre

Il faut tout d ’ abord régler un débat ancien qui fait de Beneš un natio- naliste tchèque antiallemand : la vision historique de Beneš a été de fait déformée par les thèses nazies répandues sur lui – et largement reprises dans la sphère allemande – et par l ’ expulsion des Allemands dont il est devenu en quelque sorte le paratonnerre ou le bouc émissaire, à travers les prétendus « décrets Beneš », qui résument l ’ expulsion de l ’ immense majorité des Allemands des Sudètes installés depuis le Moyen Âge en

8. Voir, sur ce plan, le programme développé par Étienne Boisserie et Catherine Horel au sein de l ’ INALCO et de l ’ UMR SIRICE depuis 2017 sur les sorties de guerre austro-hon- groises : http://www.inalco.fr/evenement/ecrire-guerre-ecrire-guerre-soldats-civils-em- pire-austro-hongrois-grande-guerre.

Austriaca no 87, 2018 164 Antoine Marès

Bohême9. La situation est bien plus complexe et appelle plus que des nuances. Edvard Beneš est né en 1884 dans une famille de paysans pauvres de la Bohême occidentale qui était à l ’ époque encore forte- ment binationale ; jeune collégien et lycéen révolté, il se réclamait du marxisme et était alors très proche de la social-démocratie tchèque, sans en être membre. Il se tenait donc à distance des nationalistes tchèques du début du xxe siècle. Il avait même tendance à se battre contre eux, même si le héros hussite Jan Žižka berçait ses rêves d ’ enfant, et si ce héros hussite a été récupéré par les nationalistes tchèques dans une geste héroïque du passé, figure à la fois structurante de la relation complexe des Tchèques avec le catholicisme et compensatoire d ’ une histoire où la souveraineté a été confisquée au début du xviie siècle. S ’ il est anti-habs- bourgeois et anti-pangermaniste, c ’ est plus par idéologie que par ger- manophobie. Sa proximité avec son professeur Thomas-Garrigue Masa- ryk ne l ’ éloigna pas de ses positions sociales-démocrates puisqu ’ ils avaient en partage des combats communs : l ’ égalité des femmes, la lutte antialcoolique, la revendication de la journée de huit heures ou la résis- tance à l ’ antisémitisme. En revanche, Masaryk avait fait une analyse très critique du marxisme dont se réclamait Beneš quand il avait vingt ans. Quand il décida de poursuivre ses études à Paris à 21 ans (à l ’ époque, il envisageait d ’ être enseignant dans le secondaire), il y subsista grâce à ses correspondances au Právo lidu (Le droit du peuple), l ’ organe de la social-démocratie tchèque. Il n ’ est pas étonnant dans ces conditions que dans ses travaux universitaires sur la question nationale, il ait été opposé aux thèses nationalistes et à une indépendance tchèque. Dans la thèse qu ’ il soutint à Dijon le 24 juin 1908, intitulée Le problème autri- chien et la question tchèque. Étude sur les nationalités slaves en Autriche, sa conclusion tenait en trois points :

« la question tchèque est le nœud du problème autrichien et sa solution doit nécessairement entraîner la solution de toutes les luttes nationales en Autriche » ; « la crise hongroise ne peut être dénouée que par la démocratisation et la décentralisation » ; « l ’ indépendance complète ne serait pour nous, Tchèques, à l ’ époque actuelle où se forment exclusivement des Empires immenses, qu ’ un grand malheur10. »

9. Antoine Marès, Edvard Beneš, de la gloire à l ’ abîme. Un drame entre Hitler et Staline, Paris, Perrin, 2015, et Milan Hauner, « Aux sources de la question allemande chez le jeune Edvard Beneš », Revue des études slaves, 1998, no 70-4, p. 931-942. 10. Edvard Beneš, Le problème autrichien et la question tchèque. Étude sur les nationalités

Austriaca no 87, 2018 Edvard Beneš et la fin de l’Autriche-Hongrie 165

Rappeler cette trajectoire permet de construire l ’ intelligence des choses. À la veille de la guerre, la position d ’ Edvard Beneš n ’ avait pas encore changé. Si, lors de son séjour à Berlin en 1907-1908, il avait vu clairement qu ’ un affrontement germano-britannique se profilait à l ’ horizon, il ne croyait pas au scénario qui a suivi et à un enchaînement de Vienne à Berlin, même en 1914, et, bien sûr, il n ’ envisageait tou- jours pas la création d ’ un État tchécoslovaque. En effet, depuis 1848, les Tchèques étaient quasiment unanimes à réclamer une plus grande autonomie dans le cadre d ’ une fédéralisation de l ’ Empire habsbour- geois, le fameux « austro-slavisme » de l ’ historien Franz/František Palacký. Ils vivaient dans la nostalgie des « Articles fondamentaux » de 1871, occasion manquée qui aurait permis d ’ élargir le Compromis aus- tro-hongrois de 1867 aux Tchèques. Illustrée par le fait que François-Jo- seph n ’ a jamais été couronné à Prague et qu ’ une partie des Tchèques conservait des sentiments mitigés à l ’ égard de ce « roi sans chapeau », la déception qui a suivi l ’ abandon de ce projet de 1871 a dominé la vie politique tchèque jusqu ’ à la première guerre mondiale. Cependant, seul le Parti de progrès du droit d ’ État, formation tout à fait marginale, évo- quait à la veille de la guerre un conflit général d ’ où pourrait ressurgir l ’ ancien royaume de Bohême : cette thèse dite « catastrophiste », qui mettait l ’ accent sur une relation étroite entre effort militaire tchèque et recouvrement de l ’ indépendance, n ’ était partagée que par quelques individus. C ’ est bien à la fin de l ’ été et au début de l ’ automne 1914 que la rupture s ’ est produite, avec une relation étroite entre l ’ analyse de Thomas-Guar- rigue Masaryk et la position d ’ Edvard Beneš. Après ses contacts avec un certain nombre d ’ hommes politiques de la Monarchie, allemands ou slaves du Sud, et d ’ amis de l ’ Entente (à Rome et à Londres), Masaryk était arrivé à la conviction que les liens entre Vienne et Berlin ne pou- vaient plus être rompus. Il en résultait à ses yeux que l ’ Autriche-Hon- grie, dont la légitimité reposait sur son rôle d ’ équilibre entre Berlin et Moscou, n ’ avait plus de raison d ’ être. À partir de ce procès en illé- gitimité, il prit le parti d ’ une orientation occidentale pour rempla- cer l ’ Autriche-Hongrie et favoriser la (re)naissance d ’ un royaume de Bohême (très influencé par le modèle britannique, c ’ était plutôt vers une monarchie constitutionnelle qu ’ il penchait alors). Et Beneš écrivait dans Lumír en 1915 :

slaves en Autriche, Paris, V. Giard et E. Brière, 1908, 312 p.

Austriaca no 87, 2018 166 Antoine Marès

Il ne s ’ agit pas, dans le conflit actuel, d ’ une lutte entre culture occidentale et culture orientale […]. On se bat seulement pour des sphères d ’ influence et pour des cultures nationales […]. La guerre, la violence, la révolution sont justifiées et justes ; elles sont même beaucoup plus. Elles sont une obligation de chacun si l ’ on porte véritablement atteinte à la culture spirituelle et matérielle du peuple11.

Quand, grâce à un faux passeport grossièrement falsifié et à quelques complicités, Beneš passa clandestinement le 1er septembre 1915 par la ville frontalière de Aš pour rejoindre la Suisse via la Bavière en laissant son épouse Hana à Prague, il tirait donc les conséquences du constat dressé par son maître universitaire Masaryk. Son arrivée à Paris modifia les perspectives de ce groupe d ’ occidentalistes qui avaient fait le choix de la rupture et leur projet connut des inflexions après la rencontre qui eut lieu à Paris entre Beneš et le Slovaque Milan Rastislav Štefánik du 13 au 15 décembre 1915, d ’ une part, et l ’ entrevue de Masaryk avec Aristide Briand, chef du gouvernement et ministre des Affaires étrangères fran- çais, en février 1916, d ’ autre part. Štefánik conforta l ’ idée d ’ une réunion entre Tchèques et Slovaques et insuffla à Beneš son rêve tchéco-slovaque et son énergie visionnaire : on a pu dire que ce duo était l ’ alliance d ’ un « artiste » et d ’ un « laboureur ». En effet, dans le Manifeste du 14 novembre 1915 adopté par les Tchèques de l ’ étranger, on évoquait encore un « État tchécoslave indépendant », c ’ est-à-dire tchèque, et pas un État tchécoslovaque :

Au moment où le noble peuple serbe se ramasse dans un suprême effort pour contenir l ’ attaque allemande ; quand les officiers prussiens et les tortionnaires habsbourgeois, que hante le spectre de la punition prochaine, écrasent sous leurs talons les populations slaves ; quand les Dalmates, les Croates, les Slovènes, les Polonais remplissent les cachots et périssent par milliers sur les routes de la déportation et de l ’ exil ; quand, d ’ un bout à l ’ autre de l ’ Empire, les cadavres des martyrs se balancent au gibet ; les Tchèques et les Slovaques, frères de race, de langue et de souffrance, se lèvent à leur tour pour crier aux Habsbourg et à leurs idées leur mépris et leur haine et pour leur déclarer, en face de l ’ Europe prise à témoin, qu ’ il ne saurait plus y avoir de commun entre les généreuses nations slaves et les misérables exécuteurs des basses œuvres des Hohenzollern. […] Ce que nous réclamons désormais c ’ est un État tchécoslave complètement indépendant. […] Grâce aux Alliés, la Bohême indépendante et groupant autour

11. « Válka a kultura. Studie z filosofie a sociologie války » (La guerre et la culture. Études de philosophie et de sociologie de la guerre), Lumír, no 43, 1915, p. 219-230 et 262-274, repris en 1922 sous le même titre.

Austriaca no 87, 2018 Edvard Beneš et la fin de l’Autriche-Hongrie 167

d ’ elle tous ses fils, sera, avec la Serbie définitivement délivrée de la menace hongroise, un élément d ’ équilibre, une garantie de la paix universelle, un ouvrier utile dans le grand atelier de l ’ humanité12.

Quant à la rencontre entre Masaryk et Briand, elle inaugura la phase politique de l ’ action politique extérieure des exilés. C ’ est à partir de ce moment que se structura le mouvement de résistance au niveau inter- national et que les exilés misèrent principalement sur Paris, où ils instal- lèrent leur Conseil national au 18 rue Bonaparte, aujourd ’ hui consulat et Centre culturel tchèque. Beneš a joué un rôle clef dans ce proces- sus, grâce à sa francophonie et francophilie et à son inlassable activité déployée sur les plans de la propagande, de l ’ organisation politique, de l ’ armée et finalement de la diplomatie. Il dirigea ainsi la revue La Nation tchèque, créée par Rudolf Kepl avec l ’ appui du célèbre historien de la Bohême Ernest Denis, et il se multiplia dans la presse, les salons influents où Štefánik l ’ introduisit, et les milieux susceptibles d ’ influen- cer l ’ opinion. Sur le plan de l ’ organisation, avec son sens de l ’ autorité, Beneš fit de Paris le centre d ’ une toile de l ’ émigration tchéco-slovaque étendue à Londres, Rome, Moscou, Petrograd, Washington, comme secrétaire général du Comité national des Pays tchèques, créé en mars 1916 et transformé quelques mois plus tard en Comité national tchécoslovaque (CNT), sorte de gouvernement des exilés, émigrés, déserteurs ou pri- sonniers tchèques et slovaques sur les fronts de l ’ Entente. Sur le plan militaire, les trois membres du triumvirat Masaryk-Beneš- Štefánik et leurs collaborateurs s ’ efforcèrent de constituer des unités armées en France, en Italie et en Russie : ce qui importait, ce n ’ était pas leur poids stratégique (globalement, ces troupes ont représenté moins de 100 000 hommes), mais leur poids symbolique. C ’ est par ces différents canaux que Beneš diffusa un certain nombre d ’ arguments récurrents jusqu ’ à la fin de l’ année de l ’ année 1917 à partir de son essai Détruisez l ’ Autriche-Hongrie. Nous pourrions les résumer à quelques thèmes :

Entourés de tous côtés d ’ ennemis, assaillis par les troupes prussiennes, maltraités, persécutés et tués, nous avons suivi la voix de notre cœur […]. Nous n ’ avons pas reçu de l ’ Europe des garanties certaines de notre libération et les puissances de l ’ Entente ne se sont pas prononcées encore en notre faveur. Nous n ’ avons pas

12. La Nation tchèque, 3e année, no 14, 15 novembre 1915, p. 215.

Austriaca no 87, 2018 168 Antoine Marès

attendu ces garanties et nous nous sommes, malgré cela, placés à leurs côtés, car le peuple de Jean Hus, de Komensky, de Kollar et de Palacky ne pouvait agir autrement. Nous ne sommes pas venus en France demander en gémissant à l ’ Europe qu ’ elle ne nous laisse pas écraser sous le joug du pangermanisme. Ce que nous avons fait, nous l ’ avons fait parce que c ’ était notre devoir. Nous sommes venus montrer par nos actes, par notre conduite, par notre passé quelles étaient nos traditions, quelles ont été nos luttes et quelles sont nos ambitions actuelles13.

Il martelait un certain nombre d ’ arguments : « La libération des Tchécoslovaques est la condition indispensable de la paix » ; « décla- rer dans la réorganisation future de l ’ Europe centrale la Bohême libre, réunie aux Slovaques du nord de la Hongrie, constituera une garantie de premier ordre pour la paix future de l ’ Europe » ; la « Bohême est un rempart dressé par la géographie pour lutter contre le pangermanisme, c ’ est sur elle que la France devra s ’ appuyer14 ». La démonstration du CNT s ’ articulait ainsi autour de trois axes : l ’ unité du mouvement tchèque, même si elle était bien compromise par l ’ évolution interne de la monarchie ; les manœuvres qualifiées de « trompeuses » des Autrichiens, tandis qu ’ à Vienne même on ne croyait plus à la victoire ; et la mise sur pied d ’ un État tchécoslovaque, qui était le dernier espoir d ’ une barrière antigermanique à l ’ Est, alors que les Polonais semblaient se contenter d ’ une Pologne reconstituée sous l ’ égide germano-autrichienne. Encourager les Tchèques, ce serait donc aussi convaincre les Polonais de suivre une autre voie. Le nou- vel État tchécoslovaque constituerait « une barrière antigermanique et l ’ obstacle principal au plan pangermanique ». Le pays, économique- ment puissant, formerait avec l ’ Italie et la Yougoslavie un mur infran- chissable. Au nord, les Polonais seraient des alliés militaires. Les restes de l ’ Autriche-Hongrie seraient donc bloqués par trois groupes : polo- no-tchèque, russo-roumain et balkanique15. Il faudrait cependant pour cela que l ’ Entente ne fût pas tentée par une fédéralisation utopique de la Monarchie, tant Vienne avait partie liée avec Berlin.

13. Edvard Beneš, Détruisez l ’ Autriche-Hongrie ! Le martyre des Tchéco-Slovaques à travers leur histoire, Paris, Librairie Delagrave, 1916. La carte jointe a été supprimée par la cen- sure dans les éditions française et anglaise (Archives historiques militaires tchèques, VHA, ČSNR, n° 14). 14. Antoine Marès, Edvard Beneš, op. cit., p. 95. 15. Archives du ministère de l ’ Europe et des Affaires étrangères, La Courneuve, série Guerre 1914-1918, nos 153 et 154 (rapport du 28 novembre 1917 à Pierre de Margerie).

Austriaca no 87, 2018 Edvard Beneš et la fin de l’Autriche-Hongrie 169

L ’ année 1918

Le programme tchèque fit l ’ objet d ’ un nouveau mémorandum remis au Quai d ’ Orsay le 29 mai 191816. Outre les provinces histo- riques (Bohême, Moravie et Silésie) et la Slovaquie, les Tchèques y revendiquaient les régions de Glatz et de Ratibor, soit un ensemble de 140 000 km2 peuplé, selon leurs estimations (erronées), de 10 millions de Tchécoslovaques et d ’ 1,5 million d ’ Allemands, de Polonais et de juifs, un chiffre notoirement sous-estimé, puisque les Allemands seront plus de 3 millions. Ainsi, un bloc polono-tchèque de 40 millions d ’ habitants, uni politiquement, militairement et économiquement, serait-il consti- tué, dans lequel la Bohême jouerait un rôle moteur grâce à son industrie et à sa stabilité politique. Cette Tchécoslovaquie pourrait avoir une fron- tière avec la Roumanie sur la haute Tisza où les Slovaques voisinent avec les Ruthènes et les Roumains. Reliés par le Danube et par une nouvelle voie de chemin de fer, les deux pays auraient des liens économiques importants. Les relations privilégiées de la Bohême et de la Yougoslavie se poursuivraient et la « mer yougoslave » serait aussi tchécoslovaque grâce à la construction d ’ une voie ferrée allant de Presbourg (Bratislava) à l ’ Adriatique. Les échanges seraient également importants avec l ’ Italie et, dans cet édifice, la France jouerait le rôle de tutrice et de grande puis- sance protectrice. Beneš s ’ abstint de mentionner le couloir tchécoslo- vaco-yougoslave évoqué dans sa brochure de 1916, qui aurait séparé l ’ Autriche de la Hongrie et permis une liaison avec l ’ allié potentiel au sud17, idée dont quelques Français se faisaient les défenseurs18. À la fin des offensives allemandes du printemps 1918, Edvard Beneš confirma à ses interlocuteurs praguois les progrès réalisés, la « situation extraordinaire » de la question tchèque et, en même temps, il annonçait une possible déroute militaire qui guettait les Alliés face à l ’ offensive allemande. Ces réactions au jour le jour traduisaient le désarroi face à une situation kaléidoscopique. Il n ’ excluait donc pas encore un retour- nement de situation, une victoire des puissances centrales et une défaite de ceux qui espéraient la fin de l ’ Empire habsbourgeois. Ceci confirme la pertinence des interrogations sur l ’ inévitabilité de la création de la Tchécoslovaquie et de la disparition de l ’ Autriche-Hongrie.

16. Ibid., no 154. 17. Détruisez l ’ Autriche-Hongrie, op. cit., p. 70. 18. Arthur Chervin, De Prague à l ’ Adriatique, Paris, Berger-Levrault, 1919.

Austriaca no 87, 2018 170 Antoine Marès

Une fois l ’ unité des Tchèques et des Slovaques assurée, une fois leur volonté de combattre auprès de l ’ Entente démontrée, il était possible de passer à l ’ action diplomatique : le tournant décisif fut pris de ce point de vue au printemps 1918, quand le président du Conseil français Georges Cle- menceau annonça le 20 avril à Beneš qu ’ il considérait la question tchèque comme résolue. Cette confidence était directement liée à l ’ incident qui avait opposé le comte Czernin, ministre des Affaires étrangères autrichien, et Clemenceau, à propos des contacts secrets initiés par Charles Ier pour explorer les voies d ’ une possible sortie de guerre. Ici encore, il faut se repor- ter aux débats parlementaires de l ’ époque pour comprendre à quel point la vision d ’ un Clemenceau souhaitant la disparition de l ’ Autriche-Hongrie depuis le début de la guerre est une légende. Comme il le dit et le fait dire à ce moment, la France n ’ avait pas de politique autrichienne19. Et ce fut bien le cas jusqu ’ au moins l ’ hiver 1917-1918. Le processus de reconnaissance de la future Tchécoslovaquie avait en effet déjà été entamé par le décret constitutif de l ’ armée tchécoslovaque en France en décembre 1917, négocié pas à pas par Beneš ; il avait vai- nement tenté de profiter de cette rédaction pour obtenir une reconnais- sance implicite du futur État, ce à quoi il n ’ était pas arrivé immédiate- ment. Elle ne fut parachevée qu ’ avec la remise du drapeau aux troupes tchécoslovaques le 30 juin 1918 à Darney, dans les Vosges, par le pré- sident de la République française Raymond Poincaré : « Le jour qui se lèvera sur une Alsace-Lorraine libérée, éclairera d ’ un rayon nouveau toutes les nations martyres. Allez au combat, Messieurs, et vous ver- rez bientôt les premiers feux de cette aurore20. » Beneš représentait le CNT à cette cérémonie, dont l ’ anniversaire est devenu en 2002 la fête des Forces armées de la République tchèque21 ; la veille, il avait reçu une lettre du ministre des Affaires étrangères français reconnaissant le CNT comme « première assise du gouvernement tchécoslovaque ». La question n ’ était pourtant pas encore réglée et les mois suivants furent marqués par la crainte constante d ’ un découplage entre le CNT et les acteurs praguois, dont certains – il est vrai de moins en moins nom- breux – étaient toujours enclins au compromis avec les autorités.

19. Archives nationales, C 7491, Chambre des députés. Voir aussi Jean-Baptiste Duroselle, Clemenceau, Paris, Fayard, 1988, p. 812-813. 20. Raymond Poincaré, Messages, discours, allocutions, lettres et télégrammes. Vol. 3 : Août 1919-février 1920, Paris, Bloud et Gay, 1919, p. 245. 21. Grâce notamment à l ’ action de l ’ ambassadeur tchèque en France, le francophile Petr Janyška.

Austriaca no 87, 2018 Edvard Beneš et la fin de l’Autriche-Hongrie 171

C ’ est fort de la reconnaissance française de juin 1918 que Beneš arriva le 28 octobre à Genève pour rencontrer une délégation d ’ hommes poli- tiques tchèques chevronnés, avec Karel Kramář à leur tête : impression- nés par le jeune ministre des Affaires étrangères devenu leur égal, ils décidèrent d ’ adopter le régime républicain, de nommer Masaryk pré- sident de la République et Kramář président du Conseil. Ils ne savaient pas encore que, dans la matinée, d ’ autres leaders politiques tchèques avaient proclamé l ’ indépendance à Prague. Beneš informa alors les autorités françaises :

Si, par impossible, l ’ Entente s ’ efforçait de sauver l ’ Autriche et y réussissait, la révolution éclaterait à Prague et, avec elle, sans doute le bolchevisme […] Le bolchevisme grandit partout en Europe orientale et seuls les Tchèques sont capables, avec l ’ aide de l ’ Entente, d ’ en enrayer les progrès22.

Présentant le nouvel État à la fois comme une citadelle industrielle, une barrière contre l ’ Allemagne et une barrière contre le bolchevisme, il déploya ainsi une rhétorique forte qu ’ il mit au service de la construc- tion de l ’ État tchécoslovaque. Car tout restait à faire : la Tchécoslovaquie reconnue par l ’ Entente n ’ avait encore ni administration nationale, ni frontières, et les nouvelles forces minoritaires contestaient son existence. Une des premières lettres écrites par Beneš à son épouse au lendemain de la guerre (le 19 novembre) témoigne de vertige et de sidération qui saisit le nouveau ministre des Affaires étrangères devant ce « miracle » tchécoslovaque :

Moi-même, je n ’ arrive pas à comprendre parfois tout ce qui s ’ est passé, comment il est possible que toutes ces choses aient convergé entre mes mains et que j ’ aie ce rôle à jouer. J ’ ai beaucoup travaillé, beaucoup fait, j ’ ai connu beaucoup de choses et j ’ ai beaucoup appris, mais tout cela, un tel succès, un tel triomphe, je ne les attendais pas. Il est vrai aussi qu ’ on a bien travaillé ici et que des miracles ont eu lieu. Je te raconterai tout, comme c ’ est beau et instructif23.

L ’ essentiel était alors de justifier les revendications du nouvel État auprès des décideurs de la Conférence de la Paix et des experts qui y

22. Antoine Marès, Edvard Beneš, op. cit., p. 113. 23. Listy důvěrné. Vzájemná korespondence Hany a Edvarda Benešových (Lettres confiden- tielles. Correspondance croisée de Hana et Edvard Beneš), Hana Šetřilová et Jaroslav Čechura (éd.), Prague, Česká expedice-Rio Press, 1996, p. 29.

Austriaca no 87, 2018 172 Antoine Marès travaillaient : le Paris de 1919, c ’ était la Vienne de 1815. On y dansait, on y déployait ses talents de séduction (et de corruption), on y organisait des concerts du fameux Quatuor tchèque. Beneš s ’ imposa rapidement par son sérieux et sa modération de ton : il sut écarter les revendications extrêmes (sur l ’ annexion des Sorabes de Lusace ou sur le couloir de liaison avec la Yougoslavie entre l ’ Autriche et la Hongrie), invoquer des arguments géostratégiques auxquels ses interlocuteurs étaient sensibles et apparaître comme un homme de paix. Il sut aussi tirer habilement profit des circonstances en misant sur une alliance privilégiée avec la France à qui il décida de confier début décembre 1918 la construction de l ’ armée tchécoslovaque. Ce fut d ’ ailleurs la Mission militaire française qui, au printemps 1919, renversa la situation en Slovaquie en faveur de Prague débordée par l ’ armée hongroise des Conseils. Quand il décida de revenir dans sa patrie après avoir signé les traités de Versailles et de Saint-Germain-en-Laye, l ’ essentiel était fait, la Tchécoslovaquie était consolidée et son entrée en Tchécoslovaquie et à Prague fut triomphale. Retournant en Tchécoslovaquie en septembre 1919, cinq ans après son départ, ovationné par les foules de la frontière autrichienne à Prague, Edvard Beneš bénéficiait à 35 ans de l ’ immense aura de son succès dans la défense des intérêts du nouvel État. À la tête du ministère des Affaires étrangères, il devait désormais construire une politique étrangère en vue d ’ assurer la sécurité de son pays : une tâche difficile et périlleuse après la disparition de la Russie des relations internationales, le repli sur soi des États-Unis, les dissensions entre la France et la Grande-Bretagne et la pré- sence aux frontières de la Tchécoslovaquie de voisins insatisfaits attendant de prendre leur revanche. Pourtant, son extraordinaire ascension de fils de paysan pauvre de Kožlany avait renforcé sa confiance absolue en son étoile et en son destin : seul le traumatisme des accords de Munich allait entamer cette conviction deux décennies plus tard. Il avait le sentiment d ’ avoir « enfanté » la Tchécoslovaquie qu ’ il a toujours considérée comme son « enfant », et il était persuadé que son approche « scientifique » de la politique étrangère lui assurerait un succès permanent.

Conclusions

Pour en revenir à la question initiale des causes de l ’ éclatement de l ’ Autriche-Hongrie et de la naissance de la Tchécoslovaquie, il faut souligner que la fin de cet Empire n ’ était pas prévisible au début de la

Austriaca no 87, 2018 Edvard Beneš et la fin de l’Autriche-Hongrie 173 guerre, ou du moins qu ’ il n ’ y avait aucune fatalité à sa disparition : le loyalisme tchèque était dominant (même si, a contrario au sein de l ’ émi- gration tchèque, il s ’ exerçait en faveur de l ’ Entente, en Russie, aux États- Unis ou en France). Et, dans les chancelleries, la tendance était égale- ment au maintien de cet État parce que personne n ’ imaginait par quoi le remplacer. Le sentiment que l ’ Autriche-Hongrie était une « prison des peuples », argument de propagande anti-habsbourgeoise développé par les exilés, était d ’ ailleurs très inégalement partagé parmi les peuples de la Monarchie (par exemple chez les Polonais ou chez les catholiques tchèques, il était quasi inexistant) et à l ’ extérieur (à cet égard, Cisleitha- nie et Transleithanie doivent être distinguées). Dans le cadre des uchronies à la mode – qui mettent en jeu un rai- sonnement contrefactuel sur des futurs non advenus –, nous pourrions formuler l ’ hypothèse suivante à propos de l ’ année 1917 : si, au moment où Charles annonça la réunion du Parlement de Vienne pour la fin mai avant d ’ amnistier les condamnés politiques pour trahison en été, il avait proposé une fédéralisation générale de l ’ Autriche-Hongrie, il aurait très vraisemblablement désarmé ceux qui voulaient la disparition de cette dernière. Quand il le fit à la mi-octobre 1918, et seulement pour la Cislei- thanie, il était trop tard. La radicalisation nationale et sociale qui a fonc- tionné en vases communicants en 1917 et 1918 en raison des difficultés liées à la guerre, tant sur le front qu ’ à l ’ arrière, a eu pour effet que plus aucun peuple ne voulait vivre ensemble. Cela touchait évidemment les nationalités centrifuges (Tchèques, Serbes, Roumains, puis Polonais et Croates, et dans une moindre mesure les Slovènes) tout comme les Alle- mands d ’ Autriche, qui souhaitaient leur rattachement à l ’ Allemagne, et les Hongrois, qui cherchaient à parachever leur indépendance. Quant à l ’ exemple de Beneš, il montre que, quels que soient ses engagements à partir de 1915-1916 en faveur de la mise sur pied d ’ un État tchécoslovaque dont les contours précis restaient encore flous, il n ’ exclut pas l ’ échec jusqu ’ à une date tardive, même s ’ il le masqua dans ses Mémoires24. Tout était suspendu à la victoire finale de l ’ Entente, qui ne s ’ affirma qu ’ en été 1918. Le retour aux sources permet de décon- struire les discours étatiques auto-légitimateurs de l ’ après 1918.

24. Edvard Beneš, Souvenirs de guerre et de révolution (1914-1918), Paris, Ernest Leroux, 1928.

Austriaca no 87, 2018

Catherine Horel CNRS, UMR Sorbonne. Identités, relations internationales et civilisations de l ’ Europe (SIRICE)

Une perspective hongroise sur la fin de l ’ empire des Habsbourg

Dans l ’ appréciation du Compromis austro-hongrois, la Hongrie est souvent représentée – par les analystes autrichiens ainsi que par l ’ his- toriographie germanophone de l ’ entre-deux-guerres plus généralement – comme ayant été non seulement le principal bénéficiaire, mais aussi le fossoyeur de la Monarchie habsbourgeoise. Or il peut sembler paradoxal que les gouvernements hongrois aient miné de l ’ intérieur un système qui leur permettait de régner sans partage sur la Transleithanie. Le para- doxe de 1918 réside effectivement dans l ’ accession à l ’ indépendance tant désirée par une fraction de la classe politique hongroise soutenue par une part importante de l ’ opinion, et le démantèlement consécutif du royaume de Hongrie. La fin de la Double Monarchie se traduit donc pour la Hongrie par l ’ acquisition d ’ une souveraineté amputée, dont la douleur est aggravée par le syndrome de la défaite. La « légende noire » fait de la Hongrie un allié par défaut, associée à l ’ Autriche dans un mariage de raison qu ’ elle n ’ aurait eu de cesse de rompre pour reprendre sa liberté. Si l ’ on suit ce raisonnement, on abou- tit rapidement à l ’ accusation de déloyauté formulée contre la Hongrie, dont on trouve de nombreux exemples durant la guerre, à commencer par celui d ’ égoïsme national (sacro egoismo) qui lui ferait poursuivre des buts de guerre distincts de ceux de l ’ Autriche et surtout garder sa production agricole au profit de sa seule population au détriment de l ’ ensemble de l ’ Empire. Au portrait à charge dessiné contre la Hongrie s ’ ajoute la responsabilité de François-Joseph, vu par certains comme otage des Hongrois1, hanté par le spectre de leur rébellion – de 1848 et des épisodes précédents – et prêt à tout céder pour éviter le séparatisme. En Autriche, les explications données pendant l ’ entre-deux-guerres

1. Voir, par exemple, Friedrich Heer, Der Kampf um die österreichische Identität, Wien-Köln- Graz, Böhlau, 1981. 176 Catherine Horel

à la défaite et surtout à l ’ effondrement de la monarchie des Habsbourg mobilisent la figure du traître dont il existe plusieurs avatars, au premier rang desquels on trouve les Hongrois et les nationalités. L ’ historiogra- phie est en partie dominée par les militaires qui tentent de se dédoua- ner en cherchant des responsables : la classe politique en général, les Hongrois et les activistes nationaux ; chez certains, bien sûr, intervient aussi l ’ antisémitisme et la thèse du « coup de poignard » (Dolchstoß) dans le dos2. En Hongrie, après les soubresauts occasionnés par la révo- lution consécutive à la fin de la guerre qui amène la proclamation de la république (16 novembre 1918), l ’ invasion du territoire par les armées des États successeurs (Roumains surtout), la seconde révolution de mars 1919 qui porte au pouvoir un gouvernement bolchevique et enfin la contre-révolution menée par les forces conservatrices et l ’ armée de l ’ amiral Horthy, une crise identitaire majeure survient. Malgré la solidité du Parti social-démocrate qui repose sur des syndicats très puissants, dont le nombre d ’ adhérents a fortement progressé durant la guerre, la bourgeoisie hongroise n ’ est pas disposée à rallier le radicalisme. De même, les autres institutions que sont les Églises et l ’ armée (malgré la défaite) tiennent fermement leurs positions dans un pays qui appartient encore à l ’ ancien régime. La Hongrie vit en l ’ espace de quelques mois un ensemble de bouleversements incomparable : aucun État n ’ est autant ébranlé. Il n ’ est pas étonnant que les esprits les plus cartésiens aient été saisis de découragement, mais il est tout aussi légitime que certains se soient dressés pour tenter de remettre de l ’ ordre. Le chaos règne dans le pays qui est partagé entre les communistes, les armées roumaine et française, et les représentants de la commission de contrôle interalliée (Britanniques, Français et Italiens), et les groupes contre-révolution- naires qui commencent à se former à partir d ’ anciens officiers et soldats de l ’ armée austro-hongroise. La population est à juste titre désemparée. L ’ identité collective hongroise vit là sa grande crise majeure, car elle ne parvient pas à se projeter dans l ’ avenir. Ce dernier est incertain à bien des égards. L ’ État hongrois est désincarné, car le souverain est absent (la Couronne est certes préservée, mais sans titulaire) et le territoire millé- naire envahi et contesté. Tous les repères sont brouillés. Il faut recons- truire un cadre politique dans lequel la nation puisse se reconnaître et

2. C ’ est notamment le cas dans la somme en 7 vol. éditée par le ministère autri- chien de l ’ Armée : Österreich-Ungarns letzter Krieg, 1914-1918, Österreichisches Bundesministerium für Heereswesen – Kriegsarchiv (dir.), Wien, Verlag der Militärwiss. Mitteilungen, 1930-1938.

Austriaca no 87, 2018 Une perspective hongroise sur la fin de l’empire des Habsbourg 177 fonctionner. C ’ est pourquoi la contre-révolution apparaît bientôt à tous (y compris aux Alliés et observateurs extérieurs) comme l ’ unique alter- native, car elle repose sur des bases connues (la monarchie, l ’ armée, les Églises) qui sont celles de l ’ ancien régime3. C ’ est elle qui va imposer son analyse de la défaite et de l ’ effondrement de l ’ Empire, qui a entraîné le démantèlement du royaume de Hongrie. Le discours qui s ’ impose est ambigu et repose sur une condamnation des hommes politiques libéraux issus de la génération qui a négocié le Compromis. Toutefois on exalte l ’ ancien régime dont on met en avant les fondements chré- tiens. Le déclenchement de la guerre est imputé ici aussi à l ’ incurie des politiques, tout comme son issue, imposée à une armée (et surtout sa marine dans le cas de Horthy) qui n ’ a pas été vaincue. Ainsi ce n ’ est pas l ’ Autriche en tant que telle qui est condamnée, car cela supposerait d ’ incriminer la dynastie, ce qui n ’ est pas concevable, mais les « enne- mis de l ’ intérieur » et notamment les juifs, vus comme étrangers à la communauté nationale malgré le mouvement d ’ assimilation massif à l ’ œuvre depuis le Vormärz et qui a fait d ’ eux des patriotes hongrois. Le processus de destruction du dualisme et par conséquent de l ’ Autriche-Hongrie n ’ est donc pas à mettre au seul débit de la Hon- grie comme on a souvent voulu le faire croire. Dès avant la guerre, la structure du Compromis avait montré ses limites et elle était contestée des deux côtés de la Leitha ainsi que par les activistes nationaux qui percevaient sa nature exclusive. Cela ne veut pas dire que le système n ’ était pas réformable et un certain nombre de tentatives eurent lieu, au moins en pensée. Il achoppait sur l ’ inflexibilité des Hongrois à accepter que la Cisleithanie ne soit plus dominée par l ’ élément allemand, ce qui excluait toute idée de trialisme, mais aussi à envisager une fédéralisa- tion de leur propre territoire, proposition« absurde » comme avait dit Lajos Kossuth en son temps4. Se considérant comme un État centralisé, la Hongrie n ’ admet pas l ’ idée fédérale pour elle-même. Le manifeste de Charles annonçant une réorganisation fédérale de la partie autri- chienne de la Monarchie ne peut se concevoir pour la Hongrie. L ’ une des principales conséquences du Compromis et de la situation de large autonomie dont jouit la Hongrie fut le détachement progressif des deux entités. Ceci explique en partie l ’ attrait que l ’ Allemagne exerce sur les Hongrois par-delà Vienne, vue comme déjà gagnée par la surenchère

3. Catherine Horel, L ’ amiral Horthy, régent de Hongrie, Paris, Perrin, 2014, p. 109. 4. Cité dans Catherine Horel, Cette Europe qu ’ on dit centrale. Des Habsbourg à l ’ intégration européenne 1815-2004, Paris, Beauchesne, 2009, p. 337.

Austriaca no 87, 2018 178 Catherine Horel des nationalités. Si les Hongrois sont finalement si loyaux, de l ’ élite poli- tique jusqu ’ au dernier fantassin, c ’ est parce qu ’ ils défendent avant tout leur position. Dans l ’ immédiat, l ’ Empire leur semble le meilleur garant de leurs intérêts, qu ’ ils soient sociaux ou territoriaux. C ’ est seulement l ’ effondrement de l ’ automne 1918 qui fait évoluer certains de leurs diri- geants, mais trop tard. Le cours et par conséquent la fin de la première guerre mondiale ne se sont pas déroulés en Hongrie de la même manière qu ’ en Autriche. La différence de structure entre les deux parties de l ’ Empire explique en partie ce décalage. Globalement la Hongrie vit mieux durant la guerre. Elle garde une grande partie de sa production agricole – au grand dam de Vienne où les pénuries deviennent de plus en plus graves – et son territoire n ’ est pas touché par les combats qui se déroulent sur les fronts russe et italien. L ’ expérience est donc moins traumatisante pour les Hongrois dans un premier temps, même si, tout comme les autres citoyens de l ’ Empire, leurs soldats sont présents sur tous les théâtres d ’ opérations. Contrairement au Reichsrat, le parlement hongrois n ’ est pas suspendu et la vie politique continue à suivre son cours normale- ment. Les Hongrois accueillent favorablement Charles I/IV5, le nouveau souverain qui le leur rend bien en effectuant de fréquents déplacements dans le royaume : il parle bien hongrois, se montre proche des gens et sa jeunesse séduit. Mais son caractère velléitaire et son incapacité à sortir l ’ Empire de la guerre n ’ échappent pas aux hommes politiques.

Le tournant de 1917

L ’ année 1917 représente un tournant à plus d ’ un titre : il est caracté- risé en Autriche par la succession dynastique et la réouverture du parle- ment ; en Hongrie, la chute du président du Conseil, István Tisza (1861- 1918), en est le principal indicateur ; à l ’ extérieur, en raison des projets de paix séparée et bien entendu par le déclenchement de la révolution russe de février.

5. La numérotation des souverains est différente en Autriche et en Hongrie et se trouve décalée depuis la dissolution du Saint Empire romain germanique et la création consé- cutive de l ’ Empire d ’ Autriche. Depuis 1804, la numérotation des souverains autrichiens est repartie de zéro, ce qui n ’ a pas été le cas en Hongrie puisque le pays n ’ a jamais fait partie du Saint Empire.

Austriaca no 87, 2018 Une perspective hongroise sur la fin de l’empire des Habsbourg 179

En vertu des lois régissant le Compromis de 1867, la quote-part finan- cière des deux partenaires devait être renégociée tous les dix ans et don- nait toujours lieu à de dures et longues batailles entre les délégations, ainsi qu ’ à des interpellations au parlement hongrois. La guerre ne change rien à cet état de tension permanente : on commence dès 1915 à préparer la renégociation prévue pour 1917, alors que l ’ Allemagne fait pression pour réaliser l ’ union douanière. Ces propositions sont discutées au même moment que le débat sur un projet de Mitteleuropa intégrée et le rappro- chement entre la Hongrie et l ’ Allemagne. Les discussions s ’ interrompent après l ’ assassinat le 21 octobre 1916 du Premier ministre autrichien, le comte Karl Stürgkh et au décès de François-Joseph un mois plus tard. La situation est plus difficile que jamais, puisque la Hongrie essaie de limiter sa contribution au budget commun. Elle est par ailleurs accusée de garder une partie de sa production agricole au détriment du front et des civils de Cisleithanie. Le contexte est en outre marqué par la contesta- tion de plus en plus forte envers Tisza : la mort de François-Joseph a fait disparaître l ’ un de ses principaux soutiens. En Autriche, mais aussi et sur- tout en Hongrie, Tisza doit faire face à une opposition grandissante menée entre autres par Gyula Andrássy (1860-1929)6. On exige du nouveau sou- verain, Charles Ier/IV, qu ’ il renvoie le puissant président du Conseil hon- grois, mais sans proposer à sa place une personnalité indiscutable. Charles consulte plusieurs hommes politiques de l ’ opposition lors d ’ une visite à Budapest le 8 mars7. Le programme d ’ Andrássy ne se distingue pas radi- calement de celui de Tisza, il s ’ agit plus d ’ une question de méthode, moins brutale et moins intransigeante en l ’ occurrence. Il espérait donc que le départ de Tisza ferait se rallier à lui l ’ essentiel du Parti du Travail (Nemzeti Munkapárt). La véritable opposition à Tisza est à gauche : indépendan- tistes, pacifistes, radicaux, démocrates et socialistes. Il se constitue même un bloc réunissant les parlementaires favorables au suffrage universel. Des partisans de cette réforme se trouvent également à droite, représentés par le Parti catholique (Katolikus Néppárt). Sur cette question, Andrássy reste sur sa position consistant à n ’ élargir le droit de vote qu ’ aux combattants. Pendant ce temps les difficultés économiques s ’ accroissent : dans les discussions sur la quote-part respective, les Autrichiens exigent aussi que la Hongrie contribue au financement de l ’ occupation des territoires

6. Lothar Höbelt, „Stehen oder Fallen?“ Österreichische Politik im Ersten Weltkrieg, Wien- Köln-Weimar, Böhlau, 2015, p. 172. 7. Tibor Hajdu et Ferenc Pollmann, A régi Magyarország utolsó háborúja 1914-1918 (L ’ ultime guerre de l ’ ancienne Hongrie), Budapest, Osiris, 2014, p. 243.

Austriaca no 87, 2018 180 Catherine Horel conquis ou reconquis par l ’ armée et que Vienne voit – à raison – comme une attribution des affaires communes de la Monarchie (en l ’ espèce, guerre et finances). Malgré le caractère exceptionnel de la situation, la Hongrie refuse toute augmentation de sa quote-part. Avant son départ, Tisza a dû accepter en février 1917 la création d ’ un Office central du ravitaillement (Ernährungsamt), dont le but principal est de forcer la Hongrie à livrer davantage de produits agricoles pour l ’ effort de guerre. À la faveur de la révolution russe, qui certes contribue à dégager l ’ Autriche-Hongrie de son engagement sur le front russe et de ses conséquences, les effets de la propagande bolchevique se font immé- diatement sentir auprès des prisonniers de guerre ainsi que dans le Parti social- démocrate. Les sociaux-démocrates s ’ engagent résolument pour le pacifisme, mais insistent sur l ’ intégrité territoriale. Des grèves et des manifestations se multiplient durant le printemps 1917. Les nou- velles mesures de rationnement qui touchent les ouvriers de l ’ industrie déclenchent des troubles qui coïncident avec la réouverture du Reichsrat en mai ; elles sont calmées pour un temps seulement par le départ de Tisza le 22 mai. Les sociaux-démocrates sont présents à la confé- rence de Stockholm en septembre 1917, qui réunit principalement des représentants des puissances centrales, où les délégués se prononcent contre toute annexion de territoires. Pour toute l ’ année 1917, le nombre d ’ adhésions aux syndicats ouvriers est multiplié par quatre. Le roi tente de constituer un gouvernement d ’ union plus souple, mais qui soit en même temps accepté par la classe politique hongroise. Peu au fait des jeux politiques magyars, Charles nomme tout d ’ abord le jeune comte Móric Esterházy (1881-1960). Il choisit de contourner la forte per- sonnalité d ’ Andrássy en misant sur un membre moins exposé du Parti du Travail. Mais ce calcul se révèle une erreur, car Tisza continue d ’ agir en sous-main, bien qu ’ il ait rejoint son régiment sur le front. Certes le parti se range derrière le gouvernement pour les questions importantes, mais il bloque en revanche toute tentative de réforme. Dans ces conditions, la coalition que Charles avait espérée ne peut se constituer. En outre il est illusoire dans ce cas d ’ envisager une réforme du droit de vote et l ’ oppo- sition se tourne donc contre le gouvernement. Devant le blocage de la situation, Charles choisit le 19 août 1917 Sándor Wekerle (1848-1921), un vieux routier de la politique qui maîtrise certes tous les rouages, mais apparaît immédiatement comme un homme de Tisza. Il est en outre très proche de l ’ Allemagne et favorise les plans de Mitteleuropa, avec le soutien de Tisza. C ’ est un coup de barre à droite et l ’ aveu qu ’ une large coalition avec l ’ opposition est désormais impossible. Sur le plan du ravi-

Austriaca no 87, 2018 Une perspective hongroise sur la fin de l’empire des Habsbourg 181 taillement, ce changement n ’ apporte pas à la Cisleithanie la livraison de davantage de denrées : le Premier ministre en charge du Ravitaillement, le comte János Hadik (1863-1933), qui est un fidèle d ’ Andrássy, reprend d ’ une main ce qu ’ il a donné de l ’ autre. Il accepte par exemple de livrer les produits jusque-là réservés au marché libre, mais réduit dans le même temps de moitié les livraisons à l ’ armée. Ces revirements ne permettent pas aux délégations qui négocient les termes du Compromis d ’ aboutir à un accord. En novembre 1917, on décide d ’ ajourner les discussions et le statu quo est prorogé jusqu ’ en 19198. L ’ opposition quant à elle a bien évolué sur la question du suffrage universel, maintenant admis par tous les partis qui la composent. Seule la question du droit de vote des femmes divise encore. C ’ est la solution du problème des nationalités qui s ’ impose dès lors comme une priorité : les désertions d ’ unités slaves sur le front russe sont connues et la plu- part des nationalités de l ’ Empire ont créé des conseils nationaux, dont les membres en exil ont l ’ oreille des Alliés. Les radicaux, notamment Oszkár Jászi (1875-1957), acceptent désormais de discuter des reven- dications des nationalités, tout en restant attachés à l ’ intégrité territo- riale du royaume. Ce dogme en effet entre concrètement en conflit dès octobre 1918 avec les exigences des minorités, dont certaines s ’ appuient en outre sur un État-nation (Roumanie) ou sur un élément potentiel- lement fédérateur (Pays tchèques, Serbie). Jászi, qui devient secrétaire d ’ État aux Nationalités dans le gouvernement de Károlyi, réfléchit à la question nationale. Il propose non un pur fédéralisme comme on le dit souvent, mais envisage tout d ’ abord un maintien du royaume de Hon- grie dans son intégrité territoriale, tout en accordant aux nationalités le maximum d ’ autonomie. Les États-Unis danubiens se constitueraient autour de la base formée par la Hongrie et la Croatie, mais dans une acception foncièrement différente de l ’ ancienne union personnelle. Le nouveau système doit également permettre la création d ’ une entité slo- vaque et serbe à l ’ intérieur des États membres9. En définitive, il s ’ agit davantage d ’ une fédéralisation du royaume de Hongrie que d ’ un projet allant au-delà des anciennes frontières. L ’ alliance danubienne (dunai szövetség) de Jászi n ’ est pas une confédération, mais un ensemble com- posé à l ’ origine de cinq entités (dans sa première version, l ’ ouvrage pre- nait en compte le maintien de la Monarchie) : Autriche, Hongrie, Illyrie

8. Lothar Höbelt, op. cit., p. 183. 9. Péter Hanák, Jászi Oszkár dunai patriotizmusa (Le patriotisme danubien d ’ Oszkár Jászi), Budapest, Magvető, 1985, p. 63-65.

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(Croatie), Pologne, Pays tchèques10. Dans cette optique effectivement, la Hongrie préservait son intégrité territoriale héritée du royaume de saint Étienne. Ce n ’ est que dans la seconde édition que Jászi introduit le fédéralisme en Hongrie proprement dite, alors qu ’ il ne le jugeait pas nécessaire quelques mois auparavant11. Il a dans l ’ intervalle pris plei- nement conscience du potentiel centrifuge des mouvements nationaux. Concrètement, la Hongrie doit abandonner sa position de force acquise pendant l ’ ère du dualisme, mais elle est appelée à jouer un rôle pivot dans la nouvelle construction, car elle doit assurer le lien entre les enti- tés fédérales et il est prévu qu ’ elle conclue des alliances avec les pays voi- sins (Pologne, Pays tchèques, Croatie-Dalmatie, Serbie, Roumanie)12. La position de Károlyi est pour le moment ambiguë, car son parti demeure dans la coalition gouvernementale malgré ses réticences à l ’ égard de Wekerle. Il adopte une position attentiste qu ’ il juge préférable à une rupture. Les autres membres du bloc ne s ’ opposent pas à ce choix, car ils veulent préserver les chances d ’ arriver à leurs fins sur la question du suffrage. Le gouvernement a toutefois les mains liées à droite par le refus de Tisza, et ne peut ouvrir vers la gauche, car la majorité au parle- ment ne le suivrait pas13. La crise se dénoue provisoirement en janvier 1918 lorsque les partis de gauche se décident enfin à quitter le gouvernement, ce qui conduit à un remaniement ministériel qui profite aux partis de l ’ Indépendance (rappelons que l ’ aile gauche a fait scission sous la conduite de Károlyi) d ’ Albert Apponyi (1846-1933) et de la Constitution d ’ Andrássy qui finissent d ’ ailleurs par s ’ unir en un Parti de 1848 et de la Constitution (48-as Alkotmánypárt)14. Ils deviennent alors le principal soutien du gouvernement. Mais le troisième cabinet Wekerle qui est formé au prin- temps ne fait que renforcer l ’ impression que c ’ est bien Tisza qui mène le jeu. Il n ’ y a pas d ’ alternative à une forme d ’ union sacrée autour du

10. György Litván et László Szarka, « Félévszázad a Duna-völgyi ősszefogásért » (Un demi- siècle pour l ’ union du bassin danubien), dans Duna-völgyi barátságok és viták:Jászi Oszkár közép-európai dossziéja (Amitiés et débats danubiens. Le dossier centre-européen d ’ Oszkár Jászi), Budapest, Gondolat, 1991, p. 10. 11. Oszkár Jászi, A monarchia jövője. A dualizmus bukása és a dunai egyesült államok (L ’ ave- nir de la monarchie. L ’ échec du dualisme et les États-Unis du Danube), Budapest, Új Magyarország, 1918. Il peut être utile également de consulter son récit rétrospectif : Oszkár Jászi, The Dissolution of the Habsburg Monarchy, Chicago, University of Chicago Press, 1929. 12. Catherine Horel, Cette Europe qu ’ on dit centrale, op. cit., p. 357-358. 13. Lothar Höbelt, op. cit., p. 178. 14. Tibor Hajdu et Ferenc Pollmann, op. cit., p. 312.

Austriaca no 87, 2018 Une perspective hongroise sur la fin de l’empire des Habsbourg 183 gouvernement puisque l ’ opposition demeure minoritaire au parlement. Parallèlement les nouvelles des mutineries sur le front se propagent, notamment celle qui s ’ est déroulée à Cattaro (Kotor) au début du mois de février 1918, lorsque des Tchèques et Croates se solidarisent avec les conseils nationaux créés par les deux nationalités et forment sur le modèle bolchevique un conseil de marins. Ces mouvements répondent à la vague de grèves et de mutineries qui ont lieu à terre dans l ’ ensemble de la Monarchie depuis le mois de janvier. La mutinerie gagne pratique- ment tous les navires de la base. On envoie la 3e division navale dans les bouches de Kotor pour soumettre les émeutiers et remettre les navires en état de fonctionner. L ’ amiral Horthy y participe aux commandes du cuirassé Prinz Eugen. Les émeutiers sont également sous la menace des batteries terrestres, mais leur mouvement est massif et les autorités répugnent à employer la violence, d ’ autant que les marins sont armés et disposent d ’ explosifs embarqués sur les bateaux. La démonstration de force va toutefois suffire et, comme le dit Hugo Sokol, « les émeu- tiers ne sont pas parvenus à faire du golfe de Cattaro un Kronstadt aus- tro-hongrois15 ». Les soldats hongrois quant à eux tiennent leurs posi- tions jusqu ’ au bout, tout comme les autres combattants, contredisant la thèse de la déloyauté supposée envers l ’ Empire. Le mécontentement gagne également l ’ arrière, où de nombreuses grèves sont déclenchées au début de 1918, ainsi que les troupes, dont certaines unités se mutinent ou passent à l ’ ennemi. La situation mili- taire se dégrade, les dernières offensives austro-allemandes font long feu, et le climat sociopolitique est délétère. Pratiquement toutes les nationalités de l ’ Empire ont créé des conseils nationaux dont les repré- sentants sont dans la plupart des cas des hommes politiques en exil dans les capitales de l ’ Entente. Ils font le siège des gouvernements pour faire entendre leurs revendications et leurs exigences territoriales, qui sont de moins en moins compatibles avec la survie de l ’ Empire. La Hongrie est ainsi menacée à terme par les Roumains, qui demandent le rattache- ment de la Transylvanie au royaume de Roumanie, les Slovaques, qui veulent s ’ unir avec les Tchèques, les Croates et les Serbes qui envisagent la création de la Yougoslavie. Alors que la guerre semble s ’ acheminer vers son issue, la Hongrie connaît tout au long du printemps, puis de l ’ été 1918 une grave crise

15. Hugo Sokol, Österreich-Ungarns Seekrieg 1914-1918, Graz, Akademische Druck- und Verlagsanstalt, 1967, vol. 2, p. 692.

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économique, politique et sociale. Le mécontentement des ouvriers et des paysans s ’ aggrave, la pénurie alimentaire due à la guerre fait naître un climat de tension dans les villes, et enfin le gouvernement semble impuissant à contrôler la situation. Le mécontentement gagne Budapest le 13 janvier où des manifestants demandent la constitution d ’ un conseil des ouvriers sur le modèle bolchevique et la grève générale est décrétée pour le 18 janvier. Le gouvernement hongrois réussit à faire ajourner le mouvement par des promesses apaisantes. Mais le retour des pénuries alimentaires et surtout le manque de matières premières qui entraînent une flambée des prix ravivent le climat de tension. Les autorités font interdire le cercle Galilée accusé de propager des idées subversives16. Séduits par l ’ expérience russe, des étudiants membres de ce mouve- ment avaient fait circuler des brochures pacifistes dans l ’ armée ; certains adhéreront au Parti communiste. Malgré les interdictions répétées et la mobilisation de plus en plus importante de la troupe contre les oppo- sants, une vague de grèves éclate au lendemain du défilé du er1 mai pour réclamer la démission du gouvernement et la fin de la guerre. L ’ étincelle vient de Vienne, où une grève générale est décrétée le 18 juin. Deux jours plus tard, toutes les usines de Budapest débraient également ; les soldats tirent devant les ateliers des chemins de fer, tuant quatre ouvriers et en blessant plus de vingt. Le dirigeant social-démocrate Jenő Landler (1875-1928) exhorte les manifestants rassemblés devant le parlement à continuer leur action. Un conseil ouvrier est formé, composé de repré- sentants des unions syndicales et de dirigeants sociaux-démocrates. Les hommes politiques autrichiens et hongrois imaginent des plans de paix sans jamais envisager la dissolution de la Monarchie, et l ’ on pense plutôt à une réorganisation fédérale de l ’ ensemble danubien. C ’ est précisément cette option que choisit Charles dans son Manifeste. Il se résout par là à reconnaître que la guerre est perdue, ce que l ’ ancien président du conseil hongrois, le comte Tisza, rend public au parlement le 17 octobre 1918 dans son avant-dernier discours devant cette assem- blée17. Mais l ’ essentiel de son intervention porte sur la préservation du royaume de Hongrie par-delà l ’ effondrement militaire. Sur ce point, Tisza reste dans la ligne des termes du Compromis et ne remet pas en

16. Ce mouvement avait été fondé en 1908 par un groupe d ’ intellectuels proches de la social-démocratie. Durant la guerre, son action est résolument pacifiste. Voir « A Galilei kör », dans Péter Hanák et Ferenc Mucsi (dir.), Magyarország története (Histoire de la Hongrie), Budapest, Akadémiai kiadó, 1988, t. vii, vol. 2, p. 743-746. 17. La question se pose de savoir si Tisza était encore en mesure d ’ intervenir : dans le drame

Austriaca no 87, 2018 Une perspective hongroise sur la fin de l’empire des Habsbourg 185 cause l ’ association avec l ’ Autriche. Mais sa position est alors minoritaire et il ne joue plus un rôle politique majeur. Dans les jours qui suivent, la panique se saisit de la classe politique hongroise et le gouvernement de Sándor Wekerle démissionne le 23 octobre 1918.

L ’ enchaînement révolutionnaire : octobre 1918-janvier 1919

Au milieu de la débâcle de l ’ Autriche-Hongrie, un homme fait figure de recours : le comte Mihály Károlyi (1875-1955). Il a commencé sa car- rière politique dans le Parti libéral, puis, après les élections de 1905, il est devenu un des dirigeants du Parti de l ’ Indépendance, avant de rompre onze ans plus tard avec son chef, le comte Albert Apponyi. Il fonde son propre groupe, le Parti de l ’ Indépendance et de 48, que l ’ on appelait plus simplement le Parti Károlyi (Károlyi Párt). Suivant les idées de l ’ aile gauche du Parti de l ’ Indépendance, Károlyi veut accroître l ’ indépendance de la Hongrie et souhaite une union personnelle du pays avec la Monarchie autrichienne ; il revendique une zone douanière, une armée et une banque nationales autonomes. Il réclame en outre l ’ instauration du suffrage uni- versel, davantage de libertés individuelles et des mesures sociales. Le 25 octobre, deux jours après la démission du gouvernement Wekerle, il fonde le Conseil national, sur le modèle de ceux formés par les nationa- lités de l ’ Empire, dans lequel on retrouve son propre parti, le Parti radi- cal, le Parti social-démocrate et des membres du cercle Galilée. Dès lors, comme dans les autres territoires de l ’ Empire, la chronologie s ’ accélère et l ’ évolution de la situation se compte désormais en heures. Le Conseil s ’ installe officiellement à l ’ hôtel Astoria, à l ’ angle de la rue Kossuth et du petit boulevard de ceinture. Au même moment, des étudiants renouent avec la tradition révolutionnaire en se rassemblant dans les jardins du Musée national et de là se rendent au château dans l ’ espoir d ’ être reçus par les autorités, mais la police les repousse sans ménagement. Pendant ce temps, des étudiants de droite, partisans d ’ Andrássy, se massent devant le palais du comte, sur le corso. Leur participation aux événements poli- tiques s ’ arrêtera là. Un programme en douze points est élaboré, réclamant

de Franz Theodor Csokor, 3. November 1918, l ’ officier hongrois, Rittmeister Orvanyi, s ’ exclame que Tisza va sauver la situation, alors que le cours des événements subit une accélération qui dépasse la plupart des protagonistes.

Austriaca no 87, 2018 186 Catherine Horel l ’ indépendance de la Hongrie dans le cadre d ’ une union personnelle avec l ’ Autriche, une paix séparée, l ’ instauration du suffrage universel et une réforme agraire. Le programme reconnaît également les droits des natio- nalités. Ce dernier élément ne peut que rappeler la loi sur les nationalités votée in articulo mortis par le parlement hongrois le 31 juillet 1849 : elle ne devait pas être appliquée, au même titre que le projet élaboré par Jászi, qui arrive bien trop tard pour prétendre réconcilier les Magyars avec les autres nationalités, dont les chefs ont déjà pris le chemin de l ’ indépen- dance ou du rattachement aux futurs États successeurs. Le 27 octobre, l e roi s ’ entretient à nouveau avec Károlyi et ses ministres potentiels dans sa résidence de Gödöllő à quelques kilomètres à l ’ est de Budapest, mais il nomme Premier ministre l ’ insignifiant comte János Hadik, alors ministre du Ravitaillement. Dès le lendemain, sa décision provoque une vague de protestation à Budapest : des manifestants, exi- geant l ’ investiture du Conseil national, se massent devant le siège du Parti de Károlyi, en plein centre de Pest sur la place Gizella (rebaptisée place Károlyi de 1918 à 1920, puis Vörösmarty depuis le milieu des années 1920), avant de prendre le chemin du palais royal de Buda, où se trouve l ’ archiduc Joseph, que l ’ empereur a chargé de négocier la formation du futur gouver- nement hongrois. La foule tente de franchir le pont des Chaînes, à l ’ entrée duquel un barrage composé de policiers et de soldats a été posté par le général Lukachich, héros du front d ’ Italie, nommé la veille par Charles commandant de la place. Les soldats laissent passer la foule, mais les poli- ciers ouvrent le feu, faisant 3 morts et environ 70 blessés18. Le lendemain, un arrêt de travail d ’ une demi-heure est décrété en hommage aux victimes. Les ouvriers s ’ arment, forment des conseils et encouragent les soldats à déserter. Mais l ’ archiduc Joseph confirme Hadik dans ses fonctions. Refu- sant toujours d ’ appeler à la révolution, le Conseil national doit néanmoins reconnaître qu ’ il n ’ accédera pas au pouvoir dans le cadre des institutions. Le 30 octobre, les ouvriers prennent possession des usines tandis que des conseils de soldats s ’ emparent des bâtiments militaires. Dans cette atmosphère révolutionnaire, on n ’ oublie pas les symboles et les soldats ornent leurs boutonnières d ’ asters (őszirózsa), cherchant un emblème pour remplacer l ’ aigle de la Monarchie sur leurs uniformes. Tout Budapest descend dans la rue et une foule énorme se masse devant l ’ hôtel Astoria. Dans la nuit, les conseils de soldats occupent la poste prin-

18. Ignác Romsics, Magyarország története a xx. században (Histoire de la Hongrie au xxe siècle), Budapest, Osiris, 1999, p. 110.

Austriaca no 87, 2018 Une perspective hongroise sur la fin de l’empire des Habsbourg 187 cipale, le central téléphonique, les bureaux de la police, les gares ; quelque 30 000 soldats armés, qui refusent d ’ obéir à l ’ archiduc Joseph, arpentent la ville. Le Parti social-démocrate appelle les ouvriers à cesser le travail et à manifester pour défendre le Conseil national. Aux premières heures du 31 octobre 1918, l ’ archiduc Joseph fait venir Károlyi au palais et lui annonce que le roi et empereur l ’ a nommé Premier ministre. Károlyi s ’ engage alors à maintenir le calme à condition que le général Lukachich cantonne ses troupes. Pour la première fois depuis la révolution de 1848, un gouvernement hongrois complètement indépendant est formé. Sa composition fait appa- raître deux membres du Parti de l ’ Indépendance, deux sociaux-démo- crates (Ernő Garami et Zsigmond Kunfi), Oszkár Jászi pour le Parti radi- cal, et trois ministres indépendants ; le portefeuille des Affaires étrangères va à Károlyi. Tous prêtent serment devant l ’ archiduc Joseph. Le premier conseil qui se tient au palais royal décide de rétablir les libertés publiques et d ’ amnistier les soldats mutinés. Károlyi tente de mettre en place une démocratie moderne et espère, grâce à ses bonnes relations avec les Alliés, un règlement favorable à la Hongrie. Mais la gauche pratique une surenchère permanente et la situa- tion est de plus en plus intenable. Le 1er novembre un grand rassemble- ment se tient à Budapest pour exiger la proclamation de la république. Les conseils ouvriers font pression sur les ministres sociaux-démocrates et le gouvernement s ’ inquiète des activités plus ou moins anarchiques des conseils de soldats19. Le ministre de la Défense, le colonel d ’ artillerie Béla Linder (1876-1962), pense qu ’ il suffit de dissoudre l ’ armée pour en finir avec ces éléments instables et nomme un commissaire du gouverne- ment chargé de les contrôler. Károlyi demande alors au roi d ’ être délivré de son serment et met sa démission dans la balance. Charles accepte et Linder peut donc déclarer solennellement la fin de la guerre pour la Hon- grie. La capitulation permet le retour dans le pays des soldats hongrois, mais sans leurs armes. Quelques jours plus tard, la police de Budapest

19. Ainsi, le 31 octobre 1918, une dizaine de soldats font irruption dans la villa Roheim, avenue Hermina, résidence de l ’ ancien président du Conseil, où le comte Tisza se trouve avec son épouse et sa nièce, la comtesse Denise Almássy. Trois soldats ouvrent le feu, Tisza, qui voulait se jeter sur l ’ un des agresseurs, est touché et meurt quelques minutes plus tard, son épouse tombe sans connaissance et la comtesse Almássy, qui tentait de désarmer l ’ un des assaillants, est blessée au visage. L ’ enquête établit que l ’ attentat a été organisé par le journaliste Pál Kéri (1882-1961). Condamné à mort, il réussit à s ’ enfuir en Russie en 1922, puis il revient à Vienne avant d ’ émigrer aux États-Unis. Les autres accusés sont condamnés à des peines de prison.

Austriaca no 87, 2018 188 Catherine Horel arrête tous les trains militaires à une distance respectable de la capitale et confisque les armes ; seuls les soldats originaires de Budapest sont auto- risés à entrer dans la ville, les autres sont renvoyés directement dans leurs foyers. Le retour des soldats et le contrôle lâche qui est fait de leurs armes et uniformes contribuent à la confusion des mois qui vont suivre et ont des conséquences évidentes sur les violences perpétrées ensuite par les Rouges comme par les Blancs. Le 11 novembre 1918, Charles de Habsbourg abdique. Durant ces derniers jours de règne, il reçoit encore à Schönbrunn ses fidèles et les commandants de l ’ armée k.u.k. Ainsi l ’ amiral Horthy le 8 novembre. L ’ ambiance est crépusculaire, le souverain semble seul et abandonné de tous dans un château vidé de ses occupants. Il ne raconte pas lui-même cette entrevue, mais il en a parlé à ses proches. Il dit à sa femme que c ’ est le jour le plus tragique de sa vie, qui vient sans aucun doute faire un tout avec celui vécu une semaine avant à Pola lors de la remise du Viribus unitis au Conseil yougoslave et la consécutive destruction du navire ami- ral20. Horthy rencontre dans le train Aladár Boroviczény21 qui se rend comme lui de Baden à Vienne, ils parlent des événements des derniers jours et Horthy informe son interlocuteur qu ’ il se rend à Schönbrunn pour se démettre de sa charge. Il prononce ces paroles avec difficulté. Ils se mettent d ’ accord pour faire le chemin inverse le soir même. Borovic- zény, qui n'est pas né de la veille, dit avoir rarement vu quelqu ’ un parais- sant aussi ébranlé que Horthy lorsqu ’ il le retrouve à la gare. L ’ amiral lui raconte que Charles avait les larmes aux yeux : « […] tout ce qu ’ il avait considéré depuis sa jeunesse et durant toute sa carrière comme son idéal le plus élevé se trouvait désormais abattu et trahi. » Horthy dit ensuite avoir assuré le monarque de son inébranlable fidélité et ce dernier confir- mera plus tard à Boroviczény avoir été à ce moment très impressionné par ses déclarations. La première République autrichienne est proclamée le 12 novembre 1918 et le lendemain, Charles se démet de ses prérogatives royales en Hongrie, mais n ’ abdique pas le trône, détail important dont il va user lors des tentatives de restauration. La République de Hongrie est proclamée le 16 novembre : le Parlement est dissous et les membres du Conseil natio-

20. Voir dans ce volume la contribution de Daniel Baric sur cet épisode et sa mémoire trans- nationale. 21. Boroviczény est un diplomate de carrière qui travaille alors à la section du Proche-Orient du ministère des Affaires étrangères. Voir Aladár von Boroviczény, Der König und sein Reichsverweser, München, Verlag für Kulturpolitik, 1924, p. 12-13.

Austriaca no 87, 2018 Une perspective hongroise sur la fin de l’empire des Habsbourg 189 nal, élargi aux représentants des partis politiques, des syndicats et aux conseils nationaux élus dans les comitats, prennent possession des sièges des anciens parlementaires. La nouvelle assemblée approuve le décret instituant la république et reconnaît le gouvernement dirigé par le comte Mihály Károlyi, qui sera élu président de la République le 11 janvier 1919. Aussitôt, une foule d ’ environ 200 000 personnes se masse sur la place Kossuth, derrière le parlement : il y a là des étudiants, des groupes de citoyens, des ouvriers des faubourgs d ’ Óbuda, d ’ Újpest et de Kőbánya, de l ’ île de Csepel ; certains portent des drapeaux rouges, des pancartes et arborent des cocardes tricolores. Ils chantent l ’ hymne hongrois, mais aussi la Marseillaise. Le gouvernement met en place un ministère des Affaires sociales, aug- mente les salaires et finance un fonds d ’ aide pour les chômeurs, mais il demeure impuissant à combler les pénuries alimentaires et le manque de charbon, tandis que la grippe espagnole ravage Budapest et que les réfu- giés des territoires occupés affluent ; ils sont parqués dans des wagons de chemin de fer, où certains resteront plusieurs années. La réforme agraire est lancée en février 1919 par Károlyi lui-même qui partage ses propres terres, mais les radicaux la jugent insuffisante, car elle ne concerne que les grands domaines et ne prévoit pas la collectivisation. Les actions de masse se multiplient et bien que les sociaux-démocrates restent loyaux envers le gouvernement, ils sont vite dépassés par les succès des commu- nistes inspirés par les méthodes léninistes. Le nouveau gouvernement a vu le nombre de ses ministres sociaux-démocrates doubler et malgré la personnalité du président du Conseil, le juriste Dénes Berinkey (1871- 1944)22, la radicalisation de sa politique témoigne de la course désespérée qu ’ il livre face à la surenchère communiste tandis que le mécontente- ment gronde de toutes parts. À droite, l ’ opposition s ’ organise également en groupes prêts à constituer une force contre-révolutionnaire. Formelle- ment et pour satisfaire les Alliés, le gouvernement s ’ oppose à l ’ agitation des communistes, mais il en est en réalité devenu l ’ otage. Le 20 février 1919, une manifestation de chômeurs orchestrée par les communistes se solde par l ’ arrestation de 32 membres du Parti, dont Béla Kun23. Dans le même temps, les pourparlers menés à Belgrade entre les Hon- grois et les Alliés échouent. Ceux-ci sont compliqués par l ’ instabilité de la situation sur le terrain et par la multiplicité des règlements frontaliers.

22. Il était ministre de la Justice dans le gouvernement Károlyi. Voir Ignác Romsics, op. cit., p. 115. 23. Ibid., p. 120.

Austriaca no 87, 2018 190 Catherine Horel

L ’ Armée rouge bolchevique se bat en Slovaquie au nord, la situation de l ’ Ukraine subcarpatique au nord-est est indécise puisque s ’ affrontent à la fois les partisans d ’ une Ukraine indépendante24, les Blancs et les Rouges. Les Roumains entrent sur le territoire hongrois pour asseoir leurs pré- tentions sur la Transylvanie et le roi Carol Ier propose même une union personnelle entre les deux royaumes25. Au sud, les Yougoslaves et les Français occupent la Bácska jusqu ’ à Pécs et Szeged. Seule la frontière avec l ’ Autriche est encore calme, en attendant la décision de la Conférence de la paix sur le territoire du futur Burgenland qui doit être détaché de la Hongrie. La convention d ’ armistice est signée le 13 novembre à Belgrade entre Béla Linder pour les Hongrois et le général Franchet d ’ Esperey, mais la ligne de démarcation est violée et les Français laissent les Rou- mains pénétrer en Hongrie. Ces mauvais résultats entament la position de Károlyi. Les Tchèques et les Slovaques en profitent pour faire monter la pression, la position de la Hongrie devient intenable et Károlyi est lâché par les Alliés qui font de la Hongrie un pays vaincu. Le mémorandum du chef de la représentation alliée en Hongrie, le lieutenant-colonel Fer- dinand Vix, en date du 3 décembre 1918, désavoue Franchet d ’ Esperey et cède aux revendications des Roumains et des Slovaques, sans tenir compte de la bonne volonté de Károlyi. Le dépècement du royaume de Hongrie commence : la naissance du royaume des Serbes, Croates et Slo- vènes (SHS) le 1er décembre 1918 met fin à l ’ union personnelle entre la Hongrie et la Croatie et annonce le détachement d ’ une partie du Banat, de la Bácska et de la Voïvodine. La constitution à la même date de la grande Roumanie par l ’ annexion de la Transylvanie galvanise les troupes rou- maines, qui accentuent leur pénétration en Hongrie. Une zone frontière provisoire est fixée entre la Roumanie et la Hongrie, que les Alliés veulent voir démilitarisée. Or Károlyi refuse de se plier à cette mise en demeure qui est signifiée au gouvernement par une note du 20 mars. Comprenant que les armées roumaine, tchécoslovaque et yougoslave vont être autori- sées à avancer dans le pays jusqu ’ aux lignes de démarcation fixées par la convention d ’ armistice – ce qui signifie un nouveau recul des frontières de la Hongrie – il démissionne le 21 mars 1919 et annonce la formation d ’ un gouvernement social-démocrate.

24. Voir dans ce volume l ’ article d ’ Iryna Dmytrychin. 25. Après la guerre et grâce aux Alliés, la Roumanie obtient la Transylvanie, le Banat, la Bucovine, la Bessarabie et la Dobroudja : dans chacune de ces provinces vivent d ’ impor- tantes minorités nationales, ce qui fait de la Roumanie d ’ après-guerre un État fortement multinational qui ne respecte que très peu les principes du droit des minorités.

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Or ces derniers ne veulent pas assumer seuls le pouvoir dans un tel contexte. C ’ est alors que se déroule le quiproquo fatal qui amène les bolcheviques au pouvoir. Sans en référer à Károlyi, qui pensait sans doute rester président de la République, les sociaux-démocrates se rendent à la prison où sont internés Kun et ses partisans et mènent à bien la fusion de leur parti avec les communistes. Seuls trois anciens ministres s ’ opposent à cette manœuvre26. Le 23 mars, sur les marches du parlement, Béla Kun, commissaire aux Affaires étrangères, et Dezső Bokányi, commissaire au Travail, proclament devant une foule énorme la naissance de la « République hongroise des Conseils » et annoncent la composition du gouvernement, formé de trente-quatre commissaires du peuple27. Il est donc impropre de parler de révolution ou de putsch, il s ’ agit plutôt d ’ un concours de circonstances tragi-comique. Le pouvoir n ’ est pas conquis de haute lutte par les communistes, mais offert sur un plateau. Károlyi crie à la trahison, mais reconnaît toutefois le nouveau régime, tout comme il se mettra au service des communistes en 1945. La plupart de ses proches collaborateurs se rangent d ’ ailleurs immédia- tement derrière les bolcheviques28. L ’ évaluation des bouleversements intervenus en Hongrie en 1918- 1919 (et jusqu ’ en 1920) ne fait pas l ’ objet d ’ un intérêt majeur de la part de l ’ historiographie hongroise qui, quand elle traite de l ’ entre-deux- guerres, préfère se concentrer sur le traumatisme du traité de Trianon et sur le régime Horthy29. Les « deux » révolutions de 1918-1919 sont rare- ment différenciées par les historiens, qui jusqu ’ à une période récente appartenaient soit à l ’ opposition de droite – durant l ’ entre-deux-guerres – soit à l ’ école marxiste après 1945. Contrairement aux révolutions de

26. Ignác Romsics, op. cit., p. 121. 27. Catherine Horel, « La République des Conseils en Hongrie », dans Stéphane Courtois (dir.), 1917. La révolution bolchevique, Paris, Vendémiaire, 2017, p. 259-279. 28. Tibor Hajdu, « Budapest 1919 ‒ Fortsetzung oder Verrat an der Revolution von 1918 in Ungarn », dans Karlheinz Mack (dir.), Revolutionen in Ostmitteleuropa 1789-1989. Schwerpunkt Ungarn, München, Oldenbourg, 1995, p. 105. 29. Quelques titres récents : Balázs Ablonczy, Trianon-Legendák (Légendes de Trianon), Budapest, Jaffa Kiadó, 2010 ; Krisztián Ungváry, A Horthy-rendszer mérlege. Diszkri- mináció, szociálpolitika és antiszemitizmus Magyarországon (Le bilan du régime Horthy. Discrimination, politique sociale et antisémitisme en Hongrie), Pécs, Jelenkor Kiadó, 2012 ; Turbucz Dávid, A Horthy-kultusz 1919–1944 (Le culte de Horthy), Budapest, MTA Bölcsészettudományi Kutatóközpont-Történettudományi Intézet, 2016. En fran- çais : Catherine Horel, L ’ amiral Horthy, op. cit. ; « Le traité de Trianon, 4 juin 1920, ou le deuil de la nation hongroise », dans Corine Defrance, Catherine Horel et Fran- çois-Xavier Nérard (dir.), Vaincus ! Histoires de défaites. Europe xixe-xxe siècles, Paris, Nouveau Monde, 2016, p. 207-228.

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1848 et 1956 qui sont signifiantes dans la conscience nationale, car elles ont produit leurs martyrs et une intense politique de la mémoire, l ’ épi- sode de 1918-1919 souffre d ’ un brouillage mémoriel. Pour les uns, il y a une continuité entre la proclamation de la république le 16 novembre 1918 et la prise du pouvoir par les communistes le 21 mars 1919. C ’ est la vision des historiens conservateurs qui s ’ impose après 1920. Le régime Horthy interprète le bolchevisme comme un double complot instigué par l ’ étranger (la Russie et ses alliés), et les traîtres de l ’ intérieur, les juifs. Le gouvernement de Mihály Károlyi, à commencer par son chef, est vu comme une entreprise cryptocommuniste menant logiquement à l ’ instauration de la République des Conseils. Cette analyse, couplée à celle qui sera faite de la soviétisation de la Hongrie après 1945, accrédite la thèse qui fait du communisme un régime foncièrement « étranger » à la Hongrie et dont les tentatives de greffe ne prennent pas sur le corps national. Les éléments du mythe sont en outre présents dès le début pour rendre l ’ interprétation des événements particulièrement complexe. On y trouve immanquablement la figure du traître, Károlyi, accompagné d ’ une cohorte d ’ ennemis « de l ’ intérieur » constituée de radicaux « sans patrie ». Cette thèse est formulée à quelques nuances près par deux per- sonnalités importantes de l ’ entre-deux-guerres, l ’ historien du régime Horthy, Gyula Szekfű (1883-1955) et l ’ ancien ministre légitimiste Gusztáv Gratz (1875-1946)30. Chez les communistes en revanche, on impose une séparation tout aussi artificielle entre la démocratie bour- geoise issue de la révolution d ’ octobre 1918 et la « vraie » révolution bolchevique de mars 1919. Dans cet esprit, les réformes menées par le gouvernement Károlyi sont sous-évaluées et les personnalités de gauche qui les ont portées considérées soit avec dédain, soit comme des gens qui étaient en fait déjà convertis au communisme, ce qui revient donc à corroborer l ’ analyse des conservateurs. Tout le problème réside ici dans l ’ interprétation qui est faite des radicaux et des sociaux-démocrates. On peut aussi s ’ interroger sur la nature même de ce moment révo- lutionnaire. La prise du pouvoir par les communistes en mars 1919 doit-elle être qualifiée de révolution, de putsch, ou bien s ’ agit-il d ’ une transition ? Si l ’ on considère que le gouvernement Károlyi transmet paci- fiquement le pouvoir aux communistes, il serait abusif de parler d ’ une « deuxième » révolution. Or le régime qui se met en place instaure une

30. Tibor Hajdu, « Budapest 1919… », art. cité, p. 101.

Austriaca no 87, 2018 Une perspective hongroise sur la fin de l’empire des Habsbourg 193 rupture nette et s ’ engage dans la dictature du prolétariat, provoquant immédiatement le rejet chez certains sociaux-démocrates, radicaux et autres soutiens de l ’ expérience précédente, qui à leur tour parlent de trahison. Les perceptions sont brouillées par le chaos qui règne dans le pays et le poids du contexte extérieur : les combats qui se déroulent sur le sol hongrois et ceux qui s ’ engagent aux marges de la Russie ; le début de la Conférence de la paix ; le rôle des Alliés et des États successeurs. Ces facteurs expliquent en partie l ’ éclatement de la révolution en Hon- grie qui semble, pour un temps, basculer dans le bolchevisme.

Austriaca no 87, 2018 Mihály Bíró, Bandits, vous l ’ avez cherché !, affiche en faveur de la République des Conseils, 1919. © De Agostini Picture Library/Scala, Florence. Iryna Dmytrychyn Paris, Institut national des langues et civilisations orientales (INALCO)

Fin des empires et naissance d ’ un État : le rêve ukrainien de Guillaume de Habsbourg

L ’ apparition de plusieurs États nationaux après l ’ effondrement de l ’ Empire austro-hongrois ne faisait de doute pour personne. Les ques- tions qui demeuraient ouvertes à ce stade étaient de savoir quel serait leur nombre et comment concilier les attentes et les aspirations des uns et des autres. L ’ Ukraine indépendante était une potentialité, bien qu ’ elle ne figurât pas dans les 14 points énoncés par le président amé- ricain Wilson le 8 janvier 1918. La question ukrainienne avait pourtant été soulevée dès le début de la guerre1 et, au sein même de la dynas- tie habsbourgeoise, elle avait un promoteur : le neveu de l ’ empereur François-Joseph, Guillaume de Habsbourg-Lorraine (1895-1948), qui

1. Voir à ce sujet : Serhij Popyk, Українці в Австрії 1914-1918. Австрійська політика в українському питанні періоду великої війни (Les Ukrainiens en Autriche 1914-1918. La politique autrichienne dans la question ukrainienne pendant la Grande Guerre), Kyiv-Tchernivtsi, Zoloti lytavry, 1999 ; Volodymyr Trofymovytch, « Український і польський чинники в політиці Австро-Угорщини у 1914 році » (Les facteurs ukrai- nien et polonais dans la politique de l ’ Autriche-Hongrie en 1914), Наукові записки Національного Університету “Острозька Академія” (Cahiers de l ’ Académie d ’ Ostrog), 2015, no 24. Voir, au sujet de l ’ entité militaire ukrainienne créée au sein de l ’ armée impériale, les « Tirailleurs de la Sitch » (Ukrainische Sitschower Schützen) : Mykola Lytvyn, « Легіон українських сiчових стрільців : військове навчання, виховання, бойовий шлях » (La légion ukrainienne des Tirailleurs de la Sitch : entraî- nement militaire, éducation, parcours combattant) dans Oleksandr Rejent (dir.), Велика війна 1914-1918 рр. і Україна (La Grande Guerre et l ’ Ukraine dans les années 1914- 1918), Kyiv, Natsionalna Akademija Nauk, Instytout Istoriji Ukrajiny, 2 vol., vol. 1 : Історичні нариси (Esquisse historique), 2014, р. 159-179 (éd. française en cours). À noter que la question ukrainienne était aussi bien autrichienne (Galicie et Bucovine) que hongroise (Ruthénie transcarpatique) et qu ’ elle comprenait la dimension russe (« mos- cophile ») – réelle ou supposée – des Ukrainiens d ’ Autriche-Hongrie, exploitée et ins- trumentalisée par le tsar. 196 Iryna Dmytrychyn d ’ après son propre témoignage avait découvert les Ukrainiens à l ’ âge de 17 ans, intrigué par les images de bandits sauvages qu ’ on en faisait dans le domaine polonais de son père2, avant de prendre leur parti, peut-être par défi3. Il forge sa légende ukrainienne auprès des soldats dès juin 1915, lorsqu ’ engagé dans l ’ armée au sein d ’ une unité à prédominance ukrai- nienne, il se fait appeler Vasyl, vêtu d ’ une chemise brodée ukrainienne4, puis lorsqu ’ il se retrouve en Ukraine et prend en avril 1918 le comman- dement des « Tirailleurs de la Sitch5 », mais aussi à Vienne lorsqu ’ il se lance dans les batailles politiques ou ayant valeur de symbole, comme le changement de dénomination ethnique de Ruthènes en Ukrainiens6. Vue de Vienne, la question ukrainienne butait sur un autre projet, polonais, qui avait lui aussi ses promoteurs, dont le propre père de Guil- laume, l ’ archiduc Charles-Étienne de Teschen (Erzherzog Karl Stephan von Österreich, 1860-1933). Les deux projets, polonais et ukrainien, concernaient les mêmes territoires et il était difficile, voire impossible, de s ’ en sortir en gardant équilibre et équité, tant sur le plan interne qu ’ externe, car les deux projets étaient aussi transfrontaliers. Alors qu ’ on songeait à un royaume de Pologne élargi aux terres polonaises prises sur la Russie au sein de la Monarchie habsbourgeoise, proclamé effectivement en novembre 1916, Guillaume, de plus en plus sollicité et aguerri politiquement, poussait le projet de création d ’ une entité dynas-

2. Мемуари Вільгельма Габсбурга Полковника УСС (Mémoires de Guillaume de Habs- bourg, colonel dess tirailleurs de la Sitch), 28 septembre 1919. Voir Yuriy Terechtchenko et Tetiana Ostachko, Український патріот династії Габсбургів (Un patriote ukrai- nien de la dynastie des Habsbourg), Kyiv, Tempora, 2008, p. 110. 3. Cette thèse est développée par son récent biographe : Timothy Snyder, Le prince rouge. Les vies secrètes d ’ un archiduc de Habsbourg [2008], Olivier Salvatori (trad.), Paris, Gallimard, 2013, p. 12-16. 4. Ibid., p. 100-101. Voir également ses Mémoires : Мемуари Вільгельма Габсбурга, op. cit., p. 114-115. 5. Ibid., p. 119-120. Il explique l ’ attachement que lui portaient les tirailleurs de la manière suivante : « Ils m ’ ont bien reçu, car ils savaient que je n ’ avais nulle intention de conduire une politique autrichienne, mais uniquement nationale. » 6. La question du changement de nom qui agitait les cercles gouvernementaux et scien- tifiques de l ’ Empire revient souvent dans sa correspondance avec les responsables ukrainiens : il plaidait pour que la désignation de l ’ Ukraine soit attribuée à la Galicie orientale, dont les habitants deviendraient des Ukrainiens et non des Ruthènes, en signe d ’ unité des Ukrainiens des deux empires, russe et austro-hongrois. Voir Guillaume de Habsbourg à K. Houjkovsky, Baden, 25 janvier 1917 (Yuriy Terechtchenko et Tetiana Ostachko, Український патріот, op. cit., p. 156) ; Guillaume de Habsbourg à K. Hou- jkovsky, Baden, 1er février 1917 (ibid., p. 136). Voir à ce sujet : Serhij Popyk, Українці в Австрії, op. cit., chap. 3.

Austriaca no 87, 2018 Fin des empires et naissance d’un État 197 tique ukrainienne au sein de l ’ Empire7. Celui-ci visait à séparer la Gali- cie occidentale, qui serait dévolue à la Pologne, de la Galicie orientale, laquelle, réunie à la Bucovine, formerait un ensemble à forte popula- tion ukrainienne : une principauté d ’ Ukraine8. Reçu en février 1917 en audience par le nouvel empereur pour lui présenter cette configuration, Guillaume croyait la partie gagnée9. Alors que sur fond d ’ effondrement de la Russie émergeait un État ukrainien à Kiev (Kyiv), avec l ’ instauration en mars 1917 du Conseil cen- tral (Centralna Rada) (qui se contentait à cette époque de l ’ autonomie au sein du nouvel État russe), les parlementaires ukrainiens à Vienne ont demandé en mai la création d ’ une entité ukrainienne habsbourgeoise, tout en proclamant leur soutien à la Rada. Peu de temps après, en juil- let-août 1917, l ’ empereur Charles entreprit un voyage en Galicie orien- tale, en compagnie de Guillaume, en raison, lui aurait-il confié, de ses « très bonnes connaissances des circonstances actuelles », et afin que « les Ukrainiens aient un signe public de [son] intérêt pour ce pays et ce peuple10 ». C ’ est aussi Charles qui avait présenté Guillaume à Mgr Andreï Scheptyckyj, le métropolite de l ’ Église grecque-catholique ukrainienne, qui revenait de son exil russe : à l ’ occasion de cette rencontre, Guillaume aurait reçu un nom ukrainien en plus du prénom qu ’ il s ’ était lui-même choisi. Désormais, il serait Vasyl Vychyvanyi, soit « Basile le Brodé11 ». Après la prise de pouvoir par les bolcheviques à Petrograd en octobre 1917, le Conseil central proclame à Kyiv le 22 janvier par son Quatrième Universal l ’ indépendance de l ’ Ukraine. Exsangue, elle essaye de conclure une paix séparée avec les Puissances centrales, à Brest-Litovsk. Guillaume aurait été de ceux qui auraient suggéré de jouer la carte de la puissance

7. Voir ses échanges avec les personnalités ukrainiennes et notamment sa réaction à la proclamation du royaume de Pologne : Guillaume de Habsbourg à K. Houjkovsky, 7 novembre 1916 (Yuriy Terechtchenko et Tetiana Ostachko, Український патріот, op. cit., p. 138). 8. Timothy Snyder, Le prince rouge, op. cit., p. 106-107. Voir, pour un bon exposé des visions ukrainiennes, formulées dès le début de la guerre, où l ’ argument principal est la nécessité d ’ une partition de la Galicie en deux entités : Mykhajlo Lozynskyj, Утворення українського коронного краю в Австрії (La création de la principauté d ’ Ukraine en Autriche), s. l., Bibliothèque politique, 1915. 9. Timothy Snyder, Le prince rouge, op. cit., p. 108. Voir également, au sujet de ses discussions avec Charles : Мемуари Вільгельма Габсбурга, op. cit., p. 117-118. 10. Guillaume de Habsbourg à Mykola Vasylko, 1er août 1917 (Yuriy Terechtchenko et Tetiana Ostachko, Український патріот, op. cit., p. 196). 11. Timothy Snyder, Le prince rouge, op. cit., p. 112-113. Voir également le témoignage sur l ’ activisme de Guillaume dans ce cadre : Nykyfor Hirniak, Полк. Василь Вишиваний (Le colonel Vasyl Vychyvanyi), Winnipeg, D. Mykytuk, 1956, p. 11.

Austriaca no 87, 2018 198 Iryna Dmytrychyn agricole, atout essentiel dans la situation de Vienne et de Berlin, confrontés tous deux à d ’ importantes pénuries alimentaires12. Le 27 janvier, l ’ Ukraine signe avec l ’ Allemagne, l ’ Autriche, l ’ Empire ottoman et le royaume de Bulgarie, la « paix du pain » (dénommée ainsi en raison des livraisons de vivres consenties par la partie ukrainienne). Outre le premier document international reconnaissant l ’ existence d ’ un État ukrainien, l ’ Ukraine a aussi obtenu des Habsbourg et des Allemands le transfert de la région de Chełm/Kholm et de la Podlachie et, par un protocole secret signé dans la nuit du 8 au 9 février 1918, la création d ’ un pays de la couronne (Kronland), composée de la Galicie orientale et de la Bucovine, qui devait voir le jour avant le 1er juillet 1918. Guillaume en était transporté de joie : « Croyez- moi, que ce jour du 9 février est pour moi en tant qu ’ Ukrainien, car je me sens Ukrainien, un des plus beaux jours de ma vie […] Je suis certain qu ’ un avenir merveilleux attend les Ukrainiens de Galicie13. » En février 1918, Guillaume de Habsbourg est placé à la tête du groupe de combat « Archiduc Guillaume » et envoyé en Ukraine, où il prend aussi la direction des Tirailleurs de la Sitch. Se retrouvant dans les terres mythiques des Cosaques zaporogues, à la tête de plusieurs milliers de sol- dats et officiers ukrainiens et au contact des villageois et des citadins de l ’ Ukraine des steppes, Vasyl Vychyvanyi se dévoue au service de sa patrie d ’ élection, sans oublier la fidélité qu ’ il doit à son pays d ’ origine et à sa dynastie. Il essaye de protéger les villageois, alors que les réquisitions de produits alimentaires sont de plus en plus difficiles à réaliser. Mais sur- tout, il « ukrainise » en s ’ efforçant de « susciter une conscience nationale parmi la paysannerie14 » en donnant l ’ exemple de ses troupes et payant de sa personne15. Les souvenirs qu ’ il laisse à tous ceux qui l ’ approchent ne font qu ’ entretenir sa légende16. Au point de faire naître des inquiétudes chez les Allemands et l ’ hetman Pavlo Skoropadsky qui le soupçonnaient, lui et l ’ Autriche, de poursuivre leurs propres objectifs : ils œuvrèrent donc

12. Timothy Snyder, Le prince rouge, op. cit., p. 115-116. Voir aussi : Nykyfor Hirniak, Полк. Василь Вишиваний, op. cit., p. 13. 13. Guillaume de Habsbourg au métropolite Andreï Scheptyckyj, 14 février 1918 (Yuriy Terechtchenko et Tetiana Ostachko, Український патріот, op. cit., p. 230). Voir d ’ autres lettres de cette époque dans le même volume. 14. Timothy Snyder, Le prince rouge, op. cit., p. 13 et 124-129. 15. Mykola Lytvyn, « Легіон українських сiчових стрільців… », art. cité, p. 176. 16. Voir par exemple l ’ histoire de la rencontre manquée avec l ’ anarchiste Nestor Makhno : Nykyfor Hirniak, Полк. Василь Вишиваний, op. cit., p. 32-34. Ou bien l ’ histoire des paysans révoltés qui souhaitaient avoir pour hetman « le grand prince Guillaume » : Dilo, Lviv, 8-10 mai 1931 (Yuriy Terechtchenko et Tetiana Ostachko, Український патріот, op. cit., p. 247).

Austriaca no 87, 2018 Fin des empires et naissance d’un État 199 pour obtenir son départ de la région. Les projets de remplacer l ’ hetman existaient bel et bien ; Guillaume est tenté, consulte l ’ empereur, mais ne se lance pas17. À la même époque, le protocole secret promettant la création d ’ une terre ukrainienne au sein de la couronne autrichienne est caduc, les livraisons de blé promises n ’ arrivant pas18. Lors de la session du Parlement autrichien ouverte le 1er octobre 1918, largement consacrée aux questions de la paix et de la future confi- guration de l ’ Empire, le délégué ukrainien Semen Vityk présente le 4 octobre une déclaration :

Le peuple ukrainien, qui compte en Autriche plus de 4 millions et en Ukraine plus de 40 millions de personnes, est situé au milieu des pays slaves et dans le voisinage avec les peuples roumain, turc et hongrois. Pendant des siècles, le peuple ukrainien dut faire l ’ expérience du joug et de l ’ oppression […] Par conséquent, nous demandons le droit à l ’ autodétermination du peuple ukrainien […] Le peuple ukrainien aspire comme unique condition de sa vie nationale au sein des États libres d ’ Europe, à la réunion de toutes les régions ukrainiennes de l ’ Autriche-Hongrie, la région de Chelm, la Podlachie et la Volhynie en un seul État républicain indépendant de tous les peuples slaves et d ’ autres pays voisins19.

Le 16 octobre 1918, Charles rendit publique sa proposition de réor- ganisation de l ’ Empire en une fédération d ’ entités nationales. Pensant encore pouvoir garder la main, Guillaume demandait aux leaders ukrai- niens que le nouvel État ukrainien fût partie intégrante de la Monarchie20. Mais il était trop tard et les Ukrainiens voyaient déjà plus loin et surtout observaient avec inquiétude les mouvements des Polonais21.

17. Timothy Snyder, Le prince rouge, op. cit., p. 122-135 ; Nykyfor Hirniak, Полк. Василь Вишиваний, op. cit., p. 22-27. Voir également son propre témoignage sur cette période de sa vie dans les steppes : Мемуари Вільгельма Габсбурга, op. cit., p. 120-121 ; Автобіографічні спогади Вільгельма Габсбурга-Лотрінгена, Українські Січові стрільці з весни 1918 р. до перевороту в Австрії (Souvenirs autobiographiques de Guillaume de Habsbourg-Lorraine, Les Tirailleurs de la Sitch du printemps 1918 jusqu ’ au renversement en Autriche), dans Yuriy Terechtchenko et Tetiana Ostachko, Український патріот, op. cit., p. 127-132. 18. Timothy Snyder, Le prince rouge, op. cit., p. 122-135. 19. Cité d ’ après Oleksandr Roublev, « Західно-українська Народна Республікa » (La République populaire d ’ Ukraine occidentale), dans Oleksandr Rejent (dir.), Велика війна 1914-1918 рр. і Україна..., op. cit., p. 691. 20. Voir sa lettre adressée au métropolite Scheptyckyj, où il expose ses arguments et essaye d ’ amadouer son interlocuteur par la question religieuse : Guillaume de Habsbourg au métropolite Andreï Scheptyckyj, Tchernivtsi, 18 octobre 1918 (Yuriy Terechtchenko et Tetiana Ostachko, Український патріот, op. cit., p. 236-238). 21. Un résumé des griefs ukrainiens à l ’ égard de la Monarchie se trouve dans la lettre de

Austriaca no 87, 2018 200 Iryna Dmytrychyn

Le 19 octobre 1918, au lendemain de l ’ appel de Wilson invitant les composantes de l ’ Autriche-Hongrie à proclamer leur indépendance, une Constituante qui réunit à Lviv près de 500 parlementaires, dépu- tés de Galicie et de Bucovine, des représentants des partis politiques, de diverses organisations et du clergé ukrainiens, proclama la création d ’ un État indépendant sur les terres à majorité ethnique ukrainienne et élut un Conseil national ukrainien (CNU-UNR), nommant à sa tête Yevhen Petrouchevytch. Le 21 octobre, ce dernier a présenté un plan de transmission pacifique du pouvoir légal, d ’ après lequel les trois délé- gations du CNU (à Vienne, Lviv/Lemberg et Tchernivtsi/Czernowitz) devaient œuvrer auprès des autorités autrichiennes en ce sens22. Soutenus par les pays de l ’ Entente et les États-Unis, les responsables polonais qui réclamaient depuis longtemps l ’ ensemble de la Galicie avaient proclamé la création d ’ un État indépendant en ce même mois d ’ octobre 1918. L ’ arrivée de la commission polonaise à Lwów (Lem- berg/Lviv) était prévue le 1er novembre. Le 31 octobre, le Conseil natio- nal ukrainien et le Comité militaire central, constatant que Vienne ne se pressait pas pour faire pencher la balance en faveur des demandes ukrainiennes, décidèrent après moult hésitations de prendre les devants. Dans la nuit du 1er novembre, les Ukrainiens prirent le contrôle de la ville de Lemberg et de ses principaux bâtiments : « S ’ étant couchée le 31 octobre 1918 sous le pouvoir autrichien exercé par les Polonais, la population de Lviv s ’ est réveillée le 1er novembre sous le pouvoir du Conseil national ukrainien. Un drapeau bleu et jaune, symbole de ce pouvoir, flottait sur l ’ hôtel de ville23. » Le jour même, le général Karl Georg Huyn, gouverneur autrichien qui avait quelques jours auparavant refusé d ’ accéder aux demandes ukrai- niennes, a cédé ses prérogatives à son adjoint, Volodymyr Decykewycz. Ce dernier, se référant au manifeste de l ’ empereur du 16 octobre et en réponse à la volonté exprimée par le peuple ukrainien, transmit le pou- voir au Conseil national ukrainien. Un document officiel signé par les deux parties, Decykewycz au nom du pouvoir central et trois représen-

Mykola Vasylko adressée à Guillaume en avril 1917, notamment sur le fait que seule la révolution en Russie aurait fait avancer le dossier ukrainien (Yuriy Terechtchenko et Tetiana Ostachko, Український патріот, op. cit., p. 204-207). 22. Oleksandr Roublev, « Західно-українська Народна Республіка », art. cité, p. 691. 23. Mykhajlo Lozynsky, Галичина в рр. 1918-1920 (La Galicie dans les années 1918-1920), dans La révolution ukrainienne. Études et documents, Vienne, Institut sociologique ukrai- nien, 1921-1922, vol. 5, p. 41. Voir également Oleksandr Roublev, « Західно-українська Народна Республіка », art. cité, p. 696.

Austriaca no 87, 2018 Fin des empires et naissance d’un État 201 tants ukrainiens au nom du CNU fut établi. Guillaume de Habsbourg, tombé malade en Bucovine où il s ’ était retiré avec ses troupes, faisait le nécessaire pour que les unités des Tirailleurs de la Sitch pussent rejoindre Lviv. Sans prendre aucune part aux événements, il s ’ était engagé à être « un citoyen fidèle de l ’ État ukrainien24 ». Toujours le 1er novembre, les appels du CNU à tous les habitants de Lemberg ont été placardés dans la ville : « Par la volonté du peuple ukrainien, un État ukrainien a été créé sur les terres ukrainiennes de l ’ ancienne Monarchie austro-hongroise. » Un autre texte, aux accents bien plus emportés, s ’ adressait expressément aux Ukrainiens : « Peuple d ’ Ukraine ! On porte à ta connaissance la nouvelle sacrée de Ta libéra- tion de l ’ esclavage séculaire. Désormais, Tu es maître de ta terre, libre citoyen de l ’ État ukrainien. » L ’ appel promettait l ’ égalité citoyenne sans distinction d ’ appartenance ethnique ou religieuse ainsi que l ’ organisa- tion d ’ élections générales, libres et directes de l ’ Assemblée constituante pour décider de l ’ avenir de l ’ État ukrainien. Le pouvoir du nouvel État s ’ est installé dans plusieurs grandes villes : Stanislaviv, Kolomya, Sniatyn, Rava-Ruska, Jovkva, Ternopil, Prze- myśł, Boryslav, Sambir, Drohobytch et bien d ’ autres25. L ’ enthousiasme était général parmi les Ukrainiens, aussi bien de Galicie que de Buco- vine, mais il fut de courte durée. Le chef-lieu Tchernivtsi est tombé le 11 novembre, puis toute la Bucovine est passée sous le contrôle roumain avant la fin du mois. Le 11 novembre les Polonais reprennent le contrôle de Przemyśł. Le gouvernement créé le 9 novembre adoptait le nom officiel de Répu- blique populaire d ’ Ukraine occidentale (ZUNR) et jetait les bases de la future constitution : celle-ci confirmait que le nouvel État s ’ érigeait sur tout l ’ espace peuplé majoritairement d ’ Ukrainiens, conformément à la carte ethnographique de Karl Czoernig de 1855. L ’ introduction du mot « occidentale » se référait clairement à l ’ État ukrainien – la République populaire d ’ Ukraine (UNR) – formé sur les ruines de l ’ empire des Roma- nov en novembre 1917, d ’ abord sous forme autonome au sein de la Rus-

24. Yuriy Terechtchenko et Tetiana Ostachko, Український патріот, op. cit., p. 59. Il n ’ y avait pas de consensus quant au rôle qu ’ il devait jouer : d ’ une part il semblait évident que le projet ukrainien n ’ avait pas le soutien de Vienne et d ’ autre part, cherchant les faveurs des vainqueurs, les responsables ukrainiens ne jugeaient pas opportun de mettre en avant un Habsbourg. 25. Voir Oleksandr Roublev, « Західно-українська Народна Республіка », art. cité, р. 698. La superficie initiale dont se réclamait l ’ UNR était de 70 000 km2 ; elle n ’ a cessé de se réduire par la suite.

Austriaca no 87, 2018 202 Iryna Dmytrychyn sie, puis indépendante en janvier 1918. Alors que le pouvoir lui a échappé en avril 1918 au profit de l ’ hetman Skoropadsky, soutenu par les Alle- mands et les Autrichiens, l ’ UNR fait son retour sous forme de Directoire en novembre 1918. C ’ est avec elle que la République populaire d ’ Ukraine occidentale (ZUNR) signe le 1er décembre 1918 un acte hautement sym- bolique de l ’ unité ukrainienne – Zlouka – dont la proclamation solennelle eut lieu le 22 janvier 1919 sur la place Sainte-Sophie à Kyiv26. Peut-être par naïveté, certainement aussi par manque d ’ expérience, les dirigeants de la ZUNR se sont concentrés sur les attributs institu- tionnels du nouvel État, et se sont fait surprendre par la volonté des Polonais de construire leur propre État dont la Galicie avec Lwów, ville à moitié polonaise, était indissociable. Mieux équipés, plus expérimentés et non moins soutenus par la ferveur populaire et décidés à construire une Pologne comprenant les parties issues des deux empires, ils sont presque immédiatement passés à l ’ offensive, réduisant petit à petit l ’ avantage que les Ukrainiens avaient engrangé par leur action surprise. Le 22 novembre, soit trois semaines après leur coup d ’ éclat, les forces ukrainiennes évacuèrent Lviv. Cet échec conduisit à la réorganisation des forces galiciennes et à leur rapprochement avec Kyiv. Désormais liées, les deux parties de l ’ Ukraine allaient suivre les mêmes combats et en partager les victoires et les défaites. L ’ unité a été rompue lorsque le Directoire de Petlioura conclut en avril 1920 une alliance avec la Pologne de Piłsudski pour combattre la Russie soviétique, au prix de la cession de la Galicie. Guillaume, on s ’ en doute, ne l ’ accepta pas. La question de la Galicie a été discutée lors de la Conférence de paix de Paris et de la Conférence de Riga censée clore la guerre polono-sovié- tique, et a été réglée par la Conférence des ambassadeurs en mars 1923 : la Pologne y a obtenu le droit d ’ incorporer la Galicie à son territoire. Le sort de la Bucovine fut réglé par le traité de Saint-Germain (1919) et celui

26. Relevons que Guillaume était à l ’ époque contre cette union, estimant que la formation étatique sur les terrains de l ’ ancien Empire russe n ’ était pas assez solide et risquait de conduire à la perte l ’ ensemble, alors que la création d ’ une entité au sein d ’ un futur État autrichien avait toutes les chances de se maintenir. Voir Guillaume de Habsbourg au métropolite Andreï Scheptyckyj, Tchernivtsi, 18 octobre 1918 (Yuriy Terechtchenko et Tetiana Ostach, Український патріот, op. cit., p. 237). Il est probable qu ’ en l ’ occur- rence il songeait à son propre projet autrichien, car un an auparavant il plaidait pour la création d ’ une « Province ukrainienne » qui serait directement dépendante de l ’ Autriche et dans une certaine mesure autonome, en contrepoids à la partie de l ’ Ukraine russe libre. Voir Guillaume de Habsbourg à K. Houjkovsky, 9 juin 1916 (ibid., p. 136). Toute- fois, l ’ évocation de Kyiv et de l ’ Ukraine réunie n ’ est pas rare dans ses écrits.

Austriaca no 87, 2018 Fin des empires et naissance d’un État 203 de la Transcarpatie par le traité de Trianon (1920). La réaction sovié- tique, comme en témoigne la réponse du ministre des Affaires étrangères d ’ Ukraine, a été d ’ accuser le grand capital tout en affirmant que l ’ objectif soviétique n ’ était pas de récupérer la Galicie, mais d ’ aider les travailleurs galiciens à combattre les exploiteurs et à provoquer une révolution27. À la lecture de la correspondance de Guillaume publiée récemment (par une équipe exclusivement ukrainienne, ce qui incite à une pru- dence critique), se dessine la figure d ’ un homme rêveur, parfois naïf et pathétique, mais constant dans son attachement à l ’ idée ukrainienne, tout au long de son existence et à travers les péripéties de la première moitié du xxe siècle. Alors qu ’ en 1916 il rêvait d ’ une Ukraine en paix, avec des gens « heureux et forts », mais aussi de son propre avenir, où il serait « le premier et le meilleur guide de ce pays28 », en 1917 il clamait que « l ’ objectif » de sa vie était de « rendre ce peuple heureux » et qu ’ il y travaillait « jour et nuit29 », et en 1921 il affirmait ne vivre que pour une chose, « voir le Peuple ukrainien libre, indépendant et uni30 ». Ses références constantes au peuple et à la justice sociale, notamment dans le domaine agraire, suggèrent que le surnom de « prince rouge » est jus- tifié : sans doute sa façon de concilier des projets à la fois monarchique et démocratique31. Au moins jusqu ’ à la chute de l ’ Empire danubien, le projet ukrainien était à ses yeux probablement avant tout autrichien, au service de la cou- ronne et assurément de sa propre personne32. Il est vrai qu ’ il lui est par- fois difficile de trancher :

27. Анексія Східної Галичини й У. C. С .Р. Промова Х. Г. Раковського на ІІ-й сесії Всеукраїнського центрального виконавчого комітету vii-го збору. Відповідь і пояс- нення Уряду на запит депутата Т. Луценка (Annexion de la Galicie orientale et la R.S.S. d ’ Ukraine. Discours de Kh. G. Rakovsky lors de la IIe session du Comité exécutif central panukrainien de la viie convocation. Réponse et explications du Gouvernement à la question du député T. Loutsenko), s. l., [éd. d ’ État d ’ Ukraine], 1923. 28. Guillaume de Habsbourg à K. Houjkovsky, de l ’ armée, 15 octobre 1916 (Yuriy Terechtchenko et Tetiana Ostach, Український патріот, op. cit., p. 136). 29. Guillaume de Habsbourg au même, 9 juin 1916 (ibid., p. 177). 30. Guillaume de Habsbourg à Mykola Vasylko, Rabenstein, 3 mars 1921 (ibid., p. 203). 31. Dans une interview à la presse ukrainienne, il a déclaré : « Elle sera paysanne avec la réforme agraire, ou bien elle disparaîtra. Elle disparaîtra pour un bref moment, car per- sonne ne pourrait plus étouffer l ’ esprit qui s ’ est éveillé », Dilo, Lviv, 8-10 mai 1931. Cité d ’ après Yuriy Terechtchenko et Tetiana Ostach, Український патріот, op. cit., p. 249. 32. « Croyez-moi, cher ami, pendant la guerre je me suis habitué aux Ukrainiens et j ’ ai décou- vert à quel point ce peuple est courageux et fidèle à l ’ empereur. Il nous aidera à créer une Grande Autriche forte et puissante » (Guillaume de Habsbourg à K. Houjkovsky, de l ’ armée, 29 octobre 1916, dans Yuriy Terechtchenko et Tetiana Ostach, Український

Austriaca no 87, 2018 204 Iryna Dmytrychyn

[…] actuellement parmi les hommes très influents est née une nouvelle et à mon avis très bonne idée, qu ’ on a l ’ intention de faire appliquer dans peu de temps, à savoir : l ’ État fédéral autrichien, qui comprendrait « l ’ Autriche », « la Hongrie », « la Tchéquie » (Bohême), « la Pologne » en tant que royaumes séparés, auxquels s ’ ajouteront la fédération des Slaves unis du Sud et la Grande principauté d ’ Ukraine. Chaque royaume aurait alors son souverain. Le roi de Hongrie, de Bohême… Pour l ’ Ukr[aine], les Slaves du Sud, etc. Et dans chacun de ces États de la fédération, un des archiducs jouera le rôle de régent –c ’ est une des meilleures idées pour la création de la Grande Autriche unie ! Puisse Dieu permettre que la paix qui semble réellement proche, nous apporte la réalisation de nos plans tant attendus, en tout cas nous devons y travailler avec application, pour créer une Autriche nouvelle et forte avec à sa tête un jeune monarque et une grande et forte Ukraine avec la ville de Kyiv comme capitale33 !

Et quand il songe à une Ukraine séparée de la Russie, alliée à l ’ Autriche, est-ce un Habsbourg ou un Ukrainien qui se projette34 ? De même, quand il espère que « bientôt apparaîtra une Ukraine tota- lement libre avec une orientation austrophile35 » ? Quelle qu ’ ait pu être la configuration, soit la principauté de Galicie-Bucovine, soit l ’ Ukraine unie issue des deux empires, il s ’ agissait certainement d ’ un projet « commun », au sein duquel les deux destins et les deux iden- tités, l ’ une par naissance et l ’ autre d ’ élection, devaient coexister sans conflit. Lorsque l ’ empire d ’ Autriche disparaît, le choix ukrainien n ’ est pas renié. En rédigeant en 1919 quelques pages autobiographiques, il se pré- sente comme « ancien archiduc autrichien, actuellement colonel des USS36 ». À Paris, il vit rue des Acacias, non loin de l ’ Arc de Triomphe, sous le nom de Vychyvanyi. Le nom de Habsbourg n ’ était sans doute

патріот, op. cit., p. 137). Sur ce dernier point, il y a peu d ’ indications franches et directes dans les échanges avec ses correspondants ukrainiens, même à l ’ époque des pro- jets de création de la principauté de Galicie-Bucovine. 33. Guillaume de Habsbourg à K. Houjkovsky, Baden, 29 décembre 1916 (Yuriy Terechtchenko et Tetiana Ostach, Український патріот, op. cit., p. 146). 34. « Est-ce impossible que l ’ Ukraine se sépare de la Russie en tant qu ’ État indépendant et dans le cas où elle devienne autonome et qu ’ unie à l ’ Autriche elle devienne un mur-fron- tière contre la puissante Russie ? » (Guillaume de Habsbourg à Mykola Vasylko, 18 avril 1917, ibid., p. 203). 35. Guillaume de Habsbourg au même, 30 avril 1917 (ibid., p. 191). C ’ est Guillaume qui souligne. 36. Мемуари Вільгельма Габсбурга, op. cit., p. 109. Il en sera de même des années plus tard, lors de l ’ échange avec un ancien compagnon d ’ armes : « Je n ’ ai pas changé, cher ami, mes idées sont toujours les mêmes. Je n ’ ai pas oublié les Ukrainiens et la question ukrai-

Austriaca no 87, 2018 Fin des empires et naissance d’un État 205 pas facile à porter, mais il aurait pu se choisir un nom plus convention- nel. En 1921 à Vienne, il publie un recueil de ses poèmes en ukrainien, Les jours passent (Минають дні), dédié aux combattants tombés pour la liberté de l ’ Ukraine, où les évocations élégiaques de la nature et des paysages des Carpates se mêlent à des appels à ne pas cesser le combat pour la résurrection de l ’ Ukraine37. De fait, entre les deux guerres, à Paris comme à Vienne, il entretient des liens avec différentes person- nalités ou organisations ukrainiennes qui échafaudent des projets de retour, ce qui n ’ échappe pas à la surveillance des services français, entre autres. Épisodique et superficielle, cette activité s ’ est néanmoins poursuivie pendant et après la guerre. Enlevé dans la zone britannique à Vienne par les services soviétiques en juin 1947, Guillaume de Habsbourg-Lorraine, alias Vasyl Vychyva- nyi, qui s ’ exprimait avec ses geôliers en ukrainien, est condamné le 22 mai 1948 à vingt-cinq ans de travaux forcés pour son appartenance au renseignement français et ses liens avec les nationalistes ukrai- niens38. Il est réhabilité le 22 décembre 1989 par le parquet militaire de la région militaire de Kyiv, en l ’ absence de « preuve […] confirmant son activité hostile à l ’ encontre de l ’ URSS » et en tant que personne qui relève de l ’ arrêté du Présidium du Conseil suprême de l ’ URSS du 16 janvier 1989 « sur les mesures complémentaires visant à rétablir la justice à l ’ égard des victimes des répressions qui ont eu lieu pendant la période des années 1930-1940 et le début des années 195039 ». Selon l ’ acte officiel, Guillaume de Habsbourg meurt à l ’ hôpital de la prison, le 18 août 1948, à Kyiv. On ignore les circonstances et le lieu de son inhumation, probablement dans la capitale ukrainienne, qu ’ en 1916

nienne, même si je ne disais rien » (lettre du 27 juin 1941, dans Nykyfor Hirniak, Полк. Василь Вишиваний, op. cit., p. 42). L ’ inverse est également vrai : ce sont ses compagnons d ’ armes qui feront dans les années 1950 les démarches auprès de la Croix-Rouge et des autorités autrichiennes pour connaître son sort. La publication de Nykyfor Hirniak, en hommage posthume, reproduit les réponses obtenues. USS est l ’ abréviation ukrainienne des Tirailleurs de la Sitch (Українські Січові Стрільці). 37. Une vingtaine de ces poèmes est reprise dans Yuriy Terechtchenko et Tetiana Ostachko, Український патріот, op. cit., p. 286-300. 38. Timothy Snyder affirme que son activité antisoviétique avait des raisons ukrainiennes : « Guillaume avait pris de grands risques en espionnant l ’ Union soviétique dans l ’ espoir que les puissances occidentales protégeraient l ’ Ukraine » (Le prince rouge, op. cit., p. 14). 39. Voir les procès-verbaux des auditions (où il est longuement interrogé sur ses activités depuis la première guerre), l ’ acte d ’ accusation (qui ne manque pas de les énumérer toutes, y compris ses prétentions monarchiques), l ’ acte médical de décès et l ’ acte de réhabilitation, dans Yuriy Terechtchenko et Tetiana Ostachko, Український патріот, op. cit., p. 250-285.

Austriaca no 87, 2018 206 Iryna Dmytrychyn il espérait rejoindre en libérateur depuis les tranchées40. Ce fut son premier et unique rendez-vous avec la ville.

De nos jours, les nombreuses publications qui lui sont consacrées, entre celle plutôt académique des historiens Yuriy Terechtchenko et Tetiana Ostachko (Un patriote ukrainien de la dynastie des Habsbourg, Kyiv, 2008) et le roman de Natalka Sniadanko (Les Notes soigneuses de l ’ archiduc Guillaume, Lviv, 2017)41, où l ’ auteur refuse de le faire mourir dans une geôle soviétique et lui invente une vie heureuse avec femme et enfant, ne témoignent que d ’ une chose : Guillaume de Habsbourg est devenu Vasyl Vychyvanyi, un Ukrainien d ’ adoption. Même Le prince rouge de Timothy Snyder au titre prêtant à plusieurs interpré- tations dans un pays post-soviétique, est « sauvé » par la quatrième de couverture de l ’ édition ukrainienne, parue en 2011, fort différente de l ’ édition française, qui pose sans ambages la question : « Quel aurait été le destin de notre État si son rêve s ’ était réalisé42 ? » Réel ou imaginaire, il est présent dans le discours historiographique et public en Ukraine, qui est flattée de compter parmi ses alliés le reje- ton d ’ une grande dynastie, témoin de sa vocation européenne. Le rêve ukrainien revêt dès lors un double sens, celui de Guillaume Vasyl et celui d ’ une Ukraine ancrée dans l ’ Europe43.

40. « […] je pense qu ’ il n ’ est pas exclu qu ’ au début de l ’ année prochaine nous libérions la Galicie orientale et que nous allions plus loin, au fond des régions ukrainiennes – puis- sions-nous avec l ’ aide de Dieu atteindre Kyiv, alors la liberté et le bonheur seront avec nous ! » (Guillaume de Habsbourg à K. Houjkovsky, de l ’ armée, 5 décembre 1916, dans Yuriy Terechtchenko et Tetiana Ostachko, Український патріот, op. cit., p. 143). 41. Natalka Sniadanko, Охайні прописи ерцгерцога Вільгельма (Les notes soigneuses de l ’ archiduc Guillaume), Lviv, Vydavnyctvo Staroho Leva, 2017. 42. Timothy Snyder, Червоний князь. Таємні життя габсбургського ерцгерцоґа (Le prince rouge. Les vies secrètes d ’ un archiduc Habsbourg), Kyiv, Grani-T, 2011. 43. C ’ est dans ce sens que s ’ expriment en Ukraine deux autres Habsbourg, Karl de Habs- bourg-Lorraine et, quelques années plus tôt, son père, Otto de Habsbourg-Lorraine : « Карл фон Габсбург: Європейський Союз немає майбутнього без України » (Karl de Habsbourg : l ’ Union européenne n ’ a pas d ’ avenir sans l ’ Ukraine), Еспрессо. ТВ, 19 février 2017, https://espreso.tv/article/2017/02/19/gabsburg (consulté le 13 avril 2019) ; « Габсбурги считают Еврoпу без Украины “неполной” » (Les Habsbourg considèrent l ’ Europe comme « incomplète » sans l ’ Ukraine), https://www.obozrevatel. com/kiyany/news/2017/6/15/32572.htm (consulté le 13 avril 2019).

Austriaca no 87, 2018 UNE SOMBRE APOCALYPSE ? LA FIN A POSTERIORI

Herta Luise Ott Université de Picardie Jules-Verne, Centre d ’ études des relations et contacts linguistiques et littéraires (CERCLL)

Imaginer la fina posteriori : La pièce de théâtre 3. November 1918 de Franz Theodor Csokor

Les uns pleuraient un empire englouti, les autres rêvaient d ’ une absorption dans un nouvel empire de tous les Allemands, et au milieu il n ’ y avait rien1.

En 1861, deux ans après la première grande défaite militaire de l ’ empereur François-Joseph à Solférino, l ’ homme politique britan- nique John Russell, grand-père du célèbre philosophe et mathéma- ticien Bertrand Russell, expliquait à un collègue que l ’ Autriche, cet autre « homme malade » de l ’ Europe (the Austrian sick man), était réfractaire à tout enseignement, unteachable2 (en l ’ occurrence il s ’ agissait de mesures économiques favorisant le libre-échange). Mais il voyait un intérêt politique au fait de la soutenir et de la préserver. Plus d ’ un demi-siècle plus tard, vers l ’ été 1918, même les grands économistes et entrepreneurs tchèques, longtemps favorables au main- tien de l ’ Empire pour des raisons économiques, avaient changé leur fusil d ’ épaule et réclamaient un État tchèque indépendant3. Victoire réitérée du politique sur l ’ économique ? Et quid de la culture ? Rétros- pectivement, après 1945, l ’ écrivain et essayiste autrichien Hermann

1. « Die einen trauerten um ein versunkenes Reich, die anderen träumten vom Aufgehen in einem neuen Reich aller Deutschen, und in der Mitte befand sich nichts » (Bruno Kreisky, Zwischen den Zeiten. Erinnerungen aus fünf Jahrzehnten, Berlin, Siedler, 1986). 2. John Russell à Lord Clarendon, 30 octobre 1861 (Richmond, The National Archives, Rus- sell Papers, PRO 30/22/113, fol. 152, cité d ’ après Gabriele Metzler, Großbritannien. Welt- macht in Europa. Handelspolitik im Wandel des europäischen Staatensystems 1856-1871, Tübingen, Akademie Verlag, 1996, p. 195). 3. Roman Sandgruber, Ökonomie und Politik. Österreichische Wirtschaftsgeschichte vom Mit- telalter bis zur Gegenwart, Wien, Ueberreuter, 1985, p. 335. 210 Herta Luise Ott

Broch a forgé dans son ouvrage Hofmannsthal et son temps l ’ image d ’ une « apocalypse joyeuse » pour désigner l ’ état d ’ esprit ambiant dans la Monarchie austro-hongroise qui s ’ était développé vers la fin du xixe siècle. L ’ effondrement de l ’ Empire austro-hongrois a bien été une option envisagée longtemps avant la chaotique signature de l ’ armistice de la villa Giusti près de Padoue le 3 novembre 1918. Notons toutefois que si ses troupes, notamment celles qu'on avait stationnées sur le front italien, étaient physiquement et matériellement épuisées depuis des mois, et si cette signature avait été précédée d ’ une importante série de sécessions proclamées au sein de la Monarchie en l ’ espace de cinq semaines, le coup de grâce symbolique lui fut porté depuis Paris, où Tomáš Garrigue Masaryk et Edvard Beneš s ’ étaient autoproclamés le 26 septembre 1918 président et ministre des Affaires étrangères de la (future) Tchécoslovaquie. Dans la foulée, seul le chef du gouverne- ment régional de la Bucovine s ’ opposa à la dissolution de son Kron- land jusqu ’ au 6 novembre, jour de l ’ occupation de son siège par des troupes roumaines, alors que l ’ éphémère « République du Banat », qui tentait de préserver l ’ unité et le caractère pluriethnique du Banat, ne se maintint que quinze jours, du 1er au 15 novembre 1918. Les troupes serbes mirent vite fin à cette expérience, sans aucune protestation de la part de l ’ Entente, pourtant théoriquement favorable à l ’ autodéter- mination des peuples, car elle avait promis ce territoire à la Roumanie et à la Serbie. En dépit d ’ avertissements de plus en plus insistants, réitérés depuis au moins sept décennies4, le choc fut immense, notamment à Vienne. Pour l ’ homme politique Josef Maria Baernreither, dont la famille (viennoise) possédait des entreprises en Bohême et en Galicie, le monde s ’ était tout simplement écroulé : « Nul ne sait comment sera le nouveau », écrit-il le 27 novembre 19185. Le désespoir du comte Albert Mensdorff était encore plus grand : « I wish I was dead », note-t-il le 13 novembre6. Mais un certain optimisme, en dépit de la situation catastrophique, se faisait notamment sentir au sein du mouvement

4. Le jeune fonctionnaire Victor Franz von Andrian-Werburg avait ainsi critiqué la politique absolutiste de l ’ État autrichien, en publiant à titre anonyme en 1841 son ouvrage, bientôt réédité et traduit : Österreich und dessen Zukunft, Hamburg, Hoffmann und Campe, 1843 [De l ’ Autriche et de son avenir, Paris, Amyot, 1843]. 5. Roman Sandgruber, Ökonomie und Politik, op. cit., p. 335. 6. Ibid., p. 336.

Austriaca no 87, 2018 La pièce de théâtre 3. November 1918 de Franz Theodor Csokor 211 ouvrier autrichien et du côté des différents courants du mouvement national-allemand, où l ’ on espérait le rattachement des territoires ger- manophones de l ’ Autriche à la toute jeune Allemagne républicaine, unilatéralement proclamé le 12 novembre devant le Parlement. Dans la pièce 3. November 1918, l ’ écrivain et poète Franz Theo- dor Csokor interroge ce moment sous un angle particulier, celui de l ’ armée7. Il ne livre son interprétation que près de deux décennies plus tard, en 1936, dans un contexte politique radicalement nouveau, celui d ’ une Autriche fasciste menacée par le régime nazi, dont il semblait faire abstraction dans le huis clos de sa pièce. Il le fait dans une période où le regard porté sur l ’ Empire habsbourgeois s ’ adoucit. Comment considérer la pièce de Csokor dans ce cadre chronologique décalé, notamment par rapport à l ’ écriture d ’ autres écrivains de la même période ?

Le lent réveil littéraire des auteurs autrichiens après 1918

Le cataclysme de novembre 1918 avait été pressenti par les écrivains et les poètes. Mais une fois survenu, on n ’ en parla plus, du moins dans le monde intellectuel et littéraire viennois : « On dirait que les auteurs ne voulaient pas admettre ce grand bouleversement8. » À l ’ exception de Karl Kraus, qui a régulièrement lu des extraits de ses Derniers jours de l ’ humanité au Konzerthaus de Vienne, y compris le 11 novembre 1918, le 2 novembre 1919 et le 1er novembre 19209, les grands auteurs de la génération de Csokor, dont Robert Musil et Hermann Broch, ont

7. Franz Theodor Csokor, Dritter November 1918. Ende der Armee Österreich-Ungarns. Drei Akte, Vienne, Paul Zsolnay, 1936. Une édition légèrement modifiée date de 1949 et a été publiée chez Danubia à Vienne : 3. November 1918. Ende der Armee Österreich-Ungarns. Vier Akte. En 1961 parut chez Langen et Müller à Munich le vol. Österreichisches Theater des XX. Jahrhunderts, où est reprise la répartition en trois actes. Idem dans la réédition de 1993, parue chez Ephelant à Vienne, éditée par Franz Richard Reiter, qui contient 3. November 1918, Der verlorene Sohn et Gottes General. Les numéros de page renvoient désormais à cette édition. 8. « Es scheint, als wollten die Autoren die Veränderung nicht wahrhaben » (Wendelin Sch- midt-Dengler, « Wien 1918. Glanzloses Finale », dans Ohne Nostalgie. Zur österrei- chischen Literatur der Zwischenkriegszeit, Vienne, Böhlau, 2002, p. 24-52, p. 27). 9. Voir https://www.kraus.wienbibliothek.at/content/wiener-konzerthaus (consulté le 13 avril 2019).

Austriaca no 87, 2018 212 Herta Luise Ott en effet pris du temps avant d ’ évoquer, à l ’ instar de Kraus, une catas- trophe de dimension mondiale. Le premier volume de L ’ Homme sans qualités de Musil a paru en 1930 avec une intrigue qui devait débou- cher sur la guerre, et la trilogie Les Somnambules de Hermann Broch (dont l ’ espace n ’ est pas l ’ Autriche, mais l ’ Allemagne, et qui couvre la période de 1888 à 1918), est sortie entre décembre 1930 et avril 1932. Kraus avait publié la version définitive de sesDerniers jours de l ’ huma- nité en 1922. Dans l ’ immédiat après-guerre, ce sont plutôt les journaux, les chan- sons à succès, certains poèmes10, le feuilleton et les « romans viennois », variante autrichienne du Großstadtroman, qui ont reflété les consé- quences économiques, politiques et sociales immédiates de la guerre et de la chute de l ’ Empire pour une Autriche désormais réduite à la portion congrue et interdite de rattachement à l ’ Allemagne. Wendelin Schmidt-Dengler, l ’ un des premiers germanistes autrichiens à revenir sur cette période et ces ouvrages dès la fin des années 1970, évoque notamment plusieurs dystopies satiriques, dont Gespenster im Sumpf (Les Fantômes du marais, 1920) du futur directeur de la Reichsschrift- tumskammer de Vienne, Karl Hans Strobl, et Die Stadt ohne Juden (La Ville sans juifs, 1922) du journaliste social-démocrate Hugo Bettauer (1872-1925), future victime d ’ un meurtre politique commis par un sympathisant nazi11. Les deux romans racontent le déclin d ’ une capi- tale corrompue par les idées de l ’ adversaire politique, socialistes pour l ’ un, antisémites pour l ’ autre, tandis que Geister in der Stadt (Fan- tômes dans la ville, 1921) de l ’ auteur austro-polonais Thaddäus Rittner aborde le sujet sur un mode ironique12. Un peu plus tard, en 1925, dans son roman Jazz, Felix Dörmann, de son vrai nom Felix Biedermann, ancien « Jeune Viennois », dessine le panorama déprimant d ’ une

10. Voir, à ce propos, Die Botschaft. Neue Gedichte aus Österreich, Emil Alphons Rheinhardt (éd.), Wien-Prag-Leipzig, Ernst Strache, 1920. Emil Alphons Rheinhardt, un représen- tant de l’avant-garde littéraire né à Vienne le 4 avril 1889 et mort à Dachau le 25 février 1945, propose avec cet ouvrage un aperçu d’une poésie autrichienne aux formes renouve- lées, et y rassemble des poètes nés sur les anciens territoires de la Monarchie, dont Ernst Angel, Fritz Brügel, Theodor Däubler, Elisabeth Janstein, Johannes Urzidil, Georg Trakl, Ernst Weiß, Franz Werfel et Martina Wied. Franz Theodor Csokor, qui avait publié deux volumes de poèmes en 1912 et en 1917, n’y figure pas. 11. Karl Hans Strobl, Gespenster im Sumpf. Ein phantastischer Wiener Roman, Leipzig, Staackmann, 1920 ; Hugo Bettauer, Die Stadt ohne Juden. Ein Roman von übermogen, Wien, Gloriette Verlag, 1922 [rééd. : Salzburg, Hannibal, 1980] ; La Ville sans juifs : un roman d’après-demain, Dominique Autrand (trad.), Paris, Belfond, 2017. 12. Thaddäus Rittner, Geister in der Stadt, Wien et al., Rikola, 1921.

Austriaca no 87, 2018 La pièce de théâtre 3. November 1918 de Franz Theodor Csokor 213 société viennoise en déclin à travers les mésaventures d ’ une jeune danseuse, fille d ’ un officier austro-hongrois, dans l ’ après-guerre13. Comme très souvent, y compris dans la poésie, la guerre proprement dite (en l ’ occurrence les combats sur le front des Dolomites) n ’ est que peu évoquée. C ’ est donc plutôt la culture populaire que celle des élites établies qui se serait risquée à traduire en termes littéraires l ’ après-guerre autri- chien, du moins dans la capitale. Pourquoi cette divergence ? Pour Claudio Magris et plus tard Cedric E. Williams (et d ’ autres), la littéra- ture autrichienne de l ’ époque était incapable de tenir compte de ce qui était en train de se produire sur le plan politique et social, parce que les auteurs refusaient de regarder la situation en face, en particulier à Vienne à partir de novembre 191814. Magris et Williams notamment négligent ici les avant-gardes littéraires, et ne tiennent pas compte des temps de gestation parfois longs, mais il est vrai que la petite et moyenne bourgeoisie viennoise, porteuses selon Otto Bauer du patrio- tisme et de la culture autrichiennes depuis un siècle, ont été les véri- tables vaincus de la guerre, ayant perdu « non seulement leur empire, mais aussi leur richesse15 ». Wendelin Schmidt-Dengler considère avec Otto Bauer que les repré- sentants de l ’ intelligentsia bourgeoise, qui dans un élan révolution- naire avaient brièvement soutenu la social-démocratie (voire le parti communiste pour certains) en 1918, pour ensuite s ’ en écarter, tenaient en effet tout simplement à (faire) oublier une catastrophe dont l ’ éten- due s ’ est définitivement révélée en 1919, avec le traité de Saint-Ger- main. Cette intelligentsia considérait les grandes réformes politiques réalisées dès novembre 1918 comme humiliantes et périlleuses pour l ’ existence même de l ’ ancienne capitale de l ’ Empire défunt16. Les ridi- culiser permettait d ’ en nier l ’ importance et d ’ occulter les boulever- sements récents. Certains se sont réfugiés dans la foi catholique ou se sont intéressés à l ’ histoire et aux traditions juives (les origines juives n ’ excluant pas la conversion au catholicisme), d ’ autres se sont focali-

13. Felix Dörmann, Jazz. Wiener Roman, Wien, Strache, 1925. 14. Cedric E. Williams, The Broken Eagle. The Politics of Austrian Literature from Empire to Anschluss, New York, Barnes and Noble, 1974. 15. « Und mit ihrem Reich hatten sie auch ihren Reichtum verloren » (Otto Bauer, Die österreichische Revolution, Vienne, Volksbuchhandlung, 1923, § 13, « Wirtschaftliche Umwälzung und soziale Umschichtung », https://www.marxists.org/deutsch/archiv/ bauer/1923/oesterrev/index.html (consulté le 13 avril 2019). 16. Voir Wendelin Schmidt-Dengler, « Wien 1918… », art. cité.

Austriaca no 87, 2018 214 Herta Luise Ott sés dans un premier temps sur la misère sociale de l ’ après-guerre pour placer ensuite leurs espoirs dans le régime austro-fasciste, d ’ autres encore allaient rejoindre le mouvement national-socialiste. Franz Theodor Csokor, né le 6 septembre 1885 dans une famille de hauts serviteurs de l ’ État et de ses Églises, avait des origines serbes ortho- doxes et croates du côté de son père, viennoises et juives de Bohême du côté de sa mère et avait été élevé dans la foi catholique17. Engagé au départ sur la voie de la révolution expressionniste, il faisait partie de ceux qui, sans être fascistes eux-mêmes, ont espéré que le régime aus- tro-fasciste, bien ancré dans le catholicisme politique, allait constituer un rempart contre l ’ Allemagne nazie. Csokor ne procède pas comme Joseph Roth ou Arthur Schnitzler, qui se sont intéressés avant lui à l ’ état d ’ esprit des officiers au sein de l ’ armée austro-hongroise. À l ’ instar d ’ Arthur Schnitzler dans sa Comédie des séductions (1924), Roth analyse dans La Marche de Radetzky (1932) l ’ état de la « bonne » société autrichienne (viennoise pour Schnitzler) avant le déclenchement de la guerre en brossant (entre autres) le portrait d ’ un jeune (sous-)officier de carrière, dont la disparition laisse son père inconsolable. La tentative du jeune Kadett- feldwebel de Schnitzler pour « prendre ses responsabilités » envers une jeune femme qu ’ il a mise enceinte, à l ’ approche de son départ à la guerre, échoue elle aussi. Pour les deux auteurs, l ’ entourage social de leurs personnages est essentiel. La pièce de Csokor de 1936 confine quant à elle l ’ action dans un huis clos militaire, dont les participants ont tous été grièvement blessés au combat, mais ont survécu à cette guerre désastreuse sur les fronts de l ’ Est et des Balkans et aux combats sur le front italien où l ’ armée austro-hongroise a mieux résisté, sans doute aussi parce que l ’ Italie était considérée comme l ’ ennemi hérédi- taire, et depuis 1915 comme un « traître18 ».

17. Voir notamment Heinz Rieder, « Die Ahnen Franz Theodor Csokors », dans Ulrich N. Schulenburg et Helmut Stefan Milletich (dir.), Lebensbilder eines Humanisten: ein Franz Theodor Csokor-Buch, Wien-München, Löcker-Sessler, 1992, p. 7-10. 18. L’un des rares romans autrichiens héroïques et pacifistes à la fois sur la première guerre mondiale, Berge in Flammen de Luis Trenker (Berlin, Neufeld & Henius, 1931), a ainsi pour lieu d’action principal le front italien. Il a fait l’objet d’une adaptation filmique sous forme de coproduction franco-allemande (1931). Deux versions de ce film ont été réalisées, l’une en français, avec des acteurs français dans plusieurs rôles (Les Monts en flammes), l’autre en allemand.

Austriaca no 87, 2018 La pièce de théâtre 3. November 1918 de Franz Theodor Csokor 215

Csokor, l ’ armée et la littérature

L ’ armée était considérée avec l ’ appareil administratif de l ’ Empire comme l ’ un des deux piliers de l ’ État habsbourgeois. Arthur Sch- nitzler et plus tard Joseph Roth ont évoqué son mauvais état moral avant la guerre. Parmi les rares romans qui font état de la désagréga- tion militaire en 1918, on relève notamment Die Standarte (L ’ Éten- dard, 1934) d ’ Alexander Lernet-Holenia, qui s ’ était engagé dans l ’ armée austro-hongroise en 1915, dès l ’ âge de 18 ans. Lernet-Hole- nia, qui selon une rumeur non confirmée était le fils illégitime d ’ un archiduc d ’ Autriche (sa mère était une aristocrate carinthienne), y raconte l ’ histoire d ’ un jeune Fähnrich qui risque sa vie pour ramener à Vienne pendant les derniers jours de la guerre le précieux étendard de son régiment plurinational, lequel s ’ est mutiné au front. Arrivé à Vienne, où l ’ empereur est en train de démobiliser son armée, il constate que cet étendard a perdu toute sa valeur, et le voit brûler dans les flammes d ’ une cheminée à Schönbrunn. Csokor vient d ’ un tout autre horizon. En raison de ses ascen- dances nationales et religieuses multiples, il s ’ est considéré lui-même comme un blend autrichien. Ce « sang-mêlé » (Mischblut) a définiti- vement abandonné ses études d ’ histoire de l ’ art et de lettres en 1912, après la mort de son père. Dès 1906, il avait publié des textes dans la toute jeune revue humoristique Die Muskete qui visait au départ un public d ’ officiers et entendait devenir le pendant autrichien du Simplicissimus allemand. Déclaré temporairement inapte au service militaire en 1907, il devient un collaborateur régulier de la revue, part en 1913-1914 travailler pour le théâtre à Saint-Pétersbourg, où on met en scène l ’ une de ses pièces, et demande en juin 1915 son rat- tachement aux archives militaires. Il rejoint définitivement le quar- tier militaire de la presse (k.u.k. Kriegspressequartier : le département de la propagande du ministère de la Guerre) à la fin de l ’ année, après avoir suivi une première partie de sa formation militaire d ’ engagé volontaire (Einjährig-Freiwilliger) à Brünn, suivie du diagnostic de « phobie cardiaque19 », dont la conséquence fut son exemption défi- nitive du service armé. Peu de temps auparavant, son frère aîné était

19. Voir Harald Klauhs, Franz Theodor Csokor. Leben und Werk im Überblick, Stuttgart, Akademischer Verlag Hans Dieter Heinz, 1988, p. 145 et suiv. ; Elisabeth Buxbaum, Des Kaisers Literaten. Kriegspropaganda zwischen 1914 und 1918, Wien, Steinbauer, 2014, p. 254 et suiv.

Austriaca no 87, 2018 216 Herta Luise Ott décédé des suites d ’ une blessure mortelle reçue sur le front de l ’ Est. Ce Kriegspressequartier lui offre une compagnie littéraire intéressante avec Alfred Polgar, Hugo von Hofmannsthal, Rainer Maria Rilke et Ste- fan Zweig notamment, même s ’ il ne partage pas leurs convictions esthé- tiques. Il vient de dépasser la trentaine et semble alors se désintéresser totalement de l ’ actualité politique, y compris de la mort de l ’ empereur, dans ses écrits personnels20. Sa pièce La Route rouge (Die rote Straße. Ein dramatisches Werk in vierzehn Bildern) de 1917 et d ’ autres, mettent ainsi en scène le combat des sexes. En 1919, après la dissolution du Kriegspressequartier, il fait deux voyages à Berlin21 où il assiste à une représentation de Die Wandlung (La Transformation) d ’ Ernst Toller au théâtre d ’ avant-garde Tribüne. Dans le cadre de ses activités de conseil- ler dramatique et de metteur en scène pour deux grands théâtres vien- nois, entre 1922 et 1928, il défend un théâtre ancré dans la réflexion sociale et politique au sens classique du terme. Il met en scène des pièces de Georg Kaiser, Friedrich Wolf, Klaus Mann et Carl Sternheim et pro- pose un parachèvement du fragment Woyzeck de Georg Büchner en 1928, puis décide soudain de se retirer de la scène, devenue semble-t-il trop « politique » à son goût, pour se consacrer à des thèmes historiques. C ’ est un auteur prolifique et apprécié. Ses amis Ferdinand Bruckner (Theodor Tagger), Egon Friedell, Ödon von Horváth et Carl Zuckmayer estiment beaucoup ses textes, Schnitzler et Thomas Mann lui consacrent des commentaires bienveillants, et ses pièces sont jouées en Autriche, en Allemagne et dans d ’ autres pays de l ’ Europe centrale (dont la Pologne et la Tchécoslovaquie). En 1936-1937, après avoir publié en 1930 une pièce sur l ’ occupation de la Ruhr de 1922-1923 intitulée Besetztes Gebiet (Ter- ritoire occupé), que plusieurs théâtres allemands ont montée22, et après quelques drames et comédies dans lesquels il s ’ éloignait du xxe siècle, il donne enfin sa version de la fin de l ’ Empire. C ’ est très probablement la seule pièce de théâtre autrichienne qui tente une analyse aussi serrée de la dislocation de l ’ armée austro-hongroise. Dans un manuel scolaire autrichien récent, elle est considérée comme le drame le plus important sur l ’ effondrement de la Monarchie23 ; 3. November 1918 a également

20. Harald Klauhs, Franz Theodor Csokor, op. cit., p. 165. 21. Voir la notice biographique « Franz Theodor Csokor » (https://litkult1920er.aau.at/ litkult-lexikon/csokor-franz-theodor/, consulté le 13 avril 2019). 22. Pour un résumé, voir https://www.theatertexte.de/nav/2/2/3/werk?verlag_id=thomas_ sessler_verlag_wien&wid=3818585&ebex=3 (consulté le 13 avril 2019). 23. Voir Johann Stangel, Literaturräume. Schulbuch, Wien, ÖBV, 2011, p. 315 : « La fin de la Monarchie au théâtre ».

Austriaca no 87, 2018 La pièce de théâtre 3. November 1918 de Franz Theodor Csokor 217

été porté à l ’ écran en 196524. Mais la pièce, dont la première repré- sentation très acclamée eut lieu au Burgtheater de Vienne le 10 mars 1937, et qui valut à son auteur des prix littéraires prestigieux, n ’ est plus jouée sur les grandes scènes autrichiennes, et personne, ou presque, ne connaît aujourd ’ hui le nom de Csokor en dehors de cette pièce et hors d ’ Autriche. De petites compagnies de théâtre proposent parfois des représentations, y compris dans les écoles25, et une histoire litté- raire récente de l ’ Autriche évoque toujours sa réputation et parle d ’ un « grand condensé métaphorique de la désagrégation de l ’ Empire26 ». La gloire de Csokor a perduré au-delà du régime nazi. En 1938, il émigre en Pologne pour éviter le régime hitlérien, sans y être contraint, comme on le souligne souvent. Il avait pourtant co-signé en mai 1933, lors d ’ un mémorable congrès du PEN Club international à , la lettre ouverte à Goebbels qui condamnait la politique nazie envers les écrivains et eut pour conséquence la démission du PEN Club de plu- sieurs membres autrichiens favorables au national-socialisme et l ’ inter- diction des écrits de Csokor en Allemagne. Harald Klauhs considère qu ’ il n ’ a pas été vraiment conscient de la portée politique de son acte27. Quel que soit le degré de lucidité politique de Csokor, sa correspon- dance reflète incontestablement un mépris profond du régime nazi. Son odyssée le mène en Roumanie, puis en Yougoslavie et enfin en Ita- lie, où il rejoint les troupes alliées en 1944. Après son retour à Vienne en uniforme britannique, il est élu président du PEN Club autrichien en 1947 et le reste jusqu ’ à sa mort survenue le 5 janvier 1969. Sans véri- table influence sur le champ littéraire autrichien après 1945, il aurait incarné avec son attitude profondément humble et humaniste la bonne conscience des intellectuels autrichiens pendant la période de la Guerre froide et contribué ainsi à faire oublier les dérapages de la période natio- nal-socialiste. Il aurait aussi continué à incarner l ’ esprit d ’ une Autriche supranationale et cosmopolite qui avait disparu en 1938. En 1952, il a par ailleurs proposé une Trilogie européenne, qui avait pour premier volet

24. Société de production : Thalia Film (Vienne), réalisateur : Edwin Zbonek, scénario : Franz Theodor Csokor. 25. Voir, pour la saison 2008-2009, le Theater Spielraum de Vienne (https://www.theaters- pielraum.at/200809/220-3-november-1918-von-franz-theodor-csokor.html, consulté le 13 avril 2019), et, pour 2018, le Karl-Theater de Gießhübl à côté de Vienne. 26. « […] das bis heute als große metaphorische Verdichtung für den Zerfall des Reiches gilt » (Klaus Zeyringer et Helmut Gollner, Eine Literaturgeschichte: Österreich seit 1650, Inns- bruck-Wien-Bolzano, Studien Verlag, 2012, p. 475). 27. Voir Harald Klauhs, Franz Theodor Csokor, op. cit., p. 418.

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3. November 1918, suivi de Territoire occupé. Le troisième et dernier volet, une pièce sur la lutte des partisans en Yougoslavie pendant la deuxième guerre mondiale, avait pour titre Der verlorene Sohn (Le Fils prodigue)28. La littérature sur Csokor est peu abondante. Les auteurs tiennent la plupart du temps à rendre hommage à un auteur oublié, certains se montrent plus critiques à son égard, mais demeurent bienveillants dans l ’ ensemble29. Tous, ou presque, évoquent 3. November 1918.

3. November 1918 étonnant requiem pour l ’ armée austro-hongroise

La rédaction, en 1935-1936, de 3. November 1918, dont le titre initia- lement prévu fut un temps Die Grablegung (La mise au tombeau), inter- vient à un moment où Csokor a commencé à partager certaines valeurs du régime austro-fasciste, dont, notamment, la religiosité, tout en main- tenant les liens avec ses vieux amis. D ’ après Harald Klauhs, il prend contact à cette époque avec les milieux monarchistes et commence à chercher refuge dans le mythe habsbourgeois30. C ’ est une période où l ’ Autriche doit craindre sa disparition définitive de la carte de l ’ Europe en cas de rapprochement de l ’ Italie fasciste avec l ’ Allemagne natio- nal-socialiste. Dans une lettre datée du 26 juillet 1935 à son ami Ferdinand Bruck- ner qui avait pris le chemin de l ’ exil dès 1933, il mentionne la lecture d ’ une petite notice évoquant un camp de prisonniers de guerre aus- tro-hongrois situé à la frontière russo-chinoise dont les occupants plu- rinationaux auraient appris l ’ effondrement de l ’ Empire habsbourgeois

28. Pour un résumé, voir http://sesslerverlag.at/theater/stuecke/stuecke/der-verlorene-sohn/ (consulté le 13 avril 2019). 29. Outre le Franz Theodor Csokor-Buchet l’ouvrage de Harald Klauhs, on peut notamment citer : Wofgang Nehring, « Fronten ohne Front: Zur späten Analyse des Novembers 1918 durch Franz Theodor Csokor – in Dritter November 1918 », dans Karl Müller et Hans Wagener (dir.), Österreich 1918 und die Folgen. Geschichte, Literatur, Theater und Film, Wien-Köln-Weimar, Böhlau, 2009, p. 89-102. L’occurrence « Franz Theodor Csokor » du site litkult1920er.aau.at (projet Transdisziplinäre Konstellationen in der Österrei- chischen Literatur, Kunst und Kultur der Zwischenkriegszeit de l’université de Klagenfurt) contient également quelques nouvelles références. Voir aussi, en langue française : Gene- viève Roussel, « Franz Theodor Csokor : “3 novembre 1918”. Requiem pour un empire défunt », Austriaca, no 23, 1986, p. 45-55. 30. Harald Klauhs, Franz Theodor Csokor, op. cit., p. 457.

Austriaca no 87, 2018 La pièce de théâtre 3. November 1918 de Franz Theodor Csokor 219 avec un retard de dix ans et auraient ensuite rejoué les déchirements de 1918 : « Ils ont vécu complètement la tragédie autrichienne là-bas une deuxième fois. Quel sujet ! Mais on ne peut pas tout écrire31. » Dans le post-scriptum d ’ une lettre datée du 29 décembre, toujours à Ferdinand Bruckner, il annonce pourtant un manuscrit en cours32 dont il donne un bref résumé le 11 avril 1936 (« samedi saint ») ; et déclare le 11 juillet que la pièce est presque finie, qu ’ il a trouvé un meilleur titre (3. November 1918 au lieu de La Mise au tombeau) et qu ’ il veut qu ’ elle soit jouée au Burgtheater. Les éditions Paul Zsolnay de Vienne publient le texte avant la fin de l ’ année, et dans une lettre du 29 janvier 1937 il raconte à son ami qu ’ il doit tout particulièrement la réussite totale de son projet ambi- tieux à Guido Zernatto, alors secrétaire d ’ État auprès de la chancellerie (sous Kurt Schuschnigg) et secrétaire général du Front patriotique, qui l ’ aida à imposer la pièce au Burgthater33. Zernatto, né en 1903 à Tref- fen en Carinthie et membre d ’ une formation paramilitaire de droite dès 192834, aurait notamment apprécié la fin de la pièce qui annonçait un autre conflit armé : l ’ « après-guerre carinthien » (Kärntner Nachkrieg) de 1918-1919, aujourd ’ hui appelée respectivement Abwehrkampf (com- bat défensif) ou « combat pour la frontière du nord35 ». Cette version de la genèse de 3. November 1918 paraît plausible, mais Csokor évoque déjà en juillet 1933, dans une lettre à l ’ auteur néerlandais Jan Fabricius, l ’ idée d ’ une « sorte de requiem pour le dernier vestige du Saint Empire romain que nous fûmes jusqu ’ en 191836 », et plus tard, après 1945, il a dit avoir eu l ’ idée de la pièce dès 191837.

31. Voir Franz Theodor Csokor,Zeuge einer Zeit, München-Wien, Langen-Müller, 1964, p. 109. 32. « Sie haben die österreichische Tragödie dort noch einmal vollzogen. Was wäre das für ein Stoff! Aber man kann nicht alles schreiben » (ibid., p. 116). 33. Ibid., successivement p. 118 et suiv., 129 et suiv., et 133. 34. Pour une notice biographique sur Guido Zernatto, voir https://litkult1920er.aau.at/ litkult-lexikon/zernatto-guido/ (consulté le 13 avril 2019). 35. Voir à ce sujet l ’ article d ’ Ute Weinmann sur la frontière méridionale de l ’ Autriche dans ce volume. 36. « Diese Materie kenne ich genau […] ich habe darüber ein Stück vor […]: eine Art Requiem des letzten Restes des Heiligen Römischen Reiches, das wir bis 1918 waren » (lettre à Jan Fabricius, 8 juillet 1933, citée d’après Helmut Stefan Milletich, « Franz Theodor Csokor und der P.E.N.-Kongress 1933 », dans Ulrich N. Schulenburg et Helmut Stefan Milletich dir., Lebensbilder eines Humanisten, op. cit., p. 75-85, ici p. 82). 37. Le comparatiste Zoran Konstantinović, qui est entré en contact avec Csokor dès 1945- 1946, quand il était étudiant à Belgrade, évoque une longue gestation (dès 1918) dans « Franz Theodor Csokors Stück „Der 3. November 1918.“ Vom Wandel des historischen Verständnisses der Habsburger Monarchie », dans Joseph P. Strelka (dir.), Immer ist

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Quel est l ’ argument de cette pièce, qui débute le 2 novembre 1918, à midi ? Deux soldats s ’ affairent à préparer un repas frugal pour sept officiers et un médecin dans un ancien hôtel transformé en maison de convalescence et situé au-dessus de la route d ’ un col dans les Alpes autrichiennes, plus précisément dans les Karawanken qui séparent aujourd ’ hui la Carinthie de la Slovénie et de l ’ Italie. Cette chaîne de montagnes a formé une ligne de front face à l ’ Italie entre 1915 et 1917, mais est au moment de l ’ action censée se développer loin des zones de combat, la bataille victorieuse de Caporetto (octobre-novembre 1917) ayant fait reculer la ligne de front vers le sud. Coupés du monde par d ’ importantes chutes de neige depuis plusieurs semaines (même le téléphone ne marche plus), les occupants des lieux ignorent totalement ce qui se passe à l ’ extérieur. Dehors, l ’ un des officiers tire sur les cor- neilles avec une mitrailleuse pour contribuer au repas du soir. Dedans, une jeune infirmière, qui semble aimanter tous les officiers hormis leur colonel, se prépare à descendre à ski dans la vallée. Cinq d ’ entre eux ont passé la nuit à boire leurs dernières bouteilles pour arroser la trei- zième hémorragie de l ’ un d ’ entre eux, un jeune officier de carrière du nom de Vanini. À l ’ exception de l ’ infirmière et des deux soldats, seuls le docteur Grün, le colonel von Radosin et le lieutenant von Kaminski n ’ ont pas participé à la beuverie. À part Radosin, qui porte un nom à consonance serbo-croate, mais est fier d ’ être autrichien, et Grün, qui est juif, chacun des officiers est peu à peu identifié à une nationalité au cours du premier acte : hongroise pour le hussard Orvanyi, né à Arad (dans la partie aujourd ’ hui roumaine du Banat), vaguement italienne pour Vanini, originaire de Trente, capitale du Trentin trilingue (on y parle italien, allemand et ladin), polonaise pour le Cracovien Kaminski, tchèque pour Sokal, un Pragois, slovène pour Zierowitz, et allemande pour Ludoltz. Zierowitz et Ludoltz, amis de longue date, viennent du même village près du Plöckenpass (le col du Monte Croce Carnico en italien, théâtre d ’ une âpre guerre de tranchées entre 1915 et 1917), mais ont respectivement vécu en Carinthie et à Ljubljana avant la guerre. Dans la vie civile Ludoltz est agriculteur et Zierowitz avocat, Sokal est

Anfang: der Dichter Franz Theodor Csokor, Bern, Peter Lang, 1990, p. 65-74. Harry Zohn cite dans le même volume les lettres de Csokor à Bruckner et émet un léger doute sur la véracité du fait divers : « Whether this newpapers story was apocryphal or not, it did prompt Csokor to write the play – and quickly, between Winter 1935 and Summer 1936 ». Voir Harry Zohn, « Csokors „Allerseelenstück“ », dans Joseph P. Strelka, Immer ist Anfang, op. cit., p. 77.

Austriaca no 87, 2018 La pièce de théâtre 3. November 1918 de Franz Theodor Csokor 221 enseignant et le docteur Grün médecin hospitalier. L ’ ordonnance de Kaminski s ’ appelle Josip. C ’ est un pauvre paysan slovène, tandis que le sergent Carl Geitinger vient de Vienne, où il a travaillé comme aide sur les marchés. Seule l'ascendance nationale de l ’ infirmière (elle s ’ appelle Christina) n ’ est révélée qu ’ à la fin de la pièce, après son retour : sa mère dalmate n ’ a pas survécu à sa naissance dans un coin perdu de la Bosnie et son père, un officier tyrolien, est mort pour la patrie dans un conflit peu glorieux. Seule au monde, elle a grandi dans un orphelinat pour enfants d ’ officiers. Hormis Josip et Ludoltz (et peut-être Christina et Radosin, dont l ’ univers est celui de l ’ armée), tous sont des citadins. L ’ action se déroule en 36 heures, d ’ abord exclusivement dans la salle à manger dont les fenêtres sont recouvertes d ’ épais cristaux de glace, ensuite aussi dans un espace extérieur qu ’ on peut voir depuis les fenêtres ouvertes. La disparition successive du huis clos est ainsi matérialisée dans l ’ organisation du décor. La pièce est découpée en trois actes38 et répond aux trois moments de la tragédie classique : exposition, péripé- tie, catastrophe. En accord avec cette logique, seule l ’ action du premier acte se passe dans un jour pâle, brièvement illuminé par un soleil qui permet d ’ entrevoir le monde extérieur. Le deuxième est crépusculaire, tandis qu ’ il fait nuit au troisième acte. Le premier acte expose les lignes des séparations nationales et sociales sous un jour encore peu menaçant. Le sergent Geitinger est un homme vif à la langue bien pendue. Manutentionnaire « typique » sur les marchés dans la vie civile, il a réussi à être promu sous-officier. C ’ est un homme d ’ apparence « “fringante” un tantinet chargée de sous-en- tendus39 », tandis que Josip, l ’ ordonnance « phtisique » de Kaminski, est présenté comme un paysan superstitieux qui raconte des histoires de fées et de lutins et croit aux mauvais présages. Geitinger, solidement ancré dans l ’ époque moderne et dans un imaginaire populaire urbain, le taquine allègrement, et Josip, illettré mais excellent observateur, demeure imperturbable dans son comportement et dans ses croyances. Le centre et (au moins) l ’ une des périphéries territoriales les plus fidèles de la Monarchie semblent ainsi cohabiter en parfaite sérénité. Geitin- ger, à qui incombe le rôle de présenter les autres protagonistes dans un dialogue téléphonique imaginaire, évoque par ailleurs exclusivement les villes, non les villages d ’ origine.

38. Seule la version de la pièce de 1949 divise l ’ action en 4 actes, mais change peu au texte. 39. « von einer etwas hintergründigen „Feschheit“. » Voir la longue didascalie introductive au 1er acte, p. 11.

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C ’ est seulement au deuxième acte, après un terrible accès de fureur de Zierowitz, qui, après avoir arraché les étoiles de son col d ’ officier et la rosette de son képi, a voulu agresser physiquement Radosin en exigeant qu ’ on prononce désormais correctement son nom (Zierschowitz), que Josip proteste à son tour contre un sobriquet utilisé par Geitinger dès la première scène : Schlawiner40. L ’ étymologie de ce mot, très fréquent en Autriche, semble en effet être basée sur « Slovène » (ou « Slavonien41 ») et désigne selon les circonstances un « coquin », un « combinard », un (vieux) roublard : les colporteurs slavoniens ou slovènes avaient semble- t-il la réputation d ’ être particulièrement rusés, schéma très présent dans le discours antisémite42. La faible protestation de Josip se heurte aux ordres de son officier polonais auquel il voue une fidélité sans borne. Les conflits nationaux seraient ainsi une affaire au sein des élites qu ’ elles sauraient maintenir sous contrôle. Un risque potentiel de désunion des officiers a été éliminé avant leur arrivée sur scène : Christina, l ’ infir- mière, a pris ses skis soi-disant pour aller chercher des médicaments et des nouvelles dans la vallée. S ’ ensuivent au cours de l ’ arrivée au compte-gouttes des officiers quelques échanges sur les femmes, sur une vie après la guerre et sur l ’ enfermement dont ils souffrent tous. Orvanyi, à peine installé à table, lance (en l ’ absence du colonel) une blague antisémite pas trop méchante (qui confirme en quelque sorte le rôle que jouent les médecins juifs dans l ’ armée), dont Grün anticipe la pointe, dans une sorte d ’ échange céré- monieux qui fait rire tout le monde43. L ’ antisémitisme existe, mais il n ’ est pas pesant : personne ne met en question la présence du docteur parmi eux, au contraire, on a besoin de sa science, qui ne touche à ses limites que lorsqu ’ il s ’ agit de leur remonter le moral. Quand Radosin, qui en guise de salutation leur a rappelé le caractère particulier de la nuit qu ’ ils viennent de passer à boire (il s ’ agit de la fête des Trépassés), essaie de dissiper leurs pensées moroses en rappelant la victoire de Caporetto, et d ’ autres, plus anciennes, Ludoltz et Sokal disent ne pas se reconnaître dans les objectifs de ces guerres et évoquent un autre passé et un autre patriotisme qui fait appel au sentiment national (allemand pour Ludoltz)

40. « Erzähl weiter, Schlawiner, windischer, deine Räubergeschichten » (p. 12), sur quoi Josip reprend son récit interrompu par des tirs de mitraillette d’Orvanyi. Puis : « Mitkommen, Schlawiner! – Slowene bin ich, Herr Zugführer, bitte! » 41. Originaire de Slavonie en Croatie, région située entre la Drave et la Save. 42. Voir duden.de. 43. « Ein Säbel – da dran hängt ein Jud. Wer soll das sein? – Regimentsarzt! » (p. 20).

Austriaca no 87, 2018 La pièce de théâtre 3. November 1918 de Franz Theodor Csokor 223 et à l ’ amour de la féconde terre natale (chez Sokal). Zierowitz veut se faire ensuite le porte-parole des sentiments nationaux de tous les offi- ciers, mais ses propos ne rencontrent pas d ’ écho chez Vanini, Kaminski, Orvanyi et Radosin qui contrairement à Ludoltz, Sokal et Zierowitz sont des officiers de carrière. Radosin proteste sèchement en évoquant le sens du sacrifice pour une cause. Orvanyi prend cette protestation pour un simple rappel du règlement. L ’ armée commune serait-elle alors un pur instrument d ’ exercice du pouvoir pour lui ? On est tenté de le croire au deuxième acte, où il exprime sa confiance en István Tisza, l ’ homme fort de la vie politique hongroise jusqu ’ à son assassinat le 31 octobre 1918 pendant la révolution des Asters : « […] nous allons rétablir l ’ ordre chez vous ! Tisza ! Car la Hongrie ne cessera pas de se battre ! La Hongrie est toujours la Hongrie44. » Historiquement parlant, l ’ extrême loyauté de Tisza envers l ’ empereur reposait sur le calcul que le maintien de la Monarchie bicéphale permettait de mieux servir les intérêts de la classe dirigeante hongroise45. Grâce à l ’ intervention de l ’ aristocrate Kaminski, qui fait sans préten- tion le récit de son comportement chevaleresque à l ’ égard d ’ une pauvre paysanne en temps de guerre, Radosin, qui concède pour sa part des faiblesses du système, réussit à produire chez eux un sentiment patrio- tique ancré dans un idéal humaniste, après quoi ils boivent et chantent ensemble une chanson sur « les hommes ». Ce sentiment est fragile : « On aimerait y croire » ; « On y a cru si longtemps » ; « Moi aussi » ; « Nous tous » ; « Pas besoin de me poser la question » ; « Si ça pouvait rester aussi vrai à jamais46 ». Il y aurait cependant encore de l ’ espoir pour le maintien de la cohésion de l ’ armée tant que l ’ on demande à ses officiers de se comporter en êtres humains. Mais les circonstances ne s ’ y prêtent pas, et le soleil qui point, pris dans un premier temps comme signe annonciateur d ’ une nouvelle anabase, c ’ est-à-dire du sauvetage in extremis de toute une armée épui- sée (Radosin est un lecteur fervent de Xénophon), inaugure la péripétie du drame. Tous se dirigent vers les fenêtres ouvertes par Josip et Gei- tinger et constatent des phénomènes inquiétants. « Cela a l ’ air d ’ une

44. « […] wir schaffen euch wieder Ordnung! Der Tisza! Denn Ungarn gibt sich nicht auf. Ungarn ist Ungarn geblieben! » (p. 46). 45. Voir dans ce volume la contribution de Catherine Horel sur les spécificités du contexte hongrois. 46. « Wenn das immer so wahr bleiben könnte » (p. 31).

Austriaca no 87, 2018 224 Herta Luise Ott bataille perdue47 », dit Zierowitz à voix basse. Surgit alors, tel un deus ex machina, un marin – plus précisément un homme en uniforme de la marine impériale et royale : « La mer de Xénophon – c ’ est ainsi qu ’ elle se présente à nous maintenant ? Mon Dieu ! », dit Grün « (presque pour lui-même)48 ». Ludoltz, présenté dès le départ comme le plus martial des officiers (une didascalie l ’ a décrit comme un homme aux yeux gris gla- cés avec un profil d ’ oiseau de proie, et ses camarades disent de lui qu ’ il ne montre jamais sa douleur) veut aussitôt l ’ abattre, mais Zierowitz, le jeune Vanini et Sokal souhaitent quant à eux obtenir des nouvelles du monde extérieur. Le rideau tombe. Le premier acte idéalise incontestablement la situation, mais demeure crédible sur le plan dramatique. Les hommes évoluent dans un lieu pro- tégé et le plus haut gradé est l ’ incarnation même de l ’ officier intègre de l ’ armée austro-hongroise. Seuls les officiers « civils » manifestent des penchants nationalistes, qui peuvent être contenus grâce au modèle aristocratique supranational que leur offrent les officiers de carrière. Au deuxième acte, les dialogues prennent une tournure quasi surréa- liste compte tenu de la réalité, bien que l ’ action tire son inspiration d ’ un fait historique aujourd ’ hui tombé dans l ’ oubli, mais sans doute encore présent dans les esprits en 1937. Il s ’ agit du naufrage du vaisseau amiral de la flotte austro-hongroise, le cuirassé Viribus unitis, dans le port de Pula dans la nuit du 31 octobre au 1er novembre 191849, provoqué par des mines ventouses posées par deux marins italiens quelques heures après la remise, sur ordre de Charles Ier, de la flotte impériale et royale au Conseil du peuple du nouvel État des Slovènes, Croates et Serbes qui était en train de se constituer. Cet acte criminel, qui coûta la vie à quelque 400 personnes, devait étouffer dans l ’ œuf une future concur- rence slave pour l ’ Italie en Méditerranée. Il y a ici de quoi nourrir le mépris autrichien envers l ’ Italie victorieuse. L ’ homme venu d ’ en bas paraît suspect. Que fait un matelot sur une montagne enneigée ? Même pour un simple déserteur, c ’ est un lieu insolite, dès lors que l ’ armistice n ’ a pas encore été signé. Ce personnage semble plus appartenir au registre du théâtre expressionniste qu ’ à celui de la tragédie classique50. Un héraut du malheur des meilleurs éléments

47. « Zierowitz (leise). Das sieht aus – wie nach einer verlorenen Schlacht » (p. 33). 48. « Grün (fast vor sich). Das Meer des Xenophon, ‒ so taucht das jetzt auf für uns? Großer Gott! » (ibid.). 49. Voir l’article de Daniel Baric sur la fin du Viribus unitis dans ce volume. 50. Notons que, dans le paratexte de la pièce, Csokor n ’ indique nulle part une « tragédie »,

Austriaca no 87, 2018 La pièce de théâtre 3. November 1918 de Franz Theodor Csokor 225 de l ’ armée austro-hongroise. La marine, qui avait de quoi être fière de ses exploits passés, était entrée en guerre avec une flotte relativement moderne et avait subi relativement peu de défaites. Toutes les nationali- tés de la Monarchie y étaient représentées, y compris les Polonais. Une révolte des matelots à Cattaro en février 1918 s ’ était déroulée dans un calme relatif, sans trop d ’ effusion de sang, comparée à d ’ autres événe- ments de cet ordre. Que fait alors ce survivant de l ’ incroyable naufrage du Viribus uni- tis du nom de Pjotr Kacziuk sur une montagne carinthienne le soir du 2 novembre 1918 ? Il instruit tour à tour Radosin, Geitinger et la totalité du groupe de la nouvelle situation. Radosin lui confisque au cours de leur entretien le pavillon du Viribus unitis qu ’ il a repêché dans la mer et il se laisse faire sans protestations. Profondément choqué, Radosin veut aller vérifier toutes ces informations. Kacziuk est un homme plutôt patient et courtois à sa manière, et c ’ est en outre un communiste qui cherche des alliés pour faire la révolution. Laissé seul sous la surveil- lance de Geitinger, avec lequel il partage le privilège d ’ avoir un nom de famille et un prénom (Josip n ’ a qu ’ un prénom, les officiers seulement des noms de famille), il s ’ efforce de le convertir à la cause révolution- naire. Mais Geitinger, qui comprend pourtant bien qu ’ ils assistent à la fin d ’ un monde, n ’ a pas de conscience de classe. Sa nostalgie est tournée vers Vienne, non vers la révolution. Les efforts conjoints de Josip et des officiers ont entre-temps permis de rétablir la ligne téléphonique. Tous peuvent vérifier que Kacziuk leur a probablement dit la vérité, car il n ’ y a plus de poste militaire à Villach (Carinthie) et on parle désormais slovène à Ljubljana. C ’ est le signal pour Zierowitz, le premier concerné par ce changement local, de s ’ insurger contre le colonel, mais ses camarades, qui pensent qu ’ il est devenu fou, réussissent à le retenir, alors qu ’ à ses yeux la folie est de leur côté : « Vous habitez un cadavre et faites comme s ’ il était encore vivant ! » (p. 44). Dans ce nouveau moment de confusion, Kacziuk, l ’ homme du moment, se propose de leur expliquer la situation à l ’ aide d ’ une carte géographique plus actuelle que celle de l ’ antique Asie Mineure accro- chée au mur. On lui apporte une carte des chemins de fer austro-hon- grois dont il arrache successivement lors d ’ une scène spectaculaire tous les territoires dissidents. Le choc est particulièrement rude pour

seulement (dans la 1re éd.) la « Fin de l ’ histoire de l ’ armée austro-hongroise ».

Austriaca no 87, 2018 226 Herta Luise Ott l ’ aristocrate Kaminski, qui voit en Kacziuk le diable en personne et est sur le point de l ’ attaquer physiquement. De santé plus fragile que les autres, il est pourtant le premier à demander congé au colonel pour aller combattre le communisme chez lui. La Pologne du maréchal Piłsudski mènera en effet une guerre contre l ’ Union soviétique entre 1919 et 1921. Plus tard dans la pièce il sera décidé que Grün l ’ accompagne pour le soigner pendant le voyage. Kacziuk quitte la scène avec Geitinger qui, face à la haine de Kaminski (discrètement partagée par Zierowitz, mais pas par Ludoltz), se solidarise (discrètement lui aussi) avec lui. La Slové- nie ayant rejoint le royaume de Yougoslavie après la guerre, cette scène invite à y voir une allusion à la lutte entre l ’ aristocratie et le prolétariat. Les autres réagissent eux aussi en fonction des événements histo- riques en train de se tramer. Sokal se solidarise discrètement avec Zie- rowitz, tandis que Ludoltz pense déjà à la future unité des territoires germanophones. Vanini partage désormais les sentiments nationaux de Zierowitz, Sokal et Orvanyi, qui après avoir continué dans un premier temps à soutenir Radosin, comprend enfin que l ’ unité de la Hongrie est également menacée. Tous veulent aller renforcer les rangs de leurs (futurs) compatriotes alors que Radosin exige une défense suicidaire de leur position au nom de l ’ unité de l ’ Empire. Lorsqu ’ il comprend qu ’ il est seul désormais à défendre cette « humanité joyeuse51 », cet « appar- tement lumineux » que les autres veulent échanger selon ses mots contre une « écurie d ’ élevage52 », il se retire pour se donner la mort. Alors que les autres doivent seulement se faire à l ’ idée que leur monde a brusque- ment changé, Radosin a été amené à faire le constat que son monde avait tout simplement cessé d ’ exister. Le choc du suicide par balle de Radosin les incite à agir une toute der- nière fois de manière collective pour organiser les obsèques du colonel. La cérémonie occupe la première partie du troisième acte, où il fait de nouveau nuit (on est le 3 novembre, jour de la signature de l ’ armistice), et est suivie des adieux que les protagonistes se font avant de descendre dans la vallée. Seuls Ludoltz et Zierowitz, qui se sont constamment épiés depuis le rétablissement de la ligne téléphonique, restent encore sur place pour un dernier entretien fraternel avant le début de la guerre fratricide pour le territoire où ils ont grandi ensemble et qui va bien- tôt les opposer malgré eux. Et seul Ludoltz recevra à la fin Christina,

51. « fröhliches Menschentum » (p. 51). 52. « ihr wollt aus der hellen Wohnung zurück in den Zuchtstall? » (p. 52).

Austriaca no 87, 2018 La pièce de théâtre 3. November 1918 de Franz Theodor Csokor 227 remontée leur porter le message d ’ une paix qui s ’ avère être sans valeur dans un monde où les « empires » se constituent à partir « de nations et de frontières53 ». Contrairement au deuxième acte, où le public a assisté à une amplifica- tion du séisme qui a abouti à la mort de leur père symbolique incarné par Radosin, le troisième acte réunit des scènes fort variées avec un nombre de protagonistes qui va diminuant. La structure même de l ’ acte reflète ainsi la perte de l ’ unité initiale. Dans la première scène, tous les hommes participent aux obsèques militaires du colonel. Josip a creusé un trou dans le sol gelé et les officiers valides couvrent de l ’ ancien pavillon du Viribus unitis confisqué à Kacziuk par Radosin au deuxième acte le corps du colonel gisant dans la tombe. S ’ ensuit la scène devenue célèbre où chaque officier prend une pelletée de terre pour la répandre sur le corps du défunt : « terre de Hongrie », « …de Pologne », « …de Carinthie », « terre slovène », « … tchèque », et – paradoxalement – plusieurs options pour Vanini au cours des différentes éditions : celle de 1936 évoque le Trentin, celle de 1964 l ’ Italie, celle de 1993 Rome. Clin d ’ œil sarcastique envers une Italie qui a eu longtemps du mal à traiter correctement ses minorités nationales, y compris celles des territoires annexés en 1918- 1919 ? On note, au demeurant, que la réplique de Grün (« de la terre arrivée ‒ d ’ Autriche54 ! ») avait été censurée en l ’ absence de Csokor par Hermann Röbbeling, directeur du Burgtheater à l ’ époque55. La vieille tra- dition antisémite de la droite autrichienne y était peut-être pour quelque chose, même si c ’ est officiellement pour éviter des tumultes nazis que cette phrase aurait été censurée. Le geste collectif, quant à lui, évoque un moment de la cérémonie du sacre des rois de Hongrie : après avoir été couronné et après avoir prêté serment sur la constitution, le nouveau roi devait monter à cheval sur une colline constituée d ’ échantillons de terre provenant de tous les comi- tats pour y promettre par des mouvements de son glaive qu ’ il défendrait la Hongrie contre tout ennemi extérieur. Après ce retournement en requiem pour un empire défunt d ’ un geste à caractère d ’ investiture militaire, c ’ est le docteur Grün qui se fait le porte-parole de l ’ idée de l ’ Empire, mais contrairement à Radosin, qui avait réclamé une unité qui n ’ existait plus, il s ’ appuie sur l ’ un des aspects en apparence négatifs de l ’ Empire en évoquant sa mauvaise gestion,

53. « aus Nationen und Grenzen » (p. 79). 54. « Erde – aus – Erde aus ‒ Österreich! » (p. 59). 55. Theodor Csokor, Zeuge einer Zeit, op. cit., p. 141.

Austriaca no 87, 2018 228 Herta Luise Ott son « Pallawatsch où il ne se passe jamais rien de particulier56 », comme garant paradoxal de son existence passée. Csokor adopte (ou adapte) ici une idée exposée par Robert Musil au huitième chapitre de L ’ Homme sans qualités, où il fait dire à son narrateur ironique que la Cacanie avait été un État « incompris qui fut sur tant de points sans qu ’ on lui en rendre justice, exemplaire57 », où l ’ on était « négativement libre ». En lui attribuant ce rôle, Csokor déshistoricise en apparence son per- sonnage pour l ’ associer à la version du mythe habsbourgeois forgée par Joseph Roth qui a rétrospectivement présenté l ’ Empire comme un État défendu par et apprécié de ses populations juives et slaves, notamment slovènes, en particulier dans les périphéries de l ’ Empire, qui auraient toujours fait preuve d ’ une loyauté sans faille envers l ’ empereur. Si cette représentation peut paraître légitime pour les habitants peu instruits des périphéries de l ’ Empire, de Galicie et Bucovine tout particulière- ment, une telle attitude semble moins probable pour un juif éclairé, assi- milé, citadin, appartenant aux classes moyennes et ayant fait des études supérieures. L ’ assimilation juive signifiait au xixe siècle l ’ assimilation à la Kulturnation allemande. Elle était généralement accompagnée en Cisleithanie de fortes sympathies pour le mouvement national-allemand partisan d ’ une union douanière (et politique) avec l ’ Allemagne, même si avec la montée de l ’ antisémitisme nombre de juifs avaient tendance à rejoindre le parti social-démocrate. Il convient de rappeler qu ’ Otto Bauer a démissionné de son poste de secrétaire d ’ État en charge des Affaires étrangères en juillet 1919 quand il comprit que le rattachement de l ’ Autriche à l ’ Allemagne n ’ était pas à l ’ ordre du jour. Il convient de rappeler aussi que pour les juifs autrichiens du tour- nant du siècle l ’ assimilation pouvait également se définir en ces termes :

[…] supranationaux, cosmopolites, d ’ une loyauté inconditionnelle envers la Dynastie – comme tous les Juifs de l ’ Empire au demeurant – on les a appelés le véritable Staatsvolk de la monarchie. Ils étaient en effet le seul groupe ethnique qui accueillait le concept officiel de l ’ État avec enthousiasme, et ils étaient porteurs d ’ une « idée autrichienne » qui était et se devait d ’ être transnationale. Ils étaient effectivement la seule minorité ethnique dont l ’ « âge d ’ or » fut entièrement lié à la survie de l ’ empire multinational des Habsbourg58…

56. « wo nie etwas Bestimmtes geschieht… » (p. 63). 57. Robert Musil, L’Homme sans qualités, Philippe Jaccottet (trad.), Paris, Seuil, 1956, p. 37. 58. Wolfgang Maderthaner, « Libéralisme, identité, assimilation. La culture juive dans la fin- de-siècle viennoise », dans Herta Luise Ott et Marc Beghin (dir.), « Penser le pluriculturel en Europe centrale », Chroniques allemandes, no 11, 2007, p. 41-53, ici p. 46.

Austriaca no 87, 2018 La pièce de théâtre 3. November 1918 de Franz Theodor Csokor 229

Le docteur Grün est présenté dans la pièce comme un homme imper- turbable qui sait calmer le jeu quand cela est nécessaire. C ’ est l ’ homme du bon sens, celui qui doit rester « sobre pour [eux] tous59 ». Il se montre hésitant pour la première fois quand il doit prononcer ces quelques mots devant la tombe ouverte. Cette hésitation n ’ est « pas ridicule, mais touchante » (p. 59). Sa profession de foi en faveur de l ’ Autriche n ’ est pas réfléchie, mais elle n ’ est pas spontanée non plus. S ’ il ne veut pas se réclamer du sionisme ou de l ’ Allemagne, il n ’ a pas le choix. Notons au passage qu ’ il sort de ses gonds dans une « éruption inattendue » pour définitivement rallier la position du défunt quand Ludoltz lui pose la question de savoir si l ’ on doit calculer les choses de manière « biolo- gique » ou « symbolique » : « Car il y a eu en nous quelque chose qui était vraiment un peu plus qu ’ un peuple […] et maintenant, depuis que cela a disparu, vous vous affolez comme des moutons surpris par la pluie avec vos nations60 ! » Dans la conception « moderne » des choses de la vie, y compris de la nation, le « symbolique », l ’ « esprit », serait remplacé par le « bio- logique », par les choses dites concrètes. Cette « modernité » serait désormais incarnée par les Sokal, du moins dans la pièce. C ’ est Sokal qui veut raccourcir le temps du deuil en réclamant la lumière crue de la fée électricité, qui éteint d ’ un geste brutal la bougie qu ’ on avait allumée en l ’ honneur du défunt. Il est seul aussi à ne pas prononcer un dernier salut sentimental dans sa langue propre (Videtjemo se! A rivederci! Auf Wiedersehen!...), alors que Ludoltz et Zierowitz, encore tributaires de l ’ ancien système, décident d ’ un commun accord de se donner jusqu ’ à minuit avant de se lancer dans leur combat fratricide qui préfigure le Kärntner Nachkrieg de 1918-191961. L ’ histoire que raconte Zierowitz pour justifier cette tentative de (re)conquérir son ancien village est plutôt obscure, ce qui a sans doute contribué à l ’ accueil enthousiaste de la pièce par le secrétaire d ’ État Guido Zernatto. Ce dernier aimait à se présenter comme un Abwehrkämpfer de la première heure. Le destin de Zernatto montre bien par ailleurs toute la difficulté d ’ une conception de la nation autrichienne comme alternative à l ’ Allemagne nazie. Il a été obligé de

59. « ‒ und ich muss der Nüchterne sein für euch alle! » (p. 20). 60. « Denn in uns war schon wirklich etwas mehr als ein Volk […] und jetzt, seit das fort ist, da rennts ihr herum wie Schafe im Wetter mit euren Nationen! » (p. 66). 61. Voir dans ce volume la contribution d ’ Ute Weinmann sur le conflit frontalier en Carin- thie.

Austriaca no 87, 2018 230 Herta Luise Ott fuir l ’ Autriche en 1938 et est mort en exil aux États-Unis en 194362. Le fait que le docteur Grün ne puisse pas verser de la terre allemande sur le cadavre du colonel s ’ explique aussi par ce que l ’ Allemagne nazie était devenue très menaçante pour l ’ Autriche et ses juifs en 1937. L ’ antisémi- tisme autrichien, fondé sur l ’ antijudaïsme catholique, était à cette époque beaucoup moins menaçant que l ’ antisémitisme racial, « biologique » de l ’ Allemagne nazie. Laisser le docteur Grün prononcer ces mots en 1937, même dans une pièce historique, aurait été un acte cynique et constitué un affront. Lui attribuer le rôle du défenseur d ’ une idée supranationale de l ’ Autriche permettait à Csokor (et à son public) de prendre ses dis- tances par rapport au régime national-socialiste et à une idée trop étri- quée de ce que pouvait être cet esprit, « qui ne fait qu ’ attendre devant la porte des autres63 », alors qu ’ il aurait déjà habité ces Autrichiens « sang- mêlé » dont Csokor était lui-même un spécimen vivant.

Dans son décor suranné et idéalisé, la pièce de Csokor interprète de manière relativement originale et sur un mode condensée la dispari- tion de la cohésion supranationale de l ’ armée austro-hongroise ‒ et de l ’ Empire ‒ considérant que ce n ’ est pas son esprit qui aurait disparu le premier, mais la réalité dont il procédait. Affirmatif au début, le dis- cours pro-autrichien se transforme dans la pièce, après la disparition de cette réalité, en un discours nostalgique qui réévalue la situation à la lumière du vide qu ’ elle a laissé. Le premier à exprimer sa douleur face à ce vide est le médecin juif au cœur rationaliste. Le lieutenant Kaminski, qui forme une sorte de couple complémentaire avec lui dans son rôle de patient, et qui semble le mieux comprendre les transfor- mations des mentalités (y compris en raison de la guerre), considère que c ’ est la perte de la foi religieuse qui a fait monter la folie nationa- liste. Il considère aussi que Ludoltz a, du fait de la guerre, perdu son noyau « humain ». La solution communiste proposée par Kacziuk n ’ a pas vraiment voix au chapitre dans cette assemblée, même si Grün parle

62. Un article paru sous le titre « L’Autriche et l’Europe centrale » dans la revue Politique étrangère en 1940 (vol. 5, no 1) ‒ une sorte de testament politique de Zernatto ‒ préconise la fondation d’une puissante fédération politique en Europe centrale avec le concours de l’Autriche, et une solution de la question nationale qui ressemble à celle proposée par Otto Bauer dans son célèbre ouvrage Die Nationalitätenfrage und die Sozialdemokratie de 1907, où celui-ci suggère de traiter l’appartenance nationale comme une confession religieuse. 63. « … der bei den andern erst vor der Tür steht » (p. 66).

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« presque comme ce Kacziuk64 ». Si seuls Geitinger et Kacziuk sont dotés d ’ un nom (commun, de famille) et d ’ un prénom (individuel), ce qui pourrait être interprété comme une capacité d ’ associer l ’ universel et le particulier, leur vision du monde n ’ intéresse pas ces officiers, et leurs chemins vont bientôt se séparer. À l ’ exception de Sokal, l ’ insensible éco- nome (le seul à avoir gardé un kilo de cacao flibusté lors de la bataille de Caporetto « pour les enfants à la maison65 »), représentant de la future Tchécoslovaquie victorieuse (et industrielle), tous perçoivent la fin de l ’ Empire comme une perte, même Geitinger et Josip. Ce parti pris de la pièce repose sur la juxtaposition tacite de deux espaces-temps distincts, celui du 3 novembre 1918 et celui de l ’ Autriche fasciste, dont les leaders politiques, qui avaient fermé le dialogue avec le mouvement ouvrier depuis le 4 mars 1933 en éliminant le parlement, avant d ’ installer une dictature dès février 1934, cherchaient alors désespérément des ressorts idéologiques pour maintenir en vie un État « dont personne ne voulait » en 1918. La lucidité et l ’ originalité de la pièce, la condensation des faits et des événements qu ’ elle propose en s ’ accommodant de certaines fai- blesses (la présence continue notamment de voix vraiment discordantes qui osent le dialogue, problème inhérent à cette Monarchie où il existait plusieurs sociétés parallèles, et où l ’ assassin d ’ un chef de gouvernement autoritaire se voyait accorder la grâce impériale66) reposent principa- lement sur un travail de « compression » historique. Un autre drame européen était en train de se jouer, et ses conséquences néfastes allaient largement dépasser celles du premier. Le tour de force réalisé par Franz Theodor Csokor dans cette pièce était d ’ être parvenu à maintenir le lieu d ’ un dialogue imaginaire entre les voix discordantes.

64. « Da sprichst du beinahe wie dieser Kacziuk – und schaust auch so aus? » (p. 67). 65. « Ein Kilo Beutekakao aus Karfreit – für die Kinder daheim » (p. 66). 66. Friedrich Adler, fils de Viktor Adler, fondateur du Parti ouvrier social-démocrate d ’ Autriche, avait assassiné le 21 octobre 1916 le ministre-président comte Stürgkh res- ponsable selon lui de la poursuite de la guerre. Le jeune empereur Charles commua la peine capitale en 18 ans de réclusion. L ’ un des derniers actes administratifs de celui-ci consista à lui accorder l ’ amnistie complète le 1er novembre 1918.

Austriaca no 87, 2018

Daniel Baric Sorbonne Université

La fin duViribus unitis, entre écriture documentaire et fiction (1918-2018)

Les derniers instants du Viribus unitis, navire amiral de la marine aus- tro-hongroise qui sombra au large de son port d ’ attache de Pola/Pula en Istrie à l ’ aube du 1er novembre 1918, ont suscité depuis un siècle des réactions qui semblent se différencier selon des lignes de démarcation nationales. Dans la pièce 3. November 1918 de Franz Theodor Csokor1, un personnage rescapé de la débâcle, le machiniste Pjotr Kacziuk, à pro- pos duquel une didascalie indique qu ’ il porte à la visière de sa casquette l ’ inscription Viribus unitis, rend compte à ses compatriotes incrédules de cette issue improbable : le navire sombra, ou plutôt fut d ’ abord touché sur son flanc par une torpille, puis coula à pic2. Sur une carte postale produite par la marine italienne en revanche, le moment où le navire amiral de la puissance rivale austro-hongroise est englouti dans les flots apparaît à la fois comme un exemple de bravoure et un événement d ’ une portée excep- tionnelle et fondatrice. Une héroïsation des protagonistes y est clairement à l ’ œuvre. Au sortir de la première guerre mondiale, du point de vue des autorités italiennes, la disparition du Viribus unitis est d ’ emblée célébrée comme un symbole, une revanche de la défaite traumatisante subie en 1866 par la marine italienne, éperonnée au large de l ’ île de Lissa/Vis par les forces navales autrichiennes3. Derrière la question de la stratégie militaire poursuivie par le gouver- nement italien et celle de la prouesse technique qui fait ressembler l ’ équi-

1. Franz Theodor Csokor, 3. November 1918 (1936). Les éditions ultérieures indiquent la date avec un chiffre et non l ’ adjectif ordinal. Pour une étude détaillée de la pièce et sa réception, voir dans ce volume la contribution de Herta Luise Ott. 2. Le dialogue en rend compte de la manière suivante : « Radosin: Gesunken? Das Admirals- schiff? / Kacziuk: Versenkt. / Radosin: Sie lügen! / Kacziuk: Wozu das? Sie wünschen Details? In Pola. Am Allerheiligentag. Mit Zeitminen. Vierhundert Mann über Bord ‒ der Kommandant auch darunter! » (3. November 1918, début de l ’ acte II). 3. Sur la bataille de Lissa et ses répercussions stratégiques et psychologiques pour les deux protagonistes, voir Olivier Chaline, « Les dépouilles de Venise (1797-1866) », dans Pierre Cabanes (dir.), Histoire de l ’ Adriatique, Paris, Seuil, 2001, p. 434-436. 234 Daniel Baric pée à une bataille navale, un touché coulé réussi pour les Italiens, se pose aussi celle d ’ une réalité humaine, la perte de plusieurs centaines de membres d ’ équipage, à un moment où, formellement du moins, la guerre aurait dû être finie. La carte postale italienne souligne à souhait le drame : l ’ effet de sidération, le déséquilibre entre les hommes d ’ équi- page et l ’ imposante masse du navire, qui chavire pour disparaître dans les flots en dix minutes. En cela, la fin du Viribus unitis est une tragé- die, mot que l ’ on retrouve dans les sources contemporaines4, y compris parmi les témoins italiens. Alors qu ’ une mémoire italienne de l ’ événement s ’ est vite imposée et ramifiée, dans l ’ espace sud-slave s ’ est progressivement développée une approche narrative et réflexive, en recherche d ’ un sens à lui donner. La remémoration y prend la forme d ’ une héroïsation centrée sur le capi- taine, dont la disparition offre un matériau documentaire susceptible d ’ être amplifié par la fiction, pour produire plus d ’ une interprétation symbolique, qui évolue au gré de la formation et de la disparition des États successeurs de l ’ Autriche-Hongrie.

Une équipée italienne : couler le Viribus unitis

Le Viribus unitis avait été lancé le 27 juin 1911. L ’ événement était de portée mondiale, repris par la presse à travers le globe. Il n ’ avait donc pas échappé à la marine italienne que ce premier dreadnought5, cuirassé des mers de taille exceptionnelle (152 m de long sur 30 m de large), n ’ était que l ’ avant-courrier d ’ une série. Il s ’ agissait du premier élément majeur d ’ un ambitieux programme naval austro-hongrois, dont l ’ achè- vement était prévu en 1924 et qui aurait dû voir la construction de seize navires au total. Ce temps des chantiers lancés dans la construction de géants de mers correspond à celui de grandes ambitions maritimes, à la fois allemandes et autrichiennes. La programmation navale autri- chienne se développait en effet parallèlement à l ’ effort d ’ équipement

4. On trouve l ’ expression « unter besonders tragischen Umständen » dans l ’ article consacré à chaud à la perte du navire : « Untergang des Schlachtschiffes „Viribus Unitis“ »,Polaer Tagblatt, 2 novembre 1918, p. 1. 5. Le terme anglais dreadnought, soit « l ’ intrépide » (faisant référence au Dreadnought, premier navire de guerre propulsé par une turbine à vapeur et disposant d ’ une artil- lerie lourde mono-calibre lancé en 1906), était largement en usage jusqu ’ à la fin de la première guerre mondiale, lorsqu ’ il fut progressivement remplacé par celui de cuirassé.

Austriaca no 87, 2018 La fin duViribus unitis, entre écriture documentaire et fiction 235

Carte postale italienne. Reproduction du tableau de Vittorio Pisani (1899-1974), Affondamento della « Viribus Unitis », 1 novembre 1918 [La submersion du « Viribus Unitis »]. Rome, éditions V. E. Boeri, années 1920. Coll. privée. allemand, la Duplice souhaitant se positionner parmi les premières puissances navales mondiales6. À cette course contre la montre que se livraient les grandes puissances européennes pour affirmer leur domi- nation sur les mers se mêlait aussi une question de prestige, non sans un certain emballement. Moins de dix mois après le lancement du Viribus unitis, à la mi-avril 1912, coulait le plus grand paquebot transatlantique du monde, le Titanic, pourtant réputé insubmersible, dans le contexte d ’ une course qui devait marquer un nouveau record de traversée de l ’ Atlantique7. C ’ est à Trieste, dans les chantiers navals autrichiens (Sta-

6. Sur cette course aux armements, voir Olivier Chaline, « “Amarissimo adriatico”, ou la prépondérance maritime autrichienne », dans Pierre Cabanes (dir.), Histoire de l ’ Adria- tique, op. cit., p. 458-465. Sur le programme maritime allemand de Guillaume II en lien avec l ’ Autriche-Hongrie, voir notamment Christopher Clark, Kaiser Wilhelm II, London, Pearson, 2000, p. 142-138, et Christian Baechler, Guillaume II d ’ Allemagne, Paris, Fayard, 2003, p. 291-294. 7. Philippe Masson, Le drame du « Titanic », Paris, Tallandier, 1998, p. 13-26. Sur la por- tée symbolique de ce naufrage lors de sa première traversée, voir David Brunat, Titanic.

Austriaca no 87, 2018 236 Daniel Baric bilimento Tecnico Triestino), qu ’ avait été construit en deux ans le navire amiral, résultat d ’ un investissement financier considérable, symboliquement baptisé de la devise de François-Joseph, le souve- rain incarnant l ’ Empire : « Toutes les forces unies. » Le prince héritier François-Ferdinand assista au lancement. À la fin juin 1914, trois ans plus tard presque jour pour jour, le cuirassé repassa par Trieste, avec cette fois à son bord les dépouilles mortelles de François-Ferdinand et de son épouse Sophie Chotek, victimes de l ’ attentat de Sarajevo : son statut prestigieux en faisait le lieu par excellence de l ’ ostentation du deuil dynastique, catafalque qui longea les côtes de l ’ Adriatique à l ’ orée de la première guerre mondiale. Durant le conflit armé, la guerre navale prit différentes formes : blocus, engagement direct des navires et destruction des flottes ennemies. Elle se poursuivit dans l ’ espace adriatique jusqu ’ à la toute fin des hostilités8. L ’ une des modalités de la guerre navale poursuivie par les belligérants consistait à couler les navires ennemis. Pour encadrer (et stimuler) de telles entreprises abondamment relayées par la presse, les autorités ita- liennes fixent par décret en avril 1918 que les membres d ’ une opération visant à faire couler un navire ennemi qui serait couronnée de succès toucheraient l ’ équivalent de 2 % de la valeur nominale du navire9. Ainsi le 10 juin 1918 est coulé dans le nord de l ’ Adriatique, au large de l ’ île de Premuda, un des bâtiments les plus importants du dispositif mis en place par l ’ Autriche-Hongrie, le Szent István, un gros porteur construit du côté hongrois de l ’ Empire, dans les chantiers navals de Fiume/Rijeka10. L ’ événement avait été filmé et les prises de vue montrant les derniers instants de ce cuirassé furent projetées dans l ’ après-guerre comme un exemple de l ’ ingéniosité de la marine italienne triomphante. (1887-1951), l ’ officier à la tête de la flottille qui s ’ illustra dans le lancement des torpilles, fut fêté comme un héros11. L ’ épave du Szent

Mythe moderne et parabole de notre temps, Paris, Les Belles Lettres, 2013. 8. Sur les opérations de guerre navale, en particulier dans l ’ espace adriatique, voir Olivier Chaline, « La grande explication, 1912-1918 », dans Pierre Cabanes (dir.), Histoire de l ’ Adriatique, op. cit., p. 486-505. 9. Romain H. Rainero, . Dall ’ affondamento della “Viribus Unitis” all ’ impe- gno antifascista, Settimo Milanese, Marzorati, 1989, p. 24. 10. Sur la politique hongroise d ’ armement naval, non sans esprit de concurrence avec les développements en Cisleithanie, voir Mihály Krámli, A császári és királyi haditengerészet és Magyarország. Magyarország szerepe a közös haditengerészet fejlesztésében (La marine de guerre impériale et royale et la Hongrie. Le rôle de la Hongrie dans le développement de la marine de guerre commune), Pécs, Pannónia könyvek, 2004. 11. Voir Fabio Andriola, Luigi Rizzo, Roma, Ufficio Storico della Marina Militare, 2000, p. 101.

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István, échouée par 66 m de fond, constitue aujourd ’ hui un terrain de prédilection pour des plongées en archéologie sous-marine12. L ’ officier autrichien Georg von Trapp avait pour sa part coulé en 1915 au large d ’ Otrante un navire français, le Léon Gambetta, occasionnant plus de 600 victimes. Il rendit compte de cette féroce guerre navale dans ses mémoires, qui n ’ en furent pas moins traduits en français dans l ’ entre- deux-guerres13. Du point de vue militaire, il n ’ y avait là rien à redire, même du côté français, puisqu ’ il s ’ agissait de faits de guerre commis de part et d ’ autre. Mais si de tels faits d ’ armes furent le lot commun de la guerre sous-marine, le sort du Viribus unitis est particulier en ce que le bâti- ment fut coulé alors que le conflit était formellement terminé. Le 30 octobre 1918 en effet, l ’ empereur Charles Ier avait donné ordre aux officiers de la marine austro-hongroise, au contre-amiral Horthy en particulier, qui était en charge de la marine depuis le début du mois de mars, de remettre aux autorités nouvellement constituées dans les territoires sud-slaves de l ’ Empire, le Comité sud-slave (qui regroupait à Zagreb les représentants des Slovènes, Croates et Serbes de l ’ Empire), le commandement de la flotte14. À ce moment, il s ’ agissait sans doute pour l ’ empereur de contribuer à refonder une communauté éta- tique à partir de différentes entités, sur de nouvelles bases nationales. Quelques semaines auparavant, l ’ empereur Charles Ier s ’ était rendu à bord du Viribus unitis. Il y avait eu des échanges avec l ’ équipage, l ’ ami- ral Maksimilijan Njegovan (1858-1930) et le commandant du navire, Janko Vuković von Podkapelski (1871-1918). C ’ est à ce dernier, dont la loyauté à l ’ égard de la dynastie était reconnue et qui avait été décoré pour ses mérites dans la guerre sous-marine15, que fut remis le lende-

12. Voir Davor Mandić (dir.), Zaštićeni podmorski lokalitet S.M.S. “Szent István” ‒ austrou- garski bojni brod klase Tegetthoff (La localisation sous-marine protégée du navire Szent István ‒ navire de guerre austro-hongrois de la classe Tegetthoff), Pula, Povijesni muzej Istre, 2001. 13. Georg von Trapp, Bis zum letzten Flaggenschuss: Erinnerungen eines österreichischen U-Boots-Kommandanten, Salzburg-Leipzig, Pustet, 1935 [Amenez les couleurs ! Souvenirs d ’ un commandant de sous-marin autrichien 1915-1918, Henri Thies (trad.), Paris, Nou- velle Revue critique, 1936]. 14. Voir Catherine Horel, L ’ amiral Horthy, régent de Hongrie, Paris, Perrin, 2014, p. 92 ; Bernard Michel, La Chute de l ’ Empire austro-hongrois, 1916-1918, Paris, Robert Laffont, p. 254. 15. Vuković avait été décoré en 1915 pour services rendus dans la submersion du contre-tor- pilleur italien Turbine, qui occasionna la mort de 10 membres d ’ équipage sur 53 à bord. Voir Bruno Dobrić (dir.), Carska i kraljevska mornarica u Puli/ K.u.K. Marine in Pola,

Austriaca no 87, 2018 238 Daniel Baric main le commandement de l ’ ensemble de la flotte des mains de Horthy. La réaction locale, dans le port d ’ attache du navire de Pula, s ’ inscrit en bandeau de titre sur la première page du Journal croate (Hrvatski List) daté du vendredi 1er novembre 1918, fièrement proclamé « premier jour de la marine yougoslave ». Le 31 octobre y est décrit comme une « journée à marquer d ’ une pierre blanche dans l ’ histoire du peuple you- goslave », le journal se félicitant que l ’ autorité sur l ’ ensemble des bâti- ments « de l ’ ancien port de guerre autrichien » soit passée dans le calme aux mains des représentants yougoslaves « avec leurs frères tchèques et polonais16 ». La décision avait été rendue publique le 30 octobre au soir que le Comité sud-slave de Pula prendrait la direction de la marine au nom des nouvelles autorités de Zagreb. Les articles du journal croate rendent compte en détail des événements de l ’ après-midi de la jour- née du 31 octobre, avec en point d ’ orgue l ’ acte solennel de remise du commandement des forces navales par Horthy à ses anciens officiers. À 17 heures, « tous les navires hissèrent les pavillons aux couleurs you- goslaves ‒ surtout croates, mais aussi certains aux couleurs slovènes et serbes17 ». Le journal ne précise pas que sur les instances de Horthy les couleurs de l ’ Autriche-Hongrie ne furent amenées qu ’ une fois l ’ acte officiel consommé, et non, comme le lui avaient demandé les délégués slaves, avant la rencontre18. Le journal, qui paraît tous les jours à 5 heures du matin, est distribué alors que le navire amiral n ’ a plus qu ’ une heure et demie d ’ existence devant lui. C ’ est dans une ambiance festive que le Viribus unitis s ’ était apprêté la veille au soir à passer une première nuit de paix, désormais sous la bannière de l ’ État sud-slave en voie de formation. À ce moment, deux officiers italiens, Raffaele Rossetti et Raffaele Paolucci, achevaient les préparatifs d ’ une attaque contre le Viribus unitis prévue de longue date. Le dispositif imaginé ad hoc comprenait la mise au point d ’ une torpille

catalogue d ’ exposition, Pula, Sveučilišna knjižnica u Puli/Društvo “Viribus Unitis”, 1999, p. 15. 16. « Prvi dan jugoslavenske mornarice », « medju svetlije dane jugoslavenskoga naroda », « pošlo je za rukom da se na miran način preuzme u jugoslavenske ruke, dotično u ruke sa nama sjedinjene braće Čeha i Poljaka sve formacije i sve objekte koli mornarice i bro- dovlja, toli tvrdjave i ostalih uredjaja bivše austrijske ratne luke Pula » (Hrvatski List, 1er novembre 1918, p. 1). Le terme « Yougoslavie » et l ’ adjectif « yougoslave », devenus officiels en 1929 pour désigner le Royaume des Serbes, Croates et Slovènes, étaient déjà employés, comme en témoigne notamment la presse de l ’ époque. 17. « U pet sati posle podne podiglo je celo brodovlje zastave u narodnim jugoslavenskim bojama – ponajviše hrvatske, negde slovenske i srpske » (ibid.) 18. Catherine Horel, L ’ amiral Horthy, op. cit., p. 94-95.

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équipée d ’ un moteur qui devait permettre de déjouer la surveillance sur les navires, de s ’ approcher d ’ un bâtiment représentatif de la flotte et d ’ y apposer des explosifs à l ’ aide d ’ un type particulier de ventouse19. Or en cette soirée et cette nuit du 31 octobre au 1er novembre 1918, pour la première fois depuis le début du conflit, toutes les lumières étaient allumées à bord du Viribus unitis et la surveillance côtière abandonnée. Ce n ’ est que lorsque les deux Italiens furent à proximité du navire qu ’ ils furent découverts, soit à 6 heures du matin environ. Faits prisonniers, ils décidèrent de dire la vérité, à savoir qu ’ ils avaient installé des explo- sifs qui devaient faire couler le navire. Le commandant Vuković donna immédiatement l ’ ordre d ’ évacuer le navire et de conduire sous bonne escorte les deux officiers italiens, qui couraient le risque de voir l ’ équi- page se déchaîner contre eux. L ’ évacuation commença, mais l ’ explosion à 6 heures 30 et la rapidité de la montée des eaux dans la quille freina le mouvement. Un peu moins de la moitié de l ’ équipage put être sauvé. Les chiffres des pertes humaines varient entre 300 et 400 membres d ’ équipage, qui périrent en quelques minutes, à l ’ aube du 1er novembre. Le journal de langue allemande Polaer Tagblatt, qui devait lui-même cesser de paraître peu de temps après20, rend compte dans son édi- tion du samedi 2 novembre d ’ une dépêche radio émise depuis Pula le 1er novembre à 13 heures. Il y est fait appel à l ’ Italie afin qu ’ elle cesse ses hostilités à l ’ égard des Slaves du Sud, puisqu ’ ils ont pris le pou- voir à la place de l ’ Autriche-Hongrie. Cette dernière seule ayant été en guerre contre l ’ Italie, les gouvernements italien et sud-slave devraient se considérer désormais comme alliés. Un appel aux Autrichiens ger- manophones à effectuer le transport vers l ’ Autriche « en bon ordre », en accord avec les autorités yougoslaves et selon les consignes transmises par le Comité des Autrichiens germanophones, se trouve également en première page21. Les récits de la disparition du Viribus unitis dans les flots, à quelques encablures du port, en dehors des opérations entre puissances belligé- rantes, divergent sur un point essentiel, selon que les Italiens sont réputés

19. Le mot italien utilisé était mignatta, qui peut signifier « anguille » et en l ’ occurrence « mine ventouse ». 20. Le quotidien paraît entre 1905 et 1918, principalement pour les officiers et employés de la Marine (sous le titre Polaer Morgenblatt en 1904-1906). Voir Bruno Dobrić (dir.), K.u.K. Marine, op. cit., p. 27. 21. « An die Deutschösterreicher Polas. Dank dem Entgegenkommen der jugoslawischen Behörden vollzieht sich der Abtransport der Deutschösterreicher in guter Ordnung », Polaer Tagblatt, 2 novembre 1918.

Austriaca no 87, 2018 240 Daniel Baric avoir ou non eu connaissance que l ’ Autriche n ’ était plus, par décision officielle de l ’ empereur exécutée la veille par Horthy, ni de jure ni de facto la puissance tutélaire du Viribus unitis. La différence est essentielle en ce qu ’ elle discrimine une action de guerre d ’ un acte gratuit. Il est remar- quable que les deux protagonistes italiens de l ’ affaire aient développé des interprétations opposées de leur action conçue et effectuée en commun.

Raffaele Rossettivs. Raffaele Paolucci : communauté d ’ action et divergences mémorielles

Au-delà de la réflexion menée en amont et surtout a posteriori sur l ’ opération contre le Viribus unitis, ce sont les destins sociaux et poli- tiques des deux protagonistes qui divergent. Paolucci (1892-1958), médecin de profession rattaché au corps sanitaire de la marine, rend compte peu après l ’ événement, dans une revue médicale, de son expé- rience22. Il relate les prémices d ’ une entreprise qui commence à être ourdie dans les journées de l ’ offensive austro-hongroise victorieuse de Caporetto de l ’ automne 1917, alors qu ’ il se trouve à l ’ ancre à Mala- mocco, l ’ une des entrées de la lagune de Venise. L ’ espoir naît en lui de pouvoir venger l ’ humiliation subie à Capo- retto, qui « pesait encore comme une cruelle obsession » : « Et pour la laver, il fallait démontrer que la valeur italienne était étrangère à cette mystérieuse tragédie23. » La préhistoire de l ’ attaque est mise en rela- tion avec cet épisode douloureux, qui permet d ’ évoquer des radioté- légrammes envoyés alors depuis le Viribus unitis, « des moqueries et des railleries » vilipendant « ce fou de D ’ Annunzio24 » et qui annon-

22. Raffaele Paolucci, « Relazione sulla spedizione a Pola contro la “Viribus Unitis” », Annali di medicina navale e coloniale di Roma, 24e année, vol. 2, fasc. 5-6, 1918. L ’ article fut par la suite édité dans L ’ Esplorazione commerciale, organe mensuel de la société italienne d ’ explorations géographiques et commerciales, dont le siège est à Milan, sous le titre : « Spedizione per l ’ affondamento della dreadnought “Viribus Unitis”, Pola 31.x.1918-1. xi. 1918 », 36e année, fasc. 1-2, 1919, p. 82-95. Les citations sont reprises de cette édition, qui comporte un plan précis du parcours dans la rade de Pola avec la position respective des navires austro-hongrois et des deux Italiens. 23. « L ’ onta di Caporetto pesava ancora su noi come una ossessione crudele. E per lavarla bisognava dimostrare che il valore italiano era estraneo a quella misteriosa tragedia » (ibid., p. 84). 24. « parole di dileggio e di scherno », « avete finalmente compreso dove vi hanno portato quel pazzo di D ’ Annunzio? » (ibid., p. 82).

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çaient une avancée austro-hongroise imminente sur Venise, puis Rome. Paolucci déclare avoir pris à ce moment la ferme décision de troquer sa vocation première : « Je fermai les livres de ma bien-aimée chirurgie pour ouvrir ceux sur les torpilles et les missiles, je me rendis maître de tous les mécanismes de ces engins de guerre25. » Le modèle qui s ’ impose alors à lui est celui de Luigi Rizzo, qui « avait donné à la Patrie la vic- toire de Premuda en coulant le Santo Stefano (Szent István)26 ». Le pre- mier objectif consiste à couler le navire Radetzky, ancré à l ’ entrée de la rade de Pula. Il calcule qu ’ il lui faudrait pour ce faire parcourir une distance de 12 km à la nage, ramenée bientôt à 8 km, ce qui implique tout de même un entraînement sportif intensif. Il rencontre en juillet le major du génie naval Raffaele Rossetti (1881-1951) avec lequel s ’ élabore le projet dans les détails opérationnels. Rossetti, d ’ une « humilité toute franciscaine », est d ’ une complexion fort différente de la sienne, il en est bien conscient : « nous étions et sommes deux tempéraments absolu- ment opposés : lui lent, grave, réflexif, taciturne ; moi je vais de l ’ avant, suis rapide en toute action, rieur et gai27. » Lors de l ’ opération, ils arrivent en vue de la marine austro-hongroise trois heures avant l ’ aube, et décident à ce moment de s ’ attaquer au Viri- bus unitis qu ’ ils voient illuminé, plutôt qu ’ au Radetzky plongé dans l ’ obscurité. Sans se poser plus de questions avant de passer à l ’ action, Paolucci affirme que ce n ’ est qu ’ une fois à bord qu ’ ils s ’ étonnèrent de découvrir des bérets avec l ’ inscription Jugoslavia et comprirent alors que « […] la flotte a été “cédée” à la Yougoslavie » :

[…] nous sommes surpris et indécis sur le comportement à adopter : […] nous vient à l ’ esprit la possibilité de sauver un grand nombre de vies humaines en reconnaissant que le bâtiment doit périr ; peut-être pourrons-nous nous sauver aussi en avouant la vérité28.

25. « chiusi i libri della mia amatissima chirurgia ed aperti quelli delle torpedini e dei siluri, mi resi padrone di tutti i meccanismi di tali ordigni di guerra » (ibid., p. 84). 26. « come preludio alla vittoria del Piave, Luigi Rizzo e Giuseppe Aonzo avevano dato alla Patria la vittoria di Premuda, affondando la “Santo Stefano” » (ibid., p. 85). 27. « francescana umiltà », « eravamo e siamo due temperamenti assolutamente opposti: egli lento, grave, riflessivo, taciturno ; io sollecito, frettoloso in ogni azione, ilare, giocondo » (ibid.). 28. « la flotta è stata “ceduta” a la Jugoslavia! », « noi siamo sorpresi ed indecisi circa il modo di comportarci […] appare a nostra mente la possibilità di risparmiare un gran numero di vite umane, confessando che la nave deve perire; forse, confessando la verità, potremo salvarci anche noi » (ibid., p. 93).

Austriaca no 87, 2018 242 Daniel Baric

Paolucci saisit dans l ’ événement quelque chose d ’ une scène tra- gique et ne manque pas de mentionner qu ’ il doit la vie sauve avec son complice au nouveau commandant de la flotte Vuković. Ce dernier décide de les mettre à l ’ abri de l ’ équipage, devenu hostile lorsqu ’ il apprend que le navire vient d ’ être miné. Sur le refus des deux Italiens de trahir le positionnement exact des explosifs, Vuković commande en allemand à l ’ équipage de quitter le navire, non sans avoir fait escorter les intrus en canot vers la terre ferme. C ’ est depuis ce canot de sauvetage que Paolucci observe comment en quelques minutes le navire, après avoir donné de la gîte, s ’ enfonce inexorablement dans les flots :

Nous nous tournons pour observer la scène tragique. L ’ aube est déjà là, et dans cette blancheur livide coule la grande masse du Viribus unitis. Le mot unitis est déjà dans l ’ eau, alors que Viribus émerge encore des flots. Ironie de ce Viribus, qui n ’ est que faiblesse si décadente sur le point de disparaître29.

Le récit mêle la description de la fin du capitaine à celle de l ’ englou- tissement du navire. Paolucci le décrit, dernier à quitter le navire, essayant de rejoindre la côte :

[…] se présente à l ’ air libre, immense et verdâtre, la quille [du Viribus unitis] qui coule peu à peu. Et sur cette quille je vois un homme qui grimpe, qui rejoint le sommet, qui se tient droit. Je reconnais le commandant Vuković qui mourra peu après, frappé par une poutre alors qu ’ il cherche à se sauver à la nage, s ’ étant échappé des remous30.

L ’ engagement militaire n ’ élimine pas pour autant la formation médicale. Le récit du torpillage est entrecoupé de notations qui tra- hissent un intérêt marqué pour la physiologie. Il publie du reste ulté- rieurement plusieurs volumes d ’ essais médicaux dans ce domaine. Sa description d ’ une tragédie militaire et humaine est aussi l ’ occasion de s ’ observer soi-même comme un cas médical. Son rapport est avant

29. « Ci voltiamo a vedere la tragica scena. L ’ alba già piena, ed in questo chiarore livido la grande masa della “Viribus Unitis” si sbanda. La scritta “Unitis” è già in acqua, e “Viribus” è ancora emersa. Ironia di quel “Viribus” che è una tanto decadente e rovinante debolezza » (ibid., p. 94). 30. « Riconosco il comandante Vukovic, che morirà poco dopo, colpito da una trave sulla testa, mentre, sottrattosi al gorgo, cerca di salvarsi al nuoto » (ibid., p 94).

Austriaca no 87, 2018 La fin du Viribus unitis, entre écriture documentaire et fiction 243 tout professionnel et il rend compte des effets sur son propre corps de cette expédition qu ’ il observe au ras des flots, à commencer par son entraînement :

Toutes les nuits […] je me suis exercé dans la lagune. J ’ eus alors la possibilité de faire une étude sur moi-même de résistance organique à la fatigue consécutive à la natation en eau froide. […] Le phénomène étrange et pour le moins intéressant était le suivant : je « sentais » mon foie ; je le sentais dans sa forme, dans ses dimensions, dans sa position, ses faisceaux31.

La douleur diffuse au niveau du foie, les palpitations cardiaques, l ’ anémie, puis l ’ administration d ’ un cordial par des officiers une fois qu ’ il eut accosté sont relatées avec un soin tout scientifique. La per- ception d ’ une « vision tragique » par les deux acolytes est mise en relation avec des « cœurs frappés » par ce spectacle, « affaiblis par une longue souffrance », qui admirent « combien est humainement beau dans son angoisse » le cri d ’ un marin qui voit périr son navire bien- aimé32. Une certaine froideur se dégage de cette évocation, qui du reste est mise à son crédit dans la reconnaissance officielle que lui vaut la mise hors service du navire amiral austro-hongrois : la justification de l ’ attribution de la médaille d ’ or du mérite militaire, la distinction la plus honorifique pour hauts faits de guerre, mentionne précisément ce sang-froid dont il semble ne s ’ être jamais départi tout au long de l ’ opération et dans les jours qui suivirent, lorsqu ’ il fut retenu par les autorités sud-slaves avant d ’ être libéré par l ’ armée italienne. Paolucci poursuivit un cursus honorum, à la fois dans le Royaume d ’ Italie de l ’ entre-deux-guerres et dans la République italienne. Médecin militaire, il avait débuté une carrière dans l ’ armée à 26 ans. Promu capitaine par le roi, il est propulsé au sommet de l ’ État : député durant le fascisme, chef de clinique à Bologne, il est engagé dans les opérations coloniales en Éthiopie. Déchu de ses droits civiques à la fin de la seconde guerre mondiale, bientôt réhabilité, il fut de nouveau élu

31. « Ogni notte […] esercitai nella laguna. Ebbi agio allora di fare un auto-studio interes- sante sulla resistenza organica alla fatica del nuoto in acqua fredda […] Ma fenomeno strano e per lo meno interessante, era questo: io “sentivo” il fegato; lo sentivo nella sua forma, nelle sue dimensioni, nella sua ubicazione, nelle faccie » (ibid., p. 85). 32. « E per i nostri cuori percossi dalla visione tragica, indeboliti dal lungo soffrire, quel grido di disperato amore del marinaio che vede la sua nave perire come sembra umana- mente bello nella sua angoscia. La “Viribus Unitis” si sbanda ancora di più, ed appena l ’ acqua arriva a livello della coperta si capovolge di netto » (ibid., p. 94).

Austriaca no 87, 2018 244 Daniel Baric député, cette fois de la République italienne, en tant que chef du parti monarchiste au Parlement. Paolucci entretint sa vie durant un lien par- ticulier avec ce fait d ’ armes de sa jeunesse. Ainsi, lorsqu ’ il eut l ’ occasion à la fin de sa vie en mai 1951 d ’ opérer Luigi Rizzo, le héros de ses jeunes années, il souligna qu ’ il ne put s ’ empêcher d ’ admirer le cœur de celui qui sut, impavide, affronter les éléments et les belligérants :

[…] alors que j ’ opérais à cœur ouvert et que je vis ce cœur qui n ’ avait pas tremblé en pénétrant dans cette nuit lointaine le port de Trieste pour y couler le Vienne, ce cœur qui n ’ avait pas tremblé en allant à l ’ attaque en pleine mer, avec un minuscule mais rapide esquif contre une flotte entière, pour y couler le Saint-Étienne, je me rendis compte que mes yeux se voilaient et je dus m ’ interrompre un instant33.

L ’ opération chirurgicale qu ’ il entreprit ne put cependant sauver son camarade. Raffaele Rossetti mène à bien des égards une carrière inverse. Dès les lendemains de l ’ équipée, il dut affronter ses supérieurs hiérarchiques, en particulier Costanzo Ciano (1876-1939), le père du futur gendre et ministre des Affaires étrangères de Mussolini, Galeazzo Ciano (1903- 1944). Ce haut gradé chercha en effet à établir sa propre paternité dans le projet. Ce n ’ est qu ’ au terme d ’ une enquête officielle que le mérite (et la récompense) en fut rendu à Rossetti et Paolucci. Rossetti ne cessa dès lors, après un bref soutien aux Arditi partisans de D ’ Annunzio lors de la prise de Fiume 1919, de s ’ éloigner de la mouvance fascisante. En 1924, après l ’ assassinat du député socialiste Giacomo Matteotti, alors que le pouvoir passe aux mains de Mussolini, il publie sa version de la fin du Viribus unitis. Son récit s ’ inscrit mal dans le projet de l ’ Italie fasciste : il accuse en effet la marine italienne, non seulement de s ’ être abstenue de l ’ aider dans les préparatifs, mais même d ’ avoir saboté son projet, de l ’ avoir ralenti par incompréhension et lenteurs organisationnelles, si bien qu ’ il fut mis en route trop tard. Ce retard apparaît rétrospecti- vement pour Rossetti comme impardonnable et invalide toute posture héroïque.

33. « Mentre operavo a torace aperto e vidi quel cuore che non aveva tremato entrando nella notte lontana nel porto di Trieste ad affondarvi il “Vienna”, quel cuore che non aveva tremato andando all ’ attacco in pieno mare, con un minuscolo guscio guizzante contro una flotta intera, per affondarvi la “San Stefano”, mi accorsi che gli occhi mi si velavano e dovetti un momento sostare » (Fabio Andriola, Luigi Rizzo, op. cit., p. 330-331, d ’ après Ruggero D ’ Ondes, Luigi Rizzo l ’ affondatore, Milazzo, SPES, 1965, p. 334).

Austriaca no 87, 2018 La fin du Viribus unitis, entre écriture documentaire et fiction 245

Le livre de souvenirs sur cet épisode crucial de sa vie est sauvé des flammes au début de l ’ année 1925, alors que l ’ imprimerie où se prépare l ’ édition subit un incendie dont les causes ne furent jamais élucidées. Une nouvelle édition ne trouva aucun écho. Rossetti y développe une approche éthique de la question du Viribus unitis. Sa description revient sur les derniers instants du navire et le cri de désespoir d ’ un marin qui vit disparaître avec son navire, des camarades de l ’ équipage et le capi- taine, comme sur un moment essentiel dans une conversion vers ce qui deviendra un antifascisme assumé, mais non violent :

L ’ embarcation qui nous a recueillis avance vers la terre ferme ; un des naufragés, recueilli sur la même embarcation que nous, hurle sa douleur dans une langue inconnue de moi et appelle son navire, le Viribus. Mon long effort se dissout en un sentiment de vide et de consternation ; devant le terrible spectacle, je me dis : « Et voici mon œuvre ! » Peut-être se trouve ici l ’ origine de la longue crise qui subvertit par la suite toutes mes convictions34.

Depuis lors, explique-t-il, la question de l ’ ennemi politique le préoc- cupe au plus haut point et il lègue une partie de la somme que lui vaut sa médaille d ’ or à la veuve de Vuković. Il se retire bientôt de l ’ armée, devient typographe en exil à Paris, puis rejoint Barcelone pendant la guerre d ’ Espagne, ce qui lui vaut de perdre la médaille d ’ or, qui lui sera néanmoins de nouveau décernée après la seconde guerre mondiale. Ros- setti se présente sur une liste de gauche après la seconde guerre mon- diale, mais n ’ est pas élu. Une fondation qui porte son nom à Zurich, dont le porte-voix est l ’ historien suisse Adolf Gasser (1903-1985) qui se place dans le sillage de Denis de Rougemont (1906-1985), veut promou- voir l ’ exercice de la démocratie directe. La réédition de son ouvrage en 1989, augmentée d ’ une étude sur son parcours politique, paraît alors que se profile le passage au Marché unique européen35. Une tradition européenne de vie politique non exclusivement parlementaire y appa- raît comme mise en cause par un projet européen trop bureaucratique,

34. « L ’ imbarcazione che ci ha raccolti procede verso terra; uno dei naufraghi, raccolto dalla stessa imbarcazione che ha raccolto noi, urla il suo dolore in una lingua che non conosco e chiama la sua “Viribus”. Il mio lungo sforzo si risolve in un senso vuoto e di coster- nazione; davanti al tremendo spettacolo, vado dicendo tra me: “E questa è opera mia!” Forse qui è l ’ inizio della lunga crisi che sovvertì dipoi tutte le mie convizioni » (Raffaele Rossetti, Contro la “Viribus Unitis”. Le vicende di un ’ invenzione di guerra, Roma, Libreria politica moderna, 1925, d ’ après Romain H. Rainero, Raffaele Rossetti, op. cit., p. 222). 35. Voir Romain H. Rainero, Raffaele Rossetti, op. cit.

Austriaca no 87, 2018 246 Daniel Baric dont l ’ alternative serait une pratique fortement fédéraliste. La figure de Rossetti, proche d ’ un Filippo Turati (1857-1932) dans son opposition au fascisme et son isolement politique, demeure au fil des décennies profondément marginale, à l ’ écart du pouvoir et de ses compromissions. Mémoires locales : l ’ héroïsme du vaincu, entre littérature et politique

La veuve du commandant Vuković fit inscrire cette épitaphe sobre et apolitique au cimetière de Pula : « En souvenir de Janko Vuko- vić-Podkapelski, capitaine de navire de la marine impériale et royale, commandant du Viribus unitis, qui mourut le 1er novembre 1918 d ’ une mort héroïque dans le port de Pola36. » L ’ inscription est révélatrice d ’ un mouvement qui s ’ enclencha immédiatement après la disparition du navire, l ’ héroïsation de son capitaine. Celle-ci s ’ opéra sous les instances de la littérature. Ante Tresić Pavičić (1867-1949), écrivain de la géné- ration de Gabriele D ’ Annunzio (1863-1938), poète, dandy et homme politique issu comme lui du monde adriatique, l ’ un de la ville de Split, l ’ autre de Pescara, fut envoyé sur le navire au nom du Comité sud-slave de Zagreb pour y installer officiellement le passage du pouvoir aux nou- velles autorités37. Ses discours enflammés reflètent la politisation et la poétisation qui suivirent le passage sous pavillon yougoslave de la flotte austro-hongroise. Une longue période de silence s ’ ensuivit durant laquelle le souve- nir s ’ estompa, en raison à la fois de l ’ éloignement idéologique entre le régime communiste et l ’ Empire habsbourgeois, et de la transforma- tion démographique que subit la région en un demi-siècle, qui perdit l ’ essentiel de sa population multilingue. Un capitaine de corvette et journaliste spécialisé dans les affaires militaires qui participa aux com- bats de la seconde guerre mondiale dans les rangs des partisans de Tito,

36. « Zum Andenken / an / Janko Vuković de Podkapelski / K.u.K. Linienschiffskapitän / Kommandant S.M.S. Viribus Unitis / der am 1. Nov. 1918. im Hafen von Pola den / Heldentod fand. / Die Witwe. » 37. Sur son rôle dans le domaine littéraire et politique, voir Fedora Ferluga-Petronio, Cultura classica e italiana nel Dalmata Ante Tresić Pavičić (1867-1949), Trieste, Centro di studi storico-religiosi Friuli Venezia Giulia, 1992 ; Ivo Frangeš (dir.), Književno djelo Ante Tre- sića Pavičića (L ’ œuvre littéraire d ’ Ante Tresić Pavičić), Split, Književni krug, 1995 ; Ivo Petrinović, Politički život i nazori Ante Tresića Pavičića (La vie politique et les opinions d ’ Ante Tresić Pavičić), Split, Književni krug, 1997.

Austriaca no 87, 2018 La fin du Viribus unitis, entre écriture documentaire et fiction 247

Ivo Ferenca, publia pourtant au milieu des années 1960 des nouvelles historiques qui replacent la marine austro-hongroise et ses participants croates dans une épopée maritime et héroïque. Cette narration s ’ insère elle-même dans une perspective historique plus largement sud-slave38 : la fin du Viribus unitis est aussi celle du « premier commandant de la flotte yougoslave39 ». Dernier et tardif acte de guerre, ou bien « première opération de “diversion” contre une nouvelle flotte, qui était en train de naître sur la côte orientale de l ’ Adriatique. Même les historiens n ’ ont pas réussi à démêler ce qu ’ il y a d ’ exact là-dedans », écrit Ferenca, qui ne tranche pas, dans un contexte de rapports italo-yougoslaves encore ten- dus et en attente de statut définitif pour l ’ Istrie évacuée par les Italiens à la fin de la seconde guerre mondiale40. L ’ écrivain Ivan Katušić (1923- 1984) se rappelle pour sa part avoir encore entendu enfant des histoires de marins de l ’ époque austro-hongroise. Elles forment l ’ arrière-plan d ’ un passé de légendes qu ’ il retravaille dans des textes dès les années 1960, ce en quoi il apparaît comme un précurseur41. Deux reportages en particulier font affleurer cette mémoire qui n ’ est pas encore reven- diquée, mais pour le moins évoquée dans sa dimension plurinatio- nale42. Ainsi le cimetière « abandonné » de Pula, celui des marins aux

38. Ivo Ferenca, « U okovima arktičkog leda » (Prisonniers des glaces arctiques), p. 79-100 et « Atentat na zasluženo slavlje » (L ’ attentat contre une célébration méritée), p. 156-168, dans Željko Grbac (dir.), Đavoli jadranskog mora (Les diables de l ’ Adriatique), , Novi List, 1965. Il s ’ agit du premier volume d ’ une série qui devait couvrir la geste des « héros de la mer » (Heroji mora) dans un genre mêlant reportage documentaire et traite- ment narratif. La collection avait pour ambition d ’ évoquer le passé lointain, mais aussi de vivifier le souvenir de la résistance locale durant la seconde guerre mondiale, « chapitre sanglant d ’ une épopée adriatique », une suite d ’ « exploits dignes d ’ une légende » (voir la préface, p. 7). 39. Ivo Ferenca, « Atentat na zasluženo slavlje », art. cité, p. 167-168. 40. Ibid., p. 164. 41. L ’ auteur croate le plus important de la seconde moitié du xxe siècle, Miroslav Krleža (1894-1982), avait quant à lui commencé à s ’ intéresser à la période habsbourgeoise dans une perspective moins systématiquement critique, avec une sensibilité nostalgique, dans les années de préparation de son monumental roman de la maturité, Les Drapeaux (Zastave, 1962-1968) [Die Fahnen, Gero Fischer et Silvija Hinzmann (trad.), Klagenfurt, Wieser, 2016]. Voir Jan Wierzbicki, Miroslav Krleža, Zagreb, Liber, 1980, p. 62-63. 42. « Pokojna mornarica u bečkom vojnom muzeju » (La défunte marine au musée de l ’ Armée à Vienne), daté de Vienne, à l ’ été 1960 (p. 36-39), se présente comme une pro- menade « à travers l ’ histoire de cette marine enterrée à Pula en 1918 » (« kroz povijest mornarice koja je pokopana u Puli 1918 », p. 37), et « U boga Posejdona kozje uši (Opet pokojna mornarica) » (Les oreilles de chèvre du dieu Poséidon ‒ de nouveau la défunte marine), daté de Pula, été 1965, p. 43-49, dans Ivan Katušić, Treba putovati – ne treba živ- jeti. Putopisi i feljtoni (Il faut voyager – il ne faut pas vivre. Récits de voyage et feuilletons), Zagreb, Naprijed, 1966.

Austriaca no 87, 2018 248 Daniel Baric patronymes à consonance germanique notamment, « soumis à la pres- sion conjuguée de la chaleur suffocante et des éclats de voix de la plage voisine met à nu toutes les déceptions allemandes, enterrées ici comme le secret des oreilles de chèvre de Trajan – c ’ est-à-dire : du dieu Poséi- don43 ». Le retour sur les lieux marqués par la marine austro-hongroise et sa fin symbolique s ’ accompagne d ’ une introspection :

Bien que je sois né cinq ans après la débâcle de la marine austro-hongroise, je l ’ ai quand même directement rencontrée et elle devenue une histoire vivante à travers les récits de ses marins, qui dans les jours de mon enfance avaient moins de quarante, et même moins de trente ans. La marine a disparu, ne sont restés que les noms de valeureux officiers et de leurs tortionnaires, les légendes, les commandements et les appels à la trompette, chansons et plaisanteries, les maillots de coton et de laine indéchirables, un humour spécifique au goût de sel44.

Or cette communauté humaine semble désormais oubliée de tous, y compris des autorités locales, et singulièrement de la mairie de Pula, qui délaisse ce cimetière, ce qui d ’ ailleurs, reconnaît l ’ auteur, lui confère un charme subtil. Dans cet endroit « le point le plus dramatique est assuré- ment la plaque en l ’ honneur de Janko Vuković de Podkapelski, le pre- mier commandant de la flotte yougoslave », qui, relève-t-il, évoque para- doxalement une mort héroïque pour un empire « ancien et puissant », « comme si l ’ Autriche-Hongrie ne s ’ était pas désintégrée avant même que ne soit coulé le Viribus unitis45 ». Les années 1970 marquèrent en Yougoslavie une césure dans la mémoire du passé austro-hongrois et de la marine en particulier. Alors eurent lieu les premiers essais concrets de réappropriation locale de

43. « Ovo groblje, ovo zapušteno groblje s obližnjeg kupališta otkriva sva germanska razoča- ranja, koja su ovdje zakopana kao tajna o kozjim ušima cara Trajana – to jest : boga Posejdona » (Ivan Katušić, Treba putovati, op. cit., p. 47). 44. « Iako sam se rodio pet godina nakon što je propala austrougarska mornarica, ipak sam je neposredno susreo i doživio u pričama njezinih mornara, koji su u danima mog djetins- tva imali manje od četrdeset, manje od trideset godina. Propade mornarica, a ostadoše imena čestitih oficira i mučitelja, legende, komande i trubni znakovi, pjesme i dosjetke, nepoderive pamučne i vunene maje, specifični, slani morski humor » (ibid., p. 46). 45. « Svakako, najdramatičnija je tačka spomen-ploča Janku Vukoviću Podkapelskom, prvom komandantu jugoslavenske flote », « nakon propasti starog i moćnog carstva », « Kao da se Austro-Ugarska nije raspala prije nego što je potopljen Viribus unitis » (ibid., p. 48-49). Katušić avait par ailleurs noté dans un article (« Dva crno-žuta dosjea » [Deux dossiers noir et jaune], daté de 1959) que « les quatre livres des aventures de Chveik for- ment le monument funéraire durable de la Monarchie austro-hongroise » (Četiri knjige Švejkovih do življaja su trajni nadgrobni spomenik Austro-Ugarskoj monarhiji). Voir ibid., p. 191.

Austriaca no 87, 2018 La fin du Viribus unitis, entre écriture documentaire et fiction 249 ce passé austro-hongrois englouti. Pula, ville devenue italienne par les traités d ’ après-guerre de Rapallo (1920), vidée de sa population ita- lienne lorsqu ’ elle devint yougoslave en 1945, ce que reconnut le traité italo-yougoslave d ’ Osimo en 1975, vit ressurgir ce passé impérial. Il se manifesta en particulier par l ’ établissement de contacts avec les archives autrichiennes, dans le cadre des discussions sur la succession de l ’ Autriche-Hongrie et les suites de la seconde guerre mondiale. L ’ une de ces réalisations consista à y faire revenir en 1975 des archives vien- noises (Kriegsarchiv) la Bibliothèque de la marine46. Le milieu des années 1980 apparaît comme celui d ’ une redécouverte simultanée, en différents endroits de l ’ ancien Empire habsbourgeois, de la thématique « mitteleu- ropéenne », dont l ’ un des vecteurs est l ’ histoire de la marine. Le roman documentaire Les Effrois de la glace et des ténèbres de Christoph Rans- mayr (né en 1954) témoigne de ce nouvel intérêt pour le matériau roma- nesque que recèle un groupe humain jadis important, disparu depuis plusieurs générations47. À partir de documents d ’ archives, dont certains avaient été publiés, le roman élabore, en y incorporant une part de fiction, avec l ’ insertion d ’ un personnage de l ’ invention de l ’ auteur, le destin col- lectif d ’ un équipage multinational. À la recherche du passage du Nord- Ouest à travers les mers froides, les hommes d ’ équipage, issus pour une grande part des rivages orientaux de l ’ Adriatique, firent la découverte de l ’ archipel François-Joseph en 187348. La même démarche caractérise le roman d ’ Ivan Katušić, Admiralski stijeg (L ’ étendard du vaisseau ami- ral)49. Achevée en 1985 et éditée à titre posthume en 1987, lue et com- mentée dans les dernières années du régime yougoslave, cette œuvre fut conçue principalement sur la base des témoignages des protagonistes ita- liens. L ’ auteur s ’ était procuré l ’ un des très rares exemplaires du texte de Rossetti en circulation au début des années 1980. Situé à la frontière entre reportage documentaire et fiction, le récit entremêle lui aussi documents historiques et personnages fictionnels50. Le roman est construit autour de la journée du 1er novembre 1918, dans une chronologie entrecoupée de

46. Roman Lukin, Mornarička biblioteka / K.u.K. Marine-Bibliothek, Pula, Povijesno društvo Istre, 1986. 47. Christoph Ransmayr, Die Schrecken des Eises und der Finsternis, Wien, Brandstätter, 1984 [Les Effrois de la glace et des ténèbres, François Mathieu (trad.), Paris, Seuil, 1991 ; Strahote leda i tame: roman s jedanaest slika, Mladen Udiljak (trad.), Zagreb, Sipar, 2006]. 48. Cet épisode avait été traité par Ivo Ferenca, « U okovima arktičkog leda », art. cité. 49. Ivan Katušić, Admiralski stijeg. Roman, Zagreb, Znanje, « hit – biblioteka moderne lite- rature, 183 », 1987. 50. En début d ’ ouvrage, l ’ auteur remercie explicitement sa fille pour l ’ aide apportée dans la

Austriaca no 87, 2018 250 Daniel Baric réflexions sur des documents qui n ’ existent plus, et qui n ’ ont sans doute jamais existé : la déposition de deux protagonistes qui devaient préparer le procès de Paolucci et Rossetti. Ces derniers ne furent pas traduits en justice, puisque Pula fut prise par les troupes italiennes le 5 novembre 1918, qui libérèrent les deux officiers et qu ’ ils passèrent instantanément du statut de prisonniers à celui de héros. L ’ ouvrage parut à Zagreb en 1987 chez l ’ éditeur Znanje, dans la série « Hit ». Cette collection avait déjà publié ou était sur le point de le faire, nombre de textes qui eurent de fait le statut de best-sellers, dans des genres très variés : La Plaisanterie de Milan Kundera, Trains étroitement surveillés de Bohumil Hrabal, mais aussi quelques volumes de la série des don Camillo de Giovannino Guareschi et La Bicyclette bleue de Régine Deforges51. En tout état de cause, il s ’ agit d ’ un programme éditorial non conforme à une ligne dictée par des impératifs politiques. L ’ image de couverture, conçue par le graphiste Alfred Pal, reprend sous un bandeau aux couleurs hongroises52 une photographie d ’ époque couleur sépia qui représente le navire amiral au moment où il sombre, retravaillée comme dessin en 1933 par l ’ artiste Willi Maier, sur laquelle vient s ’ ajouter en surimpression la photographie d ’ une horloge qui se trouvait sur le navire. Ces éléments graphiques convergent dans le sens d ’ un regard renouvelé sur les événements et invitent à la réévaluation de l ’ aspect tragique de cet événement, et à travers lui de la fin de l ’ Empire. Le roman évoque la diversité des expériences nationales et l ’ intensité de ces quelques jours compris entre le 1er et le 4 novembre 1918, entre l ’ espoir d ’ une paix durable entre les deux États, italien et yougoslave, la destruction du navire amiral et l ’ arrivée imminente des troupes italiennes. Comme chez Ransmayr, le détachement d ’ une perspective nationale et politique est sensible, au profit du document, réel ou fictif, qui donne accès à une

documentation. Également traductrice, elle a fait connaître des auteurs qui s ’ inscrivent dans la redécouverte du passé austro-hongrois dans les années 1980. Voir par exemple sa traduction du roman historique d ’ Anton Hykisch, Volite kraljicu Mariju Tereziju (Milutje Kral'ovnu), 1984, traduit du slovaque par Anka Katušić-Balen, Zagreb, Mladost, 1989. 51. Giovannino Guareschi, Don Camillo i njegovo stado (éd. originale : 1953 ; éd. croate : 1970) et Don Camillo i mladi (1969-1971) ; Milan Kundera, Šala (1967-1982) ; Bohumil Hrabal, Strogo kontrolirani vlakovi (1965-1983) ; Régine Deforges, Plavi bicikl (1981- 1987). 52. Sur le parcours d ’ Alfred Pal (1920-2010), né à Vienne, qui passa son enfance à Cracovie et , fut interné par les Italiens durant la seconde guerre mondiale (dans le camp de Kraljevica et sur l ’ île de Rab), puis par les autorités yougoslaves sur , voir ses mémoires posthumes édités par Bogdan Žižić, Gorući grm. Alfred Pal – život i djelo (Le buisson ardent. Alfred Pal, vie et œuvre), Zagreb, Durieux, 2011, p. 147-151.

Austriaca no 87, 2018 La fin du Viribus unitis, entre écriture documentaire et fiction 251 immédiateté des émotions. Dans les deux cas, l ’ invention de documents et l ’ évocation de personnages réels, inscrit la démarche dans un jeu littéraire (le dispositif repose ici sur un manuscrit censément retrouvé chez l ’ auteur) qui aboutit à une réévaluation de la portée symbolique de la marine austro-hongroise comme creuset de nationalités réunies autour d ’ un même projet. Dans la construction documentaire à l ’ œuvre, viennent s ’ intercaler dans les interstices entre document et fiction des interprétations nouvelles. Chez Katušić, elle se cristallise autour de la figure de Vuković, attaché à la diversité des langues et des origines tout en observant une fidélité sans faille à son devoir. L ’ écriture documentaire apparaît ici comme une tentative de dire la réalité de manière différente, par un effacement de la ligne claire entre réalité et imaginaire historique. Si le procédé peut assurément être interprété comme le signe d ’ une crise de la fiction53, il s ’ agit également de l ’ expression d ’ une conscience histo- rique à la recherche de nouveaux paradigmes dans une Yougoslavie qui après la mort de Tito en 1980 entrait dans une longue crise du sens même de son existence. Le roman fut favorablement accueilli à sa sortie à partir de 1988, mais la réception fut vite interrompue par les conflits internes, puis les guerres qui s ’ installèrent dans l ’ espace yougoslave. Ce premier moment de réception semble aller dans le sens de la reconnaissance, à travers l ’ éphémère amiral Vuković, de l ’ incarnation d ’ un « yougosla- visme » idéal54. Mais l ’ héroïsation progressive de Vuković ne prend pas fin avec la Yougoslavie multiculturelle. Dans une perspective croate, les œuvres qui lui sont consacrées témoignent d ’ un intérêt renouvelé pour un person- nage auréolé de l ’ image d ’ un héros fidèle à son devoir. Stjepan Vukušić, un auteur né en 1931, qui put comme Katušić entendre dans sa jeunesse les récits des témoins de la période austro-hongroise sur le littoral adria- tique, rend compte dans un roman publié en 2004 de sa fascination pour celui qui lui apparaît comme le « premier amiral croate55 ». Habitant de Pula, hanté par le destin de l ’ amiral d ’ un demi-jour qui finit sa vie dans

53. Milka Car, Uvod u dokumentarnu književnost (Introduction à la littérature documen- taire), Zagreb, Leykam, 2016, p. 91, 127-136. 54. Le parallélisme entre l ’ Empire austro-hongrois traversé de contradictions et son sou- verain vieillissant et la Yougoslavie à bout de souffle sous la férule du maréchal Tito a été relevé par les historiens. Voir notamment Joseph Krulic, Histoire de la Yougoslavie, Bruxelles, Complexe, 1993, p. 166-170. 55. Stjepan Vukušić, Admiral. Roman o Janku Vukoviću pl. Podkapelskom, prvom hrvatskom admiralu (L ’ amiral. Roman sur Janko Vuković de Podkapelski, premier amiral croate), Zagreb, Pavičić, 2004.

Austriaca no 87, 2018 252 Daniel Baric la rade de sa ville, il met en scène Vuković comme « un paradigme », « une personnalité qui voit la chute d ’ un empire et la naissance d ’ un monde nouveau », en hommage à la « nécropole de Pula56 », dernière sépulture de marins auxquels rend hommage l ’ épitaphe du roman57. À l ’ appui d ’ une démarche narrative, l ’ ouvrage est accompagné de photo- graphies, d ’ époque et contemporaines, de cartes postales et de schémas. L ’ auteur revient sur cette figure, non sans introduire un infléchissement par rapport à son prédécesseur Katušić, avec désormais un regard porté sur les signes de son appartenance à l ’ histoire croate. S ’ inspirant ouver- tement de ce roman, et s ’ y référant abondamment, le premier amiral de la marine croate après l ’ indépendance, Davor Domazet-Lošo (1948), rend hommage en 2015 à celui en qui il voit un modèle : l ’ incipit est consacré à Vuković, à propos duquel il écrit qu ’ il fut « un homme d ’ une noble humanité, qui éleva la fonction d ’ amiral dans des hauteurs inac- cessibles, célestes58 ». Parallèlement à l ’ inscription dans un horizon éta- tique, yougoslave puis croate, une incorporation concomitante dans la mémoire régionale de la figure de l ’ amiral s ’ est également produite. En 2003, le groupe de rock alternatif GUW (Gori Ussi Winnetou), qui s ’ est donné pour but d ’ activer une mémoire istrienne, avait produit une chanson éponyme dans l ’ album Kobra je u brajdi (Le cobra est dans la treille), entièrement dédié aux figures essentielles, mais marginales de la mémoire régionale, indépendamment de leur appartenance à un groupe linguistique. Le premier titre est consacré à la figure de Vuković. S ’ y suc- cèdent l ’ écrivain slovène Ivan Cankar et l ’ entrepreneur autrichien Paul Kupelweiser, mais aussi Nazario Sauro (1880-1916), irrédentiste italien qui effectua des missions contre la marine austro-hongroise, qui fut cap- turé, jugé et exécuté à Pula59. La fin du Viribus unitis dans la mémoire locale s ’ inscrit dans une trame historique, soit par juxtaposition, soit par une technique du montage60.

56. Boris Domagoj Biletić (dir.), Književni portret: Stjepan Vukušić (Portrait littéraire de Stje- pan Vukušić), Pula, Nova Istra, 2011, p. 16-17. 57. « À tous les marins croates / qui reposent par le fond des mers » (« Svim hrvatskim mor- narima / koji počivaju na morskome dnu »). 58. « čovjek plemenite ljudskosti, koji je admiralsku čast uzdigao na nedostižne, nebeske visine » (chap. « Admiralska čast »), dans Davor Domazet-Lošo, Admiralovi zapisi ili O pobjedi i ljubavi (Les notes de l ’ amiral ou Sur la victoire et l ’ amour), Zagreb, Udruga Hrvatski identitet i prosperitet / , ogranak Sinj, 2015, p. 17. 59. « Janko Vuković de Podkapelski ‒ Viribus Unitis (za šaku apaurina) » (Janko Vuković de Podkapelski ‒ Viribus Unitis ‒ pour une poignée d ’ aspirines), https://www.youtube. com/watch?v=uo9OutO_Ip0 (consulté le 13 avril 2019). 60. Nikolaus Miller, Prolegomena zu einer Poetik der Dokumentarliteratur, München, Fink,

Austriaca no 87, 2018 La fin du Viribus unitis, entre écriture documentaire et fiction 253

L ’ usage de citations, l ’ insertion d ’ images et du son rendent compte d ’ un processus d ’ hybridation comme mode de création qui ouvre de nouvelles perspectives d ’ interprétations des événements historiques. Ces démarches artistiques se sont développées en même temps qu ’ une attention plus importante fut portée aux restes visibles et au souvenir du navire et de son équipage.

Sur les lieux de l ’ événement, la carcasse du Viribus unitis a été extraite de la rade de Pola dès l ’ entre-deux-guerres. Le corps de l ’ amiral Vuković n ’ y a pas été retrouvé. Une politique mémorielle concertée de conser- vation du cimetière de la marine s ’ est progressivement mise en place à partir des années 1960. Inscrit au registre des monuments historiques mais sans financement, un accord multipartite signé en 1990 entre la municipalité de Pula, la Croix-Rouge autrichienne et des représentants allemands de l ’ association en charge des sépultures des soldats aboutit à un vaste projet de réhabilitation, achevé en 1997. La coopération autour de traces matérielles, à travers la figure de l ’ amiral qui laissa la vie sauve aux torpilleurs de son navire, commémore tout l ’ Empire austro-hon- grois en tant qu ’ expérience humaine. Au-delà d ’ un horizon politique national, c ’ est le symbole d ’ une tradition maritime qui est remémoré61. Indépendamment des modes d ’ expression et des langues, s ’ est esquissée de manière de plus en plus marquée depuis les dernières décennies une convergence des mémoires autour de l ’ héroïsation, au sens d ’ une inser- tion au centre du discours et de la narration, des perdants de l ’ histoire que furent le Viribus unitis, son commandant et ses matelots, la flotte et l ’ Empire qu ’ elle servait. Mais à mesure que s ’ éloigne dans le temps la réalité historique de l ’ Empire habsbourgeois, l ’ interprétation de cette mémoire de la fin conjointe d ’ un navire, d ’ une marine et d ’ un empire, peine à se matérialiser. En Croatie, la fiction supplée au manque d ’ explication satisfaisante que peut livrer l ’ histoire documentée. Alors que s ’ estompe dans l ’ Ita- lie républicaine le souvenir de l ’ épisode du Viribus unitis, des ancres encore visibles, notamment à l ’ entrée du ministère de la Marine ita- lienne à Rome, témoignent de sa présence encore palpable mais sous une forme atténuée de trophée, comme une réplique de la colonne rostrale

p. 50-84. 61. L ’ attitude irréprochable de l ’ amiral est présentée comme un exemple universel, notam- ment par Heinrich Bayer von Bayersburg (Österreichs Admirale und bedeutende Persön- lichkeiten der k.u.k. Kriegsmarine, 1867-1918, Wien, Bergland, 1962, p. 175).

Austriaca no 87, 2018 254 Daniel Baric de Vienne qui célèbre depuis 1886 au Praterstern la victoire de Lissa de 1866 et son héros Tegetthoff. À Vienne, le souvenir du Viribus unitis est certes maintenu également au musée de l ’ Armée, où l ’ on peut en voir une maquette en découpe, un travail entrepris par des marins. Mais une marque d ’ horlogerie autrichienne a récemment tenté de réactiver cette mémoire, sans doute quelque peu diluée, en se nommant « Viribus Uni- tis » et avec pour logo les initiales du navire amiral. Les produits pro- posés, « au design élaboré dans la Forêt viennoise », sont des montres destinées « aux vrais hommes, légendes en marche », qui reprennent en éditions limitées des modèles en usage dans l ’ armée austro-hongroise. La commercialisation d ’ une gamme de montres étanches, particulière- ment résistantes à la pression sous-marine, était annoncée pour la fin de l ’ année 201862.

Couverture du roman d ’ Ivan Katušić, Admiralski stijeg (Zagreb, Znanje, 1987).

62. « Alle Uhren von Viribus Unitis sind „designed in Vienna Forest“ » ; « Unser Logo, der Anker, steht für Stabilität und Beständigkeit. In der Form unseres Ankers finden sich die Linien der Buchstaben „Viribus Unitis“ wieder » ; « Uhren für echte Männer und ange- hende Legenden » (viribus-unitis-watches.com, consulté le 14 avril 2019).

Austriaca no 87, 2018 DES IDÉES ET DES FAITS

100 Jahre Republik, 80 Jahre „Anschluss“ Bedenken zum Gedenkjahr 2018

2018 war für Österreich ein mehrfaches Gedenkjahr. Im Rahmen von Konferenzen, Publikationen, Dokumentationen, Ausstellungen und Kunstperformances widmeten sich HistorikerInnen, PolitikerInnen und Kulturschaffende der Revolution von 1848, dem Ende des Ersten Weltkrieges, der Gründung der Ersten Republik 1918, dem „Anschluss“ 1938 und der Studentenrevolution von 1968. In Anlehnung an den the- matischen Schwerpunkt dieser Austriaca-Ausgabe auf das Thema „Finis Austriae 1918“ empfiehlt sich ein besonderer Fokus auf den Stellenwert der Wendejahre 1918 und 1938 im Rahmen dieses Jubiläumsjahres, und insbesondere auf die Frage, was wie, bzw. nicht gedacht und bedacht wurde. Denn durch den Zoomeffekt auf spezifische historische Daten bringen Gedenkjahre bekanntlich immer die Gefahr mit sich, ein ver- zerrtes Geschichtsbild zu bieten, und somit auch Mythen zu nähren oder zu reaktualisieren.

Mythen und Gedenken

Wie hartnäckig Mythen im Diskurs über die Erste Republik und den „Anschluss“ bleiben, bewies bereits der erste Höhepunkt des Gedenk- jahres, nämlich das mediale Gedenken an die sogenannten „Schick- salstage“ des März 1938, das von einem zum Teil sehr unkritischen Fokus auf die Person Kurt Schuschnigg begleitet wurde. So hörten etwa 1,1 Millionen Zuseher und Zuseherinnen am Sonntag, den 11. März 2018, die wichtigsten Ausschnitte aus Kurt Schuschniggs Abschieds- rede samt Schlussworte: „Gott schütze Österreich“1 im ORF. Unter- schiedliche Medien ließen auch Verwandte von Schuschnigg zu Wort kommen, in erster Linie seinen 91jährigen Sohn Kurt Schuschnigg Jr., den der Kurier-Journalist Georg Markus als „de[n] Kronzeuge[n] des Untergangs“ und „de[n] Sohn des letzten Kanzlers der Ersten Repub-

1. 1,1 Millionen lauschten Schuschniggs Rücktrittsrede im ORF, in Der Standard, 12.3.2018, URL: derstandard.at/2000075912549/Anschluss-im-ORF-1-1-Millionen-lauschten-der- Ruecktrittsrede-Kurt-Schuschniggs (letzter Zugriff: 10.2.2019). 258 Des idées et des faits lik“2 nannte, obwohl es die „Erste Republik“ anno 1938 schon seit fünf Jahren nicht mehr gab. Solche Verzerrungen und Verkürzungen blieben nicht auf den medialen Diskurs beschränkt.

Mythen in der Geschichtswissenschaft

Die Hartnäckigkeit von Mythen im wissenschaftlichen Diskurs über die Erste Republik, den Austrofaschismus und den „Anschluss“, zeigt sich exemplarisch an den zwei zentralen wissenschaftlichen Publika- tionen des Gedenkjahres 2018: Die gescheiterte Republik. Kultur und Politik in Österreich 1918-1938 des Politologen Anton Pelinka, und Die Erste Republik 1918-1938: Das Provisorium, des FPÖ-nahen Histori- kers Lothar Höbelt. So unterschiedlich der politische Background der Autoren auch sein mag, hier teilen sie nicht nur denselben Verlag und Untersuchungszeitraum, sondern auch einige fragwürdige Sichtweisen und Interpretationsmuster. Beide Publikationen sind zunächst von einer ähnlichen Tendenz gekennzeichnet, das Ende der Ersten Republik als beinahe schicksalhaft zu präsentieren. Bei Pelinka geschieht es schon im Titel mit der Meta- pher des Scheiterns, die er auf den gesamten Staat bezieht. Wer ist diese Akteurin „Republik“, die laut Pelinka 1929 noch „ihren Überlebenswil- len“ (127) zeigte, und dann „abstürzte“ (11)? Eine solche Subjektivie- rung ist nicht nur irreführend, sondern erweckt auch den Eindruck, die Republik wäre von selber zu Grunde gegangen, und nicht von klar benennbaren Akteuren, durch klar identifizierbare politische Entschei- dungen und Maßnahmen aktiv zerstört worden. Die Wortwahl im Titel spiegelt den argumentativen roten Faden des ganzen Buchs wider, laut dem das Scheitern der Republik durch das Scheitern der politischen Kultur der Ersten Republik verursacht worden sei. „Denn die Kultur ignorierte weitgehend die Republik“, heißt es bereits auf Seite 1 – noch- mals eine verstörende Subjektivierung3.

2. Kurt Schuschnigg jun.: „Was hätte mein Vater denn anderes tun sollen?“, Interview mit dem Kurier-Journalisten und Sachbuchautoren Georg Markus, Kurier, 11.3.2018, URL: https:// kurier.at/politik/inland/kurt-schuschnigg-jun-was-haette-mein-vater-denn-anderes-tun- sollen/313.492.505 (letzter Zugriff: 10.2.2019). 3. Zu Pelinkas unklarem Kulturbegriff, siehe die Klarstellungen des Germanisten Gerald Stieg in seiner detaillierten Buchrezension für die Plattform H-Soz-Kult: http://hsozkult. geschichte.hu-berlin.de/rezensionen/2017-4-043 (letzter Zugriff am 15.2.2019).

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Eine ähnliche Tendenz zur Personifizierung des Systems samt ein- hergehender Anonymisierung der Verantwortung findet sich auch bei Höbelt wieder: „Das politische System der Ersten Republik kippte frü- her oder später in ein autoritäres System. […] Österreich folgte diesem Trend erst relativ spät, nicht durch einen klassischen Staatsstreich oder einen Bürgerkrieg, sondern ausgelöst durch eine Kette von Zufällen“. Diesen rhetorischen Umwegen liegt die offenbare Scheu zugrunde, die politische Verantwortung des bürgerlichen Lagers am politischen Zerstörungsprozess der 1920er-1930er Jahre klar zu benennen. Diese Tendenz ist umso irritierender, als selbst ÖVP-nahe HistorikerInnen und ÖVP-PolitikerInnen im Laufe der letzten Jahrzehnte die Erkennt- nisse der Forschung über den Austrofaschismus zunehmend akzeptiert und dementsprechend auch begonnen haben, das Ende der Republik als Ergebnis eines „Staatsstreichs“ der Christlichsozialen zu betrach- ten4. Hingegen tendieren sowohl Höbelt als auch Pelinka dazu, die alte großkoalitionäre „Theorie der geteilten Schuld“ der Sozialdemokraten und Christlichsozialen am „Zusammenbruch“ der Ersten Republik zu reaktualisieren. Bei Pelinka drückt sich dieses großkoalitionäre Motiv bereits darin aus, dass er sein Buch den Gründungsvätern der Zwei- ten Republik widmet, namentlich Adolf Schärf und Karl Renner (zwei Sozialdemokraten, der letztere umstritten aufgrund seines „Ja“-zum „Anschluss“ 1938) sowie den zwei ehemaligen Austrofaschisten und nachmaligen ÖVP-Bundeskanzlern Leopold Figl und Julius Raab. Im Sinne einer vermeintlich geteilten Schuld heißt es bei Höbelt: „Die Suche nach einer Alternative zur parlamentarischen Demokratie hatte eine lange Tradition, aber der Weg in die Diktatur folgte einem unvor- gesehenen und unvorhersehbaren Muster, war mehr von den Fehlern

4. Der ÖVP-nahe Historiker Helmut Wohnout spricht von „Rechts- und Verfassungsbruch“; vgl. Wohnout „Kontinuitäten und Brüche der österreichischen Parteiengeschichte am Bei- spiel der Christlichsozialen von den 1880er Jahren bis 1945“ in Georg Kastner / Ursula Mindler-Steiner / Helmut Wohnout (Hg.), Auf der Suche nach Identität: Festschrift für Dieter Anton Bindner, Wien: Lit 2015, S. 199-220, hier 207. 2003 sprach der damalige ÖVP-Nationalratspräsident Andreas Khol in einem Interview mit Dieter Kindermann von der Kronen Zeitung von einem „Staatsstreich“. Vgl. Khol, zitiert nach Oliver Rathkolb, Fiktion „Opfer“ Österreich und die langen Schatten des Nationalsozialismus und der Doll- fuß-Diktatur, Innsbruck, Wien, Bozen, StudienVerlag 2017, S. 95. Wenn es auf die Person Dollfuß ankommt, gewinnt aber oft der mythische Diskurs die Oberhand, so etwa als Khol anlässlich einer Podiumsdiskussion über mein Buch Der Dollfuß-Mythos: Eine Biographie des Posthumen (Wien, Böhlau, 2014) im Wien Museum im November 2014 wieder die alte Rhetorik vom „Märtyrer“ und „ersten Opfer Hitlers“ bemühte.

Austriaca no 87, 2018 260 Des idées et des faits der Gegner abhängig als von den eigenen Planungen“5. So ähnlich heißt es auch bei Pelinka: „Es war das Fehlen einer starken demokratischen politischen Kultur, es war das Fehlen einer die Lagergrenzen überschrei- tenden demokratischen Zivilgesellschaft, das zum Ende der Republik führte“. Pelinka nuanciert zwar anschließend diese Ansicht, indem er erwähnt, dass „die drei staatsgründenden Lager der Ersten Republik […] sich die Verantwortung für deren Scheitern [teilten] – aber nicht zu gleichen Teilen“6, was auf eine stärkere Verantwortung des bürgerlichen Lagers hindeuten mag. Doch im anschließenden Rückblick auf die Ent- scheidungsmomente der 1920er Jahre kommt der christlichsoziale Bun- deskanzler Ignaz Seipel tendenziell besser weg als seine sozialdemokra- tischen Gegenspieler. So bewertet Pelinka Seipels „Koalitionsangebot“ an die Sozialdemokraten als „[e]inen letzten Versuch, eine auf Machttei- lung aufbauende Konkordanz- und Konsensdemokratie zu etablieren“ (21). Die Ablehnung der Sozialdemokraten, wiederum, interpretiert er auf bedenkliche Weise teleologisch: „Angesichts der späteren Entwick- lungen war die Ablehnung von Seipels Angebot letztlich die Zurück- weisung einer wohl letzten Chance zur Rettung der Republik.“ (21) Pelinkas Argumentation hinkt vor allem deswegen, weil er von einem politischen Gleichgewicht der Kräfte ausgeht, das es 1931 längst nicht mehr gab: Bereits 1920 brachte das Ende der Großkoalition eine rasche Gegenoffensive der bürgerlichen Regierung mit sich. Der Abschluss der Genfer „Sanierungsanleihe“ 1922 gab dem bereits Bundeskanzler Seipel ein willkommenes Alibi für die Durchführung einer offensiven antisozi- alen und antidemokratischen Politik. Wie der Historiker Martin Kitchen bereits 1980 analysierte: „The Geneva Treaty was thus a further step towards the radicalisation of Austrian politics, and did much to increase the appeal of the radical right”7. Hinzu kam, dass die neue Kanzlerschaft Seipels ab 1926 eine Verschärfung des antimarxistischen Kurses der Regierung mit sich brachte. Dies zeichnete sich in erster Linie durch eine verstärkte Zusammenarbeit der Christlichsozialen mit der faschistischen Heimwehr aus, aber auch durch den Versuch eines Bündnisses mit Tei- len des nationalsozialistischen Lagers im Vorfeld der Nationalratswahlen

5. Lothar Höbelt, Die Erste Republik 1918-1938: Das Provisorium, Wien, Böhlau, 2018, S. 364. 6. Anton Pelinka, Die gescheiterte Republik. Kultur und Politik in Österreich 1918-1938, Wien, Böhlau, 2018, S. 20. 7. Martin Kitchen, The Coming of Austrian Fascism, London, Croom Helm, 1980, S. 84f., zit. nach Florian Wenninger: „… werden mit aller Brutalität vorgehen.“ Zum Polarisierungs- prozess der Zwischenkriegszeit in Österreich und seinen Nachwirkungen, PhD, Universität Wien 2015, S. 58.

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19278. Im selben Jahr äußerte sich diese Radikalisierung im Freispruch der zwei Angehörigen der antimarxistischen Frontkämpfervereinigung, die anlässlich eines sozialdemokratischen Aufmarsches im burgenlän- dischen Schattendorf im Jänner einen alten Mann und ein Kind getötet hatten. Dieses Urteil war der Auslöser für spontane Proteste am 15. Juli 1927, die von der Wiener Polizei blutig niedergeschlagen wurden, in die Geschichte eingegangen als Justizpalastbrand. Die Weltwirtschafts- krise 1929-30 verschärfte den antisozialen und antimarxistischen Kurs der bürgerlichen Regierung noch weiter. Wer diesen Hintergrund nicht berücksichtigt, kann die Ablehnung des „Koalitionsangebots“9 1931 durch die Sozialdemokraten nicht richtig einschätzen. Auch bei der Deutung des Herrschaftssystems 1933-1938 werden die Erkenntnisse aus Jahrzehnten historiographischer Fortschritte einfach übergangen, und stattdessen alte, bereits oft sachlich dekonstruierte Mythen neuerlich bemüht. So postuliert etwa Pelinka ganz ungeachtet der einschlägigen Fachliteratur und ohne Quellenverweis, dass Dollfuß und Schuschnigg „nichts gegen die Demokratie an sich hatten“ (126) und dass Dollfuß die Zerstörung der Republik als unvermeidlichen Akt der Sicherung der österreichischen Unabhängigkeit gegenüber Hitlerdeutschland sehen wollte (143). Nach dieser Logik wird auch das „Versöhnungsabkommen“ mit Hitler-Deutschland im Juli 1936 als eine unvermeidliche Politik des Entgegenkommens gegenüber einem über- mächtigen Gegner präsentiert (137). Man könnte Pelinka zu Gute halten, dass der Schwerpunkt seiner Studie nicht auf dem Austrofaschismus, sondern auf der Ersten Repu- blik liegt, die bekanntlich ab der diktatorischen Wende 1933 Säule für Säule zerstört, und mit der neuen „Maiverfassung“ von 1934 endgültig begraben wurde. Trotz dieser unbestreitbaren Bruchlinie postulieren sowohl Höbelt als auch Pelinka bereits im Titel ihrer Werke, dass die Republik bis 1938 gedauert habe10. Pelinka rechtfertigt diese bedenk-

8. Vgl. Wenninger 2015, S. 55-60. 9. Es war außerdem kein Koalitionsangebot im engen Sinne, sondern eher die Einladung in eine Konzentrationsregierung unter Einschluss der Heimwehren, in der es eine überra- gende bürgerliche Mehrheit gegeben hätte. Danke an Florian Wenninger für diese Klar- stellung. 10. Dieselbe Periodisierung findet sich auch im 2017 publizierten Sammelband des ÖVP-na- hen Grazer Historikers Stefan Karner „Die umkämpfte Republik 1918-1938“, der als wis- senschaftlicher Begleitband zur gleichnamigen Schwerpunktausstellung des „Hauses der Geschichte“ im Museum Niederösterreich herausgegeben wurde. Dort fand auch im Juli 2018 das Symposion „100 Jahre Republik. Geschichtsbilder einer Umbruchszeit (1918- 1938)“ statt, mit einem Eröffnungsvortrag von Anton Pelinka.

Austriaca no 87, 2018 262 Des idées et des faits liche Periodisierung gleich zu Beginn seiner Einleitung: „Der Begriff ’Republik’ bezieht sich nicht nur auf den Zeitraum zwischen der Grün- dung der Republik, 1918, und deren vorläufigem Ende, 1934. Um die Kontinuität über dieses Ende hinaus zu unterstreichen, ist auch der Zeitraum des autoritären, semifaschistischen, weder republikanischen noch demokratischen „Ständestaates“ mit einbezogen.“ Von welcher Kontinuität kann man aber sprechen, wenn spätestens im Mai 1934 die republikanische Verfassung von 1929, deren Art. 1 lautete „Österreich ist eine demokratische Republik. Ihr Recht geht vom Volk aus“, durch eine neue Verfassung ersetzt wurde, aus der ausgerechnet das Bekennt- nis zur Demokratie und zur Republik sorgfältig gestrichen wurde, und dessen Art. 1 von nun an lautete: „Österreich ist ein Bundesstaat“. Diese eindeutig politisch konservativ gefärbte Periodisierung mag in einem Titel vielleicht „runder“ aussehen oder besser „reimen“, sie bleibt dennoch nicht nur historisch falsch, sondern auch irreführend, denn sie leugnet die Tatsache, dass die Republik nicht erst 1938 im Zug eines ver- meintlichen „Anschlusses von außen“, sondern bereits fünf Jahre zuvor und von heimischen politischen Kräften zerstört wurde. Dadurch ver- tuscht sie auch, dass die Zerstörung des demokratischen, pluralistischen Rechtsstaates ab 1933 unter Dollfuß und die schrittweise Integration der „betont Nationalen“ unter Schuschnigg ab 1936 unmissverständlich den Weg zur Machtübernahme der Nazis bereiteten. Der problemati- sche Charakter solcher unklaren Positionierungen wird anlässlich von Gedenkjahren wie dem letztjährigen besonders deutlich. Vor diesem Hintergrund darf man sich nicht wundern, wenn eine im März aus- gestrahlte, neue ORF- Dokumentation zum „Anschluss“ mit dem Satz endete: „So endet der längste Tag, der letzte Tag der Ersten Republik. Sieben dunkle Jahre beginnen“11.

Aus diesen Beobachtungen wird erschreckend deutlich, wie leicht Wissenschaftlichkeit auf dem Altar von Jubiläumsmarktopportunitäten geopfert werden kann. Die untersuchten Gedenkjahrprodukte haben gemeinsam, dass sie sich vor dem Hintergrund des Gedenkjahres damit begnügen, die Geschichte der Ersten Republik einzig aus der Perspektive des „Anschlusses“ zu deuten. Das Ergebnis ist eine eindeutig revisioni-

11. Siehe dazu exemplarisch die Doku Menschen & Mächte: Der längste Tag ‒ 18 Stunden, die Österreichs Schicksal entscheiden, Ein ORF-Film 2018, Realisation von Gerhard Jelinek, 51:30 Min, ausgestrahlt am 11.3.2018, ein Film wie er auch in den 1960ern hätte gedreht werden können.

Austriaca no 87, 2018 Des idées et des faits 263 stische Tendenz, die die Erkenntnisse der Forschung über den Austro- faschismus vollkommen ignoriert, alte mythische Topoi (insbesondere die These der geteilten Schuld) reaktiviert, und die Rolle des Dollfuß- Schuschnigg-Regimes als Wegbereiter des Nationalsozialismus relativiert.

Lucile Dreidemy

Une authentique rencontre : Martin Buber de Dominique Bourel

Dominique Bourel a mis en exergue à sa biographie de Martin Buber cette belle citation de ce dernier : « Jedes wirkliche Leben ist Begegnung. » C ’ est, en une phrase, la quintessence de ce travail qu ’ on ne saurait résumer ni en quelques lignes, ni même en quelques pages : il s ’ agit de rendre hommage à une monumentale biographie publiée en 201512 dont a paru fin 2017 la traduction allemande13 – occasion pour nous de relire la version originale et de comparer les deux pour tenter, ici, d ’ en dégager les grandes lignes. À côté de et après Mendelssohn14, Buber représente vingt années de recherches et de rédaction, d ’ innombrables textes et documents à étudier, une infinité de lettres, 50 000 dit Bourel, à prendre en considération. Résultat : 700 pages de texte et 300 de notes et de bibliographie pour la version allemande. Un long voyage donc, touffu et dense, où le lecteur assiste par le biais du penseur juif, à la fin du xixe et à deux tiers du xxe siècle, donc à deux guerres mondiales, la chute de deux empires (des Habsbourg et des Hohenzollern), à l ’ avènement et à la chute de la première république allemande, à la persécution des juifs et à la Shoah dans les territoires sous domination nazie et finalement à la création de l ’ État d ’ Israël en Palestine.

12. Dominique Bourel, Martin Buber, sentinelle de l ’ humanité, Paris, Albin Michel, 2015. 13. Dominique Bourel, Martin Buber. Was es heißt ein Mensch zu sein, Horst Brühmann (trad.), Gütersloh, Gütersloher Verlagshaus, 2017. 14. Dominique Bourel, Moses Mendelssohn. La naissance du judaïsme moderne, Paris, Gallimard, 2004.

Austriaca no 87, 2018 264 Des idées et des faits

L ’ auteur structure cette vie en cinq parties qui reflètent partiellement les césures historiques telles que nous avons pour habitude de les pratiquer. Il se consacre d ’ abord aux années de formation (1878 à 1904), puis à la période hassidique et à la première guerre mondiale. Près de 200 pages sont dédiées aux années très productives de Buber pendant la République de Weimar avant que le biographe ne se tourne vers les cinq ans passés sous régime nazi puis vers le départ de la famille Buber et son installation en Palestine (1938) jusqu ’ à la fondation d ’ Israël. La cinquième partie couvre les années israéliennes. L ’ ouvrage est bâti de manière chronologique, ce qui permet une contextualisation de la biographie par périodes historiques sans que celle-ci n ’ alourdisse inutilement le texte. Ajoutons dès à présent que la lecture est toujours agréable et accessible, Bourel évitant le jargon scientiste, mais s ’ attachant à créer un lien de sympathie entre le lecteur et son protagoniste. Cela est vrai, bien entendu, pour la version française, mais aussi pour l ’ excellente traduction de Horst Brühmann, le deux savent créer le je et tu entre lecteur et texte ! Il n ’ est pas possible de suivre pas à pas les étapes de la biographie de Buber, mais le sommaire, d ’ une extrême précision, et l ’ index des noms, fort de plus de 850 références, permettent de nombreuses entrées latérales en fonction des centres d ’ intérêt du lecteur qui ne pourrait lire cet ouvrage d ’ une traite. L ’ index des noms, d ’ ailleurs, donne une idée de l ’ importance que Buber accordait au dialogue, qui pour lui n ’ était pas simplement une posture de théorie philosophique, mais une pratique quotidienne cherchant l ’ échange aussi bien avec ses amis qu ’ avec ses contradicteurs, ceux-ci étant parfois les deux en même temps. Ajoutons qu ’ une soixantaine de notices biographiques fort utiles viennent compléter le texte, encore que les critères ayant guidé le choix de la rédaction de ces entrées ne soient pas toujours clairs : on y trouvera par exemple Lukács, mais non Landauer, alors que le second est sans nul doute plus important pour Buber que le premier. Si nous tentons malgré l ’ ampleur de l ’ ouvrage un passage en revue rapide des grandes lignes de la biographie de Buber, nous pouvons en retenir quelques aspects nous paraissant particulièrement significatifs, car relevant de données biographiques ou de préoccupations pérennes. Buber naît à Vienne en 1878, année de naissance de Döblin et de Mühsam, mais grandira chez ses grands-parents à Lemberg aux confins de l ’ empire des Habsbourg, ville d ’ empire polyglotte, multiethnique et pluri-religieuse où les juifs représentaient près de 30 % de la population

Austriaca no 87, 2018 Des idées et des faits 265 et où tous les courants du judaïsme sont représentés15. Le grand-père, Salomon, est un notable aussi bien dans la communauté juive qu ’ au sein même de la ville (p. 33 et suiv.16), mais c ’ est aussi un intellectuel autodidacte. Salomon familiarisera Martin avec les rites orthodoxes, alors que le père, chez lequel il était retourné vivre à partir de 1892, était adepte des pratiques réformées. Après sa scolarité, dans un lycée catholique polonais, Martin Buber ira suivre des études en Allemagne, mais aussi à Vienne et à Zurich. À Berlin il entrera en contact avec les milieux sionistes (p. 52 et suiv.), engagement, plus tard conflictuel certes, mais qui ne se démentira plus : Buber créera à Leipzig, en 1898, une antenne du mouvement sioniste. Buber continue ses études à Zurich où il fait connaissance de sa future compagne puis épouse. C ’ est une femme écrivain qui publie sous un pseudonyme, Georg Munk, des romans qui connurent un succès non négligeable (p. 60). On sait qu ’ elle aidera Martin dans la rédaction de certains textes qu ’ il publiera ultérieurement. D ’ éducation catholique, elle se convertira au judaïsme peu avant leur mariage. En 1907, les Buber s ’ installent à Berlin, dans un faubourg « bourgeois », à Zehlendorf, et Martin y épouse sa compagne, entre-temps mère de ses deux enfants, avec laquelle il vivait en union libre depuis plus de huit ans. L ’ engagement sioniste de Buber remonte à ses années de formation, il est alors un jeune intellectuel combatif, influencé par Georg Simmel et Landauer et surtout par Ahad Ha-Am17, qui très tôt avait polémiqué contre le sionisme politique et diplomatique de Herzl. Buber suivra cette voie après le Cinquième Congrès sioniste fin 1901 en se faisant, avec la Fraction démocratique, le propagandiste d ’ un sionisme culturel et spirituel, condition, à son avis, sine qua non de la renaissance juive, à opposer à la solution diplomatique d ’ Eretz Israël, conçue en quelque sorte comme une excroissance en Palestine de la judéité assimilée d ’ Europe occidentale. Buber, dès le tournant du siècle, va déployer une activité tous azimuts pour mener à bien ce projet de renaissance juive : création d ’ une maison d ’ édition, rédaction d ’ un projet d ’ université juive, élaboration d ’ un projet de revue juive, direction de la rédaction

15. Voir La Galicie au temps des Habsbourg, 1772-1918. Histoire, société, cultures en contact, Jacques Le Rider et Heinz Raschel (dir.), Tours, Presses universitaires François-Rabelais, 2010. 16. Les indications de page se réfèrent à l ’ édition allemande – sauf mention contraire. 17. Malheureusement l ’ ouvrage ne propose pas de notice biographique pour ce penseur juif d ’ origine russe (1856-1927). On consultera donc http://www.yivoencyclopedia.org/ article.aspx/Ahad_Ha-Am.

Austriaca no 87, 2018 266 Des idées et des faits de l ’ organe sioniste Die Welt, conférences régulières aux quatre coins de l ’ Europe. En 1904, il parvient à soutenir à Vienne sa thèse sur Nicolas de Cusa et Jakob Böhme18. À partir de 1905, il sera directeur de la collection Die Gesellschaft chez Rütten et Loening, maison d ’ édition installée à Francfort-sur-le-Main19, collection pour laquelle il avait obtenu le soutien de Simmel et qui réunit quelques grands noms d ’ intellectuels germanophones20. Il est lecteur et accompagne par exemple la publication de Wang-lun21 de Döblin, mais refusera de s ’ occuper de Wadzek 22. Dominique Bourel a fort justement relevé l ’ importance des mystiques allemands pour l ’ évolution intellectuelle de Buber qui se tournera vers le hassidisme, celui-ci marquant sa production littéraire jusque vers 1928, les premiers textes étant en préparation dès 1904. Cette période englobe donc les écrits hassidiques, la publication des textes de Landauer après l ’ assassinat de celui-ci en 191923, mais aussi la publication du primordial Ich und Du, dont la traduction française fut introduite par Gaston Bachelard24. L ’ auteur de la biographie entreprend ici ce qui nous semble être au cœur même de cette biographie : la reconstruction du chemin de Buber vers le hassidisme – partant de son expérience à Lemberg et en passant par les mystiques rhénans, il en vient au travail sur les grands textes hassidiques (p. 140 et suiv.). Buber découvre Israël Baal Chem Tov et Nahman de Braslav, dont il retravaille et rédige les légendes pour les publier en 1906, auxquelles feront suite

18. Zur Geschichte des Individuationsproblems. Nicolaus von Cues und Jakob Böhme. Ce retour sur les mystiques allemands montre la forte parenté de préoccupations entre Buber et Landauer. Ce dernier avait publié en 1903 Skepsis und Mystik. 19. Pour l ’ historique de cette maison, voir : Carsten Wurm, 150 Jahre Rütten & Loening: ... mehr als eine Verlagsgeschichte, 1844-1994, Alfred Grosser (introd.), Berlin, Rütten & Loening, 1994. 20. Une liste complète des 40 ouvrages publiés se trouve à la p. 710 (éd. française) ou 746 (éd. allemande). 21. Alfred Döblin, Die drei Sprünge des Wang-lun. Chinesischer Roman, Berlin, S. Fischer, 1915. Döblin reviendra dans ses lettres à Buber sur la qualité des interventions de celui-ci par rapport au manuscrit. 22. Alfred Döblin, Wadzeks Kampf mit der Dampfturbine, Berlin, S. Fischer, 1918. Döblin va très mal prendre le jugement négatif de Buber concernant ce manuscrit. Il lui répondra dans une longue lettre et s ’ en plaindra auprès de son ami Walden (voir Alfred Döblin, Briefe, Munich, dtv, 1988, p. 79-82). Le brouillon de la lettre de refus de Buber est conservé (ibid., p. 528-529). 23. Ces ouvrages se trouvent dans la bibliographie à l ’ entrée « Landauer », p. 923-924, sauf, curieusement, la réédition de Meister Eckharts mystische Schriften. In uns. Sprache übertr. von Gustav Landauer, Martin Buber (éd.), Berlin, Schnabel, 1920. 24. Ich und Du, Leipzig, Insel, 1923 [Je et tu, Geneviève Bianquis (trad.), Paris, Aubier, 1938].

Austriaca no 87, 2018 Des idées et des faits 267 celles du Baal Chem en 1908. La somme de ces travaux sur le hassidisme sera publiée en 1949 Die Erzählungen der Chassidim25. Dans son Rabbi Nahman, Buber donne la définition de ce qu ’ est le hassidisme pour lui : « [Der Chassidismus] nimmt das Jenseits ins Diesseits herüber und lässt es in ihm walten und formen, wie die Seele den Körper formt » (p. 147). Les Confessions extatiques vont élargir le champ de recherches mystiques, autant au niveau géographique que chronologique, l ’ objectif de Buber n ’ étant pas de proposer une étude « objective » – historique, théologique ou sociologique – des phénomènes d ’ extase mystique, mais une représentation de « l ’ intérieur », tentant de donner la parole à l ’ extase même, celle qui crée le lien entre l ’ extasié et toute divinité, qui lui permet de se projeter dans celle-ci ou de projeter celle-ci en lui. Comme le souligne si bien Bourel (p. 161-168), avec son introduction à cette anthologie, Buber aborde deux problèmes fondamentaux de sa philosophie : celui des voies d ’ accès à une réalité « autre », essentielle et séminale, et celui des moyens d ’ expression – l ’ expression de l ’ extase étant une métaphore de l ’ expérience séminale de l ’ esprit universel : « Ist nicht das Erlebnis des Ekstatikers ein Sinnbild des Urerlebnisses des Weltgeistes? » (p. 167)26. Passons rapidement sur la période de guerre où Buber, comme d ’ autres, est un belliciste assumé, animé par ce que Bourel nomme un esprit de vengeance contre le tsarisme responsable des violents pogromes d ’ avant-guerre, pensant qu ’ une victoire allemande sur la Russie donnerait la liberté aux juifs de ce pays. Buber se tourne alors vers l ’ opposition Orient-Occident, et l ’ échange entre ces cultures, qui, selon son biographe, est à la base de son sionisme palestinien, car les juifs sont un peuple d ’ Orient dont la mystique hassidique est l ’ âme même : « hier ist, verkümmert, verzerrt, doch unverkennbar, asiatische Gewalt und asiatische Innerlichkeit » (p. 219). Pour Buber, le lieu de passage de cet échange depuis l ’ Antiquité est Jérusalem, à la fois porte de l ’ Orient et de l ’ Occident. Après la déclaration de Balfour et l ’ occupation de la Palestine par les troupes britanniques, Buber précise ses positions relatives à la colonisation juive de cette région. Bourel cite cette

25. Zurich, Manesse, 1949 [Les récits hassidiques, Armel Guerne (trad.), Paris, Plon, 1963]. Pour aller au fond de cette thématique, consulter l ’ édition en plusieurs vol. sous le titre de Chassidismus dans la Martin Buber Werkausgabe publiée au Gütersloher Verlagshaus à Gütersloh, Ran HaCohen et al. (éd.), 2015-. 26. Il existe une réédition récente des Ekstatische Konfessionen ayant pour titre Mystische Weltliteratur publiée chez Diederichs à Munich en 2007, éditée et préfacée par Peter Sloterdijk, préface fort intéressante, même si elle peut paraître parfois hors sujet.

Austriaca no 87, 2018 268 Des idées et des faits déclaration choc de Buber : « Eroberung durch die Waffen: ein kühner Wahn. Eroberung durch das Geld: ein elender Trug. » À la violence de la conquête par les armes et par le mercantilisme impérialiste, il oppose la conquête par la créativité, la spiritualité, le travail et le sacrifice (p. 256). C ’ est le credo de ses articles publiés dans Der Jude, revue mensuelle qu ’ il avait fondée en 1916 et dont il assurera la direction jusqu ’ en 1924. Pendant la guerre, il y avait mené un débat fort polémique autour des thèses de Hermann Cohn concernant les relations entre germanité et judéité (Deutschtum und Judentum), où Cohn défendait une position inspirée par Hegel de l ’ État garant de l ’ éthique sociale et assimilant ainsi purement et simplement la judéité au nationalisme allemand. Buber avait prévu d ’ organiser une conférence avec Landauer sur l ’ avenir de la Palestine en particulier pour ce qui concerne les relations avec la population arabe (p. 276). Landauer assassiné, cette conférence n ’ eut jamais lieu, mais le sujet était sur la table et restera une préoccupation majeure du philosophe sioniste. En même temps, il intègre dans ses réflexions religieuses le personnage de Jésus qu ’ il semble assimiler à un prophète profondément ancré dans la tradition juive, annonçant par là sa réflexion sur les relations entre chrétiens et juifs, l ’ approche mystique semblant être celle la plus à même à réformer ces deux religions, prisonnières de rituels figés par le dogmatisme théologique. Les années de la République de Weimar verront s ’ affirmer avec plus de précision encore les approches philosophiques, politiques et éducatives de Buber, l ’ ensemble de ses positions étant irriguées par le concept du « je-tu », comme l ’ a très bien analysé Bourel (p. 323-333), sa philosophie du dialogue et de la réciprocité, affirmant que le « moi » n ’ est existence que parce qu ’ il est le complément absolument synchronique du « tu ». En une période qui voyait s ’ afficher et se combattre des pensées déterminées par les haines les plus diverses – de classe, de race, de religion –, ce philosophe osait propager une pensée de l ’ empathie, de l ’ amitié, de l ’ amour… décrivant un monde distinct de la relation du « je-cela » qui définit notre rapport rim aux choses, utiles, agréables ou inutiles27. Bachelard l ’ a fort bien exprimé : « Cette réciprocité [du « je-tu »] on ne la trouve jamais clairement sur l ’ axe du je-cela. Elle n ’ apparaît vraiment que sur l ’ axe

27. Cette approche trouvera ses « résonances » dans le concept de « résonance » de Döblin (voir Unser Dasein, Munich, dtv, 1988, p. 168 et suiv.) ou de Hartmut Rosa (Resonanz: eine Soziologie der Weltbeziehung, Berlin, Suhrkamp, 2016), qui cite Buber de manière explicite.

Austriaca no 87, 2018 Des idées et des faits 269 où oscille, où vibre, le je-tu. Alors, oui, l ’ être rencontré se soucie de moi comme je me soucie de lui ; il espère en moi comme j ’ espère en lui. Je le crée en tant que personne dans le temps même où il me crée en tant que personne28. » Cette conception des relations interpersonnelles eut, bien sûr, des répercussions sur la pédagogie enseignée et pratiquée dans le cadre du Lehrhaus créé à Francfort, qui succède à l ’ université populaire juive de son ami Franz Rosenzweig. En effet, le but était de proposer une formation par une pédagogie « horizontale », par opposition aux cours magistraux, où enseignants et étudiants travaillaient en commun les textes proposés. Buber y fut chargé des cours sur les questions religieuses – bien que ses dissensions avec Rosenzweig sur le respect des lois juives étaient fondamentales, Buber défendant une position plus kierkegaardienne qu ’ orthodoxe29 où la relation avec Dieu est définie par la foi individuelle comme le philosophe danois l ’ avait élaboré à l ’ aide de la parabole d ’ Abraham30. Du fait de la maladie de Rosenzweig, Buber prendra la direction du Lehrhaus qu ’ il exercera jusqu ’ à son « immigration en Palestine31 » en 1938. À Francfort, il est nommé chargé de cours, en 1923, puis professeur honoraire, en 1930, de théologie et d ’ éthique juives à l ’ université. Devançant sa révocation par les nazis, il démissionnera en 1933. Le projet essentiel, puis le chantier monumental des années vingt et suivantes entrepris avec Rosenzweig, a été la traduction de la Bible en allemand avec pour objectif de rédiger un texte qui puisse refléter, autrement que celle de Luther, l ’ esprit et la tonalité du texte hébreu, le texte s ’ étant transformé au fil des siècles et des traductions en palimpseste. Bourel consacre le chapitre xx en entier à cette traduction (p. 360-376) – qui ne fut terminée qu ’ en 1961 en Israël, Rosenzweig y participant jusqu ’ à son décès en 1929. Le biographe consacre de nombreuses pages à la réception des premiers textes publiés, en particulier à ce qu ’ il appelle « l ’ affaire Kracauer » qui avait vertement critiqué le résultat du travail de Buber et Rosenzweig32. Nous n ’ entrerons pas dans ce débat ici,

28. Gaston Bachelard, préface à Je et tu, op. cit., p. 29. 29. Voir Søren Kierkegaard, Furcht und Zittern (Crainte et tremblement), Liselotte Richter (trad. et éd.), Hambourg, EVA, 1998. 30. Buber utilisera cette parabole pour présenter sa traduction de la Bible en 1950 en Allemagne (p. 594). Nous n ’ avons pas pu consulter ce texte, mais il serait intéressant de voir s ’ il a recours de manière directe ou indirecte à lecture du Danois. 31. C ’ est ainsi qu ’ il nomma son exil d ’ Allemagne. 32. On trouvera la recension de Siegfried Kracauer publié dans la Frankfurter Zeitung dans Ornament der Masse, Francfort, Suhrkamp, 1977, p. 173-186.

Austriaca no 87, 2018 270 Des idées et des faits mais il nous semble que l ’ argumentation du critique de la Frankfurter mérite d ’ être méditée. Ce texte, rédigé dans une langue, allemande avec certitude, mais étrangère pour le lecteur germanophone, ne rend-il pas l ’ accès à l ’ Écriture plus complexe, voire franchement inabordable ? En 1938, peu avant les pogromes de novembre, Buber quitte l ’ Allemagne pour s ’ installer en Palestine. Il y défendra, comme il l ’ avait toujours fait, l ’ idée d ’ un État binational, donnant mêmes droits et devoirs aux deux communautés, juive et arabe. Il défendit en outre une construction de cet État, plus fédéral que centralisé, proche de l ’ idée des communautés de Landauer, autre constante de la philosophie politique de Buber33 que son biographe eût pu mieux mettre en lumière34. Nous savons aujourd ’ hui que Buber, sur ce plan politique, échoua. Mais nous savons aussi qu ’ il échoua du fait de la Shoah – dont la nouvelle se répandit rapidement en Palestine en 1942 – crime allemand inexpiable qui avait complètement changé les termes du débat intra-juif, rendant majoritaires maintenant ceux qui préconisaient, pour d ’ excellentes raisons, la création d ’ un État juif avec « drapeaux et armes », selon l ’ expression de Stefan Zweig. Cependant, sans relâche, Buber anima des associations prônant la paix entre les communautés ethniques et religieuses comme Brit Shalom ou Ihud. Et dans la ligne de sa philosophie, il se fera un animateur essentiel du dialogue entre chrétiens et juifs – qu ’ il avait commencé en collaborant à la revue Die Kreatur35, publiée entre 1926 et 1930 –, ainsi que du dialogue entre Allemands et juifs, même si, après la guerre, il déclina la proposition de Döblin de devenir correspondant de l ’ Académie des sciences à Mayence, ne se sentant pas en mesure de participer aux activités d ’ une institution publique allemande (p. 694)36. Ce n ’ est que plus tard qu ’ il acceptera le prestigieux prix Goethe – ce que certains, en Israël, lui reprochèrent amèrement. En Palestine, Buber

33. Voir par exemple Pfade in Utopia (Sentiers en utopie) [1950], Heidelberg, Schneider, 1985. 34. Il y a une tradition dans la recherche concernant Buber qui considère que celui-ci n ’ était pas un philosophe « politique ». Ce n ’ est pas le lieu ici d ’ entamer ce débat qui aurait à inclure une réflexion sur le concept de « politique ». Voir, à ce propos, Samuel Hayim Brody, « Is Theopolitics an Antipolitics? Martin Buber, Anarchism, and the Idea of the Political », dans Dialogue as a Transdisciplinary Concept. Martin Buber ’ s Philosophy of Dialogue and its Contemporary Reception, Paul Mendes-Flohr (dir.), Boston, De Gruyter, 2015, p. 61-88. 35. On consultera l ’ éditorial de la revue pour en savoir plus sur ses objectifs : http://www. zflprojekte.de/zeitschrift-die-kreatur/martin-bubervictor-v-weizsaeckerjoseph-wittig- editorial/. 36. Voir Alfred Döblin, op. cit., p. 411-412 et 632

Austriaca no 87, 2018 Des idées et des faits 271 continue ses activités « allemandes » : écrire, publier, enseigner – à la différence près qu ’ il le fera dorénavant en hébreu, ayant appris cette langue et fait des progrès rapidement. Il est titulaire d ’ une chaire de sociologie à l ’ Université hébraïque de Jérusalem, car il y avait obtenu un professorat d ’ histoire religieuse dès 1935, mais avait reporté plusieurs fois son départ d ’ Allemagne. En 1945, paraît en hébreu d ’ abord37, puis en anglais et allemand38, Moïse39, ouvrage qui est explicitement dirigé contre le texte de Freud, le dernier publié de son vivant40. Bourel consacre deux pages à ce texte fondamental de Buber, deux pages qui ne peuvent entièrement satisfaire à notre besoin d ’ informations, mais motiveront le lecteur, peut-être, à entreprendre une lecture comparée de ces deux ouvrages. L ’ université de Heidelberg honorera Buber d ’ un doctorat deux ans avant qu ’ il ne décède en 1965 à Jérusalem. Dominique Bourel a publié avec cette biographie l ’ ouvrage de référence pour tous ceux qui s ’ intéressent pour des raisons personnelles ou académiques à Martin Buber. Ceux qui souhaitent « entendre » la voix de l ’ auteur de la biographie privilégieront la version française où transparaît au mieux la passion du biographe de Buber. Ceux qui, cependant, cherchent une édition de cette biographie irréprochable sur un plan éditorial, opteront pour l ’ édition allemande de Brühmann, fidèle dans la traduction et – presque – parfaite dans l ’ appareil critique : toutes les citations de Buber sont données dans leur version allemande d ’ origine, toutes les notes ont été revues, complétées et si nécessaire corrigées. Et enfin, la bibliographie générale, complète et corrigée, est incluse dans l ’ ouvrage, l ’ une des apories majeures de l ’ édition française41. Le travail de l ’ auteur et de son traducteur-lecteur est remarquable, l ’ ouvrage mérite une large diffusion.

Alfred Prédhumeau

37. Moshe, Tel Aviv, Schocken Press, 1945. 38. Moses, Zurich, Gregor Müller, 1948. Bourel ne nous dit pas malheureusement en quelle langue ce texte fut écrit au départ – hébreu ou allemand. Voir à ce sujet Samuel Hayim Brody, Martin Buber ’ s Theopolitics, Bloomington, Indiana University Press, 2018, p. 146. 39. Moïse, Albert Kohn (trad.), Paris, PUF, 1957. 40. Der Mann Moses und die monotheistische Religion: drei Abhandlungen, Amsterdam, Allert de Lange, 1939. 41. L ’ édition française propose de télécharger la bibliographie générale : http://bitly.com/ biblio-buber.

Austriaca no 87, 2018

Notices bibliographiques

Gilbert Bosetti, Trieste, port des Habsbourg, 1719-1915. De l ’ inté- gration des immigrés à la désintégration du creuset, Grenoble, ELLUG, 2016, 372 p., ISBN : 978-2-84310-340-7, 22 €.

Gilbert Bosetti a fréquenté assidûment l ’ espace adriatique. Il a développé à Grenoble un programme de recherche consacré à la question des frontières orientales de l ’ Italie et publié nombre d ’ articles ainsi qu ’ une première synthèse sur ce thème1. Dix ans après la parution de cet ouvrage, il propose une étude qui se concentre sur un point nodal de l ’ écheveau des langues et des cultures qu ’ il avait su décrire avec érudition et empathie. L ’ étude est divisée en trois temps. Elle commence par la description du port franc pluriethnique, un panorama très documenté sur les différentes communautés qui vinrent s ’ agréger aux habitants de langue italienne pour contribuer au dynamisme économique induit par la politique commerciale de Charles VI. Gilbert Bosetti s ’ intéresse avant tout au lien consubstantiel entre développement économique et origines multiples des nouvelles populations qui rejoignent le port autrichien dans son expansion. Le deuxième moment, « De la pluriethnicité au creuset », insiste sur les différents facteurs qui accompagnent la fusion progressive des communautés : « laïcisation des religions, solidarité dans l ’ émancipation, mariages exogames », même si la langue et la culture italienne s ’ imposent. Par une fine appréhension de la koïnè, des dialectes et des idiolectes qui trahissent des origines diverses, Gilbert Bosetti dépeint un paysage linguistique au sein duquel apparaissent des figures connues, à l ’ instar d ’ Aron Hector Schmitz devenu Italo Svevo, qui fait corriger ses germanismes par l ’ écrivain et traducteur de Goethe Silvio Benco. La ville, ouverte sur le monde germanique, n ’ est pas pluriculturelle, bien que pluriethnique. La troisième partie, « Trieste déchirée ou en voie de libération ? », retrace la concurrence

1. Gilbert Bosetti, De Trieste à Dubrovnik. Une ligne de fracture de l ’ Europe, Grenoble, ELLUG, 2006. 274 Notices bibliographiques des nationalités, la montée des tensions italo-slaves et la perte de légitimité des Habsbourg. Cette dernière période d ’ appartenance au monde habsbourgeois est marquée par les dissensions entre Italiens irrédentistes et Slaves, qui s ’ approfondissent jusqu ’ à une volonté de voir la disparition totale de l ’ adversaire politique (p. 305). L ’ une des qualités de l ’ ouvrage est de bien faire ressortir le mécanisme local des loyautés dans le microcosme triestin, l ’ opposition entre l ’ oligarchie communale séculaire et les hommes du port, cosmopolites par leurs origines et leurs pratiques sociales. Ce mode de fonctionnement apparaît pleinement à travers la riche galerie de portraits que propose l ’ ouvrage. « J ’ ai tenté, écrit l ’ auteur, de redonner vie à des centaines de personnes qui bourdonnaient dans cette ruche fascinante durant quasiment deux siècles » (p. 59). Ce sont en effet des histoires individuelles et familiales qui sont retracées. Choisies pour leur aspect paradigmatique (les Morpurgo comme exemple d ’ agrégation à la haute bourgeoisie triestine d ’ une lignée de juifs styriens), ces familles sont parfois moins connues (les Parisi), mais non moins riches en destins flamboyants, voire tragiques, avec leur lot de suicidés. Il s ’ agit donc à la fois de figures connues, d ’ autres nettement moins, tel ce patricien rallié à Joseph II (Antonio de Giuliani), dont les parcours sont rendus compréhensibles par leur insertion dans de plus vastes panoramas sociaux. Ce sont aussi des sagas commerciales et navales qui sont retracées, à l ’ instar du Lloyd, éminent représentant du savoir-faire anglais. Le port cosmopolite se présente comme un terrain d ’ aventure où se croisent nombre de destinées, certaines improbables et tragiques, à l ’ instar de ce héros de l ’ irrédentisme italien, Guglielmo Oberdan (1858-1882), né de mère slovène et affublé d ’ un patronyme par trop germanique (Wilhelm Oberdank) pour le jeune nationaliste. Il s ’ agit donc d ’ une biographie collective, sans que cela apparaisse comme un cadre théorique strict. La démarche est convaincante par sa capacité à articuler, à partir d ’ itinéraires particuliers, des problématiques générales. La construction du propos crée quelques effets de reprise : telle famille évoquée dans une partie revient à un autre moment, entremêlée à l ’ histoire de la ville, à un autre stade de son développement. Ainsi la grande variété des personnages et des familles permet de resituer les traits généraux et les exceptions notables, comme celle des dirigeants socialistes italiens et slovènes, qui ne parvinrent pas à s ’ entendre autour d ’ un programme commun de défense de la classe ouvrière. L ’ intime connaissance des lieux acquise par l ’ auteur transparaît dans l ’ explication détaillée d ’ éléments topographiques de la ville : circulant entre différentes allées des cimetières, attentif à tel prénom italianisé, aux

Austriaca no 87, 2018 Notices bibliographiques 275 détails de la symbolique des décorations en façade, aux contrastes entre des intérieurs richement ornés et un extérieur géométrique, Gilbert Bosetti déchiffre la ville. Les frontières religieuses sont finement appréhendées, retracées précisément, ainsi dans la démarcation progressive entre orthodoxes, Serbes et Grecs, lorsque se pose la question de la construction de lieux de culte. Le soutien du clergé local catholique italien à Vienne est mis en relation avec le sentiment que l ’ Autriche représente un rempart solide contre le protestantisme venu du nord (p. 335). Mais en dernière instance, Gilbert Bosetti n ’ accorde pas une place centrale aux dissensions confessionnelles dans le contexte triestin : « les accords commerciaux austro-turcs furent renouvelés, énième preuve que là était l ’ essentiel et que la guerre n ’ était que le moyen de faire bouger le rapport de force sans acrimonie religieuse » (p. 25). La fondation de la société d ’ assurances Generali dans les années 1830, par un consortium multiconfessionnel, semble en effet accréditer cette approche. Il importe de préciser que le point de vue de l ’ auteur est celui d ’ un italianiste. L ’ ouvrage paraît du reste dans une collection explicitement rattachée à la problématique d ’ une « Italie plurielle ». L ’ ignorance avouée des langues slaves (il faudrait ajouter l ’ allemand, le roumain et le hongrois, semble-t-il) se reflète par conséquent dans la bibliographie et les développements. Elle n ’ épargne pas la retranscription des patronymes et des toponymes, quelque peu hasardeuse. Non seulement les signes diacritiques sont maltraités, mais les termes étrangers, à l ’ exception de ceux en italien, ne sont pas systématiquement harmonisés. Cela entraîne forcément un biais, qui est celui d ’ une vision italienne des choses. Bien loin d ’ épouser les tendances irrédentistes, l ’ auteur tente de mesurer les facteurs qui purent donner naissance à un moment de convergence entre projet économique et social, lorsque les différentes populations ont contribué à la création d ’ une cité à la fois prospère et multiethnique. La liste des ouvrages et des articles qui pourraient compléter ce panorama pourrait certes être faite (Maurizio Serra, Sabine Rutar, Marija Mitrović, Sanja Roić…). Il n ’ est pas certain que cela entraînerait un changement décisif dans le déroulement argumentatif, de la naissance, en passant par l ’ expansion, jusqu ’ au déclin du creuset. Mais certaines assertions auraient pu gagner en précision, en particulier concernant la thématique de la tolérance religieuse (au siècle des Lumières en particulier), qui n ’ est sans doute pas un terme aussi transparent qu ’ il y paraît. La thèse centrale de l ’ ouvrage, celle d ’ une profonde compatibilité entre bourgeoisie commerciale et créativité culturelle (p. 195), semble en revanche démontrée.

Austriaca no 87, 2018 276 Notices bibliographiques

Quelques répétitions, erreurs factuelles et oublis se sont glissés dans le texte : Carlo Yriarte n ’ est autre que Charles Yriarte, qui publia presque exclusivement en français (p. 271). Dans la bibliographie, les références aux auteurs auraient pu avantageusement citer les traductions françaises lorsqu ’ elles existent (pour Quarantotti Gambini par exemple). Mais l ’ ouvrage, accompagné d ’ une iconographie et d ’ une cartographie bien choisies, apporte nombre de faits et de réflexions, qui en font un outil précieux. Par le ton personnel, l ’ élan et la bienveillance non dissimulée pour ces familles, ces destins et cette ville, Gilbert Bosetti apporte sa contribution à une narration historique qui ne méconnaît pas le sens du tragique. Il peut aussi se lire comme un hommage à Claudio Magris sur ses terres. Les nombreuses sources littéraires, écrites en différentes langues, soigneusement mises en perspective, sont autant d ’ invitations à se (re)plonger dans le microcosme adriatique et habsbourgeois de Trieste.

Daniel Baric

Louise Hecht (Hg.), Ludwig August Frankl (1810-1894). Eine jüdische Biographie zwischen Okzident und Orient (= Intellektuelles Prag im 19. und 20. Jahrhundert, Band 10), Köln-Weimar-Wien, Böhlau, 2016, 430 p., ISBN : 978-3-412-50374-1, 60 €.

Le volume 10 de la belle collection « Intellektuelles Prag im 19. und 20. Jahrhundert » est consacré à l’écrivain, publiciste, voyageur et orien- taliste juif originaire de Chrást en Bohême, Ludwig August Frankl. Cet ouvrage, fruit d’un colloque organisé en 2010 à Olomouc (République tchèque) à l’occasion des deux cents ans de la naissance de Frankl, constitue la première étude exhaustive de l’ensemble de la biographie et de l’œuvre de cet acteur important de la vie culturelle et intellectuelle autrichienne, viennoise et juive du xixe siècle. L’ouvrage n’est toutefois pas conçu comme des actes de colloque, mais se présente comme une « biographie polyphonique », ainsi que le définit Louise Hecht dans une remarquable introduction (p. 11-45). Outre les quinze contributions organisées en quatre chapitres étudiant les origines de Frankl et de sa famille (« Biographische Welt: Tradition und Akkulturation »), son

Austriaca no 87, 2018 Notices bibliographiques 277 engagement public (« Öffentliche Welt: Literatur und Revolution »), son action au sein de la communauté juive de Vienne (« Jüdische Welt: Phi- lanthropie und Wissenschaft ») et son engagement patriotique (« Patrio- tische Welt: Denkmäler, Biographien und Nachrufe »), l’ouvrage se com- pose de précieuses annexes parmi lesquelles une biographie synthétique de Frankl, l’arbre généalogique de sa famille, une bibliographie sélective de son œuvre ainsi qu’une riche bibliographie qui inclut notamment une présentation exhaustive des études consacrées jusqu’alors à Frankl. L’ensemble de l’œuvre de Frankl se trouve tour à tour étudié, qu’il s’agisse de l’œuvre poétique, journalistique, de nouvelles, de son récit de voyage à Jérusalem ou encore de son œuvre biographique et à la mémoire de personnalités illustres, voire de son œuvre de collection- neur. L’œuvre poétique est ainsi abordée par Václav Petrbok (« Ludwig August Frankl als tschechischer Dichter? », p. 89-120) et Stefan Schmidl, qui s’intéresse aux nombreuses mises en musique des poèmes de Frankl (« Gedichte von Ludwig August Frankl in ihren Vertonungen. Ein Spektrum musikalischer Übersetzungen », p. 183-194) tout en souli- gnant la place particulière du poème Die Universität, premier poème imprimé sans censure au moment de la révolution de 1848 (p. 183) et devenu grâce à ses différentes versions musicales une sorte de « Marseil- laise autrichienne » (p. 184). L’œuvre journalistique intéressent Barbara Boisits, qui étudie la revue Sonntagsblätter – dont Frankl fut le rédacteur de 1842 à 1848 – sous l’angle original de sa contribution à l’élaboration d’une critique musicale viennoise (« Die Bedeutung der Sonntagsblät- ter Ludwig August Frankls für die Wiener Musikkritik », p. 157-182), ainsi que Gertraud Marinelli-König (« Ludwig August Frankl und die Wiener Unterhaltungsblätter im Vormärz », p. 207-220), qui présente Frankl comme « l’une des personnalités du monde des médias les plus influentes » de son époque (p. 207), ou encore Ernst Wangermann, qui examine le rôle de Frankl durant la révolution de 1848 et se concentre à cette fin « essentiellement sur la revue hebdomadaire Sonntagsblätter, à laquelle Frankl conféra un caractère presque exclusivement politique à partir de mars 1848, et au Wiener Abendzeitung qu’il édita à partir de fin mars 1848 comme supplément quotidien des Sonntagsblätter » (p. 195). Carsten L. Wilke propose quant à lui une étude tout à fait passionnante de la contribution jugée primordiale de Frankl, via la nouvelle Diego de Aguilar, à la création d’un mythe marrane (« Ludwig August Frankl als historischer Mythograph der Marranen », p. 219-240). L ’ œuvre de Frankl voyageur et orientaliste est l ’ objet de deux articles, celui de Marie Krappmann (« Ludwig August Frankls “Nach Jerusalem!„. Über die

Austriaca no 87, 2018 278 Notices bibliographiques

Logik der Widersprüche und das Zerbröckeln der Metaphern », p. 241- 256) et celui de Yochai Ben-Ghedalia (« “My Heart is in the East“: Lud- wig August Frankl ’ s Mission to the Orient in the Footsteps of Yehuda Halevy », p. 257-273). Herlinde Aichner (« Ludwig August Frankl – Politiker der Erinnerung », p. 275-290) s’intéresse pour sa part à la mise en œuvre d’une « politique de la mémoire » par Frankl, rédacteur de nombreuses biographies, édificateur de monuments en hommage à ses contemporains ou illustres prédécesseurs et insatiable collecteur d’objets et de documents (Louise Hecht parle de Sammelleidenschaft, p. 297), qui font aujourd’hui la richesse du Musée juif de Vienne en particulier, comme l’indique Gabriele Kohlbauer-Fritz dans son étude « Ludwig August Frankl und das Jüdische Museum » (p. 323). Reprenant la thèse de la material culture selon laquelle les objets qui nous entourent livrent eux aussi un portrait de leur propriétaire (p. 295), Louise Hecht étudie le monde des objets de Frankl et son « musée » privé qu’était devenu son domicile. Cette appétence pour la construction de monuments à la gloire de grands hommes ne fut pas sans susciter d’âpres polémiques, en parti- culier avec Ferdinand Kürnberger, qui soupçonnait Frankl de tenter de se mettre lui-même en avant par le biais de ces monuments (p. 285). Hubert Lengauer étudie de manière approfondie la relation entre les deux hommes, qui furent d’abord amis ; l’évolution de leur amitié et col- laboration étroite avant 1848 en vive hostilité de la part de Kürnberger illustre aussi la montée de l’antisémitisme en Autriche dans la seconde moitié du xixe siècle (Hubert Lengauer, « Konkurrenz und Kompensa- tion. Ludwig August Frankl und Ferdinand Kürnberger », p. 137-156). Un dernier aspect de l’œuvre de Frankl se trouve également remarqua- blement exploité dans cet ouvrage. Il s’agit de la correspondance foi- sonnante de l’écrivain, dont tire profit notamment Dieter J. Hecht pour mettre en lumière avec minutie la biographie de Frankl à travers ses relations féminines, qui jouèrent un rôle important (« “Wie glücklich ist sicher die gute Paula…„ Frauen im Leben von Ludwig August Frankl », p. 47-76). L ’ ensemble de ces contributions met en évidence deux caractéris- tiques de l ’ œuvre et du parcours de Frankl. La première est sa posi- tion d ’ entre-deux, d ’ emblée soulignée par le sous-titre du volume, entre-deux qui confère un statut de passeur, voire de médiateur, mais qui dépasse largement le cadre des relations entre monde occidental et Orient, entre christianisme et judaïsme. Václav Petrbok (« Ludwig August Frankl als tschechischer Dichter? », p. 89-120) souligne ainsi sa

Austriaca no 87, 2018 Notices bibliographiques 279 situation entre Tchèques et Allemands, entre identité allemande et iden- tité tchèque, langue allemande et langue tchèque, littérature allemande et littérature tchèque. Jörg Krappmann (« Der “Mitgenannte„. Ludwig August Frankl und die Literaturgeschichte », p. 121-136) évoque quant à lui une œuvre littéraire « zwischen biedermeierlicher Weltschmerzdich- tung und revolutionärem Vormärz, und damit zwischen Skylla und Cha- rybdis der Literaturgeschichtsschreibung des 19. Jahrhunderts » (p. 135). Selon Jörg Krappmann, cette situation d’entre-deux dans l’histoire lit- téraire expliquerait le « processus de marginalisation » (p. 122) dont Frankl a finalement été victime, pour lequel Krappmann préfère forger le terme de Mitgenannter, plutôt que de reprendre des concepts déjà existants tels que Vernachlässigter, Vergessener ou Verschollener qui ne correspondent pas vraiment à la situation de Frankl (p. 122). Nous abordons ainsi la seconde caractéristique de l’œuvre de Frankl qui res- sort particulièrement de cette « biographie collective » (Hecht, p. 45), à savoir sa place en marge du canon de la littérature et de l’histoire autri- chienne en dépit d’une carrière tout à fait remarquable dans le monde des lettres et dans la vie culturelle autrichienne. À travers la biographie de Frankl, c’est l ’ histoire de l ’ Autriche du xixe siècle et du judaïsme en Autriche qui se trouve éclairée.

Hélène Leclerc

Maria Piok, Ulrike Tanzer und Kyra Waldner (Hg.), Marie von Ebner-Eschenbach. Schriftstellerin zwischen den Welten (=Innsbrucker Beiträge zur Kulturwissenschaft. Germanistische Reihe. Bd. 90), Inns- bruck, innsbruck university press, 2018, 236 p., ISBN : 978-3-901064- 53-1, 38 €.

Marie von Ebner-Eschenbach (1830-1916) s ’ est imposée comme auteure à une époque de bouleversements politiques, intellectuels et culturels majeurs : se frayant un chemin entre des conceptions et des valeurs traditionnelles d ’ un côté et sa quête d ’ évasion par la littérature de l ’ autre, elle a produit une œuvre littéraire abondante qui interroge à plusieurs niveaux les changements sociopolitiques de son temps sur la voie de la modernité. Les contributions réunies par Maria Piok, Ulrike

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Tanzer et Kyra Waldner dans le présent volume, fruit d ’ un colloque organisé en mars 2016 par la Wienbibliothek im Rathaus en coopération avec le Brenner-Archiv de l ’ université d ’ Innsbruck pour le centième anniversaire du décès de l ’ auteure, inscrivent précisément la vie et l ’ œuvre de Marie von Ebner-Eschenbach dans les contextes les plus divers, permettant ainsi de dresser le portrait, à la fois varié et complexe, d ’ une auteure qui semble se dérober – comme « Schriftstellerin zwischen den Welten » – à toutes les étiquettes que l ’ on a cherché à apposer sur son œuvre comme sur sa personne. Après la publication par Walter Hettche et Ulrike Tanzer d ’ un échantillon de textes poétiques de Marie von Ebner-Eschenbach tirés de Aus einem Liederbuche (p. 19-27), dans lesquels l ’ influence du lyrisme de Heine se fait sentir, un certain nombre de contributions portent sur l ’ inscription de l ’ œuvre de Marie von Ebner-Eschenbach dans le contexte de son époque, dont les changements trouvent écho dans sa production littéraire. Evelyne Polt-Heinzl s ’ intéresse ainsi aux points de contact entre Marie von Ebner-Eschenbach et les auteurs de la « Jeune Vienne » (Jung Wien), avec lesquels elle partagea un espace non seulement géographique, mais encore intellectuel, fait de bouleversements liés à l ’ époque de transition entre Ringstraßenzeit et modernité viennoise : outre leurs échanges épistolaires, ces auteurs fréquentaient les mêmes lieux, les mêmes concerts, les mêmes théâtres, ils publiaient dans les mêmes journaux, revues et maisons d ’ édition ; l ’ auteure montre par ailleurs que de nombreux parallèles thématiques avec les auteurs du groupe Jung Wien, surtout avec Schnitzler, sont frappants, malgré d ’ indéniables différences dans le traitement des sujets : crise de l ’ individu confronté aux processus de modernisation sociale, éclatement du rapport traditionnel entre les sexes, double morale dominante. L ’ article de Madgalena Stieb, qui a pour objet l ’ impact de la photographie sur la littérature à l ’ exemple des nouvelles tardives de Ferdinand von Saar, paraît en revanche moins bien relié au reste du recueil – même si Marie von Ebner-Eschenbach se fait l ’ écho de ce nouveau médium dans son premier roman, Lotti, die Uhrmacherin (1880). La plupart des contributions montrent la complexité de classer l ’ œuvre de Marie von Ebner-Eschenbach dans une catégorie spécifique, notamment celle d ’ un réalisme axé sur les notions d ’ harmonie et d ’ idylle (voir le cliché récurrent de la « Dichterin der Güte »). Pour affiner le propos, l ’ accent est ainsi mis sur des comparaisons avec d ’ autres auteurs et sur une relecture serrée de l ’ œuvre prise dans ces

Austriaca no 87, 2018 Notices bibliographiques 281 réseaux. Une question centrale ici débattue est celle de savoir dans quelle mesure Marie von Ebner-Eschenbach rompt avec un certain horizon d ’ attente conventionnel lié en particulier aux conditions de possibilité d ’ une écriture féminine : c ’ est ce que montre Peter C. Pfeiffer, s ’ intéressant au début et à la fin des textes de Marie von Ebner- Eschenbach, dans son analyse du jeu de l ’ auteure avec les formes et les structures littéraires (tragédie historique, comédie, diverses formes de la nouvelle, poèmes), jeu par lequel elle interroge – voire dissout parfois – les frontières traditionnelles entre les genres. Cette rupture partielle avec les attentes conventionnelles liées aux genres peut également prendre la forme de projections fantasmées d ’ évasions et de pertes de contrôle que Daniela Strigl étudie à l ’ exemple des multiples scènes d ’ équitation, à la symbolique souvent sexuelle, qui traversent l ’ œuvre de Marie von Ebner-Eschenbach (Unsühnbar, Komtesse Muschi, Komtesse Paula, Die Freiherren von Gemperlein, Božena) et qui, là encore, démontent le cliché de la femme honorable en accord avec les conventions de son temps. Dans une contribution aussi courte que lumineuse, Eda Segarra se penche quant à elle sur diverses représentations de personnages enfantins dans la tradition narrative du xixe siècle, une tradition dans laquelle s ’ inscrit Marie von Ebner-Eschenbach, et parvient à la conclusion suivante : « Das ungeschundene oder ungeliebte Kind als Opfer der Gesellschaft ist ein durchgehendes Motiv der Erzählkunst der Autorin » (p. 89). Marie Luise Wandruszka montre ce qu ’ Ebner- Eschenbach, surtout dans Glaubenslos? et Das Gemeindekind, doit à Spinoza (l ’ opposition entre agir et souffrir) dans son approche du « réalisme politique ». Dans un contexte d ’ émancipation progressive de la femme dans son rôle familial et social, Milan Tvrdík rapproche, enfin, le réalisme de Marie von Ebner-Eschenbach de celui de l ’ auteure tchèque Karolina Světlá (1830-1899). Plusieurs autres contributions s ’ appliquent à cerner plus spécifiquement le réseau littéraire de Marie von Ebner-Eschenbach. Deux articles portent sur la correspondance, restée longtemps inédite, entre Marie von Ebner-Eschenbach et Josephine von Knorr (1827- 1908), une poétesse aujourd ’ hui largement oubliée ; Irene Fußl et Lina Maria Zangerl montrent, à l ’ appui de cette très riche correspondance, les difficultés souvent insurmontables auxquelles l ’ auteure eut à faire face dans son rôle de soutien et de bienfaitrice de membres de sa famille : bien plus qu ’ une forme convenue d ’ échange entre amies, la lettre devient ici le substitut vital d ’ un espace de liberté dans lequel Marie von Ebner- Eschenbach parvint peu à peu à esquisser (Lina Maria Zangerl parle

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à juste titre d ’ Autorschaftsentwürfe), puis à développer pleinement son image d ’ auteure, en prenant pour modèles Betty Paoli et Annette von Droste-Hülshoff, mais aussi, sur un ton plus badin, Schiller et Goethe. Karin S. Wozonig se concentre précisément sur le rôle central joué par Betty Paoli (1814-1894) en faveur de Marie von Ebner-Eschenbach, notamment en qualité de conseillère littéraire et de « première critique » (erste Rezensentin) de son œuvre. Walter Hettche s ’ intéresse pour sa part de près à l ’ amitié épistolaire, emplie d ’ admiration emphatique, entre Marie von Ebner-Eschenbach et son contemporain Paul Heyse (1830- 1914), en qui elle voyait un mentor littéraire ; outre les signes évidents de sympathie et d ’ admiration réciproques, qui trouvent largement écho dans leurs journaux, leur correspondance et les volumes de nouvelles qu ’ ils se dédient l ’ un à l ’ autre, Walter Hettche met pour la première fois en lumière les similitudes structurelles entre la nouvelle Vroni (1891) de Heyse et Eine Todtenwacht (1892) d ’ Ebner-Eschenbach. L ’ ouvrage se clôt sur trois articles complémentaires qui ont pour objet la « mémoire », voire la patrimonialisation de Marie von Ebner- Eschenbach. Dans le premier, Kyra Waldner aborde le vaste problème posé par la dispersion du Nachlass de l ’ auteure. Dans le deuxième, Ingeborg Schemper et Caroline Mang décrivent les monuments qui ont été élevés à la gloire de l ’ auteure et qui témoignent, chez elle, d ’ un tiraillement entre un souci de modestie et un désir de représentation conforme à son rang social et littéraire. Dans le troisième, Ulrike Tanzer fait un état des lieux précis de la recherche sur l ’ œuvre de Marie von Ebner- Eschenbach : par rapport à un certain nombre de ses contemporains comme Theodor Storm, Gottfried Keller ou Johann Nestroy, sa réception apparaît sensiblement en retrait, aussi bien en termes de soutiens institutionnels que de présence éditoriale. L ’ achèvement en 2015 d ’ une édition en quatre volumes des œuvres de Marie von Ebner-Eschenbach parue au Residenz-Verlag (sous la direction d ’ Evelyne Polt-Heinzl, de Daniela Strigl et d ’ Ulrike Tanzer), la parution dans cette même maison d ’ édition de la biographie de l ’ auteure par Daniela Strigl (Berühmt sein ist nichts: Marie von Ebner-Eschenbach. Eine Biographie, 2016), ainsi que la publication de la correspondance entre Marie von Ebner-Eschenbach et Josephine von Knorr chez De Gruyter en 2016 (sous la direction de Ulrike Tanzer, Irene Fußl, Lina Maria Zangerl et Gabriele Radecke), sans oublier la tenue de deux colloques internationaux consacrés à l ’ auteure, permettent toutefois d ’ envisager des jours meilleurs. Cet ouvrage collectif, tout en dressant un bilan utile de la recherche actuelle sur l ’ œuvre de Marie von Ebner-Eschenbach, ouvre un certain

Austriaca no 87, 2018 Notices bibliographiques 283 nombre de perspectives (voir à ce sujet les pistes de réflexion proposées par Ulrike Tanzer, p. 225-228) qui ne manqueront pas, à l ’ avenir, de s ’ avérer fructueuses pour quiconque souhaite (re)découvrir aujourd ’ hui la complexité et les ambivalences d ’ une auteure phare de la littérature autrichienne du xixe et du début du xxe siècle.

Marc Lacheny

Marko Trogrlić (éd.), Dostojan vojnik Jelačića bana. Autobiografski zapisi dalmatinskog namjesnika Gabrijela Rodića (Un soldat digne du ban Jelačić. Les écrits autobiographiques du gouverneur de Dalmatie Gabrijel Rodić), Zagreb-Split, Leykam International-Odsjek za povijest Filozofskog fakulteta u Splitu, « Dalmatica », 2017, 226 p., ISBN : 978- 953-340-048-8, 220 kunas (environ 29,60 €).

Marko Trogrlić, qui enseigne l ’ histoire contemporaine à l ’ université de Split, poursuit le projet de publier et d ’ éditer des textes inédits de personnalités qui ont laissé une trace dans l ’ espace dalmate à l ’ époque de son appartenance à la sphère habsbourgeoise (1815-1918). Après avoir édité avec Konrad Clewing le volumineux et fort intéressant rapport adressé à l ’ empereur du gouverneur de Dalmatie Wenzel von Lilienberg datant de la première moitié du xixe siècle2, il présente l ’ autobiographie d ’ un personnage à première vue secondaire, qui en réalité apparaît comme paradigmatique d ’ un profond changement dans les rapports entre sujets et pouvoir central dans l ’ Empire habsbourgeois du premier xixe siècle. L ’ étude introductive de Marko Trogrlić (p. 9-42) replace dans son contexte la carrière du baron Gabrijel Rodić (1812-1890), qui naît à l ’ époque des Provinces illyriennes fondées par Napoléon dans un espace dédié à la défense de l ’ Empire habsbourgeois (les Confins militaires), où tous les hommes entre 16 et 60 ans sont tenus de faire

2. Marko Trogrlić et Konrad Clewing (éd.), Dalmacija ‒ neizbrušeni dijamant. Habsburška pokrajina Dalmacija u opisu namjesnika Lilienberga, Zagreb, Leykam, 2016. Le compte rendu paru dans Austriaca (no 81, décembre 2015, p. 211-216) concernait l ’ édition alle- mande de l ’ ouvrage.

Austriaca no 87, 2018 284 Notices bibliographiques leur service militaire. À partir de son modeste milieu familial, il entame une remarquable ascension sociale qui commence par la fréquentation de l ’ école militaire de Graz, où il reçoit une formation conçue pour les officiers de ces contrées frontalières. Lui-même y sera bientôt engagé comme enseignant. Sa carrière débute dans la défense du territoire contre des incursions venues de la Bosnie ottomane dans les années 1830 et 1840. Dans l ’ offensive menée contre les révolutionnaires hongrois, il joue un rôle de premier plan aux côtés du vice-roi de Croatie, le ban Jelačić, jusqu ’ à la victoire finale en août 1849. Après avoir servi six ans en Transylvanie, il devient commandant de la zone de Kotor, d ’ une éminente importance stratégique. Dans les guerres pour l ’ unité italienne, il est impliqué à plusieurs reprises. Il est ensuite appelé à jouer un rôle essentiel dans le contexte des révoltes monténégrines autour de la mise en pratique de la conscription (Landwehrgesetz). S ’ il réussit dans un premier temps à calmer les esprits, il n ’ a bientôt plus la confiance du gouvernement pour prendre l ’ offensive contre une seconde tentative de soustraction aux autorités austro-hongroises en 1881 et se retire à Vienne, où il meurt près d ’ une décennie plus tard, non sans garder l ’ espoir de demeurer un recours éventuel pour le gouvernement. Le texte autobiographique est écrit dans une langue sans fioriture, ni anecdotes, dont le lecteur moderne aurait pourtant été friand. Sa rédaction débute à la suite de sa mise à la retraite au début des années 1880. Elle abonde en remarques précises sur les combats auxquels l ’ auteur prit part. Rodić avait pour habitude de tenir un journal, où il copiait minutieusement les documents importants qu ’ il recevait et qui transitaient par ses services, ainsi que des articles de presse. Ce sont des archives personnelles abondantes (plus de mille pages conservées au Kriegsarchiv de Vienne, Nachlass Rodich) qui ont servi à l ’ élaboration de cet écrit, dont l ’ importance documentaire réside notamment dans le fait que les archives du Conseil d ’ État autrichien disparurent dans l ’ incendie du Palais de Justice en 1927, alors que Rodić en reproduit des comptes rendus dans des notes accompagnées de commentaires. Assurément, l ’ un des épisodes les plus intéressants de son parcours, qu ’ il nomme un « drame sanglant » (ein höchst blutiges Drama, p. 123) concerne la révolte qui eut lieu en 1869 dans les Bouches de Kotor, lorsqu ’ il s ’ agit d ’ organiser pour la première fois un service militaire, dans le cadre de l ’ État impérial austro-hongrois. Les populations montagnardes du Monténégro, à la frontière avec la Bosnie-Herzégovine et la Croatie, avaient coutume de porter les armes pour défendre leurs maigres lopins de terre, ainsi que de partir à l ’ étranger, sur les rives de

Austriaca no 87, 2018 Notices bibliographiques 285 la mer Noire, à Alexandrie ou en Amérique, pour gagner de quoi fonder une famille. La mise en place d ’ une armée de conscription mettait à mal cette liberté de circuler et de porter les armes à des fins d ’ autodéfense en dehors des circuits sous contrôle de l ’ armée. L ’ enjeu de l ’ incorporation est donc celui de la construction d ’ un État moderne qui pénètre à ce moment dans un espace que les pouvoirs impériaux antérieurs (vénitien, ottoman et français) n ’ avaient fait qu ’ effleurer, sans en modifier les coutumes. Rodić, lui-même de confession orthodoxe et d ’ ascendance serbe – ce qu ’ il ne manque pas de rappeler aux Monténégrins ‒ est parfaitement conscient de ce particularisme et cherche à faire accepter la conscription, tout en permettant aux pouvoirs locaux et aux individus de maintenir le port d ’ armes. Le paratexte de l ’ édition permet de suivre ce qui n ’ est dit qu ’ à demi-mot dans l ’ autobiographie, à savoir que des bruits ont couru, relayés par la presse, que les moyens utilisés par Rodić pour convaincre les Monténégrins récalcitrants de rentrer dans le rang seraient passés par un monnayage, pratique qu ’ il dénonce lui-même comme l ’ héritage de pouvoirs antérieurs trop faibles depuis l ’ époque de Venise (p. 70). La consultation parallèle du texte source (donné en version manuscrite dans cette édition), de la traduction croate et du paratexte, permet de suivre comment s ’ ancre dans le lexique du gouverneur la conscience que le développement d ’ un sentiment d ’ appartenance à un État supranational est un enjeu vital pour l ’ Empire habsbourgeois. S ’ il s ’ agit en l ’ occurrence d ’ un plaidoyer pro domo, le document représente en tant que tel le précieux témoignage d ’ une personnalité qui s ’ est sentie incomprise. Ceci explique du reste pourquoi dans ce récit les événements monténégrins occupent davantage de place que les combats auxquels il prit part en 1848-49 en Hongrie, la bataille de Custozza (1866), ou l ’ occupation de la Bosnie-Herzégovine en 1878. Les témoignages donnés en annexe vont du reste dans ce sens : son activité de médiateur entre les Slaves du sud de l ’ Empire et les autorités viennoises ne fut pas couronnée du succès qu ’ il espérait atteindre. Il comprend la logique de cette opposition, qui repose sur la peur d ’ être victime, une fois désarmé, de voisins prédateurs, dans un milieu naturel hostile et peu fertile. Il s ’ étonne que personne ne fasse l ’ effort d ’ expliciter ce en quoi consiste l ’ armée, pour une population au mode de pensée encore très traditionnel (p. 69) : Aufklärung, le mot revient périodiquement comme la solution à l ’ incompréhension profonde entre ces deux mondes à mi-chemin desquels se trouve précisément Rodić, qui s ’ est employé à fonder des écoles dans les régions les plus reculées des montagnes monténégrines sous contrôle autrichien.

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Indirectement se dessine ainsi, au-delà des détails sur la pacification des Monténégrins, le portrait d ’ un homme qui s ’ est senti dépossédé, par sa mise à la retraite, du sens d ’ un demi-siècle d ’ engagement au service de l ’ empire d ’ Autriche. L ’ amertume pointe de n ’ avoir pu couronner sa carrière par la résolution du second conflit avec les Monténégrins (p. 71), alors que les écoles et d ’ autres bâtiments financés par l ’ État étaient incendiés par le cercle des derniers réfractaires au service militaire. Malgré les reconnaissances institutionnelles et les gages d ’ estime personnelle dont il fut l ’ objet (il reçut à sa retraite une lettre de la main de François-Joseph qui le remerciait de son engagement sans faille), l ’ autobiographie laisse poindre un sentiment de profonde incompréhension, comme si Rodić devait toujours se justifier de sa loyauté à l ’ égard de Vienne, alors que pour les Slaves du Sud il apparaissait comme insuffisamment impliqué dans le mouvement de slavisation de la vie publique, que certains mettent pourtant à son crédit. Tout l ’ inconfort de cette situation se lit aussi dans les articles parus à l ’ annonce de son décès : son intégrité morale n ’ est pas remise en question, mais ses qualités d ’ homme politique sont en revanche questionnées devant la situation qui prévalut malgré son engagement. Le désaccord est demeuré entier au sein des classes dirigeantes entre les tenants d ’ une ligne slavophile et les partisans d ’ une reprise en main par les autorités centrales. L ’ édition critique éclaire le texte autobiographique, suivi d ’ une dizaine de documents qui donnent des clés supplémentaires pour la compréhension du rôle de ce personnage dans le monde habsbourgeois. Un ensemble de cartes, fort utiles pour suivre les mouvements de troupes lors de batailles auxquelles Rodić a participé, enrichit bien à propos les textes descriptifs concernant les faits d ’ armes dont il rend compte. Une très utile bibliographie, ainsi qu ’ un index nominum et locorum complètent l ’ ouvrage. Pour les lecteurs germanophones, on pourra néanmoins regretter que la transcription ne soit pas donnée, même si l ’ original en Currentschrift est intégralement reproduit. En se livrant à l ’ exercice de la retranscription, en recoupant les deux textes, on remarque quelques omissions ou inflexions, qui éloignent quelque peu le lecteur du texte source et de ce qu ’ il veut dire. Ainsi, certains termes militaires (Treffen, Gefecht, Schlacht, etc., p. 46) ne sont pas traduits, encore moins commentés, alors qu ’ ils sont sans doute choisis à dessein par l ’ auteur. Par ailleurs, des oublis dans la traduction (« mit entschiedenen Worten », p. 54), des flottements (dans la traduction du terme Eifer, par exemple, p. 56 et 58) sont repérables. Certains choix

Austriaca no 87, 2018 Notices bibliographiques 287 sont discutables : traduire zähmen par smirivanje (p. 59), au sens de « pacification », ne rend pas bien compte de l ’ aspect militaire du propos. Sans forcément modifier en profondeur le sens de la phrase, ce sont des nuances qui sont perdues pour percevoir l ’ enjeu du texte, à savoir une justification systématique des actions de l ’ auteur. L ’ étude n ’ aborde que très rapidement la forme de cet écrit. Or une analyse linguistique pourrait faire ressortir l ’ intérêt de ce texte où alternent les passages à la troisième personne du singulier (de loin les plus longs) et l ’ expression à la première personne. De même le passage de l ’ allemand au parler monténégrin et inversement révèle cette posture entre les deux manières de voir la question, qu ’ une analyse en termes de sociolinguistique historique aurait sans doute pu enrichir de quelque utile éclairage (la graphie slave hésitante face à un maniement impeccable de l ’ allemande est un indice). Derrière l ’ énumération des états de service se lit donc la défense d ’ un militaire brisé. Il est par conséquent légitime de se demander quelle part prend l ’ exagération lorsqu ’ il est dit que les habitants des Bouches sont venus prendre part à la défense du pays en renonçant à toute rétribution : il s ’ agit clairement ici pour l ’ auteur de se dédouaner des rumeurs à son encontre (p. 49). Le commentaire et les annexes permettent cependant d ’ atténuer l ’ effet de plaidoyer et de rendre palpables les déchirements internes des représentants du pouvoir habsbourgeois. Pour toutes ces raisons, le projet d ’ une édition des journaux tenus par Rodić évoqué par l ’ auteur de cette publication ne saurait être qu ’ encouragé.

Daniel Baric

Jakub S. Beneš, Workers and Nationalism. Czech and German Social Democracy in Habsburg Austria, 1890-1918, Oxford, Oxford University Press, 288 p., ISBN : 9780198789291, 66 £.

Cet ouvrage traite moins des théories sur la question nationale que des pratiques des sociaux-démocrates tchèques et « Allemands d ’ Autriche » pendant la période 1890-1918. Il commence avec les débuts de la social-démocratie comme force politique majeure et se termine à la fin de la première guerre mondiale, période marquée par la scission

Austriaca no 87, 2018 288 Notices bibliographiques définitive, politique et territoriale, entre les deux peuples. Il s ’ agit de la première étude aussi fouillée des pratiques concrètes militantes des deux nationalités, fondées sur une recherche minutieuse mobilisant des sources dans plusieurs langues (notamment allemand et tchèque), tout en s ’ appuyant sur l ’ abondante historiographie existante. « L ’ attraction des travailleurs ordinaires pour l ’ idée nationale a été largement acceptée, mais rarement expliquée » (p. 8) comme le souligne l ’ historien dans son introduction. Cet ouvrage propose donc de saisir ce que pouvait signifier une certaine « identité nationale » dans un camp politique où le dépassement des conflits nationaux constituait une des principales utopies et forces mobilisatrices. Pour ce faire, Beneš se propose d ’ écrire une histoire par en bas, from below, s ’ inspirant de l ’ historien britannique Edward P. Thompson. Il considère comme fondamentales les représentations ; tout ce qui a trait à l ’ histoire culturelle pour saisir les difficultés des socialistes face à l ’ articulation entre nation, nationalisme, et internationalisme est mis en avant. Bref, si les textes d ’ Otto Bauer et Karl Renner ont droit de cité, ce n ’ est finalement qu ’ à la marge, puisqu ’ il ne s ’ agit pas de reprendre une nouvelle fois un débat théorique jugé bien connu. Une des thèses centrales de l ’ ouvrage est de souligner que « la communauté nationale envisagée par eux (les sociaux-démocrates) a une signification différente que celle envisagée par les nationalistes bourgeois » (p. 55). Parmi les éléments détaillés et rendant particulièrement bien compte de la construction nationale spécifique prônée par les sociaux-démocrates tchèques, on peut citer la mise en valeur et patrimonialisation de Jan Hus. Les sociaux-démocrates évoquent les Taborites, célébrés à l ’ occasion de la défaite de Lipany, contre les nationalistes « bourgeois » célébrant les hussites. Une exaltation de Jan Žižka, leader taborite, se remarque ainsi dans les cercles militants depuis la fin des années 1860. Dans ce cadre, les hussites, qui se sont joints aux catholiques en 1434 pour défaire les taborites, sont considérés comme des traîtres. Le socialisme tchèque se nationalise donc, mais à partir de références opposées aux autres forces politiques. Côté autrichien, la question grande-allemande est traitée dans plusieurs parties du livre (peut-être trop marginalement par rapport à la question tchèque). Il apparaît que la perspective d ’ unification d ’ un grand ensemble allemand demeure la perspective des élites de la social-démocratie autrichienne, largement convaincues de la justesse d ’ une politique d ’ assimilation à moyen terme. La question de la culture allemande et du positionnement de la gauche sociale-démocrate à son égard montre là aussi la volonté de

Austriaca no 87, 2018 Notices bibliographiques 289 se situer dans une dynamique nationale distincte du pangermanisme. De Schiller à Wagner les lectures et appropriations de gauche de ces figures montrent toute la complexité des problèmes auxquels ils furent confrontés. Dans ce contexte, la montée des tensions entre Tchèques et Autrichiens est très bien documentée par de multiples sources, notamment par des rapports de police et différents textes émanant de plusieurs courants politiques. À partir du début des années 1910, le Gesamtpartei semble être déjà un lointain souvenir. En 1911, l ’ écrasante majorité des militants choisit le camp d ’ une social-démocratie « tchécoslave » séparée ; les « centralistes », favorables à l ’ unité avec les Autrichiens, ne pèsent désormais plus que 5 %. Ces faits étant déjà bien connus, l ’ historien revient sur l ’ importance de la dimension utopique de l ’ engagement social-démocrate qui va, pour une large part, s ’ émousser à la fin de la guerre. On soulignera tout particulièrement l ’ intérêt du chapitre sur le « suffrage comme utopie révolutionnaire » : revenant sur l ’ importance de la revendication du suffrage universel dans le cadre germanophone depuis Lassalle, Beneš montre bien comment, jusqu ’ à la première guerre mondiale (avec une date charnière, 1907, marquant la conquête du suffrage universel masculin), les campagnes électorales provoquent d ’ importantes mobilisations populaires, particulièrement en Bohême- Moravie. 1914-1918 et les événements d ’ après-guerre favorisent l ’ intégration des masses ouvrières à la société politique. La dimension activiste, téléologique (exprimée notamment à travers des récits héroïques et poèmes) laisse place à la défense nationale et à un abandon des rêves internationalistes. Malgré ces changements, il n ’ en demeure pas moins qu ’ un des instruments de la réussite des sociaux-démocrates fut la capacité à mobiliser depuis les années 1890 une certaine « lecture populiste de l ’ histoire nationale » (p. 240) spécifique, leur permettant une implantation de masse dans le monde ouvrier sur la longue durée. L ’ ouvrage est instructif, richement documenté, même si certaines interrogations auraient mérité des développements plus amples. La question « grande-allemande » est finalement relativement peu traitée, surtout sans étude spécifique des liens entre Allemands des Hohenzollern et « Allemands d ’ Autriche » ; de même tout ce qui relève du panslavisme (officiellement certes rejeté par les sociaux-démocrates, mais ayant quand même eu une influence indirecte) aurait pu être davantage abordé. Enfin une des thèses centrales exprimées à la fin du livre peut être discutée : à la fin de la première guerre mondiale

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« la social-démocratie devint un parti de compromis politique et de coalition […] abandonnant les courants utopiques qui la portaient en Autriche comme ailleurs avant 1914 ». Peut-on en effet affirmer que le temps de l ’ utopie se clôt en 1918-1919 ? « Vienne la Rouge » ne poursuit- elle pas cette histoire, mobilisant encore un vaste imaginaire alternatif et des pratiques militantes spécifiques ? Toujours est-il que Workers and Nationalism nous offre une perspective stimulante nourrie d ’ un travail impressionnant sur archives ; malgré les limites des hypothèses évoquées, il constitue un travail d ’ histoire sociale et culturelle de premier plan.

Jean-Numa Ducange

Ralf Hoffrogge, Sozialismus und Arbeiterbewegung in Deutschland und Österreich. Von den Anfängen bis 1914, Stuttgart, Schmetter- ling-theorie.org, 2017, 240 p., ISBN : 978-3-89657-691-0, 12 €.

La deuxième édition de cette synthèse sur l ’ histoire de la social- démocratie allemande mérite attention : elle intègre en effet, contrairement à la première, l ’ Autriche. Certes le propos demeure très centré sur l ’ Allemagne et l ’ Autriche n ’ est pas intégrée dans le corps du texte, reléguée dans un chapitre spécifique à la fin de l ’ ouvrage. Mais malgré cela l ’ association des deux espaces donne à penser les spécificités du mouvement social-démocrate germanophone d ’ avant 1914 hors du seul cadre de l ’ Allemagne sous hégémonie prussienne, ce qui n ’ est que trop rarement fait dans les ouvrages traitant de ce sujet depuis 1945. L ’ auteur commence par présenter un panorama historiographique au cours duquel il rappelle l ’ enjeu majeur pendant la guerre froide de cette histoire, tant dans les deux Allemagnes qu ’ en Autriche. Certaines figures de la première moitié du xixe siècle comme Wilhelm Weitling ont circulé dans les deux espaces (de Hambourg à Leipzig, puis de la Saxe à Vienne…), montrant la forte interaction originelle. Pourtant Hoffrogge passe à côté d ’ un élément majeur, à peine évoqué : pour de nombreux socialistes, le rêve d ’ une « grande Allemagne » démocratique et républicaine réunissant tous les peuples germanophones devait à court terme devenir une réalité tangible. Quelques grands thèmes sont ensuite abordés, en intégrant des problématiques contemporaines (questions coloniales et multiethniques, genre, etc.). On souligne

Austriaca no 87, 2018 Notices bibliographiques 291 notamment les propos d ’ August Bebel contre les discriminations à l ’ égard des homosexuels, sans oublier les questions les plus classiques qui monopolisèrent longtemps l ’ attention des acteurs et de l ’ historiographie (réforme vs. révolution, démocratie, divisions – à relativiser désormais – entre marxistes et lassalliens, etc.). L ’ historien insiste sur la naissance d ’ une tradition de gauche radicale (die andere Arbeiterbewegung) dont l ’ expression politique, à une large échelle, sera la création du KAPD en 1921 (scission « gauchiste » du KPD). Il souligne également le rôle de l ’ histoire sociale pour mieux écrire une Alltagskultur des pratiques militantes (par exemple les sociabilités politiques dans les bistros et les tentatives de lutter contre l ’ alcoolisme impulsées par les partis et syndicats). L ’ auteur ne cache pas ses sympathies pour les courants de gauche, critiques de la bureaucratisation du parti, mais ne néglige aucune tradition historiographique dans sa présentation. La partie sur l ’ Autriche souligne bien quelques spécificités, en miroir du cas allemand. Outre la question des multiples nationalités, l ’ organisation est moins structurée, les adhésions à telle ou telle structure sont difficiles à repérer et souvent se confondent (adhérent au parti ou au syndicat, ou les deux) ; l ’ abonnement au journal social- démocrate permet véritablement de dénombrer le milieu militant. Un autre aspect est l ’ engagement des femmes et du féminisme, avec des figures comme Emma Adler ou Therese Schlesinger. Enfin (et sans exclusive), la présence d ’ un fort courant chrétien-social dans toute l ’ Autriche germanophone a créé des conditions politiques différentes de l ’ Allemagne pour les sociaux-démocrates. Si l ’ on peut regretter que les deux espaces germanophones ne soient pas davantage mis en relation, cette petite synthèse demeure néanmoins une des rares à faire le point sur la question sociale-démocrate en croisant ces deux histoires qui, pour une large part, se confondent au cours de cette période, malgré certaines spécificités. À ce titre elle s ’ impose comme une bonne introduction à l ’ histoire sociale du monde germanophone de la fin du xixe siècle.

Jean-Numa Ducange

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Đorđe Tomić, Phantomgrenzen und regionale Autonomie im postso- zialistischen Südosteuropa. Die Vojvodina und das Banat im Vergleich, Göttingen, Wallstein, 2016, ISBN : 978-3-8353-1955-4, 32,90 €.

Auteur d ’ une thèse soutenue à l ’ université Humboldt de Berlin en 2015, Đorđe Tomić publie le résultat de ses recherches au sein de la collection « Phantomgrenzen im östlichen Europa », émanation d ’ un programme de recherche du ministère allemand de l ’ Éducation et de la Recherche mené notamment par une équipe du Centre Marc- Bloch de Berlin. Le projet, collectif et pluriannuel, avait pour but d ’ étudier la manière dont des frontières politiques anciennes peuvent encore structurer l ’ espace et les sociétés après la fin de leur existence institutionnelle. Il s ’ est agi pour l ’ auteur d ’ explorer leur influence sur les pratiques sociales au-delà de cette validité abolie. Dans ce cadre, la question centrale posée ici concerne le contexte politique et économique dans lequel ces frontières font de nouveau surface. Constatant que les transformations de l ’ après 1989 ont jusqu ’ à présent été peu explorées, à la fois dans leur réalité et dans leur perception par la population, Đorđe Tomić a mené une recherche ancrée dans le champ des sciences sociales et politiques davantage que dans l ’ histoire contemporaine et immédiate. Les sources mises à contribution sont les archives de Voïvodine à Novi Sad, en particulier celles des partis politiques. L ’ auteur dut relever le défi d ’ une bibliographie plus riche sur le Banat, en particulier en géographie électorale, alors que son projet se concentre sur la Voïvodine. Tomić a également puisé dans les écrits programmatiques, textes de loi et statistiques électorales, ainsi que dans les médias. Il s ’ agit en l ’ occurrence d ’ un cas de Phantomgrenzen mises au jour dans deux provinces limitrophes. Leur rémanence est explorée et interrogée au regard de tracés frontaliers qui furent le résultat de contingences politiques à l ’ issue de la première guerre mondiale. Prenant pour point de départ la disparition des frontières externes de trois fédérations (Union soviétique, Tchécoslovaquie, Yougoslavie) au tournant des années 1990, ainsi que l ’ apparition comme frontières politiques des démarcations jusqu ’ alors purement administratives, mais qui plus anciennement encore furent des frontières d ’ empire, la recherche s ’ est donné pour but de décrire et d ’ expliquer la survivance de ces découpages spatiaux dans la période post-socialiste. L ’ appartenance à une Mitteleuropa habsbourgeoise s ’ est en effet imposée dans le

Austriaca no 87, 2018 Notices bibliographiques 293 champ politique et intellectuel dans le sillage d ’ une redécouverte de la multiculturalité. Le passé impérial, sous une forme quelque peu idéalisée, a refait surface et imposé le retour et/ou l ’ invention de micro- régions et d ’ identités régionales comme plateformes revendicatives. Un discours sur l ’ identité de la Voïvodine comme héritière du passé austro- hongrois s ’ est d ’ abord cristallisé de manière sporadique au cours des années 1980, puis dans les années 1990, dans des contextes géopolitiques radicalement différents. Au moment où le marché noir était une réalité, une économie administrée avec compétence est apparue comme un idéal perdu avec la fin de l ’ Empire. Le rêve d ’ une industrialisation socialiste était remplacé par le sentiment d ’ appartenance à une Mitteleuropa prospère. Modeste par son nombre, un groupe d ’ intellectuels produisit ce discours qui, au-delà de l ’ influence politique somme toute discrète, irrigua un état d'esprit ambiant à la recherche d ’ alternatives face à la destruction du système socialiste. Alors que la Voïvodine jouissait, en tant que République autonome au sein de la Serbie, d ’ un cadre administratif particulièrement décentralisé mis en place par la Yougoslavie de Tito à travers la constitution de 1974, avec des institutions fonctionnelles (parlement et gouvernement propres), la réinscription dans l ’ espace habsbourgeois comme une donnée du temps long s ’ est progressivement imposée. Cette tendance s ’ est sensiblement renforcée après les manifestations de soutien aux Serbes du Kosovo les 5 et 6 octobre 1988, à l ’ occasion desquelles furent lancés des pots de yaourt en plastique contre le bâtiment du Parti à Novi Sad. Ce qui fut bientôt nommé la Joghurt-Revolution, que l ’ auteur retrace en détail et qui entraîna un changement important à la tête des institutions politiques dans la province. Ces manifestations allaient dans le sens voulu par Belgrade, celui d ’ une « révolution antibureaucratique », qui fut le prélude au remplacement accéléré des élites politiques et économiques de la Voïvodine autonome au profit d ’ une ligne centralisatrice défendue par Slobodan Milošević. Les médias furent rapidement mis sous tutelle, avant que de nouveaux médias à la diffusion strictement régionale ne soient fondés. Peu après, la démission du gouvernement du Monténégro dans des circonstances comparables sema le trouble en Slovénie, où l ’ option de l ’ indépendance gagna des sympathisants. Les frontières internes de la Serbie disparurent, avec la Voïvodine comme avec le Kosovo, mais continuaient à exister dans les attentes et les discours. Ainsi, la disparition formelle de cette ancienne frontière entre les Empires austro-hongrois et ottoman eut pour conséquence un regain d ’ intérêt pour la signification de cette division en termes culturels.

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Une série de phénomènes sociaux atteste l ’ intérêt accordé dès lors aux différences culturelles entre les anciens habitants de la province et les nouveaux, issus de vagues de peuplement récentes en provenance des zones économiquement déprimées de Yougoslavie, qui ne considéraient pas l ’ autonomie comme un acquis important. La fondation de partis politiques et la création d ’ initiatives citoyennes dispersées se revendiquant d ’ un programme autonomiste eurent pour corollaire la reprise en charge de ce discours d ’ opposition, élaboré tout d ’ abord par des cercles d ’ intellectuels, puis relayé par des journalistes. Ce discours mettant en exergue l ’ histoire disjointe des Serbes installés depuis la fin du xviie siècle au-delà du Danube et de la Save eut pour conséquence l ’ émergence d ’ une nouvelle offre politique, en particulier la LSV (Ligue des sociaux-démocrates de Voïvodine, Liga socijaldemokrata Vojvodine) qui demeure jusqu ’ à nos jours le parti autonomiste le plus important de Serbie. Lors de la fondation de la Ligue en 1990, sa figure de proue Nenad Čanak avait eu recours à un discours qui mettait sur le même pied l ’ Autriche-Hongrie, la Yougoslavie et la Serbie, qui n ’ auraient eu de cesse de soumettre la Voïvodine à une « exploitation économique, étatique et politique » (p. 15). Puis, à partir du milieu des années 1990, à mesure que s ’ effaçait le modèle socialiste, s ’ est imposée une évaluation toujours plus positive de la période habsbourgeoise, surtout en termes économiques. Prenant très ouvertement ses distances avec le discours nationaliste serbe, voyant dans la fédération yougoslave désormais hors du cadre socialiste une des solutions aux problèmes accumulés dans les années 1980, se développe un anti-modèle de l ’ héroïsme guerrier serbe : l ’ image de citoyens calmes et ouverts à la diversité. L ’ une des marques de fabrique de ce discours politique autonomiste consiste à énumérer la liste des différents constituants ethniques de la province comme le gage d ’ une tolérance et d ’ une nécessité historique pleinement assumée : Serbes, Hongrois, Slovaques, Roumains, Ruthènes, Croates, Allemands… Derrière l ’ idylle centre-européenne cependant, les statistiques montrent une indéniable poussée de la population se déclarant serbe, passant de 57 à 67 % entre l ’ éclatement de la Yougoslavie et l ’ année 2011, alors que les données indiquent une tendance inverse pour les minorités : de 17 à 13 % de Hongrois et de 4 à 2,5 % de Croates sur la même période. Quelque 400 000 germanophones avaient été expulsés dès la fin de la seconde guerre mondiale. Dans un discours d ’ opposition avec une option politique clairement centre-européenne, prenant ses modèles à Budapest et Vienne, face à une vie politique serbe disqualifiée pour cause de supposé tropisme

Austriaca no 87, 2018 Notices bibliographiques 295 post-ottoman, la LSV alla jusqu ’ à plaider pour l ’ indépendance dans les années 1990, à défaut de pouvoir espérer maintenir la Yougoslavie comme entité politique. L ’ autonomie fut ainsi revendiquée comme une preuve de démocratie et la redécouverte de l ’ héritage habsbourgeois se fit de manière soudaine et sélective, souvent autour de symboles, dans un mouvement de désolidarisation avec la politique guerrière de Belgrade. Les réformistes de Voïvodine, qui jouent un rôle dans la vie politique serbe après la destitution de Milošević dans les années 2000, ne cessent d ’ affirmer que les fondamentaux de l ’ économie de la Voïvodine ont été créés dans le cadre « mitteleuropéen », qui lui confère trois siècles de particularisme et en fait la véritable locomotive de la Serbie dans son accession aux structures européennes. La géographie électorale, étudiée de près dans l ’ ouvrage, révèle une poussée marquée de ces tendances autonomistes, mais sans succès spectaculaires. L ’ acceptation de ce discours au sein de la population est avérée, en particulier dans la revendication d ’ une autonomie financière, même sans représentation politique directe. L ’ ouvrage de Đorđe Tomić s ’ inscrit dans les travaux sur la conscience régionale comme alternative et complément à l ’ étude des identités nationales et fait ressortir d ’ autres mécanismes de dynamique identitaire. La démonstration est apportée que ce discours des frontières fantômes sur le Danube fut et demeure un ressort puissant, recyclé à des fins électoralistes. L ’ émergence d ’ un discours autonomiste est expliquée comme la possibilité, pour des groupements politiques, de l ’ instrumentaliser et de libérer les acteurs politiques d ’ une part de responsabilité dans les guerres post-yougoslaves (p. 210). Une fois l ’ accession aux postes garantis, l ’ auteur note que peu de réalisations sont à mettre au crédit de cette option politique, qui semble dès lors se résumer à la légitimation d ’ un retour de privilèges personnels retirés en 1988. Reste que dans la société, la présence du passé habsbourgeois put donner une orientation générale au cours d ’ une décennie chaotique, voire conférer un sentiment de supériorité morale en compensation des pertes symboliques et matérielles subies dans certains cercles intellectuels. L ’ ouvrage propose une approche comparatiste, dans une asymétrie assumée entre la Voïvodine, centrale dans l ’ analyse, et le Banat (à cheval sur la Roumanie et la Serbie), qui voit se développer des discours similaires, mais sans grande interaction entre les deux régions. Le souvenir d ’ une éphémère République du Banat au sortir de la première guerre mondiale, qui perdura du 31 octobre 1918 au 20 février 1919, put servir au milieu des années 1990 à exprimer des discours autonomistes

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(p. 223), fortement teintés d ’ écologie et de mémoire locale. Ceux-ci se développèrent en particulier à Pančevo, à la fois la plus grande ville du Banat de Voïvodine, ville autrefois modèle de l ’ industrialisation socialiste qui sombra dans la crise, mais aussi banlieue de Belgrade, dont elle n ’ est distante que de 15 km. Le contraste avec le Banat roumain est éloquent : la région roumaine était isolée à l ’ époque de Ceauşescu, alors que l ’ isolation de la Voïvodine débuta en 1992. Dans les deux cas, s ’ exprime le désir d ’ un « retour à l ’ Europe ». Les travaux de Victor Neumann, représentant éminent de la recherche sur le Banat, professeur à l ’ université de Timişoara, en sont un écho dans le domaine de l ’ histoire culturelle. Dans un schéma comparable des deux côtés de la frontière, la population a été ouvertement et précocement critique à l ’ égard de la politique du gouvernement central, auquel fut reproché son manque de culture démocratique. Certains traits mis en relation avec l ’ Autriche impériale furent mis en avant, ainsi l ’ aspiration à l ’ ordre et la productivité. Il s ’ agit en l ’ occurrence dans les deux cas de régions parmi les plus développées respectivement dans la Serbie et la Roumanie socialistes. Cette particularité n ’ est pas sans importance pour comprendre le lien avec la révolution qui a démarré en décembre 1989. En revanche, contrairement à la Voïvodine, il n ’ y eut pas de parti politique pour se revendiquer d ’ un héritage particulariste. Des initiatives furent néanmoins lancées, à l ’ instar de l ’ euro-région du Banat en 1997, ce qui permit d ’ intégrer la culture comme ressource pour des coopérations. Aujourd ’ hui encore, la question de l ’ autonomie est loin d ’ être réglée. Les discussions continuent à porter sur la définition même de l ’ autonomie. L ’ ouverture d ’ un bureau du Banat à Bruxelles en 2011, la candidature et la désignation de Novi Sad comme capitale européenne de la culture en 2021, sont le reflet de ce phénomène de réflexion autonomiste autour de l ’ existence d ’ un persistant fantôme habsbourgeois. L ’ auteur pose l ’ hypothèse d ’ un usage des frontières fantômes de Voïvodine et du Banat en termes de fonctionnalité. En l ’ absence de tensions politiques, ce discours serait donc condamné à la disparition. Reste à voir si le champ politique épuise toutes les explications possibles qui éclairent la prégnance du courant autonomiste. Quelques angles morts dans cette démarche demanderaient à être analysés plus avant. Qu ’ en est-il en effet des questions culturelles, et de l ’ incidence, par exemple, des frontières fantômes dans l ’ émergence de courants artistiques tels que l ’ Aktionsgruppe Banat, dans l ’ œuvre de Herta Müller et la réactivation de leurs projets culturels dans l ’ espace public ?

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L ’ interaction entre politique et culture n ’ est pas véritablement abordée, alors qu ’ elle est sous-jacente dans la conscience réactivée d ’ une appartenance au monde habsbourgeois. Par ailleurs, la dialectique entre discours autonomiste à visée interne et tendanciellement de plus en plus externe aurait mérité d ’ être approfondie. Il n ’ en reste pas moins que la tentative de redonner corps à une frontière austro-hongroise disparue dans le champ politique actuel se révèle fructueuse, grâce en particulier à l ’ outillage développé au Centre Marc-Bloch de Berlin, dont la bibliographie multilingue révèle le haut degré d ’ interaction entre chercheurs venus d ’ horizons disciplinaires et géographiques divers, pour le plus grand bénéfice de l ’ analyse.

Daniel Baric

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Publications récentes sur l ’ Autriche

Titres réunis par Jacques Lajarrige

Traductions

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Rychlik Otmar, Gustav Klimts Ringstraßenwerk 1882-1887, Wien, Löcker Verlag, 2018.

Schattner-Rieser Ursula, Oesch Josef M. (Hg.), 700 Jahre jüdische Präsenz in Tirol. Geschichte der Fragmente. Fragmente der Geschichte, Innsbruck, innsbruck university press, 2018.

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Schilling Klaus von, Abschied vom Trauerspiel. Kunsttheoretische Überlegungen zu Hofmannsthal, Würzburg, Königshausen & Neumann, 2018.

Schreiber Horst, 1938. Der Anschluss in den Bezirken Tirols, Innsbruck, Wien, Bozen, StudienVerlag (= Studien zur Geschichte und Politik, Bd. 21), 2018.

Sommer Monika, Uhl Heidemarie, Zeyringer Klaus (Hg.), 100 x Österreich. Neue Essays aus Literatur und Wissenschaft, Wien, Kremayr und Scheriau, 2018.

Stanzel Franz Karl, James Joyce in Kakanien 1904-1915, Würzburg, Königshausen & Neumann, 2018.

Steiner Rolf, Der Holunderkönig. Von einem, der auszog, Peter Handke zu treffen, Innsbruck, Haymon, 2018.

Tranacher Julianne, Geniekonzepte bei Daniel Kehlmann, Würzburg, Königshausen & Neumann, 2018.

Uertz-Jacquemain Silke, Rotweißrotes Fleischtheater. Über die Komik in Werner Schwabs Dramen, Wien, Köln, Weimar, Böhlau (= Literatur und Leben, Bd. 90), Böhlau, 2019.

Vögl Klaus Christian, Angeschlossen und gleichgeschaltet. Kino in Österreich 1938-1945, Wien, Köln, Weimar, Böhlau, 2018.

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Wietschorke Jens, Kirchenräume in Wien. Architektur in der Kulturanalyse, Wien, Köln, Weimar, Böhlau (= Ethnographie des Alltags, Bd. 4), 2019.

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Wolfgruber Gudrun (Hg.), Bertha Pappenheim. Soziale Arbeit, Frauenbewegung, Religion, Wien, Löcker Verlag (= Zur Geschichte der Sozialarbeit und Sozialarbeitsforschung, Bd. 8), 2018.

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Autres langues

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Résumés/Zusammenfassungen/Abstracts

François Genton, La France et l ’ Autriche-Hongrie, de l ’ Europe des dynas- ties à celle des États-nations

Mots-clés : première guerre mondiale – Autriche-Hongrie – long xixe siècle – court xxe siècle – Traité de Versailles

Cette étude esquisse la spécificité de la mémoire de la Grande Guerre en France par rapport aux autres nations concernées, en insistant notamment sur l ’ importance de la Maison d ’ Autriche en tant que puis- sance territoriale et politique pour l ’ histoire de France jusqu ’ en 1918 et au-delà, si l ’ on estime que le national-socialisme n ’ a fait qu ’ amplifier la « fidélité des Nibelungen » en mettant en pratique des idées présentes avant 1914 dans les milieux nationalistes allemands et austro-allemands. La France était la principale puissance militaire et économique parmi les vainqueurs sur le continent européen. Avec les autres puissances victo- rieuses, elle tenta d ’ instaurer après l ’ Armistice un ordre européen stable sur la base du démantèlement des Empires austro-hongrois et ottoman. L ’ objet de cette étude est de montrer que cet ordre a montré une incon- testable résilience et que le « court xxe siècle », qui s ’ est terminé avec la fin du bloc soviétique en Europe, pourrait bien avoir commencé en 1918 et non en 1914.

Frankreich und Österreich-Ungarn, vom dynastischen Europa zu den Nationalstaaten

Schlagwörter: Erster Weltkrieg – Österreich-Ungarn – Langes 19. Jahrhundert – Kurzes 20. Jahrhundert ‒ Versailler Vertrag

Diese Studie beschreibt die Besonderheit der Erinnerung an den Ersten Weltkrieg in Frankreich im Vergleich zu anderen Nationen und betont, wie wichtig das „Haus Österreich“ als territoriale und politische Macht für die Geschichte Frankreichs bis 1918 gewesen ist – und darüber hinaus, wenn man davon ausgeht, dass der Nationalsozialismus die Nibelungen-Treue 308 Résumés/Zusammenfassungen/Abstracts zwischen Deutschland und Österreich eigentlich nur massiv verstärkt hat, indem eine vor 1914 unter deutschen und deutsch-österreichischen Nati- onalisten bereits verbreitete Ideologie brutal umgesetzt wurde. Nach dem 11. November 1918 versuchte Frankreich als der auf dem europäischen Kontinent militärisch und wirtschaftlich stärkste Staat unter den Siegern, mit seinen Verbündeten eine stabile aus der Auflösung der Doppelmonar- chie und des Osmanischen Reiches hervorgehende europäische Ordnung zu etablieren. Diese Ordnung, so möchte dieser Aufsatz zeigen, hat aus heutiger Sicht eine unbestreitbare Widerstandsfähigkeit bewiesen, so dass das „kurze 20. Jahrhundert“, das 1989-1991 in Europa endete, in Wirklichkeit im Jahre 1918, nicht im Jahre 1914 begonnen haben könnte.

France and Austria-Hungary, from Dynastic Europe to National States

Keywords: World War One – Austria-Hungary – long nineteenth century – short twentieth century – Treaty of Versailles

This study outlines the specificity of the memory of the Great War in France as compared to other nations and stresses the importance of the House of Austria as a territorial and political power for the history of France until 1918 and beyond, if one admits that national-socialism amplified the “Nibelung loyalty” between Germany and Austria by put- ting into practice ideas present before 1914 in German and German-Aus- trian nationalist circles. After the Armistice France, as the main military and economic power among the winners on the European continent, attempted with the other victorious powers to establish a stable European order based on the dismantling of the Austro-Hungarian and Ottoman Empire. The purpose of this study is to show that this order has proved itself resilient, so that the “short 20th century” that ended with the end of the Soviet bloc in Europe could have in reality begun in 1918, not in 1914.

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Wolfgang Maderthaner, Ce dont on ne peut parler. La Grande Guerre et les intellectuels – l ’ exemple de Vienne

Mots-clés : Vienne fin-de-siècle ‒ psychophysique ‒ empiriocri- tisme ‒ Otto Bauer ‒ Ludwig Wittgenstein ‒ Robert Musil

Ernst Mach était une figure de proue du modernisme viennois ; sa critique empirique et le principe « sensualiste » de la relativité sont devenus un modèle symbolique pour la génération d ’ Einstein et Freud. La présente contribution aborde trois approches différentes, mais liées entre elles, dans la tradition de Mach et dans le contexte de la désinté- gration de la monarchie multinationale des Habsbourg : le projet d ’ Otto Bauer d ’ une perspective politique révolutionnaire conçue en captivité sibérienne, le Tractatus de Ludwig Wittgenstein visant à trouver une solution définitive aux problèmes philosophiques centraux et le portrait de Robert Musil des dernières années de la monarchie des Habsbourg dans la perspective de son inévitable chute.

Wovon man nicht sprechen kann. Der Große Krieg und die Intellektu- ellen – das Beispiel Wien

Schlagwörter: Fin-de-Siècle Wien ‒ Psychophysik/Empiriokriti- zismus ‒ Otto Bauer ‒ Ludwig Wittgenstein ‒ Robert Musil

Ernst Mach war eine Leitfigur der Wiener Moderne, sein Empiriokritizismus und „sensualistisch“ fundiertes Prinzip der Relativität wurden zu einem sym- bolischen Modell für die Generation Einsteins und Freuds. Der vorliegende Beitrag thematisiert drei unterschiedliche, gleichwohl verbundene Ansätze in der Tradition Machs und im Konnex des Zerfalls der multinationalen Habs- burgermonarchie: Otto Bauers in der sibirischen Kriegsgefangenschaft ver- fassten Entwurf einer revolutionären politischen Perspektive, Ludwig Witt- gensteins im Tractatus unternommenen Versuch einer endgültigen Lösung zentraler philosophischer Problemstellungen, und Robert Musils Porträt der letzten Jahre der Habsburgermonarchie aus der Perspektive ihres unvermeid- bar gewordenen Untergangs.

Austriaca no 87, 2018 310 Résumés/Zusammenfassungen/Abstracts

What You Can ’ t Talk About. The Great War and the Intellectuals ‒ the Example of Vienna

Keywords: Fin-de-siècle Vienna ‒ Psychophysics/Empiriocriti- cism ‒ Otto Bauer ‒ Ludwig Wittgenstein ‒ Robert Musil

Ernst Mach was a key figure of Modern Vienna. His empirical criticism and his “sensualistically” based relativism was to become a symbolic model of the generation of Freud and Einstein. The article at hand outlines three different yet interconnected Machean perspectives in the context of the dis- integration of the multinational Habsburg Empire: Otto Bauer conceiving of a revolutionary political outlook in his Siberian captivity, Ludwig Witt- genstein endeavoring to finally solve central philosophical problematics in his Tractatus, and Robert Musil portraying the last years of the Monarchy from the perspective of its unavoidable downfall.

Gerald Stieg, Les derniers des derniers jours de l ’ humanité dans Le Flam- beau

Mots-clés : Karl Kraus ‒ Die Fackel 1918 ‒ technique de citation – censure – Nibelungentreue ‒ lettres de Sixte

Dans les numéros du Flambeau (Die Fackel) parus à la fin de la guerre en octobre et novembre 1918, Karl Kraus concentre ses attaques contre l ’ alliance entre l ’ Autriche-Hongrie et l ’ Allemagne, alliance à ses yeux contre-nature. Sa méthode fondamentale est la citation qui s ’ autodé- truit dans l ’ espace moral et juridique que représente sa revue. Beaucoup de textes de ces numéros fournissent des matériaux préparatoires aux Derniers jours de l ’ humanité, mais Kraus y publie aussi deux parties déjà achevées de la tragédie (la scène des hyènes de « Dernière Nuit » et la « Chanson du pangermaniste »). Toutes les citations du discours poli- tique et journalistique sont traitées comme « falsification pure et simple des faits » devant le tribunal linguistique de Die Fackel. Ce phénomène est illustré à l ’ exemple de la Duplice, de l ’ affaire Sixte, de la question alimentaire et, en marge, de la censure. Dans les extraits de la tragédie, le satiriste apparaît sous ses deux aspects : d ’ un côté comme héritier de la tradition prophétique-apocalyptique, de l ’ autre comme juge d ’ une phraséologie devenue folle.

Austriaca no 87, 2018 Résumés/Zusammenfassungen/Abstracts 311

Die letzten Tage der letzten Tage der Menschheit in der Fackel

Schlagwörter: Karl Kraus ‒ Die Fackel 1918 ‒ Zitattechnik ‒ Zen- sur ‒ Zweibund ‒Nibelungentreue ‒ Sixtus-Briefe

Die letzten Kriegsfackeln von Oktober und November 1918 konzentrie- ren Kraus ’ satirische Attacken auf das in seinen Augen widernatürliche und verlogene Bündnis zwischen Österreich-Ungarn und Deutschland. Seine zentrale Methode ist das Zitat, das sich im moralisch-juridischen Raum der Fackel selbst richtet. Viele Glossen bieten vorbereitendes Mate- rial für Die Letzten Tage der Menschheit, aber Kraus druckt auch bereits fertiggestellte Teile aus der Tragödie ab (die Hyänenszene aus der „Letzten Nacht“ und das „Lied des Alldeutschen“). Alle Themen stehen unter dem Grundvorwurf der „nackten Fälschung der Tatsachen“ durch die politi- sche und journalistische Phrase, die vor das unerbittliche Sprachgericht der Fackel gestellt wird. Exemplarisch wird das am Beispiel des Zwei- bunds, der Sixtus-Affäre, der Ernährungsfrage und an einigen Eingriffen der Zensur gezeigt. In den Auszügen aus der Tragödie zeigt sich der Sati- riker einerseits als Erbe der prophetisch-apokalyptischen Tradition, ande- rerseits als Analytiker einer tollgewordenen Phraseologie.

The last days of the last days of mankind as presented in The Torch

Keywords: Karl Kraus ‒ Die Fackel 1918 ‒ citation technique – censorship ‒ dual-banded loyalty ‒ Sixtus letters

In the October and November 1918 issues of his satirical magazine The Torch (Die Fackel), Karl Kraus focuses his attacks on the alliance between Austria-Hungary and Germany, which he deems unnatural and a lie. His method is fundamentally a quotation that destroys itself in the moral and jurisdictional space that the is meant to represents. Many of those texts served as preparatory material for his play The Last Days of Mankind, but Kraus also published two finished parts of the tragedy (“The Last Night” and “The Song of the Pan-Germanist”). All the quotations drawn from the sphere of politics and journalism are handled as a “pure falsification of the facts” before the linguistic tribunal of The Torch. This is exemplified with the topic of the Dual Alliance, the Sixtus affair, the food supply issue, and marginally, censorship. In the excerpts of the tragedy, the satirist appears as a double figure: as the inheritor of the apocalyptic and prophetic tradition, as well as a judge on a phraseology driven mad.

Austriaca no 87, 2018 312 Résumés/Zusammenfassungen/Abstracts

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Christopher Brennan, « Euere Majestät fragen mich etwas spät » (à propos de Charles Ier)

Mots-clés : Charles Ier ‒ chute de l ’ Empire austro-hongrois – nationalités – réforme ‒ fédéralisme

Contrairement à ce que prétend l ’ historiographie traditionnelle, le dernier empereur-roi d ’ Autriche-Hongrie, Charles Ier/IV, n ’ était ni simple d ’ esprit, ni dominé par sa femme, ni traître, ni dépourvu d ’ idées. Il ne manquait pas non plus de perspicacité et de vivacité, et pourtant, il fut presque le seul en octobre et en novembre 1918 à ne pas s ’ apercevoir que le sort de l ’ Empire était déjà joué depuis longtemps. De décisions malheureuses en inaction incompréhensible, Charles fit preuve d ’ une impéritie et d ’ une apathie qui marqueront pour toujours bien des juge- ments à son égard. Il n ’ était pourtant pas esseulé, et nombre de conseil- lers, amis et hommes politiques, tentèrent de lui faire comprendre la gravité d ’ une situation déjà désespérée. Son manifeste du 16 octobre 1918 pour la réforme de l ’Empire – alors que celui-ci n ’ existait plus – est une preuve parmi tant d ’ autres de son idéalisme aveugle et velléitaire, et de sa naïveté politique. Les jours d'avant sa démission du 11 novembre 1918 – car il n ’ abdiqua jamais, convaincu envers et contre tout qu ’ une restauration était possible – montrent un homme perdu, épuisé, confus, qui ne comprend pas qu ’ il est le témoin d ’ un changement d ’ époque radical et de la fin de sa dynastie. Même à ce stade, ce jeune homme de 31 ans ne saisit pas qu ’ il est condamné à n ’ être qu ’ une simple note de bas de page de l ’ histoire.

« Euere Majestät fragen mich etwas spät » (ad Karl I.)

Schlagwörter: Karl I. ‒ Zerfall Österreich-Ungarns – Nationalitäten – Reform ‒ Föderalismus

Entgegen dem Bild, das in der traditionellen Geschichtsschreibung über den letzten Kaiser und König von Österreich-Ungarn Karl I./IV. vorherrscht, war dieser weder einfältig noch wurde er von seiner Frau

Austriaca no 87, 2018 Résumés/Zusammenfassungen/Abstracts 313 dominiert; ebenso wenig war er ein Verräter oder gar einfallslos. Vielmehr verfügte er über Scharfsinn und Lebhaftigkeit; dennoch gehörte er zu den- jenigen, die im Oktober und November 1918 nicht wahrhaben wollten, dass das Schicksal der Monarchie schon lange besiegelt war. Mit seinen unglücklichen Entscheidungen und einer nicht nachvollziehbaren Taten- losigkeit demonstrierte er seine scheinbare Inkompetenz und Apathie, welche das Bild seiner Persönlichkeit und seiner Herrschaft für immer prägen sollten. Er handelte nicht allein und viele Berater, Freunde und Politiker versuchten, ihm den Ernst der Lage klar zu machen. Sein reali- tätsfernes Kaisermanifest zur Reform beziehungsweise Neustrukturierung der Monarchie vom 16. Oktober 1918 – als diese nicht mehr existierte – ist einer der zahlreichen Beweise für seinen blinden Idealismus sowie für seine politische Naivität. Die Tage vor seinem offiziellen Rückzug von den Regierungsgeschäften am 11. November – er hatte niemals auf den Thron verzichtet, da er entgegen aller Wahrscheinlichkeiten an eine Restauration glaubte – zeigen einen verlorenen, kraftlosen, erschöpften und verwirr- ten Mann, der unfähig war zu erkennen, dass er nur noch ein Zeuge der radikalen Veränderungen seiner Zeit beziehungsweise des Endes seiner Dynastie war. Sogar zu diesem Zeitpunkt konnte dieser junge Herrscher, damals erst 31 Jahre alt, weder begreifen noch akzeptieren, dass er nur noch eine Fußnote in der Geschichte sein würde.

« Euere Majestät fragen mich etwas spät » (about Charles I)

Keywords: Charles I ‒ collapse of Austria-Hungary – nationalities – reform ‒ federalism

Contrary to the claims of traditional historiography, the last emper- or-king of Austria-Hungary, Charles I/IV, was neither a simpleton, nor dominated by his wife, nor a traitor, nor idealess. Furthermore, he did not lack perspicacity of vivacity but nevertheless was one of the few who, in October and November 1918, failed to realize that the fate of the empire had long been sealed. From unhappy decisions to incomprehen- sible inaction, Charles displayed an incompetence and apathy which will forever mark many a judgement of his personality and rule. Yet he was not alone, and many advisors, friends and politicians attempted to make him understand the gravity of an already desperate situation. His pitiful manifesto of 16 October 1918 for the reform of the empire – even though it no longer existed – is one of the many proofs of his blind and weak-wil- led idealism, and of his political naivety. The days before his withdrawal

Austriaca no 87, 2018 314 Résumés/Zusammenfassungen/Abstracts from power on 11 November – for he never abdicated, convinced against all odds that a restoration remained possible – point to a lost, exhausted, confused man, unable to see that he was merely a witness of a radical change of the times and of the end of his dynasty. Even at this stage, this 31-year-old young man could not grasp the fact that he was doomed to be only a footnote of history.

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Alfred Pfoser, Une capitale à la recherche de stabilité. Dix images de Vienne, 1918-1919

Mots-clés : Vienne 1918 – la ville mourante – Vienne métropole culturelle – Vienne la Rouge – Vienne melting pot

Vienne 1918, ou comment transformer la chute en nouveau départ, les ambitions manquées en intentions remarquables et comment conti- nuer à rêver de grandeur ? Et maintenant, que faire ? Dix images contra- dictoires de Vienne des mois et des années qui ont suivi la fondation de la République. Dix annonces qui ont façonné l ’ image de la ville en ce moment critique. Dix discours qui avaient certains destinataires et cer- taines intentions, dans lesquels certains groupes exprimaient leurs inté- rêts et leurs humeurs. Dix récits qui soulignaient tous qu ’ une grande vieille capitale européenne cherchait un nouveau rôle et, surtout, la sta- bilité.

Eine Hauptstadt auf der Suche nach Stabilität. Zehn Bilder vom Wien 1918/1919

Schlagwörter: Wien 1918 ‒ Die sterbende Stadt ‒ Kulturmetro- pole Wien ‒ Rotes Wien ‒ Schmelztiegel Wien

Wien 1918: Wie den Untergang in einen Aufbruch, die gescheiterten Ambitionen in gescheitere Absichten verwandeln und den Traum von Größe weiter zu tradieren? Was nun, was tun? Zehn widersprüchliche Wien-Bilder von den Monaten und Jahren nach der Gründung der Repu-

Austriaca no 87, 2018 Résumés/Zusammenfassungen/Abstracts 315 blik. Zehn Ansagen, die in diesem kritischen Moment die Sicht auf die Stadt prägten. Zehn Parolen, die bestimmte Adressaten und bestimmte Absicht hatten, in denen gewisse Gruppen ihre Interessen und Stimmu- ngen ausdrückten. Zehn Erzählungen, die alle mit Nachdruck darauf hinwiesen, dass eine große, alte europäische Hauptstadt nach einer neuen Rolle und vor allem nach Stabilität suchte.

A Capital in Search of Stability. Ten Images of Vienna 1918/1918

Keywords: Vienna 1918 – the dying city – cultural metropolis Vienna – red Vienna –melting pot Vienna

Vienna 1918: How to transform the decline in an awakening, the failed ambitions in clever aims and to conserve the dream of greatness? What to do, now ? Ten contradictory pictures of Vienna from the months and years immediately following the foundation of the republic. Ten announcements that shaped the view of the city at this critical moment. Ten slogans that have a certain address and a certain intention, in which certain groups expressed their interests and moods. Ten narratives, all of which empha- sized that an old European capital was looking for a new role and above all for stability.

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Ute Weinmann, Automne 1918 en Carinthie, « wo man mit Blut die Grenze schrieb… » : débats, combats et commémorations autour de la frontière méridionale de l ’ Autriche

Mots-clés : Carinthie ‒ conflit frontalier 1918-1919 ‒ référendum 1920 ‒ Klagenfurter Zeitung ‒ revue Carinthia

La Carinthie est, du moins dans sa partie méridionale, une région biculturelle, germanophone et slovénophone, dont la nouvelle fron- tière entre la Yougoslavie et la République autrichienne est fixée par plébiscite le 10 octobre 1920. L ’ analyse du quotidien Klagenfurter Zei- tung démontre d ’ une part comment, sur notre période d ’ observation

Austriaca no 87, 2018 316 Résumés/Zusammenfassungen/Abstracts

(octobre-novembre 1918), la grande inquiétude sur l ’ avenir de la Carin- thie et son éventuel partage entre la Yougoslavie et la nouvelle Répu- blique de l ’ Autriche allemande, entraîne le basculement d ’ une attitude fraternelle, bien que condescendante, à l ’ égard de la population slovène, vers une attitude anti-slave et anti-slovène belliqueuse. D ’ autre part, dans la revue Carinthia, organe du Kärntner Geschichtsverein, l ’ historio- graphie régionale de Carinthie établira par la suite un discours mémo- riel national-allemand, relevant cependant du mythe : celui de la lutte héroïque pour la liberté des Carinthiens par leurs propres forces, qui peut se résumer par deux devises : « La Carinthie, libre et indivise » et « Sans défense armée, pas de plébiscite ».

Herbst 1918 in Kärnten, „wo man mit Blut die Grenze schrieb…“: Debatten, Kämpfe und Erinnerungspolitik um die südliche Grenze der Ersten Republik

Schlagwörter: Kärnten ‒ Grenzkonflikt 1918/19 ‒ Volksabstim- mung 1920 ‒ Klagenfurter Zeitung ‒ Zeitschschrift Carinthia

Das an Italien und Slowenien grenzende Bundesland Kärnten ist in seinem südlichen Teil eine bikulturelle, deutsch-slowenische Region, in der nach dem Ersten Weltkrieg die Grenze zwischen dem SHS Staat/Jugos- lawien und der neuen österreichischen Republik durch die Volksabstim- mung am 10. Oktober 1920 festgelegt wurde. Einerseits zeigt die Analyse der Klagenfurter Zeitung, wie gerade in unserem Beobachtungszeitraum (Oktober-November 1918) die Sorge bezüglich der Zukunft Kärntens und einer eventuellen Teilung des Landes die brüderlich herablassende Haltung der deutschsprachigen Bevölkerung und der deutschnationalen Regional- regierung gegenüber den slowenischsprachigen Mitbürgern in eine kriege- rische antislowenische kippt. Anderseits beschäftigt sich der Beitrag mit der deutschnationalen Erinnerungskultur, die die Zeitschrift des Kärnt- ner Geschichtsvereins Carinthia bis heute pflegt, indem die Grenzkämpfe von 1918-19 zum Deutschkärntner Freiheitskampf unter dem historische Fakten verfälschenden Motto « Ohne Abwehrkampf keine Volksabstim- mung » mythifiziert werden.

Autumn 1918 in Carinthia, “where the border was written in blood...”: debates, battles and politics of remembrance around the southern bor- der of the First Republic

Austriaca no 87, 2018 Résumés/Zusammenfassungen/Abstracts 317

Keywords: Carinthia ‒ border conflict 1918/1919 ‒ referendum 1920 ‒ Klagenfurter Zeitung ‒ Carinthia magazine

The southern region of the Austrian state of Carinthia, which borders on Italy and Slovenia, is a bi-cultural German-Slovenian region, in which the border between the SHS State/Yugoslavia and the new Austrian Republic was determined after the First World War by a national referendum on Octo- ber 10th, 1920. On one hand, the analysis of the daily newspaper Klagenfurter Zeitung shows how in October-November 1918, due to their worry about the future of Carinthia and a possible division of the country, the condescend- ing but fraternal attitude of the German speaking population towards their Slovenian speaking fellow citizens shifted to a belligerent anti-Slovenian sen- timent. On the other hand the article explores the German national culture of remembrance, which the magazine of the Carinthian History Association Carinthia cultivates to this day, by mythifying the border fights from 1918-19 to the German Carinthian „freedom fight“ under the historical facts falsify- ing motto „Without defensive fight no referendum“.

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Antoine Marès, Edvard Beneš et la fin de l ’ Autriche-Hongrie

Mots-clés : Edvard Beneš – Tchécoslovaquie ‒ sorties de guerre ‒ fin des empires ‒ Autriche-Hongrie

La question de la fin des empires passionne les historiens depuis les travaux d ’ Edward Gibbon sur l ’ Histoire de la décadence et de la chute de l ’ Empire romain à la fin du xviiie siècle jusqu ’ à l ’ essai de Jean-Baptiste Duroselle, Tout empire périra. Les effets de surprise demeurent dominants (comment expliquer que des structures aussi puissantes que les empires disparaissent ?) et donnent lieu à des recherches désespérées sur les causes, qui vont de l ’ idée de complot à des raisons sociétales et structurelles en passant par des approches classiques sur les décideurs, etc. Au-delà de ces métadiscours qui visent souvent à des autolégitimations ultérieures, l ’ ana- lyse des trajectoires individuelles peut apporter des éclairages intéressants si elle revient aux documents de l ’ époque. De ce point de vue, le cas d ’ Edvard Beneš et de son « pari tchécoslovaque » est particulièrement révélateur de la prévisibilité ou non de la chute de l ’ Empire austro-hongrois.

Austriaca no 87, 2018 318 Résumés/Zusammenfassungen/Abstracts

Edvard Beneš und das Ende von Österreich-Ungarn

Schlagwörter: Edvard Beneš ‒ Tschechoslowakei ‒ Kriegsende ‒ Ende der Reiche ‒ Österreich-Ungarn

Die Frage des Niedergangs großer Reiche begeistert Historiker seit den Arbeiten von Edward Gibbon über den Verfall und Untergang des römischen Imperiums Ende des 18. Jahrhunderts bis zum Essay von Jean-Baptiste Duroselle Tout empire périra. Die Überraschungsef- fekte überwiegen (wie ist es zu erklären, dass so mächtige und starke Strukturen wie Imperien einfach verschwinden?) und führen zu nahezu verzweifelten Forschungen über die Ursachen des Untergangs, die sich von Verschwörungstheorien, über die klassischen Fragen über die Ent- scheidungsträger bis hin zu gesellschaftlich-sozialen Gründen spannen. Jenseits der Metadiskurse, die oft auf nachträgliche Selbstlegitmierun- gen angelegt sind, kann die Analyse von individuellen Werdegängen, wenn sie sich auf zeitgenössische Dokumente stützt, zu interessanten Erkenntnissen führen. Von diesem Standpunkt aus erweist sich der Fall Edvard Beneš und seiner ῾tschechoslowakischen Partei ’ als besonders aufschlussreich und zwar nicht für den Untergang an sich, sondern für die Vorhersehbarkeit des Untergangs des österreichisch-ungarischen Reiches.

Edvard Beneš and the End of Austria-Hungary

Keywords: Edvard Beneš ‒ Czechoslovakia ‒ war endings ‒ end of empires ‒ Austria-Hungary

The question of the decline of great empires has always fascinated historians — from Edward Gibbon ’ s famous work The History of the Decline and Fall of the Roman Empire, which was published at the end of the 18th century, to Jean-Baptiste Duroselle ’ s essay Tout empire périra. The effects of surprise predominate (how could it be explained that such powerful and strong structures like empires simply vanish?) and have led to almost desperate historical research into the reasons for the decline, ranging from conspiracy theories and the classic questions about decision makers to societal-social reasons. Beyond the metadis- courses, which are geared towards retroactive self-legitimization, the analysis of individual histories — if it is based on contemporary docu- ments — can lead to interesting discoveries. Form this viewpoint, the

Austriaca no 87, 2018 Résumés/Zusammenfassungen/Abstracts 319 case of Edvard Beneš and his “Czechoslovakian Party” is particularly enlightening — not necessarily in terms of the decline itself, but in terms of the predictability of the decline, of the Austro-Hungarian Empire.

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Catherine Horel, Une perspective hongroise sur la fin de l ’ empire des Habsbourg

Mots-clés : Autriche-Hongrie – Hongrie ‒ guerre 1914-1918 ‒ révolution bolchevique ‒ contre-révolution

Le paradoxe de 1918 réside dans l ’ accession à l ’ indépendance et le démantèlement consécutif du royaume de Hongrie. La fin de la double monarchie signifie pour la Hongrie une souveraineté amputée, dont la douleur est aggravée par le syndrome de la défaite. Si les Hongrois ont été finalement si loyaux envers l ’ Empire, c ’ est parce qu ’ ils défendaient avant tout leur position. Dans le courant de 1918, le mécontentement gagne l ’ arrière où des grèves sont déclenchées. La situation militaire se dégrade, les dernières offensives austro-allemandes font long feu, et le climat sociopolitique est délétère. L ’ enchaînement révolutionnaire se déroule selon une temporalité accélérée à partir de la fin octobre : la république est proclamée le 16 novembre 1918, mais le nouvel État, sou- mis aux exigences territoriales des pays successeurs et à la surenchère communiste, est subverti en mars 1919 par les bolcheviques.

Das Ende des Habsburgerreiches aus ungarischer Perspektive

Schlagwörter: Österreich-Ungarn – Ungarn ‒ Krieg 1914-1918 ‒ Bolschewistische Revolution ‒ Gegenrevolution

Das Paradox von 1918 liegt für Ungarn in der staatlichen Unabhän- gigkeit einerseits und dem darauf folgenden Abbau des Königreichs ande- rerseits. Das Ende der Doppelmonarchie bedeutete dementsprechend eine amputierte Souveränität, deren Schmerz durch das Syndrom der Nie- derlage noch verschlimmert wurde. Schließlich standen die Ungarn dem Kaiserreich so loyal gegenüber, in erster Linie deshalb, weil sie damit ihre

Austriaca no 87, 2018 320 Résumés/Zusammenfassungen/Abstracts eigene Stellung verteidigten. Im Laufe des Jahres 1918 gewann die Unzu- friedenheit die innere Front, wo sich Streiks vermehrten. Die militärische Lage verschlechterte sich, die letzten österreichisch-deutschen Offensiven scheiterten, und das gesellschaftspolitische Klima war verheerend. Die revo- lutionären Ereignisse erfolgten ab Ende Oktober im Zeitraffer: Die Republik wurde am 16. November 1918 ausgerufen, jedoch in dem neuen Staat, der den territorialen Forderungen der Nachfolgestaaten und dem immer stär- ker werdenden kommunistischen Einfluss unterworfen war, übernahmen im März 1919 die Bolschewiki die Macht.

A Hungarian Perspective on the Demise of the Habsburg Empire

Keywords: Austria-Hungary – Hungary ‒ war 1914-1918 ‒ Bolshevik revolution ‒ counter-revolution

The paradox of 1918 lies in the simultaneous accession to independence and the consequent dismantling of the Kingdom of Hungary. The end of the Double Monarchy means for Hungary an amputated sovereignty, the pain of which is aggravated by the syndrome of defeat. If the Hungarians were finally so loyal to the Empire, it was because they defended their own position above all. In the course of 1918, discontent reaches the rear where strikes are unleashed. The military situation is deteriorating, the last Austro-German offensives fail, and the socio-political climate is deleterious. The revolution- ary sequence unfolds according to an accelerated temporality from the end of October: the republic is proclaimed on November 16, 1918, but the new state, subject to the territorial requirements of the successor countries and the communist outbidding, is subverted in March 1919 by the Bolsheviks.

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Iryna Dmytrychyn, Fin des empires et naissance d ’ un État : le rêve ukrai- nien de Guillaume de Habsbourg

Mots-clés : Ukraine ‒ Tirailleurs de la Sitch ‒ Guillaume de Habsbourg ‒ République populaire d ’ Ukraine occidentale (ZUNR) ‒ hetman Skoropadsky

Le 1er novembre 1918, le Conseil national ukrainien annonce la consti- tution d ’ un État ukrainien sur tous les territoires de l ’ Autriche-Hongrie peuplés en majorité d ’ Ukrainiens (Galicie, Bucovine, Transcarpatie),

Austriaca no 87, 2018 Résumés/Zusammenfassungen/Abstracts 321 enterrant le projet de création d ’ une principauté d ’ Ukraine constituée par la Galicie orientale et la Bucovine avec à sa tête Guillaume de Habs- bourg. L ’ article aborde les étapes essentielles de l ’ engagement de ce der- nier dans la question ukrainienne jusqu ’ à sa disparition dans les geôles soviétiques et la place qu ’ il occupe dans l ’ Ukraine contemporaine.

Das Ende von Kaiserreichen und die Geburt eines Staates: der ukrai- nische Traum des Wilhelm von Habsburg

Schlagwörter: Ukraine ‒ Sitscher Schützen ‒ Wilhelm von Habs- burg ‒ Volksrepublik Ukraine (ZUNR) ‒ Hetman Skoropadsky

Am 1. November 1918 rief der Ukrainische Nationalrat die Grün- dung eines ukrainischen Staates aus, der sich auf alle mehrheitlich von Ukrainern bewohnten Gebiete Österreich-Ungarns erstreckte (Galizien, Bukowina, Transkarpatien). Somit wurde das Projekt eines ukrainischen Fürstentums, bestehend aus Ostgalizien und der Bukowina mit Wilhelm von Habsburg als Staatsoberhaupt, zum Scheitern verurteilt. Der Artikel behandelt die wichtigsten Phasen der Beteiligung von W. von Habsburg an der ukrainischen Frage bis zu seinem Verschwinden in sowjetischer Gefangenschaft, sowie seine Rolle in der heutigen Ukraine.

The End of Empires and the Birth of a State: The Ukrainian Dream of Wilhelm von Habsburg

Keywords: Ukraine ‒ Wilhelm von Habsburg ‒ Popular Republic of Western Ukraine (ZUNR) ‒ hetman Skoropadsky

On the 1st of November 1918, the Ukrainian National Council announces the constitution of an Ukrainian state on the territories of Austria-Hun- gary inhabited mostly by Ukrainians (Galicia, Bucovina, Transcarpatia), thus annihilating the project of a principality of Ukraine, constituted by Eastern Galicia and Bucovina, with Wilhelm von Habsburg as a head of state. The article tackles the essential steps of his commitment in the Ukrainian question until his death in the soviet jail as well as the place he occupies in contemporary Ukraine.

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Austriaca no 87, 2018 322 Résumés/Zusammenfassungen/Abstracts

Herta Luise Ott, Imaginer la fin a posteriori. La pièce de théâtre 3. November 1918 de Franz Theodor Csokor

Mots-clés : littérature autrichienne ‒ théâtre autrichien ‒ conflits ethniques ‒ mythe habsbourgeois ‒ Franz Theodor Csokor – dissolution de la monarchie des Habsbourg

Dans la pièce 3. November 1918, l ’ écrivain et poète autrichien Franz Theodor Csokor interroge la fin de la monarchie austro-hongroise sous un angle particulier – celui de l ’ armée. Csokor livre son interprétation près de deux décennies plus tard, en 1936, dans une période où les regards littéraires portés sur l ’ Empire habsbourgeois s ’ adoucissent. Il écrit ce texte dans le contexte d ’ une Autriche fasciste menacée par le régime nazi, dont il semble faire abstraction dans le huis-clos de sa pièce, où une poi- gnée d ’ officiers et de soldats convalescents coupés du monde depuis des semaines apprend avec retard la désintégration de leur armée multieth- nique. Comment considérer la pièce de Csokor dans ce cadre chronolo- gique décalé où le premier acte d ’ un nouveau drame européen était en train de se jouer ?

Ein nachträglich imaginiertes Finale. Das Theaterstück 3. November 1918 von Franz Theodor Csokor

Schlagwörter: Österreichische Literatur/Theater ‒ ethnische Konflikte ‒ Habsburger Mythos ‒ Franz Theodor Csokor – Auflösung Habsburger Monarchie

Der österreichische Schriftsteller und Dichter Franz Theodor Csokor gestaltet in seinem Theaterstück 3. November 1918 das Ende der österrei- chisch-ungarischen Monarchie aus einem besonderen Blickwinkel, nämlich dem der Armee. Er liefert seine Darstellung der letzten Stunden der Monar- chie aus der Sicht einer Handvoll Offiziere und Soldaten, die in einem ein- sam gelegenen, zum militärischen Rekonvaleszentenheim umfunktionierten Kärntner Berghotel seit Wochen von der Umwelt abgeschnitten sind und erst am 2. bzw. 3. November 1918 erfahren, dass die Armee sich gerade auf- löst und die Monarchie auseinanderfällt. Das Stück wurde 1936 geschrieben und 1937 mit großem Erfolg uraufgeführt ‒ in einer Zeit, als der Druck des nationalsozialistischen Deutschland auf das austrofaschistische Österreich immer größer und der literarische Blick auf die Monarchie immer nostalgi- scher wurde. Wie lässt sich Csokors Stück in diesem Kontext lesen?

Austriaca no 87, 2018 Résumés/Zusammenfassungen/Abstracts 323

Imagine the End a posteriori. Franz Theodor Csokor ’ s Play 3. November 1918

Keywords: Austrian literature/theatre ‒ ethnic conflicts ‒ Habsburg myth ‒ Franz Theodor Csokor – Dissolution of the Habsburg Monarchy

In the play 3 November 1918 the Austrian writer and poet Franz The- odor Csokor questions the end of the Austro-Hungarian monarchy from a particular angle – that of the army. Csokor gave his interpretation nearly two decades later, in 1936, at a time when literary views of the Habsburg Empire were softened. He writes this text in the context of a fascist Aus- tria threatened by the Nazi regime, which he seems to ignore in the closed room of his play, where a handful of officers and convalescent soldiers cut off from the world for weeks are learning with delay the disintegration of their multi-ethnic army. How can we consider Csokor ’ s play in this offbeat chronological setting where the first act of a new European drama was a play being performed?

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Daniel Baric, La fin du Viribus unitis, entre écriture documentaire et fic- tion (1918-1988)

Mots-clés : Viribus unitis ‒ novembre 1918 ‒ Pula/Pola ‒ Janko Vuković von Podkapelski ‒ Ivan Katušić

Le Viribus unitis, navire amiral de la marine austro-hongroise, sombra à l ’ aube du 1er novembre 1918 dans la rade de Pola/Pula, alors que l ’ armée impériale et royale cessait d ’ exister. Les soldats italiens qui réussirent à miner le cuirassé devinrent instantanément des héros officiels de l ’ Italie qui bientôt occupa la ville. L ’ événement acquit une force symbolique, mais dont la signification changea, selon les contextes nationaux. Du côté des protagonistes italiens se développa dans l ’ entre-deux-guerres un discours qui s ’ opposa progressivement à une instrumentalisation de l ’ équipée victorieuse par le régime mussolinien. En Yougoslavie, puis en

Austriaca no 87, 2018 324 Résumés/Zusammenfassungen/Abstracts

Croatie, la mémoire de l ’ événement se concentra de plus en plus sur la figure de l ’ amiral vaincu, Janko Vuković von Podkapelski, qui trouva la mort avec une partie de l ’ équipage. L ’ évocation de ses derniers instants dans des formes culturelles hybrides (roman documentaire et chanson) suggère des résonances politiques divergentes, selon l ’ interprétation donnée à sa fidélité.

Das Ende der „Viribus Unitis“, zwischen Dokumentation und Fiktion (1918-2018)

Schlagwörter: „Viribus Unitis“ ‒ November 1918 ‒ Pula/Pola ‒ Janko Vuković von Podkapelski ‒ Ivan Katušić

Die „Viribus Unitis“, das Flaggschiff der österreichisch-ungarischen Marine, sank am 1. November 1918 im Hafen von Pola/Pula, zu einem Zeitpunkt, als die kaiserliche und königliche Armee nicht mehr exis- tierte. Die italienischen Soldaten, denen es gelang, das Schlachtschiff zu verminen, wurden sofort zu offiziellen Helden Italiens, das bald die Stadt besetzte. Das Ereignis erhielt sehr rasch symbolische Kraft, dessen Bedeutung sich jedoch im Laufe des 20. Jahrhunderts je nach nationalem Kontext änderte. Auf der Seite der italienischen Protagonisten entwickelte sich zwischen den beiden Weltkriegen ein Diskurs, der sich allmählich der Instrumentalisierung der erfolgreichen Aktion durch das Mussolini-Re- gime widersetzte. In Jugoslawien, dann später auch in Kroatien, fokus- sierte sich die Erinnerung immer mehr auf die Figur des besiegten Admi- rals Janko Vuković von Podkapelski, der mit einem Teil seiner Mannschaft den Tod fand. In der Evokation seiner letzten Augenblicke in kulturellen Mischformen (Dokumentarroman und Lied) schwingt je nach der Inter- pretation seines Treueides jeweils ein anderer politischer Unterton mit.

The End of the Viribus Unitis, between Documentation and Fiction (1918-1988)

Keywords: Viribus Unitis ‒ November 1918 ‒ Pula/Pola ‒ Janko Vuković von Podkapelski ‒ Ivan Katušić

The Viribus Unitis, the flagship of the Austro-Hungarian navy, sank on 1 November 1918 in the port of Pola/Pula, at a time when the imperial and royal army no longer existed. The Italian soldiers who managed to mine the

Austriaca no 87, 2018 Résumés/Zusammenfassungen/Abstracts 325 battleship immediately became official heroes of Italy, which soon occupied the city. The event quickly acquired symbolic power, but its signification changed during the 20th century depending on the national context. On the side of the Italian protagonists, a discourse developed between the two world wars that gradually resisted the instrumentalisation of the event by the Mussolini regime. In Yugoslavia, and then in , the memory of the event progressively focused on the person of the vanquished admiral Janko Vuković von Podkapelski, who died with parts of the crew. The evo- cation of his last moments in cultural hybrid forms (documentary novel and song) suggests divergent political resonances, according to the interpre- tation of his oath of allegiance.

Austriaca no 87, 2018 AUSTRIACA Numéros publiés

1 Autriche – bilan 75 (épuisé) 2 Le Théâtre depuis 1945 3 Économie et vie sociale 4 Le Roman au xxe siècle (épuisé) 5 Vie et Création musicales 6 Histoire et Historiographie 7 L’Avant-garde littéraire 8 Structures et Idéologies politiques I 9 Recherches récentes sur la littérature autrichienne 10 Structures et Idéologies politiques II 11 Hommage à Elias Canetti 12 L’Architecture autrichienne 13 Les Mass-médias en Autriche 14 Aspect du comique dans le théâtre populaire (épuisé) 15 L’Austromarxisme (2 volumes) 16 Peter Handke (épuisé) 17 La Résistance autrichienne 18 Les Historiens des pays successeurs 19 Écrivains autrichiens émigrés en France 20 Ernst Fischer 21 Vienne et la psychanalyse : Freud (épuisé) 22 Karl Kraus 23 Aspects de la littérature autrichienne du xxe siècle 24 Le Fédéralisme 25 Georg Trakl 26 Il y a 50 ans, l’Autriche : invasion-occupation – « Anschluss » 27 La Littérature fantastique 28 Aspects de la philosophie autrichienne 29 L’Autriche et la Révolution française 30 Joseph Roth 31 Judaïsme – antijudaïsme – antisémitisme 32 L’Autriche et l’Europe 33 Recherches sur la littérature autrichienne du xxe siècle 34 Stefan Zweig 35 Günther Anders 36 Nouvelles Recherches sur l’Autriche 37 Modernité de Hofmannsthal 38 L’Autriche et l’intégration européenne 39 Arthur Schnitzler 40 Bruno Kreisky 41 Robert Musil 42 Femmes en Autriche au xxe siècle 43 Ingeborg Bachmann 44 Aspects de la philosophie en Autriche 45 La Poésie autrichienne depuis 1945 46 L’Opérette viennoise 47 Théories et Théoriciens 48 Adalbert Stifter 49 Actualité de Karl Kraus 50 Vienne 1900. Réalité et/ou mythe 51 Les Mutations de la culture politique autrichienne depuis 1945 52 Erich Fried 53 Le Théâtre des années 1990 AUSTRIACA Numéros publiés

1 Autriche – bilan 75 (épuisé) 2 Le Théâtre depuis 1945 3 Économie et vie sociale 4 Le Roman au xxe siècle (épuisé) 5 Vie et Création musicales 6 Histoire et Historiographie 7 L’Avant-garde littéraire 8 Structures et Idéologies politiques I 9 Recherches récentes sur la littérature autrichienne 10 Structures et Idéologies politiques II 11 Hommage à Elias Canetti 12 L’Architecture autrichienne 13 Les Mass-médias en Autriche 14 Aspect du comique dans le théâtre populaire (épuisé) 15 L’Austromarxisme (2 volumes) 16 Peter Handke (épuisé) 17 La Résistance autrichienne 18 Les Historiens des pays successeurs 19 Écrivains autrichiens émigrés en France 20 Ernst Fischer 21 Vienne et la psychanalyse : Freud (épuisé) 22 Karl Kraus 23 Aspects de la littérature autrichienne du xxe siècle 24 Le Fédéralisme 25 Georg Trakl 26 Il y a 50 ans, l’Autriche : invasion-occupation – « Anschluss » 27 La Littérature fantastique 28 Aspects de la philosophie autrichienne 29 L’Autriche et la Révolution française 30 Joseph Roth 31 Judaïsme – antijudaïsme – antisémitisme 32 L’Autriche et l’Europe 33 Recherches sur la littérature autrichienne du xxe siècle 34 Stefan Zweig 35 Günther Anders 36 Nouvelles Recherches sur l’Autriche 37 Modernité de Hofmannsthal 38 L’Autriche et l’intégration européenne 39 Arthur Schnitzler 40 Bruno Kreisky 41 Robert Musil 42 Femmes en Autriche au xxe siècle 43 Ingeborg Bachmann 44 Aspects de la philosophie en Autriche 45 La Poésie autrichienne depuis 1945 46 L’Opérette viennoise 47 Théories et Théoriciens 48 Adalbert Stifter 49 Actualité de Karl Kraus 50 Vienne 1900. Réalité et/ou mythe 51 Les Mutations de la culture politique autrichienne depuis 1945 52 Erich Fried 53 Le Théâtre des années 1990 54 Gregor von Rezzori 55 Hermann Broch 56 Exil et Retours d’exil 57 Antijudaïsme et Antisémitisme en Autriche du xviie au xxe siècle 58 L’Église catholique en Autriche 59 Elfriede Jelinek 60 Varia (littérature et civilisation autrichiennes) 61 Elias Canetti à la Bibliothèque nationale de France 62 Littérature de voyage. Regards autrichiens sur le monde 63 Autriche/France. Transferts d’idées – Histoires parallèles 64 Le cinéma autrichien 65-66 Georg Trakl. Nouvelles recherches 67-68 Hommage à Félix Kreissler (1917-2004) 69 L’Autriche et les autres – Österreich im Vergleich 70 Literarisches – Kulinarisches/Art littéraire – Art culinaire 71 Retours sur l’absolutisme éclairé 72 L’école viennoise d’histoire de l’art 73 L’Empire austro-hongrois : les enjeux de la présence allemande en Europe centrale (1867-1918) 74 Vienne, porta Orientis 75 Les relations de Johann Nestroy avec la France 76 Nouvelles recherches sur la littérature, la philosophie et la civilisation autrichiennes 77 Lectures de La Marche de Radetzky 78 Philosophies autrichiennes 79 Perceptions du congrès de Vienne : répercussions d’un événement européen (xixe-xxie siècle) 80 Les gauches autrichiennes, de Bauer à Kreisky 81 L’Autriche, entre centre(s) et marges 82 Le travail de retour sur le passé à l’époque de la Seconde République autrichienne 83 Photographie et sphère publique en Autriche 84-85 Réception du congrès de Vienne : perceptions nationales d’un événement européen (xixe-xxie siècles)