Hommes & migrations Revue française de référence sur les dynamiques migratoires

1320 | 2018 Au prisme de la consommation

Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/hommesmigrations/4033 DOI : 10.4000/hommesmigrations.4033 ISSN : 2262-3353

Éditeur Musée national de l'histoire de l'immigration

Édition imprimée Date de publication : 1 janvier 2018 ISBN : 978-2-919040-40-7 ISSN : 1142-852X

Référence électronique Hommes & migrations, 1320 | 2018, « Au prisme de la consommation » [En ligne], mis en ligne le 01 janvier 2020, consulté le 09 février 2021. URL : http://journals.openedition.org/hommesmigrations/ 4033 ; DOI : https://doi.org/10.4000/hommesmigrations.4033

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Dans le cadre d’une comparaison entre l’Allemagne et la France, la revue explore les consommations des migrants dans les domaines alimentaires et des soins du corps notamment et analyse le sens que ces pratiques revêtent. Ce thème est abordé également par le prisme de l’offre commerciale et de l’entrepreneuriat qui se spécialisent sur des produits consommés par les migrants, leurs enfants et par la société d’accueil plus largement.

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SOMMAIRE

Ce que consommer autrement veut dire Marie Poinsot

Dossier

La migration au prisme de la consommation Virginie Silhouette-Dercourt et Maren Möhring

La « prairie thaï » dans le Preußenpark à Une communauté de pique-nique en marge du règlement intérieur des parcs allemands Noa K. Ha

Générations de femmes franco-maghrébines La consommation comme marqueur des dynamiques intergénérationnelles Ranam Alkayyali et Virginie Silhouette-Dercourt

La construction sociale de « l’en commun » par la consommation Les sociétés réunionnaise et malaisienne Laurence Tibère

L’inclusion par la consommation ? Les salons de coiffure afro en Allemagne comme lieu de transformation socioculturelle Caroline Schmitt

Aubervilliers sur Wenzhou, ou la transformation du Grand Paris par les entrepreneurs chinois Ya - Han Chuang

Multiculturelle et « postmigrante » L’épicerie du coin Jonathan Everts

La mise en scène de l’authenticité Stratégies de distinction de restaurants arabe et vietnamien dans le processus de gentrification de la ville de Berlin Miriam Stock et Antonie Schmiz

La culture culinaire en Allemagne de l’Ouest s’est-elle « migrantisée » ? Maren Möhring

Black Beauty Jeux de frontières, mises en scène de soi et cosmopolitisme par le bas à Paris et Berlin Virginie Silhouette-Dercourt

Vers de nouvelles formes d’institutionnalisation des cultures matérielles immigrées ? Le cas de la Galerie des dons du Musée national de l’histoire de l’immigration (Paris) Muriel Flicoteaux

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Chroniques

Lieux saints partagés

Jérusalem, ville partagée ? Entretien avec Vincent Lemire, historien, université Paris-Est/Marne-la-Vallée Marie Poinsot et Nicolas Treiber

Les chantiers de la recherche

Les migrations internationales et leurs effets Amal Miftah

Initiatives

Les étrangers et les Italiens en Seine-Saint-Denis Un recueil de données par les archivistes du département sur le recensement de 1931 Pierre-Jacques Derainne

Le concours Miss et Mister Sénégal-Mali aux Docks de Paris Entre fête culturelle et réinvention des canons de beauté Ousseynou Saidou Sy et Virginie Silhouette-Dercourt

Mémoires

Italiennes : un film documentaire sur l'immigration au féminin Silvia Staderoli

Kiosque

Vive le modèle allemand Mustapha Harzoune

Théâtre

« Je raconte mon histoire… et c’est l’histoire de tout le monde » Entretien avec Matias Chebel de la Compagnie Zumbó Marie Poinsot

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E-passeur.com, spectacle d’anticipation sur les migrations Entretien avec Sedef Ecer, auteure et metteuse en scène de la pièce Marie Poinsot

Musique

Tatiana Lambolez, Altan Art François Bensignor

Films

Des figues en Avril Film français, 2017, de Nadir Dendoune Anaïs Vincent

Yves promise Film allemand, 2017, de Melanie Gärtner Anaïs Vincent

Littérature

Littérature, exil et migration Alexis Nous

Livres

Slimane Zeghidour, Sors, la route t’attend. Mon village en Kabylie, 1954-1962 Paris, Les Arènes, 2017, 290 p., 20 €. Mustapha Harzoune

Alice Zeniter, L’Art de perdre Paris, Flammarion 2017, 506 p., 22 €. Mustapha Harzoune

Tassadit Imache, Des cœurs lents Marseille, Agone 2017, 183 p., 16 €. Mustapha Harzoune

Victor Schœlcher, Journal de voyage en Égypte (1844) Paris, Mercure de France, 2017, 442 p., 8,90 €. Mustapha Harzoune

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Ce que consommer autrement veut dire

Marie Poinsot

1 La migration ne semblait pas rentrer dans les études de marketing, aux côtés des critères d’âge, de classe sociale, de socio-styles. Et pourtant, la revue Hommes et Migrations pouvait légitimement s’interroger sur la manière dont les migrants consomment. C’est ce qu’elle a tenté de faire en publiant les contributions d’un cycle de séminaires franco-allemands, sous le talentueux pilotage de Virginie Silhouette- Dercourt et Maren Möhring que la rédaction remercie chaleureusement pour avoir tenté cette aventure.

2 Le croisement entre des modèles théoriques opérant au sein des sciences sociales – celui d’une société multiculturelle devenue post-migratoire en Allemagne, celui d’une société d’intégration républicaine en France –, nous montre que les questionnements scientifiques sont fortement corrélés aux enjeux et aux modalités de débats publics sur l’immigration, dans des contextes différents. Étudier comment les sociétés, plus précisément les espaces urbains, se transforment sous l’influence des migrations, permet d’interpréter autrement les activités commerciales, entrepreneuriales et les pratiques de consommation de ceux qui s’installent et qui, malgré les années, restent perçus comme étrangers aux sociétés d’accueil. Pour se dégager des approches « ethniques » ou culturalistes qui ont longtemps imprégné les études sur ces problématiques, ce dossier souligne combien la reconnaissance des compétences, des stratégies, des investissements dans des niches économiques singulières doit s’articuler avec la prise en compte des expériences migratoires et des ressources liées aux filières internationales et aux réseaux diasporiques.

3 Se poser la question de la consommation des migrants et de leurs descendants nous oblige ainsi à aborder la question de l’offre commerciale et à étudier la manière dont elle se spécialise sur des produits consommés par les migrants, qui structurent le marché des biens et des services et, plus généralement, le marché du travail de certains quartiers des métropoles européennes. Loin de l’entre soi et de l’enfermement ethnique, cette offre multiple et multiforme crée des « centralités commerciales » engendrant des expertises, des expérimentations, des créativités, des brassages

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culturels, des relations sociales qui inventent la ville de demain. Ce dossier n’évite pas l’analyse des effets de l’exclusion, des mobilités économiques bloquées, des discriminations qui refusent l’accès des migrants à certains secteurs économiques : les commerces et les services s’inscrivent dans un schéma d’ascension sociale propre, parfois producteur d’auto-exploitation, et participent au développement économique des villes par la fabrication, voire la marchandisation, d’authenticités mises en scène selon les attentes d’une clientèle qui dépasse de loin les seules populations immigrées.

4 Ce dossier aborde l’étude des pratiques alimentaires, des pratiques de beauté et d’entretien du corps des migrants en s’interrogeant sur la dynamique de transmission intergénérationnelle de ces habitudes quotidiennes, devenues, grâce aux mobilités, transnationales et cosmopolites. On comprend alors que les savoir-faire deviennent marqueurs identitaires, teintés de l’urgence de la survie pour les populations réfugiées, symboles de « success-stories » pour les entrepreneurs migrants, mais aussi de contre- culture ou de résistance pour les générations suivantes. Elles fabriquent ainsi d’autres modèles de consommation, à mi-chemin entre l’hybridation et l’adaptation à ceux qui dominent dans les sociétés allemandes et françaises. Ces dynamiques de consommation véhiculées par les migrations constituent des leviers actifs pour l’entrée des sociétés européennes dans les cultures mondialisées par la diffusion de standards de beauté, de saveurs, de sociabilités ouverts sur le monde.

5 Mais la mondialisation par la consommation suscite en contrepoint des mouvements de rejet et des violences physiques et symboliques de la part de populations heurtées par ce qu’elles perçoivent comme un exotisme agressif, pétri de références culturelles et religieuses étrangères. Elle révèle leur propre exclusion d’une existence sociale de plus en plus signifiée par la capacité à consommer et à participer à ce capitalisme global.

AUTEUR

MARIE POINSOT Rédactrice en chef de la revue

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Dossier

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La migration au prisme de la consommation

Virginie Silhouette-Dercourt et Maren Möhring

1 Les migrations sont encore trop rarement abordées sous l’angle de la consommation et de la culture matérielle. Pourtant, les migrants n’arrivent pas dans leur nouvelle vie sans passé ou habitudes. Ils apportent avec eux des plats et des ingrédients culinaires, des rituels de beauté, des codes vestimentaires, des normes corporelles... qui se diffusent et modifient les pratiques de consommation de la société « dominante », souvent par le biais d’entrepreneurs migrants.

2 À travers la publication de recherches multidisciplinaires menées récemment en France et en Allemagne, Hommes & Migrations souhaite mettre en lumière les apports du migrant consommateur à la transformation des cultures matérielles de deux sociétés européennes. Les enquêtes présentées ici témoignent de la variété des questionnements scientifiques de part et d’autre du Rhin pour saisir ces apports1 qui restent un angle mort des recherches sur les phénomènes migratoires. Depuis une dizaine d’années cependant, des chercheurs-ses issu-e-s de différentes disciplines (histoire, sociologie, géographie, anthropologie, ethnologie, sciences de l’information et de communication, sciences de gestion...) se saisissent de ces questions et tentent de faire émerger un nouveau champ de recherche. En prise avec le quotidien des individus, la consommation est, en effet, un lieu d’observation particulièrement sensible et réactif pour analyser les transformations des sociétés contemporaines.

3 À l’heure où l’Union européenne est confrontée à une « crise des réfugiés » sans précédent depuis 2015, ce numéro donne à voir la réalité des échanges mutuels dans le quotidien de consommation de deux grands pays de l’Union : dans les communautés immigrées, mais également dans les quartiers ou jardins publics des villes-monde, dans les cafés et lieux de restauration, dans l’offre culinaire et de produits de beauté, dans les salons de coiffure ou dans les musées. C’est sans doute là, au cœur de ces pratiques du quotidien, dans les formes les plus banales de coexistence, que se fabriquent les sociétés française et allemande de demain, finalement profondément travaillées et structurées par les migrations.

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4 En filigrane des contributions de ce dossier apparait, en effet, une approche particulière de ce qu’est la consommation conçue comme un système de sens, répondant à des histoires migratoires, coloniales et postcoloniales différentes. De même, les questionnements épistémologiques présents dans les communautés scientifiques françaises et allemandes traversent le dossier : la nécessité de « démigrantiser » les recherches sur la migration dans le contexte allemand, la pleine reconnaissance de la thématique « migration » comme objet d’étude central, qui interroge le cœur de la société, dans le cas de la France.

Des histoires migratoires différentes

5 Si l’Allemagne et la France sont les deux pays les plus peuplés de l’Union européenne2 et qui, avec le Royaume-Uni, accueillent le plus de d’immigrants, il est classique de les distinguer tant par leurs histoires migratoires respectives, proches et lointaines, que par les groupes migratoires présents sur leur territoire. Sans vouloir être exhaustif, il s’agit ici de rappeler quelques-unes de ces différences, qui expliquent pourquoi le « migrant consommateur » n’est pas toujours le même des deux côtés du Rhin ni abordé de la même façon.

6 On oppose traditionnellement la longue histoire d’immigration de la France à celle plus récente de l’Allemagne. En France, la constitution plus ancienne d’un État-nation, les conquêtes coloniales, la situation géographique du pays et une démographie moins dynamique que l’Allemagne tout au long du XIXe siècle sont autant de raisons avancées pour expliquer cette différence. À partir de la deuxième partie du XIXe siècle, le pays accueille, en effet, des migrants de proximité et d’origine intra-européenne3. À partir de 1945, la France se tourne vers ses « colonies » : l’Algérie, et les pays du Maghreb et d’Afrique subsaharienne. Les indépendances africaines des années 1960 et le mouvement de décolonisation ne semblent pas remettre en question ces mouvements. Les vagues migratoires de la deuxième moitié du XXe siècle, avec installation des familles dans le cadre du regroupement familial, expliquent que le pays compte aujourd’hui proportionnellement une part plus importante de descendants d’immigrés que les autres pays européens4. Cependant, depuis le tournant du siècle, les origines se diversifient avec des étrangers de plus en plus nombreux venant d’Afrique hors Maghreb, d’Asie et surtout de Chine5. Malgré la difficulté d’accéder à des données précises, on observe un phénomène de concentration spatiale en terme d’implantation des communautés migrantes ou issues de l’immigration. Si les migrations plus anciennes, issues des pays européens du Sud restent concentrées autour du bassin méditerranéen, les migrations récentes sont davantage présentes en Île-de-France6. De plus, le pays se distingue de l’Allemagne par la permanence de territoires et de populations géographiquement éloignés de la métropole. Liés à l’histoire coloniale de la France, ces douze territoires d’outre-mer sont eux-mêmes structurés autour de phénomènes migratoires comme dans le cas de l’île de La Réunion. Sur la période récente, la France pratique une politique d’accueil plus restrictive que l’Allemagne7 et près d’un immigré sur deux est né dans un pays tiers à l’UE8.

7 À la différence de la France, les pays de langue allemande ont d’abord été des pays d’émigration tout au long du XIXe siècle, plus particulièrement vers les États-Unis. Au début du XXe siècle, les besoins en main-d’œuvre dans la vallée de la Ruhr ainsi que dans les grandes propriétés des provinces de l’Est attirent de plus en plus de

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travailleurs migrants9. Après la Seconde Guerre mondiale et la recomposition des territoires, entre 10 et 12 millions de réfugiés et d'expulsés allemands en provenance d’Europe centrale et de l’Est rejoignent la nouvelle Allemagne. À l’Ouest, cet afflux massif de réfugiés et d’expulsés est rapidement suivi par une seconde vague d’immigration : le recrutement de ceux que l’on a appelé les « travailleurs invités » (ou Gastarbeiter) venus d’Italie dans les années 1950 puis de Turquie, d’Espagne, de Grèce, de Portugal, du Maroc, de Tunisie ou de l’ex-Yougoslavie dans les années 1960, pour répondre aux besoins de main-d’œuvre liés au boom économique. Ces arrivées constituent un autre temps fort de l’histoire migratoire du pays.

8 Mais, à l’Est, en République démocratique d’Allemagne, l’histoire migratoire suit un autre chemin : le pays fait venir des migrants issus de « pays frères » mais en nombre limité et sur une base temporaire. À partir des années 1970, l’immigration devient un moyen de maintenir un solde démographique positif dans une Allemagne de l’Ouest confrontée à une deuxième transition démographique. Avec la chute du Mur de Berlin, le pays connait un afflux massif d’Allemands ethniques10 : le pays redevient le plus grand pays d’immigration européen11.

9 Après une pause, les flux migratoires en direction de l’Allemagne s’accélèrent à nouveau depuis 2010 et surtout depuis 2015 et ce que l’on a appelé la « crise des réfugiés »12. En 2016, sur les 10 millions d’étrangers qui vivent en Allemagne, ce sont les ressortissants de la Turquie qui représentent le groupe le plus important dans les anciens Länder13, même si la part des ressortissants de la Syrie, d’Asie et d’Afrique subsaharienne augmente. En Allemagne, la population étrangère ou avec un arrière- plan migratoire est ainsi de plus en plus présente, majoritairement dans les anciens Länder de l’Ouest et à Berlin 14. Dans certaines villes comme Francfort-sur-le-Main ou Stuttgart la part de la population avec un arrière plan migratoire15 dépasse les 40 %, proportion tout à fait comparable avec certains quartiers de Berlin comme , Neukölln, ou Friedrischshain-Kreuzberg16.

10 Ces différences d’histoires migratoires et de groupes présents sur les deux territoires se retrouvent dans les contributions de ce dossier tant dans le choix des groupes étudiés – migrants issus du Maghreb, d’Afrique subsaharienne et d’Asie, dans le cas français ; de la Turquie, d’Italie, d’ex-Yougoslavie, des pays arabes et de l’Asie dans le cas allemand – que dans le choix des lieux d’enquête : en métropole (Paris) mais aussi en outre-mer en France ; dans plusieurs villes d’Allemagne de l’Ouest et dans la capitale de l’Allemagne réunifiée (Berlin).

Des champs de recherche structurés différemment

11 Ces histoires différentes structurent également les champs scientifiques. En France, c’est avec les promesses et les ambiguïtés de l’idéal républicain que le champ de recherches sur le phénomène migratoire s’est construit ; tandis qu’en Allemagne c’est la question de l’intégration qui reste aujourd’hui un paradigme central. les régimes migratoires de ces deux pays se distinguent l’un de l’autre pour des raisons qui tiennent à l’histoire de l’établissement d’un Etat-nation17. En Allemagne, l’immigré est resté longtemps extérieur à une définition « ethnique » de la nation allemande18. Malgré les changements légaux comme la réforme du code de la nationalité allemande en 200019, la tradition intellectuelle et culturelle d’une nation basée sur des éléments culturels communs est toujours présente. En France, l’État-nation et la figure de

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l’étranger se sont construites sur d’autres bases. L’État centralisateur promet l’égalité, la fraternité et la liberté pour tous, pour peu que chacun abandonne dans l’espace public toutes revendications d’appartenance communautaire. Ce contrat social, basé sur une appartenance territoriale, semble a priori plus inclusif. Cependant, l’invisibilité des différences liée au pacte républicain peut également masquer les difficultés sociales et complexifier l’activité régulatrice de l’État.

12 En France, le courant de recherche sur les migrations s’est ainsi développé autour de ces questionnements et de ce rapport particulier à la Nation. Récemment, les travaux sur l’immigration cherchent à dépasser le cadre national et à explorer la dimension transnationale des mobilités. Il ne s’agit plus tant de saisir les modalités de l’intégration d’une population étrangère dans la société française, mais de penser les multiples formes de mobilités qui se développent dans un espace migratoire globalisé. En Allemagne, après une première étape de reconnaissance de son statut de pays d’immigration (Einwanderungsland), puis de société de la migration (Migrationsgesellschaft)20, les chercheurs-ses cherchent à déconstruire les discours dominants et les catégories reproduites par la communauté scientifique2122 afin d’aborder la société allemande comme une société « postmigratoire23 ». Cette approche très présente dans l’ensemble des contributions du dossier conteste la dichotomie entre autochtones et migrants, insistant au contraire sur une (super-)diversité24 qui va au- delà des origines (présumées) des individus25. Une perspective « postmigrante » implique que les développements, expériences, et procédés d’apprentissage en lien avec les différentes formes de mobilité sont envisagés comme des phénomènes qui transforment profondément et sur la durée – et cela depuis déjà longtemps - la société d’accueil26. La globalisation et la diversité font maintenant partie du quotidien, plus particulièrement dans des contextes urbains27. En faisant une analogie avec le courant de pensée « postcolonial28 », l’approche « postmigratoire » part de l’hypothèse que nous vivons dans des sociétés profondément structurées par – et avec une longue histoire de – la migration : il devient de plus en plus difficile de faire la distinction entre une « culture migrante » et une « culture majoritaire » étant donné qu’il existe de multiples recoupements et interférences et sous-cultures (super-) diverses.

13 Si, en France, la reconnaissance du facteur « migrant » tel qu’il apparaît dans les pratiques et objets du quotidien peut être une façon de réduire ou de contourner son invisibilité, en Allemagne, la dichotomie entre Allemand et étranger a été traditionnellement si forte (et chargée ethniquement) qu’une approche postmigrante des objets et pratiques permet de dépasser ces frontières et de montrer qu’une forme de coexistence entre des individus apparemment très différents se déploie déjà et depuis longtemps dans le quotidien de consommation.

14 Plus généralement, les deux pays partagent un socle de traditions intellectuelles communes que l’on retrouve dans les deux communautés scientifiques et qui constitue une toile de fond du dossier. Malgré le statut hégémonique des discours scientifiques anglo-saxons sur la thématique migratoire, ces deux pays ont développé leurs propres approches de ces questions. Les deux pays sont, par exemple, réticents à la mise en place de catégories ethno-raciales ou selon les appartenances religieuses des individus comme c’est le cas aux États-Unis ou en Grande-Bretagne.

15 D’un autre côté, et c’est tout l’intérêt de présenter en parallèle des contributions de chercheurs allemands et français, tout semble a priori les séparer tant en terme d’histoire migratoire, que de rapport à la nation ou à la nationalité. Ces différences ont

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profondément modelé les traditions scientifiques qui sont prégnantes dans le dossier : les questionnements et approches reflètent ces traditions nationales ou de la manière dont l’État envisage la question migratoire29.

À la rencontre des migrants consommateurs

16 Tout en reconnaissant le rôle de la consommation comme système de sens, les contributions du numéro sont également marquées par un rapport particulier et historique à la société de consommation de masse telle qu’elle est apparue après la Seconde Guerre mondiale en Europe de l’Ouest. À la différence des États-Unis et du Royaume-Uni, en France comme en Allemagne, ce modèle de société a été dès le départ l’objet de critiques virulentes : par les conservateurs comme une menace à la culture véritable, et, dans une perspective marxiste, comme une nouvelle forme d’aliénation de l’homme. Cette critique constitue un fil rouge dans les contributions qui tentent de mettre à distance et de déconstruire les modes de contrôle et de relégation spatiale ou sociale qui passent par la consommation30.

17 Ce dossier est donc organisé en trois parties, comme autant de pistes de réflexion menées sur ces apports aussi bien aux cultures matérielles alimentaires, vestimentaires que de beauté ; à la fois à l’intérieur de pratiques collectives et publiques mais aussi dans la sphère individuelle ou privée. Il est conçu pour tenter d’opérer un renversement du regard, en partant de recherches centrées sur différents groupes et sur le rôle de la consommation comme marqueur de leur expérience migratoire. Les questions de rapports dominants-dominés, de genre et de race sont ici centrales. Puis, le dossier s’attache à sortir de cette perspective « minorisante » de groupes immigrés, étudiés dans leurs singularités pour s’intéresser aux multiples transformations amenées par la figure du consommateur et entrepreneur immigré au cœur des quartiers, dans les processus de gentrification de villes-mondes, dans les pratiques et les marchés. Le dossier conclut sur de nouvelles formes de reconnaissance de ces apports telles qu’elles s’expriment par les processus d’institutionnalisation et de patrimonialisation des cultures matérielles immigrées à l’œuvre dans un espace spécifique : le musée.

18 Dans un premier temps, il sera question du rôle de la consommation dans la construction des liens sociaux, familiaux ou intergénérationnels à l’intérieur de différents groupes et cela grâce à quatre contributions. Il s’agit ainsi de dépasser une vision purement économique de la consommation conçue comme un processus rationnel de satisfaction des besoins primaires31. Le monde des objets, ou la « culture matérielle », n’est pas ici un monde inerte et muet mais, au contraire, le réceptacle des projections des individus. Grâce aux objets qui les entourent, les individus échangent de la valeur, entretiennent du lien social, se classent avantageusement les uns par rapport aux autres, se distinguent ou, au contraire, renforcent leur sentiment d’appartenance à un groupe. À partir de cette approche inspirée des « cultural studies », les recherches présentées dans ce dossier éclairent les différents rôles joués par les objets dans la migration. Ces derniers permettent, par exemple, de négocier des rapports de pouvoir au sein de couples germano-thaï comme dans la contribution de Noa Ha ou des rapports intergénérationnels dans les familles maghrébines en France (Ranam Alkayyali et Virginie Silhouette-Dercourt). Grâce à l’achat ou l’utilisation de biens de consommation, il devient possible de mettre en scène des formes de

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distinction comme dans le cas de restaurants arabe et vietnamien à Berlin (Miriam Stock et Antonie Schmitz) ou de mette en scène des sentiments d’appartenance pour les femmes noires et métissées à Berlin ou à Paris (Virginie Silhouette-Dercourt). La consommation peut également rassembler et construire de l’en-commun dans certains contextes post-coloniaux comme dans l’île de la Réunion (Laurence Tibère).La contribution de Caroline Schmitt, portant sur des afroshop en Allemagne de l’Ouest, constitue une transition entre une perspective consommateur-centrée vers une vision entrepreneur-centrée développée dans la deuxième partie du numéro. Ici s’articule ce double mouvement de la consommation entre système de sens à l’intérieur d’un groupe migrant d’une part, et comme recherche d’une forme de reconnaissance sociale d’autre part.

19 Selon cette approche, les « migrants consommateurs » ne se laissent pas dominer par la raison technicienne mais détournent les objets et les codes pour inventer leur quotidien. Ils deviennent ainsi producteurs de sens et non plus seulement consommateurs. Ce deuxième visage de l’immigré-entrepreneur et producteur sera abordé. Nous pourrons évoqué ces transformations à la fois dans le Grand Paris, à Aubervilliers grâce à une approche sociologique des transformations amenées par les entrepreneurs chinois de Wenzhou (Ya-Han Chang). Puis nous irons en Allemagne, à Stuttgart auprès des « épiciers du coin » (Jonathan Everts), et à Berlin dans les restaurants arabes et vietnamiens (Miriam Stock et Antonie Schmitz). Ainsi, les entrepreneurs migrants (parfois appelés « ethnic business ») modifient les quartiers et sont parties prenantes des processus de gentrification des villes en France et en Allemagne.

20 Dans un troisième temps, il s’agit de montrer comment ces processus de transformation amenés par la figure du consommateur immigré sont visibles dans les pratiques de la société dominante (Maren Möhring), sur les marchés de consommation (V. Silhouette-Dercourt) et dans les musées.

21 Ce ne sont en effet pas seulement les pratiques et les marchés qui se transforment, les cultures matérielles venues d’ailleurs intègrent peu à peu le patrimoine des sociétés par le biais des musées comme la Galerie des dons au Musée de l’Histoire de l’Immigration comme nous l’indiquera la contribution de Muriel Flicoteaux. L’inscription de ce patrimoine dans un musée national permet de dépasser le cadre de la mémoire personnelle et d’accéder au rang de collection nationale inscrite à l’inventaire du patrimoine français. Ceci est certainement une reconnaissance de l’importance des phénomènes migratoires et de leur capacité de transformations (ou de migrantisation) des cultures matérielles « dominantes ». Mais l’on peut également se demander si ce n’est pas également une forme de mise à distance et de cloisonnement des problématiques migratoires (dans un musée dédié à ces questions).

22 Les thématiques abordées dans ce numéro spécial illustrent en miroir les questionnements de chercheurs-es allemands et français qui abordent le phénomène migratoire par le prisme de la consommation. Nous espérons que ce décloisonnement des cadres nationaux et disciplinaires sur une thématique innovante, si proche de notre quotidien, permettra de renouveler le regard et la réflexion sur les migrations. Nous vous souhaitons une excellente lecture !

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NOTES

1. Les contributions présentées ici sont issus d’ateliers de recherche franco-allemands menés dans le cadre d’un programme de formation-recherche du Centre Interdisciplinaire d’études et de recherches sur l’Allemagne (CIERA). Ces ateliers ont également reçu le soutien scientifique et financier du programme interdisciplinaire Sociétés Plurielles (USPC), de l’Universität Leipzig, de l’Université Paris 13 (Commission Recherche et CEPN), de la MSH-Paris Nord, et du Centre Marc Bloch de Berlin. 2. Source : http://ec.europa.eu/eurostat/documents/2995521/7553797/3-08072016-AP-FR.pdf/ 95b75a03-610c-4b42-a905-25c8ff7a8290 3. Plus précisément de Belgique, Italie, et d’Allemagne. Après la Grande Guerre, ce sont les travailleurs polonais qui forment après les Italiens le groupe le plus important. Gérard Bouvier (2012), Vue d’ensemble, Immigrés et descendants d’immigrés en France, édition 2012, INED. 4. En France, la part des personnes résidentes en France, nées à l’étranger s’élève à 11,6 % (et des personnes immigrées, c’est-à-dire nées étrangères à l’étranger de 8,9 %) et les descendants d’immigrés (nés en France ayant un ou deux parents immigrés), est de 11 % en 2012. https:// www.insee.fr/fr/statistiques/1410693#titre-bloc-4 5. Source : DGEF-DSED-AGDREF. 6. À l’exception de la migration d’origine turque présente dans les régions frontalières de l’Est de la France. Voir Catherine Borrel, Bertrand Lhommeau, « Être né en France d’un parent immigré », in Insee Première, n° 1287, 2010. 7. En 2016, le nombre de titres de séjour délivrés était de 227 500 en légère hausse par rapport aux années précédentes, dont 33 000 « humanitaires » délivrés à des réfugiés. https:// www.immigration.interieur.gouv.fr/Info-ressources/ Donnees-statistiques/Donnees-de-l- immigration-de-l-asile-et-de-l-acces-a-la-nationalite-francaise 8. Chantal Brutel, Les immigrés récemment arrivés en France, Cellule Statistiques et études sur l’immigration, Insee, 2014. 9. L’Allemagne devient également un pays de transit pour les réfugiés politiques d’Europe de l’Est. 10. Les réfugiés tardifs ( Spätaussiedler). De plus, un quota important de réfugiés juifs (Kontingentflüchtlinge) venant de l’ex-Union Soviétique les rejoint. 11. Cependant, les travailleurs migrants de l’ex-Allemagne de l’Est et originaire de Pologne, de Hongrie, de Cuba, d’Angola, du Mozambique, et surtout du Vietnam sont alors renvoyés vers leurs pays d’origine ) après 1990. Seulement une très petite minorité réussit à rester en Allemagne. Sur l’histoire de l’immigration vers la République Démocratique Allemande (RDA) voir par exemple, Kim Christian Priemel (Hg.), « Transit/Transfer. Politik und Praxis der Einwanderung in die DDR 1945-1990 », Berlin, 2011. 12. L’Allemagne est au sein de l’Union européenne la première destination en matière de demande d’asile en Europe : près de 500 000 demandes d’asile ont été déposées en 2015 et 750 000 en 2016. https://www.bamf.de/SharedDocs/Meldungen/DE/2016/201610106- asylgeschaeftsstatistik-dezember.html et https://www.proasyl.de/wp-content/uploads/2015/12/ Asylantrage-und-Entscheidungen-2016.pdf 13. Source : Destatis Pressemitteilung Nr. 227 vom 30.06.2017. 14. Au niveau national, la part des étrangers dans la population totale est de 9,5 % et celle avec un arrière plan migratoire de 21 % (chiffres de 2015).http://www.bpb.de/nachschlagen/zahlen- und-fakten/soziale-situation-in-deutschland/61646/migrationshintergrund-i 15. « Eine Person hat einen Migrationshintergrund, wenn sie selbst oder mindestens ein Elternteil nicht mit deutscher Staatsangehörigkeit geboren wurde. Im Einzelnen umfasst diese

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Definition zugewanderte und nicht zugewanderte Ausländerinnen und Ausländer, zugewanderte und nicht zugewanderte Eingebürgerte, (Spät-)Aussiedlerinnen und (Spät-)Aussiedler sowie die als Deutsche geborenen Kinder dieser Gruppen ». Desatis consulté en ligne 16. https:// www.statistik-berlin-brandenburg.de/publikationen/stat_berichte/2016/ SB_A01-05-00_2016h01_BE.pdf 17. Ohliger R. (2005), « L’histoire de l’immigration en Allemagne : des défis historiographiques et culturels », Hommes et Migrations, N° . 1255, mai-juin, Musée de l’Histoire de l’Immigration, Paris. 18. Ne peut être Allemand qu’un citoyen de sang allemand (jus sanguinis). 19. Cette réforme a introduit des éléments de citoyenneté de naissance (jus soli). 20. Anne Broden, Paul Mecheril, « Migrationsgesellschaftlische re-präsentationen, eine einführung », in Anne Broden, Paul Mecheril (dir.), Re-Präsentationen, Dynamiken der Migrationsgesellschaft, Dusseldorf, IDA-NRW, 2007, pp. 7-28. 21. Manuela Bojadžijev, Regina Römhild, « “Was kommt nach dem « transnational turn” ? Perspektiven für eine kritische Migrationsforschung », in Vom Rand ins Zentrum, Perspektiven einer kritischen Migrationsforschung, Berliner Blätter, n° 65, Ethnographische & Ethnolographische Beiträge, Berlin, Panama Verlag, 2014. 22. Pour ces deux auteurs, il s’agit de « dé-migrantiser » la recherche sur l’immigration et de « migrantiser » la recherche sur la société : « Entmigrantisierung der Migrationsforschung » und « Migrantisierung der Gesellschaftsforschung ». 23. Naika Foroutan, Coskun Canan, Sina Arnold, Deutschland postmigrantisch – Gesellschaft, Religion, Identität, BIM-HU, 2014. 24. Steven Vertovec, « Super-diversity and its implications », in Ethnic and Racial Studies, n° 30, 2007, pp. 1024-1054. 25. Le terme « postmigrant » est devenu populaire dans les débats publics en Allemagne grâce à un théâtre à Berlin le « théâtre postmigrant de Ballhaus Naunynstrasse », sous la direction de Shermin Langhoff. 26. Katrin Lehnert, Barbara Lemberger, « Mit mobilität aus der sackgasse der migrationsforschung ? mobilitätskonzepte und ihr Beitrag zu einer kritischen gesellschaftsforschung » in Labor Migration (Hrsg.), « Vom rand ins zentrum perspektiven einer kritischen migrationsforschung », Berlin, 2014, pp. 45-61. 27. Erol Yildiz, « Die weltoffene stadt. Wie migration globalisierung zum urbanen alltag macht », Bielefeld, Transcript, 2013. 28. Comme dans le cas de « postcolonial », le « post » de Postmigration n’est pas un marqueur temporel mais épistémologique, et ne doit en aucune manière être compris comme signifiant la fin de la migration ou de la migrantisation. Sur la double signification de « post », dans le contexte « postcolonial », voir Stuart Hall, « When was “the post-colonial” Thinking at the limit », in Ian Chambers, Lidia Curti, The Post-colonial Question. Common Skies, Divided Horizons, Routledge, Londres/New York, 1996. 29. Voir Dietrich Thränhardt, Michael Bommes (dir.), National Paradigms of Migration Research, Osnabrück, Universitätsverlag Osnabrück, 2010. 30. Jürgen Habermas, « Konsumkritik – eigens zum konsumieren », in Frankfurter Hefte, vol. 12, n° 9, 1957, pp. 641-645 ; Zygmunt Bauman, La Vie liquide, Paris, Fayard, 2013. 31. Mary Douglas, Baron Isherwood, The world of goods. Towards an Anthropology of Consumption, New York, Basic Books, 1979.

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AUTEURS

VIRGINIE SILHOUETTE-DERCOURT Maître de conférences (HDR), université Sorbonne-Paris-Cité, CEPN, Centre Marc Bloch (Berlin).

MAREN MÖHRING Professeure d’histoire culturelle et sociale comparée de l’Europe moderne, Institut für Kulturwissenschaften, université de Leipzig.

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La « prairie thaï » dans le Preußenpark à Berlin Une communauté de pique-nique en marge du règlement intérieur des parcs allemands1

Noa K. Ha

1 À Berlin, le Preußenpark2 est une adresse que rien ne distingue et que l’on se repasse pourtant comme un bon tuyau de lieu insolite. Sa particularité tient au fait que l’une de ses grandes et vastes pelouses (ou prairies), ceinte d’arbres majestueux, est fréquentée par de nombreuses personnes d’origine asiatique, avant tout par des femmes thaïlandaises. L’été, jusqu’à 500 personnes s’y retrouvent le week-end (voir photo 1), ouvrent des parasols, sortent réchauds et plaques de cuisson, installent du matériel de camping, coupent, grillent, mitonnent, cuisent à la vapeur légumes, viandes et poissons, jouent aux cartes, vendent des produits alimentaires et passent tranquillement leur week-end sur une couverture étalée à même le sol. Les réchauds et plaques de cuisson sont montés directement sur la pelouse, et il est recommandé de s’accroupir pour savoir ce qui se mijote dans les marmites et combien cela coûte. Certains plats sont préparés à l’avance, d’autres sont cuisinés sur place. Som Tam3, currys, sushis, rouleaux de printemps, variations de poissons, viandes, légumes et riz sont au menu, volontiers accompagnés d’une bière ou d’une caïpirinha mixée sur commande. Les arbres verts à l’arrière-plan et les parasols bigarrés composent un paysage unique : soleil, senteurs et bruits font vagabonder les pensées au loin – souvenirs du pays natal pour les uns, désir de vacances pour les autres.

2 Les observations qui suivent sont produites depuis ma position de femme asiatique allemande qui visite occasionnellement le parc thaï avec sa famille et y rencontre des amis autour d’un repas savoureux. Mon propre milieu communautaire est très différent de ceux qui se rencontrent et font du commerce dans le parc. Néanmoins, nous partageons une même appartenance raciale et genrée qui est perçue dans la société allemande comme la figure de l’Autre, celle, exotique, soumise et passive, des femmes asiatiques4. Je ne fais pas partie de la communauté thaï, mais je suis membre d’une organisation de jeunes germano-asiatiques de la deuxième et de la troisième génération qui lutte contre les stéréotypes raciaux présents dans les médias populaires, contre les

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formes d’exclusion liées à la citoyenneté ou à la migration de travail5. La migration d’Asie vers l’Allemagne a une longue histoire. Structurée selon les différents points géographiques de départ en Asie, elle s’incarne dans différents contextes transnationaux comme, par exemple, entre l’Allemagne et la Chine ou l’Allemagne et l’Inde, l’Allemagne et la Corée du Sud, l’Allemagne et le Vietnam, et bien d’autres encore6. Me situant dans la société allemande, mes recherches visent à rendre compte des processus d’exclusion visibles par la « race », l’ethnicité, la sexualité, le genre, la classe sociale et d’autres catégories normatives liées au corps humain. C’est pourquoi mon positionnement académique est fermement inscrit dans le champ des études féministes postcoloniales et décoloniales7, qui contestent la notion d’ « objectivité » en recontextualisant les connaissances situées8.

Pique-niquer et fabriquer un « chez soi »

3 Les débuts du « rendez-vous thaï » au Preußenpark remontent au milieu des années 1990. Karl Braun, ethnologue, a relaté le mythe fondateur des quatre familles germano- thaï qui se seraient régulièrement retrouvées pour y pique-niquer9. Elles auraient ensuite été rejointes par des femmes et des hommes d’autres communautés asiatiques de la ville, mais également par de nombreux Berlinois et touristes. Ce sont des femmes, avant tout, qui agencent le parc selon leurs besoins, y cuisent et vendent leurs préparations culinaires. Des femmes viennent de Thaïlande, mais aussi des Philippines ou du Vietnam. Beaucoup d’entre elles se sont rendues en Allemagne pour se marier et ont épousé des Allemands blancs. Comme on peut le voir sur la photo 2, ces femmes sont assises au premier rang, des hommes d’origine allemande ou asiatique les secondent à côté ou derrière elles. Également assis, ils taillent des légumes ; parfois, ils se lèvent pour porter des boissons, déballent et emballent des boîtes dans lesquelles ils ont transporté les ingrédients ou les plats tout prêts, ou expliquent aux chalands les plats proposés à la vente. D’autres hommes blancs sont assis en groupe à l’écart, une bouteille de bière à la main, et parlent peut-être, de leur dernier voyage en Thaïlande. Il se dégage à première vue de cet ensemble une impression idyllique d’entreprise familiale interculturelle. Cependant, les arrangements matrimoniaux germano- thaïlandais sont sous-tendus par des rapports fragiles. Nivedita Prasad, ancienne chercheuse au sein de l’association Ban Ying‑ Beratungs- und Koordinationsstelle gegen Menschenhandel (Association de conseil et de coordination contre la traite humaine) et professeure à l’établissement d’enseignement supérieur Alice-Salomon-Hochschule, évoque une facette moins visible : beaucoup de femmes cherchent le dimanche à sortir de la solitude de leurs appartements dans lesquels leurs époux allemands tentent de décider des menus à consommer, de la langue parlée aux enfants en fonction de l’occasion ou encore des pratiques culturelles appropriées, sans même parler de la violence domestique présente dans certaines de ces relations. Nivedita Prasad fait ainsi valoir combien il est étonnant que ces femmes aient réussi à créer leur propre espace féminin dans le Preußenpark.

4 Le week-end, elles s’aménagent un espace de liberté dans leur quotidien interculturel avec leurs maris allemands, espace qui, dans le parc, devient public et dévoile indirectement une « normalité » dans les rapports de genre germano-asiatiques. Si nous considérons les arrangements matrimoniaux germano-asiatiques comme une forme de migration du travail mondialisée, alors se démultiplient et se chevauchent ici

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les conditions globalisées du travail reproductif sexué et du travail relationnel racialisé. Dans cet espace, les hommes allemands blancs se font les complices de la reproduction de rapports de pouvoir qui exploitent la pauvreté féminine de l’hémisphère Sud. Les femmes, quant à elles, développent des stratégies au sein de ces interdépendances, pour réaliser leurs propres objectifs existentiels et se constituer une sécurité sociale au sein de leurs réseaux. Dans la perspective de la société dominante allemande, les femmes asiatiques sont soit exotisées comme des objets de désir, soit conçues comme des victimes de leur histoire. Elles sont rarement envisagées comme des actrices de leur propre destinée. Pourtant, c’est bien à cette expérience que sont confrontés les Allemands blancs quand leurs préjugés à l’égard des femmes asiatiques – « gentilles, dociles et casanières » – ne sont pas corroborés. De nombreuses femmes, en effet, prennent les choses en main au sein du foyer et rappellent leurs époux à leurs devoirs d’aider financièrement leurs familles au pays. C’est aussi le constat auquel est parvenue Andrea Lauser dans ses recherches ethnographiques : elle a étudié les relations matrilinéaires et découvert que ces femmes venues pour se marier en Allemagne sont des migrantes faisant preuve de beaucoup de dynamisme et qui ont construit activement leur vie. Bien que la précarité de leur situation initiale limite leurs possibilités d’agir, elles mettent en place des structures solidaires et se forgent une position. C'est une des raisons pour laquelle Andrea Lauser reprend une citation des femmes interrogées comme titre de son ouvrage : « Un homme bon demande beaucoup de travail10 », et renvoie à leur construction active de leurs conditions de vie. En ce sens, la longue histoire de la « prairie thaï » dans le Preußenpark de Wilmersdorf à Berlin raconte une histoire de femmes asiatiques qui sont des productrices actives de l’espace.

Le règlement intérieur du Preußenpark

5 Le « règlement du parc » est affiché dans une petite vitrine à l’entrée, à côté d’un plan, en trois langues : allemand, anglais et thaïlandais. Le premier règlement plurilingue a été rédigé dès 1997 et stipule : « Le Preußenpark est un espace vert public destiné à la détente des riverains et des visiteurs. L’utilisation du parc doit se faire dans le respect. Les plantations et équipements ne doivent subir aucun dommage, salissure ou quelconque entrave et les autres visiteurs du parc comme les riverains ne doivent pas être mis en danger. Merci de noter qu’il est autorisé de faire des barbecues, de cuire ou de préparer des repas dans les aires prévues à cet effet le long de la Württembergische Straße jusqu’à 22 heures uniquement. Il est admis de s’allonger et de pique-niquer sur toutes les aires engazonnées. Il est interdit : De faire des barbecues, de cuire, mijoter et d’allumer ou d’entretenir un feu hors de la zone de barbecue. De déployer du mobilier de jardin (par ex. tables, chaises, tentes et parasols). De disposer plus de glacières que ne l’exigent les quantités usuelles de sa propre consommation. De vendre des produits et de proposer des prestations de service. De venir avec des chiens ou d’autres animaux domestiques (merci de ramasser immédiatement les crottes de chien). De faire du vélo. De faire du bruit, par ex., au moyen d’instruments de musique ou d’appareil de diffusion sonore, dès que d’autres visiteurs en sont gênés de manière excessive. De pénétrer sur les pelouses après 22 heures.

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Administration de Charlottenburg-Wilmersdorf, département des ouvrages publics, service des espaces verts, tél. : 9029-14488. »

6 Le libellé de ce règlement, qui se distingue en certains points d’autres réglementations de parcs et jardins, montre très clairement que les pratiques de pique-nique décrites plus haut sont considérées comme inopportunes et qu’il s’agit de protéger les riverains – des citoyens blancs pour la plupart. Dans ce règlement se dessine une ligne de clivage qui ressurgit quasiment tous les étés. Si les tensions entre autorités locales et « communauté de pique-nique » ont atteint des sommets entre 1997 et 2000, et que la police a procédé à une razzia contre les pratiques d’utilisation du parc à l’été 2000, des solutions ont par la suite été trouvées concernant l’hygiène, l’enlèvement des déchets, les nuisances sonores et l’utilisation de toilettes publiques. Le règlement du parc n’a pas été uniquement affiché sur place, il a également circulé au sein de la communauté germano-thaïlandaise. Sa publication a été relayée par le magazine Farang ‑ Das Südostasienmagazin aus Berlin, un mensuel qui diffuse depuis 1997 les actualités de la communauté et a été fondé par des conjoints allemands se retrouvant régulièrement au parc.

Une présence remise en question

7 Les conflits avec les services municipaux chargés de l’ordre ou avec la police sont un thème récurrent et d’une grande importance au sein de la communauté. Le récit des contrôles est produit par des Allemands qui se sentent personnellement agressés par ce clivage entre le maintien de l’ordre du parc et les activités indésirables de « leurs femmes thaï ». Sous le titre « La section des vétérans s’essaie à la rébellion – les services d’ordre interviennent », ils prennent position comme suit dans leur magazine : « Mais jeter d’emblée le bébé avec l’eau du bain, c’est-à-dire interdire par principe de s’asseoir sur des meubles de camping légers amenés par ses propres soins – même de toute petite taille – là, on doit s’insurger. Cela sent un peu trop la chicane et les abus des pouvoirs publics ! Il y a plus de 16 (en toutes lettres : seize) ans que des Thaï et des Allemands ont commencé à se retrouver au Preußenpark et ont découvert ce lieu de détente au cœur de la cité. La presse s’en est fait l’écho dans le monde entier comme sur Internet et la destination « parc thaï » est même proposée dans certains voyages organisés. Depuis le début, les Thaïs et les Allemands ont apporté leurs tabourets ou chaises basses, glacières et tables de camping et tout ce dont on a besoin pour pique-niquer. Jamais cela n’a soulevé de question jusqu’au printemps 2006 ! Puis, tout d’un coup, il n’est plus admis d’installer du “mobilier de jardin” ? ! On ne peut s’empêcher de soupçonner que les individus qui, au sein des services municipaux, ont de tout temps été contre la direction prise par le “parc thaï’, ont voulu ici, pour ainsi dire, faire table rase d’un seul coup ! Restaurer sciemment le statu quo ante sous couvert de chasser les vendeurs à la sauvette, avec pour devise : le Preußenpark aux seuls riverains11 ! »

8 On relève ici un attachement à sa « propre » communauté et aux retrouvailles régulières dans le « parc thaï ». L’importance du parc excède de loin les frontières du voisinage et renferme un vaste paysage de sens enchâssé entre tourisme international, migration par le mariage et gastronomie. Le « parc thaï » est aujourd’hui fort d’une histoire de près de deux décennies, mais son avenir est flou. La presse berlinoise colporte presque chaque année la rumeur d’une intervention des autorités locales et de l’interdiction de ce marché. En 2001, par exemple, le tabloïd B.Z. titrait : « Preußenpark : le parc thaï de Berlin doit disparaître ». D’un autre côté, la « prairie

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thaï » a acquis une notoriété qui se lit dans les reportages médiatiques internationaux, les encarts publicitaires et les notations dans les guides gastronomiques, faisant de ce marché une institution de la ville.

Un espace public de partage des cultures

9 Le « parc thaï » donne le sentiment d’être un joyau qui séduit par une authenticité de carte postale. Un foodmarket apparemment « authentique », tel qu’on en trouve immanquablement dans les villes d’Asie, qui convie au pique-nique. Il permet aux visiteurs de goûter pour une somme modique à des plats thaïlandais ou vietnamiens frais et issus de recettes familiales, et de faire, en plein cœur de Berlin, une brève excursion en « Extrême-Orient ». Toutefois, la perspective blanche de « l’authentique » et de « l’exotique », qui donne au parc des airs de « petit Bangkok » ou offre de faire une découverte fascinante de la « cuisine extrême-orientale », occulte la position précaire des femmes de ce continent.

10 Si la prairie thaï du Preußenpark existe, c’est parce que beaucoup de personnes ont créé ensemble un espace qui, à leurs yeux, renvoie aux saveurs et aux langues de leurs pays d’origine. Cet espace existe parce que des femmes partagent et transmettent leurs savoirs et acquis. Ces pratiques donnent lieu à des expériences communes : cuisiner de concert, jouer et parler ensemble ou encore passer le week-end dans une convivialité détendue. Les pique-niques communs dans l’espace public défient non seulement l’administration municipale, mais interrogent aussi la pertinence de ces espaces pour la constitution de la communauté. L’existence du « parc thaï » atteste que ces femmes exploitent une possibilité informelle et délibérément choisie d’échanges et d’interconnexions. Il s’agit-là d’un aspect extrêmement important pour peu que l’on prenne en compte la position défavorisée dans laquelle elles se trouvent. L’administration n’y prête manifestement pas grand intérêt, parce qu’elle a tendance à considérer la signification interculturelle des espaces publics comme secondaire et à accorder la priorité aux intérêts des riverains comme aux exigences d’hygiène d’un parc allemand.

11 Bien que la création de « jardins interculturels » atteste d’une supposée diversification des catégories d’usagers du paysage de relaxation berlinois, les interdictions de barbecues, dans d’autres parcs de Berlin comme celui du Tiergarten12, par exemple, limitent précisément les possibilités de détente de familles d’origine turque ou arabe à faibles ressources et confinées dans de petits appartements. Par ailleurs, les communautés immigrées ont un accès restreint aux associations de jardins ouvriers [très répandus à Berlin, NDT], parce que ces dernières ne brillent pas particulièrement par leurs compétences interculturelles. De même, leurs statuts compliqués ont un effet dissuasif. Enfin, les migrants, à l’instar de l’association Kleingartenverein Norderstedt, ne sont autorisés à y adhérer qu’en nombre réduit13. La difficulté rencontrée par les communautés de migrants à instaurer leurs propres espaces et formes de détente dans l’espace public et à élargir l’ouverture interculturelle des espaces verts allemands révèle des déficits urbains, peu pris en compte à ce jour.

12 Dans ce contexte, on est finalement surpris par la longue existence de la communauté de pique-nique du « parc thaï » et du Tiergarten, entreprise communautaire constamment menacée d’être criminalisée mais qui raconte dans les mêmes proportions une nouvelle histoire du Preußenpark. Sur le plan symbolique, on peut lire

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cette histoire comme une narration d’une époque (singulière) en Allemagne, dans laquelle certains symboles culturels dominants sont réécrits dans les pratiques du quotidien de communautés marginalisées. Si le règlement allemand des parcs ne s’est pas encore adapté au quotidien interculturel dans le pays d’immigration, ce quotidien s’y est toutefois frayé un chemin depuis longtemps et montre, au travers de facultés d’adaptation tout autant que de résistance, des voies pour créer ses propres espaces germano-asiatiques.

NOTES

1. Article publié in Kien Nghi Ha (dir.), Asiatische Deutsche - Vietnamesische Diaspora and Beyond, Berlin, Assoziation A/Auflage, 2012. Traduit de l’allemand par Valentine Meunier. 2. « Parc prussien ». Ce parc de 55 000m 2 est situé à l’ouest de Berlin dans le quartier de Wilmersdorf. 3. Salade de papaye verte. 4. T. Minh-ha Trinh, Woman, Native, Other : Writing Postcoloniality and Feminism, Bloomington, Indiana University Press. 5. Le nom de l’organisation est Korientation. Elle a été fondée en 2008 par des jeunes germano- coréens de la deuxième génération. Leur objectif était de créer une organisation capable de les représenter véritablement et qui lutterait contre des discours stéréotypés et arriérés présents au sein de la société allemande sur les migrants asiatiques. 6. Pipo Bui, Envisioning Vietnamese Migrants in : Ethnic Stigma, Immigrant Origin Narratives and Partial Masking. Münster, Lit Verlag, 2003 ; Dagmar Yu-Dembski, Chinesen in Berlin, Berlin, Be. Bra Verlag, 2007 ; Jae-Hyeon Choe, Hansjürgen Daheim, Rückkehr-und Bleibeperspektiven Koreanischer Arbeitsmigranten in der Bundesrepublik Deutschland, Frankfurt, Peter Lang, 1987 ; Urmila Goel, Jose Punnamparambil, Nisa Punnamparambil-Wolf (dir.), InderKinder : über das Aufwachsen und Leben in Deutschland, Heidelberg, Draupadi, 2012. 7. Avtar Brah, Cartographies of Diaspora : Contesting Identities. London, New York, 1996 ; Marìa Lugones, « Toward a decolonial feminism », in Hypatia, vol. 25, n° 4, 2010, pp. 742–59 ; Chandra Talpade Mohanty, « Under western eyes : Feminist scholarship and colonial discourses », in Feminist Review, n° 30, 1988, pp. 61-88 ; Encarnación Gutiérrez Rodríguez, « Postkolonialismus : subjektivität, rassismus und geschlecht », in Handbuch Frauen- und Geschlechterforschung, 2008, pp. 267–75. Url : http://dx.doi.org/10.1007/978-3-531-91972-0_31. 8. Donna Haraway, « Situated knowledges : The science question in feminism and the privilege of partial perspective », in Feminist Studies, vol. 14, n° 3, 1988, pp. 575–599. 9. Karl Braun, « Der Thai-Treff im Preußenpark. Eine ethnographische spurensuche », in Berliner Blätter. Ethnographische und Ethnologische Beiträge, n °33, 2004, pp. 9-19. 10. L Andrea Lauser « Ein Guter Mann ist Harte Arbeit ». Eine Ethnographische Studie zu Philippinischen Heiratsmigrantinnen, Bielefeld, Auflage, 2004. 11. Voir Farang Magazin, n° 7, 2006. Url : http://www.farang.de/Archiv/AUSGABEN/Farang- Magazin_2006_07.html#6. 12. Le parc du Tiergarten est un exemple particulièrement symptomatique d’un espace public contesté dans la ville de Berlin. Ce parc de taille très importante et situé dans le centre de Berlin était pour de nombreuses familles migrantes un lieu de rencontres et de retrouvailles pendant les

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week-ends. De larges familles y venaient retrouver d’autres familles, partager des repas, faire des barbecues, jouer avec leurs enfants... Mais, en 2012, le gouvernement local décide d’interdire les barbecues dans ce parc, ce qui limita la venue de ces familles. 13. Un article du quotidien Süddeutsche Zeitung titrait, le 9 décembre 2011 : « Des jardiniers du dimanche adoptent un quota d’étrangers ». Url : http://www.sueddeutsche.de/panorama/ umstrittene-entscheidung-in--hobbygaertner-beschliessen-auslaenderquote-1.1230112.

RÉSUMÉS

Le Preußenpark, à l’ouest de Berlin, est devenu un rendez-vous incontournable des couples germano-thaïlandais où de nombreuses « épouses thaï » partagent en plein air leur savoir-faire en matière de cuisine asiatique. Le parc est devenu tout autant un espace de détente pour les couples mixtes qu’un lieu de rendez-vous exotisé où se croisent, non sans difficultés, les cultures thaï et allemande. Derrières les plats à même le sol, se jouent des enjeux de pouvoir au sein des couples mêmes et à l’égard de la société dominante. Dans les deux cas, il s’agit pour les femmes d’origine thaïlandaise de cultiver ce territoire de leur autonomie contre les discriminations qui les visent.

AUTEUR

NOA K. HA Center for Metropolitan Studies / TU Berlin, Urban Studies.

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Générations de femmes franco- maghrébines La consommation comme marqueur des dynamiques intergénérationnelles

Ranam Alkayyali et Virginie Silhouette-Dercourt

1 Du fait de la longue histoire coloniale de la France, l’étude des familles d’origine maghrébine1 s’est peu à peu employée2 à saisir la façon dont s’organisent et évoluent les rapports entre les individus et l’institution familiale, entre la sphère publique et la sphère privée3. Dans ces familles comme dans beaucoup d’autres, la migration transforme les relations dans le couple mais également entre les générations4. L’enjeu est de réinventer des modèles de vivre-ensemble qui modifient les transmissions et les parcours individuels. Les mères deviennent, par exemple, des médiatrices entre les enfants et leur père, tandis que les jeunes filles cherchent à se frayer leur propre chemin entre discours émancipateurs, respect de la cohésion familiale et marges de liberté5. Si ces familles ont fait l’objet d’une attention croissante, la place et le rôle de la consommation qui s’y déploie reste un angle mort, tandis qu’un certain nombre de pratiques qui leur sont justement attribuées font aujourd’hui débat. La consommation n’est ici pas entendue comme une simple transaction économique mais comme une activité symbolique qui permet de communiquer et d’échanger du sens6.

2 Adossée à des travaux sur les « écarts d’acculturation » et s’appuyant sur une double enquête qualitative menée sur une plateforme d’entraide professionnelle et dans un lieu de culte musulman7, cette recherche tend à montrer qu’à l’intérieur des familles franco-maghrébines la consommation permet de négocier les rapports entre générations. Derrière les choix d’aliments et de produits de beauté, de lieux de restauration et de pratiques de consommation se dessinent des lignes de tension entre les mères et les filles ainsi que des tentatives de dépassement. La consommation les interroge mutuellement. Elle devient une arène dans laquelle se joue des stratégies de renforcement du lien, de construction de frontières ou de ruptures entre générations de femmes franco-maghrébines.

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La famille dans la migration

3 Dans l’aventure migratoire, la famille constitue le garant d’une certaine stabilité affective lorsque les assises habituelles de chacun des membres sont mises à rude épreuve et qu’il faut s’adapter à un nouveau quotidien8.

4 On peut, cependant, se demander si la structure familiale n’est pas fragilisée par cette rupture et si les transmissions intergénérationnelles n’en sortent pas profondément remodelées. Le lien entre générations est-il bousculé par un nouveau contexte de vie et de consommation ? Existe-t-il des écarts entre générations concernant le rythme et les contenus d’adaptation ? Comment la famille réagit-elle à la transformation des enfants qui sont des catalyseurs d’acculturation9 ? Comment est-ce que ces ajustements s’expriment dans le choix des objets consommés ou des pratiques mises en œuvre ?

5 Ces questionnements ont ouvert un large champ de recherche pour penser le fait familial dans la migration, notamment dans le cas des familles maghrébines, et l’ont éclairé de différentes manières. Deux grands courants se sont ainsi constitués. Le premier, toujours présent et dominant, retient en quelque sorte le point de vue de la société d’accueil, la famille étant alors conceptualisée comme facilitateur ou frein à l’intégration et comme lieu de transmission culturelle. Le deuxième, plus récent, valorise le parcours et l’autonomie du migrant qui, grâce à ses liens familiaux, serait l’acteur d’une mondialisation « par le bas10 ». Les recherches appartenant au premier courant s’intéressent plus particulièrement aux relations intergénérationnelles et aux conflits qui seraient à même d’apparaître du fait de « modèles » familiaux différents : selon cette conception, les familles « traditionnelles » s’organiseraient autour d’un modèle patriarcal, alors que le modèle de famille « moderne » et occidental valoriserait la conquête de l’autonomie, l’égalité des sexes et le partage des tâches11. Les enquêtes menées soulignent effectivement la persistance d’une forme de modèle traditionnel dans les familles immigrées qui se traduit soit par des modes de cohabitation particuliers12, soit par la transmission de certaines valeurs partagées (décence ou respect patriarcal par exemple)13 sans que les conséquences en termes de consommation quotidienne ne soient abordées.

Les familles maghrébines : entre continuités et ruptures

6 Dans le cas des familles maghrébines14, les travaux pionniers d’Abdelmalek Sayad15 en France ont insisté sur les trajectoires individuelles et sur les conditions sociales de la migration. Si, dans un premier temps, les logiques migratoires étaient marquées par un contexte colonial et par la situation particulière de migrants issus de milieux ruraux, elles se sont complexifiées et diversifiées. Les hommes ne sont plus seuls à migrer, comme durant les vagues migratoires des années 1950 et 1960. À leur tour, soit dans le cadre du regroupement familial, soit depuis les années 1990 pour suivre des études ou à la recherche d’emploi, les femmes transforment les profils des familles migrantes d’origine maghrébine16.

7 La littérature a, cependant, documenté la permanence de difficultés sociales particulières auxquelles sont confrontées ces familles, que ce soit au niveau des expériences de discrimination ou des processus de relégation spatiale et des difficultés

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d’accès au marché du travail17. Face à ce contexte, les enquêtes soulignent des différences entre générations : les premières générations de migrants maintiennent un lien avec la famille au pays, tandis que les secondes, nées ou socialisées majoritairement en France, bousculent les contours de la famille traditionnelle qui devient « nucléaire »18. Les statuts parentaux sont reformulés : la place des pères dans la société d’accueil contribue à bousculer leur prestige, tandis que les mères acquièrent de nouvelles possibilités de négocier entre différents modèles culturels de maternité.

8 Cependant, ces changements s’accompagnent d’une permanence de modèles plus anciens de domesticité. Les recherches montrent que les enfants socialisés au sein de familles toujours marquées par ces modèles, diversifient leurs rapports aux deux sociétés et instaurent une double appartenance19 qui peut s’exprimer par des pratiques de consommation. Une visibilité croissante d’offres commerciales (boucherie halal) et de produits associés à des pratiques religieuses témoigne de cette évolution. Le marché du halal est en forte croissance : 59 % des musulmans interrogés affirment consommer systématiquement de la viande halal, et 28 % occasionnellement20.

La consommation comme marqueur des processus migratoires

9 On assiste en France à l’émergence de recherches qui prennent la consommation comme point d’entrée en vue d’étudier les phénomènes migratoires. Partant de l’hypothèse que les « migrants » n’arrivent pas sans passé ni habitudes de consommation, ces enquêtes s’intéressent aux transformations qui s’opèrent dans leurs modes de consommation et à la façon dont ces derniers reflètent leurs processus d’adaptation. Au départ, ces recherches ne visaient majoritairement qu’une seule génération, sans rendre compte des interactions pouvant se mettre en place entre les deux générations21 au sein d’une famille. Or, aux États-Unis, en 1938, l’historien Marcus Lee Hansen s’attachait déjà à décrire les modes de transmissions intergénérationnelles d’une identité culturelle22 qui s’expriment par la consommation : certaines générations étant plus enclines que d’autres à revisiter un « héritage culturel » sous une forme symbolique, par exemple, autour de pratiques folkloriques, religieuses, ou de façons de se vêtir. Les objets de consommation et la culture matérielle transmis entre les générations familiales feraient ainsi partie du mythe familial et en deviendraient les supports de la mémoire23.

10 Pour mettre en scène cette identité familiale, ses membres mobiliseraient différentes ressources symboliques à travers différentes formes de communication et de consommation24. Il semblerait que ces ressources jouent un rôle essentiel dans la construction de l’histoire et de l’identité familiale. Ce qui est transmis entre les générations peut être tangible ou intangible, et le canal de transmission varie entre l’observation, l’imitation, ou l’initiation25. Ces modes de transmission chers à la théorie de la socialisation supposent un phénomène de passage entre deux parties : un donateur (parent) et un récepteur (enfant). Plusieurs autres facteurs peuvent avoir un impact sur ces transmissions, tels que le cercle familial élargi, l’écart social entre les parents et leurs enfants, la classe sociale, l’âge, le genre, et les amis. Ils peuvent être descendants – par exemple, la mère participe à la socialisation de sa fille –, ou ascendants – la fille joue le rôle de modèle pour sa mère. Mais, dans des familles immigrées maghrébines26, la question est de savoir comment se mettent en place ces

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modes de transmission tels qu’ils s’expriment par la consommation, quels en sont les contenus et dans quel sens ils fonctionnent.

Les écarts d’acculturation, porte d’entrée sur la consommation familiale

11 Un des corpus fréquemment mobilisés pour rendre compte de cette consommation familiale s’organise autour de la notion d’ « écart d’acculturation27 ». Issue des travaux menés en psychologie interculturelle sur le bien-être des descendants d’immigrés, cette notion part du constat que, finalement, l’enjeu majeur des familles immigrées est la différence vécue entre les générations en terme d’adaptation au pays d’accueil28. Les décalages peuvent concerner les rythmes ou les contenus d’adaptation d’une génération par rapport à l’autre.

12 Dans certains pays, on observe une adaptation rapide des descendants d’immigrés à leur nouvel environnement dans lequel ils sont très souvent scolarisés, en comparaison de leurs parents restés attachés aux valeurs du pays d’origine telles qu’ils se les imaginent29. Parfois, cependant, se produit un phénomène contraire : ce sont les enfants qui restent plus attachés aux valeurs qu’ils associent au pays d’origine que leurs parents30. Mais, dans un cas comme dans l’autre, il se produit des décalages entre générations, parfois source de tensions. Ainsi, différentes études montrent que les décalages vécus entre les mères et leurs filles peuvent entraîner des phénomènes de souffrance psychologique, tels que l’anxiété ou la dépression chez les filles31. De la même manière, dans le cas des parents, la préférence de leurs enfants pour des valeurs associées à leur pays d’origine altère la relation intergénérationnelle : les enfants deviennent moins favorables aux pratiques parentales, tandis que les parents deviennent moins susceptibles de surveiller le comportement de leurs enfants32. Il est ainsi possible de distinguer entre deux écarts : l’écart d’acculturation, d’une part, et l’écart d’enculturation, d’autre part33. Le premier représenterait la différence entre la stratégie d’adaptation de la mère et celle de sa fille vis-à-vis du pays d’accueil, alors que le deuxième représente la différence entre la stratégie d’adaptation de la mère et celle de sa fille vis-à-vis du pays d’origine.

Un moyen de dialoguer entre générations

13 Pour de nombreuses mères et jeunes femmes interrogées, la consommation est utilisée pour atténuer les écarts qui pourraient apparaître entre générations.

14 Par exemple, les mères maghrébines décident de rejoindre leurs filles dans leurs lieux de consommation comme les cinémas, les cafés, et les restaurants34. Voici l’exemple de Mahya : « Je sors avec mes filles et on va au cinéma. Une fois par mois, je sors avec mes filles et on mange ensemble. Comme elles savent mieux que moi, ce sont elles qui choisissent et moi je suis. Elles me disent : “Mahya, il y a un nouveau resto”, et voilà, on sort. Une fois, nous sommes parties dans un resto pakistanais, une autre fois, indien, ou au kebab chez les Turcs. Elles aiment bien McDonald’s, mais je n’aime pas le pain de McDonald’s, je ne suis pas trop McDonald’s, je suis plutôt restaurant “arabe”. Mais je ne dis pas non à mes filles, donc j’y vais. » (Mahya, 61 ans, mère de famille, née en Algérie et arrivée en France à 21 ans.)

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15 Les jeunes femmes à leur tour disent mobiliser la consommation pour construire des passerelles avec leurs mères : elles leur apprennent l’usage d’outils technologiques répandus en France comme les téléphones mobiles et les tablettes, l’achat sur Internet, ou les amènent au centre de loisirs français pour les rapprocher de la « culture française » comme dans le cas de Rabia : « J’ai pris de ma mère la convivialité et elle me rappelle souvent mon identité et qui je suis et donc ça c’est important également… Moi, ce que je lui ai transmis dernièrement par exemple, je l’ai amené au cinéma. C’est la première fois de ma vie que je l’amène au cinéma et ça lui a beaucoup plu… C’était un film sur un immigré algérien français. Ce que j’ai envie de lui transmettre, c’est de venir avec moi dans un café prendre un verre. C’est mieux que de rester à la maison, et elle accepte de venir. Avec moi, elle est ouverte. On fait souvent la commande de pizza sur Internet aussi. » (Rabia, 26 ans, étudiante, née en France de parents de nationalité algérienne.)

Un espace d’aménagement des écarts entre générations

16 Dans ce type de dynamique, les jeunes femmes et leurs mères coexistent en respectant les convictions et les façons de vivre de chacune. Cependant, les choix de consommation révèlent des écarts entre générations comme dans l’exemple de Nadine : « Moi, je fume, je ne mange pas halal. J’aime être coquette, en short par exemple. Je mange des fois halal parce que mes enfants ne mangent que halal. Quand ils font ramadan, je leur prépare à manger tous les repas algériens typiques, c’est merveille chez nous, mais voilà chacun a sa vie. » (Nadine, 63 ans, assistante sociale divorcée, née en Algérie et arrivée en France à 16 ans.)

17 Des décalages sont constatés entre des jeunes femmes qui émettent des critiques envers la société de consommation « ultramoderne » dans laquelle elles ont été élevées et leurs mères maghrébines portées par ce même modèle de consommation. Par exemple, Alaa critique les choix vestimentaires de sa mère : « Ma mère s’habille à l’occidentale, jeans et mini-jupes… Des fois, elle met la gandoura35 à la maison comme toutes les Algériennes, et toujours en cheveux blonds, je ne sais pas pourquoi ?» (Alaa, 34 ans, cadre pharmaceutique, née en France de nationalité algérienne.) La consommation de ces jeunes filles est utilisée à la fois pour se différencier de leurs mères, mais aussi pour articuler une forme de métissage et se créer leur propre monde au sein de l’univers familial36.

18 Hiba, par exemple, est une étudiante franco-algérienne qui respecte le halal dans sa consommation pour se distinguer de la cuisine grasse de sa mère maghrébine : « Mes parents font les courses pour toute la maison. Des fois, je vais toute seule faire mes courses, parce que je n’aime pas ce que ma mère prépare. Elle prépare des repas que personne ne va manger, comme les soupes et les repas arabes. Moi, je suis habituée à manger sain, des légumes et des fruits, donc je cuisine pour moi du riz, du poisson, ma mère cuisine pour cuisiner pas pour manger sain. ». (Hiba, 21 ans, étudiante, née en France de parents de nationalité algérienne.)

19 Ces jeunes femmes critiquent le style de vie de leurs mères sans imposer le leur à toute la famille. La consommation permet de maintenir le lien, d’aménager deux espaces générationnels qui ne se comprennent pas toujours mais s’acceptent dans leurs particularités.

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Un moyen pour les mères de contrôler leurs filles

20 Les mères interrogées se présentent comme les garantes d’une forme d’attachement au pays. Elles ont tenté de le transmettre à leurs filles qui, aujourd’hui, vivent souvent à distance d’elles. Voici l’exemple de Jamila : « Le lien avec l’Algérie est très fort. Je vais là-bas chaque année. On essaie de faire ça surtout pour nos enfants. On est dans une autre culture ici et on est arrivés matures et solides pas comme nos enfants… » (Jamila, 57 ans, mère de famille, née en Algérie et arrivée en France à 29 ans.)

21 La volonté de transmettre un attachement au pays se manifeste, par exemple, par la préparation des repas. « Je cuisine beaucoup, spécialement les repas marocains. Je cuisine très bien marocain et n’importe quel repas : le tagine, c’est le repas préféré pour mon fils qui est né ici. Je prépare aussi pour mes enfants des pieds de veau avec des pois chiches ou le couscous sucré salé. Ils sont nés ici, mais je les ai habitués à manger marocain, ça leur rappelle l’origine de leurs parents. » (Mahjouba, 58 ans, assistante maternelle, née au Maroc et arrivée en France à 21 ans.)

22 Parfois, ces transmissions sont pourtant source de tensions entre les mères et leurs filles : les jeunes femmes les rejettent et tentent alors de s’émanciper. La consommation de produits non halal ou de coloration de cheveux, les voyages sans l’accord des parents, les sorties dans les clubs et discothèques sont autant de comportements mobilisés pour maintenir à distance cette emprise. L’exemple de Lina, qui a décidé de quitter sa famille pour vivre seule à Paris, est révélateur de ces comportements : « Quand j’étais au collège, ma mère m’interdisait plein de choses : sortir, colorer mes cheveux… Mon frère devait m’accompagner au collège, je n’avais pas de vie, je n’avais que des interdictions, j’étais triste. Donc, quand je suis arrivée au lycée, je voulais réclamer mes droits et ma vie de tous les jours. Tout cela à cause de ma mère et de son style de vie. Donc je faisais ce que je voulais après l’école, je sortais, je rencontrais les gens, et je me disais : “Voilà, c’est ça la vie.” Puis j’ai quitté Rouen, je suis venue à Paris et j’ai eu ma liberté. » (Lina, 29 ans, employée, née en France de parents de nationalité algérienne.)

23 Dans des cas moins extrêmes, les jeunes femmes adoptent une stratégie de contournement : elles respectent certains codes, par exemple vestimentaires, devant leurs parents mais reprennent un style qu’elles qualifient de « rebelle » à l’extérieur : « Comme je suis consultante, je dois m’habiller un petit peu classique. Mais quand on fait une collecte de charité chez mes parents, on met le “Pakistanais” ; un ensemble long qui va jusqu’aux genoux avec pantalon. Pour ma vie de tous les jours, ça va être français. Des fois, j’ai envie de mettre une minijupe à Paris. Mais pour aller au marché avec ma famille, je mets des tuniques des fois par respect, on essaie de ne pas heurter. » (Lana, 34 ans, consultante en entreprise, née en France de parents de nationalité marocaine.)

24 Dans d’autres situations, les jeunes femmes tentent de construire un dialogue autour de certaines pratiques comme Lana : « Pour le maquillage, ma mère ne met pas de fond de teint, elle utilise le khöl37 et le siwak38. Une fois, je lui ai acheté une boite de maquillage à 70 euros et elle ne l’a pas acceptée. Elle a dit qu’elle n’avait pas le temps ! Je lui ai dit : “Mais comment tu n’as pas de temps et tu es tout le temps à la maison ?” Elle fait toujours comme ça avec moi. Je l’appelle au téléphone, elle dit qu’elle n’a pas de temps, et puis elle raccroche ! Elle est occupée par la maison. »

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25 On le voit ici, la volonté des mères de transmettre une forme d’attachement à leur pays d’origine par la consommation, suscite en retour de multiples stratégies des jeunes femmes qui cherchent à la contourner ou à la désactiver.

Un moyen pour les filles de prendre le contrôle

26 Dans certains cas, des jeunes femmes sont dans des dynamiques de contrôle. Elles réinterprètent les valeurs religieuses de façon rigoriste, comme Rahaf : « Quand je portais mon voile, c’était pour pratiquer ma religion comme il faut. Mes parents ne m’ont jamais obligé à le porter. Ma mère le portait, mais pour les traditions, et elle ne voulait pas que je le porte parce que je suis encore étudiante et que je n’ai pas encore travaillé. Mais, petit à petit, elle l’a accepté. (…) La différence entre elle et moi, c’est qu’elle porte la djellaba traditionnelle marocaine. C’est normal, c’est son pays d’origine, donc elle aime tout ce qui est coloré, brodé, etc., moi non, je préfère les choses plus simples comme Al Abaya39. » (Rahaf, 21 ans, employée en entreprise de télémarketing, née en France de parents de nationalité marocaine.) Dans cet exemple, il s’agit pour Rahaf de négocier sa position vis-à-vis de sa mère. Elle tente ainsi en quelque sorte de contrôler la consommation de toute la famille en imposant sa vision de ce qui serait attendu en termes de pratique religieuse. Les modes de transmission intergénérationnelle sont ici de types ascendants : les filles tentent d’affirmer leur style de vie dans la maison. Ce qui, dans certain cas, peut être source de tensions entre générations. Les rôles maternels semblent alors inversés : les mères sont soumises aux préférences de leurs jeunes filles qui cherchent à imposer des normes de comportement passant par la consommation.

Conclusion

27 La consommation peut être un marqueur des dynamiques intergénérationnelles entre les mères maghrébines et leurs filles en France. Comme dans toute famille, chaque génération se construit en rapport (d’opposition mais aussi parfois en symbiose) avec la génération précédente. Ici, cependant, apparaissent d’autres enjeux de la transmission. Les histoires de consommation mêlées aux histoires de vie révèlent les écarts d’acculturation. En fait, les jeunes femmes franco-maghrébines et leurs mères mobilisent la consommation pour articuler et mettre en scène leurs appartenances à la société française mais aussi à leurs familles. En conséquence, on constate la présence de multiples formes d’arrangements dans les discours, car chaque génération vit une forme d’acculturation différente, avec des récits de consommation toujours présents. Certaines jeunes femmes ont rompu les relations avec leurs mères, ce qui reflète les tensions intergénérationnelles qu’elles peuvent parfois vivre. Cependant, pour la majorité de ces mères et de ces jeunes femmes, les processus sont éminemment mouvants et dynamiques. Entre vivre ici et ne pas trahir le lien familial, le parcours est parfois semé d’embûches. La famille offre un espace, un lieu d’expérimentations mais aussi de conflits et de ruptures. La consommation qui s’y déploie reflète ces multiples façons de négocier les rapports entre générations.

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NOTES

1. Selon les chiffres de l’Insee (Institut national de la statistique et des études économiques), demeurent en France près de 2 millions d’immigrés maghrébins dont 27 % y habitent depuis moins de 10 ans et 18 % depuis plus de 40 ans. Leurs descendants représentent une large part de la « seconde génération » avec 35 % des descendants d’immigrés en France. Voir Pascale Breuil- Genier, Catherine Borrel, Bertrand Lhommeau, « Les immigrés, les descendants d’immigrés et leurs enfants », Insee, cellule Statistiques et Études sur l’immigration, 2011. 2. Voir, par exemple, Beate Collet, Emmanuelle Santelli, Couples d’ici, parents d’ailleurs, parcours de descendants d’immigrés, Paris, PUF, 2015. 3. Cyprien Avenel, Vincenzo Cicchelli, « Familles maghrébines en France », in Confluences méditerranée, n° 4, 2001. 4. Ahsène Zehraoui, « Les Algériens, de la migration à l’installation » , in Philippe Dewitte (dir.), Immigration et intégration. L’état des savoirs, Paris, La Découverte, 1999. 5. Nacira Guénif Souilamas, Des « beurettes » aux descendantes d’immigrants nord-africains, Grasset, Paris, 2000. 6. Voir Arjun Appadurai (dir.), The Social Life of Things : Commodities in Cultural Perspective, London, Cambridge University Press, 1986. 7. Cette double enquête a été réalisée en 2012 sur une plateforme d’entraide professionnelle – Les Dérouilleurs – puis grâce à 19 entretiens semi-directifs menés dans un lieu de culte musulman (à la Mosquée Sahaba, 4, rue Jean Gabin, 94000 Créteil). Les 19 entretiens ont ainsi été menés avec 12 jeunes femmes et 7 mères. Les jeunes femmes originaires d’Algérie (8), du Maroc (3) et de Tunisie (1) avaient entre 20 et 36 ans et étaient étudiantes ou exerçaient une activité professionnelle. Les mères originaires d’Algérie (4), du Maroc (2) ou de Tunisie (1) avaient entre 57 et 63 ans et étaient femmes au foyer (niveau d’étude : baccalauréat). Les mères et les jeunes femmes étaient interrogées sur leur vie en France, sur leurs liens avec leur pays d’origine et avec leur religion, et sur leurs habitudes de consommation. 8. Marie-Rose Moro, « D’où viennent ces enfants si étranges ? Logiques de l’exposition dans la psychopathologie des enfants de migrants », in Nouvelle revue d’ethnopsychiatrie, n° 12, 1988. 9. François-Charles Wolff, Claudine Attias-Donfut, « Les comportements de transferts intergénérationnels en Europe », in Économie et Statistique, 2007. 10. Voir Jocelyne Streiff-Fénard, « Modèles familiaux, transmissions intergénérationnelles et identité », in Marie Poinsot, Serge Weber, Migrations et mutations de la société française. L’état des savoirs, Paris, La Découverte, 2014. 11. Beate Collet, Emanuelle Santelli, op. cit. ; Vincenzo Cicchelli, « Les jeunes adultes comme objet théorique », in Recherches et Prévisions, n° 1, 2001. 12. Claudine Attias-Donfut, François-Charles Wolff, Le destin des enfants d’immigrés. Un désenchaînement des générations, Paris, Stock, 2009. 13. Didier Lapeyronnie, Ghetto urbain, ségrégation, violence, pauvreté en France aujourd’hui, Paris, Robert Lafont, 2008. 14. Selon les chiffres 2008 de l’Insee, en France, les immigrés du Maghreb sont par ordre d’importance : 713 334 (Algérie), 653 826 (Maroc), 234 669 (Tunisie). Sur les 3, 1 millions de personnes âgées de 18 à 50 ans, nées en France métropolitaine et enfants d’immigrés, 1,3 million (quatre sur dix) ont au moins un père ou une mère originaire d’Algérie (20 %), du Maroc ou de Tunisie (15 %) et, plus récemment, d’Afrique subsaharienne (4 %). Voir Catherine Borrel, Bertrand Lhommeau, « Être né en France d’un parent immigré », Insee, cellule Statistiques et Études sur l’immigration, 2010. 15. Abdelmalek Sayad, L’immigration ou les paradoxes de l’altérité, Bruxelles, De Boeck, 1991.

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16. Étant donnés la diversité des logiques migratoires ou des contextes de départ, Abdelhafid Hammouche interroge la pertinence même de la catégorie « populations maghrébines ». Voir Abdelhafid Hammouche, « Les migrations en provenance du Maghreb : un renouvellement des regards », in Marie Poinsot, Serge Weber, Migrations et mutations de la société française. L’état des savoirs, Paris, La Découverte, 2014. 17. Voir, par exemple, Ahsène Zehraoui, « Processus différentiels d’intégration au sein des familles algériennes en France », in Revue française de sociologie, n° 27, 1996 ; « Les Algériens, de la migration à l’installation », op. cit. 18. Slimane Touhami, « Transformations des structures familiales dans la diaspora maghrébine », in Culture(s), Accueillir, n° 247, pp. 55-57. Url : http://www.revues-plurielles.org/_uploads/pdf/ 47/247/cult_diaspora_ maghrebine2.pdf 19. Abdelhafid Hammouche, op. cit. 20. Voir sondage Ifop (Institut français d’opinion publique), « Pratiques et jugements de la population d’origine musulmane sur les produits halal », 2010. Url : http://www.ifop.fr/media/ pressdocument/154-1-document_file.pdf 21. Voir, par exemple, Virginie Silhouette-Dercourt, Beauté ethnique sous tension, entre marginalisation, injonctions républicaines et inventivité du quotidien, Caen, éd. EMS, 2017 ; « Consommer comme ici ou comme là-bas ? Les dimensions identitaires de la consommation de cosmétiques des jeunes femmes issues de l’immigration subsaharienne en France », in Hommes & Migrations, n° 1286-1287, 2010 ; Andrew Lindridge, « Acculturation, religion, and consumption in normative political ideology », in Ann L. McGill, Sharon Shavitt (dir.), Advances in Consumer Research, vol. 36, Duluth, MN : Association of Consumer Research, 2009 ; Nil Ozcaglar-Toulouse, Tuba Üstuner, « How do historical relationships between the host and home countries shape the immigrants’ consumer acculturation processes ?”, in Advances in Consumer Research, vol. 36, 2009. 22. Hansen, résumait cette loi de la sorte : « ce que le fils veut oublier, le petit-fils souhaite se rappeler. », 1938. Voir Hansen Marcus Lee, « The problem of the third generation immigrant », in Augusta Historical Society, Illinois, Rock Island, 1938. Ce discours a été réimprimé avec une préface de Oscar Handlin, in Commentary, vol. 14, n° 5, 1952, pp. 492-500. 23. Serge Tisseron, Comment l’esprit vient aux objets, Paris, PUF, 2016. 24. Amber Epp, Linda Price, « Family Identity : A framework of identity interplay in consumption practices », in Journal of Consumer Research, n° 1, 2008. 25. Elizabeth Moore, William Wilkie, Julie Alder, « Lightening the torch : How do intergenerational influences develop ? », in Advances in Consumer Research, n° 1, 2001. 26. Voir l’enquête suivante qui s’intéresse à ces questions mais du point de vue du bien-être psychologique des jeunes descendants d’immigrés en Europe : John W. Berry, Jean S. Phinney, David L. Sam, Paul Vedder, « Immigrant youth : Acculturation, identity, and adaptation », in Applied Psychology, n° 3, 2006. 27. Pour rappel, l’« acculturation » est un concept issu de l’anthropologie qui désigne « l’ensemble des changements culturels résultant des contacts continus et directs, entre deux groupes culturels indépendants ». Voir Robert Redfield, Ralph Linton, Melville J. Herkovits, « Memorandum for the study of acculturation », in American Anthropologist, n° 38, 1936, pp. 149-152. 28. Anna S. Lau, Kristen M. McCabe, May Yeh M, Ann. F. Garland, Patricia A. Wood, Richard L. Hough, « The acculturation gap-distress hypothesis among high-risk mexican american families », in J Fam Psychol, n° 3, 2005. 29. Mayra Bamaca-Colbert, Jochebed Gayles, « Variable centered and person-centered approaches to studying Mexican-origin mother-daughter cultural orientation dissonance », in Journal of Youth and Adolescence, n° 11, 2010 ; Dina Birman, Meredith Poff, « Intergenerational differences in acculturation », in Richard E. Tremblay, Michel Boivin, Ray RDeV Peters (dir.), Encyclopedia on Early Childhood Development, Centre of Excellence for Early Childhood Development, Montreal, Quebec, 2011.

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30. Costigan Catherine, Dokis Daphné, « Similarities and differences in acculturation among mothers, fathers, and children in immigrant chinese families », in Journal of cross-cultural psychology, n° 1, 2006. 31. Ibid., p. 20. 32. Ibid., p. 21. 33. May Kim, Irene Park, « Testing the moderating effect of parent-adolescent communication on the acculturation gap-distress relation in korean american families », in Journal of Youth and Adolescence, n° 12, 2011. 34. Contrairement à ce qu’elles vivent parfois au pays où la socialisation des mères se passe alors davantage à l’intérieur de la maison : les femmes retrouvent leurs amies et voisines pendant des visites à domicile. 35. La Gandoura est une robe traditionnelle algérienne portée plutôt à la maison. 36. Elsa Ramos, François de Singly, « La construction d’un espace “à nous” : la mobilité spatiale à l’adolescence », in Les Annales de la recherche urbaine, n° 1, 2016. 37. Le khöl est un produit traditionnel pour maquiller les yeux en noir. 38. Le siwak est une matière traditionnelle qui sert à nettoyer les dents. 39. Al Abaya, par contre, est une robe plus sobre et d’une seule couleur généralement noir ou marron.

RÉSUMÉS

Au sein d’une famille, les choix en matière d’alimentation, d’habillement ou de loisirs représentent autant de vecteurs de transmission ou de contrôle, de jeux de pouvoir et d’émancipation. C’est le cas des pratiques de consommation des jeunes françaises d’origine maghrébine et de leurs mères, qui contribuent à redéfinir les relations familiales. Une enquête fait apparaître les points de rencontre et de tensions entre des imaginaires concurrents au sein de ces familles : celui de la culture des parents et celui de la société dominante. Ainsi, en consommant, les filles et les mères révèlent les échelles de valeurs attachées à leurs pratiques respectives.

AUTEURS

RANAM ALKAYYALI Post-doctorante en sciences de gestion, UPEC.

VIRGINIE SILHOUETTE-DERCOURT Maître de conférences (HDR), université Sorbonne-Paris-Cité, CEPN, Centre Marc Bloch (Berlin).

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La construction sociale de « l’en commun » par la consommation Les sociétés réunionnaise et malaisienne

Laurence Tibère

1 La Réunion et la Malaisie sont deux sociétés multiculturelles issues des migrations. Elles constituent des terrains très riches pour étudier les processus sociaux ou politiques qui sous-tendent la construction et le maintien au sein des sociétés, d’espaces abstraits et/ ou concrets de rencontre et de partage, entre les différentes composantes. C’est ce que j’appelle « l’en commun ». Il y a plusieurs années, j’ai étudié l’alimentation à La Réunion en cherchant à comprendre la façon dont la créolisation se manifestait concrètement dans la (les) cuisine(s) et plus largement, l’alimentation, mais aussi dans les imaginaires collectifs1. J’ai pu y saisir le rôle des nourritures dans la construction à la fois des représentations collectives et des évènements sociaux concrets, qui sous-tendent l’élaboration des identités collectives2. Par la suite, j’ai étudié une autre société structurée autour des migrations : la Malaisie. Je me suis intéressée là encore aux imaginaires sociaux sur certaines composantes alimentaires (boissons, ingrédients, plats, cuisines…), qui font dire aux gens en quelque sorte : « C’est notre bien commun et ça nous représente – au delà de nos différences. » Sur ce point, j’ai analysé les discours des mangeurs mais aussi ceux d’acteurs institutionnels intervenant dans l’élaboration de ces composantes emblématiques. J’ai aussi étudié la place de ces composantes dans la vie concrète des populations, dans les prises alimentaires quotidiennes ou festives.

2 Sur le plan théorique, la réflexion s’adossait à trois principales approches. Celles de Claude Lévi-Strauss et de Mary Douglas sur le statut symbolique des nourritures, et celles proposées par Claude Fischler sur la fonction incorporatrice de l’alimentation3. Et un peu plus tard, celles sur les repas également, sur leur rôle structurant du social et des identités collectives4. Mon questionnement rejoignait plus largement ceux de la sociologie générale sur ce qui fait société, autour à la fois de ce qui « rattache à l’être social dans sa totalité » en tant qu’entité collective et ceux « interindividuels » inscrits dans l’interaction5. Ont également été utiles les analyses relatives au fonctionnement des sociétés culturellement diversifiées et aux dynamiques par lesquelles, au delà des différences, des distances voire des tensions, elles construisent aussi de l’en commun6.

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Je propose ici de faire état des analyses menées à La Réunion et en Malaisie, deux contextes qui différent par leur histoire et les modalités des recompositions migratoires en leur sein, mais dans lesquels on repère des espaces, imaginaires mais aussi concrets, de partage interculturel autour de l’alimentation.

La cuisine créole : un modèle alimentaire construit avec les migrations

3 La société réunionnaise s’est formée avec les migrations. À l’arrivée des premiers colons français en 1663, l’île était inhabitée. Au fil de la colonisation, des populations venues d’Europe, d’Inde, d’Afrique, de Madagascar, de Chine, s’y sont installées et ont créé une société nouvelle. On peut retenir trois grandes périodes migratoires : une première vague qui va du XVIIe (au début de la colonisation) à la moitié du XIXe siècle (après l’abolition de l’esclavage). C’est durant ces premiers temps que la cuisine créole s’élabore autour des influences culturelles européennes, indo-portugaises, malgaches, africaines, à partir de ce qui est amené des pays d’origine et de ce qui est disponible sur l’île. Une seconde période commence après 1848, avec l’arrivée de populations engagées notamment pour remplacer la main-d’œuvre servile et venant en particulier d’Inde (Tamouls issus du Tamil Nadu et musulmans du Gujerat) et de Chine (Cantonnais et Hakkas issus du Nord de la Chine). Ils vont progressivement influencer le système culinaire créole existant (au niveau des préparations, des plats, des épices, des ingrédients, des ustensiles…) et vont eux-mêmes en adopter de nombreuses composantes, tout en gardant des spécificités de leurs propres systèmes culturels (repas de fêtes, interdits religieux…). Cette mise en commun est rendue possible en grande partie, et selon la période, grâce aux interactions de voisinage, mais aussi aux unions mixtes, aux relations de travail, à la présence des restaurants et les jeux d’appropriation et d’imitation, ou encore le travail des femmes de ménages cuisinières. Enfin, une troisième période migratoire, plus récente, concerne l’installation de populations principalement issues de France métropolitaine et, en moindre importance, de l’Océan indien7. Mon but était de saisir, par l’alimentation, les dynamiques identitaires qui animent cette société et les relations réciproques qu’entretiennent les Réunionnais. Certains travaux existants m’ont guidée au départ. Ceux de Patrice Cohen, en particulier, posaient les contours de « l’espace social alimentaire réunionnais », avec ses formes et ses structures de repas, ses temporalités, son ordre du mangeable et ses variations d’un univers ethnoculturel à l’autre, les dégouts, les interdits, les manières de table … en d’autres termes, tout ce qui compose un modèle alimentaire8. Il montrait que cet ensemble était composé d’un espace appelé localement « cuisine créole » et d’espaces (bien que fortement créolisés) adossés aux cuisines de références des diverses composantes de la population réunionnaise (les univers ethnoculturels des Cafres, Yabs, Zarabs, Malbars, et Chinois)9.

Un espace de contribution

4 Lors des entretiens, les Réunionnais eux-mêmes évoquaient spontanément l’existence de cette cuisine créole qu’ils percevaient comme commune, à côté d’autres plus spécifiques, plus différentielles. L’autre aspect récurrent dans les propos était que cette cuisine créole résultait des apports des différentes composantes ethnoculturelles

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réunionnaises. Une première dimension importante de l’imaginaire collectif autour de cette cuisine se dégageait ici : celle de la contribution. Le témoignage suivant illustre bien cette représentation d’un territoire commun que chaque groupe a influencé. Un interviewé rencontré dans sa cuisine me montre son pilon10 et me dit : « Tu vois le pilon ? [et il me montre chaque coin] Ça c’est l’influence française et européenne, ça c’est l’influence africaine et malgache, ça c’est l’Inde et ça c’est la Chine... tout ça s’est mélangé ici [il fait le geste de piler avec le pilon] pour donner la cuisine créole. » (Homme, 42 ans, métis Cafre et Malbar11.) J’avais aussi relevé dans un livre sur les Réunionnais musulmans de la commune de Saint-Pierre, ces propos : « Le Réunionnais d’origine gujerati (originaire du Gujerat) n’a-t-il pas apporté à l’île une part de sa culture ? Le samoussa est devenu un mets national réunionnais12. » Les Chinois font également ce genre de démonstrations dans les entretiens, à propos des bouchons ou du siaw13 : « Les bouchons, par exemple, disons que ça fait partie de la cuisine créole maintenant. » (Homme, 34 ans, Chinois réunionnais.) Dans l’imaginaire collectif, la cuisine créole avec sa structure riz/grain/cari/piment, etc.14, avec ses plats et ses préparations emblématiques, est un patrimoine commun. Elle est aussi un marqueur d’intégration...

Et une preuve d’intégration

5 J’ai accordé une attention particulière aux perceptions des Réunionnais originaires d’Inde et de Chine, arrivés plus tardivement, après la formation de la société créole initiale, celle des premiers temps du peuplement. Différents travaux sur la créolité en tant que marqueur local d’intégration montraient qu’en interne, au sein de la société réunionnaise, le terme « créole » désigne les Blancs, les Noirs et les métis, soit les populations issues des premières vagues de migrations. Mais, quand il s’agit de différencier les Réunionnais en général des gens qui viennent de l’extérieur, le terme « créole » désigne tous les Réunionnais15. Dans les démonstrations identitaires de ces populations sur l’appartenance à la société réunionnaise, la cuisine créole et, plus largement, le manger créole ont un statut symbolique particulier et les démonstrations spontanées autour du lien intégration-alimentation sont récurrentes. Dans les entretiens, lorsqu’ils parlent de leur histoire, de celle de leur famille, la cuisine créole apparaît très souvent, avec la langue et l’attachement à l’île, comme une preuve de leur intégration. J’en donnerai quelques exemples : « Je suis intégrée ici... Je mange créole, c’est la cuisine qu’on mange chez nous... disons... tous les jours. » (Femme, 45 ans, Zarabe.) Ou encore ce témoignage que je trouve exemplaire : « On n’est pas des gens à part, la preuve, la cuisine et tout (...), on cuisine créole. » Ce type de démonstration est aussi mobilisé pour prouver la créolité de l’autre... Je me souviens d’une femme créole blanche qui, à propos de son mari d’origine chinoise, déclare : « Il mange du shop suey16, mais avec des grains et du rougay [éléments emblématiques de la cuisine créole]. Alors, il est chinois, mais il est aussi créole. » Certains parents d’enfants issus d’unions entre Métropolitains et Réunionnais (« Zoréoles », en créole) : « Il parle créole, il mange créole, le riz et le piment tout ça… c’est un vrai Créole. » (Femme, Créole, mariée à un Zorey). J’ai repris ces aspects dans l’enquête par questionnaire à travers la question suivante : « Donnez 3 critères qui vous font dire de quelqu’un qu’il est créole. » Le fait de manger la cuisine créole arrive en seconde position après la langue17. J’ajouterai qu’à l’époque de l’enquête cette incorporation n’était pas seulement imaginée, puisque les repas créoles étaient consommés le midi (43,1 %) et le soir (43, 4 %18).

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6 De tout cela, je concluais que la cuisine créole était une ressource identitaire pour les Réunionnais. Elle s’était construite comme telle au fil des migrations et des inter- influences portées par la créolisation. En Malaisie, ce sont d’autres processus qui portent l’en commun. À côté des dynamiques populaires, d’autres sont repérables, développées dans le cadre de la gestion politique de la multiculturalité19.

One Malaysia ! La société multiculturelle malaisienne

7 Ancienne colonie britannique devenue indépendante en 1957, la société malaisienne est composée de quatre groupes ethniques officiels au sein d’une population de 31 millions d’habitants20 : les populations indigènes (Aborigènes, Orang Asli…) et les Malais (implantés entre le XIVe et le XVe siècle et convertis à l’islam), ces derniers constituant aujourd’hui le groupe dominant. Ces deux composantes forment les Bumiputras (en malais, « fils du sol », considérés comme ayant une antériorité sur le territoire). Viennent ensuite, par ordre d’importance numérique, les Chinois et les Indiens, installés en Malaisie depuis plusieurs générations21. Les migrants chinois et indiens ont adopté progressivement le malais pour langue, tout en conservant leurs langues d’origine. Malgré une organisation cloisonnée et le maintien au sein des différents groupes de nombreux traits culturels spécifiques, des transformations culturelles ont eu lieu du fait des emprunts et des adaptations, sans pour autant que se déploient des mouvements globaux de mise en commun et de valorisation des métissages tels que ceux opérés dans la créolisation22.

8 Pour Éric Olmedo, en effet, les processus anthropologiques de création d’une nouvelle société et d’une nouvelle culture à partir des influences portées par les différentes populations migrantes, n’ont pas eu lieu en Malaisie, du fait notamment de l’antériorité de certaines populations23. Shamsul Amri Baharuddin précise que le métissage, même s’il existe, n’est pas revendiqué comme une donnée constitutive de l’identité collective malaisienne. Il précise que la culture « Nonya », fruit des métissages entre les Chinois et les Portugais qui ont eu lieu au XVe siècle à Malacca, ne représente qu’une tendance très minoritaire aujourd’hui24. La culture commune et la cohésion sociale résultent, selon lui, des formes d’interactions qui ont lieu dans la vie quotidienne entre les Malaisiens. Enfin, à propos des métis, Lim souligne le fait qu’ils sont dévalorisés et cela encore plus avec les cloisonnements ethniques contemporains25.

9 Dans l’alimentation, les différents univers culturels se sont transformés eux aussi pour donner des versions malaisiennes des cuisines de référence. Et certaines préparations, certains plats, initialement consommés par l’une des composantes de la société malaisienne, ont été adoptés et adaptés par les autres. Le Nasi Lemak, plat consommé à l’origine par les travailleurs malais de la côte ouest de la péninsule, est de ceux-là26. En malais, il signifie littéralement « riz gras » ou « riz dans la crème »27. Il est servi dans une assiette ou une feuille de bananier pliée en pyramide, pour l’emporter. Le Nasi Lemak apparaît comme l’un des plats – sinon le plat national – dans tous les dépliants à destination des visiteurs.

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Un emblème de « l’unité dans la diversité »

10 Dans un dossier du magazine de la Malaysia Air Line distribué dans les avions, le Nasi Lemak figure parmi les « plats dont les Malaisiens devraient être fiers28 ». Un concours culinaire annuel mettant en compétition les vendeurs de Nasi Lemak a été créé il y a quelques années. L’engouement est fort aussi dans les médias télévisés où, en 2002 déjà, la chaîne de télévision Fried Chillie Food Network (du groupe national Unify Hypp TV), dans une émission intitulée « Malaysian eat. That’s what we do », ouvrait son dossier spécial Nasi Lemak en soulignant ses qualités non seulement nutritionnelles, mais aussi gustatives et pratiques, qui en feraient un plat consommé tout au long de la journée, et cela, par toutes les composantes de la société malaisienne29. Ce dernier point, particulièrement important dans le contexte multiculturel malaisien, est très souvent développé par les médias locaux. Ainsi, une série malaisienne intitulée, Nasi Lemak 2.0, créée en 2011, est présentée lors de son lancement en ces termes par son réalisateur : « Le Nasi Lemak symbolise la cohésion nationale. » Et l’un des acteurs vedette de la série d’ajouter : « Le message que je veux faire passer est que le système en Malaisie est inégal… mais nous vivons ensemble, nous mangeons ensemble, il n’y a pas de racisme30. » La cohésion entre les différents groupes ethnoculturels qui composent la société malaisienne et les dynamiques politiques pour construire des symboles fédérateurs constituent, en effet, des enjeux majeurs. Depuis une dizaine d’années, la promotion par les instances politiques du slogan « One Malaysia », prônant « l’unité dans la différence », y fait écho. C’est dans ce contexte que se situe la candidature de certaines composantes de la cuisine malaisienne, parmi lesquelles le Nasi Lemak figure en tête, au patrimoine culturel immatériel de l’Unesco31. Le consensus institutionnel et médiatique autour de ce plat met en lumière le rôle des institutions, et en particulier des pouvoirs publics, dans la construction d’emblèmes nationaux.

11 Dans les sociétés multiculturelles les enjeux autour de la cohésion nationale et de la régulation des relations entre les différentes composantes culturelles sont particulièrement importants et différents auteurs ont montré le rôle central qu’y tiennent les symboles fédérateurs32. En Malaisie, comme dans de nombreuses sociétés du sud-est asiatique où la pluralité ethnique et religieuse est devenue la norme, la gestion politique de la diversité est centrale33. Cette gestion institutionnelle cohabite la plupart du temps avec la gestion populaire ou « vernacular » selon le terme de Beng Huat Chua34. Qu’en est-il du statut du Nasi Lemak ? Quelle place occupe-t-il dans la vie sociale des Malaisiens ? Nous verrons que sa consommation met en lumière l’importance d’un autre espace de partage et de rencontres autour de l’alimentation, celui des repas et de la commensalité entre les différents groupes ethniques.

La commensalité interethnique autour du Nasi Lemak

12 Soulignons, tout d’abord, que l’importance symbolique du Nasi Lemak, même si elle est instrumentalisée par les instances politiques, est présente dans les représentations collectives. En effet, les entretiens réalisés avec les Malaisiens confirment leur attachement à ce plat, l’un d’eux déclarant même : « La vie est impossible en Malaisie sans le Nasi Lemak. »(Homme, 32 ans, Indien-Malaisien). Deux qualités lui sont systématiquement associées : l’adaptabilité et l’accessibilité. Sur le premier plan, il est présenté comme facile à cuisiner et, aspect important, à agrémenter selon les goûts et

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les moyens. Des ajustements s’opèrent ainsi selon l’univers ethnoculturel, les Indiens étant réputés cuisiner un sambal (condiment à base de piment) plus épicé, tandis que les Malais ajoutent du lait de coco et du sucre à la préparation et les Chinois valorisent la saveur salée35. L’autre dimension récurrente dans les propos est la possibilité d’adapter le Nasi Lemak en fonction des interdits religieux (sans porc pour les musulmans, ou sans bœuf pour les Hindous, végétariens pour certains…). Il est aussi question, dans les discours, de l’accessibilité physique du Nasi Lemak que l’on trouve dans tous les lieux de restauration.

13 Dans une étude des espaces publics de consommation et les modalités selon lesquelles la multiculturalité et les interactions entre les différentes composantes ethniques se déploient en Malaisie et à Singapour, Jean Duruz et Gaïk Cheng Khoo montrent que tous les Malaisiens, quelques soient leurs origines sociales et ethniques, fréquentent certains lieux de restauration populaires36. Ils précisent que les politiques de discrimination raciale promue par la NEP (New Economic Policy) et l’islamisation de la société malaisienne ont entraîné la baisse de la commensalité interethnique au foyer, en particulier entre Chinois et Malais, beaucoup plus courante dans les années 1960 et 197037. Ils ajoutent, cependant, que celle-ci reste active dans la restauration hors foyer, et soulignent le statut moteur de l’univers professionnel et de l’école sur ce plan. Je me suis, de ce fait, intéressée aux contextes de consommation du Nasi Lemak et, en particulier, à la commensalité interethnique dont il faisait éventuellement l’objet. Dans le cas du Nasi Lemak, en termes de consommation effective, il est présent principalement le matin, dans 12,4 % des petits déjeuners – ce qui est significatif si l’on tient compte de l’hyper choix qui existe en Malaisie mais révèle une tendance à sa survalorisation, tant dans les discours institutionnels que populaires. Ce qui me paraît intéressant, cependant, c’est qu’il est consommé à l’extérieur dans 42 % des cas, et à 45 % dans le cadre d’une commensalité entre les différentes composantes ethniques. L’importance du Nasi Lemak ne tient peut être pas– ou plus – tant à sa consommation massive au quotidien, qu’à la commensalité interethnique, hors foyer, dont il fait l’objet dans le cadre de repas amicaux ou entre collègues, notamment. Cela rappelle l’importance des repas pris ensemble et souligne leur statut particulier dans la construction de l’en commun.

D’autres espaces populaires de commensalité

14 Dans Les formes élémentaires de la vie religieuse, Émile Durkheim soulignait le caractère fédérateur du repas partagé et le fait qu’il créé entre ceux qui y assistent « un lien de parenté artificielle38 ». Il ajoute que la répétition de rituels confère aux participants un sentiment fort de connexion les uns aux autres. Mary Douglas et Baron Isherwood soulignent eux aussi le fait que le repas est un « processus rituel qui donne du sens au flux des événements39 ».

15 J’ai observé en Malaisie d’autres éléments relatifs au repas qui me semblent intervenir dans le maintien du lien social interethnique. Le premier concerne les food-court, espaces de restauration hors foyer organisés autour d’une offre multi-ethnique. Les Malaisiens s’y retrouvent pour partager un repas autour d’une table, chacun pouvant choisir selon ses préférences et ses interdits alimentaires. L’autre élément concerne les Open House. Il s’agit de repas organisés à certains moments des calendriers religieux durant lesquels les Malaisiens des autres ethnies et univers religieux sont conviés à

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domicile. Ainsi, les Malais invitent des Malaisiens indiens ou chinois au moment de Hari Raya (fin du Ramadan). Les Chinois et Indiens chrétiens font de même au moment des fêtes de Noël. Les Hindous le font à l’occasion du Dipavali (fête de la lumière). Les Bouddhistes le font pour le Nouvel an, etc. Les repas, souvent organisés autour de buffets, respectent les interdits religieux des convives (halal, absence de bœuf, etc.). Ces moments festifs sont, semble-t-il, très importants dans la cohésion sociale. Et, si j’ai repéré à La Réunion l’existence d’une commensalité inter-ethnique, elle est moins institutionnalisée. En fait, à La Réunion, les relations entre les composantes se font aussi au sein même des familles avec les mariages mixtes. En Malaisie, où la société est plus cloisonnée, les repas interethniques prennent d’autres formes et ont un statut symbolique très fort. Une interviewée me disait au sujet des Open Houses : « Quand tu es invité, tu ne peux pas dire non (…). Ça ne se fait pas et, même si tu as 4 invitations dans la même journée, et bien, tu y vas et tu restes le temps que tu peux. Tout le monde comprendra. » (Femme, 37 ans, Chinoise-Malaisienne.) Ses propos soulignent le statut d’institution sociale de ces repas et les engagements sociaux réciproques que génèrent les invitations qui les encadrent.

Conclusion

16 J’ai voulu saisir le rôle des consommations alimentaires dans deux sociétés fortement structurées par les migrations. À La Réunion, des populations ont été mises en contact sur une île déserte, se sont culturellement influencées pour fabriquer, à partir des ressources existantes et de leurs cultures de référence, des sociétés et des cultures nouvelles. La cuisine créole fait partie de ces créations originales et a fonctionné comme une matrice qui a absorbé les influences au fil des migrations. Les Réunionnais se représentent cette cuisine comme un bien commun, fruit de la contribution collective. En Malaisie, où la gestion politique de la multiculturalité est pratiquée, le Nasi Lemak est largement mobilisé par les instances politiques et médiatiques pour symboliser « l’unité dans la diversité ». À côté de ces dynamiques politiques, des espaces populaires de commensalité se déploient dans certains lieux de consommation, tels que les food courts et au rythme d’événements festifs comme les Open Houses. En Malaisie, comme à La Réunion, des populations avec leurs histoires entremêlées ont été amenées à cohabiter. Elles ont fait de la cuisine et de la consommation alimentaire la matière pour construire des espaces de rencontre avec, il est vrai, des différences liées aux conditions d’existence au sein de la société coloniale, à son histoire, aux modalités politiques de régulation de la diversité. Bien entendu, la cuisine et l’univers alimentaire portent aussi des espaces de différenciation et de distanciation sociale et culturelle, mais ce qui m’intéresse c’est la façon dont, malgré ces aspects, chaque société invente des dispositifs supports de l’en commun. Il me semble que l’alimentation joue un rôle non négligeable dans ces processus. Dans le contexte métropolitain, il serait intéressant d’étudier le statut de l’alimentation dans cette perspective, en lien avec les migrations passées et récentes. Repère-t-on des plats emblématiques ? Des espaces de commensalité ? Sur ce dernier point, certains lieux de consommation tels que les Food Markets (cantines/marchés) jouent peut-être ce rôle de brassage social mais aussi culturel.

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NOTES

1. Laurence Tibère, « Manger créole. Interactions identitaires et insularité à La Réunion », in Jean-Pierre Castelain (dir.), « Îles réelles, Îles rêvées », Ethnologie Française, Vol XXXVI, n° 3, 2006, pp. 509-518 ; Laurence Tibère, L’alimentation dans le « vivre ensemble » multiculturel : l’exemple de la Réunion, Paris, L’Harmattan, 2009. 2. Laurence Tibère, « Food as a factor of collective identity : The case of creolisation », in French Cultural Studies, vol. 26, n° 4, 2015, pp. 1-11. 3. Claude Lévi-Strauss, The origin of table manners, New York, Harper & Row, 1968 ; Mary Douglas, Implicit Meanings : Selected Essays in Anthropology. London : Routledge, 1975 ; Claude Fischler, L’Homnivore, Paris, Odile Jacob, 1990. 4. Émile Durkheim, The Elementary Forms of the Religious Life : A Study in Religious Sociology, London, Allen & Unwin, 1912 ; Nils-Arvid Bringéus, Man, Food and Milieu : A Swedish Approach to Food Ethnology, Edinburgh, Tuckwell Press, 2001 ; Jean-Pierre Poulain, Sociologies de l’alimentation, Paris, PUF, 2017. 5. Salvador Juan, Formes élémentaires de la vie quotidienne, Paris, PUF, 1995, citant Émile Durkheim, « La science positive de la morale en Allemagne », in Revue Philosophique n° 24, 1887, pp33-58. 6. Benedict Anderson, Imagined communities, New York, Verso, 1991 ; Charles Taylor, Multiculturalism : Examining the Politics of Recognition, Princeton, N.J, Princeton University Press, 1994 ; Andréas Semprini, Le multiculturalisme, Paris, Presses universitaires de France, 2000 ; Will Kymlicka, Multicultural Citizenship : A Liberal Theory of Minority Rights, Oxford, Oxford University Press, 1995. 7. Entre 2002 et 2005, j’ai réalisé 43 entretiens et observations approfondies. J’ai aussi mené une enquête par questionnaire auprès de 545 personnes (échantillon représentatif sur les variables « sexe », « âge », « microrégions » et CSP). Je n’ai pas étudié dans l’enquête qualitative, les représentations des populations plus récentes, issues de Métropole (les Zoreys), de Mayotte ou de Madagascar. En revanche, elles ont été prises en compte dans l’enquête quantitative sur les normes et les pratiques alimentaires. Les détails de la méthodologie et des résultats sont présentés dans le livre : Laurence Tibère, L’alimentation dans le « vivre-ensemble » multiculturel, op. cit. 8. Patrice Cohen, Le cari partagé. Anthropologie de l’alimentation à l’île de la Réunion, Paris, Karthala, 2000. 9. Les Cafres désignent les Réunionnais noirs ; les Yabs correspondent aux Réunionnais blancs issus de famille modestes ; les Zarabs sont les Réunionnais originaires du Gujerat, musulmans ; les Malbars sont pour la plupart des Indiens originaires du Tamil Nadu ; les Chinois (ou Sinois) désignent les Réunionnais originaires de Chine. À ce que je qualifie « d’univers ethnoculturels » cafre, chinois, malbar, yab, zarabe, zoréole sont attachés, au-delà des seuls éléments « visibles », des systèmes de valeurs, des héritages réels ou imaginaires, des attitudes. À La Réunion, la complexité réside dans l’absence possible de coïncidence entre les caractères identitaires extérieurs comme la couleur de peau et la subjectivité à partir de laquelle l’individu s’inscrit dans tel ou tel univers. Un individu dont le phénotype correspond au Blanc peut s’identifier comme Cafrine (Noire). Sur le plan religieux également, un même individu peut revendiquer deux appartenances. 10. Le pilon est un mortier en roche volcanique présent dans toutes les cuisines à La Réunion. Il sert à la préparation des aromates et épices. 11. Les univers ethnoculturels sont repris tels que les expriment spontanément les interviewés.

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12. Amode Ismael-Daoudjee, Les Indo-musulmans Gujaratis (Zarabes) et La Mosquée-Médersa de Saint- Pierre de La Réunion, La Saline, La Réunion, GRAHTER (Groupe de Recherche sur l’Archéologie et l’Histoire de la Terre Réunionnaise), 2002, p. 8. 13. Les bouchons sont des bouchées cuites à la vapeur. Le siaw est le nom sino-réunionnais pour la sauce de soja. 14. La structure typique du repas créole s’organise autour du riz, sur lequel sont déposés les grains, le rougay, le cari et les brèdes (pousses végétales). Les grains sont les légumineuses, le cari est une préparation à base de tomate, de curcuma, d’ail et d'oignons préparée avec de la viande, du poisson ou des légumes. Le piment est servi frais ou préparé en rougay (préparation pimentée, associant le piment et les légumes ou les fruits notamment). 15. Prosper Eve, « Les péripéties d’une insertion : les indo-musulmans à la Réunion de la fin du 19ème siècle à 1939, relations historiques et culturelles entre France et Inde, XVII-XXe siècles », Actes de la conférence internationale France-Inde de l’AHIOI, Saint-Denis, 21-28 juillet 1986 ; Jean Benoist, « Héritage, naissance et structure d’une société », in Actes du colloque La Réunion dans l’océan indien, Paris, La Documentation française, 1985 ; Jean Benoist, Hindouismes créoles. Mascareignes, Antilles, Paris, CTHS, 1998 ; Robert Chaudenson, Les créoles français, Paris, Nathan, 1979 ; Des îles, des hommes, des langues. Langues créoles cultures créoles, Paris, L’Harmattan, 1992. 16. Sauté d’origine chinoise, constitué de légumes et ou de viande (ou produits de la mer). 17. (Tibère, 2006 ; 2009) 18. Recueil des pratiques effectives réalisé à partir du rappel des consommations des dernières 24 heures. 19. Will Kymlicka, Baogang He (dir.), Multiculturalism in Asia, Oxford, Oxford University Press, 2005. Je mobiliserai des données qualitatives et quantitatives issus de l’enquête nationale sur l’alimentation des Malaisiens réalisée entre 2012 et 2013 à laquelle j’ai participé. La collecte qualitative s’organisait autour de 32 entretiens semi-directifs réalisés à Kuala Lumpur ainsi qu’un inventaire des supports papiers (journaux, magasines) et télévisuels en lien avec le patrimoine alimentaire ; l’enquête par questionnaires portait sur un échantillon de 2000 individus, représentatif de la population nationale. Voir Jean-Pierre Poulain, Wendy Smith, Cyrille Laporte, Laurence Tibère, Noor Mohd Ismail, Elise Mognard, Marcella Aloysius, Ari Ragavan Neethiahnanthan, Amri Baharuddin Shamsul, « Studying the consequences of modernization on ethnic food patterns : Development of the malaysian food barometer (Mfb) », in Anthropology Of Food, avril 2015. 20. À titre comparatif, la population réunionnaise compte 850 000 habitants. 21. La Malaisie a connu, avant la colonisation britannique, celle du Portugal puis de la Hollande. L’histoire de la société malaisienne depuis la période précoloniale jusqu’à aujourd’hui est relatée et analysée par différents auteurs, dont Amri Baharuddin Shamsul, From British to Bumiputera Rule : Local Politics and Rural Development in Peninsular Malaysia, Singapore, Institute of Southeast Asian Studies, 1986. 22. Amri Baharuddin Shamsul, « one state, three legal systems: Social cohesion in a multi-ethnic and multi-religious Malaysia », in adam Possamai, James T. Richardson, Bryan S. Turner (dir.), The Sociology of Shari’a: Case Studies from around the World, Cham, Springer, 2015, pp. 17-30 ; Caryn lim, « locating “mixed” identities in a racialized society », in Julian C. h. lee, Julian hopkins (dir.), Thinking Through Malaysia, Petaling Jaya, SiRD, 2012 ; Éric olmedo, identity at Work. Ethnicity, Food & Power in Malaysian Hospitality Industry, new-York, Springer Pub, 2015. 23. Éric Olmedo, Identity at Work. Ethnicity, Food & Power in Malaysian Hospitality Industry, New-York, Springer Pub, 2015. 24. Amri Baharuddin Shamsul, « One state, three legal systems : Social cohesion in a multi-ethnic and multi-religious Malaysia », in Adam Possamai, James T. Richardson, Bryan S. Turner (dir.), The Sociology of Shari’a : Case Studies from around the World, Cham, Springer, 2015, pp. 17-30.

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25. Caryn Lim, « Locating “mixed” identities in a racialized society », in Julian C. H. Lee, Julian Hopkins (dir.), Thinking Through Malaysia, Petaling Jaya, SIRD, 2012 ; 26. http://www.nadge.org Selon l’historien du patrimoine, Ahmad Najib Ariffin, fondateur de Nusantara, Academy of Development, Geocultures and Ethnolinguistics (NADGE). 27. On le prépare en faisant bouillir du riz dans du lait de coco auquel on ajoute des feuilles de pandanus de façon à parfumer le plat. Dans sa version basique (Nasi lemak bungkus biasa), il est servi avec des œufs, des anchois frits (ikan bilis), des rondelles de concombre, des cacahuètes grillées et du sambal (pâte à base de piment). 28. « Dishes that Malaysians Should be most proud of ». Il s’agit de la revue Goingplaces, le magazine de la compagnie aérienne nationale, du mois d’août 2012 (p. 74). 29. Le message original est le suivant : « You know... we should make Nasi Lemak as our national dish. Not only can you get all your protein, carbohydrates, fiber and vitamins in one dish, different places will give you different types of chili kicks and swings depending on the sambal they serve. The Malaysian Nasi Lemak has also changed style in the last ten years or so. Now, instead of being just a breakfast meal, it can now be enjoyed throughout the day and night and accepted by all the races in Malaysia. Totally unique ! ». 30. « My message is that the system in Malaysia is unequal ... But when we live together, we eat together, there is no racism » (Fred Chong, Wee Meng Chee, interview AFP, Septembre 2011). 31. Lors d’un entretien, les représentants du National Heritage Board en charge du dossier, pointaient les enjeux politiques de la présence du Nasi Lemak en première position à côté d’autres plats représentatifs de chacune des composantes ethniques comme le Roti Canaï et certains plats chinois (Entretien réalisé en Aout 2015 à Kuala Lumpur). 32. Charles Taylor, Multiculturalism : Examining the Politics of Recognition, Princeton, N.J Princeton University Press, 1994 ; Andréas Semprini, Le multiculturalisme, Paris, Presses universitaires de France, 2000 ; Will Kymlicka, Multicultural Citizenship : A Liberal Theory of Minority Rights, Oxford, Oxford University Press, 1995. 33. Nadesan Ganesan, « Liberal and Structural Ethnic Political Accommodation in Malaysia », in Will Kymlicka, Baogang He, Multiculturalism in Asia, op. cit. ; Éric Olmedo, op. cit. 34. Beng Huat Chua, « Modernism and the vernacular : transformation of public spaces and social life in Singapore », in Journal of Architectural and Planning Research, vol. 8, n° 3, 1991, pp. 203-221. 35. Michael. Hsiao Hsin-Huang, Lim Khay-Thiong, « History and politics of national cuisine : Malaysia and Taiwan », in Kwang Ok Kim (dir.), Re-orienting Cuisine : East Asian Foodways in the Twenty-First Century, New York, Oxford, Berghahn Books, 2015. 36. Jean Duruz, Gaïk Cheng Khoo, Eating Together : Food, Space, and Identity in Malaysia and Singapore, Lanham, Rowman & Littlefield Publishers, 2014. 37. Concernant les grandes lignes de la NEP (Nouvelle Politique Economique) instaurée dans les années 1970, nous invitons le lecteur à lire l’ouvrage de Edmund T. Gomez, Johan Saravanamuttu, The New Economic Policy in Malaysia. Affirmative Actions, Ethnics Inequalities and Social Justice, Singapore, NUS Press, 2012. 38. Émile Durkheim, The Elementary Forms of the Religious Life : A Study in Religious Sociology, op. cit., p. 481. 39. Mary Douglas, Baron Isherwood, The World of Goods, London, Routledge, 1979.

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RÉSUMÉS

Au sein de sociétés multiculturelles comme La Réunion ou la Malaisie, l’alimentation joue un rôle central dans la construction d’une identité collective fondée sur les migrations multiples. L’histoire de la cuisine créole réunionnaise, comme celle des repas entre communautés en Malaisie en sont deux exemples frappants. Le partage de mets, de plats, de recettes, la commensalité faisant de chacun un compagnon de tablée contribuent en effet, le temps d’un repas, au dialogue des cultures. Ainsi, la consommation alimentaire offre-t-elle un espace de construction de l’en commun tout en laissant s’exprimer les différences.

AUTEUR

LAURENCE TIBÈRE Maître de conférences en sociologie, Certop-Cnrs, université de Toulouse-2 (France), Chair of Food Studies, Taylors University (Malaisie).

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L’inclusion par la consommation ? Les salons de coiffure afro en Allemagne comme lieu de transformation socioculturelle

Caroline Schmitt Traduction : Céline Corsini

1 Entre les années 1980 et 1990, des salons afro1 ont ouvert leurs portes en République fédérale d’Allemagne, à l’initiative de migrants entrepreneurs issus de pays africains. À partir des années 1990 et suite à la réunification du pays, ces salons se sont développés sur l’ensemble du territoire. Ils répondaient à l’époque et encore aujourd’hui aux attentes d’un marché que l’on pourrait qualifier de « niche ». Les prestations et produits de coiffage qu’ils proposent sont en effet prioritairement destinés à des femmes aux cheveux afro, qui ne sont toujours pas considérées comme des clientes à part entière dans les salons « classiques ». En Allemagne, les gérants de salons comme les coiffeurs professionnels ne maîtrisent pas les techniques nécessaires pour réaliser des tresses ou du tissage2 car ces savoir-faire ne font pas partie du parcours d’apprentissage professionnel.

2 Cet article offre un aperçu de la signification de ces salons de coiffure du point de vue des clientes et des gérants3. Il s’appuie sur une enquête ethnographique menée entre 2010 et 2014 dans des salons de coiffure afro en Allemagne de l’Ouest, dans les États fédérés Rhénanie-Palatinat et Hesse. L’enquête visait à connaître l’expérience des gérants de salons de coiffure afro en Allemagne : Comment se sont-ils intégrés aux structures sociales du pays ? Quelles stratégies élaborent-ils pour créer et maintenir leurs entreprises ? Pour ce faire, j’ai d’abord mené des recherches sur Internet et par téléphone pour mener des entretiens informels. Je me suis également rendue dans des salons de coiffure afro pour entrer en contact avec des gérants. Dans un second temps, j’ai fait de l’observation participante dans 3 des 5 salons préalablement identifiés, puis des entretiens qualitatifs et de la collecte de données. L’article s’intéresse aux expériences des clientes confrontées à l’absence d’offre et aux aspirations des gérants de salons de coiffure afro. Ceux-ci recherchent une forme de reconnaissance sociale et de valorisation de leur offre ainsi que leur pleine inclusion dans les métiers de la coiffure en Allemagne. Par leur activité, ils ne ciblent pas seulement des clients aux cheveux afro, mais une clientèle bien plus large. En conclusion, l’article s’interroge sur

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la possibilité que la diffusion de ces produits et de ces prestations contribue (ou non) à la normalisation des salons afro en Allemagne et à leur inclusion au cœur de la société.

Les salons de coiffure afro : au départ, une « niche » de marché

3 Julia est une femme noire4 allemande, fille d’une mère blanche germanophone et d’un père noir américain. Elle a grandi dans une région rurale à l’ouest de l’Allemagne. Elle décrit sa première (et dernière visite) dans un salon de coiffure « allemand » : la coiffeuse ne savait pas la coiffer et a réalisé une coupe qui ne correspondait pas à la nature de ses cheveux.

4 « Je (me suis rendue) une fois dans ma vie chez le coiffeur et c’était un désastre absolu, parce que je voulais une coupe dégradée et la coiffeuse m’a dit qu’elle savait comment s’y prendre (…) et je me suis retrouvée avec la pire des coiffures : courte sur le dessus, longue dans la nuque5 (...). C’était une coiffeuse de province (...) qui n’a manifestement pas su quoi faire avec mon type de cheveux. »

5 De nombreuses clientes interrogées rapportent des expériences similaires : malgré leur manque d’expertise technique, des coiffeuses tentent de coiffer ou de couper leurs cheveux. Déçues du résultat, elles quittent le salon quand elles ne sont tout simplement pas ignorées ou éconduites dès qu’elles franchissent le seuil de ce type d’établissement : « Quand une personne noire se rend chez un coiffeur allemand avec ses cheveux crépus, il lui dit tout d’abord : “(...) Oh non, pour l’amour du ciel, on ne peut pas couper ça (...).” C’est toujours le même refrain : “stop, tu es différente, tes cheveux ne sont pas pareils, stop ! Ça, on ne sait pas faire.” » (Lilly, gérante d’un salon pour clientèle avec et sans cheveux afro.)

6 Les femmes rencontrées ont vécu cette expérience non seulement en Allemagne, mais également dans d’autres pays européens. Elles ne trouvent pas de salon adapté à leurs besoins. Ainsi, une jeune Autrichienne décrit : « Il n’y a pas vraiment de coiffeurs (...), du moins dans les pays germanophones, il n’y en a que [quelques-uns] (...). Alors, aller chez le coiffeur (...) vous pouvez tout de suite oublier. » (Mona, blogueuse sur le thème des cheveux afro.)

7 Du fait de cette absence d’offre, Mona prend elle-même soin de ses cheveux et de sa coiffure. Elle s’est également lancée dans le conseil en techniques de coiffage des cheveux afro par le biais de vidéos qu’elle poste sur le site YouTube. Elle partage aussi ses connaissances avec d’autres femmes par le biais de son blog sur les cheveux afro.

L’exclusion par la consommation, une forme d’exclusion sociale

8 Ces témoignages mettent en lumière le vécu quotidien des femmes noires et métissées en Allemagne ou dans d’autres pays tels que l’Autriche : on ne tient également pas compte de leurs besoins dans les salons de coiffure « classiques » et elles ont, de ce fait, le sentiment d’être mises « à l’écart » : « États-Unis, Belgique, Paris, Angleterre, voilà des endroits où il existe une culture Noire (...), où les Noirs font partie du paysage, tout simplement. En Allemagne, ce n’est pas comme ça. » (Lilly, gérante d’un salon pour clientèle avec et sans cheveux afro)

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9 Lilly souligne que l’exclusion ne se cantonne pas au domaine de la coiffure, mais aussi à celui du maquillage qui est inexistant pour les femmes à la peau foncée en Allemagne : « Impossible de trouver des produits de maquillage pour les peaux foncées, à moins d’aller chez Douglas ou chez Bobbi Brown, pour nous les Noires, y’a rien du tout. »

10 Aida Bosch relate dans son ouvrage Consommation et exclusion (2011 6) comment des formes d’exclusion et aussi d’inclusion sont négociées sur un plan symbolique par le biais de la consommation. Les consommateurs et les consommatrices utilisent des produits et des services pour se créer une identité et une appartenance sociale. La consommation permet de former un sentiment de participation « locale » selon Silvia Surrenti7. Non seulement, elle fonde des liens avec des objets mais aussi avec d’autres personnes et avec des lieux de consommation.

11 Ces processus sont précisément difficiles en Allemagne pour les femmes noires, du fait de la faible présence d’une industrie cosmétique dédiée ou d’un secteur professionnel de la coiffure : des biens de première nécessité sont inexistants ou ne sont accessibles que dans certains commerces de niche. Avoir accès à de la consommation est finalement la manifestation d’une forme « d’égalité et d’individualité8 », comme l’affirme Norbert Schneider. En Allemagne, cependant, les Noires ne peuvent pas consommer comme les Blanches. L’absence ou le caractère limité de l’offre de consommation leur donne l’impression d’être en marge de la société, de ne pas avoir leur « place » en Allemagne, et de ne tout simplement pas être sur un pied d’« égalité » par rapport aux autres Allemandes.

Des coiffures exotisées au prisme de l’identité dominante

12 Pour ces femmes, les salons de coiffure afro sont des lieux que l’on pourrait qualifier « d’identitaires » car ils proposent des prestations vraiment adaptées à la clientèle aux cheveux afro, qu’elle soit afro-allemande, issue de l’immigration africaine ou afro- américaine.

13 Au moment de l’enquête, la plateforme en ligne afroport.de – un portail germanophone sur l’art, la culture et le commerce africains – recensait plus de 150 salons de coiffure afro en Allemagne9. On peut, toutefois, tabler sur une augmentation du nombre de salons de coiffure afro dans le pays, en particulier dans les centres urbains. Elle suivrait celle du nombre de migrants originaires d’Afrique10. De même, on constate que l’offre de coiffures afro, même dans les salons de coiffure non spécialisés, tend à se populariser : l’adoption des tresses plaquées ou cornrows dans le catalogue de la chaîne de salon de coiffure UNISEX, qui opère dans toute l’Allemagne, peut être considérée comme un indicateur de cette pénétration lente des styles de coiffures afro dans la consommation dite « grand public », en dehors des seuls salons spécialisés.

14 Les personnes concernées disposent ainsi de lieux qui répondent à leurs attentes en Allemagne. Un gérant de salon afro insiste sur la signification de son offre et de ses produits pour l’identité de sa clientèle : « Tout cela fait partie de la psyché de ces personnes ; et c’est pourquoi, quand quelque chose leur manque, elles souhaitent retrouver ce qu’elles connaissent (…) et achètent certaines (…) choses pour s’épanouir. »

15 Pour ce qui est de la clientèle, les avis sont parfois plus partagés : certaines clientes – comme Diana, originaire du Kenya – critiquent les prix élevés dans ces salons de

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coiffure afro par rapport à ceux pratiqués dans son pays d’origine : « Dans mon pays, je vais me faire coiffer toutes les deux semaines, ou toutes les semaines (…). C’est très bon marché (…) ici, en Allemagne, c’est beaucoup trop cher. » Au Kenya, Diana paie environ 20 euros pour un tissage. En Allemagne, le prix minimum est de 70 euros, et cela n’inclut pas le coût des mèches à poser.

16 Pendant l’étude, Diana venait d’entrer en contact avec une femme qui coiffe à domicile, à un prix plus avantageux que dans un salon : « En tant que cliente privée chez cette femme, c’est moins cher. » Contrairement à Diana, Lilia, originaire d’Afrique du Sud, confie être prête à payer plus cher pour la prestation si le coiffeur ou la coiffeuse dispose des compétences techniques : « Ça ne me dérange pas de dépenser beaucoup d’argent si je sais que la personne prend bien soin de mes cheveux. »

17 Les salons visités au cours de mon enquête de terrain bénéficiaient d’un très fort trafic, preuve de leur succès. Mais les clientes citées plus haut montrent qu’il existe au moins deux types de profil : celles qui souhaitent bénéficier des services d’un professionnel de coiffures afro quel qu’en soit le prix, et celles qui se plaignent des tarifs de ces salons. Elles se font alors coiffer par des particuliers qui disposent de connaissances, mais qui, en règle générale, n’ont pas de qualifications professionnelles.

18 Mais cette transformation progressive des modes de consommation « dominants » amenée par le développement de ces salons afro sur l’ensemble du territoire se traduit- elle par leur inclusion réelle au cœur de la société allemande ? Assiste-t-on à une pleine reconnaissance de l’activité commerciale de ces entrepreneurs ? Dans mon enquête, j’ai intégré la perspective des clientes, mais aussi des gérants. Il en ressort que la préoccupation principale de ces entrepreneurs est d’être pleinement reconnus et non pas d’être considérés comme prestataire de « services exotiques » dédiés à un « groupe en particulier » d’individus. Cependant, leurs expériences au quotidien ne répondent pas à cette attente.

Sortir de la marginalisation : le pari des entrepreneurs

19 Aron, 57 ans, exploite un salon de coiffure afro depuis le milieu des années 1990 dans une zone urbaine à l’ouest de l’Allemagne. Avant d’ouvrir son salon, il a dû obtenir un brevet de maîtrise de coiffeur, diplôme obligatoire pour exercer en Allemagne11. Les coiffures afro n’étant pas enseignées dans ce diplôme, sa femme a appris les techniques de coiffage dans une école aux États-Unis où il existe de nombreux cursus, formations et écoles de tressage. Ils ont ainsi tous les deux beaucoup investi en termes de temps et d’argent dans leur formation professionnelle. Depuis plus de 15 ans, Aron dirige son entreprise avec succès. Il a néanmoins l’impression de rester en marge de la société et souffre de cette expérience : « Nous faisons cavalier seul », « nous passons complètement inaperçus » et « nous voulons aussi nous sentir utiles » dit-il au cours de l’entretien. Pour lutter contre cette marginalisation, il développe différentes stratégies et aspire à créer un réseau avec d’autres salons de coiffure afro. Il veut ainsi faire en sorte que sa branche d’activité soit reconnue comme professionnelle et sérieuse : « Il est important (...) de générer une coopération (...) et en se présentant bien, on pourrait obtenir une meilleure (...) visibilité. » Il souhaite également travailler en réseau avec les chambres de commerce et d’industrie, la chambre des métiers, des investisseurs et des élus locaux : « Je [voudrais] discuter avec eux du fait (...), qu’en s’organisant correctement, on peut arriver à

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de grandes choses ; en matière de formations pour les jeunes (...) fabriquer plus de produits en Allemagne et les rendre facilement accessibles ici. »

20 Aron fait office de porte-parole des gérants de salons afro – un entrepreneur social12 – qui veut attirer l’attention sur l’expertise mise en œuvre dans sa branche d’activités et qui s’engage pour une meilleure inclusion sociale de ces salons de coiffure. Il soutient l’idée selon laquelle son salon ferait partie d’« une contagion culturelle dans cette grande société » et pourrait ainsi contribuer à la diffusion, la création et la reconnaissance de son métier. Cependant, sa lutte pour la reconnaissance au sens de Honneth se heurte au modèle de la société majoritaire et à ce qu’elle définit comme digne de l’être13. Aron peut, en effet, se mettre à son compte sur le plan juridique, mais la reconnaissance sociale de son activité, qu’il recherche activement, reste jusqu’à présent limitée.

Salons pour « Blancs » ou « Noirs » : une séparation imaginaire

21 Le cas de Lilly est similaire. Elle a 27 ans au moment de l’enquête. En 1990, elle a émigré du vers l’Allemagne avec l’ensemble de sa famille. Après avoir fréquenté l’école en Allemagne, elle décide de suivre une formation de coiffeuse, puis passe le brevet de maîtrise. Elle ouvre alors son propre salon qu’elle gère depuis deux ans et demi. Elle souhaitait faire de son salon un lieu de services pour les personnes « à la peau foncée » et « ses semblables ». En même temps, elle se défend de considérer son salon exclusivement comme « un lieu africain ». Son idée était de construire un espace où les connaissances acquises au cours de sa formation de coiffeuse « allemande » et celles sur les coiffures afro pourraient être mêlées : « En fait, j’ai l’avantage de savoir faire les deux. » Elle aimerait que ses prestations soient considérées comme la norme en Allemagne et non pas comme quelque chose d’exotique. Cependant, son expérience quotidienne lui montre que les clientes aux cheveux non afro ne fréquentent son salon que lorsqu’elles recherchent une « expérience exotique » : « Seulement lorsqu’[on] associe quelque chose de spécial et d’exotique à la coiffure (...) on se dit : “Je vais faire des tresses rasta (...).” Ce n’est pas du tout le message que je veux faire passer. » Lilly ne vise pas à créer un « salon noir pour les personnes aux cheveux afro », mais souhaite justement briser cette frontière entre salons « Noirs » et « Blancs » : « se spécialiser uniquement dans le Noir Noir Noir (...), je trouve que c’est un peu stupide, parce que c’est se mettre tout seul un peu à la marge. » Dans son salon, en revanche, « tout le monde est bienvenu ».

22 Cette volonté de sortir d’une niche est présente dans les discours de tous les interlocuteurs que j’ai rencontrés. Les gérants de salon ne visent pas uniquement une clientèle issue de l’immigration africaine ou aux cheveux afro, mais tous ceux qui pourraient être intéressés par leurs prestations. Dans le même temps, ils partagent des expériences d’exclusion, de marginalisation et d’exotisation.

23 Pour Lilly, le problème de l’exotisation dépasse le cadre de son salon. En raison de sa couleur de peau, elle a dû s’y prendre à plusieurs reprises avant de trouver un soutien pour pouvoir se mettre à son compte : « Il faut toujours se battre pour atteindre ses objectifs en Allemagne si on est une personne de couleur (…) et j’ai dû me battre longtemps (...). Pour faire bref, j’ai suivi un cours pour devenir auto-entrepreneur dispensé par l’agence pour l’emploi. »

24 Elle attire l’attention sur un problème social : dans de nombreux contextes, les Noirs ne sont pas considérés comme faisant partie intégrante de la société allemande. Selon les

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termes de Paul Mecheril et Thomas Teo14, ils deviennent des « autres Allemands » (andere Deutsche). Ce terme tente de saisir les expériences vécues par des personnes qui ont vécu une partie significative de leur socialisation en Allemagne mais qui, du fait de caractéristiques sociales ou de leur physionomie, ne correspondent pas à l’idéal-type supposé de l’Allemand-standard, car leurs parents (ou l’un de leurs parents) ou ascendant sont considérés comme venant d’un autre milieu culturel. Dans la perception sociale, les Noirs en Allemagne sont positionnés comme non-membres et donc exclus d’un « nous » imaginaire.

Faire tomber les barrières bureaucratiques

25 Sophie a aussi fait l’expérience de formes d’exclusion. Née au Bénin, en Afrique de l’Ouest, elle a aujourd’hui 35 ans. Au milieu des années 1980, elle émigre avec sa famille en France. Elle y va à l’école et à l’université puis travaille pendant plusieurs années comme juriste d’entreprise. Lorsqu’on propose un emploi en Allemagne à son mari, le couple décide d’émigrer.

26 Au moment de l’enquête, Sophie vient de se mettre à son compte avec son salon de coiffure : ouvrir un salon a toujours été son rêve. En Allemagne, elle constate qu’il existe des salons de coiffure afro mais que ceux-ci ne correspondent pas à son idée d’une prestation de qualité. Sophie décide alors d’ouvrir son propre salon de coiffure. Cependant, comme dans le cas des gérants présentés plus haut, il lui est impossible d’acquérir les connaissances nécessaires. Par conséquent, elle se lance dans un voyage d’études international et suit des cours dans des écoles à Londres, Paris et Cotonou (Bénin). Son objectif est d’accroître et de consolider ses connaissances de la coiffure qu’elle a acquises dans le contexte de sa socialisation, grâce à une qualification formelle. De retour en Allemagne, elle est confrontée à une très forte opacité bureaucratique. Grâce à ses ressources financières, elle engage les services d’un comptable. Il se charge de faire reconnaître juridiquement les certificats de coiffure qu’elle a obtenus : « Mon comptable a tout fait. » Il obtient une dérogation de la chambre des métiers. Sophie a depuis le droit de réaliser des « coiffures africaines ». Cette autorisation spéciale est soumise à certaines conditions15 : l’accès à la profession est très réglementé. La jeune femme a cependant réussi à se mettre à son compte malgré un cadre administratif et juridique complexe. Toutefois, l’histoire de Sophie montre également que, sans soutien, elle aurait eu du mal à réaliser son projet.

Développer sa capacité d’action en situation de précarité

27 Les propositions commerciales des entrepreneurs présentés plus haut ont pour objectif d’accroître leur capacité d’action (agency), même dans des conditions précaires. Les gérants de salon font face à des mécanismes de marginalisation, à des obstacles institutionnels et à l’exotisation de leur offre. Néanmoins, ils concrétisent leur désir de réalisation de soi : ils créent des réseaux, mobilisent des ressources monétaires, s’adressent à une large clientèle avec ou sans cheveux afro et issue ou non de la migration. Ils contribuent ainsi « par le bas » à un échange culturel d’éléments de savoirs et à une internationalisation des métiers de la coiffure en Allemagne.

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28 Les entrepreneurs migrants s’approprient leur environnement. Ces processus d’appropriation sont l’expression d’une éducation informelle. Les acteurs cherchent à conquérir une « place » dans la société et à abolir la perception sociale de leur entreprise comme « exotique » et « marginale » : leurs salons ont vocation à devenir des lieux de consommation ouverts à tout type de public. Hildegard Bockhorst16 qualifie ces processus d’éducation et d’appropriation dans des conditions précaires d’« éducation à l’art de vivre » ( Lebenskunstbildung). Louis Henri Seukwa17 évoque quant à lui un « habitus de l’art de la survie » (Habitus der Überlebenskunst). L’enquête révèle l’extrême volonté et la capacité de résistance des personnes interrogées. Ces entrepreneurs sont des « agents du changement » et des « entrepreneurs socioculturels ». Ils enrichissent le répertoire de la « beauté » culturelle et veulent faire évoluer le champ des positions sociales : ils cherchent à sortir d’une niche de consommation qui leur a été assignée afin de se rapprocher du cœur de l’industrie de la coiffure.

29 Felicitas Hillmann18 et Claudia Lintner 19 ont mis en lumière le potentiel culturel et social des entreprises de migrants. Selon Lintner, elles représentent « une nouvelle arène pour l’action socioéconomique et politique20 ». Hillmann met l’accent sur la force d’innovation sociale de ces entrepreneurs, mais énumère en même temps les conditions nécessaires. Le potentiel d’innovation peut se déployer si les efforts « du bas » (c’est-à- dire des entrepreneurs) et ceux « du haut » (par exemple, les villes, la Chambre de commerce et de l’industrie, les projets de Conseils de quartiers – Quartiersmanagement), convergent et si de nouvelles formes d’organisations sociales s’implantent de façon pérenne21. Hillmann utilise l’exemple de Berlin pour montrer qu’une alliance hétéroclite de groupes d’intérêt, de collectivités locales, d’entreprises et d’associations de migrants peut se mettre en place et favoriser l’entrepreneuriat migrant autant « par le bas » que « par le haut ».

30 Ce processus faisait encore défaut dans les salons de coiffure afro étudiés. Tandis que le potentiel de transformation des entrepreneurs gagne en visibilité, les personnes interrogées ne sont pas encore intégrées dans les réseaux locaux publics et privés. Or cette synergie est nécessaire si l’on veut pleinement inclure ces entreprises dans le paysage urbain et dans la branche professionnelle. Dans une Allemagne où l’activité de coiffeur est très réglementée, se pose alors la question des conditions juridiques et institutionnelles qu’il faudrait revisiter pour faciliter le développement de ces entrepreneurs indépendants. Ici, un dialogue doit s’engager entre tous les acteurs pour parvenir à des solutions pérennes.

Transformation des pratiques et modification des représentations

31 Cependant, ces approches n’épuisent pas la question posée : est-ce que finalement l’accès à la consommation, facilité par les salons de coiffure afro, mène à l’inclusion sociale des chefs d’entreprise à l’origine de ces salons ? Michael Parzer, Franz Astleithner et Irene Rieder22 montrent dans une enquête sur des supermarchés gérés par des migrants à Vienne que la consommation dans ces commerces n’est pas nécessairement associée à une reconnaissance réelle des gérants et des entreprises. Les auteurs identifient deux types d’achats : la « consommation par commodité » et la « consommation à caractère exceptionnel ».

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32 Dans la première catégorie, le commerce tenu par des entrepreneurs migrants est perçu comme une alternative parmi d’autres, et certains clients qui les fréquentent le font malgré le fait qu’ils soient tenus par des migrants. Dans la catégorie de la « consommation à caractère exceptionnel », en revanche, le déclencheur de la fréquentation est la recherche d’exotisme : « La consommation à caractère exceptionnel est liée à l’attrait d’une expérience extraordinaire fondée sur la perception d’une “touche ethnique” du commerce, des gérants, du personnel et des produits “exotiques” proposés23 ».

33 Les clients qui agissent par désir d’exotisme ou ceux qui fréquentent par défaut des commerces tenus par des migrants sont la preuve que la consommation seule n’engendre pas automatiquement l’inclusion et une valorisation de ces commerces. Ces deux types de clients vont à l’encontre des efforts d’adaptation réalisés par les gérants de salon de coiffure afro et construisent, consolident même, la dichotomie entre « nous » et « eux ».

34 Des réseaux de soutien, un dialogue entre les entrepreneurs et la société civile ainsi que d’autres initiatives sont des conditions nécessaires, mais pas suffisantes de l’inclusion. Pour aller dans le sens des entrepreneurs, il est nécessaire de faire disparaître l’étiquette « exotique » et, simultanément, en accroissant la fréquentation de ces commerces, d’initier un changement des schémas d’interprétation sociaux. La consommation peut faciliter des premiers contacts basés sur la reconnaissance et permet ainsi de jeter des passerelles. Mais ces initiatives des créateurs de salon ne portent pas automatiquement leurs fruits.

35 Au contraire, un travail d’éducation critique sur le racisme et une meilleure prise en compte de la diversité culturelle présente sur le territoire doit devenir un objectif pour la société dans son ensemble : la concevoir et la mettre en place est une mission d’avenir qui ne touche pas seulement l’entrepreneuriat migrant. Ce travail d’éducation soutiendrait non seulement la quête de reconnaissance et d’inclusion dans la société civile des entrepreneurs migrants, mais permettrait également aux clientes aux cheveux afro de trouver leur place dans l’offre de consommation. En s’emparant de leurs besoins de consommation et en les reconnaissant pleinement, il serait alors ainsi possible de renforcer leur sentiment d’appartenance à la société allemande.

NOTES

1. Les salons de coiffure afro proposent tout un ensemble de coiffures comme les tresses plaquées cornrows, les tissages ou les tresses zigzag, originaires de pays africains et de communautés afro- américaines. 2. Technique qui consiste à coudre des cheveux synthétiques ou naturels aux racines naturelles de la cliente. 3. Dans le cadre de l’étude, je me suis principalement entretenue avec des femmes. Leurs coiffures sont généralement plus élaborées que celles des hommes, le besoin d’une expertise spécifique est donc plus prononcé.

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4. Les termes « Noir » et de « Blanc » ne sont pas ici entendus comme des concepts établis par la nature, mais comme des constructions sociales. En mettant une majuscule aux termes « Noir » et « Blanc », je souhaite éviter toute classification raciste. « Noir » est un terme politique qui désigne des personnes victimes du racisme. « Blanc » décrit une position, souvent tacite, et qui se distingue par un statut dominant. Voir Susan Arndt, Antje Hornscheidt (dir.), Afrika und die deutsche Sprache. Ein kritisches Nachschlagewerk, Münster, UNRAST, 2009. 5. Le terme « Vokuhila » est utilisé dans l’original et est une contraction courante en allemand de l’expression « Vorne kurz, hinten lang », qui signifie littéralement « court devant, long derrière ». Dans les années 1980, c’était une coiffure très à la mode. La coiffure se caractérise par une frange et des côtés très courts et des cheveux longs à l’arrière et dans la nuque. N.d.t. 6. Voir Aida Bosch, Konsum und Exklusion. Eine Kultursoziologie der Dinge, Bielefeld, Transcript, 2010. 7. Voir Silvia Surrenti, « The consumption of experience and the ethnic market : Cosmopolitan idenity beyond multiculturalism », in Guiliana B. Prato (dir.), Beyond Multiculturalism : Views From Anthropology, Farnham, Ashgate, 2009, p. 205. 8. Voir Norbert F. Schneider, « Konsum und Gesellschaft », in Doris Rosenkrank, Norbert Schneider, (dir.), Konsum. Soziologische, Ökonomische und psychologische Perspektiven, Opladen, Leske/Budrich, 2000, p. 21. 9. En 2015, 80 700 salons de coiffure étaient enregistrés à la Fédération nationale de l’artisanat allemand (Zentralverband des Deutschen Handwerks). Il n’existe pas de chiffres officiels pour les salons afro. Voir Das Statistik-Portal, « Zentralverband des deutschen handwerks (ZDH) (n.d.) », Anzahl der Unternehmen im Friseurhandwerk in Deutschland von 2000 bis 2015, in Statista, consulté le 3 mai 2017. Url : https://de.statista.com/statistik/daten/studie/30562/umfrage/ unternehmen-im-friseurhandwerk-in-deutschland/. 10. Voir Das Statistik-Portal, « Statistisches Bundesamt. (n.d.) », Anzahl der Ausländer in Deutschland nach Herkunftsland in den Jahren 2014 und 2015, in Statista, consulté le 3 mai 2017. Url : https://de.statista.com/statistik/daten/studie/1221/umfrage/anzahl-der-auslaender-in- deutschland-nach-herkunftsland/ ?itemsPerPage =25&q =afrikaner %20deutschland. 11. L’obtention de ce diplôme est la voie habituelle pour avoir le droit d’ouvrir un salon de coiffure en Allemagne. Il est toutefois possible d’exploiter son propre salon sans passer ce diplôme, à condition de remplir les conditions de l’autorisation d’exercer (Ausübungsberechtigung) définies au § 7b du Code de l’artisanat (Handwerksordnung) ou d’une dérogation aux termes du § 8 de ce même Code. 12. Voir Dave Roberts, Christine Woods, « Changing the world on a shoestring : The concept of social entrepreneurship », in Business Review, vol. 7, n° 1, 2005, pp. 45-51. 13. Voir Axel Honneth, Kampf um Anerkennung. Zur moralischen Grammatik sozialer Konflikte, 7e édition, Francfort s/ M., Suhrkamp, 2012. 14. Voir Paul Mecheril, Thomas Teo, « Zur Einführung : Andere Deutsche », in Paul Mecheril, Thomas Teo (dir.), Andere Deutsche. Zur Lebenssituation von Menschen multiethnischer und multikultureller Herkunft, Berlin, Dietz, 1994, pp. 9-23. 15. Cette dérogation peut être obtenue par toute personne qui est en mesure de (1) faire la preuve des connaissances et aptitudes requises dans le métier spécifique ; (2) prouver que passer l’examen de maîtrise représenterait, au moment du dépôt du dossier, une charge excessive (on examine ici les conditions de vie au cas par cas) ; (3) produire des diplômes obtenus à l’étranger, par exemple, dont on peut admettre l’équivalence. Note de l’auteure. 16. Voir Hildegard Bockhorst, « Kulturelle Bildung : Lebenskunst lernen – Bilden mit Kunst », in Benno Hafeneger (dir.), Handbuch Außerschulische Jugendbildung. Grundlagen – Handlungsfelder – Akteure, Schwalbach/Taunus, Wochenschau Verlag, 2011, pp. 213-245. 17. Voir Louis Henri Seukwa, Der Habitus der Überlebenskunst. Zum Verhältnis von Kompetenz und Migration im Spiegel von Flüchtlingsbiographien, Münster, Waxmann, 2006.

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18. Voir Felicitas Hillmann, « How socially innovative is migrant entrepreneurship ? A case study of Berlin », in Diana MacCallum, Frank Moulaert, Jean Hillier, Serena Vicari Haddock (dir.), Social Innovation and Territorial Development, Farnham, Ashgate, 2009, pp. 101-114. 19. Voir Claudia Lintner, « Migrant entrepreneurship : New potential discovered », in Procedia – Social and Behavioral Sciences, vol. 191, 2015, pp. 1601-1606. 20. Ibid., p. 1601. 21. Felicitas Hillmann, op. cit., p. 102. 22. Voir Michael Parzer, Franz Astleithner, Irene Rieder, « Deliciously exotic ? Immigrant grocery shops and their non-migrant clientele », in International Review of Social Research, vol. 6, n° 1, 2016, pp. 26-34. 23. Ibid., p. 32.

RÉSUMÉS

Par manque de salons spécialisés et de professionnels formés, les femmes noires allemandes ont des difficultés pour se faire coiffer. En pointant une offre de coiffure souvent inadaptée, ces clientes noires dénoncent une discrimination qui pèse sur leur chevelure. Une enquête révèle que leurs expériences d’exclusion, de marginalisation et d’exotisation sont aussi partagées par les gérants de salons afros. Ces derniers entendent sortir de leur niche commerciale, en ne visant plus uniquement une clientèle issue de l’immigration africaine ou aux cheveux afro. Cependant, ils continuent d’affronter les préjugés racialisés au sein de la société allemande.

AUTEURS

CAROLINE SCHMITT Chercheure à l’Institut des sciences de l’éducation, université Johannes Gutenberg de Mayence.

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Aubervilliers sur Wenzhou, ou la transformation du Grand Paris par les entrepreneurs chinois

Ya - Han Chuang

1 En quittant Paris et en longeant l’avenue Victor Hugo depuis la porte d’Aubervilliers, on aperçoit de part et d’autre de l’avenue tout un quartier dédié au shopping et au commerce de gros. À l’ouest du centre commercial Le Millénaire, s’étend en effet une vaste zone d’entrepôts et de hangars de plus de 20 000 m2 connectée au commerce mondial de la mode. Sur la gauche de l’avenue Victor Hugo, une ruelle encombrée de cartons sépare deux bâtiments aux façades grise et couverte d’affiches de mode écrit en gros : « Vente en gros et demi-gros ». Si les noms des enseignes sont parfois visibles, ils ne donnent pas d’information sur le type de produits vendus : « U-Cel », « Cash », « SIMCO », « Attentif », etc. Mais le choix est parfois évocateur, à l’image du magasin Pétillante qui expose des lingeries séduisantes en vitrines... En poursuivant sur cette avenue, l’on découvre à deux cents mètres sur la droite, un immense bâtiment moderne de six étages équivalent de 4 pâtés de maison. Une grande pancarte à l’entrée indique son nom : « Fashion Center ». Une fois la grille d’entrée passée, se dévoile une série de boutiques en enfilades sur chacun des étages reliés par des escalators. Une musique électronique résonne comme dans n’importe quel centre commercial. Esquivant les allers-retours des livreurs poussant des diables, les acheteurs de diverses origines, âges et couleurs de peau, flânent. Si l’apparence de ce centre commercial ne le distingue guère des grands magasins, les noms de ses rues révèlent une ambition cosmopolite : « Rue de Chine », « Avenue de Londres », « Rue de Pékin. », etc. Et ce n’est qu’en se rapprochant des comptoirs, que nous remarquerions que les gérants, aux visages ennuyés ou enthousiastes, sont tous de type asiatique.

2 En dix ans, Aubervilliers, ville de 80 000 habitants représentant plus de 200 nationalités située en bordure de Paris intra-muros, a connu des transformations remarquables. Jadis ville industrielle et zone d’entrepôts, elle est devenue le « Rungis de la fringue », avec plus de mille magasins de commerce de gros, dont la majorité sont gérés par des petits entrepreneurs originaires de Wenzhou, dans la province du Zhejiang au sud de la

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Chine. La montée en puissance économique de ces entrepreneurs s’est accompagnée de leur capacité à agir politiquement. L’une des plus probantes illustrations de cette visibilité croissante est leur participation à différentes mobilisations, comme celle des migrants chinois à Paris contre le racisme en septembre 2016.

3 Cet article a pour objectif de documenter le processus d’intégration en Île-de-France d’une communauté immigrée – ici la communauté chinoise – par le développement du marché du gros d’Aubervilliers.1. Il s’agit de montrer que l’essor du marché, tant du point de vue de son extension géographique que de la diversification des secteurs d’activités, conduit à la formation d’une « coalition de croissance (growth alliance2) ». Cette coalition est ici entendue comme une alliance entre les commerçants, la municipalité et les autres acteurs privés pour promouvoir le développement urbain, ce qui dans le même temps permet l’intégration locale de grossistes chinois.

De Yiwu à Aubervilliers : la route commerciale des marchandises bas de gamme

4 L’ancienne zone d’entrepôt d’Aubervilliers se transforme peu à peu en un marché de l’import-l’export à la fin des années 1990, quand la Chine entre dans l’Organisation mondiale du commerce (OMC). Arrivés massivement à Paris dans les années 1980, les migrants de Wenzhou étaient déjà des acteurs importants dans le secteur du textile et de la maroquinerie. Nombre d’entre eux avaient, en effet, passés le début de leur carrière migratoire en tant qu’ouvrier dans les ateliers du quartier du Sentier ou de la rue Gravilliers, à Paris intra-muros.

5 Or deux dynamiques changent la donne dans les années 1990 : d’un côté, le « Sentier Chinois », un marché du textile situé dans l’Est Parisien, se trouve confronté aux protestations des riverains qui rejetaient la « mono-activité3 ». De l’autre, l’entrée de la Chine dans l’OMC permet une nette réduction des coûts d’importation, et par là-même incite cette population à fort esprit d’entrepreneuriat à devenir grossiste. Chacun choisit différents produits et circuits qui eux-mêmes varient selon les secteurs, les réseaux et les moyens de chacun. Les montres, les bijoux fantaisies et les produits de bazar, par exemple, viennent en règle générale de Yiwu, ville chinoise surnommée « supermarché du monde » et spécialisée dans les petites marchandises4. Les chaussures sont le plus souvent fabriquées à Wenzhou (province du Zhejiang) ou à Huizhou (Guangdong). Les grossistes doivent ainsi voyager régulièrement en Chine pour s’approvisionner, mais peu d’entre eux réalisent eux-mêmes le design des produits.

6 À l’inverse, dans le secteur de l’habillement, où la concurrence est plus forte, le circuit des produits est plus diversifié. Ceux qui possèdent plus de capitaux tendent à créer leur propre équipe de design en Chine ou en France, et font fabriquer leur produit en Chine afin de bénéficier des prix de main-d’œuvre et de tissu moins élevés. D’autres confient le design et la fabrication à l’usine chinoise où ils se rendent régulièrement. Il n’est pas rare non plus que des commerçants importent leur marchandise depuis l’Italie, l’Espagne, voire la Turquie où il existe encore une industrie textile. Les frais de transport sont alors moins onéreux.

7 La ville d’Aubervilliers – et plus particulièrement son quartier de la Haie-Coq – est ainsi devenue un marché international de la mode qui se renouvelle sans cesse. C’est le

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constat que l’on peut faire en observant les produits présentés dans les vitrines : T- shirts à capuche, casquettes de style américain, chaussures à talons en cuir scintillant, ou encore robes de soirée pour une jeunesse festive. On retrouve, par ailleurs, une série de symboles propre à la mode bon marché se référant à la culture populaire : un simple T-shirt blanc affiche « I love XX » avec un grand cœur rouge ; des slogans tels que « I am a party girl », « Forever young», ou encore des représentations d’Hello Kitty, de Smileys et de personnages des bandes dessinées, etc. Tous ces produits sont caractérisés par une impression de déjà-vu. Ce sont en fait des éléments qui se répètent et qui se recyclent éternellement dans les imageries commerciales.

8 Ces icônes ne se contentent pas d’attirer les clientèles françaises. Les plaques d’immatriculation des voitures garées dans le quartier – Pays-Bas, Allemagne, Belgique, Italie, Pologne, etc. – en témoignent. Certains viennent changer le style de leurs marchandises : « Il ne faut pas toujours avoir les mêmes produits. » Tels sont les mots de ce couple de commerçants de détail venus d’Anvers (Belgique). Clients habitués du lieu depuis cinq ans, ils se rendent à Aubervilliers tous les deux mois pour renouveler leurs marchandises. « Cela devient un rituel. On prend la voiture le soir, on dort ici et ensuite on passe une journée entière pour faire des achats5. » La circulation des marchandises s’étend même jusqu’à l’Afrique. Comme ce groupe de six femmes du Cap-Vert qui sont en train d’ouvrir les emballages de chaussures pour les emporter dans des sacs dans la cour du Fashion Centre. Marchandes du marché à Praia, elles viennent en Europe quatre ou cinq fois par an pour leur approvisionnement. Leur itinéraire traverse Paris, le Portugal et l’Espagne. Elles transportent elles-mêmes toutes les marchandises, sans passer par le service livraison du magasin. « Hier on était à Voltaire (marché Sedaine-Popincourt, XIe arrondissement) pour acheter des habits. Aujourd’hui, ici, pour des sacs et des chaussures. Cela fait quelques années qu’on voyage comme ça. Mais maintenant, il y a de plus en plus de Chinois qui ouvrent des magasins au Cap-Vert, donc le business est moins profitable6. » La polyphonie des langues atteste le rôle central d’Aubervilliers dans le commerce international : dans la rue, on peut entendre le chinois mandarin, le dialecte Wenzhou, le kabyle, l’arabe, l’espagnol, etc. Le quartier est un bazar à ciel ouvert connecté au marché populaire aux quatre coins du monde.

La formation d’un espace marchand en trois temps

9 Historiquement, ce marché de gros s’est formé en trois étapes qui correspondent à plusieurs opérations immobilières.

10 La première étape a lieu avec l’achat par des commerçants individuels de fonds de commerce à des prix particulièrement attractifs. Cela fait suite au mouvement de sans- papiers du Troisième collectif7 qui a permis à plus de deux cents hommes et femmes de Wenzhou d’obtenir leur régularisation en 1997, mais qui n’avaient pas les moyens de s’installer dans le quartier Popincourt. Une information sur la disponibilité de locaux à Aubervilliers circule alors dans la communauté et une centaine de commerçants décident de s’y installer progressivement entre 1999 et 2004 en louant d’anciennes usines ou entrepôts. Voici à ce sujet le témoignage de l’un des commerçants ayant établi son commerce de gros rue de la Haie Coq en 2002 : « J’ai été régularisé en 1997, et nous avons créé l’Association Sino-Française Amitié et Entre-Aide (ASFAE) dans le XIe arrondissement avec l’aide de plusieurs militants du Troisième collectif pour défendre notre droit. À l’époque, le prix du foncier du XIe était déjà trop élevé pour moi. Ainsi, je continuais à

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travailler dans divers ateliers de confection et cherchais un fonds de commerce disponible. Petit à petit, plusieurs de mes connaissances du Troisième collectif sont arrivées à Aubervilliers attirées par les prix bon marché. J’ai donc trouvé mon magasin actuel avec leur aide8. » La voie d’approvisionnement de ces commerçants est largement individualisée. Certains contactent les usines en Chine à l’aide de leurs connaissances ; d’autres font la navette entre Paris et Yiwu plusieurs fois par an et transportent eux-mêmes les marchandises ; d’autres, enfin, qui ne possèdent pas de capitaux suffisants pour subvenir aux frais de transport depuis la Chine, s’approvisionnent directement en Italie ou en Espagne, où réside également une communauté de Wenzhou importante.

11 La seconde étape consiste en une location plus systématique des anciens entrepôts par des promoteurs immobiliers chinois en lien avec les propriétaires non chinois. Pendant cette période, plusieurs commerçants d’origine Wenzhou arrivés très jeunes en France ont été repérés par les propriétaires des entrepôts à Aubervilliers en vue de leur confier la mission de trouver des locataires de ces anciens entrepôts rénovés. Comme le rappelle Dong9, l’un des promoteurs immobilier d’origine Wenzhou, sur la location de fonds de commerce du centre LEM88810 inauguré en 2004 : « Il [Le propriétaire] manquait de contact avec les ressortissants chinois et donc avait des difficultés à louer ses magasins. Ainsi, il m’a trouvé et, avec deux autres promoteurs de Wenzhou, nous avons promis de l’aider à louer ses locaux. Dans ce temps-là, les magasins sis au bord de la rue étaient tous pris, mais personne n’était intéressé par les magasins situés dans la cour du LEM888. Ainsi, j’ai expliqué les avantages aux Chinois : il y a un parking dans la cour. En prenant les magasins au fond, les clients auraient tout le temps de regarder ce qu’on y vend et n’iraient pas voir les magasins au bord de la rue. C’est tellement simple. » Son propos montre à quel point ses réseaux communautaires, sa connaissance du français et de la mentalité supposée des entrepreneurs chinois ont été importants pour obtenir le statut d’intermédiaire, contribuant ainsi à la généralisation d’une telle démarche. Par la suite, plusieurs autres propriétaires, y compris l’entreprise semi-publiques ICADE11, ont confié les anciens entrepôts à ces intermédiaires, qui transforment ces espaces de stockage en showrooms pour le commerce de gros.

12 Enfin, la dernière étape se traduit par la construction de centres commerciaux dédiés à l’installation de commerces de gros. Deux centres modernes en sont l’exemple : le Centre CIFA (Centre importation France-Asie), rue de la Haie Coq et le Fashion Centre, avenue Victor Hugo, investis par les élites chinoise et des propriétaires de terrain souvent auto-désignés ou perçus comme « juifs »12. Cette nouvelle étape issue de la collaboration intercommunautaire est également un résultat voulu par la municipalité qui souhaite modifier la présentation configuration spatiale de du commerce de gros afin d’embellir la façade de cette ancienne « banlieue rouge ».

Le dialogue entre les commerçants et la municipalité

13 Suite à l’extension du réseau du métro parisien et de la mise-en-place d’une série de projets de rénovation urbaine13, Aubervilliers a été incorporée au Grand Paris. Le processus de gentrification produit par cette évolution conduit une population plus jeune et plus aisée à y travailler, étudier et habiter. Par conséquent, bien que la présence des showrooms permette de remplir la friche industrielle, elle est perçue comme problématique d’un point de vue esthétique par la municipalité. Cette dernière souhaite à la fois améliorer l’apparence de la ville et déplacer le commerce de gros dans

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certains espaces caractérisés par des styles architecturaux plus modernes. Selon l’ancien maire, Jacques Salvator : « À Aubervilliers, nous voulons surtout une zone d’activité économique, réorganisée selon le principe d’une organisation verticale et non pas linéaire14. Nous sommes une ville, pas un showroom15. Donc, nous avons fait des propositions de délocalisation dans un showroom vertical. Nous voulons que l’Avenue Victor Hugo devienne un boulevard à lien humaine, avec des piétons. Mais c’est très difficile. » Ici, le « linéaire » se réfère à la première génération de showrooms logés dans les entrepôts abandonnés, alors que les showrooms verticaux désignent ceux qui sont abrités dans le centre commercial à étages. Selon le maire, la construction de ces centres à étages serait destinée à reloger les showrooms auparavant situés sur l’avenue Victor Hugo, afin de créer d’avantage d’espaces urbains et d’activités favorisant les liens entre les habitants de la ville. Ainsi, tandis que la première génération des showrooms ressemble à n’importe quelle boutique de banlieue, le CIFA, avec son organisation verticale, témoigne de l’intention de se débarrasser de l’image « bas de gamme » des marchandises « made-in-China ». L’inauguration de ces centres spécialisés dans le commerce de gros atteste désormais du changement d’échelle de cette ancienne « banlieue rouge » : jadis une ville ouvrière, elle est désormais intégrée au marché globalisé de la mode, devenant un point de relais entre la production en Chine et les consommateurs en Europe et en Afrique.

14 De l’implantation non systématique de showrooms de petite taille à la construction de méga centrales d’achat et de négoce mondialisées, la transformation du quartier de la Haie-Coq d’Aubervilliers est ainsi marquée par la collaboration de plus en plus étroite entre des commerçants de Wenzhou et les autres acteurs de la ville, notamment la municipalité. Autrement dit, alors que la délocalisation industrielle suscite l’abandon des anciens entrepôts de charbon, l’afflux des marchandises made-in-China permet de remplir ce vide dans le tissu urbain et offre à la ville l’opportunité d’élargir son attractivité en devenant un point nodal des réseaux globalisé de la consommation. Si l’élargissement du marché de grossistes crée de nombreux problèmes dans l’espace public, ces problèmes offrent également une occasion de dialogue entre les commerçants et le pouvoir local favorisant l’intégration locale de ces entrepreneurs.

La création d’un sentiment d’appartenance par une campagne d’hygiène

15 La première étape de l’intégration a été une campagne d’hygiène intitulée « Wo ai wo jia » (« J’aime ma ville16 »). Elle a été lancée par la municipalité et l’Association franco- chinoise des commerçants (AFCC), première association des commerçants du quartier fondé en 2001. Le problème de l’hygiène et des conditions de travail étaient par le passé à l’origine des contestations des habitants d’origine chinoise travaillant dans le marché de gros du XIe arrondissement. À Aubervilliers, le fait qu’il y ait peu d’habitants sur place tend à renforcer cette perception, comme le rappelle le responsable des relations internationales de la ville d’Aubervilliers : « Jusque-là, il y avait une vision un peu hostile et négative des habitants du quartier de la Haie-Coq, y compris des services publics par rapport au quartier commercial. Ils se plaignaient de la saleté et du nombre de cartons par terre. Les gens qui passaient dans le secteur sans être des professionnels nourrissaient la confusion : un quartier de commerce de gros n’est pas un quartier de détail. »

16 Avec l’élection de Xiao Yuanshan, premier commerçant de Wenzhou installé dans le quartier en 2007, comme président de l’association des commerçants du quartier

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(AFCC), ce problème de saleté a été réglé. Observant que le problème perdurait et que les amendes publiques s’accumulaient, il a décidé de lancer une campagne pour attirer l’attention des commerçants sur la propreté du quartier. La campagne a été appuyée par une action médiatique : des commerçants et membres de l’AFCC ont défilé aux côtés du maire d’Aubervilliers et du président de la Plaine Commune, chacun portant une écharpe sur l’épaule sur laquelle était inscrit « J’aime ma ville ». Parallèlement, l’AFCC a distribué des tracts pour convaincre les commerçants de collecter leurs propres déchets. Au recto de ce tract demandant à chaque magasin de s’équiper de poubelles, étaient indiqués les horaires de collectes des ordures horaires de passage du camion- benne. Au verso, trois arguments étaient mis en valeur pour inviter les commerçants à « protéger et rénover le quartier ». Selon Xiao Yuanshan, « c’est une campagne qui a beaucoup de sens ! En général, les Chinois n’aiment que leur propre maison, mais pas le quartier. Pour l’instant, notre identité n’est pas liée à notre lieu de travail. Si nous considérons Aubervilliers comme chez nous (jia), ce n’est plus possible que nous jetions les déchets n’importe où. Il faut que nous aimions notre ville. En retour, la ville pourra nous aimer. Sinon, si nous ne nous investissons pas dans ce quartier, il y aura un risque d’être exclu à l’avenir17. »

17 En Chinois, le mot « jia » (家) signifie à la fois la maison physique (chez-soi), la famille et le clan. C’est autour des rôles de chacun et de chacune dans le clan que les relations sociales dans le village – que nous pouvons considérer comme la « cité » de ces migrants – sont organisées et que le code moral est défini. Désormais, l’appel à considérer la ville d’Aubervilliers comme le « jia » des commerçants est aussi une tentative d’inciter les migrants à s’investir dans le quartier, qui n’est plus simplement une communauté basée sur le rapport familial ou clanique, mais une communauté ayant des liens organiques avec la commune. Comme le souligne un fonctionnaire de la mairie, spécialisé dans la collaboration internationale, une telle campagne, avec la manifestation et la participation des représentants de l’ambassade de Chine et des élus locaux, « c’était quelque chose de jamais vu [ton amusé], des Chinois dans la rue ! ». En appelant les commerçants à élargir le champ de leurs préoccupations quotidiennes et à s’intéresser à l’hygiène publique du quartier, la campagne « J’aime mon quartier » permet de développer un sentiment d’appartenance au quartier. Par la suite, plusieurs projets culturels – le défilé du nouvel an chinois, la projection de films chinois dans le quartier, des expositions de photos, etc. – ont été initiés et ont davantage rapproché les habitants de la ville, la municipalité et la communauté de grossistes.

De Rue de la Haie-Coq à Shanghai

18 La campagne « J’aime mon quartier » a réussi à faire naître une identité de quartier. Par la suite, le problème de la circulation dans le quartier a permis de motiver les commerçants chinois pour s’allier avec les acteurs français du public et du privé, jusqu’à établir des échanges avec les municipalités chinoises et présenter Aubervilliers comme une « vitrine d’échanges sino-français » en tissant des liens entre les villes françaises et chinoises.

19 Cette fois, c’est Mme Cardinal, PDG française d’une entreprise dans le quartier, qui a initié le projet lors d’une réunion. Selon elle, les embouteillages de la Rue de la Haie- Coq sont le problème principal de ses employés depuis son arrivée en 2006. Les bouchons empirent avec la hausse du nombre de magasins de gros. Un jour, pendant qu’elle se promène dans le quartier, elle a croisé le responsable de la RATP et a pu

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organiser la première réunion autour de la question de la circulation. Le collectif s’est élargi petit à petit en incorporant la police municipale, la police nationale, la mairie, et enfin les acteurs chinois tels que Monsieur Wang et les présidents des associations. Au nom du « collectif Haie-Coq », des réunions mensuelles sont ainsi devenues l’endroit où faire circuler l’information et tisser progressivement des affinités entre les acteurs français et chinois qui partagent ce même territoire. En effet, ce n’est pas tant la discussion sur l’emplacement du quartier qui est significative, que le fait de se rencontrer entre voisins, de se serrer la main et d’échanger des cartes de visite. Le témoignage de Mme Cardinal illustre combien ces rencontres routinières ont permis de réduire la distance culturelle existante, distance qu’elle exprime ainsi : « Clairement, maintenant ça va un peu mieux. Mais, au début, quand je suis tombée là-dedans, je n’arrivais pas à différencier les personnes d’origine chinoise, à distinguer leurs traits… Après, quand nous avons commencé à travailler ensemble, quelque chose s’est créée spontanément. »

20 D’un autre côté, Jacques Salvator, élu maire en 2008, a resserré les liens avec les grossistes en nommant une médiatrice, Madame Lian. docteure de littérature française, elle est dotée d’un capital social et culturel bien plus élevé que les entrepreneurs originaires de la Chine rurale, ce qui lui a permis de devenir la médiatrice responsable de l’organisation des activités culturelles et des voyages officiels « Comme vous le savez, raconte-t-elle, auparavant, les associations étaient toutes dispersées. Chacune avait son chef et aucune n’avait envie de travailler avec les autres. Pour cela, nous avons organisé plusieurs occasions pour créer une dynamique locale, telles que la démonstration de Shaolin arts martiaux en 2009, un voyage en Chine en 2010 avec une délégation municipale, et les défilés du nouvel an Chinois depuis, pour réunir les associations ici18. »

21 Ces activités valorisant les festivités chinoises illustrent une reconnaissance de la présence des commerçants à l’échelle locale. Elles s’inscrivent également dans une stratégie globale de la communauté chinoise d’Aubervilliers qui vise à tisser des relations internationales à travers les réseaux diasporiques. Durant mon enquête du terrain en 2010-2011, l’expression « tisser des liens et faire des ponts (qianxien daqiao ) » ne cesse d’ailleurs d’apparaitre dans la bouche des acteurs chinois. Ces efforts s’inscrivent en particulier dans le réseau diasporique chinois lié étroitement aux institutions politiques, telle l’ambassade chinoise en France. Ceci entraîne un discours très valorisant de la mairie sur le rôle d’Aubervilliers en tant que « terrain de l’intégration pour les Chinois en France » : « L’Ambassade considère qu’Aubervilliers pourrait être un territoire “modèle d’intégration” de la communauté chinoise en France. (…) Je ne suis pas dupe, je joue le jeu. Depuis 5-6 ans, l’ambassadeur est venu chaque année à nos festivités du Nouvel An Chinois19. »

Une plateforme d’échanges entre l’Europe et la Chine

22 En novembre 2009, la mairie a lancé l’association Aubervilliers-Plaine Commune- Shanghai sous le parrainage de l’ambassade chinoise20. 9 associations de commerçants chinois et 2 entreprises21 ont participé à son financement. Face aux médias, elle a présenté le voyage pour participer à l’Expo Shanghai en 2010 comme une occasion d’échanges : « Nous avons loué ce stand (150 000 € la semaine), car nous voulons montrer le savoir-faire et le dynamisme de la Seine-Saint-Denis. Nous espérons attirer de nouvelles entreprises mais aussi décrocher des marchés pour nos entreprises », explique Gilbert Roger, premier vice-président du Parti socialiste du Conseil général en charge du

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développement économique. « La présence de la communauté chinoise est un atout pour Aubervilliers et Plaine Commune. Les liens entre la France et l’Asie ne cessent de croître. Nous avons une carte à jouer », martèle Jacques Salvator, qui entend bien vendre « la capacité d’accueil et d’intégration de sa commune22 ».

23 L’initiative politique s’est doublée d’une alliance économique promouvant Mme Cardinal, organisatrice du collectif Haie-Coq, au poste de présidente de l’association Aubervilliers-Plaine Commune-Shanghai. Mme Cardinal a insisté sur la signification du voyage en 2010 pour le quartier auprès du journal Le Parisien : « Il est important que les grandes entreprises de ce territoire, chinoises et non chinoises, montrent qu’elles peuvent vivre ensemble. Notre présence à Shanghai me semble un levier important pour l’avenir23 ». Sur le site de web de cette association, Aubervilliers a été présentée comme une « plateforme d’échanges » : « Avec plus de 700 négoces tenus par des commerçants d’origine asiatique, Aubervilliers est devenue la première plateforme européenne d’import-export avec la Chine. 12 000 commerçants européens viennent y faire leurs achats quotidiennement. Principalement originaires de l’agglomération de Wenzhou, les négociants chinois d’Aubervilliers et de Plaine Commune forment une communauté dynamique qui contribue à l’essor économique du territoire. Avec leurs spécificités culturelles, ils participent de plus en plus à la vie sociale locale24.»

24 En se positionnant comme une « plateforme d’échanges », la municipalité d’Aubervilliers est non seulement intégrée dans le réseau mondial de marchandises « made-in-China », mais s’est aussi rapprochée du service étatique chinois, notamment par la signature d’accords d’échanges avec deux municipalités : Yueqing et Ou’hai.

25 L’aboutissement du voyage de 2010 fait écho à la théorie contemporaine sur les rôles des migrants dans la construction des espaces transnationaux25. Plutôt que de s’insérer dans l’espace urbain, ils participent, en effet, à le recréer et même à créer des liens transnationaux entre les villes de départ et d’accueil. Dans un contexte d’augmentation de la concurrence internationale pour les villes en vue d’attirer les investissements étrangers, l’implantation de commerce de gros à Aubervilliers permet à la ville de se positionner comme une ville attractive dans l’arène internationale.

Conclusion

26 L’entrée de la Chine à l’OMC a ouvert une nouvelle route commerciale et a permis l’émergence d’un espace marchand inséré dans un réseau commercial globalisé. Dans le cas d’Aubervilliers, c’est l’implantation de la communauté des grossistes chinois qui a conduit la municipalité d’Aubervilliers à rencontrer les institutions chinoises et ainsi à s’intégrer dans un réseau diplomatique mondial avec la Chine. Si cet espace marchand illustre le circuit de la « mondialisation par le bas », entendu ici comme des réseaux générés par la classe intermédiaire aux capitaux modestes échangeant de ses produits perçus encore comme « bas de gamme », il a également permis la formation d’un réseau « par le haut » reliant des élites du monde privé et public à l’échelle transnationale. Autrement dit, la mise en place de ce marché à la fois entretenu par et d’une certaine manière destiné aux immigrés est le moteur d’un élargissement d’échelle pour la municipalité. Le Grand Paris est ainsi intégré au système-monde de la consommation grâce à cette centralité commerciale immigrée qui était pourtant rejetée par les habitants de Paris intra-muros.

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NOTES

1. Cet article s’appuie sur une enquête qualitative menée principalement entre janvier 2011 et mai 2012. Les matériaux sont constitués d’entretiens avec les commerçants et les élus locaux, ainsi que d’observations durant les réunions du Collectif Haie Coq réunissant les entrepreneurs migrants d’origines chinois et les fonctionnaires ou les cadres d’entreprises françaises dans le quartier. Cette enquête est à l’origine d’une thèse de doctorat en sociologie intitulée « Les migrants chinois à Paris. Au-delà de l’intégration : la formation politique d’une minorité », soutenue à l’université Paris-IV Sorbonne en novembre 2015. 2. Harvey Molotch, « The city as a growth machine: Toward a political economy of place », in American Journal of Sociology, vol. 82, n° 2, 1976, pp. 309-332. 3. Chuang Ya-Han, « Émergence et régression d’une enclave urbaine : les grossistes chinois dans l’Est Parisien », in Migrations Société, vol. 5, n° 149, 2013, pp. 191-208. 4. Sur le développement historique du marché de Yiwu et son rôle dans la circulation internationale des produits bas de gamme, voir Olivier Pliez, « Toutes les routes de la soie mènent à Yiwu (Chine) », in L’Espace géographique, vol. 39, n° 2, 2010, pp. 132-145. 5. Notes de terrain 10 mai 2016. 6. Ibid. 7. Il s’agit d’un collectif de travailleurs sans-papiers, majoritairement d’origine chinoise, qui souhaitaient participer au mouvement à la suite de l’occupation de l’Église Saint-Bernard en 1996. Ces travailleurs se sont organisés à l’aide de la Ligue des Droits de l’Homme et revendiquent la régularisation des sans-papiers aux côtés de deux autre collectifs – le collectif Saint Bernard et le collectif de l’Église Saint Hyppolyte – d’où le nom de « Troisième collectif ». Voir Emmanuel Terray, « Le Troisième collectif. L’Internationale des sans-papiers ? », in Plein droit, vol. 4, n° 95, 2012, pp. 32-36. 8. Entretien réalisé le 30 mars 2012, à Aubervilliers, dans son magasin. . 9. Tous les noms d’acteurs dans ce texte ont été changés, à l’exception d’ancien maire d’Aubervilliers, Jacques Salvator, difficile à anonymiser. 10. En chinois, le chiffre « 8 » signifie « richesse ». Le nom « 888 » est donc considéré comme un signe de bonne chance et de réussite. 11. Opérateur immobilier détenu plus de 50 % par le CDC et par Groupama. Il possède 312 000 m2 de parc d’entrepôt situé entre la porte d’Aubervilliers et la porte de Paris. 12. Le CIFA est construit par un propriétaire privé résidant à Hawaii, qui confie le recrutement des locataires aux promoteurs de Wenzhou. Quant au Fashion Centre, le terrain appartient à une famille juive qui possèdent ce terrain depuis 1972. La famille a confié à une entreprise dirigée par cinq entrepreneurs chinois le soin de construire ce centre. Sur le terrain, les grossistes chinois soulignent souvent les origines ethniques de ses propriétaires. Ainsi, une des remarques que j’entends le plus souvent est « on travaille pour les juifs », remarque qui assimile le rapport entre locataires et propriétaire à celui de salariés à leur un employeur. Voir « Fashion Centre d’Aubervilliers : le success story des frères Bensoussan», in Le Parisien 03 avril 2015. Url: http:// www.leparisien.fr/aubervilliers-93300/le-fashion-center-la-success-story-des-freres- bensoussan-03-04-2015-4663081.php. 13. Notamment l’inauguration du métro Front Populaire qui arrive à la porte de la zone de commerce de gros, la construction du campus Condorcet et de nouveaux projet d’immobilier qui attireront une population plus jeune et plus aisée. 14. Le terme « linéaire » se réfère ici aux commerces installés dans d’anciens entrepôts qui s’étendent dans la rue, au contraire des showrooms « verticales verticaux » dans le centre commercial spécialisés.

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15. Souligné par l’auteure. 16. La campagne en chinois était nommée « wo ai wo jia », qui se traduit littéralement par « j’aime chez moi », ce qui n’est pas tout à fait identique au titre français : « j’aime ma ville ». 17. Entretien réalisé le 8 novembre 2010 dans sa boutique à Aubervilliers. 18. Entretien réalisé le 9 mars 2011 à Aubervilliers. 19. Entretien réalisé le 13 avril 2011 à la mairie d’Aubervilliers. 20. L’association n’est plus en activité aujourd’hui, notamment en raison du déménagement de l’entreprise dirigée par Mme Cardinal. 21. Notamment l’AFCC, et les deux entreprises immobiliers qui gèrent les fonds de commerce des showrooms à Aubervilliers. 22. « Aubervilliers se prépare à Shanghai 2010 », in Le Parisien, 5 novembre 2010. Url: http:// www.leparisien.fr/aubervilliers-93300/aubervilliers-se-prepare-a- shanghai-2010-05-11-2009-699884.php. 23. « Aubervilliers à Shanghai, sans le Conseil général », in Le Parisien, 21 janvier 2010. Url: http://www.leparisien.fr/aubervilliers-93300/aubervilliers-a-shanghai-sans-le-conseil- general-21-01-2010-785566.php. 24. Voir le site de l’association. Url: http://shanghai2010.aubervilliers.fr/presentation-de- lassociation-aubervilliers-plaine-commune-shanghai-2010. 25. Nina G. Schiller, Ayse Çağlar, « Towards a comparative theory of locality in migration studies: Migrant incorporation and city scale », in Journal of Ethnic and Migration Studies, vol. 35, n° 2, 2009, pp. 177-202.

RÉSUMÉS

Situé aux portes de Paris, le quartier de la Haie-Coq à Aubervilliers (93) est devenu en une vingtaine d’années une centre commercial international dédié au commerce de gros et de demi- gros, allant des habits aux chaussures, en passant par les petits accessoires comme les bijoux fantaisies. Créé par des Chinois de Wenzhou, ce véritable carrefour du textile en Europe, a permis de dresser des passerelles diplomatiques et économiques entre la Chine et la ville d’Aubervilliers. Le dialogue entre les associations de commerçants et la municipalité contribue à renouveler la vie au sein de ce quartier, tout en assurant sa position commerciale privilégiée à l’heure du Grand Paris.

AUTEUR

YA - HAN CHUANG Postdoctorante en sociologie, LISST, université Toulouse-Jean Jaurès.

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Multiculturelle et « postmigrante » L’épicerie du coin

Jonathan Everts Traduction : Céline Corsini

1 Les récents débats sociopolitiques en Allemagne et l’apparition de nouvelles perspectives sur la théorie sociale incitent à réinterroger les conclusions de travaux que j’avais menés entre 2005 et 2006 sur les petites épiceries gérées par des migrants à Stuttgart. À l’époque, mon investigation s’était déroulée dans le contexte d’un débat public et scientifique sur le thème du « multiculturalisme ». Aujourd’hui, ce concept ne joue plus qu’un rôle mineur dans les discussions d’experts de l’espace germanophone. Au lieu de cela, le quotidien des sociétés multiculturelles urbaines est de plus en plus appréhendé par le concept de la « postmigration ». Cet article s’attache à mettre en lumière les caractéristiques particulières – et dans une certaine mesure les avantages et les inconvénients – de la perspective multiculturelle d’une part, et postmigrante d’autre part, en se référant aux commerces de détail alimentaires gérés par des migrants.

Ethnische Ökonomie ou économies migrantes

2 L’étude empirique des commerces de détail comme secteur d’activité dans lequel des personnes issues de la migration trouvent un emploi ou se mettent à leur compte n’a rien d’original en Allemagne. En effet, dès les années 1960 et 1970, cette question du rôle des petits commerces gérés par des migrants pour la société et pour le développement social et économique des commerçants eux-mêmes a fait l’objet d’un débat dans la communauté scientifique de langue allemande1. Au cours des décennies suivantes, un vaste champ de recherche très dynamique s’est développé, souvent décrit sous les termes d’Ethnische Ökonomie (« économie ethnique »), Immigrant Business (« commerce immigrant ») ou encore Migrantische Ökonomien (« économies migrantes »)2. Pour l’essentiel, ces recherches ont tourné autour d’interrogations sur la dépendance au sentier ou path dependency. L’objectif était notamment de comprendre

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pourquoi certains groupes ont plus tendance que d’autres à se mettre à leur compte et pourquoi certains se dirigent vers des secteurs très spécifiques de l’économie.

3 Assez rapidement, on a écarté le postulat selon lequel ce comportement s’expliquait par des caractéristiques « culturelles » (une sorte de « mentalité de bazar »). Des auteurs ont, par exemple, progressivement insisté sur les structures de la société et du marché du travail3. Dans la plupart des sociétés axées sur l’économie de marché, se mettre à son compte donne la possibilité d’exercer une activité professionnelle, même sans certificat d’études ou de travail reconnus. Certains secteurs se prêtent mieux que d’autres à l’autonomie, car ils ne requièrent qu’un apport en capital relativement faible, et le savoir-faire nécessaire est plutôt facile à acquérir. C’est en partie pour cette raison que les commerces de détail alimentaires sont particulièrement bien représentés4.

L’épicerie du coin gérée par des migrants en Allemagne

4 Pendant des décennies, l’Allemagne a nié l’existence d’une immigration pérenne sur son territoire. Il a fallu attendre le nouveau millénaire pour que le gouvernement fédéral admette que l’Allemagne était bien une terre d’immigration5. Ce constat a engendré de nombreuses années de débats sur le multiculturalisme et la migration. Les points centraux de discorde s’articulaient autour de la reconnaissance, de l’acceptation et même de la promotion du multiculturalisme.

5 L’épicerie tenue par des migrants constituait un exemple très souvent utilisé pour thématiser les bienfaits mais aussi les limites d’une société multiculturelle. Selon le point de vue adopté, elle était soit considérée comme le modèle d’une intégration réussie – grâce à un travail acharné et à l’esprit d’entreprise –, soit comme le signe rédhibitoire de la formation d’une « société parallèle ». À l’intérieur de celle-ci, il était entendu que les personnes issues de l’immigration n’allaient même plus faire leurs courses dans des magasins fréquentés par la population majoritaire. À en croire la couverture médiatique, le petit magasin de fruits et légumes du coin était devenu le foyer d’une nouvelle Kulturkampf (ou « guerre culturelle »). Toutefois, l’observation empirique démontrait et démontre encore aujourd’hui le contraire. Le quotidien de ces épiceries est bien moins source de tensions que cette perspective ne le laisse entendre.

6 Dans ce contexte, j’ai conçu à l’époque un projet de recherche dans lequel je souhaitais essentiellement dépassionner le débat politique sur la migration et l’intégration des petites entreprises et de leurs clients grâce à une recherche empirique. D’un point de vue méthodologique, pendant une durée de 12 mois, j’ai mené des entretiens avec des commerçants et avec leurs clients. J’ai également réalisé une observation participante de ces différents commerces, à divers moments de la journée et de la semaine. Au total, j’ai analysé en détail l’activité de vingt commerces d’un quartier de Stuttgart. Afin de minimiser la distorsion par des hypothèses ethnicisées, j’ai étudié la totalité des petites épiceries indépendantes sans tenir compte de l’origine du gérant. Il s’est toutefois avéré qu’une grande proportion (17 sur 20) des commerçants était issue de l’immigration (voir tableau 1)6.

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Tableau 1 : Les petites épiceries de Stuttgart Sud.

Commerçants et migrants

7 Les biographies des commerçants confirment le mélange d’opportunités et de contraintes déjà modélisé par l’approche de la mixed embeddedness ou « intégration mixte7 ». Avant de se mettre à leur compte, aucun des commerçants rencontrés n’avait d’expérience dans le commerce de détail alimentaire. Ils avaient, de plus, des parcours scolaires très différents : d’ouvriers non qualifiés à diplômés universitaires. De même, leurs trajectoires ne laissaient apparaître de longue période d’apprentissage aux métiers de l’alimentation ou au commerce de détail en général. Leur choix de s’installer à leur compte résultait la plupart du temps d’un désir d’ascension sociale, d’une part, et de la frustration vis-à-vis du travail exercé jusque-là, d’autre part, y compris en ce qui concerne leur rapport avec des supérieurs hiérarchiques. Dans leur discours, l’ascension sociale était typiquement vécue comme quelque chose de différé et qui ne serait atteignable qu’à la génération suivante. Les couples de commerçants rencontrés préfèrent ainsi envoyer leurs enfants dans des écoles secondaires et mettre de l’argent de côté afin qu’ils puissent par la suite poursuivre une formation universitaire. Pour cela, ils sont prêts à mener une vie modeste.

8 Tous ont en commun une tendance à l’auto-exploitation. Des horaires d’ouverture de 8 heures à 20 heures ne sont pas rares. Lorsqu'ils vont se ravitailler dans un marché de gros au petit matin, la journée de travail passe très souvent à 16 heures et plus. Les dimanches sont consacrés aux comptes. La plupart des commerçants interrogés ne peut se permettre des vacances plus d'une fois par an. Et celles-ci sont souvent courtes (de quelques jours à maximum trois semaines), non seulement en raison de leur situation financière, mais aussi parce qu’en tant que gérants de magasins de proximité, ils ne peuvent pas imposer à leur clientèle de longs congés.

Une clientèle pas forcément migrante

9 Contrairement à l’hypothèse souvent avancée selon laquelle les petites épiceries gérées par des migrants fourniraient principalement leur propre groupe ethnique avec des produits spécifiques, je n’ai constaté aucune répartition ethnique claire des clients dans les lieux étudiés. Même si l’échantillon n'est pas représentatif, les entretiens et les observations montrent que la grande majorité de la clientèle appartient à la « classe moyenne allemande ». Cependant, dans une ville comme Stuttgart, le terme « allemand » n’est que partiellement pertinent. En effet, à l’époque de l’enquête, plus d’un tiers de la population urbaine était issue de la migration (voir tableau 2).

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Tableau 2 : Pourcentage de la population d’origine immigrée dans les 15 plus grandes villes d’Allemagne en 2011.

Source : Bundeszentrale für politische Bildung, 20128.

10 Si, au moment de l’enquête, de nombreux clients se sont ainsi auto-désignés comme « allemands », ils sont de fait enfants d’immigrés ou arrivés en Allemagne pendant leur jeunesse, d’Espagne ou d’ex-Yougoslavie par exemple. La démarcation nette entre les nationalités s’est ainsi déjà estompée dans la vie quotidienne, quand elle n’a pas purement et simplement disparu. De même, la notion de « classe moyenne » est problématique en Allemagne. En effet et à la différence d’autres pays organisés selon une économie de marché, il n’existe actuellement pas de conscience de classe forte . Ainsi, lorsqu’on interroge sur l'appartenance à une classe sociale, plus des deux tiers des personnes interrogées déclarent appartenir « à la classe moyenne ». Et ceci en grande partie indépendamment du revenu, de l’éducation et de l’influence qu’ils peuvent avoir.

11 Sur la base des informations fournies par les personnes interrogées, il est par conséquent difficile de savoir, si certaines couches socio-économiques de clientèle sont prédominantes dans les petits commerces gérés par des migrants. Même constat pour l’âge et le sexe. Les motivations d’achat dans ces magasins sont globalement très variées et peuvent évoluer considérablement au fil des ans. Par exemple, les jeunes de moins de 35 ans trouvent souvent ces magasins pratiques en raison de leur proximité et des horaires d’ouverture. Autre exemple, les mères – et parfois aussi les pères – de jeunes enfants estiment que ces magasins sont une alternative bien plus agréable que les supermarchés, trop grands et trop « stressants» pour les courses en famille. Les personnes âgées, en particulier les personnes isolées rencontrant des problèmes de santé, apprécient la proximité de ces petits commerces qu'elles connaissent depuis de nombreuses années ainsi que le service personnalisé et les discussions avec les

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commerçants, qui constituent pour certains l'unique interaction sociale quotidien ou même hebdomadaire.

Commerçants et clients : le partage des pratiques

12 Les observations recueillies pendant l'enquête montrent comment commerçants et clients se livrent à leurs pratiques respectives et cherchent à les harmoniser. Les deux groupes se glissent temporairement, au sens défini par Erving Goffman9, dans un rôle qui leur permet un échange adéquat. Les rôles de « commerçant » et de « client » ne sont pas pour autant complètement prédéfinis ou déterminés. Ils sont plutôt négociés et reconfigurés dans le quotidien et dans le feu de l’action. Dans l’un des commerces, j’ai pu ainsi observer comment, en fonction des préférences du client, le gérant s'empressait d'encaisser rapidement et poliment ses achats, ou au contraire, pratiquait une forme de convivialité et s'efforçait d'apparaitre ouvert et chaleureux en demandant des nouvelles de sa famille, de son travail et de sa santé.

13 La mise en œuvre du rôle d’expert est plus régulière. Tous les commerçants s’identifient profondément à leur secteur d'activité. Ils aiment, par conséquent, conseiller leurs clients et leur donner des recommandations, parfois de façon surprenante, comme dans le cas de ce commerçant d’origine turque dissuadant délibérément une cliente d’acheter du café turc et lui recommandant de prendre plutôt du café grec. Originaire de Turquie, il avait acquis une solide expérience professionnelle dans la transformation du café dans sa jeunesse et savait de quoi il parlait : le café y est souvent coupé et de moins bonne qualité. Dans ce cas précis, l’origine ethnique est ainsi utilisée comme une ressource et dans cette situation concrète, la cliente a écouté l’argumentation du vendeur et a suivi son conseil.

14 Un autre aspect de l’interaction entre commerçants et clients concerne les formules et les rituels de salutation et de paiement. Le recours au tutoiement, très répandu dans ces magasins alors qu’il est peu usité habituellement en Allemagne dans les commerces de détail, conduit à se demander dans quelle mesure ces commerces peuvent être analysés comme des incubateurs de nouvelles formes de relations sociales. En me référant au concept de « tiers-espace » d’Homi Bhabha10, je me suis demandé si la rencontre dans ces lieux multiculturels (dans le sens de diversité d’interprétation !) offre une plateforme détachée de toutes conventions antérieures, sur laquelle il est possible d’expérimenter d’autres formes de relations sociales.

15 Un survol global des résultats permet de dresser le bilan suivant : la problématisation des épiceries de migrants comme des lieux ethniques se révèle être un discours sans véritable fondement empirique. Au contraire, elles sont le théâtre d’une variété de petits processus de négociation quotidienne, dans lesquels se construisent les rôles opposés de « client » et de « commerçant ». Dans ces processus de négociation, il est possible que des aspects « ethniques » surviennent (par exemple, en ce qui concerne la constitution des savoirs d’experts), mais ils ne sont pas mis au premier plan et ne limitent pas activement de quelque manière que ce soit la nature ou la composition de la clientèle.

16 Les heures de travail très longues ainsi que la situation financière souvent précaire des commerçants constituent des problèmes bien réels. Ces dernières années, on a largement émis l'hypothèse que ce type de commerce de détail puisse servir à

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revitaliser les quartiers11 ; un romantisme sans doute bien naïf qui occulte la pénibilité des conditions de travail dans ces entreprises familiales.

Entrepreneurs migrants et multiculturalisme

17 L’enquête décrite ci-dessus a été réalisée dans le contexte du débat allemand sur le multiculturalisme12. À l’instar de bien d’autres concepts, le multiculturalisme présente le défaut de ne pas suffisamment prêter attention à la logique de classes, aux inégalités sociales et à la dépendance économique. Le concept de multiculturalisme ne s’attache pas à analyser si la variété de modèles d’interprétation et de logique d’action disponible est utilisée par des sujets disposant d’un capital social et économique fort ou faible. Théoriquement, chaque personne devient en principe un skillful actor ou « acteur habile ». Par le biais de l’éducation, de l’école et de l’expérience personnelle, chacun peut acquérir un certain nombre de modèles d’interprétation qui orientent ses actes quotidiens. Dans cette perspective, ceux qui, du fait de leur biographie, communiquent dans plusieurs langues et connaissent différents contextes nationaux, maîtrisent particulièrement bien le jeu des perceptions et des modes d’interprétation culturels. Une personne sans diplôme universitaire ou formation professionnelle, mais avec de multiples expériences culturelles locales – par exemple, une enfance passée dans les régions kurdes de la Turquie, puis une jeunesse à Istanbul et une vie adulte en Allemagne –, dispose d’un niveau de compétences et d’une créativité culturelle plus élevée que les personnes qui ne partagent pas ces expériences.

18 Le problème ne réside pas tant dans la valorisation trop souvent théorique d'expériences accumulées hors du système de qualifications des sociétés occidentales, que dans l’occultation croissante de l’injustice sociale et économique. Trop d’enthousiasme pour le multiculturalisme masque en effet un ressort fondamental de l’esprit d’entreprise des migrants : les blocked mobilities ou « mobilités bloquées 13 » auxquelles beaucoup de migrants de première génération, en particulier, sont confrontées. Leurs origines, le manque de diplôme et parfois de connaissances linguistiques font que, quelles que soient leurs compétences, ils doivent en règle générale (re)commencer tout en bas de l’échelle. Ils constituent ainsi une nouvelle classe ouvrière, qui permet l’ascension de la classe ouvrière « autochtone » vers une classe moyenne inférieure, que ce soit d’un point de vue financier ou symbolique.

La postmigration comme cadre d’analyse de l’expérience de l’entrepreneur migrant

19 Le concept actuel de « société postmigrante » se prête à la description de cette expérience. En effet, la question des relations entre classes sociales ainsi que celle des inégalités et de l’injustice en font intrinsèquement partie. Qualifier une société de « postmigrante » signifie que l’on prend pour acquis que cette société est profondément transformée et continue de se transformer du fait des migrations, et ce, dans son ensemble. Du fait de la situation historique particulière de l’Allemagne, ce constat a davantage de validité pour les Länder de l’Ouest que pour ceux de l’Est, mais cela ne change rien à la réalité des contextes migratoires. Si l’on appréhende les sociétés postmigrantes comme des sociétés de négociation14, alors les appartenances de

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classe jouent un rôle au moins aussi important dans l’analyse que les explications de type culturel.

20 En ce sens, le concept de postmigration ne peut avoir qu’un impact positif sur l’étude des épiceries gérées par des migrants en particulier, et des « économies migrantes » en général. Le statut social et économique des acteurs, que ma recherche n’a étudié et analysé qu’à la marge et de façon implicite, pourrait permettre des conclusions plus riches sur la distribution inégale du pouvoir et des ressources dans les sociétés postmigrantes.

21 Dans l’enquête, les processus économiques de la ville qui s’amorçaient déjà au moment de la recherche et qui se sont pleinement déployés après son achèvement, sont particulièrement intéressants. Au cours de ces dix dernières années, une grande partie du quartier étudié s’est gentrifiée. L’atmosphère « multiculturelle » y a certainement contribué, de même que des immeubles Gründerzeit (« époque des fondateurs ») bien conservés. En principe, si l’on prêtait un peu plus d’attention aux processus socioéconomiques, on arriverait sans doute à des conclusions similaires à celles de Miriam Stock sur les restaurants de falafels à Berlin15. Stock interprète l’émergence de ces établissements comme l’indicateur d’une phase importante du processus de gentrification.

22 La même étude pourrait être menée sur les commerces de détail alimentaires gérés par des migrants à Stuttgart et ailleurs. Une multitude de signes indiquent que les petites épiceries, qui, comme les sandwicheries s’installent souvent dans des locaux de la période Gründerzeit, se trouvent dans les quartiers en cours de gentrification. Une étude à plus long terme pourrait montrer comment les commerces, comme les studios d’artistes et les bars d’étudiants, attirent certes des personnes qui ont des ressources financières et font avancer le processus de gentrification, mais deviennent au bout du compte les victimes de cette dernière. La hausse continuelle des loyers et des baux commerciaux amenée par la gentrification les force, en effet, à mettre la clé sous la porte. Dans ce cas, ces commerces feraient partie d’une évolution paradoxale dans laquelle les résidents de ces quartiers seraient tout d’abord « marchandisés » avec leurs étals et leur diversité, puis ne seraient plus en mesure de s’offrir ces « biens » du fait de la hausse des prix. Ils seraient donc évincés de leur propre quartier, alors même qu’ils ont contribué à en faire ce qu’il est aujourd’hui16. Il est ainsi tout à fait possible, et particulièrement fructueux d’un point de vue scientifique, d’étudier et d’analyser ces processus sous l’angle de la société postmigrante.

NOTES

1. Edna Bonacich, « A theory of middleman minorities”, in American Sociological Review, n° 38, 1973, pp. 583-594 ; Ivan H. Light, Ethnic Enterprise in America, Berkeley, University of California Press, 1972. 2. Pour une synthèse, voir par exemple Robert C. Kloosterman, Jan Rath, « Introduction », in Robert C. Kloosterman, Jan Rath (dir.), Immigrant Entrepreneurs. Venturing Abroad in the Age of

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Globalization, Oxford/New York, Berg, 2003, pp. 1-16 ; David Kaplan, Wen Li, « Introduction : The places of ethnic economies », in David Kaplan, Wen Li (dir.), Landscapes of the Ethnic Economy, Lanham, Rowman & Littlefield Publishers, 2006, pp. 1-14. 3. Pour une synthèse, voir Felicitas Hillmann, « Marginale Urbanität – Eine Einführung », in Felicitas Hillmann (dir.), Marginale Urbanität : Migrantisches Unternehmertum und Stadtentwicklung, Bielefeld, Transcript, 2011, pp. 9-21. 4. Institut für Mittelstandsforschung, IFM (dir.) « Die Bedeutung der ethnischen Ökonomie in Deutschland. Push- und Pull-Faktoren für Unternehmensgründungen ausländischer und ausländischstämmiger Mitbürger », étude commanditée par le ministère fédéral de l’Économie et du Travail, Mannheim, 2005 ; Ulla-Kristina Schuleri-Hartje, Holger Floeting, Bettina Reimann, Ethnische Ökonomie. Integrationsfaktor und Integrationsmaßstab, Darmstadt / Berlin, Deutsches Institut für Urbanistik/Schader-Stiftung, 2005. 5. Kommission Zuwanderung, « Zuwanderung gestalten. Integration fördern. Bericht der Unabhängigen Kommission “Zuwanderung”, Berlin, ministère fédéral de l’Intérieur, 2001. 6. Les résultats de l’étude empirique sont parus dans diverses publications et sont synthétisés dans le présent article. Voir, par exemple, John Everts, « Consuming and living the corner shop : belonging, remembering, socialising », in Social & Cultural Geography, vol. 11, n° 8, 2010, 847-863. 7. Robert C. Kloosterman, Jan Rath, « Immigrant entrepreneurs in advanced economies : mixed embeddedness further explored », in Journal of Ethnic and Migration Studies, vol. 27, n° 2, 2001, pp. 189-201. 8. Url : http://www.bpb.de/gesellschaft/migration/newsletter/148820/migrantenanteil-in- deutschen-grossstaedten-waechst. 9. Erving Goffman, The Presentation of Self in Everyday Life, New York, Doubleday, 1959 [La mise en scène de la vie quotidienne. t. 1, La présentation de soi, Paris, Les éditions de Minuit, 1973]. 10. Voir Homi Bhabha, The Location of Culture, Londres, Routledge, 2004 ; Wolf-Dietrich Bukow, Claudia Nikodem, Erika Schulze, Erol Yildiz, Von der Selbstverständlichkeit im städtischen Alltag, Opladen, Leske-Budrich, 2001 ; Stephan Neubert, Hans-Joachim Roth, Erol Yildiz, « Multikulturalismus - ein umstrittenes Konzept », in Stephan Neubert et al. (dir.), Multikulturalität in der Diskussion. Neuere Beiträge zu einem umstrittenen Konzept, Wiesbaden, VS Springer, 2008, pp. 9-29. 11. Michael Parzer, Florian J. Huber, « Migrant businesses and the symbolic transformation of urban neighborhoods : Towards a research agenda », in International Journal of Urban and Regional Research, n° 39, 2015, pp. 1270-1278. 12. J’ai, par ailleurs, défendu fermement ce concept de « multiculturalisme » afin de saisir la diversité des interprétations possibles de cette notion dans la société urbaine. 13. Voir , par exemple, Roderic Beaujot, Paul S. Maxim, John Z. Zhao, « Self-employment among immigrants : A test of the blocked mobility hypothesis », in Canadian Studies in Population, vol. 21, n° 2, 1994, pp. 81-96.. 14. Coscun Canan, Naika Foroutan, Deutschland postmigrantisch III. Migrantische Perspektiven auf deutsche Identitäten – Einstellungen von Personen mit und ohne Migrationshintergrund zu nationaler Identität in Deutschland, Berlin, Berliner Institut für empirische Integrations- und Migrationsforschung, 2016, pp. 12-13. 15. Voir l’article d’Antonie Schmiz et Miriam Stock dans ce numéro et Miriam Stock, Der Geschmack der Gentrifizierung. Arabische Imbisse in Berlin, Bielefeld, Transcript, 2013. 16. David Harvey, Rebellische Städte. Vom Recht auf Stadt zur urbanen Revolution, Francfort s/ Main, Suhrkamp, 2013, pp. 185-200.

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RÉSUMÉS

Au croisement des études portant sur les parcours migratoires, les implantations commerciales et les processus de gentrification urbaine, les épiceries de quartier offrent un nouveau regard sur la ville. Une enquête portant sur le quotidien de ces commerces de proximité à Stuttgart permet de mieux appréhender leur rôle dans le tissu social. Principalement gérés par des migrants, ces épiceries constituent des espaces de négociations commerciales et culturelles où se confrontent quantité de représentations attachées aux migrants en Allemagne. Ce faisant, elles contribuent à dessiner le visage d’une société postmigratoire.

AUTEURS

JONATHAN EVERTS Professor of Human Geography, Martin-Luther-Universität Halle-Wittenberg.

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La mise en scène de l’authenticité Stratégies de distinction de restaurants arabe et vietnamien dans le processus de gentrification de la ville de Berlin

Miriam Stock et Antonie Schmiz Traduction : Valentine Meunier

« Lorsque les nuages noirs obscurcissent le ciel, la balade au marché aux puces du Mauerpark s’achève par un repas spontané au Phönizier. Dehors tombent les premières gouttes, à l’intérieur les clients s’installent douillettement sur une estrade pourvue de coussins moelleux. (…). Lorsqu’on demande au chef cuisinier quelles épices parfument le plat, il répond par un sourire énigmatique et renvoie à la longue tradition et à la richesse de la cuisine libanaise1. » « Lorsqu’après avoir remonté la Pannierstraße, grise et détrempée par la pluie, on arrive à la toute jeune Maison Han à Neukölln, le blues d’automne s’envole. (…). Mais le véritable point d’orgue c’est le petit-déjeuner vietnamien – car si on s’est déjà nourri de quantité de Bánh mì ou autre Báhn Bao au déjeuner ou au dîner, on ignore tout, chez nous, de la culture vietnamienne du petit-déjeuner2. »

1 À Berlin, les restaurants « ethniques » font partie intégrante de la vie des quartiers qui sont traversés par des processus de gentrification. C’est ce que laissent entendre les citations reproduites ci-dessus décrivant les expériences gastronomiques de deux critiques culinaires dans deux restaurants – l’un situé dans le quartier de Prenzlauer Berg en 2006 et l’autre au nord de Neukölln : la fabrication de l’authenticité joue un rôle essentiel dans la négociation entre consommation et mise en scène d’une économie « ethnique ». Partant de cette hypothèse, il s’agit de comprendre comment les entrepreneurs migrants donnent à voir différentes formes d’authenticité dans leurs

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restaurants labellisés « ethniques » dans une ville comme Berlin. La question sera de comprendre dans un premier temps comment ce processus articule avec la négociation de la position des entrepreneurs dans la ville ; et dans un deuxième temps avec les attentes, origines sociales et le désir de distinction des consommateurs dans les diverses phases de gentrification. Pour répondre à cette question, nous avons inscrit la problématique dans trois discours théoriques, à l’intersection des recherches sur la ville et sur la migration : économie migrante, gentrification et authenticité (chapitre 2). En nous appuyant sur deux enquêtes de terrain menées d’une part, dans un restaurant de falafels orientalisé et, d’autre part, dans un restaurant vietnamien spécialisé dans les petits-déjeuners (chapitre 3), nous décrivons deux stratégies commerciales de mise en scène de l’authenticité. Dans le quatrième chapitre, nous mettons en perspective ces stratégies à l’aune des processus de gentrification à l’œuvre dans la ville de Berlin.

Économies migrantes, gentrification et authenticité

2 Plusieurs grandes villes allemandes ont récemment découvert que la diversité ethnoculturelle, qui laisse son empreinte sur de vastes pans de l’économie migrante, pouvait être une ressource. Alors que les Chinatowns et Little Italies de Paris, New York et Toronto contribuent depuis de nombreuses années à l’image positive de ces villes et sont en quelque sorte vendues comme des attractions touristiques, certains secteurs de l’économie migrante ont dernièrement été incorporés dans le marketing urbain ou city branding dans les métropoles allemandes3. La situation spatiale des restaurants ethniques dans les quartiers des centres-villes nous paraît particulièrement pertinente, car ces lieux s’adressent à une clientèle jeune, qualifiée, mobile et créative, que les métropoles tentent de s’attacher actuellement à l’échelle mondiale4.

3 On observe tout particulièrement cette corrélation à Berlin, « métropole de la culture underground5 ». C’est notamment un multiculturalisme consumériste proposé par l’économie migrante qui a attiré les jeunes « talents » dans la ville et continue de le faire. Les entreprises du secteur culturel et de la création (Kreativunternehmen) ainsi que les start-ups sont devenues l’un des principaux facteurs de la croissance économique de cette ville en rapide mutation6.

4 La mise en scène d’une authenticité de la consommation figure au cœur de ce processus, ainsi que l’a établi Sharon Zukin dans son livre Naked City. The Live and Death of Authentic Places7. Dans une société fortement mondialisée et hybride, la production de l’authenticité ne se fonde pas sur une origine véritable, mais plutôt sur l’idée de rendre tangible certaines origines imaginaires à l’ère de la modernité tardive. Ainsi, selon Sharon Zukin, l’authenticité ne peut être vécue que de l’extérieur8.

5 L’explosion et le succès mondial de la commercialisation de l’authenticité ne doivent ici rien au hasard. Ils reposent sur des transformations socioéconomiques radicales à l’ère du capitalisme tardif, dans lequel la culture figure désormais au cœur de l’exploitation économique. Sharon Zukin parle à ce propos d’une « économie symbolique9 ». Sighard Neckel qualifie pour sa part cette nouvelle forme d’économie de marché de « capitalisme culturel10 ». « L’authenticité » comme valorisation culturelle devient ce faisant une monnaie d’échange importante11 ».

6 Les pionniers, très étudiés, de ce capitalisme culturel sont les membres d’une nouvelle classe moyenne blanche cultivée12. Dans son ouvrage La Distinction, Pierre Bourdieu

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identifiait déjà cette classe comme une frange marginale des couches moyennes et la qualifiait de « nouvelle petite bourgeoisie13 ». Composée entre autres d’artistes, de journalistes, de chercheurs, ou de designers, elle a connu une forte croissance entre les années 1960 et 2010, en parallèle d’une augmentation des diplômés, de la tertiarisation de l’économie ainsi que d’une précarisation néolibérale. Elle est ainsi devenue une catégorie importante du monde professionnel et du travail contemporain14. Hautement qualifiés, les membres de cette classe se trouvent toutefois souvent dans une situation économique précaire. C’est grâce à leur capital culturel qu’ils s’assurent un statut social15, ce dernier se manifestant par une sensibilité à l’authentique, qui sert en quelque sorte de vecteur de distinction vis-à-vis des autres groupes sociaux.

7 Dans l’espace urbain, la « nouvelle petite bourgeoisie » s’affiche en particulier dans les secteurs en gentrification et s’est approprié la consommation dans des quartiers entiers – dès les prémices de leur valorisation. Il a déjà été scientifiquement établi que la marchandisation de l’authenticité comme vecteur de distinction joue un rôle très important, notamment dans les processus de gentrification16, que ce soit dans la demande en immeubles d’habitation anciens ou dans la fréquentation d’un restaurant « ethnique ». Pour reprendre les mots de Bourdieu17, la gentrification peut par conséquent être aussi analysée comme un processus par lequel le capital culturel est converti en plus-value économique.

8 On s’est, en revanche, beaucoup moins intéressé au capital culturel des entreprises de migrants qui ouvrent de nouvelles enseignes pendant la gentrification. Ils contribuent à définir le goût de la classe moyenne et rendent les quartiers plus attractifs aux yeux de ses membres. Les chercheurs « ethnicisent », en effet, souvent les migrants et analysent leurs pratiques entrepreneuriales comme l’expression d’une « origine » présumée. Ils n’interrogent pas davantage cette prémisse. Pourtant, il serait également possible de les penser à la fois comme des pratiques de distinction inventives et comme des sources particulièrement efficaces d’accroissement des ventes18. Or, les travaux de Miriam Stock sur les falafels et la gentrification à Berlin19, à la base de cet article, ainsi que les recherches d’Erol Yildiz sur la gentrification dans un quartier de Cologne20 attestent du rôle central que peuvent jouer les entreprises de migrants dans le processus de valorisation urbaine.

9 Nous mettrons ici en lumière les stratégies de ces entrepreneurs durant différentes phases de la gentrification berlinoise en nous appuyant sur l’étude de deux propositions de restauration, l’une arabe, l’autre vietnamienne. Nous étudierons comment ces deux entreprises s’insèrent dans l’évolution du quartier et le regard qu’elles portent sur les produits « authentiques » qu’elles commercialisent.

Der Phönizier, le snack oriental

10 Der Phönizier a ouvert en 2004 21 aux abords du Mauerpark, dans le quartier de Prenzlauer Berg, et vend des « spécialités libanaises ». Comme le montre la photo 1, un tableau, accroché sur la façade extérieure recouverte de vigne vierge, présente une carte des menus, écrite à la main. Ce sont avant tout des plats typiques aux yeux des Berlinois – « falafel », « shawarma » et « halloumi » – qui sont proposés en sandwich ou à l’assiette. Une fois le seuil de la porte passé, on se retrouve devant une vitrine qui contient, rangés les uns à côté des autres, houmous, halloumi et salades dans des bols. Derrière le comptoir tourne une broche, sur laquelle sont prélevés les morceaux de

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viande pour les shawarmas. Au fond, dans le coin, la poêle à frire est prête à cuire les falafels à la demande. Un autre espace qui surprend dès l’entrée est le coin pour s’asseoir à l’orientale. Il est situé dans la pièce de devant (photo 2) et est décoré de tapis à motifs, de coussins imprimés dans des tons chauds rouge et violet ainsi que de tables basses en bois. Il faut se déchausser avant de s’y installer.

11 À l’époque de l’enquête empirique en 2009-2010, le Phönizier est l’un des 17 Falafels de Prenzlauer Berg22, quartier bourgeois de Berlin-Est à faible population arabe. Contrairement à ce qui est souvent véhiculé dans l’opinion publique, les restaurants de falafels tels que le Phönizier n’ont jamais été à Berlin les bras commerciaux d’une communauté ethnique souhaitant restée entre-soi. La plupart des propriétaires de ces commerces sont certes originaires de pays arabes23, mais ils ont ciblé dès le départ une clientèle jeune, issue des couches moyennes allemandes et européennes dans les quartiers en gentrification de Berlin. Ce mouvement a débuté à Schöneberg et Kreuzberg dans les années 1980, avant de gagner d’autres quartiers tels que Mitte, Prenzlauer Berg et Friedrichshain après la chute du Mur. Plus récemment, ce processus se poursuit à Neukölln. Ainsi, les enseignes de falafels faisaient et font partie intégrante de la gentrification et de la transformation urbaine24.

12 Le propriétaire du Phönizier est né au Liban. Il vit depuis les années 1990 en Allemagne et s’investit en parallèle dans le secteur de la construction. Il décrit sa clientèle comme composée de « jeunes gens » de 20 à 30 ans, ou 40 ans au maximum. La « scène » du quartier ne serait pas particulièrement riche, mais serait plus « culinaire » qu’ailleurs dans Berlin, où l’on consommerait principalement des saucisses au curry ou d’autres variétés de saucisses allemandes. Ses propos renvoient clairement au capital culturel de sa clientèle, lié non seulement à un niveau d’étude, mais également à un goût incorporé distinctif25. Mais il relève aussi que cette même clientèle est très fluctuante – un trait typique de la gentrification berlinoise : « Ici, les clients ne sont pas des clients réguliers. C’est-à-dire que les clients dans ce quartier [ils restent] en moyenne, un an et demi. Ils changent de domicile. Il y a toujours un changement de génération. Oui, on a déjà noté, les gens viennent une ou deux années et déménagent. Dans la ville ou en dehors, dans d’autres villes. » (Entretien du 06 mai 2009.)

13 À l’instar d’autres propriétaires de restaurants de falafels, il a adapté sa carte au public du quartier. Ainsi, le propriétaire met en scène ses plats comme des plats végétariens ou véganes. Il garnit ses généreux sandwiches de diverses salades et d’un mélange de sauce au yaourt et à la mangue ainsi que de sauce épicée. Une recette qui n’a pas grand- chose à voir avec les modestes falafels de Beyrouth, affirme le propriétaire. Là-bas, un sandwich falafel coûte à peine la moitié d’un shawarma au poulet. La sauce à la mangue n’existe pas, et les falafels sont davantage perçus comme un plat gras de pauvres que comme une nourriture saine. À Berlin, à l’inverse, et particulièrement dans son restaurant, les clients seraient très soucieux de la qualité et de la fraîcheur des produits. On voit ici clairement comment le falafel, en parallèle du processus de gentrification, a connu une revalorisation et un embourgeoisement.

14 Outre l’étiquette « libanaise », l’authentification des plats dans son restaurant s’effectue principalement par le biais de la décoration et de l’ambiance. Le coin oriental pour s’asseoir suscite effectivement des réactions positives parmi nos interlocuteurs, qui le jugent « authentique ». Ben, étudiant Erasmus de 24 ans originaire de Suisse, déclare : « Je trouve que ça a un air naturel avec les chichas [narguilés] et les coussins. C’est ainsi que je m’imagine [là-bas]. » Sarah, étudiante en musique de 22 ans, dit : « Oui, les

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coussins, ça donne un air confortable, on pourrait s’y asseoir et on a le sentiment de ne pas être à Berlin. » Elle ajoute qu’elle ne pense pas que le restaurant soit très fidèle à la réalité : « Je pense qu’au Liban ou ailleurs, il ne serait pas aussi chic et coquet. » Les consommateurs reproduisent dans leurs propos des stéréotypes socialement ancrés d’un Orient qu’Edward Saïd a déjà révélé dans son ouvrage majeur L’Orientalisme26 et qui sont également exploités, au moins en partie, au Phönizier. Sarah, qui n’a jamais été au Liban, fonde ses appréciations exclusivement sur des clichés du monde arabe véhiculés par les médias et la culture populaire, ainsi que sur sa perception des migrants arabes à Berlin27.

Le pouvoir commercial des représentations folkloriques

15 Le propriétaire du Phönizier souhaite précisément se démarquer de ces clichés exotiques avec son restaurant, même si ce geste reste subtil. Il poursuit, en effet, une stratégie commerciale de présentation orientale, mais en forçant sciemment le trait, entre kitsch et chic. Il dit lui-même à propos de la décoration : « C’était juste une idée que j’avais en tête, une rêverie. » (Entretien du 06 mai 2009.) Il a d’ailleurs acheté l’essentiel des coussins ornementés, narguilés et lampes décoratives dans des magasins berlinois.

16 Son jeu entre différents univers culturels de référence ne relève certainement pas du hasard, car il ne se sent pas particulièrement « arabe ». Il raconte ainsi au sujet du nom du restaurant : « Le Phönizier, oui, le terme vient de ce coin de la planète, ça a rapport avec le Liban. Beaucoup de Libanais se sentent avant tout Libanais. D’autres écrivent Al Arabi [l’Arabe]. Eux-mêmes prennent un nom qui leur convient. » (Ibid.) Au lieu de recourir à l’écriture arabe souvent privilégiée par les restaurants de falafels, il utilise une police rappelant les hiéroglyphes et qui renvoie à la culture phénicienne, évitant ainsi toute connotation arabe. De plus, il vend différentes sortes de vins et de bières dans sa boutique – une exception dans ce genre de restaurants. Le propriétaire est un chrétien maronite. Au Liban, ce sont principalement les Maronites qui revendiquent des origines phéniciennes, notamment pour souligner leur longue histoire et ancrer leur distinction par rapport aux Arabes musulmans. En outre, il porte un regard très critique sur la communauté arabe, majoritairement musulmane, des quartiers de Neukölln et de , qu’il juge très conservatrice. À l’inverse de Paris, où les chrétiens du Liban sont très nombreux, ce sont avant tout des populations musulmanes et pauvres qui se sont installées à Berlin-Ouest. Après avoir fui la guerre civile dans les années 1980, ils ont transité par Berlin-Est, seule porte qui leur était ouverte en Europe28.

17 Il a, cependant, parfaitement conscience que les goûts de ses clients penchent vers une forme d’orientalisme. Il est régulièrement restreint dans ses choix par leurs attentes. Il raconte, par exemple, que les clients se plaignent lorsqu’il passe de la musique douce occidentale et qu’ils réclament de la musique orientale (Entretien du 06 mai 2009).

18 Le Phönizier fait partie de la catégorie des restaurants ethniques dans laquelle on insiste fortement sur le folklorique, ce qui est également souhaité par les clients. Les falafels orientalisés, à l’instar d’autres restaurants folklorisés, ont connu un important succès dans les premières phases de la gentrification berlinoise des années 1990 et 200029. Depuis, de nouvelles mises en scène authentiques de restaurants ethniques s’imposent

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sur le marché berlinois, ainsi qu’en atteste le second exemple, un restaurant vietnamien spécialisé dans les petits-déjeuners.

Maison Han, Breakfast vietnamien

19 Maison Han est un restaurant de petits-déjeuners vietnamiens qui a ouvert ses portes en 2016 dans le nord du quartier de Neukölln. Il associe dans ses locaux gastronomie et torréfaction de café. Une fois la porte d’entrée franchie, les clients pénètrent dans une salle claire à grandes baies vitrées. Leur regard est attiré par un comptoir en bois très présent derrière lequel on devine un percolateur, diverses vitrines et étagères présentant du café vietnamien fait maison, du chocolat et des gâteaux (photo 3). Le personnel allemand et vietnamien sert la clientèle qui consomme des plats vietnamiens et des spécialités de café sur des meubles de style disparate. La nourriture est servie sur des plateaux dorés ou argentés dans des corbeilles en rotin traditionnelles, incarnant une esthétique de cantine moderne, mais ethnicisée. Ceci se démarque donc de la vaisselle en porcelaine aux motifs asymétriques choisie par la plupart des restaurants vietnamiens (photo. 4). Un pochoir réalisé directement sur les murs, au crépi parfois abîmé, indique les toilettes pour hommes (Monsieur) et femmes (Madame) en français (photo 5). Une grande table fait office d’espace de travail partagé (coworking). Associée au comptoir et aux tabourets de bar, cela crée le long de la fenêtre une ambiance minimaliste de travail et d’échange : des jeunes gens sont assis avec leurs ordinateurs et portables, faisant oublier de prime abord le caractère vietnamien du lieu.

20 Au début des années 1990, la gastronomie vietnamienne a, en effet, représenté la voie vers l’autonomie pour d’anciens employés contractuels issus de la communauté asiatique. Ils se sont mis à leur compte dans des roulottes ou des petits points de vente à emporter. À l’époque, on ne trouvait à Berlin-Est que des spécialités panasiatiques, telles que les nouilles sautées (Chinapfanne) ou le canard frit30. La diversification des spécialités culinaires a débuté avec la reprise et l’ouverture de restaurants thaïs, chinois, coréens ou de sushis par des Vietnamiens qui puisaient ainsi dans différentes cuisines nationales sans révéler leur nationalité vietnamienne. Une phase que Pipo Bui qualifie de « partial masking31 » dans son étude sur la gastronomie vietnamienne à Berlin.

21 Au tournant du nouveau millénaire s’amorce une différenciation : de nouveaux restaurants font leur apparition dans le quartier de Mitte – à l’instar de Monsieur Vuong qui a ouvert ses portes en 2002 – et proposent des soupes de nouilles et des plats de riz vietnamiens. Cette formule, revendiquant un ancrage « vietnamien » se répand rapidement dans les quartiers en cours de gentrification. Actuellement, c’est principalement dans le quartier très prisé du nord de Neukölln qu’apparaissent de nouvelles enseignes et restaurants vietnamiens exclusivement véganes qui diffusent à l’échelle locale les grandes tendances culinaires actuelles. Cette distinction des établissements s’accompagne d’une mise en scène de leur cuisine comme authentiquement « vietnamienne ». S’inscrivant dans ce courant, la Maison Han démontre aussi que la cuisine vietnamienne, avec ses temps brefs de préparation dans de nouveaux espaces minimalistes, correspond parfaitement à une clientèle cosmopolite, urbaine et prisant autant la culture qu’une alimentation saine.

22 Le gérant de la Maison Han est, par ailleurs, un restaurateur expérimenté : il possède plusieurs établissements en Allemagne et notamment à Berlin. S’il se considère lui-

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même comme berlinois, ses parents sont des boat people vietnamiens réfugiés à Berlin- Ouest. De même, sa femme, qui exploite l’enseigne avec lui, fait partie de la seconde génération d’immigration vietnamienne : ses parents étant arrivés en Allemagne de l’Est (ex-République Démocratique d’Allemagne) comme ouvriers contractuels. Il a étudié le management des médias et de la musique. Après son diplôme, il a commencé par concevoir et traduire des cartes de restaurant ; puis il a travaillé en cuisine, avant d’investir des parts dans des sociétés et d’établir ses propres établissements vietnamiens. Fort d’une formation de barista suivie au Salvador, le propriétaire de la Maison Han a ainsi créé sa propre marque : il importe, dans le cadre du commerce équitable, des grains d’arabica cultivés par de petits paysans des hauts plateaux vietnamiens, avant de les torréfier dans ses locaux, sans additifs ni exhausteurs de goût ou arômes artificiels.

23 Il recrute ses cuisiniers par l’affichage d’annonces dans le centre de commerce en gros Dong Xuan Center à Berlin-Lichtenberg. Ce sont moins des cuisiniers dotés d’une formation sanctionnée par un diplôme qui l’intéressent que ceux qui, comme lui, connaissent la cuisine vietnamienne par transmission familiale intergénérationnelle. Le gastronome adapte la cuisine traditionnelle à sa clientèle berlinoise et la vend comme une cuisine vietnamienne saine et moderne : « Dans ma cuisine en fait, je prépare un plat aussi authentique que possible, du point de vue de la couleur, de la consistance, à tous les points de vue. Et si j’y rajoute mon grain de sel, c’est parce que nous sommes la génération qui raffine un peu les choses. Mais ce n’est qu’une fois qu’on a réussi un plat traditionnel qu’on le modifie. Par exemple, si nous cuisinons un plat mijoté, au Vietnam on prendra les bas morceaux du bœuf, donc très gras. C’est certes délicieux, mais nous avons besoin de viande qui fonde plus facilement, moins grasse – aussi parce que c’est plus sain. Mais il faut toujours laisser de la graisse, parce que c’est authentique d’en laisser. » (Entretien du 29 octobre 2016).

La fabrique de l’authenticité

24 Ici, l’entrepreneur fait lui-même fonction de représentant de l’extérieur, qui fabrique, pour ses clients, l’authenticité comme reconstruction d’un passé perdu32. Ses stratégies entrepreneuriales permettent de retracer plusieurs tendances de la restauration vietnamienne : diversification grandissante, spécialisation, et production de l’authenticité.

25 La mise en scène de ce qui est vietnamien passe avant tout par la cuisine : il propose des spécialités vietnamiennes épicées et des desserts combinés à des cafés raffinés. Sur demande, ses cafés peuvent également être préparés avec le filtre à café vietnamien « phin ». Cette combinaison d’une présentation soignée, du choix de noms et de parfums, ainsi que de l’équipe de cuisiniers vietnamiens, participe de la mise en scène d’un restaurant de petits-déjeuners vietnamiens authentique. Le propriétaire a, « pour une fois, choisi un nom qui ne dit pas clairement ses origines ». Le mot « Han » possède en effet des significations différentes en coréen, chinois, vietnamien et thaï, et est donc présent « pratiquement dans toute l’Asie » (Entretien du 29 octobre 2016).

26 L’entrepreneur a délibérément opté pour un concept de salle moderne et minimaliste qu’il décrit comme suit sur son site Internet : « L’alliance du purisme industriel et de la matière brute33 ». Il exprime ici clairement sa prise de distance avec les scénographies à caractère folkloriste des années 1990, car son concept spatial est « un projet au pôle

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opposé de la décoration et des ornementations exubérantes usuelles des restaurants asiatiques » (Ibid.).

27 La Maison Han incarne ainsi une tentative de différenciation très actuelle que l’on repère dans la gastronomie dans son ensemble. La grande table de travail partagé permet d’allier lieu de travail, d’échanges et de déjeuner en commun. La mise en récit de l’espace par le propriétaire fait appel à des souvenirs de déjeuners entre amis ou avec sa famille nombreuse sur des tables de cette taille. Ce qui lui permet ici aussi de fabriquer de l’authenticité en recourant au contexte d’origine. La labellisation de certains plats comme « véganes » s’inscrit également pleinement dans les tendances alimentaires du moment. Son restaurant de petits-déjeuners qui propose simultanément une nouvelle approche du café, filtré à la main, issu de grains lentement torréfiés et du commerce équitable, constitue un positionnement bien spécifique. La proximité entre restauration et production – ici la torréfaction – est aussi en vogue actuellement dans la gastronomie. L’entrepreneur distille subtilement des détails ethniques : l’inscription « Dalat », nom de la principale région de culture du café sur les hauts-plateaux vietnamiens, figure par exemple sur les sacs de café entreposés dans la boutique. On met en lien ici les préférences gustatives des clients avec leurs représentations de l’authenticité, en misant sur leur désir de distinction34.

Conclusion

28 Les deux enquêtes de terrain montrent qu’avec leurs restaurants labellisés « ethniques », les entrepreneurs migrants jouent un rôle particulièrement actif dans la définition du goût à l’heure de la gentrification. Il en ressort tout aussi clairement que ces restaurants ne cherchent pas à proposer une offre empruntée à un contexte original, et reproduite avec la plus grande fidélité possible. Au contraire, l’enjeu consiste à mettre en scène un concept hybride, qui associe des éléments du pays d’origine, mais est adaptée aux tendances locales et aux préférences gustatives des Berlinois. Le propriétaire de la Maison Han déclare d’ailleurs : « Berlin nous a inspiré, aujourd’hui nous inspirons Berlin35 ». Ainsi, il ne faut pas évaluer ces concepts de restaurants selon des critères d’authenticité. La mise en scène de l’authenticité par le biais de l’espace et des produits devient une stratégie commerciale par laquelle les entrepreneurs investissent leur capital culturel.

29 Ces choix ne doivent rien au hasard. Ils reflètent divers ancrages, que ce soit du point de vue de la représentation « ethnique » ou de la gentrification. Tenant compte de sa clientèle jeune et diplômée du quartier de Prenzlauer Berg des années 2000, le Phönizier opte pour une scénographie à caractère folklorique dont il se démarque subtilement. Au contraire, la Maison Han manifeste sa distinction à l’égard de tout folklorisme asiatique grâce à une présentation moderne et minimaliste, qui interpelle le public international de l’économie créative fréquentant le quartier de Neukölln.

30 Le Phönizier incarne ainsi une phase de la transformation urbaine de Berlin pendant laquelle le capital culturel formait le cœur du vecteur distinctif. Berlin s’est ainsi longtemps vendue comme « pauvre mais sexy » (« arm aber sexy »). De son côté, la Maison Han est caractéristique de la phase actuelle de revalorisation de quartiers berlinois, sous l’effet de l’installation d’une classe créative, de l’augmentation du nombre de start-ups et, par conséquent, de l’arrivée de nouvelles clientèles. Cette évolution se déroule en parallèle d’un marché immobilier de plus en plus attractif.

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Capital culturel et valorisation économique tendent à se confondre dans cette phase du développement de la ville tandis que de nouveaux paysages consuméristes redéfinissent les formes d’inclusion et d’exclusion à l’œuvre.

NOTES

1. Tip Berlin, Berlin Speisekarte. Der Gastro-Guide für jede Tageszeit, Berlin, Tip-Edition, 2006, p. 52. 2. Lena van Ginkel, Mit Vergnügen Berlin, 2016 [en ligne]. Url : https://mitvergnuegen.com/ 2016/vietnamesisch-fruehstuecken-im-maison-han-in-neukoelln. 3. Volkan Aytar, Jan Rath, « Introduction : Ethnic neighborhoods as places of leisure and consumption », in Volkan Aytar, Jan Rath (dir.), Selling Ethnic Neighborhoods, Londres, New York, Routledge, 2012 , pp. 1-15 ; Keith Dinnie, City Branding, Basingstoke, Palgrave Macmillan, 2010 ; Stephanie Hemelryk Donald, Eleonore Kofman, Catherine Kevin, « Introduction : Processes of cosmopolitanism and parochialism », in Stephanie Hemelryk Donald, Eleonore Kofman, Catherine Kevin (dir.), Branding Cities, New York, Routledge, 2008, pp. 1-13 ; Schmiz, Antonie, « Staging a “Chinatown” in Berlin. The role of city branding in the urban governance of ethnic diversity », in European Urban and Regional Studies, 2016. 4. Ans Rekers, Ronald van Kempen, « Location matters : Ethnic entrepreneurs and the spatial context », in Jan Rath (dir.), Immigrant Businesses : The Economic, Political and Social Environment, Londres, Palgrave Macmillan, 2000, p. 63. 5. Stephan Lanz, Berlin aufgemischt. Abendländisch – Multikulturell – Kosmopolitisch ? Die politische Konstruktion einer Einwanderungsstadt, Bielefeld, Transcript Verlag, 2007, p. 188. 6. Stephan Krätke, « City of Talents ? Berlin’s regional economy, socio-spatial fabric and “worst practice” urban governance », in International Journal of Urban and Regional Research, vol. 28, n° 3, 2004, p. 511-529. 7. Sharon Zukin, The Death and Life of Authentic Urban Places, New York/Oxford, Oup USA, 2010. 8. Sharon Zukin, « Consuming Authenticity », in Cultural Studies, vol. 22, n° 5, 2008, p. 727. 9. Sharon Zukin, Cultures of Cities, Cambridge, Wiley-Blackwell, 1995. 10. Sighard Neckel, Die « Marktgesellschaft als kultureller Kapitalismus. Zum neuen Synkretismus von Ökonomie und Lebensform », in Kurt Imhof, Thomas Eberle (dir.), Triumph und Elend des Neoliberalismus, Zurich, Seismo Verlag 2005, pp. 198-211. 11. Miriam Stock, Der Geschmack der Gentrifizierung : Arabische Imbisse in Berlin, Bielefeld, Transcript Verlag, 2013 , pp. 253 ss. 12. Tim Butler, Gentrification and the Middle Classes, Hants, Ashgate Publishing Limited, 1997 ; « Living in a bubble : Gentrification and its “others” in north London », in Urban Studies, vol. 40, n° 12, 2003, pp. 2469-2486. 13. Pierre Bourdieu, La Distinction. Critique sociale du jugement, Paris, Les Éditions de Minuit, 1979. 14. David Ley, The New Middle Classes and the Remaking of the Central City, Oxford University Press 1996 ; Tim Butler, Gentrification and the Middle Classes, op. cit. 15. Pierre Bourdieu, op. cit. 16. Voir, par exemple, Michael Jager, « Class definition and the aesthetics of gentrification : Victoriana in Melbourne », in Neil Smith, Peter Williams (dir.), Gentrification of the City, New

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York, Routledge, 1986, p. 78-91 ; David Ley, The New Middle Classes and the Remaking of the Central City, op. cit. ; Matthew Rofe, « “I want to be global” : Theorising the gentrifying class as an emergent elite global community », in Urban Studies, vol. 40, n° 12, 2003, pp. 2511-2526 ; Sharon Zukin, « Consuming Authenticity », op. cit. ; Sharon Zukin, The Death and Life of Authentic Urban Places, op. cit. 17. Pierre Bourdieu, op. cit. 18. Miriam Stock, Der Geschmack der Gentrifizierung : Arabische Imbisse in Berlin, op. cit., pp. 116 ss. 19. Ibid. 20. Erol Yildiz, « Migration und Diversität als urbane Ressource », in Heike Herrmann, Carsten Keller, Rainer Neef, Renate Ruhne (dir.), Die Besonderheit des Städtischen : Entwicklungslinien der Stadt(Soziologie), Wiesbaden, Springer, 2011, pp. 125-143 ; Die weltoffene Stadt : Wie Migration Globalisierung zum urbanen Alltag macht, Bielefeld, Transcript Verlag, 2013. 21. Le restaurant a aujourd’hui (avril 2017) fermé définitivement ses portes (NDT). 22. Miriam Stock, Der Geschmack der Gentrifizierung : Arabische Imbisse in Berlin, op. cit., pp. 82. 23. La majeure partie des snacks et restaurants de falafels de Berlin ont une connotation arabe. Les falafels juifs ou israéliens sont rares. Voir Miriam Stock, Der Geschmack der Gentrifizierung : Arabische Imbisse in Berlin, op. cit., pp. 225 ss. 24. Ibid., pp. 77 ss. 25. Pierre Bourdieu, op. cit. 26. Edward Saïd, Orientalism, London, Penguin, 2003 [1987]. 27. Miriam Stock, Der Geschmack der Gentrifizierung : Arabische Imbisse in Berlin, op. cit., pp. 158 ss. 28. Ibid., pp. 60 ss. 29. Déjà, à l’époque, il existait d’autres formes de mise en scène, comme au falafel Zweistrom, également situé à Prenzlauer Berg et adepte d’une stratégie de modernité minimaliste. Mais elles ont souvent été mal perçues par les clients qui y voyaient là une surenchère et les jugeaient trop chics et luxueuses. Voir Miriam Stock, Der Geschmack der Gentrifizierung : Arabische Imbisse in Berlin, op. cit., pp. 167 ss et 253 ss. 30. Antonie Schmiz, Transnationalität als Ressource ? Netzwerke vietnamesischer Migrantinnen und Migranten zwischen Berlin und Vietnam, Bielefeld, Transcript Verlag, 2011. 31. Selon Pipo Bui, les migrants entrepreneurs d’origine vietnamienne contournent le stigmate associé à leur identité « ethnique »en masquant partiellement celle-ci tout en recourant à leur physionomie pour commercialiser des produits exotiques. Voir Pipo Bui, Envisioning Vietnamese Migrants in Germany. Ethnic Stigma, Immigrant Narratives and Partial Masking, Münster, Lit Verlag, 2003. 32. Sharon Zukin, « Consuming Authenticity », op. cit. 33. Voir le site Internet de Royals and Rice. Url : http://bln.royalsandrice.com/berlin. 34. Miriam Stock, Der Geschmack der Gentrifizierung : Arabische Imbisse in Berlin, op. cit., p. 126. 35. Site Internet de Royals and Rice, op. cit.

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RÉSUMÉS

À Berlin, les expériences gastronomiques « authentiques » se multiplient dans les quartiers du centre-ville en cours de gentrification. Des falafels orientaux à la cuisine vietnamienne, l’aménagement et la carte de ces restaurants évoluent afin de répondre aux goûts des Berlinois. Jouant avec les représentations exotiques dont les commerces ethniques sont l’objet, cette offre culinaire s’adresse à une clientèle cosmopolite et urbaine, à la recherche d’une cuisine saine et ouverte sur le monde. Ainsi, de nouvelles formes de restauration voient le jour pour proposer une expérience culinaire qui tranche avec les traditionnelles mises en scène folkloriques.

AUTEURS

MIRIAM STOCK Juniorprofessor of Cultural Studies, University of Education Schwäbisch Gmünd.

ANTONIE SCHMIZ Juniorprofessor/Assistant Professor of Geographic Migration Research, Institute of Migration Research and Intercultural Studies (IMIS), Osnabrueck University.

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La culture culinaire en Allemagne de l’Ouest s’est-elle « migrantisée » ?

Maren Möhring Traduction : Valentine Meunier

1 Lorsque des individus quittent le lieu où ils vivent pour aller s’installer ailleurs, ils emmènent dans leurs bagages des biens tout autant matériels qu’immatériels composés de souvenirs, d’expériences et de savoir-faire. Les boissons et les mets familiers, par exemple, les modes de préparation culinaires et certaines formes de consommation alimentaire font partie de ce capital intemporel qui est le mieux conservé et le plus chargé émotionnellement. Il s’agit de comprendre comment les habitudes alimentaires et les manières de cuisiner des migrants ont, à leur tour, transformé la culture culinaire dans la République fédérale d’Allemagne (RFA) entre les années 1950 et 1990. Avec le temps, en effet, des produits alimentaires, mais aussi leurs préparations, importés de régions considérées comme étrangères, sont devenus une composante « normale » et importante de la nutrition en Allemagne (de l’Ouest). Les plats et les aliments encore perçus comme migrants dans un premier temps ont progressivement conquis la société majoritaire. J’entends ces évolutions comme une « migrantisation1 » de la consommation alimentaire. Cet article se concentre sur les migrants ayant ouvert des commerces alimentaires, en particulier des restaurants, que j’envisage comme les acteurs centraux de cette transformation. Il s’appuie sur mes recherches en histoire consacrées à l’évolution du secteur de la restauration étrangère2, pour lesquelles j’ai dépouillé principalement des sources archivistiques, mais aussi consulté les recherches en sciences sociales de l’époque concernée sur la consommation et la migration, ainsi que des livres de cuisine et des guides gastronomiques.

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Des traditions culinaires en mouvement

2 Si nous voulons parler des transformations alimentaires impulsées par les migrants en Allemagne, il faut commencer par rappeler que la cuisine allemande n’a jamais existé, pas plus hier qu’aujourd’hui. Les cuisines nationales ont été créées dans le sillage de la formation des États-nations tout au long du XIXe siècle. Elles ont contribué de façon notable à construire une prétendue culture nationale, au moyen d’une invention de la tradition, sans réussir, cependant, à supplanter totalement les traditions alimentaires régionales ou locales. Au demeurant, les cuisines régionales n’ont pas davantage un caractère originel, qui aurait toujours été là, mais résultent de processus historiques, en particulier d’échanges avec des régions voisines ou plus éloignées. Aussi se doit-on de constater que les « cuisines » ne sont pas des données culturelles immuables mais sont constamment en mouvement et en évolution. Ainsi, du point de vue de l’histoire des traditions alimentaires, les transferts culinaires ne sont pas une exception, mais la règle. Les recherches sur les transferts culturels ont montré qu’il n’existe aucune culture (culinaire) homogène, totalement imperméable aux influences extérieures. Les transferts culinaires et les diverses adaptations locales de nouveaux aliments et de nouveaux mets font de l’histoire de l’alimentation un champ dynamique, qui connaît des transformations constantes, notamment sous l’effet des flux migratoires.

3 On peut néanmoins arguer, et cela à juste titre, que les processus d’échanges culinaires se sont véritablement démultipliés et accélérés après la Seconde Guerre mondiale. D’une part, l’industrie agroalimentaire s’est mise progressivement à opérer à l’échelle transnationale. D’autre part, on constate dans cette période d’après-guerre une hausse des flux migratoires et, par conséquent, l’arrivée continue de personnes amenant avec elles recettes, styles de cuisine et coutumes alimentaires.

4 En Allemagne, ce sont d’abord les quelque douze millions de réfugiés et d’expulsés qui ont émigré en 1944-1945 pour rejoindre les nouvelles frontières du pays avec leurs spécialités gastronomiques. Par exemple, la recette de tripes typique de la Prusse orientale a suscité des réactions de rejet en Rhénanie, où ces abats étaient considérés comme de la nourriture non comestible, réservée aux chiens. Inversement, les fèves – mets particulièrement appréciés des Rhénans – servaient de fourrage en Prusse orientale, et étaient appelées « haricots à cochons » ou « haricots à chevaux » : elles n’inspiraient que dégoût aux réfugiés prussiens3. On le voit à travers ces quelques exemples : les expériences alimentaires ont toujours été différentes au sein d’une seule et même nation.

5 La seconde vague d’immigration importante qui a durablement influencé l’alimentation en République fédérale, et en particulier le secteur de la restauration, est celle liée au recrutement de main-d’œuvre étrangère4, arrivée principalement d’Europe du Sud(- Est) entre 1955 et 1974. L’immigration en Allemagne de l’Ouest ne s’est toutefois pas arrêtée avec l’arrêt du recrutement de cette main-d’œuvre (Anwerbestopp) en 1974. Dans les années 1970 et 1980, le regroupement familial et les demandes d’asile ont constitué les deux voies principales – et les seules légales – pour s’installer en République fédérale. L’arrivée des familles, en particulier, a profondément modifié les habitudes alimentaires des migrants en RFA, car on cuisinait désormais plus régulièrement chez soi et pour toute la famille. La demande en produits familiers a donc rapidement augmenté, entraînant un développement tout aussi rapide du secteur alimentaire correspondant.

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Une mondialisation de l’alimentation « par le bas » ?

6 Ces migrants – qui au départ étaient recrutés pour travailler dans l’industrie ouest- allemande puis ont fait venir leur famille – n’ont souvent pas trouvé les ingrédients nécessaires à la préparation de leurs plats habituels à leur arrivée en Allemagne. Ainsi, comme le rappelle Filiz Yüreklik : « À l’époque, de nombreux aliments faisant partie intégrante de notre cuisine, tels que les aubergines, les courgettes, le fromage de brebis et les olives, étaient pratiquement inconnus à Berlin. Nous traitions chaque olive avec le plus grand respect. On ne trouvait que celles fourrées aux amandes ou aux poivrons en provenance d’Espagne, à des prix exorbitants5. »

7 Au départ, avant que les supermarchés allemands ne se mettent progressivement à élargir leurs assortiments, ce sont des migrants issus de la communauté qui ont répondu à cette demande en ouvrant de petites épiceries ou en pratiquant le commerce de gros. Ils ont alors joué le rôle de véritables ambassadeurs culinaires, capables d’expliquer aux clients (allemands ou non) comment préparer les légumes ou les divers ingrédients qu’ils proposaient. On pourrait ainsi qualifier ces épiciers et restaurateurs migrants d’acteurs d’une mondialisation alimentaire « par le bas ». Pour pouvoir servir d’entremetteur, il leur fallait non seulement posséder des connaissances sur la cuisine du pays d’origine, mais aussi sur les habitudes gastronomiques de la société d’accueil. Les épiciers, plus encore que les restaurateurs, ont dû s’adapter aux préférences gustatives d’une clientèle souvent hétérogène. Ils ont développé un savoir-faire transnational et cosmopolite afin d’arbitrer de façon efficace et compétente entre les diverses cultures culinaires et leurs répertoires sémantiques respectifs.

8 Dans un premier temps, ce sont les magasins d’alimentation, restaurants et snacks proposant des mets étrangers qui approvisionnaient les membres de leur communauté, tout en jouant le rôle de centres d’information ou encore de lieux de sociabilité. Parfois, les restaurants étaient le fruit d’une migration groupée de cuisiniers et d’hôteliers souhaitant ouvrir leur propre affaire en République fédérale et qui voulaient cibler, dès le départ, une clientèle principalement allemande. Une grande majorité de magasins et restaurants de migrants ont été ainsi créés par des non-Allemands, recrutés dans le cadre des programmes fédéraux de soutien à l’économie et qui, après avoir épargné pendant quelques années, se sont alors mis à leur compte. Ouvrir une boutique ou un restaurant a été une stratégie de survie pour beaucoup d’entre eux, notamment à partir du début des années 1970, lorsque le marché de l’emploi s’est dégradé sous l’effet de la restructuration économique et du licenciement massif de la main-d’œuvre étrangère.

9 Le secteur alimentaire a toujours été un domaine d’activité privilégié pour les étrangers, car le seuil d’accès au marché est relativement faible (à tout le moins pour les affaires de petite ampleur) et les clients accordent à leurs exploitants une grande expertise sur « leurs » mets et boissons. Leurs connaissances culinaires spécifiques représentent un capital culturel significatif qui leur ouvre une niche sur un terrain très disputé. Outre un savoir (supposé supérieur) sur les produits « inconnus » proposés, ce capital s’appuie sur les représentations et les imaginaires culturels (culinaires) associés aux produits comme aux vendeurs migrants. Ces derniers tirent profit du label d’authenticité qu’on accole aux aliments qu’ils proposent – label dont l’importance ne cesse de croître dans le domaine de la culture gastronomique.

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La gastronomie migrante en République fédérale d’Allemagne

10 En République fédérale, la cuisine italienne a longtemps dominé le secteur de la restauration étrangère, aux côtés d’établissements yougoslaves, grecs et turcs. Dans les années 1990, 80 % des restaurants étrangers en Allemagne proposent une cuisine italienne, turque, grecque ou (ex-)yougoslave6. Les premiers d’entre eux – avant tout des pizzerias et des « Balkan-Grill » (grills balkaniques) – ont vu le jour dans les années 1950 et 1960, mais le véritable boom de ce segment a débuté dans les années 1970. Entre 1975 et 1985, le nombre de restaurants étrangers en République fédérale est passé de 20 000 à 40 000 environ ; en 1985, un quart des restaurants était tenu par des personnes qui n’avaient pas la nationalité allemande7.

11 La plupart des restaurants ou des magasins d’alimentation étrangers ont ouvert dans les grandes villes et les bassins industriels du pays, régions où se concentrait la majorité de la population immigrée. Au milieu des années 1970, les restaurants étrangers se sont principalement implantés dans le Bade-Wurtemberg, la région Rhin- Main autour de Francfort, et en Rhénanie-du-Nord-Westphalie.

12 La concentration de populations étrangères dans certaines régions se reflète ainsi dans le paysage gastronomique : si la cuisine portugaise ne s’est établie qu’à Hambourg, les restaurants étrangers étaient et sont toujours aujourd’hui majoritairement italiens à Munich, ce qui s’explique notamment par la proximité géographique de l’Italie.

13 La ville de Berlin, qui a attendu 1964 pour mener une politique active de recrutement de main-d’œuvre étrangère, est devenue la destination privilégiée d’émigrés turcs et yougoslaves, dont l’embauche a progressivement augmenté suite au tarissement du réservoir de main-d’œuvre italienne. Alors que le « Balkan-Grill » a marqué la physionomie de Berlin-Ouest dans les années 1970, la décennie suivante a signé l’avènement de la gastronomie turque. La cuisine yougoslave, qui s’était hissée derrière sa consœur italienne dans les premières années de la République fédérale grâce à une cuisine bourgeoise familière aux palais allemands, a été progressivement rattrapée à partir de la fin des années 1970 par la gastronomie grecque, même si cette dernière n’a réussi à écorner la domination italienne que dans le nord du pays8.

14 En 1986, la plupart des étrangers en Allemagne de l’Ouest étaient originaires de l’Union européenne (UE). Cependant, on constate en 1991 que la majorité des migrants arrivés pour se mettre à leur compte dans le secteur de la restauration viennent de pays situés hors de l’espace communautaire européen9. Les cuisines africaines et surtout asiatiques, à l’exception de la gastronomie chinoise, se diffusent, en effet, au cours des années 1980 et plus encore dans les années 1990. Ceci offre un contraste éclatant avec la France et la Grande-Bretagne, où la cuisine nord-africaine pour la première, indienne pour la seconde, joue depuis longtemps un rôle important. Si l’on veut saisir le changement des habitudes alimentaires en Europe, d’autant plus dans une perspective comparative, il faut donc intégrer les différentes histoires migratoires ainsi que les passés coloniaux et leurs répercussions sur l’analyse du paysage gastronomique. S’il est encore impossible de déterminer à l’heure actuelle l’impact des flux migratoires récents, en particulier ceux issus du Proche-Orient et d’Afrique, sur la gastronomie allemande, on peut cependant observer que le nombre de snacks syriens en Allemagne a augmenté.

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La cuisine étrangère comme forme de contestation sociale

15 Qu’est-ce qui incitait les citoyens allemands à se rendre dans un restaurant proposant une cuisine étrangère plutôt qu’allemande ? Les recherches, essentiellement menées en sociologie, sur la consommation à l’extérieur du domicile familial ont mis en évidence que les amateurs de gastronomie étrangère vivaient en général, et cela reste valable, dans des grandes villes d’une part, étaient relativement jeunes et souvent diplômés de l’enseignement supérieur d’autre part. Le succès de la gastronomie étrangère ne s’explique pas uniquement par une augmentation des revenus réels, mais avant tout par le lieu de résidence et par des facteurs socioculturels. Dans leurs recherches sur la fréquentation de restaurants en Grande-Bretagne, Alan Warde et Lydia Martens10 ont montré que les étudiants constituaient l’une des clientèles les plus importantes des restaurants étrangers. Cette catégorie n’y est pas attirée uniquement par des prix souvent plus modiques qu’ailleurs, mais aussi par l’esprit d’aventure et le désir de se montrer ouvert et cosmopolite.

16 Dans la seconde moitié du XXe siècle, cuisiner des plats « étrangers » chez soi ou aller dans un restaurant proposant des spécialités étrangères est devenu un vecteur de distinction sociale. C’est un moyen efficace pour faire preuve de raffinement, de savoir- vivre et d’esprit cosmopolite – que ce soit en République fédérale ou dans d’autres pays d’Europe de l’Ouest (suivant ici l’exemple pionnier de la Grande-Bretagne). Sans doute la volonté de paraître ouvert sur le monde et d’être à nouveau membre d’une culture (alimentaire) internationale a-t-elle été particulièrement marquée dans l’Allemagne de l’après-guerre11. Mais le boom touristique qui a débuté dans les années 1960 et s’est affirmé à la décennie suivante, faisant des Allemands les champions du monde des voyageurs, a certainement aussi favorisé une hausse de la demande en plats que l’on avait découverts et appris à apprécier pendant des vacances en Italie, Yougoslavie, Grèce, Turquie ou ailleurs.

17 Des entretiens menés avec des migrants en République fédérale révèlent qu’ils portaient et portent naturellement un intérêt tout aussi grand aux cuisines étrangères. Cette question n’a jamais fait l’objet de travaux de recherche spécifiques, mais une étude menée au début des années 1980 a établi que les migrants turcs choisissaient en premier lieu une pizzeria quand ils voulaient aller au restaurant et ne pas manger turc. En 2000, des Turcs interrogés dans le cadre d’une enquête12 à Cologne ont affirmé apprécier plus particulièrement les restaurants chinois. Comme pour les Allemands sans « arrière-plan migratoire », ce sont aussi principalement des jeunes gens qui font preuve d’ouverture : ils goûtent des cuisines issues d’ailleurs et inconnues d’eux puis les intègrent à leurs habitudes alimentaires. L’origine des acteurs semble donc être une variable, mais pas la seule, pour rendre compte des schémas de consommation particuliers. Pourtant, ce constat est souvent occulté dans les recherches sur la consommation des personnes issues des migrations, ce qui conduit à reproduire l’idée de communautés migrantes clairement délimitées.

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Les cuisines migrantes s’imposent à domicile aussi

18 Les nouvelles influences culinaires d’Europe du Sud(-Est) ont peu à peu transformé la manière de cuisiner à domicile des populations non migrantes – un phénomène adossé à un marché florissant du livre de cuisine qui a rapidement découvert l’attrait de « l’exotique ». La cuisine italienne s’est de nouveau placée en tête. Véritable pays de cocagne aux yeux des Allemands, l’Italie est une destination particulièrement populaire depuis l’essor du tourisme de masse à partir de la fin des années 1960. De plus, la cuisine italienne a connu une valorisation considérable, lorsqu’en 1959 Ancel Keys et Margaret Keys en ont fait l’incarnation de la cuisine saine, du « régime méditerranéen13 ».

19 Avant d’oser se lancer dans la confection de mets italiens, les citoyens allemands ont essayé les plats préparés à l’italienne proposés par l’industrie agroalimentaire : en 1958, Maggi lance ses raviolis en boîte puis, en 1961, Kraft sort ses spaghettis « Miracoli14 » et Oetker met sa première pizza surgelée sur le marché en 1970. Ces produits, dont le succès n’a jamais faibli jusqu’à aujourd’hui, ont foncièrement contribué à populariser les plats étrangers, non seulement parce qu’ils permettent de gagner du temps, mais surtout parce qu’ils sont considérés comme des repas « hygiéniques » et sans risques. Leur production industrielle a ainsi une vertu de neutralisation, qui gomme, en partie au moins, l’étrangeté du plat15.

20 Bien évidemment, les manières de cuisiner et les habitudes alimentaires de la main- d’œuvre recrutée dans les années 1960-1970, de même que celles de leurs familles arrivées plus tard dans le cadre du regroupement familial, se sont, elles aussi, transformées. Les études sociologiques et nutritionnistes menées depuis le milieu des années 1970 montrent que la pomme de terre, un aliment de base des Allemands (du Nord), n’était guère appréciée des migrants au départ. Toutefois, les migrants turcs, à l’inverse des immigrés italiens, ont progressivement intégré ce tubercule à leurs menus16. Un processus qu’évoque Fethi Savaşçi (1930-1989), ouvrier arrivé à Munich en 1965 et écrivain, dans l’un de ses poèmes : « D’abord nous nous sommes habitués aux pommes de terre, puis / à la bière17. »

Manger autrement, un appétit pour le changement

21 Manger autrement est aussi un moyen pour les jeunes, quelle que soit leur origine, de se démarquer des habitudes alimentaires de leurs parents. Dans les années 1960 et 1970, aller manger dans un établissement étranger était encore, pour les jeunes Allemands, un marqueur de distinction particulièrement fort. Événement (semi-)public, cette visite au restaurant permettait de cultiver ostensiblement un mode de vie et de consommation différent et donc de prendre ouvertement ses distances avec des normes et comportements traditionnels.

22 Dans son ouvrage Appetite for Change, Warren Belasco a mis en lumière que ce sont les milieux de la contre-culture qui ont massivement contribué au boom de la cuisine ethnique dans les années 1960 et 1970 aux États-Unis18. On peut faire une analyse similaire à propos du mouvement étudiant et du milieu alternatif en République fédérale. La crise de la cuisine bourgeoise allemande a coïncidé, et ce n’est pas un hasard, avec les mouvements anti-autoritaires de la fin des années 1960. Dans sa chanson Deutscher Sonntag (1965), Franz-Josef Degenhardt a parfaitement formulé ce

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que symbolisait la cuisine allemande avec son sacro-saint « rôti du dimanche » pour la contre-culture : le « gargouillement de sauces épaisses » incarnait le caractère borné, voire les tendances fascistes de la société allemande19.

23 La scène alternative a répondu par un contre-programme culinaire à ce rôti du dimanche consommé en famille, associé aux structures patriarcales et à la (petite) bourgeoisie étriquée. Les mets étrangers, aux côtés des produits et plats végétariens issus de l’agriculture biologique ou dynamique, ont fait partie intégrante de ce projet alternatif. Les établissements tenus par des communistes italiens et les tavernes de migrants grecs ayant fui la dictature militaire notamment, sont devenus des lieux branchés de « socialisation alternative20 ». Dans les appartements partagés de ce milieu, on goûtait volontiers à des plats « autres » avec ses colocataires. On vous y servait « toujours un chili con carne au lieu d’une salade de pommes de terre » selon l’ethnologue allemand Utz Jeggle, pour « s’assurer qu’à ce niveau également on vivait de façon non conventionnelle21 ». Manger étranger symbolisait ici ce que l’on souhaitait être : différent de la génération d’avant.

Cuisines migrantes, stéréotypes racistes et rejet de l’Autre

24 Les traditions culinaires jouent un rôle central dans la formation d’identités individuelles comme collectives. Peu d’autres objets du quotidien peuvent atteindre le statut de symbole identitaire et d’incarnation d’une culture entière aussi bien qu’un aliment, et devenir également, par contrecoup, source de stéréotypes racistes. En témoignent clairement les qualificatifs de « Bouffeurs de spaghettis » (Spaghettifresser), « Turcs carvi » (Kümmeltürken) ou « Choucroutes » (Krauts). La nourriture étrangère renferme un fort potentiel conflictuel, comme que le montrent les plaintes des locataires allemands à propos des odeurs de cuisines atypiques émanant de l’appartement voisin ou du local au rez-de-chaussée au début de la phase de recrutement de main-d’œuvre étrangère en Allemagne. Parce qu’elle passe par les sens, la cuisine permet d’articuler de façon immédiate et massive le rejet de l’inconnu, de la migration et de ses impacts. L’alimentation est donc une arène privilégiée des combats politiques.

25 Le slogan néonazi « Des saucisses pas des kebabs » (Bockwurst statt Döner), qui circulait chez les skinheads allemands vers la fin des années 1990 et au début du nouveau millénaire, illustre clairement que les géographies (alimentaires) modifiées par la migration transnationale et la consommation « glocalisée22 » suscitent une opposition massive dans certaines catégories de la population. Il ne s’agit pas ici seulement d’un rejet global de ce qui est « turc », mais d’un refus de l’hybridation – incarnée par le kebab – de ce qui est « allemand ». En France, le Front national porte un regard similaire sur les cuisines migrantes, censées représenter un danger pour la culture (gastronomique) autochtone. En Allemagne, les expressions les plus radicales de cette forme de racisme ont surgi dès les années 1980 avec les premières exactions commises principalement contre des sandwicheries-kebab turques, puis ont atteint leur paroxysme avec les meurtres plus récents de neuf commerçants turcs et grecs par le groupe d’extrême droite Nationalsozialistischer Untergrund (Clandestinité nationale- socialiste – NSU) entre 2000 et 2006. Ces attentats brutaux contre l’économie migrante avaient pour but délibéré de tuer des commerçants qui, par la création de leurs

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entreprises, laissaient entendre qu’ils souhaitaient rester longtemps ou pour toujours en République fédérale. On peut, par conséquent, supposer que les crimes et délits commis contre les sandwicheries-kebab, les commerces de fruits et légumes, les boutiques de retouche, de fleurs, de clés-minute, les kiosques à journaux ou cafés Internet visaient à faire disparaître la présence visible des migrants en Allemagne.

La culture culinaire allemande s’est-elle migrantisée ?

26 Au vu de ces assassinats commis par la NSU et du racisme quotidien qui ostracise les influences culinaires étrangères, il paraît difficile de conclure à une pure success-story de la gastronomie migrante en Allemagne. Cette analyse se renforce lorsqu’on prend en compte les très longues journées de travail pour un revenu souvent faible, c’est-à-dire l’auto-exploitation des petits commerçants et restaurateurs. Il faut, en outre, y intégrer les barrières juridiques (relatives au droit des étrangers et au droit des affaires) qui compliquent considérablement l’ouverture d’un commerce en Allemagne par des non- ressortissants. Alors que dans de nombreux pays, comme aux États-Unis, l’indépendance professionnelle des migrants est soutenue par l’idéologie de la libre entreprise et le mythe du self-made-man, l’histoire de l’économie migrante est tout autre en Allemagne qui, jusqu’à récemment, se refusait énergiquement à se considérer comme une terre d’immigration.

27 En dépit de toutes ces difficultés, les restaurants de cuisine étrangère se sont imposés dans le paysage gastronomique allemand. Des personnes d’origines diverses se sont appropriées d’une manière ou d’une autre des influences culinaires arrivées en Allemagne, notamment grâce à la migration transnationale, qui ont transformé massivement la nutrition, tout particulièrement celle des jeunes dans les centres urbains. Cette mutation de la géographie alimentaire de l’Allemagne (de l’Ouest) en général et des cultures culinaires urbaines en particulier peut parfaitement s’analyser en termes de processus efficace mené « par le bas », par la migration, c’est-à-dire comme une « migrantisation » de l’alimentation. On entend par là, d’une part, que certains aliments inconnus dans un premier temps, tels que la pizza, le kebab ou le cappuccino, sont devenus des produits de consommation courante et considérés aujourd’hui comme « normaux ». Ils ont immigré avec succès dans les cultures culinaires qui les ont précédées, qu’ils redéfinissent constamment. D’autre part, la « migrantisation » de l’alimentation induit une valorisation globale de tout ce qui est migrant, traité et consommé en vertu de caractéristiques uniques, et ce, aussi bien par des migrants que par des non-migrants. Dans l’Allemagne post-migrante, la célébration à grands frais de la diversité culinaire fait autant partie des cultures quotidiennes et culinaires que la consommation toute naturelle de spaghettis bolognaise et d’un cappuccino ou que l’achat enthousiaste de variétés anciennes de pommes de terre à nouveau disponibles sur les étals. L’alimentation et la culture culinaire sont en changement constant et les mouvements migratoires ont toujours constitué un moteur central de ces transformations.

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NOTES

1. Le terme « migrantisée» vient d’un courant de recherche élaboré dans les pays de langue allemande autour du concept de « postmigration ». Apparu en 1995 dans une recherche de Gerd Baumann et Thijl Sunier, il vise à repenser les catégories reproduites par la communauté scientifique lorsque l’on aborde le phénomène migratoire : il s’agirait de « dé-migrantiser » ces cadres de pensée scientifique et de « migrantiser » les recherches menées sur la société dans son ensemble. En effet, les migrations ne sont plus envisagées comme un fait social qui se déroulerait à la marge des sociétés européennes, mais comme un phénomène central, par le biais duquel l’ensemble de l’organisation sociale peut être analysé : « La postmigration ne renvoie pas à un processus de migration achevé, mais à une perspective analytique, qui s’intéresse aux conflits, aux processus de construction identitaire ainsi qu’aux transformations politiques et sociales induits par la migration. » Voir Naika Foroutan, Coskun Canan, Sina Arnold, Deutschland postmigrantisch – Gesellschaft, Religion, Identität, BIM-HU, 2014 ; Erol Yıldız, Die weltoffene Stadt. Wie Migration Globalisierung zum urbanen Alltag macht, Bielefeld, Transcript Verlag, 2013. 2. Maren Möhring, Fremdes Essen. Die Geschichte der ausländischen Gastronomie in der Bundesrepublik Deutschland, Munich, Oldelbourg Wissenchaftsverlag, 2012. 3. Ulrich Tolksdorf, « Essen und Trinken in alter und neuer Heimat », in Jahrbuch für ostdeutsche Volkskunde, n° 21, 1978, pp. 341-364, 349 ; Hans-Georg Schmeling, « Werktags und Sonntagskost nach Vertreibung, Flucht und Neueingliederung », in Rheinisch-westfälische Zeitschrift für Volkskunde, n° 14, 1967, pp. 90-109, 103-104. 4. L’auteure fait ici référence à la phase de promotion fédérale de l’économie par l’embauche de main-d’œuvre étrangère dénommée Anwerbung von Gastarbeitern ou Anwerbung ausländischer Arbeitskräfte (NDT). 5. Filiz Yüreklik, arrivée à Berlin en 1964 à titre de travailleuse immigrée (« Gastarbeiterin »). Propos cités d’après Eberhard Seidel-Pielen, Unsere Türken. Annäherungen an ein gespaltenes Verhältnis, Berlin, Elefanten Press, 1995, p. 88. 6. Hans Dietrich von Loeffelholz, Arne Gieseck, Holger Buch, Ausländische Selbständige in der Bundesrepublik Deutschland unter besonderer Berücksichtigung von Entwicklungsperspektiven in den neuen Bundesländern, Berlin, Schriftenreihe des Rheinisch-Westfälischen Instituts für Wirtschaftsforschung Essen, N.F. 56, 1994, p. 59. 7. Horst Heinz Grimm, Das Gastgewerbe in der Bundesrepublik, Hambourg, DPA-Hintergrund, 1987, p. 11. 8. Maren Möhring, Fremdes Essen, op. cit. 9. Susanne Köhler, « Kulturelle Vielfalt in der Ernährung. Die zunehmende Bedeutung ausländischer Kost in der BR Deutschland », in Agrarwirtschaft, vol. 42, n° 8-9, 1994, pp. 328-336, 330. 10. Alan Warde, Lydia Martens, Eating Out. Social Differentiation, Consumption and Pleasure, New York, Cambridge University Press 2000. 11. Sur les nouvelles identités des consommateurs cosmopolites dans l’Allemagne d’après-guerre, voir Jeff R. Schutts, « Born again in the gospel of refreshment ? Coca-colonization and the re- making of post-war german identity », in David Crew (dir.), Consuming Germany in the Cold War, Oxford/New York, Bloomsbury Academic, 2003, pp. 121-150. 12. Sabine Bolstorff-Bühler, « Verzehrsgewohnheiten türkischer Mitbürger in Berlin (West). Erhebungen und Empfehlungen als Integrationsbeitrag », thèse de doctorat Berlin 1983, p. 163 ; Ellen Overlöper, Das Keupstrassen-Kochbuch, Cologne, 2000, pp. 29-30 et 39. 13. Ancel Keys, Margaret Keys, Der gesunde Feinschmecker, Stuttgart, Günther, 1961.

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14. Les pâtes sont vendues avec plusieurs sachets, contenant de la sauce tomate, des épices et du fromage râpé (NDT). 15. Sur la domestication des aliments étrangers par la production mécanisée, voir Jack Goody, Cooking, Cuisine and Class. A Study in Comparative Sociology, New York, Cambridge Unvirsity Press, 1982, p. 166. 16. Brigitte Schmid, « Küche und ethnische Identität. Die Ernährungsweisen von Migrantinnen in Deutschland und ihre Veränderung », in Der Bürger im Staat, vol. 52, n° 4, 2002, pp. 233-237, 237. 17. Fethi Savaşçi, « Verzeiht uns », in Fethi Savaşçi, München im Frühlingsregen. Erzählungen und Gedichte, Francfort s./ M., Dagyeli Verlag, 1987, p. 55. 18. Warren Belasco, Appetite for Change. How the Counterculture Took on the Food Industry, 1966-1988, New York, Cornell University Press, 1989. 19. Dieter Richter : « Reisen und Schmecken. Wie die Deutschen gelernt haben, italienisch zu essen », in Voyage, n° 5, 2002, p. 27. 20. Manuela Bojadžijev, Massimo Perinelli, « Die Herausforderung der Migration. Migrantische Lebenswelten in der Bundesrepublik in den siebziger Jahren », in Sven Reichardt, Detlef Siegfried (dir.), Das alternative Milieu. Antibürgerlicher Lebensstil und linke Politik in der Bundesrepublik Deutschland und Europa 1968-1983, Göttingen, Wallstein Verlag, 2010, pp. 131-145, 141. 21. Utz Jeggle, « Essen in Südwestdeutschland. Kostproben der schwäbischen Küche », in Schweizerisches Archiv für Volkskunde, n° 820, 1986, p. 183. 22. Le local et le global – selon Roland Robertson et les recherches récentes sur les processus multidimentionnels de globalisation – ne sont pas antagonistes. La localité est en fait un aspect de la globalité et la globalité émerge seulement à travers les enchevêtrements de différents endroits. Voir Roland Robertson, « Glocalization. Time-Space and Homogeneity-Heterogeneity », in Mike Featherstone, Scott Lash, Robert Robertson (dir.), Global Modernities, London/Thousand Oaks/New Delhi, Sage, 1995, pp. 25-44, 26, 30 et 35.

RÉSUMÉS

Des années 1950 aux années 1990, les vagues migratoires qui se sont succédées en Allemagne de l’Ouest, en provenance de l’Est et, par la suite, du reste du monde, ont profondément modifié le paysage culinaire germanique. L’histoire de la restauration étrangère permet de documenter la diffusion de nouveaux produits et de nouvelles pratiques dans la société allemande. Les cuisines migrantes offrent accès à des cultures à coup de découvertes gustatives et modifient les regards et les goûts. Cependant, cette diversité de saveurs et de cultures ne cesse pas de déranger les tenants d’une identité et d’une culture à la fixité fantasmée.

AUTEURS

MAREN MÖHRING Professeure d’histoire culturelle et sociale comparée de l’Europe moderne, Institut für Kulturwissenschaften, université de Leipzig (Allemagne).

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Black Beauty Jeux de frontières, mises en scène de soi et cosmopolitisme par le bas à Paris et Berlin

Virginie Silhouette-Dercourt

1 Depuis une vingtaine d’années en France et en Allemagne se développent des marchés de cosmétiques « ethniques ». Basés sur l’hypothèse que les femmes noires et métissées1 ont dans ce domaine des besoins spécifiques dus à leur nature de peau et de cheveux, ces marchés sont fortement convoités par les entreprises2. Cette explication par la présence de besoins spécifiques laisse de côté d’autres ressorts plus classiquement mobilisés en sciences humaines et sociales lorsqu’il s’agit d’expliquer le recours aux cosmétiques. Des recherches, par exemple, établissent un lien entre l’utilisation de cosmétiques et l’estime de soi3. Une apparence physique idéale, c’est-à- dire répondant à des critères de beauté stéréotypés, détermine le succès interpersonnel et l’estime de soi. Or ces critères, qui sont devenus un véritable corset psychologique pour beaucoup de femmes4, sont dominés par les standards de beauté occidentaux – la minceur et la pâleur du teint, par exemple5.

2 Depuis 2005, mes recherches portent sur le sens que donnent les jeunes femmes noires et métissées à leurs pratiques de beauté. À travers leurs récits de vie et l’observation de leurs rituels de beauté, je tente de saisir le rôle des soins de beauté dans la négociation des appartenances6. La consommation de cosmétiques fait clairement partie des pratiques transnationales, entre ici et là-bas7. Je montre que l’inventivité du quotidien qu’elles déploient en matière de beauté est l’un des moyens qu’elles mobilisent pour tenir à distance les déterminismes de classe, de race et de genre8. Ce travail sur la société française m’a amené à partir de 2010 à analyser d’autres contextes, notamment une autre société formée autour d’un autre rapport à la nationalité et d’une autre histoire migratoire : l’Allemagne. Je me suis intéressée là encore au rôle des cosmétiques et des lieux de consommation dans les parcours de femmes noires et métissées dans la ville-État de Berlin. J’ai interrogé majoritairement des mères de famille nées en Allemagne ou arrivées à l’âge adulte.

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Comparer l’incomparable ?

3 L’objectif de cette contribution est de retracer la façon dont, dans deux contextes nationaux différents et dans deux villes-mondes, Paris et Berlin9, les cosmétiques et leur usage sont révélateurs de processus individuels et sociaux plus complexes. Les interactions sociales que ces femmes vivent dans le quotidien de ces deux villes influencent les mises en scène d’elles-mêmes qu’elles vont choisir d’endosser sans que cela soit toujours conscient ou intentionnel. On retrouve ici les vicissitudes de la présentation de soi décrites par Erving Goffman10. Malgré les différences entre les deux villes, les femmes interrogées déploient une forme de cosmopolitisme « par le bas » au sens d’Arjun Appadurai11 : un cosmopolitisme qui commence localement dans les pratiques du quotidien mais qui étend son réseau de solidarité vers le global, par le biais de filières diasporiques, afin de lutter contre l’exclusion et contre les catégorisations sociales dont elles font l’objet alors qu’elles sont bien souvent « françaises » ou « allemandes ».

4 Tant dans la structure de leurs populations que dans les pratiques de beauté, les deux capitales présentent des différences marquées. L’Allemagne a accueilli récemment un grand nombre de demandeurs d’asile12 et Berlin a vu la part de sa population avec un arrière-plan migratoire passer le seuil des 30 %13. Les groupes les plus représentés ne viennent cependant pas d’Afrique subsaharienne mais, principalement d'Europe, d'Asie, de Turquie ou de Pologne14. L’Allemagne reçoit finalement un petit nombre de personnes originaires du continent africain sur son territoire par rapport à d'autres groupes15 même si la crise migratoire récente change un peu la donne16. La France, de son côté, est un ancien pays d’immigration, une vague d’immigration succédant à une autre. Son passé colonial plus ancien explique en partie la présence d’une importante seconde génération d’immigration17 notamment afro-française à Paris et en Île-de- France. En effet, si près d’un tiers des immigrés et de leurs descendants vivent en Île- de-France18, cette part est multipliée par deux en ce qui concerne les descendants d’Afrique subsaharienne : les deux tiers sont, en effet, franciliens19. Ces chiffres ne prennent pas en compte les personnes issues de l’Outre-mer. Ainsi des histoires migratoires différentes, coloniales et postcoloniales, ont engendré des structures de populations bien différentes dans les deux villes.

Afro-Deutsch et Afro-Français

5 Pourtant, en Allemagne et plus particulièrement à Berlin, l’immigration africaine est une histoire ancienne. Dès le XVIIIe siècle, Frédéric II, roi de Prusse, électeur de Brandebourg, fait venir des Africains à la cour20. À la fin du XIXe, l’Allemagne unifiée s’engage dans la concurrence coloniale sur le continent africain mais aussi dans le Pacifique et en Chine21. Des migrants issus de ces colonies viennent parfois s’installer en Allemagne durant cette période et, jusqu’à la Première Guerre mondiale, ils y développent une activité et fondent une famille. Après la guerre, une partie de la Rhénanie et de la Sarre est occupée par des troupes françaises composées de soldats issus de l’empire colonial français d’Afrique et d’Asie. Plusieurs centaines d’enfants afro-allemands seraient nés de cette première occupation. La période du national- socialisme est une période particulièrement tragique pour ces Afro-Allemands qui perdent leur nationalité, subissent des sévices et stérilisations forcées, ou périssent en

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déportation. Après la guerre, entre 1945 et 1955, près de 400 000 enfants appelés les enfants de l’Occupation ou Besatzungskinder naissent22. Puis, lors de la partition du pays, la migration d’origine africaine prend différentes formes entre l’Est et l’Ouest. À l’Ouest, les candidats au départ viennent pour faire des études, suivre une formation, demander l’asile ou dans le cadre du regroupement familial. Mais, à l’Est, des étudiants ou contractuels sont acceptés sur une base temporaire avec impossibilité de pratiquer un regroupement familial. La communauté africaine vit séparée, dans des logements à l’écart, avec peu de contact avec la société allemande. Malgré cette longue histoire commune, ce n’est qu’à partir des années 1980 que s’affirme véritablement une identité noire ou « Afro-Deutsch » en Allemagne, inspirée par le mouvement afro-américain et portée par May Ayim Opitz23. En France aussi, émerge avec le Conseil représentatif des associations noires de France (CRAN), un mouvement visant à défendre les droits des populations noires, à faire reconnaître leur place et les discriminations dont elles font l’objet24. Si les termes « Afro-Français » ou « Afro-Allemands » recoupent des parcours et des réalités très différentes, ils sont cependant unis par des expériences communes de discrimination, de marginalisation et de stigmatisation.

Différences de visibilité pour les lieux de consommation « ethnique »

6 À Paris, se déploient depuis les années 1960 des centralités commerciales dédiées à la Black Beauty25, tandis qu’à Berlin, la visibilité ou la concentration de ces lieux est moindre26. Car ce sont d’abord des entrepreneurs turcs, italiens, grecs ou de l’ex- Yougoslavie27 qui ont marqué la ville de leur présence par le biais de boutiques, cafés, kebabs ou restaurants qu’ils ont créés. Les femmes interrogées circulent entre les quartiers et les boutiques autour d'Osloerstrasse, de Wedding, ou de Neukoln. Dans le quartier « africain » (Afrikanisches Viertel28) du nom des rues qui le compose et situé au nord-ouest de la ville, on remarque dans certaines rues des restaurants, boutiques, ou coiffeurs dédiés à la communauté afro-berlinoise, mais toujours de façon éparse. Les rues de ce quartier portent encore aujourd’hui les noms d’anciennes colonies et de personnalités controversées de cette histoire coloniale29. L’idée est de rompre avec ce passé en débaptisant certaines de ces rues pour valoriser des personnalités afro- allemandes.

7 D’un point de vue économique, l’Allemagne est cependant un marché de cosmétiques plus important que la France et se classe au 5e rang mondial derrière les USA, le Japon, le Brésil et la Chine. En Europe, la maturité des marchés a conduit les industriels du secteur à s’intéresser à des segments précédemment considérés comme des « niches » comme celui des Seniors, des produits naturels ou Bios, et des consommateurs « ethniques ». Les offres ciblant ce dernier marché s’y développent très rapidement. Cependant, on remarque à Paris comme à Berlin que les produits à destination des femmes noires ou métissées ne se sont pas diffusés de la même manière. En Île-de- France, les principales enseignes comme Carrefour, Auchan ou Leclerc ont créé des rayons « ethniques » pour répondre à diversité des attentes en terme d’alimentation. Mais l’offre de cosmétiques dédiés à une clientèle noire ou métissée peine à s’affirmer. Les distributeurs allemands se sont engagés encore plus timidement sur ces marchés. À Berlin, les supermarchés comme Edeka ou Kaiser proposent dans leurs rayons des aliments dédiés à une clientèle internationale et composés de plats orientaux, de

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soupes et nouilles chinoises, de boîtes de sushis. Cependant, le rayon cosmétique reste limité à une clientèle « caucasienne ». De même, les chaînes de distribution spécialisées dans l’hygiène et la beauté comme Dm-Drogerie Markt ou Rossmann n’ont pas créé au sein de leur offre classique des produits dédiés à ces beautés.

Exprimer ses appartenances multiples, contourner les assignations

8 À Berlin comme à Paris, les pratiques cosmétiques des femmes interrogées reflètent des questionnements sur une fabrication de soi où la consommation de produits cosmétiques joue un rôle important. Ceci est particulièrement prégnant pour les femmes nées en Europe de parents venant du continent africain et qui vivent une sorte d’entre-deux. Voici, par exemple, ce que dit Bénédicte, jeune femme de 20 ans, née en France de parents originaires de la République démocratique du Congo, étudiante à Paris : « Moi, je sais que je suis française, mais voilà je suis française d’origine zaïroise, je ne peux pas me permettre de dire que je suis une Française. C’est tout, je suis obligée de revenir sur mes origines. C’est pour ça que je ne peux pas me sentir totalement française. Mais aussi, je suis de culture zaïroise, en plus une culture qui n’est pas forcément acceptée, qui ressort pas… Je ne sais pas comment vous dire, en fait je suis française de papiers, j’ai une culture, deux cultures... » Ou Anne Shanna, femme de 48 née à Berlin-Est de mère allemande et de père tanzanien : « Mais oui, je suis berlinoise, bien sûr ! Mais je me suis toujours sentie différente... À l’école j’étais la seule... Les autres frottaient ma peau pour enlever la couleur... Ma mère ne savait pas comment démêler mes cheveux... »

9 Pour ces femmes nées en France ou en Allemagne, se pose la question des origines, dans leur quotidien et dans leurs interactions sociales, alors qu’elles sont bien souvent françaises ou allemandes. Ces assignations sont également très fortement ressenties lorsqu’elles cherchent des produits qui conviennent à leur type de peau ou de cheveux, ou des coiffeurs capables de les coiffer sans les abîmer.

10 Voici ce qu’explique Acha, mère de famille camerounaise de 25 ans (arrivée en Allemagne à 18 ans) qui a du mal à trouver à Berlin des coiffeurs adaptés pour coiffer les cheveux de sa fille : « J’ai essayé des coiffeurs ici. Ils ne connaissent pas le cheveu africain. Alors je me débrouille avec les amies, les cousines, les tantes... » Le fait de ne pas exister sur les marchés, en terme d’offres de produits et de services (coiffeurs), les renvoie à leur différence. Dans le quotidien de celles qui ont été élevées et éduquées en France ou en Allemagne, ne connaissant pas ou peu leurs pays d’origine, le rappel constant de leurs origines – notamment dans le contexte berlinois où elles sont numériquement très minoritaires – les amènent à puiser dans un réservoir de pratiques, de produits ou d’ingrédients issus d’un pays d’origine qu’elles recréent ou qu’elles fantasment, sorte de refuge en temps difficiles.

11 D’ailleurs, à Berlin, certaines mères mettent en place des stratégies pour entretenir ce refuge et la fierté associée. C’est le cas de Fatoumata, femme de 48 ans née en Guinée, arrivée à Berlin il y a 20 ans et qui a envoyé chacun de ses quatre enfants au pays : « Moi, je suis guinéenne de naissance, je le reste, j’essaye de transmettre cela à mes enfants (....) Avec mon mari, on était d’accord là-dessus : chacun de nos enfants est allé au pays vivre une année scolaire, pour qu’il soit fier de ses origines. Au début, ça a été très dur pour eux mais après, ils ne voulaient plus rentrer à Berlin. » Cette transmission passe également par le

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rapport au corps et à la beauté : « Quand ils sont là-bas, ils voient tous ces coiffeurs pas chers et qui savent te coiffer, ils voient la mode africaine, les couleurs... »

12 Pour d’autres, la recherche de cosmétiques associés au pays d’origine permet de trouver du réconfort dans des moments de passage à vide comme l’explique Mouneissa, mère ivoirienne de 45 ans, arrivée à Berlin il y a cinq ans : « L’hiver, c’est très dur, pas de lumière. J’ai la peau, les cheveux très secs. Dehors, il fait froid, alors je prends une douche chaude, chaude, chaude, et je m’enduis de beurre de karité. Je reste des heures comme ça sous la douche. Après, ça va mieux. C’est comme un médicament, un médicament de l’âme en fait [rires]. »

13 Pour les femmes vivant à Berlin, Paris est comme un pont entre l’Allemagne et l’Afrique, comme l’exprime Acha : « Paris, c’est presque l’Afrique hein ! » Elles vont dans les quartiers autour des stations de métro Château-d’Eau ou Château-Rouge et y retrouvent de la famille.

Se mettre en scène en fonction des contextes sociaux

14 Les femmes interrogées adaptent leur discours et leur façon de se présenter aux autres en fonction du contexte social dans lequel elles évoluent. Par exemple, Hadja change sa présentation en terme de maquillage, de coiffure, de vêtement, en fonction du contexte et de ses interlocuteurs. Lors de nos entretiens, elle se présentait en pantalon jeans, non maquillée et les cheveux naturels. Mais lors de présentations officielles de son association, elle endossait un autre rôle et un autre personnage : elle adoptait une coiffure africaine avec des tresses et des perles, son maquillage des yeux et des lèvres était visible et elle portait le costume traditionnel africain. Elle échangeait de préférence en français, quitte à faire appel à un(e) interprète. Devant les membres de la communauté afro-berlinoise, elle s’adressait davantage en malinké et portait également la coiffe et le costume traditionnels, quoique dans une version plus simple et plus modeste. Selon la façon dont elle se présentait aux autres, cherchait-elle à contrôler les termes de l’interaction sociale et les réactions des personnes impliquées dans l’échange30 ?

15 D’autres femmes interrogées mettent en scène différents « visages » d’elles-mêmes en distinguant différents contextes sociaux ou relations interpersonnelles, comme des caméléons. C’est le cas d’Anne Shanna en arrivant à Paris : « À Berlin, je me sentais petite et noire. À Paris, tout d’un coup, comme par un coup de baguette magique, je me suis sentie grande et claire… Avec tous ces Maghrébins et ces Africains, je me sentais claire, j’avais cet accent allemand. Donc on voyait bien que je n’étais pas Africaine, que j’étais Européenne. On me demandait tout le temps : “Mais d’où tu viens ?” Le fait que je sois moitié allemande et que mes cheveux soient défrisés me situait ailleurs que parmi les Africains… »

Un cosmopolitisme par le bas à Paris et à Berlin

16 Avant l’arrivée d’Internet et des sites de commerce en ligne, la faible présence d’une offre dédiée à la Black Beauty a entraîné la création, de la part de certaines femmes rencontrées, de petits commerces dédiés à la beauté. Comme pour le commerce alimentaire, ces entrepreneuses migrantes n’avaient pas de formation particulière dans ce domaine mais se sont résolues à créer des entreprises du fait de l’absence d’offre.

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Fatima (mère guinéenne, arrivée à 20 ans à Berlin) raconte : « J’ai ouvert cette boutique, j’allais à Paris en voiture acheter des stocks que je revendais à Berlin, il n’y avait rien à l’époque... »

17 D’autres, comme Sharon, 20 ans, née au Cameroun et arrivée à Paris à 5 ans, ramènent les produits du pays : « Quand je reviens du Cameroun, je ramène toujours plein de choses : du beurre de karité, le stick Silver Rose (contre les boutons), mais aussi des mèches et extensions... » C’est ici un exemple de pratique transnationale au sens d’Alejandro Portes, c’est-à-dire : « Une construction de champs sociaux dans laquelle les migrants créent un lien — imaginaire ou réel — entre le pays d’origine et le société d’accueil31. »

18 Parfois, il suffit d’appeler une lointaine cousine au Canada ou aux États-Unis pour se faire livrer la nuance de fond de teint adaptée. L’arrivée d’Internet et du commerce en ligne a accéléré ces échanges qui portent sur les produits mais aussi sur les conseils de coiffage, de maquillage, les recommandations de nouveaux produits ou de nouvelles coupes à la mode comme l’explique Mariam, 22 ans née à Paris de parents de nationalité sénégalaise : « Je me renseigne d’abord sur Internet, il y a pleins de bloggeuses qui parlent des produits, des coupes. » À Berlin, l’Internet a permis l’accès à des produits américains qu’il était difficile de se procurer. L’activisme de ces femmes a ainsi modifié les quartiers, les commerces et, dans le cas de Paris – davantage qu’à Berlin –, l’offre de produits disponibles dans la grande distribution. À Paris, au lieu d’être cantonnés dans des zones et points de vente « ethniques », les produits, ingrédients et rituels de beauté se sont, en effet, diffusés dans les circuits « classiques » – nouveautés incluant du beurre de karité, rayons dédiés à ces produits – et sont devenus des sources d’inspiration pour les industriels du secteur : développement de gammes, lancement de nouvelles marques, de nouvelles propositions de coiffage... On peut ainsi ici parler d’un véritable cosmopolitisme par le bas32 qui renouvelle les marchés. En effet, à travers des initiatives comme la création de commerce, les liens et échanges avec la famille restée au pays ou ailleurs dans le monde, ces femmes luttent contre les formes d’exclusion qu’elles perçoivent dans la société et qui se traduisent ici par la non disponibilité d’une offre dédiée à leur beauté. Elles luttent pour accéder à une forme de reconnaissance qui s’exprime par la consommation.

Conclusion

19 À Berlin comme à Paris, les pratiques de beauté se trouvent à la croisée d’enjeux individuels et sociaux pour les femmes noires et métissées. Interroger la présence d’une offre commerciale dédiée à ces beautés, c’est mettre en relief leur trop faible représentation dans les espaces publics de ces deux sociétés postmigratoires. C’est aussi montrer comment elles contournent et détournent les assignations et les frontières pour être pleinement reconnues comme membres de la société ; comment elles s’organisent par le biais de solidarités locales ou diasporiques pour accéder à ces produits et transformer les pratiques. Derrière la réponse à des besoins spécifiques se joue ainsi bien plus que la conquête d’une beauté idéale. En recomposant quotidiennement des connexions multiples, familiales ou professionnelles, notamment avec le pays d’origine, mais aussi entre des capitales européennes comme Berlin et Paris, ces femmes participent activement au processus de circulation de biens matériels et symboliques. Grâce à elles, émergent de nouvelles manières d’être au monde et de nouveaux espaces culturels fondés sur du syncrétisme et de l’hybridité, facilités par

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l’émergence de médias globaux comme Internet qui transforment les sociétés européennes.

NOTES

1. Nous reprenons ici dans le texte les catégories utilisées par les informantes en France et en Allemagne pour s’auto-désigner. 2. http://www.lsa-conso.fr/les-afro-francaises-surconsommatrices-de-produits-de-beaute,57874 3. L’apparence physique d’une personne va, en effet, déterminer son succès interpersonnel au quotidien. Sur le long terme, les réactions vécues par les personnes jugées comme répondant ou non à des stéréotypes de beauté vont avoir un impact sur leur développement psychologique et sur leur estime de soi, sur leur vie, leur carrière, leur réussite sociale… Voir David Le Breton, Expériences de la douleur : entre destruction et renaissance, Paris, Métailié, 2010 ; Steven W. Noles, Thomas F. Cash, Barbara A. Winstead, « Body image, physical attractiveness, and depression », in Journal of Consulting and Clinical Psychology, n° 53, 1985, pp. 88– 94. 4. Céline Couteau, Laurence Coiffard, Beauté mon beau souci. Une histoire de la beauté et des cosmétiques, Paris, Edilivre, 2015. 5. Thibaut de Saint Pol, Le corps désirable. Hommes et femmes face à leur poids, Paris, PUF, 2010 ; Anne de Marnhac, Beauté. Histoire, florilèges et astuces, Paris, éd. de la Martinière, 2011 ; Selon le baromètre de la diversité, seules 16 % des personnes qui apparaissent aujourd’hui à la télévision en France sont « perçues comme non blanches » (contre 14 % en 2015 et 2014). Pour rappel, on note une sous-représentation des femmes également (36 % des femmes indexées). Url : http:// www.csa.fr/Etudes-et-publications/Les-observatoires/L-observatoire-de-la-diversite/Les- resultats-de-la-vague-2016-du-barometre-de-la-diversite. 6. Virginie Silhouette-Dercourt, « Consommer comme ici ou comme là-bas ? Les dimensions identitaires de la consommation de cosmétiques des jeunes femmes issues de l’immigration subsaharienne en France », in Hommes & Migrations, vol. 4, n° 1286-1287, 2010, pp. 190-198 ; Virginie Silhouette-Dercourt, « Les quartiers africains de Paris comme lieux d’inclusion et d’exclusion par la consommation », in Hommes & Migrations, vol. 4, n° 1308, 2014, pp. 97-103. 7. Le concept de transnationalisme a été forgé au début des années 1990 pour désigner l’ensemble des pratiques sociales, économiques, politiques à travers lesquelles les immigrés maintiennent des liens étroits avec leur pays d’origine. 8. Virginie Silhouette-Dercourt, Beauté ethnique sous tension. Entre marginalisation, injonctions républicaines et inventivité du quotidien, Paris, EMS, 2017. 9. Cette analyse prend appui sur une quarantaine d’entretiens : dont 22 menées en Île-de-France (93) auprès jeunes femmes (18-25 ans) étudiantes nées en France de parents d’origine africaine ; et à Berlin auprès de 18 femmes (24-62 ans), mères de famille, soit nées en Allemagne de parents originaires d’Afrique subsaharienne, soit arrivées en Allemagne à l’âge adulte. À Berlin, je tiens ici à remercier Hadja Kitagbe et l’association Mama Afrika qui luttent contre l’excision des jeunes filles en Guinée et en Allemagne. C’est grâce aux petits-déjeuners organisés tous les mois par cette association, ouverts aux femmes africaines vivant à Berlin, que j’ai pu mener une grande partie de mes entretiens en Allemagne.

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10. Erving Goffman, La Mise en scène de la vie quotidienne I, La présentation de soi, Paris, éd. de Minuit, 1973. 11. C’est-à-dire un activisme des populations les plus exclues. Il prend ici l’exemple des bidonvilles de Bombay. Voir Arjun Appadurai, « Cosmopolitanism from below : some ethical lessons from the slums of Mumbai », in The Johannesburg Workshop in Theory and Criticisms, n° 4, 2011, pp. 32-43. 12. 974 551 demandeurs d'asile ont été accueillis en 2015 dont 308 021 en provenance de Syrie. Source : https://www.destatis.de/DE/ZahlenFakten/GesellschaftStaat/Soziales/Sozialleistungen/ Asylbewerberleistungen/Tabellen/ 9_Empf_Staatsang_RegellstgGeschl.html ;jsessionid =7073F35A066B47CB9E9E45872B1A9A8C.cae4 13. En 2015. Source : https://www.statistik-berlin-brandenburg.de/BasisZeitreiheGrafik/Bas- Bevoelkerungsstand.asp Ptyp =300&Sageb =12015&creg =BBB&anzwer =6 14. En 2016, sur la ville de Berlin, les naturalisations ont concerné principalement des personnes originaires de Turquie (936) et de Pologne (461). L'ensemble des naturalisations de personnes issues du Continent africain s'élèvait à 602, dont 90 originaires du Cameroun, 80 du et 36 du Ghana. Url : https://www.statistik-berlin-brandenburg.de/publikationen/stat_berichte/2017/ SB_A01-09-00_2016j01_BE.pdf. 15. En 2007, un peu moins de 270 000 ressortissants du continent africain étaient recensés. Source : Eurostat, Statistisches Bundesamt (Destatis). 16. Voir les chiffres de 2015 sur l'accueil de demandeurs d'asile issus de l'Érythrée, du Nigeria ou de Somalie. Url : https://www.destatis.de/DE/ZahlenFakten/GesellschaftStaat/Soziales/ Sozialleistungen/Asylbewerberleistungen/Tabellen/ 9_Empf_Staatsang_RegellstgGeschl.html ;jsessionid =7073F35A066B47CB9E9E45872B1A9A8C.cae4. 17. Gérard Bouvier indique que la première génération de personnes de 25-54 ans nées à l’étranger représente 13,1 % de l’ensemble des 25-54 ans en France, contre 17,6 % en Allemagne. En ce qui concerne la « deuxième génération », ce chiffre serait de 13,5 % pour la France et de 4,3 % pour l’Allemagne. L’ensemble « première et deuxième génération » représente donc 26,6 % pour la France et 21,9 % pour l’Allemagne (p. 19). Chiffres de 2008. Voir Gérard Bouvier « Les descendants d’immigrés plus nombreux que les immigrés : une position française originale en Europe », Paris, INSEE, 2012. Url : https://www.insee.fr/fr/statistiques/1374014 ? sommaire =1374025. 18. Voir Catherine Borrel, Bertrand Lhommeau, « Être né en France d’un parent immigré », Paris, INSEE, n° 1287, 2010. 19. Certaines villes du Grand-Paris connaissent ainsi des concentrations très élevées comme dans le département de la Seine-Saint-Denis : Clichy-sous-Bois, Aubervilliers et La Courneuve – villes dans lesquelles environ trois-quarts des jeunes sont d’origine étrangère, 70 % à Saint-Denis et 67 % à Saint-Ouen mais aussi d’autres départements comme l’Essonne avec, par exemple, Grigny où 70 % des jeunes sont d’origine étrangère. Voir Bernard Aubry, Michèle Tribalat, « Les concentrations ethniques en France : évolution 1968-2005 », in Espaces populations et sociétés, n° 3, 2011. 20. En France, le Code noir règlemente dès la fin du XVIIe siècle la vie des esclaves vivant dans les îles de l’Amérique française. Cette histoire coloniale se prolonge et prend de l’ampleur pendant tout le XVIIIe siècle avec le commerce triangulaire, puis au milieu du XIXe siècle avec la mise en place du Second Empire colonial. 21. À partir de 1884, le chancelier Otto Von Bismarck favorise l’installation de colonies et de comptoirs d’échanges. L’empire allemand se consolide peu à peu avec la Namibie (1884), le Cameroun et le (1884), la Tanzanie et le Rwanda-Urundi (1885). Voir l’exposition consacrée récemment à cette histoire coloniale au Deutsches Historisches Museum de Berlin http:// www.dhm.de/ausstellungen/archiv/2016/deutscher-kolonialismus.html

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22. Silke Satjukow, Rainer Gries, « Bankerte ! » Besatzungskinder in Deutschland nach 1945, Frankfurt am Main, Campus, 2015. Voir aussi sur les violences sexuelles subies par les femmes allemandes à la fin de la guerre, Miriam Gebhardt, Als die Soldaten kamen. Die Vergewaltigung deutscher Frauen am Ende des Weiten Weltkriegs, München, DVA, 2015. 23. Theodor Wonja Michael, né en 1925 à Berlin d’un père camerounais et d’une mère allemande, raconte dans sa biographie l’importance pour la communauté afro-allemande de cette catégorie et de son pouvoir de mobilisation. Il cite le livre Farbe bekennen. Afro-deutsche Frauen auf den Spuren ihrer Geschichte, publié en 1986 par May Ayim Opitz. Voir Theodor Wonja Michael, Deutsch sein und schwarz dazu : Erinnerungen eines Afro-Deutschen, München, Deutscher Taschenbuch Verlag, 2013. 24. Voir en France le Conseil représentatif des associations noires de France (CRAN) créé en 2005, et, en Allemagne, Initiative Schwarz Menschen, créé en 1985. 25. Virginie Silhouette-Dercourt, « Les quartiers africains de Paris comme lieux d’inclusion et d’exclusion par la consommation », op. cit. 26. Exemples de boutiques dédiées à la Black Beauty à Berlin : http://www.afrika-in-berlin.net/ entries?cat=5 27. Voir, par exemple, Felicitas Hillmann, Migration : Eine Einführung aus sozialgeographischer Perspektive, (Sozialgeographie kompakt ; Band 4), Stuttgart, Steiner, 2016 ; Andreas Ludwig, Christopher Neumaier, « Individualisierung der Lebenswelt. Konsum, Wohnkultur und Familienstrukturen », in Frank Bösch (dir.), Geteilte Geschichte. Ost- und Westdeutschland 1970-2000, Göttingen, V&R, 2015, pp. 239-282 ; Maren Möhring, « Döner Kebab and West German consumer (multi)cultures », in Ulrike Lindner, Mark Stein, Silke Stroh (dir.), Hybrid Cultures, Nervous States. Insecurity and Anxiety in Britain and Germany in a (Post)Colonial World, Amsterdam/New York, Rodopi, 2011, pp. 151-165. 28. Partie du quartier de Wedding en forme de triangle entre les rues Müllerstraße, Seestraße et Afrikanische straße, composée des rues Togo, Cameroun, Sansibar, Guinée, Transvaal,... 29. Comme les rues Lüderitzstraße ou Nachtigalplatz qui depuis fin 2016 doivent être rebaptisées. 30. Erving Goffman, op. cit. 31. Alejandro Portes, Globalization from Below : The Rise of Transnational Communities, Princeton, Princeton University, 1997. 32. Le mot « cosmopolitisme » désigne au départ la possibilité d’être citoyen du monde, c’est-à- dire d’être natif d’un lieu, avec ses spécificités et particularismes, tout en touchant à l’universalité.

RÉSUMÉS

S’intéresser à la consommation de cosmétiques des femmes noires et métissées à Paris et à Berlin, c’est plonger au cœur de deux sociétés et de deux histoires migratoires, coloniales et postcoloniales. C’est s’interroger sur la présence (ou non) de modèles de beauté « de couleur » dans les médias nationaux, sur la disponibilité (ou non) d’une offre commerciale dédiée à cette beauté qui aurait pignon sur rue. En contrepoint, l’étude des pratiques du quotidien des femmes concernées permet d’analyser leurs mises en récit de soi. Aussi, la black beauty n’en finit-elle pas de bousculer les marchés pour affirmer sa place dans la ville et pour lutter contre les catégorisations sociales dont elle fait l’objet.

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AUTEUR

VIRGINIE SILHOUETTE-DERCOURT Maître de conférences (HDR), université Paris-13-CEPN, Centre Marc Bloch (Berlin).

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Vers de nouvelles formes d’institutionnalisation des cultures matérielles immigrées ? Le cas de la Galerie des dons du Musée national de l’histoire de l’immigration (Paris)

Muriel Flicoteaux

1 Le 10 octobre 2007, le premier musée de l’immigration en France ouvre enfin ses portes après de longues années de militantisme de la part des associations et des universitaires et une prise de conscience progressive des pouvoirs publics de la nécessaire création d’un lieu dédié à cette histoire, mémoire et patrimoine singulier1. Cette nouvelle institution, qui bénéficie du rare statut juridique de musée national, intitulé Musée national de l’histoire de l’immigration, s’insère à l’origine dans une structure organisationnelle qui dépasse le simple cadre du musée : la Cité nationale de l’histoire de l’immigration2. Cet établissement pluridisciplinaire, constitué sous la quadruple tutelle des ministères de la Culture, de l’Éducation, de la Recherche et de l’Intérieur, désormais réuni avec l’aquarium au sein de l’établissement public du palais de la Porte Dorée3, abrite depuis 2008 un espace muséologique singulier : la Galerie des dons.

2 Dans le cadre du projet scientifique de coopération franco-allemand, « Espaces urbains immigrés et fabrication de ville mondes Paris et Berlin »4, nous partirons de quelques expôts liés à deux parcours migratoires passant par l’Allemagne et la France présentés dans les vitrines consacrées à Emmanuel Lowenthal et Serge Bac. Notre analyse fondée sur une approche muséologique et communicationnelle prendra appui sur les concepts de musée, de médiation, de dispositif et d’institution5 appliqués à la Galerie des dons. Elle nous permettra de nous interroger sur les processus d’institutionnalisation des cultures matérielles immigrées à l’œuvre dans cet espace spécifique. Dans quelle mesure l’exposition dans cette topographie muséale fait-elle apparaître de nouvelles formes d’institutionnalisation ? Quelles conséquences sur les processus de patrimonialisation et la construction des identités de l’institution ?

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La Galerie des dons : un dispositif de médiation dialogique et participatif

3 La démarche de Jean Davallon qui considère le musée comme un média6 et plus particulièrement un dispositif socio-symbolique constitue un premier appui pour analyser la galerie des dons.

4 Créée en 2008, récemment rénovée dans un espace de 450 m2, la Galerie des dons est un dispositif de médiation symbolique central du Musée national de l’histoire de l’immigration, dans la mesure où elle représente l’esprit de l’institution : construire un lien avec la société civile. Elle présente ainsi des archives, des objets et des récits liés à des parcours de vie individuels, des mémoires familiales, alors que l’espace attenant, l’exposition « Repères », présente avant tout une histoire collective de l’immigration. Un des grands intérêts de cet espace muséal réside, en effet, dans la mise en place entre les donateurs et le musée d’un système de convention de don ou de dépôt7, qui n’est pas sans évoquer les pensées sur le don de Marcel Mauss8 ou de Maurice Godelier 9. La procédure d’acquisition par dépôt permet ainsi d’intégrer dans les collections du musée, et au-delà au sein du patrimoine national, un patrimoine issu et proposé par les mémoires.

5 Ce dispositif de médiation laisse donc une place potentielle au visiteur en tant que sujet. Il lui permet d’intervenir au même titre que les scientifiques et les conservateurs dans une définition du patrimoine. Il révèle par là-même probablement l’un des aspects les plus originaux du Musée, celui qui met le plus en exergue la démarche participative des migrants dans l’espace muséal. Ce mode d’institutionnalisation des cultures immigrées au musée ne contribue-t-il alors pas, à l’instar du fonctionnement musée/ réseau, à la construction d’un musée de l’innovation sociale10 ? Comment s’articule-t-il avec la notion d’institution inhérente à la Galerie des dons ?

Une identité construite à partir de la notion d’institution

6 Il convient de rappeler avec Claude Lévi-Strauss que l’identité n’est pas une essence mais un construit au carrefour de multiples disciplines11. Quelle est alors l’identité narrative12 construite par les récits de la Galerie des dons au sujet des cultures matérielles immigrées ?

7 Le concept d’institution fait intrinsèquement partie de l’espace muséal de la Galerie des dons, puisqu’il s’insère dans un musée dont la définition par l’International Council of Museums est la suivante : « Un musée est une institution permanente sans but lucratif au service de la société et de son développement ouverte au public, qui acquiert, conserve, étudie, expose et transmet le patrimoine matériel et immatériel de l’humanité et de son environnement à des fins d’études, d’éducation et de délectation13. »

8 Le muséologue, historien de l’art et de la culture, Raymond Montpetit établit dans une analyse sur le musée en tant qu’institution des comparaisons entre, d’une part, l’institution muséale et, d’autre part, deux autres types d’institutions : la bibliothèque et la prison. Il estime que « comprendre le musée en tant qu’institution exige de voir son fonctionnement comme médiateur par lequel les cultures peuvent devenir le patrimoine collectif de tous ». Montpetit explicite le rôle d’institutions de médiation selon le mode de

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fonctionnement suivant : « Par l’action des musées, les nombreuses innovations dans les domaines des savoirs et des objectifs sociaux sont interprétées ; les musées assument une médiation de ces savoirs auprès des publics et favorisent l’atteinte des objectifs sociaux. Les publics peuvent alors s’approprier ces contenus, pour se former une opinion éclairée, nécessaire en démocratie, et même s’en faire un patrimoine perçu, à divers titres comme collectif14. »

9 Selon cette perspective, les musées présentent une médiation des savoirs sur le mode du patrimoine partagé et entrent alors, selon Montpetit, en résonnance avec l’idéal démocratique tel que le définit Alain Touraine : la démocratie est cet « espace public ouvert où se combinent la mémoire et le projet, la rationalité instrumentale et l’héritage culturel15 ».

10 Dans un cadre institutionnel muséal, la Galerie des dons opère une médiation d’un héritage culturel particulier : celui des cultures matérielles immigrées. Dans quelle mesure l’entrée de ce patrimoine dans cet espace singulier génère-t-il un déplacement symbolique du statut des objets qu’il présente ?

L’entrée au musée, un déplacement symbolique

11 Certains expôts de la galerie des dons comme la médaille de chevalier de l’ordre des arts et des lettres d’Ora Adler (pour l’oeuvre de son père le photographe et cinéaste Emmanuel Lowenthal) ou le drapeau de l’Union des engagés volontaires et anciens combattants juifs (1939-1945) témoignent directement de trajets migratoires entre l’Allemagne et la France. Aux côtés de multiples autres objets (truelle, machine à coudre, baby-foot, baguette de chef d’orchestre, violon, fraiseuse, valise, théière, carte d’apatride, photos, livres de contes…), ils posent la question de la matérialité des cultures immigrées dans l’espace public, mais également celle de l’évolution de leur statut à l’occasion de leur mise en exposition dans la galerie. Dans quelle mesure l’entrée dans l’institution muséale – comme le geste de la fontaine de Marcel Duchamp – ne consacre-t-il pas l’objet, ne lui confère-t-il pas, par un certain déplacement, une soudaine aura16 ?

12 Dans Claquemurer pour ainsi dire tout l’univers, Jean Davallon rappelle que « l’objet en entrant dans l’exposition change de statut et devient l’élément d’un ensemble, le composant d’une mise en scène. (…) N’étant plus objet appartenant au monde de la pratique, il est dorénavant objet d’un monde de langage. Son statut et sa signification seront donc définis par les rapports qu’il entretiendra avec les autres objets de l’exposition17 ». Nous sommes là au cœur de la fonction d’exposition du musée comme constitution d’un langage : « Par ces deux opérations, l’exposition se constitue comme texte selon les deux axes que l’on reconnait dans toutes les opérations de création de langage : la sélection d’éléments pris à l’extérieur de l’espace de l’exposition et appartenant au monde ; la combinaison de ces éléments rassemblés à l’intérieur de l’exposition en un nouveau monde. Deux gestes de production donc : la séparation et le rassemblement d’un côté, la mise en scène de l’autre18. »

13 Dans cette perspective, il s’agit d’interpréter la mise en exposition des cultures matérielles immigrées dans les vitrines d’Ovche Bâc (devenu Serge Bac en France) et d’Emmanuel Lowenthal : quels sont les récits et les tensions à l’œuvre ?

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La mise en exposition de la matérialité des cultures immigrées

14 Analysons dans un premier temps les récits de la mise en exposition du drapeau de l’Union des engagés volontaires et anciens combattants juifs (1939-1945) d’Ovche Bâc. Le cartel adjacent à cet expôt acquis par le musée en 2012 explique : « Ce drapeau est l’un des plus anciens drapeaux de l’Union des engagés volontaires et anciens combattants juifs (1939-1945). À la fois tricolore et porteur de cette inscription, il témoigne d’un engagement pour la France et d’un judaïsme laïque qui repose sur un socle historique, politique, culturel et linguistique. Cette association rappelle le sang versé sur le front par les immigrés. Ovche Bâ fut de ceux-là. À la Libération, il brandit ce drapeau. »

15 Cet élément de culture matérielle témoin d’une immigration pose donc d’emblée la question de la représentation de la nation républicaine à l’épreuve des mémoires. De prime abord, c’est l’histoire d’un engagement pour la France qui se donne à voir. Pourtant, l’inscription « l’Union des engagés volontaires et anciens combattants juifs (1939-1945) », ainsi que la juxtaposition dans la vitrine d’autres objets ayant appartenu à Ovche Bâc, semblent également conter le récit d’héritages culturels et de constructions identitaires qui définissent un espace élargi. Sous le drapeau, sont par exemple présentés des ciseaux, une règle de tailleur, un passeport, un portefeuille, des lunettes : des objets à première vue anodins mais qui racontent un parcours et un vécu plus complexe, qui part de Roumanie pour aller en France à Paris, puis en Allemagne avant de revenir à Paris19. On s’aperçoit ainsi qu’un portefeuille en tissu d’uniforme a été confectionné dans un camp de prisonniers (à Fürstenberg) par Serge et ses lunettes réalisées par un opticien allemand.

16 À travers le dispositif d’exposition et les entretiens avec le fils se dessine ainsi une histoire de résistance, aux côtés de l’histoire des engagés volontaires : « Fait prisonnier de guerre en juin 1940, Serge est envoyé dans un camp en Allemagne, près de Fürstenberg. Juste avant de partir, Serge enterre ses papiers d’identité pour ne pas que l’on découvre qu’il est juif. Finalement, avec ses camarades, ils décident de le révéler afin d’éviter de graves représailles. Durant sa captivité, Serge appartient à un réseau de résistance interne au camp, le “Front patriotique” du stalag III B, à direction communiste, qui effectue, entre autres, divers sabotages et diffuse un journal clandestin pour combattre la propagande vichyste et nazie grâce, notamment, à l’écoute de Radio Moscou (…). »

17 Différents récits s’entrecroisent au travers de la mise en exposition de ces objets : l’engagé volontaire, l’étranger, le juif, le prisonnier, le résistant, le Français. Ils tracent la cartographie d’une expérience fondamentalement transnationale et interculturelle passant par nombre de pays et de villes. La médaille de chevalier de l’Ordre des arts et des lettres d’Ora Adler acquise par le Musée en 2013 évoque également, par sa présence matérielle, les tensions à l’œuvre entre cette histoire et les mémoires de l’immigration. Reçue en 1998 à l’occasion de la donation du fonds photographique de son père Emmanuel Lowenthal20 à la Cinémathèque française, cette médaille est a priori une marque de reconnaissance de la part de la France. L’ordre des Arts et des Lettres récompense, en effet, celles et ceux qui ont contribué au rayonnement de la culture en France et dans le monde. Or Ora Adler la reçoit dans une période où la loi Pasqua (1995) l’oblige à apporter les preuves de sa nationalité française. D’où la présence, à côté de l’expôt, d’un texte qui contextualise les conditions du don : « D’un côté, la France reconnaît la contribution de ma famille immigrée au patrimoine national françis. D’un autre, on

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remet en cause notre présence sur le territoire. J’ai pensé dans un premier temps retourner à son expéditeur cette médaille, mais je crois que la meilleure façn de rappeler la dette morale contractée par la France auprès de ses immigrés est d’en faire don au Musée national de l’histoire de l’immigration. »

18 Par ailleurs, comme pour Serge Bac, se dessine en filigrane une histoire d’internement et de résistance dont rend compte le récit de sa fille : « Le répit est néanmoins de courte durée car, en 1939, la France déclare la guerre à l’Allemagne. Les étrangers allemands sont considérés comme les ressortissants d’un pays belligérant et sont donc menacés d’expulsion. Emmanuel est envoyé en camp de travail forcé. Mais reconnu pour son talent de photographe de plateau, il est de nouveau soutenu, cette fois-ci par la comédienne Michèle Morgan. Elle intervient en sa faveur, ce qui lui permet de rejoindre le tournage du film La Voix du Nord. Il ne peut cependant rester jusqu’à la fin de la réalisation, car avec la débâcle de l’armée française en juin 1940 commence la “drôle de guerre”. Emmanuel est enfermé dans un camp. Après s’être évadé, il réussit à descendre jusque dans le Vercors et à s’engager dans la France Libre. Auparavant, il avait pris soin d’envoyer sa famille dans le Sud, afin qu’elle ne soit pas inquiétée par la Milice ou la Gestapo. »

19 Il apparaît intéressant à ce stade d’établir un parallèle avec la pensée du sociologue Antoine Hennion qui conçoit le monde musical comme un « empilement de médiations hétérogènes des langages, des partitions, des interprètes, des scènes et des médias21 ». Ne peut- on dès lors considérer le dispositif de médiation de la Galerie des dons comme l’inscription d’une strate supplémentaire dans la superposition des médiations selon les différentes temporalités à l’œuvre au Musée national de l’histoire de l’immigration ? Ne voit-on pas émerger, au-delà des strates temporelles conduisant du « musée imaginé » décrit dans les divers rapports préparatoires au « musée réalisé » présent dans son architecture, ses espaces permanents, ses expositions, son site Internet…, une nouvelle médiation basée sur nouveau système de convention ? La médiation des cultures matérielles immigrées au sein de la galerie de dons ne contribue-elle pas alors à amplifier le phénomène de polyphonie narrative22 ? Dans quelle mesure fait-elle émerger de nouvelles formes d’institutionnalisation ? Quelles conséquences sur la construction des identités de l’institution ?

De nouvelles formes d’institutionnalisation des cultures immigrées

20 Au regard de certains récits, la Galerie des dons inscrit l’immigration dans la matrice républicaine23. Nous avons, cependant, observé que la dimension participative était au cœur du dispositif communicationnel de la galerie. Il s’agit dévaluer dans quelle mesure cet espace muséal singulier contribue à la construction médiatique des identités du Musée national de l’histoire de l’immigration, dans le sens d’une réinterprétation contemporaine des concepts de la nouvelle muséologie, des écomusées et des neighbourhood museums définis par les théories de Georges-Henri Rivière et de John Kinard

21 Les principes de médiations et les contenus patrimoniaux de la Galerie des dons rappellent, en effet, la démarche de l’écomusée qui, selon Georges-Henri Rivière, est comme « un instrument qu’un pouvoir et une population conçoivent, fabriquent et exploitent ensemble. Ce pouvoir, avec les experts, les facilités, les ressources qu’il fournit. Cette population,

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selon ses aspirations, ses savoirs, ses facultés d’approche24 ». Par ailleurs, si l’institution rejette l’idée de musée communautaire, ne s’inspire-t-elle pas aussi d’un de ses principes fondateurs qui considère que « le musée doit assumer la responsabilité de l’innovation culturelle et sociale, en prendre l’initiative et être au service de l’ensemble de la collectivité25 » ?

22 La Galerie des dons ne participe-t-elle donc pas alors aux côtés des autres médiations institutionnelles à l’émergence d’un prototype muséal hybride entre musée républicain et musée de voisinage, universalisme et communautarisme26 ?

Conclusion

23 Le dispositif de médiation des cultures matérielles immigrées au sein de la Galerie des dons fait émerger, via son système de convention et sa mise en exposition, de nouvelles formes d’institutionnalisation et de patrimonialisation de ces cultures, selon des logiques résolument participatives. Il ouvre la voie à un nouveau modèle d’innovation sociale, à la croisée du musée républicain et du musée de voisinage. Le système de convention permet, en effet, à ce patrimoine de dépasser le cadre de la mémoire personnelle et d’accéder au rang de collection nationale inscrite à l’inventaire du patrimoine français. Par ce déplacement de l’espace intime à l’espace public, de l’héritage familial à l’héritage national, il confère une certaine aura mais aussi et surtout une légitimation de ces cultures. Dès lors, on peut espérer que s’opère un changement de regard de la part des donateurs comme des spectateurs du musée sur ces cultures matérielles immigrées. À l’avenir, il serait intéressant de réfléchir aux perspectives de la muséologie numérique et notamment des collections et expositions en ligne qui ouvrent d’autres pistes pour une démocratisation culturelle élargie de ce patrimoine singulier27.

NOTES

1. Cette institution ne sera néanmoins reconnue officiellement que très tardivement et inaugurée le 15 décembre 2014 par le Président de la République François Hollande. 2. Décret no 2006-1388 du 16 novembre 2006 portant création de l’Établissement public de la porte Dorée-Cité nationale de l’histoire de l’immigration 3. Décret n° 2011-2008 du 28 décembre 2011 modifiant le décret n° 2006-1388 du 16 novembre 2006 portant création de l’Établissement public de la porte Dorée-Cité nationale de l’histoire de l’immigration. 4. Porté par le CIERA, la revue Hommes & Migrations, l’université Paris-13 (CEPN), le programme Sociétés Plurielles, la MSH-Paris Nord, le Centre Marc Bloch de Berlin 5. Michel Foucault, « Le jeu de Michel Foucault (entretien) », in Bulletin périodique du champ freudien, n° 10, 1977 ; Jean Davallon, « Le musée est-il vraiment un média ? », in Publics et Musées, n° 2, décembre 1992, pp. 99-123 ; Jean Davallon, L’exposition à l’œuvre. Stratégies de communication et médiation symbolique, Paris, L’Harmattan, 1999 ; Hugues Peeters, Philippe Charlier, « Contributions à une théorie du dispositif », in Le dispositif entre usage et concept, Hermès, vol. 3, n° 25, 1999,

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pp. 15-23 ; Bernadette Dufrêne, « Intérêts d’une approche sociohistorique des questions de médiation culturelle », in Quelles approches de la médiation culturelle ?, Paris, L’Harmattan, 2007 ; Muriel Flicoteaux. « La construction des identités du Musée national de l’histoire de l’immigration : vers un nouveau modèle muséal ? Héritage culturel et muséologie », université d’Avignon, 2010. 6. Jean Davallon, « Le musée est-il vraiment un média ? », op. cit. 7. Les objets sont susceptibles d’être repris par certaines familles ou association à l’échéance de la convention de dépôt. Voir Fabrice Grognet, « Les galeries participatives de la Cité nationale de l’histoire de l’immigration », in La Lettre de l’OCIM, n° 120, 2008, pp. 28-33. 8. Marcel Mauss, Essai sur le don, Paris, PUF, 2007. 9. Maurice Godelier, L’énigme du don, Paris, Fayard, 1996. 10. Muriel Flicoteaux, Harumi Kinoshita, « Innovation et réseaux au Musée national de l’histoire de l’immigration et au Louvre-DNP Museum Lab : vers de nouveaux modèles de coopération et de construction des identités ? », in Bernadette Saou-Dufrêne, Heritage and Digital Humanities, How should Training Practises Evolve, Zürich/Berlin, LIT Verlag, 2014, pp. 325-336. 11. Claude Lévi-Strauss, (dir.), L’identité, Paris, Grasset, 1977. 12. Paul Ricœur, Temps et récit, Paris, Seuil, 1985. 13. Définition du musée selon les statuts de l’ICOM, adoptés par la 22e Assemblée générale à Vienne (Autriche) le 24 aout 2007. 14. Raymond Montpetit, « Le musée en tant qu’institution : de l’étatisme au populisme démocratique », in André Turmel (dir.), Culture, institution et savoir, Québec, Les Presses de l’Université Laval, 1997, pp. X-XV. 15. Alain Touraine, Qu’est-ce que la démocratie ?, Paris, Fayard, 1994, p. 239. 16. Walter Benjamin, L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, Paris, Allia, 2003. 17. Jean Davallon, « Gestes de mise en exposition » in Jean Davallon (dir.), Claquemurer pour ainsi dire tout l’univers, Paris, CCI- CGP, 1986, p. 245. 18. Ibid., p. 244. 19. Celui qui, en France, s’appellera Serge Bac, de son prénom Ovsei, Ovche ou Govche, selon les sources, auquel s’ajoute, dans sa filiation juive, Yeshoua Ben Abel, et de son nom Bâc, naît en 1906 à Tighina (initialement ville russe de Bender ou Bendery). Parti pour la France rejoindre ses frères en 1924, mais sans papiers de séjour, il est expulsé et retourne en Roumanie. Il revient en France en 1928 et travaille avec de faux papiers comme ouvrier tailleur (d’où la présence des ciseaux et de la règle dans la vitrine). Au moment de la déclaration de guerre, il s’engage pour défendre la France, est affecté au 22ème régiment de marche des volontaires étrangers et envoyé sur le front de la Somme, près de Péronne. Fait prisonnier, il est envoyé en Allemagne près de Fürstenberg et libéré en 1945. Lorsqu’il rentre chez lui, le 6 juin 1945, Serge apprend que sa femme et son fils ont été arrêtés (Abel avait à peine quatre ans), internés à Drancy puis, séparément, envoyés à Auschwitz. Il reprend son métier de tailleur, est naturalisé français en 1947, se remarie et refonde une famille. Croix du combattant volontaire 1939-1945, il décède en 1994 à Paris. (D’après le portrait de l’Union des Engagés Volontaires, Anciens Combattants Juifs, leurs Enfants et Amis) 20. Né à Lemberg (Autriche) en 1896, Emmanuel Lowenthal sert dans l’armée autrichienne comme officier durant la Première Guerre mondiale. Il étudie la physique à Berlin, puis se consacre, en autodidacte, à la photographie. Au cinéma, il devient photographe de plateau très perfectionniste, travaillant sans assistant, Emmanuel Lowenthal est un des derniers photographes “à l’ancienne” de l’époque de Raymond Voinquel ou de Roger Corbeau. Il débute sa carrière dans les studios berlinois de la U.F.A. en travaillant notamment auprès d’Anatole Litvak (La Chanson d’une nuit, 1932). Interdit de travail par les lois antijuives, il fuit la persécution du régime nazi pour se réfugier en France en 1933. Il y vit dans la misère jusqu’en 1936, date à laquelle il est enfin régularisé et redevient un photographe de plateau très actif jusqu’au début de

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la Seconde Guerre mondiale (Remorques, Jean Grémillon, 1939-41). Interné à deux reprises en tant que réfugié juif allemand, il est libéré après la débâcle de 1940 et survit en travaillant pour un photographe de la région de Limoges. Mais il doit se cacher et finit par se réfugier dans le Vercors. Emmanuel Lowenthal reprend son métier à la Libération et son œuvre devient à nouveau représentative du cinéma français de l’époque. Il participe à des classiques (Elena et les hommes, Jean Renoir, 1955 ; La Traversée de Paris, Claude Autant-Lara, 1956) ou encore (La Belle de Cadix, Raymond Bernard, 1953), et réalise les portraits de nombreuses célébrités (dont Michèle Morgan, Jean Renoir ou Ingrid Bergman). Il décède à Paris en 1959. Source : catalogue Ciné- Ressources de la Cinémathèque française 21. Antoine Hennion, La passion musicale. Une sociologie de la médiation, Paris, Métailié, 1993. 22. La polyphonie narrative vise celle du récit colonial et du récit républicain, des récits historiques, artistiques et anthropologiques, des récits historiques et mémoriels, du récit d’unité de la nation et des récits de diversité des patrimoines des migrants… Voir Muriel Flicoteaux. « La construction des identités du Musée national de l’histoire de l’immigration : vers un nouveau modèle muséal ? Héritage culturel et muséologie », op. cit. 23. Inscription des récits au cœur d’un musée national, drapeau français, médaille de chevalier des arts et des Lettres… 24. Georges Henri Rivière, « Définition évolutive de l’écomusée », in Museum, n° 148, Paris, Unesco, 1985, p. 182. Troisième et dernière version du texte. 25. John R. Kinard,, « Le musée de voisinage catalyseur de l’évolution sociale », in Museum, n° 148, Paris, Unesco, 1985, pp. 217-223. 26. Voir Muriel Flicoteaux. « La construction des identités du Musée national de l’histoire de l’immigration : vers un nouveau modèle muséal ? Héritage culturel et muséologie », op. cit. 27. Cf le cas de l’application CitéRepères pour iPhone et IPoudTouch du Musée de l’Immigration, lauréat de l’appel à projet « service culturels innovants » du`ministère de la Culture et de la Communication. Voir Muriel Flicoteaux, Harumi Kinoshita, « Innovation et réseaux au Musée national de l’histoire de l’immigration et au Louvre-DNP Museum Lab : vers de nouveaux modèles de coopération et de construction des identités ? », in Bernadette Saou-Dufrêne, Heritage and Digital Humanities, How should Training Practises Evolve, Zürich/Berlin, LIT Verlag, 2014, op. cit.

RÉSUMÉS

Ouvert en 2007 au Palais de la Porte Dorée, le Musée national de l’histoire de l’immigration est doté d’un espace muséal symbolique de l’institution : la Galerie des dons. Destinée à exposer des objets donnés au Musée par des hommes et des femmes soucieux de transmettre la mémoire migratoire de leur famille, cette galerie questionne les modes d’institutionnalisation traditionnels du patrimoine de l’immigration. Fondé sur un système de convention participatif, ce dispositif singulier de médiation permet de renouveler les processus d’institutionnalisation et de patrimonialisation des cultures matérielles immigrées en les faisant passer de l’héritage familial au patrimoine national.

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AUTEUR

MURIEL FLICOTEAUX Chercheure associée laboratoire Paragraphe, université de Paris-8, co-présidente de Al Syete, la maison judéo-espagnole à Paris.

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Chroniques

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Chroniques

Lieux saints partagés

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Jérusalem, ville partagée ? Entretien avec Vincent Lemire, historien, université Paris-Est/Marne-la- Vallée

Marie Poinsot et Nicolas Treiber

Hommes & Migrations : Vous dites dans votre introduction que Jérusalem est une ville très chargée symboliquement et qui pâtit paradoxalement d’un déficit de travaux historiques et géographiques. Pourquoi avez-vous souhaité lancer ce projet d’une histoire globale de cette « ville-monde » ? Vincent Lemire : Je travaille sur Jérusalem depuis 1997, après avoir étudié le ghetto de Venise au XVIe siècle, son histoire urbaine et les liens entre locataires juifs et propriétaires chrétiens, les conflits fonciers et juridiques, les conflictualités à l’échelle d’une micro-histoire urbaine1. Après avoir passé l’agrégation, j’ai souhaité continuer mes recherches sur la ville dans sa matérialité en me déplaçant sur le terrain israélo-palestinien. Mon premier objectif était de travailler à une monographie contemporaine croisée de Jaffa et de Tel Aviv entre 1909 et 1949. Mon directeur de thèse, Robert Ilbert m’a fermement encouragé à travailler sur Jérusalem, ville-monde, ville cosmopolite, alors que lui même était spécialiste d’Alexandrie ; son principal argument était qu’une histoire urbaine rigoureuse faisait défaut. J’ai commencé à traiter la bibliographie, monstrueuse d’un point de vue quantitatif, mais qui, sur le plan qualitatif, comportait de nombreux biais plus ou moins assumés, avec une dominante du religieux et du géopolitique sur l’histoire et la géographie. Sur ce terrain que je croyais totalement saturé, venir de l’extérieur avec les questionnements extrêmement classiques de l’histoire urbaine, de l’histoire sociale, de l’histoire des lieux, des conflictualités, pouvait donc apparaître légitime. Ma thèse consacrée à l’hydro-histoire de Jérusalem entre 1840 et 1948 m’a permis de travailler sur des problématiques transversales : toutes les communautés ont besoin d’eau potable, toutes en manquent à la fin du mois d’août et toutes sont soumises aux mêmes inondations au moment de l’hiver. Cela me permettait de travailler sur des conflictualités et des formes de transaction présentes dans n’importe quel système urbain2. Quant à l’essai Jérusalem. Histoire d'une ville-monde, des origines à nos jours (Flammarion, 2016), nous sommes quatre à y avoir participé (Katell Berthelot, Julien Loiseau, Yann

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Potin) et nous avons dû sortir de nos spécialités, puisque j’ai dû, par exemple, traiter la totalité de la période ottomane. La rédaction du livre s’est faite en même temps que je lançais un grand projet européen, Open Jérusalem, impliquant un soixantaine de chercheurs originaires d’une quinzaine de pays, consacré aux archives qui permettent de renouveler l’histoire contemporaine de Jérusalem3.

HetM : Qu’avez-vous privilégié comme sources ? V. L : J’essaye de tenir à bonne distance les sources exogènes qui ont été forcément les plus mobilisées jusqu’ici car les plus facilement accessibles. Des ouvrages publiés il y a dix ou quinze ans signalaient, par exemple, couramment qu’il n’y avait pas de sources ottomanes accessibles sur la municipalité de Jérusalem, car elles n’auraient pas été conservées. Or, dans les archives de l’actuelle municipalité israélienne, j’ai pourtant identifié en 1999 un carton d’une richesse incroyable, 1700 pages sur la municipalité ottomane de Jérusalem, entre la fin du XIXe et le début du XXe siècle, que nous sommes en train d’éditer4. Cependant, au-delà de cette aubaine ponctuelle, il faut souligner que la plupart des archives disponibles sur la période ottomane se trouvent à Istanbul, dispersées dans l’océan des archives impériales : leur localisation et leur description a été l’un des chantiers prioritaires du projet Open Jérusalem. Ce projet se focalise prioritairement sur les archives endogènes, les sources produites par des institutions actives sur place. Il se concentre sur les processus de circulation des archives : la correspondance circule et, sauf exception, elle est conservée par le destinataire. Or, à Jérusalem, dans la seconde moitié du XIXe siècle, se multiplient les pouvoirs impériaux, proto-impériaux, coloniaux ou communautaires, comme l’archimandrite russe, le patriarche de Constantinople, ou les innombrables associations chrétiennes, évangélistes américaine et autres. Tout le monde veut avoir son comptoir dans la ville sainte. Beaucoup de personnes physiques ou morales produisent de la documentation à Jérusalem ; elles sont très souvent financées et encadrées par des institutions extérieures. Les archives « de Jérusalem » sont donc rarement « à Jérusalem », elles sont en elles-mêmes particulièrement migrantes. Du point de vue thématique, il s’agissait d’essayer de se tenir à bonne distance les sources exclusivement religieuses. Évidemment, beaucoup de gens travaillent à Jérusalem pour des motifs religieux car c’est l’une des fonctions premières de cette ville. Mais c’est aussi une cité dans laquelle se posent des problèmes de transport publics, d’eau potable, de fiscalité, de transport public, d’hygiène... Et on produit un gain heuristique fort si on se tourne vers ces sources administratives qui ont été négligées jusqu’à présent parce qu’elles donnaient à voir des morceaux d’histoire qui n’intéressaient pas les historiens.

HetM : La complexité de l’histoire « palimpseste » de Jérusalem fait que cette ville est davantage perçue à travers une « topographie légendaire », qui oriente une narration qui relève tout à la fois de l’imaginaire et de réalités historiques polyphoniques. Une des particularités de Jérusalem tient-elle à cette fameuse coexistence des trois monothéismes ? V. L : C’est la seule ville qui incarne une forme universalité pour les trois grandes religions monothéistes, à la différence de Rome, de Lourdes ou de La Mecque. Par exemple le Dôme du Rocher est le plus ancien monument islamique conservé à ce jour. Ce bâtiment est construit en 691, à un moment où l’islam est encore bégayant, où le Coran n’est pas encore fixé. Pour les musulmans, c’est un lieu fondateur, alors que pour le christianisme c’est le lieu de la mort et de la résurrection du Christ.

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Jérusalem est, enfin, le pivot des traditions juives : le temple présent ou absent, admiré ou regretté, visité ou espéré, est au cœur des cultures juives, qu’elles soient locales ou diasporiques. Par ailleurs, au-delà de ces éléments structurants, il faut avoir en tête que les imaginaires font partie intégrante de l’histoire de Jérusalem. S’il y a une ville où l’imaginaire est créateur d’histoire – je reprends un concept de Robert Ilbert à propos d’Alexandrie – et informe le réel, c’est bien celle-là. Jérusalem est une ville faite de chair et de pierre, mais aussi d’encre et de papier. Au XIXe siècle des voyageurs, plus ou moins pèlerins, plus ou moins touristes (comme aujourd’hui) arrivent d’un Occident qui se sécularise, ce qui est un basculement historique majeur. Jérusalem occupe une place particulière dans l’imaginaire occidental à partir du XIXe siècle, dans un contexte européen de lente sortie de la religion, de déchristianisation et de sécularisation. À la lecture des récits de voyages, la ville apparaît ainsi comme un conservatoire, un garde-mémoire, un lieu où l’on vient et revient pour trouver des bornes identitaires, des références religieuses qui sont en train de disparaître ou de s’estomper en Europe. Cela permet de comprendre pourquoi on trouve dix fois plus de lieux saints aujourd’hui à Jérusalem qu’on en avait en 1900. La fabrique des lieux saints est bien liée au fait que cette ville est devenue un point de référence pour un Occident en train de sortir de la religion au sens structurant du terme, un Occident aujourd’hui quasi mondialisé. Par exemple, on a fait d’un pavement romain découvert dans les années 1850 le Lithostrôtos, le lieu où le Christ a été flagellé. Ce lieu n’avait jamais auparavant été un sanctuaire, c’était un simple pavement datable de l’époque romaine et donc potentiellement de l’époque du Christ. Comme si, aujourd’hui, n’importe quel morceau de bitume pouvait devenir un musée. On a découvert depuis que ce pavement datait du IIe siècle après Jésus-Christ, mais bien sûr le sanctuaire n’a été ni fermé ni démonétisée. Les lieux saints de Jérusalem sont des inventions sans retour.

HetM : Cette topographie légendaire pourrait-elle se rapprocher de la vision de l’histoire que Freud donnait de Rome dans Malaise dans la civilisation et que Michel de Certeau nomme « atopie » dans Histoire et psychanalyse ? N’y a-t-il pas une sédimentation particulière de l’histoire à Jérusalem ? Une manière spécifique d’édifier un présent sur les strates du passé, un régime particulier de fabrication de la mémoire ? V. L. : L’« atopie » littéralement veut dire le non-lieu. On peut effectivement penser Jérusalem comme une collection paradoxale de non-lieux de mémoire, au sens où si un lieu peut être inventé, fabriqué, en permanence et surtout déplacé, les lieux de mémoire divaguent en permanence à Jérusalem. Ils n’arrêtent pas de se déplacer. Ils sont reproductibles et se démultiplient en d’innombrables avatars. De ce point de vue, la lecture de la Topographie légendaire des évangiles en Terre sainte de Maurice Halbwachs a été un choc absolu. Ce livre m’a fourni un cadre conceptuel pour penser véritablement ce qu’est un lieu de mémoire. Et notamment pour prendre en compte une dimension que Pierre Nora avait curieusement négligé, celle justement de la dimension topographique de la mémoire, au sens premier du terme. Ainsi, les contraintes géo-climatiques donnent du sens à ce processus : des lieux de mémoires peuvent se déposer et se perpétuer plus ou moins aisément à certains endroits plutôt qu’à d’autres. Or Jérusalem est tout sauf une carte plate, lisse, transparente. Elle se construit sur des contraintes et des potentialités de site très fortes.

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Par ailleurs, les lieux de mémoire finissent par former des réseaux de mémoire qui se répondent entre eux. Les lieux des mémoires juifs, chrétiens, islamiques et les récits qui les portent interagissent, soit pour se fragiliser, soit pour se confronter, soit pour se renforcer. Cette grille de lecture interactionniste ou relationnelle, concernant les « lieux de mémoires », a été pour moi fondatrice.

HetM : Les récits fondateurs sur Jérusalem portés par les trois monothéismes privilégient chacun une narration globale, à vocation universelle, au détriment de la prise en compte des événements historiques qui concernent les autres religions. Cela semble produire une histoire en îlots. Comment étudier les possibilités de dialogue, de cohabitation historique qui font l’histoire partagée, imbriquée, des trois monothéismes à Jérusalem ? V. L. : Il faut partir d’une évidence : les traditions monothéistes sont en coprésence forte et continue à Jérusalem. Cette histoire en îlots – ou en archipels, si on est optimistes – tient au fait que chaque nouvelle tradition religieuse se pose et se dépose en s’opposant à celle qui la précède. L’histoire de la ville se fonde finalement sur cette tension créatrice entre la nécessité de s’inscrire dans les « lieux communs » d’une tradition préexistante – chaque prophétie ne fait jamais que continuer la précédente, c’est ce qui fonde sa légitimité – et, en même temps, d’en inventer de nouveaux pour exister et se distinguer. Par exemple, à la fin de l’époque byzantine, une très grande partie des souvenirs vétérotestamentaire étaient, fort logiquement, encore disséminés sur le Mont du Temple ou à proximité, l’anneau de Salomon ou la corne d’onction de David par exemple… Or ils se sont peu à peu déplacés, comme s’ils étaient aimantés, et se sont agrégés à l’intérieur Saint-Sépulcre, où ils n’avaient pourtant rien à faire sur le plan de la rationalité historique ou simplement sémantique. Ce n’est donc pas seulement les lieux qui changent de fonction – cela a été maintes fois prouvé – mais également les récits qui se déplacent. On constate ainsi qu’en cinq siècles, entre 70 et le milieu du VIe siècle, tout converge vers le Saint Sépulcre ; le lieu centripète aimante des souvenirs qui n’ont rien à y faire, et dont une partie repartira ailleurs par la suite, au moment de la refondation du temple opérée par l’islam à la fin du VIIe siècle. En parlant de « coprésence » plutôt que de « coexistence », il s’agit pour moi de ne pas survaloriser une espèce d’âge d’or de Jérusalem, par contraste avec aujourd’hui. Mon objectif consiste à éclairer des phénomènes obscurs que je considère comme signifiants, dans un lieu où les trois grands récits monothéistes se sont forgés, où il y a eu évidemment des conflits mais aussi des transferts, des échanges et des circulations de récits. Par exemple, la porte Saint-Étienne qui donne sur le Mont des Oliviers, appelée aussi porte des Lions est nommée en arabe « Bab Sitt Mariam » car elle conduit à la tombe de Marie. Or, dans les sources judiciaires ottomanes, les juges du tribunal islamique se plaignent que des femmes musulmanes infertiles aillent prier devant cette tombe, et ils renouvellent sans cesse l’interdit, ce qui est bien la preuve qu’il n’est pas respecté. Dans Histoire d’une ville-monde, on s’intéresse aussi à cette fameuse mosquée-chapelle de l’Ascension au sommet du Mont des Oliviers où l’on peut observer une empreinte de pied sur le rocher. Ce n’est pas parce qu’il s’agit d’une mosquée que les musulmans y voient l’empreinte du prophète Mahomet, pour sa part abritée sous le Dôme du Rocher. Selon la tradition musulmane, il s’agit bien de l’empreinte du pied du prophète Issa ibn Mariam, Jésus fils de Marie, qui se trouve donc dans une mosquée. Parce qu’elle est le tronc commun des cultures

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monothéistes, Jérusalem produit en elle-même de l’hybridation. C’est la vérité intrinsèque de l’histoire de cette ville.

HetM : La cohabitation des trois monothéismes dans l’espace restreint de la vieille ville ne signale-t-elle pas un régime particulier d’habitation spirituelle du présent ? Quand l’appel à la prière résonne depuis le Mont du Temple et emplit l’esplanade du Mur des lamentations, n’y a-t-il pas là une expérience particulière pouvant réguler la coexistence, la cohabitation des religions ? V. L. : Il y a effectivement une expérience immédiate de la promiscuité : les traditions religieuses coexistent depuis toujours à Jérusalem. Cette coexistence n’est pas forcément harmonieuse, c’est pourquoi je préfère parler de coprésence, terme moins connoté. Cette coprésence peut produire du dialogue, elle peut aussi passer par des exclusions, des ségrégations, voire des massacres. Mais les traditions demeurent. Il ne faut donc pas confondre l’événementiel des affrontements ou des échanges avec la longue durée de la coprésence, qu’elle soit harmonieuse ou conflictuelle. Une autre expérience du lieu tient au pouvoir structurant d’un site extrêmement particulier, j’y reviens. C’est pour cette raison que nous avons insisté sur la cartographie et placé au tout début du livre une carte vide, « silencieuse », sans aucune trace de bâti, seulement la topographie. Elle permet de s’imprégner de la puissance des lieux. Si on se dirige vers l’ouest de Jérusalem, depuis toujours, on trouve la plaine, les activités agricoles, puis un peu plus loin le littoral, les bateaux qui arrivent, Jaffa, la mer, l’Europe. Quand on visite Jérusalem, aujourd’hui, à la porte ouest (porte de Jaffa), il y a le tramway, une galerie commerciale, les restaurants, la vie urbaine. Mais, à l’est, c’est le monde des morts, la mer Morte et le désert, d’où arrivent les prophètes. Aujourd’hui encore, du côté de la porte Saint-Étienne, la ville ouvre sur des tombes : le cimetière musulman immédiatement en sortant, les tombes chrétiennes en face, le cimetière juif sur le versant sud du Mont des Oliviers, complètement minéral. Cela fait écho aux traditions eschatologiques qui toutes, qu’elles soient juives, chrétiennes ou musulmanes, situent l’Apocalypse et le Jugement dernier sur le Mont des Oliviers. La ville se situe sur une ligne de crête, entre la plaine littorale et le désert, et cette ligne de crête est une position de seuil qui traverse l’histoire. Or, on retrouve sur cette même ligne de crête les villes de Hébron, Bethléem et Naplouse… toutes les villes historiques et tous les lieux saints les plus emblématiques de Palestine. Ma formation de géographe m’a conduit à penser les lieux et les topographies comme un horizon de contraintes et de potentialités qui durent et qui perdurent. C’est ce que peut appeler l’esprit du lieu, au-delà des cassures du temps.

HetM : Au-delà des religions, des croyances et des rituels, peut-on aussi observer la coexistence des langues, des cultures, des savoirs dans cette métropole mondiale pionnière ? Jérusalem préfigure-t-elle d’autres villes monde, un brassage du monde entier au sein de la ville ? V. L. : Je ne suis ni un grand spécialiste ni un grand amateur de « l’histoire des idées », telle qu’on la pratiquait jadis de façon un peu désincarnée. Même sur ces thématiques, je m’intéresse prioritairement à l’histoire matérielle, aux dispositifs concrets de frottement et de transfert entre les différentes langues, cultures et traditions. Par exemple, dans le cadre du projet Open Jérusalem, nous avons travaillé sur les imprimeries de Jérusalem, par où procède et transite l’essentiel de la production et de la diffusion du savoir, disons jusqu’aux années 1960. Évidemment, la

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plupart de ces imprimeries sont communautaires, elles produisent donc pour leur propre communauté, mais pas seulement. Par chance, les typographes ont l’habitude de ne pas jeter les casses de caractères, même les plus anciennes, et on s’est ainsi rendu compte que beaucoup d’imprimeries avaient des casses dans de nombreuses langues et alphabets : elles n’imprimaient donc pas dans une seule langue, dans un seul alphabet, pour leur seule communauté, mais elles étaient aussi des lieux de traductions et d’échanges linguistiques et culturels. Dans l’imprimerie de la custodie franciscaine, les archives ont été bien conservées et valorisées dans le cadre d’Open Jérusalem. Après avoir retrouvé tous les livres de compte, tous les bons de commande, tous les carnets d’atelier, nous nous sommes rendus compte que cette imprimerie travaillait pour tout le monde à Jérusalem, dans toutes les langues, dans tous les alphabets, et pas uniquement pour imprimer des contenus religieux5. Pour analyser sérieusement les échanges interculturels, il faut donc travailler sur les outils et sur la matérialité de ces échanges. Nous avons aussi exploré les bibliothèques des grandes familles. Chez les Khalidi, par exemple, il y a beaucoup de langues dans les collections familiales, énormément d’ouvrages en français, en allemand, en anglais, en russe. Nous avons étudié leurs dictionnaires de langues : français-hébreu, kurde-arabe, et bien d’autres. À la fin du XIXe siècle Ruhi al-Khalidi était consul ottoman à Bordeaux, enseignant à la Sorbonne. Sa bibliothèque renferme de la littérature française, arabe, mais aussi hébraïque. C’est cela la « ville-monde » de Jérusalem, ce n’est pas un fantasme ou une projection a posteriori, c’est très concret. Élu député de Jérusalem au parlement ottoman de 1908, Ruhi al-Khalidi a été l’un des tous premiers à s’intéresser de près au sionisme dès le début du XXe siècle. Il a beaucoup échangé localement avec le célèbre Eliézer Ben-Yehouda qui était de son côté en train d’inventer l’hébreu moderne ! Les échanges entre Khalidi et Ben- Yehouda ont nourris la trame de nombreux de ses discours au parlement ottoman d’Istanbul, dont il était par ailleurs vice-président6. Voilà comment on renouvelle l’histoire de Jérusalem, en éclairant ces phénomènes longtemps restés dans l’obscurité.

HetM : De quoi cette figure historique de Jérusalem serait-elle représentative ? V. L. : Dans le projet Open Jérusalem et dans le livre Histoire d’une ville-monde, il ne s’agit pas de reconstruire une histoire à l’eau de rose, célébrant l’harmonie ou le dialogue. La promiscuité n’est pas de la mixité, et, encore une fois, elle peut produire ou préparer de la violence. Si Khalidi converse avec Ben-Yehouda, cela n’empêche pas qu’ils soient ennemis. Le premier veut connaître les intentions du projet sioniste pour mieux le combattre. Ainsi fonctionne la coprésence à Jérusalem, en Israël, en Palestine : même ennemis – ou parce qu’ennemis – on apprend à se connaître. C’est le cas aujourd’hui des leaders nationalistes palestiniens comme Yahya Sinouar qui ont appris l’hébreu en prison.

HetM : L’histoire de Jérusalem comme ville d’exil est-elle écrite ? Une ville qui à la fois suscite des mouvements diasporiques dans le monde et une ville qui accueille simultanément les exilés du monde entier ? V. L. : Sur la longue durée, le profil démographique de Jérusalem est structurellement déprimé, et cela procède là encore de données géo-topographiques : c’est une ville où il n’y a pas d’eau potable aisément accessible, peu de terres arables, pas de grandes voies de communication… Elle cumule donc de nombreux handicaps pour attirer les activités et les jeunes familles. Son seul atout est cette acropole, sur laquelle a été

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fondé le premier temple de l’histoire monothéiste, ce qui a produit aux alentours cette ville-temple, ou ce temple-ville… Et de fait, dans l’imaginaire des pèlerinages, Jérusalem est une ville où l’on vient souvent pour finir ses jours, pour se « retirer » du monde. Aujourd’hui encore, cela reste vrai, d’où les immenses cimetières qui ceinturent la ville et qui sont tous saturés. À plusieurs époques de son histoire, Jérusalem est ainsi en très forte déprise démographique et n’arrive même plus à remplir ses étroites murailles. En 1914 comme aujourd’hui, la vieille ville compte 35 000 habitants, alors qu’elle n’en comptait qu’à peine 10 000 au début du XIXe siècle. Depuis 1947, la ville s’est totalement transformée d’un point de vue démographique en devenant la capitale d’un État moderne, Israël, qui encourage fortement l’immigration. Cette ville a donc toujours été sous perfusion démographique, c’est une ville de migrants. Dans la toponymie de Jérusalem au XIXe siècle, on retrouve Harat al-Saltin « le quartier des habitants de Salt » en Jordanie ; Harat al-Maghariba « le quartier des Maghrébins » ; Harat al-Mashraqa « le quartier des Orientaux » ; Bab al-Sarb « la Porte des Serbes »… Aujourd’hui encore, à Jérusalem, on ne fait que croiser des gens venus d’ailleurs, des russes, des américains, des Éthiopiens, des Arméniens, des Grecs… Ceci étant dit, les courbes démographiques indiquent récemment le début d’une auto-reproduction de la population : l’orthodoxisation de la ville, côté israélien, engendre un taux de fécondité extrêmement élevé qui assure désormais un réel dynamisme démographique, même s’il ne va pas sans poser certains problèmes socio- économiques. Malgré cela, certaines de ces familles très nombreuses sont obligées de déménager et de quitter la ville à cause des prix immobiliers très élevés. Sur le plan démographique, il y a une autre donnée importante : la fécondité est également très forte à Jérusalem et, en particulier depuis la guerre des six jours. Entre 1967 et 2017, la population palestinienne de Jérusalem a été multipliée par 4, alors que la population juive n’était multipliée que par 2,5. Cet élément, assez contre- intuitif, peut s’expliquer en partie par la décision des autorités israéliennes de retirer leur carte de résident aux Palestiniens au bout de six ou sept ans d’absence. La mesure s’est finalement révélée contre-productive car cette « contrainte de retour » a eu pour effet de fixer la population : ceux qui partent travailler à l’étranger rentrent au bout de cinq ou six ans pour ne pas perdre leur statut de résident et ils sont remplacés par des membres plus jeunes de leur famille. Cette mobilité circulaire permet de demeurer dans la ville. Depuis 1967, 15 000 Palestiniens ont été privés de leur droit de résidence à Jérusalem, ce qui évidemment contestable sur le plan juridique, mais ce qui reste assez limité sur le plan quantitatif. En tous cas, étudier Jérusalem comme une pompe de flux et de reflux migratoire, une ville de migrations, est une clé d’analyse incontournable pour comprendre l’histoire de la ville, dès son origine.

HetM : Comment Jérusalem peut-elle échapper au destin d’être « le tombeau de l’Histoire » ? Quelles sont les démarches historiques, citoyennes, pédagogiques et culturelles qui peuvent recréer du dynamisme, des échanges, des circulations significatives dans cette ville qui reste prisonnière des pièges de l’Histoire ? V. L. : Ceux qui sont aujourd’hui en capacité de sortir de la situation actuelle pour faire en sorte que cette ville soit un jour partagée, qu’elle devienne la capitale de deux États, formés par deux peuples, deux ethnogenèses singulières qui chacun ont une légitimité pour considérer Jérusalem comme leur capitale – ce ne sont pas les

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chercheurs en sciences sociales ou les historiens, ce sont les citadins de Jérusalem, les leaders politiques et les diplomates. Ce que peuvent fournir les historiens ce sont des récits, des références historiques, des mises en perspective pour aider à penser le présent. Pour ce qui me concerne, la question qui m’intéresse tout particulièrement est celle de la gouvernance locale et notamment du pouvoir municipal. Car là est la clef d’une solution possible, dans l’articulation et l’emboitement des échelles de souveraineté. J’ai beaucoup travaillé sur l’histoire de la municipalité dans mon ouvrage précédent Jérusalem 1900. La ville sainte à l'âge des possibles (Armand Colin, 2013, Points-Seuil, 2016), à partir des 1 700 pages d’archives municipales qui sont conservées pour la période 1892-1916. Le problème municipal est aujourd’hui majeur ; il y a 800 000 habitants à Jérusalem, dont 500 000 Israéliens et 300 000 Palestiniens. Ces Palestiniens, qui représentent 40 % de la population totale, n’ont logiquement pas le droit de vote aux scrutins nationaux israéliens, mais surtout ils ne participent pas aux élections municipales, qu’ils boycottent massivement pour ne pas avaliser l’annexion unilatérale décidée par Israël. Ces 40 % de Palestiniens payent des impôts locaux mais 12 % seulement du budget municipal leur est consacré. De ce fait, on observe un décrochage alarmant de Jérusalem Est, avec une détérioration accélérée des infrastructures urbaines. À l’inverse, Jérusalem Ouest bénéficie de près de 90 % des financements municipaux et rejoint pour certains quartiers les plus hauts standards internationaux comme New York ou Londres. Ainsi, la ligne verte de la frontière de 1949-1967 ne cesse de resurgir et le fossé se creuse de plus en plus en l’ouest et l’est de la ville. Je suis très réservé sur le rôle « citoyen » de l’historien en tant que facilitateur de dialogue : malgré la nécessité de ce dialogue, je ne crois pas que le rôle de l’historien consiste à réunir les parties en présence. L’historien est là pour déstabiliser les certitudes, pas pour édulcorer les oppositions. En revanche, toujours en me focalisant sur la matérialité des instances de production et de diffusion du savoir, je consacre énormément de temps à la traduction de mes livres dans plusieurs langues, en anglais, en arabe, en hébreu, en italien, dans des maisons d’édition ayant une force de diffusion et des labels de légitimité et de respectabilité incontestables. Il faut que les livres d’histoire échappent aux cercle de diffusion habituels et puissent être discutés et même appropriés par des audiences très diverses, y compris dans d’autres perspectives que celles de l’auteur. Selon moi, il faut s’attarder sur les conditions concrètes de la diffusion matérielle du savoir, et non pas parler dans le vide des « instances de dialogue interculturel » en multipliant les tables rondes dans lesquelles les polémiques ou les bons sentiments prennent la place des échanges. En tant qu’historien, ce qui m’intéresse, c’est de prendre en compte les lieux et les situations d’intervention, pour toucher les populations véritablement concernées et impliquées dans les réalités historiques que mes recherches tentent d’analyser. Si j’accepte volontiers qu’on s’approprie mes livres, je dépense beaucoup d’énergie pour éviter d’être instrumentalisé par des mouvements ayant un agenda idéologique déterminé. Sur un tel sujet, je considère que cette vigilance n’est pas accessoire, que cela fait partie de ma responsabilité professionnelle. Vigilant ne veut pas forcément dire consensuel : mon prochain livre portera sur l’histoire de Jérusalem pendant la guerre des Six jours et sur la destruction du quartier maghrébin, sujet extrêmement polémique et sensible. En tant qu’historien extérieur aux conflits qui agitent la région – et j’assume absolument cette position d’extériorité – je peux crever des abcès, en

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explicitant mes postulats méthodologiques et en m’appuyant sur un certain artisanat des archives.

NOTES

1. Vincent Lemire, « Les puits du ghetto : conflits de mémoire et logiques d’appropriation (Venise, 1450-1650) », in Histoire Urbaine, n° 4, décembre 2001, pp. 105-126. 2. Vincent LEMIRE, La soif de Jérusalem. Essai d'hydrohistoire (1840-1948), Paris, Publications de la Sorbonne, décembre 2010. 3. http://openjlem.hypotheses.org 4. Yasemin Avci, Falestin Naïli, Vincent Lemire, « Publishing Jerusalem's ottoman municipal archives (1892-1917) : a turning point for the city's historiography », in Jerusalem Quarterly, n° 60, Institute for Jerusalem Studies, January 2015. 5. Leyla Dakhli, « The Tipografia di Terra Santa : Men at Work », in Angelos Dalachanis, Vincent Lemire (dir.), Ordinary Jérusalem. Revisiting a World-City, Leiden, Brill, 2018. 6. Jonathan Gribetz, « Arab-zionist conversations in late ottoman Jerusalem : Saʿid al-Husayni, Ruhi al-Khalidi and Eliezer Ben-Yehuda », in Angelos Dalachanis & Vincent Lemire (dir.), Ordinary Jérusalem. Revisiting a World-City, Leiden, Brill, 2018.

AUTEURS

MARIE POINSOT Rédactrice en chef de la revue.

NICOLAS TREIBER Secrétaire de rédaction de la revue.

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Chroniques

Les chantiers de la recherche

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Les migrations internationales et leurs effets

Amal Miftah

1 Selon les Nations unies, le nombre de migrants internationaux – c’est-à-dire de personnes vivant dans un pays autre que celui où elles sont nées – a atteint 244 millions en 2015, soit une augmentation de 41 % par rapport à 2000. Bien qu’une grande partie de ces migrants habitent dans un pays du Nord, ceux originaires du Sud et habitant dans le Nord ne représentent qu’un peu plus d’un tiers de l’ensemble des migrants internationaux1. Il apparaît, en effet, que dans de nombreuses parties du monde la migration s’effectue souvent entre pays de la même zone géographique (en Afrique, par exemple). Parmi les grandes tendances migratoires, on peut citer en particulier la féminisation croissante des migrations et la forte émigration des travailleurs les plus qualifiés. Ces derniers temps, le nombre des femmes et des travailleurs qualifiés a enregistré une forte augmentation, même si leur proportion reste plus élevée au Nord qu’au Sud. L’image du migrant comme homme, jeune, actif, célibataire et sans qualification ne semble donc plus correspondre à la réalité.

2 Au sein des pays de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), le pourcentage d’immigrés passés par l’enseignement supérieur était en 2010-2011 d’environ 30 %, soit une augmentation de deux tiers en dix ans. Le continent africain reste très marqué par cette tendance migratoire : 13 % des migrants d’origine subsaharienne et diplômés du supérieur vivent dans les pays de l’OCDE. On observe ainsi une sorte de « sélection » de la migration par rapport au niveau d’éducation. Cette situation amène à considérer le risque de la « fuite des cerveaux». Étant donnée l’importance des taux d’émigration des plus qualifiés dépassant les taux d’émigration totaux pour presque tous les pays d’origine (à l’exception des immigrés mexicains par exemple), il est plausible de penser que l’exode des cerveaux est un phénomène toujours en perpétuelle expansion. Ceci est particulièrement inquiétant, d’autant plus que les pays d’origine ont lourdement investi dans l’enseignement supérieur au cours de la décennie écoulée. C’était le cas de nombreux pays du Moyen- Orient et d’Afrique du Nord. Cette situation présente un défi et un risque pour plusieurs pays d’origine d’autant que les personnes qualifiées sont devenues récemment la cible

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privilégiée des politiques d’« immigration choisie » des pays d’accueil. En fait, des changements substantiels se sont produits en matière de politique migratoire depuis les années 1980. Ainsi, plusieurs pays de destination ont adopté une politique d’immigration sélective fondée sur des critères de capital humain. C’est le cas, par exemple de l’Australie, du Canada et, dans une moindre mesure, du Royaume-Uni. En même temps, face à la pression migratoire, plusieurs pays d’accueil ont tenté de contrôler l’immigration et indirectement sont peu à peu ouverts à la problématique de développement des pays du Sud.

3 Enfin, notons qu’au cours des dernières décennies, en raison de la situation sociale et économique explosive, et de l’augmentation des flux migratoires et des envois de fonds des migrants, les questions liées aux migrations ont fait l’objet d’une attention accrue de la part des gouvernements de plusieurs pays d’origine. Un certain nombre de ces pays ont privilégié, en accord avec les pays d’accueil, l’emploi temporaire à l’étranger et le retour définitif des migrants. C’est le cas des Philippines, par exemple, qui, en signant des accords avec de nombreux pays de destination, fournissent des contrats de travail de courte durée aux Philippins qui n’ont pas le droit, en contrepartie, de se faire rejoindre par le reste de leur famille. L’exemple chinois ou indien est aussi très intéressant. À partir des années 1980, on a observé, grâce aux politiques d’aide du gouvernement chinois, une vague d’émigration chinoise qui concernait les étudiants, les travailleurs hautement qualifiés et les professionnels.

Revue de la littérature sur les effets des migrations sur les pays d’origine

4 La question des effets de la migration sur les pays d’origine des migrants a largement été étudiée dans la littérature. Dans les années 1960, les premières réflexions de la littérature économique sur ce sujet ont reposé sur le modèle de l’économie néoclassique. Le cadre théorique est structuré autour du schéma de développement initié par l’économiste américain Walt W. Rostow dans son ouvrage Les étapes de la croissance économique (1960). Rostow a insisté sur le caractère évolutif du mouvement d’une société traditionnelle à une société moderne. La convergence économique des pays et les transformations structurelles peuvent se faire grâce à la mobilité des personnes et des capitaux. Ces flux migratoires sont généralement originaires des pays moins développés, où le facteur travail est abondant et le facteur capital plus rare ; la mobilité du facteur travail conduit à un équilibre entre l’offre et la demande de la main-d’œuvre. Ces théories ont donc tendance à minimiser l’importance des effets négatifs des migrations.

5 L’analyse du rôle des migrations dans le développement des pays d’origine a connu un revirement important quelques années après. En fait, un courant pessimiste a prévalu de nombreuses années voire décennies. Les opinions pessimistes ont été inspirées par la théorie de la dépendance, initiée par Jagdish Bhagwati dans les années 1970. Elles soutiennent que le système mondial se caractérise par des mécanismes d’exploitation et de pillage des pays sous-développés par les pays développés, manifestés par une récupération des ressources naturelles et humaines de la périphérie par le centre, ce qui aggrave les problèmes de sous-développement. Ces théories vont se développer parallèlement aux réflexions sur le « brain drain » ou la fuite des cerveaux. Sur la même lancée, les théories de croissance endogène, émergées dans les années 1980 et même

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1990, suggèrent que la migration est un phénomène ralentissant la croissance économique des pays en développement. Plus précisément, elles considèrent que l’émigration joue défavorablement sur la productivité et la richesse des pays d’origine car elle cause une perte globale de capital humain à ces pays. Il est important de noter que jusqu’aux années 1990, les données harmonisées sur les migrations internationales par niveau d’éducation ou de qualification étaient absentes. Par conséquent, ces modèles ont été plus descriptifs qu’analytiques et semblent insuffisants pour analyser l’incidence de la fuite des cerveaux.

6 Dans les années 1980 et 1990, avec la hausse ininterrompue des montants des envois de fonds des migrants – dépassant même, dans certains cas, l’aide publique au développement et les investissements directs étrangers –, des travaux empiriques de plus en plus nombreux ont montré l’impact positif de la migration sur le développement des pays d’origine si les conditions économiques et politiques y sont favorables. Ces migrants qui transfèrent de l’argent sont ainsi perçus comme des acteurs du développement ; leurs transferts sont parfois au cœur des dynamiques de développement local. Dans le sud du Maroc par exemple, les villageois ont créé des associations de développement par le biais desquelles ils sollicitent les migrants installés en France pour le montage financier et technique des projets. Cette mise en commun de ressources financières et techniques a permis l’électrification des foyers de la vallée du Massa et la création d’un système d’alimentation en eau potable des maisons2.

7 Aujourd’hui encore, l’impact de la migration sur le pays de départ ou sur celui d’accueil reste controversé et difficile à évaluer, car les migrations ont des effets parfois indirects (spillovers) et échelonnés dans le temps. De plus, les gains dépendent en grande partie de la nature du flux migratoire : migration temporaire versus permanente, migration hautement qualifiée ou regroupement familiale.

8 Les migrations temporaires sont perçues par la plupart des pays d’origine comme étant bénéfiques pour promouvoir leur développement. Cette contribution des migrants à l’économie nationale est due certes aux transferts de fonds, mais aussi aux transferts de compétence et de connaissances, à la création d’entreprises et aux réseaux diasporiques. Au-delà des ces effets, les migrations peuvent amener à la diffusion de normes et de valeurs sociales (valeurs démocratiques par exemple) dans les pays d’origine. D’où l’intérêt d’étudier tous les potentiels effets des migrations. Aussi, il conviendrait d’étudier et de comprendre à la fois les causes et les conséquences des migrations.

Les transferts de fonds

9 Selon les données de la banque mondiale, les envois de fonds officiellement enregistrés vers les pays en développement se sont élevés à 431,6 milliards de dollars en 2015. Exprimés en pourcentage du produit intérieur brut (PIB), ces fonds sont particulièrement importants pour des petits pays comme le Cap-Vert ou Haïti. Dans certains cas, ils présentent l’avantage pour les pays qui les reçoivent d’être plus stables que les autres sources de financement extérieur et d’offrir un soutien à la consommation des ménages surtout pendant les périodes difficiles. De manière générale, les études empiriques concluent qu’au niveau microéconomique, les transferts des migrants permettent essentiellement de satisfaire les besoins de base de

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la famille et d’améliorer son bien être économique et social3. Dans plusieurs cas, ces ressources permettent à la famille restante de faire face aux éventuels chocs socioéconomiques négatifs auxquels elle est exposée (maladie, chômage, mauvaise récolte, etc.) et d’entreprendre des nouveaux projets. En effet, selon la Nouvelle économie de la migration du travail (NEMT), la migration est une décision collective prise au niveau du ménage, elle vise la maximisation des revenus et la minimisation des risques encourus par la communauté d’origine en l’absence ou avec la défaillance des marchés financier, d’assurance et du travail, en particulier grâce aux transferts de fonds4. À cet égard, les transferts des migrants semblent contribuer à la réduction de la pauvreté transitoire des ménages à faible revenu et au développement de leur capital humain à travers notamment l’amélioration de leur accès à la santé et à l’éducation5.

10 Cependant, les résultats des études sont souvent contradictoires. Elles introduisent d’ailleurs une condition nécessaire pour que les envois de fonds puissent réduire la pauvreté : les migrants doivent provenir des régions pauvres dont le nombre de migrants est élevé. En évaluant les effets des variations marginales des transferts de fonds sur la pauvreté dans des régions mexicaines ayant des niveaux de migration différents, Taylor et al.6 trouvent que, dans les régions rurales, l’élargissement de l’accès à la migration a pour conséquence un effet beaucoup plus bénéfique des transferts des migrants sur la répartition des richesses. Le développement des réseaux d’émigration semble faciliter l’émigration des pauvres et contribuer, par conséquent, à la réduction des inégalités. La NEMT a également mis en lumière la nécessité de considérer les différents impacts souvent indirects de la migration sur la communauté entière. Comme l’indique Taylor, il existe dans le cas du Mexique « un effet d’entraînement des dépenses qui favorise la transmission de nombreux bénéfices dérivés des envois de fonds à des familles autres que les destinataires, au sein et hors de l’économie rurale. Les ménages ruraux pauvres sont au nombre des bénéficiaires de ces envois7 ». En d’autres termes, il est nécessaire de prendre en compte les effets multiplicateurs indirects de la migration et des envois de fonds sur les communautés d’origine dans son ensemble.

11 De nombreuses analyses des impacts de la migration se limitent en fait à l’utilisation des transferts par les ménages destinataires et leur impact direct dans les zones de départ, et souvent elles concernent les pays de l’Amérique latine. Toutefois, il existe relativement peu d’études convaincantes portant sur l’effet de ces revenus sur l’éducation ou le travail des enfants par exemple. Il ressort néanmoins de ces études que les ménages qui reçoivent des transferts de l’étranger sont plus enclins à investir dans l’éducation de leurs enfants et moins enclins à les faire travailler. Mais, une distinction doit être faite entre les effets des envois de fonds et ceux liés à la migration internationale. À titre d’exemple, l’impact des migrations sur l’éducation des enfants peut s’avérer négatif car la migration des adultes pourrait augmenter la responsabilité des enfants les plus âgés (surtout les garçons) et les obliger à travailler et à réduire le temps investi en éducation (en particulier dans les zones rurales). On peut imaginer que, dans une telle configuration, l’investissement en éducation a, en plus du coût de financement habituel (frais de scolarité, manuels scolaires, etc.), un coût d’opportunité pour les parents représenté par les salaires des enfants auxquels ils renoncent.

12 Au niveau macroéconomique, l’évaluation des effets des migrations sur le pays d’origine est plus difficile et les résultats empiriques sont mitigés. Certaines études montrent que les envois de fonds peuvent influencer positivement la croissance économique, la répartition des revenus et la réduction des déficits de la balance

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commerciale8. D’autres études trouvent que les transferts des migrants peuvent avoir des effets négatifs sur les sociétés d’origine. Dans cet ordre d’idées, certains auteurs insistent sur la baisse de la productivité de ceux qui les reçoivent, en plus de l’apparition d’une certaine dépendance vis-à-vis de ces fonds9. D’autres chercheurs pensent que les transferts peuvent favoriser la croissance de la demande domestique, qui stimulera, à son tour, les importations au détriment de la production locale. Une entrée massive de devises étrangères pourrait aussi provoquer l’appréciation de taux de change réel et la baisse de la compétitivité de l’économie10. Ce phénomène porte le nom du syndrome hollandais.

Migrations de retour et migrants qualifiés

13 Les migrants de retour ainsi que les migrants qualifiés, de par leur capital social, humain, scientifique et économique peuvent, si certaines conditions sont réunies, contribuer au développement de leur pays d’origine. Ceci s’explique en grande partie par leurs connaissances des opportunités d’investissement existantes dans les pays d’origine, grâce surtout, à leurs réseaux et aux liens qu’ils entretiennent avec leur société d’origine. En effet, la diaspora la plus éduquée peut contribuer à renforcer les échanges commerciaux, intellectuels et culturels entre le pays de départ et le reste du monde. Aujourd’hui, les schémas de mobilité internationale se transforment du fait de l’amélioration et la réduction des coûts de transport et de l’information, et l’apparition de nouveaux moyens de communication. Plus mobiles, plus connectés et souvent plus compétents, les migrants peuvent agir en faveur du développement de leur pays d’origine. Les réseaux diasporiques deviennent donc de plus en plus des acteurs importants du développement des communautés d’origine en finançant des projets et en appuyant les initiatives locales.

14 Comme nous l’avons déjà souligné, la littérature économique portant sur les conséquences de l’émigration des qualifiés a longtemps insisté sur les effets négatifs de l’exode des cerveaux. Cette émigration était perçue par certains comme un pillage de la main-d’œuvre qualifiée des pays les moins développés. Très récemment, quelques études empiriques ont montré que la migration qualifiée n’est pas qu’un fléau, elle peut être accompagnée d’un brain gain (gain de cerveaux). Beine et al.11 mettent en évidence les effets favorables de l’émigration qualifiée sur 50 pays en développement. Les auteurs confirment l’existence d’un effet d’incitation à la formation du capital humain dans ces pays. Autrement dit, les perspectives de migration, en augmentant le rendement espéré du capital humain, peuvent accroître l’investissement dans l’éducation et les incitations à acquérir des qualifications au Sud. Ce type d’émigration a aussi un effet positif sur la croissance des pays caractérisés par un faible taux d’émigration de qualifiés (inferieur à 20 %) et / ou par une proportion des diplômés de l’enseignement supérieur inferieure à 5 %. Cependant, un effet négatif serait davantage susceptible de se matérialiser en cas de migration d’une part non négligeable de la population serait ou si le rendement de l’éducation est faible dans le pays d’accueil. Toujours dans le même esprit, Batista et al.12 testent l’effet de la probabilité de migrer sur le niveau scolaire atteint, en utilisant des données d’enquête collectées sur les migrants originaires du Cap-Vert. Leurs résultats montrent bien que la probabilité de migrer augmente la probabilité d’atteindre le niveau d’enseignement secondaire.

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15 En matière de migration de retour, la littérature empirique existante suggère qu’elle peut avoir des effets positifs sur les membres de la famille et la communauté d’origine des migrants. Il semble, par exemple, que le retour des migrants a augmenté les investissements dans certains pays en développement comme l’Égypte13 et la Tunisie14. Pour certains auteurs, comme Lucas et Stark15 ou Poirine16 l’intention de rentrer dans le pays a pour effet une augmentation des envois de fonds orientés vers l’investissement en capitaux fixes, comme l’achat d’une maison, des terres ou des bétails et en capitaux dits publics, comme les relations avec la famille et la communauté d’appartenance. De même, l’existence d’un héritage garantira le maintien des transferts de fonds sur le long terme. Dans le cas des migrants originaires de la République dominicaine, De la Brière et al.17 trouvent que le migrant qui désire y retourner investit plus dans le but d’hériter du patrimoine de la famille.

Migration internationale et transfert de normes culturelles et sociopolitiques

16 Au-delà de ses effets « économiques », la migration internationale peut jouer un rôle non négligeable dans les changements sociopolitiques et culturels dans les pays d’origine. Certaines études sur le Maroc, par exemple, montrent l’importance de la migration dans l’acquisition de capital humain18. Il semble aussi que le migrant ait contribué aux changements dans les habitudes de consommation et dans les comportements des individus19, laissant présager un processus de transfert de normes. On sait que les normes se construisent par leur diffusion entre les agents par l’intermédiaire des réseaux de diffusion et que les réseaux transnationaux sont eux aussi susceptibles de jouer un rôle dans la diffusion et la socialisation de la norme.

17 Quelques recherches très récentes ont prêté attention aux effets non économiques de la migration internationale sur les pays d’où partent les migrants. Ces effets couvrent diverses dimensions telles que la qualité des institutions20, la fertilité21, et la démocratie22. Le travail de Spilimbergo23 fournit une contribution majeure à la littérature existante en démontrant le rôle joué par les étudiants qui ont choisi de quitter leur pays natal pour aller étudier à l’étranger, la minorité très influente, dans l’évolution des régimes politiques de leur pays d’origine.

Conséquences économiques de l’immigration. Cas de la France

18 Au-delà des enjeux soulignés plus haut, les conséquences des migrations peuvent aussi être nombreuses pour les pays d’accueil. En Europe, face au vieillissement de la population active, plusieurs économistes se sont interrogés sur la nécessité d’une « migration de remplacement » où si l’immigration faudra- elle remplacer cette population manquante. En réalité, de nombreux pays européens sont confrontés à la réduction des taux de natalité et à l’allongement de l’espérance de vie. La France reste cependant, avec l’Irlande, le pays le plus fécond d’Europe, même si elle connait, elle aussi, une forte poussée de la part des 65 ans et plus dans la population. À cause de cette situation démographique inquiétante, l’équilibre financier des systèmes de retraite par répartition en Europe pourrait être difficile à atteindre. Afin de

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contrecarrer ce processus du vieillissement des populations, les débats s’articulent souvent autour du rôle de la migration des jeunes dans la croissance de la population active. Dans son rapport annuel sur les Perspectives des migrations internationales de 2012, l’OCDE explique qu’entre 2000 et 2010, la croissance de la population active dans certains pays (Suisse, Italie, Luxembourg et Royaume-Uni) résulte intégralement ou presque de l’arrivée de nouveaux immigrés.

19 Contrairement à la France, un grand nombre de travaux sur les conséquences économiques de l’immigration porte sur les États-Unis, où le sujet a été investi depuis maintenant plusieurs décennies24. L’immigration en France est souvent accusée d’être responsable du chômage mais la réalité des flux migratoires est trop souvent méconnue. Il est vrai que la migration pour motif économique a progressé ces dernières années mais elle reste minoritaire, ne dépassant pas 10 % de l’ensemble des admissions au séjour accordées aux ressortissants de pays tiers, alors que plus de la moitié du flux d’entrées s’expliquent par des motifs familiaux. Cette immigration familiale qui « s’impose » à la France en vertu du droit fondamental de vivre en famille ne peut pas être gérée en lien avec les objectifs économiques. Des économistes ont alors essayé d’estimer l’impact de l’immigration sur le marché du travail français. Les résultats varient substantiellement d’une étude à l’autre. Dans son étude des conséquences du rapatriement des pieds noirs d’Algérie en 1962, Hunt25 compare l’évolution des taux de chômage et de salaires dans les départements français et souligne qu’une augmentation du nombre de rapatriés aurait augmenté le chômage des natifs de 0,2 % mais aussi le salaire annuel moyen de 1,3 %. D’autres auteurs comme Ortega et Verdugo26 constatent un effet beaucoup plus positif de l’immigration. Ainsi, ayant étudié la période allant de 1962 à 1999, les auteurs soulignent qu’une croissance de 10 % de l’immigration augmente le salaire des natifs de 3 %. Selon les auteurs, l’immigration entraîne aussi une réallocation des natifs vers des emplois de meilleure qualité.

20 En France, l’immigration est aussi très souvent perçue comme un élément aggravant le déficit public. L’étude de Chojnicki et Ragota27 a tenté d’évaluer la contribution de la politique migratoire à la réduction du besoin de financement de la protection sociale. Elle estime qu’une politique migratoire ambitieuse contribuerait à une réduction du fardeau fiscal du vieillissement démographique en 2050 d’un peu plus de 20 % sans critère de sélection et d’environ 30 % avec une politique très sélective (en faveur des travailleurs qualifiés).

NOTES

1. En 2013, 136 millions de migrants internationaux résidaient dans l’hémisphère Nord et 96 millions dans l’hémisphère Sud : 82,3 millions ont effectué des migrations Sud-Sud, tandis que 81,9 millions auraient migré du Sud vers le Nord. Voir Nations Unies, « Tendances des migrations internationales », 2013. 2. Thomas Lacroix, « Le développement au carrefour des exils marocains », in Christophe Jaffrelot et Christian Lequesne (dir.), L’Enjeu mondial. Les migrations, Paris, Presses de Sciences Po, 2009.

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3. Il est important de noter que pour examiner les conséquences des transferts des migrants sur les pays d’origine, il est essentiel de garder à l’esprit les raisons qui poussent ces individus à envoyer des fonds à leur famille restée au pays ainsi qu’à leur communauté d’origine. Voir, par exemple : Hillel Rapoport, Frédéric Docquier, « The economics of migrants’ remittances », in Serge-Christophe Kolm, Jean Mercier Ythier (dir.), Handbook of the Economics of Giving, Altruism and Reciprocity, North Holland, 2006, pp. 1135-1198 ; Jamal Bouoiyour, Amal Miftah, « Why do migrants remit ? Testing hypotheses for the case of Morocco », in IZA Journal of Migration, 2015. 4. J. Edward Taylor, « Migrations : nouvelles dimensions et caractéristiques, Causes, conséquences et répercussions en termes de pauvreté rurale », in Kostas G. Stamoulis (dir.), Alimentation, agriculture et développement rural. Problèmes actuels et émergents en matière d’analyse économique et de recherche de politiques », Rom, FAO, 1999, 2001. 5. Ghazala Mansuri, « Migration, school attainment and child labor : evidence from rural Pakistan », in Policy Research Working Paper Series, n° 3945, The World Bank, 2006. Barry McCormick, Jackline Wahba, « Overseas work experience, savings and entrepreneurship amongst return migrants to LDCs », in Journal of African economies, vol. 12, n° 4, 2003, pp. 500-532 ; Jamal Bouoiyour, Amal Miftah, « Migration, remittances and educational levels of household members left behind : Evidence from rural Morocco », in European Journal of Comparative Economics, vol. 12, 2015, pp. 21-40. 6. J. Edward Taylor, Jorge Mora, Richard Adams, Alejandro Lopez-Feldman, « Remittances, inequality and poverty : Evidence from rural Mexico », in Working Papers, n° 05-003, University of California, Department of Agricultural and Resource Economics, 2005. 7. J. Edward Taylor, « Migrations : nouvelles dimensions et caractéristiques, Causes, conséquences et répercussions en termes de pauvreté rurale », op. cit. 8. Bachika Fayissa, Christian Nsiah, « Can remittances spur economic growth and development ? Evidence from Latin American Countries », Department of Economics and Finance Working Paper Series, Middle Tennessee State University, 2010 ; Dilip Ratha, « Enhancing the developmental effect of workers’remittances to developing countries », in Global Development Finance, The World Bank, Washington DC, 2004 ; Edgard R. Rodriguez, « International migrants’ remittances in the Philippines », in Canadian Journal of Economics, vol. 29, Special Issue : Part 2, 1996, pp. 427-432. 9. Ralph Chami, Connel Fullenkamp, Samir Jahjah, « Are immigrant remittances flows a source of capital for development ? », in IMF Staff Papers, vol. 52, 2005 ; Jean-Paul Azam, Flore Gubert, « Migrants’ remittances and the household in Africa : A review of evidence », in Journal of African Economies, vol. 15, 2005, pp. 426–462. 10. Pablo Acosta, Emmanuel Lartey, Emmanuel, Federico Mandelman, « Remittances and the dutch disease », Working Paper n° 8a, FRB of Atlanta, 2007. 11. Michel Beine, Khalid Sekkat, « Skilled migration and the transfer of institutional norms », in IZA Journal of Migration, vol. 2 , n° 9, 2013. 12. Catia Batista, Aitor Lacuesta, Pedro C. Vicente, « Testing the “brain gain” hypothesis : Micro evidence from Cape Verde », in Journal of Development Economics, vol. 97, n° 1, 2012, pp. 32-45. 13. Barry McCormick, Jackline Wahba, op. cit. 14. Alice Mesnard, « Temporary migration and capital market imperfections », in Oxford Economic Papers, vol. 56, n° 2, 2004, pp. 242-262. 15. Robert Lucas, Odet Stark, « Motivations to remit : Evidence from Botswana », in. Journal of Political Economy, vol. 93, n° 5, 1985, pp. 901-918. 16. Bernard Poirine, « A theory of remittances as an implicit family loan arrangement », in World Development, vol. 25, n° 4, 1997, pp. 589-611. 17. Bénédicte De la Brière, Alain De Janvry, Sylvie Lambert, Elisabeth Sadoulet, « Why do migrants remit ? An analysis for the Dominican Sierra », in FCND Discussion Paper, n° 37, 1997. 18. Jamal Bouoiyour, Amal Miftah, « Migration, remittances and educational levels of household members left behind : Evidence from rural Morocco », op. cit.

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19. Chadia Arab, « La migracion circular femenina marroqui en Huelva. Impacto y cambio », in Revista de ciencias sociale, vol. 5, n° 2, 2011, pp. 165-175. 20. Michel Beine, Khalid Sekkat, op. cit. 21. David Lindstrom, Silvia Saucedo, « The short-and long-term effects of US migration experience on Mexican women's fertility », in Social Forces, vol. 80, n° 4, 2002, pp. 1341-1368 ; Michel Beine, Frédéric Docquier, Maurice Schiff, « International migration, transfers of norms and home country fertility », in Policy Research Working Paper, n° 4925, 2012 ; Simone Bertoli, Francesca Marchetta, « Bringing it all back home. Return migration and fertility choices », in World Development, n° 85, 2012, pp. 27-40. 22. Antonio Spilimbergo, « Democracy and foreign education », in American Economic Review, vol. 99, n° 1, 2009, pp. 528-543. 23. Ibid. 24. On doit signaler que le problème de la pénurie de données qui s’explique par l’absence en France des enquêtes ethniques longitudinales. En fait, il est exclut de collecter et traiter des données personnelles faisant apparaître, entre autres, les orientations religieuses et les origines ethniques et raciales, sauf dérogation spéciale exclusivement accordée par la Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL). 25. Jennifer Hunt, « The impact of the 1962 repatriates from Algeria on the French labor market ». in Industrial & Labor Relations Review, vol. 45, n° 3, 1992, pp. 556-572. 26. Javier Ortega, Gregory Verdugo, « The impact of immigration on the French labor market : Why so different ? », in Labour Economics, vol. 29, 2014, pp. 14-27. 27. Xavier Chojnicki, Lionel Ragot, On entend dire que l’immigration coûte cher à France. Qu’en pensent les économistes ?, Paris, Eyrolles, 2012.

AUTEUR

AMAL MIFTAH Chercheure associée, université Paris Dauphine, LEDa, DIAL UMR 225.

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Chroniques

Initiatives

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Les étrangers et les Italiens en Seine-Saint-Denis Un recueil de données par les archivistes du département sur le recensement de 1931

Pierre-Jacques Derainne

1 En 2016, le Musée national de l’histoire de l’immigration, les Archives départementales de la Seine-Saint-Denis et plusieurs services d’archives municipales de ce département ont entrepris de réaliser un recueil de données sur les étrangers des communes du 93 à partir du recensement de 1931. Une attention particulière a été portée aux Italiens pour lesquels les données statistiques étaient plus approfondies. Elles devaient faire ressortir les caractéristiques de cette migration à différentes échelles, telles que la ville, le quartier, la rue, en offrant plusieurs angles d’observation : la situation familiale, l’âge, les provenances, l’activité professionnelle, l’employeur... Cette opération collaborative faisait écho à l’exposition « Ciao Italia » du Musée, inaugurée en mars 2017.

Une opération collaborative

2 Coordonnée par le Musée national de l’histoire de l’immigration et les Archives départementales de Seine-Saint-Denis, l’opération a permis de couvrir 37 communes sur les 40 du département, notamment les grandes communes d’immigration comme Montreuil, Saint-Denis ou Aubervilliers. La collecte est vaste même si les types de données recueillies diffèrent en fonction des communes. Les données sur l’emploi et les employeurs se limitent ainsi à onze communes1. Pour des communes telles que Neuilly- sur-Marne, Pierrefitte-sur-Seine, Gagny..., les informations sur les aires de provenance sont manquantes. Pour La Courneuve, Gagny, ou Aulnay-sous-Bois, le nombre d’étrangers est absent. Pour Dugny, Neuilly-Plaisance ou Noisy-le-Sec en revanche, l’étude ne fournit que le nombre d’étrangers... Ajoutons, pour Clichy-sous-Bois et Drancy, le taux important de lieux d’origine inconnus : 41 et 40 %.

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Les limites d’une source historique

3 On sait que le recensement durant l’entre-deux-guerres ne constitue pas une source historique homogène et fiable. En effet, les agents recenseurs n’appliquaient pas de la même façon les directives et, en outre, n’étaient pas tous mus par un souci de la précision, surtout quand ils s’adressaient à des individus parlant mal ou pas du tout le français. Tous les individus recensés étaient en outre loin de se montrer coopératifs2. Les différences de rédaction sont dès lors manifestes entre les registres de recensement, voire parfois à l’intérieur d’un même registre

4 Les erreurs orthographiques des agents, notamment en ce qui concerne les lieux de naissance, sont nombreuses, du fait souvent d’une écriture phonétique, de même que leurs approximations et leurs simplifications relatives à la commune de naissance, au nom ou à la localisation de l’employeur, ou encore à l’activité professionnelle. Il leur arrive ainsi fréquemment de n’indiquer, par exemple, que le pays de naissance d’un individu étranger en omettant la localité ou bien d’inscrire la localité de l’employeur sans préciser le nom de l’entreprise. On constate, de plus, en croisant les données de l’état-civil et du recensement, que certaines informations concernant la date ou le lieu de naissance d’un enfant sont erronées du fait d’une fausse déclaration ou d’une erreur de transcription.

5 Le croisement de sources permet souvent de relativiser l’activité professionnelle inscrite dans le registre. On découvre par l’état civil, par exemple, qu’un Italien indiqué dans le recensement de Pantin de 1921 « verrier » chez Legras a sillonné auparavant le nord de la France avec son épouse comme « musicien ambulant », l’individu ayant vraisemblablement travaillé temporairement comme manœuvre à la verrerie. Ajoutons la difficulté des agents à déterminer la nationalité des enfants de couples étrangers, suite à la loi de 19273, certains agents préférant parfois laisser des cases vides dans la colonne nationalité appliquée aux enfants...

6 Cette question de la nationalité des enfants contribue vraisemblablement à expliquer les écarts entre les calculs effectués par les services d’archives et les chiffres mentionnés à la fin des registres de recensement. En ce qui concerne Les Lilas, par exemple, le registre de recensement de 1931 conservé aux Archives départementales comporte deux chiffres comptabilisant le nombre d’étrangers : 909 écrit à l’encre et 1 336 (rectification au crayon placée sous le chiffre précédent) ; les archives comptabilisent quant elles 1 269 étrangers aux Lilas en 1931.

7 Certains calculs de l’enquête diffèrent en outre de ceux de chercheurs. C’est, par exemple, le cas des Espagnols et des Italiens de Saint-Denis dont le nombre en 1931 s’élève respectivement à 2 845 et 1 774 selon cette étude et à 3 423 et 2 083 selon Natacha Lillo4.

La contribution associative

8 La participation de la Société d’étude historique de Tremblay-en-France en la personne de son président montre l’apport que peuvent fournir les associations à ce type de projet. La Société a offert des informations sur l’implantation italienne à Tremblay en 1931, l’entreprise locale familiale La Perle de Venise fondée par Vittorio Moretti né à Murano ainsi que sur les formes d’insertion des immigrés italiens, y compris à travers

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l’engagement politique : antifascistes partis dans les Brigades internationales, résistants sous l’Occupation.

L’apport des cartes et diagrammes

9 Ajoutons que l’étude a donné lieu à la production de quelques cartes et diagrammes réalisés par le Service de l’observatoire de la Seine-Saint-Denis permettant, entre autres, de visualiser spatialement la répartition des populations étrangères ou bien les régions de provenance des migrants italiens et leur répartition territoriale en fonction du métier et du genre. On pourra bien sûr comparer les données et les cartes avec la cartographie en ligne L’Atlas de l’Immigration en France entre les deux guerres réalisé en 1999 à L’École normale supérieure de Paris à partir des recensements de 1931 et de 1936. Il est, cependant, dommage que plusieurs villes dont Aubervilliers et La Courneuve n’aient pas pu être intégrées dans les cartes.

10 Par ailleurs, la définition des sources de données aurait parfois pu être plus précise. C’est le cas des graphiques en camemberts permettant de visualiser pour chaque commune du département les principales régions d’origine des migrants en fonction des pourcentages des groupes régionaux au sein de la commune. Dans la mesure où ne sont prises en compte que les 5 premières régions d’origine, le Frioul, par exemple, est évacué visuellement d’une ville comme Montreuil alors que cette commune apparaît, par ailleurs, comme la plus peuplée de Frioulans (en nombre absolu) parmi toutes celles de l’actuelle Seine-Saint-Denis ; l’implantation frioulane débordant sur les villes limitrophes de Bagnolet et Romainville.

Une appréhension de l’immigration à l’échelle d’un département

11 Il n’en demeure pas moins que ce recueil de données offre un ensemble statistique précieux. En effet, il n’existe pas pour la période de l’entre-deux-guerres et pour l’espace de la banlieue parisienne de relevé statistique sur l’immigration en général et l’immigration italienne en particulier ayant pour base les communes d’une aire géographique aussi importante. On dispose de recherches limitées à un seul quartier parisien (La Villette étudiée par Judith Rainhorn et Kyung Il Lee), de monographies communales sur les Italiens à Aubervilliers ou à Noisy-le-Grand..., de travaux d’ampleur à l’échelle de plusieurs communes et quartiers parisiens (Est parisien, Montreuil, Nogent-sur-Marne étudiés par Marie-Claude Blanc-Chaléard). Seul Laurent Couder a choisi d’analyser dans sa thèse les immigrés italiens à l’échelle de la région parisienne durant les années 1920 mais en se servant du recensement de 1926 dont les données sur les étrangers dans le département de la Seine (répartition par villes et par nationalités) ont été publiées dans l’Annuaire statistique de la ville de Paris5.

12 Ce recueil de données établi à partir du recensement de 1931 offre donc de prometteuses comparaisons avec les données de 1926 pour mieux connaître l’évolution des flux au cours des années 1920 dans la banlieue nord-est de Paris. Il permet d’appréhender plus finement l’histoire des migrations au niveau territorial, mais aussi l’histoire sociale de l’urbanisation de la banlieue, puisqu’il concerne aussi bien les

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communes densifiées de la petite ceinture que celles plus éloignées de la capitale, accueillant de vastes lotissements, telles Drancy, Tremblay, etc.

Une logique migratoire de dispersion

13 Deux villes du département, Montreuil et Aubervilliers, se distinguent par l’importance de leur population italienne qui avoisine dans chacune d’entre elles les 3 800 individus. Mais, globalement, l’étude souligne la dissémination territoriale des immigrés italiens qui s’accentue entre 1926 et 1931, touchant quasiment toutes les villes de l’actuelle Seine-Saint-Denis. Ce phénomène s’effectue dans un contexte de crise du logement, de vieillissement et de saturation des quartiers périphériques de la capitale, souvent composés d’appartements trop exigus pour les familles nombreuses. Cette saturation urbaine s’étend même à certaines villes de la petite couronne telles que Saint-Ouen, Pantin, le Pré-Saint-Gervais, expliquant l’accroissement limité de l’immigration italienne dans ces communes.

14 Dès lors, le « quartier italien » marqué par la communautarisation, une relative extension géographique et l’essor de fonctionnalités urbaines complémentaires s’efface bien souvent au profit du micro quartier, à l’échelle d’un chemin, d’une fraction de rue ou d’une cour. Cette dissémination atténue la visibilité de l’implantation italienne dans l’espace banlieusard et opacifie la notion même de « petite Italie ».

Étendre l’enquête et comparer les territoires

15 Bien entendu, si l’échelle du département a du sens du point de vue de la méthodologie du recueil de données, elle en a moins du point de vue de la géographie historique de l’implantation de l’immigration en banlieue. Les mouvements migratoires n’ont pas épousé les espaces administratifs et il est donc utile de croiser ces données avec celles déjà effectuée dans des départements limitrophes, par exemple le recueil de chiffres effectué en 2012 par la Mission Mémoires et Identités en Val-de-France sur l’immigration dans les communes de Sarcelles, Garges, Villiers-le-Bel, Arnouville6 et d’étendre même la collecte à d’autres départements, par exemple le Val de Marne.

16 Au sein de la Seine-Saint-Denis, il faudrait achever l’enquête notamment en ce qui concerne Aubervilliers. Plus généralement, les logiques de mobilité interne qui ont commencé à être mises en lumière entre La Villette, Pantin, Drancy et La Courneuve pourraient être approfondies. Il serait en outre pertinent de comparer des populations italiennes au sein de territoires industriels différents : notamment les villes de petite industrie telles que Montreuil ou Bagnolet ; les villes d’industries métallurgiques ou chimiques telles qu’Aubervilliers, La Courneuve, Saint-Denis ; les villes du plâtre telle que Gagny ou Livry-Gargan. Des bases de données pourraient être constituées pour faciliter les recherches postérieures, par exemple sur les employeurs d’ouvriers italiens. Afin de mener ces actions, la constitution d’un nouveau groupe de recherche élargi aux archivistes, aux chercheurs, aux associations, et au MNHI s’avère déterminante.

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NOTES

1. Drancy, Epinay-sur-Seine, La Courneuve, Montfermeil, Montreuil, Noisy-le-Grand, Pantin, Romainville, Saint-Denis, Saint-Ouen, Stains. 2. Voir sur la critique des recensements comme source historique, Philippe Videlier, « Problème de fiabilité des recensements : l’exemple de Vénissieux entre les deux guerres », in Population, vol. 38, n° 3, 1983. Éric Guichard, Gérard Noiriel (dir), Construction des nationalités et immigration dans la France contemporaine, Paris, Presses de L’École normale supérieure, 1997. 3. Ce qu’avait déjà remarqué Marie-Claude Blanc-Chaléard dans sa thèse : « D’autres échappent aux statistiques, en particulier les enfants nés après 1927 et que l’on place de facto dans le camp démographique français, selon l’esprit (plus que la lettre) de la loi de naturalisation ». Voir Les Italiens dans l’Est parisien des années 1880 aux années 1960, une histoire d’intégration, Paris, IEP Paris, 1995, p. 206. 4. Natacha Lillo, Histoire des immigrations en Ile-de-France de 1830 à nos jours, paris, Publibook, 2012, pp. 58, 65. 5. Annuaire statistique de la ville de Paris, années 1932, 1933, 1934, publié en 1937. 6. Recherches effectuées pour la rédaction du numéro 10 de la revue Patrimoine en Val de France : « Migrations », 2012.

AUTEUR

PIERRE-JACQUES DERAINNE Historien.

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Le concours Miss et Mister Sénégal- Mali aux Docks de Paris Entre fête culturelle et réinvention des canons de beauté

Ousseynou Saidou Sy et Virginie Silhouette-Dercourt

1 « Allo – Allo - Allo, Puissanci - Sunu Puissanci1. » Avant l’ouverture de la première édition Miss et Mister Sénégal-Mali qui a eu lieu le 17 novembre 2017 en région parisienne, le manager monsieur Aly2 vérifie les micros en répétant le nom du collectif qui organise cette initiative. Construit à partir de deux mots empruntés aux langues les plus usités au Sénégal et au Mali – l’un wolof (Sunu, « notre »), l’autre bambara (Puissanci, « puissance »), le nom de ce collectif entend promouvoir une beauté qui va au-delà des frontières officielles que partagent ces deux pays de l’Afrique de l’Ouest. Plusieurs ethnies – les Peuls, les Bambaras, les Soninké, les Mandiacks et les Mandingues – sont, en effet, présentes des deux côtés de la frontière. Avec une histoire coloniale commune dans le cadre de l’Afrique occidentale française, les deux diasporas sont aujourd’hui bien implantées en France. À partir des années 1970, la fin du système de « noria3 » qui marque le début des regroupements familiaux conduit à l’émergence d’une seconde génération née de l’immigration. Même s’il est difficile d’obtenir des chiffres, ces deux communautés sont estimées en 2012 à environ 121 5844 d’individus, sans compter les enfants nés sur le territoire français d’un parent sénégalais ou malien. À travers ce concours de beauté, les organisateurs ont souhaité regrouper les deux diasporas autour d’un événement culturel et festif : au-delà d’un simple défilé, les performances de musiciens extrêmement populaires dans les deux pays, comme Pape Ndiouf, Momo Dieng, Mohamed Diaby, Section Full Up ou MHD, animent la soirée.

2 Il s’agit de valoriser les beautés des différentes ethnies qui s’expriment par des codes vestimentaires, de coiffage ou de maquillage. Recrutées sur tout le territoire français (hors Outre-mer) par le biais des réseaux sociaux, et à travers un casting très sélectif5, les 24 « stars du jour » – 12 hommes et 12 femmes –, pour la plupart nées en France, se sont entraînées pendant plus de 5 mois pour cette première édition. Le soir de l’événement, elles témoignent de la fierté de pouvoir représenter leur ethnie, leur famille et leur pays d’origine. Certaines, comme Awa, évoquent une forme de transmission intergénérationnelle : « Ma mère a fait le concours de beauté au Sénégal mais

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elle ne l’avait pas gagné. Si je le gagne, elle va être très contente. » Pour d’autres, la participation à ce concours a été l’occasion de renouer des liens familiaux avec le pays de leurs parents. C’est grâce à l’intervention de sa grand-mère au Mali que Fanta a obtenu l’autorisation de défiler : « Ma mère était d’accord mais mon père, non. Et comme il ne peut rien refuser à ma grand-mère, je l’ai appelé, et, du bled, elle a persuadé mon père qui a fini par accepter. » Par le biais de Snapchat, Whatsapp et Instagram, la famille et les amies sont d’ailleurs partie prenante dans le choix des tenues, coiffures et autres maquillages comme l’explique Coumba : « Ma mère était coiffeuse, quand elle a vu la coiffure que je devais porter pour le défilé, elle m’a dit qu’il fallait la changer. Elle m’a proposé une autre que j’ai fait finalement. »

3 Au-delà d’un critère de taille (+ 1 m 70), les organisateurs ont recherché des candidats et candidates présentant des corpulences assez similaires et un teint naturel souligne Cira,, un membre du comité d’organisation. On peut, cependant, remarquer que la morphologie des finalistes sélectionnés présente des signes d’acculturation aux standards « occidentaux » : les rondeurs des femmes sont moindres que celles valorisées au pays ; les hommes portent une barbe ou des boucles d’oreilles.

4 Les candidats sont aussi censés connaître leur origine et, au-delà, être porteur d’un projet social. Comme leurs prédécesseurs qui ont porté un projet de soutien aux enfants de la rue au Sénégal et aux albinos du Mali, les nouveaux élus, avec leur couronne, devront chercher des partenaires pour appuyer ou créer des associations à mission humanitaire.

5 Depuis leurs loges respectives pour les dernières mises en beauté ce soir-là, certaines jeunes femmes évoquent le vertige qu’elles ressentent : « C’est un truc de fou » dit Waly qui ne s’attendait pas à vivre une telle expérience face à une salle remplie. Essayages, retouches de tenues, coup de peigne ou de fard à joue, limage des ongles, changement de boucles d’oreille, répétition individuelle des discours qu’elles ont préparés, se succèdent à un rythme effréné... La loge des hommes dégage une odeur de menthe et de fraise comme dans un bar à chichas. Dans les couloirs, le va-et-vient des organisateurs habillés en boubou de bazin est incessant, comme celui des sponsors de la soirée (Orange Money, Aina, l’Or de Saaba, etc…) qui achèvent d’installer leurs stands en face de la porte d’entrée. Il est exactement 19h05 quand les agents de sécurité reçoivent enfin le feu vert et ouvrent les portes de la plus grande salle des Docks de Paris, sous le patronage des consulats du Mali et du Sénégal en France. Plus de 2 500 personnes pénètrent dans les lieux : familles et amis des finalistes, de tous âges et venus de toute la France, envahissent la salle dans une ambiance joyeuse et animée.

6 Alors que les communautés togolaise et congolaise en sont à leur première édition, les diasporas sénégalaise et malienne sont des habitués de l’organisation de ces concours. De même, à côté de ces événements « communautaires », d’autres concours existent autour de la beauté noire ou métissée : c’est le cas notamment de Mister Afrique en France, ou de Miss Black France lancé en 2012 et soutenu par le Conseil représentatif des associations noires de France (Cran).

7 Ces événements sont aussi une vitrine de choix pour les grands acteurs opérant sur ces marchés. Une vingtaine de sponsors étaient ainsi présents. Parmi ces partenaires, la gérante d’un salon mixte qui mesure cette opportunité saisie par les mécènes : « Nous venons d’ouvrir notre deuxième salon afro mixte, et ne pouvions pas avoir un meilleur événement pour accroître notre visibilité. » Le maquillage, les tenues et les cheveux naturels nécessaires au méchage des Miss étaient fournis par des groupes privés. Parmi

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ceux-ci, ABD brésilien, en plus des donations de produits (mèches), a offert lors de la soirée un chèque de 3 500 euros au comité d’organisation. Les enjeux économiques de ce marché se dessinent davantage en observant le public présent dans la salle. Si une partie des curieux est habillée en tenue décontractée, une autre, majoritaire, est beaucoup plus apprêtée : boubous en bazin teinté, coupes cintrées, wax nouvelle tendance. De même pour les coiffures : perruques et autres tissages allant de la coiffure à la garçonne, ou « petite tête », aux longues mèches artificielles de couleur noire, grise ou mauve.

8 Au vu des styles mis en avant pendant le défilé, les candidats qui enchaînent les tenues font la promotion d’une identité que l’on pourrait qualifier d’africaine-citoyenne du monde. Le premier passage sur le podium est inspiré d’un style occidental de type street wear repris par les Miss avec des mini-jupes en wax ou des pantalons militaires, chapeaux et gants blancs à la Michael Jackson pour les hommes. Mais les deux passages suivants sont dédiés à la mode africaine et à celle de l’ethnie de chaque participant (Wolof, Bambara, Peul, Mandingue, Diola, Malinké, Mandiack,). Chaque candidat est habillé selon les codes culturels de son ethnie (pantalons bouffants, pagnes tissés autour de la taille, colliers aux pieds, perles tissées sur la tête, ...). Il accompagne sa déambulation d’un discours sur les particularités et les dimensions historiques de sa culture sous les encouragements et les applaudissements déchaînés des familles et amis présents. Les candidats terminent le défilé en tenues de soirée.

9 Les nouveaux représentants de la beauté africaine en France sont désignés vers trois heures du matin au milieu des cris de joie et de déception. Après ce grand moment festif et haut en couleurs, les nouvelles Miss et nouveaux Mister du Sénégal et du Mali en France vont avoir à mener un autre combat, sans doute bien plus périlleux : la promotion d’actions humanitaires. Et, peut-être, l’occasion pour ces jeunes de renouer avec leur filiation ou d’envisager un retour au pays.

NOTES

1. En français : « Allo, allo, Puissance, notre Puissance ». Après plusieurs années d’élections de Miss et Mister menées séparément par les deux communautés, celles-ci se retrouvent cette année pour élire un représentant homme et femme pour chacun des deux pays. Ainsi, si le défilé est commun aux deux communautés, le jury composé de 6 personnalités est appelé à choisir une Miss et un Mister Sénégal, d’une part, et une Miss et Mister Mali, d’autre part. 2. Les prénoms des personnes citées ici dans l’article ont été modifiés afin de préserver leur anonymat. 3. Noria : « mouvement saisonnier ». Ce concept rendu célèbre en sociologie avec les travaux d’Abdelmalek Sayad, « L’immigration ou les paradoxes de l’altérité », Paris, Boeck, 2002. 4. NAT1 nationalité détaillée, sexe ensemble : Source Insee, RP 2012 exploitation principale. NAT1 population par sexe, âge et nationalité en 2012, France toute entière, chiffres détaillés parus le 30/06/2015.

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5. Parmi les 100 candidats hommes et femmes pressentis en début de sélection, 24 seront finalement retenus pour l’événement. Ils et elles ont entre 18 et 26 ans, et sont majoritairement étudiants.

AUTEURS

OUSSEYNOU SAIDOU SY Doctorant, université Paris-10 Nanterre.

VIRGINIE SILHOUETTE-DERCOURT Maître de conférences (HDR), université Sorbonne-Paris-Cité, CEPN, Centre Marc Bloch (Berlin).

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Chroniques

Mémoires

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Italiennes : un film documentaire sur l'immigration au féminin

Silvia Staderoli

1 Depuis que j’ai émigré en France, mon pays d’origine est devenu, au cours des années, un lieu imaginaire, figé dans ma mémoire, comme si l’image de « mon Italie à moi » pouvait se condenser en une seule photo prise le jour de mon départ.

2 Mon italianité est depuis soumise aux fluctuations d’une mémoire que je m’obstine à ranimer jour après jour, et qui s’incarne dans les photos de famille que j’ai emmenées avec moi et exposées dans mon salon. Mes souvenirs sont aussi peuplés de sons du quotidien, de chansons, de voix de personnages familiers et habités par une langue, l’italien, que j’utilise souvent dans le cadre familial ou dans les conversations téléphoniques avec « l’autre coté des Alpes ».

3 Cette sensation de déracinement est accentuée par le fait d’être mère d’une enfant qui, dans son processus d’intégration, est progressivement devenue française. Que lui ai-je légué de mon italianité ? Que transmet-on de la culture d’origine une fois qu’on a émigré ?

4 J’ai ressenti la nécessité de partager cette question qui imprègne mon quotidien avec d’autres femmes, elles aussi issues de l’immigration italienne, ayant connu directement ou indirectement le déracinement. Elles vont témoigner dans un film documentaire choral qui va sonder deux éléments fondamentaux, vecteurs de cette réflexion autour de la condition des émigrées : la mémoire et la transmission.

5 Transmission de la langue, mais aussi de tout ce qu’elles considèrent liées à « l’identité italienne » : une conception de la vie, un art culinaire, une vision de la famille, de la convivialité, un humour particulier ; mémoire d’une famille, d’un territoire, d’un contexte particulier, qui est elle-même rarement linéaire mais au contraire fragmentée, éparse, parfois évanescente.

6 Au fil des mois, j’ai récolté leurs souvenirs et photos de famille, écouté les histoires des différentes femmes que j'ai eu l’opportunité de rencontrer dans un atelier d’écriture documentaire de création partagée, mis en œuvre par Arcadi Île-de-France dans le cadre de Passeurs d'images.

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7 Au cours de l’atelier, les femmes se sont questionnées, tantôt au travers de conversations intimes, tantôt par le biais d’échanges en groupe à l’extérieur et en l’occurrence dans l’espace urbain, sur leur rapport à leur italianité : se sentent-elles aussi fortement que moi en proie à la nécessité de préserver leurs racines culturelles et dans certains cas « reconstruire » leur mémoire afin de la transmettre ?

8 Il s’agissait de croiser les regards et les expériences particulières de ces femmes, leurs mémoires, leurs récits, croiser l’intime et l’historique à travers des archives privées et publiques, photos, sons, objets… autant de traces et d’empreintes visuelles et sonores de la mémoire.

9 Issues de différentes générations, ces femmes ont émigré à des époques et des étapes de leur vie différentes, ou elles sont nées en France de parents ou grands-parents italiens. Elles sont toutes mères d’enfants français, et pour cette raison, elles ressentent la nécessité de transmettre leur identité italienne. Leurs interrogations ne sont pas les mêmes. Celles qui sont nées en Italie se questionnent davantage sur la manière de préserver leur part italienne, de la maintenir vivace et de la perpétuer notamment à travers leurs enfants.

10 D’autres, nées en France, tentent surtout de retrouver dans leur présent l’essence d'un pays où elles n'ont jamais vécu en entreprenant des recherches généalogiques parfois poussées concernant leur origine, perdue dans les générations précédentes ; un passé dont il ne reste que quelques photos ou une chanson qui a traversé le temps jusqu’à elles, pour subsister au creux de leur mémoire : perte des parents, séparation de la fratrie, déracinement, dissolution de la famille, rupture des liens avec la terre d’origine… Notre volonté provient pour nous toutes d’un double mouvement : s’efforcer de cultiver une mémoire familiale pour ensuite rendre possible sa transmission aux générations suivantes.

11 Si le recueil de ces traces mémorielles est une démarche individuelle, le désir de transmission est souvent influencé par un contexte social et historique qui valorise la quête des origines. Comme nous pouvons le lire dans différents ouvrages, le rapport à la culture italienne d’origine au sein des familles immigrées en France a, de fait, évolué durant les cinquante dernières années.

12 Si, pour une première génération d’immigrés, l’intégration supposait une sorte de rejet, plus ou moins ostensible de la culture italienne, permettant aux enfants et aux petits- enfants d’être « comme tout le monde », donc des « français à part entière », la deuxième génération a hérité des conflits identitaires de leurs parents en gardant les stigmates de cette transmission manquée. C’est seulement à la troisième génération que l’on observe une quête parfois exacerbée de la culture d’origine qui s’exprime par des études universitaires axées sur la langue italienne, la fréquentation des cours d’adultes d’apprentissage de l’italien pour transmettre la langue à la génération suivante. Le statut de ce bagage culturel italien se pose, par conséquent, différemment : vécu autrefois comme une « honte », il est désormais considéré comme une véritable richesse, sentiment partagé par une dernière vague d’expatriés diplômés et souvent polyglottes, arrivée en France depuis les années 1990.

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Mémoires féminines de l’Italie

13 La particularité d'Italiennes réside aussi dans le choix de concentrer mon propos sur les mémoires d’immigration italienne au féminin.

14 Si les hommes apparaissent dans les études spécialisées, comme vecteurs d’intégration, notamment par leurs engagements professionnels ou dans la sphère publique, le rôle des femmes dans l’histoire de l’immigration italienne a été largement minoré et peu étudié, celles-ci n’ayant pas – a priori – d’influence décisive dans la décision d’émigrer, ni dans le statut social et économique de la famille une fois installées dans le pays d’accueil.

15 Comme l’écrivait la sociologue Mirjana Morokvasic, pionnière en France de la recherche sur les immigrantes, dans la revue L’année sociologique (1975) : « Les études sociologiques ayant pour objet l’analyse de la situation des femmes migrantes sont pratiquement inexistantes en France. Les femmes migrantes ont été mentionnées et le sont encore, dans le cadre des travaux sur la famille, dans le chapitre sur les enfants, donc dans des domaines considérés “par nature” comme spécifiquement féminins. Dans la plupart des recherches sur l’immigration, les femmes sont en effet le plus souvent appréhendées pour leur statut d’épouse ou de mère au foyer, et toujours reliées à la figure du travailleur immigré. »

16 Si elles ont autrefois été représentées dans la littérature spécialisée sous cet unique prisme de « gardienne de la mémoire », souvent en charge de recueillir les traces matérielles de l’histoire familiale, il faut aussi constater qu’aujourd’hui, trente ans après un premier état de la question par Mirjana Morokvasic, les études spécialisées ont commencé à prendre en compte l’émancipation des femme immigrées, battant en brèche l’idée répandue selon laquelle elles auraient surtout accompagné les hommes dans l’immigration, et que leur place se serait limitée essentiellement à la dimension domestique et maternelle.

17 Italiennes entend donc à la fois réhabiliter, dans le contexte tout particulier de l’immigration italienne, cette fonction de « passeuse », qui légitime l’importance primordiale de la préservation de la culture d’origine, en y accolant toutefois une dimension supplémentaire, celle d’une émancipation par le travail et toute forme d’intégration sociale s’écartant forcément des assignations traditionnelles.

18 Même si les études sur le genre des années 1980 ont permis de repenser la position des femmes dans le contexte migratoire et comme j’ai pu le découvrir au cours des atelier d’écriture, les discours sur les femmes et les discours des femmes sur elles-mêmes ont encore tendance à diverger : les représentations collectives ne correspondent pas toujours à celles que les individus ont d’eux-mêmes.

19 C’est précisément cet écart que le film propose d’explorer, en permettant à ces femmes de prendre enfin la parole et ainsi contribuer à les sortir de la double invisibilité – femmes et immigrées – dans laquelle la recherche les confinait et à leur rendre leur juste place dans l’histoire collective de la France.

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BIBLIOGRAPHIE

Bibliographie sélective

Mirjana Morokvasic, « L’immigration féminine en France : état de la question », in L’année sociologique, vol. 26, 1975.

Mirjana Morokvasic, « Femmes, genre, migrations et mobilités », in Revue européenne des migrations internationales, 2005.

Michel Dreyfus, Pierre Milza, Un siècle d'immigration italienne en France, 1850-1950, Paris, CEDEI, 1987.

Antonio Bechelloni, Michel Dreyfus, Pierre Milza, L’intégration italienne en France, un siècle de présence italienne dans trois régions françaises (1880-1980), Bruxelles, Complexe, 1995.

Anne Muxel, Individu et mémoire familiale, Paris, Nathan, 1996.

Marie-Claude Blanc-Chaléard, Les Italiens dans l'Est parisien : une histoire d'intégration (1880-1960), Rome, Publications de l’École française de Rome, 2000.

Marie-Claude Blanc-Chaléard, Les Italiens en France depuis 1945, Rennes, Presse universitaire de Rennes, 2003.

Claudie Le Bissonnais (dir.), Mémoire(s) plurielle(s), Paris, Arcadi/Creaphis, 2007.

Linda Guerry (dir.), « Femmes et genre dans l’histoire de l’immigration », in Genre & Histoire, 2009.

Lina Bernabotto, Ces choses non dites et qui font leur chemin, Paris, L’Harmattan, 2011.

Laure Taulières (dir.), « Italiens, 150 ans d'émigration en France et ailleurs », in RADICI, 2011.

« Les femmes de l’immigration, XIXe-XXe siècles », in Migrance, n° 42, 2013.

« Migrations, flux, frontières, numérique », in Projections, n° 35, 2014.

Exposition « Migrations au féminin, un siècle d'histoire en France », association Génériques, 2015.

AUTEUR

SILVIA STADEROLI Réalisatrice.

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Chroniques

Kiosque

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Vive le modèle allemand

Mustapha Harzoune

1 Avez-vous remarqué comment l’apparente réussite d’autrui est utilisée dans le débat public comme un argument d’autorité ? Comment chaque paroisse annone son bréviaire à coup de modèle à imiter et fissa ! En la matière, le modèle allemand est servi matin, midi et soir. Quand sonne l’heure des flatteuses génuflexions, nos responsables ne glougloutent plus à la piquette patriotique. Chacun jette aux poubelles de l’Histoire son petit roman national, les structures sociales et les modes particuliers de gestion des conflits, les mentalités, ce que les uns aiment et ce que les autres détestent, ce dont les uns et les autres se moquent comme de leur première liquette ou Lederhose. Un j’aime/ je n’aime pas façon Barthes, révélateur des compositions et des dynamiques profondes. Le modèle devient une dangereuse contrainte quand il force à imiter. Il est plus pertinent quand il offre l’occasion d’apprécier l’écart, les ressources des uns et des autres et les opportunités offertes. Aux uns comme aux autres. De part et d’autre.

2 Depuis des siècles, la France des droits de l’Homme rayonne chez tous les peuples épris de liberté. Voilà un don fait à l’humanité autrement prestigieux et durable que les ventes de tutures et de sent-bon qui égaillent une balance commerciale anorexique. Mais, pour encore bénéficier de ce crédit d’estime et, osons le dire, d’amour (lire nos littérateurs métèques devenus nationaux), encore faut-il rester digne de ces valeurs, ne pas se contenter d’afficher des mots aux frontons des édifices nationaux, dont on se gargarisent, sans plus d’efforts et encore moins d’effets. Or qui, en Europe, a montré la voie de l’universalisme, de l’accueil et de la solidarité ? Qui a osé braver la peur, l’égoïsme, la xénophobie voire le racisme d’électeurs que l’on craignait de froisser et ainsi risquer de perdre un confortable siège ? Qui, en matière de droit de l’homme, conviendrait-il de poser en modèle en 2018 ? Sûrement pas la France. Certainement l’Allemagne de madame Merkel qui a osé, elle, mettre dans la balance électorale ses convictions, ce qu’elle estime bon pour son pays, au risque de se voir éjecter.

Le 31 aout 2015

3 « Tandis que, partout ailleurs, de Calais à Budapest, explosaient les commandes de barbelés » (Le Monde diplomatique, mars 2017), le 31 aout 2015, madame Merkel a fait le choix d’ouvrir

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les portes de son pays aux demandeurs d’asile. Un volontarisme politique symbolisé par le fameux « Wir schaffen das », « nous y arriverons ». Et la société civile s’est mobilisée : « L’élan a été national et massif, comme l’illustre le journal Der Spiegel, qui a comptabilisé 15 000 initiatives relatives aux réfugiés entre 2015 et 2016. » Et l’État a déboursé : « 21,7 milliards d’euros en 2016 pour la construction de centres d’hébergement, l’organisation de mesures d’intégration, le versement d’allocations sociales aux réfugiés, mais également le financement de moyens pour prévenir l’immigration illégale » (La Croix du 26 août).

4 « Presque deux ans après le “pic” de l’été 2015 et les images d’une Allemagne heureuse de se découvrir si accueillante, le tableau paraît moins idyllique », écrit Olivier Cyran dans Le Monde diplomatique de mars. « Mais tout de même : à l’heure du premier bilan, les efforts déployés impressionnent. La ville de Berlin a accueilli à elle seule près de cent mille réfugiés entre 2015 et 2016, à l’intention desquels elle a réquisitionné trente-huit gymnases et aménagé soixante-huit centres d’hébergement ou “villages conteneurs”. (…) De Hambourg à Munich, la plupart des grandes villes se sont équipées dans des proportions similaires. À titre de comparaison, il a fallu attendre octobre 2016, soit un an et demi après l’apparition des premiers camps de migrants dans ses rues, pour que la ville de Paris se dote d’un seul et unique centre d’accueil de huit cents places, immédiatement saturé. Le spectacle (…) de forces de police dispersant à coups de gaz lacrymogènes les regroupements de migrants laissés sur le carreau, ou leur confisquant leurs duvets en plein hiver, serait inconcevable en Allemagne. »

5 Pourtant, selon Ulla Jelpke, députée Die Linke (La Gauche) au Parlement, « une partie importante de la population considère aujourd’hui que les réfugiés sont responsables de tous les maux, alors les politiques lui emboîtent le pas ». Cette « droitisation de la classe politique » est envenimée par le « parti d’extrême droite Alternative pour l’Allemagne (AfD), qui exploite le thème du mahométan fourbe après avoir épuisé celui du Grec gaspilleur ». « Sa cheffe, Mme Frauke Petry, préconise par exemple de déporter tous les réfugiés du pays sur des îles- prisons situées hors des eaux européennes ». Pour Thomas Hartung (AfD), « ce n’est pas en appliquant la Constitution que l’on peut stopper les flots de migrants. La politique d’Angela Merkel cause un tort immense à notre pays ; pour y remédier, il faut donc réfléchir à des moyens non conventionnels ». Comme, peut-être, ces 477 agressions racistes en Saxe en 2015 (+ 87 % par rapport à 2014) ou ces 921 attaques contre des foyers de réfugiés en 2016, dont 66 incendies et quatre attentats à l’explosif… La journaliste Andrea Röpke (…) évoque un « terrorisme au quotidien qui reste dans l’ombre de l’actualité » (Le Monde diplomatique, mars 2017).

6 Tel est le contexte de l’élection au Bundestag du 24 septembre : poussée sondagière de l’AfD sur fond de violences d’extrême droite. Impossible pour la chancelière et candidate de ne pas constater « qu’il y a plus de gens qui ont peur et qui s’inquiètent pour la politique de la zone euro ou pour la politique en faveur des réfugiés, que je considère juste, ou bien qui estiment ne pas recevoir assez d’attention. (…) Je dois en avoir conscience. C’est un travail de long terme ». D’ici là, « un millier de plaintes “pour haute trahison” ont été déposées contre elle par des sympathisants d’extrême droite » quand « l’AfD fait parler d’elle en recourant aux provocations basiques. (…) Le vocabulaire, choisi pour choquer, est directement issu de la période nazie » (Le Figaro, 31 août).

Dilemme

7 Avec une participation de 76,2 %, la CDU-CSU arrive en tête avec 32,93 % des voix soit (-8,6 % par rapport aux élections de 2013). Le SPD, avec 20,51 % (-5,2 %), ne profite pas

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du score de Mme Merkel, mais plutôt l’AfD avec ses 12,64 % (+7,9 %). La presse et les commentateurs ont parlé de « pires résultats » pour la CDU, d’« échec », d’une « victoire au goût amer », « étriquée » (La Croix, 9 octobre), de « profil bas » pour les partis de gouvernement » (L’Express du 26 septembre) : « Réélue pour un quatrième mandat, la chancelière allemande sort pourtant affaiblie des élections fédérales, en raison du succès des populistes. En quête d’alliés, elle doit se chercher une nouvelle majorité. »

8 Merkel a-t-elle eu tort ? Comme l’écrit L’Express, « son résultat ferait pâlir d’envie bien des dirigeants politiques : 33 % d’Allemands lui font encore confiance, après douze ans au pouvoir ». Déception donc, mais Martin Schulz, leader du SPD, serait lui « lessivé » : « la montée de l’AfD est aussi un défi pour le SPD, qui a échoué à imposer le thème de la justice sociale ». Car le score de l’AfD « montre que ce mouvement a su fédérer au-delà de la question des migrants. Il a aussi attiré à lui la face cachée de la prospérité allemande : des salariés victimes de l’augmentation des inégalités, des travailleurs dotés de minijobs payés 450 euros par mois et des retraités en voie de paupérisation. “Dans cette atmosphère de bien-être économique, Merkel a tendance à ne pas prendre en compte les problèmes rampants de la société, car ils ne sont pas si aigus”, souligne l’historien Klaus-Peter Sick » (L’Express, 26 septembre). Daniel Cohn-Bendit résume : « La Chancelière a eu le courage politique d’accueillir des populations venant de zones en conflit. Malheureusement, elle en paye le prix dans les urnes. Par ailleurs, le “miracle économique” allemand est inachevé : les inégalités sociales persistent. Et le cocktail a fait des dégâts, notamment dans l’ex Allemagne de l’Est. » (Paris Match, le 26 septembre.)

9 Avec ce retour de l’extrême droite au Bundestag, Angela Merkel serait même affaiblie « moralement » (L’Express, 26 septembre 2017). Ailleurs, on mange son chapeau, sans voir fléchir l’audience de l’extrême droite, avec en prime le risque de désorienter et de perdre son électorat. Le 26 septembre, sur le site Reporterre, Violette Bonnebas rapporte que Die Linke « enregistre de lourdes pertes dans ses fiefs d’ex-Allemagne de l’Est, concurrencée par l’AfD, qui devient la deuxième force régionale, derrière la CDU. (…) “Nous avons abandonné certains sujets à l’AfD”, regrettait dimanche soir la candidate à la chancellerie Sahra Wagenknecht. (…) Malgré une campagne axée sur la précarité grandissante en Allemagne, Die Linke n’est pas parvenu à créer une dynamique en sa faveur. Les discours ambigus de Sahra Wagenknecht sur l’accueil des réfugiés, critiquant le nombre trop grand de ceux-ci, ont également jeté le trouble au sein de la base électorale antiraciste de Die Linke ».

10 « Le pire, c’est la majorité silencieuse, celle qui regarde ailleurs et laisse faire. Quand même les gens de gauche restent les bras croisés, l’extrême droite progresse dans les esprits », déclare le ci-devant maire de Tröglitz (trois milles habitants) contraint à la démission après des provocations et des menaces de mort suite à l’accueil de soixante réfugiés dans cette « bourgade de l’Est où la haine du réfugié a pris la forme d’une hystérie collective de gros calibre » (Le Monde Diplomatique, mars 2017). Telle semble être l’alternative : céder du terrain la tête haute ou capituler en rase campagne (électorale) !

La double leçon de Merkel : pragmatisme et responsabilité

11 La politique d’accueil de Merkel est traînée dans la boue. On se donne, mezza voce, le beau rôle en renvoyant cette politique à la culpabilité historique de l’Allemagne. D’autres s’inquiètent (pour une fois ?) de dumping social et de la baisse des salaires qu’exercerait la pression migratoire. La crise démographique teutonne a tourné en

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boucle et, sans vergogne parfois, on éreinte la chancelière pour son « égoïsme »… à l’heure où l’Europe paralysée par les égoïsmes des nations, se referme comme une huitre. Ou un piège.

12 On en oublie que « l’Allemagne est une terre d’immigration depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale », rappelle Isabelle Bourgeois, maître de conférences à l’université de Cergy- Pontoise. « Chaque vague d’immigration a donné lieu à une réflexion sur le processus d’intégration qui est aujourd’hui composé d’étapes bien définies. » (La Croix, 26 août 2017.) Une tradition et des expériences capitalisées qui remontent loin (réécouter Concordance des temps du 18 juin 2016 sur France Culture).

13 Faut-il dénier à l’Allemagne le droit d’accueillir, pour des raisons économiques et démographiques, des hommes et des femmes – parmi lesquels des Européens venus du Sud et de l’Est – qui constituent et constitueront ses forces vives ? Pour des raisons démographiques et militaires, la France du XIXe siècle ne fit-elle pas de même ? Le pragmatisme de Merkel serait-il moins estimable que celui de la IIIe République ?

14 Il faut aussi dénoncer l’instrumentalisation idéologique par le chœur des pleureuses pour revenir aux faits. Sur les 65, 5 millions de déplacés en 2016 dans le monde, on compte 22,5 millions de réfugiés (dont 5,3 millions de Palestiniens). L’Europe en accueille 17 %. La majorité restent au Sud : en Afrique (30 %), au Moyen-Orient et en Afrique du Nord (26 %) et en Asie-Pacifique (11 %). 55 % des 17,2 millions de réfugiés sont originaires de trois pays : Le Soudan du sud (1,4 millions), l’Afghanistan (2,5 millions) et la Syrie (5,5 millions). 95 % de ces Syriens se trouvent en Turquie, au Liban, en Jordanie, en Irak et en Égypte. En France, entre 2011 et 2016, 16 500 Syriens ont obtenu le statut de réfugié ou bénéficié de la protection de l’Office français de protection des réfugiés et apatrides (Ofpra). « Un chiffre dérisoire au regard de l’ampleur de la crise migratoire et de la place qu’occupe la question des migrants dans le débat public », écrivait Le Monde le 15 mars dernier. Pour Jean-Christophe Dumont (Organisation de coopération et de développement économiques, OCDE), Mme Merkel, dans le cadre des négociations entamées avec la CSU, envoie « un signal aux partenaires européens pour mieux répartir l’accueil : (…) L’Allemagne ne continuera pas à assurer seule l’accueil des réfugiés (NDLR. L’an dernier, elle a traité à elle seule 60 % de la demande d’asile de l’Union européenne) » (La Croix, 9 octobre). Le message pourrait renvoyer à une double responsabilité : à chacun d’assumer sa part de solidarité et à certains de reconnaître le poids de leurs obligations dans le chaos afghan, irakien ou libyen.

« Poli p’tit chien »

15 En France, le débat patine et la politique migratoire stagne. « Clandestins : la France veut faciliter les expulsions » titre Le Figaro du 5 septembre. « Alors que notre pays est confronté à un afflux important de migrants [sic], Gérard Collomb, le ministre de l’Intérieur, veut accélérer le retour au pays des déboutés du droit d’asile. » Rien de nouveau sous le soleil jupitérien. Même à Calais où, après Jacques Toubon (Kiosque, H&M, n° 1319) et comme en écho au rapport publié en juillet par Human Rights Watch, « lundi 23 octobre, un rapport officiel des inspections générales de l’administration (IGA), de la police nationale (IGPN) et de la gendarmerie nationale (IGGN) estime “plausibles” certains abus des forces de sécurité à l’encontre des migrants depuis le démantèlement de la “jungle” de Calais » (Le Monde, 24 octobre).

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16 La boîte à outils reste la même : réduire le nombre des arrivées, limiter l’exercice du droit d’asile, restreindre les libertés fondamentales, expulser – quand on le peut – les indésirables, externaliser les contrôles… Cette boîte passe de main en main, de majorité en majorité. Mieux elle sert ailleurs ; sans chichi ni vernis. En Égypte, il suffit de demander : « À la demande de Pékin, important soutien financier du Caire, des membres de la minorité musulmane originaire du Xinjiang sont expulsés » (Le Monde, 19 août). En Algérie, kifkif ! Côté respect des droits fondamentaux, oualou ! Selon Amnesty International « plus de 2000 ressortissants d’Afrique subsaharienne ont été arrêtés depuis le 22 septembre (…) et expulsés vers le Niger et le Mali. La plupart de ces “personnes” ont été “abandonnées” (…) dans une localité du côté nigérien de la frontière entre les deux pays. (…) Au moins une centaine d’autres, laissées du côté algérien ont dû “marcher pendant six heures dans le désert” pour atteindre cette localité ». En juin, un hashtag « non aux Africains en Algérie » circulait sur les réseaux sociaux et le Premier ministre Ahmed Ouyahia « avait accusé les “étrangers en situation irrégulière” d’amener “le crime, la drogue et d’autres fléaux”. Le lendemain, le ministre des Affaires étrangères Abdelkader Messahel avait réclamé des “mesures urgentes” contre le “flux en Algérie de migrants subsahariens” » (Le Monde, 24 octobre). En Israël, Benjamin Netanyahu souhaite expulser « les quelques 38 000 migrants venus d’Afrique » qui ne seraient pas des réfugiés mais des « infiltrés illégaux ». Il « s’est félicité d’avoir sauver le pays, dont la “majorité juive” était menacée, en construisant un mur à la frontière égyptienne coupant le flux de migrants qui pouvait atteindre, selon la citation du Jérusalem Post, plusieurs milliers de personnes par mois » (France Info, 4 septembre).

17 Tout cela mérite une leçon poétique. Mustapha Benfodil la fournit en citant un poème de l’écrivain Abderrahmane Lounès : « Un poli p’tit chien de grande classe / Faut pas qu’il soit une lumière / Il n’a pas besoin de briller / Pour éblouir les sélecteurs / Etre branché / Soigner son éclairage / Lui suffit pour ne pas rester dans l’ombre / Ou risquer d’être mis en veilleuse » (El Watan, le 29 octobre). D’où l’alternative : « poli p’tit chien de grande classe » ou femme de grande classe. Puisqu’ici on adore le modèle allemand…

AUTEUR

MUSTAPHA HARZOUNE Journaliste

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Chroniques

Théâtre

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« Je raconte mon histoire… et c’est l’histoire de tout le monde » Entretien avec Matias Chebel de la Compagnie Zumbó

Marie Poinsot

1 Le dix-huit octobre 2015 est la date de naissance de Traçages, une installation théâtrale conçue et réalisée par la compagnie Zumbó avec la participation d’immigrés d’hier et d’aujourd’hui, arrivés au Creusot (Saône-et-Loire) à la recherche d’une vie meilleure.

2 Projet de mise en valeur de la mémoire des migrants et d’un territoire, il a convoqué différents langages artistiques (texte théâtral, récits de migrants filmés et montage de documents d’archive), ainsi que plusieurs « acteurs », parmi lesquels des collégiens et lycéens, dans les espaces de l’Écomusée du Creusot-Monceau, partenaire de cette expérience inédite qui mêle théâtre, vidéo et témoignages de vie.

3 Matias Chebel, comédien et metteur en scène, fondateur avec Mayleh Sanchez de la compagnie théâtrale Zumbó, est arrivé en France en 2001 pour un échange artistique. Suite à la crise économique en Argentine, il a dû revoir ses projets : ayant poursuivi sa formation en France, il y est resté. Naturellement sensible, en tant qu’émigré, à la question de l’intégration dans le pays d’arrivée, il poursuit un travail de collecte de témoignages de migrants, au carrefour de l’ethnologie, de la sociologie et du théâtre, mais pas seulement… Hommes & Migrations : Quel est le parcours qui vous a amené à créer la Cie. Zumbó ? Matias Chebel : J’ai fait une partie de mon parcours professionnel ici et j’ai eu envie, il y a quelques années, de construire quelque chose qui ait un fort lien social. Cela me manquait dans ma profession. Avec Mayleh, qui est une ancienne collègue et amie vénézuélienne, nous avons créé l’association artistique Zumbó. Quand nous sommes arrivés au Creusot, nous avons été frappés par cette ville très latino-américaine : c’était la première fois que l’on voyait en France une ville développée autour d’une industrie plutôt qu’autour d’un seigneur féodal. C’est une caractéristique qu’on retrouve souvent chez-nous en Amérique-Latine. Nous nous sommes donc sentis un peu comme à la maison. Par la suite, nous avons rencontré des gens, beaucoup d’émigrants installés au Creusot depuis longtemps, notamment des Italiens, des

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Portugais, des Polonais, des Espagnols, mais aussi des Cambodgiens, et nous avons commencé à percevoir la richesse de cette ville. Un dimanche après-midi, la rencontre avec notre voisine, Maria Abondance, une immigrée italienne qui nous a raconté son histoire de migration et par là quarante années de l’histoire de la France, a été pour moi déterminante : c’était le signe que nous devions développer notre projet par un travail de collecte de témoignages et de la parole des émigrés.

HetM : Zumbó est née à ce moment là ? M.C. : Zumbó existait déjà mais c’est ce projet qui a fini par institutionnaliser la compagnie. Nous avons contacté l’Écomusée du Creusot pour proposer notre travail et on nous a fait confiance. Notre première installation, Traçages, s’appuyait sur les témoignages des émigrants présentés sous forme de portraits vidéo et, en parallèle, sur un texte théâtral, adaptation d’un conte de García Márquez sur la différence, comment elle nous change, comment on cohabite avec. C’est une fable et une métaphore que Mayleh et moi avons adaptée à l’identité minière et industrielle du Creusot ainsi qu’à la mythologie de la Bourgogne, souvent méconnue par les jeunes. Il y a dans ce texte beaucoup d’informations qui se croisent et qui sont en rapport avec tout ce qui s’est passé au cours du XXe siècle au Creusot. Ce spectacle théâtral qui venait compléter les témoignages des émigrés permettait d’aller chercher le public d’une autre façon, plutôt artistique. Nous avons aussi mis l’accent sur quelque chose que nous avons pu ressentir en arrivant en France en tant que migrants.

HetM : Il y a donc des points de contact entre votre histoire personnelle et celle des émigrants des années 1950 ? M.C. : Oui, tout d’abord je me rends compte que l’univers industriel est une constante dans ma vie. Quand j’étais en Argentine, j’étais à la tête d'un collectif qui a fondé un centre culturel dans une industrie métallurgique en plein cœur de Buenos Aires. Nos activités avaient lieu dans des espaces inutilisés ou en soirée, quand l’usine ne fonctionnait pas. En tant qu’artistes, on devenait une ligne de plus de production, une ligne nouvelle de production culturelle. À partir de la création de ce centre culturel, nous avons réussi à avoir des subventions de l’État : l’usine qui était au bord du dépôt de bilan a commencé à aller mieux. Elle a mis à disposition des locaux du rez-de- chaussée pour un centre d’accueil et de premier secours ouvert aux habitants du quartier ; elle s’est reliée à la société et la société a commencé à la défendre. Au Creusot aussi il y a cette ambiance ouvrière qui rayonne sur ma vie. Tous les migrants que j’y ai rencontrés ont, pour la plupart, fait leur carrière dans l’industrie. Ce sont des ouvriers, immigrés dans les années 1950 et 1960 quand il y avait en France de grands besoins en main-d’œuvre.

HetM : Vous avez interviewé les membres de différentes communautés d’émigrés. Avez- vous retrouvé des constantes dans leurs parcours migratoires ou bien y a-t-il une particularité régionale dans l’immigration au Creusot ? M.C. : Je pense que non. Le Creusot est le reflet de ce qui s’est passé et de ce qui se passe au niveau national, en termes de migrations. Par exemple, dans les années 1980, la France a accueilli des Cambodgiens : il y a une communauté cambodgienne au Creusot. La commune est donc comme une boîte où l’on retrouve à petite échelle ce qui s’est passé en France, surtout par rapport à l’identité industrielle de la ville et à ses besoins importants en main-d’œuvre. On y trouve aussi des histoires d’ascension sociale : il s’agit de trajectoires de personnes qui ont émigré par besoin, à la

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recherche d’un avenir meilleur ou tout simplement de travail et qui ont fini par construire une famille, une vie meilleure ici. Nous avons voulu parler de l’émigration en général et nous avons abordé toutes sortes d’émigration : du couple d’Hollandais installés en Bourgogne monter un business parce qu’ils aimaient la région, à la jeune adolescente turque qui venait rejoindre son père mais aussi, plus récemment, un persécuté politique albanais demandeur d’asile. Au montage, j’ai dû faire des choix et décider de ne pas intégrer certains récits trop actuels et douloureux pour protéger les personnes concernées. Un point commun que j’ai voulu mettre en valeur est que chaque communauté a eu, dans son parcours migratoire, une personne qui a pris la responsabilité d’aider les primo-arrivants : pour la communauté italienne c’était le père Camillo, madame Martí pour les Espagnols. Madame Martí était la mère de l’actuel maire du Creusot qui a décidé de suivre l’appel du gouvernement Hollande et ouvrir un centre d’accueil de réfugiés, unique dans le département. Il a prolongé la lignée de sa famille, d’anciens républicains espagnols réfugiés en France parce qu’ils fuyaient la guerre civile et Franco. Aujourd’hui, une mère syrienne et ses petites filles ont été accueillies par la famille d’un médecin qui les a ensuite aidées à trouver un logement. Il y a donc des forces dans la société civile qui se mettent en place et s’organisent à toutes les époques. C’est ce qui donne espoir par rapport à tout ce qui est rapporté par les médias. Les flux migratoires vont s’intensifier et il vaudrait mieux aujourd’hui employer nos énergies à chercher des mécanismes durables d’accueil et d’insertion, plutôt que les dépenser à trouver comment empêcher les migrants d’entrer dans notre territoire. La possibilité qui est donnée à chacun de s’intégrer dans la société d’accueil est, en revanche, strictement liée à la chance qu’il a eu de recevoir une éducation : c’est ce qui permet à une personne de s’adapter, de « survivre » dans un pays étranger. Cela aussi est un peu un reflet de notre société : il y a des migrants instruits et d’autres qui n’ont qu’une formation de base, il y en a qui peuvent se battre pour monter un dossier de demande d’asile parce qu’ils ont les outils pour le faire, d’autres pas. Il faut se poser la question de ce qu’on va faire pour ceux-là. Toutes ces personnes vont se croiser sur un même territoire, c’est ce qui m’intéresse : apporter mon éclairage à cette réalité, qui est notre réalité d’aujourd’hui, informer, pousser à réfléchir.

HetM : C’est donc une forme de théâtre militant, d’art engagé, que vous développez en partenariat avec l’Écomusée ? M.C. : Je ne sais pas s’il est engagé et militant. En tout cas, il a un fort lien social. Et ce sujet me touche beaucoup car je suis un migrant aussi : en racontant l’histoire de ces personnes, je raconte quelque part ma propre histoire et celle de la société actuelle. L'exposition Murs Murs, née du projet Traçages, va durer jusqu’en 2019. La dernière année, l’Écomusée fera appel à un comité scientifique pour organiser un colloque et il y aura des publications. À partir de ce projet, cette salle de l’exposition permanente du musée sera dédiée à jamais au sujet des migrations. Nous voudrions porter notre expérience ailleurs et décliner le projet dans d’autres régions.

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HetM : Quelle est et quelle sera, puisque le projet se poursuit, votre démarche dans la collecte et la mise en valeur des témoignages des migrants ? M. C. : Lorsque nous travaillions sur Murs Murs, nous avons été rattrapés par l’actualité, avec ses vagues de migrants qui arrivaient en Europe dans des conditions dramatiques. Nous avons donc décidé de décliner le projet en trois chapitres : le premier, toujours exposé, concernait l’immigration avant le XXe siècle, le deuxième, qui va être exposé dès septembre, concernera les migrations du XXIe siècle. Le troisième sera une synthèse avec la participation des spécialistes sur la question. Pour moi, c’est important de mettre en parallèle tous ces parcours migratoires pour montrer comment la résilience et l’intégration ont pu agir et favoriser l’assimilation en l’espace d’une génération. Cela permet de combattre la peur. J’essaie aussi d’amener des lycéens à la rencontre des migrants actuels pour qu’ils puissent échanger et avoir une connaissance concrète de leur réalité. Nous avons aussi proposé aux élèves de collecter les souvenirs de leurs aïeuls immigrés, à l’aide de leurs téléphones portables et avons préparé une sorte de vade-mecum, un guide d’entretien à l’attention des professeurs et des élèves. C’est un projet qui est devenu, au fil du temps, trans-culturel et inter-générationnel.

HetM : Quelle est votre méthode pour la collecte et la mise en valeur des témoignages ? M. C. : Nous avons un peu improvisé. Nous avons d’abord contacté les associations, il y en a une pour chaque communauté : au Creusot il y a un vrai réseau associatif très actif, c’est l’héritage ouvrier de la ville qui veut cela. Par ce biais, nous avons été mis en relation avec les gens qui se sont rassemblés, nous ont invités et se sont prêtés aux entretiens. Épaulés par La Baraque, une web-télévision associative qui s’est associé à nous dans cette démarche, nous avons enregistré et filmé les entretiens qui se déroulaient chez les gens ou dans les locaux des associations. Après, tout dépendait des personnes qu’on interrogeait : avec la communauté italienne, nous avons lancé le sujet et échangé librement ensemble. Il s’agit de la communauté la plus nombreuse, si l’on tient compte des membres et du nombre d’associations. Quelque chose de familier s’est facilement mis en place, nous nous sentions très à l’aise. C’était pareil avec les Espagnols. Par contre, quand la personne maîtrisait moins la langue française, nous nous servions d’un petit guide d’entretien pour la rassurer. Cela permettait de cadrer, de structurer l’interview. Cependant, ce n’est pas ce que l’on aime le plus car le guide d’entretien crée une distance. Les entretiens que je fais cette année, avec des migrants qui n’ont pas encore fait le travail de résilience parce qu’ils sont encore en transit, sont bien plus durs à réaliser, pour moi aussi : il est très difficile de ne pas exposer les gens dans leur souffrance. Il s’agit de les amener à témoigner sans les surexposer à leur détresse : un équilibre délicat à trouver.

HetM : Est-ce que vous faites appel à des interprètes ? M.C. : Quand je suis intervenu au Centre d’accueil de demandeurs d’asile (Cada), j’ai fait des entretiens en arabe, langue que je ne parle pas. Avec un jeune pakistanais qui parle le pashtoun, j’ai eu recours à Google translator : il n’y avait personne pour faire la traduction. Ensuite, au moment de la rédaction des sous-titres, je me fais

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également aider au montage si j’ai l’impression que l’interprète a trop synthétisé : je veux que la transcription soit la plus fidèle possible aux propos des témoins.

HetM : Il y a dans votre démarche une recherche de justesse philologique dans la restitution de la parole et une proximité certaine avec l’ethnologie. M.C : Tout à fait. Quand nous avons monté le premier projet Traçages, cela nous amusait de présenter un travail artistique dans un lieu dédié à la mémoire, tel un musée. Nous avons voulu travailler sur ce concept, cette dichotomie : faire cohabiter le montage vidéo des récits avec une pièce vidéo plus onirique, œuvre du réalisateur vénézuélien Ragnar Chacín, et une pièce théâtrale. Je me suis rendu compte que ces trois langages pouvaient dialoguer mais qu’il fallait monter directement et avec justesse les récits des émigrés. Notre approche est donc devenue très documentaire, et touche à la recherche ethnologique mais aussi au journalisme. Nous avons décidé de tout sous-titrer, pour les malentendants d’abord, mais aussi parce que parfois le français n’était pas très clair, ou parce que les témoins s’expriment dans des langues peu connues. L’année dernière, nous avons collecté des témoignages en français. Cette année, avec les nouveaux migrants, on entend de l’espagnol, de l’anglais, de l'arabe… cela me plaît car notre société, le monde d’aujourd’hui sont multiculturels. Même si les gens parlent correctement en français, je leur donne toujours la possibilité de s’exprimer dans leur langue d’origine s’ils le souhaitent. La part de l’écrit dans ce travail de collecte est très importante mais toujours dans une grande exigence de fidélité par rapport à ce qui est dit et ressenti.

AUTEUR

MARIE POINSOT Rédactrice en chef.

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E-passeur.com, spectacle d’anticipation sur les migrations Entretien avec Sedef Ecer, auteure et metteuse en scène de la pièce

Marie Poinsot

Hommes & Migrations : Quelle est la place des migrations féminines dans votre travail créatif ? Sedef Ecer : Cela fait partie de mes « thématiques-obsessions ». Depuis 2008, il y a au moins un personnage de femme migrante dans chacun de mes textes. Je trouve cela intéressant de travailler autour des femmes en mouvement. Ces personnages féminins peuvent avoir quitté leur lieu de naissance pour des raisons politiques, économiques, religieuses, climatiques ou tout simplement pour connaître d’autres horizons. Dans Sur le seuil, mon tout premier texte de théâtre en français – une écriture fragmentaire –, le récit s’ouvrait sur le voyage d’un personnage féminin. Ensuite, plusieurs femmes parlaient de leurs déplacements. Dans mon deuxième texte, À la périphérie, tout partait du désir de migrer. C’était la motivation première des personnages. La pièce se composait de deux temps : pour la génération des parents, il s’agissait de partir de la campagne pour vivre à Istanbul – les années 1960-1980 étant une période d’exode rural et de création des bidonvilles stambouliotes. Pour la génération des enfants, le rêve était d’atteindre l’Occident. Les Descendants était une pièce qui parlait de crimes de guerre. Les descendants de bourreaux et de victimes essayaient de comprendre le passé. Le récit était pris en charge par une femme. Troisième génération après les atrocités vécues et tues par les générations précédentes, elle revenait sur les lieux du crime, faisant le voyage en sens inverse de celui de sa mère. Dans L’Absente, le thème des femmes migrantes était au cœur du récit, tout comme dans E-passeur.com. Dans un autre de mes textes, Lady First, l’intrigue se situait dans un palais dont la Première dame devait absolument partir. Dans d’autres textes écrits pour le cinéma, la télé ou la radio, je parle également de cela à un moment ou un

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autre. Peut-être parce que j’ai choisi de partir moi-même à vingt ans et que cela a changé ma vie. Ce déplacement au féminin pose aussi une question essentielle, celle de la place du corps des femmes dans l’espace public. Je pense qu’elle fera partie des questions dont on parlera de plus en plus dans les années à venir.

HetM : Le titre de cette pièce renvoie à une problématique liée à la mondialisation de migrations généralisées et contrôlées par l’espace numérique. Comment vous est venue à l’esprit cette thématique ? S. E. : Quand je suis venue en France dans les années 1980 pour faire mes études, mon seul lien à mon pays d’origine était Cumhuriyet, un journal que mes parents m’envoyaient par la poste. À l’époque, il mettait entre une semaine et quinze jours pour arriver. Par conséquent, je lisais les nouvelles en décalé et seulement une fois par semaine. Du coup, j’avais tout le temps du retard sur ce qui se passait en Turquie. Je ne restais pas liée à ma langue maternelle, ni à l’actualité de mon pays natal. Aujourd’hui les migrants, les réfugiés, les étudiants étrangers sont tous connectés et donc en permanence en lien avec le « bled » ! Cela a été mon premier point de départ. Ensuite, lors de mes travaux et ateliers récents avec les migrants (syriens, afghans, irakiens) en Turquie et en France, j’ai constaté que les réfugiés pouvaient partir sans papiers, sans valises mais très rarement sans téléphone portable et sans chargeur. C’est très précieux, parfois essentiel pour rester en vie : contacter sa famille par Whatsapp, s’informer sur la politique par Twitter, trouver son chemin par Google Map, connaître l’état des routes, trouver une place sur un bateau ou sur un camion par communauté Facebook, voir ses proches par Skype, garder ses photos près de soi. Ainsi, les migrants laissent des traces numériques partout où ils passent. Puis, l’envie d’imaginer un espace numérique théâtral lié aux migrations s’est nourrie des travaux de certains sociologues dont ceux de Dana Diminescu que j’ai pu rencontrer.

HetM : Vous parlez d’un « spectacle d’anticipation sociale » : qu’entendez-vous par cette expression ? S. E. : À vrai dire, ce n’est pas moi qui ai trouvé ce terme. Quand on travaille avec des structures d’accueil, les services de communication écrivent un synopsis en fonction de la charte liée à leur programmation ou à la ligne éditoriale de leur site Internet et, très souvent, je trouve les mots choisis assez pertinents. Cette expression me convient assez. Il s’agit d’une dystopie située dans un futur assez proche. Tellement proche que certaines choses dans le texte, écrites il y a deux, ans sont en train d’arriver. Je ne suis pas visionnaire, je n’ai pas une connaissance approfondie en géopolitique, mais je lis les sociologues, les politologues, les journalistes lanceurs d’alerte et j’interprète leurs travaux pour en faire des fictions.

HetM : La pièce se présente comme « une création hybride à la croisée du Web et de la réalité ». Est-ce le format qui est innovant, notamment avec l’articulation entre une présentation de style circassien, un récit intime de trois destins féminins, des images projetées et de la musique en live ? Est-ce aussi dans les collaborations nécessaires pour l’écriture de la pièce « à plusieurs mains » que cette création est hybride ? S. E. : Oui c’est hybride, mais ce n’est pas ce que j’appellerais une pièce écrite à plusieurs mains. J’écris toujours seule et arrive aux répétitions avec un texte terminé, au scalpel. Il n’y a donc pas beaucoup de différence entre le texte écrit il y a deux ans et celui joué aujourd’hui. Je donne des didascalies précises allant du rythme de la musique au contenu des vidéos, du jeu des acteurs à la scénographie. Mais ensuite,

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bien évidemment, une deuxième couche d’écriture est posée dessus : sonore, visuelle et émotionnelle. Là, effectivement, l’interprétation de l’équipe est essentielle. J’avais choisi dès le départ Richard Dubelski comme partenaire artistique et j’ai écrit ce rôle pour lui, car je savais qu’il était capable d’apporter ce côté « cirque ». Il est à la fois un formidable compositeur, un multi-instrumentiste et un comédien. Il sait faire du son avec différents objets tout en jouant quatre personnages différents. Estelle Meyer est une actrice incroyable, demandée aujourd’hui par de grands metteurs en scène. L’étendue de son échelle émotionnelle me saisit à chaque représentation. Fehmi Kararaslan est un comédien talentueux, parfait pour ce personnage. Il a d’ailleurs créé le rôle en turc en Turquie et en français en France. François Roman a su, grâce son savoir-faire technique de graphiste, allier des moments très concrets et des moments de poésie. La lumière – assurée par Yüksel Aymaz en Turquie et Morgane Rousseau en France – joue un rôle important. Tous ont apporté une touche personnelle mais toujours en fonction des rythmes et des univers esthétiques très précis que je leur avais demandés. Nous racontons trois récits intimes et je ne voulais pas que tout ce monde virtuel, l’univers sonore et visuel prennent le dessus. L’important ce sont ces histoires humaines et féminines. Le reste, finalement, n’est qu’un écrin. Même si l’illusion est très importante au théâtre, je fais un théâtre où le comédien et le texte sont au centre. Je veux d’abord raconter des histoires et je n’ai aucun complexe à aller vers l’émotion. Peut-être parce que j’ai grandi sur les plateaux de cinéma en Turquie où, dans les années 1970, on racontait des histoires à la Bollywood : des mélodrames où tout est bigger than life et j’aime qu’on pleure, qu’on rit, qu’on soit ému au théâtre.

HetM : Vos pièces de théâtre sont souvent issues d’une démarche de collecte de récits de vie. En quoi ces témoignages nourrissent-ils votre processus de création ? S. E. : Chaque écriture part d’une inspiration : ça peut être une image, un objet, une phrase au départ. Ensuite, je fais un travail de journaliste pendant plusieurs mois. Je collecte des témoignages, je regarde des documentaires, je lis des documents sur le thème même si la plupart de ces informations ne vont jamais apparaître dans ce que je vais écrire. J’aime la théorie chère à Ernest Hemingway : c’est seulement le huitième du volume de l’iceberg qui est sa partie visible. Le restant est là pour que l’ensemble tienne. Ensuite, vient l’écriture, la vraie. Je rassemble toutes mes notes et je me mets à construire un plan. Ce synopsis m’aide à avoir une feuille de route. Mais les synopsis que je donne aux metteurs en scène ou aux théâtres sont toujours différents de ceux que j’écris une fois le texte terminé ! Il arrive, pendant l’écriture, que je modifie des personnages, des situations, même parfois un chapitre que je croyais essentiel au projet. Si je mets en scène moi-même le texte, ce travail d’écriture peut continuer jusqu’au dernier jour, même s’il est insignifiant. Une fois en répétition, je ne change pas la dramaturgie, mais je peux modifier une phrase ou supprimer une réplique car, par exemple, un chant, un élément de décor ou un effet exprimeront cette idée mieux que les mots. Cependant, je monte rarement mes pièces. J’ai la chance d’avoir beaucoup de commandes de metteurs en scène, ou encore des demandes de troupes françaises ou étrangères qui veulent remonter mes textes. Dans ces cas, j’ai très souvent l’occasion de discuter avec l’équipe ou même d’assister aux premières répétitions, et j’en profite pour voir si je peux les aider en apportant quelque chose. C’est aussi l’avantage de travailler avec des auteurs vivants.

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HetM : Le trio de femmes migrantes était déjà présent dans d’autres pièces comme Va jusqu’où tu pourras. Est-ce une manière de croiser des destins complémentaires ? Ou de traiter différentes facettes des figures féminines de la migration ? Ce procédé dramatique offre-t-il plus de potentialités ? S. E. : Va jusqu’où tu pourras était un spectacle dont j’ai écrit la première partie, intitulée L’Absente et j’avais effectivement créé trois personnages principaux. Ensuite, dans la deuxième partie, Michel Bellier avait pris les personnages que j’avais créés pour les mêler aux siens et, dans la troisième partie, Stanislas Cotton avait écrit un monologue magnifique, indépendant des deux premières parties. Pour L’Absente, j’avais inventé d’abord le personnage principal, une adolescente qui partait pour échapper à la tradition car elle avait été mariée de force, comme quatrième épouse, à un homme qui était son aîné de trente ans. Ensuite, j’ai eu envie de lui donner des « sœurs de route » car c’était aussi une histoire d’amitié féminine. Et les deux autres femmes partaient pour des raisons différentes : l’une rêvait d’une vie meilleure, d’envoyer de l’argent à ses enfants, et l’autre fuyait la transphobie. Je trouvais que c’était intéressant de parler d’un corps qui était également en « migration » : le personnage était sous traitement hormonal pour la voix, les seins, les poils avant de subir une vaginoplastie. Cette transsexuelle avait pris le voile, qui était aussi un voyage spirituel. Je m’étais inspirée d’une femme turque, trans et travailleuse du sexe, décédée depuis. D’ailleurs, ce personnage me hante tellement que je l’ai mis depuis 2008 dans trois de mes pièces, en créant des situations différentes. Dans E- passeur également il y a trois femmes, mais elles ne sont pas dans le récit au même moment. Ce sont trois histoires différentes qui se passent dans des endroits très différents du monde, racontées les unes à la suite des autres. Pourquoi trois ? Peut- être parce que c’est un chiffre qui fonctionne bien au niveau dramaturgique. Mais loin d’être une règle ou une formule, c’est juste une intuition. D’ailleurs, beaucoup de spectateurs m’ont dit qu’ils étaient en attente d’une quatrième histoire !

HetM : La question de la relation entre migrations et territoires est très originale. Pensez- vous que l’espace numérique, les échanges, les réalités de coprésence sur plusieurs territoires (pays d’accueil, pays de départ) et les opportunités que le Web favorise peuvent mieux nous faire comprendre combien les mobilités humaines vont détacher les populations d’un enracinement territorial ? S. E. : Merci pour le compliment. Ensuite, pour répondre à la question : oui, je crois que ces nouvelles mobilités sont en train de créer de nouvelles formes de fonctionnement, de communautés, de sociétés. Les gens aujourd’hui sont très souvent attachés à plusieurs langues, plusieurs cultures et sont de plus en plus connectés à plusieurs pays via Internet. Moi-même, qui suis d’origine turque, j’ai vécu ces dernières années plusieurs événements importants qui se sont passés dans mon pays d’origine en temps réel tout en étant en France. À titre d’exemple, j’étais parfois même au courant plus tôt des développements que mes amis sur place. Je regardais obsessionnellement les posts Twitter sur ce qui se passait lors des événements de Gezi en 2013, dont j’ai d’ailleurs tiré une fiction de dix épisodes pour France Culture ou lors de la tentative du coup d’état en juillet 2016 alors que j’étais au Festival d’Avignon : un lieu où l’on célèbre l’art et la culture, une ville à mille lieux de ce qui se passait en Turquie, avec des F16 qui survolaient la ville. Du coup, cette thématique d’absence-présence me préoccupe énormément : être quelque part physiquement mais être ailleurs virtuellement. C’est pour cela que j’ai voulu raconter mes histoires à travers les smartphones des personnages. Nous ne suivons pas les personnages en

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temps réel mais les traces qu’ils ont laissées sur Internet : leurs messages, leurs applications, leurs itinéraires, leurs posts, les photos et vidéos qu’ils échangent. Dans nos fauteuils de spectateurs, nous parcourons des milliers de kilomètres avec ces femmes. C’est un voyage immobile, exactement comme quand nous sommes face à un écran dans notre salon. Pendant que ces migrantes traverseront terres et mers, nous regarderons leurs « doubles virtuels ». Elles sont des « apatrides numériques » et ce sont leur cyber-identité que nous suivons.

HetM : La figure du passeur est formidable dans cette pièce car on voit bien qu’une entreprise mondialisée se met en place actuellement. Le e-passeur est à la fois celui qui contrôle les frontières et qui fournit les prestations globales pouvant surveiller et accompagner les migrants. N’est-ce pas en soi une thématique d’anticipation que le théâtre peut mieux qu’une autre discipline artistique faire comprendre ? S. E. : Le passeur est un personnage atroce mais burlesque. Je me suis inspirée de bourreaux écrits par des grands maîtres pour m’autoriser à lui faire dire des monstruosités. Il est totalement indifférent au malheur des gens. Là où nous voyons des tragédies il voit chiffres d’affaires, rentabilité, coûts, forces de vente, innovation… bref tous ces termes de marketing. Il est quand-même capable de dire : « Cher e-réfugié, merci de nous avoir choisi. Avant de quitter ton pays, tu étais avocat, avocate, étudiant, étudiante, architecte, fleuriste, médecin et tu te retrouveras bientôt sans rien sur les routes, tu devras supporter la faim, la soif, le froid, traverser des mers et des terres. Mais maintenant, grâce à e-passeur.com, tu as un vrai compagnon de route. Plus besoin de chercher des passeurs malhonnêtes dans chacun des pays traversés, nous resterons en contact tout au long de ton périple. Avec ton smartphone, tu pourras réserver ta place sur une barque de pêcheur, dans un camion frigorifié, dans un container de navire de marchandises, retenir un matelas dans un campement de clandestins ou encore poster tes selfies en train de traverser une frontière meurtrière. Tu pourras aussi profiter de nos conseils en cliquant sur notre rubrique “vie pratique” : Comment te glisser entre la remorque et la cabine du chauffeur d’un poids lourd, comment effacer tes empreintes digitales en les brûlant à l’acide ou en arrachant la peau de tes doigts. » Quand on entend un tel cynisme au théâtre de la part d’un comédien en chair et en os qui vous raconte cela, j’imagine que oui, on ressent les choses autrement que quand on lit des articles tous les jours à propos des migrants.

HetM : Par son format, la pièce est-elle aisée à programmer dans des centres dramatiques ou culturels en France et à l’étranger ? Comment est-elle accueillie par les programmateurs ? S. E. : Pas si facile que cela, finalement. Il faut un travail de lumière et de scénographie assez précis et assez lourd. Nous pouvons aussi trouver des formes légères de ce spectacle comme nous l’avons fait à l’auditorium du Musée national de l’histoire de l’immigration. Étant donné que ce n’est pas une vraie salle de théâtre, nous avions moins de la moitié du nombre de projecteurs prévus, c’était difficile d’accrocher les fils (qui symbolisent à la fois les frontières et les connexions Internet), l’acoustique était très différente, etc. Par ailleurs, c’est un texte qui parle frontalement de certaines questions très difficiles, donc ce n’est pas toujours facile de programmer un tel spectacle. Mais nous avons de très beaux retours, les gens sortent émus et il y a des programmateurs qui ont déjà passé commande. J’en profite pour remercier le Musée national de l’histoire de l’immigration et deux théâtres : Le Théâtre de Suresnes Jean Vilar et Le Liberté, scène nationale de Toulon qui est notre coproducteur. Charles Berling et Pascale Boeglin qui sont les co-directeurs du Liberté

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m’ont fait confiance, en accueillant l’équipe en résidence, en coproduisant le spectacle. Par ailleurs, ils m’ont accordé une carte blanche pour exposer une installation. J’avais imaginé, étant donné qu’on racontait tout à travers les smartphones, qu’on pouvait également créer une exposition : il suffisait d’exposer les téléphones des personnages et le public pourrait entrer dans les téléphones, avant et après le spectacle, pour « fouiller » dedans. J’en ai parlé à François Roman qui a fait les vidéos du spectacle et il a su trouver la manière de traduire cela visuellement et techniquement. Par ailleurs, Stéphane Malfettes du Musée national de l’histoire de l’immigration et Olivier Meyer (un producteur qui a donné sa chance à beaucoup d’artistes depuis plusieurs décennies) m’ont fait confiance pour programmer à la fois le spectacle et l’exposition. Sans oublier le bureau de production Comme Il Vous Plaira, le Théâtre du peuple, la Maison des Métallos en France, le Centre culturel français et le Festival international de théâtre à Istanbul qui m’ont permis de créer la version en turque du spectacle avec quasiment la même équipe. Je cite ces noms car aucun projet n’existe sans les coproducteurs.

HetM : Quels ont été les retours, les commentaires et la réception du public ? Qu’est-ce qu’il a le plus aimé et qu’est-ce qui l’a le plus étonné ? S. E. : Nous avons reçu énormément de beaux retours et beaucoup d’émotions. Depuis les toutes premières représentations, les gens viennent parler particulièrement avec Estelle qui interprète les trois personnages féminins et il y en a pas mal qui ont pleuré dans ses bras… Je crois qu’ils sont très touchés par ces trois femmes : l’une sage-femme guatémaltèque qui part à San Francisco, la deuxième, vietnamienne qui va partir de Hanoi pour rejoindre Paris et la troisième, Zeynab, archéologue syrienne enceinte qui fuit la guerre. Nous les suivons à travers leurs traces virtuelles et, pour finir, ces trois femmes vont se rencontrer dans la vraie vie. Ça sera le seul moment sans portable et au présent. Et nous assisterons à l’accouchement de Zeynab. J’ai aussi souhaité que la femme syrienne ne soit pas une victime, j’en avais marre de cette représentation de la femme arabe. J’en ai fait une intellectuelle. Certains spectateurs nous ont dit que le moment où l’on casse les sculptures étaient le climax du spectacle. Ils disent qu’ils ont ri aussi à des moments inattendus. La musique, à savoir les percussions de Richard Dubelski et les chants d’Estelle Meyer, a une place importante. Je crois que le spectacle est un peu surprenant et atypique par sa forme. Mais c’est difficile d’en parler soi-même.

AUTEUR

MARIE POINSOT Rédactrice en chef.

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Chroniques

Musique

Hommes & migrations, 1320 | 2018 169

Tatiana Lambolez, Altan Art

François Bensignor

1 La Bouriatie est une petite république autonome de Russie surnommée « la Terre des Chamanes ». Située en Sibérie orientale, elle englobe la partie est du Lac Baïkal, sa frontière Sud la séparant de la Mongolie. Sa capitale, Oulan-Oude, interdite aux étrangers jusqu’en 1991, compte aujourd’hui plus de 420 000 habitants. Certaines légendes anciennes disent que la mère de Gengis Khan était bouriate. La Bouriatie fait partie d’une vaste zone d’influence culturelle mongole, incluant la Mongolie intérieure, rattachée à la Chine, et la république de Touva, rattachée à la Russie.

2 Tatiana Lambolez est née et a grandi à Oulan-Oude. Au cours de son cursus scolaire, elle se passionne pour la danse. « Je faisais partie d’une troupe amateur constituée uniquement de filles, qui avaient un bon niveau, explique-t-elle. Nous interprétions des danses traditionnelles d’Asie, et notamment de l’Inde. Nous dansions également des danses bouriates, chinoises, coréennes, cambodgiennes, tibétaines, etc. Cette diversité était très appréciée du public. »

3 Le danseur et chorégraphe Dandar Badluev, fondateur de la compagnie, est un grand connaisseur des arts chorégraphiques d’Asie. Aujourd’hui, il dirige le Théâtre Baïkal, théâtre national de chant et de danse de la République de Bouriatie, qui rassemble la compagnie de danse Badma Seseg, l’orchestre d’instruments traditionnels de la Radio- Télévision Bouriate et l’Ensemble Baïkal. Dandar Badluev, également un chanteur renommé, a mené de nombreux projets en Inde, en Indonésie, en Thaïlande, en Mongolie et en Chine. En 1992, il crée une troupe de danse professionnelle à partir de l’ensemble amateur dont fait partie Tatiana. Elle en devient l’une des danseuses. « J’étais alors étudiante en faculté de langues étrangères, où j’étudiais le français et l’anglais. Le choix de rejoindre la troupe professionnelle n’était pas facile. La troupe amateur avait déjà trois répétitions par semaine, qui sont devenues quotidiennes pour la troupe professionnelle. Or il fallait que je poursuive mes études en même temps. Mais cela m’a permis de perfectionner ma danse et d’approcher le milieu artistique des chanteurs, musiciens et danseurs. »

4 « Je suis de la génération qui a connu l’époque soviétique : j’étais pionnière komsomol… La Perestroïka (1985-1991) a ouvert les frontières et permis à notre troupe de faire son premier voyage en Occident. À Amsterdam, nous avons découvert “l’Occident sauvage”, comme on disait à l’époque ! Nous avons tourné dans des festivals d’été en Italie et en France. Une année, en Espagne, nous avons donné une quarantaine de spectacles : c’était épuisant… Parallèlement,

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durant cette période, j’ai eu l’occasion de faire des séjours linguistiques avec l’université. À la fin de mes études, j’ai enseigné le français à l’École de Ballets. Mais lorsqu’on m’a proposé un poste de traductrice, je ne me suis pas senti à la hauteur, d’où ma décision de venir en France pour perfectionner mon français. »

5 Après un premier voyage à Paris en 1995, Tatiana prend ses dispositions afin de s’y installer comme étudiante l’année suivante et suivre des cours à la Sorbonne. « Je n’ai pas quitté mon pays parce que je m’y sentais mal. J’aime beaucoup la France. J’ai appris le français et la culture française à Oulan-Oude et visiter la France m’a donné envie d’y vivre. Mais j’aime aussi mon pays. C’est cet amour des deux pays qui me permet de rester stable. Dès que j’ai été installée en France, j’ai eu une grande envie de continuer la danse. J’ai rencontré Nicolaï, un Kalmouke, avec qui nous avons monté un petit programme de danses kalmoukes, bouriates et mongoles.

6 « Les danses bouriates sont proches des danses mongoles, mais les mouvements des danseuses sont plus gracieux. L’art mongol se caractérise par l’imitation du cheval. Or dans la yourte on ne peut pas danser debout. Alors on danse souvent sur les genoux et beaucoup de mouvements se font avec le haut du corps. Les mains imitent les gestes du quotidien. Les danses bouriates ont un caractère plus aérien, vers le haut, même si elles restent dans un style très proche.

7 « Les costumes sont somptueux, en soie de couleurs vives et en fourrure. Chaque région présente un chapeau et des bijoux particuliers, qui ont leur propre signification. Les hommes portent à la ceinture des poignards ouvragés. Certaines chorégraphies s’inspirent de scènes de chasse. Chaque détail a son histoire, sa signification. Certaines danses font référence à des rituels chamaniques. Elles en présentent une version stylisée pour la scène montrant certains aspects de la transe des chamanes. »

8 Au cours de ces dernières années, le nouvel état d’esprit adopté par les autorités politiques locales vis à vis des pratiques ancestrales liées au chamanisme a produit lentement un effet de détente. Terminé les massacres de chamanes, les interdits qui confinaient leurs pratiques aux marges, leur imposant la clandestinité. On assiste à présent à la revalorisation d’un ensemble d’expressions artistiques profondément ancrées dans la culture des peuples autochtones de Sibérie. Les « taïlagan », fêtes chamaniques traditionnelles célèbrent de nouveau le printemps et le début de l’été. Sur l’île d’Olkhon, la plus grande du lac Baïkal, les grands rassemblements qui servent à favoriser l’harmonie entre l’homme et la nature sont à présent tolérés et l’interdiction de filmer les rituels a été levée.

9 « En 2003, constatant l’intérêt exprimé par mes amis français pour la Bouriatie, très méconnue ici, nous avons décidé de fonder l’association Graltan qui a pour but de promouvoir la culture bouriate en France et en Europe. Ma mère, Galina, qui enseignait la littérature russe, l’histoire du théâtre et du cinéma à Oulan-Oude, est venue me rejoindre à Paris et c’est ensemble que nous gérons l’association.

10 « Peu de temps après sa création, la société littéraire de France Télécom et de La Poste nous a contacté. Elle organisait le Festival des peuples autochtones et nous a invité à y contribuer en programmant des artistes traditionnels de Bouriatie. À cette occasion, nous avons fait la connaissance d’enseignants-chercheurs de l’Inalco, comme Anne-Victoire Charrin, Eva Toulouze, Dominique Samson, Roberte Hamayon… Ces anthropologues ont passé des années de leur vie avec les peuples autochtones et publié de très beaux ouvrages. »

11 Cette première expérience donne à la jeune association l’envie d’organiser son propre festival. Ainsi, en 2004, le Centre culturel de Russie à Paris accueille trois jours de

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manifestations. Le Ballet Baïkal, dont Tatiana faisait partie, y présente un spectacle à la hauteur de sa réputation. Mais si le succès de l’événement est complet sur le plan culturel, il s’avère être un gouffre financier pour la petite association. « À l’époque, je travaillais pour une société de pétrole et j’avais pris un crédit afin de financer un certain nombre de dépenses du festival. Il a fallu les rembourser et attendre plusieurs années avant de penser à une autre édition… C’est pourquoi j’ai voulu créer une agence de production, qui me permette de rendre compte des frais occasionnés par les voyages, de déclarer les artistes, etc. Je voulais passer à une organisation plus professionnelle. »

12 Tatiana Lambolez suit ainsi plusieurs stages de formations à la création d’entreprise et à l’organisation de spectacle, avant de créer sa propre structure, Altan Art. Dans un premier temps, l’agence va représenter des artistes de la scène traditionnelle bouriate. Elle élargit ensuite son catalogue à des artistes de Sibérie orientale. Puis, de rencontres en coups de cœur, elle s’ouvre à l’univers des musiques mongoles.

13 En 2016, Graltan et Altan Art lancent le premier festival Toutes les couleurs de Russie, consacré aux cultures de Bouriatie et des peuples de la Sibérie. Cette première édition propose des conférences, master class, projections de documentaires et les concerts de deux chanteurs diphoniques : Alexandre Arkhintcheev, qui compte actuellement parmi les meilleurs de Bouriatie, et Mandaakh Daansuren, venu de Mongolie. Ces deux artistes reviendront en Europe l’année suivante, contribuant à renforcer la réputation artistique d’Altan Art. Celle-ci prend une nouvelle dimension en 2017 grâce à l’engouement suscité par la toute première apparition sur les scènes françaises de Nikolay Oorzhak, chamane originaire de la République de Touva.

14 « Nikolay Oorzhak est à la fois chamane et chanteur. Il a fait des études de musique en Bouriatie, puis est devenu acteur de théâtre. On lui a toujours confié des rôles de chamane. Mais, après ses prestations théâtrales, il était régulièrement pris de violents maux de tête. Un jour, alors qu’il confiait son problème à un chamane de Touva, celui-ci lui révéla que ce n’était pas un hasard, car lui-même était chamane. Nikolay se renseigna auprès de sa famille et découvrit alors que sa branche maternelle était une lignée de chamanes. Il en avait hérité les dons. Après avoir suivi les rituels d’initiation, il assuma dès lors sa fonction, sans pour autant abandonner sa vocation d’artiste musicien. Depuis, Nikolay Oorzhak a créé une méthode de chant diphonique, Un-Hun (le Son du Soleil), reconnue par le corps médical de Russie pour ses bienfaits thérapeutiques.

15 « Il y a toujours eu des chamanes parmi les peuples autochtones de Sibérie. Cette culture traditionnelle existe depuis des millénaires. Ils ont toujours vécu dans des conditions climatiques extrêmes (les températures atteignant parfois jusqu’à -70° en hiver) en accord avec la nature et avec les esprits. Ceux qui savaient communiquer avec les esprits ont été persécutés à l’époque soviétique. De très nombreux chamanes ont été exterminés. Ceux qui ne l’étaient pas étaient contraints de se cacher. Ainsi, la culture chamanique a-t-elle connu un profond déclin. Beaucoup de traditions sont tombées dans l’oubli et, aujourd’hui, certaines sociétés autochtones sont en voie de disparition. Nous voulons alerter sur ce sujet en faisant connaître ces cultures qui disparaissent.

16 « Aujourd’hui, les chamanes sont moins nombreux et moins puissants que leurs ancêtres, mais ils n’ont plus peur de dire qu’ils sont chamanes. Ils peuvent se réunir en association, pratiquer leurs rites dans la nature et recevoir des patients chez eux, sans crainte de sanctions. Le chamane est capable de voir ce que nous ne voyons pas. Il peut entrer en transe pour communiquer avec les esprits. Il est capable de voir ce qui ne va pas, de déceler la maladie. Qu’il puisse aider ou non sa guérison, il sait au moins en énoncer la raison. Il connaît une multitude de rituels pour la chasse, pour protéger le gibier, le troupeau ou les différents membres d’une

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famille contre les maladies. Aujourd’hui, qu’il soit agriculteur ou homme d’affaire, chacun consulte le chamane pour gagner les faveurs des esprits.

17 « Pour moi-même qui avais donné des conférences sur le chamanisme à l’université, le fait de côtoyer un chamane pour la première fois lors de cette tournée me faisait un peu peur. Or, cela s’est passé comme si l’on se connaissait déjà depuis très longtemps. Je n’avais quasiment rien besoin de lui expliquer. Une telle sérénité était impressionnante. Sa seule présence m’emplissait d’énergie. »

18 Nikolay Oorzhak voyage dans le monde. Sa réputation s’est répandue aux États-Unis, en Espagne, en Allemagne. Il ne s’était jamais produit en France avant sa première tournée de 2017. En 2018, le chamane chanteur sera de nouveau en France du 22 février au 22 mars. Il donnera plusieurs concerts et ateliers en Alsace, en PACA, à Paris et il sera au programme des Joutes Musicales de Correns (83) au mois de juin prochain.

Altan Art : 315 Chemin des Petites Fourques 13510 Aix-en Provence Eguilles +33 (0)6 60 29 75 73 [email protected] altan-art.com

RÉSUMÉS

Altan Art est l’une des rares agences de production et de diffusion de spectacles, qui se consacre en France à la scène musicale traditionnelle de Sibérie orientale, et particulièrement aux artistes de Bouriatie. Elle représente aussi des artistes de l’aire culturelle mongole : Touva, Mongolie et Mongolie intérieure. Depuis 2003, sa directrice Tatiana Lambolez, d’origine bouriate et installée en France en 1996, cultive avec constance et conviction cette spécificité. Passionnée de culture française, elle déploie tous ses efforts pour faire connaître et partager la richesse artistique et musicale de sa propre culture et celle des peuples autochtones de Sibérie, dont les traditions culturelles sont aujourd’hui menacées de disparition.

AUTEUR

FRANÇOIS BENSIGNOR Journaliste.

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Chroniques

Films

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Des figues en Avril Film français, 2017, de Nadir Dendoune

Anaïs Vincent

1 Le journaliste et écrivain de triple nationalité, française, algérienne et australiennen, Nadir Dendoune dresse avec ce premier documentaire le portrait de sa mère Messaouda. L’histoire familiale est un thème récurrent dans son travail d’écriture. Dans des chroniques hebdomadaires parues dans Le Courrier de l’Atlas, il raconte l’histoire de ses proches. Ces récits sont le point de depart de ce documentaire présenté en avant première au Musée national de l’histoire de l’immigration.

2 Entre les quatre murs de son HLM exigu de la cité Maurice-Thorez de l’Île-Saint-Denis, la vieille femme se prête avec douceur au jeu de l’interview. Elle répond avec une belle sincérité en kabyle aux questions posées en français par son fils. On entre dans leur intimité. Elle évoque par bribes son parcours d’immigrée kabyle arrivée en France il y a soixante ans. Sa vie quotidienne de mère de famille et d’épouse dévouée.

3 La grand-mère commente des photos. Elle se souvient avec bonheur et étonnement des figues de barbarie qu’elle avait pu déguster en avril en Australie lors d’un voyage. Ce fruit symbole de la culture kabyle ne murit jamais avant juillet dans son pays. Et pouvoir en manger dans un autre pays et à une autre période lui avait paru tout à fait exceptionnel. Le film s’ouvre sur cette jolie anecdote et donne très vite le ton. Confidences intimistes d’une mère dévouée à son fils admiratif. Fière de sa culture, de sa langue d’abord, de ses traditions culinaires et vestimentaires. Chaque matin, elle porte une attention toute particulière à sa coiffure traditionnelle : de longues tresses coiffées en bandeau sur la tête, surmontées d’un foulard aux motifs traditionnels. Son fils la filme dans ses petites tâches routinières et prosaïques sur fond de musique traditionnelle. Tour à tour, on la voit cuisiner, regarder des jeux télévisés, faire la vaisselle, se coiffer.

4 Nadir Dendoune saisit avec justesse de sublimes instants de grace dans cette simplicité de la vie quotidienne. Gros plans sur le regard ému de Messaouda. Nostalgique de sa Kabylie natale, elle souffre de ne pas avoir pu repartir s’installer comme ils l’avaient prévu avec son mari. Atteint de la maladie d’Alzheimer, ce dernier a dû quitter

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l’appartement familial pour se faire hospitaliser dans un centre spécialisé. Elle parle avec amertume de la corruption de son pays, de l’impossible retour au pays.

5 Ce huis clos intimiste touchant par son dépouillement, sa simplicité stylistique et sa sincérité nous ouvre une fenêtre sur le destin d’une immigrée. L’histoire individuelle rejoint alors la grande Histoire.

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Yves promise Film allemand, 2017, de Melanie Gärtner

Anaïs Vincent

1 Présenté tout récemment dans les salles allemandes, le nouveau documentaire de la réalisatrice, anthropologue et journaliste Melanie Gärtner, sélectionné en compétition au Festival international du film documentaire d'Amsterdam, est promis à un brillant avenir.

2 Spécialiste de la question de l’immigration, Melanie a rencontré Yves, le protagoniste de son nouveau documentaire, en 2010 lors du tournage de son très remarqué premier film The Land in Between. Elle y suivait les destins d’exilés sans papier détenus dans le centre de rétention de l’enclave de Ceuta.

3 Après une première expulsion, le jeune camerounais écœuré par la corruption tente à nouveau sa chance vers l’Europe, terre promise. Yves a été sur la route pendant huit longues années. La réalisatrice l’a suivit dans ses tentatives d’échapper à la précarité de son pays natal, animé par la volonté de pouvoir aider financièrement sa famille.

4 Yves fixe la mer, le regard plein d’espoir et de désillusion. Les vagues s’échouent sur le rivage.

5 Melanie le retrouve à Bilbao en Espagne vivant dans un abris de fortune sous les ponts. Au fil des rencontres, son projet prend une direction inattendue. Quelles sont les motivations profondes du migrant ? Dans son enquête, elle tente de comprendre son acharnement et ainsi, par extension, celui de centaine de milliers d’autres exilés économiques. À travers cet essai cinématographique, elle pose un regard bienveillant et attentif sur l’entêtement du jeune homme, en décidant de devenir son messager. Ainsi ira-t-elle transmettre à la famille son message d’espoir : Yves ne veut pas encore renoncer et espère pouvoir revenir au pays avec dignité.

6 Elle se rend au Cameroun chez ses proches et filme leurs réactions émues alors qu’ils découvrent l’image d’Yves sur l’écran lumineux de son iPad et écoutent, attentifs, ses paroles pleine de tendresse. Elle crée ainsi un lien virtuel entre l’ici et l’ailleurs, un dialogue fictif avec le migrant et ceux restés au pays qui attendent avec impatience son retour. À travers les témoignages de la famille, elle construit un portrait fragmenté du

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jeune homme. En arrière-plan, elle évoque le déséquilibre des rapports Nord/Sud, la question de l’exil, de l’éloignement.

7 Si le dispositif filmique nous séduit par sa pertinence, on peut regretter cependant un montage un peu maladroit avec certaines longueurs dans les entretiens donnant à l’ensemble du film un rythme légèrement bancal, malgré un sujet plein d’humanité.

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Chroniques

Littérature

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Littérature, exil et migration

Alexis Nous

1 Un migrant a besoin d’une carte, ou d’un GPS, mais pas d’un livre. À la rigueur d’un manuel de conversation ou d’un guide sur le droit d’asile mais d’un ouvrage de littérature, non. De toute façon, celles et ceux qui nous arrivent par la Méditerranée nous arrivent sans bagage. Nous, en revanche, et parce qu’ils arrivent sans bagage, devons essayer de comprendre – qui sont-ils, ce qu’ils vivent, ce qu’ils ont vécu – et l’une des fonctions de la littérature a toujours été d’éclairer le réel. Non de l’expliquer, non de le dépecer, mais de le rendre proche, d’en faire une réalité pour la conscience. Sans Hugo, sans Zola, les lois sociales en France n’auraient pas connu leur progrès ; sans Elie Wiesel ou Primo Levi, le « devoir de mémoire » n’aurait pu convaincre.

2 Car la proximité spatiale, dans nos villes et sur nos écrans, ne signifie pas que les migrants d’aujourd’hui nous soient proches. Le réflexe, quand il opère, est d’accueil ou d’hospitalité en fonction de règles éthiques qui s’appliquent à une figure abstraite. Mais répond-il à la densité de l’expérience éprouvée en son corps et en son âme par chaque migrant ? Un exemple tiré de l’actualité littéraire : Tropique de la violence de Natacha Appanah figurait parmi la sélection 2017 du Prix littéraire de la Porte Dorée. Or l’image de ce titre pouvait réunir tous les autres ouvrages sélectionnés, sous divers modes : violence physique, psychique, sexuelle, politique, sociale… Les lire nous amène ainsi à porter un autre regard sur ceux-là qui apparaissent dans les jungles, les villes, les camps ou les écrans de télévision.

3 En outre, les migrants d’aujourd’hui subissent un effet de masse qui les rend indistincts et menaçants. Peut-être qu’il est difficile de se mobiliser pour des hommes, des femmes, des enfants dont on ne sait pratiquement rien sinon, vaguement, le pays d’origine et l’itinéraire. L’une des difficultés majeures tient à ce que Freud appellerait le syndrome de la masse qui frappe tous ceux et celles qui arrivent sur les rives et les frontières de l’Union européenne, les réduisant à une silhouette anonyme. Contrairement aux migrations précédentes, d’ampleur moindre et de nature différente, les exilés d’aujourd’hui sont perçus comme une masse qui nie aux arrivants toute subjectivité et toute individualité. Le terme même de « migrant », dans sa neutralité, épouse l’anonymat propre à une rationalité gestionnaire et à une catégorisation strictement socio-économique. Alors que l’Académie française a reçu Hector Biancciotti, Assia

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Djebar, François Cheng ainsi que, les deux dernières années, Dany Laferrière et Andreï Makine, tous écrivains dont le parcours d’écriture double le parcours d’exil, il est déplorable que la France, entre autres pays européens, peine à identifier le profil de ces migrants anonymes qu’elle est vouée à accueillir, dont une partie a disparu avant d’atteindre destination et dont le reste est reçu dans des conditions désastreuses. Elle oublie que ce sont des exilés comme l’ont été Du Bellay ou Victor Hugo. La littérature le lui rappellerait, elle qui, même épique, a l’œil à la fois individuant et symbolisant ; elle isole des personnages et en fait des figures, passant de l’action au mythe. Ils bougent tous dans L’Odyssée mais le voyageur, c’est d’abord Ulysse (« Heureux qui… ») ; ils souffrent tous mais les misérables, ce sont avant tout Fantine et Cosette. La littérature nomme le visage des sans-visages.

4 Au demeurant, la littérature nourrit un lien privilégié avec la migration, lien qui se renforce encore aujourd’hui. Si l’histoire de la littérature occidentale est tramée de déplacements exiliques, de Dante et Pétrarque à Gombrowicz et Nabokov, au-delà du biographique, elle choisit dans sa matière de suivre un arc qui, de l’antique au moderne, épouse l’expérience de l’exil : depuis L’Odyssée, histoire des errances d’Ulysse en Méditerranée, jusqu’à l’Ulysse de James Joyce, histoire des errances du Juif Leopold Bloom à Dublin ; depuis Tristia (Les Tristes), recueil des lettres qu’écrit à ses proches le grand poète latin Ovide, banni sur les rives de la Mer Noire, jusqu’à Tristia, recueil de poèmes d’Ossip Mandelstam que Staline exilera en Sibérie et depuis Les métamorphoses du même Ovide jusqu’à La métamorphose de Kafka, histoires d’exil d’une forme vivante à une autre vivante. Sans omettre le substrat religieux monothéiste qui favorise les récits d’exil (l’exode de l’Ancien Testament, la fuite en Égypte du Nouveau Testament et l’hégire dans le Coran).

5 Des contemporains suivent cet élan, qu’ils aient ou non connu l’exil, avec en français Tahar Ben Jelloun, Alain Mabanckou, Marie NDiaye, Fatou Diome, Laurent Gaudé, Mathias Énard… Parallèlement, le lien se renforce aujourd’hui par un double régime textuel qui accompagne le phénomène migratoire. Pour cause de guerre ou de misère, pour des raisons politiques, économiques, voire environnementales, des centaines de milliers d’hommes, de femmes et d’enfants fuient leur lieu de naissance ou de résidence et tentent d’arriver en Europe. Cette actualité, avec les situations dramatiques qu’elle entraîne, a mis en lumière l’importance du récit dans le destin du sujet migrant. À deux titres : l’arrivant, s’il veut être admis comme réfugié, doit fournir un récit de son parcours qui satisfera aux conditions d’octroi du statut, au point que certains scenarii sont préférés parce qu’ils ont fait preuve d’efficacité. En outre, on constate, recueillis sur des sites web ou sur papier, une prolifération de récits de vie comme si les exilés, dépouillés de leur appartenance sociale quand ce n’est pas de tout document officiel, éprouvaient le besoin de se reconstituer une identité en racontant leur histoire.

6 Comment, toutefois, la nommer, cette littérature qui permettrait d’approcher l’expérience migratoire ? Littérature migrante ? La théorie littéraire, depuis plus de trois décennies, a désigné un certain corpus sous cette appellation. Sans définition précise ou consensuelle, cette production acquiert une grande pertinence si la critique en élargit l’abord dans le contexte tendu des migrations contemporaines. La notion de littérature migrante est floue et hésite à qualifier les auteurs ou les œuvres. Certes, on ne s’étonnera pas qu’une littérature censée passer des frontières ne présente que des limites floues : elle migre, elle migre, la littérature migrante. On demande cependant à savoir si le syntagme désigne une production littéraire écrite par des écrivains

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migrants, ou descendant de migrants, ou celle qui traiterait de thèmes liés à la migration, tels que le déracinement, la nostalgie, le passage des langues ou encore celle qui, dans sa poétique même, tend à exprimer l’éthos migratoire, une littérature de la migrance dans ce cas ? La confusion règne et le second critère semble souvent devoir être légitimé par le premier comme si seuls des écrivains directement et biographiquement concernés par le processus migratoire pouvaient écrire des ouvrages relevant de la catégorie.

7 La constitution d’un tel corpus, accompagnée de son étude, commence dans les années 1980 au Québec puis elle est relayée en France avec moins de force, notamment parce que la notion doit rivaliser avec d’autres désignations et particulièrement la « littérature francophone ». Dans le monde anglophone, migration literature ou migrant literature doit trouver ses marques par rapport à la post-colonial literature alors qu’en Allemagne la Migrantenliteratur doit régler ses comptes avec le discours post-national et qu’aux États-Unis, l’ethnic literature questionne l’homogénéité d’une culture canonisée. On comprend immédiatement que de même que chaque culture linguistique et/ou nationale possède ses normes en matière d’accueil de l’étranger, chaque système littéraire va aménager une place spécifique à la littérature dite « migrante ». Ce qui ne va pas sans hésitation à l’intérieur même d’une sphère linguistico-culturelle puisque, par exemple, le lexique francophone oscille, au singulier ou au pluriel (autre indétermination et autre aveu de difficulté conceptuelle), entre littérature migrante, écriture migrante, littérature immigrante, littérature (issue) de l’immigration, littérature immigrée, littérature frontalière ou des frontières, et encore les désignations, plus ciblées, de littérature néo-québécoise, littérature beur, littérature franco-maghrébine, littérature africaine de langue française, littérature caraïbe ou antillaise, etc., sans compter les appellations recourant aux variantes préfixantes de « culturel » : littérature interculturelle, multiculturelle ou transculturelle.

8 Une faille méthodologique initiale marquera le domaine des littératures migrantes si la biographie influence l’appartenance au courant et le détermine. Car si Jules Verne vogua en Atlantique et en Méditerranée, il ne s’aventura pas vingt mille lieux sous les mers, de la terre à la lune et jusqu’au centre de la terre. Si Conrad a voyagé au Congo avant d’écrire Heart of Darkness, on ne demande pas aux auteurs de littérature de voyage d’avoir fait le tour du monde, de même que n’est pas exigé pour les auteurs de roman policier de posséder l’expérience professionnelle de Sherlock Holmes ou Philip Marlowe. Quatre ans à Rome, dans la magnificence papale du Sacré Collège dont son oncle était le doyen et lui un genre d’administrateur, ont permis à Du Bellay d’écrire les misères psychiques de l’exil avec une rhétorique exemplaire. À la dérive biographisante ramenant la littérature migrante à l’identité de ses auteurs, trois grandes objections se font entendre. Premièrement, combien de temps les auteurs demeurent-ils des écrivains migrants et lorsqu’ils cessent de l’être, leur œuvre perd-elle – y compris rétroactivement – son appartenance à la littérature migrante ? Deuxièmement, un effet de ghetto ne menace-t-il pas de ne pas intégrer pleinement cette production dans le système littéraire ? Troisièmement, n’est-il pas vrai que toute littérature soit migrante dans la mesure où l’acte littéraire produit un écart par rapport à la norme des usages d’une langue dans une société donnée, ce que Proust affirmait en clamant que les chefs d’œuvre littéraires étaient écrits comme en langue étrangère ?

9 Quoiqu’il en soit, la catégorie garde son intérêt autant dans le contexte d’une mondialisation multipliant déplacements transfrontaliers et croisements de langues et

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de cultures que dans le cadre, plus conflictuel, des migrations contemporaines. De fait, une interrogation sur la littérature migrante croise différents axes de réflexion tels que ceux portant sur la nature des frontières, le sort de l’État-nation, le pluralisme culturel (métissage, créolisation, hybridité), l’héritage du cosmopolitisme, les dispositifs de nomadisme ou la constitution des diasporas. Mais la réception de cette littérature doit- elle retenir sa valeur sociologique sans que ne soient véritablement dégagés des traits formels spécifiques ? Peut-on, en d’autres termes, aller plus loin et traiter de la littérature migrante en tant que genre littéraire ?

10 Dans cette perspective, une littérature dite « migrante » devra d’abord faire migrer langue et écriture, quel que soit le statut de l’écrivain. Si l’on accole l’étiquette à Conrad en arguant de son passage du polonais à l’anglais et du choix de cette dernière comme langue d’écriture, on oublie souvent que l’anglais de Conrad est sa troisième langue, non sa deuxième qui était le français, appris et pratiqué lors de ses années d’exil en France avant l’installation en Grande-Bretagne. De même pour Nabokov qui, du russe à l’anglais, transita par le français dans lequel il écrivit. De même pour le bilinguisme de Beckett qui doit être déradicalisé en le mâtinant d’allemand. Une écriture migrante, donc, fera la littérature migrante et la rendra apte à traduire ce qu’implique le cheminement migratoire. Un exemple puissant en a été donné lorsqu’en 2014, la Comédie de Caen monta En attendant Godot avec Vladimir et Estragon identifiés à des migrants en attente d’un visa ou d’un passeur. De même que pour tout phénomène échappant aux normes intellectives et sensibles, l’expérience migratoire cherchera à être dite par des moyens reflétant les blessures et les métamorphoses de l’identité et de la parole. Les langues d’Aimé Césaire, de René Depestre ou d’Édouard Glissant, celles de Rachid Boudjedra, de Mohamed Dib ou de Kateb Yacine, qu’elles choisissent la flamboyance ou le dénuement, le lisse ou le rugueux, la transparence ou l’impureté, l’obéissance ou la rébellion à l’endroit du code langagier, toutes font dériver le lecteur vers des paysages dont l’étrangeté dérange ses perceptions et ses jugements, l’amenant à éprouver les vertiges de la migrance.

11 Une des vocations essentielles de la littérature est de donner accès à des expériences humaines échappant aux normes du connu dans une société donnée. La littérature migrante n’y échappe pas et cette potentialité la fait précisément muer en littérature exilique. Elle devient patrie des sans-patrie, offrant l’hospitalité à ceux que la loi repousse. Trois fonctions lui reviennent : témoigner quant à la nature des parcours migratoires ; mettre en mots leur part d’indicible ; rendre visible ce que les pouvoirs souhaitent conserver invisible. À cela s’ajoute une dernière fonction, des plus subversives, qui concerne l’histoire littéraire et qui consiste à brouiller les classifications des œuvres selon des critères d’appartenance nationale. La littérature migrante jouera donc un rôle majeur dans la compréhension des phénomènes migratoires contemporains, suscitant une connaissance de ces itinéraires de métissage et de ces identités déracinées qui peut aider à l’élaboration de politiques d’accueil adéquates.

12 Or ces politiques s’appuieront sur l’héritage éthique que la littérature a véhiculé et façonné pour la conscience et la culture occidentales, cette littérature évoquée plus haut dans son rapport à l’exil. On parlera alors d’une littérature exilique en miroir du phénomène exilique, incluant la production littéraire cernée sous l’appellation de littérature migrante afin de faire fructifier les œuvres qu’elle regroupe dans le terreau antérieur. On peut venir d’ailleurs et écrire ici ; on peut venir d’ici et écrire l’ailleurs.

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En ce sens, la littérature exilique ouvre à ce que, depuis Goethe, on nomme la littérature mondiale et, plus récemment dans le monde francophone, la « littérature- monde » ou une littérature « plus grande que nous1 ». Deux poètes exilés, l’un juif, l’autre palestinien, l’ont chantée en écho, Paul Celan : « [ton pays] émigre partout, comme la langue2 » et Mahmoud Darwich : « Et la terre se transmet comme la langue3 ».

NOTES

1. Du titre de deux manifestes lancés à l’initiative de Michel Le Bris, en 2007 et 2017 respectivement. 2. Paul Celan, La rose de personne, trad. de M. Broda, Paris, Le nouveau commerce, 1979, p. 143. 3. Mahmoud Darwich, La terre nous est étroite et autres poèmes, trad. de E. Sanbar, Paris, Poésie/ Gallimard, 2000.

AUTEUR

ALEXIS NOUS Professeur de littérature générale et comparée, université d'Aix-Marseille, chaire « Exil et migrations » (Collège d’études mondiales, Paris.

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Chroniques

Livres

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Slimane Zeghidour, Sors, la route t’attend. Mon village en Kabylie, 1954-1962 Paris, Les Arènes, 2017, 290 p., 20 €.

Mustapha Harzoune

RÉFÉRENCE

Slimane Zeghidour, Sors, la route t’attend. Mon village en Kabylie, 1954-1962, Paris, Les Arènes, 2017, 290 p., 20 €.

1 Quel pays a connu au XXe siècle une migration interne représentant plus d’un quart d’une de ses « composantes » ? Deux millions trois cent cinquante mille traine-misère chassés de leur gourbi (un indice) et enfermés dans des camps ceints de barbelés. Mieux que l’Amérique qui, dès 1942, avait bouclé 110 000 Nippo-Américains. Il faut dire que côté camp, depuis 1938, on s’y connaît… en France. Oui, en France, dans une Algérie encore française. Un « tsunami démographique [qui] aura ainsi touché un Algérien sur deux » si on y ajoute les départs vers les grandes villes, le Maroc et la Tunisie. La guerre aura « retourné notre univers comme un gant » écrit l’auteur à propos d’un « exode » qui « reste un tabou absolu, ici et là-bas, car autant l’État français n’aura lésiné sur aucun moyen pour le parachever, autant l’État algérien une fois proclamé ne fera rien pour y remédier, et toujours pas un seul geste pour réparer le drame en aidant chacun à retourner en ses foyers ».

2 L’essayiste et journaliste – plume alerte, pensée subtile et mordante – retrouve les yeux de l’enfant né à l’orée de 1954, dans un village kabyle haut perché et encore épargné – pour le meilleur et pour le pire – par la modernité et où langues et traditions, tout autant païennes que musulmanes, nimbaient de sacralité – pour le meilleur et pour le pire – chaque instant de l’existence. 1954, la guerre d’Algérie éclate, ou se poursuit, après « le divorce sans appel » du 8 mai 1945 : « C’est la guerre d’indépendance qui nous a fait rencontrer les Français ». Choc paradoxal : « D’une main la torture, de l’autre l’écriture (…) ; l’avers et le revers d’une même médaille, soit, en même temps et tout d’une pièce, le pire et le

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meilleur de la France. » Car l’Algérie de papa ce sont « deux peuples qui vivent au sein du même territoire, mais pas dans le même pays ». Parmi les ressorts du conflit, il y voit le poids de la sexualité : « Qu’est-ce qu’un voisinage qui met à l’index l’amour, une coexistence, une mixité qui interdit le mariage mixte, un mélange qui refuse le brassage ? Voilà tout le drame de l’Algérie française, l’alpha et l’oméga de son impasse. » Quand Zeghidour rejoint Alexis Jenni.

3 La guerre donc, entre L’Ordre et La Rougeaude, entre les maquisards et la « Marianne du bled » : « Je m’aperçois (…) à quel niveau de duplicité il a fallu s’abaisser pour passer entre les gouttes ; jouer le jeu, double jeu, donner le change, louvoyer, mentir avec la hantise d’être confondu. Quel calvaire atroce, aliénant, ont dû subir mes parents. » D’autant que sous couvert de guerre, renaissent d’antiques haines claniques.

4 Évoquer le père, Belkacem et la mère, Meriem, c’est aussi partager la tendresse pour un monde disparu. Ou des blessures toujours vives. Les morts de ses frères et de sa sœur Houria disent tout d’une colonisation qui a laissé ces villageois vivre sans le soin et sans autre recours que des croyances vaines, inefficaces et parfois mortelles.

5 Pour autant, Zeghidour « revisite sans un iota d’aigreur ce passé commun qui attend d’être enfin partagé ». Ce ton est une méthode et une pédagogie de la relation. Sans compromissions. Car, sans en faire un absolu, il faut interroger « les stigmates mentaux inconscients » laissés par le régime colonial chez « les héritiers – désormais tous citoyens – des uns et des autres, d’ici et de là-bas ».

6 Ce retour vers l’enfance pour « ce rejeton » de fellah, devenu parisien, maniant la langue française avec élégance et brio, est une façon de retrouver une part de soi. Nulle origine ou racine ici, juste la nécessité de raviver les nuances du manteau d’Arlequin d’un citoyen du cru et du moment. « Alors, suis-je vraiment un étranger à Paris, un immigré, un « issu » de je ne sais quoi où ni quoi, un binational ou un Français, non pas tout court mais tout long, tout au long d’un bon siècle et demi d’Histoire et d’histoires ? »

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MUSTAPHA HARZOUNE Journaliste.

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Alice Zeniter, L’Art de perdre Paris, Flammarion 2017, 506 p., 22 €.

Mustapha Harzoune

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Alice Zeniter, L’Art de perdre, 1954-1962, Paris, Flammarion 2017, 506 p., 22 €.

1 L’Art de perdre retrace l’odyssée harkie. Qu’importe l’étymologie, le terme renvoie dans les consciences au « traitre ». À l’instrumentalisation par le nationalisme algérien répondent le paternalisme, l’indifférence et/ou le mépris de la France. Et une ignorance telle que beaucoup découvrent ici ce qu’ont vécu des hommes, des femmes et des enfants affublés, indistinctement et ad vitam aeternam, de la terrible appellation d’origine incontrôlée. Mal nommé, mal pensé… on n’est pas loin de Camus.

2 Zeniter mêle un peu de son histoire, une documentation (envahissante, parfois discutable) et ce qu’il convient de fiction pour combler les ratés de la transmission. Elle raconte l’histoire d’une famille sur trois générations. Depuis le grand-père Ali jusqu’à Naïma, la petite fille moderne, qui ne craint ni la bibine ni des galipettes d’un soir, en passant par Hamid, le fiston et père qui s’est muré dans le silence, la page blanche sur laquelle « chacun est libre de projeter ses fantasmes ». À l’heure où Naïma raconte, Paris est secouée par des attentats islamistes, elle « est la première depuis des générations à ne pas avoir entendu le cri que pousse un homme quand il meurt de mort violente ». Zeniter travaille ici la question des générations qui doivent faire avec les silences de leurs aînés. Se débrouiller des traces pour triturer le nœud de l’origine et de l’émancipation, de l’histoire et du devenir, de la torpeur et du mouvement, de la fidélité et de la liberté.

3 Le livre est divisé en trois parties d’inégale valeur. Les pages sur l’Algérie renferment plus de souffle, d’émotion, de chair aussi que celles, par trop mécaniques, sur l’arrivée en France et l’émancipation de Hamid. Dans la dernière partie, Naïma, qui travaille dans une galerie, doit préparer une rétrospective sur Lalla, un peintre algérien exilé, avec à la clef, l’obligation de se rendre en… Algérie.

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4 Dans « l’Algérie de papa », Zeniter restitue les complexités de la guerre, en démonte les ressorts pourris à l’origine de la cruelle bifurcation, le cycle des manipulations et des représailles qui s’abattent sur une population otage (relire Le Journal de Feraoun). « Choisir son camp n’est pas l’affaire d’un moment et d’une décision unique, précise. » Surtout que se superposent de vieilles inimitiés et de fraîches jalousies. C’est d’ailleurs pour ce protéger d’un clan hostile qu’Ali oriente les recherches de l’armée française. « Il fait le choix, se dira Naïma plus tard (…) d’être protégé d’assassins qu’il déteste par d’autres assassins qu’il déteste. » Phrase terrible et révélatrice. Mais le nationalisme interdit toute nuance et « c’est celui qui a tué qui décide ». ! Il faut vite partir.

5 À Rivesaltes ou à Jouques, les fidèles harkis sont parqués dans des camps. Ils sont surveillés, soumis à des autorisations de sortie, logés dans des baraques de tôle et de carton, bourrés de neuroleptiques… La France accueille les siens derrière des barbelés.

6 Affleurent ici l’intime des émotions, des non-dits, de l’inavouable, ce qui traverse les corps et les âmes, les construits ou les détruits, les forme ou les déforme. Viendra aussi la distance entre Hamid et Ali. La douleur d’un père car « son incapacité à saisir le présent le rend incapable de construire le futur ». Zeniter égrène les mobilisations des jeunes – sans un mot sur La Marche de 1983 qui rassembla enfants de harkis et d’immigrés.

7 Les blancs – et les peurs – de cette histoire forment l’héritage de Naïma qui décide, finalement, d’aller en Algérie. Zeniter circonscrit à merveille les enjeux de ce voyage : « Au lieu de poser ses pas dans les pas de son père et de son grand-père, elle est peut-être en train de construire son propre lien avec l’Algérie, un lien qui ne serait ni de nécessité ni de racines mais d’amitiés et de contingences. » Ici résonne le poème d’Elisabeth Bishop, L’Art de perdre. L’Algérie de Naïma ne sera ni un point d’arrivée ni une certitude. Juste une façon de se remettre en… « mouvement ». De l’intérêt, in fine, de l’étymologie.

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MUSTAPHA HARZOUNE Journaliste.

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Tassadit Imache, Des cœurs lents Marseille, Agone 2017, 183 p., 16 €.

Mustapha Harzoune

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Tassadit Imache, Des cœurs lents, Marseille, Agone 2017, 183 p., 16 €.

1 Dans Les cœurs lents, roman d’une étonnante densité, tout en variations et mouvement, le propos comme les personnages balancent, sur le fil du rasoir. Fragiles. Créatifs ou vaincus. L’auteure fraye dans les interstices, là où les âmes blessées et les corps piégés se raidissent, s’enragent, se révoltent. Ou cèdent.

2 François transporte une cage lourde de perruches. Il est avec Bianca, sa sœur. Ils se retrouvent dans « cette ville de riches pour les riches », où Tahir, le cadet, est venu s’enterrer ; et mourir. La mort réveille le passé, avec d’autant plus de violence qu’on s’est efforcé de l’enfouir et de le fuir : « Tout ce temps, ils n’avaient été qu’en liberté surveillée ».

3 Quinze ans plus tôt, Marceline – alias Iris – a abandonné ses enfants. Besoin de prendre l’air. D’aimer. Plane, ici, l’ombre de la faute. François et Bianca se charge de Tahir. L’un renonce aux Beaux-Arts, l’autre poursuit des études supérieures. Sacrifice libérateur pour lui, succès empreint de culpabilité pour elle. Regrets et ressentiment n’aident pas à soigner les blessures. Tahir, lui, s’enfonce dans la dépression et la drogue. Faisait-il seulement partie de la famille, « le préféré de maman », ce môme à la gueule et au prénom de bicot ?

4 Il faut remonter le temps, revenir au Jardin des Plantes, là où deux solitudes se sont croisées, celle d’une jeune bretonne débarquée dans la capitale et d’un immigré kabyle à la « casquette de prolo français ». « C’était pendant la dernière guerre coloniale », une guerre « sans le sourire de Gandhi. À la balle, au couteau, puis au napalm. » À l’origine de cette famille française, il y a Marie et Mohammed, « une soif de justice et une soif d’amour entrecroisées par hasard. Voyez-vous, le bicot ne savait rien de la justice. Marie ne savait rien de l’amour ». Histoire d’une rencontre. Histoire d’un gâchis fait de manques et de silences.

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D’absences et de vides. De prisons et de délivrances. Le grand-père va crever « seul à l’hôpital avec son nom. C’est qu’on ne les aimait pas beaucoup dans nos hôpitaux à cette époque, les Maghrébins ». Plus tard, le père des gamins, Marco Jean, né sous X, se tuera dans un accident de moto, laissant Marceline avec trois orphelins. Les pères ne vivent pas longtemps. Répétitions généalogiques sur trois générations. Soif de justice et d’amour font les cœurs durs, lents, et les langues lourdes, « fermés mais fiers ». On hérite de mère en fille d’une colère dont on ignore l’origine et « de branche cassée en branche cassée, de trou en trou, on vous y pousse dedans… la dépression ».

5 Marceline viendra-t-elle à l’enterrement ? La lumière se déplace. On découvre une femme rongée, révoltée, hantée par une question jamais posée à sa mère, « et si c’était à refaire ? ». Pourtant, par fidélité, elle a appelé son dernier Tahir ! « Si j’avais su la suite, je l’aurais appelé Toni », dit Marceline, alias Iris ou Fatma, qui recommande d’aller voir Elise ou la vraie vie : « C’est une preuve. Comme le radeau de la Méduse au Louvre ou la chaloupe du Titanic à New York. » Mais elle voudrait que « L’HISTOIRE de nous s’abstienne » – pour reprendre le poète Mourad Djebel. La mort de Tahir réveille les peurs de Marceline, « Ça a recommencé. Elle est de nouveau dans l’Histoire. » Vivre libre n’est pas aisé à l’heure où « certains rêvaient de vous ausculter les gênes » pour soupeser votre loyauté ou vous museler, en vous coffrant dans une fausse appartenance. Au pays de Descartes, plus le droit de penser ! Marceline, Iris ou Fatma ; Bianca, François ou Tahir… quelle importance. Il s’agit de vivre libre. D’ouvrir la cage. De desserrer ces nœuds de la société et de l’histoire qui étranglent, laissent sans voix, invisible. Le cœur lent. Expressive, émouvante (lire les épisodes de l’abandon, de l’enterrement ou la magnifique lettre de Marceline à Bianca), la phrase, sobre, se nourrit de blancs et de signes. Comme les cœurs lents. Rien de désespéré – « il y a encore tant à découvrir. Il y a des personnes chères, en vie » – dans ce bijou d’horlogerie dont les tic tac et les silences rythment les existences. Et leur devenir. Il faut juste (ré)apprendre à placer la lumière.

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MUSTAPHA HARZOUNE Journaliste.

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Victor Schœlcher, Journal de voyage en Égypte (1844) Paris, Mercure de France, 2017, 442 p., 8,90 €.

Mustapha Harzoune

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Victor Schœlcher, Journal de voyage en Égypte (1844), Paris, Mercure de France, 2017, 442 p., 8,90 €.

1 Dans le cadre d’un voyage d’étude sur l’esclavage qui le mena de 1840 à 1847 du Mexique au Sénégal en passant par les Antilles, Victor Schœlcher séjourna en Égypte en 1844. Il en rapporta de nombreuses et précises informations sur l’esclavage bien sûr, sur l’antériorité et la prégnance de la civilisation éthiopienne mais aussi sur la vie politique, culturelle, sur l’islam comme sur le sort des plus humbles.

2 Ce qui peut surprendre le lecteur contemporain, c’est l’exigence intellectuelle, le souci pédagogique, la hauteur de vue de l’auteur qui s’appuie sur une solide documentation, nourrie de rencontres et d’observations de terrain. L’acuité du regard de Schœlcher, le souci des questions sociales restent une source d’inspiration. Lire ce journal, c’est encore aujourd’hui – surtout aujourd’hui – se détourner des diabolisations et globalisations à tout va, remettre du discernement et de la profondeur historique, rappeler qu’il existe des divergences d’intérêts socio-économiques (la fameuse lutte de classes) et qu’une bonne politique extérieure exige, si ce n’est de voir loin, à tout le moins de respecter ses valeurs en ne se trompant pas de partenaire.

3 Les analyses ensuite. Prenons, en ce qu’ils restent d’actualité, la question de l’islam et l’attitude de l’Occident à l’égard des régimes dits arabes. Sur l’islam et le Coran, pas moins de deux chapitres, soit quelques 80 pages d’analyses fouillées et jamais univoques. Peu sensible aux chants des muezzins, plus admiratif des architectures arabes « inégalées », notamment des mosquées, Victor Schœlcher est capable de constater que les cinq prières quotidiennes peuvent constituer la base gymnique de la

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souplesse des corps et qu’elles offrent quelques vertus hygiéniques. Le lecteur de ce XXIe siècle sera sans doute décontenancé de lire que la charité est la base fondamentale d’un Coran tout rempli du sentiment de bonté et que Mahomet est un homme « moral » et « vertueux ». Pour autant, cela n’empêche nullement l’auteur de pointer quelques tares, à commencer par l’éducation : la « scolastique vide et sans portée » d’un apprentissage reposant sur la récitation mais aussi – perspicacité qui rejoint là des analyses contemporaines (voir Fouad Laroui, Le Drame linguistique marocain Zellige, 2011 dans H&M, n° 1300) – la situation de diglossie entre l’arabe parlé et l’arabe classique. Il pointe la responsabilité des ulémas qui feraient (déjà ?) le peuple « fanatique religieux et ignorant » et raille ce « soin haineux et bizarre » avec lequel « les musulmans cachent leur femmes ». Si en ces temps lointains les musulmans à la différence des catholiques laissaient aux autres cultes une liberté d’exercice, les choses, depuis, ont bien changé. Comme les opinions donc.

4 « La brèche est faite » écrit Victor Schœlcher pour signifier qu’un rayon de lumière venue de l’Occident « commence à poindre dans l’islamisme ». Le doute gagnerait jusqu’aux croyants. « Nous souhaitons qu’elle s’agrandisse, car le rapprochement nécessaire entre l’Orient et l’Occident en deviendra d’autant plus facile. Il y a assez longtemps que les haines inséparables de la diversité des religions déchirent le monde ; l’heure n’est-elle pas venue de jeter les bases de la seule bonne religion : celle de la fraternité universelle. » Encore faut-il quelques cohérences et de ce point de vue, Schœlcher critique largement Mohammed Ali considéré comme le fondateur de l’Égypte moderne et le soutien que l’Occident apporte au monarque et à sa politique qualifiée de « barbaries ». « Pourquoi faut-il, hélas ! Que les grandes lois de la philanthropie préoccupent si peu les hommes qui régissent l’Occident ! »

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MUSTAPHA HARZOUNE Journaliste.

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