LeMonde Job: WIV3897--0001-0 WAS LIV3897-1 Op.: XX Rev.: 18-09-97 T.: 08:49 S.: 111,06-Cmp.:18,10, Base : LMQPAG 48Fap:99 No:0239 Lcp: 196 CMYK

FRANÇOIS JULLIEN CATHERINE LÉPRONT page VII page III 0231 des des

LA CHRONIQUE JEUNESSE de Roger-Pol Droit page VI LIVRES VENDREDI 19 SEPTEMBRE 1997 page VIII bbbbbbbbbbbbbbbbbbb Une visite à Claude Simon

n entre dans une bâ- à sa transformation, de s’être af- importance dans la littérature du tisse d’apparence fronté à la matière, au bois, aux XXe siècle, l’un de ses cadets, Phi- massive, avec peu sols abîmés. Il n’a pas voulu en lippe Sollers, vient de très loin. En d’ouvertures sur faire un endroit luxueux, il appré- 1960, le premier numéro de la re- l’extérieur, au centre cie une certaine sobriété. Mais tout vue Tel Quel, que ce romancier, d’un village, non est d’un goût parfait. Raffinement, alors âgé de vingt-trois ans, venait loin de Perpignan, simplicité, délicatesse. Oui, décidé- de créer avec quelques amis de son dans l’une des rares ment, c’est comme un de ses ro- âge, contenait un texte de Claude régions de France où il fait vrai- mans. Magnifique. On a envie d’y Simon. Ce n’était pas un hasard. Oment chaud. Pour vivre ici, il faut prendre son temps, de monter et Philippe Sollers préfère de loin la aimer cette chaleur, ces après-midi descendre, de passer de la cour au logique au hasard, et c’est certaine- d’été où rien ne bouge. Le silence salon, de la cuisine au bureau, ment la logique qui l’a conduit près s’installe, étrange, lourd parfois, comme on aime lire et relire ses de Perpignan, pour une visite à comme dans les villes du sud des textes, reposer le livre, en rouvrir Claude Simon, un après-midi de fin Etats-Unis que décrit si bien Car- un autre pour voir comment on y d’été. son McCullers, chauffées à blanc, retrouve les mêmes thèmes, les Quand un écrivain accompli, « le ciel gardant presque en perma- mêmes éléments, pour chercher ce écrivant depuis bientôt quarante nence une teinte d’azur lisse, écla- qui se cache derrière les descrip- ans, rencontre un aîné qu’il estime tante, et le soleil s’embrasant avec – et qui écrit depuis quel- une ardeur féroce ». C’est une mai- Josyane Savigneau que soixante ans –, il se son austère, impressionnante, se- passe forcément quelque crète. Comme est impressionnant tions, quel tableau, quelle carte chose d’étonnant. Et d’émouvant. et secret l’homme qui l’habite, postale, quel moment historique On ne peut certes pas transcrire Claude Simon, dernier en date des ou privé, quel mystère ou quelle dans un journal l’intégralité de leur Prix Nobel de littérature français évidence. longue conversation. Et si elle avait (en 1985, vingt et un ans après que Cet homme né en 1913 vient de été filmée elle n’aurait pas été aussi Sartre eut refusé le sien). terminer un livre... de jeune peu conventionnelle, rapide, pleine Décrire la maison de Claude Si- homme, Le Jardin des Plantes, un d’humour, elliptique parfois – «Je mon, ce pourrait être, métaphori- récit provocant, énergique, drôle, n’en dis pas plus, vous savez de quoi quement, parler de sa création ro- qui fait paraître vieillots, compas- je parle, puisque vous écrivez vous manesque. Un extérieur assez sés, sans style, bien des romans pu- aussi » –, ponctuée de rires, de rude, presque inquiétant et mysté- bliés cet automne, écrits par de traits féroces, de générosité aussi, rieux, et puis, au-dedans, une tout supposés jeunes gens. Quand cette d’accords évidents – « Oui, oui, autre atmosphère. De beaux es- œuvre, réputée « difficile », a été nous nous comprenons ». Voilà deux paces, des couleurs, de la lumière, couronnée par le jury du Nobel, personnes qui ne se contentent pas une cour intérieure, des arbres et Claude Simon a été invité dans le de parler de littérature. Abstraite- des fleurs, des escaliers monumen- monde entier. Seul son propre pays ment. Pour eux c’est une affaire sé- taux et d’autres petits et cachés. semble l’avoir boudé. Un hebdo- rieuse, périlleuse, vitale. Concrète. Une sorte de labyrinthe enchan- madaire respectable, L’Express, a Physique. « La vérité, en littérature, teur. Un bureau dépouillé, de très même expliqué que ce Nobel était cela passe par le corps », dit Sollers. grosses poutres. « Nous avons un camouflet infligé à l’image de la « Le concret, c’est ce qui est intéres- beaucoup travaillé dans cette mai- France sans susciter l’indignation sant, en dehors, c’est du n’importe son, Réa (son épouse) et moi ; ce générale, tant sont fortes, dans une quoi », précise Claude Simon. A plafond, je l’ai arrangé de mes nation où chacun se croit poten- chaque phrase, dans son livre mains, ces poutres, je les ai décapées tiellement écrivain, la jalousie, l’en- comme dans sa conversation, on moi-même. » Claude Simon se sent vie, la rancœur. sent que son bonheur d’écrire est bien dans ce lieu, il est heureux L’admiration qu’éprouve pour le intact. Et le sera jusqu’à la dernière

d’avoir personnellement contribué travail de Claude Simon, pour son ligne et jusqu’au dernier mot. LUTFI ÖZKÖK La sensation, c’est primordial e qui m’a toujours pourrait être « Portrait d’une mé- roman comme un enseignement, – Tant pis pour eux. frappé, dans vos livres, moire ». comme Balzac, un enseignement – L’importance de la sensa- c’est à quel point l’His- – Pas exactement le titre, mais social, un texte didactique, on ar- tion... Cela me fait penser à toire apparaît sous c’est, en quelque sorte, ce que j’ai rive, à mon avis, aux moyens de un mot de Cézanne : «Les uneC forme concrète, comme le essayé de faire : une description. composition qui sont ceux de la sensations formant le fond de résultat sans cesse repris d’une Vous savez, il y a cette réflexion de peinture, de la musique ou de l’ar- mon affaire, je me crois impéné- expérience personnelle. Dans Le Tolstoï que j’ai citée dans mon dis- chitecture : répétition d’un même trable. » Jardin des Plantes, vous ironisez cours de Stockholm : un homme en élément, variantes, associations, – Pas mal... Mais moi, je ne crois même sur ceux qui croient que bonne santé perçoit couramment, oppositions, contrastes, etc. Ou, pas être impénétrable. la littérature est une sorte de jeu sent et pense un nombre incal- comme en mathématiques : arran- – Pas impénétrable, peut-être, formel, indifférent au contexte culable de choses à la fois. Là est le gements, permutations, combinai- mais multiple. Il y a dans votre historique où il se déroule. On problème. Vous devez le connaître sons. livre plusieurs narrateurs, reconnaît sans peine dans cette puisque vous écrivez. L’écriture ne – Mais on passe avant tout par plusieurs positions subjectives, critique les propos de l’époque, peut présenter les choses que suc- la sensation. plusieurs « Claude Simon », en de Jean Ricardou et d’Alain cessivement et dans un certain – Pour moi, c’est primordial. somme. On voit ainsi un Robbe-Grillet. ordre. Partant d’un même spec- – La sensation, c’est l’obsession collégien, un contrebandier – Je n’ironise pas ; j’ai donné tacle, selon que j’écris « le pont d’un écrivain comme Céline. Il a d’armes pendant la guerre d’Es- telle quelle la transcription d’un franchit la rivière » ou « la rivière été cavalier de guerre comme pagne, un cavalier conduit à débat... passe sous le pont », mon lecteur ne vous. Qu’est-ce que vous pensez une mort à peu près certaine – Tout de même, l’effet pro- verra pas la même image. de lui ? Vous n’en parlez jamais. pendant la guerre en 1940, et duit est cocasse, puisqu’il s’agit dont vous au fond de savoir si votre aven- Un entretien de Philippe Sollers avec Claude Simon dites de fa- ture de guerre, en 1940, est une çon très réalité objective ou non. – Mais on peut essayer la si- – Céline ? Je le place très haut. Et étrange qu’il est mû par une – Oui... Mais bien que je sois loin multanéité, et c’est ce que vous je l’ai dit depuis longtemps. Il y a sorte de mélancolie. d’être d’accord avec notre ami faites. plus de vingt ans, la Télévision sar- – Oui, un état de mélancolie. En Robbe-Grillet sur beaucoup de – On peut essayer quelque chose roise est venue à . Ils ne trou- fait, c’était un désir éperdu de points, il a dit quelque chose que qui en donne l’idée... vaient personne pour parler de Cé- vivre. Jamais le monde ne m’avait je peux absolument contresigner : – Si on est sensible au langage, line. J’ai dit : « Mais oui. » Il n’y a paru si beau, jamais je n’avais eu « Le monde n’est ni signifiant ni ab- à la peinture ou à la musique, on que moi qui en ai parlé. Proust et autant envie de vivre, et j’allais surde : il est. » Et Barthes a tenu un sait très bien comment cela se Céline, ce sont les deux grands écri- mourir. Par conséquent, le mot propos presque identique : « Si le passe. Mais la mémoire hu- vains français de la première moitié « mélancolie », je ne le vois pas tel- monde signifie quelque chose, c’est maine, ce qui définit l’essence du XXe siècle. Je me souviens qu’on lement comme une tristesse. Je le qu’il ne signifie rien. » singulière de l’individu, vous l’in- me disait de Céline que c’était un dis d’ailleurs dans ce livre. – Pourtant, ce monde, il est troduisez dans une autre logique salaud. J’ai dit : « Un salaud ? En C’est quelque chose de plus vital. aussi pris dans le temps, l’His- que celle des historiens, une lo- art, ça ne veut rien dire, salaud. » Il y a un furieux « je veux vivre ». toire. Vous citez cette phrase ex- gique qui procède par accumula- Pourquoi est-ce si extraordinaire ? Vous voyez ? Ce n’est pas roman- traordinaire de Flaubert : « Avec tion de points secrètement Parce que c’est très bien écrit. Parce tique. J’emploie probablement ce les pas du temps, avec ses pas gi- communs. qu’il y a une musique, parce qu’il y mot complètement à l’envers. gantesques d’infernal géant. » – Oui, des points communs ou a une cadence. Voilà ! C’est tout. Lire la suite page II L’autre titre de votre dernier ro- des points opposés. A partir du – L’embêtant, c’est que peu de ainsi que le feuilleton man, vous le dites vous-même, moment où on ne considère plus le gens sont sensibles. de Pierre Lepape LeMonde Job: WIV3897--0002-0 WAS LIV3897-2 Op.: XX Rev.: 18-09-97 T.: 08:49 S.: 111,06-Cmp.:18,10, Base : LMQPAG 48Fap:99 No:0240 Lcp: 196 CMYK

II / LE MONDE / VENDREDI 19 SEPTEMBRE 1997 le feuilleton

de Pierre Lepape b LE JARDIN DES PLANTES notre histoire. « Traîner l’intimité de mon âme et une de Claude Simon. jolie description de mes sentiments sur leur marché lit- Minuit, 380 p., 145 F. b téraire serait à mes yeux une inconvenance et une bas- sesse », écrit Dostoïevski, que cite Simon pour le a quatrième de couverture du Jardin des reprendre sans nul doute à son compte. Mais l’écri- Plantes indique que « les ouvrages de Claude vain russe poursuit : « Je prévois cependant, non sans Simon, Prix Nobel de littérature 1985, ont été déplaisir, qu’il sera probablement impossible d’éviter traduits et publiés dans vingt-huit langues ou complètement les descriptions de sentiments et les paysL ». Comme s’il était nécessaire de rappeler aux Le monde comme réflexions (peut-être même vulgaires) : tant démoralise lecteurs que le roman français, qu’on dit aller si mal l’homme tout travail littéraire, même entrepris unique- et si petitement sur la scène internationale – au point ment pour soi. » Non sans déplaisir peut-être, Simon d’autoriser les Cassandre à parler de déclin historique livre un peu de lui-même, contrevenant aux principes du plus prestigieux de nos produits d’exportation –, de l’impassibilité du romancier, en vigueur depuis possédait encore un représentant vivant universelle- autobiographie Flaubert. Il le fait avec une parcimonie telle – un per- ment reconnu. Au moins un. sonnage qui lui ressemble se nomme S. – que seuls Et sans doute est-il en effet indispensable de faire les ayatollahs de la théorie le frapperont d’anathème. ce rappel et de réveiller les mémoires endormies, tant Sans dommage d’ailleurs : il y a longtemps que Claude Simon ne parvient pas à se couler dans le Claude Simon a été excommunié par toutes les cha- moule français du « grand écrivain ». Le temps, en pelles. général, arrange les choses. Considéré d’avant-garde au moment de ses premiers écrits, ou scandaleux, ou C’est notre siècle, bien sûr, qui faire vivre et exister ce qui l’entoure et le transforme, es lecteurs, en revanche, seront ravis de trop révolutionnaire, ou illisible de par sa nouveauté, ce qu’il voit, ce qu’il a vu, ce qu’il a senti, entendu, cette concession que les derniers romans de le grand écrivain, quand il ne met pas tout bonne- explose dans les éclats de cette désiré et les images changeantes qu’en conserve et Simon d’ailleurs annonçaient et préparaient. ment de l’eau dans son vin jeune et ne tourne pas le qu’en invente sa mémoire. Et encore, les événements, Qu’on ne s’attende pas, évidemment, à voir dos à ses primes audaces, se trouve peu à peu rat- écriture. Un formidable paysage de infimes ou immenses, qui se sont parfois déroulés l’auteurL s’installer sur le devant de la scène pour trapé par l’évolution du public. La nouveauté s’accli- loin de lui, mais qui, par les jeux incontrôlables de la pérorer, faire l’important, trancher de tout et débiter mate, l’invention devient de lecture courante. On voit ruines, si énorme que nous avons logique et du hasard, ont modifié son sinueux et à l’étal des morceaux de son cœur et de son cerveau fleurir des épigones qui sont à l’auteur ce que la voi- indéchiffrable parcours. Et encore, le sentiment de la nobélisés. Son intimité demeure strictement litté- ture de série est au prototype. Des centaines de décidé de ne plus croire à sa réalité mort. raire, mais il est important qu’on en entende le mur- Proust, des milliers de Céline viennent témoigner Au commencement du roman, c’est encore le mure et le souffle. Déjà, l’écriture de Claude Simon qu’il n’y a qu’un Céline et qu’un Proust. L’infréquen- chaos. Des bribes, des fragments, comme des nous parlait de sa sensualité, de son exceptionnelle table boutefeu d’hier est devenu un pionnier, une Une citation de Montaigne ouvre d’ailleurs le membres épars ; des images simultanées – les unes appréhension de la qualité visuelle, tactile et olfactive valeur sûre, un classique. roman, à la manière d’un emblème : « Aucun ne fait venues d’Amérique, les autres d’Asie – que le roman- des objets et des corps, de son œil de peintre, de son Claude Simon écrit et publie depuis soixante ans. certain dessain de sa vie, et n’en délibérons qu’à par- cier fait entrer tant bien que mal dans la surface de la voyeurisme de photographe. Autant de caractères Depuis soixante ans – disons cinquante et comptons celles. (...) Nous sommes tous de lopins et d’une contex- page, comme si l’œil essayait de regarder en même qui le confirmaient dans sa volonté de s’en tenir à pour rien ses tout premiers livres, où il faisait ses ture si informe et si diverse, que chaque pièce, chaque temps plusieurs écrans. « C’est impossible, mais on l’extérieur des choses et de se tenir à distance d’une gammes, à l’ombre de Faulkner – il semble se heurter, momant faict son jeu. » Voilà indiqué, non le projet du peut toujours essayer. » Que les lecteurs soucieux de intériorité d’ailleurs bien problématique. de la part de la majorité de la critique et de la majo- livre, mais son dessin : raconter une vie qui n’est leur confort ne se laissent pas rebuter par ce démar- Mais il se mêle autre chose à la grande fresque rité du public français, à une résistance butée, jamais une trajectoire rectiligne et uniformément rage abrupt : peu à peu, comme dans Le Mystère ravaudée du Jardin des Plantes : un goût du sarcasme épaisse, impénétrable. A chaque livre, et il y en a orientée, mais un magma de lopins et de parcelles, Picasso, où un jeu que l’on croyait arbitraire de lignes qui nous vaut quelques magnifiques gravures à la maintenant plus d’une vingtaine, se manifeste la sans cesse réorganisé et transformé par la mémoire droites et de cercles de couleur se met à figurer une Daumier, comme ce croquis de la reine d’Angleterre même fermeture, la même paresse, la même ritour- et auquel l’écriture donne, à défaut d’un sens, une tête de taureau, puis une arène, puis un combat à saisi lors d’une visite à Paris : « ... elle s’avançait, sou- nelle d’arguments brassant le même pauvre vieil air forme. Comme les Essais, avec la même et baroque mort, des récits prennent tournure, puis en riait, ralentissait un instant, inclinait légèrement la tête, de l’ennui, de l’illisibilité, de l’absence de roma- volonté de ne pas réduire le multiple à l’un, Le Jardin engendrent d’autres, selon les lois d’une dynamique repartait : pas une simple femme, non pas même une nesque, de l’obscurité. Si bien que les admirateurs de des Plantes n’est pas un livre qui se déroule mais une sensible aussi rigoureuse que celles du suspense. simple reine mais (elle dont le père avait régné sur le La Route des Flandres ou des Géorgiques se retrouvent concrétion de fragments – tableaux, citations, com- tiers de la planète, qui ne régnait plus elle-même que dans la situation plutôt ridicule d’avoir à mentaires, descriptions, photographies, archives – partir de là, c’est la fête, même si la fête est sur une nation à demi ruinée, vassalisée par de riches « défendre » une œuvre dont ils savent bien qu’elle qui s’appellent, s’opposent, riment, glissent les uns somme toute tragique. C’est notre siècle cousins) quelque chose d’à la fois affable, fragile et for- n’a nul besoin d’avocat. contre les autres, se transforment de leur proximité bien sûr qui explose dans les éclats de cette midable qui tenait, par ses vêtements, sa robe et son Le Jardin des Plantes ne fera pas exception. La capa- et de leurs échos. écriture. Avec ses massacres programmés chapeau couleur d’hortensia, d’une fleur rare cité de Claude Simon à poursuivre le chemin littéraire Mais Montaigne, en philosophe humaniste, cher- etA tranquilles, ses chefs formidables et impuissants, quoiqu’un peu fade, et, par son maintien, d’une étrave qu’il s’invente est intacte. Le Jardin des Plantes n’est chait à comprendre les secrets de l’homme et du ses militants trompés et fiers de l’être, ses papotages de cuirassé et d’un fronton de banque, même ébréché. pas seulement le nouveau roman de Claude Simon, monde en se comprenant lui-même ; Claude Simon infinis et odieux – Simon utilise Proust, avec délice –, » c’est un roman nouveau, un livre jeune : l’exploration écrit en artiste et en romancier. Le savoir n’est pas ses villes repues et faméliques, ses procès truqués, En pendant de cet humour, de cette férocité, une d’un continent déjà longuement arpenté, mais d’un son affaire, seulement la création. Le Jardin des ses artistes mondains, ses statues érigées et débou- autre forme de gourmandise : « Cette déchirante et autre pas, avec d’autres instruments, selon d’autres Plantes crée une image éclatée de notre siècle éclaté lonnées. Un formidable paysage de ruines, si énorme mélancolique avidité avec laquelle le condamné règles. Il serait aussi saugrenu de reprocher à Simon qui est saisissante de vérité. C’est comme si le Dr que nous avons décidé de ne plus croire à sa réalité, regarde autour de lui le monde. » de reprendre de livre en livre les mêmes éléments Frankenstein nous invitait dans son laboratoire pour tant celle-ci nous dépasse et nous écrase, tant les ૽ Signalons la parution de Claude Simon 2, l’écriture du romanesques que de reprocher à Rembrandt de nous faire partager son expérience. Pas seulement yeux sont fatigués d’avoir tant vu. Même les bous- femminin/masculin (texte réunis par Ralph Sarkonak, s’être peint quarante fois devant son miroir. Le Jardin celle d’insuffler la vie à un homoncule fait de bric et soles se sont déréglées d’avoir cherché le pôle à tous lettres modernes, 238 p., 160 F), et de Lecture de l’Acacia des Plantes, comme la plupart des romans de Claude de broc, mais encore de le doter d’une histoire, d’une les horizons. Le Jardin des Plantes demeurera l’un des de Claude Simon, de Pascal Mougin (Lettres modernes, Simon, appartient au genre de l’autoportrait. mémoire, d’une vie sociale. Et encore davantage de grands livres que l’on aura écrits sur la stupeur de Minard, 140 p., 98 F)

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dans l’esprit de ceux qui le fai- b La sensation, saient bouillir. e x t r a i t – La littérature et la guerre. Quel est selon vous le rapport ? Aucune ville ne répond mieux à l’expression « sortie de terre » que c’est primordial – Il n’y en a pas plus qu’entre la New York (ou faudrait-il plutôt dire « jaillie » ?) : et non pas exacte- littérature et l’amour, la littérature ment debout, statique, mais explosant, toujours en expansion, non Suite de la page I et la nature, la littérature et la pas en surface mais en hauteur, comme on peut voir sur certaines pho- Révolution... tographies prises d’avion (ou d’hélicoptère) avec un objectif grand – C’est très beau de renverser – Il y a quand même chez vous angle (fish-eye), quand, bien sûr, pendant une fraction de seconde, elle ainsi le sens courant. Donc, plus de guerre que d’amour. semble être restée immobile, alors qu’en fait elle n’a cessé de croître, pour revenir à l’Histoire – C’est quand même un bouquin de s’élever, ce genre d’objectif exagérant la perspective, de sorte que concrète, brute... qui fait presque quatre cents ses multiples gratte-ciel apparaissent non pas verticaux, parallèles, – Je suis content de vous pages, il doit y avoir cent pages sur mais obéissant à une force divergente, faisant penser à ces gerbes de entendre dire ce mot : concrète. la guerre, pas beaucoup plus, cristaux allant s’écartant, se bousculant, poussant vers le ciel ses tours Le concret, c’est ce qui est inté- non ? Le quart ? Mettons cent de toutes hauteurs, les moins élevées non pas résignées à leur sort ressant. La description. D’objets, vingt... mais ayant simplement pris leur essor avec un peu de retard et se dé- de paysages, de personnages ou – Je veux dire une guerre de pêchant pour rattraper les autres, l’ensemble comme planté sur la ro- d’actions. En dehors, c’est du fond, pas seulement les tondité bombée de la Terre, à partir d’une étroite base, comme une n’importe quoi. batailles. sorte d’explosion solidifiée, de phénomène naturel, anarchique, tu- – Oui. On fait sans cesse de la – Mais les événements militaires multueux et géométrique. fausse musique avec l’Histoire. que je décris, comme je le dis au Contraire de Saint-Pétersbourg soudain posée horizontale, d’em- On fait chanter les charniers ou journaliste dans le livre, cela m’a blée, entièrement dessinée à l’avance, à plat, par le même architecte, les prisonniers. C’est si vrai marqué. La guerre, c’est tout de jusqu’au moindre de ses ornements rococo, ses entablements, ses qu’un des autres épisodes pour même quelque chose d’assez atlantes aux saillants abdominaux, aux pectoraux musclés, courbés vous essentiel est celui du pro- impressionnant, vous savez. sous ses corniches, et là une fois pour toutes. Edifiée à bras (et à mort) cès stalinien fait à un autre Prix – Dans toute génération, il d’homme sur un marécage plat. Nobel récent, Brodski. J’ai été faudrait que quelqu’un puisse Le Jardin des Plantes, pages 284-285 très impressionné que vous dire la vérité concrète de son citiez dans votre roman les histoire personnelle, de l’his- minutes de son procès, que toire à laquelle il a été mêlé, tout avec Vollard, résumait de la façon laboration, l’Indochine, l’Algérie, j’avais moi-même découpées à en écrivant non pas pour appor- suivante : « C’est l’histoire d’un cré- Madagascar dont on a longtemps l’époque dans la presse. ter un témoignage, mais pour tin dont la femme veut devenir quel- caché qu’on y a tué, en 1947, – Le juge, une femme, lui disait : porter un coup. que chose, et quand on a lu ces trois 100 000 indigènes en trois jours. Ce

« Qui a décidé que vous étiez – Ce n’est pas exprès que cela a DE MINUIT COLL. PARTICULIÈRE/ÉD. cents pages on ne peut s’empêcher pays c’est le mien, c’est le nôtre. poète ? » « Qui vous a classé parmi été fait : ni pour apporter un Claude Simon à Barcelone en 1936 de se dire à soi-même : "Mais je me Mais malgré... les poètes ? » Il s’agissait de mon- témoignage, ni pour porter un fous de tous ces gens-là ! ". » – Je vous pose cette question trer, avant de l’envoyer dans un coup. Simplement l’envie d’écrire. l’on me disait d’aligner les écri- d’avance pour tirer un coup – exci- – Cela rejoint pour moi la poé- parce qu’un des narrateurs du camp, qu’il était un parasite Comme un peintre a avant tout vains que je préfère, en tête, je tation de Rodolphe – manière sie : on ne peut pas changer un Jardin des Plantes est quand social. Terrifiant ! J’ai rencontré l’envie de peindre. Disons, pour mettrais Dostoïevski, puis Conrad. dont elle aimait, profondément mot, on ne peut pas déplacer même un écrivain célèbre fran- deux fois Brodski. Une fois à employer le langage des peintres, Les dernières pages du Nègre du cochonne – après les f... ries va se une couleur. çais, Prix Nobel de littérature, Stockholm, lorsqu’on y avait que tout cela m’a paru un bon « Narcisse », je ne sais pas si vous faire recoiffer – odeurs des fers – Exactement. Il y a des phrases qui se retrouve notamment au invité tous les lauréats Nobel, « motif ». vous les rappelez. Il y a eu la tem- chauds, s’endort sous le peignoir – de Proust qui sont beaucoup plus Kirghizistan, s’efforçant de faire et une fois aux Etats-Unis, il y a – Je crois pourtant qu’on écrit pête, ce nègre qui meurt de ne pas quelque chose de courtisanesque poétiques que bien des poèmes. La comprendre, dans son « mauvais deux ans, à Atlanta, peu avant sa un livre pour porter un coup. vouloir travailler, son équivoque chez le coiffeur – Emma rentre à distinction prose/poésie est artifi- anglais », qu’il ne veut pas signer mort. Vous introduisez soudain dans statut d’homme à la fois haï et Yonville dans un bon état phy- cielle. On peut arriver à des effets une pétition d’inspiration typi- – Je reprends : la grande His- votre roman la phrase de Flau- chéri par l’équipage, son corps jeté sique de f... rie normale – C’est de poésie intenses avec la prose, quement stalinienne évoquant toire se présente pour vous de bert : « Ceux qui lisent un livre à la mer (non sans humour : un l’époque des confitures – fumiers davantage peut-être, même en « les moissons futures ». Selon façon extrêmement personnelle pour savoir si la baronne épousera clou de la planche basculante roses. Colère cramoisie de français. Prenez la visite à la mar- vous, qu’est-ce qu’un écrivain et concrète : l’Espagne, la le comte seront dupés. » Voilà par retient un moment le cadavre), le Homais. » quise de Cambremer, c’est une des français aujourd’hui ? défaite française de 1940, avec exemple un coup de Flaubert. navire encalminé, etc., et, à la fin, il – C’est, avec son voyage en choses les plus extraordinaires – Il est ce qu’est tout écrivain à cet épisode de guerre, drama- – Là, nous sommes d’accord. n’y a plus personne, plus de per- Egypte, ce que Flaubert a écrit de qu’on ait faites en littérature : quelque nationalité qu’il appar- tique et central pour vous. – La vérité en littérature, cela sonnages, il n’y a plus que le meilleur... Cela fait partie des cette sensation du temps qui tienne, à quelque époque qu’il – J’ai été pris dedans. Vous passe par le corps, d’après moi. bateau : il remonte la Manche, notes qu’il griffonnait lorsqu’il passe, marqué par les change- écrive. Et écrire, toujours et par- auriez eu mon âge, vous auriez été Qu’est-ce que vous en pensez ? contourne le sud-est de l’Angle- pensait au roman. Si on enlève ces ments de couleur des mouettes- tout, cela consiste à ordonner, pris dedans aussi. Vous citez aussi Conrad : « Non, terre, s’engage dans la Tamise, est notations, ces odeurs, ces cou- nymphéas, c’est prodigieux. combiner des mots d’une certaine – Vous avez utilisé les carnets c’est impossible : il est impossible pris en remorque, arrive dans le leurs, les craquements des cailloux – En français, dites-vous ? Et la façon, la meilleure possible. Pour de Rommel pendant sa cam- de communiquer la sensation port et est poussé dans le dock où, sous les roues de la voiture qui France, donc, dans tout ça ? J’ai moi c’est, avant tout, réussir à faire pagne de France, et aussi les vivante d’aucune époque donnée enfin, il s’immobilise. Pour moi, ce ramène Emma à Yonville, ces noté cette formule dans votre surgir des images, communiquer Mémoires de Churchill. de son existence – ce qui fait sa sont des pages phénoménales. fumiers roses, cette colère cramoi- discours de Stockholm : « Mon des sensations. Mais j’ai toujours à – Oui, j’ai lu et repris certains vérité, son sens – sa subtile et Personne n’a fait plus beau. sie, etc., tout ce qui, en somme, pays que j’aime, pour le meilleur l’esprit ces paroles d’Elie Faure : passages de ces textes. Vous pénétrante essence. C’est impos- – A propos de Flaubert, vous constitue la chair même de ce et malgré le pire... » « Dans la confiance de l’homme en savez, quand on s’est trouvé au sible. Nous vivons comme nous interrompez brusquement votre roman, alors oui, il ne resterait – Et malgré le pire, oui. Parce lui-même réside l’esprit religieux. Le cœur d’un pareil chaudron, on est rêvons – seuls. » récit en donnant à lire ce pas- plus de celui-ci que cette anecdote que nous n’avons pas été brillants. pont du Gard témoigne de plus de curieux de savoir ce qui se passait – Conrad me paraît énorme. Si sage de lui : « rendez-vous donné que Renoir, dans une conversation L’« étrange défaite » de 40, la col- piété que l’église Saint-Augustin. » LeMonde Job: WIV3897--0003-0 WAS LIV3897-3 Op.: XX Rev.: 18-09-97 T.: 08:49 S.: 111,06-Cmp.:18,10, Base : LMQPAG 48Fap:99 No:0241 Lcp: 196 CMYK

littératures LE MONDE / VENDREDI 19 SEPTEMBRE 1997 / III bbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbb b bbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbb Les mille enfers de la vérité Aux confins de la grande et de la petite histoire, Catherine Lépront a composé un requiem grandiose et désolé en mémoire des oubliés

NAMOKEL gère, le mot « silence » ? « Elle tion » de l’armée française en ils se foutaient éperdument de sa- de Catherine Lépront. pensait que, associé à "namokel", Algérie « qui relèvent de la barba- voir qui était qui dans cette in- Seuil, 362 p., 120 F. le silence allait de soi, parce que rie nazie »... Les « petites » pré- croyable mêlée de cadavres. » "namokel", être humain, lieu, acti- parent leur bac, puis entament En contrepoint de l’humanité ’un grand-père adulé vité savante ou artistique, était leur vie d’adulte, l’une danseuse, écorchée d’Hélène, qui sait clai- auquel elle consacra quelque chose d’autre pour quoi, l’autre pasteur, une troisième rement le « décalage existant un livre (1), Catherine tout simplement, il n’y avait pas de médecin, Hélène violoniste et entre sa perception de la réalité et Lépront a hérité une mots. » Hélène a dix ans en 1951 photographe. la transcription qui lui en venait à sensibilitéD musicale. Sa langue lorsqu’elle franchit la porte d’une Elles font aussi leur propre ex- l’esprit », et qui se heurte à l’im- est un chant sensuel. Adepte de maison proche du cimetière Vau- périence du deuil, Anne perdant possibilité de se représenter romans à la contruction sympho- girard, fait connaissance avec son père en Indochine, et Hélène, l’« autre monde » délimité par les nique, où le mystère des êtres se Namokel, ce cousin ( ?)russe res- Namokel, puis son grand-père, barbelés, papotent les dames, du dévoile au fil d’une écriture toute capé des camps, et de sa famille. puis son frère en Algérie, cette côté des tennis, au Clos fleuri. Le en suggestions et envoûtements, Régulièrement, elle visitera à son guerre « dégueulasse ». Décès « tap tap tap » des balles sur la elle cherche à cerner l’impal- tour le clan de ce Namokel qu’Hélène encaisse avec une raquette, l’inlassable cliquetis des pable : la vérité d’un être humain. qu’elle a décidé d’accompagner sorte de religiosité, visionnaire et aiguilles à tricoter, le papotage Ce qu’elle grave ? La difficulté jusqu’à sa mort. pacifiée dans sa révolte : elle pro- égayé d’inepties de celles qui ba- d’authentifier un portrait. L’un Parallèlement, avec quatre jette l’image des corps terrassés, vassent dos à l’Histoire, qui ne de ses textes les plus récents, Jo- amies (dont la narratrice du livre, l’un dans la boue, l’autre sur son font pas de politique, « comme si sée Bethléem (2), illustrait sa surnommée « Scribouille »), elle lit, un autre dans le sable. Elle in- ces femmes assises avaient fait le quête patiente et généreuse d’in- fouille dans de vieux journaux terpelle la mémoire, sonde la po- pari que, si elles ignoraient l’his- dices susceptibles d’identifier un entreposés dans une cave afin de lyphonie des souvenirs, extra- toire, l’Histoire ignorerait leurs individu, en l’occurrence une savoir ce qui s’est passé jadis, et pole, de la mort des proches à fils ». femme, étrangère, exilée, venue de comprendre le monde dans le- celle des soldats inconnus. Un chant, digne de Péguy ou de échouer dans une bourgade du quel elle vit. Cette enquête, Hé- « Membre de l’humanité » et « ci- Malraux, s’élève. La litanie des midi de la France. Tour à tour tra- lène, Anne, Marie, Véréna, Scri- toyenne du monde », elle accuse. effarés. Et Hélène, christique, en- cé en creux par un voisin bouille et Catherine Lépront la C’est « la fin des jours d’inno- dosse la souffrance, l’instinct de complice et coloré par les témoi- mènent jusqu’à la fin de la guerre cence ». Car s’il fut un temps survie, l’indifférence, l’embriga- gnages des gens de son village en d’Algérie. Séances plus ou moins pour ignorer, il est désormais un dement, la terreur. Elle mesure un patchwork eucharistique, le studieuses, au cours desquelles temps pour connaître. S’il fut un l’impuissance à communier par dessin de cette femme gauchère on peut surprendre l’une cou- temps pour le non-dit, il est un l’expérience, à s’identifier avec originaire du Maghreb faisait ap- chée, une jambe contre le mur à temps pour la réceptivité à qui s’est trouvé dans l’enfer. paraître une victime dans la la verticale, une autre racontant « l’autre monde ». Un temps pour « Même les personnages de Bec- « posture de Vierge au pied de la sa ville natale d’Orléans où « les éprouver, balayer l’ignorance, kett lui paraissaient vivre une exis- Croix », et autour d’elle un chœur bonnes sœurs ont de la mous- oublier les cérémonies de l’oubli. tence plus familière. » de bons et de méchants, « purs, tache », une troisième danser Un temps pour rapprocher les Avant de clore ce roman gran- irresponsables, inconséquents, dans la poussière, et toutes fé- deux univers, celui de ceux qui diose par une dernière prière ignorants, indifférents ». Inno- briles de transgresser un interdit : avaient connu les camps et celui exaltée, « hommage adressé par cents ? « Le premier lié à notre âge – nous de ceux qui ne voulaient rien en- les vivants à leurs morts, et aux C’est une fresque analogue étions toujours "trop jeunes" ; le tendre. Peu à peu, le roman de morts sans noms », Catherine Lé- qu’elle entreprend dans Namo- second, lié à notre sexe – l’Histoire Catherine Lépront se mue en pront livre, entre autres pages kel : l’enquête sur un homme in- n’était ni pour les femmes ni faite hymne, se teinte d’une emphase magnifiques, une analyse du film connu débouche sur la décou- par elles ; le troisième, parce qu’il bouleversante. Au-delà de la de John Huston Key Largo, dans PAULO NOZOLINO POUR «PAULO LE MONDE » verte d’une tragédie collective, et ne fallait pas "remuer les horreurs compassion, Namokel fait entrer lequel elle projette une médita- sur l’irréductible et lâche propen- du passé". » sion du Laos, l’investiture de Bop a Lula sur le Teppaz, être les suppliciés d’Auschwitz, de tion sur les bons et les méchants, sion à l’oubli des populations. De l’iconographie guerrière, les Mendès France, l’exécution des pour ou contre les Cahiers du ci- Dachau ou de Buchenwald au avec un Humphrey Bogart qui ne Une jeune fille, Hélène, dite Miss gamines n’avaient qu’une vision Rosenberg, l’enterrement de Ma- néma, la nomination de Maurice Panthéon. « Ils n’ont eu personne, prétend pas être un héros, ou Miss Asperge par ses copines, romanesque : celle d’Autant en tisse, Colette et Einstein, la chute Papon comme préfet de police, le au dernier moment, sur qui se re- « parce qu’il s’est battu pour déli- est invitée un jour par son grand- emporte le vent, « deuils, soldats de Dien Bien Phu, Juliette Gréco manifeste des 121 : autant de mo- tourner pour qu’il aille témoigner vrer le monde du Mal et que le père à la visite rituelle qu’il rend à blessés, femmes seules, contraintes chantant C’est à aimer que le tifs d’engueulades), les filles dé- de la date et des circonstances de monde n’a pas changé ». Namokel. Ce mot « namokel », de se confectionner leurs robes temps passe, la « scandaleuse » nichent mille enfers, dont elles leur mort, de la réalité de leur Jean-Luc Douin formule magique, cache-t-il un dans des rideaux, pillages, pay- Brigitte Bardot, Lolita, Bill Haley, n’ont eu que des versions édulco- mort, parce que tous ceux qui sont homme, une femme, un lieu, ou sages ruinés, villes en flammes. » Robbe-Grillet, Jean-Luc Godard, rées : les chambres à gaz, la pho- entrés sont morts avec eux, et, (1) Le Passeur de Loire, Gallimard, coll. bien traduit-il dans le patois fa- Entre mille initiations (le procès Gérard Philipe, Farah Diba, to d’un cadavre à Oradour-sur- quand à ceux qui avaient pour « L’Un et l’Autre », 1990. milial, dans une langue étran- des « blouses blanches », l’inva- sainte Simone de Beauvoir, et Be Glane, les « méthodes de pacifica- fonction de regarder par le judas, (2) Gallimard, 1995.

bbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbb La conscience de Virgile L’empire du faux Avec maestria, illustre la force de résistance de la littérature Marc Lambron a voulu écrire un roman sur ce Vichy « qui ne passe pas ». face au mensonge politique Par un tableau trop léché, il aboutit à un trompe-l’œil

AUGUSTE FULMINANT font sa signature, Alain Nadaud va prétentieux ornement des puissants », 1941 De cela, on ne saura rien en lisant amours estivales et éphémères d’un d’Alain Nadaud. donc croiser trois discours : les en- Virgile va tenter d’échapper au de Marc Lambron. 1941. On aura toutefois, très vite, jeune normalien ressemblant fort à Grasset, 272 p., 115 F. tretiens enregistrés par le journa- piège en détruisant le livre maudit Grasset, 414 p., 135 F. une certitude. Marc Lambron est Lambron avec la fille des Bordeaux, liste venu débusquer Virandes dans ou, comme les sbires d’Auguste l’en doué, il a dans l’oreille les phrases Caroline. Dès ces pages, on vou- l est devenu commun de sa- sa retraite attique, les descriptifs empêchent, en minant le texte pour uarante ans, ce n’est de l’époque, le rythme, certaines drait un peu de chair, du concret, et luer l’intelligente facture des d’une plaquette du musée disparu dévoiler la supercherie et dissocier plus très jeune. C’est tournures, certains mots devenus pas seulement cette première romans d’Alain Nadaud et les sombres révélations des deux sa fortune posthume de celle du plutôt l’idée que les désuets. A-t-il voulu jouer dans le phrase bien pensée comme « pre- comme leur singularité pro- amis de Virgile, au cœur du disposi- despote maquillé en descendant des vieux se font de la jeu- registre du pastiche ? Peut-être, mière phrase » : « J’ai toujours aimé fondeI – un argument ingénieux ser- tif qui va broyer le poète. Un puzzle dieux. Le poème devient un laby- Q nesse, mais ce n’est tout mais sur quatre cents pages, n’est- les femmes dont l’œil est voilé par vi par une écriture littéraire talen- patiemment construit, d’une par- rinthe dont l’articulation littéraire de même pas le grand âge. D’où ce pas légèrement excessif ? A-t-il une mèche de cheveux. » Quand tueuse. Mais ces recommandations faite lisibilité, qui révèle l’harmonie joue de l’artifice et de l’ambiguïté, vient alors ce livre de vieux que voulu s’embarquer dans une Lambron évoque le Palace, Grace l’ont, du même coup, privé d’une classique d’une polyphonie immé- laissant les indices ténus d’un crime Marc Lambron publie pour fêter sa fresque historique, genre reconsti- Jones, Alain Pacadis ou quelques large audience, tant les spéculations moriale à la force inexorable. d’Etat. L’entreprise dédalienne se quarantaine et qu’on dit « goncou- tution – à la française plus qu’à autres, pourquoi jette-t-il des sur les fins ultimes de la littérature mue ainsi en prototype de toute rable » ? Lambron explique, dans l’hollywoodienne... –, où l’on essaie noms, sans jamais risquer une des- peuvent effrayer. Comme un festin ENIGME lecture critique. L’inconcevable dé- une sorte de postface, qu’il a voulu « d’être aussi exact que possible dans cription ? Est-il tellement certain de trop riche dont le menu seul rassa- Quel est le vrai sens de l’Enéide, nonciation qui a perdu Virgile at- écrire un roman sur 1941 à Vichy, toutes les données factuelles », où ne plus être lu dans de nombreuses sie déjà. Ceux qui intimidés n’ont ce poème des origines de Rome, teint, à distance, Virandes, son sur ce « passé qui ne passe pas », le l’on glisse ici et là « de brèves années, pour n’éprouver au- jamais osé approcher l’univers cette justification rétroactive des double éloigné qui ne parvient pas sujet n’étant « pas un tableau fidèle phrases de Berl, Drieu, Aragon, Mo- cunement le besoin de décrire cette étourdissant de Nadaud ne doivent guerres Puniques au nom de la lui non plus à élucider ce que son de Vichy, mais la question que pose rand et Sartre » ? Sans doute. Et beauté noire singulière, androgyne, en aucun cas manquer son nouveau fable controuvée de Didon et intuition lui révèle. Mais la charge Vichy à un Français né en 1957 quant c’est bien agencé. Tout est à la ou ce drôle de type mort prématu- roman, le sixième et le moins réser- Enée ? Pourquoi Virgile mourant, explosive est en place et la mèche, à la possibilité de se le représenter ». bonne place, pas d’anachronismes, rément, sale, déjanté, presque inau- vé. sans se résoudre à achever le ma- prête, n’attend que l’allumette : «Le Parfait. Sauf qu’après quatre cents pas d’incongruités, pas de contre- dible et pourtant si subtil, cultivé, L’intrigue est aussi simple que nuscrit, a-t-il demandé qu’on le poème faisait office de miroir, à la pages d’évocation de la vie à Vichy sens. La pièce est bien ficelée, dé- « non récupérable » ? captivante. Un rédacteur en chef brûle ? Que craignait-il donc de sa fois de l’époque et de l’état d’esprit de d’un jeune diplomate soi-disant cors conventionnels et cossus, dia- Après ces rapides pages de pro- parisien envoie un jeune pigiste en- publication ? L’hypothèse, impen- celui qui l’avait écrit. Sismologue de gaulliste et agent double, Pierre logues ne manquant pas d’esprit, logue, dans la longue plongée au quêter sur l’inexplicable destruction sable, de Virandes est peut-être la l’âme, il avait enregistré, en ses pro- Bordeaux, on n’en sait pas plus personnages principaux étonnants, cœur de Vichy, si l’on n’est pas sub- d’un musée d’antiquités romaines à plus sage – « Vous savez, les archéo- fondeurs, les tensions et les décep- long sur la relation à 1941 d’un voire séduisants, portraits se- mergé par l’ennui, on s’attachera à Pleggah, aux portes de Carthage. logues sont en bien des points sem- tions qui avaient abouti à la mort de homme né en 1957. C’est préoc- condaires croqués avec talent. quelques belles figures (le Khédive), L’incendie qui l’a ravagé à quelques blables aux romanciers. Les uns son auteur, et qu’il était désormais cupant, surtout lorsqu’on définit si à cette volonté de Lambron de heures de son inauguration inté- comme les autres se montent la tête impossible d’effacer sans tout dé- explicitement son projet. CONTRASTE « fixer la douceur veule du vent et le resse bien plus la rédaction que le pour des choses auxquelles personne truire. » Lambron n’est pas le seul écri- Bref, du cousu main. Il y a sans secret des corps révulsés ». Mais, manuscrit d’une correspondance la- n’a jamais prêté attention ». Cette force irréductible de la litté- vain né dans les années 50 à affi- doute un public pour ça. Des gens partout, que de clichés sur les tine, vieille de plus de deux mille Conscient que toute Histoire offi- rature, seul recours contre le men- cher une obsession, parfois trouble, que la sensation du faux n’atteint femmes... Trop nombreux pour être ans, que le reporter est parallèle- cielle est une falsification plus ou songe officiel et le travestissement pour ce « Vichy » que la France se pas, ou ne dérange pas. Car quel- tous ironiques. On est épuisé ment chargé de récupérer pour Re- moins habile, Nadaud ose une hy- de la mémoire, ne garantit pas le dissimule depuis maintenant près que chose sonne faux dans ce gros d’« élégance à fleur de peau, donnée né Teucère, un ami du patron dont pothèse moins confortable. Au succès mais elle ouvre la voie d’une de soixante ans. Toutefois, il ne se livre. Même si l’on est lassé du res- pour la vie », de « jeune vie qui sa- il est l’obligé. terme de onze ans de travail ininter- résistance nécessaire, face aux ma- demande guère si, pour sassement sur Vichy des « qua- vait le malheur d’avoir déjà aimé, Cette banale investigation prend rompu, Virgile réalise l’insoutenable nipulations, vraies priorités de comprendre le passé, il faut savoir dras » de la fiction française cette beauté qui de la solitude avait très vite un tour rocambolesque : le compromission de la faveur augus- l’orbe politique. Nadeau en philo- dire le présent... Ce qui supposerait contemporaine, on peut re- connu bien des formes ». Et le mo- lendemain de l’incendie, l’archéo- téenne : « Si près du but, il s’accuse sophe désenchanté ? Peut-être pas, de n’être pas « abîmé » dans les ap- connaître, cette année, à Lydie Sal- ment supposé de la scène de lit ne logue qui avait dirigé les fouilles, la de légèreté, d’avoir mis la poésie au puisque son narrateur – le jeune re- parences, la représentation sociale, vayre, la violence, l’énergie déran- nous sera pas épargné : « Je fis en- très belle Anna Sidonis, s’est tuée service du mensonge. » Le poète, dé- porter – peut faire tomber les le « faire écrivain », mais d’avoir geante de sa Compagnie des spectres core un pas vers elle. Ses yeux d’in- en voiture ; depuis, l’attaché cultu- plorant l’hypocrisie qui a dévoyé masques d’Auguste à l’ombre de la une expérience personnelle, phy- (Seuil, « Le Monde des livres » du solence se vrillèrent dans les miens. rel, Gilles Virandes, a été muté à son art, ne voit plus dans l’Enéide statue brisée de Ceausescu, faux es- sique. Un corps, pour tout dire. A 12 septembre), comme on relevait (...) Je la repris dans mes bras. Elle se Mégare par mesure disciplinaire. A qu’un « formidable blanc-seing pour tivant oublié d’une improbable sta- lire Lambron, on n’est pas sûr de l’an dernier chez Philippe Dagen coula contre ma joue, je sentais son la poursuite du témoin-clé, l’ap- l’avenir, une fresque idéologique à tion balnéaire roumaine, face à la savoir quelle réponse il apporte à (La Guerre, Grasset), la noirceur, corps de femme ouvert par la chaleur prenti limier récupère les précieuses grand spectacle, chargée d’embellir mer qui engloutit et digère, avec ces interrogations ni, même, s’il se l’aigreur, le négatif, une salutaire de juin, ses seins touchant ma poi- lettres – rien de moins que les l’innommable, de draper d’un voile une monstrueuse détermination, les formule en secret... On aurait détestation. Rien de tout cela chez trine (...). Je l’embrassai dans le creux échanges épistolaires entre Varius de gloire les forfaitures commises au ceux qui osent affronter cet « em- envie de lui proposer une question Lambron. du cou, ses cheveux effleuraient mon et Tucca, les éditeurs posthumes de nom de la raison d’Etat, c’est-à-dire pire même de la folie ». Un narrateur symétrique à celle posée à son hé- Avant l’immense et définitif visage comme la naissance d’une l’Enéide. Dès lors le drame contem- pour le seul service politique du ty- menacé mais vivant. Comme la lit- ros, Pierre Bordeaux, sommé de flash-back du récit de Pierre Bor- pluie d’été. » Cette manière de par- porain se lit comme la lointaine re- ran ». térature dont la force spéculative dire ce qu’il faisait à Vichy sous deaux – Vichy 1941 et sa rencontre ler des femmes, c’est une très vieille prise d’un crime occulté, celui de Brusquement « entré en haine de déjoue seule l’écœurante fadeur des l’Occupation : « Que vivez-vous, avec celle qui deviendra sa belle et histoire – et qui, décidément, elle Virgile lui-même. la poésie, grande pourvoyeuse de consensus. vous, monsieur Lambron, au- mystérieuse épouse, Carla –, l’his- non plus, ne passe pas. Avec l’adresse et l’invention qui fables, sournoise ennemie de la vérité, Philippe-Jean Catinchi jourd’hui ? » toire commence, en 1978, par les Jo. S. LeMonde Job: WIV3897--0004-0 WAS LIV3897-4 Op.: XX Rev.: 18-09-97 T.: 08:49 S.: 111,06-Cmp.:18,10, Base : LMQPAG 48Fap:99 No:0242 Lcp: 196 CMYK

IV / LE MONDE / VENDREDI 19 SEPTEMBRE 1997 littératures bbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbb b bbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbb Narcisse privé de miroir Les couleurs de la vieillesse Dans un roman impitoyable, Christine Angot A soixante-dix ans, Marthe s’éprend de Félix. Balayant veuvage et préjugés, elle se laisse emporter par les traque l’orgueil des solitaires fougues de l’amour. A travers cette passion, Noëlle Châtelet offre un hymne « aux bonheurs de l’âge »

LES AUTRES gante, impudique et impudente LA FEMME COQUELICOT de Christine Angot. et les femmes proches d’elle, vio- de Noëlle Châtelet. Fayard, 167 p., 85 F. lentes et révoltées comme celles Stock, 160 p., 89 F. qui hantent un atelier d’écriture. omme dans ses précé- Ecrire, croient-elles, permet – le ieille dame : expression dents livres, Christine roman que nous lisons en est la à jeter, obstacle à Angot dévoile le plus preuve éblouissante – de canali- contourner. On croit en intime, choisit de révé- ser la provocation, de circonscrire avoir les moyens : lerC l’indicible, le non-dit, l’horreur le fantasme, de suppléer à ce chirurgie,V lifting, injections di- violemment cachée, et de plonger manque et à ce vide qui suc- verses, remplir le sillon des rides, son lecteur au plus profond de la cèdent à son accomplissement tirer pour retendre la peau, quand honte. Avec une différence : décevant. Mais écrire n’épuise ja- la ride revient on pique de nou- comme le titre le souligne, il mais l’éternel recommencement veau, quand l’ovale s’affaisse on s’agit de repérer chez les autres d’un acte réduit à sa plus schéma- retend un peu plus. Plus de vieilles ce que l’on a depuis longtemps tique répétition. dames, ou alors très vieilles, cent détecté chez soi. Les Autres nous Ces « il » que l’on croit singu- dix ans et au-delà, une centenaire attirent dans le labyrinthe des se- liers virent aux « ils » universels. chasse l’autre. Qui osera dire que crets inconvenants. On ne dit pas Accrochée à quelques impératifs, c’est simplement monstrueux, ces ces choses-là, on ne devrait l’obsession se nourrit de moins visages qui veulent effacer leur his- même pas y penser. Naguère pé- en moins de réalité jusqu’à bien- toire, ces femmes sans expression, chés, aujourd’hui perversions, ou tôt fonctionner seule. Les autres ces centaines de Nancy Reagan, simples dérivatifs, les obsessions sont absents, inutiles. Le roman blondes, maigres et qui ne peuvent sexuelles inscrivent leur rituel de Christine Angot serait déjà plus rire, comme si « ça » allait cra- dans la doublure brûlante de la magnifique de solitude si on ou- quer ? Que l’obscénité n’est pas la vie apparente, vigilantes, tyran- bliait sa lucidité vengeresse. vieillesse, mais son refus fana- L’abîme où elle traque la vérité

niques et narquoises. tique ? Déjà, l’an dernier, Noëlle FREDERIC GALLIER La grande affaire des autres est des êtres va au-delà du désert de Châtelet avait intrigué et étonné, « Il y a beaucoup d’enfance dans les vieilles dames » donc la jouissance, ou du moins l’amour. Dans un monde où cha- avec La Dame en bleu (1), un drôle le cérémonial solitaire qui la pré- cun se doit de penser et de jouir de conte philosophique et moral – ser la parole (elle le croisait seule- sement dont je vois sans crainte de plus de lire ce livre comme un cède ou la consacre, en pareillement, ces dérisoires stra- forme chère au XVIIIe siècle, ment au café), « l’homme aux mille multiples signes, à commencer par « fait de société ». C’est le roman complique (ou en simplifie) la tégies pour se croire le person- époque qui la fascine tout parti- cache-col ». Ceux qui aiment la vie, ces taches sur mes mains, je veux le d’un amour violent et doux, un « réalisation », dans la mesure où nage unique d’un scénario origi- culièrement par la subtilité avec la- vraiment – qui sont attendris par regarder avec tendresse et compas- texte sobre et touchant, écrit avec il faut néanmoins exiger la parti- nal ne sauvent plus la liberté quelle on y mêlait fiction et ré- les blessures ténues que le temps sion. Avec un certain émerveille- économie, sans aucune faute de cipation d’un partenaire, présent individuelle. Christine Angot flexion. La Dame en bleu, c’était un fait au corps, par ce moment si ment. Le même que j’ai eu à me voir goût – c’était périlleux, car il est ou imaginaire mais toujours co- nous refuse ce refuge où l’on se énigmatique voyage vers une bouleversant, où, dans un magni- grandir. J’ai de l’enfance en moi. Il y difficile de dire le désir d’une dé. Homme et femme seraient replie, étanche à toute compro- forme singulière de liberté. Vieillir. fique visage, quelque chose se flé- a beaucoup d’enfance dans les femme « âgée », dans une époque dès lors sur les rives opposées mission, seul sans doute mais Etre débarrassée des apparences. trit légèrement –, seront mysté- vieilles dames. Je ne vois pas cet âge, où tout ce qui se signale comme d’un lac insondable. D’où – pour précieux, inféodé au précepte or- Ce qui, évidemment, ne signifie en rieusement et secrètement émus la vieillesse, comme une rupture. vieux est étiqueté « dégoûtant ». les hommes – la ténacité des fan- gueilleux du « moi, je ne peux b... rien se laisser aller. Bien au par La Femme coquelicot, par ce Plutôt comme un glissement. Ce qui Marthe, qui avait traversé l’exis- tasmes et des habitudes, du bas que comme ça ». Elle supprime le contraire. qu’on y sent de la délicatesse de m’intéresse, c’est de regarder ce qui tence dans l’ombre, entre soudain de soie volé à la mère aux outils sentiment d’exclusion qui rend la Cette année, Noëlle Châtelet re- Noëlle Châtelet, de la bienveillance va se conserver et ce qui va dispa- dans la couleur. Rouge vie, rouge d’aujourd’hui (le téléphone où la perversion si réconfortante. Elle vient avec un texte plus abouti, le avec laquelle elle observe ce que raître, avec quel humour du destin sang, rouge coquelicot : « Le co- partenaire est une voix, le Minitel nous pousse dans nos derniers re- roman de Marthe, La Femme co- d’autres nomment sottement « les tout cela va se faire. J’ai une intense quelicot m’a plu non seulement à où tout s’invente) qui n’annulent tranchements, nous déloge du quelicot ou la naissance d’une pas- ravages du temps » et qu’elle voit curiosité pour ce qui est devant moi. cause du rouge, dit Noëlle Châtelet, pas les simulacres de toujours ventre, nous arrache du sein, sion chez une dame de soixante- comme « les bonheurs de l’âge ». Je vois que, souvent, les vieilles mais parce que c’est une fleur à la comme l’exhibitionnisme, der- nous vrille dans les reins la seule dix ans. A l’âge supposé du renon- Elle n’est pas la seule à aimer les dames – ma mère étant pour moi le fois belle et fragile, éphémère, dont nière limite au-delà de laquelle évidence que nous ne voulons cement, Marthe, oubliant son vieilles dames, et l’histoire de premier exemple et le plus réjouis- la texture a quelque chose d’une tout craque parce que l’autre finit pas entendre sous peine d’anéan- veuvage, reprend sa jeunesse à son Marthe devrait séduire beaucoup sant – ont des jugements libérés du peau trop fine et un peu usée. » par exister et brouille le jeu. En tissement : vous êtes des milliers cou et, sous l’œil stupéfait de ses de femmes – et même des consensus, des évidences. » Quand on quitte Marthe, que le contrepoint à cet univers factice et des milliers, tous semblables, à enfants – qui avaient, en toute af- hommes. Mais, bien souvent, cette « Il ne s’agit pas, bien sûr, de don- sourire de Félix fait rougir, on se dit que la romancière observe et fus- contempler votre sexe dans le mi- fection, relégué maman dans le douce défection du corps qu’on ner des leçons, prévient-elle, seule- que l’avenir est glorieux pour celles tige avec le grand art d’utiliser les roir de l’enfance. Elle nous plaque passé définitif – se laisse aller au trouve si belle chez les autres, on la ment de signaler qu’on peut se qui auront le courage d’être des mêmes mots qui titillent les la tête contre notre reflet qui, vu délice d’aimer, au plaisir d’être ai- déteste sur sa propre personne. mettre en paix avec le vieillissement, vieilles dames. consommateurs, il y a l’autre part de si près, devient grotesque. La mée, avec Félix, un artiste de « Pas moi, constate paisiblement jouir de ce moment où l’on n’a plus Jo. S. du rêve que s’approprie l’auteur, vraie douleur commence. quatre-vingts ans qu’elle a sur- Noëlle Châtelet, dans la grâce de rien à prouver, où l’on peut... revenir depuis toujours blessée, arro- Hugo Marsan nommé, avant même de lui adres- ses cinquante-trois ans. Ce vieillis- à soi-même. » Il ne s’agit pas non (1) Stock, 1996. bbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbb Don Juan moderne Un roman De la passade à la passion, l’amour aujourd’hui et ses lois de tous les temps selon Claude Mourthé de la rose

UN ÉTÉ DE MÉLANCOLIE, somme toute tranquille, banale − LA ROSERAIE de Claude Mourthé. et le roman n’être que d’une his- de Michel Besnier. Ed. du Rocher, 250 p., 120 F. toire d’amours bien ordinaires − si Fayard, 200 p., 98F. n’apparaissait une différence irso de Molina, Molière, entre lui et son éternel modèle au ntrer dans le roman de Thomas Corneille, Mus- moment où il faut choisir. « Don Michel Besnier, c’est set, Mozart et da Ponte, Giovanni, obligé d’aller au bout de s’assurer une rare bouf- Pouchkine, Ghelderode, lui-même » dans son défi à Dieu, fée d’air et de parfum. TMontherlant... Il y a mille e tre fa- ne peut que se perdre, « se faire CommeE elle nous arrive par une çons de s’emparer du mythe de suicider par autrui, et par un belle qualité d’écriture, de ces Don Juan. Claude Mourthé a choi- mort », trouvant là la réponse phrases qui murmurent sans ja- si de lui donner les traits on ne moins à des problèmes qu’à ses mais hausser la métaphore ou la peut plus modernes de Jef, réalisa- problématiques, alors que Jef ne note d’humour, et qui distillent la teur de sitcoms, personnage aper- parvient à résoudre ses dilemmes, tendresse sans mièvrerie, nous çu dans son précédent roman, La à dénouer ses imbroglios. avons là un heureux moment de Perspective amoureuse. La pré- Il s’empêtre d’une facile aven- lecture. Benjamin Renart et sa sence de la légende du Séducteur ture passagère à une liaison où le femme Agnès, qu’il surnomme de Séville dans une histoire d’au- désir devient passion, du bref plai- « la Gerboise » pour ce qu’elle a jourd’hui n’a rien de didactique ni sir d’avoir séduit pour quelques en elle qui évoque le petit animal, de plaqué par une fine construc- copulations insignifiantes à l’ex- forment « un couple insécable » tion du roman, elle est dans les pectative taraudante quand la bien qu’il soit arrivé à Benjamin gestes et pensées de ce mari infi- maîtresse se veut épouse. Et Jef de donner quelques coups de sé- dèle, qui se rassure. Sa femme, l’équilibriste vacille quand la cateur dans le contrat. Ainsi est-il qu’il pense heureuse et qui n’a femme apparemment complai- tenté par une artiste qui fait des rien « des jalousies intempestives : sante qui allait jouer au bridge « portraits » de roses. Il l’appelle elle aimait trop la façade », donne avec des amies comme si de rien « la Femme au goût de fleur » puis le change sur le non-être de leur n’était fait changer les serrures, a Teresina parce qu’il est des fleurs couple, épargne aux amis et à la l’intention de divorcer, tient un qu’on ne peut – ne veut – couper. famille ses états d’âme. C’est de langage semblable à celui d’Elvire Tout cela est charmant et n’aurait tout repos pour le séducteur, avertissant l’inconstant des dan- d’autre intérêt que d’être bien ra- amant de Laetitia, comédienne gers qui le menacent; et la chute conté, s’il n’y avait, dans cette que rien n’effarouche, pas même s’annonce quand, sorti avec Min- comédie avec un soupçon de de se mettre nue dans un restau- na, Jef rencontre Laetitia − appari- drame, le décor. Le titre dit bien rant. Des tentatives de suicide, tion « inattendue et redoutée » son importance qui devient vite une langueur que le psychiatre dé- comme du Commandeur pour un attrait. Le couple ne s’est pas finit « état de mélancolie », elle est Don Juan – et fuit, les perdant installé à L’Hay¨-les-Roses par ha- placée dans une clinique. Jef n’y toutes les deux. Il n’a plus qu’à sard. Benjamin est passionné par est pas indifférent mais, bien qu’il geindre : « Je suis seul. » Re- la vie de cette fleur, son histoire à se défende de « se laisser avoir par connaissance de son désarroi, de travers les siècles, ses grâces mul- une minette », comment résister à ses défaites. tiformes, les innombrables Charlotte qui a « l’effronterie de la Il n’était pas évident d’esquiver arômes que l’homme lui a don- jeunesse », et à Minna, « une abso- la banalité en conclusion à ce sem- nés. Dans ce cadre d’une roseraie lutiste » en amour qui refuse les piternel jeu du chasseur et de la où culte des roses et amour des cinq-à-sept. Il l’a rencontrée chez proie. femmes se confondent, l’un ai- des amis où se trouvait Bernard- Mourthé l’évite. Il achève ma- dant à mieux comprendre et vivre David Quatreligne, écrivain que le gnifiquement son récit en transpo- l’autre, le monde extérieur n’est Goncourt couronne et qui offre à sant de Laetitia à Jef l’état mélan- pas exclu. Et c’est aussi une belle l’humour de Mourthé une savou- colique cependant que, dans un réussite que d’avoir donné sa reuse scène satirique quand, sur le cinéma, son Don Juan tient la place au réalisme du monde ex- plateau où Pivot opère, Jef inflige main de sa fille en regardant Les térieur dans cet univers privilégié, à B.D.Q. une magistrale rossée. Amants de Louis Malle, et dans cet espace réduit hors du Ce coureur de jupons qui attend « l’homme et la femme, si impar- temps où l’auteur a choisi de des- d’une prostituée ce qu’elle ne sau- faits au naturel... devenaient beaux, siner une bien séduisante Carte rait donner, l’oubli d’un instant de sous le regard de l’autre ». du Tendre. déprime, pourrait avoir une vie Pierre-Robert Leclercq P.-R. L. LeMonde Job: WIV3897--0005-0 WAS LIV3897-5 Op.: XX Rev.: 18-09-97 T.: 08:49 S.: 111,06-Cmp.:18,10, Base : LMQPAG 48Fap:99 No:0243 Lcp: 196 CMYK

littératures LE MONDE / VENDREDI 19 SEPTEMBRE 1997 / V bbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbb b bbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbb L’art sacré de l’oubli Belfast a perdu son cœur Six brefs essais de John Cowper Powys qui mettent Avec une verve sarcastique et attendrie, l’Irlandais Robert McLiam Wilson écrit la chronique drolatique de en lumière sa conception de « l’essence de la vie » sa ville en proie à tous les « crétins » et « salopards » du terrorisme

L’ART christianisme comme d’un paga- EUREKA STREET tale transformée en champ de ba- de Mary la serveuse de pub qui réus- Doran, qui a « les jambes de Fran- D’OUBLIER LE DÉPLAISIR nisme à résonance celte et d’un de Robert McLiam Wilson. taille, Belfast. sit à lui faire quitter des yeux le gou- kenstein » depuis qu’un bus lui a (The Art of Forgetting the sensualisme qui ne recule pas de- Traduit de l’anglais (Irlande) par Eureka Street est une fresque, dont lot de sa bouteille de bière, à Suzy roulé dessus parce qu’il détestait res- Unpleasant) vant les voies obscures. Brice Matthieussent le cadre est cette « Babel en prose », ou Rachel, elles le plaquent toutes pecter les feux de circulation ; Luke de John Cowper Powys. Sous des apparences légères, qui éd. Christian Bourgois, « Rome avec davantage de collines », après le premier baiser et lui laissent Findlater, rupin spécialiste en Traduit de l’anglais par pourraient faire songer aux scintil- 546 p, 150 F. « Atlantide sauvée des flots », « où les « un blues à fendre l’âme ». Pacifiste « brainstorming » qui donne ses ren- Marie-Odile Fortier-Masek, lants paradoxes d’Oscar Wilde, le rues brillent comme des bijoux, musclé, romantique soupe au lait, ce dez-vous dans un bar loyaliste bour- éd. José Corti, coll. « En lisant en raisonnement de Powys sur le plai- osemary vient de sortir de comme de menues guirlandes cœur brisé martyrise son chat. Son ré de confédérés aux phalanges poi- écrivant », 108 p., 90 F. sir est grave, traversé des échos la boutique où elle s’est d’étoiles », et qui « a perdu son pote Chuckie, par contre, métho- lues ; Roche, vendeur du Belfast d’une « terreur obsédante lovée au acheté une jupe verte qui cœur » à cause du terrorisme diste, est un tombeur, malgré son Telegraph, gamin morveux, petit ’est moins la coexistence fond du monde ». lui donne une forme de aveugle, des inscriptions barbares pantalon crasseux et son look dodu. frère du Gavroche des Misérables... des contraires, l’exposi- Si l’écrivain fait l’éloge de l’« art Rpoire. Elle ondule des hanches en sur les murs, des fleurs mortuaires Depuis qu’il est tombé amoureux de Au hit-parade de cette galerie pit- tion simultanée de pen- sacré de l’oubli », qui seul, par une guettant le reflet de sa silhouette sur le pavé. Max, une Américaine qui en a vu de toresque dont McLiam Wilson re- sées et de sentiments or- voie sinueuse et malaisée, nulle- dans les vitrines de Royal Avenue, et Belfast, devenue « Misère-Ville », toutes les couleurs, ce pénis ambu- trace les jours et insomnies avec une dinairementC exclusifs les uns des ment vouée à l’insouciance, permet pense joyeusement à son nouveau tombeau de victimes éparpillées lant se sent « dans la peau d’un Da- verve sarcastique et attendrie (Eure- autres, qui font la singularité d’un d’accéder au plaisir, il met surtout petit ami, lorsqu’elle cesse d’exister, « dans la rue comme des fruits ava- vid Niven rondouillard ». Affamé de ka Street est le somptueux Muppet écrivain comme John Cowper Po- en relief l’enjeu de cette quête. Le tête en charpie et ventre pulvérisé. riés », asile d’une « haine pataude, gloire par hérédité, viscéralement Show d’une ville où « toutes les rues wys, que la manière dont ces « déplaisir » est l’envers tragique et Fauché par la même bombe, Kevin capable de survivre confortablement combinard, il ourdit des plans sont Poetry Street »), la palme du gui- contraires sont agencés, ces pen- terrible du plaisir, « l’innommable meurt en préparant un sandwich sa- en se nourrissant des souvenirs de glauques, berne, bluffe, dupe et em- gnol homérique se partage entre sées et sentiments mis en œuvre. possibilité de toute atrocité », exac- lade-bacon. Tout comme Nathalie, choses qui n’ont jamais existé », est papaoute pour faire de l’argent. Il vit Aoirghe, la jeune fille républicaine De fait, le lecteur serait bien en tement opposable « à la possibilité huit ans, sa sœur Liz, douze ans, et habitée par des gens dont il se voue avec sa mère quinquagénaire, qui fanatique, « casse-couillarde » ca- peine de fixer un ordre intellectuel de toute vision béatifique ». leur mère Margaret, postées devant à raconter l’histoire, tragico-bur- fait scandale dans son quartier en vi- pable de se transformer en Batwo- stable dont les livres de l’écrivain Pour Powys, « l’essence de la vie » un distributeur de boissons qui vole lesque. Et Robert McLiam Wilson, vant une passion homosexuelle. man pour défendre sa cause et son gallois (1872-1963) constitueraient échappe aussi bien aux « optimistes en éclats métalliques. Un silence dé- étant ce qu’il est (jeune insoumis, Autour de ces deux picoleurs aux tintouin, couineuse que Jake va s’es- l’illustration. Mieux vaut se laisser naïfs » qu’aux « fidèles du lu- chirant, assourdissant, suit l’explo- ancien clodo, et désaltéré à Joyce), abois, c’est le carnaval des oiseaux crimer voluptueusement à mettre porter par la superbe anarchie et gubre ». Cette « essence », précise- sion, après quoi on entend les cris, Eureka Street swingue et titube, os- de nuit, conteurs de blagues, poi- hors de ses gonds, et Shague Ghin- l’ample vision de l’auteur de Givre t-il, « n’a rien d’un fait, et encore on compte les morts, on ramasse les cille entre baffes morales et gueule vrots et vagabonds, citoyens en dé- toss, un poète célèbre écrivant sur et sang, par la puissance de son ins- moins d’une réalité figée. Elle est un mutilés, et on s’habitue à l’absurde. de bois, cavale du plumard au cock- tresse, auditeurs d’alarmistes flashes les grenouilles, les haies et les pelles piration, qui mêle aux raffinements point de vue, une attitude, une hu- Peintre de cette violence animale, tail Molotov, et du désespoir à l’iro- info : Crab et Hally, les déména- à long manche, également brocardé de la culture la sauvagerie des ins- meur, une atmosphère, un processus Robert McLiam Wilson, irlandais, nie explosive. geurs-récupérateurs de marchan- par notre insolent héros. tincts et des désirs. mental autant qu’émotionnel ». Pris catholique, est un rebelle : il avait C’est Jake qui raconte. Un orphe- dises impayées au service d’un usu- On épinglera aussi au chapitre des Comme les étonnants essais, tra- dans « le stupéfiant cortège des étrillé les « salopards machos » de lin mélancolique, catholique, dur à rier chauve, qui n’hésitent pas à moments d’anthologie le voyage de duits récemment, sur Les Plaisirs de jours », l’homme sage n’a donc l’IRA dans son premier roman, Ri- cuire, prompt à taper sur des crânes, dérouiller les vieilles peaux ; Slat Belfast à Dublin, dans le Train de la la littérature (1), les six textes pré- d’autre choix que celui d’« oublier » pley Bogle ; il fustige à nouveaux ces persuadé que le conflit politique qui Sloane, le socialiste qui ne couche paix protestant contre les bombes sentés ici, qui datent de 1928, dé- cette « infinie possibilité de répu- « crétins », ainsi que Gerry Adams, le empoisonne l’Irlande est « une aber- qu’avec des femmes de droite ; Sep- placées par l’IRA sur la même ligne, montrent l’originalité des vues, à la gnance et d’horreur », afin de se li- leader du Sinn Fein, dans cette nou- ration, une énigme qui corrompt le tic Ted, l’obsédé hideux qui drague et stoppé net par une bombe. fois fantasques et profondément vrer à l’« infinie possibilité de beauté velle chronique drolatique (malgré sang », pilier de bar, plaqué par sa avec un succès phénoménal en ra- méditées, de Powys. « Chacun de envoûtante ». Beauté qui aurait la les massacres épiques) de sa ville na- copine Sarah, et cœur d’artichaut : contant qu’il est nul au lit ; Barry J.-L. D. nous se rend pleinement compte saveur et la précarité d’un délice, qu’il serait navrant de voir la douce que le souvenir a charge de conser- absurdité de la vie asservie à une co- ver. terie d’esprits austères qui n’ont que Le caractère volontariste de cet faire de l’illogisme, de l’excentricité, oubli, auquel convie instamment de la beauté, de l’illusion, de la bon- Powys, fait penser qu’entre « beau- té, obnubilés qu’ils sont par la pour- té » et « répugnance » la balance suite de la glaciale, pure, logique, n’est pas si égale qu’il veut bien le raisonnable Vérité ! » Tirée de sub- dire. A l’envahissement de la se- tiles considérations sur ce que doit conde, la première n’a à opposer être « le parfait gentleman », cette que les armes de la fragilité. Ce qui citation donne bien à entendre de lui donne encore plus d’éclat. quel côté se situe la philosophie de l’écrivain. Philosophie où peuvent Patrick Kéchichian se lire un certain vitalisme, hérité de Nietzsche, et une grande exalta- (1) Traduit par Gérard Joulié, éd. L’Age tion mystique qui fait son bien du d’homme, 1995.

bbbbbbbbbbbbbbbbbbbb Maris, amants, enfants Soledad Puertolas accroche de beaux portraits de femmes dans les appartements sombres de Madrid

HÔTEL DE CHARME roman homogène, intelligemment (Dias del Arenal) bâti autour d’une proposition de Soledad Puertolas. classique : les difficultés de nos Traduit de l’espagnol vies viennent de l’autre, et plus par Fanchita Gonzales Battle, exactement de la manière dont Denoël, 265 p., 135 F. nous-mêmes voyons et traitons l’autre. Proche de chacun des per- l n’y a pas de Pyrénées et sonnages, mais caché par le mur l’on aurait tort de reléguer de la subjectivité, on devine en ef- l’Espagnole Soledad Puerto- fet l’entourage, les maris, les las au rang des régionalistes, amants, les enfants, les amis aux- enI alléguant un prétendu décalage quels on ne parle pas, ou pas as- entre les femmes qu’elle décrit et sez, ou pas bien. Cette cohérence celles du nord de l’Europe. Les du sujet s’appuie sur l’unité du dé- luttes, les angoisses, les bonheurs cor : Madrid. La ville est sont les mêmes partout ; cet écri- constamment présente, décrite vain, si intensément féminine et si avec tendresse en ses quartiers les peu féministe, le démontre avec moins clinquants comme celui de son talent, sa finesse... et son im- la Puerta del Sol ou celui de pressionnant succès. C’est dans Chamberi, au fond duquel la rue une Ronde à la Max Ophuls fictive de Manises, immuable dans qu’elle nous entraîne dans son ses équilibres, symbolise la per- dernier roman, présentant tour à manence de notre nature. Dans tour ses nombreux personnages et ses appartements sombres, parmi leur histoire. Le procédé ne va pas ses meubles vieillots, derrière ses sans dangers, qu’elle a su déjouer volets qui filtrent le soleil de par une habile construction. Sans l’après-midi, Puertolas accroche jamais abdiquer son pouvoir, la d’admirables portraits de femmes. narratrice privilégie néanmoins Comme elles sont diverses ! et quelques premiers rôles dont elle comme elles se ressemblent donne le point de vue sur les toutes ! Voici la poétesse affolée autres acteurs. Ainsi démultipliée, de comprendre qu’elle n’a jamais sa force descriptive lui permet de réussi que ce qui ne compte pas, le mener son récit de l’immédiat mannequin libéré et vulnérable, la après-guerre jusqu’aux années 80. femme de chambre un peu Le premier de ces meneurs de jeu voyante qui parvient à s’appro- est un jeune homme sensible et prier le château où elle servait ja- velléitaire : il vit une passion dis ; voici les mères inquiètes, les éblouissante, puis douloureuse, mères coupables, et bien d’autres avec une mère de famille provin- encore. L’auteur traite chacune ciale. La sœur de celle-ci prend d’elles avec minutie et perspicaci- alors le relais pour parfaire les té : le fusain pour la précision, le éclairages et ajouter de nouveaux pastel pour les subtilités, et ce éléments sur ses propres ambi- qu’il faut de pitié pour parfaire un tions, en l’occurrence littéraires. portrait. Sans jamais céder aux af- Alors que les années passent, elle féteries de la mode ni aux facilités s’effacera à son tour devant la des dialogues, dans une prose à jeune éditrice de ses poèmes, et l’ancienne, simple et précise, et ainsi de suite jusqu’au retour final d’ailleurs ici finement traduite, vers l’homme du début, retrouvé Puertolas pose la question : «De après quarante ans d’oisiveté in- quelles guerres fuyons-nous ? quiète. Pour diverses que soient quelles batailles enterrons-nous les anecdotes et les analyses, il ne dans la mémoire ? » L’art seul peut s’agit pas ici d’une juxtaposition tenter de répondre. artificielle de nouvelles, mais d’un Jean Soublin LeMonde Job: WIV3897--0006-0 WAS LIV3897-6 Op.: XX Rev.: 18-09-97 T.: 08:50 S.: 111,06-Cmp.:18,10, Base : LMQPAG 48Fap:99 No:0244 Lcp: 196 CMYK

VI / LE MONDE / VENDREDI 19 SEPTEMBRE 1997 jeunesse bbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbb b bbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbb La belle endormie Une naissance de la littérature jeunesse A quoi rêvent les jeunes filles centenaires ? Il y a trois cents ans paraissait le recueil de contes qui fit la fortune posthume de Charles Perrault. Réponse poétique de Frédéric Clément Histoire d’un malentendu

SONGES DE LA BELLE AU BOIS baptême, mauvaise fée, bonne a fortune des Contes de Europe romantique qui élit comme DORMANT vieille filant sa quenouille : nous Perrault ne se dément pas esthétique le charme monstrueux de Frédéric Clément sommes en terrain familier. C’est au depuis trois siècles qu’ils des ténèbres. Les somptueuses gra- d’après Charles Perrault. moment ou la fée touche le château circulent, regroupant en vures des Contes que Gustave Doré Casterman, de sa baguette, au moment où gou- Lvers comme en prose et sous des réalise au XIXe siècle ont la même coll. « Les Authentiques », vernantes, filles d’honneur, femmes titres différents – dont le plus intemporalité que ces histoires ter- 56 p., 155 F. de chambre, gentilshommes, cuisi- fameux, Contes de ma mère l’Oye, a ribles. niers, marmitons, galopins, gardes, désormais un charme ravélien – des Reste à comprendre le mystère on, ce n’est pas le suisses, pages et valets de pied histoires simples qui restent des d’une littérature qui croise pour un « conte de fées mo- sombrent, eux aussi, dans une nuit énigmes. Difficile d’assimiler ces lettré du Grand Siècle le répertoire derne » dont on nous centenaire, que Frédéric Clément se récits féeriques, parfois terrifiants de deux incultures supposées – celle rebattu les oreilles. La faufile dans l’interstice laissé libre avec le conte tel que l’illustrèrent du peuple et celle de l’enfant – et NPrincesse n’est pas de Galles et elle par l’auteur. Au cœur du livre, son Boccace ou Chaucer ; impossible de naît du fatras superstitieux et fan- n’est pas morte. Elle n’est qu’endor- cahier – des pages scellées, closes les amalgamer à la vogue des contes tastique dont les esprits forts ne mie. Endormie pour cent ans, mais comme l’univers du rêve – est une naïfs et extravagants qui séduisent veulent plus, mais qu’ils utilisent elle revivra, croyez-le bien. Cela fait plongée dans l’insolite. Où l’on la cour, échappent le plus souvent encore pour édifier la jeunesse, trois siècles qu’elle s’endort et se s’insinue sous les paupières de la au réalisme le plus élémentaire et débile donc malléable. Le ton et la réveille, pour la plus grande joie des Belle, où l’on se laisse porter par un ne délivrent aucune morale forma- simplicité de l’expression, le goût enfants et du Prince charmant. Oui, texte étrange, mi-vision, mi-poème, trice. Aujourd’hui encore le débat savoureux des formules, bobinette décidément, La Belle au bois dor- où des images légères voltigent est ouvert sur leur composition, qui choit et soleil qui poudroie, ont mant est un conte inusable. comme des papillons : fragments de l’intention de Perrault ou un succès assuré l’audience populaire de ces Inusable, qui l’eût cru ? Peut-être tableaux rappelant Klimt ou Odilon tel que depuis longtemps tout conte contes ancestraux revisités par un pas Charles Perrault lui-même. Redon, vues de Venise, curieuses populaire semble lui être imman- pédagogue méfiant, heureusement Dans sa préface aux Contes de ma natures mortes photographiques... quablement attribué. sauvé de la sécheresse par son élan mère l’Oye, l’auteur de Grisélidis Rêve prémonitoire, singulière La piste est d’autant plus brouil- paternel envers le petit Pierre. s’emploie à démontrer que ses Annonciation : un papillon vient lée qu’à la parution du recueil, en L’auteur fictif de ces récits de « bagatelles » renferment une informer « la Dame au doigt piqué » janvier 1697, l’auteur affiché est un fables anciennes fut du reste rat- « morale utile », et qu’on ne saurait de son mariage avec le Pape des mystérieux Pierre d’Armancour. Il trapé par les forces qu’il mettait en le blâmer de s’être « amusé à des papillons. Tout cela est surprenant s’agit, en fait, du fils cadet de l’aca- jeu. Le sort funeste voulut que trois choses frivoles ». S’il avait su que comme un insecte qui serait la démicien rival de Boileau dans la mois à peine après la parution des c’est par eux qu’il passerait à la pos- métaphore d’un prince charmant, célèbre et si sérieuse querelle des Histoires ou Contes du temps passé, le térité ! mais – à condition d’accepter la Anciens et des Modernes, qui n’a jeune homme tua, rixe ou accident, Combien de variations, d’arran- rupture totale avec l’esprit du pas encore dix-neuf ans. Fiction un compagnon de son âge ; l’affaire gements, de pastiches (comme les XVIIe siècle –, tout cela « fonc- d’une écriture précoce ou leurre mena en justice et rien n’était amusants Contes pour adultes nostal- tionne », comme dans un songe. burlesque pour un divertissement encore réglé lorsque le fils préféré, giques et libérés de Pierre Léon aux Et puis les paupières s’ouvrent : mineur qui cumule une ironie sans l’enfant prodige imaginé par son éditions du Gref) ? Trois cents ans on revient à Perrault. Et l’on redé- aménité pour les superstitions « Le Petit Chaperon rouge » par Gustave Doré père, mourut « aux armées » au après sa naissance, cette histoire – couvre la vraie fin d’un conte populaires et un mépris inquiet printemps 1700. Mais tout était dit dont on dit qu’elle rappelle à la fois souvent tronqué. Ils se marièrent, pour la transmission orale d’une lit- s’occupa lui-même, sitôt son veu- férente pour un folklore qu’il ne depuis le meurtre du 4 avril 1697. le mythe de Perséphone et la bien sûr, eurent deux enfants térature destinée essentiellement vage, de ses trois enfants – un fait juge jamais dérisoire – fait la for- Aucun « conte de Perrault » ne Blanche-Neige des frères Grimm – (Aurore et Jour). Mais saviez-vous aux adultes ? Il est de toute façon assez original pour que ses propres tune de ces contes, expression d’un viendra plus augmenter le recueil. ne cesse pas d’aiguiser les imagina- que la mère du prince n’était autre patent que Perrault est sans rival sur parents le soulignent – va en fait passé immémorial relu sur un ton Qu’importe ! Depuis trois siècles, tions. qu’une horrible ogresse qui voulut le terrain d’une littérature pédago- tempérer ses préventions d’homme moderne, qui ne refuse pas le réa- ces récits qu’on ne peut réduire à Cette fois, c’est Frédéric Clément dévorer les enfants avant de se jeter gique qu’il n’invente pas, mais qu’il moderne, champion d’une réflexion lisme le plus cru – famines, abandon une lecture exemplaire ou pédago- qui s’est laissé tenter par le thème vive dans une cuve de crapauds et va incarner d’une façon détermi- personnelle et féru de découvertes d’enfants, recomposition des sché- gique défient les limites de leur du « sommeil magique ». L’auteur de vipères ? nante. S’il existe bien, dans la tradi- scientifiques comme d’innovations mas conjugaux. « invention », résolument univer- du Chant d’amour et de mort du cor- La « moralité » n’est pas moins tion populaire, des « contes d’aver- techniques, grâce à l’évocation A mi-chemin entre la révérence sels sans qu’on puisse clairement nette Christoph Rilke (primé à savoureuse. « Attendre quelque tissement » chargés d’enseigner des émouvante de ces figures de cadets de la tradition et sa remise en cause, comprendre pourquoi. Bologne en 1996) affectionne tant temps pour avoir un époux/ Riche, règles indispensables (prudence, qui, accablés par un destin le cocktail inventé par Perrault était Ph.-J. C. les belles endormies – il prépare une bien fait, galant et doux / La chose est obéissance) dont le héros paie sans contraire, en triomphent avec un promis à un bel avenir. Tenu illustration du livre de Kawabata qui naturelle/ Mais l’attendre cent ans et merci la transgression – tel Le Petit panache qui dissipe les pires cau- d’abord pour mineur, à l’imitation ૽ Un colloque intitulé « Les contes du porte ce titre – qu’il a eu l’idée toujours en dormant,/ On ne trouve Chaperon rouge – Charles Perrault chemars. L’effort de rationalisation du jugement de l’auteur lui-même, XVIIe siècle et leur fortune littéraire » d’imaginer le sommeil de la dame. plus de femelle/ Qui dormît si tran- préfère établir sa propre morale de ce fonds trop obscur pour l’aca- le recueil intéresse une société des se tiendra à l’Institut Charles Perrault On entre dans l’histoire avec le quillement. » dans une optique proprement péda- démicien – La Fontaine a, lui, une Lumières qui redéfinit la place de d’Eaubonne les 26 et 27 septembre texte original de Perrault. Roi, reine, Florence Noiville gogique. Ce père de famille qui sympathie compréhensive bien dif- l’enfant, mais plus encore une (rens. : 01-34-16-36-88).

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livraisons b Dico à volonté Calligram a cinq ans b DAME TARTINE, de Stefany Devaux Sous l’impulsion d’une jeune éditrice, Michèle Moreau, les éditions Didier ont singulièrement dynamisé leur production Le Robert à travers les âges scolaires. Rompre les clivages fiction et pédagogie. pour la jeunesse. Témoin : « Pirouette », cette collection de comptines qui fit découvrir les insolites montages-collages de Un pari résolument didactique Le parti pris réussi d’une jeune maison d’édition Charlotte Mollet. Et voici encore une nouvelle recrue promet- teuse. Avec ses compositions en relief, moulages, trompe-l’œil, LE ROBERT BENJAMIN Face au succès remporté par ce alligram. A une lettre l’ouvrage pour tout-petits et celui assemblages bizarroïdes où se mêlent pâte à sel et pâte à pain, 572 p., 640 ill. couleur, 90 F. dictionnaire, l’éditeur a réfléchi à des près, le nom est une du jouet, et semblent plaire parti- « bonbecs » et Petits LU, papiers froissés, pinces à linge, vis extensions vers d’autres tranches anagramme de Galli- culièrement aux coéditeurs étran- langues de chat, fraises Tagada ou lampe à vélo..., cette jeune LE ROBERT JUNIOR d’âge. « Le Junior ne convient pas mard. Et sans doute fal- gers. Pour les plus grands, la col- artiste fait surgir, par exemple, une inénarrable fée Carabosse 1 156 p., 1 000 ill. couleur, 108 F. encore aux enfants qui sont en train lait-ilC cette « garantie » implicite lection « Ainsi va la vie », de aux seins en capsules d’Orangina, créature postmoderne, entre d’apprendre à lire et il n’est plus tout à pour que l’on croie, au départ, à Dominique de Saint-Mars et Serge les poubelles d’Arman et le « eat-art » de Spoerri. Le tout est LE ROBERT COLLÈGE fait suffisant pour ceux qui entrent en cette nouvelle aventure édito- Bloch, associe fiction et pédagogie d’un kitsch sucré, Dame Tartine oblige... 1 880 p., 135 F. cinquième, explique Marie-Hélène riale... sous forme de bande dessinée. A croquer ! (Didier, 24 p., 60 F. En librairie le 24 septembre). Drivaud, responsable d’édition au En octobre 1992, en effet, Avec trente-huit titres parus, cette A partir de 3 ans. pprendre à chercher la Robert. Nous avons donc décidé de lorsque Christian et Pascale Galli- astucieuse série propose aux b MON JOURNAL D’ENFANT, de Selma Lagerlöf définition d’un mot, c’est concevoir deux autres ouvrages. » Le mard lancent leur maison d’édi- 7-10 ans, à travers les (més)aven- Lorsqu’elle entreprend ce journal, en janvier 1873, Selma bien, mais montrer aux Robert Benjamin s’adresse donc aux tion jeunesse, le marché est déjà tures de deux héros, Max et Lili, Lagerlöf n’a que quatorze ans. L’auteur du Merveilleux Voyage enfants qu’on peut aussi petits à partir de cinq ans, dans un bien « encombré ». Mais leur une sorte de vade-mecum pra- de Nils Holgersson à travers la Suède – qui deviendra en 1909 la «A tomber » dans un dictionnaire, format plus adapté à la taille de leurs détermination est entière. Pascale tique et drôle de la vie quoti- première femme Prix Nobel de littérature – se rend à Stock- c’est encore mieux. S’absorber par mains. Il comporte, lui aussi, plu- – qui a été successivement institu- dienne. Quatre nouveaux titres holm, chez un oncle et une tante, pour y suivre un traitement. pur plaisir dans la découverte de sieurs planches en couleur, une pre- trice, rédacteur en chef à Astrapi et sortiront fin septembre : Max et Lili Dans un cahier qu’elle a reçu pour Noël, elle note « avec grati- mots ou de sens inconnus, se laisser mière approche de la conjugaison et auteur de « Premières décou- se sont perdus, Lili se trouve moche, tude et joie tout ce qui lui arrive » : « Il se pourrait que cela me captiver au-delà de la seule néces- une liste des animaux (femelles vertes » chez Gallimard Jeunesse – Max est racketté et Jérémy est mal- serve plus tard, quand j’aurai l’âge d’écrire des romans. » Ces sité, voilà le genre d’aventure où comprises !) avec leurs cris. Il anti- veut développer un « programme traité qui, sur le sujet de la pédo- pages sont comme les gammes, vivantes et gaies, d’une adoles- peuvent entraîner les ouvrages pour cipe sur l’esprit du Junior, mais d’une éditorial complètement orienté vers philie, a reçu le label « Grande cente qui se sait déjà écrivain (traduit du suédois par la jeunesse du Robert. En publiant manière simplifiée. Les formes mas- la perception et l’apprentissage des cause nationale 1997 ». Th. Hammar et M. Metzger ; illustrations de Clem, Sorbier, coll. deux nouveaux dictionnaires élabo- culines et féminines des six mille enfants ». Christian – le frère Autre exemple réussi de ce « Passages », 216 p., 52 F). A partir de 13-14 ans. rés en concertation avec des ensei- mots présentés sont systématique- d’Antoine, actuellement PDG de mélange des genres : le CD-ROM b LIBERTÉ, de Paul Eluard, illustré par Claude Goiran gnants, l’éditeur propose mainte- ment développées, les abréviations Gallimard – apportera son expé- Tom et Tim qui entraîne les enfants Il faut un certain cran, lorsqu’on est tout nouveau venu dans nant une gamme complète et absentes, les illustrations plus rience technique ainsi que ses au pays des lettres, de l’alphabet, l’illustration, pour se lancer dans une interprétation visuelle du cohérente d’ouvrages pour les proches des livres pour enfants et moyens capitalistiques. de la manipulation ludique plus célèbre poème de Paul Eluard, Liberté (1942). Les composi- enfants et les adolescents. légendées par des phrases com- Calligram s’installe en Suisse. (presque oulipienne !) des mots. tions de Paul Goiran exaltent cette « période monstrueuse » où, L’ancêtre de la série, intitulé plètes. Chaque définition reprend le De là, la petite maison pourra Sous-titré Déclic lecture et sorti à dit-il, « l’humanité s’est entre-dévorée ». Elles sont exposées, Robert Junior, était paru pour la pre- mot concerné dans des termes pénétrer le marché français l’automne 1996, ce CD-ROM – une jusqu’au 31 octobre, à la bibliothèque Elsa-Triolet, à Pantin mière fois en 1993. Destiné aux simples et en utilisant exclusivement (aujourd’hui 60 % de son chiffre création maison qui s’est déjà ven- (Père Castor-Flammarion, 48 p., 79 F). Pour tous âges. enfants âgés de huit à douze ans, il le vocabulaire contenu dans le dic- d’affaires) et s’ouvrir aux autres due, selon l’éditeur, à neuf mille b NATURE ET ARTISTES, d’Hubert Comte prenait le parti de proposer de vraies tionnaire. L’attention des enfants est pays (40 %). Elle rachète Epigones exemplaires – ne devrait pas tar- On a déjà vanté ici l’ingéniosité des imagiers artistiques définitions et non pas une simple attirée sur certaines homonymies ou pour disposer d’une « plate- der à être suivi par un Déclic calcul d’Hubert Comte. Voici le dernier-né, sur le thème de la nature démonstration par l’exemple. Au difficultés, quelques synonymes et forme » à Paris, passe par des à sortir en novembre. et de ses cadeaux (fleurs, fruits, arbres, paysages...) empruntés à lieu d’expliquer le mot « cerisier » des notions d’étymologie. périodes « très dures », mise sur la Si Christian Gallimard reconnaît des artistes de toutes provenances et de toutes époques. Au par « M. Dupont a des cerisiers dans A l’autre bout de la chaîne, le vente par correspondance (un que, au cours de ces cinq ans, « les lecteur d’associer, quatre par quatre, les œuvres qui vont son jardin », texte énigmatique Robert Collège est destiné aux ado- quart de son activité actuelle), difficultés n’ont pas manqué », il ensemble et de s’imprégner, sans en avoir l’air, de la diversité adopté par un concurrent, le Robert lescents qui peinent encore à utiliser réussit à équilibrer ses résultats en insiste aujourd’hui sur l’aspect des inspirations et des styles (Circonflexe, 55 F). A partir de choisit ainsi « arbre fruitier à fleurs des dictionnaires pour adultes. Les 1996 et annonce des bénéfices « pionnier » de sa maison : auto- 5 ans. blanches qui produit des cerises ». quarante mille mots qui le com- pour 1997. Son projet ? « Dépasser matisation et informatique « pous- b LA MALÉDICTION DES MATHS, de Jon Scieszka et Lane Smith Vingt mille mots sont présentés avec posent ont notamment été sélec- les clivages fiction/non fiction qui sées », développement du télétra- « Savez-vous que vous pouvez presque tout envisager comme un des notations phonétiques, des ren- tionnés à partir de l’étude des pro- caractérisent la production de la vail, diversification avec problème mathématique ? » Malédiction ! Cette phrase anodine vois à certains synonymes ou anto- grammes du collège, du contenu des plupart des maisons d’édition. » l’audiovisuel et le multimédia. Une va bouleverser la vie quotidienne d’une petite fille qui ne pourra nymes et, pour ceux qui s’y prêtent, manuels et des épreuves du Brevet. « Au XIXe siècle, note Pascale Galli- équipe réduite (dix personnes plus manger ses céréales sans se demander combien il y a de un classement par famille suffisam- Détail utile pour les parents, mard, l’édition mélangeait fiction et pour cent vingt titres par an), une centilitres dans un décilitre, ni s’habiller sans savoir la probabi- ment clair pour ne pas brouiller l’ensemble des sigles employés au pédagogie. L’industrialisation (...) a productivité interne forte : «Les lité de tomber sur une chemise assortie à son pantalon, ni l’ordre alphabétique. Très joliment cours de la scolarité (en grammaire, provoqué la création des livres de petits éditeurs – voyez Mango et choisir entre une mère selon laquelle « tout ce que dit votre père illustré, l’ouvrage comprend des par exemple, matière où pullulent poche et la spécialisation de la Actes Sud – ont été forcés d’inventer est faux » et un père selon lequel « tout ce que dit votre mère est planches thématiques en couleur et les g, n, c, o, s, et autres c, o, i) sont presse jeunesse. L’objet de Calli- la technologie artisanale. » Désor- vrai ». Bref, un livre pour décomplexer tous les enfants en proie des tableaux de conjugaison. La ver- développés et expliqués. L’ouvrage gram est de retourner à la tradition mais « parvenue à maturité » et au « delirium » des maths et pour qui tout pose problème. Les sion 1997 est agrémentée d’une recense les lettres grecques, les du siècle dernier pour se rapprocher diffusée par Hatier/Hachette, Cal- dessins illustrent très spirituellement l’univers cauchemar- palette représentant les couleurs, figures de rhétorique et tous les mots de l’univers audiovisuel et mélanger ligram table, selon lui, sur une desque qui ne serait régi que par des équations (Seuil Jeunesse, d’un petit atlas de la francophonie et sont accompagnés de leur pronon- tous types de création. » hausse de 30%à40% de son adapté par Jean-Luc Fromental, 40 p., 89 F). A partir de 7 ans. d’une liste de deux cents proverbes ciation. Premier mélange : des livres- chiffre d’affaires en 1998. Fl. N. et expressions. Raphaëlle Rérolle peluches qui croisent l’univers de Fl. N. LeMonde Job: WIV3897--0007-0 WAS LIV3897-7 Op.: XX Rev.: 18-09-97 T.: 08:50 S.: 111,06-Cmp.:18,10, Base : LMQPAG 48Fap:99 No:0245 Lcp: 196 CMYK

portrait LE MONDE / VENDREDI 19 SEPTEMBRE 1997 / VII bbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbb b bbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbb Europe et Chine : dans le miroir « conscience », la « liberté »...) ne Philosophe et se posent pas – et n’ont pas à se poser – dans le cadre d’une pen- sinologue, sée « autre » comme la pensée chinoise. Bref, l’écart qu’offre la François Jullien cherche Chine peut avoir des effets sub- versifs – en contribuant à dé- a véritable philosophie à comprendre construire, de l’extérieur, notre – travail du concept et aventure bonne vieille métaphysique. deL la pensée – aurait-elle dispa- Jeu excitant, en somme. Mais la raison européenne ru ? On le prétend régulièrement qui ne va pas sans difficultés. depuis que, à la fin des années à partir de la raison Car, comme le sait bien François 70, a commencé à refluer la der- Jullien, la Chine et l’Occident ne nière grande vague théorique de chinoise, et vice versa sont pas comparables terme à la modernité, la vague structura- terme. « Pour comparer, il faut liste. Il serait cependant bien naïf qu’il y ait communauté de cadre, d’en rester à ces apparences. à l’intérieur duquel on puisse ju- Tout tend à prouver que, contrai- VII, où il enseigne actuellement. ger du même et de l’autre. Tel est rement à l’opinion reçue, le tra- Il est en outre membre du comité encore le cas avec l’Inde, ainsi que vail théorique continue. Seules de rédaction de la revue Critique, le montrent les travaux de Benve- ont changé certaines de ses mo- directeur de la collection niste ou de Dumézil. En Chine, en dalités. D’une part, ce travail ne « Orientales » aux PUF et (de- revanche, on ne sait jamais si ce vise plus à construire de grands puis octobre 1995) président de qu’on découvre est « pareil » ou ensembles systématiquement or- cette institution elle aussi aty- « différent », puisque – au départ ganisés. D’autre part il n’occupe pique, mais connue dans le – les deux traditions sont comme plus, sur la scène de l’actualité monde entier : le Collège inter- indifférentes l’une à l’autre. Il n’y culturelle, de position specta- national de philosophie. a pas de "page" commune que culaire. C’est un travail discret Solidement installé à Paris, ce l’on puisse diviser en deux pour qui se développe dans l’ombre, philosophe formé aux classiques ranger d’un côté l’Europe, de sans provoquer ni s’afficher. grecs ne s’est donc pas fait sino- l’autre la Chine. Ce vis-à-vis, à Sur le fond, sa principale ca- logue par caprice, ni seulement partir duquel les deux traditions ractéristique est de se situer à pour traduire du chinois quel- pourraient être comparées, est en- quelque distance des champs ques textes de Lu Xun (1). Son tièrement à aménager. » institués de la philosophie (phé- « détour » par l’Extrême-Orient Mais, si le philosophe (à la dif- noménologie, courant analy- relève d’une stratégie tout autre. férence des jésuites du tique), et de chercher à ouvrir de « Seul, explique-t-il, un passage XVIIIe siècle) se refuse à ad- nouvelles perspectives. En deux par la Chine, à partir de la philo- mettre qu’il dispose d’une posi- mots, de chercher à « penser au- sophie grecque, peut permettre à tion de surplomb – c’est-à-dire trement » – comme dit, après la fois de découvrir d’autres d’une connaissance de «la» vé- Foucault, François Jullien. Com- modes d’intelligibilité que ceux rité, lui permettant de « ranger » ment ? En refusant l’idée selon qu’a développés la pensée euro- comme il convient les diffé- laquelle la philosophie serait une péenne – et, par effet de retour, de rences –, que peut-il faire ? Il ne discipline hégémonique, en posi- réinterroger les partis pris impli- lui reste d’autre solution que tion de surplomb par rapport aux cites de la raison occidentale ; d’opérer chaque fois de façon lo- autres ; en la rapprochant bref, de remonter dans l’impensé cale, à partir d’un point ou d’un

d’autres pratiques de création, de notre pensée. » Pourquoi ? autre. C’est pourquoi les titres D.R artistiques ou scientifiques ; et « Parce que la Chine relève, par des livres de François Jullien en explorant sans parti pris les rapport à nous, de l’extériorité la peuvent donner à penser qu’il François Jullien points de tangence, ou de jonc- plus radicale. Elle n’appartient change souvent de sujet, passant Né en juillet 1951, normalien, agrégé de philosophie et docteur ès cipes) à un réalisme économique tion, entre elle et ces autres pra- pas à l’aire indo-européenne. Elle de la « fadeur » à la « propen- lettres, François Jullien est professeur à l’université Paris-VII, où il en- qui n’en est que l’envers, et qui tiques. C’est ainsi que des par- sion », sautant de seigne la philosophie et l’esthétique de la Chine classique. Il y dirige ne vaut pas mieux. La bonne so- cours philosophiques atypiques, Christian Delacampagne l’« immanence » à l’UFR « Langues et civilisations de l’Asie orientale ». Ses principales lution – qui implique un vaste éclatés, divergents mais néan- l’« efficacité ». Tel publications comprennent Procès ou création (Seuil, 1989), Eloge de la travail théorique – se situe, selon moins dotés, chacun, de sa cohé- n’a subi aucune influence réelle de n’est pas le cas. En fait, Jullien fadeur (Ph. Picquier, 1991), La Propension des choses (Seuil, 1992), Fi- Jullien, à distance de ces erreurs. rence propre, se sont enclenchés l’Occident avant le XIXe siècle. Elle s’efforce seulement de trouver, gures de l’immanence (Grasset, 1993), Le Détour et l’accès (Grasset, « Ce qu’il faudrait faire, mainte- à partir d’une réflexion sur les possède, enfin, une pensée explici- dans chaque cas, le montage par- 1995), Fonder la morale : dialogue de Mencius avec un philosophe des nant, c’est un examen critique de mathématiques (Gilles Châtelet), tée depuis des temps fort anciens. ticulier qui l’aide à construire Lumières (Grasset, 1996) et Traité de l’efficacité (Grasset, 1997). Fran- l’histoire particulière de la raison la philosophie (Barbara Cassin), "Moïse ou la Chine" : n’est-ce pas, l’hypothétique « vis-à-vis ». çois Jullien est également le président du Collège international de phi- européenne, et de son exigence la mystique médiévale (Alain de comme le disait déjà Pascal, une « Livre après livre, je tente ainsi losophie, dont les activités comprennent l’organisation de séminaires d’universalité – notamment à tra- Libera) ou la psychanalyse (Mo- alternative saisissante ?» de nouer les mailles d’un filet qui et de colloques internationaux, ainsi que la publication de deux collec- vers cette notion de « droit ». De nique David-Ménard). Dans le En pratique, le détour par soit tendu comme un réseau pro- tions (« Les essais » et « La bibliothèque ») et d’une revue (Rue Des- la sorte, on parviendrait sans cas de François Jullien, c’est la l’empire du Milieu présente un blématique entre la Chine et l’Eu- cartes). doute à mieux mettre en valeur – rencontre avec la Chine (et la si- double intérêt. D’un côté, il pro- rope, pour tenter d’intercepter c’est-à-dire plus rigoureusement – nologie) qui a servi de révélateur. duit un effet de « dérangement » leurs impensés respectifs. De là, bon exemple de ce que les condi- explique Jullien, « nous oscillons ce qu’il y a, en elle d’universali- Ou de point de départ. pour la pensée. Il oblige cette cette stratégie de biais (puis- tions de possibilité d’un dialogue le plus souvent entre un universa- sable.» Non que François Jullien soit dernière à s’arracher à ses postu- qu’une comparaison frontale n’est ne sont pas données d’emblée lisme naïf (comme si le concept de Il reste à espérer que politi- un passionné d’exotisme, un dis- lats implicites. Il rend possible de pas possible), et débutant par un entre l’Europe et la Chine. Dans la droit avait toujours et partout ciens et hommes d’affaires sau- ciple de Claudel ou de Segalen. « s’étonner » de ce que la pensée point ou par un autre (puisque je Chine classique, il n’y a pas de no- existé) et un relativisme paresseux ront, sur ce point au moins, Tout au contraire. S’il a été, un – en Chine aussi bien qu’en Eu- ne dispose pas d’un cadre tion de droit comme en Europe (et (comme si les droits de l’homme écouter les conseils d’un philo- temps, étudiant à Pékin et à rope – véhicule comme préten- commun préétabli). A chaque es- ceux que nous avons appelés les n’étaient pas valables pour les sophe qui connaît bien la Chine. Shangaï (1975-1977), responsable dues « évidences ». Il permet éga- sai, je ne peux faire qu’un bout du "légistes" ne sont en fait que des Chinois – alors que l’expérience Ou, si l’on veut, d’un sinologue de l’Antenne française de sinolo- lement de retrouver une marge trajet ; mais tous ces trajets se ré- penseurs de l’autoritarisme). montre que, depuis qu’ils ont dé- pour lequel la philosophie a, gie à Hongkong (1978-1981), puis de manœuvre par rapport à pondent et se relaient, de sorte Même le terme chinois qui sert, couvert cette notion, ils ont de plus dans le dialogue des cultures, un pensionnaire à la Maison franco- notre philosophie, trop souvent que des cohérences d’ensemble fi- depuis une centaine d’années, à en plus de mal à s’en passer) ». rôle fondamental à jouer. japonaise de Tokyo (1985-1987), enlisée dans sa propre tradition. nissent par apparaître progressi- traduire la notion européenne de Conséquence : les gouverne- l’essentiel de sa carrière universi- De découvrir, en d’autres termes, vement. Au fond, mon travail n’est « droit » désigne initialement la ments européens sont passés, (1) Fleurs du matin cueillies le soir (A. taire s’est déroulé en France – à que nos questions prétendument pas de comparaison, mais de ré- « balance » : le « droit », en sans se l’avouer, d’un utopisme Eibel, 1976) et Sous le dais fleuri (A. Ei- Paris-VIII, d’abord, puis à Paris- incontournables (l’« être », la flexion, au sens propre du terme : somme, se situe du côté où fléchit facile (priorité aux grands prin- bel, 1978). je ré-fléchis la Chine par l’Europe, la balance, c’est-à-dire du côté du et réciproquement. » pouvoir du moment et de la cir- L’aspect le plus passionnant constance. » d’un tel travail est la recherche Pourtant, depuis le début de du point de départ. François Jul- notre siècle, le sens européen du lien part non des concepts éta- terme (notamment l’idée d’un in- blis de la philosophie euro- tangible, indépendant de tout péenne, mais de termes choisis rapport de forces) parvient peu à en bordure de notre langage peu à se faire jour en Chine. «En théorique. « Fadeur » et « pro- Chine aussi, la notion de droits de pension » sont à peine des no- l’homme prend sens, progressive- tions : c’est pour cela qu’on peut ment. Mais il y faut une accommo- faire dire à ces termes, chemin dation... » Les Occidentaux, mal- faisant et par accommodation, heureusement, ne s’en sont pas quelque chose qu’ils ne « son- toujours aperçus. Sur ce point, geaient » pas à dire au départ. Bref, il faut « forcer progressive- ment la langue, pour faire passer la différence ». Mais la démarche, on le voit tout de suite, peut aus- si avoir ses dangers. En engen- drant un relativisme généralisé, ne risque-t-elle pas d’ôter toute pertinence à la tentative d’im- porter en Chine des concepts po- litiques ou moraux bien inscrits dans la tradition occidentale comme, par exemple, ceux de « liberté » et de « droits de l’homme » ? « La question des droits de l’homme , répond Jullien, est un LeMonde Job: WIV3897--0008-0 WAS LIV3897-8 Op.: XX Rev.: 18-09-97 T.: 08:50 S.: 111,06-Cmp.:18,10, Base : LMQPAG 48Fap:99 No:0246 Lcp: 196 CMYK

VIII / LE MONDE / VENDREDI 19 SEPTEMBRE 1997 la chronique

de Roger-Pol Droit b

CONVAINCRE L’art de bien parler, rémonie n’était concevable sans Dialogue sur l’éloquence discours d’apparat, éloge inventif, de Jean-Denis Bredin afin de convaincre le Où est passée l’éloquence ? couronne de phrases tressée dans et Thierry Lévy. l’heure et déposée au pied de la Odile Jacob, 394 p., 140 F. foule immobile ? Est-on bien sûr tribunal ou que ce temps soit à jamais révolu ? MA VÉRITÉ l’assemblée, est né La dégradation de la langue, l’ame- SUR LE MENSONGE nuisement de l’attention, la perte de Paul Lombard. dans l’Athènes du panache comme de l’argument, Plon, 214 p., 98 F. sont peut-être des mythes, au même titre que la fin de la vertu ou classique. Il a survécu la dégénérescence des races. So- crate déjà se plaignait de la nou- jusqu’à ces derniers velle impolitesse des jeunes gens. e l’auditoire d’un ora- Sans doute croit-on toujours que teur éloquent, on dit temps. Y a-t-il encore tout fout le camp, dès que le volontiers qu’il est des orateurs après monde change, et qu’on s’y perd D « suspendu à ses un peu. Voilà pourtant qui ne sau- lèvres ». Il faudrait entendre cette rait suffire. A l’évidence, les muta- formule dans son sens le plus fort : l’électronique ? tions techniques des machines à quand parle un magicien des amical et intelligent. Comment ce- communiquer touchent en profon- phrases, le monde se met entre pa- lui qui parle parvient-il à retenir deur les liens humains de la parole. renthèses, nous-mêmes sommes l’attention ? A incliner la décision ? Mais comment ? On ne le sait en suspens, attendant la suite du A entraîner la conviction ? Que ce pas encore nettement. Sans doute récit, le déroulement du fil, la suite soit dans les délibérations d’une est-il aisé de constater ceci : plus il de l’argument annoncé. Le temps assemblée politique, au cours des y a de moyens pour transmettre, paraît s’absenter, le cours des audiences d’un tribunal ou à tra- moins il semble que l’on ait de choses s’estompe : il ne reste que vers les conversations d’une réu- choses à dire. Ou encore : quand le cette voix. On suit ses inflexions, nion amicale ou mondaine, cer- virtuel s’étend, le réel s’amenuise. ses méandres, ses ruptures. On se taines caractéristiques de à prendre çà et là le contrepied des dience. Lorsque la voix s’arrête et entend se situer dans la marge Ou enfin : la captation d’un audi- trouve pris dans le flux des mots. l’éloquence demeurent constantes. Anciens ou de l’opinion commune. que la foule se disperse, il ne reste entre ce qui est carrément faux et toire suppose une présence phy- Ainsi embarqué dans le discours de Les deux avocats tentent de cerner La caractéristique première de du grand discours politique qu’un inventé de toutes pièces et d’autre sique, un corps parlant, des visages l’autre, on oublie presque sa ces traits pertinents pour saisir en l’éloquence ne serait pas de décider éclat dispersé dans les mémoires. part les vérités qu’on arrange, dont à scruter, une proximité des propre réflexion, comme si l’on ne quoi consiste exactement l’élo- d’un vote ou d’influer sur l’opinion Verba volant. Les transcriptions, les on finit par se convaincre soi- souffles. Pour que l’éloquence parvenait pas tout de suite à ras- quence, quels sont ses ressorts et d’un groupe, mais avant tout de re- pages du texte préparé sont d’un même autant qu’on en persuade convainque ou que le mensonge sembler les objections possibles ou ses pouvoirs. Ce sont d’antiques tenir l’attention, de la maintenir autre ordre. Tout ce qu’on pourra les autres, ces possibilités et vrai- soit cru, il faut être là. Les écrans les interrogations qui s’imposent. questions, évidemment. Elles ont éveillée, ce qui ne signifie pas sou- lire ne saurait reproduire ce qui semblances qui sont censées adou- ne sauraient remplacer ce partage Une subtile extase s’empare de fait naître des bibliothèques en- mise ou subjuguée. L’éloquence s’est joué dans le moment même. Il cir les cruautés les plus courantes. d’un espace physique, cette forme l’auditeur attentif quand celui qui tières. De Platon à Quintilien, consisterait d’abord à se faire n’y a qu’une seule représentation, Sans de tels accommodements, d’union spécifique d’une série d’in- parle se trouve investi de cette d’Aristote à Cicéron, il est peu écouter, pas nécessairement à se et pas de reprise possible. La puis- aux yeux de l’avocat, le monde se- dividus formant soudain, pour ce- puissance difficile à cerner qu’on d’auteurs grecs ou latins qui faire obéir. La prédominance du sance de la parole est limitée par le rait moins supportable, excessive- lui dont la voix se fait entendre, dénomme éloquence, et dont nous n’aient contribué à cette définition. modèle politique, où il s’agit d’em- moment de la présence. Elle crée ment rêche. Mentir ? Non ! Jeter une assistance. Si l’on admet que le commençons sans doute à perdre La réflexion sur les moyens de porter la décision – Démosthène un monde temporaire, dont les ac- plutôt un beau voile de phrases sur parole et ses effets sont liés au l’idée. On s’égare en pensant que convaincre et les modes d’actions demeure exemplaire – a estompé teurs ne pourront pas rejouer. Cet la dureté des faits... Voilà ce que corps, que l’éloquence a pour une l’éloquence est simplement une de la rhétorique s’étend depuis ce point fondamental. On a prêté univers limité, produit par l’artifice suggère Paul Lombard au fil de part un mode d’action concret, ma- technique, application de quelques l’Athènes du Ve siècle avant Jésus- moins d’attention à la part émotive des voix et des vocables, est évi- pages truffées d’anecdotes et de tériel, alors on ne pourrait que recettes de rhétorique et de vagues Christ, avec ses sophistes, ses rhé- du verbe, aux moyens que l’élo- demment voisin du théâtre. souvenirs d’affaires célèbres. Le constater son caractère limité, ar- astuces de psychologie élémen- teurs et ses maîtres dans l’art de quence peut déployer pour enflam- Comme lui, il est soumis au risque pouvoir du verbe est évidemment chaïque, infiniment dépassé par les taire. Il faut au contraire y voir une persuader, jusqu’à la Rome de mer, défendre, séduire. Ce dialogue de l’illusion et aux manœuvres de voiler autant que de dévoiler, techniques planétaires de trans- forme singulière de présence créa- l’Empire, avec par exemple Aelius les passe en revue, au fil d’une série constantes du mensonge. Ce n’est d’égarer autant que faire connaître. missions d’information. On devrait trice, à la fois corporelle et imagi- Artistide, dont on réédite cet au- d’éclairages qui vont de Cicéron à pas un hasard si l’avocat, familière- Les Grecs, là encore, ont exploré même pouvoir prévoir sa mort naire, génératrice d’une sorte d’es- tomne, aux Belles-Lettres, l’intéres- Jaurès, ou de Bossuet à Jacques ment, s’appelle parfois un menteur. ces paradoxes du langage en tous prochaine et annoncer sa dispari- pace mental commun chez les sant Eloge de Rome. Charpentier, bâtonnier de l’ordre « Je suis un menteur professionnel sens. tion sans retour. Rien n’est moins auditeurs, produisant dans leur re- Héritiers de cette longue his- des avocats sous l’Occupation, ora- depuis le mois de novembre 1952 », Pourquoi ces thèmes anciens re- sûr. Le règne des écrans peut fort groupement éphémère une fasci- toire, Jean-Denis Bredin et Thierry teur superbe dont ne reste nulle écrit Paul Lombard, autre avocat viennent-ils à présent ? A-t-on déjà bien susciter au contraire de nou- nation intense. Lévy ne se laissent pas impression- trace, mis à part quelques souve- renommé, au début de son nouvel la nostalgie d’un temps où la veaux groupes d’amateurs d’élo- Les particularités de ce phéno- ner par la masse des ouvrages pu- nirs éblouis des deux interlo- ouvrage. Bien qu’il affirme : conversation était un art, mineur quence, des tournois de discours. Il mène, Jean-Denis Bredin et Thierry bliés au cours des siècles, Temps cuteurs. « J’aime la vérité, mais elle m’en- mais raffiné, où la politique s’ins- se pourrait enfin que la politique se Lévy s’emploient à les cerner dans modernes inclus. Ce qui intéresse Là se trouve le trait majeur de nuie », on ne saurait dire qu’il fait crivait inévitablement dans des remette à parler. On ne sait pas Convaincre. Deux ténors du bar- ces praticiens lettrés, c’est de clari- l’éloquence : éphémère, elle est dé- l’apologie du mensonge, paradoxe joutes verbales et de grandes luttes exactement où s’est cachée pour reau se penchent sur leur art et sur fier notre regard sur le pouvoir ac- pourvue de monument. La plaidoi- trop facile et trop plat. Son éloge déclamatoires, où feindre exigeait l’instant l’éloquence, mais on se son histoire, au fil d’un dialogue tuel de la parole. Ils n’hésitent pas rie a disparu quand se lève l’au- de la vérité feinte est plus subtil. Il une patience d’orfèvre, où nulle cé- tromperait en la portant disparue.

bbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbb La course à l’abîme de la IVe République Deux ans après le déclenchement de la guerre d’Algérie éclata la crise de Suez. Historienne chevronnée de la France d’après 1945, Georgette Elgey raconte comment le « régime des partis » précipita sa perte

HISTOIRE aura autant servi la grande. Appli- tien un nouvel Hitler qu’il faut l’Egypte en éclaireurs des Franco- lorsque de Gaulle voudra imposer jour de sa guerre d’indépendance ». DE LA IVe RÉPUBLIQUE quée à Guy Mollet et à Anthony stopper net pendant qu’il en est Britanniques, l’armée israélienne a la décolonisation de l’Algérie). Na- Autre moment-charnière, autre La République des tourmentes Eden, qui embarquèrent leur pays encore temps. Sinon son influence pu rétablir la circulation maritime poléon III lui-même put mesurer événement oublié. Début avril tome II dans la folle équipée de Suez, cette s’étendra sur tout le Proche-Orient jusqu’au port d’Eilat, son principal l’influence de ce lobby colonial qui 1948 ont lieu les élections à l’As- de Georgette Elgey, méthode fait des merveilles. Le et ses puits de pétrole, poumon de objectif (à ce point du récit, une sabota purement et simplement semblée algérienne dont les dépu- avec la collaboration de 26 juillet 1956 face à une foule en l’Occident. Eden parce qu’il a tra- carte du Proche-Orient n’aurait son utopique projet d’une Algérie tés français ont accepté de mau- Marie-Caroline Boussard. délire, Nasser, le leader égyptien, a versé la guerre dans l’ombre de pas été superflue). L’Etat juif sort respecteuse des droits des musul- vaise grâce la création l’année Fayard, 704 p., 180 F. décrété la nationalisation du canal, Churchill, Mollet parce qu’il fut ré- renforcé de cette partie de poker mans. précédente. Bien que disposant de percé par les Français, géré par eux sistant, n’ont aucun mal à se planétaire, dont le grand vain- Georgette Elgey dit ce que ce re- pouvoirs limités, elle est censée ne réputation désas- et dont le gouvernement britan- convaincre que la nationalisation queur est Nasser, désormais maître tour en arrière doit à Charles-An- donner la voix au chapitre aux mu- treuse poursuit la IVe nique est le principal actionnaire. du canal de Suez est comme un du canal. dré Julien et à Charles-Robert Age- sulmans. Au nombre de huit mil- République. Avec la crise Le haut-le-corps de Londres et de nouveau Munich. ron, auteurs d’une Histoire de lions, ils y disposent de soixante de Suez et le déclenche- Paris est à la mesure de leur gran- Ils voient les années 50 et la vo- ERREUR D’ANALYSE l’Algérie contemporaine (deux sièges. Autant que le million d’Eu- U deur coloniale passée. Outragés, le lonté d’émancipation du tiers- Humiliée, ridiculisée, la IVe Ré- tomes aux PUF, réédités respecti- ropéens vivant en Algérie. Comme ment de la guerre d’Algérie, c’est pire encore. Ebranlé dans ses certi- premier ministre britannique et le monde avec des lunettes de 1940. publique n’en est pas quitte pour vement en 1986 et 1979). De même si cela ne suffisait pas à assurer tudes, montré du doigt aux Na- président du conseil français n’ont, Et rien n’ébranle leurs certitudes. autant. Tandis que s’envenimait la se réfère-t-elle fréquemment, pour l’emprise des seconds sur les pre- tions unies, le régime entre en ago- hormis ce sursaut et l’amitié qui les Anthony Eden fait fi des critiques crise de Suez, les nuages s’accumu- la première partie de son livre, au miers, l’administration multiplie nie. Trois ans de course à l’abîme, lie, rien de commun. L’un est un de son opposition travailliste. Il laient dans l’azur algérien. Deux Suez de Keith Kyle (Weiden- les manœuvres pour assurer le d’atermoiements et de cécité, dont conservateur bon teint, élevé dans n’écoute pas davantage ceux qui plaies au flanc du régime, une feld & Nicholson, Londres, 1991). succès de « ses » candidats. Com- on attendait avec curiosité une re- une de ces public schools qui for- comme Louis Mountbatten, le pre- même obsession : derrière le FLN, Aller ainsi aux meilleures sources mentaire d’un haut fonctionnaire, lecture par Georgette Elgey, l’au- ment l’élite britannique, le dauphin mier lord de l’amirauté, voient Guy Mollet ne peut s’empêcher de n’exclut pas une approche origi- Pierre Racine: « Les élections de teur d’une histoire au long cours de Churchill. dans le débarquement prévu en voir la main du raïs. L’aide que nale des événements ni l’exhuma- 1948 ont donné matière, sous le de la IVe République. L’autre vient de la plèbe. Fils Egypte une folie. En proie au syn- l’Egypte octroie à l’époque aux re- tion de témoignages et de faits iné- contrôle d’un socialiste, Marcel-Ed- Voici donc le second tome du d’un ouvrier tisserand et d’une drome de Munich, Eden et Mollet belles a beau être symbolique, dits. Pour tout dire, le tableau que mond Naegelen [alors gouverneur troisième volet, entièrement concierge, Guy Mollet a adhéré à interprètent comme un feu vert Suez et l’Algérie brouillent les fa- Georgette Elgey brosse des pre- général], à un trucage honteux, dés- consacré à Suez et aux débuts de la dix-sept ans à la SFIO, le PS voilé les mises en garde de Foster cultés d’analyse de la classe poli- mières années de la guerre d’Algé- honorant. » Sans doute dans le guerre d’Algérie, en deux parties d’alors, où il a longtemps professé Dulles, le secrétaire d’Etat améri- tique française, la plus myope du rie est remarquable de perspicaci- vrai, Georgette Elgey voit dans distinctes qui forment deux livres les opinions les plus radicales. Ré- cain, l’homme-clé du moment. monde, à quelques exceptions té. Il mêle une connaissance intime cette parodie de démocratie «le en soi. Un cinquième volume est pétiteur de lycée devenu prof d’an- Exaspéré, le président des Etats- près. La IVe ne s’en relèvera pas. des acteurs (Jacques Soustelle qui véritable tournant du drame algé- annoncé « pour 1998 », le dernier glais, c’est un élu du peuple, mar- Unis lui-même, Dwight Eisenho- Georgette Elgey a brièvement trouva son chemin de Damas à Al- rien ». de cette monumentale Histoire de xiste et humaniste, solidement wer, s’en mêle. Sa missive est on ne retracé dans le tome précédent les ger comme gouverneur général) à Le pire est à venir. Jusqu’à sa dis- la IVe République, dont la première enraciné à Arras (Pas-de-Calais) peut plus nette: « Il serait déraison- prémices de cette tragédie, l’insur- un sens aigu des moments qui font parition officielle, le 8 janvier 1959, partie a paru en 1965 (1). dont il est le maire inamovible. nable d’envisager actuellement le re- rection de novembre 1954. Cette date. la IVe République va vivre, dans la Si d’autres ont précédé Geor- cours aux armes (...). Les consé- fois elle se saisit des événements à Le 8 mai 1945, alors que la mé- fièvre, à l’heure algérienne. On en gette Elgey sur les chemins qu’elle « ENTENTE CORDIALE » quences pourraient en être d’une bras-le-corps, en consacrant un tropole en liesse fête la victoire sur attend un récit circonstancié, dans explore aujourd’hui, personne n’a Par quel miracle le patricien bri- grande portée. » Rien n’y fait. long détour à l’Algérie pré- et post- les nazis, de violentes émeutes le prolongement du présent vo- su marier comme elle la pédagogie tannique et le plébéien français Le dénouement de ce tragique coloniale. Autant de digressions éclatent à Sétif et se propagent lume qui s’achève en février 1956 de la journaliste qu’elle fut à la ri- sont-ils devenus compères ? Geor- malentendu n’est pas à l’honneur qui n’en sont pas, tant les réso- bientôt au reste du Constantinois. lorsque Jacques Soustelle est rem- gueur de l’historienne qu’elle est. gette Elgey raconte à quel point du coq gaulois et du lion britan- nances sont nombreuses entre On brandit le drapeau vert et blanc placé à Alger comme gouverneur Sa méthode n’est pas celle des his- Mollet revint ébloui d’un week-end nique. Lancés dans les pires condi- l’hier de l’Afrique du Nord et sa des nationalistes algériens. On crie général. Ce sera aussi l’heure du bi- toriens classiques. Comme eux, aux Chequers, la résidence de cam- tions à l’assaut de Port-Saïd, les chaotique décolonisation. « Messali ! Messali ! », pour Messali lan. Née dans l’euphorie de la Libé- elle traque les documents et les ar- pagne des premiers ministres bri- deux alliés doivent piteusement re- Débarqués en 1830, sur un coup Hadj, le leader indépendantiste. ration – un héritage vite dilapidé – chives. Davantage qu’eux, elle croit tanniques. Lui-même est resté un brousser chemin sous la pression de tête, en Algérie, les Français, Les violences redoublent. Des di- la IVe République a tout à en re- à la valeur des témoignages oraux. homme simple. Ce n’est que ré- conjuguée de Washington et de n’ont jamais su quel parti y adop- zaines d’Européens sont assassi- douter. Sans être dupe des aléas de la mé- cemment, lorsqu’il est devenu pré- Moscou. ter. Indifférence de la métropole, nés, leurs cadavres mutilés. Des Bertrand Le Gendre moire, elle éclaire, corrige et sident du conseil, qu’il a fait instal- Georgette Elgey dévide avec brio impuissance des gouvernants suc- femmes sont violées. Puis sonne complète les premiers par les se- ler une salle de bains dans son la pelote des intérêts qui s’enche- cessifs, Paris a toujours laissé la l’heure des représailles. Elles sont (1) Edités chez Fayard, les précédents conds. Confessés par elle, nombre modeste appartement d’Arras. vêtrent alors au Proche-Orient. En bride longue aux groupes de pres- sans merci. Combien de morts? volumes de l’Histoire de la IVe Répu- d’acteurs retirés de la scène Mais il est flatté de la considération froid avec les Britanniques aux- sion, qui, des deux côtés de la Mé- Trois mille ? Dix mille ? « Disons blique de Georgette Elgey ont pour gagnent en vérité. L’anecdote par- qu’Anthony Eden, séduit par son quels ils ont arraché en 1948 leur li- diterranée, considèrent l’Algérie que le chiffre des victimes algé- titres : La République des illusions lante, la phrase off qu’aucun excellent anglais et ses propos di- berté, les Israéliens ont l’oreille du comme leur chasse gardée. Colons riennes dépassa le centuple de celui (1945-1951), nouvelle édition de 1993, compte-rendu officiel ne restituera rects, lui porte. gouvernement français qui ne leur et militaires n’hésitent pas à tenir des victimes européennes. » Qui 180 F; La République des contradictions jamais donnent une autre saveur Depuis le coup d’éclat de Nasser, marchande pas son soutien, ni en tête aux gouvernements, quels s’en souvient ? Et pourtant, note (1951-1954), nouvelle édition de 1993, sinon un autre sens aux événe- les deux hommes sont à l’unisson. avions militaires, pilotes inclus, ni qu’ils soient, dont les réformes les Georgette Elgey, le 8 mai 1945 est 180 F; La République des tourmentes ments. Rarement la petite histoire Tous deux voient dans le raïs égyp- en secrets nucléaires. Partie sus à contrarient (l’Histoire se répétera une date pour l’Algérie, «le premier (1954-1959), tome I, 1992, 160 F. LeMonde Job: WIV3897--0009-0 WAS LIV3897-9 Op.: XX Rev.: 18-09-97 T.: 08:50 S.: 111,06-Cmp.:18,10, Base : LMQPAG 48Fap:99 No:0247 Lcp: 196 CMYK

essais LE MONDE / VENDREDI 19 SEPTEMBRE 1997 / IX bbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbb b bbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbb Des femmes dévoilées aux marges de papier L’historienne Natalie Zemon Davis restitue le profil perdu de trois héroïnes singulières du XVIIe siècle qui ont su écrire passionnément leur engagement. Une magnifique étude pour des récits exceptionnels

JUIVE, CATHOLIQUE, jésuite identifia cette terre comme pour retrouver dans les archives les des prescriptions et des interdits ri- Les circonstances en furent diffé- son art au service de l’étude sa- PROTESTANTE la Nouvelle-France où ses confrères traces ténues de leurs existences. Le tuels, la récitation des prières en rentes. C’est la mélancolie de la so- vante de « la génération, propaga- Trois femmes en marge avaient déjà entrepris un intense ef- résultat est un livre attachant, yiddish, la lecture des traités de mo- litude et du veuvage qui conduisit tion et métamorphose » des insectes. au XVIIe siècle fort missionnaire. En 1639, Marie émouvant, où une érudition étour- rale et, à la fin de sa vie, l’espérance Glikl à entreprendre une autobio- Et si Marie n’est pas la première (Women on the Margins. embarqua donc à Dieppe pour le dissante n’efface jamais le dé- messianique suscitée par Sabbataï graphie rédigée « dans une grande chrétienne à avoir écrit une confes- Three Seventeenth Century Canada. Au couvent des Ursulines chiffrement attentif des pensées et Zevi. Marie, en vivant avec intensité douleur et le cœur lourd » et desti- sion spirituelle, son extraordinaire Lives) de Québec, elle s’attacha avec une des cœurs. Comme les livres qui une expérience mystique, faite née à ses enfants et aux enfants de activité d’écriture la singularise par- de Natalie Zemon Davis. ferveur extrême à enseigner les l’ont précédé (1), Juive, catholique, d’oraisons mentales et de sévères ceux-ci. Marie Guyart fut incitée à mi ses compagnes de dévotion et Traduit de l’anglais mystères chrétiens aux jeunes protestante, – en l’occurrence trois mortifications corporelles, puis en prendre la plume par ses confes- d’apostolat. par Angélique Levi Amérindiennes. Elle y mourut en histoires de vie – pose une interro- choisissant l’habit religieux et la vie seurs afin d’apaiser les tourments Passionnément investies dans Seuil, « La librairie du XXe siècle », 1672 en bénissant les nouvelles gation fondamentale. Elle est ici missionnaire n’était certes pas une qui l’assaillaient quant à l’authenti- une activité peu ordinaire à leur 394 p., 150 F. converties et en murmurant : « Tout bien indiquée par le sous-titre du chrétienne ordinaire. Mais son des- cité de ses visions et de son union sexe, nos trois héroïnes se situent est pour les Sauvages. » livre (qui était son titre anglais) : tin n’est pas absolument singulier. Il avec Dieu. Pour Maria Sibylla, également en marge de l’écriture lückel était née à Ham- Tout comme Marie, Maria Sibylla Women on the Margins. a été partagé par toutes celles qui l’écriture accompagna tout naturel- « publique » et publiée propre aux bourg en 1646 ou 1647 Merian foula la terre du Nouveau Mais pourquoi désigner Glückel ont donné force aux nouvelles lement son travail de botaniste et hommes. A part les commentaires dans une famille de mar- Monde mais plus au sud, à Parama- (que Natalie Zemon Davis préfère congrégations, nées avec la réforme de dessinatrice. savants de Maria Sibylla et les chands ashkénazes. Ma- ribo, dans la colonie hollandaise du nommer Glikl selon la graphie et la catholique et l’« invasion mys- Après ce moment initial, aucune pièces rédigées par Marie de l’In- G e riée à douze ans avec Haim Ha- Surinam. Elle n’y passa que deux prononciation yiddish), Marie et tique » du premier XVII siècle. La d’entre elles ne cessa d’écrire. Glikl carnation pour les jésuites, aucun meln, elle eut quatorze enfants années, entre 1699 et 1701. Son des- Maria Sibylla comme des « margi- dimension religieuse propre à l’ex- a pendant plus de trente ans aug- de leurs écrits ne parut de leur vi- dont douze atteignirent l’âge sein n’était pas l’évangélisation des nales » ? Toutes trois viennent de périence de chacune des trois menté et révisé une autobiographie vant. Leur écriture demeure desti- adulte. La mort de son mari en 1689 indigènes mais l’observation de la familles bien établies dans le femmes est sans doute essentielle – qui mêle souvenirs et histoires, récit née à leur famille ou à leur commu- l’accabla de douleur et transforma Nature. Maria Sibylla était, en effet, commerce ou l’artisanat ; toutes et c’est pourquoi elle a donné son de vie et contes à finalité morale. nauté, et ce n’est que par les copies profondément son existence puis- peintre et naturaliste. Née à Franc- titre à la version française De Blois et Québec, Maria a beau- manuscrites faites par les fils de qu’elle dut fréquenter elle-même fort en 1647 dans un milieu d’ar- R o g e r C h a r t i e r du livre. Mais elle ne fait coup écrit. Avant son départ, elle a Glikl ou les compagnes de Marie les marchés, les foires et la Bourse. tistes, de graveurs et d’éditeurs, la pas de leurs vies des exis- rédigé les conférences où elle expo- que leurs autobiographies ont pu Pendant dix ans, le souvenir de jeune fille avait suivi la même voie, trois ont vécu, avec quelques aléas, tences hors les normes. sait aux élèves des Ursulines les circuler. C’estde mains masculines Haim demeura vif tout comme le composant des recueils de modèles dans une commode aisance ; toutes Glikl, Marie et Maria Sybilla sont- principes de la foi chrétienne et le que sortiront leurs premières édi- chagrin de sa perte. Glückel refusa floraux puis des planches qui repro- trois ont embrassé une vocation qui elles marginales parce qu’elles Cantique des cantiques. A Québec, tions imprimées : celles de Claude tous les partis qui se présentèrent et duisaient d’après nature plusieurs ne rompait pas avec les attentes so- étaient éloignées des « centres du elle a composé dans les langues in- Martin, qui publie en 1677, avec des songea même à s’installer en Terre variétés d’insectes à tous les stades ciales de leur milieu ! Mieux encore, pouvoir », qu’il soit politique, reli- diennes qu’elle avait apprises les révisions prudentes, le texte de sa sainte après avoir marié son dernier de leur développement, de la che- aucune d’entre elles ne s’est pensée gieux ou savant ? Maria Sybilla Me- catéchismes, dictionnaires et « his- mère ; celles d’érudits allemands, enfant. Mais elle ne partit pas et ac- nille au papillon. La grande rupture comme en marge. La communauté rian, bien que reconnue et respec- toire sacrée » nécessaires à l’évan- qui donnent en 1898 et 1913 l’édi- cepta un remariage avec un riche fi- qui marqua la vie de Maria Sibylla juive de Hambourg constituait tée comme naturaliste, n’avait pas gélisation, elle a accepté, à la de- tion du manuscrit en yiddish puis nancier de Metz. Elle passa là ses survint en 1685 lorsqu’elle décida de pour Gickl un centre qui rejetait les accès à l’université ou aux acadé- mande de son fils, devenu une traduction allemande des mé- dernières années, assombries par la rejoindre avec ses deux filles une chrétiens à sa périphérie. La Nou- mies savantes. Marie de l’Incarna- bénédictin de Saint-Maur, d’écrire moires de Glikl. faillite puis le décès de son mari. communauté piétiste radicale, éta- velle-France de Marie n’était pas un tion ne pouvait prétendre ni à l’au- son autobiographie spirituelle. Ma- Pourtant, avant Natalie Zemon Glückel s’installa alors chez l’une de blie à Wieuwerd, en Frise. Fondée bout du monde, mais un fragment torité théologique ni au droit à la ria Sibylla ne rédigea jamais un récit Davis, une femme s’était intéressée ses filles. Elle mourut à Metz en par Jean de Labadie, cette « sainte de la chrétienté universelle. Pour prédication. Glikl ne connaissait complet de sa vie, mais seulement à ce texte étonnant qu’elle avait pu- 1724, ou en l’année 5485 selon le ca- famille » exigeait de ses membres Marie Sibylla, la communauté de que mal l’hébreu et s’était nourrie quelques notations biographiques blié dans une première traduction lendrier hébraïque. les plus extrêmes abandons. Maria Wieuwerd fut, un temps, une nou- de littérature de piété et de morale écrites durant ses années passées allemande en 1910. Elle se nommait Marie Guyart connut, elle, le Sibylla se sépara donc de son mari, velle Jérusalem. Lorsqu’elle la quit- rédigée en yiddish. Faut-il en parmi les « labadistes ». Au retour Bertha Pappenheim et avait été grand voyage. Née en 1599, elle qui obtint le divorce. Mais elle ne ta, c’est la Nature entière, en sa conclure que « leurs visions et leurs du Surinam, elle se voua aux com- l’« Anna O » de Freud. Elle était était la fille d’un boulanger de Blois. resta que six ans parmi les « laba- profusion et sa diversité, qui devint créations [... ] ont été élaborées à mentaires des peintures rapportées juive et féministe. Elle luttait pour Elle avait épousé un maître ouvrier distes ». Elle s’installa ensuite à le territoire dont elle se fit l’obser- partir d’un lieu marginal » ? Si tel d’Amérique. l’émancipation des femmes. Elle en soie. Veuve après seulement Amsterdam où elle vécut de son en- vatrice et la dessinatrice. Le pro- est le cas, ce seraient toutes les Les marges dans lesquelles se si- croyait à la vertu des récits. Le livre deux années de mariage, elle enten- seignement et de ses aquarelles, fit fond engagement religieux de cha- femmes, généralement exclues tuent les trois existences reconsti- de Natalie Zemon Davis renoue dit l’appel impérieux de Dieu. En le voyage d’Amérique puis revint cune des trois héroïnes ne justifie dans les sociétés anciennes des tuées par Natalie Zemon Davis magnifiquement avec ses préfé- 1631, elle décida d’entrer au pour publier en 1705 le premier pas, non plus, de les placer en fonctions et des positions d’autori- sont donc, d’abord, des marges de rences et ses espérances. couvent des Ursulines de la ville, tome de ses Metamorphosis Insecto- marge. Maria Sibylla n’a été que té, qui seraient « marginales » – et, papier. Peu nombreuses, en effet, abandonnant ainsi son unique fils, rum Surinamensium. Elle était ho- peu d’années adepte du radicalisme avec elles, le plus grand nombre des sont au XVIIe siècle les femmes qui (1) « Le Retour de Martin Guerre. Etude Claude. Quelques années plus tard, norée, visitée, citée. Elle s’éteignit « labadiste ». Elle retourna ensuite hommes. ont écrit comme elles l’ont fait. Le historique », in Natalie Zemon Davis, devenue Marie de l’Incarnation, elle en 1717. Natalie Zemon Davis a à un protestantisme plus tempéré, Ce qui, me semble-t-il, fait l’ex- livre rédigé par Glikl est la première Jean-Claude Carrière et Daniel Vigne, eut la vision d’un lointain pays où passé de nombreuses années dans avant tout sensible à la grandeur de ceptionnel des existences de Glikl autobiographie connue due à une Le Retour de Martin Guerre, Laffont, sa tâche serait de « faire une maison la compagnie de ces trois femmes. la Création. Glikl a partagé avec et Maria Sibylla tient à une autre de femme juive. Maria Sibylla est la 1982, pp. 115-269, et Pour sauver sa vie, à Jésus et à Marie ». Son confesseur Elle a mis ses pas dans les leurs nombre de femmes juives le respect leurs parentés : l’entrée en écriture. première femme peintre à avoir mis Seuil, 1988.

bbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbb Stephen Jay Gould, un darwinisme modéré et pluraliste Contrairement aux interprétations « trafiquées » des théories darwiniennes, la vie n’est pas régie par une poussée inéluctable vers le progrès explique le paléontologue. Une mise au point salutaire contre les dérives idéologiques

L’ÉVENTAIL DU VIVANT La Terre, autrefois exlusivement fendant le progrès dans l’histoire de Stephen Jay Gould. critique de Murray et Herrnstein, Le mythe du progrès peuplée de bactéries, abrite mainte- la vie, Darwin inscrivit un jour : «Ne Célèbre paléontologue, chroniqueur au maga- examinait justement « l’histoire de la (Full House) nant une diversité organique bien dites jamais supérieur ou inférieur. » zine Natural History, Stephen Jay Gould en- conception erronée de l’intelligence de Stephen Jay Gould. plus vaste, dont Homo sapiens. Mais Pour Stephen Jay Gould, le darwi- seigne la biologie, la géologie et l’histoire des comme entité unimodale, innée ». Le Traduit de l’anglais (Etats-Unis) ce fait fondamental a été mal nisme est un vaste projet de re- sciences à l’université Harvard depuis 1967. Spé- titre du dernier chapitre de cette par Christian Jeanmougin, compris. Le « préjugé du progrès » se cherche, incontestablement fécond, cialiste de la théorie de l’évolution, il a remis en nouvelle édition, « Des races et des Seuil, 303 p., 145 F. nourrit d’un platonisme qui nous et non un dogme. Cette attitude cause les principes mêmes de l’approche darwi- racismes au cours des siècles », livre

« pousse à voir dans un idéal ou une éclaire certains errements idéolo- D.R. nienne avec sa doctrine des équilibres ponctués. le sens du combat poursuivi : il y a LA MAL-MESURE DE L’HOMME moyenne l’« essence » abstraite d’un giques récents. Dans un article paru Il démontre ainsi dans La Vie est belle (Seuil, de l’inconséquence à proclamer son (The Mismeasure of Man) système, et à déprécier ou ignorer les récemment aux Etats-Unis (1), il dé- 1992) les influences déterminantes du hasard sur antiracisme tout en saluant périodi- de Stephen Jay Gould. variations entre les individus ». Rien nonce les darwiniens radicaux, ac- l’émergence de l’homme. Il est l’auteur d’une quement la découverte d’un « gène Traduit de l’anglais (Etats-Unis) de plus commode – et rien de plus cusés de faire involontairement le quinzaine d’ouvrages fondés sur une analyse de l’intelligence ». par Jacques Chabert faux – qu’une moyenne pour mettre jeu des ennemis déclarés de l’auteur minutieuse de faits et de détails singuliers de Jean-Paul Thomas et Marcel Blanc, en évidence une prétendue ten- de L’Origine des espèces. Car les fer- portée scientifique plus générale. Son œuvre a Odile Jacob, 468 p., 160 F. dance évolutive. Le livre de Stephen veurs théologiques se répondent. pour ligne conductrice la « vulgarisation » des (1) Stephen Jay Gould, « The Darwi- Jay Gould est d’abord un petit traité Darwin tenait la sélection naturelle grandes questions biologiques, illustrée dans ses nian Fundamentalists », in The New es chauves-souris, les rats et du bon usage des statistiques. Anec- pour la cause principale, mais non recueils de chroniques – Le Sourire du flamant York Review of Books. No 10, 12 juin les antilopes ne figurent pas dotes et leçons élémentaires de pro- unique, de l’évolution. En darwinien rose (Seuil, 1988), La Foire aux dinosaures (Seuil, 1997. dans les séries iconogra- babilités possèdent une valeur pro- « pluraliste », Stephen Jay Gould 1993) – et dans son analyse du temps géologique * Signalons la parution en poche de phiques qui représentent pédeutique. Ayant compris que la s’est proposé d’étudier les modalités (Aux racines du temps, Grasset, 1990). Il s’affirme La Foire aux dinosaures (Points-Seuil, L o l’histoire de la vie. Sur les murs des disparition des scores les plus élevés de l’évolution, et non de répéter un comme l’un des représentants les plus actifs de n 21) ainsi qu’Aux racines du temps, musées d’histoire naturelle, les plus au base-ball ne traduit pas une slogan. Les darwiniens fondamenta- la recherche humaniste. (Biblio-essai, no 4247). grands succès de l’évolution mam- baisse du niveau des batteurs, mais listes ne jurent que par la sélection malienne sont ainsi écartés au profit une élévation des performances des naturelle. Ce faisant, ils suscitent en d’une petite lignée, l’espèce hu- batteurs et des lanceurs, le lecteur retour le « préjugé du progrès », maine. D’un filet de vie vertébrée, est mieux armé pour assimiler que forme atténuée de l’invocation nous faisons un modèle de la totali- l’histoire de la vie n’est pas régie par d’une divine Providence. Leur vigi- té de l’histoire multicellulaire, une poussée inéluctable vers le pro- lance porte donc à faux. Tout en l’aboutissement suprême d’une dy- grès. La sophistication de l’espèce la proposant des principes addition- namique fondamentale. Cette arro- plus complexe est un épiphéno- nels pour expliquer l’évolution, Ste- gance est sans fondement. Elle ex- mène. Elle ne conforte pas l’exis- phen Jay Gould, par contre, assume prime seulement, montre Stephen tence d’une dynamique de progrès. pleinement la non-directivité et la Jay Gould, notre besoin de « légiti- D’une part, des organismes unicel- non-prédictibilité des formes de la mer notre existence par une préfé- lulaires, les bactéries, « sont et ont vie, conséquences évidentes de la rence cosmique prévisible ». A toujours été la forme de vie domi- révolution darwinienne. Cette mise l’échelle des temps géologiques, nante sur Terre », d’autre part, la au point de qualité vient à son l’humanité n’est qu’un rameau tar- mutiplication des espèces et des heure. Elle dispose à la relecture dif, un accident cosmique éphé- genres résulte d’un mouvement d’œuvres plus anciennes dont elle mère. Nous avons écrit le récit de aléatoire et « non d’une impulsion révèle les fondements théoriques. l’évolution à notre avantage. Nous unidirectionnelle vers une complexité La nouvelle édition de La Mal-Me- avons trafiqué Darwin pour ne pas fondamentalement avantageuse ». sure de l’homme (Ramsay, 1983) ré- subir la blessure narcissique que sa Lorsqu’un ivrogne titube sur un pond ainsi à une attente. L’écho découverte nous impose. Cette dis- trottoir, entre le mur du bar et le ca- rencontré en 1994 par l’ouvrage de torsion repose cependant sur une niveau, ses pas incertains le porte- Charles Murray et Richard Herrn- argumentation enracinée dans ront toujours vers le caniveau, car stein, The Bell Curve, montre assez le notre culture. En relevant la ten- son mouvement, empêché par le prestige des chiffres et des statis- dance de la vie à croître en mur, ne peut se développer que tiques, alors même que les données complexité anatomique, en sophisti- dans une seule direction. De ma- retenues ne sont pas significatives. cation neurologique, en souplesse nière similaire, la complexité mini- Les auteurs entendaient établir que du répertoire comportemental, male des bactéries définit un « mur les Etats-Unis sont dirigés par une nous avons le sentiment de consta- de gauche », de sorte que la diversi- élite blanche menacée par une po- ter des faits. La force du livre de Ste- fication aléatoire des espèces ne pulation pauvre en majeure partie phen Jay Gould est de revenir sur pouvait qu’éloigner les organismes composée de Noirs à faible quotient cette évidence, de la défaire et de la de leurs minuscules ancêtres. intellectuel. Or La Mal-Mesure de renverser. Dans la marge d’un ouvrage dé- l’homme, aujourd’hui enrichie d’une LeMonde Job: WIV3897--0010-0 WAS LIV3897-10 Op.: XX Rev.: 18-09-97 T.: 08:50 S.: 111,06-Cmp.:18,10, Base : LMQPAG 48Fap:99 No:0248 Lcp: 196 CMYK

X / LE MONDE / VENDREDI 19 SEPTEMBRE 1997 chroniques bbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbb b bbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbb ECONOMIE INTERNATIONAL b par Philippe Simonnot b par Daniel Vernet La pacification n’est pas la paix LE PROCHE-ORIENT ÉCLATÉ II « les déphasages et les contradictions dans les sys- Corm conclut sur les conditions d’une paix véri- Mirages de paix et blocages identitaires tèmes de perception », qui n’ont fait que s’aggraver table. Non qu’il soit difficile de partager ses 1990-1996 depuis. Il avait déjà mis en cause la puissance mé- convictions lorsqu’il s’interroge sur la crise de « lé- Crimes et diamants de Georges Corm. La Découverte, 324 p., 135 F. diatique des sociétés industrialisées dans le ca- gitimité qui ronge les sociétés arabes », lorsqu’il mouflage de ces divergences fondamentales. propose de privatiser la richesse pétrolière, c’est- LES GEMMOCRATIES es premiers responsables du terrorisme, Avec la fin de la guerre froide, « la victoire oc- à-dire de la soustraire aux Etats ou aux familles ré- L’économie politique du diamant africain au Proche-Orient comme ailleurs, sont cidentale sur l’Irak », la conférence de Madrid en gnantes pour en faire profiter « des millions d’ac- de François Misser et Olivier Vallée. les poseurs de bombes et ceux qui les 1991, les accords d’Oslo deux ans plus tard, le sys- tionnaires », etc. Comment ne pas souhaiter avec Desclée de Brouwer, 243 p., 150 F L commandent ou les inspirent. Les res- tème médiatique international (y compris, dit lui que les principes de laïcité, respectueux des dif- ponsables d’une situation générale plus ou moins Georges Corm, les médias de certains pays férentes fois et pratiques religieuses, l’emportent elon Pline l’Ancien, le diamant ne pouvait être brisé qu’après avoir favorable à la multiplication des attentats-sui- arabes) est venu prêter main-forte aux dirigeants partout dans la région (dans le monde arabe été trempé dans du sang de bouc chaud. Isidore de Séville attri- cides, aux provocations et aux actions de repré- occidentaux, et spécialement américains, pour comme en Israël), que le droit international y soit bue, quant à lui, cette propriété à ce que cet animal, toujours sailles, sont les hommes politiques incapables faire croire que la pacification, c’était la paix. Or, appliqué sans se laisser « infiltrer par les discours S prompt à copuler, est de nature si brûlante que son sang à lui seul d’imposer la paix. Les accusations portées contre affirme l’auteur, au Proche-Orient, il convient de identitaires» ? Comment ne pas vouloir l’avène- dissout la pierre indomptable que ni le fer ni le feu ne peuvent entamer. La Benyamin Nétanyahou par les parents de victimes faire reculer la cause de la pacification pour faire ment d’une situation où les « régimes arabes n’au- fascination qu’exercent les pierres d’éternité ne date certes pas d’au- du dernier attentat à Jérusalem incitent à conclure avancer celle de la paix. Son ambition est de mon- raient plus peur de leurs peuples et les peuples n’au- jourd’hui, mais elle s’est exacerbée ces dernières années par le pouvoir que le refus du premier ministre israélien de trer « comment la Realpolitik des puissances peut raient plus honte de leur régime » ? Comment ne qu’elles permettent d’exercer sur tout un continent, l’Afrique. suivre la voie tracée par les accords d’Oslo, sa ré- parfois totalement manquer de réalisme et ses effets pas soutenir son plaidoyer pour plus de libéra- La « gemmocratie » se définit tout simplement, selon François Misser et pugnance à honorer les engagements pris par ses sur le terrain être source de tensions renouvelées, de lisme et de démocratie, voire pour « l’intégration Olivier Vallée, les inventeurs de ce concept, comme un mode de pouvoir prédécesseurs, expliquent en partie la tension ac- déstabilisation toujours plus profonde ». des mouvements islamiques dans un jeu politique fondé sur le contrôle des diamants. Un pouvoir criminogène qui traverse tuelle entre Palestiniens et Israéliens, sans pour Dans son analyse fouillée des régimes arabes et ouvert (...), solide et légitime », qui couperait court les frontières, transcende les Etats issus de la colonisation, et fait appa- autant justifier les crimes des extrémistes. de la politique israélienne – il n’est indulgent ni aux tentatives de réislamisation entreprises par les raître, rétrospectivement, les anciens exploitants et exploiteurs de mines Est-il naïf de croire que la mise en œuvre stricte pour les premiers ni pour la seconde –, Georges autorités pour faire face à la contestation inté- comme de doux philanthropes. Ce livre écrit avant la chute du maréchal des accords d’Oslo, dans leur substance comme Corm cite suffisamment d’exemples convaincants. griste ? Mobutu et la résistible ascension de Laurent Kabila ne laisse présager rien dans leur calendrier – que n’avaient pas parfaite- D’autant qu’il n’est pas un partisan du tout au Cette réflexion sur les conditions de la paix pré- de bon pour l’ex-Zaïre et les autres pays voisins travaillés par la fièvre dia- ment respectés les gouvernements travaillistes – rien. Si la pacification n’est pas la paix, la situation sente un défaut : elle renvoie une solution durable mantaire, qu’ils soient eux-mêmes producteurs comme l’Angola et le Cen- aurait évité la dégradation du climat israélo-arabe de ni guerre ni paix prévalant actuellement offre du conflit israélo-arabe à des bouleversements trafrique ou simples réexportateurs en contrebande comme le Congo- consécutive au retour au pouvoir du Likoud ? un répit qui devrait être mis à profit pour « penser dont rien n’indique qu’ils soient proches. Un ob- Brazzaville. George Corm en est convaincu, et son livre veut à les conditions d’un allègment des souffrances et des jectif immédiat devrait être de briser le cercle vi- Il y a dans l’économie même du diamant des caractères qui le rap- la fois démonter cette illusion et esquisser les instabilités (...), en dépit des paix mirages ou, plus cieux entre le maintien d’un climat hostile et la pé- prochent de l’or. Quelques grammes peuvent valoir des fortunes qui se conditions d’une véritable paix au Proche-Orient. exactement, des paix virtuelles et médiatiques qui rennité de régimes autoritaires. Ce pourrait être le perpétuent à travers guerres, révolutions, migrations, exodes, massacres Dans un premier volet (Le Proche-Orient éclaté, La sont proposées » au Proche-Orient. mérite des paix partielles, incomplètes, bancales, dans « le meilleur des mondes possibles » que même Pangloss n’aurait pu Découverte 1984, puis Gallimard/Folio, 1991), cet Toutefois le lecteur devient sceptique et se de- « virtuelles » pour reprendre le mot de Georges imaginer pour le continent noir. Cependant, même aux gemmes de l’eau la économiste libanais avait souligné les malenten- mande s’il n’y a pas chez l’auteur cette part d’illu- Corm, d’apaiser les tensions pour créer les pré- plus pure, il manque la divisibilité qui donne au métal jaune ses potentiali- dus entre le monde occidental et le monde arabe, sion qu’il critique chez les autres, quand Georges mices d’une paix enfin digne de ce nom. tés de monnaie. D’ailleurs le diamant se valorise par la taille, un travail d’expert et d’artisan qui ne peut être industrialisé, et rien ne ressemble moins à un diamant qu’un autre diamant. Aussi bien comme le notent nos POLITIQUE deux auteurs, ce marché-là est-il loin d’être homogène et transparent : « Chaque transaction individuelle, chaque prix est différent. » Mais cela b par Gérard Courtois De Gaulle ressuscité n’empêche pas l’échange de fonctionner parfaitement, du moins sur les quatre Bourses d’Anvers. Dans le petit monde du vieux port flamand qui TOUS LES SOIRS AVEC DE GAULLE du maître. Ce souci du détail – anecdotique, d’accepter de guerre lasse qu’il tente sa chance contrôle la taille et régule le négoce mondial des diamants depuis Charles journal de l’Elysée (1965-1967) protocolaire ou stratégique – est proprement à Saint-Pierre-et-Miquelon. A l’égard des Quint, la parole suffit. « Dès lors qu’un individu n’a pas respecté la règle de la de Jacques Foccart. sidérant. Tel jour, de Gaulle refuse l’organisa- hommes, il peut se montrer impitoyable. Pom- confiance, la nouvelle fait très vite le tour de la planète. Son nom est publié Fayard/Jeune Afrique, 814 p., 195 F tion du premier championnat du monde de pidou ? Il est « au fond d’un tempérament très dans toutes les Bourses, d’où il est dé- pêche sous-marine en Polynésie parce qu’il ne radical. Il est très arrangeant, il compose », La fièvre diamantaire finitivement banni. » elui qui fut, entre 1947 et 1969, l’un veut « rien céder aux Américains » là-bas. Tel lâche-t-il sans aménité à l’été 1967. Chaban ? D’où vient donc que cette indus- des plus proches hommes de autre, il s’assure de la livraison d’un DC 3 pro- « C’est la Quatrième, c’est Pompidou en pire. » n’a rien perdu de sa trie qui a su s’autoréguler au long confiance du général de Gaulle a-t-il mis à Bokassa, s’interroge sur le cadeau de ma- Les gaullistes ? « Vous n’avez pas de couilles... », des siècles ait dégénéré en une C fini par s’agacer de se voir éternelle- riage qu’il pourrait faire au fils d’Houphouët- lance-t-il à leur intention en les voyant céder force. En Afrique, sorte de syndicat du crime ? Est-ce ment confiné dans son image d’homme de Boigny, se plonge dans les mécanismes du prix du terrain aux Républicains indépendants de que les gènes mafieux inhérents à l’ombre, de coups tordus et de réseaux afri- de soutien à l’arachide sénégalaise pour ré- Giscard d’Estaing. Car Giscard est l’objet d’une comme le définissent toute cartellisation ne pouvaient à cains ? Après des Mémoires récents, Jacques pondre aux alarmes de Senghor, s’inquiète de hargne constante. « Je ne sais pas quand vous la longue que se développer et do- Foccart « parle » à nouveau et livre le compte la santé de Léon M’Ba et de sa succession à la comprendrez une fois pour toutes que Giscard est François Misser et miner l’ensemble de la filière ? «En rendu de ses entretiens quasi quotidiens avec tête du Gabon, s’enquiert de l’échec du fils de un adversaire », lance-t-il à Foccart en octo- raison de sa haute valeur unitaire, l’ancien président de la République. Il s’était Georges Pompidou au concours de l’internat bre 1966. Et encore : « Ce n’est rien dans le pays, Olivier Vallée, elle a qui incite ceux qui veulent se l’acca- promis de tenir ce journal dès 1956, mais ne ou s’amuse des détails du mariage du président Giscard ; il n’a pas de passé. » « Si c’est néces- parer à prendre des risques, le dia- l’entama que quelques années plus tard. Cette de Haute-Volta, Yaméogo, avec Miss Monaco... saire, on descendra Giscard d’Estaing. » pris la forme d’un mant génère l’organisation d’une so- chronique commence donc le 31 décembre Foccart oblige, les mille intrigues, soubre- La lucidité, on le constate, n’exclut pas les ciété particulièrement sécuritaire, 1964 et s’interrompt trois ans plus tard exacte- sauts et révolutions de palais qui agitent les aveuglements. Il faudra sa mise en ballottage, pouvoir criminogène totalitaire et hyperrépressive dans les ment, à la veille de cette folle année 1968, jeunes Etats africains ou les départements en décembre 1965, pour qu’il consente enfin à carrières du haut Zaïre », re- qu’un prochain volume doit relater. d’outre-mer occupent évidemment une place faire campagne et à sortir de sa réserve hau- qui transcende les marquent les auteurs. La forme en est austère puisque, chaque jour essentielle. Inutile, en revanche, d’attendre taine à la télévision. Un mois plus tôt, il pro- Facteur aggravant : la formidable ou presque, Foccart note minutieusement le quelque révélation sur l’affaire Ben Barka, dont nostiquait huit millions de voix pour l’en- frontières et les Etats dimension de l’« l’empire » de l’An- contenu des conversations de travail qu’il avait, Foccart assure, une nouvelle fois, qu’il l’a ap- semble de ses adversaires ; ils en ont rassemblé glo-Americain Corporation qui en fin de journée, avec le chef de l’Etat. Mais, prise « par la radio ». Mais le plus original, sans plus de treize millions. De même en 1967, il avec ses deux fleurons miniers, la De Beers pour le diamant et Minorco au-delà de ces matériaux pour l’histoire du doute, est la chronique de la scène intérieure, n’admet qu’après coup la grogne sociale qui a pour les minerais, pèse environ 28 milliards de dollars (168 milliards de temps présent, le témoignage est passionnant et notamment électorale, à laquelle Jacques failli lui faire perdre la majorité, se plaint de ne francs environ), soit quatre fois et demie l’activité économique (calculée en et fait revivre de Gaulle de façon saisissante. Foccart consacrait une part plus méconnue de pas avoir de ministres à la hauteur, avant de termes de PIB) de l’ex-Zaïre ou de l’Angola. A ce niveau de puissance, ne Tout y est : les coups de gueule, les bons mots, ses activités. lancer à Foccart : « J’ai toujours été seul. (...) En serait-on pas prêt à tout pour ne pas décliner ? mais aussi les découragements et les ressaisis- Là encore, en dépit de ses récriminations réalité, figurez-vous que nous sommes sur un La guerre civile qui a fait rage en Angola a certes favorisé la dérive san- sements, cet étonnant mélange de réalisme, constantes (« Je ne veux pas m’en occuper »), théâtre où je fais illusion depuis 1940. Mainte- glante de l’industrie du diamant. L’Unita s’est servi des gemmes qu’elle presque de fatalisme, devant les travers de de Gaulle se montre attentif au moindre détail, nant, je donne ou j’essaie de donner à la France contrôlait pour acheter des armes, le MPLA en faisant autant avec « son » l’Histoire et d’obstination inlassable à vouloir épluche la préparation des listes pour les muni- le visage d’une nation solide, ferme, décidée, en pétrole. Pas moins de trois mille mercenaires auraient été engagés par la dominer le cours des choses, la vision de la cipales de 1965, houspille Foccart devant la len- expansion, alors que c’est une nation avachie. firme sud-africaine Executive Outcomes, l’une des vingt sociétés d’un France et du monde autant que les tracasseries teur des investitures pour les législatives de (...) Alors voilà : j’animerai le théâtre aussi long- groupe, la Strategic Resources Corporation, véritable « holding des chiens du quotidien. 1967, discute pied à pied du sort de telle ou temps que je pourrai et puis, après moi, ne vous de guerre ». Même Elf aurait confié à ces mercenaires privés la protection Ce n’est pas, en effet, le moins surprenant. telle circonscription, balaie d’un revers de la faites pas d’illusions, tout cela retombera, tout de ses installations en Angola. Mais il y a aussi, transposée en pleine Cet homme, qui affichait un souverain dédain main toutes les hypothèses de parachutage de cela s’en ira. » Impérial, cabotin et déjà crépus- brousse, la lutte des « tribus libanaises » contre les « clans israéliens » pour de « l’intendance », surveillait tout avec l’œil son neveu, Jacques-Philippe Vendroux, avant culaire. prendre part à la gemmocratie. Les Etats africains se révélant eux-mêmes comme des prédateurs parti- culièrement gourmands ont favorisé les agissements d’aventuriers de SOCIETE haute envergure, tel Maurice Tempelsman, le dernier compagnon de Jacky Kennedy, conseiller de Mobutu pour les affaires diamantaires. Lors des b par Robert Solé La rumeur des Mézereaux émeutes de 1991 au Zaïre, racontent Misser et Vallée, un avion de la der- nière chance rempli de négociants, de diamants et de dollars, quitta le Ka- AUTOPSIE D’UNE ÉMEUTE Le Guennec, ont enquêté sur Le mensonge est dans l’air, la plupart des adultes ont un travail, saï et atterrit à Kinshasa avant de repartir pour Brazzaville. Seule l’inter- de Christian Bachmann place. Leur travail, aussi vivant violence aussi. Pour se faire res- mais un travail mal rétribué et pré- vention de Tempelsman auprès de Mobutu permit à l’avion de redécoller et Nicole Le Guennec. qu’un reportage, a toutes les quali- pecter, il faut montrer sa force, à caire. Nous voici entrés dans l’ère de la capitale zaïroise devant des troupes dont la convoitise était à son Albin Michel, 233 p., 98 F. tés d’une recherche scientifique, quelque place que l’on soit. Un des working poors, comme aux comble ! Sur cette scène brillante de tous les feux, on croise aussi l’inévi- conduite avec le recul nécessaire. professeur a intérêt à affirmer son Etats-Unis. De toute manière, la table capitaine Barril, et quelques femmes « particulières » : Piny Sall, une e vendredi 29 octobre Au-delà de la banlieue nord de autorité dès le jour de la rentrée violence n’est pas produite direc- « intrigante mauritanienne », conseiller du président congolais Lissouba, et 1993, vers 20 heures, une Melun, on y découvre ces petits scolaire. Les policiers doivent im- tement par les difficultés écono- la belle Claudine Munari, elle aussi très proche du même chef d’Etat. Sans moto percute à vive allure bouts de France qui glissent vers la pressionner et ne s’en privent pas. miques, mais illustre une déviance oublier Catherine Bokassa, l’épouse de l’ex-empereur du même nom, qui un poteau dans le quartier guérilla ordinaire et s’enfoncent Les locataires d’un immeuble qui qui devient la norme, avec les pe- lors de la chute de son mari, réussit à quitter le pays avec quelques enfants, L dans le sous-développement. surprennent un voleur lui donnent tits vols, le racket et le trafic de des Mézereaux, au nord de Melun. chacun chargé de dizaines de belles pierres. Ses deux passagers gisent, inani- Il faut lire le récit de la grande « une leçon », sauf si la peur des drogue. Crimes du diamant, crimes sans châtiment ? més, sur la chaussée. Alertée par réunion convoquée aux Méze- représailles les arrête. Une bombe Vers qui se tourner ? Les respon- un coup de téléphone, la police ar- reaux par les pouvoirs publics, lacrymogène dans un cartable est sables ont tendance à se renvoyer bbbbbbbbbbbbbbbbbbbb rive sur les lieux et transporte les quatre jours après l’émeute, pour un moyen de se défendre contre le la balle, dans un ping-pong institu- adolescents à l’hôpital, où ils dé- tenter de calmer les esprits ! Un racket. Des armes plus redou- tionnel sans fin. En se décentrali- cèdent peu après. L’enquête éta- dialogue de sourds, bien inquié- tables pullulent dans les quartiers sant, l’Etat a laissé aux pouvoirs PASSAGE EN REVUE blira que Mohamed S. et Ben- tant. D’un côté, des responsables « chauds », où la force est rituali- locaux la charge des personnes les saïd B., âgés de seize ans, roulaient désorientés, qui s’évertuent à ex- sée et où tout semble se régler par plus démunies. Il apparaît claire- « L’HOMME » sur une moto volée. C’est un tra- poser les faits de manière raison- la violence. De temps en temps, ment que les incitations finan- Jean Pouillon est « L’homme de L’Homme », rappelle Claude Lévi- gique mais banal accident de la nable ; de l’autre, des jeunes scep- une petite émeute éclate, pour ap- cières sont insuffisantes pour atti- Strauss, qui a fondé en 1960 la prestigieuse revue française d’anthropologie circulation, sans implication d’un tiques, butés, n’écoutant que leurs puyer une revendication, arracher rer des fonctionnaires compétents pour doter la France d’une publication de l’envergure de American Anthro- autre véhicule. propres protestations. Ce rendez- un terrain de basket, ou simple- dans les quartiers difficiles : on n’y pologist (Etats-Unis) et de Man (Angleterre). Il ajoute : « Vue rétrospective- Très vite pourtant, la responsa- vous manqué ne mettra fin ni à la ment pour « exploser les flics », exerce pas le même métier que ment et comparée à celle de Pouillon, la part que j’ai prise à L’Homme me pa- bilité du drame est attribuée aux tension ni à la rumeur. faire la fête. C’est le « carnaval des dans les autres quartiers, sou- raît insignifiante. » La fonction de celui-ci à L’Homme, de 1960 à 1996, a été policiers : ils auraient poursuivi les Christian Bachmann et Nicole banlieues tristes ». lignent Christian Bachmann et Ni- celle de « secrétaire général ». titre modeste pour ce qui consiste tout bon- deux mineurs et « parechoqué » la Le Guennec ont constaté à quel Loin du champ de bataille, dans cole Le Guennec. Police, justice et nement à « faire » la revue : coordonner le sommaire, corriger les textes au- moto. Cette rumeur court dans le point un tel quartier est propice le confort douillet de notre bonne éducation nationale devraient for- tant sur le contenu que sur la forme. Le temps était venu d’un beau numéro quartier. Le lundi soir, des jeunes, aux fausses informations. On y conscience, nous sommes tentés mer autrement ces professionnels- d’hommage à l’homme de L’Homme (qui reste aussi, à 80 ans, l’homme pé- cagoulés et armés de barres de fer, ment sans arrêt, avec un aplomb d’expliquer ce climat par « le ra- là et gérer différemment leurs car- renne des Temps modernes auxquels il collabore depuis leur création). Jean entreprennent de « venger » leurs qui laisse pantois. Pour les jeunes, cisme » ou « le chômage ». L’en- rières. Mais la République, une et Jamin, qui lui a succédé, trace de Pouillon, dans un article frisé d’humour camarades, brisant des vitrines c’est une manière de se défendre, quête implacable des deux univer- indivisible, serait-elle prête à ac- leirisien, un portrait de marcheur giacomettien, un brin dandy, pince-sans- puis mettant le feu au centre sinon d’exister. Mais le plus sitaires oblige à réfléchir un peu cepter un double régime ? rire, porteur de paradoxes comme il le fut de valises au temps du Manifeste commercial. La police tente d’in- curieux est la part que prennent plus finement. Ces jeunes, enfants Le très fragile équilibre de ces des 121, « l’air sec un peu », un James Stewart de Fenêtre sur cour, portant tervenir, mais doit faire demi-tour, des adultes dans ce climat. Les d’immigrés pour la plupart, ne quartiers est défendu par quelques sur ses congénères un regard scrutateur au travers de « ses lunettes aux sous une pluie de projectiles. Des deux sociologues ont entendu des vivent pas dans des quartiers ano- « médiateurs », avec ou sans man- verres littéralement correcteurs ». D’autres chercheurs de grand renom – ci- renforts sont appelés et, dans la enseignants reprendre la rumeur à nymes. Connaissant de très nom- dat, qui n’ont pas baissé les bras. A tons Françoise Héritier, Luc de Heusch, Maurice Godelier, et Bernard Pin- nuit, une véritable armée envahit leur compte, tandis qu’un adjoint breux habitants, se sentant chez ces anonymes, la France re- gaud pour la part de l’œuvre qui a porté de façon novatrice sur la littéra- les Mézereaux... au maire attribuait l’origine de eux, ils sont parfaitement inté- connaissante devra un jour élever ture –, racontent l’homme et mesurent son apport à la recherche A la demande du ministère de l’émeute à une manipulation d’ex- grés... à la France pauvre des ban- des monuments. En attendant, elle anthropologique. (L’Homme, « Histoire d’homme – Jean Pouillon », l’intérieur, deux universitaires, trême droite et qu’un député y lieues. Si, dans un quartier comme pourrait les soutenir davantage, au no 143, juillet-septembre, Ehess, diff. Seuil. 273 p., 100 F.) spécialistes des violences urbaines, voyait la main du Front islamique les Mézereaux, le chômage est lieu de détourner pudiquement M. Ct. Christian Bachmann et Nicole du salut... deux fois plus élevé qu’ailleurs, la son regard. LeMonde Job: WIV3897--0011-0 WAS LIV3897-11 Op.: XX Rev.: 18-09-97 T.: 08:50 S.: 111,06-Cmp.:18,10, Base : LMQPAG 48Fap:99 No:0249 Lcp: 196 CMYK

essais LE MONDE / VENDREDI 19 SEPTEMBRE 1997 / XI bbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbb b bbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbb Le peintre, la Vierge et leur historien A propos d’un Piero della Francesca, Hubert Damisch réussit un essai exemplaire de subtilité et de liberté

UN SOUVENIR D’ENFANCE PAR peut savoir – presque rien – de la PIERO DELLA FRANCESCA, biographie du peintre. Données et d’Hubert Damisch. réflexions se croisent, étant enten- Seuil, coll. « La librairie du que Damisch ne considère au- du XXe siècle », 190 p., 16 ill., 110 F. cun fait, aucune conclusion comme définitifs. Sa méthode est celle du doute et de l’expérience. a Vierge est debout, au C’est aussi, de temps en temps, centre de la fresque. Elle est celle sinon du rêve, du moins d’une vêtue d’une large robe élaboration sensible qui ne cache bleue qui tombe en plis pas ce qu’elle emprunte à des écri- L vains, au cinéma et à la mémoire droits sur ses pieds. Entrouverte, elle laisse voir un linge blanche, une personnelle de celui qui écrit. On ne chemise, tout au long d’une fente peut croire que les passages consa- qui s’incurve d’entre ses seins jus- crés à la grossesse, l’enfantement et qu’à la hauteur de son sexe. Sa la naissance doivent leur intensité à main gauche, repliée, s’appuie sur une démarche strictement savante. sa hanche. Des doigts tendus de sa Autrement dit : ça déborde, ça main droite, elle désigne et semble vibre, et les phrases sonnent plus même écarter les pans de la robe fort. Il n’en apparaît que plus claire- afin d’élargir l’entrebâillement. Un ment que cet essai relève d’une ma- bandeau blanc couronne son front nière d’écrire sur les œuvres affran- et soutient sa coiffure oblongue, chie des habitudes doctrinales et que l’on peut tenir soit pour un académiques qui régentent si chignon serré dans des rubans souvent l’exercice dénommé his- noirs, soit pour une sorte d’auréole. toire de l’art. Il serait aussi fâcheux De part et d’autre de sa figure, qui de l’enfermer dans le positivisme domine l’image en raison de sa sta- ALINARI-GIRAUDON du seul dépouillement des archives ture et de l’éclat du bleu, deux « La Madonna del Parto », de Piero della Francesca que de s’en remettre docilement anges, plus petits qu’elle, l’un en aux usages et instruments de la robe vert amande et l’autre en robe l’examine ? Mère du Christ, songe- Il procède autrement, plus libre- psychanalyse ou de la sémiologie, violet fané, écartent ou s’apprêtent t-elle aux mystères de l’incarna- ment. Si l’on peut dire, il rôde au- pris au pied de la lettre, sans dis- à rabattre les deux pans d’un rideau tion ? Dangereusement affirmatif tour de l’œuvre, il prend son temps, tance critique ni synthèse. « Icono- richement brodé. L’étoffe dessine serait celui qui se mêlerait de déci- il va et vient. Il glisse d’une inter- logie analytique », avance Damisch une accolade au-dessus de la der. Seules certitudes : cette œuvre, rogation à une autre, il s’autorise pour désigner « un discours portant Vierge, de sorte que celle-ci semble exécutée par Piero della Francesca des digressions qui n’en sont qu’en sur les œuvres de l’art et qui, ré- poser sous un dais, qui la protège, à Monterchi, est connue sous le apparence. Il avance des hypo- cusant toute idée de "psychanalyse la révèle et, à l’inverse, pourrait la titre de Madonna del Parto, Vierge thèses qu’il discute comme en lui- appliquée", mais faisant sienne l’hy- dissimuler. de l’enfantement, et elle a en elle de même – ce qui donne au livre une pothèse de l’inconscient, aurait pour On pourrait à l’infini ajouter des quoi intriguer. tonalité presque intime, beaucoup centre la question de la figurabilité ». éléments à la description, s’interro- Evidemment subjugué – difficile plus près du monologue intérieur Soit donc l’« iconologie analy- ger sur les alternances chroma- de faire autrement en présence que de la leçon. Diverses disciplines tique ». Ses premiers mérites sont tiques qui règlent le costume des d’une telle peinture –, Damisch lui l’approvisionnent en éléments. In- de souplesse, de faculté d’adapta- anges, sur le dessin des tissus et ce- dédie un essai dont le titre rend terviennent ainsi l’histoire de la so- tion, mais aussi de prudence pous- lui du dais ou, plus évidemment en- hommage à un autre, au Souvenir ciété toscane et de ses pratiques en sée jusqu’à la méfiance. Elle ne pré- core, sur le visage de la Vierge, d’enfance de Léonard de Vinci, pu- matière de noms propres et de filia- tend pas dire le dernier mot sur dont, selon le caractère de l’obser- blié par Freud en 1910. Mais le sien tions ; l’histoire locale de Monter- telle ou telle peinture. Elle ne clôt vateur, ce dernier peut prétendre s’appelle Un souvenir d’enfance par chi, près de Borgo San Sepolcro, ci- pas, elle incite. Elle provoque le dé- avec autant et aussi peu d’assu- Piero della Francesca – « par » et té natale de Piero ; l’histoire des sir de reprendre à son compte l’en- rance qu’il suggère la majesté, la fa- non «de», distinction essentielle –, mathématiques et de la géométrie quête ou d’en commencer une tigue, le recueillement, l’attente ou car il n’applique pas une méthode dont l’auteur est l’un des plus émi- autre, à propos de Piero ou de tout la curiosité. Modèle humain, jette- psychanalytique, trop averti de ce nents connaisseurs ; et encore, né- autre, de la Madonna del Parto ou t-elle sur son peintre un regard qu’elle peut avoir de systématique cessairement, la théologie mariale, de toute autre image captivante. Ce d’interrogation, répliquant de la et de simplificateur quand elle est les récits incertains de Vasari, les livre donne envie d’écrire. sorte à l’indiscrétion de celui qui employée en matière d’arts. travaux de Longhi et ce que l’on Philippe Dagen

bbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbb Escale à Ouessant Question Historique, ethnographique et géographique, l’essai de Françoise Péron d’identité... offre une belle invite à découvrir la « civilisation ouessantine » sexuelle OUESSANT, L’ÏLE SENTINELLE nante enquête qui se mue en un sur le large que l’on s’approprie, CHANGER DE SEXE de Françoise Péron. travail ethno-géographique lors- que l’on intègre pour que rien ne de Colette Chiland. Ed. Le Chasse-Marée (Abri du qu’il aborde un XIXe siècle central puisse se perdre ; tout comme la Odile Jacob, 282 p., 130 F. marin, 29177 Douarnenez Cedex) et très long, qui s’achève avec la fin communauté semble se saisir de 380 p., 490 F. de la IVe République. l’âme des morts au loin, de ceux e désir de changer de sexe Ce qui caractérise Ouessant, c’est qui lui avaient échappé, à travers le existe depuis la nuit des surtout l’intensité du lien qui unit rite nocturne et celte du proëlla. temps mais c’est en 1953 out est dit, ou presque, le temps et l’espace. C’est aussi L’extérieur, ce sont encore les pê- que fut inventé aux Etats- dans le titre du beau livre dans le paysage que l’île donne à cheurs armoricains qui, hier, fai- L Unis le terme de transsexualisme de Françoise Péron, lire une bonne part de son his- saient escale dans l’île ; les soldats pour désigner un trouble purement T ma gnifique réédition toire : espaces habités, cultivés, du roi ou les troupes de la coloniale psychique de l’identité sexuelle ca- d’un premier texte paru en 1985, abandonnés, croix, chapelles ou à la veille de la première guerre ractérisé par la conviction inébran- mais largement enrichi d’une illus- zones maudites, ces « réserves d’in- mondiale, qui ont bousculé habi- lable d’un sujet d’appartenir au tration somptueuse et didactique, connu » où le légendaire et la topo- tudes et traditions pendant quel- sexe opposé. Avec les progrès de la presque autonome. Tout est dit nymie se mêlent pour entretenir la ques années ; les touristes qui, au- chirurgie et des traitements hormo- tant les deux qualificatifs ne font mémoire des ruines, le domaine jourd’hui, de plus en plus naux, le transsexualisme devint un qu’un. des personnages parfois malé- nombreux en été, viennent pour un phénomène de société qui permit Le tourisme et les catastrophes fiques (sirènes et viltansou), la trace trop court séjour. d’éclairer singulièrement et de fa- pétrolières aidant, nous savons des moines navigateurs ou des mis- Mais Ouessant peut-elle vrai- çon tragique la différence entre le tous qu’Ouessant est une île bien sionnaires entreprenants. ment se donner à voir aussi super- sexe (biologique) et le genre (ou au large du continent, plantée au Mais le livre s’attache aussi à dé- ficiellement, peut-elle se goûter gender, social). En 1968, le grand cœur de la violente mer d’Iroise, finir la société ouessantine d’autre- avec tant de rapidité ? La réponse psychanalyste américain Robert résistant à ses assauts répétés et fois, à cerner ses aspects uniques et que propose Françoise Péron, dans Stoller publia un livre admirable millénaires. Seul l’arbre a dû capi- différents. Ici, en effet, l’océan sé- son invitation au voyage, est bien sur cette question (Recherches sur tuler devant les impératifs de la na- pare et enferme plus qu’il ne donne sûr négative, dans la mesure où l’identité sexuelle, Gallimard, 1978) ture. Mais ce n’est pas tant sa posi- ou ne lie. Dans la communauté in- l’auteur, soutenue par de magni- dans lequel il montrait notamment tion avancée qui vaut à Ouessant sulaire, par exemple, la pêche ne fiques photographies, n’en finit pas que le transsexualisme masculin, de cette désignation, ni sa situation fut jamais un secteur vraiment do- de décliner la force, la beauté, le loin le plus fréquent, était proche stratégique, hier militaire et poste minant. C’est l’agriculture qui res- mystère d’une île qui exige du de la psychose, à la différence du avancé face à la menace anglaise, tait la ressource fondamentale. temps pour la découverte de cette transsexualisme féminin. Cette idée aujourd’hui maritime et régulatrice Une agriculture adaptée aux néces- union entre nature et culture. Mais sera systématisée en France par les des trafics des tankers et des porte- sités écologiques, patrimoniales, cette extrémité de terre a-t-elle en- lacaniens. Membre de la Société conteneurs. une agriculture de modèle réduit : core vraiment du temps pour elle- psychanalytique de Paris (SPP), Co- A parcourir attentivement le petites propriétés, petits animaux, même ? Face aux bouleversements lette Chiland s’est intéressée à son livre, on s’aperçoit vite que la sen- petits moulins, petites maisons, le rapides, subis de plein fouet depuis tour à cette énigme à partir d’une tinelle regarde d’abord vers l’inté- tout tenu à bout de bras par les trois décennies, aux destructions expérience clinique avec des pa- rieur, qu’elle scrute moins l’horizon femmes, pièces maîtresses de cette des familles, aux abandons des vil- tients transsexuels. Elle propose un qu’elle ne surveille le rythme civilisation, actrices essentielles et lages, au déclin démographique bilan sérieux et documenté des tra- propre de ses jours. Comme pour parfois uniques de vies écono- (autour de 800 habitants en 1996 vaux psychanalytiques consacrés à se préserver du temps venu d’ail- mique, dévote ou festive qui se contre 1 200 quinze ans plus tôt), la question, s’oppose à l’option la- leurs, de ses changements brutaux confondaient volontiers. Fils, maris au vieillissement de la population, canienne, souligne les limites et les ou insolites, capables de rompre et frères, eux, s’engagaient dans le quelles solutions s’offrent à Oues- impasses du recours à la chirurgie une harmonie fragile entre la na- commerce lointain ou la Royale et sant la farouche ? Françoise Péron et étudie les différentes législations ture et les habitants. Et Françoise s’absentaient souvent pour d’inter- suggère trop brièvement ses pro- européennes sur le changement Péron, géographe de formation, minables séjours exotiques. Les positions, en adoptant davantage d’état civil. Malgré la qualité de sa devient historienne et ethnologue hommes donc, à cause des risques le ton de l’insulaire fascinée mais recherche et bien qu’elle se réclame pour nous faire sentir l’importance du métier, des éclipses prolongées, lucide, qui veut entretenir et trans- de son amitié pour Stoller et de de cette symbiose, pour nous étaient denrée rare pour les filles mettre ce patrimoine culturel leurs échanges, Colette Chiland se convier à l’analyse chaleureuse qui voulaient se marier. étrange, plutôt que le point de vue montre moins novatrice que lui du d’une « civilisation ouessantine » en Une île endogène donc. Mais qui, de la géographe qui souhaiterait fait de son attachement à un voie de disparition, il y a trente ans pourtant, ne peut ni ne veut igno- aménager un paysage qui « ne pos- conservatisme moral étriqué, déjà. Croisement d’observations rer l’extérieur. De retour de sède nulle part ailleurs son équi- absent des thèses stollériennes, et topographiques ingénieuses, d’ar- voyage, les marins ouessantins rap- valent ». Comme le disent les d’une conception trop psycholo- chives inédites, d’interviews pa- portent des objets, des récits, amoureux... gique de la différence des sexes. tientes, l’ouvrage est une passion- comme autant de fenêtres ouvertes Alain Cabantous Elisabeth Roudinesco LeMonde Job: WIV3897--0012-0 WAS LIV3897-12 Op.: XX Rev.: 18-09-97 T.: 08:55 S.: 111,06-Cmp.:18,10, Base : LMQPAG 48Fap:99 No:0250 Lcp: 196 CMYK

XII / LE MONDE / VENDREDI 19 SEPTEMBRE 1997 actualités bbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbb b bbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbb

L’EDITION FRANÇAISE Sherlock Holmes assassiné Eclaireur d’exception

b La Villa Gillet déménage. L’uni- Une malédiction planerait-elle sur Conan Doyle ? Une fois encore, la A l’écart des modes et des chemins fréquentés, té de recherches contemporaines de la Villa Gillet est sommée de dé- traduction des aventures du détective de Baker Street laisse largement à désirer l’éditeur Olizane arpente l’Asie de belle manière ménager de son superbe site lyon- nais qu’elle occupe depuis 1988. Le es amateurs de mystère Reigate. Est-ce une liberté de la tra- deuxième paragraphe est bien de e croyez pas Matthias Olizane publie également de président de la Villa Gillet, Guy auraient pu passer un bon ductrice ou alors la traduction lit- la plume de Conan Doyle, mais il a Huber, responsable de- beaux livres, ouvrages de longue Walter, a été avisé de cette décision été en compagnie de térale de The Reigate Puzzle, le titre été écrit pour l’aventure The Card- puis 1990 de cette mai- haleine parfois tombés du ciel. par son autorité de tutelle, le Sherlock Holmes en lisant donné à cette aventure par les édi- board Box (La Boîte en carton). Et son d’édition fondée en Ainsi, fleuron de son catalogue, La conseil régional Rhône-Alpes, dont sesL aventures dans une nouvelle teurs américains (parce que le mot en page 763, au cœur de l’aventure 1981N par Olivier Lombard, s’il vous Médecine traditionnelle de l’Inde, le président est Charles Millon. traduction qui vient de paraître squires ne leur plaisait pas) ? Le du Traité naval, le plan reproduit dit qu’Olizane est le nom d’un vent du docteur Robert Sigaléa. Ce mo- b Sélection Femina. Le jury du aux Editions du Masque. Retra- doute se confirme avec l’aventure n’est pas celui du bureau du Fo- d’Asie centrale. Il s’agit d’une nument, fruit du travail d’une vie, prix Femina a rendu publiques ses duire en français les soixante aven- de La Force jaune, page 593, où Le reign Office où est volé le traité na- contraction de deux prénoms, Oli- lui vint sur une recommandation premières sélections. Pour le Fe- tures du détective de Baker Street Masque place l’introduction entre val, mais celui du bureau du pro- vier et Suzanne. Depuis sa créa- de Nicolas Bouvier et « sortit » en mina français : Les Cimetières sont est un événement de taille. En ef- crochets. Or Conan Doyle ne fesseur Coram de l’aventure du tion, Olizane faisait œuvre de pleines grèves de décembre 1995 : des champs de fleurs de Yann Moix fet, depuis le 13 novembre 1894, l’avait pas fait dans sa version ori- Pince-nez en or (que Le Masque pu- pionnier, s’intéressant à l’Hima- pas une ligne dans la presse... Au- (Grasset), La Compagnie des date de parution du premier épi- ginale. C’est une erreur du premier bliera dans son tome 2 avec, peut- laya avant que la région ne de- delà des idées reçues, l’auteur s’y spectres de Lydie Salvayre (Seuil), sode du feuilleton Détective ama- éditeur américain. être, le plan du traité naval...). vienne à la mode, publiant dès attache aux composantes médi- L’Amour des trois sœurs Piale de teur, reprenant le texte de Une Le doute n’est plus permis D’autres erreurs sont à mettre 1984 les mémoires du dalai-lama, cales mais aussi philosophiques, Richard Millet (POL), Les Der- étude en rouge, à la « une » du quand, par exemple, page 595 sur le seul compte de la traduction. futur Prix Nobel de la paix, ainsi spirituelles, psychologiques, socio- nières Volontés d’Olivier Charneux journal Le Temps, l’ancêtre du (ligne 18, après le mot authenticité), Page 11, par exemple, dès la qua- que des guides, constamment culturelles, littéraires et picturales. (Stock), Le Corps du monde de Pa- Monde, on attend une traduction Le Masque omet de traduire une trième ligne d’Une étude en rouge, réactualisés depuis, dont un Lad- On admire la clarté de l’exposé, la trick Drevet (Seuil), Au nom du française qui respecte enfin le ma- phrase (« Why, it is quite a branch on traduit : « [Watson fut affecté] dakh-Zanskar, un Rajasthan et le maquette impeccable, les planches père et du fils de Pierre Gandel- nuscrit original. Comment et pour- of trade, the putting of sham flies in- au 5 e régiment d’artillerie du Nor- Tibet de Stephen Batchelor, réfé- en couleurs reproduisant des mi- man (Grasset), Grâce et Dénue- quoi un anglais aussi... élémentaire to the sham amber ») comme l’ont thumberland » alors qu’il s’agit en rence absolue en la matière. Mat- niatures, interprétées ce qui n’est ment d’Alice Ferney (Actes Sud), que celui de Sir Arthur Conan toujours fait les éditions améri- fait du « Fifth Northumberland Fu- thias Huber, qui étudia le birman pas négligeable, et l’exhaustivité. Amour noir de Dominique No- Doyle ne traverse-t-il jamais la caines ; quand, page 613 (ligne 18), siliers », un régiment d’infanterie. et le thaï, a conservé cette orienta- Au vu de tout cela, le poids et le guez (Gallimard), La Tunique d’in- Manche sans être déformé, altéré la longueur du silence est de dix La page suivante nous apprend tion, en étendant le catalogue à prix ne sont pas excessifs (646 p., famie de et amputé ? Simplement parce minutes comme indiqué dans les que Watson est sauvé lors de la ba- l’Asie du Sud-Est. Il sollicite uni- 1 450 F). (Fayard), L’Homme du cinquième que, par erreur ou ignorance, les versions américaines alors que taille de Maiwand en Afghanistan versitaires et chercheurs, confie Un petit éditeur, fût-il d’excep- jour de Jean-Philippe Arrou-Vi- éditeurs français traduisent tou- dans le texte original anglais il par Murray, son « aide de camp », Kathmandou à John Sanday, un ar- tion, doit constamment choisir gnod (Gallimard), Le Meilleur des jours des éditions tronquées, qui n’est que de deux minutes, ce qui alors que le grade de Watson ne lui chitecte qui travaille à la restaura- entre ses préférences personnelles mariages de Clémence de Biéville ont souvent été réécrites pour le est plus logique. Ces erreurs, permettait d’avoir qu’un ordon- tion du patrimoine architectural et ce qui est « économiquement dé- (Denoël), Le Sas de l’absence de public américain à la fin du contenues dans les éditions améri- nance, tout simplement (« Murray, de la vallée. Liban, écrit par un fendable ». « C’est une tension per- Claude Pujade-Renaud (Actes XIXe siècle. caines, sont ainsi nombreuses et my orderly... »). Le sommet est at- géographe, ne fait pas l’unanimité. pétuelle, car on ne peut pas se ré- Sud), Coup de lame de Marc Tril- A l’annonce d’une réédition de perturbent parfois la compréhen- teint page 411, dans L’Aventure de Matthias Huber ne s’en émeut cupérer sur un titre. » Pas de lard (Phébus), Le Tunnel sous la l’intégrale Sherlock Holmes en deux sion de l’intrigue comme en page l’escarboucle bleue où l’oie blanche pas : « Nous aimons les guides qui romans à succès pour recouvrer sa Manche de Michel Cyprien (Mer- volumes par le Masque, dans une 665 (ligne 19), où il manque encore (goose) qui avale la pierre précieuse suscitent une polémique. » mise. Comment résiste-t-il ? «En cure de France), Les Sept Noms du nouvelle traduction (de Catherine deux phrases (« What was the devient une dinde... Sa méthode, après avoir « ou- ne bronchant pas, en répondant à peintre de Richard), on pouvait espérer qu’il month ? the sixth from the first ») Thierry Saint-Joanis vert » l’Asie, consiste à « occuper l’attente d’un public qui existe. » Le (Gallimard), Namokel de Cathe- s’agisse enfin de « LA » traduction dans le texte du rituel des Mus- des niches ». « Pour ne pas être en logo de la maison, un cercle non rine Lépront (Seuil). intégrale du texte original de Sir grave, un message codé qui donne ̈ Membre de la société Sherlock compétition avec les grandes mai- fermé, est un symbole zen qui si- Pour le Femina étranger : La Tête Arthur Conan Doyle (comme indi- l’emplacement du trésor. Et sans Holmes de France sons. » Ainsi sont nés Bhoutan, gnifie « éternité ». perdue de Damasceno Monteiro qué sur la couverture). Il n’en est cette phrase, le lecteur ne peut pas Ethiopie, Iran, Madagascar, quatre Danielle Tramard d’ (Christian rien. Le doute naît dès la lecture du comprendre la fin de l’histoire... pays qui n’avaient pas été « cou- Bourgois), Soie d’Alessandro Ba- sommaire et de la traduction du Passages manquants ou modi- (1) Sherlock Holmes, l’intégrale, d’Ar- verts » depuis une vingtaine d’an- ૽ Olizane, 11, rue des Vieux-Grena- ricco (Albin Michel), Autobiogra- titre de l’aventure The Reigate fiés, mais aussi passages inversés. thur Conan Doyle. Traduit par Cathe- nées. En vertu d’un accord de coé- diers, 1205 Genève, Suisse, tél. : 41- phie de ma mère de Jamaica Kin- Squires (« Les Châtelains de Rei- Page 715, au début de Le Patient à rine Richard, Ed. Le Masque-Hachette dition, il échange des titres avec 22-328-52-52, est diffusé en France caid (Albin Michel), Le Procureur gate ») en ces termes : L’Enigme de demeure (The Resident Patient), le Livre, 812 p., 149 F. un éditeur anglais de Hongkong. par Vilo. d’Augusto Roa Bastos (Seuil), Les Cendres d’Angela de Frank bbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbb McCourt (Belfond), La Douleur du dollar de Zoé Valdés (Actes Sud), La Femme égarée de Tim Winton A L’ETRANGER (Rivages), A lire la nuit de Seamus Deane (Actes Sud), La Mitrailleuse Révélations sur Max Frisch d’argile de Viktor Pelevine (Seuil), Dans le noir de Svetlana Velmar- e premier volume de la biographie de l’écri- prit suisse, et il condamne l’ouverture cosmopolite La sélection du Booker Prize Jankovic (Phébus), La Capitale dé- vain et dramaturge zurichois Max Frisch, du Schauspielhaus aux émigrés. Il faudra quinze ans chue de Jia Pingwa (Stock). qui fut la conscience de la gauche intellec- à Frisch, devenu architecte après un premier échec Le Booker Prize est le prix littéraire le plus attendu au Royaume- b Sélection Médicis. Pour le Mé- tuelle helvétique jusqu’à sa mort en 1989, comme romancier, pour changer ses vues de petit- Uni, non pour le montant du chèque (20 000 £) mais parce qu’il dicis français : Les Deux léopards estL titré Vom langsamen Wachsen eines Zorns. Max bourgeois aspirant à s’intégrer à la bonne société fait vendre et que les heureux élus deviennent rapidement million- de Jacques-Pierre Amette (Seuil), Frisch 1911-1955 (Limmat-Verlag, Zurich, 287 p.) Lit- zurichoise, dont il fit plus tard un procès qu’elle ne naires. Du coup, chaque année voit son petit scandale, on critique Le Tunnel sous la Manche de Mi- téralement : De la lente naissance d’une colère. L’au- lui pardonna pas. La rencontre décisive fut celle de les juges, on parle de plagiat (comme l’an dernier à propos de Gra- chel Cyprien (Mercure de France), teur, Urs Bircher, n’est pas un adversaire de Frisch ni Brecht, en 1946, et le voyage qu’il fit à Berlin cette ham Swift), et cette fois certains trouvent que la liste des cinq sé- Les Nuits de Strasbourg de Assia un féroce destructeur de légende. Il avait collaboré année-là acheva de lui ouvrir les yeux. La presse lectionnés est sans intérêt, tandis que d’autres jugent qu’au Djebar (Actes Sud)Les Sept noms avec lui, peu avant sa mort, au Schauspielhaus de suisse commente très diversement cette biographie contraire les paris sont ouverts. La plus grande surprise est que le du peintre de Philippe Le Guillou Zurich, où ont été créées la plupart des pièces de écrite par un auteur qui dit son admiration pour l’iti- roman de Ian McEwan, Enduring Love, n’ait pas été retenu par le (Gallimard), Namokel de Cathe- Frisch, notamment Andorra, qui peut être considé- néraire psychologiquement compliqué et idéologi- jury. Quant à Martin Amis, sans doute lassé de rester trop souvent rine Lépront (Seuil), Les Trois rée comme la meilleure œuvre théâtrale écrite quement courageux qui a mené Max Frisch, bien sur la touche, son nouveau roman, Night Train, sort trop tard (à Parques de Linda Lê (Christian contre l’antisémitisme ordinaire et ses consé- lentement, il est vrai, de la droite à la gauche. deux jours près) pour figurer dans la compétition. Les cinq titres Bourgois), Le Maître des paons de quences criminelles. Cette biographie révèle un as- Alors même que, depuis sa mort, qui a presque retenus sont Quarantine de Jim Grace (Viking), Grace Notes de Jean-Pierre Milovanoff (Julliard), pect du passé de l’écrivain sur lequel celui-ci était coïncidé avec la chute du mur de Berlin, l’étoile litté- Bernard Mac Laverty (Cape), The God of Small Things d’Arundhati Auguste fulminant de Alain Na- resté plus que discret, dont seuls ses proches inter- raire de Max Frisch n’a cessé de pâlir, celle de son Roy, Europa de Tim Parks, The Essence of the Thing de Madeleine daud (Grasset), Amour noir de rogés pouvaient se rappeler, et qu’il était difficile de concurrent Friedrich Dürrenmatt ne cesse de gran- St John (Fourth Estate) et The Underground Man de Mick Jackson Dominique Noguez (Gallimard), mettre au jour à cause de l’embargo que Frisch a mis dir, peut-être parce que le Bernois fils de pasteur (Picador). La Compagnie des spectres de Ly- jusqu’en 2011 sur ses écrits intimes et sa correspon- avait des vues plus cosmiques que le Zurichois en die Salvayre (Seuil), Des hommes dance. (Ceux-ci sont conservés dans la Max Frisch proie, toute sa vie, à des troubles d’identité. La der- b ESPAGNE : des prix qui s’éloignent de François Taillan- Archiv qu’il a aidé à constituer de son vivant et qui nière épouse de Dürrenmatt, l’actrice et réalisatrice Le prix Antonio de Sancha – du nom d’un illustre éditeur et impri- dier (Fayard), La Télévision de est abritée par l’Ecole polytechnique fédérale de Zu- Charlotte Kerr, en litige avec une fondation qui en- meur du Siècle des Lumières – a été décerné pour la première fois Jean-Philippe Toussaint (Minuit), rich). Il suffisait de lire les articles que le jeune tend gérer l’héritage spirituel de l’écrivain, a cédé la par les éditeurs madrilènes et remis à l’ancien ministre de la Exes de Jean-Christophe Valtat homme, dans l’entre-deux-guerres, écrivait pour ga- belle propriété au-dessus de Neuchâtel où il a résidé culture Jack Lang, pour sa « contribution à la culture » et « sa dé- (Gallimard), Chaos de Marc gner sa vie dans la Neue Zürcher Zeitung, journal de quarante ans, jusqu’à sa mort en 1990, pour qu’y soit fense du prix du livre ». La loi espagnole sur le prix unique du livre Weitzmann (Grasset). Pour le Mé- l’establishment financier et de la droite nationaliste créé un Centre Dürrenmatt ouvert aux chercheurs et date de 1990 mais les éditeurs craignent qu’elle ne soit menacée. dicis étranger : America de T. C suisse alémanique. Il s’y montre alors un idéaliste au public. A la fois lieu de rencontre et musée qui L’écrivain Francisco Umbral a reçu le prix Fernando Lara – créé Boyle (Grasset), Le Grand passage prudemment conformiste, antisémite ordinaire, na- abritera 200 dessins et peintures de Dürrenmatt, le par José Manuel Lara, président-fondateur du groupe Planeta à la de Cormac Mc Carthy (L’Olivier), tionaliste sentimental, individualiste qui refuse de centre, subventionné par la Confédération et le can- mémoire de son fils décédé accidentellement il y a deux ans – pour Eureka Street de Robert McLiam condamner le nazisme car il estime qu’un artiste ne ton de Neuchâtel, sera géré par la Bibliothèque na- son roman La Forja de un ladrón (approximativement « La fabrica- Wilson (Christian Bourgois), La doit pas s’abaisser à la politique. Au caricaturiste tionale, sise à Berne, à laquelle l’écrivain a légué tion d’un voleur »). Ce prix est doté de 20 millions de pesetas (en- Mitrailleuse d’argile de Viktor Pe- Gregor Rabinovitch, réfugié d’origine russe, il re- toutes ses archives. viron 1 million de francs). Il avait été remis l’an passé à l’auteur ca- levine (Seuil), Le Syndrome de Ki- proche son attitude anti-allemande, étrangère à l’es- Michel Contat talan Terenci Moix. tahara de Christoph Ransmayr (Albin Michel), Le Procureur de bbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbb b INTERNET : John Updike dans le cyberespace Augusto Roa Bastos (Seuil), Le Li- Le 29 juillet, à la demande de la librairie Amazon, la plus impor- seur de Bernard Schlinke (Galli- tante de la toile Internet, l’écrivain John Updike publiait un para- mard), Les Derniers jours de Hong- AGENDA b DU 3 AU 5 OCTOBRE. LIVRE Paris, rens. : 01-42-34-93-00). graphe de trois cents mots, le début d’une nouvelle, à compléter Kong de Paul Théroux (Grasset), ANCIEN. A Lyon, le Cercle lyon- b LES 10 ET 11 OCTOBRE. RE- par les internautes et dont il devait également écrire le dernier pa- Histoire de la nuit de Colm Toibin b LE 25 SEPTEMBRE. EXTRÉ- nais du livre ancien (CCLA) orga- VUES. A Caen, se réuniront, sur le ragraphe, le 12 septembre. Ce qui fut fait. Avec un tel succès que le (Flammarion). Enfin pour le Mé- MISME. A Paris, l’Observatoire de nise le « 2e Salon du livre ancien et thème « La cause des revues », les site a été assiégé par toux ceux qui voulaient connaître le dernier dicis essais : Le Fleuve Combelle de l’extrémisme organise avec le de l’estampe » le vendredi de états généraux des revues. Organi- mot de cette histoire policière. Quant à ceux qui ont écrit « le mi- (Calmann-Lévy) Centre européen de recherche et 18 h 30 à 22 heures, le samedi de sées par l’association Ent’revues, lieu », paragraphe par paragraphe – environ 16 000 personnes par Le Tombeau de Bossuet de Michel d’action sur le racisme et l’antisé- 11 heures à 19 heures et le di- ces rencontres se dérouleront à jour – ils se partageront un prix de 100 000 dollars, et seront tout Crépu (Grasset), Le Bien et le mal mitisme (CERA), un débat sur le manche de 11 heures à 19 heures. l’abbaye d’Ardenne, 14280 Saint- simplement désignés... au hasard. d’André Glucksmann (Laffont), thème : « Mieux faire face à l’extré- (Rens. : tél. /fax 04-78-30-94-84). Germain-la-Blanche-Herbe. Puissance du sommeil de Jacque- misme : la responsabilité des poli- b LES 4 ET 5 OCTOBRE. BRAS- (Rens. : Ent’revues, 25, rue de Lille, b RUSSIE : la bibliothèque d’Ivan le Terrible line Risset (Seuil), Court traité du tiques ». La journée s’ouvrira à SENS. A Paris, l’association Gippe 75007 Paris, tél. 01-47-03-40-03). Selon l’agence Itar-Tass, un ancien employé du Kremlin, au- paysage de Alain Roger (Galli- 9 h 30 par une allocution de organise des manifestations sur b DU 17 AU 25 OCTOBRE. jourd’hui âgé de quatre-vingt-sept ans, Apalos Ivanov, aurait dé- mard), Aragon de François Tail- Laurent Fabius (Observatoire de trois week-ends au mois d’octobre TRAINS. Des écrivains venus de couvert durant ses années passées au Kremlin, dans un souterrain landier (Fayard), Le Siècle des in- l’extrémisme, centre MBE, 44, rue afin de célébrer le dixième anniver- divers pays européens se sont réu- secret, des coffres pouvant renfermer des livres et des manuscrits tellectuels de Michel Winock Monge, tél. 01-44-07-31-50). saire du Marché aux livres anciens nis au cours de l’année autour du qui auraient appartenu au premier tsar russe. (Seuil). b LES 2 ET 3 OCTOBRE. PATRI- et d’occasion du parc Georges- thème du train, Organisée par le MOINE ÉCRIT. A Lyon, se tiendra Brassens. Le premier week-end Centre culturel d’Anderlecht et la dans le cadre du Mois du patri- rendra hommage à Georges Bras- DRAC Nord-Pas-Calais, cette ren- moine écrit (20 septembre au sens – exposition, dédicaces, ren- contre a donné lieu à la publication 20 octobre) un colloque intitulé contres. Parc Georges-Brassens, des textes écrits à cette occasion et « Mémoire de l’éphémère : fêtes et 104, rue Brancion, 75015 Paris. rassemblés dans le volume Fron- spectacles dans le patrimoine (Rens. : organisation Gippe, tél. : tière belge’97 : Des trains passent la écrit ». (Amphithéâtre de l’Opéra 01-45-32-12-75). frontière (Ed. de l’Aube, 184 p., de Lyon, 1, place de la Comédie, b DU 8 OCTOBRE AU 17 JANVIER 95 F). A l’occasion du Festival 69001 Lyon. Rens. : 01-43-57-85-02) 1998. BILIPO. La Bibliothèque des Frontière belge’97, les écrivains b LE 3 OCTOBRE. PSYCHANA- littératures policières (Bilipo) et les iront à la rencontre de divers pu- LYSE et ARCHÉOLOGIE. L’asso- éditions du Masque organisent une blics. Les écrivains seront réunis le ciation Petite enfance et psychana- exposition « 1927-1997 Le Masque, 20 octobre à Anderlecht et le 24 oc- lyse invite à un colloque 70 ans d’aventures ». L’exposition tobre à Tourcoing. (Rens. : Centre « Psychanalyse et archéologie » au sera ouverte du mardi au vendredi culturel d’Anderlecht, tél. : (00- Centre culturel de Compiègne de 14 heures à 18 heures et le same- 32-2) 522-74-07, DRAC Nord-Pas- (Oise) à partir de 9 heures. (Rens. : di de 10 heures à 17 heures. (48-50, de-Calais, tél. : (00-33) 03-20-06- Fax 03-27-84-55-55). rue du Cardinal-Lemoine, 75005 87-58).