La Sensation, C'est Primordial
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LeMonde Job: WIV3897--0001-0 WAS LIV3897-1 Op.: XX Rev.: 18-09-97 T.: 08:49 S.: 111,06-Cmp.:18,10, Base : LMQPAG 48Fap:99 No:0239 Lcp: 196 CMYK FRANÇOIS JULLIEN CATHERINE LÉPRONT page VII page III 0231 des des LA CHRONIQUE JEUNESSE de Roger-Pol Droit page VI LIVRES VENDREDI 19 SEPTEMBRE 1997 page VIII bbbbbbbbbbbbbbbbbbb Une visite à Claude Simon n entre dans une bâ- à sa transformation, de s’être af- importance dans la littérature du tisse d’apparence fronté à la matière, au bois, aux XXe siècle, l’un de ses cadets, Phi- massive, avec peu sols abîmés. Il n’a pas voulu en lippe Sollers, vient de très loin. En d’ouvertures sur faire un endroit luxueux, il appré- 1960, le premier numéro de la re- l’extérieur, au centre cie une certaine sobriété. Mais tout vue Tel Quel, que ce romancier, d’un village, non est d’un goût parfait. Raffinement, alors âgé de vingt-trois ans, venait loin de Perpignan, simplicité, délicatesse. Oui, décidé- de créer avec quelques amis de son dans l’une des rares ment, c’est comme un de ses ro- âge, contenait un texte de Claude régions de France où il fait vrai- mans. Magnifique. On a envie d’y Simon. Ce n’était pas un hasard. Oment chaud. Pour vivre ici, il faut prendre son temps, de monter et Philippe Sollers préfère de loin la aimer cette chaleur, ces après-midi descendre, de passer de la cour au logique au hasard, et c’est certaine- d’été où rien ne bouge. Le silence salon, de la cuisine au bureau, ment la logique qui l’a conduit près s’installe, étrange, lourd parfois, comme on aime lire et relire ses de Perpignan, pour une visite à comme dans les villes du sud des textes, reposer le livre, en rouvrir Claude Simon, un après-midi de fin Etats-Unis que décrit si bien Car- un autre pour voir comment on y d’été. son McCullers, chauffées à blanc, retrouve les mêmes thèmes, les Quand un écrivain accompli, « le ciel gardant presque en perma- mêmes éléments, pour chercher ce écrivant depuis bientôt quarante nence une teinte d’azur lisse, écla- qui se cache derrière les descrip- ans, rencontre un aîné qu’il estime tante, et le soleil s’embrasant avec – et qui écrit depuis quel- une ardeur féroce ». C’est une mai- Josyane Savigneau que soixante ans –, il se son austère, impressionnante, se- passe forcément quelque crète. Comme est impressionnant tions, quel tableau, quelle carte chose d’étonnant. Et d’émouvant. et secret l’homme qui l’habite, postale, quel moment historique On ne peut certes pas transcrire Claude Simon, dernier en date des ou privé, quel mystère ou quelle dans un journal l’intégralité de leur Prix Nobel de littérature français évidence. longue conversation. Et si elle avait (en 1985, vingt et un ans après que Cet homme né en 1913 vient de été filmée elle n’aurait pas été aussi Sartre eut refusé le sien). terminer un livre... de jeune peu conventionnelle, rapide, pleine Décrire la maison de Claude Si- homme, Le Jardin des Plantes, un d’humour, elliptique parfois – «Je mon, ce pourrait être, métaphori- récit provocant, énergique, drôle, n’en dis pas plus, vous savez de quoi quement, parler de sa création ro- qui fait paraître vieillots, compas- je parle, puisque vous écrivez vous manesque. Un extérieur assez sés, sans style, bien des romans pu- aussi » –, ponctuée de rires, de rude, presque inquiétant et mysté- bliés cet automne, écrits par de traits féroces, de générosité aussi, rieux, et puis, au-dedans, une tout supposés jeunes gens. Quand cette d’accords évidents – « Oui, oui, autre atmosphère. De beaux es- œuvre, réputée « difficile », a été nous nous comprenons ». Voilà deux paces, des couleurs, de la lumière, couronnée par le jury du Nobel, personnes qui ne se contentent pas une cour intérieure, des arbres et Claude Simon a été invité dans le de parler de littérature. Abstraite- des fleurs, des escaliers monumen- monde entier. Seul son propre pays ment. Pour eux c’est une affaire sé- taux et d’autres petits et cachés. semble l’avoir boudé. Un hebdo- rieuse, périlleuse, vitale. Concrète. Une sorte de labyrinthe enchan- madaire respectable, L’Express, a Physique. « La vérité, en littérature, teur. Un bureau dépouillé, de très même expliqué que ce Nobel était cela passe par le corps », dit Sollers. grosses poutres. « Nous avons un camouflet infligé à l’image de la « Le concret, c’est ce qui est intéres- beaucoup travaillé dans cette mai- France sans susciter l’indignation sant, en dehors, c’est du n’importe son, Réa (son épouse) et moi ; ce générale, tant sont fortes, dans une quoi », précise Claude Simon. A plafond, je l’ai arrangé de mes nation où chacun se croit poten- chaque phrase, dans son livre mains, ces poutres, je les ai décapées tiellement écrivain, la jalousie, l’en- comme dans sa conversation, on moi-même. » Claude Simon se sent vie, la rancœur. sent que son bonheur d’écrire est bien dans ce lieu, il est heureux L’admiration qu’éprouve pour le intact. Et le sera jusqu’à la dernière d’avoir personnellement contribué travail de Claude Simon, pour son ligne et jusqu’au dernier mot. LUTFI ÖZKÖK La sensation, c’est primordial e qui m’a toujours pourrait être « Portrait d’une mé- roman comme un enseignement, – Tant pis pour eux. frappé, dans vos livres, moire ». comme Balzac, un enseignement – L’importance de la sensa- c’est à quel point l’His- – Pas exactement le titre, mais social, un texte didactique, on ar- tion... Cela me fait penser à toire apparaît sous c’est, en quelque sorte, ce que j’ai rive, à mon avis, aux moyens de un mot de Cézanne : «Les Cune forme concrète, comme le essayé de faire : une description. composition qui sont ceux de la sensations formant le fond de résultat sans cesse repris d’une Vous savez, il y a cette réflexion de peinture, de la musique ou de l’ar- mon affaire, je me crois impéné- expérience personnelle. Dans Le Tolstoï que j’ai citée dans mon dis- chitecture : répétition d’un même trable. » Jardin des Plantes, vous ironisez cours de Stockholm : un homme en élément, variantes, associations, – Pas mal... Mais moi, je ne crois même sur ceux qui croient que bonne santé perçoit couramment, oppositions, contrastes, etc. Ou, pas être impénétrable. la littérature est une sorte de jeu sent et pense un nombre incal- comme en mathématiques : arran- – Pas impénétrable, peut-être, formel, indifférent au contexte culable de choses à la fois. Là est le gements, permutations, combinai- mais multiple. Il y a dans votre historique où il se déroule. On problème. Vous devez le connaître sons. livre plusieurs narrateurs, reconnaît sans peine dans cette puisque vous écrivez. L’écriture ne – Mais on passe avant tout par plusieurs positions subjectives, critique les propos de l’époque, peut présenter les choses que suc- la sensation. plusieurs « Claude Simon », en de Jean Ricardou et d’Alain cessivement et dans un certain – Pour moi, c’est primordial. somme. On voit ainsi un Robbe-Grillet. ordre. Partant d’un même spec- – La sensation, c’est l’obsession collégien, un contrebandier – Je n’ironise pas ; j’ai donné tacle, selon que j’écris « le pont d’un écrivain comme Céline. Il a d’armes pendant la guerre d’Es- telle quelle la transcription d’un franchit la rivière » ou « la rivière été cavalier de guerre comme pagne, un cavalier conduit à débat... passe sous le pont », mon lecteur ne vous. Qu’est-ce que vous pensez une mort à peu près certaine – Tout de même, l’effet pro- verra pas la même image. de lui ? Vous n’en parlez jamais. pendant la guerre en 1940, et duit est cocasse, puisqu’il s’agit dont vous au fond de savoir si votre aven- Un entretien de Philippe Sollers avec Claude Simon dites de fa- ture de guerre, en 1940, est une çon très réalité objective ou non. – Mais on peut essayer la si- – Céline ? Je le place très haut. Et étrange qu’il est mû par une – Oui... Mais bien que je sois loin multanéité, et c’est ce que vous je l’ai dit depuis longtemps. Il y a sorte de mélancolie. d’être d’accord avec notre ami faites. plus de vingt ans, la Télévision sar- – Oui, un état de mélancolie. En Robbe-Grillet sur beaucoup de – On peut essayer quelque chose roise est venue à Paris. Ils ne trou- fait, c’était un désir éperdu de points, il a dit quelque chose que qui en donne l’idée... vaient personne pour parler de Cé- vivre. Jamais le monde ne m’avait je peux absolument contresigner : – Si on est sensible au langage, line. J’ai dit : « Mais oui. » Il n’y a paru si beau, jamais je n’avais eu « Le monde n’est ni signifiant ni ab- à la peinture ou à la musique, on que moi qui en ai parlé. Proust et autant envie de vivre, et j’allais surde : il est. » Et Barthes a tenu un sait très bien comment cela se Céline, ce sont les deux grands écri- mourir. Par conséquent, le mot propos presque identique : « Si le passe. Mais la mémoire hu- vains français de la première moitié « mélancolie », je ne le vois pas tel- monde signifie quelque chose, c’est maine, ce qui définit l’essence du XXe siècle. Je me souviens qu’on lement comme une tristesse. Je le qu’il ne signifie rien.