banquet d’avril Directrice artistique : Monique Hervouët 06 11 11 21 88 [email protected] www.banquetd’avril.fr

DOSSIER PEDAGOGIQUE

LE de Molière Mise en scène Monique Hervouët

Création Octobre 2011 SOMMAIRE LE TARTUFFE

de MOLIÈRE Mise en scène : Monique HERVOUET Compagnie banquet d’avril

Coproduction : Le Grand R / Scène Nationale de la Roche-sur-Yon

Avec Loïc AUFFRET Loyal /L’exempt/ Laurent • Mise en scène par Monique Hervouët Ghyslain DEL PINO Tartuffe Solenn JARNIOU Dorine Marion MALENFANT Mariane - Note d'intention : Monique Hervouët...... p 4 Glenn MARAUSSE Damis - Hypocrites...... p 6 Jean-Pierre NIOBE Cléante - 3 Versions, 2 interdictions...... p 7 Hélori PHILIPPOT Valère - Résumé...... p 8 Hélène RAIMBAULT Mme Pernelle - L'auteur...... p 9 Gwenaël RAVAUX Elmire - Préface-avertissement de Molière à ses censeurs...... p 10 Didier ROYANT Orgon

Scénographie Emilie LEMOINE Lumière Yohann OLIVIER • D'une mise en scène à l'autre (1907-2008)

Chargée de production - communication Elise MAINGUY Administration Danièle OREFICE - Tartuffe à l'épreuve du temps...... p 12 - Les mises en scène du "Tartuffe" au début du siècle...... p 14 - Louis Jouvet, Théâtre de l'Athénée, 1950...... p 15 - Roger Planchon, Théâtre National populaire, 1973...... p 17 - Antoine Vitez, Festival d'Avignon, 1978...... p 20 - Jacques Lasalle, Théâtre National de Strasbourg, 1984...... p 21 - Ariane Mnouchkine, Théâtre du Soleil, 1995...... p 23 - Jean-Marie Villégier, Théâtre de l'Athénée, 1999...... p 26 - Stéphane Braunschweig, Théâtre National de Strasbourg, 2008...... p 28

Crédit photo : Isabelle Jouvante Aide à la résidence : Théâtre Quartier Libre d’Ancenis. Aides à la logistique : Théâtre Universitaire de Nantes, Onyx / La Carrière de Saint Herblain. Avec le soutien de : la Scène Conventionnée de Sablé-sur-Sarthe, l’Office Municipal de la Culture de Segré, Onyx / La Carrière de Saint Herblain, Ville de Sainte-Luce-sur-Loire. Aides à la création : La DRAC Pays de La Loire, le Conseil Régional des Pays de la Loire, le Conseil Général Loire-Atlantique, la Ville de Saint Herblain et la SPEDIDAM.

Compagnie conventionnée DRAC Pays de La Loire et Ville de Nantes , aide au fonctionnement de la région des Pays de La Loire.

2 3 toriale. Orgon trouve là un nouveau registre à l’affirmation de soi : dans la perversité de celui qui se fait l’esclave du maître qu’il a lui-même désigné, il exulte en chef absolu d’un ordre Note d'intention impitoyable qu’il impose aux siens. Monique Hervouët La dissidence familiale résiste comme elle peut. La violence sectaire plonge dans l’angoisse de ne plus pouvoir raisonner (Molière en tire d’ailleurs la source principale du comique de la pièce). Le mariage forcé paralyse les plus jeunes : le suicide semble la seule issue pour Marianne.

LE TARTUFFE de Molière : Le scénario a-t-il été totalement prémédité par Tartuffe? Voici une autre énigme. Certes, la mise en scène parfaite de son renoncement à tout bien terrestre sera pour lui tout bénéfice: Orgon, déshéritant ses enfants, lui lègue toute sa fortune. Mais on constate qu’il n’a UNE FAMILLE EN CRISE MINÉE rien demandé, il ne fait qu’accepter ce qu’on lui donne. Géniale manipulation d’un voyou séducteur ou profit inattendu d’un hôte s’avérant plus zélé PAR UN ÉTRANGER DE PASSAGE que prévu ?

Molière nous perd dans les tréfonds de l’intime, broussailles de contradictions d’autant plus En retardant son entrée au 3e acte, Molière nous le confirme : ce n’est pas Tartuffe le touffues qu’elles s’enracinent dans l’insatisfaction et la culpabilité. Alors s’ouvrent encore personnage principal. Cette pièce en alexandrins, qui fit scandale dès sa création en 1664, d’autres questions offertes à un passionnant « laboratoire » du personnage : propose infiniment plus que l’image grotesque d’un faux dévot lubrique et intéressé : elle « Vrai » plaisir d’une Elmire s’offrant « pour de faux » à Tartuffe, son mari caché sous la table? nous expose le contexte et les conséquences de l’irruption du fanatisme religieux au sein Elle que Molière nous dit migraineuse dans son mariage de « raison », trouverait-elle dans ce d’une communauté nantie. jeu scabreux une réelle inspiration ? Tartuffe est-il « amoureux » d’Elmire ? Est-ce pour elle qu’il occupe la maison ? Ou bien est-il Proche du pouvoir, Orgon semble au mieux sur l’échelle de la réussite sociale, son second plus crûment à bout d’abstinence ? Molière nous dirait-il alors combien, en condamnant le mariage avec Elmire pourrait attester de sa vitalité et de son épanouissement. Et même s’il plaisir, le monde dévot est à l’origine de sa perversion ? semble quelque peu intimidé par sa propre mère, il n’a rien d’un pantin crédule de comédie. Qu’est-ce donc qui le pousse à accueillir chez lui ce miséreux fanatique qui n’accepte que la Comme pour tout chef d’oeuvre, une lecture d’aujourd’hui du Tartuffe trouve tout naturelle- moitié de son aumône, reversant l’autre moitié aux pauvres ? ment de nouvelles pertinences. Le mariage forcé par exemple, qui nous semblait si anachro- nique il y a quelques années, a rattrapé nos petites soeurs des quartiers. Le fanatisme venu d’ailleurs s’exprime maintenant dans notre environnement immédiat. Mais il serait trop facile de pointer esthétiquement tel ou tel (stigmatiser dit-on). Notre Tartuffe restera dans l’iconographie d’origine, celle du catholicisme, s’offrant au décryptage de la mécanique diabolique de tout fanatisme.

Monique Hervouët.

Extrait du spectacle en cliquant ici

Crédit photo : Isabelle Jouvante

De quoi est faite la culpabilité profonde d’Orgon pour élever ce pauvre type au rang lumineux de rédempteur ? Quelle(s) faute(s) a-t-il donc à expier auprès de ce gourou domestique ? Cette énigme, qu’on en cherche la clé du côté de la richesse amoncelée, de l’insatisfaction sexuelle, de la peur de la mort, de l’ennui ou de l’ivresse du pouvoir (ou de tout cela à la fois), me semble être le moteur intemporel de la pièce. En offrant gîte et couvert à ce va-nu-pieds irradiant de ferveur ascétique, Orgon accueille plus qu’un directeur de conscience: une nouvelle façon d’être maître du monde. Et la famille Crédit photo : Isabelle Jouvante est le cadre idéal pour l’expérimentation de la toute puissance d’une religion devenue dicta-

4 5 Hypokrites 3 versions, 2 interdictions Sous le nom de «Tartuffe» se présente un hypocrite, c’est-à-dire, au sens étymologique, un acteur ( hypokrites, en grec). Dans «Le Tartuffe», c’est le théâtre qui est d’abord en scène. La comédie, telle que nous la connaissons, n’est que la troisième version de la pièce. Les dif- Avec toute sa capacité de faire illusion. ficultés auxquelles Molière se heurte pour l’imposer l’amènent à remanier plusieurs fois son texte, sans qu’on puisse savoir exactement quelles modifications précises il y apporte.

De toutes les comédies de Molière, «Le Tartuffe» est celle qui a suscité, depuis sa création, non seulement le plus grand nombre de représentations, mais également le plus de variétés Mai 1664 : « Tartuffe ou l’hypocrite » et même de contradictions dans l’interprétation des rôles et dans la mise en scène. A Versailles, dans le cadre des somptueuses réjouissances « Plaisirs de l’île enchantée », Molière Spectacle « classique » s’il en est, «Le Tartuffe», avec environ 3500 représentations, reste joue une pièce en 3 actes intitulée « Tartuffe ou l’hypocrite ». Cette première version, qui de loin la pièce la plus jouée à la Comédie Française, selon une fréquence en constante demeure aujourd’hui inconnue, sera immédiatement frappée d’interdiction sous la pression progression (près de 1500 au XXe siècle). de la toute puissante Compagnie du Saint Sacrement qui entendait rétablir un ordre moral Et c’est sans compter les innombrables créations proposées sur d’autres scènes : au XIXe rigoureux auquel le Roi ne pouvait ouvertement s’opposer. Il est possible que dans une haine siècle, on compte près de 10 000 représentations, et le XXe siècle ne doit pas être très loin égale pour ces dévots radicaux, le Monarque et l’auteur fussent secrètement complices pour du double. C’est dire l’attrait que la pièce n’a jamais cessé d’exercer sur les gens de théâtre. présenter cette satire, au risque de la censure.

Mais, contrairement à nombre d’autres comédies moliéresques, ces multiples représenta- tions n’ont jamais contribué véritablement à créer une tradition de jeu. Les grands rôles Août 1667 : « L’imposteur » de la pièce ont pratiquement donné lieu à autant d’interprétations différentes qu’ils ont pu Molière propose à nouveau sa pièce, en 5 actes cette fois, sous un nouveau titre et dont le avoir d’interprètes. personnage principal est devenu un certain « Panulphe », homme d’épée. Après une première représentation triomphale, la pièce est à nouveau interdite, avec menace d’excommunication Le prix Tartuffe de l’archevêque de Paris contre quiconque voudrait « représenter, lire ou entendre réciter la Créé en 2004 par Orphéon – Bibliothèque de théâtre Armand-Gatti, l’Observatoire de la censure susdite comédie, soit publiquement, soit en particulier, sous quelque nom et quelque prétexte réunit des artistes, écrivains, éditeurs, programmateurs, bibliothécaires. Un lieu de réflexion et que ce soit ». Cette version, pas plus que la précédente n’est parvenue jusqu’à nous. d’information sur la censure et l’autocensure. Il décerne chaque année le prix Tartuffe à un écrivain ou artiste victime de la censure, ou à un livre qui défend la liberté d’expression. Février 1669 : « Le Tartuffe ou l’imposteur » Le prix Tartuffe 2010: Irène Frachon pour «Médiator 150mg. Combien de morts?» Sous ce titre, à partir de mai 1668, Molière organise, malgré la menace d’excommunication, (Éditions Dialogues.fr, Brest). quelques lectures privées. La levée de l’interdiction aura lieu à la faveur de la « Paix de Clé- ment IX » (réconciliation des jansénistes avec le pape) en janvier 1669. La comédie sera créée le 5 février, dans une atmosphère de triomphe.

La succession d’interdictions aura tant fait enfler la rumeur publique, que le nom du person- nage « Tartuffe » (première version de 1664) deviendra un nom commun précédé d’un article : « Le Tartuffe » (version définitive et seule connue de nous).

Crédit photo : Isabelle Jouvante

6 7 Résumé L’auteur

Jean-Baptiste Poquelin Orgon est un homme riche tombé sous la coupe de Tartuffe, personnage animé d’une foi Pseudo : Molière catholique radicale et ultra conservatrice. Orgon est le seul (avec sa mère, Madame Pernelle) Né à Paris le 15 janvier 1622 à être dupe de Tartuffe, que les autres membres de la famille tiennent pour un hypocrite Auteur, metteur en scène, comédien intéressé. Scolarité : Collège des Jésuites de Clermont (actuel Lycée Louis Le Grand) Devenu directeur de conscience d’Orgon, Tartuffe dicte la conduite morale de toute la Licence en droit à Orléans maisonnée et tire grand profit de sa situation, se voyant proposé d’épouser la fille de son bienfaiteur, alors même qu’il tente de séduire Elmire, la femme d’Orgon, beaucoup plus 1640 : Avocat. Rencontre Scaramouche, comédien italien, puis Madeleine Béjart, comé- jeune que son mari. dienne de 24 ans, directrice de troupe. Démasqué grâce à un piège tendu par cette dernière afin de convaincre son mari de l’hypo- crisie de son protégé, Tartuffe veut chasser Orgon de chez lui grâce à une donation inconsi- 1643 : Cofondateur de l’Illustre Théâtre. Prison pour dettes. dérée que celui-ci lui a faite de ses biens. En se servant de papiers compromettants qu’Orgon 1645 à 1658 : Décentralisation, surtout dans le midi de la France. Cherche et ob- lui a remis, il va le dénoncer au Roi. Imprudence fatale : le Roi a conservé son affection à tient la protection de plusieurs grands personnages du royaume dont Monsieur, frère du roi. celui qui l’avait jadis bien servi. Il lui pardonne et c’est Tartuffe qui est arrêté. Acte I : « Tartuffe : on en parle ! » Mariane, dont le sort semble scellé, livre à 1658 : Représentation décisive à Paris, devant le roi. Obtient la possibilité d’utiliser en La scène d’exposition s’articule autour du dé- son père son désespoir de se voir promise à alternance une salle parisienne : le Petit-Bourbon. part mouvementé de Madame Pernelle, mère Tartuffe. Elmire décide alors d’agir. Face à l’in- d’Orgon, révoltée du train de vie que mènent crédulité et à l’aveuglement de son mari, elle 1659 : Il affirme son style avec « Les Précieuses Ridicules » : allier à la tradition de la farce belle-fille et petits enfants. lui propose de lui apporter la preuve de l’hypo- la satire aiguë d’une mode contemporaine : Ainsi l’acte s’ouvre sur le chaos installé par Tar- crisie de son protégé. Elle demande à Orgon de « Le devoir de la comédie étant de corriger les hommes en les divertissant, j‘ai cru tuffe dans cette riche famille bourgeoise. Orgon se cacher sous la table afin qu’il puisse assister apparaît alors. Il fait à sa façon le portrait de à une entrevue « très privée » entre Tartuffe et que, dans l’emploi où je me trouve, je n’avais rien de mieux à faire que d’attaquer l’intrus dévot, racontant à Cléante, son beau- elle-même. par des peintures ridicules les vices de mon siècle » frère, avec une émotion toute amoureuse, sa La nature profonde du dévot, encouragée par (Premier placet présenté au Roi , sur la comédie de Tartuffe). première rencontre avec Tartuffe. une Elmire tenant à merveille son « rôle » Acte II : « Les ravages du mariage forcé » dans ce scabreux stratagème, explose dans une 1659 à 1673 : création de 29 comédies. Responsable des fêtes à Versailles, il jouit Orgon veut briser son engagement envers Valère ardente démonstration d’appétit sexuel. d’un grand crédit auprès de Louis XIV (qui sera le parrain de son premier enfant) et pour et marier sa fille Mariane à Tartuffe. Douleur Furieux et effondré, Orgon admet lamenta- lequel il inventera le genre nouveau de la « comédie-ballet ». Malgré ce lien exceptionnel, infinie de la jeune fille, violence des échanges blement la vérité et veut chasser l’imposteur : Molière n’échappera pas à la censure de son « Tartuffe » dont il attendra 5 années l’autori- entre la servante Dorine et le maître, dispute en vain, car la maison appartient désormais à sation. entre les deux amants. Dorine s’efforce de réta- Tartuffe. blir la raison. Acte V : « Rex in machina » Acte III : « Tartuffe triomphe » Tartuffe réclame l’arrestation d’Orgon, comme 17 février 1673, à Paris : 4e représentation du « Malade Imaginaire » et mort de Tentative de Tartuffe pour séduire Elmire. traître au Roi (Orgon l’avait mis au courant Molière. Sur intervention du roi, il échappera à la fosse commune. L’adolescent Damis, qui a assisté à la scène en pour une cassette qu’un ami lui avait confié, On ne possède aucune ligne écrite de sa main, ni aucune confidence autre que son oeuvre secret, en informe son père. Conséquence inat- cette cassette contenant des documents com- seule. tendue : Orgon chasse son fils et fait de Tartuffe promettants). son unique héritier. Coup de théâtre : l’officier de police lui Acte IV : « La mise en scène d’Elmire » rétorque que c’est lui, Tartuffe qu’on va arrêter Cléante tente en vain de mettre Tartuffe en face sur le champ sur ordre du Roi. Tartuffe ne de ses responsabilités. Il est la cause du renvoi comprend pas. de Damis. Quant à l’héritage, il lui indique qu’il C’est que le Roi, en récompense des services n’a aucune légitimité pour en bénéficier. Tar- rendus par Orgon, lui pardonne cette corres- tuffe reste intraitable : il n’interviendra pas pour pondance et annule les papiers signés faisant aider Damis et il ne peut refuser cette donation. acte de donation à Tartuffe.

Crédit photo : Isabelle Jouvante

8 9 Préface- avertissement de Molière à ses censeurs

Voici une comédie dont on a fait beaucoup de bruit, qui a été longtemps persécutée ; et les gens qu’elle joue ont bien fait voir qu’ils étaient plus puissants en France que tous ceux que j’ai joués jusqu’ici. Les marquis, les précieuses, les cocus et les médecins ont souffert dou- cement qu’on les ait représentés, et ils ont fait semblant de se divertir, avec tout le monde, D'une mise en scène des peintures que l’on a faites d’eux ; mais les hypocrites n’ont point entendu raillerie; (…) C’est un crime qu’ils ne sauraient me pardonner ; et ils se sont tous armés contre ma comédie à l'autre... avec une fureur épouvantable. Ils n’ont eu garde de l’attaquer par le côté qui les a blessés ; ils sont trop politiques pour cela, et savent trop bien vivre pour découvrir le fond de leur âme. Suivant leur louable coutume, ils ont couvert leurs intérêts de la cause de Dieu ; et Le Tar- (1907 - 2008) tuffe, dans leur bouche, est une pièce qui offense la piété. Elle est, d’un bout à l’autre, pleine d’abominations, et l’on n’y trouve rien qui ne mérite le feu. (…)

Si l’on prend la peine d’examiner de bonne foi ma comédie, on verra sans doute que mes intentions y sont partout innocentes, et qu’elle tend nullement à jouer les choses que l’on doit révérer; que je l’ai traitée avec toutes les précautions que me demandait la délicatesse de la matière et que j’ai mis tout l’art et tous les soins qu’il m’a été possible pour bien distinguer le personnage de l’hypocrite d’avec celui du vrai dévot. J’ai employé pour cela deux actes entiers à préparer la venue de mon scélérat. (…) Ainsi parle Tartuffe : Je sais bien que, pour réponse, ces messieurs tâchent d’insinuer que ce n’est point au théâtre à parler de ces matières ; (…) Si l’emploi de la comédie est de corriger les vices des hommes, « Ouvre ce livre. Oublie ce que tu sais de moi ou ce que tu crois savoir, ce je ne vois pas pour quelle raison il y en aura de privilégiés. Celui-ci est, dans l’Etat, d’une qu’on t’a appris ou ce que tu as cherché à connaître : tout est nouveau. conséquence bien plus dangereuse que tous les autres ; et nous avons vu que le théâtre a une Chaque fois je suis différent. Pour chaque génération, d’innombrables effigies, grande vertu pour la correction. des milliers de figurations, toutes dissemblables par leur visage, leur costume, Les plus beaux traits d’une sérieuse morale sont moins puissants, le plus souvent, que ceux leur voix, sont sorties de moi. de la satire ; et rien ne reprend mieux la plupart des hommes que la peinture de leurs défauts.(…) Chaque fois qu’on me lit, qu’on m’écoute ou qu’on me joue, je suis un Autre. On me reproche d’avoir mis des termes de piété dans la bouche de mon Imposteur. Ne cherche pas à me reconnaître. » Et pouvais-je m’en empêcher, pour bien représenter le caractère d’un hypocrite ? (…)

On doit approuver la comédie du Tartuffe, ou condamner généralement toutes les comédies. Louis JOUVET- Témoignages sur le théâtre

Molière Extraits de la préface de la première édition « le Tartuffe ou l’imposteur » 1669

10 11 dramatique français ? Chaque génération a voulu l’enfermer dans ses préoccupations et ses modes éphémères. Alors Tartuffe à l'épreuve que le propre d’une création de cette richesse est de défier le temps, et de rejoindre sinon l’éternel, du moins le permanent. Comment retrouver la véritable architecture d’un monu- du temps ment qui depuis trois siècles a subi les démolitions, les transformations, les additions des comédiens, des metteurs en scène, des professeurs et des critiques qui, croyant restaurer ou entretenir, n’ont fait que transformer une bâtisse claire et plaisante en maison du mystère et de l’ennui ?

Le temps a fait son œuvre. Il serait puéril de se leurrer du vain espoir de rendre à « Tartuffe » son climat d’origine. Nous sommes au XXe siècle et malgré notre désir de dépouillement nous ne pouvons, en raison des rythmes trépidants que l’époque nous impose, nous remettre dans "Tartuffe" de Friedrich W.Murnau, l’état d’esprit d’un spectateur du XVIIe siècle. 1925 POINT DE VUE : Cependant, le théâtre possède le rare privilège, certains soirs, de dépouiller le spectateur du " CHAQUE ÉPOQUE EST AMENÉE A RÉÉVALUER LA PIÈCE " superficiel et de l’éphémère, d’effacer le temps, de créer un climat juste où l’extérieur s’es- tompe devant l’intérieur qui s’illumine. Ce phénomène de recréation, de redécouverte se produit quand l'oeuvre d’art respire dans sa nudité. Dès sa création en 1664, et sa rapide interdiction sous la pression du parti dévot, « Tartuffe » a été l’objet d’interprétations diverses et divergentes. Dès le XVIIe siècle, on s’est demandé Si l’auteur, le metteur en scène, les comédiens ne s’effacent pas devant la vérité et la sincérité qui était véritablement le personnage de Tartuffe. Molière a-t-il eu pour visée de dénoncer des personnages représentés, jamais ce moment sublime ne pourra être atteint. Ils pourront simplement l’hypocrisie comme vice suprême ? A-t-il voulu critiquer la forme particulière amuser, distraire, intéresser par leur originalité propre, leurs manies, leurs tics, leur inven- que prenait ce vice dans la religion ? Ou a-t-il souhaité s’en prendre à la religion elle-même, tion ; ils pourront leurrer, tromper : jamais ils ne rejoindront cet état d’oubli qui recrée la comme reposant en son principe sur ce « vice privilégié » ? conscience. Il faut donc servir et non se servir. Chacune de ces trois propositions a trouvé des défenseurs passionnés et des contempteurs qui ne l’étaient pas moins. Et ces débats ont eu des répercussions tout à fait décisives dans Fernand LEDOUX (note d'intention de mise en scène – 1951 ) le domaine des représentations scéniques de la pièce.

Pièce éminemment politique en ceci qu’elle montre de la manière la plus précise et complète qui soit le fonctionnement de l’idéologie religieuse, chaque époque, chaque siècle, chaque génération, est amenée, dans sa situation historique propre, à la réévaluer, à en donner une interprétation générale, une nouvelle lecture.

On sait par exemple que sous la Restauration, alors que la liberté d’expression était plus que restreinte, en particulier concernant les questions religieuses, les représentations de « Tartuffe » étaient l’occasion pour les spectateurs d’entendre des propos considérés comme antireligieux. De bruyantes manifestations d’enthousiasme à certaines répliques de Tartuffe - Théâtre de la République, 1799 la pièce tenaient lieu de manifestation publique de défiance vis-à-vis d’un régime dont l'Église catholique était le plus sûr soutien. Karim HAOUADEG (Extrait de «Tartuffe fin-de-siècle 2009 »)

POINT DE VUE CONTRAIRE : " DÉFIER LE TEMPS "

Il faudrait des années pour lire les multiples analyses, critiques, études, commentaires qui ont paru sur « Le Tartuffe » de Molière. Et chose étrange, plus on les lit, moins on sait où l’on en est. Car tout à beau s’y répéter, tout s’y contredit et s’y déforme. Comment le chef- Tartuffe - Mise en scéne Gwenaël Morin, 2010 d'oeuvre a-t-il pu résister à tant de maladroites admirations, à tant de confusion, d’inter- prétations qui embrument à plaisir la pièce la plus simple et la plus claire du répertoire

12 13 Louis J Les mises en scène du Louis Jouvet, Théâtre de "Tartuffe" au début du L'Athénée, 1950 siècle

" HOMME D'ÉGLISE OU ESCROC ? "

A la charnière du XIXe et du XXe siècle, une certaine indécision règne dans la façon dont les " MAINTENIR L'AMBIGUÏTÉ " comédiens abordent leur rôle. Coquelin aîné, loin de l’interprétation de son cadet, ne craint pas d’affirmer que « Tartuffe est un mystique. Tartuffe croit ». Un peu plus tard, Paul Mounet Dans sa mise en scène, Jouvet souhaite en fait un aventurier plein d’allant et d’allure, tandis que Silvain suggère, par son costume et que l’ambiguïté soit maintenue le plus ses manières onctueuses, l’homme d’église, là ou Charles Le Bargy, revenant à la source, le longtemps possible sur le personnage de montre comme un être d’instinct, goinfre, brutal, escroc de la plus vile espèce. Tartuffe. Sa dévotion est-elle sincère ou non? Le public ne doit pas voir d’emblée un faux dévot, afin que sa vision du ANTOINE, PREMIER METTEUR EN SCÈNE : personnage puisse être multiple, contra- UN DÉCOR DE PIÈCE CONTEMPORAINE dictoire. Il doit pouvoir partager la fascination d’Orgon pour cet être hors Toutefois, plus encore que par ces interprétations de grands comédiens, le début du siècle du commun, qui semble habité par Dieu. est marqué par l’avènement de celui qui va progressivement imposer sa domination sur la Bref, l’interprétation doit être ouverte. représentation et transformer de façon radicale l’approche du répertoire : le metteur en scène. Pas question de camper un être mielleux En octobre 1907, André Antoine propose, à l’Odéon, ce qu’on peut considérer comme la et hypocrite, pour bien montrer aux première mise en scène moderne du « Tartuffe ». De façon symptomatique, et entendant spectateurs ce qu’ils doivent en penser. monter la pièce comme une pièce contemporaine en lui apportant la même force spectacu- Du reste, Orgon n’est pas un imbécile, il est laire, il fait porter l’essentiel de ses préoccupations non sur le jeu des comédiens mais sur sincère dans ses convictions et si Tartuffe le décor : au premier acte, on est dans le jardin d’Orgon, aux deuxième et troisième, dans contrefaisait à longueur de journée, il ne une salle basse meublée de façon bourgeoise, au quatrième dans un petit boudoir qui sert les pourrait pas l’ignorer. approches de Tartuffe et rend plus vraisemblable une conduite à la fois prudente, parce que De l’interprétation de Tartuffe, découlent échaudée, mais plus que jamais entreprenante ; au cinquième acte enfin, l’agitation qui règne toutes les autres. Orgon n’est pas d’emblée prend place dans le vestibule ouvert à toutes les allées et venues et à tous les mouvements un ridicule, il le devient par son aveuglement, Elmire est une femme tiraillée, ébranlée par d’un dénouement riche en surprises. la passion que lui porte Tartuffe. Si elle met son mari au fait des agissements de ce dernier, c’est sans doute pour les dénoncer, mais aussi pour se prémunir d’elle-même, pour ne pas être tentée de céder. ANNÉES 20 : DEUX APPROCHES INNOVANTES " AUSTÉRITÉ " Accent auvergnat Les années de l’entre-deux-guerres sont marquées par la mise en scène de Lucien Guitry qui, La mise en scène est placée sous le signe de l'austérité. Le décor et les costumes de Georges en 1923, au Théâtre du Vaudeville, apporte au rôle de Tartuffe une innovation qui dépasse Braque sont extrêmement simples, ils n’ont rien d’ostentatoire. Le salon bourgeois est certes le seul jeu de scène : il donne en effet au personnage l’accent auvergnat. Façon, certes, de se luxueux, mais n’est composé que de trois panneaux de couleurs : une beauté sévère et un peu singulariser, mais aussi et plus profondément de marquer le côté paysan, rustre, d’un person- inquiétante. Au final, le mur du fond s’élève devant six messieurs, accoutrés en magistrats, de nage mal dégrossi, et par-là de couper avec toute idée d’une vision noble. manière outrée, qui viennent donner lecture des décisions du roi. Un tableau spectaculaire, Outrance sensuelle baigné dans une couleur rouge, qui contraste avec le reste de la pièce, soulignant l’artificialité Cette approche originale entraîne, par réaction, l’interprétation, en 1926, de Charles Grand- de cette « fin heureuse » de comédie. val qui renoue avec la lubricité grossière et l’outrance sensuelle, jusqu’à donner à la scène avec Elmire un ton carrément scabreux, accentué par le peu de résistance que la jeune femme, " TARTUFFE SÉVÈRE ET MÉLANCOLIQUE " qu’interprète Mlle Ventura, oppose aux caresses appuyées qui lui sont faites. Jouvet, interprète de Tartuffe, ne prend pas à la lettre l’indication de Molière selon laquelle Jean SERROY extrait de la préface à l'édition Folio Gallimard " Le Tartuffe " le personnage serait « gros et gras et la mine vermeille ». Il campe un être à la mine ascétique,

14 15 sombre et élégant, cheveux plats sur le dessus de la tête, se terminant en boucle qui tombent sur les épaules, grand noeud de velours autour du cou, jabot blanc et manchettes blanches ; costume strict, mais parfaitement coupé et relevé de quelques passementeries. Le personnage Roger Planchon, est digne, sévère, mélancolique, mais il veut plaire et est trahi par son désir, par son amour pour une jeune mariée. Théâtre National Populaire, 1973 Jouvet a ouvert une brèche dans l’interprétation de Tartuffe. Sa mise en scène a montré que la pièce de Molière est assurément plus riche et plus complexe que ce qu’en avait fait la tradition. Il en relève les aspects noirs, contradictoires, presque tragiques. Sa réflexion critique, en profonde intelligence avec le texte, a tracé le chemin. Douze ans plus tard, Roger Planchon pourra reprendre le dossier.

L'Ère de la mise en scène - Théâtre d’aujourd’hui n°10 Extrait de l'article " Un dévot trahi par la chair " Jean-Louis Besson. " UN HÔTEL PARTICULIER EN CHANTIER "

Dans la seconde version scénique, créée à Buenos Aires le 27 juin 1973, dans les nouveaux Nous venons de représenter Tartuffe. décors d’Hubert Monloup, la modification de l’espace de jeu et surtout la nouvelle Avons-nous joué la pièce ? Avons-nous donné de cette œuvre une véritable conception de costumes était sans doute l’aspect le plus saisissant représentation ? du spectacle. L’un dira oui et l’autre non, avec des raisons qui peuvent s’échanger et s’in- La maison d’Orgon n’était plus verser. L’un dira oui et l’autre non et ils auront raison tous les deux car on désormais présentée comme jouera encore Tartuffe de façon différente et rien n’est définitif dans ces une riche demeure bourgeoise matières, si ce n’est la bonne foi et ce but que Molière appelait le grand art meublée en style Louis XIII de plaire. et surchargée de peintures, mais comme une sorte d’hôtel Une œuvre classique est une pièce d’or dont on n’a jamais fini de rendre la particulier, en chantier, à monnaie. l’exemple de ce qu’ont été les châteaux de Louis XIV durant Louis JOUVET- Témoignages sur le théâtre une grande partie de son règne. A la manière du souverain, les aristocrates soucieux de paraître à la cour et les riches bourgeois désireux de les imiter se faisaient construire ou reconstruire des hôtels richement décorés par les artistes à la mode. Cela supposait d’y vivre dans des conditions parfois difficiles. C’est donc ce nouvel ordre social en construction que Planchon et son décorateur décidèrent de mettre en scène.

(...) Le rideau se levait sur une pièce en chantier où figurait un ange exterminateur en bois polychrome suspendu à jardin dans les cintres et un Christ aux outrages, de taille humaine, assis, à demi nu et bras ballants, sur la passerelle de chantier où Cléante et Dorine venaient prendre place à leur tour. Chapelle en construction ou pièce où l’on entrepose provisoire- Tartuffe, décor de Georges Braque, Théâtre de l'Athénée, Paris, 1950 ment objets de culte et sacs de plâtre, la chose était indécidable d’autant plus que la grande toile de bâche noire qui occupait le fond du plateau laissait apparaître, derrière les poulies et les cordages tendus comme les troncs d’une forêt surréaliste, un coin de ciel peint (figurant le hors scène ou celui d’une fresque en cours ou en voie de recouvrement).

Metteur en scène et décorateur laissaient le spectateurs à ses hypothèses devant ce décor qui tout à la fois renvoyait à une réalité historique et exhibait avec force la convention poétique de la scène. Il en allait de même pour les décors suivants : buanderie improvisée du second acte où Dorine déplaçait des corbeilles de linge devant un mur orné d’une grande coquille

16 17 baroque et barré en diagonale d’une goulotte de chantier. Statue équestre de Louis XIV a tort. encore emballée pour le transport ou simplement voilée, selon les reprises, pour évoquer Tartuffe : un cas le salon d'apparat du troisième acte, grande fresque inachevée figurant Le Massacre des Le drame qui se joue pour Orgon se joue aussi pour Tartuffe. Tartuffe, lorsqu’il entre, n’a Innocents au quatrième pour servir d’arrière-plan à la scène de séduction. Tous ses décors rien de l’homme assuré, du bigot superbe, plein de morgue et onctueux qu’on nous sert gardaient une part de leur énigme jusqu’à celui du dernier acte qui représentait la cour d’habitude. C’est d’emblée, un cas. Un homme inquiet, qui marche comme s’il craignait de intérieure de la maison où les hommes disparaissaient un moment dans des caches secrètes toucher terre, de se laisser happer par les choses du monde. Sa dévotion en fait un être qui ne accessibles par des trappes. La scène finale prenait alors des allures de Jugement dernier s’appartient plus, est incapable de se gouverner. Plus qu’un hypocrite, c’est un personnage qui lorsque l’Exempt, accompagné de ses hommes juchés en hauteur sur une passerelle, souffre irrémédiablement d’une éducation que l’on devine rigoureuse ; c’est, aussi, un homme ordonnait, au nom du roi, de dépouiller Laurent pour le pendre avec une cruauté qui qui sait qu’il peut être arrêté par la police d’un moment à l’autre : on le recherche. Il est et n’est augurait mal du destin de Tartuffe lui-même et laissait Orgon à son purgatoire solitaire, loin pas responsable. Tout cela compose une silhouette éminemment présente et complexe. (…) du groupe bienheureux de la famille consolidée. Pierre BINER - Extrait d'un article du journal de Genève L'Ère de la mise en scène - Théâtre d’aujourd’hui n°10 Extrait de l'article " D'un Tartuffe à l'autre " Christine Hamon-Siréjols.

UN TRÈS GRAND SPECTACLE : LE TARTUFFE DE PLANCHON

(…) Planchon oblitère deux siècles de routine et de prétendue tradition. Son sens du sacré à lui le porte vers Molière, vers son temps, vers les préoccupations, les aberrations, aussi, de la société d’alors. Il redécouvre par exemple ceci, que chacun savait, mais dont nul ne tenait compte : le rôle de Tartuffe a été créé par Du Croisy, un jeune premier, bien en chair, à la santé florissante. Molière, qui jouait Orgon, l’avait choisi lui-même. Tartuffe, ce sera, dans la version Planchon, Michel Auclair, qui n’a rien d’un barbon ! Poursuivons l’explication de texte : Planchon confie le rôle d’Orgon à un homme mûr (ici, Jacques Debary) bien propre à admirer, chez un homme plus jeune que lui, chez un gentilhomme de province ruiné, une dévotion qui émeut le Parisien qu’il est, le grand bourgeois oisif qui trouve soudain du charme aux emportements mystiques et qui éprouve peut-être une attirance plus secrète encore pour ce personnage si étonnant. Un peu comme on s’emballe pour un musicien pauvre ou pour un intellectuel qui n’a pas eu de chance. Orgon n’est pas un homme très intelligent. Mais il est de bonne foi : Planchon lui laisse sa chance : il ne décide jamais à l’avance pour ses personnages : à eux, en agissant, de se définir. (Il y a, chez le metteur en scène, une profonde confiance dans les possibilités de l’homme : pourquoi, au théâtre, montrerait-il d’emblée que tel personnage est peu recommandable ? Quel est l’intérêt du jeu, à ce moment-là ? Et quel mépris du spectateur ne suppose pas le fait de coller sur les visages des étiquettes avant même que l’acteur ait parlé, que le personnage ait agi ?...)

Orgon : aucunement méprisable Orgon n’est aucunement méprisable, chez Planchon. Il n’est pas clairvoyant, ce qui est différent. Lorsqu’il dit par quelles démonstrations de piété Tartuffe a forcé son cœur, c’est un sentiment d’effroi et non de ridicule qui nous traverse. On se dit : « c’est affreux, cet homme-là est perdu ; tout ce qu’il dit de Tartuffe condamne l’imposteur ; ce qui est dramatique, c’est qu’il croit prononcer l’éloge le plus vibrant : cet homme-là est malade ». On en vient donc à éprouver une espèce de tendresse pour le personnage. On n’en rit pas grossièrement. Il est proche de nous ; ce qu’il vit, les erreurs qu’il commet nous intéressent, nous émeuvent. Mais en même temps, l’interprétation nous invite à ne jamais oublier qu’il 18 19 Antoine Vitez, Jacques Lasalle, Festival d'Avignon, 1978 Théâtre National de Strasbourg, 1984

" TARTUFFE ET THÉORÈME "

En 1978, Antoine Vitez crée la surprise en confiant le rôle de Tartuffe au beau Richard " NOIR, FROID ET VIDE " Fontana. Tel le héros du film de Pasolini Théorème, il “séduit” toute la famille, et met au jour les contradictions des uns et des autres. Installée dans un décor de Yannis Kokkos, la mise en scène de Lassalle raconte autant l’his- « Il y a pour moi une parenté fondamentale entre Tartuffe et l'admirable Théorème de toire de Tartuffe et d’Orgon que celle d’une famille en crise. On est loin du riche hôtel du Pasolini. La morale du film est ambiguë. Après tout, le jeune homme de Théorème, qu' grand bourgeois réalisé par René Allio pour le Tartuffe de Roger Planchon. a-t-il apporté au monde : la destruction ou l'espoir ? On ne le sait pas. Son passage est une Là, ni meubles cossus ni lourdes tentures, ni dorures ni grands tableaux - ou plutôt un catastrophe totale, et pourtant c'est peut-être mieux que s'ils étaient restés cette famille seul, mais retourné, son cadre à l’envers. On est loin, aussi, de la demeure imaginée pour le bourgeoise, sinistre. De la même manière, à la fin de cette représentation de Tartuffe à Tartuffe d’Ariane Mnouchkine, résonnant des rires de ses occupants bien décidés à vivre, Moscou, on voit bien qu'ils le regrettent tous. Il a apporté un trouble irréparable, un même s’ils sont contraints d’étouffer leur joie dès qu’apparaît Orgon. Ici, si les pièces sont désordre profond, maintenant la vie va recommencer, mais elle ne sera pas très drôle. » grandes, l’espace est froid et quasiment vide. Tout est glacé jusqu’au sol noir qui réfléchit contre les murs blancs et nus la lumière sans chaleur du jour qui traverse les fenêtres, laissant en dehors les bruissements du monde. Au rythme des cloisons qui se lèvent et qui se baissent, se découvrent chambres, anti- " C'EST LE SALUT LUI-MÊME QUI EST UNE IMPOSTURE " chambres, salon, oratoire...comme les diverses parties d’un organisme. La maison est un corps vivant et respirant du même souffle que ceux qui l’habitent. L’on comprend que ce bel La figure de l'intrus traverse toute l'oeuvre d'Antoine Vitez, le plus souvent rattachée à hôtel particulier a connu des jours plus heureux, et l’on sent que la famille d’Orgon y mena celle du bel inconnu dévastateur pasolinien. Mais elle revêt une dimension autre quand s'y une existence plus insouciante et plus libre, avant que le maître des lieux ne se soit entiché ajoute explicitement la référence au Christ : « Dans un poème de Ritsos, il est question du de ce Tartuffe à la présence invisible - mais réelle, pesante et obsédante. On le sait partout, Christ, de celui qu'on n'a pas invité, qui passe, qui transforme le destin de chacun. Qui capable de surgir à n’importe quel moment de n’importe où. laisse derrière lui un champ de ruines. » De ces diverses associations, il résulte une interprétation très personnelle de la pièce, une assimilation du Christ à l'Imposteur, parce qu' il n'y a pas de sauveur possible. Et dans la controverse sans fin sur les intentions de Molière, Antoine Vitez prend une position tranchée de metteur en scène : Tartuffe est une pièce contre la vraie religion et non contre la fausse. Elle dit que c'est le salut lui-même qui est une imposture, que l'imposture c'est l'idée du salut. « Peut-être Molière ne savait-il pas exactement qu'il le disait, mais c'est cela, à mon sens, qui se déduit de proche en proche. De là mon interprétation pasolinienne du personnage de Tartuffe. »

L’Ere de la mise en scène - Théâtre d’aujourd’hui n°10 Extrait de l'article " L'étranger de passage " Monique Le Roux.

Tartuffe, mise en scène D'Antoine Vitez, avec Jany Dessin de Yannis Kokkos Gastaldi, Richard Fontana. Festival d'Avignon, 1978. © Marc et Brigitte Enguerand

20 21 " TARTUFFE : GERARD DEPARDIEU " Ariane Mnouchkine, Théâtre du Soleil, 1995 Lorsque Lassalle le fait apparaître, en haut du grand esca- lier dont il descend les marches lentement, en silence, il surprend : ce Tartuffe n’est ni « gros et gras, le teint frais et la bouche vermeille » comme le veut une certaine tradition. Il n’est pas, non plus, engoncé dans son seul statut de faux dévot hypocrite, figure rassurante parce " UNE VASTE COUR, AU MAGHREB " qu’immédiatement repérable de l’intolérance et du fana- tisme religieux. C’est un Tartuffe inquiétant, les traits Mnouchkine transpose la pièce de Molière - tout en respectant scrupuleusement le texte fins avec un rien de féminin, jeune loup, Ange du Mal, - dans un univers qui évoque un pays du Maghreb : ce pourrait être l’Algérie, puisque le séducteur et voyou. spectacle commence et finit par une chanson raï de Cheb Hasni, un chanteur extrêmement On imagine son but : conquérir Elmire, femme de la populaire en Algérie. haute société. Pour entrer dans la place, il a fait le siège L’architecture scénique, élevée sur les trois côtés du plateau, qui avait été conçu pour le d’Orgon, son époux qu’il sait dévot. Mais, pour Las- spectacle précédent,« La ville parjure », doit pouvoir fonctionner pour les deux spectacles salle, cet escroc occupe une autre fonction dont il n’a pas puisqu’ils y sont joués en alternance : figurant pour le premier un très ancien cimetière conscience lui-même : miner de l’intérieur une commu- abandonné, avec un enchevêtrement de pierres tombales et de niches usées par le temps, nauté « cette solitude en commun où l’on est plus lié par fermé par une immense grille en partie rouillée, elle est habilement aménagée pour Tartuffe, ce qui est tu que ce qui est dit »; il est révélateur, jusqu’à en être la victime, d’un ébranlement de façon à donner l’impression d’être dans la vaste cour d’une demeure assez bien nantie. qui couve depuis bien avant son arrivée. Il suffit de quelques éléments pour opérer cette transformation. Les niches sont garnies de quelques objets, soit décoratifs, soit ustensiles de la vie quotidienne : pichet, vase, coupe avec des fruits, théière, etc. Peu d’objets, mais choisis avec soin pour évoquer cet univers L'Ère de la mise en scène - Théâtre d’aujourd’hui n°10 maghrébin. Au sol, sont disposés plusieurs tapis orientaux, aux motifs variés, qui auront Extrait de l'article " Tartuffe peint au noir " Didier Méreuze. pour fonction de délimiter des espaces de jeu selon les scènes, mais aussi d’apporter diverses couleurs chaudes contrastant avec les murs et le sol, faits, semble-t-il, de pierres recouvertes d’un crépi à la chaux, un peu jauni et écaillé par le temps. Égayant encore le lieu, un feuillage - un bougainvillier à fleurs rouges - tombe en grappe du haut de la grille. Sur l’ensemble, l’éclairage en pleins feux dispense la chaude lumière d’un sol méditerranéen. Ce n’est pas un espace fermé : par l’immense grille qui forme quasiment tout le fond de scène et le large portail en son centre, il communique avec le monde extérieur, la rue qui passe devant la maison d’Orgon.

" TOUT POUR ÊTRE HEUREUSE "

Avant que ne commence la première scène de la pièce, Mnouchkine a ajouté toute une séquence muette, qui a pour fonction de nous montrer à la fois cette ouverture sur l’ex- térieur et la bonne humeur, le plaisir de vivre, qui règnent dans ce lieu. Les trois femmes de la maison, Elmire, Mariane et Dorine s’adonnent ensemble tranquille- ment à des tâches ménagères, trier et plier du linge, faire de la couture, quand paraît dans la rue, derrière la grille, le Marchand, poussant son chariot, lequel déborde co- miquement de marchandises hétéroclites, fruits, boissons, ustensiles ménagers en tout genre...

22 23 C’est un homme jovial - il s’annonce en jouant des crotales, puis allume son transistor qui Actualité de Tartuffe : diffusera la chanson de Cheb Hasni - son manteau, grand ouvert sur sa chemise, laisse A.M : Au moment où le fanatisme et l'imbécillité religieuse s'installent ici et là, Tartuffe apercevoir un généreux embonpoint. Avec sa moustache bien fournie, sa chéchia, son large reste la pièce non seulement la plus courageuse, mais aussi la plus incendiaire contre ces sourire, il donne l’image d’un personnage populaire caractéristique du Maghreb joyeux et maux-là. Un classique garde toujours cette valeur de modèle qui le rend éternellement pacifique. Visiblement, ce n’est pas sa première visite, puisque les femmes accourent dès moderne lorsque l'histoire du pays où il est monté l'irrigue de ses exemples. Quel intégrisme qu’elles l’entendent, pour lui acheter des choses à travers la grille ; Mariane grimpe même craint-on ici, sinon l'islamiste? Et, même s'il fait peur, je ne vois pas pourquoi on ne pourrait sur le muret, mouvement qui témoigne d’une grand liberté physique. Lorsque la musique pas maintenir un regard critique sur lui. Si je vivais en Louisiane, j'aurais travaillé sur les se fait entendre, les femmes se mettent à danser entre elles, avec des mouvements souples, protestants délirants, et, en Pologne, sur l'Église catholique. ondulants, aucunement entravés par leurs vêtements faits de légères cotonnades blanc écru, qui connotent une idée à la fois de naturel et d’innocente sensualité. On a bien l’impression B.B : J'ai remarqué que Tartuffe plaisait beaucoup aux jeunes gens parce qu'il incarne le de voir une famille dont Mnouchkine nous dit « qu’elle avait tout pour être heureuse ». parfait égoïste. Orgon est malade de cet homme, et le virus qui l'a infecté est celui de l'aso- cialité. Dans toute maladie, le virus est intéressant, mais le malade l'est plus encore. Il ne L'Ère de la mise en scène - Théâtre d’aujourd’hui n°10 faut pas oublier que Molière jouait Orgon. Pourtant, tous les grands acteurs de ce siècle Extrait de l'article " Un Tartuffe méditerranéen " Evelyne Ertel. ont choisi d'interpréter Tartuffe. Quand je vois un nouveau-né, je suis fasciné par son total égoïsme. Orgon recouvre cet état-là grâce à Tartuffe, qui assume à sa place tous les liens sociaux et, ce faisant, les lui ravit.

De la comédie : A.M : En répétition, il est apparu clairement que la pièce était très violente, que les person- nages souffraient beaucoup, en particulier les enfants, Damis et Mariane, dont on menace de gâcher la jeunesse. On y rit, mais comme on peut avoir des fous rires sous un bombar- dement.

A chacun son Tartuffe, B.B : Il se dit des choses graves, mais beaucoup de scènes relèvent de la comédie, sinon de la farce: l'arrivée d'Orgon et la litanie des «Le pauvre homme!» utilisée à contre-emploi, le L'Express 12 octobre 1995, soufflet que manque recevoir Dorine, le maître de maison caché à quatre pattes sous la table.

Véronique Jacob L'art du dénouement : A.M : C'est le moment où l'Exempt, représentant du roi, ramène l'ordre et la paix dans la maison. Suprême habileté de Molière: faire sur scène le portrait du prince tel qu'il devrait être, alors que le roi est dans la salle. Mais on sent que le prix à payer pour ce sauvetage sera Ariane Mnouchkine à la Cartoucherie, Benno Besson à l'Odéon : exorbitant. Deux lectures de Molière dont les metteurs en scène débattent ici. B. B : J'ai placé le dénouement sous le signe de la distance ironique: on assistera à un diver-

tissement musical pendant lequel la maisonnée se jette aux pieds du bienfaiteur pour le Le Tartuffe mis en scène par Ariane Mnouchkine, créé au festival d'Avignon l'été dernier, dure remercier. quatre heures, dans un décor d'extérieur où les personnages évoluent en tenues islamisantes. Celui de Benno Besson, ancien compagnon de route de Bertolt Brecht au Berliner Ensemble, tient en deux heures quinze dans une antichambre dorée traversée par des comédiens en costumes. Par-delà ces différences formelles, deux lectures de la pièce de Molière sont proposées en simultané. Explications de texte contradictoires.

Leur Molière : Ariane Mnouchkine : J'ai réalisé un film sur lui; toutefois, je ne l'avais pas encore mis en scène. Shakespeare et Eschyle sont écrasants, comme peuvent l'être les dieux. Molière, lui, est un homme courageux, combatif et bon. Il est génial, mais humain.

Benno Besson: Je me risque enfin à monter une pièce en vers dans le français de Molière. J'enrage qu'il ait été bridé par l'esthétisme du XVIIe siècle: la distinction entre les genres dra- matiques, la règle des trois unités. Sans ces contraintes, il aurait pu écrire autre chose que des comédies de caractère. Il l'a prouvé une fois, avec Dom Juan.

24 25 A l’acte I, il semble que le vieux monde, incarné par Madame Pernelle, la bourgeoisie la plus puritaine, soit en perte de vitesse. Elle est en quelque sorte mise en déroute par le jeune Jean-Marie Villégier, Damis, ce « méchant garnement » dont je me dis qu’il fréquente les meetings du front Populaire, par cette bru , Elmire, jeune femme de toute évidence sensible à la littérature, aux Théâtre de l’Athénée, 1999 arts, aux idées de son temps, et par cette jeune fille, Marianne, qui tout en conservant avec son père les manières d’un enfant, fricote avec Valère. C’est cet univers-là que j’appellerai le versant lumineux de la pièce, et pour lequel notre arrière-pensée c’est Renoir, le Renoir du Crime de Monsieur Lange. TRANSPOSITION DANS LES ANNÉES 1940 Cet univers va s’assombrir au cours de la pièce pour aller vers quelque chose qui est plus proche Tartuffe ne serait-il pas, aussi, l'image insinuante et sombre d'une France malade ? Tartuffe du Corbeau de Clouzot. A la fin du troisième acte, ne pourrait-il point être l'une de nos constantes nationales : l'appétit de fausseté, le plaisir de nous en sommes à un moment où ce pouvoir de la vaincre par la force du calcul sordide ? Dès lors, ne peut-on pas trouver Tartuffe parmi les « bourgeoisie possédante, ébranlé, contesté, essaye collabos » vertueux et, un moment, triomphants ? Pour sa cinquième mise en scène au théâtre de se ressaisir, en faisant appel à l’homme provi- de l'Athénée-Louis-Jouvet, après Le Menteur, Sophonisbe, Cosroès et L'Illusion comique, dentiel : Tartuffe. Le pouvoir ne peut être conservé Jean-Marie Villégier a remplacé les costumes XVIIe siècle par des vêtements 1940. Le décor qu’ au prix de la violence et de la tyrannie. C’est suit les habits et l'intrigue se transforme. l’opération que mène Orgon quand il fait de tartuffe l’héritier de tous ses biens, ce qui se Il s'agit donc ici d'un pari. Il s'agit de distendre le mythe littéraire, de le faire porter sur un paye immédiatement de l’exclusion du fils et, pourrait-on dire, de l’amputation d’une partie autre temps, sans rien abandonner des arguments de Molière, mais en les adaptant à une de la société par elle-même. période symbolique de notre histoire. V.P : Et la deuxième partie, les deux derniers actes ? J-M.V : Dans la deuxième partie, on voit les dégâts ! Je mène la chose jusqu’au moment de ORGON RESISTANT OU COLLABO? la Libération, en me disant que finalement, même si les détails du texte ne s’y prêtent qu’im- parfaitement, l’introduction d’un capitaine de la Deuxième D.B. et de deux FFI répond assez bien à ce qu’est la présence de l’exempt à la fin de la pièce de Molière. Cet exempt Propos recueillis par Vital Philippot : vient au nom d’un pouvoir jeune et mal assuré. Le Roi est extrêmement contesté par ce qu’on appelle la Vieille Cour, la Reine Mère, par les forces religieuses qui lui contestent son J-M.V : « Si le Tartuffe que j’ai monté se situe dans un contexte politique qui nous est encore autonomie politique. C’est à ce pouvoir que Molière vote sa confiance. plus ou moins présent à l’esprit, c’est bien parce la singularité de la pièce en 1664, singularité (…) Que la suite du règne ait déçu, aucun doute là-dessus, mais de la même manière que absolue dans le théâtre comique français de l’époque, beaucoup plus scandaleuse que tout ce les attentes immenses provoquées par la Libération ont déçu. que je pourrais faire aujourd’hui, c’est de parler politique sur une scène de théâtre, d’y aborder directement, sur un thème strictement contemporain, la question du pouvoir, de la relation TARTUFFE : UN NOEUD DE L'IDENTITE FRANCAISE entre pouvoir politique et pouvoir religieux. Pour retrouver l’aspect politique de la pièce, j’ai cherché une sorte d’équivalence à ce qu’a été la percée opérée par Molière lorsqu’il a écrit et V.P : Jean-Pierre Vincent, qui a monté le Tartuffe la saison dernière, avait également joué le Tartuffe. Tous les contemporains qui voient la pièce à l’époque connaissent le contexte insisté sur la dimension politique de la pièce. Il disait que Tartuffe était un nœud de général dans lequel s’inscrit cette affaire de famille. Le l’identité française… Tartuffe n’est pas simplement une comédie bourgeoise, J-M.V : Le Tartuffe est effectivement un des nœuds de l’identité française, et c’est une des la famille d’Orgon est le microcosme de la société civile raisons qui fait la jeunesse de cette pièce. C’est aussi ce qui fait que cette pièce a été par mo- toute entière, c’est une condensation métonymique de ce ments si sensible. Par exemple pour Stendhal, à l’époque d’ordre moral de la restauration, qui se passe à un niveau très global.» c’est une pièce formidable et explosive. Ce n’est pas un hasard si la pièce a été copieusement V.P : Si la transposition est esthétiquement assez riche, elle pose beaucoup de questions idéologiques. En caviardée à la Comédie Française sous Vichy. 1941, par exemple, qui est Orgon, où se situe-t-il ? A certains moments cette pièce devient brûlante. Tartuffe montre les deux visions sociales Zone occupée, zone libre, résistant, collabo ? qui depuis trois siècles polarisent notre histoire politique : l’une confond le privé et le public, l’identité religieuse et l’identité nationale, dans une volonté d’ordre moral. L’autre, J-M.V : On ne peut certes pas aller au bout de toutes les qui remonte à Montaigne, sépare ces entités, le religieux du politique, le privé du public, questions qui se posent. Je fais une opération assez hasar- elle aboutira à notre Etat laïque et républicain. dée, qui est de superposer aux vingt-quatre heures de la pièce une sorte d’élargissement temporel, qui permet de mettre en évidence ce que j’appellerai le côté allégorique de la pièce. Ce petit monde familial reflète et condense ce qui se passe dans un pays tout entier. Je déplace ainsi, au fil des actes, une sorte de curseur temporel, pour faire jouer des résonances.

26 27 aller voir du côté de Sainte Jeanne des abattoirs, par exemple... Parce que là, la problématique est prise dans l’intimité de Molière – c'est comme ça que je le vois. La religion est l’endroit Stéphane Braunschweig, où la maladie d’Orgon trouve une échappatoire, c'est le couvercle qu’on met sur la marmite.

Théâtre National de Strasbourg, SPIRITUALITÉ ET MATÉRIALISME

2008 Ce dont je parle en abordant le thème religieux à travers Brand, Mesure pour mesure ou Peer Gynt, c’est toujours d’un certain rapport à la culpabilité, à la souillure. Le monde dans lequel on vit – c'est un peu banal de le dire mais c'est quand même aussi une réalité – est un monde hyper matérialiste et qui touchant le fond de ce matérialisme rebondit sur un besoin de spiri- tualité énorme. Pour moi l’un est absolument l’envers de l’autre, de même que le cynisme est l’envers de l’idéalisme. Le besoin de spiritualité est la face cachée du matérialisme. (...) Note d’intention de Stéphane Braunschweig

FOI DANS LE THÉÂTRE

Nous nous étions dit une fois que Molière vivait dans un profond scepticisme, et que ce qui le protégeait du cynisme c’était une foi dans le théâtre – là j’emploie un mot religieux parce qu’il n’y en a pas d’autre. Croire que le théâtre permet de produire du sens ou de survivre à un monde sans dieu. Et peut produire aussi ce qui résiste aux certitudes. Je me sens proche de ça. La façon dont Molière tire sur tout ce qui croit, ça me convient, je me sens en famille. Pas tellement avec ses problématiques de jalousie mais avec les problématiques liées à la foi, au théâtre, au sens de ce qui se joue par le théâtre, à la mise en jeu de l’intime et à la question de l’amour comme un chose centrale – là, je me sens en famille. Tartuffe est une pièce où on sent que tout est déjà traversé par un passé, un passif. On peut bien sûr prendre la pièce dans son abstraction, mais on peut aussi essayer de voyager dans Stéphane Braunschweig, février 2oo8 ce qui traverse les personnages et ce pourquoi ils en sont arrivés là. C'est une pièce qui com- Extraits d’un entretien avec Anne-Françoise Benhamou mence dans la crise. Est-ce que la crise de Madame Pernelle est démesurée par rapport à la situation ? En tout cas elle recouvre quelque chose de paradoxal : alors qu’elle dit que rien ne va plus, Orgon arrive en déclarant au contraire que tout va bien depuis que Tartuffe est là. Note sur la scénographie

ORGON : PERSONNAGE CENTRAL

Même si tous les personnages jouent un rôle déterminant, pour moi le personnage principal est Orgon ; je tourne autour de la maladie d’Orgon, des symptômes d’Orgon. Il faut arriver à se raconter ce qui s’est passé avant dans sa famille. Si on se raconte que sa première femme, celle qui plaisait à Mme Pernelle, était une sorte de bigote, qu’il ne devait pas avoir une relation très épanouie sexuellement avec elle, et que devenu veuf il a choisi en Elmire une jeune femme avec un côté joyeux, sensuel, et que là tout d’un coup il est sous une emprise sexuelle, on peut penser que c’est ça qui déclenche la crise. Sur la base d’une peur du sexe, d’une culpabilité qui lui est liée. MODERNE ET MONASTIQUE (...) La scénographie représente la maison d’Orgon. LA RELIGION : UN LEVIER L’atmosphère est à la fois moderne et monastique. Quelques éléments high-tech dans un espace qui évoque un couvent ou une prison. Dès le début, on doit sentir une atmosphère de La religion est un levier dans ce dispositif. C'est d’abord un contexte, un contexte politique frustration, et par conséquent de désirs secrets ou clandestins. qui peut faire penser à ce qu’on vit aujourd’hui : les rapports du pouvoir et du discours reli- Le sol est un plancher trapézoïdal, en perspective selon les lignes de fuite des murs latéraux ; gieux. On a eu pendant quelques années ce qu’on appelait le retour du religieux, et mainte- son aspect est « pauvre », comme un plancher qu’on pourrait trouver dans une église ou un nant on a le retour des dévots. Le pouvoir se remet à prendre appui sur ça – c'est complète- couvent : planches de bois gris clair, aucun cirage. ment nouveau ! Il y a des conséquences politiques, mais ce n’est pas Tartuffe qui peut nous Les murs, blancs, plâtreux, s’élèvent à 5 m, et tout l’espace est recouvert d’un plafond blanc. permettre de les aborder. Si on veut regarder ça de façon plus politique, il faudrait plutôt Dans la partie haute, une rangée de petites fenêtres avec des grilles permet à la lumière exté- 28 rieure de rentrer dans la pièce. En revanche, personne ne peut regarder par les fenêtres, donc le monde extérieur est en quelque sorte condamné, tandis que le « ciel » pèse sur tous. (…)

COMME AU FOND D’UN PUITS

Avant la première rencontre de Tartuffe et Elmire, les murs se mettent à monter d’environ 2 mètres, de sorte qu’on a un peu l’impression d’être descendu à la cave ou dans une crypte. Les murs sont d’ailleurs plus sales et abîmés dans leur partie basse. Seul accès dans l’espace à pré- sent, un petit escalier débouchant par une ouverture dans la paroi du fond, légèrement décalé à Cour. Toutes les autres portes et couloirs donnent maintenant sur le vide, et les fenêtres sont encore plus éloignées du sol. Pendant la fameuse scène de la table, cauchemar d’Orgon, les murs s’élèvent encore de 2 mètres, l’espace devenant de plus en plus onirique : cette fois plus aucun accès vers l’extérieur, de sorte qu’au dernier acte toute la famille a l’air prise au piège entre ces 3 murs très sales et aveugles. On est comme au fond d’un puits, ou de l’enfer.

Stéphane Braunschweig, avril 2oo8

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