Annales de Bretagne et des Pays de l’Ouest Anjou. Maine. Poitou-Charente. Touraine

114-4 | 2007 Varia

Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/abpo/450 DOI : 10.4000/abpo.450 ISBN : 978-2-7535-1508-6 ISSN : 2108-6443

Éditeur Presses universitaires de Rennes

Édition imprimée Date de publication : 30 décembre 2007 ISBN : 978-2-7535-0598-8 ISSN : 0399-0826

Référence électronique Annales de Bretagne et des Pays de l’Ouest, 114-4 | 2007 [En ligne], mis en ligne le 30 décembre 2009, consulté le 02 mai 2019. URL : http://journals.openedition.org/abpo/450 ; DOI:10.4000/abpo.450

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© Presses universitaires de Rennes 1

SOMMAIRE

In memoriam Michel DENIS (1931-2007) Christian Bougeard

La mort dans les villes du Sud

Introduction Philippe Chassaigne

La mort et la ville en Océanie Claire Laux

Saint-Dimitri, un cimetière orthodoxe de Beyrouth May Davie

Tombes et cimetières éthiopiens : des rois, des saints, des anonymes Marie-Laure Derat

1720-1721 : la peste ravage Toulon Conséquences démographiques et économiques Michel Vergé-Franceschi

La mort dans la ville de Mexico au XVIIIe siècle Nadine Béligand

La mort dans la ville Esquisse de conclusion Emmanuel Fureix

Des descentes britanniques sur les côtes de l'Ouest aux rapports trans- Manche (XIVe-XIXe siècle) Nouvelles approches

Introduction Des descentes britanniques sur les côtes de l’Ouest aux rapports trans-Manche (XIVe-XIXe siècles) – Nouvelles approches Yann Lagadec et Christophe Cerino

La place des descentes sur les côtes françaises dans la politique de William Pitt l’Ancien (1757-1758) Edmond Dziembowski

Enjeux stratégiques et opérations navales britanniques en Bretagne-Sud au XVIIIe siècle Christophe Cerino

« Quand l’ennemi venait de la mer » Les fortifications littorales en Bretagne de 1683 à 1783 Guillaume Lécuillier

Chanson politique et histoire : le combat de Saint-Cast et les Anglais sur les côtes de Bretagne au XVIIIe siècle Éva Guillorel et Donatien Laurent

La Vierge contre les Anglais : mémoire d’un non-événement (Lorient, 1746) Pierrick Pourchasse

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La bataille de Saint-Cast (1758) et sa mémoire : une mythologie bretonne David Hopkin, Yann Lagadec et Stéphane Perréon

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In memoriam Michel DENIS (1931-2007)

Christian Bougeard

1 L’historien Michel Denis vient de disparaître. Né à Rennes en 1931 d’un père ouvrier des chemins de fer et d’une mère agent de service, il a formé des générations d’élèves aux lycées de Laval (1955-1959) puis de Rennes, d’étudiants à la faculté des lettres de Rennes (à partir de 1961), à l’université de Haute-Bretagne (Rennes 2) et à l’Institut d’Études Politiques de Rennes (à partir de 1991). Ses qualités exceptionnelles de pédagogue, sa passion pour l’histoire contemporaine, son intérêt pour l’histoire du temps présent ont orienté de nombreux élèves vers le professorat et la recherche historique. Nombre de travaux : du simple mémoire de maîtrise à la thèse de doctorat d’État ont été menés a bien sous sa direction bienveillante. Michel Denis était aussi un historien dans son temps, un homme et un citoyen engagé dans les combats pour la justice sociale, pour la modernisation de l’université, pour la diffusion du savoir universitaire en direction de tous. Étudiant, élu président de l’AGER (Association générale des étudiants rennais), il avait milité en pleine guerre froide au sein du courant minoritaire et de gauche de l’UNEF contre la majorité corporatiste et de droite, animée en droit par Jean-Marie Le Pen. Jeune professeur agrégé (en 1955), Michel Denis a soutenu les luttes pour la décolonisation, contesté le carcan rigide de l’institution universitaire s’affirmant comme l’un des principaux acteurs de la scène rennaise en mai et juin 1968. Sensible aux mouvements contestataires, il s’est battu pour moderniser l’université en développant la démocratie interne ainsi que de nouvelles formations, notamment lors de sa présidence de l’université Rennes 2 de 1976 à 1980, dans un contexte particulièrement difficile (grèves étudiantes, asphyxie financière, politique de rétorsion de la ministre Alice Saunier-Seïté). C’est d’ailleurs en plein accord avec les instances de l’université que Michel Denis démissionne avec fracas de son poste de président de Rennes 2 le 15 septembre 1980. Fidèle à ses convictions, refusant une réforme qui remet en cause les avancées arrachées en Mai 1968, l’historien s’explique dans un texte adressé au Monde : « Non, je ne restaurerai pas le mandarinat ».

2 L’œuvre de Michel Denis est importante et multiforme allant du XVIIIe siècle à la Seconde Guerre mondiale. C’est d’abord, en collaboration avec Pierre Goubert, 1789 : les Français ont

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la parole. Cahiers des États-Généraux, le premier volume de la collection « Archives » en 1964 et un manuel avec Noël Blayau, Le XVIIIe siècle chez A. Colin en 1970. Le chantier de la Révolution Française est repris à l’occasion du bicentenaire avec Rennes. Berceau de la liberté. Révolution et démocratie : une ville d’avant-garde, éditions Ouest-, 1989. Mais c’est l’histoire du XIXe siècle qui est son terrain de prédilection. Michel Denis a publié ses deux premiers articles de chercheur dans les Annales de Bretagne : « La campagne de César contre les Vénètes » en 1954 et « Grandeur et décadence d’une forêt : Paimpont du XVIe au XIXe siècle » en 1957, et au moins six articles dans cette revue ainsi que des comptes rendus de lecture.

3 Une partie importante des travaux de Michel Denis a été consacrée à l’étude de la société mayennaise, à ses rapports sociaux, à ses luttes politiques et religieuses, de sa première thèse L’Église et la République en Mayenne de 1896 à 1906, Klincksieck, 1967, à sa thèse d’État, Les Royalistes de la Mayenne et le monde moderne, XIXe-XXe siècles, Klincksieck, 1977. Connaisseur incomparable du monde des élites de la France de l’Ouest, il s’interroge sur les voies de la modernisation dans les régions qui sont sous l’emprise des hobereaux et des milieux conservateurs, soulignant leurs efforts pour promouvoir un mode de développement, rural et paternaliste, opposé à celui de la bourgeoisie libérale urbaine, pour mieux maintenir leur contrôle social et politique sur la paysannerie. Michel Denis écorne le modèle weberien des cheminements vers la modernité. Cet homme de gauche s’affirme comme un spécialiste de l’histoire de la droite ou plus exactement de L’Histoire des droites en France : il participe d’ailleurs à cet ouvrage collectif dirigé par Jean-François Sirinelli publié chez Gallimard en 1992, en écrivant le premier chapitre du tome 1. Politique, « 1815-1848. Que faire de la Révolution française ? » En outre, le professeur Michel Denis impulse des travaux sur l’histoire de la Bretagne en dirigeant mémoires et thèses, il siège dans les jurys, donne de nombreuses préfaces ou postfaces, et dirige avec d’autres collègues la publication de colloques ou d’ouvrages dont L’Affaire Dreyfus et l’opinion publique en France et à l’étranger, PUR, 1995, L’Ouest-Éclair. Naissance et essor d’un grand quotidien régional, PUR, 2000 et récemment une Histoire de Rennes, Apogée-PUR, 2006. En 1995, il avait donné une analyse de « l’approche régionale » de la recherche historique dans L’Histoire et le métier d’historien en France, un ouvrage dirigé par François Bédarida. Lors d’une retraite fort active, en conférences et en écrits, Michel Denis a contribué à plusieurs œuvres collectives comme le monumental Dictionnaire du patrimoine breton dirigé par Alain Croix et Jean-Yves Veillard, Apogée, 2000, et il a écrit en collaboration avec Claude Geslin, La Bretagne des Blancs et des Bleus, 1815-1880, une synthèse publiée aux Éditions Ouest-France.

4 Sensibilisé à la question des langues et des cultures régionales, Michel Denis a mené de front le combat pour la reconnaissance du fait régional breton dans des institutions culturelles régionales en construction, comme président du Conseil Culturel de Bretagne (1978-1982), du Conseil national des langues et cultures régionales (1985-1988), ou comme membre du Conseil économique et social, et la réflexion sur les identités régionales à la fin du XXe siècle. Au milieu des années 1970, il avait osé s’attaquer en historien lors d’un colloque à Strasbourg Régions et régionalismes en France, PUF, 1977, à la question controversée de l’attitude du mouvement breton sous l’Occupation : « Mouvement breton et fascisme. Signification de l’échec du second emsav » permettant, sans concessions, d’historiciser un débat occulté ou traité de manière partisane. Et, c’est tout naturellement que lors du colloque de Brest sur Bretagne et identités régionales pendant la Seconde Guerre mondiale, CRBC-UBO, 2001, nous lui avions demandé de dresser « un bilan » du

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« mouvement breton pendant la guerre » à la lumière des travaux les plus récents. Cette communication remarquée confirmait les analyses élaborées un quart de siècle auparavant, et permettait avec d’autres de « refroidir » les polémiques du moment qui faisaient rage par journaux interposés, en remettant à sa place la fraction d’extrême droite et ultra minoritaire du PNB, celle d’un « mouvement breton » dévoyé dans « l’Europe nouvelle » sous la botte nazie et rejeté par les Bretons. Dans un cours public prononcé à l’université Rennes 2 en 2000, Michel Denis avait été amené à s’interroger sur le thème : « L’identité bretonne, identité modèle pour le 21e siècle ? » (Bretagne 2100. Identité et avenir, coordonné par Alain Croix, PUR, 2001). L’historien, le citoyen, l’acteur du changement de l’université à Rennes et en Bretagne ouvrait des perspectives de réflexion stimulantes.

5 Ceux qui ont été formés par Michel Denis, ceux qui ont travaillé avec lui, ont pu apprécier sa chaleur humaine, sa disponibilité, son charisme. Ils savent bien tout ce qu’ils lui doivent.

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La mort dans les villes du Sud

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Introduction

Philippe Chassaigne

1 Les contributions réunies ci-après proviennent de la journée d’étude « La mort dans les villes du Sud » organisée en mars 2005 par le Centre d’histoire de la ville moderne et contemporaine (CEHVI – EA 3251), de l’université de Tours. Cette rencontre a eu lieu dans le cadre de la quatrième Semaine de la Ville, organisée annuellement par la Maison des Sciences de l’Homme « Villes et territoires » (UMS CNRS 1835), dont la thématique était cette année-là « Les villes du Sud ».

2 Les villes du Sud ne se résument pas, on le sait, à leurs aspects touristiques ou folkloriques. Si la vie, via les taux de natalité, y est foisonnante, la mort s’y fait aussi présente de façon quotidienne : morts naturelles, morts violentes, épidémies, catastrophes naturelles… Il s’est agi pour nous d’aborder cette question dans une perspective chronologique large (XVIIe-xxe siècle), traitant aussi bien des réalités de la mort, que de l’expérience de celle-ci par les urbains ou de son intégration dans tout un ensemble de croyances et de comportements culturels. Loin d’être évacuée, cachée, comme dans les sociétés occidentales, la mort est mise en scène, théâtralisée ; les cérémonies funéraires sont d’importants moments de sociabilisation, dont on peut retracer la genèse, les permanences et les évolutions, tout comme on peut s’intéresser aux questions posées par l’imbrication des religions (christianisme, islam, animisme), les acculturations, les résistances, les coexistences plus ou moins pacifiques.

3 Les six interventions proposées ici couvrent de fait un espace géographique très étendu, puisque « le Sud » commence avec Toulon (Michel Vergé-Franceschi) pour aller jusqu’au Mexique (Nadine Béligand) et à l’Océanie (Claire Laux), via le Liban (May Davie) et l’Éthiopie (Marie-Laure Derat). Mais nous avons aussi voulu amorcer une démarche comparatiste (que la nature même de la manifestation nous empêchait de poursuivre plus avant), en demandant à Emmanuel Fureix, auteur d’une thèse remarquée sur « La mise en scène politique de la mort à entre 1815 et 1848 », d’apporter une réflexion en contrepoint.

4 Ce dossier – ce serait déraison ! – ne saurait en aucun cas prétendre à l’exhaustivité ; il fait état d’un questionnement donné, à un moment donné. Dans les pages des Annales de Bretagne et des pays de l’Ouest, et au-delà de l’« étrangeté » (stricto sensu) apparente du

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thème, il pourra, peut-être, inciter à des réflexions comparatistes sur le thème de la mort « dans les villes du Sud » et dans celles de l’Ouest.

INDEX

Index chronologique : XXe siècle, XIXe siècle, XVIIIe siècle, XVIIe siècle

AUTEUR

PHILIPPE CHASSAIGNE Professeur d’histoire contemporaine – Université de Tours, directeur du CEHVI

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La mort et la ville en Océanie

Claire Laux

1 Dans 101 mots pour comprendre la Polynésie française, l’article « Mort » commence ainsi : « On ne le sait que trop : les cimetières sont pleins et les défunts disputent la place aux vivants. Il n’en a pas toujours été ainsi : il y a deux siècles, le simple droit de vivre n’était pas donné à tous à la naissance : l’infanticide était une pratique courante. Les massacres entre chefferies, accidents fréquents et les pratiques occasionnelles des sacrifices humains étaient aussi destructeurs. Seuls les êtres chargés de mana avaient des funérailles somptueuses1. »

2 De fait, dans les îles du Pacifique, l’appréhension que l’on a de la mort est souvent bien différente de celle que l’on en a dans nos civilisations urbaines où, même lorsque les populations étaient encore en grande majorité rurales, les villes jouaient un rôle essentiel.

3 Avant de débuter cette étude sur la mort, commençons par trois remarques préliminaires. En Océanie, la ville et le village demeurent étroitement liés : c’est sur leur opposition que paysans et citadins fondent la conscience qu’ils ont de leurs mondes respectifs. L’univers intime et rassurant du village est souvent redécouvert en ville par des citadins désabusés. Dans les villes très souvent on appréhende encore la mort avec des sensibilités et des sociabilités de type rural. Il n’est pas rare que des citadins choisissent de venir mourir dans leur village d’origine, entourés de leurs proches. Et ce d’autant plus qu’il n’y a pas encore de véritable tradition locale d’urbanisation dans le Pacifique ; toutes les villes y sont apparues pendant la période coloniale ou pré-coloniale. Certaines villes comme Honiara, la capitale des Salomons, n’ont qu’une cinquantaine d’années. À l’exception des grandes capitales urbaines comme Honolulu aux Hawaii, ou Port Moresby en Papouasie Nouvelle-Guinée, et celles d’Australie et de Nouvelle-Zélande, toutes les villes du Pacifique sont de taille moyenne et gardent encore leur cachet de villes coloniales, Nouméa en est un bel exemple. Aujourd’hui encore seulement 20 % de la population du Pacifique vivent dans les villes. Il s’agit d’une population jeune puisque 50 % des citadins ont moins de vingt ans, ce qui ne va pas sans engendrer un rapport à la mort bien différent de celui que nous entretenons dans nos « vieilles » civilisations urbaines.

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4 En règle générale, l’urbanisation des îles du Pacifique se limite à une seule ville, la capitale dont l’importance est immense pour les habitants. Dans les archipels, on a le plus souvent une ville par île suffisamment peuplée. Quelques archipels comptent plusieurs pôles urbains : la Papouasie, la Nouvelle-Guinée ou Fidji ou encore le Vanuatu, en raison de son double passé colonial franco-britannique. Les capitales se situent sur les côtes et ont, dès les débuts de leur histoire, rempli une triple fonction. Elles furent d’abord des ports : la ville naît des contacts avec l’Occident, le mouillage crée la ville. Elles servent donc de points de transit des marchandises d’importation et d’exportation, mais aussi de portes d’entrée et de sortie du pays puisque dans une île, par définition, il n’y a pas de frontière terrestre. C’est souvent par elles donc que s’introduisent les nouveaux types de mortalité, les épidémies, etc. Par ailleurs, on y retrouve, et souvent sous une forme exacerbée, tous les phénomènes touchant à une surmortalité spécifique aux villes, alcoolisme, violence, délinquance, criminalité, prostitution évidemment, et aussi à l’époque contemporaine, des taux de suicide particulièrement élevés puisque les tensions urbaines s’y conjuguent à l’ennui profond des paradis insulaires. Elles furent aussi le siège des gouvernements coloniaux et évidemment des services administratifs, donc de tout ce qui est évaluation, quantification, mesure de la mort. Enfin, elles ont été et sont encore évidemment les points d’arrivée des étrangers, aventuriers, émigrés chinois, et dans les îles où des systèmes de plantations ou d’exploitations minières ont fait l’objet d’appels à des mains-d’œuvre extérieures, le phénomène a pris une ampleur considérable. Les capitales ont fait figure de plaques tournantes pour cette main-d’œuvre. Sur un plan culturel donc, c’est là que coexistent de la manière la plus visible les différentes approches de la mort qui caractérisent ces civilisations.

5 Nous analyserons tout d’abord, à travers quelques exemples, le rapport traditionnel des Océaniens avec la mort, souvent maintenant chasse gardée des ethnologues et des anthropologues, relation à la mort des Océaniens avant leur rencontre avec les Occidentaux et donc avant que n’apparaissent les premières villes, les premiers cimetières et toutes les modifications qualitatives et quantitatives de la relation à la mort que cela entraîne. Dans un second temps, c’est à ces modifications que nous nous intéresserons : nous montrerons comment les premiers contacts avec les découvreurs, puis les marins, commerçants, baleiniers, trafiquants ont provoqué la formation des premières structures de type urbain, même si ces premiers pôles restent souvent de taille plus que modeste et, dans le même temps, modifient très largement, tant quantitativement que qualitativement, les relations des Océaniens avec la mort. C’est l’époque de l’apparition des premiers cimetières, souvent très composites. Dans un troisième temps, nous étudierons comment, quand la présence occidentale se fait plus forte et mieux organisée, la ville devient à la fois un lieu et un moyen d’apprécier, de mesurer, mais aussi de contrôler la mort. C’est ce que font d’abord les missionnaires en tentant de christianiser la mort, puis les colonisateurs en essayant de la contrôler sur un plan plus politique. Enfin, nous conclurons en montrant que les vagues de peuplement de l’Océanie n’ont pas conduit à un type unique et normatif de relation à la mort mais qu’au contraire, le cosmopolitisme de ces cités du Pacifique permet la coexistence d’une multiplicité d’approches de la mort, auxquelles s’ajoute le développement de diverses formes de syncrétisme.

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La mort dans les sociétés de l’Océanie primitive : la mort avant la ville

Un monde sans ville où la mort est omniprésente

6 La relation des Océaniens avec la mort est l’un des faits qui ont le plus saisi les premiers observateurs, de même que l’absence de ville : pour les premiers voyageurs, la non- urbanisation semble signe de civilisations primitives car, même si les civilisations européennes étaient encore très majoritairement rurales, les villes et plus spécifiquement les grandes villes comme Londres, jouaient un rôle essentiel. Les récits de voyage vers d’autres contrées sont d’ailleurs fort souvent largement axés sur la description de villes, qu’il s’agisse de villes autochtones ou de créations européennes : Batavia, Mexico, Edo, Canton, etc. Par définition, le voyage dans le Pacifique océanien ne peut permettre ce type de rencontre. Les voyageurs n’ont donc pas le sentiment de rencontrer d’autres civilisations mais des « sauvages », dans la pleine acception du terme, c’est-à-dire des êtres primitifs dans un état pré-urbain au sens de pré-civilisationnel, même si, selon les interprétations, cet « état de nature » est idéalisé ou au contraire diabolisé. Dans l’interprétation que les voyageurs donnent de cet état primitif, la relation qu’entretiennent les Océaniens avec la mort joue un rôle essentiel. Les récits de voyage s’étendent donc très largement sur différentes pratiques comme le cannibalisme, les rites funéraires, les momifications, les funérailles des personnages importants, etc.

7 Si l’on excepte les Espagnols au XVIe siècle, les premiers « découvreurs » de l’Océanie sont, pour la plupart, des Français et des Britanniques du dernier tiers du XVIIIe siècle. Ils sont les représentants à la fois des idées des Lumières et des sociétés citadines et bourgeoises, attentives aux bonnes mœurs et à l’hygiène qui se mettent en place dans l’Europe des prémices de la Révolution industrielle. Ils sont alors marqués par divers types de funérailles et inhumations, très différents de ceux que l’on peut trouver dans les civilisations européennes ou nord-américaines où le cimetière est l’un des points structurants de l’espace urbain ou villageois. Cook s’étonne par exemple, le 26 mai 1774, de découvrir aux Îles sous le Vent un cimetière de chiens alors que les insulaires ont plutôt pour coutume de manger les dits chiens et n’ont pas de cimetières pour leurs propres morts2.

Une mort exotique

8 George Vancouver décrit ainsi en 1792 les funérailles de Mahou à Maré : « Ce fut sans doute avec raison que nos voyageurs se persuadèrent que l’on devait embaumer le corps de Mahou. On m’a fait entendre que l’on y procéda dans le plus profond secret et avec une superstition religieuse. On enlève les entrailles, que les Tahitiens regardent comme les organes les plus immédiats des sensations, comme ceux qui perçoivent les premières impressions et par lesquels se font toutes les opérations de l’esprit. Il est donc naturel d’en conclure que ces insulaires révèrent les intestins comme ayant l’affinité la plus grande avec la partie immortelle de l’homme. J’ai fréquemment dans mes entretiens avec eux à ce sujet, cherché à leur faire sentir que toutes les opérations intellectuelles ont lieu dans la tête. Ils répondaient tous en souriant qu’ils avaient vu souvent revenir à la vie des gens dont le crâne avait été fracturé ou qui avaient eu d’autres parties de la tête

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fortement endommagées ; mais que dans tous les cas où les entrailles avaient été attaquées, la mort avait été certaine3. »

9 Les croyances et comportements des Océaniens face à la mort contribuent largement à un exotisme très en vogue à l’époque. L’étrangeté est une des composantes essentielles de cet exotisme et participe au plaisir que les Européens en tirent. Derrière la description de Vancouver on retrouve évidemment l’idée d’indigènes des antipodes aux habitudes diamétralement opposées à celles des habitants du Vieux Continent. Cependant, les observateurs soulignent tous le très haut degré de spiritualité des pratiques et rituels océaniens liés à la mort.

10 Les corps des chefs peuvent être déposés dans des grottes ou des mausolées. Dans d’autre cas, le corps est jeté à la mer pour le repas du requin ou bien on le laisse se décomposer sur une plate-forme. À Malaita, aux îles Salomon, on pratique une sépulture en deux temps : on commence par enterrer le cadavre dans le sable pendant une centaine de jours, puis on récupère la tête qu’on nettoie et emballe soigneusement dans un contenant que l’on dépose dans une sorte de mausolée à reliques. On se débarrasse ensuite du corps en le jetant sur un dépotoir à déchets tabou, c’est-à-dire à la fois sacré et interdit. Le grand prêtre du clan, une fois arrivé le moment d’ensevelir le crâne de son propre père, récupérera tous ceux en attente de sépulture dans le mausolée et il ouvrira la fosse où, à la suite de celui de son père, il les ensevelira dans le cadre d’un grand rituel.

11 Sur ce tabou lié aux morts que relèvent tous les voyageurs, on peut à nouveau citer Vancouver qui évoque les lieux rendus sacrés par la présence de reliques : « Le pleureur principal, vêtu du parié (masque en nacre surmonté de longues plumes blanches), remplit ses fonctions qui consistent à chasser les curieux, à maintenir autant qu’il est possible, un profond silence, dans un espace circonscrit qu’il parcourt, précédé d’un homme presque nu, qui porte une sorte de massue, armée de dents de requin, dont il doit frapper quiconque serait assez téméraire pour s’en approcher4. »

12 Les Tahitiens, eux, avaient mis au point des techniques d’embaumement pour transformer la dépouille d’un chef en une momie que l’on exposait pendant un an avant de la mettre en terre dans un cercueil. Dans certaines communautés de Papouasie- Nouvelle-Guinée, on laisse pourrir les morts, abandonnant leur dépouille à des charognards. Ensuite les descendants en récupèrent les os et les conservent comme reliques. On en porte certains en pendentifs ou on les place dans des reliquaires. Dans d’autres sociétés toutefois, on enterre les morts dans des tombes au-dessus desquelles on érige des structures élaborées, rehaussées de décorations compliquées que l’on entretient pendant de longues périodes.

La continuité entre la vie et la mort

13 Faisant partie des funérailles, les manifestations du chagrin consécutif à un décès sont également très ritualisées et souvent spectaculaires. Ainsi à Tahiti, aux Samoa, aux îles Carolines, en Nouvelle-Zélande, aux îles Fidji et en Papouaise-Nouvelle-Guinée, traditionnellement les proches parents des morts manifestaient leur douleur de façon dramatique par des hurlements prolongés, ils s’infligeaient des brûlures, des scarifications, ils s’auto-mutilaient en se coupant un doigt, un orteil ou en s’arrachant toutes les dents. Ensuite les proches du défunt affichaient avec fierté ces signes de deuil permanent.

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14 Dans certains cas, les parents détruisaient une partie des biens du défunt (maisons, pirogues, pagaies, arbres…). Il s’agissait d’effets personnels, considérés comme inaliénables et à ce titre destinés à disparaître avec le mort. Parfois, aux Carolines et aux Fidji notamment, on allait jusqu’à sacrifier sur la tombe d’un chef ses esclaves, son ou ses épouses, ses enfants… comme on le faisait dans l’Égypte ancienne. La mort était un fait social collectif. Un personnage important ne disparaissait jamais seul, il emportait avec lui une partie du groupe social et des intérêts économiques qu’il contrôlait.

15 De manière moins douloureuse et moins spectaculaire, aux îles Sandwich on se rasait la barbe et le crâne et au contraire, aux Salomon, on se laissait pousser les cheveux et la barbe pendant toute la période du deuil. Les chants funèbres et les lamentations cérémonielles sont également très importantes dans les sociétés d’Océanie et ils peuvent durer pendant plusieurs jours de manière ininterrompue. Des danses et des sacrifices venaient ensuite tous les ans ou tous les deux ans commémorer l’anniversaire de la mort. Les funérailles elles-mêmes étaient souvent l’occasion de festins rituels avec abattage et consommation de cochons, échange d’objets de valeur comme les nattes, les tapas, etc.

16 Après la mort, les reliques jouent un rôle essentiel. Parties tangibles d’un corps devenu intangible, elles servent, comme dans beaucoup de cultures, de pont avec l’au-delà. On les conserve dans des lieux chargés de mana (charisme), comme les sanctuaires ou les maisons des hommes, mais on peut aussi les porter sur soi, comme des talismans ou des amulettes afin de se charger de la mana du défunt. Nous avons tous en tête l’image classique de la veuve papoue portant les ossements de son défunt mari en sautoir.

17 Toujours est-il que les civilisations de l’Océanie vivent en étroite communion avec leurs morts. Il n’y a pas de séparation radicale entre les vivants et les morts : souvent les morts sont enterrés dans leur jardin ou au milieu du village, quand les corps ne sont pas jetés à la mer en pâture aux requins. Les rites funéraires sont, nous avons voulu essayer d’en donner quelques exemples, toujours très compliqués et très longs, parfois étalés sur plusieurs décennies. Les esprits des morts continuent à influencer la vie des vivants et les fantômes tiennent une grande place dans la vie quotidienne des Océaniens. Ce qui frappe avant tout les Occidentaux dans tous ces types de funérailles, c’est leur durée et le manque d’hygiène qui lui est lié puisque, nous l’avons dit, dans de nombreux archipels, les vivants côtoient longtemps les corps en putréfaction. L’arrivée des premiers Occidentaux à la fin du XVIIIe siècle entraîne de profonds bouleversements.

Les premières villes, vecteurs de diffusion de la mort importée

18 Le Grand atlas de la Polynésie française donne comme titre à cette période des premiers contacts avec l’Occident et à ses prolongements, « le temps de la mort importée ».

La naissance des villes

19 Avant les premiers contacts avec les Occidentaux, la guerre était l’une des grandes causes de la mort et les Océaniens étaient épargnés par un certain nombre des fléaux qui se répandent dans les civilisations urbaines comme les grandes épidémies.

20 La plupart des villes sont nées avec les premières implantations occidentales mais n’ont commencé à croître véritablement qu’avec l’instauration de protectorats ou

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d’administrations coloniales. Ainsi, Papeete a commencé à bourgeonner dès les années 1820 comme port de relâche pour les baleiniers et s’est développée avec l’installation des premiers temples protestants et des comptoirs commerciaux. Au cours de la seconde moitié du XIXe siècle, Apia abritait les consulats des États-Unis, d’Allemagne et de Grande- Bretagne ainsi que les sociétés concessionnaires allemandes et les maisons de commerce néo-zélandaises et australiennes. Port Moresby, Rabaul et Honiara sont devenues des petits bourgs urbanisés. En revanche, grâce aux ressources que lui rapportait le sucre, Suva a pu, tout comme Nouméa faire l’objet d’une planification urbaine plus organisée. Évidemment, le grand port du Pacifique insulaire est alors Honolulu qui devient l’escale mondiale pour les baleiniers.

21 Au début de la colonisation, les Océaniens durent faire un effort d’imagination pour appréhender la ville qui correspondait pour eux à un univers totalement nouveau, sans commune mesure avec ce qu’ils connaissaient jusque-là. Ce monde inconnu, ils ne purent évidemment le percevoir et l’analyser qu’en extrapolant à partir de notions et de catégories qui leur étaient familières. Les villes, quelle que soit la modestie de leur taille, apparaissent comme à la fois attirantes et effrayantes. La mort y prend des aspects et parfois une ampleur jusque-là inconnus.

22 Ces premières villes océaniennes sont à la fois les premières victimes et le vecteur de phénomènes jusque-là inédits dans cette région du monde, comme le choc microbien, et d’un certain nombre de « fléaux » urbains, comme l’alcoolisme. Ces nouvelles formes de mort, viennent, comme la plupart de ce qui est nouveau dans l’histoire de ces îles, de l’étranger. Notons d’ailleurs que les ancêtres des cimetières urbains furent souvent des cimetières édifiés pour les marins de passage.

Les épidémies

23 Le scénario est d’ailleurs toujours sensiblement le même : un ou plusieurs navires européens, souvent baleiniers ou santaliers, débarquent dans un port, qui n’est parfois qu’une minuscule entité urbaine. À bord, un ou plusieurs marins sont malades. À partir de là, le port en question devient le point de départ d’une épidémie extrêmement meurtrière et dévastatrice qui se répand comme une traînée de poudre. Les Océaniens ont alors le sentiment que la fin du monde est arrivée ; c’est d’ailleurs ainsi qu’ils avaient appelé l’épidémie de variole de Nuku Hiva (Marquises) de 1863, épidémie importée du Pérou par l’aviso le Diamant.

24 La ville reste par la suite le lieu où débutent les épidémies, qui se propagent ensuite dans un archipel entier. Prenons l’exemple de la grippe espagnole à Tahiti. Ainsi le 16 novembre 1918, arrive à Papeete un vapeur, le Navua. Le médecin arraisonneur révèle dans l’équipage la présence de trois malades à l’affection mal définie et apparemment peu grave. Un des malades, un Tahitien, est débarqué et hospitalisé ; ordre est donné d’isoler les deux autres. Le 17 novembre, l’un d’eux succombe brusquement avec des phénomènes d’asphyxie. Plusieurs cas apparaissent ensuite parmi l’équipage du Navua puis, à terre, le médecin personnel du port est touché. L’épidémie se répand ensuite à Tahiti et dans les îles de la Société et fait plus de trois mille morts. Les populations étrangères, européennes et chinoises, étaient bien mieux immunisées par les grippes annuelles et autres maladies que les Polynésiens chez qui la grippe espagnole provoqua une véritable catastrophe. En revanche, parmi les Océaniens anciens combattants qui revenaient de Salonique, traités à la quinine, il n’y eut qu’un seul mort. L’impact de cette épidémie de grippe espagnole fut

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de dix à vingt fois, selon les âges, supérieur à celui qu’elle eut en France. La pointe de mortalité ne dura heureusement qu’un mois car étalée sur plusieurs mois elle eût entraîné la disparition pure et simple de la population polynésienne. Cette hypervulnérabilité des Océaniens permet de comprendre pourquoi, lorsqu’au XIXe siècle les épidémies se succédaient au rythme de deux ou trois par décennies, on assista à une véritable hécatombe.

L’urbanisation, une menace pour les populations océaniennes

25 La mort apportée par les Occidentaux aux populations océaniennes est d’ailleurs l’un des leitmotive de ceux qui visitent en fin de siècle ces paradis perdus. Les premiers voyageurs, s’ils avaient noté l’absence de villes dans le Pacifique insulaire, ne s’en étaient pas moins émerveillés des fortes densités de population qu’ils y avaient trouvées, au moins en Polynésie, puisque la Mélanésie était très peu densément peuplée, ce qui n’empêche pas les populations d’avoir été également décimées par ces chocs microbiens.

26 Ainsi Cook évaluait-il en 1774 à 204 000 habitants la population de Tahiti, Forster à 121 500. Les démographes actuels revoient à la baisse ces chiffres, allant de 35 000 pour Mac Arthur à 60 000 pour Rallu. Toujours est-il que, face à cette impression de densité qui avait tant frappé les premiers découvreurs, le chiffre de 8 082 Polynésiens, auxquels il faut ajouter 475 étrangers, donné par le premier recensement organisé par l’administration française en 1848 ne pouvait que glacer. On se trouve face à un schéma inédit et singulier dans lequel l’urbanisation accompagne non une croissance mais un effondrement de la population.

27 Ainsi, Henry Adams, séjournant à Papeete, écrit en 1891 à l’une de ses amies : « Je ne vois aucune utilité que ce soit à parler dans ce pays de moralité. La morale doit être une invention européenne car à peine fut-elle introduite ici par l’arrivée de trois navires anglais et français, il y a environ un siècle, que la population de l’île fut décimée en quinze ou vingt ans. Là où un peuple vicieux proliférait, les vertueux n’arrivent pas à vivre. Un quart de million d’hommes magnifiques et dépravés prospéraient ici il y a un siècle. Aujourd’hui, environ dix mille indigènes délicats et soigneusement encadrés, des métis et des Européens, mènent une existence mélancolique et sont la proie de la consomption, des rhumatismes et de l’ennui5. »

28 On retrouve évidemment là l’idée très répandue d’une morale européenne mortifère pour les « bons sauvages » océaniens qui s’épanouissaient pleinement dans l’état de nature. La ville, avec la sédentarisation et l’occidentalisation, fait des Océaniens, race fragile et délicate, une race en voie de disparition ou, ce qui n’est pas mieux, d’assimilation et d’acculturation. On assiste alors à la mort symbolique ou réelle des Océaniens quand ils abandonnent leur état de nature pour devenir des citadins.

29 Herman Melville puis Jacques London décrivent également ces phénomènes de sélection naturelle, à propos des Marquises. Ainsi, Jacques London écrit en 1907 : « Quand on approfondit la situation, on en arrive presque à conclure que la race blanche ne prospère que sur la pourriture et le vice. La sélection naturelle en fournit l’explication ; les blancs descendent de milliers de générations qui ont triomphé des guerres microbiennes. […] Les pauvres marquisiens n’ont pas subi une telle sélection6. »

30 On a bien là l’idée que la ville, l’urbanisation, c’est aussi la disparition, symbolique ou réelle, de toute une race, et une race exotique par excellence. Cette mort symbolique de l’Océanie à travers le processus de sédentarisation est reprise par Victor Segalen, qui,

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devant Papeete, parodie la célèbre formule de Nietzsche : « le désert croît » par « le divers décroît ». Et un ancien ministre australien peut affirmer aujourd’hui encore que « le Pacifique est en train de devenir quelque chose qui est tout le contraire du paradis7 ».

31 Toutefois, souvent vraiment dans la foulée de ces premiers contacts, les premiers découvreurs, explorateurs, commerçants, baleiniers et autres beachcombers, sont rapidement suivis d’une catégorie d’hommes pour qui la mort prend une importance particulière, à savoir les missionnaires. On assiste alors à une modification essentielle de la relation à la mort de ces sociétés, c’est ce que nous allons maintenant évoquer.

Occidentalisation de la mort et syncrétisme

La christianisation de la mort par les missionnaires

32 Pour nombre de missionnaires, comme le pasteur britannique Charles Pitman, il n’y a que face à la mort que l’on puisse mesurer le degré de christianisation d’un peuple. Face à la mort le spectacle de la foi ne saurait être truqué. Par-delà, la mort d’un individu et son enterrement sont le signe de son insertion dans la polis, la Cité, et dans la communauté chrétienne.

33 Nous avons évoqué les pratiques funéraires de Malaita, île septentrionale de l’archipel des Salomon avec la pratique de la fosse aux crânes et des funérailles qui s’étendaient sur une vingtaine d’années. Convertis par les missionnaires à l’une ou l’autre des confessions chrétiennes, les membres de ces clans modifient leurs pratiques funéraires. Ils enfouissent désormais leurs défunts dans des fosses, sur la grande île, à la façon des Blancs. Malgré tout, au cours de ce nouveau type de funérailles, les pleureuses maintiennent la tradition en chantant les grands mythes malaitains de résurrection des morts ou de descente aux enfers. Se développent aussi nombre de rites mortuaires syncrétiques. Avec les missionnaires chrétiens, les pratiques traditionnelles se trouvent considérablement modifiées. Les enterrements deviennent plus simples et certaines pratiques, comme le fait d’invectiver et d’insulter la dépouille de défunts discrédités, sont définitivement abandonnées.

34 Pour autant, le lien à la terre mère, au fenua, n’a pas disparu dans l’Océanie christianisée. La tradition veut que le corps soit enterré sur les terres familiales afin que persiste le lien entre les vivants et les morts. Tant que les cimetières communaux ne sont pas suffisamment proches et nombreux, les Océaniens continuent à enterrer leurs morts dans leurs jardins.

35 Enfin, il faut évidemment évoquer à propos du Pacifique les deux Églises des Saints des derniers jours, en raison des moyens financiers dont elles disposent et de l’importance qu’elles accordent aux relations avec les morts selon les aspects bien connus de la généalogie et du baptême des morts. Les Mormons effectuent un important travail et de gros investissements dans le Pacifique et les Océaniens sont souvent très heureux d’offrir baptême et rédemption à leurs ancêtres cannibales ou prétendus tels.

Le désir du colonisateur d’inscrire la mort dans la ville

36 La décision coloniale est déterminante dans le développement des villes. Ainsi le lieu d’implantation de Nouméa fut-il choisi par l’officier de marine français Tardy de

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Monravel. Au départ toutefois, les cimetières sont faits pour les Européens, les Océaniens continuant à se débrouiller comme ils peuvent avec leurs morts. Longtemps les relations sociales entre populations locales et expatriés coloniaux ont été limitées et très hiérarchisées, ce qui se traduit aussi par une sorte de compartimentation de la relation à la mort. On peut évoquer l’exemple du « cimetière du quatrième kilomètre » à Nouméa, étudié par Stéphane Pannoux. Un arrêté du 24 juin 1876 impose la création de ce « cimetière du quatrième kilomètre ». Il s’agit alors clairement de tenter d’intégrer les différentes communautés culturelles des Mélanésiens, Européens, Javanais, Vietnamiens… Il n’en reste pas moins qu’alors, avoir sa place au cimetière devient un indicateur de reconnaissance sociale : c’est avoir sa place dans la ville. Le marquage de la tombe, la durée de la concession sont représentatifs de cette place. Les indigènes et les étrangers doivent souvent se contenter du carré commun. La colonisation est aussi l’époque où l’on commence à mesurer et à quantifier la mort avec précision. Ainsi à Papeete, l’état civil est-il institué pour les Océaniens en 1854.

37 Il n’en reste pas moins que même à l’époque coloniale, la mort elle-même prend des allures exotiques. Ainsi Henry Adams écrit-il en 1891 à propos de Papeete : « J’y vois une exquise réussite de cimetière. L’on aimerait être enterré ici. […]. L’impression de mort n’est pas pénible ici, mais seulement un peu triste et ensoleillée. »

Grande variété des populations urbaines océaniennes, multiplicité des approches de la mort

38 Des vagues de migrations depuis les premiers contacts avec les Européens ont formé les populations urbaines d’Océanie. Comme cela s’est opéré de manière universelle, l’attraction qu’exerce la ville sur le monde rural est intense dans tous ces archipels même quand les capitales ne sont, à l’échelle mondiale, que de très petites villes. On parle de l’irrésistible attrait des « lumières de la ville ». Comme dans de nombreux pays du Sud, tous ceux qui y sont installés représentent une famille d’accueil potentielle pour leur parentèle au village. En échange ils continuent de disposer d’une habitation familiale dans leur village d’origine. Un chassé-croisé s’instaure donc entre les communautés urbaines et villageoises. Il en va de même en ce qui concerne la mort, le « mourir » comme disent les ethnologues.

39 Les villes d’Océanie constituent un creuset dans lequel une culture spécifique s’élabore à partir des ingrédients suivants : migrants de divers groupes ethniques, utilisation du pidgin en Mélanésie comme langue véhiculaire, influence de la culture populaire occidentale, impact du commerce régional et du système économique dans le processus de mondialisation, système d’enseignement, modernisation du rôle de l’État. On est frappé par le désordre administratif qui règne dans les villes d’Océanie. Jusqu’à présent les cultures urbaines se sont développées dans un milieu où tout peut devenir un sujet de rivalités et de conflits. Aucun groupe social n’a réussi à s’imposer culturellement d’une manière qui pourrait imposer un semblant d’ordre dans les villes. Port Moresby est l’une de ces capitales où sévissent particulièrement des tensions et où un certain nombre de stratégies (groupes d’autodéfense, réseautage) ont été mises au point en guise de protection contre la violence et les rivalités interethniques. Longtemps aussi les villes ont offert peu de perspectives d’emploi stable pour la main-d’œuvre non qualifiée et demeurèrent pour ces migrants temporaires des zones de transit.

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40 Les villes d’Océanie n’ont pas véritablement conduit au mélange et à la synthèse entre les approches de la mort des différentes communautés. Celles-ci continuent plutôt à se juxtaposer, à coexister en conservant leurs spécificités. Chaque groupe a son cimetière ou sa parcelle dans le cimetière communal. Comme partout, le cimetière est représentatif à la fois de chaque vie, de chaque histoire privée et de l’histoire de la collectivité dans son ensemble. Les tombes indiquent à la fois la pérennité des usages et leur évolution. Les cimetières montrent un partage par ethnies mais aussi par religions ; par exemple une forte immigration asiatique entraîne l’existence d’un cimetière bouddhiste. À Suva, aux Fidji, on trouve des cimetières musulmans et bouddhistes liés évidemment à l’immigration indienne.

41 Le cosmopolitisme des villes océaniennes se traduit donc par une variété des approches de la mort, que matérialisent bien les différents cimetières dans une même ville, voire les différents secteurs, selon des découpages ethniques ou religieux, au sein d’un même cimetière. Il n’en reste pas moins que dans le Pacifique comme ailleurs, les lois du marché dépassent les clivages entre les communautés et de plus en plus, dans les villes d’Océanie comme à Papeete, trouver une place pour le repos éternel devient coûteux et difficile, d’autant que l’incinération n’entre pas dans les mentalités. Pour les peuples du Grand Océan, en effet, il demeure essentiel de pouvoir maintenir un lien concret avec les disparus, de pouvoir aller orner les tombes et s’y recueillir. Dans un monde entièrement christianisé mais où les fantômes et les esprits des disparus demeurent omniprésents, la mort devient, plus encore qu’ailleurs, un marché en pleine expansion et ce, d’autant plus que le cadre urbain perturbe et déconcerte.

42 Les Océaniens urbanisés vivent plus vieux mais craignent davantage une mort feutrée et désacralisée, souvent vécue non plus chez soi entouré de ses proches mais dans le cadre aseptisé de l’hôpital. Et tous ont conscience que la mémoire collective, beaucoup plus éphémère dans les villes que dans les campagnes où la tradition orale demeure vivace, ne permet plus de survivre bien longtemps à la disparition physique.

NOTES DE FIN

1. DUBOIS, Jean-Marie, FRÉMY, Marie-Noëlle (dir.), 101 mots pour comprendre la Polynésie française, Nouméa, éditions Île de Lumière, 2004, 250 p. 2. COOK, James, Deuxième voyage, cité par Jean-Jacques SCEMLA, dans Le voyage en Polynésie, anthologie des voyageurs occidentaux de Cook à Segalen, Paris, Robert Laffont, 1994, p. 213. 3. Cité par SCEMLA, Jean-Jacques, dans Le voyage en Polynésie…, op. cit.,p. 906-907. 4. Ibidem. 5. Ibid., p. 1081. 6. Ibid., p. 1083. 7. Il s’agit de Gordon Bilney en 1994.

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RÉSUMÉS

Lorsque les premiers Français et Britanniques abordent en Océanie dans les dernières décennies du siècle des Lumières, ils découvrent des sociétés sans aucune structure urbaine, ce qui ne laisse pas de les étonner, eux qui viennent de civilisations où le fait urbain prend une importance de plus en marquée. Ils sont par ailleurs saisis par le traitement que ces sociétés font à la mort. Les premiers contacts entraînent l’apparition de villes, le plus souvent des ports, et des premiers cimetières urbains. Dans le même temps, paradoxalement, l’urbanisation s’accompagne d’un effondrement démographique. La mort vient de l’étranger et s’installe dans les villes naissantes. L’arrivée de nouveaux flux de main-d’œuvre (Chinois, Indiens, Indochinois, etc.) destinés à remplacer les Océaniens conduit à la formation de cités cosmopolites, chaque culture générant sa propre attitude face à la mort.

When the earliest Frenchmen and British men landed on Oceania islands in the last decades of the Enlightenment, they discovered societies without any urban structure. For these men coming from more and more urban civilisations, that situation is very surprising. They were also astonished by the treatment of death in these societies. From that first contacts, cities, mostly ports, sprang up as like as urban cemeteries. But, at the same time, that urbanisation was paradoxically accompanied by a demographic collapse. Death coming from abroad settled in these emerging cities. With the arrival of new flows of labour force (from China, India, Indochina, etc.) to replace the Oceania people, cosmopolitan cities are actually formed, where each ethnic group generated its own attitude to death.

INDEX

Index chronologique : XIXe siècle, XVIIIe siècle Thèmes : Océanie

AUTEUR

CLAIRE LAUX Maître de conférence en histoire contemporaine, université Bordeaux 3

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Saint-Dimitri, un cimetière orthodoxe de Beyrouth

May Davie

1 L’idée que l’on a habituellement des cimetières dans le monde arabe s’est construite à partir des cimetières musulmans, avec leurs paysages classiques composés d’alignements de stèles de facture simple et quasi identique1, sans monuments funéraires ou tout autre signe ostentatoire. En Islam, tous les croyants sont égaux devant le Très-Haut. Le signalement, dans la mort, d’une différence sociale ou ethnique est proscrit par la religion et du reste très mal vu par la société.

2 Dans le monde arabe, on trouve pourtant de nombreux cimetières chrétiens. Au Maghreb, ils sont structurés selon une logique propre, s’agissant généralement de cimetières de militaires occidentaux ou d’anciens colons, et sont à présent et pour la plupart désaffectés. Au Machreq, les cimetières chrétiens appartiennent à des minorités autochtones ralliées aux différents rameaux du christianisme oriental et sont toujours en usage. Comparés aux cimetières musulmans, ils ont une tout autre allure. L’exemple traité ici, Saint-Dimitri, est le cimetière de la communauté orthodoxe de Beyrouth, une des plus anciennes de la cité, ses racines remontant à la naissance du christianisme dans cette région du monde.

3 Saint-Dimitri est singulier dans son genre et pour son époque, par l’originalité de son architecture, l’exubérance de ses décors et le site antique mythique qu’il occupe. Fondé au début du XIXe siècle, lors de l’occupation égyptienne (1832-1840), il se développa durant la restauration ottomane. Cette période transitionnelle éclaire autant la société beyrouthine pré-moderne qui résidait dans la ville intra muros, que l’évolution de sa structure sociale et de ses coutumes, au temps de l’avènement du capitalisme marchand et de la modernité institutionnelle et urbanistique des réformes ottomanes (les tanzimat), impulsées durant la même époque. Ce cimetière reflète encore l’homogénéisation sociale qui a touché la communauté depuis l’Indépendance, notamment entre 1950 et 1975. Aujourd’hui rattrapé par l’urbanisation et lui-même très dense et dégradé, il nous renvoie, au surplus, l’image de cette ville désordonnée qu’est devenue Beyrouth depuis plus d’un quart de siècle. Ce sont ces ruptures et leurs correspondances dans le cimetière même que nous décrirons dans ce texte.

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Les orthodoxes de Beyrouth

4 Les orthodoxes de Beyrouth sont des chrétiens de langue et culture arabes et de rite byzantin. Ils relèvent du patriarcat d’Antioche dont l’autorité s’étend sur le territoire de ce qu’on appelle la Grande Syrie historique2. Si certains parmi eux affirment être originaires de la péninsule arabique, la plus grande partie vient des villes et des bourgs de Syrie, d’Asie Mineure, de la Grèce et de ses îles. Ces populations, parlant plusieurs langues, ont toutes été arabisées par le poids de l’histoire. Elles se sont encore mêlées à des Russes blancs, des Ukrainiens et des Géorgiens, arrivés à Beyrouth depuis la Révolution d’octobre. Durant le Mandat français (1918-1943), elles furent rejointes par d’autres réfugiés originaires du sandjaq d’Alexandrette3. Depuis, l’exode vers Beyrouth a touché des Palestiniens et surtout la population du mont Liban. C’est dire que les orthodoxes de Beyrouth sont le fruit de brassages ethniques et culturels complexes.

5 En arabe populaire, les orthodoxes ont toujours été appelés roum (romains), en référence à l’empire romain d’Orient et à l’Église officielle dont ils sont, localement, les héritiers spirituels. C’est ce nom que les Arabes musulmans donnaient, après leur conquête de la Syrie, aux Byzantins comme à ceux de leurs compatriotes qui professaient la même foi que Constantinople, la nouvelle Rome.

6 Avant le XVIIIe siècle, on les retrouve encore sous l’appellation « melchites » (royalistes), car ils étaient restés fidèles aux enseignements de l’Église primitive lors des schismes qui l’avaient secouée à plusieurs reprises. L’empire ottoman et, à sa suite, l’État libanais les reconnaissent comme roum orthodox. Cette expression signifie littéralement « romains orthodoxes ». Mais elle a été traduite par « grecs orthodoxes », en raison du rite byzantin qu’ils partageaient avec les chrétiens de Constantinople et de Grèce. Ce sont les missionnaires et les consuls occidentaux qui leur ont tout d’abord accordé l’appellation « Grecs », dans leurs écrits des XVIIIe et XIXe siècles, cherchant, de toute évidence, à réserver la dénomination « romains » aux seuls fidèles du siège pontifical du Vatican, dans la « vraie » Rome4. Désirant enfin écarter toute confusion au plan ethnique, les orthodoxes ont eux-mêmes récemment adopté l’appellation « orthodoxes d’Antioche », à consonance ecclésiale unique5.

7 Saint-Dimitri est l’exacte réplique de ce visage cosmopolite des orthodoxes de Beyrouth. Le paysage monumental de ce cimetière, ses symboles et ses décors marquent les modifications des rapports de pouvoir au sein de la communauté durant le XIXe siècle et l’évolution ultérieure.

Saint-Dimitri

8 Saint-Dimitri est situé sur un replat au pied d’une falaise abrupte, au cœur des quartiers résidentiels orientaux de Beyrouth. Le cimetière a la forme d’un triangle allongé, entourant une église construite sur une partie légèrement surélevée de ce replat et précédée par de larges escaliers et par une allée monumentale menant vers l’extérieur. Le bâtiment de l’église fut inauguré en 1900, mais le site est beaucoup plus ancien. À l’arrière, vers l’est, on voit l’abside de la chapelle qui a vraisemblablement précédé le sanctuaire actuel. Elle-même serait construite sur un site antique, sans doute un temple païen associé à un point d’eau. Au XIXe siècle, et plus récemment durant les années 1990,

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des sarcophages antiques ont été trouvés autour de ce site, suggérant la présence de propriétés suburbaines, avec villas et tombeaux, appartenant aux milieux aristocratiques de Berytus, la colonie romaine qu’était alors Beyrouth6.

Figure 1 – L’entrée monumentale du sanctuaire

(cliché de l’auteur)

9 Saint-Dimitri se dit Mar Mitr en arabe : Mar vient du syriaque et signifie saint ; Mitr est l’arabe populaire de Dimitri. Mais le nom officiel du site est Qiddis Dimitrious, qiddis signifiant saint en arabe classique, Dimitrious étant le nom grec arabisé de Dimitri.

Figure 2 – Le plan du cimetière

10 À l’origine, Saint-Dimitri n’était pas une chapelle funéraire, mais un lieu de dévotion, implanté à proximité d’une pinède et dédié à ce saint militaire. D’autres chapelles de ce genre (que l’on désigne localement par deir ou mazar) existaient à Beyrouth, notamment

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Saint-Élie et Saint-Georges, respectivement au sud, près des dunes de sable, et à l’est, à proximité de l’embouchure du fleuve de Beyrouth. Elles balisaient, depuis l’Antiquité, la limite du territoire urbain, défenses symboliques des espaces verts par lesquels on accédait à l’agglomération. Ces trois saints intercesseurs entre les hommes et leur Créateur étaient particulièrement vénérés par la population locale. Ils étaient en tout cas réputés exauceurs, pour être aussi visités et par les musulmans de Beyrouth et par des voyageurs occidentaux qui en ont laissé des descriptions7.

11 Saint-Dimitri prit une fonction cémétériale durant la première moitié du XIXe siècle, en conséquence d’une mesure égyptienne d’urbanisme et d’hygiène ordonnant le déplacement des cimetières hors les murs. Auparavant, le cimetière orthodoxe jouxtait la cathédrale Saint- Georges, dans la ville intra muros, aujourd’hui dans le centre de la ville moderne. Depuis cette date, trois cimetières orthodoxes furent construits dans les banlieues vouées à l’agriculture et pratiquement vides d’habitations, en périphérie des faubourgs naissants. Ces zones sont toutes aujourd’hui envahies par l’urbanisation dense. Parmi ces trois, Saint-Dimitri reste le plus important8. Il concerne plus de la moitié des orthodoxes de Beyrouth, tous ceux qui ont choisi de s’installer à l’est de l’agglomération lors de l’expansion hors muraille, vers la fin du XIXe siècle. C’est surtout le cimetière des familles patriciennes, celles de l’aristocratie urbaine et de la haute bourgeoisie qui ont dirigé la communauté et gouverné la cité durant le XIXe siècle et le début du XXe siècle, au sein des Conseils ottomans locaux. Le mode d’implantation des sépultures et l’organisation générale du cimetière dévoilent justement cette hiérarchie.

La fondation

12 Un inventaire des tombes, de leurs formes, de leurs décors et de leur disposition, a permis de diviser schématiquement le cimetière en trois parties et trois périodes historiques correspondantes.

13 Le côté nord, en contrebas de l’église et de l’allée monumentale, semble matérialiser l’installation première, la fondation. L’architecture et l’épigraphie donnent à penser que cette période inaugurale va de 1835, date estimée du transfert de Saint-Georges, jusqu’à la fin des années 1860. En raison des embellissements constants et des besoins d’une population en expansion, des reconstructions ou des remaniements ont fait disparaître nombre de sépultures antérieures. Mais plusieurs rangées de tombes anciennes subsistent encore dans leur état original. Elles sont austères d’aspect et semblables de forme et de taille, des structures rectangulaires de couleur terne et hautes d’environ un demi-mètre, en fait des caveaux en pierre de grès, à moitié enfouis dans le sol et couverts de terre battue ou d’une simple dalle de pierre taillée. Aucun ouvrage particulier, stèle ou croix, ne surmonte ces vieilles sépultures. Aucun ornement ne les enjolive non plus.

14 Pour être contrainte par un même modèle et arrangée selon un schéma régulier apparemment préétabli, cette installation n’est pas pour autant aléatoire. Un partage réfléchi de l’espace mortuaire est décelable. Les tombes des vieilles lignées de notables urbains9, comme la famille Trad, occupent le côté nord-ouest en bordure immédiate de la rue d’où elles sont bien en vue. À l’angle, deux d’entre elles furent remaniées pour porter des monuments imposants. L’autre lieu privilégié par les anciennes familles beyrouthines est l’abord du sanctuaire, en dessous ou en contrebas de la galerie qui court sur son flanc

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nord. Quant aux minorités russes, grecques et chypriotes, on les trouve pour la plupart concentrées dans la partie centrale, non loin du mur d’enclos septentrional.

Figure 3 – Une tombe à l’ancienne

(cliché de l’auteur)

15 Nombre de ces tombes anciennes sont anonymes. Mais pour la plupart, elles portent une plaque de pierre posée ou encastrée sur le côté et gravée d’une inscription de belle facture. L’intérêt de ces premières sépultures réside justement dans la graphie de ces textes, les beaux caractères en arabe naskhi, thulthi ou reyhani10 se détachant en relief sur un fond excisé et généralement délimité par un listel. Les plus anciennes ne signalent que le nom du titulaire ainsi que la date de son décès et ne comportent pas d’ornements. Certaines plaques sont certes gravées d’une colombe, d’une croix byzantine ou d’un arbre de vie, mais le dessin est naïf et discret, suggérant une indifférence au marquage par des signes chrétiens visibles. N’étaient la présence de ces tombes à Saint-Dimitri et le prénom chrétien du titulaire (Georges, Michel, Constantin, Nicolas…), il serait impossible de les distinguer comme spécifiquement chrétiennes.

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Figure 4 – Symboles chrétiens sur une épitaphe de 1840

(cliché de l’auteur)

16 Les épitaphes plus récentes sont en revanche longues de plusieurs lignes et traitent de thèmes sur l’espérance, la foi en la Résurrection ou la valeur morale de la personne décédée. Elles sont aussi plus ornementées, les lignes de l’inscription étant gravées dans des cartouches excisés et décorés d’un rinceau, d’un cordage ou d’une couronne.

17 Il se trouve dans ce secteur quelques tombes de Grecs qui ne comportent pas de caveau, l’inhumation s’étant faite directement en terre, une coutume que pratiquaient d’ailleurs anciennement les Arabes chrétiens du Moyen Orient, à l’instar de leurs concitoyens musulmans. L’utilisation du caveau par les orthodoxes daterait-elle de la fondation de Saint-Dimitri ou s’était-elle simplement généralisée durant cette période ? Rien ne permet de trancher ces questions de manière définitive. Durant les fouilles archéologiques effectuées à Saint-Georges durant les années 1990, deux cimetières remontant au Moyen Âge furent exhumés, révélant des mises en terre individuelles, bordées parfois par des blocs de pierres, sans caveau ni cercueil. Du cimetière plus récent qui fut transféré à Saint-Dimitri, ont subsisté peu de vestiges, dont un seul caveau de taille réduite, ne livrant que des renseignements épars qui ne permettent pas de généraliser. L’absence de débris de bois et de clous, et de fragments de croix laisse quand même supposer que caveau et cercueil n’étaient pas alors des pratiques systématiques, comme cela allait être le cas à Saint-Dimitri, un siècle plus tard11. En outre, sur les inscriptions retrouvées, seul le nom du défunt est gravé et aucun signe chrétien n’apparaît.

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Figure 5 – Une épitaphe de 1842, sans marquage chrétien

(cliché de l’auteur)

Figure 6 – Une épitaphe calligraphiée tardive

(cliché de l’auteur)

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Figure 7 – Décors baroques ottomans

(Cliché de l’auteur)

Enjeux et contraintes de l’occupation de nouveaux terrains

18 Tout le côté ouest, devant l’église et sur la falaise attenante, fut apparemment conquis entre le dernier quart du XIXe siècle et la première moitié du XXe siècle. Ici, c’est la richesse des sépultures qui saute au regard, s’agissant naturellement de la partie du cimetière devenue devanture sociale de l’aristocratie montante et des dynasties marchandes, qui ont su tirer profit de l’arrimage de la ville et de son port à l’économie mondiale, durant le XIXe siècle ottoman12. Leurs patronymes, Sursock, Jbeily, Debbas, Abou Chanab, Bustros, Terzis et d’autres, sont désormais synonymes de prestige social.

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Figure 8 – Tombeaux aristocratiques de l’allée monumentale

(cliché de l’auteur)

19 Cette installation tranche, par la forme comme par la signification, avec la fondation antérieure. Les sépultures sont, sans exception, couvertes de monuments imposants, devenant de véritables tombeaux. Elles sont au demeurant organisées en deux schémas différents, suggérant deux politiques d’occupation du sol.

20 Le premier schéma forme un alignement de mausolées qui bordent les côtés du chemin d’entrée menant au sanctuaire, formant une sorte d’allée aux tombeaux. Les parcelles sont quatre fois plus larges et d’un prix environ dix fois plus élevé qu’ailleurs, et les monuments sont construits sur des podiums entourés de végétation. Cette allée est réservée aux différentes branches de la maison aristocratique éminente du Beyrouth de ce temps, les Sursock. Il faut rappeler que cette famille était associée en affaires avec l’aristocratie ottomane d’une part, et alliée par le mariage à l’aristocratie génoise et napolitaine de l’autre. Un de ses membres, Youssef (Joseph), était le doyen de la communauté orthodoxe et le proche conseiller du wali (préfet) de Beyrouth, jusqu’à la chute de l’Empire ottoman13. Il convient de constater que les palais des Sursock et leurs parcs luxuriants étaient pareillement disposés le long de la rue de l’Archevêché- Orthodoxe, située non loin du cimetière, dans le riche quartier de Rmeil. À Saint-Dimitri, tout concourt à produire cet effet de vitrine rappelant, dans la mort comme dans la vie, le statut de cette famille et la force de son ancrage dans la cité et dans son économie.

21 Le ciborium est la figure architecturale privilégiée de cette composition au goût occidental prononcé. Il est décliné dans tous les styles à la mode, le gothique, le classique et le baroque, et utilise des matériaux nouveaux, dont le marbre et le fer, et une statuaire importés d’Italie. L’on relève l’apparition d’une quantité de décors sculptés, surprenants dans le contexte beyrouthin de ce temps (globes, flèches, fleurs, colonnes, pinacles,

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flammes, livres…), parmi lesquels les signes chrétiens abondent, anges, putti, colombes, et, immanquablement, de grandes croix. Marquer l’espace mortuaire du sceau de la foi chrétienne est maintenant une exigence.

22 Le second schéma d’implantation consiste en des alignements d’édicules surmontés d’un fronton triangulaire et adossés côte à côte aux escarpements des quatre niveaux qui composent la falaise devant l’église. Tirant profit de la topographie naturelle, ces tombes sont en position panoramique vis-à-vis du sanctuaire et de son cimetière, et aussi du quartier d’où elles peuvent être aperçues. Les surfaces allouées ici sont plus réduites que sur le passage monumental. Pas de place pour le végétal et pas de décor en surcharge. On lit, gravés sur le tympan des portes, les noms des lignées. L’aspect austère que dégagent les rangées de frontons semblables rend toutefois ces tombes tout aussi solennelles que celles sur l’allée aux tombeaux. Comme dans l’allée, la calligraphie arabe ou ottomane n’est plus de mise. Les inscriptions sont en typographie simple, standardisée et parfois même en français. Les invocations disparaissent, cédant la place à la croix byzantine, simple ou tréflée, sculptée dans le marbre et dressée au sommet des mausolées.

Figure 9 – Rangée d’édicules funéraires

(cliché de l’auteur)

23 Alors que l’espace mortuaire des gens très aisés allait se figer, de nombreuses tombes du côté nord de Saint-Dimitri, celui des familles beyrouthines les plus vieilles, furent remaniées durant cette période. On y ajouta un revêtement en marbre, un monument (cippe, stèle, sarcophage, autel…), des décors baroques et une croix au sommet. Pour être importés d’Occident, ces modèles n’en furent pas moins réinterprétés pour plaire à la demande locale. Certaines tombes, reconstruites dans les années 1960, sont de style moderne et utilisent, copiant toujours l’Europe, des matériaux sombres comme le granite.

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Figure 10 – À l’arrière, une sépulture à baldaquin du XIXe siècle et une reconstruction moderne en béton

(Cliché de l’auteur)

À l’image de la modernité beyrouthine

24 Le terrain derrière l’église, côté est, commence à se remplir vers 1940. Il se densifie ensuite progressivement, puis de manière rapide, à partir de 1960. Le secteur est caractérisé par des surfaces au sol réduites par rapport aux pratiques antérieures, par l’entassement et le manque de soins, et par l’absence totale de végétation. La morphologie suggère, en tout cas, une expansion en deux temps, une occupation de la surface horizontale juste derrière l’église, suivie par la conquête du côté oriental de la falaise.

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Figure 11 – Entassement et délabrement sur la partie orientale de la falaise

(cliché de l’auteur)

25 L’architecture funéraire moderne qui apparaît à l’arrière de l’église semble contrainte par l’urgence et par le manque apparent de moyens pour des sépultures et des décors soignés. Il s’agit des sépultures de familles dernièrement installées en ville, des cols blancs pour la plupart, qui devaient en outre s’accommoder de l’exiguïté du terrain résiduel de Saint- Dimitri. Les tombes sont pour la plupart d’un géométrisme banal, de simples blocs en parpaings, couverts d’un enduit en ciment peint à la chaux, ou de plaques de marbre quand le défunt ou sa famille en avaient les moyens. L’art funéraire orthodoxe de la phase antérieure s’estompe, plus de statuaire et plus d’objets ou de symboles chrétiens clairs. Le seul moyen d’expression de la foi qui demeure est une petite croix gravée et rehaussée de peinture noire. Mais ce qui reste surprenant est la présence de caveaux superposés sur deux ou trois niveaux, et surtout de cases individuelles, symbole ultime de l’anonymat social et de la démocratisation de la mort, par l’industrialisation et la banalisation de la dernière demeure. Contrairement au côté occidental de la falaise où les chambres funéraires s’ouvrent sur l’espace, les assemblages occupent ici les deux bords de la terrasse avec un passage central étroit, une sorte de couloir qui va en se rétrécissant, coincé entre ces étagements sans âme. Durant la saison chaude, la réverbération des rayons du soleil sur ce monde minéral transforme les passages en une fournaise répulsive pour la visite et pour tout recueillement. Rien ne rappelle mieux les entassements de logements modestes et les bidonvilles des périphéries pauvres du Beyrouth d’aujourd’hui.

26 En raison de la croissance démographique existant encore au début des années 1970, puis de la dernière guerre civile (1975-1990), même les espaces morts du cimetière initial, au nord du sanctuaire, ont été occupés par ce genre de structures. Des tombes en béton, sans caractère et de facture pauvre, l’envahissent lui aussi, intercalées entre les anciennes ou

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bloquant carrément les chemins d’accès. C’est ici, également, que les lotissements des familles éteintes sont récupérés pour les nouveaux venus.

Figure 12 – Remaniements et densification de côté nord

(cliché de l’auteur)

27 À l’origine installé dans une pinède propice au recueillement et suffisamment grand pour être pratique, Saint-Dimitri fut conçu pour une société orthodoxe certes bourgeoise, mais pour laquelle les signes extérieurs de la richesse n’étaient pas de mise. C’est l’humilité dans la mort qui était plutôt recherchée. Cette société n’éprouvait pas non plus le besoin d’afficher par des signes ostentatoires sa foi chrétienne, évidence tranquille pour elle. Les épitaphes étaient en revanche d’usage courant, pareillement aux pratiques funéraires musulmanes, exprimant le nom du défunt ou des évocations morales ou religieuses.

28 À partir de 1870, le cimetière s’agrandit et se rénova, pour répondre à de nouvelles exigences démographiques et sociales. Avec la transformation des rapports de pouvoirs, le culte du tombeau, à la mode en Occident durant la même période, rentra à Beyrouth. Apparaissent dès lors, à Saint-Dimitri, le monument et le décor funéraires et surtout les signes chrétiens les plus ostentatoires, notamment les grandes croix dressées au sommet des tombes et qui se distinguent de loin. Ces éléments de l’iconographie chrétienne occidentale devinrent les fondements de l’art funéraire des orthodoxes. On assiste encore à l’apparition d’inscriptions en langue étrangère à la communauté, notamment le français, une langue devenue de rigueur à Beyrouth où parler une langue occidentale est devenu de bon ton, le signe en tout cas d’un certain statut social.

29 L’époque contemporaine voit par contre l’encombrement et le délabrement s’installer à Saint-Dimitri. Étouffé par des tombes sans caractère et de mauvaise qualité et par le manque de soins, il perd lentement son cachet et ses repères. Le beau et le symbole importent peu maintenant. Le cimetière se retrouve aussi noyé par l’urbanisation qui l’entoure, devant cohabiter avec les immeubles commerciaux, modernes et

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disproportionnés, qui ont poussé devant son entrée, depuis l’élargissement de la rue en une voie rapide au trafic automobile incessant, productrice de poussière et bruit.

30 Notons alors, pour conclure, que les cimetières chrétiens en Orient sont, à leur manière, une clé pour approcher les mutations d’une société. Dans leur organisation transparaît encore la morphologie de la ville dans laquelle ils sont implantés. À Saint-Dimitri, on lit la progressive appropriation du cimetière, comme de la ville14, par les classes moyennes. Contrairement à l’ancienne bourgeoisie qui exhibait son attachement à la cité par un intérêt manifeste pour son rite et pour les monuments et les signes qui l’expriment, les nouveaux venus sont indifférents à l’aspect comme au sort de leur dernière demeure, dans un groupe au sein duquel ils sont encore anonymes et dans une ville, à leurs yeux, incivile.

NOTES DE FIN

1. Deux stèles sont habituellement dressées sur la tombe, l’une à la tête et l’autre au pied du corps en terre. 2. Qui correspond approximativement à la province ecclésiastique romaine Oriens (l’Orient), qui allait du Taurus jusqu’à la péninsule sinaïque et incluant la Mésopotamie (D AVIE, May, Atlas historique des grecs-orthodoxes de Beyrouth et du Mont-Liban 1800-1940, Beyrouth, Dar an-Nahar, 1999). 3. Province syrienne cédée par la France à la Turquie en 1939, en contrepartie de sa neutralité durant la Seconde Guerre mondiale qui s’annonçait. 4. Ces derniers les traitaient également de « schismatiques », à l’instar de toute Église orientale non soumise à l’autorité du pape. 5. Des auteurs contemporains (HEYBERGER, Bernard [dir.], Chrétiens du Monde arabe, un archipel en terre d’islam, Paris, Éditions Autrement, coll. « Mémoires », n° 94, 2003, p. 8-11) continuent à livrer une catégorisation sans nuances des chrétiens d’Orient, plaçant toujours les orthodoxes arabes du patriarcat d’Antioche dans la catégorie des « Grecs » et entretenant la confusion entre des réalités différentes. 6. Voir JIDEJIAN, N., Beirut through the Ages, Beirut, Dar el-Mashreq, 1973. 7. Notamment LAMARTINE, Alphonse de, Souvenirs, impressions, pensées et paysages pendant un voyage en Orient, 1832-1833, Paris, Hosselin, 2 vol., 1835, p 317 ; CARNE, J., Syria, the Holy Land, Asia Minor, Londres, Fisher Son & Co, 3 vol., p. 9-10 ; et BLONDEL, E., Deux ans en Syrie et en Palestine, Paris, 1840, p. 66. 8. Les deux autres sont Mar Élias Btina (Saint-Élie) et Saydet an-Niyah (Notre-Dame de la Dormition). 9. Sur ces familles, les mythes d’ancienneté et la notabilité à Beyrouth durant le XIXe siècle, voir : DAVIE, May, « Les familles orthodoxes à travers les cahiers du Badal ‘Askariyyet », Annales d’Histoire et d’Archéologie de l’Université Saint-Joseph, Beyrouth, vol. 5, 1986, p 1-44 et DAVIE, May, « Villes, notables et Pouvoir : les Orthodoxes de Beyrouth au XIXe siècle », dans Bourgeoisies et notables dans le Monde Arabe, XIXe et XXe siècles, Les Cahiers de la Méditerranée, CEMO, n° 45, 1992, Nice, p. 183-202.

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10. Types de calligraphie arabe et ottomane. 11. Les fouilles ont été réalisées sous la direction de Leila Badre. Nous la remercions pour ces renseignements. 12. Sur les conditions d’émergence de ces classes sociales, voir FAWAZ, L., Merchants and Migrants in Nineteenth-Century Beirut, Cambridge, Massachussetts, Harvard University Press, 1983. 13. Voir ÖZVEREN, E., The Making and Unmaking of an Ottoman Port City: Nineteenth-Century Beirut, its Hinterland and the World Economy, Thesis State University of New York, 1990, et OWEN R., The Middle East in the World Economy, 1800-1914,London, Methuen,1981. 14. Sur ce mouvement, voir DAVIE, May, Beyrouth et ses faubourgs (1840-1940), une intégration inachevée, Beyrouth, CERMOC, 1996.

RÉSUMÉS

Saint-Dimitri, est le cimetière de la communauté orthodoxe de Beyrouth. Fondé au début du XIXe siècle, ce cimetière est singulier par l’originalité de son architecture, l’exubérance de ses décors et le site antique mythique qu’il occupe. Son histoire renseigne autant sur la société beyrouthine prémoderne qui résidait dans la ville intra muros, que sur l’évolution de sa structure sociale et de ses coutumes, au temps de l’avènement du capitalisme marchand à la fin du XIXe siècle. Elle reflète encore l’homogénéisation sociale qui a touché la communauté depuis l’Indépendance, notamment entre 1950 et 1975. Aujourd’hui rattrapé par l’urbanisation et lui-même très dense et dégradé, Saint Dimitri renvoie au surplus l’image de cette ville désordonnée qu’est devenue Beyrouth depuis plus d’un quart de siècle.

Saint Dimitri is the graveyard of the Beiruti Greek Orthodox community. Founded at the beginning of the 19th Century, this cemetery is unique by its original architecture, its exuberant decors and the mythical story of the site it is implemented on. The examination of the cemetery brightened up the history of the intra muros Beiruti Pre- modern society, its evolution through the 19th Century and its homogenization as from the Independance 20th period. Today very dense and timeworn, Saint Dimitri looks like the disorganized city of Beirut since 1975.

INDEX

Index chronologique : XXe siècle, XIXe siècle Thèmes : Beyrouth

AUTEUR

MAY DAVIE Professeur à l’université de Balamand (Liban), CEHVI – université de Tours

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Tombes et cimetières éthiopiens : des rois, des saints, des anonymes1

Marie-Laure Derat

1 Christianisée dès le IVe siècle, l’Éthiopie se dota très tôt d’une littérature religieuse, d’abord traduite du grec, puis de composition originale. Toutefois, aucun manuscrit antérieur au XIIe siècle n’a été retrouvé jusqu’à présent. À partir de cette période, il est plus facile de retracer l’histoire de ce royaume dont les souverains ont forgé l’unité autour du christianisme. L’histoire de l’Église éthiopienne est donc indissociable de l’histoire de l’État, à tel point que les lieux de conservation des textes historiques tels que les chroniques royales ou les archives juridiques, sont les bibliothèques monastiques et qu’en grande partie ces textes ont été rédigés par des ecclésiastiques. C’est au cours du XV e siècle que la production littéraire connaît un âge d’or. Pour cette raison, une grande partie de cet article portera sur cette période, avec quelques incursions jusqu’au XVIIIe siècle et à notre époque.

2 Comme toute société chrétienne, l’Éthiopie accorde une place particulière à la mort et à son corollaire, la tombe. Celle-ci est communément perçue comme un lieu de mémoire immuable, un lieu d’éternité qui permet de perpétuer le souvenir du mort au-delà de sa propre temporalité et de celle de ses contemporains. Pourtant, cette image idéale s’observe rarement dans les faits. C’est que la tombe est l’objet d’enjeux qui sont fonction de la personnalité du mort mais dépassent parfois aussi celle-ci, si bien qu’une tombe peut disparaître au sens propre comme au sens figuré. La présence en un lieu donné d’une sépulture est fonction du souvenir qui y est attaché. Si ce souvenir s’estompe puis s’efface, la tombe ne représente plus rien. Il peut aussi arriver qu’un cimetière soit entièrement remanié pour faire de la place ou parce que l’église à proximité de laquelle il se situe est reconstruite. Mais si une tombe peut disparaître, on peut aussi littéralement inventer un lieu de sépulture. Il advient parfois que la mémoire d’un mort soit nécessaire à la cohésion d’un groupe au point qu’il faille construire pour lui une sépulture, même s’il n’en avait pas. Les tombes et les cimetières sont donc de bons indicateurs pour juger du statut d’un mort, de l’image qu’il souhaitait laisser de lui, mais aussi de l’emploi que ses successeurs ont fait de sa mémoire.

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3 Les sites eux-mêmes peuvent témoigner des bouleversements apportés à une sépulture, à condition qu’ils aient fait l’objet de fouilles archéologiques, ce qui est particulièrement rare pour ce qui concerne l’Éthiopie des hauts-plateaux. Mais des textes peuvent aussi remplir cette fonction dans la mesure où le mort jouit d’un statut particulièrement privilégié. S’il s’agit d’un roi, la nécropole où il sera inhumé est souvent une préoccupation de son règne et figure donc dans la chronique qui lui est consacrée. S’il s’agit d’un saint, la tombe est un élément essentiel de son culte et devient, lors des fêtes de commémoration du saint, un lieu de pèlerinage. Les héritiers du saint ont donc tout intérêt à faire connaître le lieu de sépulture du saint par le biais des légendes hagiographiques et des récits de miracles.

4 Cette littérature exclut le commun des mortels dont le corps n’est l’objet d’aucun enjeu. Faute de mieux, dans l’attente de recherches archéologiques, on ne peut que s’en tenir à des observations contemporaines et à des informations en creux, à partir des données recueillies au sujet des saints et des rois.

L’anonymat des tombes du commun des mortels

5 La seule mention historique concernant l’inhumation des morts anonymes figure dans le Livre de la lumière, une homélie du roi Zar’a Ya’eqob (1434-1468) qui présente les réformes et les idées de ce souverain en matière religieuse. Celui-ci écrit en effet : « À propos des tombes des chrétiens, nous vous disons qu’il n’est pas permis que les chrétiens soient enterrés à l’extérieur de l’enceinte de l’église, mais seulement dans (l’enceinte de) l’église, parce que chrétien signifie église2. »

6 Cette règle est rarement observée, pour une raison logique : l’enceinte des églises n’est pas extensible. Face au manque de place, il est donc courant d’observer des cimetières à l’extérieur des enceintes. Ceci a une conséquence directe sur la différenciation spatiale du lieu d’inhumation en fonction du statut du mort. Les plus pauvres et les plus anonymes sont rejetés en dehors de l’enceinte de l’église, tandis que les tombeaux des bienfaiteurs de l’église, des ecclésiastiques les plus fameux, sont, eux, érigés dans l’enceinte même3. Il arrive aussi que certains se fassent enterrer dans l’église proprement dite, comme en témoignent les tombes creusées dans le roc dans l’église du Sauveur du Monde à Lalibala4. Ces tombes ont été vidées dans les années 1950 par un architecte italien qui entreprenait une restauration des lieux. Les noms et qualités des personnes qui étaient inhumées en cet endroit ont été oubliés5.

7 Comme partout ailleurs dans le monde chrétien, la proximité avec le sacré est recherchée, mais cette proximité est fonction du statut du mort. À Lalibala toujours, on peut observer aujourd’hui quatre lieux d’inhumation différents. Le premier est un cimetière situé à proximité des églises, constitué de nombreuses tombes anonymes parmi lesquelles émergent parfois quelques tombes plus riches, surmontées d’une croix et précisant le nom du mort (photo 1). Le second est incarné par la tombe d’un gouverneur régional, érigée au bord de l’enceinte entourant l’église de Marie (photo 2). Cette sépulture domine l’ensemble du site et est visible de très loin.

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Photo 1 – Le cimetière de Lalibala pour le commun des mortels

Les amas de pierres désignent l’emplacement de sépultures. Quelques tombes construites en dur émergent ça et là. (Cliché C. Bosc-Tiessé, ACI Espaces et Territoires)

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Photo 2 – Vue du site de Lalibala : le cimetière et le tombeau du gouverneur

Au premier plan, vue du cimetière avec amas de pierres et quelques tombeaux. En arrière-plan, une partie des églises de Lalibala (couvertes de toits de tôle), dont l’entrée est la tranchée creusée dans la roche, dominée par un petit édifice, le tombeau d’un gouverneur régional. (Cliché C. Bosc-Tiessé, ACI Espaces et Territoires)

8 Le troisième lieu d’inhumation est celui réservé aux ermites qui séjournent encore dans les murs du sanctuaire. Ils disposent d’une cellule, trou percé dans la roche, où ils passent leurs journées et où ils sont finalement inhumés. Enfin, quelques tombes ont été aménagées à l’intérieur des églises, comme celles observées dans l’église du Sauveur du Monde et on ne peut que présumer qu’il s’agit soit de tombes d’ecclésiastiques extrêmement puissants, soit celles de bienfaiteurs laïques. Le roi-fondateur de cet ensemble, Lalibala, serait également inhumé dans l’une de ces églises6.

9 La qualité de la tombe elle-même reflète le statut du mort. La plupart des sépultures en Éthiopie se présentent sous la forme d’un amas de pierre. Il n’est pas rare que ces amas se superposent les uns aux autres si bien qu’une famille est en mesure de désigner approximativement l’endroit où est inhumé l’un de ses membres, sans pour autant être capable de situer précisément sa tombe. Un tel aménagement poussa la communauté arménienne présente en Éthiopie à la fin du XIXe siècle, pourtant très proche rituellement de l’Église éthiopienne, à établir son propre cimetière afin que les tombes puissent être identifiées7.

10 Parfois aussi, le défunt a fait le vœu, avant sa mort, d’être enterré à proximité d’un lieu saint qu’il vénérait particulièrement et qui peut se situer à une grande distance de son domicile. Le monastère de Dabra Libanos, dont nous reparlerons bientôt, est ainsi un lieu très recherché pour se faire inhumer. Mais il n’est pas rare que, par manque d’argent pour transporter le corps jusqu’en ce lieu, les familles attendent plusieurs années que les

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ossements du défunt soient blanchis pour les emporter dans une petite caisse en bois, déposée en particulier dans une grotte naturelle située dans la falaise qui surplombe le monastère8. Le mode d’inhumation des anonymes est également très sommaire. Les cercueils sont particulièrement rares. Les corps sont donc simplement enveloppés dans un tissu et déposés dans la terre. La cavité peut être aménagée par quelques pierres, mais ce n’est pas le plus courant.

11 Au total, c’est donc le dénuement qui domine en ce qui concerne les sépultures des anonymes. Cet aperçu contemporain des tombes éthiopiennes est un outil indispensable pour mieux comprendre la documentation ancienne. Il est en effet plus facile d’évaluer la richesse ou la simplicité d’une sépulture en fonction de ce que l’on sait du mode d’inhumation du commun des mortels aujourd’hui. Notre documentation nous informe particulièrement sur deux types de tombes : celles des saints et celles des rois. Elles ont chacune leur spécificité, mais nous verrons qu’elles partagent parfois quelques points communs, les souverains s’étant inspirés de certains saints et les saints ayant parfois joui de funérailles dignes d’un roi.

La constitution d’un cimetière monastique : les tombes des abbés de Dabra Libanos

12 Le cimetière des abbés de Dabra Libanos, mis en place à partir du XVe siècle, témoigne à la fois des enjeux dans lesquels sont pris les corps des saints abbés défunts et des soins dont ils furent entourés par les souverains éthiopiens. Le monastère de Dabra Libanos fut fondé à la fin du XIIIe siècle par un moine, reconnu comme saint, appelé Takla Haymanot (Plante de la Foi). La communauté se développa rapidement si bien qu’à la mort du saint fondateur, en 1313, son successeur l’abbé Philippe dut déplacer celle-ci dans de nouveaux lieux afin, notamment, de séparer les nonnes des moines. De nombreux disciples de Takla Haymanot fondèrent leurs propres communautés, lesquelles se trouvaient de fait placées sous l’autorité de la maison-mère, Dabra Libanos, constituant ainsi un réseau monastique étendu. Implanté dans une région méridionale, le Choa, en cours d’intégration au royaume chrétien, le réseau de Dabra Libanos intéressait particulièrement le pouvoir royal qui voyait en lui un excellent relais. Mais jusqu’au milieu du XVe siècle, les moines refusèrent cette fonction, contestant l’ingérence excessive du souverain dans les affaires de l’Église. Cette opposition, incarnée par les abbés de Dabra Libanos, valut à quelques- uns un exil forcé, voire un emprisonnement dans les geôles royales.

13 À partir du règne de Zar’a Ya’eqob (1434-1468), l’attitude des abbés de Dabra Libanos s’inversa. Ce souverain sut les intéresser à une collaboration avec le pouvoir en affiliant ses propres fondations religieuses au réseau et en faisant venir à la cour deux représentants de la communauté. En échange, les abbés devinrent des soutiens indéfectibles des rois éthiopiens, se plaçant en quelque sorte comme les garants de la continuité de la royauté en cas de conflit de succession9.

14 L’évolution des relations de la communauté de Dabra Libanos avec le roi éthiopien se lit dans la politique funéraire menée par les moines. C’est en effet au cours du règne de Zar’a Ya’eqob, quand les conflits s’apaisent, que les moines peuvent concevoir un cimetière des abbés, dans lequel ils rapatrient les corps de ceux qui avaient été frappés d’ostracisme par les souverains. Cette politique débuta par la translation du corps de Takla Haymanot depuis son ermitage jusque dans une église construite à cet effet. Puis les moines de Dabra

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Libanos rapatrièrent les corps de deux abbés, Philippe († 1348) et André († 1461-1462), morts en martyrs en dehors de la communauté. Enfin, jusqu’au XVIe siècle, il semble que tous les supérieurs de la communauté furent inhumés aux côtés de leurs pères.

15 On ignore presque tout de la première sépulture du saint fondateur de Dabra Libanos. Sans doute fut-il inhumé dans l’ermitage qu’il s’était aménagé à la fin de ses jours, à proximité de la communauté qu’il avait fondée10. Mais il semble que cette première tombe, bien qu’en accord avec la réputation d’ermite que Takla Haymanot s’était forgée, ne correspondait plus aux attentes de ses héritiers. La popularité grandissante de Dabra Libanos et la nécessité pour la communauté d’apparaître comme l’héritière unique du saint, face aux revendications des autres monastères fondés par ses disciples, furent sans doute à l’origine d’une première translation du corps du saint. Ce transfert eut lieu en 1370, cinquante-sept ans après la mort de Takla Haymanot. La dépouille du saint aurait alors été transportée par ses disciples depuis le lieu de sa mort jusqu’à Dabra Libanos11. Afin de prouver l’identité du corps, l’hagiographe précise que lorsque les moines ouvrirent la tombe de Takla Haymanot, un parfum agréable se dégagea, qui prouvait que le saint ne connaissait pas la putréfaction des corps12.

16 Dès lors la tombe du saint fut entourée d’un service particulier. Des représentants des communautés fondées par les disciples de Takla Haymanot devaient se relayer tous les mois autour de la tombe, afin d’entretenir le souvenir du saint, envoyant des prêtres pour les offices et des présents à Dabra Libanos13. Cette organisation fit naître des oppositions dans les communautés concernées qui réalisaient l’emprise de Dabra Libanos sur le culte de Takla Haymanot et constataient leur propre éviction des bénéfices de ce culte14. Celles- ci se désengagèrent donc petit à petit du service à la tombe15. Ces dissensions signalent les débats entourant l’emplacement de la sépulture de Takla Haymanot et montrent que celle-ci est parfois un enjeu entre communautés monastiques.

17 À la fin du XVe siècle, la tombe du saint fondateur de Dabra Libanos ne faisait sans doute plus débat. Les sources manquent pour établir si les successeurs de Takla Haymanot furent inhumés aux côtés du saint, mais tout porte à croire que les abbés de la communauté étaient enterrés à Dabra Libanos. En effet, les efforts entrepris par les moines pour rapatrier les corps de deux abbés morts en dehors de la communauté témoignent de l’existence d’un cimetière des abbés de Dabra Libanos, où deux emplacements furent peut-être laissés vides dans l’attente de la translation des ossements de Philippe et André. C’est au cours de l’abbatiat de Marha Krestos, à la fin du XVe siècle, que ces translations eurent lieu. Elles interviennent au moment où la communauté n’est plus en conflit avec le pouvoir royal. Les corps des deux abbés martyrs sont donc déchargés de leur faculté de nuisance vis-à-vis de ce pouvoir.

18 Les ossements d’André furent les premiers à intégrer le cimetière de Dabra Libanos. Cet abbé avait été en conflit avec le roi Zar’a Ya’eqob (1434-1468), sans doute pour son refus de reconnaître l’orthodoxie de l’observance du sabbat. Convoqué à la cour, il fut emprisonné et mourut en captivité16. Son successeur à la tête de Dabra Libanos, Marha Krestos, fut nommé par le roi lui-même, mais d’après ses actes, il aurait refusé d’exercer sa charge tant que le corps de son prédécesseur n’aurait pas été inhumé dans sa communauté. Il aurait obtenu gain de cause et André fut enterré « avec ses pères », retrouvant ainsi la place qui lui était due, comme l’hagiographe entend le souligner en affirmant : « Quand on le posa dans le sanctuaire, la tombe de notre père Endreyas respira trois fois comme si elle eût dit : “Gloire au Seigneur qui me fit rentrer dans mon lieu”17. »

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19 La translation du corps de Philippe se situe dans un contexte différent. Philippe fut le troisième abbé de Dabra Libanos, entré en conflit avec deux rois du XIVe siècle. Il mourut en exil et fut inhumé dans un lieu nommé Dabra Haqalit18. Ce n’est que 140 ans après sa mort que ses ossements furent retrouvés et transférés à Dabra Libanos, avec l’autorisation du roi Eskender (1478-1494)19. Cette découverte du corps de Philippe s’apparente selon toute vraisemblance à une invention des reliques du saint. Deux témoignages sont invoqués pour prouver l’identité du saint : celui-ci se dresse dans sa tombe quand les moines commencent à creuser ; on retrouve sur son cercueil un sac qui avait été employé par un de ses disciples pour tenter un premier déplacement, laissé là « afin que ce soit un signe pour le jour de la translation de notre père Philippe de crainte que ses enfants disent : “C’est notre père” ou “Ce n’est pas notre père”20 ».

20 Ces deux transferts, celui d’André et celui de Philippe, réalisés coup sur coup, permettent de rétablir une continuité de la lignée des abbés dans le cimetière de Dabra Libanos. Enfin le corps de Marha Krestos († 1497), en signe de l’attachement du souverain à sa personne 21, après avoir été revêtu de beaux vêtements et couché dans un cercueil en bois22, chose extrêmement rare pour un simple moine, fut placé aux côtés de ses pairs dans le cimetière de Dabra Libanos. La quasi-simultanéité des translations laisse à penser que les moines envisageaient la mise en place d’une nécropole.

21 À la fin du XVe siècle, ce programme funéraire prenait forme. Le « cimetière des abbés » était situé à proximité d’une église dédiée à Marie, construite par l’abbé Marha Krestos23. La sépulture de Takla Haymanot, le saint-fondateur, occupait une place particulière dans ce programme funéraire. Il semble en effet que le corps du saint n’était pas enterré mais que son cercueil était exposé, peut-être à l’intérieur de l’église24. En signe de piété, le roi Na’od (1494-1508) fit même transférer les ossements du saint dans un cercueil d’or25. Le cercueil était donc accessible aux fidèles, qui venaient le toucher pour obtenir une guérison26.

22 Si dans un premier temps, le « cimetière » des abbés de Dabra Libanos s’adressait avant tout à la vénération des moines de la communauté et aux fidèles, il prit dans un deuxième temps, à la fin du XVe siècle, une tout autre signification : les tombes des abbés, et celle de Takla Haymanot en particulier, illustraient la pérennité du monastère et devenaient un lieu de pèlerinage prisé par les souverains qui considéraient alors le saint-fondateur comme le saint patron du royaume27. Au début du XVIe siècle, les funérailles de l’abbé revêtent une grande importance. On sait en effet que le roi du moment se rendit par trois fois au monastère : la première pour assister aux funérailles de l’abbé, la seconde pour célébrer sa commémoration dans le mois qui suivit sa mort et une troisième fois, quarante jours après le décès de l’abbé, afin de nommer son remplaçant28. Dès sa mort, l’abbé était réputé comme saint puisque le roi en personne conseilla à un peintre portugais présent à la cour, qui avait perdu la vue, de se rendre sur la tombe de l’abbé décédé afin d’être guéri29. Le miracle n’eut pas lieu, mais cet épisode illustre à la fois l’attachement du souverain au monastère et la foi dans le pouvoir thaumaturgique des abbés de Dabra Libanos.

23 Ainsi, jusqu’en 1527, c’est-à-dire avant la guerre qui opposa le royaume chrétien aux sultanats musulmans voisins, menés par un imam surnommé Grañ – le gaucher – par les chrétiens, les abbés de Dabra Libanos furent tous inhumés dans leur monastère30. Ensuite, le cimetière périclita du fait de l’abandon de la communauté par les moines jusqu’au XVIIIe

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siècle. Il fallut alors réinventer la sépulture du saint-fondateur, Takla Haymanot, tandis que les tombes de ses successeurs restèrent dans l’oubli31.

Enjeux autour des nécropoles royales : les sépultures des rois Zar’a Ya’eqob (1434-1468) et Ba’eda Maryam (1468-1478)

24 Par certains aspects, les abbés de Dabra Libanos ont joui de sépultures dignes de rois : un cercueil en or fut donné par le roi Eskender pour les ossements de Takla Haymanot et l’abbé Marha Krestos fut inhumé dans un cercueil en bois. Or, l’emploi du cercueil semble être particulièrement rare au XVe siècle et être réservé à une élite. Une brève référence dans les actes d’un saint nous donne la mesure de la rareté de cet attribut ; le saint en question était réputé pour le travail du bois, le roi Na’od (1494-1508) fit donc appel à lui pour qu’il lui fabrique un cercueil, destiné à ses propres funérailles32.

25 Réciproquement, les funérailles royales se sont inspirées d’éléments puisés dans les rituels destinés aux saints. Les saints étaient en effet enterrés en grand nombre dans l’église. Or, à partir du moment où les souverains fondent des églises, parmi lesquelles ils choisissent leur future sépulture, établissant parfois de véritables nécropoles familiales ou dynastiques, l’habitude de se faire enterrer dans l’église se prend. Les souverains prétendent ainsi au même statut que celui des saints, mais le sens est quelque peu différent. Si la sacralité de l’église est renforcée par la présence du corps du saint, en revanche c’est le corps du roi dont la sacralité augmente grâce à la sépulture dans l’église.

26 Entre la fin du XIIIe siècle et la fin du XVe siècle, les souverains éthiopiens ont fait construire plus d’une trentaine d’églises. Parmi celles-ci, nombreuses sont celles qui ont servi de sépulture au roi-fondateur33. C’est un cas tout à fait classique dans la royauté et sa symbolique est identique quelle que soit la région du monde dans laquelle on se situe : le souverain songeant à la perpétuation de son nom après sa mort, souhaite entourer son corps de tous les soins et des honneurs qu’exige sa fonction. Qui est mieux placé que lui pour s’occuper de tout cela ? D’autant qu’il n’est pas rare qu’après la mort d’un roi, destitué, son corps soit voué aux pires traitements. Le meilleur moyen de s’en prémunir, sans toutefois réussir à contrôler ce qui se passera après la mort, est de s’occuper en personne de sa future sépulture. C’est ce que firent notamment deux souverains du XVe siècle : le roi Zar’a Ya’eqob (1434-1468) et son fils Ba’eda Maryam (1468-1478). Zar’a Ya’eqob était un souverain particulièrement autoritaire : il joua un grand rôle dans la diffusion du christianisme et sa réforme vers une orthodoxie proprement éthiopienne dont l’Éthiopie d’aujourd’hui est l’héritière34. Sa politique suscita de nombreuses oppositions et vraisemblablement des groupes d’opposants choisirent de soutenir ses frères ou ses fils pour tenter de le destituer et de le remplacer par leur candidat, si bien que le fils et successeur de Zar’a Ya’eqob, Ba’eda Maryam, fut accusé de trahison et emprisonné pendant un temps par son père35. Zar’a Ya’eqob, pour ne plus avoir à craindre de puissants dignitaires régionaux, choisit même de placer ses filles à la tête des gouvernements régionaux.

27 Ce contexte eut son influence sur la politique funéraire de Zar’a Ya’eqob. Dans la mesure où il était en opposition avec ses frères, dont certains furent ses prédécesseurs à la tête du royaume, il ne souhaitait pas être réuni à eux après sa mort. Il fonda donc sa propre nécropole royale. Mais il voulait mettre l’accent sur son lien de filiation avec son père, un

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grand roi du XIVe siècle, le roi David. Il prépara donc une nécropole dans laquelle il fit venir le corps de son père36 (s’appropriant ainsi son héritage) et celui de sa mère lorsqu’elle décéda37. L’un de ses fidèles nommé Takla Iyasus, probablement un ecclésiastique, fut également placé dans le caveau royal38. Zar’a Ya’eqob fut ensuite inhumé avec eux. Malgré les brimades qu’il eut à subir, son fils respecta les volontés de son père. Il aurait pu choisir, cependant, de perpétuer ce lieu de sépulture royale, qui aurait alors pris un caractère dynastique lui donnant plus de prestige encore. Mais il préféra fonder sa propre nécropole, dans une autre région du royaume. Surtout, il choisit de démanteler la nécropole de son père pour fonder la sienne ; il fit donc transférer dans la sépulture qu’il s’était choisie le corps de Takla Iyasus, l’ecclésiastique, se gardant bien en revanche de faire venir la dépouille de son père39. Il fit également transférer les corps de nombreux souverains, parmi lesquels figuraient le fondateur de la dynastie et quelques-uns de ses successeurs40. Il offrait ainsi à sa nécropole le statut de panthéon dynastique tout en cassant le projet de son prédécesseur.

28 La nécropole de Ba’eda Maryam n’eut pas non plus un grand avenir. Ses successeurs avaient bien compris l’intérêt de disposer des corps des rois morts pour rehausser leur prestige et se donner une légitimité. Nous disposons ainsi d’un exemple tout à fait parlant à la fin du XVe siècle. À la mort d’un souverain, deux partis s’opposaient pour la succession, soutenant deux candidats au trône ; le parti qui l’emporta fut celui qui confisqua le corps du roi défunt, le mit à l’abri pendant la crise et lui donna des funérailles et une sépulture dignes de ce nom lorsque la succession fut enfin réglée41.

29 L’histoire des sépultures des souverains du XVe siècle connut une dernière péripétie au cours du XVIe siècle. Des guerres opposèrent les chrétiens aux sultanats musulmans voisins (elles étaient récurrentes, mais cette fois-ci, les sultanats l’emportèrent et pillèrent une grande partie du royaume). Ces guerres furent suivies de migrations de populations qui vivaient jusqu’à présent plus au sud et qui occupèrent l’espace laissé libre par les chrétiens qui avaient fui les régions pillées. Dès lors, l’organisation spatiale du royaume évolua et la région centrale du pouvoir se décala vers le nord-ouest autour du lac Tana.

30 Les sépultures royales restées dans les régions occupées par des populations n’appartenant plus vraiment au royaume n’avaient donc plus d’intérêt. En même temps, les corps des souverains enterrés dans ces nécropoles étaient entourés d’un immense prestige, tout en étant détachés des enjeux liés aux querelles de succession, si bien que la nécropole de Zar’a Ya’eqob (où il restait son corps) et celle de son fils (où se trouvait notamment le corps du roi David) furent démantelées. Leurs corps furent transportés dans un monastère situé sur une île du lac Tana, un monastère particulièrement favorisé par les souverains après le XVIe siècle. Mais on ne leur donna pas une nouvelle sépulture. Ces corps furent déposés dans le trésor de l’église, où ils sont toujours exposés aujourd’hui, comme des reliques précieuses42.

31 Ainsi, par certains côtés, les tombes des saints et les tombes des rois partagent des points communs : les corps sont placés dans l’église, après avoir été entourés de soins particuliers (corps revêtus de fins tissus, déposés dans un cercueil) et sont l’objet d’enjeux qui entraînent bien souvent des sépultures successives, dotées d’un sens nouveau en fonction de la période. La tombe n’est pas une maison d’éternité, on adapte la sépulture à chaque époque, selon les besoins et les aspirations du moment. Les sépulcres des anonymes pourraient être dégagés de ces enjeux et par conséquent épargnés par les remaniements. Bien que l’on sache encore peu de choses à leur sujet, l’exemple des

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ossements de défunts que l’on laisse blanchir avant de les transférer au cimetière de Dabra Libanos suffit à montrer que ces corps entrent aussi dans des logiques de translations après la mort.

32 Afin de se prémunir d’un oubli bien naturel ou des remaniements de sépultures, quelques chrétiens, parmi les plus aisés, pouvaient faire don des revenus d’une terre aux ecclésiastiques desservant l’église qui jouxtait la tombe. Ce sont avant tout les souverains éthiopiens qui ont employé ce type de donation, pour la commémoration de leur souvenir, parfois aussi pour celle des membres du clergé auxquels ils souhaitaient rendre hommage43. Mais l’efficacité de ces donations était limitée puisque les translations ont tout de même lieu, sans doute parce que le système foncier, que l’on connaît encore bien mal, évoluait et qu’une donation avait ses limites dans le temps.

NOTES DE FIN

1. Cet article est le fruit d’enquêtes menées dans le cadre d’un atelier de recherche commun sur la mort et les funérailles en Éthiopie organisé à l’Université Paris-I en 2003 et 2004, dont les résultats feront l’objet d’une publication à paraître prochainement : B OSC-TIESSÉ, Claire, DERAT, Marie-Laure, HIRSCH, Bertrand, WION, Anaïs (dir.), Cérémonie de la mort. Études sur la mort et les funérailles en Éthiopie. 2. CONTI ROSSINI, C., RICCI, L., Il libro della luce del negus Zar’a Ya’eqob (Mashafa Berhan), Louvain, 1965 (CSCO 250-251, 261-262, Script. Aeth. 47-48 [I], 51-52 [II]), II, p. 24. 3. On peut notamment constater cette répartition dans le cimetière de l’ancienne église royale de Mashala Maryam (que j’ai visitée à plusieurs reprises entre 1997 et 2001 dans le cadre d’un programme de fouilles dirigé par Bertrand Hirsch, professeur à l’université Paris-I). Au sujet de ce programme, voir HIRSCH B. et POISSONNIER B., « Recherches historiques et archéologiques à Meshala Maryam (Manz) Éthiopie », Annales d’Éthiopie, 16 (2000), p. 59-87. 4. Ce site est l’un des plus grands lieux de pèlerinage en Éthiopie. Fondé à la fin du XIIe siècle par le roi Lalibala, il compte en tout douze églises, entièrement creusées dans la roche. 5. Ces observations ont été faites lors d’un voyage d’étude à Lalibala en avril 2005, dans le cadre du programme ACI-Espaces et territoires (2003-2006) que j’ai co-dirigé avec Claire Bosc-Tiessé (CNRS) et qui avait pour thème : « Marges et périphéries, routes et réseaux : les processus de construction des espaces de l’État éthiopien du XIIIe siècle à nos jours ». 6. BECKINGHAM, C. F., HUNTINGFORD, G. W. B., The Prester John of the Indies. A true relation of the lands of the Prester John being the narrative of the Portuguese Embassy to Ethiopia in 1520 written by Francisco Alvares, Cambridge, 1961, p. 207. LEPAGE, C., « Un métropolite bâtisseur à Lalibäla (Éthiopie) entre 1205 et 1210 », Comptes-rendus des séances de l’Académie des Inscriptions et Belles Lettres, janvier-mars 2002, p. 172. 7. Le cimetière arménien d’Addis Ababa ouvrit ses portes en 1913, cf. MERAB, E., Impressions d’Éthiopie, t. 2, La capitale et ses environs, la cour et le peuple, une page d’histoire contemporaine (1908 à 1914): l’Abyssinie sous Ménélik II, Paris, 1922, p. 202.

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8. PANKHURST, A., « Dabra Libanos pilgrimage past and present, the mystery of the bones and the legend of saint Takla Haymanot », Sociology Ethnology Bulletin, 1/3 (1994), p. 35‑36. 9. DERAT M.-L., Le domaine des rois éthiopiens (1270-1527). Espace, pouvoir et monachisme, Paris, 2003, p. 189-201. 10. DUCHESNE-FOURNET, J., Mission en Éthiopie 1901-1903, Paris, 1909, p. 457. Bibliothèque nationale de France, Éthiopien 697, f° 68 r°. Dans la deuxième version des actes de Takla Haymanot, rédigée à Dabra Libanos au début du XVIe siècle, l’hagiographe ne précise pas où Takla Haymanot fut enterré. Il se contente de noter que les disciples du saint « préparèrent son corps et l’enterrèrent en chantant des psaumes et des chants spirituels, ainsi qu’il doit être fait pour les prêtres » (BUDGE, E. A. W., The life of Takla Haymanot in the version of Dabra Libanos and the miracles of Takla Haymanot in the version of Dabra Libanos, Londres, 1906, vol. 1, p. 233 et vol. 2, p. 94). 11. BUDGE, E. A. W., The life of Takla Haymanot…, op. cit., vol. 2, p. 256. 12. Ibidem, vol. 2, p. 256-264. 13. TURAEV, B., Gadla Filpos seu acta sancti Philippii, Rome, 1908 (CSCO, Aeth. 20), p. 181-182/201-202. 14. DERAT, M.-L., Le domaine des rois éthiopiens (1270-1527). Espace, pouvoir et monachisme, Paris, 2003, p. 125-134. 15. TURAEV, B., Gadla Filpos…, op. cit., p. 182/202-203. CERULLI, E., « Un frammento degli atti di Batergela Maryam », Rassegna di Studi Etiopici, 3 (1943), p. 138-143. 16. PERRUCHON, J., Chroniques de Zar’a Ya’eqob et de Ba’eda Maryam, Paris, 1893, p. 100. 17. KUR, S., Actes de Marha Krestos, Louvain, 1972 (CSCO 330-331, Aeth. 62-63), p. 41-42, (traduction). 18. TURAEV, B., Gadla Filpos…, op. cit., p. 220. (traduction). 19. GETATCHEW HAILE, « The translation of the relics of abuna Fileppos of Dabra Libanos of Shoa », Rassegna di Studi Etiopici, 34 (1990), p. 107. 20. Ibidem, p. 107-109. 21. Ces funérailles sont marquées du sceau royal et ont donc un caractère exceptionnel. Pour s’en convaincre, il suffit de rapprocher les informations concernant Giyorgis et Marha Krestos avec un épisode de la chronique du roi Zar’a Ya’eqob (1434-1468). L’auteur évoque en effet les funérailles d’un certain Takla Iyasus, fidèle du roi : « Comme preuve de sa grande amitié, le roi (Zar’a Ya’eqob) avait fait revêtir d’habits blancs et de vêtements de soie le corps de Takla Iyasus et l’avait fait mettre dans son propre caveau à Dabra Nagwadgwad » (PERRUCHON, J., Chroniques, op. cit., p. 172). De même, un ecclésiastique mort loin de sa communauté fut enveloppé d’un linceul, à la demande du roi Ba’eda Maryam, avant que son corps soit transporté dans sa région (ibidem, p. 134-135). 22. KUR, S., Actes de Marha Krestos, Louvain, 1972 (CSCO 330-331, Aeth. 62-63), p. 103, (traduction). 23. Ibidem, p. 82, (traduction). 24. Ibid., p. 81. 25. Ibid., p. 82. 26. Dans le Livre des miracles de Takla Haymanot, on trouve le récit d’un miracle qui eut lieu au cours de l’abbatiat de Marha Krestos, au moment de la construction de l’église de Beta Maryam. L’un des ouvriers se blessa à la main et fut empêché de travailler. L’abbé lui conseilla alors d’aller toucher le cercueil en or de Takla Haymanot. L’ouvrier fut guéri et put reprendre son travail (BUDGE, E. A. W., The life of Takla Haymanot…, op. cit., vol. 2, p. 319-320).

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27. KUR, S., Actes…, op. cit., p.81-82. 28. BECKINGHAM, C. F. et HUNTINGFORD, G. W. B., The Prester John…, op. cit., p. 261-262. 29. Ibidem, p. 262, (traduction). 30. KUR, S., Actes…, op. cit., p. 101-103 ; RICCI L., « Le vite di Enbaqom e di Yohannes, abbati di Dabra Libanos di Scioa », Rassegna di Studi Etiopici, 23 (1967-1968), p. 94 ; BECKINGHAM, C. F. et HUNTINGFORD, G. W. B., The Prester John…, op. cit., p. 262. 31. CAMPBELL, I., « The church of saint Takla Haymanot at Dabra Libanos », Sociology Ethnology Bulletin, 1/3 (1994), p. 6-7. 32. CAQUOT, A., « Les actes d’Ezra de Gunda-Gunde », Annales d’Éthiopie, 4 (1961), p. 89 et 117. 33. DERAT, M.-L., Le domaine…, op. cit., p. 209-219 et p. 284-300. 34. PIOVANELLI, P., « Les controverses théologiques sous le roi Zar’a Ya’eqob (1434-1468) et la mise en place du monophysisme éthiopien », dans LE BOULLUEC, A., La controverse religieuse et ses formes, Paris, 1995, p. 189-228. 35. CERULLI, E., « Un frammento… », op. cit., p. 131-138 ; TADDESSETAMRAT, « Problems of royal succession in fifteenth century Ethiopia : a presentation of the documents », dans Atti del convegno internazionale di studi etiopici, Rome, 1974, vol. 1, p. 519-526 ; GETATCHEW HAILE, « The translation of the relics… », op. cit. 36. PERRUCHON, J., Chroniques de Zar’a Ya’eqob…, op. cit., p. 83-86. 37. Ibidem, p. 86-87. 38. Ibid., p. 172. 39. Ibid., p. 171-172. 40. Ibid. 41. Ibid., p. 355-356 et p. 359. 42. Ibid., p. 365 ; DOMBROWSKI, F. A., Tanasee 106 : eine Chronik der Heerscher Äthiopiens, Wiesbaden, 1983 (Äthiopische Forschungen, 12), p. 157 ; ANNEQUIN, G., « Trésors méconnus d’une Thébaïde à l’abandon », Les dossiers de l’archéologie, 8 (1975), p. 84. 43. CONTI ROSSINI C., Liber Axumae, Paris, 1910 (CSCO, Script. Aeth. 8), p. 20-21, 23-25, 27, 29-30 sqq., (traduction).

RÉSUMÉS

L’histoire des tombes et cimetières éthiopiens, dans la longue durée, en est encore à ses balbutiements. Si les tombes des saints et des rois nous sont un peu mieux connus grâce à des textes témoignant à la fois des enjeux entourant les sépultures de ces personnages hors du commun et des soins apportés à leur inhumation, en revanche, les cimetières ordinaires échappent encore largement à l’enquête, en grande partie parce que le commun des mortels est inhumé dans l’anonymat et dans un grand dépouillement. C’est donc par quelques observations contemporaines que débute cet article afin de saisir ce qu’est aujourd’hui un cimetière dans l’Éthiopie chrétienne et mieux appréhender le caractère exceptionnel d’autres formes de sépultures. Puis, grâce aux textes, nous remonterons aux XIVe et XVe siècles pour suivre la création d’un cimetière monastique, et parallèlement, le développement de nécropoles royales, qui permettent de souligner comment les rites réservés aux saints et ceux réservés aux rois se sont parfois inspiré les uns des autres pour mettre en place des rituels d’exception.

The history of the Ethiopian graves and cimeteries is still very poorly studied. The tombs of the saints and kings are better known to us thanks to texts testifying the stakes about the burial of

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these figures out of the ordinary and the care taken concerning their inhumation. On the contrary, the ordinary cimeteries defy the enquiry because ordinary people is buried anonymously and in a great poverty. It is the reason why this article begins with some contemporary observations in order to better understand what is today a cimetery in the Christian Ethiopia and the exceptional aspect of other forms of burial. Then, with the historical texts, we will explore the 14th and 15th Centuries to follow the erection of a monastic cimetery and the developement in parallel of royal necropolis. These two informations allow us to underline how the rites for the saints and for the kings have inspired one another to give birth to exceptional rituals.

INDEX

Index chronologique : XVe siècle, XIVe siècle Thèmes : Éthiopie

AUTEUR

MARIE-LAURE DERAT CNRS Centre d’Étude des Mondes Africains, UMR 8171

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1720-1721 : la peste ravage Toulon Conséquences démographiques et économiques

Michel Vergé-Franceschi

1 Toulon connaît les épidémies depuis toujours : 1348, 1581, 1587, 1664, d’où la création de Bureaux de Santé à Marseille et Toulon, ce dernier dès 1576. Celui-ci instaura à Lagoubran, à l’ouest de Toulon, un lazaret qui devait permettre de faire accoster les bateaux dans un abri jusqu’à la fin de leur mise « en quarantaine », de décharger les cargaisons en assurant leur désinfection soit par la « sereine » (aération), soit par le « parfum » (brûlage d’aromates), d’assurer la logistique des équipages mis en quarantaine (vivres, soins). Dès 1622, les consuls songèrent à établir un nouveau lazaret « à l’isle de Sepet » à Saint-Mandrier, presqu’île qui fait face à la rade de Toulon. Ils achetèrent un terrain à flanc de coteau, au milieu de la garrigue, le long de la mer et le lazaret fut construit à partir de 1657 « à l’extrémité de la grande rade, entre l’hôpital de Saint- Mandrier et les Sablettes ». Celui-ci fut correctement aménagé : quai de débarquement de la Santé, cour d’entrée de la Santé « servant à intercepter la communication du quai de la Santé », logement du capitaine de la Santé, jardin potager à son usage, réservoir à poissons, vestibule d’entrée, chapelle, baraques, entrepôts et hangars, « chauffoirs où l’on parfume les équipages en quarantaine pour leur donner l’entrée », « grand parloir pour les équipages en quarantaine », « loge pour les bestiaux », « grand puits », « enclos », « cimetière des catholiques, cimetière des », outre une trentaine d’arbres peut- être à valeur médicinale. Tout est prévu, officiellement pour « parquer » les équipages à risques et les inhumer. Mais, au XVIIIe siècle encore, un anonyme écrit : « le lazaret est dénué de tout secours de bâtiments propres à rétablir la santé des équipages des vaisseaux du Roi et autres bâtiments, comme sont un hôpital ou des infirmeries pour y retirer les convalescents ». Le lazaret est en réalité plus un mouroir qu’un établissement de soin. La peste de 1720-1721 le prouva.

Les mesures de précaution

2 À Toulon, les consuls étant automatiquement « intendants de la santé » après leur sortie de charge, il leur revient d’établir les cordons sanitaires et de faire vérifier, aux portes de

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la ville ou sur les lieux de leur débarquement, les « billets » de santé des voyageurs. La Consigne, ou Bureau de la Santé, sise dans un bâtiment du port, avait l’habitude de recevoir les déclarations des capitaines ; tout capitaine arrivant au port se devait en effet de présenter une « patente » qui pouvait être « nette » (aucun danger), « susceptible » (danger possible), ou « brute » (si une maladie s’était déclarée à bord au cours de la traversée). Mais rien ne put endiguer le fléau.

3 À Toulon, en 1720, le premier consul est Jean Geoffroy (1693-1762), issu d’un tabellion d’Antrechaux connu en 1453. Les Geoffroy sont arrivés à Toulon avec le bisaïeul du consul, premier Geoffroy d’Antrechaux inhumé jadis dans le cloître des minimes. Le grand-père du consul, Jean, est mort à Toulon en 1712 dans une maison édifiée en 1690 face à la colonnade ouest de la Halle aux Poissons élevée par Pierre Puget. Le père du consul, Jacques, négociant en soierie, a acheté en 1704 la charge anoblissante de « secrétaire du Roi en la chancellerie du parlement de Provence ». Il est mort en 1705 dans sa maison rue aux Arbres (actuel n° 91 cours La Fayette), achetée en 16961. Suite à ses mauvaises affaires, ses meubles furent vendus aux enchères place Saint-Michel, devant la maison (actuelle place Hubac). En 1720, Jean d’Antrechaux est un consul de vingt-sept ans, jeune marié, dynamique et déterminé, qui vit entouré de ses tantes, Tante « Nanon2 » qui l’éleva, Mme Tournier3, épouse du conseiller de ville Hyacinthe Tournier, M me Pierre de Selves4. Le consul a quatre frères, un oncle et un grand-oncle du nom ; il a aussi un grand-oncle, Joseph d’Antrechaux, chevalier de Malte, mais la descendance illégitime de celui-ci, issue d’une belle grecque (Callizza), est restée dans un couvent aux Sporades5.

4 En 1720, la peste sévit à Marseille dès juillet. Le 11 de ce mois, les intendants de la santé de Toulon l’apprennent. Aussitôt, avec compassion et inquiétude, ils adressent leurs condoléances aux intendants de la santé de Marseille. Mais surtout, on devient extrêmement vigilant : quelques barques arrivant de Marseille à Toulon sont immédiatement refoulées, par crainte de « la contagion ». Lorsqu’elles deviennent trop nombreuses, la Marine les chasse grâce aux vaisseaux de guerre de Sa Majesté qui peuplent la rade, dite « darse Vauban » depuis les travaux qu’il y réalisa dans les années 1680. Le 31 juillet, Jean d’Antrechaux sort de sa maison rue aux Arbres et préside à l’hôtel de ville un conseil extraordinaire, en présence des autorités militaires et des notables du port. Un « bureau de santé » est immédiatement formé ; deux intendants de santé supplémentaires sont nommés, s’ajoutant aux six déjà existant ; un cordon sanitaire est mis en place ; la quarantaine est renforcée. Mais le lazaret compte déjà ses premiers pestiférés alors que Bandol (entre Marseille et Toulon) commence aussi à être infecté. Toulon s’inquiète, s’active et prépare ses hôpitaux à Saint-Mandrier, puis au quartier Saint-Roch, le saint protecteur de la peste, régulièrement fêté le 16 août, partout en Méditerranée (en Corse notamment). Partout les femmes viennent s’agenouiller devant sa statue sur laquelle, de sa main droite, il désigne généralement un bubon sur sa jambe. Les femmes pleurent et prient. Les hommes tremblent. Mais deux mois s’écoulent (11 juillet-10 septembre) sans trop de désastres, si ce n’est les habituels malheurs toulonnais dus aux fortes chaleurs estivales : odeurs insupportables de la vieille darse (ou darse Henri IV), réservée aux navires marchands, odeurs fétides de toutes les rues du port, qui servent en même temps d’égout à ciel ouvert, égout seulement nettoyé par les pluies d’automne, les rues en pente, toutes orientées du Faron vers la mer, conduisant les eaux de ruissellement et les déjections dans le port. Mais l’été, les ordures et les excréments des chevaux et des hommes s’entassent au fond des impasses, véritables

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« sueilles » où le crottin fermente, mélangé aux ordures ménagères, sous des températures souvent supérieures à 30 °C. L’eau est souvent corrompue. Les rivières voisines sont asséchées, les fontaines malsaines.

5 Le 10 septembre, les choses commencent à changer : ce jour-là, Gérin, beau-père du consul d’Antrechaux, embarque à La Ciotat avec l’avocat Gaudemar, toulonnais (parent des Colbert), procureur du Roi, le commis au greffe Viennot et l’huissier Drogue. Tous trois gagnent l’île de Jarros avec quelques commis aux écritures et autres « écrivains de Marine », et, dix jours durant, ils inventorient avec minutie les ballots du Grand Saint- Antoine avant de les faire brûler, la cargaison de ce navire marchand étant fortement incriminée. On reproche sur toute la côte, de Marseille à Toulon, au capitaine Chataud, d’avoir débarqué en fraude des étoffes, alors que la peste sévissait à son bord. Reproche fréquent et généralement fondé : les capitaines marchands, répugnant à perdre leur cargaison, préfèrent généralement taire l’existence du fléau à leur bord. On va parfois jusqu’à jeter à la mer les corps des malades morts au cours de la traversée afin d’obtenir, une fois arrivé au port, une patente « saine » alors que l’on a eu des morts à bord ! Chataud, interrogé, obtient toutefois un non-lieu… mais sept des compagnons de Gérin meurent – comme par hasard –, les jours suivants. Gérin assume seul la charge financière de l’enquête, huit cents livres, et il doit bientôt assurer une pension annuelle de cent cinquante livres à la veuve Viennot qui l’accuse d’avoir entraîné son époux vers une mort prématurée.

Le développement de l’épidémie à Toulon

Les débuts et les premières réactions

6 Au début d’octobre, les premiers cas de peste apparaissent à Toulon et mi-octobre, les premiers morts. Énergique, le jeune consul fait visiter les maisons ; il fait approvisionner la ville en denrées, depuis Lorgues ou l’Auvergne. En décembre, le fléau se renforce. Des mesures draconiennes sont prises : les fêtes de Noël sont supprimées. Pauvres et ouvriers s’en plaignent, en raison de l’absence de « charités publiques ».

7 Le 2 janvier 1721, les intendants de la santé tentent néanmoins de se rassurer : « La santé est très bonne […] Nous avons eu deux attaques du mal, mais nous avons eu le bonheur de le couper. » Quinze jours passent. Mais le 17, meurt la fille du colporteur Gras, considéré comme l’introducteur de la peste pour avoir apporté des étoffes, débarquées en fraude du Grand Saint-Antoine. Aussitôt, les notables paniquent et fuient « à la campagne » en leurs châteaux voisins du port et autres bastides rurales. L’air y est reconnu comme moins « vicié » qu’à Toulon. De vastes espaces de verdures s’offrent à eux : garrigues et maquis paraissent plus sains que les rues étroites et tortueuses de Toulon. Le « bon air » est celui d’Ollioules, du Beausset, de La Cadière, des seigneuries voisines du port, à une ou deux lieues de celui-ci. Ainsi, les Thomas à La Valette, officiers des vaisseaux du Roi et seigneurs de La Valette à une lieue de Toulon, gagnent-ils leur château de La Valette, à l’est du port, voisin du château de La Garde (où mourra le marquis d’Argens), propriété de leurs cousins Thomas de La Garde, et de la terre de Châteauneuf, terre de leurs cousins Thomas de Châteauneuf. Joseph de Thomas « marquis » de La Valette (1672-1744), officier des vaisseaux du Roi, se fait affecter « à La Valette », dans son propre fief, « par ordre de M. Duquesne-Mosnier » aux ordres duquel il avait navigué en 1714, 1717-1718, 1718-1719. Chargé d’« y contenir les soldats de la marine » qui s’y trouvaient, il en profita pour

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éloigner de Toulon son fils unique, qu’il finira par enterrer, mais en 1736 seulement. Le « marquis » n’est rentré à Toulon qu’au quatrième trimestre 1721, la guérison proclamée.

8 Fils et petit-fils de consuls de Toulon, l’officier de marine Martini d’Orves (futur lieutenant général des armées navales, co-seigneur d’Orves à l’ouest de Toulon, et oncle des d’Estienne d’Orves), demeure « à la ville ». Le port a en effet besoin de ses notables : la ville manque de pain, de viande, d’argent, de secours matériels et spirituels. Le 28 janvier, la « quarantaine générale » est déclarée : il est décidé que les Toulonnais resteront désormais cloîtrés chez eux et qu’ils seront nourris à domicile par six cents « pourvoyeurs » (souvent des galériens) qui se rendront dans les huit quartiers et faubourgs. Les « huit mille indigents » du port (?), chiffre énorme qui représenterait le tiers de la population toulonnaise (?), devront être entretenus « gratis ». Les consuls reçoivent les pleins pouvoirs et s’établissent à l’hôtel de ville pour y demeurer aux commandes, nuit et jour. Le maintien de l’ordre est remis aux troupes réglées. Tous les médecins du port sont réquisitionnés (environ trois ou quatre praticiens), de même tous les chirurgiens.

9 En février, les morts remplissent un tombereau quotidien de cinquante places. La sinistre charrette passe dans les rues étroites chaque jour. On l’écoute sur le pavé glissant. On la craint. On la redoute. On y jette souvent les cadavres depuis les fenêtres des étages, enveloppés d’un simple drap ou « linceul » blanc. Les galériens sont souvent chargés de cette sinistre besogne et certains d’entre eux en profitent pour dérober quelqu’objet chez le mort. Moindre mal. Il leur arrive parfois de jeter dans le tombereau un malade, en fin de vie certes mais pas encore tout à fait mort, et le malheureux agonisant est condamné, pour les derniers moments de son existence ici-bas, à voisiner avec des corps déjà en putréfaction. En février aussi, la peste éclate à La Valette. En mars, à Toulon, deux tombereaux deviennent nécessaires pour faire évacuer les cadavres, cent morts par jour, par les « corbeaux ». D’Antrechaux, au cimetière, s’active et fait creuser des « saloirs » où on empile les corps pêle-mêle. Les intendants de santé débordés par le fléau sont violemment pris à partie par la population en fureur qui cherche des coupables faute de remèdes. Le 12, ils se défendent d’avoir eu aucune complaisance au sujet des quarantaines. Mais le non-lieu qui a « blanchi » Chautard continue à indigner les esprits, même si les corps sont de plus en plus affaiblis. La Marine organise son périmètre de sécurité et prend une décision originale puisqu’elle décide d’enfermer les « jeunes », c’est-à-dire les gardes de la marine (futurs enseignes des vaisseaux du Roy), au « Jardin du Roi », sous l’autorité du chevalier de Piosin, chevalier de Malte toulonnais (futur bailli de son ordre), officier des vaisseaux du Roi (futur chef d’escadre) et cousin germain de Martini d’Orves. Tous ces gardes de la marine, espoirs de la Marine de demain, survivront, à l’exception d’un Moscovite, envoyé à Toulon par Pierre le Grand, imprudemment sorti du « Jardin du Roi ». Il est vrai que les Russes avaient, face à la peste, un remède aussi réel qu’étonnant : ayant remarqué que la peste était véhiculée par les puces des rats et ayant remarqué que les puces ne piquaient point les chevaux, les nobles russes avaient pris l’habitude de rester, nuit et jour, à cheval pendant la durée des épidémies, nourris par leurs domestiques restés à terre, grâce à de longues perches !

L’épidémie à son apogée

10 En avril, à Toulon, quatre tombereaux quotidiens s’avèrent nécessaires : deux cents morts par jour ; deux cent soixante-dix morts sont même à déplorer pour le seul 30 avril. Le

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16 avril, le commandant de la Marine Abraham Duquesne-Mosnier (neveu du Grand Duquesne) parlant de Louis Beaussier, lieutenant de port depuis 1703, loue « sa capacité, son zèle pour le service et son arrangement admirable6 ». Début mai, huit tombereaux quotidiens deviennent à présent indispensables : quatre cents morts quotidiens. L’épidémie culmine. Des rues entières sont dépeuplées. Vides, les immeubles résonnent du seul pas des pillards, mi-voleurs, mi-charognards. Des médecins viennent de Marseille, Montpellier, Paris, car tous leurs collègues toulonnais, sauf un, sont morts. Les forçats sont envoyés depuis Marseille pour ensevelir les cadavres qui, faute d’hommes valides, pourrissent en plein air. L’hôpital de la Charité est un véritable mouroir où les gémissements des agonisants l’emportent sur les pleurs de ceux qui auraient dû verser des larmes sur eux, mais qui sont déjà morts. En vain, on cherche des remèdes. On pend à l’occasion quelques galériens et quelques filles de joie pour tenter d’exorciser le mal. Ici, un capucin multiplie les prêches. Là, l’évêque de Toulon, Mgr de Piosin-Montauban, voue Toulon au Sacré-Cœur. Vœu exaucé. Le 10 mai, la « serrade » est enfin levée.

Les premières conséquences

11 Mais Toulon se réveille sous un vrai cauchemar. Le 20, par délibération du conseil de ville, Louis de Martini d’Orves est nommé « commissaire général pour la santé […] pour servir conjointement avec Messieurs les consuls, avec permission de M. Duquesne-Mosnier ». Les déserteurs, contraints hier d’enterrer les cadavres, meurent aujourd’hui presque tous, à l’issue de leur période d’incubation. La mort des boulangers prive Toulon de pain. Toutes les institutions municipales sont bouleversées ; en juin, on doit surseoir au renouvellement du corps de ville : les consuls Henri Marin et Gabriel Gavoty sont morts ; ont succombé les conseillers de ville Hyacinthe Tournier, Antoine Serre, Joseph Richard, tous les capitaines de quartiers, trois des huit intendants de la santé, huit des quatorze sage-femmes. Sont morts les soldats de l’Île-Royale ou de Brie, malheureusement en garnison à Toulon. D’Antrechaux a perdu ses trois frères et tous ses domestiques : Nicolas-Antoine d’Antrechaux, frère minime, est mort à vingt-deux ans le 25 octobre 1720 à Marseille ; Antoine d’Antrechaux, lieutenant au régiment de Ponthieu et Joseph d’Antrechaux, jeune officier au même régiment, sont morts à Toulon en juillet 1721, alors que le consul leur avait défendu de venir l’y rejoindre ; Paule d’Antrechaux, sa sœur, religieuse ursuline, est morte elle aussi, dans son couvent, avec ses cousines ; ses oncles paternels ont succombé : Hyacinthe Tournier et Antoine d’Antrechaux sont morts à l’hôtel de ville, le premier, conseiller de ville, le second membre de l’Assemblée générale de la communauté ; son grand-oncle, le père jésuite Joseph d’Antrechaux, professeur de logique, de métaphysique, régent de rhétorique au collège Bourbon d’Aix, est mort à cinquante ans en venant secourir les Toulonnais qui l’avaient vu naître.

La fin de l’épidémie

12 Fin juillet, le fléau décroît. La quarantaine est enfin supprimée. Les pouvoirs du seul consul survivant, d’Antrechaux, prorogés le 16 juin, le sont à nouveau le 24 juillet alors que la sècheresse sévit. D’Antrechaux prend un arrêté : « Un fontanier municipal sera invité à faire couler le plus d’eau possible dans les rues et quarante mendiants seront engagés comme balayeurs, chacun étant payé deux sols par jour ». En août, les gardes de la marine cessent d’être consignés au « Jardin du Roi ». Le 7 août, Claude de Beaucaire, officier des vaisseaux du Roi originaire de Moulins, et qui commandait jusqu’alors « le

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militaire dans le parc et dans l’arsenal », quitte l’arsenal et se dévoue « à la ville ». Le 15, les survivants se comptent. Le 20, les intendants de santé dressent un premier bilan : « Du côté de l’ouest, il y a La Seyne et Ollioules qui ont été fort ravagés mais aujourd’hui le mal y a presque cessé ; il s’est aussi répandu aux hameaux de Six-Fours et à Saint-Nazaire (Sanary), depuis vingt ou vingt-cinq jours. Le Revest a été aussi mal traité que La Seyne et Ollioules. Du côté du Levant, jusqu’à présent, il n’y a que Neoulles, Gareou, La Foux du Puget, Saint-Estayié, Roquabaron, Fourquanquerel, La Valette où le mal a été si violent qu’il n’y a eu qu’une ou deux maisons exemptes du mal qui y a fini depuis la Saint-Jean (24 juin), et La Garde qui a été aussi maltraitée que La Valette ». Le dernier pestiféré meurt à Toulon le 7 septembre.

13 Le 25 octobre, d’Antrechaux et les conseillers de ville Portallis, André Tournier, Creissel, Dorves écrivent à Marseille à M. de Langeron, officier des galères : « Il est de notoriété publique que nous n’avons eu ni morts ni malades depuis le 18 du mois d’août ». (Faux, il y a eu un mort le 7 septembre) ; « On a fait en cette ville des réjouissances pour le rétablissement de la santé du Roi » ; « On a donné l’entrée dans Toulon à quinze cents hommes qui étaient enfermés dans l’Arsenal » ; « Une partie des soldats et des ouvriers de la Marine ont rejoint leurs femmes dans un état encore de convalescence et les autres se sont remariés » ; « Puisque vous nous déclarez que votre terroir est aussi sain que la ville, nous vous déclarons que le nôtre est bien sain aussi » ; « La dernière attaque est du 7 de septembre en la personne d’un Bonnegrasse qui mourut de la peste au quartier des Routes, il y a aujourd’hui quarante-huit jours » ; « Notre lazaret […] est occupé par des convalescents qui sont sortis de l’hôpital de la Charité et qui y finissent leur quarantaine » ; « Notre hôpital de la Charité est fermé. Il nous reste, il est vrai, dix-neuf malades que nous avons fait passer à Saint-Roch pour les éloigner de la ville, mais ce sont de vieux malades qui sont devenus incurables et qui ne peuvent même plus communiquer leurs maux qui sont dégénérés en fistules et en phtisie. […] Le Seigneur délivrera les nôtres quand il lui plaira ».

14 Le 30 octobre, un Te Deum réunit les survivants. Le 25, Martini d’Orves a reçu en récompense de ses efforts six cents livres de pension sur le Trésor royal, outre le grade de capitaine de compagnie franche. Le 7 novembre, une déclaration officielle sanctionne la guérison : c’est « l’Acte déclaratif de l’état de la Santé dans la ville de Toulon, dans son territoire, et dans tous les lieux de la viguerie qui ont été affligés de la contagion ». Peu après, d’Antrechaux écrit : « un acte de religion, d’amour et de reconnaissance ne nous permit pas de différer le service funèbre que nous devions à la mémoire des deux consuls morts au service de la Patrie. M. l’évêque voulut bien y officier pontificalement. On avait élevé un catafalque lugubrement orné. Dans chacun des angles, on lisait sur des écussons aux armes de la Ville : Huc nos Patriae pietas. Nos citoyens et tous les corps militaires honorèrent ce service de leur présence. J’étais alors seul consul et j’assistai à cette pompe funèbre sans marque distinctive, sans faste et sans cortège ». Le 23 décembre, Louis de Martini d’Orves reçoit la croix de Saint-Louis en même temps que le lieutenant de port Louis Beaussier, promu dès 1722 capitaine de vaisseau et de port. À La Valette, le Père Bastide, de l’ordre des minimes, rescapé de la peste qui l’a pourtant atteint, succède au curé Poumet mort de la « contagion ». Sur 1 598 habitants, La Valette en conserve 1 068, après la mort de 530 pestiférés emportés entre février et octobre 1721, soit un Valettois sur trois. Il faut attendre 1765 pour que La Valette compte 1612 habitants. Au Revest, sur 500 habitants, 300 sont morts, dont les deux premiers consuls, le troisième, Sauvaire, signe la fin de la contagion le 7 novembre 1721 mais décide de faire garder le poste du

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bois d’Orves pour prévenir toute arrivée de personne étrangère au Revest. Il faut attendre 1770 pour que Le Revest compte à nouveau 463 habitants.

15 Le 8 janvier 1722, d’Antrechaux sort de charge et le Roi le nomme viguier de Toulon pour deux ans et demi, selon la tradition. Il retrouve sa femme Claire de Gérin (Toulon 1701- Toulon 1727) et leur fille7 d’un an, réfugiées en leur bastide du Pont-du-Las « les Marronniers » ; le consul et son épouse eurent ensuite plusieurs enfants8 mais Claire fut emportée par une fausse couche. D’Antrechaux reçut une série de félicitations : lettres du maréchal de Villars, gouverneur de Provence (21 juillet 1721), de M. Le Blanc, ministre de la guerre (24 juillet). D’Antrechaux profita quelque peu de la situation pour faire recevoir son frère cadet Pierre, vingt ans, lieutenant au régiment de Ponthieu. Le 3 mai 1723, le Roi accorda à l’ancien consul mille livres de pension sur le Trésor royal et le 7, il lui offrit le cordon de Saint-Michel. Son beau-père Gérin le reçut en même temps, pour avoir continué à remplir ses fonctions de magistrat pendant la peste : du 28 juin 1720 au 14 septembre 1721, Gérin a rendu 128 sentences qui occupent 1 148 pages in-octavo de papier timbré, plus les insinuations des actes intéressant l’Amirauté. En effet, comme durant toute épidémie, les vols ont été légion à Toulon, nombre de « corbeaux » ne se contentant pas d’emporter les corps des pestiférés ! Le consul et son épouse eurent alors plusieurs enfants9 mais Claire fut emportée par une fausse couche.

Les conséquences

16 À Toulon, les élites, qui ont été peu touchées par l’épidémie, se recomposent après la peste. Le 22 septembre 1722, Claude de Beaucaire (1660-1735), capitaine de vaisseau célibataire, épouse une jeune veuve : Agnès Clapier, fille de Jean « bourgeois d’Hyères » et de Marguerite Emeric, et veuve de François Monier avocat à la cour, laquelle maigrement dotée – quinze mille livres –, a déjà deux filles. En la cathédrale Sainte-Marie, Beaucaire, gentilhomme et officier d’épée, s’entoure pour épouser cette veuve d’avocat de quatre témoins : Henry de Modène, chef d’escadre, Charles de Vallette-Laudun, futur chef d’escadre, Pierre Charronier, commissaire général et Jean-Baptiste de Vence, capitaine de vaisseau. En 1724, Louis de La Tour d’Auvergne, comte d’Évreux, est parrain de sa première fille ; en 1727, l’intendant Mithon est parrain de la deuxième ; en 1732, le ministre de la marine Maurepas est parrain par procuration de son fils aîné prénommé Jean-Frédéric en hommage au ministre. La même année, Beaucaire, jeune père de soixante et douze ans, marie la fille aînée de son épouse, Anne Monier, fille d’avocat, petite-fille de bourgeois, au futur capitaine de vaisseau Jacques Gabriel de Burgues de Missiessy, noble et officier d’épée ; et lorsque (1741) Beaucaire meurt à soixante et quinze ans, terrassé par deux attaques d’apoplexie juste après l’ondoiement de son sixième enfant, sa veuve marie son autre fille Monier à Joseph-Marie de Ruyter qui passe à Toulon pour être un descendant du grand amiral hollandais Michel de Ruyter, (ce qui est une pure légende sans aucun fondement généalogique).

17 La peste a changé la physionomie de Toulon. Élites bourgeoises et maritimes se respectent comme elles ne se sont jamais respectées. Le premier consul d’Antrechaus écrit dans ses Mémoires publiés ultérieurement : « Je ne dois pas passer sous silence les services rendus par MM. les officiers de la Marine dont j’ai moi-même déposé les preuves dans les archives de la ville de Toulon. Ces messieurs qui ne connaissent l’inaction que lorsqu’il ne leur est point libre d’en sortir, se disputèrent entre eux à qui se rendrait plus utile à la ville

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pendant la quarantaine générale ; ils se firent une gloire de la soutenir dans son désastre, de l’assister de leurs soins, et de nous aider de leurs sages conseils. On eût dit que l’État les rendait responsables du salut de cette ville. »

18 Les officiers morts sont pourtant peu nombreux, une douzaine : le capitaine de vaisseau Grimaudet de Motheux et Joseph de Terras d’Orgon10 ; le lieutenant de vaisseau Pierre de Beaussier de Quiez neveu du vieux Félix de Beaussier (capitaine de vaisseau) qui traverse l’épidémie, les lieutenants de vaisseau de Chabert-Taillard, de Gineste, de Grandmaison, de Forbin-Sainte-Croix, de la Faudré, de Saint-Julien de Monderville, le Fann ; les gardes du pavillon Thomas d’Orves, de Baillibaud, de Saint-Maux. Mais les officiers retirés « dans leurs campagnes » fournirent des secours matériels à la ville. En 1731, le trésorier de la communauté de Toulon rembourse aux héritiers de Pierre Beaussier de Quiez, deux mille livres prêtées par ce dernier pour soulager les misères liées à la « contagion ». De même, il rembourse à Joseph de Catelin de La Garde, officier de vaisseau, deux mille livres sur les onze mille que la communauté lui doit11.

19 La peste fut une vraie catastrophe, démographique et culturelle ; quantité de « savoirs » ayant été emportés : savoirs techniques des ouvriers de l’arsenal, des calfats, charpentiers, ferronniers, peintres et artistes issus de l’école de Puget. En outre, les bois entrés dans l’arsenal en 1718, trente-trois mille pièces, coupés dans leur sève, ont pourri sur place, faute de bras. En 1723, il ne reste plus que onze cent cinquante pièces bonnes ! Le constructeur François Chapelle cherche à acheter la coupe des arbres des Pontevès pour y remédier. Mais, « esprit brouillon, il a aigri les propriétaires par des hauteurs insupportables12 ». Toulon est au plus bas : le commerce ruiné, l’artisanat en déroute ; la savonnerie s’enlise, la culture des câpres décline, l’activité de l’arsenal n’a rien à voir avec celle des années 1680 qui marquent l’apogée du port : il y avait alors quinze tanneries, vingt fabriques de savon, douze de chapeaux, dix manufactures de draps grossiers ou pinchinats, huit de cotonnerie ou toile à voile, des fabriques de chandelles, de cierges, de la distillerie. Cette ruine de Toulon est toutefois exagérée par les contemporains qui prétendent qu’au XVIIe siècle Toulon vivait d’un commerce actif. Or tous les témoins, dont le président de Séguiran (d’Aix-en-Provence), déploraient le peu de commerce fait par Toulon à l’époque de Richelieu (1635). Ce n’est pas le grand négoce que la peste a ruiné : il n’a jamais existé à Toulon. C’est plutôt le monde des boutiquiers. Par manque de bras, la vallée de Dardennes reprend mal son activité avec ses paroirs à draps, ses forges, ses moulins à huile et à farine.

20 La ruine de Toulon est autant morale qu’économique. Les survivants d’un peuple décimé jalousent les élites restées intactes ou habilement recomposées. Les « bastides rurales » ont offert le « bon air », « l’altitude » d’Évenos, du Beausset ou de La Cadière, donc la survie à leurs occupants aisés alors que le menu peuple pauvre, vivant dans les rues étroites de Toulon, a fini par s’entasser, mort, dans les effroyables tombereaux. Malgré les solidarités financières, rancoeurs et jalousies sont nombreuses. D’Antrechaux est traqué par un de ses successeurs qui lui demande des comptes sur sa gestion estimée trop dispendieuse. La foi dans le Bon (?) Dieu est ébranlée. Lemontey écrit au sujet des survivants : « On use des plaisirs de la richesse avec une ardeur qui tient de la frénésie… Les femmes perdent toute pudeur. » Libérés d’un conjoint souvent imposé par le père, l’oncle ou le tuteur, les survivants se jettent à corps perdu dans des remariages rapides, conclus selon leur choix personnel ou dictés par des intérêts d’ordre économique : 772 mariages dès 1721, quatre fois plus d’unions qu’en 1720 ! soit 1 544 conjoints sur environ cinq mille adultes survivants ! Et 611 mariages encore en 1722, soit 1 222 nouveaux

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conjoints. Deux cents mariages pour le seul mois d’octobre 1721, chiffre record. En deux ans, 2 766 Toulonnais se sont remariés, soit un Toulonnais adulte sur deux ! L’une des autres conséquences de la peste fut de peupler Toulon de non-Toulonnais : en 1719, 10 % des femmes mariées à Toulon étaient nées en dehors de Toulon, 17 % des hommes. En 1750, 39 % des femmes mariées à Toulon sont nées en dehors de Toulon, 53 % des hommes. Là sont les vraies conséquences de la peste, démographiques et mentales. La ruine économique est aussi un prétexte à la demande de subsides royaux. Plus les Toulonnais paraîtront pauvres, plus le Roi, pense-t-on, se montrera généreux en matière fiscale. En effet, les deux foires franches de quinze jours (29 septembre et 3 novembre) établies à Toulon restent très fréquentées. En 1725, quatre-vingts caboteurs viennent alimenter la foire de novembre. Il est vrai que face au petit nombre d’acheteurs, vingt seulement reviennent en 1726.

21 Du côté de la marine de guerre, la ruine est réelle : les armements deviennent peu fréquents et peu importants en nombre, trois ou quatre vaisseaux ; les campagnes sont dirigées contre les Barbaresques et tournent parfois au tragique avec prise en otage des officiers français, débarqués en Afrique du Nord tel M. de Mons ! Toulon arme quelques unités à destination du Maroc (1720), de Tunis, d’Alger et de Tripoli bombardée en 1728 par M. de Grandpré. Les expéditions glorieuses font défaut. L’avancement piétine : Joseph de Thomas, « marquis » de Châteauneuf (Toulon 1675-Toulon 1753), reste vingt ans enseigne de vaisseau (1703) avant d’être promu lieutenant (1723), et comme beaucoup de camarades, il préfère se retirer (1728), à cinquante-trois ans, avec une petite pension annuelle, cinq cents livres sur les fonds de la Marine et trois cents sur la caisse des invalides13. Lieutenant des maréchaux de France à Toulon (1730), le « marquis » sans marquisat mourut à Toulon dans la nuit du 31 janvier 1753. M. de Villeblanche, intendant du port, informa la Cour, le lendemain, de la mort de cet ancien lieutenant de vaisseau de soixante-dix-huit ans.

22 Carrières ratées. Fortunes médiocres. Pensions faibles. L’heure est à la morosité. Les officiers privés d’avancement et d’embarquements se retirent. Les infrastructures du port se dégradent. Les vaisseaux pourrissent, échoués sur la rive de Ponche-Rimade. Plusieurs sont démolis. En 1719, seuls quatre vaisseaux et deux frégates restent entretenus. Néanmoins les responsables veillent : en 1724, « les deux fils Coulomb sont toujours sur les ouvriers et les savent conduire aussi bien que leur père14 ». En 1728, les calfats de Toulon apparaissent au commissaire général d’Héricourt comme supérieurs à tous les calfats « qu’il avait vu pratiquer dans aucun port ». Mais l’époque n’est ni aux réparations, ni à la construction. De 1725 à 1727, le Roi fait détruire à Toulon onze bâtiments : le Sceptre, le Trident et le Fleuron, le Vainqueur, l’Intrépide et le Triomphant, le Bizarre, le Diamant, le Furieux, le Téméraire et le Vermandois. Le bois manque : « La construction du Phoenix est toujours interrompue faute de bois15. » L’intendant écrit au Conseil de Marine : « Je ne puis croire que le Conseil s’accommode de la manière de travailler du sieur Levasseur qui emploie un tiers au moins plus de bois qu’un autre dans un temps où ils sont si rares16. » En 1722-1723, le port réussit à lancer le Solide et le Duc d’Orléans. De 1726 à 1740, quatre vaisseaux sont mis en chantier, offrant du travail aux ouvriers dont le nombre a diminué de 50 % depuis 1721. En 1728, l’intendant Mithon « essaie de vaincre le préjugé contre les bois d’Italie et traite avec le sieur Grancelli de Gênes un achat de trente-six mille pieds cubes de bois par an ». Se procurer du bois devient l’une des priorités de Maurepas, d’où l’intérêt de la France pour « le royaume de Corse » dont Gênes est suzeraine. En 1738, François Chapelle s’y rend17. D’où aussi le

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grand souci de protection des forêts françaises : le 27 janvier 1731, le parlement de Provence autorise seulement cent trente-trois localités à avoir des chèvres car elles abîment trop les forêts. S’intéressent à la question des bois le chef des constructions Levasseur en 1724 et Steirrein maître charpentier18, ou en 1736 le constructeur entretenu Jacques-Luc Coulomb qui travaille dans l’arsenal mais construit aussi des bâtiments de commerce19, et plus tard, en 1760, Joseph-Marie-Blaise Coulomb, constructeur entretenu.

23 Ces années difficiles sont marquées par le triste spectacle qu’offre la municipalité. Élu premier consul, M. de Ricard-Tourtour, officier de marine infirme, décline le poste. Le second consul Flamenq (d’une famille anoblie en 1707 par Louis XIV lors du siège du port par les Impériaux), brigue aussitôt la place. Mais un nouveau premier consul est élu, M. de Gérin, officier de marine, qui décline l’offre. L’ambitieux Flamenq ayant rossé de coups le troisième consul Granet pour lui arracher les clefs du coffre de la communauté, le Roi nomma Jean d’Antrechaux, premier consul à nouveau. Mais le nouveau conseil ne put entrer en fonction qu’après six mois de flottement (15 juin 1728-1er janvier 1729). Le tout dans un contexte difficile ; le pain manque : il faut acheter mille charges de blé de Bourgogne ; l’artisanat stagne : d’Antrechaux propose d’ouvrir des fabriques de bas de soie. Quelques fêtes égayent un peu la morosité ambiante. Le 15 septembre 1729, trois fontaines de vin coulent tout un jour pour célébrer la naissance de Monseigneur le Dauphin. Le peuple dîne, repas de midi, dans les rues. Le soir, les consuls font allumer des feux de joie. Le 16, des joutes sont dotées de prix : dix pistoles, une épée, un chapeau bordé, une écharpe ; un dîner de soixante couverts est offert par les consuls à M. Dupont, commandant de la place ; il fallut ensuite nettoyer les rues pendant quatorze jours ! Le 12 janvier 1729, profitant de son entrée en fonction, d’Antrechaux se remarie et épouse Anne-Paule de Grimaudet de Motheux20, fille de Louis, capitaine de vaisseau et de feue Claire Daniel de Lhéry de La Seyne, mariage célébré en la chapelle Saint-Jean de l’hôtel de ville. Les collègues du consul furent ses témoins. Union bénie des Dieux : le 18 janvier 1730, Louis-Victor est le premier des huit enfants du couple. D’Antrechaux, sorti de charge le 1er janvier 1730, rentre alors dans la vie domestique pour dix ans. À la même époque (1725), le capitaine de vaisseau Antoine Clavel, fils d’officier de vaisseau, épouse Esther de Terras21 et en 1730 meurt à Toulon le vieux capitaine de vaisseau Louis de La Boissière de Mornay (v.1655-1730), 85 ans, fils de Ninon de Lenclos et du marquis de Villarceaux.

24 Le Toulon de Maurepas végète, réduit à ces noces villageoises et à ces quelques cérémonies funèbres. Du côté de la ville, les travaux sont rares : une ayguade est aménagée devant l’hôtel de ville à partir de 1730, pour permettre aux bâtiments de la marine de s’y avitailler. Du côté de l’arsenal, Toulon en 1730 n’a qu’une dizaine de vaisseaux et cinq frégates en état. En 1731, la marine achète au Commerce le Comte de Morville, construit en 1724 et rebaptisé l’Heureux, pour à peine plus de 80 000 livres. Seule l’arrivée de Duguay-Trouin (1673-1736), corsaire malouin nommé commandant de la Marine à Toulon, donne au port un peu de relief.Duguay-Trouin prépare à Toulon l’escadre qu’il conduit à Alger, quoique souffrant. Le célèbre savant La Condamine est à son bord. Duguay-Trouin stimule les officiers toulonnais et apprécie particulièrement le capitaine de port Louis Beaussier ; mais ce dernier meurt à Toulon le 11 avril 1731. L’illustre Breton protège alors ses fils, petits-fils du feu maître d’équipage Vincent Beaussier.

25 Dans toutes ces familles « montantes » toulonnaises, la Marine s’est imposée depuis Colbert comme un débouché héréditaire. Les années 1730 voient monter aux grades la

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troisième génération de ces familles. Ainsi Joseph de Thomas, « marquis » de La Valette (1672-1744), qui se contente d’être présent à Toulon à chaque revue, il y touche régulièrement ses cent cinquante livres mensuelles, fait-il admettre son fils unique dans la Marine : garde-marine en 1723, il est promu enseigne de vaisseau en 1727. Et le « marquis » l’embarque avec lui sur le Ferme22 pour une campagne à Tunis et Alger, puis sur l’Alcion qu’il commande23, avec pour commandant en second Pierre de Thomas, futur commandeur de Châteauneuf (1684-1759), dans l’escadre de Duguay-Trouin pour une campagne en Barbarie (Alger, Tunis, Tripoli). Tous ces officiers, Beaussier, Thomas, Signier de Piosin, Grimaudet de Motheux, participent aux mêmes campagnes. Le « marquis » de La Valette commande (1734) le Léopard24, dans l’escadre de Court de La Bruyère (campagne à Alger, Gibraltar, Cadix), puis à nouveau25 dans l’escadre de Beaucaire passée (1735) aux ordres du marquis d’Antin, petit-fils de Mme de Montespan, après l’attaque d’apoplexie de celui-ci (campagne à Cadix). La Valette commande ensuite le Conquérant26, dans l’escadre de La Roche-Allard et subit une forte épidémie de fièvre jaune aux Antilles alors que s’éveille la future guerre de Succession d’Autriche.

26 Dans les années qui précèdent celle-ci, Toulon renoue avec une certaine activité. En 1734, Toulon arme pour la Baltique, lorsqu’il s’agit pour Louis XV de tenter de rétablir son beau- père Stanislas sur le trône de Pologne. Mais la guerre interrompt les coupes de bois dans la péninsule Italienne parce que le bois doit passer par des places appartenant à l’Empereur. Toulon, qui commandait en 1702, 35 000 pieds cubes dans la péninsule Italienne et en Catalogne, et qui commandait huit millions de pieds cubes en Italie livrables par lot annuel de 500 000, est contraint de se rabattre sur les frontières de l’Est : en 1735, Toulon commande 50 000 pieds cubes de bois de Lorraine, en 1736, 150 000 pieds. Ce n’est qu’à la fin de la décennie 1730 que le port connaît un réel frémissement, aussi bien en ville que dans l’arsenal. Mais il fallut attendre quarante années encore pour que la population toulonnaise « récupère » ses effectifs de 1720 décimés par la peste, d’où peut- être les malheurs de la guerre de Sept Ans (1756-1763), qui ne seront oubliés que lorsque le bailli de Suffren, rentré de l’Inde en héros, viendra à Toulon manger la reproduction en sucre de son vaisseau-amiral, au milieu des acclamations et vivats populaires, sur des quais couverts de fleurs et d’arcs de triomphe. Là les malheurs de la peste de 1720-1721 seront alors vraiment oubliés, cinq ans avant que la Révolution ne vienne à nouveau bousculer le cours habituel du Temps.

NOTES DE FIN

1. Ganteaume, notaire. 2. Anne d’Antrechaux, morte à 73 ans le 10 oct. 1747. 3. Catherine d’Antrechaux, morte le 22 oct. 1747. 4. Madeleine d’Antrechaux, morte le 13 oct. 1747.

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5. Catherine d’Antrechaux, sœur Rose en religion. 6. Arch. du port de Toulon, Duquesne-Mosnier à la Cour, 16 avril 1721. 7. Claire-Madeleine. 8. Jean-Charles (1723), une fille (1724), Jean-Joseph (1726). 9. Jean-Charles (1723), une fille (1724), Jean-Joseph (1726). 10. Fils de Joseph de Terras d’Orgon, capitaine de brûlot (1702), de vaisseau (1695-1696), ou de frégate (1710), chevalier de Saint-Louis. Frère de Gabriel, officier des galères, marié à Toulon (1715). Son père avait épousé en premières noces la fille du chef d’escadre de Cuers-Cogolin, avant de se remarier à Marguerite de Martin (Arch. nat., C7 88 et Arch. com. de Toulon, acte de baptême du 5 nov. 1697). 11. Arch. com. de Toulon, BB 85, 17 déc. 1731 et 20 oct. 1733. 12. Arch. du port de Toulon, 9 janv. 1723, 1 A 1 150. 13. Arch. nat., C 7 321. 14. Arch. du port de Toulon, 10 sept. 1724, 1 A 1 151. 15. Arch. du port de Toulon, août 1722, 1 A 1 146. 16. Arch. du port de Toulon, 17 mai 1722, 1 A 1 146. 17. Arch. du port de Toulon, 22 juin 1738, 1 A 1 178. 18. Arch. du port de Toulon, 7 mai 1724, 1 A 1 151. 19. Arch. nat., C7 74. 20. Morte veuve en 1780. 21. Mariage de 1725 (Sainte-Marie). Morte à Toulon à vingt-neuf ans (1727, Sainte-Marie). Son mari vit en 1755, chevalier de Saint-Louis. Arch. com. Toulon, registres paroissiaux 1725, 1727, 1755. 22. 9 mai 1727-17 sept. 1727. 23. 25 mai 1731-1er nov. 1731. 24. 14 mai 1734-23 oct. 1734. 25. 3 août 1735-26 janv. 1736. 26. 20 août 1740-20 avril 1741.

RÉSUMÉS

Toulon connaît les épidémies depuis toujours : 1348, 1581, 1587, 1664. D’où la création de Bureaux de Santé à Marseille et Toulon, ce dernier dès 1576. Celui-ci instaura à Lagoubran – à l’ouest de Toulon –, un lazaret qui devait permettre de faire accoster les bateaux dans un abri jusqu’à la fin de leur mise « en quarantaine » ; néanmoins ce lazaret fut plus un mouroir qu’un établissement de soin. La peste de 1720-1721 le prouva. Début octobre 1720, les premiers cas de peste apparaissent à Toulon. Mi-octobre, les premiers morts. En février 1721, les morts remplissent un tombereau quotidien : cinquante places. En mars, deux tombereaux deviennent nécessaires pour évacuer les cadavres : cent morts par jour. La Marine organise son périmètre de sécurité et prend une décision originale puisqu’elle décide d’enfermer les « jeunes », c’est-à-dire les gardes de la marine au « Jardin du Roi ». Tous survivront à l’exception d’un Moscovite, envoyé à Toulon par Pierre le Grand, et imprudemment sorti du « Jardin du Roi ». En avril, quatre tombereaux quotidiens s’avèrent nécessaires : deux cent soixante et dix morts sont à déplorer pour le 30 avril. Début mai, huit tombereaux quotidiens deviennent indispensables : quatre cents morts quotidiens. L’épidémie culmine. En vain, on cherche des remèdes. On pend quelque galérien et quelques filles de joie pour tenter d’exorciser le mal. Ici, un capucin multiplie les prêches. Là, l’évêque de Toulon voue Toulon au Sacré-Coeur. Le 10 mai, la « serrade » est levée. Le 30 octobre, un Te Deum réunit les survivants : environ 10 000 habitants sur 25 000. La peste fut une vraie

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catastrophe ; démographique, culturelle, quantités de « savoirs » ayant été emportés. Toulon est au plus bas : le commerce ruiné, l’artisanat en déroute. La ruine est autant morale qu’économique. Il fallut attendre quarante années pour que la population toulonnaise « récupère » ses effectifs de 1720 décimés par la peste.

Toulon has always experienced epidemics. Such was the case in 1348, 1581, 1587 and 1664 hence the setting up of boards of health in Marseilles and Toulon. The latter boasted one as early as 1576. A lazaretto was established in Lagoubran, west of Toulon. It was supposed to have allowed ships to berth in a shelter until their quarantine had come to an end but that lazaretto was more of a place where people were left to die than a medical care institution. The plague of 1720-1721 gave proof of it. In early October 1720, the first cases of plague appeared in Toulon. By mid October, there were the first dead. In February 1721 the dead filled a fifty-body tip cart on a daily basis. In March, two tip carts became necessary to get rid of corpses : one hundred people died every day. The Navy planned its safety zone and made an original decision since it decided to confine the “young ones”, that is the navy guards to “the King’s Garden”. All of them were to survive except for one Muscovite who had been sent to Toulon by Peter the Great and had recklessly left the “King’s Garden”. In April, four daily tip carts proved to be necessary: sadly, there were two hundred and seventy dead by April 30th. In early May, eight tip carts became indispensable: there were four hundred dead each day. The epidemic then reached its peak. Remedies were looked for but to no avail. A few galley slaves and a few ladies of the night were hanged to try and exorcize evil. Here, a Capuchin friar read repeated sermons. There, the Bishop of Toulon vowed Toulon to the Sacred Heart. On May 10th, the quarantine (“serrade”) was lifted. On October 30th, a Te Deum gathered the survivors: roughly 10 000 inhabitants out of 25 000. The plague was a real catastrophe both demographically and culturally speaking. A great deal of “know-how” had been taken away. Toulon was at a very low ebb: its trade was ruined; its crafts had collapsed. The ruin was both moral and economic. Forty years elapsed before the population of Toulon was able to recover the numbers of 1720 which had been decimated by the plague.

INDEX

Index chronologique : XVIIIe siècle Thèmes : Toulon

AUTEUR

MICHEL VERGÉ-FRANCESCHI Professeur d’Histoire moderne, CEHVI – Université de Tours

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La mort dans la ville de Mexico au XVIIIe siècle

Nadine Béligand

À mes amies des deux mondes Hilda Aguirre Beltrán, Carmen Val Julian et Émilie Grambert, parties vers le rivage inconnu.

1 Lorsque l’historien choisit d’aborder un sujet de cette nature, à des milliers de kilomètres du Mexique, il prend un risque raisonnable car il est à peu près certain que ses auditeurs/ lecteurs ont vu ou tout au moins entendu parler de la célèbre Fête des Morts mexicaine ( Día de Muertos) ; reportages et documentaires lui sont périodiquement consacrés. Ce « Jour des Morts » est en réalité une suite de journées consacrées aux défunts. Le 28 octobre est réservé aux personnes décédées de mort violente : une offrande de fleurs et de cire est alors dressée sur le lieu de l’accident ou de l’homicide. Le 30 octobre, on honore la mémoire des enfants : l’offrande aux « tout petits », aux « petits anges », comporte des fleurs blanches, des petits pains, de la cire et des jouets. Le 1er novembre à midi, les cloches sonnent pour souhaiter la bienvenue aux adultes. Chaque famille dresse alors son autel ; on prend soin d’y déposer des guirlandes de pétales de fleurs odorantes, cempoalxóchitl- des papiers découpés, de la cire, de l’encens. Les portraits des défunts (tableaux, photographies) jouxtent leurs mets et boissons préférés. Le repas traditionnel comporte des tamales1, du poulet ou de la dinde avec une sauce pimentée2, des fruits, la « galette des morts3 », des desserts, de l’alcool et un grand verre d’eau bénite. Le 2 novembre, les familles se rendent au cimetière pour orner les tombes puis, dans l’après- midi, la communauté des survivants rentre chez soi et « lève4 » l’amalgame de textures et de saveurs préparées la veille pour communier avec ses morts. Ce qui frappe davantage l’imaginaire occidental est la présence de têtes de morts, calaveras, confectionnées en sucre, que l’on dispose sur l’autel en ayant pris soin de leur attribuer les prénoms des survivants. Ces sucreries donnent à la « levée de l’autel » l’aspect d’un banquet anthropophage où l’on consomme son propre « cadavre exquis » en dessert. Ce jour si unanimement célébré au Mexique est l’un des traits culturels les plus parlants d’une

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société qui, conviant ses morts à ce festin annuel, invite aussi tous les survivants (famille, amis, voire passants, curieux et touristes, comme à Mixquic) à célébrer l’esprit bien vivant de ceux que la vie a quittés. Invitation en somme à célébrer la vie des morts avec celle des vivants.

2 Cette réalité de la mort mexicaine est très contemporaine mais résulte, semble-t-il, d’une synthèse entre les pratiques européennes et indigènes. Dans l’Espagne du XVIe siècle, il était courant d’offrir de la nourriture aux morts sur les tombes préalablement fleuries. Pour aider les âmes à repartir dans l’au-delà, on les guidait avec des bougies et on leur donnait de l’eau pour calmer leur soif. Lors des Días de muertos il s’établit une relation personnelle, unique, entre les défunts d’un groupe familial et les survivants du groupe. L’offrande permet d’instaurer une communauté lignagère entre le (les) mort(s) et les survivants. Plus que de la fête « des » morts, il s’agit de la vénération de ses propres morts, des êtres aimés d’un clan. Ce jour-là leur est consacré : on leur apporte leur repas favori, on les entoure d’arômes et de fleurs. Les morts reviennent dans un espace choisi sans contaminer les vivants, sans essayer de les emporter avec eux. Dans le cimetière d’un quartier, d’un village, ou dans une agglomération tout entière, la communauté des morts apparaît ainsi comme une superposition de clans unis autour d’un rituel réalisé en un lieu sacré. La question que se pose l’observateur de ce véritable phénomène social réside dans les facteurs ayant pu favoriser un tel rapprochement entre les vivants et les morts. Pour y répondre, il est nécessaire d’introduire la dimension chronologique de la question.

3 L’historien Philippe Ariès a établi une chronologie des rituels mortuaires5. Ainsi, nous savons que les enterrements se sont réalisés à l’intérieur des églises sur une longue période, du VIIe au XVIIe siècle, les reliques ayant contribué au rapatriement des cadavres dans les villes dès l’époque carolingienne6. Il faut attendre la seconde moitié du XVIIIe siècle pour observer un changement de mentalité. Les épidémies reculent, les conditions de vie s’améliorent, aussi la mort n’est-elle plus acceptée comme une fatalité et les rituels de la mort sont alors pris en charge par la famille qui désire accompagner elle-même l’être aimé vers sa dernière demeure. Pour Michel Vovelle, ces changements sont liés à un processus de déchristianisation propre au XVIIIe siècle ; pour sa part, François Lebrun parle de « laïcisation » en observant les changements survenus dans les cérémonies mortuaires à partir des années 17607. Dans le monde hispanique, le XVIIIe siècle ne peut être associé à une quelconque « déchristianisation » ; en Espagne, on constate une simplification des rituels et une certaine « professionnalisation » des métiers mortuaires8. En Castille par exemple, le caractère sacré de l’enterrement, soit le passage des espaces sacrés aux « villes des morts » ne s’est réalisé qu’en 18339. Sans doute faut-il relativiser la volonté des monarques espagnols de « séculariser » les espaces urbains au bénéfice du développement des divertissements européens. Le théâtre, la danse, la musique ne sont en aucun cas en concurrence avec le champs du sacré. Les rituels de la mort nourrissent la chronique et les représentations urbaines ; ils constituent, à leur manière, de véritables fêtes que la ville se plait à mettre en scène. En Nouvelle-Espagne le modèle baroque triomphe encore à la fin du XVIIIe siècle, même au sein des élites éclairées. Ce modèle a ses lieux de prédilection mortuaire, les monastères des ordres mendiants, ses lectures, encore largement jésuites malgré la tentative de sécularisation des Ilustrados, et sa spiritualité, ancrée dans les Artes Moriendi renaissants. Dans les années 1780, Mexico continue de célébrer la mort triomphante et ne songe pas à se défaire des cadavres qui nourrissent le mythe de perfection de l’éternité américaine.

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4 Pris dans son ensemble, avec ses extensions géopolitiques, le monde occidental chrétien a vécu une rupture de nature qualitative entre la mort subie et la mort célébrée. Cette évolution a permis à l’homme de « dompter » la mort et, ce faisant, d’adopter une attitude progressivement plus individualisée dans les pratiques rituelles destinées aux morts. Au regard de la profondeur chronologique de l’histoire de la chrétienté, ce passage est extrêmement lent et s’est fait au prix de solides résistances au cours du XVIIe siècle. Dans ce processus d’apprivoisement, l’individu est passé d’une tentative d’analogie baroque, et abstraite, entre les vivants et les morts (un espace attribué au clan, au lignage) à une possibilité de localisation sans équivoque (à la fois spatiale et temporelle) soit l’identification de l’endroit où reposent les restes mortuaires de chaque individu. Ce mouvement n’a été possible qu’au prix d’inventions théologiques (l’adoption des trois lieux, renforcée par le Concile de Trente) et de concessions culturelles, la plus importante d’entre elles étant d’accepter que les morts quittent le sol des vivants. Aux lieu et place réservés à un clan, où prime la proximité des vivants et des morts (sous la dalle d’une église par exemple) s’est substitué un espace, le cimetière extra urbain, éloigné de l’autel, c’est-à-dire de la protection que confère le mystère de l’eucharistie aux âmes des défunts. Sur le nouveau site, composé de tombes individualisées et nominatives, les croix s’érigent comme autant d’autels privés sur les demeures des morts. Chacune permet aux vivants de s’investir pleinement dans la « thérapie universelle10 » de vénération des défunts. Outre le recueillement, la tombe permet de déposer des messages, les plaques commémoratives rappellent les gestes de jonction clanique, le rapprochement nécessaire entre les deux mondes ; la tombe, en somme, conserve les stigmates des vivants. C’est donc naturellement dans cet espace d’unification que l’on dresse l’autel le jour de la fête des morts. Ainsi, le cimetière mexicain semble favoriser le prolongement de l’âge baroque dans une version laïcisée, telle qu’elle nous parvient aujourd’hui lors des cérémonies des morts.

La mort de la cité impériale

5 Notre terrain d’observation se centre sur la capitale de la Nouvelle-Espagne sous l’Ancien Régime. La cité impériale, « capital, corte y cabeza », pivot de la monarchie catholique en Terre Ferme, livre un modèle pour analyser les attitudes face à la mort des groupes sociaux différenciés que sont péninsulaires et créoles, laïques, religieux, sangs mêlés, indigènes. La ville de Mexico, pluriethnique, soumise à des influences culturelles diverses, se veut aussi ville modèle ; c’est l’un des terrains d’expérimentation du discours des Ilustrados (Figure 1). Comme la séparation entre les vivants et les morts est un aspect majeur des propos raisonnés des Lumières, nous analyserons la manière dont la ville intègre les morts en son sein ou comment elle les refoule, ses représentants et ses élites oscillant entre acceptation et rejet, glorification et dénégation. On prendra soin de distinguer la mort, avec les croyances qui s’y rattachent et ses manifestations rituelles, par exemple, l’aide apportée aux morts pour rejoindre l’au-delà- des morts, la question des cadavres, de la putréfaction, de la peur des morts. Alors que les rituels et les croyances sur la mort évoluent peu entre le XVIe et le XVIIIe siècle, la question des morts en revanche va devenir un grand sujet de discussion et est à l’origine de l’expulsion des morts en dehors de la ville, la réalisation de ce processus ne s’achevant que dans les années 185011.

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Figure 1 – Plan iconographique de la ville de Mexico, 1793

Le tracé urbain – traza – est formé de blocs de couleur rouge. L’auteur a indiqué quelques églises : Santa Cruz, San Sebastián, El Cármen, Santa María, San Hipólito et la Vera Cruz. Ministerio de la Cultura, Archivo General de Indias [Séville], Mapas y Planos, México, 444.

6 Pour comprendre l’impact de la mort dans la ville de Mexico, il convient tout d’abord d’aborder l’espace urbain en termes quantitafifs. Avant la conquête, Mexico est probablement la plus grande ville du monde ; sa population est estimée entre 165 000 et 700 000 personnes12. Entre la fin du XVIIe et le début du XVIIIe siècle, Mexico oscille autour de 120 000 habitants13, ce qui en fait la plus grande ville du Nouveau Monde devant New York (96 000 habitants en 1810), Lima (53 000 à la fin du XVIIIe siècle) et Boston (33 000 habitants). Des recensements ont été réalisés entre 1692 et 1825 ; maladroits et incomplets à leurs débuts, ils se sont améliorés à la fin de la période grâce à l’introduction des premiers outils statistiques14.

7 Siège des pouvoirs civils, ecclésiastiques et militaires, la capitale concentre des hauts fonctionnaires issus de la métropole ainsi que les autorités municipales, en majorité créoles. Un petit groupe de métis et de créoles sans ressources parvient à intégrer les strates moyennes des entreprises et des administrations ; ils se consacrent au petit commerce ou aux offices. Les 80 % restants de la population constituent la plèbe urbaine, composée d’Indiens, de métis et de sangs mêlés – castizos. D’un point de vue ethno-social, la ville aurait compté, en 1793, 137 000 habitants, dont 1,82 % de Blancs (2 500 Européens) et 65 000 créoles (47,45 %), 26 500 métis (19,32 %), 10 000 mulâtres (7,31 %) et 33 000 Indiens (24,1 %)15. La ville est ainsi à moitié blanche, les Indiens ne représentent qu’un individu sur quatre ; les castizos et les Noirs composent le quart restant de la population. Toutefois, ces chiffres sont à manier avec précaution. Nous ne disposons pour l’heure d’aucune étude fiable sur la population de la ville de Mexico au XVIIIe siècle, mais

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seulement d’estimations, qui ne sont pas sans poser de sérieux problèmes méthodologiques16.

8 Au même titre que de nombreuses villes européennes de l’époque moderne, la mortalité est très élevée à Mexico. Elle est due aux épidémies meurtrières du siècle : après le matlazahuatl de 1736-1740, la Nouvelle-Espagne a été touchée par cinq épidémies qui ont décimé la population, surtout celle des villes : la variole, en 1761-1762, la variole, la rougeole et la grippe entre 1779 et 178017. Quelques années plus tard, de 1784 à 1787 environ, une crise de subsistance, caractérisée par de mauvaises récoltes dues à un excédent de pluies, provoque deux années de faim (1785-1786) qui se greffent sur un retour des principales épidémies que l’on qualifie alors de « fièvres ». Jusqu’en 1797-1798, puis en 1813, les « enfermedades » sont à l’origine de véritables coupes démographiques. Le matlazahuatl de 1736 aurait fait 15 000 victimes à Mexico ; entre 1761 et 1813, 50 000 individus disparaissent lors des poussées épidémiques, dont 20 000 dans l’épidémie de 1813. Bien évidemment, ces chiffres bruts n’exposent pas toutes les conséquences de ces épidémies qui frappent à intervalles réguliers. Plus les intervalles sont rapprochés, comme dans la seconde moitié du siècle (en moyenne tous les dix ans à partir de 1761), plus il est difficile pour la population de retrouver son seuil de croissance naturelle.

9 Ce sont donc les migrations qui expliquent la relative stabilité de la population de Mexico entre les années 1710 et 1810. Pour le reste, la ville souffre de l’omniprésence de la maladie et de son lot de cadavres et de moribonds. Cet envahissement de la mort a tellement frappé les contemporains que l’une des dispositions qui apparurent véritablement urgentes et indispensables aux autorités urbaines a été la séparation des vivants et des morts. Il s’agissait de mettre les vivants à l’abri des maux de la Nouvelle- Espagne. Aucune politique, aussi rationnelle soit-elle, ne pouvait trouver de remède à la fatalité des surmortalités d’origine épidémique. On pouvait toutefois prendre certaines résolutions comme maintenir les moribonds à l’écart et enterrer les corps infectés dans les cimetières des hôpitaux aménagés à l’extérieur de la traza urbaine.

10 La ville hispanique de Mexico a été érigée sur l’ancienne capitale aztèque de Tenochtitlan ; pour Hernán Cortés, elle allait devenir la cité idéale du Nouveau Monde. Le 13 août 1521, la capitale moribonde, à moitié décimée par la première épidémie de variole, tombe aux mains de Cortés et de ses alliés. L’histoire de la mort à Mexico est ainsi étroitement liée à l’histoire de la mort du cœur de l’empire, à celle aussi de son souverain. Elle est à l’image d’un monde agonisant que le poète anonyme de Tlatelolco a décrit ainsi, en 1528 : Les vers pullulent sur les murs et sur les places Les cervelles souillent les murs Les eaux sont rouges, comme teintées Et lorsque nous buvons, c’est comme si Nous buvions de l’eau de salpêtre18.

11 La mort de la ville crée un traumatisme profond qu’incarne la figure de la LLorona – Cihuacoatl : elle erre sur la ville, on l’entend gémir et parfois hurler de douleur, à la recherche de ses petits, de la ville, d’une civilisation engloutie par la violence de la conquête. En s’emparant de la ville, les Espagnols avaient fait la preuve de leur puissance et de la supériorité de leur Dieu. Qu’allait-il advenir de tant de cadavres ? Les conquistadores recrutèrent les survivants pour déblayer les corps et laver la ville, afin d’effacer les traces des massacres qu’ils avaient commis avec l’aide de leurs alliés. Qui leur donna une sépulture ? À quel endroit ? Qui allait se charger de leur rendre un culte ? Pour

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les Aztèques, la destination finale après la mort n’était pas du tout un lieu unique. Leur conception de la mort voulait que les dieux s’emparent du corps et l’emportent en leur royaume. Le comportement de l’individu sur terre ne garantissait pas d’obtenir un lieu plus qu’un autre : le Tlalocan recueillait aussi bien les dévots de Tlaloc que les voleurs punis par foudroiement ou par noyade. La mort arrivait donc, selon la belle formule de López Austin, par « la contagion des pouvoirs spécifiques des divinités, plutôt que par une distinction entre la bonne et la mauvaise conduite19 ». Mais la violence de la conquête bouleversa ce schéma religieux car les dieux mexicas avaient perdu la guerre et ceux des vainqueurs avaient décimé le peuple de Cuauhtémoc.

12 La tabula rasa qu’entreprirent de réaliser les religieux fut sans appel : le Templo Mayor et le tzompantli, symbole fort de la mort sacrificielle qui le jouxte, furent mis à terre ; on y construisit la première cathédrale, ouverte sur la vaste Plaza Mayor (Figure 1). La défaite fut prolongée par une vague de baptêmes de masse. L’imposition de la « vraie » foi impliqua, en outre, la substitution du Mictlan, le lieu le plus commun des morts, par le Paradis et l’Enfer. La transplantation avait pour finalité d’éliminer toute suspicion de renaissance idolâtre. En témoigne le procès fait à don Carlos, cacique de Texcoco, en 1539, pour avoir développé une idéologie originale de l’au-delà, dans la veine des formulations du prince Nezahualcoyotl, mort en 1472 (1402-1472)20. Cette condamnation prouve combien les religieux étaient ignorants de la complexité de la religion et en particulier de la théologie de l’au-delà. Les Aztèques différencient en effet le Mictlan, le lieu le plus commun, des autres résidences des morts. Ainsi, Ichan Tonatiuh Ilhuícatl, « le ciel qui est la demeure du soleil », est réservé aux guerriers morts au combat, aux victimes sacrifiées, aux femmes mortes en couches et aux commerçants qui avaient péri lors de leurs expéditions. Le Tlalocan, « lieu de Tlaloc », est un paradis de végétation où reposent ceux qui ont été frappés par la foudre, ainsi que les noyés. Enfin, le Chichihualcuauhco, « lieu de l’arbre nourricier », est le lieu où reposent les enfants morts en bas âge, lieu où les attend une nouvelle vie21.

13 Le défunt arrivait dans un monde où il devait vénérer les divinités : dans la maison du soleil et au Mictlan, le travail des morts durait quatre ans, au terme desquels l’existence individuelle prenait fin. Ce séjour permettait aux hommes de se perpétuer. En effet, au cours de son séjour au royaume des morts, la partie indestructible du corps, le cœur, était polie afin d’en éliminer toute trace d’individualité ; c’est alors qu’il se transformait en semence divine que l’on pouvait employer pour créer un nouvel être humain sur terre.

14 On ne peut pour autant parler de croyance en la réincarnation car sur terre il demeurait les restes mortuaires chargés de la force divine qui avait causé la mort. On conservait les cendres des aïeux dans des boîtes, les crânes des guerriers étaient enterrés aux coins des temples, l’avant-bras ou le doigt d’une femme morte en couches était utilisé à des fins magiques par les sorciers. Certains restes corporels recevaient un culte, d’autres étaient utilisés pour transmettre des pouvoirs, attirer des bénéfices, éloigner ou attirer les maux. Face à la variété des croyances, López Austin propose de classer les cérémonies consacrées à la mort en quatre groupes : tout d’abord le culte des dieux de la mort auteurs du cycle qui perpétue la vie (rôle dans la reproduction agricole), puis le culte des aïeux dans la vénération des restes mortuaires, ensuite le culte rendu aux forces surnaturelles contenues dans les reliques utilisées comme objets sacrés, protecteurs ou générateurs de pouvoirs, enfin le culte des défunts qui incluait en outre le traitement du cadavre pour sa conservation et l’hommage rendu aux restes mortuaires22. Ainsi, le culte des morts se réalise-t-il en grande majorité autour et avec les restes mortuaires. Partant

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de cette matérialité, la vénération des morts emprunte une trajectoire verticale qui relie les hommes sur terre aux dieux, par l’intermédiaire des aïeux et des reliques.

Topographie des lieux des morts

15 La greffe du christianisme s’est matérialisée par la construction d’églises, de couvents- écoles-ateliers, de monastères (l’Église est propriétaire de 47 % de la ville) dont les projets sont à la charge des ordres mendiants (arrivés dès 1524), de la municipalité (cabildo), du vice-roi, le tout chapeauté de Madrid grâce au patronage royal. Le ton est donné d’une Église militante et d’un christianisme des pauvres : il va dominer la Rome hispanique du Nouveau Monde durant tout l’Ancien Régime. Face à la mort, la piété des vecinos de la ville impériale répond à l’abnégation des mendiants. Même si le zèle l’emporte parfois (baroque oblige, tout au moins dans l’expression) et que les funérailles des mieux lotis laissent transparaître le caractère inégal de la société, l’idéal de pauvreté n’est absent d’aucune catégorie sociale et connaît un vif succès. Tous les habitants souhaitent être enterrés au cœur des églises, celle de leur paroisse ou de leur dévotion, dans les chapelles des couvents, et il n’est de « cimetière » propre, en fait de « champ consacré » (camposanto ) que dans le périmètre des hôpitaux (Hospital Real de los Indios). Les cimetières (cementerios ) qui jouxtent les églises (en règle générale ils flanquent leur mur nord) sont très rarement « choisis » à l’heure de tester ; on leur préfère l’intérieur de l’édifice23. Des fouilles menées à Mixquic et dans la cathédrale de Guadalajara dévoilent un ensemble de tombes alignées perpendiculairement à la nef.

16 Afin de permettre à un maximum d’individus d’avoir la possibilité d’être enterrés dans l’enceinte sacrée, les cours antérieures des églises se transforment en atrios-cementerios, cours-cimetières (Figure 2). Ainsi, les sépultures sont perpétuellement foulées par la communauté des vivants. À ce modèle répond la première paroisse mixte (pour Indiens et Espagnols) puis indienne de San José de los Naturales ; elle dispose d’un grand patio24 dont le sol pavé est un cimetière. Pierre de Gand avait obtenu de Charles Quint des indulgences pour tous ceux qui y étaient enterrés ; le franciscain lui-même fut enterré dans la chapelle face au portrait que l’on avait réalisé de lui avant sa mort. Au XVIIIe siècle, les autorités urbaines ont opté pour une individualisation des deux espaces : atrio et cementerio furent séparés par un mur de séparation comme l’atteste le plan de l’église de la Soledad, construite en 1780 (Figure 2).

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Figure 2 – Paroisse de Santa Cruz y Soledad de Mexico, construite en 1780

La cour de l’église est pavée ; elle est fermée sur trois côtés par un mur. Deux portes latérales facilitent l’accès des fidèles. Le mur antérieur, rehaussé de colonnes, indique l’entrée dans le cimetière. Ministerio de la Cultura, Archivo General de Indias [Séville], Mapas y Planos, México, 362 [46 cm x 63 cm].

17 Si les élections de sépultures se portent sur les églises paroissiales ou les couvents c’est que chaque église est littéralement propriétaire de ses morts et reçoit à ce titre des aumônes. La permanence des préférences en matière d’élection de sépulture révèle la réussite de la greffe chrétienne par l’adoption d’un Mictlan Tlalocan universel. La première cathédrale de Mexico fut également utilisée pour des sépultures, toutefois la crypte ainsi que l’autel étaient réservés aux évêques et archevêques de Mexico. La nouvelle cathédrale, dont les travaux débutèrent en 1626, fut dotée d’un cimetière mais celui-ci fut rapidement encerclé par des boutiques puis des maisons qui en obstruaient l’accès. Les boutiques furent détruites et le cimetière entouré par un mur de protection25.

18 La plupart des églises de la capitale renaissante sont des fondations franciscaines ou dominicaines. Saint François a exercé une grande influence spirituelle dès le XVIe siècle. Ainsi, de nombreux moribonds ont souhaité revêtir l’habit de saint François car il avait reçu des indulgences de plusieurs papes. Depuis Nicolas IV, le saint jouissait d’une grande popularité : on le considérait comme le « second Christ incarné ». Il est également doté de facultés d’intercesseur pour les âmes du Purgatoire ; enfin, la dévotion à l’Immaculée Conception est liée à l’ordre des franciscains. Saint François est également apprécié pour son humilité, qualité à laquelle tous veulent s’identifier au seuil de la mort. Ainsi, riches et pauvres requièrent une messe de requiem avec diacre, sous-diacre, prévoient des offrandes de pain, de vin, de cire. À la fin du XVIIIe siècle, la noblesse de Mexico choisit à cinquante pour cent le monastère de saint François. Du reste, la plupart des chapelles érigées autour de l’atrium sont des fondations de particuliers et de confréries 26. Le

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marquis de Santiago Calimaya possède même un sépulcre familial dans la sacristie dont la famille est patronne.

19 Le second choix des testateurs se porte sur le couvent de Santo Domingo car la dévotion du Rosaire est liée à cet ordre. La noblesse y possède des sépulcres, tels le septième comte de Santiago Calimaya et les comtes de Medina y Torres qui ont élu sépulture dans la chapelle du Rosaire. L’autel principal de l’église de Santo Domingo n’est cependant pas réservé aux religieux ; à l’instar de la cathédrale de Mexico, les sépultures rendent compte de la hiérarchie mortuaire établie dans la ville au premier siècle de l’administration coloniale. Le vice-roi Luis de Velasco I (1550-1564) a été enterré sous les marches de l’autel principal (Figure 3). À gauche de l’autel, côté nord, se trouve la chapelle de Diego de Ibarra27, trésorier du roi, et à droite, côté sud, celle de don Luis de Castilla, parent de Cortés, second personnage de la ville, qui a dirigé la procession lors des funérailles royales de Charles Quint le 30 novembre 155928. Les marches de l’autel ouvrent sur le « chœur principal » qui fait fonction de chapelle, capilla mayor. Sur le flanc nord (gauche) de la chapelle se trouvent plusieurs sépultures : à l’est, soit du côté de l’autel, celles d’Angel de Villasañe, dont il est précisé qu’elle n’a ni pierre tombale ni indication d’aucune sorte29, et de Luis Suárez de Peralta30 et à l’ouest celle de Manuel de Villegas, « signalée par une petite niche creusée dans le mur31 ». Le flanc sud (droit) de la capilla mayor quant à lui est réservé aux enterrements de la nation « biscaïenne » (Bilbao) et « montagnarde » (région de Santander, Golfe de Gascogne)32, soit toute la région située au nord-ouest de l’Espagne. Au-delà du chœur, le sol de l’église était divisé en lots rectangulaires, perpendiculaires à la nef ; chacun correspondait à une dalle sous laquelle on enterrait les cadavres des membres d’une famille qui avait acheté un emplacement au sein de l’église. Après la décomposition du cadavre, les squelettes étaient transférés dans l’ossuaire, situé en règle générale à l’entrée de l’église, du côté nord.

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Figure 3 – Église de Santo Domingo de Mexico, 8 juin 1590

Plan et vue intérieure de la chapelle principale. Les enterrements signalés sont les suivants : sous l’autel, l’enterrement du vice-roi don Luis de Velasco ; à gauche des marches de l’autel, la chapelle de Diego de Ibarra puis celle de don Luis de Castilla. Dans la partie gauche de la croisée devant un autel, est signalé l’enterrement d’Angel de Villasañe puis une niche creusée dans le mur indique la sépulture de Luis Suárez de Peralta. Enfin, une niche dans le mur signale la sépulture de Manuel de Villegas. Dans la partie droite de la croisée sont indiqués les enterrements de la « nación vizcayna y montañesa ». « Le texte explique que dans cette chapelle collatérale ou bras du transept il n’y a ni armes ni plaque ni signalisation particulière. » Ministerio de la Cultura, Archivo General de Indias [Séville], Mapas y Planos, México, 562.

20 À Mexico, sauf dans des circonstances exceptionnelles comme les années de surmortalité d’origine épidémique, les mourants n’ont jamais manifesté le souhait de quitter la ville ; ils avaient trop besoin de leurs églises et de leurs images pour les protéger et de leurs familles pour les vénérer. On assurait le salut de l’âme en conservant les restes mortuaires le plus près possible du lieu où se réalisait chaque jour le sacrement de l’eucharistie. Les péninsulaires, fussent-ils Andalous, Castillans, Biscaïens ou Montañeses (Figure 3), n’ont guère exprimé la volonté de faire rapatrier leur corps. C’est dire combien cette Église des Indes, dont on pouvait regretter le déficit de sainteté, n’avait rien à envier à celle de la mère patrie : elle assurait à ses membres, aussi bien aux Américains qu’aux américanisés, le repos éternel en terre consacrée. Ainsi, de 1700 à 1750, les Andalous de Zacatecas n’expriment jamais le vœu de se faire rapatrier en Espagne ; ils souhaitent être enterrés sur place, plutôt dans leurs églises paroissiales et dans les couvents de saint Dominique et saint François. La cérémonie comporte la plupart du temps une messe de cuerpo presente: le cadavre est placé sur un catafalque, au centre du transept, les pieds tournés vers le tabernacle, entouré de quatre cierges aux angles : ainsi le corps participe une dernière fois à l’eucharistie avant d’être inhumé33.

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21 Les testaments des Cordouans disséminés dans toute l’Amérique espagnole expriment un sentiment religieux où affects péninsulaires et affects indigènes s’entremêlent. Dans leur terre d’origine, les Cordouans font des dons aux pauvres et patronnent des œuvres sociales, à l’instar du riche marchand Pedro de Requema, qui finance les religieuses de la confrérie de la Concepción chargées de marier les jeunes orphelines. Dans leur patrie, du Guatemala jusqu’à la province de Copacabana, les Cordouans vénèrent la Vierge de Copacabana. En raison de leur fort enracinement aux Indes, ils choisissent les couvents34, les ordres religieux et les églises comme lieux de sépulture. Pour le XVIIIe siècle, García Abasolo remarque la même propension cordouanne à revêtir l’habit de saint François, symbole du détachement des biens matériels. L’inclination pour la spiritualité franciscaine serait le miroir d’une conception très cordouanne de comprendre la vie, de « rejeter l’autoritarisme et le centralisme ». L’autre aspect de la spiritualité cordouanne est son corporatisme : l’intensité de la vie associative des confréries religieuses groupées derrière le culte de l’Immaculée Conception (dans le sillage des franciscains) et du Rosaire (sur la voie dominicaine) aurait permis d’élever un rempart contre l’isolement géographique35.

Célébrer la mort du roi et du vice-roi

22 Les caractères évoqués jusqu’ici donnent à penser que le Mexique ne se différencie guère de l’Espagne, et en particulier de l’Andalousie, où les sépultures sont ouvertes essentiellement dans les églises jusqu’au début du XIXe siècle. Les fouilles archéologiques qui se réalisent actuellement dans l’église du Salvador à Séville livrent une quantité incroyable d’enterrements, primaires, secondaires, et d’ossuaires36 ; on sait de la cathédrale de Tolède qu’elle est un vaste cimetière. Pourtant, Mexico diffère des villes de Castille car elle est, avant Madrid, capital y corte ; à ce titre elle rend hommage aux rois et reines défunts et organise des funérailles royales. Ainsi, le monument funéraire de Charles Quint fut érigé en 1559 dans l’atrium de San Francisco et la chapelle de San José de los Naturales de ce même couvent37 ; vingt jours avant les obsèques, le vice-roi déclara le deuil puis tous les monastères firent sonner le glas par alternance. C’est également la ville qui organise le service funèbre pour son vice-roi. Sur les 63 vice-rois qu’a eus la Nouvelle-Espagne, quatorze sont enterrés à Mexico, dont Luis de Velasco ; le « père de la patrie », décédé le 31 juillet 1564, a été enseveli sous l’autel principal de Santo Domingo (Figure 3). Le cadavre du vice-roi était porté par quatre évêques ; ce chiffre est porté à huit au XVIIIe siècle38. Fait significatif, les réformateurs Matías et Bernardo de Galvez, ainsi que Bucareli, fervents défenseurs de la modernité, sont enterrés en dehors du tracé urbain39. Pourtant, si les sépultures des premiers semblent être parfaitement en harmonie avec les idées hygiénistes qu’ils prônaient, Bucareli donne l’impression de s’être réellement créolisé. Tout d’abord, il porta son choix sur la collégiale de la Vierge de Guadalupe. Dans son testament, le vice-roi précisa qu’il choisissait, « pour lieu de sa sépulture, l’endroit le plus proche de la porte [de la collégiale de Guadalupe], par où j’entrais et d’où je priais et je recommande mon âme à cette image si sacrée, que j’ai vénérée et que je vénère40 ». Ensuite, ce personnage des Lumières restait fortement attaché à la tradition baroque des ordres. Au seuil de la mort, complètement exténué par la pleurésie qui l’assaillait, raillant l’avis des médecins qui l’entouraient, il réalisa l’exploit de descendre de son lit pour s’allonger sur une natte, afin de mourir comme un « humble

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religieux41 ». C’est ainsi qu’il déposa son âme entre les mains de Dieu, offrant par ce geste une place importance à la commandatio animae.

23 La mort du vice-roi était consignée dans un acte enregistré devant l’Audience. La vacance du poste était annoncée par cent tintements de cloches dans la cathédrale, auxquelles répondaient les autres cloches de la ville ; au même instant, on tirait trois coups de canon puis un autre toutes les demi-heures. On répétait le tir dès le lendemain à quatre heures du matin, puis toutes les demi-heures, jusqu’à ce que le corps soit enterré. Les contemporains ont décrit les funérailles du vice-roi par le menu. Le corps du vice-roi était généralement embaumé ; on le revêtait de son uniforme avec les insignes de son rang42. Le cadavre était placé dans un beau cercueil au milieu d’une pièce transformée en chapelle ardente. Le corps du vice-roi était conduit au monastère de Santo Domingo dans la salle De Profundis, dont les murs et le sol étaient recouverts de tissus noirs ; le monument funéraire (construit pour la circonstance) était ensuite placé face au corps et entouré de grands cierges de cire ; des autels érigés dans la salle permettaient de dire des messes43. Celles-ci étaient célébrées par les membres du cabildo, les curés des paroisses et les communautés religieuses. Quatre pages ainsi que deux chapelains et des religieux des ordres de saint François, saint Dominique et saint Augustin, veillaient le mort. Souvent, pour respecter les volontés ultimes du défunt, sa langue, son cœur et ses yeux étaient répartis dans diverses églises afin d’y être conservés. L’enterrement avait lieu trois jours après ; un corps d’artillerie suivi par une compagnie de grenadiers ouvraient le cortège ; ce dernier se refermait sur la milice urbaine et une compagnie de Dragons, les deux extrémités de la procession unissant les forces de la Couronne (corte) à celles du cabildo de la municipalité (capital y cabeza). Tous les villages y assistaient ainsi que les ordres religieux, les tiers ordres, les croix paroissiales, le clergé, les congrégations, la curie ecclésiastique, les confréries religieuses, les chapelains du chœur, les curés, le cabildo de la ville, suivi du cortège des docteurs de l’université, de la haute noblesse, du tribunal des comptes et des membres de l’Audience.

24 La noblesse de Mexico s’est largement inspirée de ce modèle processionnel pour mettre en scène ses adieux à la ville. Dans le livre qu’elle a consacré à ce thème, Verónica Zárate Toscano montre bien que la ville de Mexico demeure largement baroque. Même dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, 65 % des membres de la noblesse titrée souhaitent être ensevelis dans l’habit de saint François44. Les processions retiennent davantage l’attention. En effet, après la veillée nocturne au domicile du défunt, le mort est sorti dans l’espace public de la rue. Le cadavre, placé sur des planches de bois couvertes de tissu, est transporté du domicile jusqu’à l’église, au chant du De profundis ; le glas ne cesse que lorsque le corps est enseveli. Les processions étaient plus ou moins ostentatoires. S’agissant de la noblesse, la cire ne manquait jamais, la profusion de cierges étant nécessaire à la résurrection des justes. Selon le rang des nobles, les processions pouvaient regrouper une centaine de confrères issus des congrégations et des hermandades, ainsi que les religieux franciscains et augustins, les collèges, les communautés religieuses, les quartiers indigènes, l’Audience et autres tribunaux, parfois même l’archevêque et la garde du vice-roi. Les cortèges funéraires pouvaient paralyser véritablement une partie de la ville. Ainsi, le parcours entre le palais du vice-roi et San Cosme se déroulait entre sept heures et dix heures trente du matin, la distance parcourue étant de trois kilomètres. La reconstruction hypothétique des parcours de quelques cortèges funèbres révèle la volonté des nobles d’être portés en procession à travers la ville afin que celle-ci leur rende un dernier hommage. La route la plus compliquée est celle du cortège funèbre de la

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marquise de Salvatierra dont le corps fut porté, le 29 janvier 1783, de son domicile à l’église Saint-Augustin (au sud de la ville) puis à la collégiale de la Guadalupe, en dehors de la ville, au nord45.

Les Ilustrados et la mort

25 Mais la mort à Mexico n’est pas de toute noblesse vêtue, loin de là. La ville revêt une « éblouissante robe » de cimetières, ceux des églises mais aussi ceux des hôpitaux. En 1736, l’année où le matlazahuatl s’abat sur la ville, toutes les églises46, même la cathédrale, se saturent de sépultures ; les six hôpitaux47 de la ville n’ayant plus de place à offrir dans leurs cimetières, la ville ouvre des camposantos dans la ville et en périphérie 48. La municipalité accueille les déshérités à l’instar de l’Hôpital royal des Indiens recueillant les plus démunis. Cette fondation royale, créée en 1556, a pour mission de secourir les Indiens de Nouvelle-Espagne ; ils viennent de tout le royaume pour y être soignés et, dans de nombreux cas, ils y meurent. L’hôpital possède son propre cimetière. Il est construit à l’ouest de l’hôpital, sur un terrain où a été fondée l’église de saint Nicolas où se rendent les Indiens pour prier (Figure 4). En 1762, alors que l’épidémie de typhus exanthématique est prolongée par des varioles, le cimetière de l’hôpital se sature ; aussi, l’aire consacrée aux sépultures est-elle considérablement agrandie (Figure 5)49. Une galerie en bois est même construite dans le cimetière lui-même afin de recevoir un total de 8 361 malades et moribonds50. Les familles des défunts ont un accès direct au cimetière par la rue qui longe l’hôpital ; ils se rendent dans la petite chapelle (construite près du canal) pour prier et déposer leurs offrandes. La croix élevée au centre du campo santo exprime le caractère sacré de l’endroit. Durant la fête des morts, ce lieu est fréquenté par des milliers d’Indiens qui y ont des proches. Les Ilustrados, en particulier Hipólito de Villaroel, voyaient d’un très mauvais œil ce qu’ils jugeaient être des abus commis durant les célébrations religieuses et, en particulier, lors de la fête des morts. Le jour et la nuit du 2 novembre, constate Villaroel, sous le portique des marchands, Portal de Mercaderes, là où l’on place des offrandes aux morts, une multitude se rassemble, se frotte, se tripote51 ; on s’offre des figures de curés, de clercs et autres personnages faits en pâte de maïs et en sucre52. Toutes ces fêtes sont autant d’occasions de désordres et de chaos, et pas seulement celles des quartiers populaires ou bien celles qui sont spécifiques des Indiens. Ce chaos est un goût partagé par toute la population.

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Figure 4 – Église de l’Hôpital Royal des Indiens en 1744

Plan dressé en 1744 lorsque l’Audience discuta la possibilité de restaurer l’église ou bien de la détruire. Le vice-roi renonça à sa destruction car cette église servait « à dire des messes et des suffrages pour les âmes des Indiens défunts ». Ce dossier est dans AGI, México, 779. Sur ce plan, l’accès au cimetière est signalé du côté sud ; on lit sementerio. Ministerio de la Cultura, Archivo General de Indias [Séville], Mapas y Planos, México, 150. [47 x 37 cm].

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Figure 5 – Hôpital royal des Indiens. Plan du rez-de-chaussée dressé le 16 octobre 1764 par un dénommé Rodríguez pour le compte du vice-roi marquis de Croix

Ministerio de la Cultura, Archivo General de Indias [Séville], Mapas y Planos, México, 225 A [42 x 32 cm].

26 La fête des morts se tenait dans le cimetière de l’hôpital royal des Indiens ; hommes, femmes et enfants venaient partager leurs offrandes avec leurs morts. Aux abords du cimetière, en particulier dans la rue Victoria qui donne accès au cimetière, ils installaient des petits débits de boisson et de nourriture, mettant ainsi en évidence la relation complexe que gardaient la vie et la mort dans les croyances des Indiens, des sangs mêlés, des métis et des pauvres. Les Ilustrados étaient horrifiés par la promiscuité affichée entre vivants et morts, par ces morts que l’on forçait à boire, car ces hommes étaient dépourvus de rites qui leur auraient permis d’affronter la réalité de la mort, voire d’oublier son existence. Ils décrivent la fête des morts comme propice à la débauche et aux beuveries. Le scandale fut tel que le 1er octobre 1766 la salle du crime de l’Audience de Mexico interdit l’accès au cimetière et rappela qu’il n’était pas permis de vendre des boissons alcoolisées après neuf heures du soir53. Les fêtes des morts durent quitter la ville. Dans le cimetière de l’hôpital, des mesures bien plus drastiques furent prises : l’accès en fut interdit dès 1773, alors que tous les Indiens de Nouvelle-Espagne avaient au moins un parent qui y était enterré54. Cette mesure fut d’une « violence inouïe55 » dans cette décennie où la mortalité d’origine épidémique fut considérable. Pour signifier leur mécontentement, des milliers de familles, séparées de leurs morts, cessèrent de verser l’aumône à l’hôpital puis, en 1777, une pétition réclama l’ouverture du cimetière pour le jour des morts. Malgré tout, en 1779, le vice-roi Bucareli répondit que les « beuveries et indécences » avaient lieu jusque dans le cimetière et qu’il était préférable que les Indiens prient leurs morts dans l’église de l’hôpital. Ainsi, la conception religieuse abstraite des Ilustrados parvint à imposer une orthodoxie en matière de rituels mortuaires. En séparant

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les morts des vivants ils étaient convaincus d’avoir mis « de l’ordre » dans le chaos urbain et d’avoir prouvé que leur foi rationnelle avait enrayé les pratiques hétérodoxes dues à la crédulité du peuple. Le comte de Revillagigedo, vice-roi de 1789 à 1794, apparaît comme le principal artisan du nouveau visage de la ville. Il réussit à éliminer les « comédies de géants et de Tarasques lors du Corpus » ainsi que les « représentations irrespectueuses de la Passion » durant la semaine sainte, décrites comme de véritables « mascarades d’ivrognes déguisés en prostituées avec des habits de Madeleines ». Un plan de la ville de Mexico, dressé en 1788, indique les croix dites Cruz de los Tontos (Croix des Sots) et Cruz de la Cachaza (Croix du Flegme). Situées en face du palais du vice-roi, elles servaient encore de lieu où l’on déposait les cadavres des pauvres pour demander des aumônes et pouvoir les enterrer56. Nul doute que ce spectacle disparut sous Revillagigedo. Son « infatigable gouvernement » obligea la plèbe à se comporter décemment, « à s’habiller, car leur nudité était un opprobre de honte pour la capitale de Nouvelle-Espagne57 ».

Éloigner les morts du monde des vivants

27 Pourquoi les descriptions de la ville livrent-elles un tel spectacle de dérèglements, de turbulences ? Est-ce que, loin de la mère patrie, les « mœurs se corrompent » ? Ou bien est-ce plutôt le gouvernement qui resserre son contrôle, l’État qui n’accepte plus le laisser-aller ? Sous la contrainte et la pression des politiques hygiénistes tardives, sous les règnes de Charles III (1759-1788) et surtout de Charles IV (1788-1808), on a commencé à associer la mort à la pourriture, à la saleté, à la contamination, à la propagation des maladies, et à véritablement penser à dissocier les vivants des morts. Jusque là, la notion de pourriture, de contagion, tenait davantage aux pestilencias ; on prenait soin d’éloigner du sein de la ville les corps contaminés comme l’indique par exemple, la création de l’hôpital des lazaristes à l’est de la ville. Il faut pourtant relativiser ce phénomène car l’éloignement des vivants atteints par la contagion n’implique pas l’exclusion de leurs dépouilles. Ainsi, en 1736 on enterre les cadavres atteints du matlazahuatl dans des « champs consacrés » en partie dans la ville, comme celui de San Antonio Abad. Un autre exemple est celui du cimetière de Santa Paula, créé pour enterrer les défunts de l’hôpital San Andrés. Il s’agit là du premier cimetière véritablement extra-urbain. Fondé en 1784 par l’archevêque de Mexico don Alonso Nuñez de Haro, puis consacré en 1786, il fut déclaré « cimetière général » sous le nom de Santa Paula le 19 novembre 1836 ; il est alors possible d’y enterrer tout individu originaire de la république mexicaine (Figure 6). Ainsi, en matière de cimetière, le nouvel État a mené à terme le projet hygiéniste des Ilustrados tels Gaspar de Jovellanos, Benito Bails ou Miguel de Azero y Aldovera, qui n’hésitaient pas à s’attaquer à la « mauvaise et préjudiciable » coutume de s’asseoir à l’intérieur de l’église sur les restes putrides de tous les fidèles défunts58.

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Figure 6 – Intérieur du cimetière de Santa Paula, aujourd’hui disparu

Gravure publiée dans Luis González Obregón, México viejo, México, Editorial Patria, 1945, p. 524.

28 Mais l’exterritorialisation des cadavres ne régla pas pour autant les nuisances et les risques de contagion. En 1821, la junte municipale sanitaire proposa d’ouvrir un nouveau cimetière à Santa María la Redonda, au nord-ouest de la ville parce que le quartier était pratiquement désert et situé à l’extérieur de la traza59. Ce cimetière devait être réservé à l’enterrement des cadavres issus des hôpitaux de San Juan de Dios et de San Hipólito (plus à l’ouest). Mais les pères des hôpitaux refusèrent de transporter les cadavres et expliquèrent qu’ils enterraient leurs morts dans les fossés qu’ils avaient creusés autour de l’hôpital. La question de la sacralisation de la terre des défunts se trouve au centre de cette querelle ; pour les religieux, la sacralisation tient au lien étroit établi entre l’église de l’hôpital et le lieu de l’inhumation. Les morts appartenant à l’hôpital, leurs cadavres doivent rejoindre la communauté collective et anonyme de cet espace sacralisé. Le second argument des religieux tient aux « émoluments des enterrements ». Sur chaque enterrement à 14 réaux, les religieux en reversaient huit (soit un peso) à l’hôpital et conservaient le reste pour les fossoyeurs et pour eux-mêmes. Ces revenus semblent avoir contribué au fonctionnement de l’hôpital.

29 Les politiques hygiénistes avaient eu bien du mal à se faire entendre. Les cadavres hantaient certains fonctionnaires royaux, tel le vice-roi Felix Berenguer de Marquina qui, en 1802, essaya de trouver des solutions au transfert et au « recyclage » des terres sépulcrales évacuées de l’église métropolitaine du Sagrario puis transportées jusqu’au cimetière de San Lázaro60. Selon une pratique ancienne, attestée au Moyen Âge, on labourait la « terre cimitériale » et on procédait à des remuements d’ossements périodiques. Ces procédures rituelles avaient pour finalité de former une ancestralité, c’est-à-dire de faire entrer les défunts dans le monde des ancêtres61. Au Sagrario de la cathédrale de Mexico, il s’agissait d’extraire la terre cimitériale pour aplanir le terrain avant de paver le sol. La terre devait être transportée jusqu’au cimetière de San Lázaro, en terre consacrée. Le vice-roi regrettait que le transfert se fît sans escorte, car des

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fragments de cadavres étaient emportés dans les monticules de terres, à travers la ville, sous le regard effaré des juges de la ville qui redoutaient que « l’inhalation de tant d’exhalations putrides » ne finisse par infecter la ville tout entière. Berenguer de Marquina en fit part au roi ; dans sa lettre, il insiste pour que l’on cesse d’extraire de la terre à l’emplacement des sépultures et en particulier dans les cours-cimetières62. Les autorités de la ville craignaient que la peste ne s’abatte sur la ville ; les représentants du Sagrario pour leur part expliquaient que le sol du bâtiment ne pouvait être refait à neuf que si la terre putride en était extraite. On fit alors pour le mieux, tentant de séparer la terre des ossements et transportant le tout, dans des sacs fermés, jusqu’à San Lázaro63. Toutefois, la Junte de police de la ville fut tenue de surveiller les voitures qui transportaient la terre jusqu’au lieu où la terre était déposée. Le rapport de la police fait état « de monticules de terre mélangés à des fragments de sépultures, des morceaux d’étoffes, de bois, des cheveux et des crânes, des tibias et autres os humains64… » Sur place, à San Lázaro, les consignes de séparation des ossements et de la terre n’étaient pas respectées. La présence d’un régiment de la Couronne ne semblait guère perturber les habitudes : la terre de sépulture était déchargée pêle-mêle dans des fosses creusées en toute hâte derrière l’hôpital. La surveillance de la police dura plusieurs jours : au cours de leur enquête, ils rencontrèrent un jeune homme qui leur signala un endroit du terrain où l’on voyait des chevelures entières ressortir, puis des Indiens qui venaient à San Lázaro pour prendre de la terre dont ils « fabriquaient de la poudre65 ». En somme, toute la terre extraite du Sagrario était apportée à San Lázaro dans un terrain vague et n’était pas triée, si bien que les restes humains ne bénéficiaient pas d’une seconde sépulture dans le cimetière de l’hôpital, ainsi que le vice-roi l’avait souhaité. Le rapport de police insiste sur le problème du transfert des restes jusqu’à l’hôpital et associe les « miasmes » qui émanent des cadavres aux infections d’origine épidémique66. La lecture des rapports ne laisse aucun doute sur le but recherché par les autorités du royaume : les cadavres doivent être éloignés car ils sont la personnification de la peste, l’ennemie de la prospérité urbaine.

30 Les mouvements insurrectionnels de l’indépendance stoppèrent les efforts de la municipalité dans ce domaine mais en 1821, sous le gouvernement du dernier vice-roi de Ferdinand VII, Juan O’Donojú, une circulaire parvint à toutes les paroisses de la ville. Elle déterminait « la manière d’enterrer les cadavres67 ». Les sépultures devaient être creusées sur le champ, pour éviter la peste, « la putréfaction des cadavres contaminant tout à l’entour68 ». Des rumeurs accusaient les curés de laisser des cadavres sans sépulture pendant des jours, au cimetière de San Lázaro. Le vicaire général de l’archevêché somma les prêtres d’appliquer la circulaire sur le champ. Pour toute défense, les religieux expliquèrent que le cimetière était saturé, car on enterrait les cadavres par empilement. Ils regrettaient « le manque de place », évoquant ainsi les enterrements superficiels qui laissaient affleurer une partie des cadavres, ainsi que des causes topographiques « le terrain qui se gorge d’eau et qui empêche de creuser des sépultures profondes69 ». Ils en profitèrent pour fustiger la politique de la ville qui ne respectait pas les ordres royaux ni les dispositions ecclésiastiques en matière de sépulture, et laissaient enterrer les fidèles défunts tels de « vils esclaves des Romains », tout comme les Indiens, à l’extérieur des murs de la ville70. Des cochons venaient manger les morts, déclaraient-ils. Le mal en revenait à « ce champ profane, que l’on appelle cimetière ». La querelle pour la communauté des morts était loin d’être terminée. Aux yeux du bas clergé, les soubresauts de l’Indépendance avaient ravivé le spectre de la Rome païenne. La ville abandonnait ses morts au champ profane, perdait la raison à vouloir se construire en vilipendant ses

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ancêtres. Ces déclarations manifestent les espoirs du clergé de sauver la capitale d’un royaume moribond.

31 Il ne fait aucun doute que l’archaïsme des rituels mortuaires se prolonge au-delà même de la guerre d’Indépendance, tant l’Église était parvenue à contrôler les pratiques funéraires 71 et à imposer le processus de collectivisation des morts, créant ainsi l’ancestralité de l’Église de Nouvelle-Espagne. La première église militante était parvenue à créer une mort idéalisée, exprimée à travers les Vanités, le mépris des choses terrestres et l’assurance d’obtenir les aeterna. Elle accentuait le caractère morbide de la mort, allant jusqu’à recourir à l’obscénité, la mort ne se contentant plus de venir bousculer le vivant comme dans les danses macabres, mais cherchant à avoir des relations sexuelles avec lui pour hâter le processus de décomposition. Le XVIIe siècle baroque va exalter la thématique des cadavres. Putréfaction, pourriture et vers, réalité abjecte de la mort, tout ce qui contribue à aider l’homme à se détacher de la vie va connaître son point culminant, aussi bien dans les catéchismes, les sermons que dans la peinture. Il faut avoir présents à l’esprit les deux tableaux que Valdés Leal réalisa vers 1671, Hiéroglyphe du temps et Hiéroglyphe de la Mort, en réponse à la commande des frères de la charité de Séville pour décorer l’église de leur hôpital72. Ces œuvres sont conçues par associations symboliques dans un dessein de pédagogie visuelle ; elles constituent un « sermon iconographique » où le spectateur comprend que le salut de son âme dépend de sa charité personnelle. Le macabre est ici instrumentalisé dans une perspective de conversion et de méditation73.

32 Cette disposition d’esprit, cette relation que les individus tissent avec la mort, persiste au XVIIIe siècle : en 1794, les processions de Semaine Sainte à Mexico continuent d’inclure un Paso de la Muerte, allégorie sculptée de la mort, portée à dos d’homme. Le clergé et les créoles y trouvent leur compte, alors que le haut clergé cherche à enrayer le culte, excessif, des saints et celui du triomphe de la mort. Gagné aux idées des Lumières, le haut clergé va tenter de déconstruire l’idéal franciscain du renoncement ainsi que la pratique de l’ouverture de sépultures dans les églises. Du reste, ce n’est pas un hasard si la sécularisation des paroisses s’accélère dans les années 1750. Les fidèles serviteurs du despotisme éclairé, épaulés par les autorités municipales, cherchent à mettre de l’ordre, à « policer la ville74 », à faire de Mexico la vitrine de l’Espagne en prenant pour modèle Madrid, pour la propreté, Paris, pour le tracé des rues, et Londres, pour les interdictions de s’enivrer avant d’avoir déjeuné. Ensemble, ils vont tenter d’éliminer les bigarrures et obtenir une ville bien réglée, propre, une ville des Lumières. Ce faisant, ils vont dicter une série de normes en matière d’orthodoxie urbaine ; leurs discours et leurs écrits cherchent à convaincre leurs ouailles du bien-fondé de séparer le vêtu du nu, le pur de l’impur, le propre du sale, les bonnes odeurs, celles des vivants, des mauvaises, celles des morts. Pour donner davantage de force aux propos rationalistes des Ilustrados, les médecins vont multiplier les discours et les ouvrages sur les questions de santé publique, insistant sur les risques de contagion causés par la proximité des cadavres dans les églises et sur la nécessité de construire des cimetières publics soumis au contrôle des autorités urbaines.

33 En somme, à la fin du XVIIIe siècle, sous l’effet conjugué de la volonté royale et des autorités en place, on chercha à séparer la vie de la mort, en reléguant les cimetières à l’extérieur du tracé urbain. Pour y parvenir, une voie intermédiaire, appliquée essentiellement en période de fortes épidémies, a été choisie : celle de la séparation des

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« bons » morts d’avec les pestiférés dont les cadavres demeuraient près des hôpitaux où ils avaient été soignés. La crainte des contemporains tenait au risque de contagion qui pouvait survenir dans les lieux où les cadavres étaient ensevelis, sous les dalles des églises, à quelques centimètres des vivants, dans les cours des églises, à la fois salles de catéchismes et cimetières. Mais les attitudes traditionnelles, archaïques et baroques face à la mort ont survécu à la politique hygiéniste parce que les vecinos de Mexico n’entendaient pas se séparer si brutalement des leurs. En favorisant le rapprochement entre les activités des vivants et la mémoire des morts, l’Église avait en effet réussi à imprimer dans les consciences une image des morts de la ville, celle de la communauté des ancêtres identifiée à la communauté des croyants, articulant de fait l’essentiel des pratiques sociales avec le sacré. Les Lumières ont sans doute vaincu les utopies des ordres mendiants mais elles ont surtout permis aux forgeurs de la future république mexicaine de réaliser une véritable mutation idéologique et symbolique en faisant du culte civique le fondement de la vénération des héros de la nation, tout comme les religieux avaient fait du culte de morts l’une des pierres angulaires de leur combat pour une Église mexicaine.

NOTES DE FIN

1. Pâte de maïs (mélangée à de la viande ou du piment) roulée dans une feuille de maïs séchée. La forme du tamal est celle d’un épi de maïs ; il est cuit à la vapeur. 2. Du mole le plus souvent. 3. Brioche sucrée appelée pan de muerto. 4. Il s’agit de la levantada de la ofrenda. 5. ARIÈS, Philippe, L’Homme devant la mort, Paris, Seuil, 1977. 6. Sous les Romains, les morts avaient été expulsés des villes ; on les enterrait à l’extérieur des murs, aux carrefours des chemins. Cette coutume s’est prolongée jusqu’au VIIe siècle. 7. VOVELLE, Michel, Mourir autrefois, attitudes collectives devant la mort aux XVIIe et XVIIIe siècles , Paris, Éditions Gallimard/Julliard, 1974 ; Piété baroque et déchristianisation en Provence au XVIIIe siècle, Paris, Seuil, 1978 ; La Mort et L’Occident de 1300 à nos jours,Paris, Gallimard, 1983. LEBRUN, François, Les Hommes et la mort en Anjou aux XVIIe et XVIIIe siècles, Paris, Mouton, 1971 ; CHAUNU, Pierre, La Mort à Paris, XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles, Paris, Fayard, 1978. 8. Voir par exemple LORENZO PINAR, Francisco Javier, Muerte y ritual en la edad moderna, El caso de Zamora (1500-1800), Salamanque, Universidad de Salamanca, Colección Estudios Históricos y Geográficos 80, 1991, p. 13-17. 9. GARCÍA FERNÁNDEZ, Máximo, Los Castellanos y la muerte. Religiosidad y comportamientos colectivos en el Antiguo Régimen, Madrid, Junta de Castilla y León, 1996. 10. THOMAS, Louis Vincent, Rites de mort. Pour la paix des vivants, Paris, Fayard, 1986. 11. Les lois Juárez de 1859 mettent un terme aux enterrements intra-muros. 12. HARDOY, Jorge, Pre-Columbian Cities, Londres, 1973, p. 160 ; il propose 165 000 habitants et Jacques Soustelle avance le chiffre 560 000 à 700 000 âmes pour l’agglomération

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Tenochtitlan-Tlatelolco, soit plus d’un million d’êtres humains avec les « banlieues prospères » : SOUSTELLE, Jacques, Les Aztèques à la veille de la conquête espagnole, Paris, Hachette, coll. « Pluriel », 2002 (1re éd. 1955), p. 34. 13. Le recensement du vice-roi Revillagigedo en 1794 enregistre 112 926 habitants dans la capitale ; Humboldt pour sa part estime qu’en 1790 Mexico comptait probablement 135 000 habitants (en incluant les vagabonds) cf. HUMBOLDT, Alejandro de, Ensayo político sobre el reino de la Nueva España, México, Editorial Porrúa, 2004, p. 38. 14. Dans les archives de la cathédrale de Mexico, qu’ils ont à charge de répertorier et de classer, les historiens Oscar Mazín et Esteban Sánchez de Tagle viennent de retrouver des recensements couvrant les années de 1672 à 1826. Certains sont extrêmement complets et recensent la population de la traza maison par maison. Ces documents seront publiés prochainement. 15. HUMBOLDT, Alejandro de, Ensayo político…, op. cit., p. 129. 16. Les documents dont il est fait état dans la note 14 devraient permettre une approche réellement scientifique des causes de la stabilité, statistique, du nombre d’habitants de la ville au cours du XVIIIe siècle. Pour l’heure, on ignore encore dans quelles proportions les épidémies des années 1737-1740, 1761-1762 puis les années de la faim (1785-1786) ont pu toucher la ville. On a également du mal à évaluer l’importance des mouvements migratoires. 17. D’après Humboldt, à Mexico 9 000 personnes (surtout des enfants) sont mortes de la variole en 1779. HUMBOLDT, Alejandro de, Ensayo político…, op. cit., p. 44. 18. Gusanos pululan por calles y plazas, – y en las paredes están salpicados los sesos. – Rojas están las aguas, están como teñidas, – Y cuando las bebimos, – Es como si bebiéramos agua de salitre. Manuscrito anónimo de Tlatelolco (1528), édition fac-similé d’Ernest Mengin, Copenhague, 1945, folio 33. 19. Pour autant, cette religion ne peut être assimilée, comme la religion chrétienne ou musulmane, à une religion de type salut – condamnation. LÓPEZ AUSTIN, Alfredo, « Misterios de la vida y de la muerte », Arqueología Mexicana, 40, novembre-décembre 1999, p. 4-9, ici, p. 8. 20. « Nezahualcoyotl tenait toutes les idoles pour des “démons ennemis du genre humain”, et considérait qu’il n’y avait qu’un seul créateur du ciel et de la terre, qui se trouvait au delà des neuf cieux : qu’on ne l’avait jamais vu sous une forme humaine ni sous une autre forme, que c’est auprès de lui que séjournaient les âmes des hommes vertueux et que les âmes des hommes mauvais s’en allaient ailleurs, dans l’endroit le plus infime de la terre, empli de travaux et de peines horribles. Nezahualcoyotl déclarait aussi que ces dieux n’avaient pas de nom : il reconnaissait le soleil pour père et la terre pour mère ; il demandait à ses enfants de ne pas adorer les images car le démon se cachait derrière elles. Ne pouvant supprimer le sacrifice humain, il fit au moins tout son possible pour que seuls les prisonniers de guerre soient sacrifiés et qu’ils n’offrent point leurs propres enfants ». ALVA IXTLILXOCHITL, Fernando de, Nezahualcoyotl Acolmiztli 1402-1472, Selección de textos y prólogo por Edmundo O’Gorman, Toluca, Biblioteca Enciclopédica del Estado de México, 1979, p. 154-157. 21. LÓPEZ AUSTIN, Alfredo, « Misterios de la vida… », art. cit., p. 8. 22. A. López Austin explique la complexité des actes réalisés en présence du cadavre, tels la tentative de rassembler les parties dispersées du tonalli (individualité) du défunt, l’envoi du teyolía (le cœur, partie qui voyage) vers son destin, après l’avoir pourvu de ressources pour son séjour dans l’au-delà, ainsi que l’opposition au retour des entités

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animiques du défunt et la prévention ou remède des dommages qu’il pourrait causer. L ÓPEZ AUSTIN, Alfredo, op. cit., p. 9. 23. Ce choix est confirmé par exemple dans les résultats fournis par l’analyse de plus de 200 testaments indigènes de la Vallée de Toluca datés des XVIIe et XVIIIe siècles. BÉLIGAND, Nadine, « Devoción cristiana y muerte : una aproximación a la mentalidad indígena en Nueva España. Los testamentos de la parroquia de Calimaya de 1672 a 1799 », in H ERNÁNDEZ PALOMO, José Jesús, Enfermedad y muerte en América y Andalucía (siglos XVI–XX), Sevilla, Consejo Superior de Investigaciones Científicas y Escuela de Estudios Hispano- Americanos, 2004, p. 471-512. 24. C’est là que les franciscains enseignent le catéchisme. 25. RODRÍGUEZ ÁLVAREZ, María de los Angeles, Usos y costumbres funerarias en la Nueva España, México, El Colegio de Michoacán, El Colegio Mexiquense, 2001, p. 65-66. 26. Les chapelles des familles Servitas, Aránzazu et Burgos par exemple. Cf. ZÁRATE T OSCANO, Verónica, Los nobles ante la muerte en México. Actitudes, ceremonias y memoria (1750-1850), México, El Colegio de México, Instituto Mora, 2000, p. 252-258, et plan 6.2 p. 253. 27. Il s’agit peut-être d’Hortuño de Ibarra, trésorier du roi, contador. 28. D’après Cervantes de Salazar, Luis de Castilla aurait porté la cotte de l’empereur sur un coussin de brocard. CERVANTES de SALAZAR, Francisco, Túmulo imperial de la gran ciudad de México, por Antonio Espinosa, 1560, Reimpreso en 1886 por don Joaquín García Icazbalceta dans sa Bibliografía Mexicana del siglo XVI, p. 97-121. 29. No tiene piedra ni señal. Voir le document 3. 30. Peut-être s’agit-il de l’encomendero de Tamazulapa, dans la Mixteca Alta. 31. Entierro de Manuel de Villegas señalado con un arquillo en la pared. Document 3. 32. Entierros de la nación Viscaína y Montañesa. Document 3. 33. SARABIA VIEJO, Maria Justina, « Andaluces en Zacatecas (México), 1700-1750. Sus devociones y ritos ante la muerte », in Ritos y ceremonias en el mundo hispano durante la Edad Moderna, Actas del Segundo encuentro iberoamericano de religiosidad y costumbres populares, Almonte – El Rocío, 23 a 25 de noviembre de 2001, Universidad de Huelva y Centro de Estudios Rocieros, p. 209-226. 34. Les couvents les plus demandés sont ceux de San Francisco, Santo Domingo, mais aussi San Agustín, La Merced et San Juan. 35. GARCÍA ABASOLO, Antonio, La Vida y la muerte en Indias. Cordobeses en América (siglos XVI- XVIII), Córdoba, Publicaciones del Monte de Piedad y Caja de Ahorros de Córdoba, 1992, p. 131-169. 36. Dans le cadre des travaux de restauration de l’église du Salvador, entrepris depuis la fin de l’année 2003, de nombreuses sépultures anonymes, encastrées sous les dalles de la nef, ont été mises au jour et ont donné lieu à la conduite de fouilles de sauvetage. Les archéologues ont en outre remarqué que de nombreuses sépultures chrétiennes se trouvent à proximité de sépultures musulmanes, dans des espaces visiblement partagés par les deux religions (communication de José Jesús Hernández PALOMO, EEH-CSIC, Séville). 37. « Monument en pierre » dessiné et érigé par Claudio Arciniaga, architecte et maître d’œuvre. Sa réalisation dura trois mois. 38. Au XVIIIe siècle et au-delà, les églises-monastères de la ville accueillent encore les dépouilles des vice-rois : Pedro de Castro y Figueroa, en 1741 et Agustín de Ahumada y Villalón, en 1760, ont été inhumés à Santo Domingo, la cathédrale a accueilli les restes

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mortuaires d’Alonso Núñez de Haro, archevêque de Mexico, décédé en 1800, puis du dernier vice-roi Juan O’Donojú, en 1821. 39. Matías de Galvez (en 1784) et son fils Bernardo de Galvez (en 1786) sont enterrés dans l’église de San Fernando ; le vice-roi Antonio María de Bucareli y Ursúa, décédé en 1779, est enterré dans la collégiale de la Guadalupe. 40. « […] escogiendo para lugar de mi entierro el más inmediato a la puerta, por donde acostumbraba yo entrar a rezar y a encomendarme a tan sagrada imagen, que he venerado y venero ». VALLE-ARIZPA, Artemio de, Virreyes y virreinas de la Nueva España. Tradiciones, leyendas y sucedidos del México virreinal, México, Editorial Porrúa, 2000, p. 197. 41. « a pesar de esta oposición [el virrey] se empeñó tanto en hacer su voluntad, que pasó con ella sobre la prohibición de los protomédicos, y apenas se le tendió en el petate fenecieron sus días en un instante, se le salió el alma del cuerpo, hizo suave tránsito de la vida que tenía a la que aguardaba ». Idem, p. 198. Bucareli est décédé le 9 avril 1779. 42. GONZÁLEZ OBREGÓN, Luis, México Viejo, México, Editorial Patria, 1945, cap. XLIII « El funeral de los virreyes », p. 427-434. 43. VALLE-ARIZPE, Artemio de, Virreyes y virreinas…, op. cit., p. 150-151. 44. ZÁRATE TOSCANO, Verónica, Los nobles ante la muerte en México, México, El Colegio de México e Instituto Mora, 2000, p. 225-255 et graphique 6.1 p. 251. 45. Ibidem, p. 247 et plan 6.1, p. 246. 46. Les églises sont celles de San Miguel, Santa Catarina, Santa Veracruz, San José, Santiago Tlatelolco, Santa María, San Pablo, San Sebastián, Santa Cruz Acatlán, Santa Cruz Coltzinco, Mistecos, Santo Domingo, Nuestra Señora de la Merced. GONZÁLEZ OBREGÓN, Luis, México viejo, op. cit., p. 525. 47. Les hôpitaux sont l’Hôpital Royal (Hospital Real de Naturales), Jesús Nazareno, San Juan de Dios, San Hipólito, Espíritu Santo et Nuestra Señora de Belén. 48. Il s’agit des camposantos de San Juan de Letrán, Candelaria, Xiutenco, San Antonio Abad et San Lázaro, ce dernier expressément conçu pour les personnes infectées. 49. Ministerio de la Cultura, Archivo General de Indias (AGI), Mapas y Planos, México, 225 A et 225 B. 50. GONZÁLEZ OBREGÓN, Luis, México viejo, op. cit., p. 79-80. 51. « pellizcos y manoseos ». 52. VILLAROEL, Hipólito de, 1937, p. 184-191. 53. Archivo Histórico de la Biblioteca del Museo Nacional de Antropología e Historia de México, fonds Hospital Real de Naturales, vol. 81, exp. 8 et vol. 61, exp. 6. 54. En 1770, 4 529 malades y entrent et 448 y meurent ; en 1776, ces chiffres s’élèvent respectivement à 3 227 et 426 et en 1779, on dénombre 4 198 malades et 950 morts. V IQUEIRA ALBÁN, Juan Pedro, ¿ Relajados o reprimidos ? Diversiones públicas y vida social en la ciudad de México durante el Siglo de las Luces, México, Fondo de Cultura Económica, 1987, p. 157-158. 55. Ibidem. 56. GONZÁLEZ OBREGÓN, Luis, Las calles de México. Leyendas y sucedidos. Vida y costumbre de otros tiempos, México, Editorial Porrúa, 2003 (1re éd. 1922), p. 75. 57. «[Durante la Semana Santa] eran verdaderas mojigangas de borrachos disfrazados de sayones y de prostitutas con trajes de Magdalenas, en fin aquel incansable [Revillagigedo] gobernante obligó a la plebe a vestirse, pues su desnudez era un oprobio de vergüenza para la capital de la Nueva España ». GONZÁLEZ OBREGÓN, Luis, Las calles de México, Leyendas y sucedidos. Vida y costumbres de otros tiempos, México, Editorial Porrúa, 2003 (1re éd. 1922), p. 129.

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58. JOVELLANOS, Gaspar María de, Reflexiones sobre la legislación de España en cuanto al uso de las sepulturas, que presentó á la Academia de la Historia el año de 1781, Madrid, Biblioteca de Autores Españoles, tomo 46, 1924, p. 477-479 ; Benito Bails, Pruebas de ser contrario a la práctica de todas las naciones […] y perjudicial a la salud de los vivos enterrar los difuntos en las iglesias y poblados, Madrid, 1785 ; AZERO y ALDOVERA, Miguel de, Tratado de los funerales y de las sepulturas, Madrid, 1786. 59. « La parroquia de Santa María surge a propósito para ello, así por su extensión cuanto porque lo despoblado del barrio se conforma bien con el objeto indicado… para sepultar cadáveres de los hospitales de San Juan de Dios y San Hipólito. » Archivo General de la Nación, Mexico (ci-après AGN), Bienes Nacionales, leg. 715, exp. 28. 60. « […] El virrey don Felix Berenguer de Marquina, sobre la extracción de la tierra putrida de los sepulcros del sagrario de esta Santa Yglesia Metropolitana conduciéndola al campo razo de San Lázaro sin resguardo alguno, ni hacer la debida separación de los muchos fragmentos de cadaberes humanos que mezclados con la misma tierra se hallan tirados en el propio campo y desparramados en aquellas inmediaciones, como acredita la certificación… ». AGN, Ayuntamientos, vol. 1, exp. 1, f° 1 r°-v°. 61. LAUWERS, Michel, Naissance du cimetière. Lieux sacrés et terre des morts dans l’Occident médiéval, Paris, Aubier, collection historique, 2005, p. 127-128. 62. « [L’alcalde dit qu’il faut] evitar el daño que a la salud pueden causar tantas exalaciones pudridas de los montones que se forman en el atrio delmismo sagrario y que después se trasladan al paraje referido en tiempo en que reinan los vientos por aquella parte y se encaminan a la ciudad ha resultado que el vecindario a pretendido que de esto tienen origen las enfermedades y aun muertes repentinas de estos últimos días. El cuidado de la salud de los vasallos de Su Majestad es una de mis primeras obligaciones y cumpliendo con ella ruego y encargo a Vuestra Majestad tome pronta y estrecha providencia para que inmediatamente se cierren las posas o sepulcros y cesse la indicada extracción de tierras… que se haga en la estación más oportuna. » AGN, Ayuntamientos, vol. 1, exp. 1, f° 6 v°. 63. « Estamos en la mira de que diariamente sólo se extrahiga de los sepulcros una corta cantidad de tierra y que inmediatamente se saque en costales fuera de la ciudad, separándose los huesos para conducirlos al campo santo ». Ibidem, f° 12 r°. 64. « [À la porte du Sagrario se trouvent] dos montones de tierra… y a poca distancia otro montón más mediano de tierra… extraída de los sepulcros. [Hay] muchos fragmentos que entre ella vimos mezclados de pedazos de mortaja, girones de trapos, maderas de cascas desechas, cabellos, craneos, canillas y otros diversos huesos de cadáveres humanos… » Idem, f° 15 r°-v°. 65. « Descargan la tierra en una zanja […] un hombre mozo calzado, con sombrero blanco, cubierto de un sarape berde, amarillo y de otros colores… inclinándose á la tierra extrajó de entre ella una trenza de pelo algo castaño en alto dijo ser de mujer la que hechó al montón y bolviéndose a inclinar extrajó otra trenza más crecida de pelo negro… de hombre », Ibidem, f° 15 v°-16 r°. 66. « La tierra mezclada de trapos, huesos y fragmentos de cadáveres humanos… cuyos vapores que despiden encaminándolos a la ciudad los aires de la epoca presente, no es difícil que ocacionen un contagio al publico, siendo el principal objeto de esta junta solicitar por todos los medios posibles la salud de los habitantes. » Plus loin, l’auteur du rapport évoque les « tierras sepulcrales putridas e impregnadas demiasmas contagiosos capaces de infestar a los que concurren en aquella yglesia y producir de sorpresa una epidemia ». Ibidem, f° 34 r°-v°. 67. AGN, Ayuntamientos, vol. 2, exp. 12, f° 159 r°-174 v°. 68. « La putrefacción de los cadáveres contaminan a todo el vecindario », Ibid., f° 164 v°. 69. « [Se entierran superficialmente] por defecto del terreno en que abundan la agua, no se pueden profundar los sepulcros… » Ibidem, f° 167 v°.

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70. « Y todos [los daños] se evitarían fabricando los campos santos conforme á las disposiciones de la yglesia y á las leyes, cédulas, y ordenes, en los cuales no se sepultaríanlos fieles difuntos con mas vilipendio que los viles esclavos de los romanos y como los de los indios fuera de los muros de la ciudad para ser pasto de las aves y de las tierras. » Ibidem, f° 168 r°. 71. La différence est grande avec le Pérou par exemple où les corps sont déterrés pour être inhumés à la manière inca, enveloppés dans des linges puis exposés dans des grottes, les corps se desséchant au contact de l’air. 72. CIVIL, Pierre, « Le squelette et le cadavre : aspects iconographiques de la peur de la mort en Espagne aux XVIe et XVIIe siècles », dans REDONDO, Augustin, La Peur de la mort en Espagne au siècle d’Or. Littérature et iconographie, Paris, Travaux du Centre de Recherches sur l’Espagne des XVIe et XVIIe siècles (CRES), VIII, Presses de la Sorbonne Nouvelle, 1993, p. 33-51. Les deux tableaux sont reproduits aux pages 46-47 de l’article. 73. Ibidem, p. 48-51. 74. EXBALIN, Arnaud, Policer la ville au siècle des Lumières. Discours, règlements et pratiques policières dans la ville de Mexico (fin XVIIe-début XIXe siècle), Mémoire de DEA, Université Lumière – Lyon 2, septembre 2004., p. 26-30.

RÉSUMÉS

La ville de Mexico, « capital, corte y cabeza », support de la monarchie catholique en Terre Ferme, constitue un modèle pour analyser les attitudes face à la mort des groupes sociaux différenciés que sont péninsulaires et créoles, religieux et laïcs, castizos, indigènes. La capitale, soumise à des influences culturelles diverses, est aussi une ville-modèle ; en ce sens, elle est l’un des terrains d’expérimentation du discours des Ilustrados. Entre le XVIe et le XVIIIe siècle, les rituels et les croyances changent peu ; en revanche, la question des morts est un thème très débattu. Les attitudes traditionnelles, archaïques et baroques face à la mort survivent à la politique hygiéniste. Les Ilustrados ont dû affronter l’Église qui, dès le XVIe siècle, avait réussi à imprimer dans les consciences une certaine image des morts de la ville, celle de la communauté des ancêtres identifiée à la communauté des croyants, articulant de fait l’essentiel des pratiques sociales au sacré.

The city of Mexico, “capital, corte y cabeza”, support of the Catholic monarchy in Spanish America, constitutes a model for the analysis of the attitudes facing the dead from differentiated social groups like Spanish peninsulars, criollos, religious, non-religious, castizos, Indians. The capital of New Spain, with various cultural influences, is also a city-model; in that way, the city is one of the experimentation grounds of the Ilustrados discourses. Between the 16th and 18 th Century, rituals and religious beliefs changed very little; on the other hand, the question of the dead is a very much debated theme. The traditional, archaic and baroque attitudes facing the dead survived to the hygienist politics. The Ilustrados had to brave the Church who, since the 16 th Century, had succeed in imprint in the consciousness a certain idea of the city’s deads, the idea of the ancestors’ community identificated to the believers’ community, articulating de facto most of the social practices to the sacred

INDEX

Index chronologique : XVIIIe siècle Thèmes : Mexico

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AUTEUR

NADINE BÉLIGAND Maître de conférences en histoire moderne, UMR CNRS 5190 LAHRA-RESEA – Université Lumière- Lyon 2

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La mort dans la ville Esquisse de conclusion

Emmanuel Fureix

1 L’exotisme et la singularité des terrains d’enquête, les sinuosités de la chronologie, grosso modo entre XVe et XIXe siècles, semblent décourager toute comparaison, a fortiori toute conclusion. Au moins reconnaîtra-t-on la fécondité du vaste chantier, entamé voici une trentaine d’années par Philippe Ariès et Michel Vovelle1, d’une histoire de la mort. Un certain nombre d’indices témoignent d’un intérêt renouvelé pour les représentations et discours sur la mort2, autant que pour les recompositions rituelles à l’œuvre dans le contemporain3. À l’heure où les traces de la mort dans la ville sont le plus souvent déniées ou effacées, il était séduisant de croiser l’histoire de la ville avec celle de la mort. Qui plus est, dans les villes du Sud, un Sud très large qui va ici de Toulon à l’Océanie en passant par le Mexique…

La ville-tombeau : un trait de longue durée

2 La ville, jusqu’à la fin du XIXe siècle au moins, est affectée par une surmortalité bien connue, qui confronte les citadins à l’omniprésence de la mort. Ville-mouroir, ville- tombeau, ville-passoire, la civilisation urbaine concentre les pathologies mortifères : mortalité néonatale et mortalité infantile très élevées (à Rouen au XVIIIe siècle, respectivement de 444 ‰ pour les enfants élevés en nourrice et de 365 ‰ pour les enfants allaités par leur mère4), extrême fragilité face aux épidémies et maladies contagieuses. La description de la propagation et des effets de la peste à Toulon en 1720 (Michel Vergé-Franceschi), de la variole et du matlazuatl à Mexico au XVIIIe siècle (Nadine Béligand), ou de la grippe espagnole à Papeete en 1918 (Claire Laux), confirme à cet égard les multiples travaux accumulés par les démographes et les historiens de la ville européenne5, et plus en amont, par les médecins hygiénistes du XIXe siècle6. Les « fièvres » épidémiques produisent, encore au XIXe siècle, de véritables coupes démographiques : 20 000 victimes à Mexico en 1813 sur environ 130 000 habitants, à comparer aux 18 000 victimes du choléra à Paris en 1832 sur une population de 800 000 habitants.

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3 Dans ces moments de paroxysme, la présence physique des cadavres finit par heurter des sensibilités plus accoutumées qu’aujourd’hui à la mort ordinaire. À Toulon en 1720, le spectacle quotidien des tombereaux sillonnant les rues, la saturation des cimetières et des hôpitaux-mouroirs aiguisent l’angoisse collective face à une mort toujours plus proche. Cette angoisse a pu dériver sur une violence cathartique, dont des prostituées et des galériens furent les victimes. Le parallèle avec le choléra de 1832 à Paris est à cet égard très frappant. Heine décrit en 1832 une « époque de terreur », où circulaient des fiacres chargés de cercueils, où semblait triompher un « bourreau masqué qui traversait Paris avec une invisible guillotine ambulante7 ». Des rumeurs d’empoisonnement enflèrent et conduisirent à des scènes de lynchage, au cours desquelles, selon Heine, on aurait arraché les cheveux, le sexe et les lèvres d’une victime porteuse d’une poudre suspecte et traîné son cadavre nu dans les rues de la capitale aux cris de « Vive le choléra morbus8 ! »

4 La surmortalité urbaine frappe inégalement les rangs et les classes. Pour de la peste de 1720, Michel Vergé-Franceschi conclut à une moindre mortalité des élites toulonnaises, qui n’ont pas hésité à fuir la ville. Des résultats semblables furent observés en 1832 à Paris, que les topographies et statistiques médicales du temps ont permis d’affiner9. Si les puissants ne sont pas épargnés, Casimir Perier en premier lieu, tout comme Bugeaud en 1849, les journaliers, terrassiers, chiffonniers, chômeurs ont été les premiers frappés. L’entassement et l’insalubrité, ajoutés à la faiblesse des organismes, ont indiscutablement été des facteurs aggravants. La mortalité différentielle s’observe moins de quartier à quartier que de maison à maison et de profession à profession.

5 L’inégalité face à la mort est plus patente encore en Océanie (Claire Laux), où, à la fin du XVIIIe et au début du XIXe siècle, les autochtones subissent de plein fouet le choc microbien auquel étaient mieux préparées les populations européenne et chinoise. La grippe espagnole de 1918 frappe encore en priorité les Tahitiens de souche. On retrouve là une analogie évidente avec la ville de Mexico, décimée par une épidémie de variole au moment de la conquête par Cortés et ses alliés en 1521 (Nadine Béligand). De quoi associer durablement la mort et la présence coloniale. En Océanie, c’est l’idée même de ville, neuve encore au début du XIXe siècle, qui semble porter en elle la mort, pour ne pas parler de la décadence morale qu’elle paraît sécréter. On retrouve là, sur un autre XIXe terrain, les discours hostiles à la ville-Babylone portés dans la France du XIXe siècle par les tenants d’un ordre ancien, catholiques intransigeants ou légitimistes…

Les vivants et les morts : de l’inclusion à l’exclusion

6 Les contributions réunies ici soulignent également l’extrême importance de la localisation des morts, et des pratiques sociales qui s’y agrègent. Le processus décisif d’éloignement géographique des vivants et des morts, attesté en Occident à la fin du XVIIIe siècle, est confirmé par les deux études portant sur Mexico (au début du XIXe siècle surtout) et Beyrouth (vers 1835, sous occupation égyptienne). Pour des raisons qui tiennent à l’insalubrité et aux miasmes putrides dégagés par les cimetières paroissiaux mais aussi à l’affinement des sensibilités à l’odorat, les théories infectionnistes en vogue gagnent du terrain, en Occident et ailleurs, et poussent les administrateurs à l’action. En France, le célèbre arrêt du Parlement de Paris en 1763, commenté par Philippe Ariès10, prescrit l’éloignement des cimetières existants hors de la ville. Inappliqué dans un premier temps, il fut confirmé par la Déclaration royale de 1776, et concrétisé par la

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fermeture des cimetières des Innocents (1780), de Saint-Roch et de Saint-Sulpice (1781). La chronologie des interdictions de sépultures dans les églises est la même dans l’Europe du despotisme éclairé, 1786 pour le Saint Empire de Joseph II, 1783 pour la Suède de Gustave III11. C’était dans tous les cas mettre un terme assez brutal à l’ancien régime des morts, inhumés ad sanctos et apud ecclesiam.

7 Jusqu’au XVIIIe siècle en effet, l’inhumation se faisait en terre consacrée à l’intérieur des églises ou dans les cimetières qui jouxtaient les églises paroissiales et les couvents, auprès de la communauté des vivants. Le lien physique entre les vivants et les morts était tout aussi bien spirituel : la sépulture près du lieu où se réalisaient le sacrement de l’Eucharistie, les messes et les prières adressées aux défunts favorisait le salut de l’âme. En dehors des sépultures des « grands », situées dans l’enceinte des églises, notamment sous l’autel ou dans des chapelles de couvents, l’individualisation des morts n’avait guère de sens. La « terre cimitériale », régulièrement exhumée et labourée, célébrait avant tout la communauté ecclésiale et la mémoire des ancêtres12. Même pour les « grands », la conjonction entre le lieu d’inhumation et le signe commémoratif, épitaphe, plaque murale, était loin d’être systématique13. L’indistinction des « cendres », devenue insupportable en Occident à la fin du XVIIIe siècle, était jusque-là pour ainsi dire la norme. May Davie rapporte que dans les cimetières médiévaux du Moyen-Orient, l’inhumation se faisait, pour les chrétiens comme pour les musulmans, à même la terre, sans caveau ni cercueil, dans l’anonymat. Encore aujourd’hui en Éthiopie, précise d’ailleurs Marie-Laure Derat, les chrétiens les plus modestes doivent se contenter d’un simple amas de pierres anonymes.

8 Par ailleurs, dans le cimetière d’ancien type, le bâti s’entremêle aux morts, et une sociabilité foisonnante se déploie sans complexes. Ateliers, fours, étals, galeries marchandes coexistaient allègrement dans le « charnier » des Innocents14, tandis que des écrivains publics louaient leurs talents en plein cimetière15. Dans les cimetières de Mexico au XVIIIe siècle, c’est au moment de la fête des morts que la fusion des vivants et des défunts se fait la plus évidente. Beuveries et débauches – se plaignent les élites éclairées – jalonnent les rites d’offrandes aux morts.

9 Les pressions hygiénistes et politiques de la fin du XVIIIe siècle vinrent mettre un terme à ce désordre apparent. En France, après le chaos funéraire laissé par la Révolution, pour ne pas parler des cimetières engorgés de la Terreur, le concours de l’Institut de 1800 sur les funérailles et les lieux de sépultures16 et surtout le très grand décret organique du 23 prairial an XII (12 juin 1804) définirent avec précision le cadre du cimetière moderne17. Ce décret fut le fruit d’une synthèse entre les préoccupations strictement hygiénistes du ministre de l’Intérieur Chaptal et la volonté moralisante de la section de l’Intérieur du Conseil d’État18.Hors de l’enceinte des villes, le cimetière du XIXe siècle, clos et aéré, doit désormais séparer les vivants et les morts, mais aussi les morts entre eux. Les sépultures, ne pouvant être ouvertes avant cinq ans19, sont désormais séparées et hiérarchisées. Les fosses communes disparaissent au profit de « tranchées gratuites » avec sépultures individuelles temporaires20, éventuellement dotées de signes distinctifs tels que des croix portant le nom du défunt. On ne peut qu’y voir la trace d’une reconnaissance de l’individu à travers le cadavre ou, a minima, l’extension sociale d’une reconnaissance déjà existante. Les indigents ont désormais droit à une sépulture individuelle et repérable, même si elle est très éphémère.

10 Simultanément était reconnue comme légitime l’inégalité sociale devant la mort. Le régime des concessions, perpétuelles ou temporaires (5 ans puis 30 ans21 renouvelables), se

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met peu à peu en place, mais il ne touche qu’une étroite élite, respectivement 6,9 % et 17,9 % des inhumations parisiennes dans les années 182022. Une fine hiérarchie des cimetières et, à l’intérieur des cimetières, des différents enclos fait de la nécropole le miroir de la société des vivants, avec ses hiérarchies et ses antagonismes23. On le sait, le Père-Lachaise et ses « avenues » de tombeaux et de concessions à perpétuité figurent pour le bourgeois parisien une marque de distinction, à l’égal des « meubles en acajou24 » : « Les grands noms de l’ancien régime ne s’inscrivent plus sur la façade des hôtels [… ]. Cet usage, la mode l’a transporté au Père-Lachaise pour toutes les classes où règne l’aisance ; partout ce sont des sépultures de famille ; elles viennent y étaler, d’avance, les unes leur obscurité, les autres leur orgueil, toutes leur néant25. »

11 La vogue des tombeaux monumentaux se diffuse comme une traînée de poudre au sein des élites parisiennes de la Restauration, passant de 635 à 31 000 au seul Père-Lachaise entre 1815 et 1830. Le pire des destins revient en revanche aux condamnés à mort, aux corps non identifiés de la morgue et aux corps non réclamés des hospices. Ils sont inhumés dans des enclos spécifiques, véritables fosses communes, dans les cimetières de Sainte-Catherine et de Vaugirard jusque dans les années 1820, sans la moindre marque de distinction26. La mort du pauvre en milieu urbain demeure donc stigmatisée au XIXe siècle 27. Les phénomènes décrits pour Paris s’appliquent également à la province avec un léger décalage chronologique28.

12 Cette expulsion des sépultures hors de la ville ne rompt pas pour autant le lien commémoratif qui unit les vivants et les morts. À l’âge romantique, la visite au cimetière prestigieux, tel le Père-Lachaise devenu lieu de promenade historique et civique, ne se limite plus à la commémoration des proches, ni même à la méditation morale en forme de memento mori. On y célèbre aussi bien les grands hommes, et des communautés de mémoire se constituent autour d’enclos à forte charge historique ou politique29. Quant à la visite des proches le jour des morts, le 2 novembre, elle fait figure de devoir social désormais intériorisé par toutes les classes. Dans les années 1820, 200 000 personnes, d’après les autorités, se rendaient ainsi au Père-Lachaise le 2 novembre.

13 Reste que cette révolution funéraire ne s’est pas opérée sans résistances, même si ces dernières semblent avoir été plus vives à la campagne qu’en ville30. L’exil des morts dans les années 1780 s’est heurté d’abord au sentiment psychologique d’une perte de la communauté des ancêtres. En outre, les conditions nouvelles de transport des corps, sur un char funèbre, heurtaient l’habitude du port à bras du cercueil. L’exhumation des ossements des anciens charniers parut parfois manquer de dignité. Enfin, le clergé paroissial critiquait une sécularisation insidieuse de la mort chrétienne et voyait dans le cimetière hygiéniste extra-muros une invention de « philosophes ». On retrouve après la Révolution ce dernier argument. L’expérience de l’émigration s’est accompagnée, il est vrai, d’une nostalgie de la sépulture ad sanctos, dont on trouve des traces dans le Génie du christianisme31. Sous la Restauration, les ultras voient dans le cimetière moderne extra muros un espace soustrait au sacré et voué à l’athéisme : « Les cimetières publics de la capitale ne sont plus de nos jours une terre sainte ; ce ne sont plus que quelques arpents d’un enclos dont la mort est le propriétaire. Le commissaire des convois est aujourd’hui le seul ministre obligé des funérailles ; seulement un prêtre, appelé par les vœux de quelques familles, vient de temps en temps consacrer, par les prières de l’Église, quelques coins de ce terrain profane ; et, hormis ces tombeaux bénis par exception, le cimetière est athée32. »

14 Le Père-Lachaise, tout particulièrement, fait figure dans les années 1820 de cimetière « bleu », voué au culte civique d’inspiration révolutionnaire. En contrepoint, se sont

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constituées de petites nécropoles « blanches » chères aux ultras, sur le modèle du cimetière ad sanctos, à Picpus d’une part, et au Mont-Valérien de l’autre.

15 Le cas de Mexico présente d’intéressantes analogies avec ces résistances françaises au cimetière « moderne ». Dans les années 1820, les religieux s’opposent à l’inhumation des morts hors des enclos des hôpitaux, sacralisés par la présence d’une église ou d’une chapelle. Hors de la ville et des communautés ecclésiales, le cimetière ne peut être qu’un « champ profane », d’autant plus profane que les soubresauts de l’Indépendance en cours (1821) semblent vouloir faire du passé table rase. Le processus d’exil des morts ne s’achèvera qu’avec les années 1850 et les lois Juarez interdisant les enterrements intra- muros (Nadine Béligand). Sur un autre mode, la tradition océanienne de coexistence des vivants et des morts freine également l’éloignement des sépultures préconisé par l’administration coloniale et les missionnaires : « tant que les cimetières communaux ne sont pas suffisamment proches et nombreux, les Océaniens continuent à enterrer leurs morts dans leurs jardins » (Claire Laux).

Le métissage des rites funéraires

16 De fait, dans le cas des sociétés coloniales, l’importation des pratiques funéraires chrétiennes et/ou hygiénistes s’accompagne de phénomènes d’hybridation, de métissage ou de juxtaposition particulièrement intéressants. Au Mexique, l’image que les Aztèques se faisaient de l’au-delà rendait inintelligible la théologie chrétienne des « trois lieux ». L’usage impropre du mot Mictlan, destination la plus commune des morts, pour désigner l’enfer chrétien se heurtait forcément à des malentendus33. Reste que la greffe de la mort chrétienne a fini par prendre. Au XVIIIe siècle les Indiens choisissent massivement pour sépulture, tout comme les créoles, l’enceinte des églises et des couvents. Des cours- cimetières doivent être aménagées dans des paroisses mixtes ou indiennes de Mexico pour répondre à la demande collective. Le culte aztèque des reliques de défunts, et les pratiques magiques qui leur étaient associées, paraissent avoir disparu. En revanche, le rite du partage des offrandes avec les défunts, figures en pâte de maïs mais aussi boissons, lors de la fête des morts, résulte d’une synthèse entre pratiques indigènes et européennes (Nadine Béligand).

17 En Océanie, le métissage des pratiques est également avéré. Avec la christianisation de la mort sous influence missionnaire, les rituels de double sépulture, d’enfouissement des corps dans un charnier tabou et du crâne dans un mausolée à reliques, disparaissent à Malaita (îles Salomon). En revanche, demeure la participation rituelle aux funérailles de pleureuses, qui n’hésitent pas à chanter « les grands mythes malaitains de résurrection des morts et de descente aux enfers ». Un syncrétisme funéraire se met donc en place. La persistance des croyances au retour des « esprits » montre les limites de la christianisation de la mort. Le métissage, pour autant, ne suffit pas à comprendre les pratiques de la mort dans les villes océaniennes. La diversité des communautés présentes en milieu urbain ne se traduit nullement par une hybridation généralisée, mais plutôt par la juxtaposition de pratiques. Dans l’espace du cimetière, la coexistence d’enclos réservés aux diverses religions et ethnies montre, selon Claire Laux, la « multiplicité des approches de la mort ». Ces deux études mériteraient sans doute un dialogue approfondi avec les sciences sociales, notamment l’anthropologie religieuse, dont on sait l’apport inestimable en matière de métissage rituel, de « bricolage » (Claude Lévi-Strauss34), de syncrétisme ou de contre-acculturation (Roger Bastide35).

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Présences de la « belle mort »

18 Quoique moins présent dans les contributions ici réunies, le thème classique de la « belle mort » et de sa mémoire traverse les rites étudiés. Il n’est pas, il est vrai, spécifique aux villes, encore moins aux villes du Sud. Mais il imprègne toutes les civilisations rencontrées. Le dernier rite de passage n’égalise nullement les conditions et les statuts, il est partout un rite d’institution, au sens où il distingue la « belle mort » de la mort ordinaire, et institue le chef, le grand homme ou le saint en « ancêtre36 ». La « belle mort » repose souvent sur la préservation du cadavre des outrages du temps. Jean-Pierre Vernant, la décrivant dans le monde homérique, rappelle l’exposition du cadavre du guerrier lavé de toute souillure, puis sa crémation afin de ne laisser au monde que les « os blancs », cendres incorruptibles37. Tous les rituels d’embaumement, à leur façon, répondent à cette même fonction. Il en est probablement ainsi pour les chefs de tribus thaïtiens évoqués par Claire Laux.

19 Avec le christianisme, la « belle mort » se définit moins par le traitement réservé au cadavre que par la lente préparation de la mort, la « commandatio animae par laquelle on se confie à la divine bonté » 38 et les derniers sacrements qui la permettent, la confession, le viatique, et si possible l’extrême-onction. Des modèles de belle mort chrétienne circulent à l’époque moderne et bien au-delà, dont on trouve les traces dans la Nouvelle- Espagne décrite par Nadine Béligand : saint François en premier lieu, dont les moribonds souhaitent si souvent revêtir l’habit. Il est vrai qu’il possédait aussi des vertus d’intercesseur pour les âmes du Purgatoire… On pourrait tout aussi bien citer, en France, la mort de saint Louis, exemplum que la monarchie restaurée sut raviver, à propos du régicide de 1793 comme de l’assassinat du duc de Berry en 1820. L’usage de la « belle mort » chrétienne se fait alors très politique, autour d’un pacte mythique unissant les Bourbons et la mort violente39.

20 Dans le cas des saints, le cadavre reste non seulement support de mémoire, mais objet de dévotion, de ressourcement, d’intercession voire de guérison. Alors les restes, reliquiae, du corps saint participent à l’identité de la communauté qui en possède tout ou partie. Le cas du cimetière des saints abbés éthiopiens de Dabra Libanos, étudié par Marie-Laure Derat, illustre tout à fait cette identification aux reliques. Les restes de l’abbé fondateur, au parfum « agréable », permettent de fonder à la fin du XVe siècle une véritable nécropole sacrée où convergent rapidement les pèlerinages. L’identité du monastère et, dans un deuxième temps, de la royauté, dont l’abbé est considéré comme le saint patron, en sort renforcée. La royauté s’inspire à son tour de ces pratiques funéraires, quoique de manière plus confuse puisque des nécropoles dynastiques rivales apparaissent au fil du temps.

NOTES DE FIN

1. ARIÈS, Philippe, L’Homme devant la mort, Paris, Le Seuil, 1987 [1re éd. 1977]. VOVELLE, Michel, La Mort et l’Occident de 1300 à nos jours, Paris, Gallimard, 1983.

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2. En témoigne notamment la revue canadienne Frontières, publiée par le Centre d’études sur la mort. 3. DIANTEILL, Erwan, HERVIEU-LÉGER, Danièle, SAINT-MARTIN, Isabelle (dir.), La Modernité rituelle. Rites politiques et religieux des sociétés modernes, Paris, L’Harmattan, 2004. 4. BARDET, Jean-Pierre, Rouen aux XVIIe et XVIIIe siècles. Les mutations d’un espace social, Paris, SEDES, 1983, p. 369. 5. Pour une synthèse, cf. notamment, POUSSOU, Jean-Pierre, La Croissance des villes au XIXe siècle. France, Royaume-Uni, États-Unis et pays germaniques, Paris, SEDES, 1992, p. 174-207, et ZELLER, Olivier, « Le Minotaure urbain », dans Jean-Luc Pinol (dir.), Histoire de l’Europe urbaine, Paris, Seuil, 2003, p. 738-745. 6. BARLES, Sabine, La Ville délétère. Médecins et ingénieurs dans l’espace urbain. XVIIIe-XIXe siècle, Seyssel, Champ Vallon, 1999. 7. HEINE, Heinrich, De la France, Paris, Editions du Cerf, 1996, p. 92. 8. Ibidem, p. 97. Heine raconte cette scène en témoin oculaire. 9. Rapport sur la marche et les effets du choléra-morbus dans Paris et les communes rurales de la Seine, Paris, Imprimerie Nationale, 1834, utilisé par Louis CHEVALIER dans Le Choléra. La première épidémie du XIXe siècle, La Roche-sur-Yon, Bibliothèque de la Révolution de 1848, 1958. 10. ARIÈS, Philippe, L’Homme devant la mort, op. cit., p. 476 sqq. 11. VOVELLE, Michel, La Mort et l’Occident…, op. cit., p. 466. 12. LAUWERS, Michel, Naissance du cimetière. Lieux sacrés et terre des morts dans l’Occident médiéval, Paris, Aubier, 2005, p. 125. 13. Cette conjonction advient elle aussi à la fin du XVIIIe siècle. Cf. URBAIN, Jean-Didier, L’archipel des morts. Le sentiment de la mort et les dérives de la mémoire dans les cimetières de l’Occident, Paris, Payot, 2003, p. 170 sqq. 14. Ibidem. 15. MÉTAYER, Christine, Au tombeau des secrets. Les écrivains publics du Paris populaire. Cimetière des Saints-Innocents XVIe-XVIIIe siècle, Paris, Albin Michel, 2000, p. 139 sqq. 16. HINTERMEYER, Pascal, dans Politiques de la mort, Paris, Payot, 1981, a étudié le corpus de mémoires adressés à l’Institut pour ce concours impulsé par le ministre de l’Intérieur Lucien Bonaparte. 17. LASSÈRE, Madeleine, Villes et cimetières en France de l’Ancien Régime à nos jours. Le territoire des morts, Paris, L’Harmattan, 1997. 18. BERTRAND, Régis, « Le ministre de l’Intérieur, la législation des sépultures », dans P ÉRONNET, Michel (dir.), Chaptal en son temps, Toulouse, Privat, 1988, p. 177-190. 19. Titre Ier, article 6 du décret impérial du 23 prairial an XII : « Pour éviter le danger qu’entraîne le renouvellement trop rapproché des fosses, l’ouverture des fosses pour de nouvelles sépultures n’aura lieu que de cinq années en cinq années. » 20. D’une durée de 5 ans, puis, à partir de 1843, de 15 ans non renouvelables (ordonnance royale du 6 décembre 1843). 21. À partir de 1843. 22. Entre 1824 et 1826. Cf. FUREIX, Emmanuel, Mort et politique à Paris sous les monarchies censitaires : mises en scène, cultes, affrontements, 1814-1835, thèse de doctorat d’histoire, Alain Corbin (dir.), Univ. paris 1, 2003, p. 108. 23. La contribution de May Davie confirme ces observations pour le patriciat orthodoxe de Beyrouth, qui élit le cimetière de Saint-Dimitri comme dernière demeure, et affiche de manière de plus en plus ostentatoire au fil du XIXe siècle son opulence. Sur les rapports du

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patriciat urbain et de la mort dans la France provinciale du XIXe siècle, cf. CHALINE, Jean- Pierre, « Patriciens pour l’éternité : les monuments funéraires dans trois villes du Nord- Ouest de la France », dans Construction, reproduction et représentation des patriciats urbains de l’antiquité au XXe siècle. Actes du colloque des 7, 8 et 9septembre 1998, Tours, Centre d’histoire de la ville moderne et contemporaine, 1999, p. 517-528. 24. « Les bourgeois se souciaient peu d’être enterrés à Vaugirard ; cela sentait le pauvre. Le Père-Lachaise, à la bonne heure ! Être enterré au Père-Lachaise, c’est comme avoir des meubles en acajou » (Victor Hugo, Les Misérables, Paris, Le Livre de Poche, 1993, t. 2, p. 88). 25. ROCH, Eugène, « Le cimetière du Père-Lachaise », in Paris ou le livre des cent-et-uns, Paris, Ladvocat, 1831-1832, t. 4, p. 139. 26. Pour les condamnés à mort, le Code pénal de 1810 (article 14) précise : « Les corps des suppliciés seront délivrés à leur famille si elles le réclament, à la charge de les faire inhumer sans aucun appareil ». 27. LASSÈRE, Madeleine, « Les pauvres et la mort en milieu urbain dans la France du XIXe siècle : funérailles et cimetières », Revue d’histoire moderne et contemporaine, janvier-mars 1995, p. 107-125. 28. Ibidem, p. 177. 29. FUREIX, Emmanuel, « La visite au cimetière », dans Mort et politique…, op. cit., p.121 sqq. ; pour une période ultérieure, TARTAKOWSKY, Danielle, Nous irons chanter sur vos tombes. Le Père-Lachaise. XIXe-XXe siècles, Paris, Aubier, 1999. 30. LASSÈRE, Madeleine, « Les pauvres et la mort… », op. cit., p. 43-47. Elle s’appuie entre autres sur les travaux plus anciens de Jacqueline THIBAUT-PAYEN, Les Morts, l’Église et l’État: recherches d’histoire administrative sur la sépulture et les cimetières dans le ressort du parlement de Paris aux XVIIe et XVIIIe siècles, Paris, F. Lanore, 1977. 31. Dans l’idéalisation du cimetière de campagne, entourant l’église paroissiale. 32. Le cimetière du calvaire du Mont-Valérien, Paris, 1824, p. 1. 33. GRUSINSKI, Serge, La Colonisation de l’imaginaire. Sociétés indigènes et occidentalisation dans le Mexique espagnol. XVIe-XVIIIe siècle, Paris, Gallimard, 1988, p. 241. 34. LÉVI-STRAUSS, Claude, « La science du concret », in La pensée sauvage, Paris, Plon, 1962, p. 26 sqq. 35. Cf. notamment BASTIDE, Roger, Les Religions africaines au Brésil, Paris, PUF, 1995 [1960]. 36. À titre d’exemple, SABELLI, Fabrizio, « Le rite d’institution, résistance et domination », Actes de la Recherche en Sciences Sociales, 1982, p. 64-89. 37. VERNANT, Jean-Pierre, « La belle mort et le cadavre outragé », dans L’individu, la mort, l’amour. Soi-même et l’autre en Grèce ancienne, Paris, Gallimard, 1989, p. 41-80. 38. VOVELLE, Michel, La Mort en Occident…, op. cit., p. 71. 39. FUREIX, Emmanuel, Mort et politique…, op. cit., p. 394 sqq.

RÉSUMÉS

Cet article esquisse une synthèse sur la présence de la mort dans les villes du Sud, en confrontant les différents terrains abordés dans ce numéro au cas de Paris dans la première moitié du XIXe siècle. Il souligne la longévité du stéréotype (et de la réalité) de la ville-tombeau, et rappelle la révolution anthropologique provoquée à la charnière des XVIIIe et XIXe siècles par l’éloignement des vivants et des morts, sans occulter les résistances rencontrées par ce processus. Il étudie

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aussi le métissage des pratiques funéraires, en raison des migrations et colonisations successives, ainsi que les métamorphoses du modèle de la « belle mort » dans la ville.

This article sketches a synthesis on the presence of death in southern cities, by comparing the different fields included in this number with the case of Paris in the first 19th Century. It underlines the longevity of the stereotype (and reality) of the tomb-city, and reminds of the anthropological revolution caused by the removal of the dead out of the cities, since the late 18th Century, without eclipsing the resistance put up to this process. It also studies the mix of funeral practices, due to migration and successive colonization, as well as the transformation of the model of “good death” in the city.

INDEX

Index chronologique : XIXe siècle Thèmes : Paris

AUTEUR

EMMANUEL FUREIX Maître de conférences en histoire contemporaine, Université Paris 12 – Val-de-Marne

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Des descentes britanniques sur les côtes de l'Ouest aux rapports trans- Manche (XIVe-XIXe siècle) Nouvelles approches

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Introduction Des descentes britanniques sur les côtes de l’Ouest aux rapports trans- Manche (XIVe-XIXe siècles) – Nouvelles approches

Yann Lagadec et Christophe Cerino

« La commission […] déclare formellement, sur l’invitation de M. le sous-préfet, qu’en élevant ce monument, elle repousse énergiquement par avance toute idée d’hostilité envers une nation alliée et qu’elle n’a uniquement en vue que de perpétuer un souvenir glorieux pour la Bretagne et pour la France toute entière1. »

1 Si les quelques notables composant la commission instituée quelques semaines plus tôt pour l’érection d’un monument à Saint-Cast s’expriment ainsi en décembre 1857, c’est, pour une part, parce que les choses ne vont justement pas forcément de soi, y compris 18 mois à peine après la victoire remportée par l’alliance franco-britannique en Crimée, entérinée par le traité de Paris de mars 1856.

2 Il est vrai que la mémoire des confrontations franco-anglaises est alors encore vive, tout particulièrement en Bretagne. Ici en effet, les relations avec les « cousins » de l’autre côté de la Manche sont à la fois anciennes et complexes.

La longue durée des rapports anglo-bretons

3 Les rivalités halieutiques du milieu du XIXe siècle, notamment – mais pas seulement – au sujet de Terre-Neuve, illustrent bien la complexité des relations entre la Bretagne et la Grande-Bretagne. Des relations qu’il convient, pour ce faire, de resituer dans la longue durée.

4 Permettant, de Duguay-Trouin à Surcouf, de formidables réussites bien connues grâce notamment aux travaux d’A. Lespagnol ou de J. S. Bromley2, la course a, par exemple, joué ici un rôle important et durable dans la cristallisation des mémoires affrontées au cours de la « seconde guerre de Cent Ans » (1689-1815). Mais l’on pourrait tout aussi bien remonter au bas Moyen-Âge – voire au Moyen-Âge central –, en des temps où le duché de Bretagne présentait déjà un intérêt stratégique majeur pour les couronnes de France et d’Angleterre. Il n’est guère nécessaire de présenter ici en détail cette histoire commune éclairée par de multiples travaux3. L’on retiendra le fameux combat des Trente qui se tint

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près de Ploërmel en 1351, en pleine guerre de Succession : présentée – la chose en dit long – comme une Bataille de trente Anglois et trente Bretons par un poème anonyme du XIVe siècle, la joute opposa dans les faits, on le sait, des chevaliers allemands, anglais et bretons à des gentilshommes bretons et français4. Encore ne s’agit-il que d’un exemple parmi de nombreux autres : l’on rappellera ainsi les opérations navales et terrestres des forces d’Henry VII en Bretagne – mais aussi en Flandres – entre 1489 et 1491, le roi d’Angleterre cherchant à contrecarrer les visées françaises sur ces provinces5 ou encore le jeu diplomatique à trois conduit par Pierre Landais, l’archiduc Maximilien et le roi Richard III quelques années auparavant6.

5 Il n’en fallait pas plus pour alimenter une anglophobie bretonne dont l’histoire bénéficie de jalons désormais bien ancrés7. L’ennemi anglais et, au-delà, britannique, serait ainsi « héréditaire » – l’expression demanderait à être discutée – depuis le Moyen-Âge ; c’est ce que laisse entendre l’étude des textes d’Alain Bouchart, de Pierre Le Baud ou encore du Chronicon Briocense menée par L. Moal 8. En 1732, dans son Dictionnaire françois-celtique, Grégoire de Rostrenen explique pour sa part que « chaque nation a son caractère particulier : on dit léger et inconstant comme un François […] ; grave et méprisant comme un Espagnol ; méchant comme un Anglois » ! À en croire la littérature bretonne des XVIe- XVIIIe siècles, cet « Anglois » se caractériserait de manière plus générale par sa traîtrise, par le manque d’élégance de ses vêtements ou par son bégaiement9.

6 Reste, qu’au-delà des discours « officiels » et des stéréotypes portés par ces textes, l’on ne sait finalement que peu de choses sur l’idée que la masse des Bretons se fait, au cours des siècles, de cet « ennemi ». Les sources spécifiques font, il est vrai, assez largement défaut. Quelques allusions, saisies au détour d’une lettre, des minutes d’un procès, d’un rapport nous éclairent ponctuellement10. Certes, de retour d’une tournée en Bretagne en 1772, le comte d’Hérouville écrit des habitants de la province qu’ils « sont encore excités contre l’ennemi par l’intérêt qu’ils ont à défendre leurs biens et par une antipathie naturelle contre l’Anglois qui se transmet chez eux de père en fils11 ». Il est cependant difficile d’en dire beaucoup plus à partir de ce document, guère plus aisé de généraliser à partir d’une mention faite à la « supériorité arrogante » des Anglais par un ingénieur lorientais en 1739 dans un mémoire consacré à l’organisation de la défense du port de la Compagnie des Indes12 ou d’un poème publié après la descente contre Saint-Malo en 1693 dénonçant le « lâche Anglois et perfide13». D’autant, qu’à l’inverse, selon des Cognets de Correc, petit noble des environs de Carhaix, « les conversations » qu’il eut, au lendemain des descentes de 1746 contre Lorient et Quiberon, « avec les peuples de ces cottes nous fit entrevoir qu’ils ne haïssoient pas l’Anglois puisqu’ils disoient que c’estoit des bonnes gens qui payoient bien les danré14 ».

7 Il reste ainsi beaucoup à faire dans cette histoire des rapports trans-Manche. Tout d’abord en ce qui concerne l’histoire des représentations : que sait-on, par exemple, de l’image des Anglais chez les partisans bretons du roi Henri IV pendant les guerres de la Ligue ? Et chez les chouans et les émigrés, prêtres ou aristocrates, bénéficiant deux siècles plus tard de l’aide financière ou matérielle de la Grande-Bretagne15 ? Que pensaient les marins bretons des flottes de pêches et de commerce, dont certains servirent sans doute, à l’occasion, sur des navires britanniques ? Et les prisonniers de guerre des deux camps, détenus en Bretagne pendant la guerre de la Ligue d’Augsbourg ou celle de Sept Ans, entassés sur les pontons du sud de l’Angleterre pendant les guerres de la Révolution et de l’Empire, dont les contacts avec l’autre ne furent cependant sans doute pas toujours marqués d’un sceau négatif ? Quel impact eurent les événements – l’on pense à la guerre

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de Crimée16 – et les pratiques – notamment le voyage en Bretagne17 – sur l’anglophobie latente des Bretons au cours du XIXe siècle ? Les questions restent nombreuses, en ce domaine comme en d’autres.

8 En effet, au-delà des représentations dont l’histoire, rappelons-le, se doit d’être à double sens, les dimensions les plus concrètes des rapports entre les deux Bretagne, la Grande- et l’autre, ne sont guère mieux éclairées. Les échanges commerciaux, bien connus pour les XIVe et XVe siècles grâce à la thèse d’H. Touchard, pour les toiles du Léon entre XVe et XVIIe siècles, nous échappent ainsi très largement18. Que dire alors des activités de contrebande19 ? Pourtant, les Anglais et, au-delà, les Britanniques font partie, principalement dans les ports, d’un paysage presque quotidien, ce tant au XVIIe siècle – ainsi à Morlaix20 – qu’au siècle suivant. Passons sur le cas, bien connu pour le XVIIIe siècle, des réfugiés irlandais et jacobites dont certains connaissent parfois de fulgurantes réussites, notamment à Nantes21. De manière plus générale, dans son fameux rapport daté de 1726, l’inspecteur Lemasson du Parc rappelle, entre autres, que les huîtres de Cancale sont commercialisées Outre-Manche. L’on sait par ailleurs que les navires terre-neuviers du Sud-Ouest de l’Angleterre, de Cornouaille et du Pays de Galles, viennent tout au long du XVIIIe siècle – périodes de conflit mises à part – remplir leur cales de sel au Croisic ; ils en profitent d’ailleurs pour y débarquer du bœuf salé irlandais qui sert ensuite à l’avitaillement des vaisseaux de la Royale ou de la Compagnie des Indes quittant Brest ou Lorient. Quant à Roscoff, on y crée un entrepôt d’alcool dans les années 1760 afin de contrer le rôle des Îles anglo-normandes dans la contrebande ; il n’en reste pas moins que, selon Ogée, le trafic clandestin d’eau-de-vie et de thé y rapporterait plus de 4 millions de livres par an, l’équivalent de 30 % du commerce des toiles22.

9 Bref, ce que l’on pourrait appeler les Cross-Channel Studies restent un terrain encore largement à défricher, la Manche et ses littoraux un espace à (re)découvrir23.

Britons and Bretons at war : pour une histoire parallèle

10 Le dossier ici proposé se veut une première étape sur cette voie. En cherchant à renouveler – pour une part au moins – les approches de ces relations à travers l’exemple des descentes anglaises sur les côtes de l’Ouest au cours d’un large XVIIIe siècle, il se situe en effet dans le cadre d’un projet plus vaste : celui d’une histoire conjointe des conflits de part et d’autre de la Manche24. Certes, ces confrontations maritimes et terrestres de la partie occidentale du Channel ne sauraient, à elles seules, épuiser le sujet des relations anglo- ou brito-bretonnes. Elles n’en constituent pas moins une entrée en matière riche de potentialités, tant en raison de l’ancienneté que de la « réciprocité » des descentes25 : sans même remonter à 106626, les exemples sont nombreux des tentatives plus ou moins réussies d’intervention française en Grande-Bretagne ou en Irlande. Et que dire des simples projets dont la Bretagne constitue l’une des principales bases de départ27.

11 Il convient surtout d’insister sur le double enrichissement né du rapprochement de deux historiographies à la fois divergentes et complémentaires de ces descentes sur les côtes de l’Ouest. Tout d’abord, parce que, longtemps délaissée côté français, l’histoire militaire – celle notamment de la mise en œuvre tactique et stratégique des soldats en temps de guerre, et pas seulement celle, au final essentiellement sociale, pratiquée par l’« école corvisienne » –, plus développée en Grande-Bretagne, ouvre ici des perspectives nouvelles qu’illustrent, entre autres, les travaux de K. A. J. McKay, de R. Harding ou de R. Middleton

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au sujet des raids sur Brest à la fin du XVIIe siècle, Lorient en 1746 ou sur les côtes de l’Ouest en 1757-175828. Ensuite, parce que ce rapprochement permet de suivre ces opérations « amphibies » d’un bout à l’autre de leur déroulement, de leur conception tactique voire stratégique dans les bureaux des ministères britanniques jusqu’à la mémoire qu’ils engendrent en Bretagne et dont on trouve encore les multiples traces plusieurs dizaines d’années plus tard, sans négliger, pour autant, le bilan matériel des destructions réalisées ou les débats que suscite parfois dans l’opinion la stratégie des gouvernants29.

12 Quelques esprits chagrins feront bien remarquer que l’on connaît « tout », déjà, de ces épisodes. Certes, les érudits bretons se sont emparés des événements de 1746 ou 1758 – bien plus que de ceux de 1759 ou de 1761, moins brillants… – dès le second tiers du XIXe siècle : c’est par dizaines que l’on compte les articles sur les attaques contre Camaret, Lorient, Cancale ou Saint-Briac/Saint-Cast entre les années 1820 et le déclenchement de la Grande Guerre, du Lycée armoricain aux Annales de Bretagne, des Bulletins de la Société polymathique du Morbihan à ceux de la défunte Société archéologique des Côtes-du-Nord, de l’ Annuaire dinannais à la Revue de Bretagne et de Vendée ou à celle des Provinces de l’Ouest. Les ouvrages sont presque aussi nombreux, signés d’ailleurs par quelques-unes des grandes plumes de l’histoire bretonne du XIXe et du début du XXe siècle : il suffit de rappeler – sans la moindre prétention à l’exhaustivité – les noms de La Borderie, Pocquet du Haut-Jussé, de Courson, ou encore des chanoines Guillotin de Corson ou Lemasson30.

13 Pourtant, aussi utiles soient-ils – rappelons notamment qu’ils reposent, pour la plupart, sur la publication de sources pour certaines aujourd’hui disparues –, ces livres et ces articles n’épuisent pas, loin s’en faut, l’immense sujet que constituent les descentes de la Navy sur les côtes de France.

Les descentes britanniques : pour une histoire « totale »

14 Basées sur les seules sources françaises voire bretonnes31, ces publications donnent des événements une lecture qu’il convient de replacer dans le double contexte d’un XIXe siècle marqué par les tensions franco-britanniques précédant l’Entente cordiale et par l’affirmation d’une certaine identité régionale. Plus encore, elles négligent totalement la vision britannique des événements, omettent de replacer ces opérations dans le contexte plus global des conflits en cours : comment comprendre les raids de l’été 1758 sans tenir compte des opérations de 1757-1758, sans même parler de la guerre de Sept Ans dans sa globalité ? De Cancale ou Saint-Briac à Louisbourg et Québec, de Saint-Cast à Crefeld et Rossbach, de la Bretagne à la vallée du Saint-Laurent ou aux champs de bataille de Saxe et de Prusse, il y a des liens ténus que l’on ne saurait ne pas prendre en considération. La chose est d’autant plus importante qu’elle permet, comme le rappelle E. Dziembowski, de ramener les descentes contre les côtes bretonnes à leurs justes proportions : un élément parmi de nombreux autres dans le cadre d’une stratégie à l’échelle mondiale, un « épisode plus humiliant que militairement significatif » pour les Britanniques selon les termes du grand spécialiste américain de la guerre de Sept Ans, F. Anderson32. Les résultats des descentes contre Rochefort, Cancale, Cherbourg ou Saint-Cast n’en influencent pas moins à Londres les débats opposant partisans de la British ou Blue-Water Policy défendue par

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William Pitt et promoteurs de l’option « allemande », contribuant ici à orienter l’ensemble de la politique britannique.

15 Bien évidemment, les cibles des opérations de la Navy ne sont pas choisies au hasard. La géographie de longue durée qu’elles dessinent, du Moyen-Âge finissant aux conflits du XX e siècle, rappelle l’importance stratégique que revêt la Bretagne, notamment – mais pas seulement – en raison de l’importance de ses activités maritimes33. C’est ce que montre C. Cérino, en s’attachant à une Bretagne-sud à proximité de laquelle convergent nombre de routes commerciales de premier ordre, tout particulièrement celle d’Extrême-Orient. Dans ces conditions, la défense des côtes bretonnes prend une nouvelle importance. En cette Année « Vauban », G. Lécuillier nous rappelle ce que doivent les aménagements du littoral à la conjoncture guerrière des XVIIe et XVIIIe siècles : chaque conflit est l’occasion de la construction de nouvelles fortifications, simples points d’appui mais aussi ensembles défensifs plus étendus visant à la protection des principaux sites portuaires. C’est autour des grands ports que l’on innove d’ailleurs le plus en ce domaine, avec, notamment, les premiers exemples de forts détachés ceinturant Brest, préfigurant ainsi l’« éclatement » de la fortification qui caractérisera le XIXe siècle.

16 La mémoire de l’événement, sa lente élaboration constituent, elles aussi, un chantier relativement neuf. Cette histoire des représentations est pourtant passionnante, pour peu que l’on prenne soin d’en distinguer les différentes strates. C’est ce que suggère notamment, dans un récent article sur la famine irlandaise de 1847, N. Ó Ciosáin. Il y développe entre autres l’idée d’une « taxinomie tripartite de la mémoire collective » associant à une mémoire « populaire » – celle des sociétés savantes, des prêtres érudits ou des politiciens – des mémoires pour l’une « globale » – prenant la forme d’histoires officielles et nationales –, pour l’autre « locale » – correspondant au « folklore ou à l’histoire orale comme simple souvenir34 ». C’est aux liens entre cette mémoire « locale » et la mémoire « populaire » que s’intéresse E. Guillorel, en replaçant notamment le travail des folkloristes bretons du XIXe siècle dans un double contexte intellectuel et idéologique : à l’instar d’un Viollet-Le-Duc, La Villemarqué et Penguern remodèlent, complètent les œuvres qu’ils ont collectées. Leurs brouillons – dont un est ici publié – permettent cependant de retrouver les chansons originales qui les ont inspirés, de mieux saisir aussi la mémoire « locale » qu’ils traquaient.

17 C’est cette mémoire locale qu’étudie P. Pourchasse à travers le cas de l’étonnante « victoire » de Lorient en 1746, célébrée jusqu’à nos jours par un office religieux à Notre- Dame-de-la-Victoire. C’est, pour une part aussi, cette même mémoire « locale » que tentent à leur tour de saisir les folkloristes au XIXe siècle qui, tel Paul Sébillot en pays malouin, élaborent aux côtés des historiens la mémoire « populaire » véhiculée jusqu’à nos jours par leurs écrits. Le cas de Saint-Cast, analysé par D. Hopkin, Y. Lagadec et St. Perréon, illustre comment s’est lentement constitué un véritable « lieu de mémoire » breton, autour de quelques lieux – dont le monument élevé au moment du centenaire de 1858 – mais aussi d’une sorte de récit mythique et des héros qu’il met en scène.

18 On le voit : les quelques articles de ce dossier n’épuisent pas à eux seuls le sujet ; beaucoup reste en effet à faire, en ces mois marqués par le 250e anniversaire des dernières descentes du XVIIIe siècle sur le continent, celles contre Rochefort en 1757, Cancale, Cherbourg et Saint-Briac/Saint-Cast en 1758. Leur ambition était autre : illustrer

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l’inépuisable richesse de cette question, pour peu notamment que l’on prenne soin d’en renouveler les approches.

19 Et il en va de même pour chacun des aspects de ces Cross-Channel Studies que nous appelons de nos vœux : celle de la Manche considérée non seulement comme un lieu d’affrontement ayant pour enjeu la domination militaire, commerciale ou halieutique de cet espace, mais aussi et surtout un lieu de passage, de transmission, d’échanges tant matériels que culturels que l’on ne peut comprendre dans un contexte strictement national35. Bref, une histoire des circulations – de toutes les circulations – bien plus qu’une histoire comparatiste, une histoire des « passeurs », des intermédiaires, culturels ou autres, quels qu’ils soient36.

20 Ainsi que le suggérait il y a quelques années C. S. L. Davies, la Manche, sans nul doute, plus qu’une frontière, est un théâtre37. Un théâtre à étudier pour lui-même et dont il convient, indéniablement, d’appréhender de concert les deux côtés de la scène.

NOTES DE FIN

1. Arch. dép. des Côtes-d’Armor, 1 M 394. Souligné par nous. 2. LESPAGNOL, André, La Course malouine au temps de Louis XIV, entre l’argent et la gloire, Rennes, Apogée, 1995 et BROMLEY, John S., Corsairs and Navies, 1660-1760, Londres, Hambledon Press, 1987. Pour une période plus ancienne, DAVIES, C. S. L., « The Alleged “Sack of Bristol” : International Ramifications of Breton Privateering, 1484-1485 », Historical Research, 1994, p. 230-239 ou GALLICÉ, Alain, « Les bavures de l’action corsaire : l’exemple du Croisic, 1450-1540 », Annales de Bretagne et des Pays de l’Ouest, 2002-3, p. 7-17 qui mentionne plusieurs exemples d’incidents entre marins croisicais et britanniques. 3. Les travaux de M. Jones sont sans doute les plus nombreux en ce domaine. Se reporter à JONES, Michael, Ducal Brittany (1364-1399). Relations with England and France during te Reign of Duke John IV, Oxford, Oxford UP, 1970 et aux deux recueils d’articles qu’il a publiés : The Creation of Brittany. A Late Medieval State, Londres, Hambledon Press, 1988 et : Between France and England. Power and Society in Late Medieval Brittany, Ashgate, Variorum, 2003. 4. Sur ce point, voir la suggestive étude de DREVILLON, Hervé, Batailles. Scènes de guerre de la Table ronde aux tranchées, Paris, Seuil, 2007, p. 27-47. 5. CURRIN, John M., « “The King’s Army into the Partes of Bretaigne” : Henry VII and the Breton Wars, 1489-1491 », War in History, 2000, n° 4, p. 379-412 et BEAUCHESNE, Marquis de, « Expédition d’Edouard de Wydeville en Bretagne (1488) », Revue de Bretagne et de Vendée, 1911, p. 185-214. 6. DAVIES, C.S.L., « Richard III, Brittany and Henry Tudor (1483-1485) », Nottingham Medieval Studies, 1993, p. 110-126 et, de manière plus ancienne, POCQUET DU HAUT-JUSSÉ, Barthélemy-A., François II, duc de Bretagne, et l’Angleterre (1458-1488), Paris, De Boccard, 1929. 7. GUIFFAN, Jean, Histoire de l’anglophobie en France, Rennes, Terre de Brume, 2004, p. 207-217. L’histoire des images réciproques de la France et de l’Angleterre est assez largement éclairée, des travaux généraux de P. Gerbod et de R. Gibson (Voyages au pays des

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mangeurs de grenouilles, Paris, A. Michel, 1991 et Best of Ennemies. Anglo-French Relations since the Norman Conquest, Londres, Stevenson, 1995) à ceux, plus centrés chronologiquement, de BERTAUD, Jean-Paul et al., Napoléon, le monde et les Anglais. Guerre des mots et des images, Paris, Autrement, 2004 ou d’APRILE, Sylvie et BENSIMON, Fabrice (dir.), La France et l’Angleterre au XIXe siècle, Paris, Créaphis, 2006. Ces études portent cependant, pour l’essentiel, sur les stéréotypes véhiculés par les élites culturelles et sociales, loin donc des pratiques « quotidiennes » du plus grand nombre qui nous intéressent plus particulièrement ici. 8. MOAL, Laurence, « La construction d’un ennemi héréditaire : l’Anglo-Saxon dans les chroniques bretonnes de la fin du Moyen-Âge », Annales de Bretagne et des Pays de l’Ouest, 2001-3, p. 35-56. 9. Voir sur ce point LE MENN, Gwennolé, « La Grande-Bretagne à travers la littérature bretonne (XVe-XVIIIe siècles) et le vocabulaire breton », Mémoires de la Société d’histoire et d’archéologie de Bretagne, 1981, p. 125-161. 10. Pour un exemple, à la fin du XVe siècle, MOAL, Laurence, « Des Anglais dans les méandres judiciaires bretons après leur naufrage à l’entrée du Blavet (6 janvier 1479) », Mémoires de la Société d’histoire et d’archéologie de Bretagne, 2004, p. 393-426. 11. SHD, 1 M 1091, Compte rendu par M. le comte d’Hérouville de sa tournée faite sur les côtes de l’océan en 1771 en qualité de Directeur général des camps et armées, 4 juin 1772, p. 15. 12. BINET, H., « La défense des côtes de Bretagne au XVIIIe siècle. Études et documents », Revue de Bretagne, février 1910, p. 64. Cet ingénieur dresse d’ailleurs à grands traits les phases de ce que pourrait être un raid britannique contre Lorient, d’autant plus facile que « 28 années consécutives de paix leur [ont] donné une entière et parfaite connoissance ». 13. Le bombardement de Saint-Malo ou relation de ce qui s’y est passé jour pour jour. Poème lyrique, Saint-Malo, De La Mare, 1694. 14. SHD, A1 3188, n° 397, Lettre au secrétaire d’Etat à la Guerre, 23 décembre 1746. 15. Sur la correspondance « anglaise » pendant la Révolution, MENÈS, Jean-Claude, « Contre-Révolution et correspondance avant Quiberon », Mémoires de la Société d’histoire et d’archéologie de Bretagne, 1981, p. 197-222 et COBBAN, Alfred, « The Beginning of the Channel Isles Correspondence, 1789-1794 », English Historical Review, 1962, January, p. 38-52. 16. Sans doute conviendrait-il ici de distinguer marins et soldats. Que penser, par exemple, des propos du fantassin Jean-Marie Déguignet au sujet des « bons Anglais » de l’équipage du navire transportant son unité vers la Mer Noire : « J’ai souvent entendu dire du mal de ces Anglais » écrit-il plus loin, « cependant je n’ai jamais trouvé nulle part de meilleurs gens » ; DEGUIGNET, Jean-Marie, Mémoires d’un paysan bas-breton, Le Relecq- Kerhuon, An Here, 1998, p. 139. 17. Voir, sur ce point, l’intéressante étude de LE DISEZ, Jean-Yves, Étrange Bretagne. Récits de voyageurs britanniques en Bretagne (1830-1900), Rennes, PUR, 2002. 18. TOUCHARD, Henri, Le Commerce maritime breton à la fin du Moyen Âge, Paris, Les Belles- Lettres, 1967 et TANGUY, Jean, Quand la toile va. L’industrie toilière bretonne du XVIe au XVIIIe siècle, Rennes, Apogée, 1994. Sur des aspects plus précis, l’étude de MAC CALLOC’H, « Le commerce de Vitré avec l’île de Guernesey au XVIe siècle », Association bretonne, 1876, p. 23-34, reste utile. 19. Cette activité laisse, par définition, peu de traces dans les sources. Elle a donné lieu cependant à quelques études, telles celles de FOURNIER, Rachel, La Contrebande maritime du

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Cap Fréhel à la baie du Mont-Saint-Michel (1763-1790), Mémoire de maîtrise, Université de Rennes 2, dact., 1997, 209 f°. Citons les quelques pages qu’y consacre YSNEL, Franck, La Défense de la baie de Morlaix aux XVIIe et XVIIIe siècles, Mémoire de DEA, Université de Rennes 2, dact., 1991, f° 149-153 ou l’étude plus ancienne de SEE, Henri, « Quelques aperçus sur la contrebande en Bretagne au XVIIIe siècle », dans : HAYEM, Lucien (dir.), Mémoires et documents pour servir à l’histoire du commerce et de l’industrie en France, Paris, Guillemot et Lamothe, 1925, t. IX, p. 227-236. 20. TANGUY, Jean, « La colonie anglaise de Morlaix à la fin du XVIIIe siècle », Mémoires de la Société d’histoire et d’archéologie de Bretagne, 2002, p. 149-161. 21. Sur ce point, se reporter à la récente mise au point de CROIX, Alain (coord.), Nantais venus d’ailleurs. Histoire des étrangers à , des origines à nos jours, Rennes, PUR, 2007. 22. Ces exemples sont repris de QUENIART, Jean, La Bretagne au XVIIIe siècle (1675-1789), Rennes, Ouest-France, 2004, p. 317, 319 et 341. L’on trouvera de rares éléments dans COUFFON, René, « Contribution à l’étude du commerce maritime de la Bretagne au milieu du XVIIIe siècle », Mémoires de la Société d’histoire et d’archéologie de Bretagne, 1972-1974, p. 107-122. 23. Il convient cependant de noter que la thèse récente de MORIEUX, Renaud, La Manche au XVIIIe siècle. La construction d’une frontière franco-anglaise, Thèse, dact. Université de Lille III, 2005, a ouvert des perspectives particulièrement stimulantes, pour un espace cependant plus septentrional que nos terrains d’enquêtes habituels, ceux de l’Ouest de la France en général, des côtes de Bretagne plus particulièrement. 24. Ce projet Britons and Bretons at War, mené conjointement par des universitaires français et britanniques, devrait déboucher sur la publication d’un ouvrage collectif franco-britannique à l’horizon 2009-2010. 25. Rappelons, par exemple, qu’en 1462, le duc François IInomme un certain Jean Gaudin à la garde des côtes pour s’opposer aux incursions anglaises (MORICE, dom H., Mémoires pour servir de preuves à l’histoire ecclésiastique et civile de Bretagne…, Paris, C. Osmont, 1746, III, 906). Une cinquantaine d’années plus tard, Louis XII, roi de France et duc de Bretagne, entend, par un mandement signé à Nantes en 1513, « aider à la défense du pays menacé par les Anglois qui y ont déjà fait descente, brullé, tué, violé, pillé et saccagé plusieurs villages » (TAILLANDIER, Charles, Dom, Histoire ecclésiastique et civile de Bretagne. Tome II, Paris, Duguette, 1756, p. 80). De manière plus générale, se reporter aux multiples exemples proposés par RUSSON, Marc, Les côtes guerrières. Mer, guerre et pouvoirs au Moyen- Âge. France, façade océanique, XIIIe-XVe siècle, Rennes, PUR, 2003, p. 84-123. 26. Pour un exemple, KEATS-ROHAN, K. S. B., « Le rôle des Bretons dans la politique de colonisation normande de l’Angleterre (vers 1042-1135) », Mémoires de la Société d’histoire et d’archéologie de Bretagne, 1996, p. 181-215 ou JONES, Michael, « Notes sur quelques familles bretonnes en Angleterre après la conquête normande », Mémoires de la Société d’histoire et d’archéologie de Bretagne, 1981, p. 73-97. 27. Notons qu’il manque toujours une histoire renouvelée – et élargie – de ces tentatives et projets, depuis les travaux de LEVOT, Prosper, « Projets de descente en Angleterre sous Louis XV et sous Louis XVI », Bulletins de la Société académique de Brest, 1876-1877, p. 401-464, COQUELLE, P., « Les projets de descentes en Angleterre d’après les archives des affaires étrangères », Revue d’histoire diplomatique, 1901, p. 433-452 et 591-624 ; 1902, p. 134-157 et de DESBRIÈRE, Edouard, 1793-1805. Projets et tentatives de débarquement aux Îles britanniques, Paris, Chapelot, 4 vol., 1900-1902.

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28. MCLAY, K. A. J., « Combined Operations and the European Theatre during the Nine Years’ War, 1688-1697 », Historical Research, n° 202, 2005, p. 506-539 ; HARDING, Richard, « The Expedition to Lorient, 1746 », Age of Sail, n° 1, 2002, p. 34-54 ; MIDDLETON, Richard, « The British Coastal Expeditions to France, 1757-1758 », Journal of the Society for Army Historical Research, 1993, p. 74-92. 29. De multiples publications britanniques concernant ces descentes, contemporaines des événements, sont notamment trop largement méconnues en France, des ouvrages d’Edward Littleton (A Project of a Descent upon France, 1691 ; The Descent upon France Considered in a Lettere to a Member of Parliament, 1693), au moment des premiers raids contre Saint-Malo et Brest/Camaret à ceux, anonymes notamment, qui suivirent l’échec de Saint-Cast (A Letter from a Member of Parliament in Town, to a Noble Lord in the Country, in Regard to the Last Expedition to the Coast of France, 1758 ; Nous Le Lieutenant General Bligh, Colonel De Regiment De Cavallerie, Commandant En Chef Des Armées De Sa Majesté Britannique, &c. &c. &c, 1758). Se reporter, pour l’année 1758, aux analyses de PETERS, Marie, Pitt and Popularity. The Patriot Minister and London Opinion During the Seven Years War, Oxford, Clarendon, p. 123-133, de CARDWELL, M. John. Arts and Arms: Literature, Politics and Patriotism During the Seven Years War, Manchester, Manchester University Press, 2004, p. 224-228 ainsi qu’à l’étude de HOPKIN, David, LAGADEC, Yann et PERREON, Stéphane, « “A pleasant country” : visions britanniques des descentes de 1758, de Cancale à Saint-Cast », Bulletin et Mémoires de la Société archéologique et historique d’Ille-et-Vilaine,à paraître, 2008. 30. L’un des historiens les plus actifs est cependant moins connu : il s’agit d’H. Binet, officier de l’armée de terre, à qui l’on doit, entre 1909 et 1938, une dizaine d’études portant aussi bien sur les descentes sur les côtes de Bretagne, et notamment celles de 1758, qu’aux défenses mises en place ou à l’organisation des milices gardes-côtes. Citons, entre autres, ses trois articles publiés dans les Annales de Bretagne entre 1908 et 1911 : « Un épisode de la guerre des côtes en Bretagne au XVIIIe siècle : la trahison du Guildo », Annales de Bretagne, 24, 1, 1908, p. 1-40 ; « La guerre de côtes en Bretagne au XVIIIe siècle et la région malouine après les descentes anglaises de 1758 », Annales de Bretagne, 25, 2, 1910, p. 295-321 et « La guerre de côtes en Bretagne au XVIIIe siècle : le commandement du Duc d’Aiguillon en Bretagne », Annales de Bretagne, 26, 2, 1911, p. 307-351. 31. Les érudits ayant consulté les sources conservées aux Archives nationales ou aux Archives de la Guerre – aujourd’hui Service historique de la Défense – sont peu nombreux. Plus rares encore sont ceux ayant travaillé dans les archives britanniques ; P. Diverrès, auteur d’une très solide étude sur la descente contre Lorient en 1746 (« L’attaque de Lorient par les Anglais (1746) », Mémoires de la Société d’histoire et d’archéologie de Bretagne, 1930, p. 267-338 et 1931, p. 1-112) semble le seul dans ce cas. H. Binet consulta cependant un certain nombre de sources publiées. 32. ANDERSON, Fred, The Seven Years’ War and the Fate of Empire in British North America,1754-1766, Londres, Faber, 2000, p. 302-303. 33. Sur le tournant stratégique qu’engendre le développement du mercantilisme, se reporter à la désormais classique analyse de NIÈRES, Claude, « La Bretagne, province frontière », Mémoires de la Société d’histoire et d’archéologie de Bretagne,1981, t. 58, p. 183-196 ou à la contribution de LE BOUËDEC, Gérard, « La Bretagne et la guerre : ruptures et modèles de développement économique maritime (XVe-début XXe siècles) », dans : MARZAGALLI, Silvia et MARNOT, Bruno (dir.), Guerre et économie du XVIe au XXe siècles, Bordeaux, PU de Bordeaux, 2006, p. 211-221.

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34. Ó CIOSÁIN, Niall, « Approaching a Folklore Archive : The Irish Folklore Commission and the Memory of the Great Famine », Folklore, 2004-2, p. 222-232. 35. Les exemples sont nombreux en ce domaine. Ainsi des pratiques sociales et sportives élitaires importées par les riches britanniques en villégiature à Dinard dès le milieu du XIXe siècle, où une église anglicane est établie dès 1869 (FERMIN, Henri, Dinard: la vie balnéaire à travers ses hôtels du Second Empire à nos jours, Dinard, Association des Amis du musée de Dinard, 1986 et GAY-LESCOT, Jean-Louis, Le développement du mouvement associatif sportif et de l’éducation physique en Ille-et-Vilaine de 1870 à 1939, Thèse de 3e cycle, dact., Université de Rennes 2, 1985, 302 f°). À l’autre extrémité de l’échelle sociale, l’on peut aussi noter la consommation régulière de thé dès la fin du XIXe siècle chez les placenners des environs de Saint-Pol-de-Léon, très modestes ouvriers agricoles qui côtoient les tout aussi modestes johnnies qui chaque année se rendent en Grande-Bretagne pour y vendre les oignons produits dans cette zone légumière (LAGADEC, Yann, « Le salariat agricole dans les campagnes de Bretagne au XIXe siècle : un enjeu social et politique », Bulletin et Mémoires de la Société Archéologique et Historique d’Ille-et-Vilaine,2007, p. 281-326). 36. Les îles anglo-normandes tiennent sans doute ici une place à part qui mériterait d’être réévaluée au regard de ces problématiques. Se reporter à la stimulante analyse de LESPAGNOL, André, « Les îles anglo-normandes et la France de l’Ouest : une relation particulière », dans CHAUVAUD, Frédéric et PERET, Jacques (dir.) Terres marines. Études en hommage à Dominique Guillemet, Rennes, PUR, 2005, p. 85-90. 37. DAVIES, C. S. L., « The Alleged “Sack of Bristol” », art. cit., p. 239.

INDEX

Index chronologique : XIXe siècle, XVIIIe siècle, XVIIe siècle, XVIe siècle, XVe siècle, XIVe siècle Thèmes : Bretagne

AUTEURS

YANN LAGADEC Maître de conférences en histoire moderne, CERHIO-Université Rennes 2

CHRISTOPHE CERINO Ingénieur de recherche, CERHIO-Université de Bretagne Sud

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La place des descentes sur les côtes françaises dans la politique de William Pitt l’Ancien (1757-1758)

Edmond Dziembowski

1 Considérées dans le cadre planétaire de la guerre de Sept Ans, les descentes anglaises1 sur les côtes de France apparaissent de prime abord comme des épisodes secondaires. Mobilisant des effectifs limités pour des opérations de courte durée, ces expéditions, au mieux, se soldèrent par un coup d’éclat sans lendemain (la prise de Cherbourg en août 1758), et, au pire, par de terribles humiliations (le fiasco de Rochefort en septembre 1757 et le désastre de Saint-Cast en septembre 1758)2. En définitive, leur histoire pourrait très bien se résumer à la plaisanterie qui courut en Angleterre après l’échec de Rochefort : pris d’un accès de vandalisme teinté de snobisme, le ministère britannique s’employait à briser des fenêtres en utilisant des guinées comme projectiles3.

2 Loin d’être anecdotique, ce trait d’humour nous mène directement au problème que posent ces descentes aux historiens de la guerre de Sept Ans. Tandis que la situation en Amérique semblait réclamer des mesures fortes, pourquoi avoir dispersé les énergies en promouvant ces expéditions coûteuses et hasardeuses ? Pourquoi, alors que l’humiliation de Rochefort militait pour un arrêt immédiat de cette stratégie, s’être obstiné pendant une année entière en lançant trois nouveaux raids sur les côtes françaises ? Au centre de ce questionnement se tient la figure du promoteur de ces opérations, William Pitt l’Ancien, secrétaire d’État au département du sud de novembre 1756 à avril 1757, et de juin 1757 à octobre 1761. L’œuvre ministérielle de Pitt et, plus largement, son parcours d’homme politique ont fait l’objet d’un vaste débat chez les historiens anglo-saxons4. À la lumière de ces travaux, il convient d’examiner la stratégie mise sur pied par Pitt en la confrontant au cadre politique et au débat public qui l’ont vue naître. Comme il sera loisible de le souligner, les positionnements partisans sur la politique étrangère ainsi que l’ambition affichée par Pitt de gouverner d’une manière ostensiblement différente de celle de ses prédécesseurs conditionnèrent dans une large mesure ces descentes qui, en leur temps, ont été décrites sous le ton de l’ironie.

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3 Dans son étude consacrée à la conduite de la guerre de Sept Ans, R. Middleton estime que les opérations sur les côtes de France ont été « la contribution la plus distinctive de Pitt au conflit5 ». Revenu au pouvoir le 29 juin 1757 après une éphémère expérience ministérielle (novembre 1756-avril 1756)6, Pitt ne tarda pas, en effet, à apposer sa marque aux hostilités. Jusqu’à son retour aux affaires, les principaux théâtres d’opération, du côté britannique, étaient l’Amérique du Nord, cause première de la guerre de Sept Ans, et l’Inde, où s’affrontaient les troupes des compagnies française et anglaise. En Allemagne, où le conflit s’était étendu après l’offensive de la Prusse contre la Saxe (août 1756), l’Angleterre se contentait de payer une armée d’observation chargée de défendre l’Électorat de Hanovre. À ce canevas, Pitt apporta une nouveauté de taille. Il reprit à son compte une suggestion émise quelques mois plus tôt par Frédéric II. Confronté à la menace d’une intervention simultanée des troupes de la Maison d’Autriche, de la France, de la Suède et de la Russie, le roi de Prusse demandait que l’Angleterre, son alliée, soulageât sa position en lançant une opération de diversion qui obligerait Louis XV à rappeler une partie de ses troupes engagées en Allemagne7. Dès la mi-juillet 1757, Pitt obtint le soutien du roi et du Cabinet pour son premier projet de descente, dont l’objectif était Rochefort. Aussitôt, Frédéric fut informé de l’imminence d’une « puissante diversion » sur les côtes françaises8.

4 Ce n’est que le 8 septembre que l’expédition commandée par Sir John Mordaunt et escortée par la flotte de l’amiral Hawke quitta Portsmouth pour gagner son objectif. Le 3 octobre, elle était de retour, l’oreille basse : la « puissante diversion » avait fait long feu. Divisés sur les chances d’un débarquement, les officiers de l’armée de terre passèrent le gros de leur temps à reconnaître le terrain et à discuter. Finalement, ils décidèrent de faire demi-tour. L’envoyé anglais à Berlin, Andrew Mitchell, rendit compte de l’effet de ce fiasco sur l’image de son pays : « jusqu’alors, les Anglais étaient enviés et détestés en Europe. Maintenant, on les méprise9 ».

5 Pendant l’hiver, alors que se préparaient les plans de campagne pour l’année 1758, Frédéric II exigea une participation militaire effective de l’Angleterre à la guerre d’Allemagne. Pour des raisons que je développerai plus bas, Pitt fit la sourde oreille. Résigné, le roi de Prusse suggéra de poursuivre les opérations de diversion sur les côtes françaises. La prudence prévalait à Londres : Pitt se rallia à l’avis du Premier Lord de l’Amirauté, l’amiral Anson, qui estimait que l’expédition de Rochefort, en dégarnissant la défense des côtes britanniques, avait été un coup très risqué. Désormais, l’aire d’intervention serait limitée au secteur de la Manche. Le 19 mai, une réunion ministérielle fixa le lieu de la nouvelle descente : l’objectif était Saint-Malo. L’attaque « obligera l’ennemi à conserver une grande force » dans le secteur10. Anson prit personnellement le commandement de la flotte chargée d’escorter le corps expéditionnaire commandé par Marlborough et Howe. Débarqués le 5 juin dans la baie de Cancale, les redcoats ne parvinrent pas à prendre Saint-Malo. Mais, avant de se retirer, ils détruisirent l’essentiel des navires corsaires français. L’humiliation de Rochefort était en partie lavée.

6 Décidés à continuer d’harceler les Français, Pitt et ses collègues lancèrent une nouvelle opération. Le nouveau raid fut un succès total : le 8 août 1758, les Anglais entraient dans Cherbourg. Après s’être rendus maîtres d’une trentaine de navires français, avoir emporté une vingtaine de canons ainsi que les cloches de la ville et détruit les installations portuaires, les soldats britanniques rembarquèrent pour l’Angleterre, où ils furent reçus en héros, les gazettes allant jusqu’à comparer l’expédition de Cherbourg aux

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plus grands exploits de la guerre de Cent Ans. L’euphorie fut pourtant de courte durée. Poussé par ce succès, le Cabinet britannique osa une dernière descente. Espérant prendre par surprise les Français en attaquant un secteur déjà visité, le général Bligh choisit d’opérer un nouveau raid contre Saint-Malo. Débarquée à Saint-Briac, son armée commença sa marche quand elle apprit l’arrivée de forces importantes commandées par le duc d’Aiguillon. Prudemment, Bligh décida de replier ses forces. La bataille s’engagea au moment où les troupes britanniques s’apprêtaient à rembarquer. Elle fit, du côté anglais, 750 tués, blessés et prisonniers11. Le désastre de Saint-Cast marqua la fin des opérations sur les côtes françaises.

7 Quel bilan tirer de ces opérations ? Les navires, les cloches et les canons rapportés de l’expédition de Cherbourg étaient des trophées assez dérisoires en comparaison des risques encourus et des sommes dépensées. Ces opérations, en effet, étaient très onéreuses. L’expédition de Rochefort à elle seule coûta près d’un million de livres sterling 12. Doit-on se résigner à conclure par la boutade sur les vitres brisées ? Non point, mais l’action de Pitt a fait l’objet de révisions d’une telle ampleur depuis une vingtaine d’années qu’il est parfois difficile de déceler les lignes de force de sa politique. C’est ainsi que les résultats immédiats des descentes sont toujours l’objet d’âpres discussions. En 1985, dans une étude contestant la tradition historiographique qui voyait en Pitt un stratège infaillible, R. Middleton affirmait que ces raids n’eurent guère de conséquences sur les effectifs de l’armée française qui combattait en Allemagne13. Cette thèse est-elle en passe d’être contestée ? Toujours est-il que la récente synthèse de N. A. M. Rodger sur la Royal Navy s’aligne à nouveau sur les positions défendues par les historiens du début du XXe siècle : pour Rodger, la diversion ardemment souhaitée par Frédéric II aurait bel et bien eu les effets escomptés14.

8 Mais s’agissait-il uniquement d’opérations de diversion ? Dans une étude parue en 1995, J. Woodbridge propose une interprétation extraordinaire du projet de descente à Rochefort 15. L’expédition britannique aurait été préparée en étroite concertation avec le prince de Conti. Brouillé avec Louis XV et devenu un opposant résolu, Conti soutenait les Parlements de France dans leur lutte contre le « despotisme ministériel ». Selon Woodbridge, l’activité de Conti allait bien au-delà de cet appui donné aux magistrats : le prince préparait une vaste insurrection protestante dans le royaume de France. Elle devait éclater tandis que l’armée du roi était occupée en Allemagne et sur les côtes françaises. Loin d’être une simple diversion, le débarquement anglais aurait eu donc pour objectif de soutenir la cause huguenote et même de saper les bases de la monarchie absolue ! Ce programme, qui paraît sortir d’un roman d’Alexandre Dumas, laisse perplexe 16. L’on sait que Pitt était un ennemi résolu de l’intolérance et qu’il fit parfois l’apologie de l’opposition parlementaire française à la Chambre des Communes. Mais, peut-on conclure qu’il souhaitait profiter de la guerre pour aider les huguenots, et même contribuer à déclencher une espèce de révolution en France ? Compte tenu du climat politique régnant en Angleterre et de la situation militaire très précaire de la Grande-Bretagne, tout porterait plutôt à croire que ses préoccupations étaient bien plus prosaïques.

9 Restent pourtant quelques faits troublants. En tout premier lieu, l’on notera que le point de débarquement de Rochefort était situé à proximité des communautés huguenotes du sud-ouest de la France17. En second lieu, les autorités françaises s’attendaient manifestement à une action violente des protestants18. Le journal de Barbier offre un son de cloche concordant : la menace d’une révolte protestante qui risquait d’embraser un pays en proie aux querelles politiques aurait, selon Barbier, poussé Louis XV à se

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réconcilier avec le Parlement de Paris19. L’exemple de la révolte des pendant la guerre de Succession d’Espagne montrait d’ailleurs la force que pouvait prendre un soulèvement protestant quand les armées du roi étaient occupées sur d’autres théâtres d’opérations. Il y a encore mieux : pendant la guerre de Succession d’Autriche, un informateur français à Londres fit état du projet d’une « descente facile à exécuter sur les côtes de Normandie » qui présente de fortes analogies avec le prétendu plan de subversion Conti-Pitt : « L’on fait voir une puissante diversion et l’obligation où la France seroit de diviser ses armées. D’ailleurs on a représenté que réussissant dans cette partie du royaume, les autres provinces remplies de protestants suivroient bientôt l’exemple20. »

10 Le témoignage d’un homme qui était proche de Pitt, Thomas Hollis21, est également digne d’attention. En novembre 1762, Hollis commente les préliminaires de paix et propose son contre-projet. Sur les questions territoriales, Hollis est très proche des positions intransigeantes que Pitt défend alors aux Communes22. Or, ce document comporte une clause étonnante : « que les mariages des protestants français soient officiellement reconnus et que leurs réunions ne souffrent plus des dragonnades23 ». Quand on sait que Pitt et Hollis se rencontraient souvent au début de la guerre, l’on est en droit de se demander si le secrétaire d’État ne rêva pas de se poser en défenseur du protestantisme en Europe. Même si l’on écarte certaines déclarations intempestives du général Mordaunt, dont le sens est trop obscur pour que l’on puisse en tirer des enseignements24, un dernier élément semblerait confirmer cette hypothèse. C’est en effet pendant l’été 1757 que commencent à se multiplier dans les documents gouvernementaux des formules telles que « la défense de la liberté et de la religion25 ». Ces mots s’appliquent-ils à la guerre en Allemagne, qui voit deux puissances catholiques affronter la Prusse protestante ? Ou désigneraient-ils plutôt les auxiliaires secrets de l’Angleterre au royaume de Louis XV ? Faute de sources permettant, en l’état actuel des recherches, de corroborer les hypothèses de Woodbridge, l’on en restera à ces points d’interrogation.

11 Passons à la place des descentes anglaises dans la stratégie mise sur pied au cours de l’été 1757. Ces opérations étaient étroitement liées aux idées que Pitt avait défendues avant son arrivée au pouvoir, lorsqu’il s’opposait avec véhémence à la politique menée par le duc de Newcastle. Et c’est ici que la politique intérieure interfère sérieusement avec les options militaires. Entré en opposition à partir de l’automne 1754, Pitt devint en quelques mois le chef de file du courant patriote, position qu’il avait déjà occupée au milieu des années 1740. Unissant au Parlement les whigs mécontents et les tories, le groupe des patriotes était viscéralement hostile à toute politique favorisant l’Électorat de Hanovre, et, partant, était fermement opposé à l’intervention de la Grande-Bretagne dans la guerre d’Allemagne.

12 L’avènement du premier souverain de la dynastie des Hanovre, en 1714, fit entrer de plain-pied les affaires allemandes dans la politique étrangère de la Grande-Bretagne. Soucieux de défendre leur Électorat, George Ier (1714-1727), puis George II (1727-1760) en vinrent naturellement à susciter le mécontentement de certains de leurs sujets britanniques. Le groupe des patriotes, présent dans les deux Chambres, était le porte- parole de cette fraction de l’opinion extraparlementaire qui condamnait toute entorse faite à la sacro-sainte défense des intérêts maritimes et coloniaux de la Grande-Bretagne26 . La guerre de Succession d’Autriche vit le premier affrontement majeur entre l’option allemande, soutenue par George II, et la blue water policy défendue par les patriotes : c’est alors que Pitt outragea le roi en plein Parlement en qualifiant le Hanovre de « méprisable

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Électorat ». Ce dérapage verbal valut à Pitt l’inimitié de George II pendant de longues années.

13 L’origine extra-européenne de la guerre de Sept Ans donna un nouvel élan à la critique patriote de la politique étrangère du Cabinet anglais. Rappelons ici que le conflit, que les historiens américains nomment la French and Indian War, éclata au Nouveau Monde près de deux ans avant la déclaration de guerre de l’Angleterre à la France27. Compte tenu de l’escalade militaire en Amérique, il était probable, dès l’été 1755, que cet affrontement colonial déboucherait sur une guerre franco-anglaise. Le Hanovre redevint alors un facteur de division du monde politique de première importance. Pour George II, il était en effet urgent de protéger l’Électorat menacé d’une invasion française en trouvant des alliés continentaux. La Convention de Westminster (16 janvier 1756), qui nouait une alliance avec la Prusse, paraissait régler la question : le Hanovre étant désormais sous bonne garde, le Cabinet britannique était en mesure de concentrer ses efforts outre- Atlantique. Le premier traité de Versailles entre la France et la Maison d’Autriche (mai 1756) et l’offensive de Frédéric II contre la Saxe (août 1756) rendirent pourtant caducs les plans britanniques. Étant donné le rapport de force né du Renversement des Alliances, une intervention française en Allemagne était plus que jamais à craindre. Signé le 1er mai 1757, le second traité de Versailles engageait désormais Louis XV à soutenir militairement Marie-Thérèse dans sa lutte contre la Prusse. Au retour aux affaires de Pitt, la guerre de Sept Ans avait pris sa physionomie définitive : le conflit maritime et colonial se doublait désormais d’une guerre européenne dont le théâtre était l’Empire.

14 Lorsqu’il prit la tête de l’opposition au ministère du duc de Newcastle, entre 1754 et 1756, Pitt n’eut de cesse de dénoncer les « mesures incohérentes, non-britanniques28 » qui, en favorisant le Hanovre, devaient, à ses yeux, conduire à la ruine les colons anglais d’Amérique, ce peuple « trop longtemps insulté, trop longtemps négligé, trop longtemps oublié29 ». Cette phraséologie patriote exprimée avec éloquence à la Chambre des Communes lui avait alors valu le ralliement progressif des tories, notamment de l’ Alderman de la cité de Londres et député aux Communes William Beckford. La dénonciation des prétendues dérives hanovriennes de la politique étrangère l’avait également rapproché de l’héritier présomptif au trône, le jeune Prince de Galles, et de son mentor Lord Bute. À l’instar de Pitt, Bute et le futur George III regardaient le Hanovre comme un boulet qui portait préjudice à l’effort de guerre nécessaire à la défense des colonies d’Amérique.

15 Lors de sa première expérience ministérielle (novembre 1756-avril 1757), Pitt fut déjà confronté au problème épineux du respect de la ligne patriote. L’assise parlementaire du ministère était fragile. Pitt ne pouvait vraiment compter que sur le groupe des tories et sur sa poignée de partisans whigs. Confronté à l’extension du conflit au continent, le secrétaire d’État devait pourtant se plier aux faits : il fallait protéger le Hanovre, qui était menacé par l’armée du roi de France. Pitt résolut le problème en réclamant des Communes l’octroi de 200 000 livres pour l’entretien d’une armée d’observation composée de troupes allemandes chargées de défendre l’Électorat. La ligne patriote paraissait maintenue : l’Angleterre s’abstenait d’intervenir directement dans le conflit continental. La réalité était pourtant plus complexe. En acceptant de financer une armée au Hanovre, Pitt venait d’avouer à mots couverts que la Grande-Bretagne ne pouvait plus se désintéresser de la guerre d’Allemagne.

16 Démis de ses fonctions en avril 1757 par George II, Pitt dut son retour au pouvoir à l’action des tories qui déclenchèrent une campagne de soutien en sa faveur30. Lors des

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négociations menant à la formation de la coalition ministérielle Pitt-Newcastle, les liens qu’il entretenait avec la Cour de Leicester House – celle du Prince de Galles – furent également un atout précieux. L’alliance ministérielle conclue entre Pitt et le duc de Newcastle était en effet un mariage de raison. Étant donné l’âge avancé de George II, l’avènement du Prince de Galles était peut-être imminent. En formant une coalition gouvernementale avec un homme de confiance du prince héritier, Newcastle espérait conserver sa place sous le nouveau règne31. La position de Pitt, à son retour aux affaires, n’en était pas moins délicate. Ses deux soutiens essentiels, les tories du Parlement et la Cour de Leicester House, exigeaient le respect strict de la ligne patriote : non-engagement en Allemagne, mobilisation maximale en Amérique. Membre d’un gouvernement de coalition dont plusieurs membres éminents, comme Newcastle ou Holderness, étaient favorables à une intervention en Allemagne, Pitt était contraint de composer ou de se démettre. L’on comprend pourquoi il accueillit aussi favorablement la suggestion de Frédéric II. En lançant des opérations de diversion, Pitt restait fidèle aux vues qu’il avait défendues dans l’opposition. Mieux : en attaquant la France sur ses côtes, il concrétisait ce qui, avec le temps, était devenu un des dogmes de l’opposition patriote, à savoir la vocation naturelle de l’Angleterre à contrôler les espaces maritimes. La stratégie de diversion, en somme, était l’option patriote par excellence. En témoignent les réactions du Prince de Galles et de Bute, qui, jusqu’à l’été 1758, se montrèrent très satisfaits de ces opérations32. En témoignent également les réflexions de William Beckford. Le 10 juillet 1758, celui-ci adressa à Pitt une longue lettre où il exprimait son avis sur les opérations militaires en cours. Évoquant les succès britanniques en Afrique, la victoire de Crefeld et le demi-succès de l’expédition de Saint-Malo, l’allié du ministre se faisait également l’écho de l’opinion : « Toutes ces bonnes nouvelles sont attribuées à vous et à vous seul. Telle est la voix unanime du peuple […]. Les personnes désintéressées avec lesquelles je converse [… ] pensent qu’une invasion sur les côtes françaises est praticable, et que la force navale de l’ennemi ne peut vraiment être affaiblie qu’en anéantissant les navires et les magasins par de fréquentes invasions […]. Nous avons actuellement de grandes forces capables d’entreprendre des opérations encore plus importantes à cet instant critique où les armées françaises sont pleinement occupées en Allemagne [… ]. Ces diversions feront plus de bien à la cause commune que l’envoi de gros effectifs en Allemagne et aux Pays-Bas. Mon opinion est qu’il y a du vrai dans ce raisonnement. Je crois sincèrement que notre situation présente nous permet d’attaquer les côtes françaises et de financer largement l’armée de Hanovre. Vous m’avez fait le plaisir de m’avertir de l’envoi de douze escadrons de cavalerie à l’armée du Prince Ferdinand. J’approuve cette mesure qui me semble juste, et j’approuverai l’envoi de renforts de cavalerie à cette armée, qui semble en manquer […]. Mais je me permets de vous conseiller de ne pas abandonner les tentatives sur les côtes françaises […]. Même si ces entreprises ne réussissent pas, elles auront néanmoins l’avantage de provoquer des diversions et, par cet embarras, empêcheront l’ennemi d’écraser nos alliés par des forces supérieures33. »

17 Ces réflexions de Beckford ont été couchées sur le papier à un moment-clé de l’histoire de la stratégie britannique. Jusqu’au début du printemps, Pitt était resté fidèle à la ligne patriote mise sur pied en juillet 1757. L’on connaît ses mots célèbres prononcés le 14 décembre aux Communes : jamais, affirma-t-il, « il ne ferait verser une seule goutte de notre sang sur les bords de l’Elbe ». Pitt avait parlé un peu vite. Comme je l’ai déjà signalé, Frédéric II exigea en effet la participation des troupes britanniques à la guerre d’Allemagne. Pitt se montra intraitable : le 23 février 1758, il menaça de démissionner si

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ses collègues s’alignaient sur les vues du roi de Prusse. À cette date, la stratégie de diversion sur les côtes de France était plus que jamais à l’ordre du jour.

18 Et pourtant, en l’espace de quelques mois, le ministre effectua une volte-face pour le moins extraordinaire. Pitt, en effet, accomplit le tour de force de renier un des fondements essentiels du dogme patriote en politique étrangère tout en donnant l’impression, comme le montre la lettre de Beckford, qui approuve l’envoi de troupes en Allemagne, qu’il restait fidèle à la blue water policy.

19 Le ralliement à l’intervention allemande se fit à pas de loup. Le 11 avril 1758, par le second traité de Westminster, l’Angleterre s’engagea à verser annuellement un subside de 670 000 livres à la Prusse. La Grande-Bretagne envoya alors un petit détachement au port d’Emden : c’était une timide entorse à la règle sacro-sainte du non-engagement. À cette date, tout indique que Pitt s’était rallié à l’idée de l’intervention en Allemagne. L’envoi de troupes se justifiait pleinement. Même si elle était commandée par un officier brillant, Ferdinand de Brunswick, l’armée chargée de défendre le Hanovre était d’un faible appoint pour l’allié prussien. Pitt attendit cependant que les conditions fussent propices pour se décider. Les bonnes nouvelles en provenance d’Allemagne étaient rassurantes. La victoire de Ferdinand de Brunswick à Rheinberg (13 juin 1758) fut reçue favorablement en Angleterre : l’anti-hanovrianisme de l’opinion commençait à se craqueler. Craignant les critiques de ses alliés politiques, Pitt attendit néanmoins que le Parlement fût mis en vacances pour franchir le Rubicon. Le 24 juin, il donna son accord à l’envoi de 5 000 hommes en Allemagne. Quelques jours plus tard, alors que circulait en Angleterre la nouvelle de la victoire de Crefeld, l’effectif fut porté à 9 000 soldats. L’Angleterre était parvenue à un tournant stratégique majeur.

20 Au même moment, l’effort de guerre en Amérique commençait à porter ses fruits. Le 26 juillet, les troupes britanniques s’emparèrent de Louisbourg. Cette conquête laissait espérer une offensive décisive au Canada. Dans un tel contexte, les descentes en France, ce vestige de la stratégie patriotique mise sur pied un an plus tôt, étaient-elles appelées à perdurer ? Outre l’aggiornamento au sujet de l’Allemagne, Pitt avait pris une autre décision lourde de conséquences. C’est en 1758 que commença à prendre forme ce qui allait rester comme l’image de marque du ministère de William Pitt : la guerre à outrance. Afin de porter un coup fatal à l’économie de l’ennemi, Pitt décida de lancer des attaques sur des possessions françaises qui, jusqu’alors, étaient restées à l’abri du conflit. Le premier objectif fut le Sénégal, point de départ du trafic négrier de la France. Le 1er mai, les Anglais s’emparèrent de fort Louis. Suivant un avis que Beckford lui transmit au début de septembre34, Pitt prépara une expédition encore plus audacieuse aux Antilles. Arrêtons- nous sur cette nouvelle missive de Beckford. Lorsqu’on la compare à celle qui a été citée plus haut, et qui, on s’en souvient, préconisait toujours les opérations de diversion, il est clair que l’allié de Pitt, en l’espace de deux mois, a fait son deuil des descentes en France. À nul moment celles-ci ne sont mentionnées. Reniement de la ligne patriote ? L’on assiste plutôt à l’extension de cette doctrine à l’échelle du globe. À partir de l’été 1758, avec l’affirmation de la puissance britannique, les raids sur les côtes françaises apparaissaient de plus en plus dérisoires en comparaison des opérations en Afrique et aux Antilles. L’heure du ministre patriote avait sonné.

21 Les expressions « ministre patriote » et « ministre du peuple » commencèrent à se répandre à partir de 1758. Cette formule reflétait une réalité : l’extraordinaire osmose entre un politicien et la nation britannique. S’il est un aspect original de l’action de Pitt, c’est bel et bien le souci affiché de préserver une notoriété de ministre intègre, tenant

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strictement ses engagements et gouvernant pour le bien de la collectivité. Les idées politiques de Pitt sont en partie responsables de cette attention au qu’en dira-t-on. Profondément influencé par un corpus idéologique peu ou prou républicain, Pitt attachait une grande importance à ce qu’il appelait « la voix de l’Angleterre35 ». Cette vox populi était néanmoins une arme à double tranchant. En 1746, alors qu’il apparaissait comme le politicien le plus populaire du royaume, Pitt vit s’effondrer ce soutien du public lorsqu’il accepta un poste lucratif au ministère. Tout indique que sa conduite ultérieure fut marquée par cet événement traumatisant. En 1756, rentré en grâce auprès de l’opinion, Pitt fut propulsé aux affaires par un cri public véhément, qui réclamait la mise en application de la ligne patriote en matière internationale. Et le nouveau ministre s’efforça par tous les moyens de tenir parole. En s’ajoutant aux considérations purement partisanes (le soutien du Parlement) et tactiques (l’appui du prince héritier), la prise en compte de l’opinion extra-parlementaire favorable à la blue water policy permet de saisir dans leur globalité les fondements politiques des descentes sur les côtes françaises.

22 Considérée à l’aune de ces réactions de l’opinion extra-parlementaire, la nouvelle de la prise de Louisbourg, connue en Angleterre en septembre 1758, semble avoir autant scellé le sort des descentes en France que le désastre de Saint-Cast. Écoutons l’avis d’un partisan de Pitt, Thomas Hollis : « J’écris pour vous informer de la prise de Louisbourg, un événement que nous devons à la Providence, à la bravoure et à la sagesse des officiers, des soldats et des marins, et surtout à WILLIAM PITT. Cet événement est d’après moi et selon les plus honnêtes Anglais, d’une plus grande importance que ne le serait l’acquisition de la totalité des électorats allemands36. »

23 Nul doute que, pour Hollis, l’événement était aussi « d’une plus grande importance » que les opérations coûteuses et risquées sur les côtes de France.

24 Les descentes anglaises de 1757-1758 correspondent aux premiers pas ministériels d’un personnage dont la marge de manœuvre était particulièrement étroite. Tant pour des raisons partisanes (le soutien du Parlement) que personnelles (la préservation d’une notoriété), Pitt était condamné à gouverner d’une manière nettement différente de celle de ses prédécesseurs. Promoteur tout autant que produit de la lecture patriote des hostilités, Pitt n’avait d’autre issue que de concevoir une stratégie conforme aux principes qu’il défendait, principes qui recueillaient l’approbation d’un nombre important de Britanniques. La volte-face sur l’Allemagne, puis l’arrêt des raids côtiers furent vite oubliés. L’heure des victoires avait sonné, et, dans un bel élan unanime, les patriotes fêtaient les exploits des redcoats aux colonies et les faits d’armes des Britanniques sur le vieux continent. À l’automne 1758, la page des descentes était tournée.

25 Définitivement tournée ? Si Pitt réussit à unir le Parlement et le pays derrière la bannière patriote et s’il parvint à préserver sa notoriété de ministre droit et intègre, son revirement de 1758 marqua toutefois la fin de son alliance avec le Prince de Galles. L’annonce de l’intervention en Allemagne jeta un premier froid dans les relations entre le ministre et la Cour de Leicester House. L’arrêt des opérations après Saint-Cast discrédita totalement le ministre aux yeux du prince héritier, qui estimait avoir été trahi. En décembre 1758, le futur George III envoya à son mentor, Lord Bute, ces mots pleins

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d’amertume et de menaces : Pitt « semble avoir oublié que, tôt ou tard, arrivera le jour où il devra être traité selon ses mérites37 ». Ces phrases, qui portaient en elles le programme du règne à venir, nous montrent que les conséquences politiques des descentes furent bien plus importantes qu’on ne l’imagine généralement.

NOTES DE FIN

1. L’appellation « descentes anglaises » est inexacte, puisque, comme chacun sait, le royaume d’Angleterre a cédé la place en 1707 au royaume de Grande-Bretagne. Pour la commodité de l’exposé, j’ai néanmoins choisi de conserver une expression qui avait cours à l’époque de la guerre de Sept Ans. Pour les sujets de Louis XV (comme d’ailleurs pour beaucoup de Français d’aujourd’hui) « Anglais » et « Britannique » étaient interchangeables. 2. Il n’est question, dans les pages qui suivent, que des descentes anglaises de 1757-1758. L’opération de Belle-Île (1761) appartient en effet à un tout autre contexte. Lors des négociations de paix qui devaient s’ouvrir avec la France, Belle-Île était destinée à être échangée contre l’île de Minorque, prise par les Français en juin 1756. 3. Cité par MIDDLETON, Richard, The Bells of Victory. The Pitt-Newcastle Ministry and the Conduct of the Seven Years’ War 1757-1762, Cambridge, Cambridge University Press, 1985, p. 84, qui attribue l’expression « breaking windows with guineas » à Henry Fox, rival de Pitt. 4. Voir DZIEMBOWSKI, Edmond, « Autour du premier Pitt : l’histoire politique de l’Angleterre au XVIIIe siècle », dans LACHAUD, Frédérique, LESCENT-GILES, Isabelle, RUGGIU, François-Joseph (dir.), Histoires d’outre-Manche. Tendances récentes de l’historiographie britannique, Paris, Presses de l’Université de Paris-Sorbonne, 2001, p. 102-120. 5. MIDDLETON, Richard, The Bells of Victory…, op. cit., p. 84. 6. Pitt occupait alors le poste de secrétaire d’État au sud dans le Cabinet dirigé par le duc de Devonshire. Congédié en avril 1757 par George II, Pitt fut à nouveau appelé aux affaires le 29 juin 1757 au sein d’un ministère de coalition rassemblant les whigs gouvernementaux du duc de Newcastle et les pittites. Cette coalition Pitt-Newcastle resta pratiquement inchangée jusqu’à la démission de Pitt, en octobre 1761. 7. WILLIAMS, Basil, The Life of William Pitt, Earl of Chatham, Londres, Longmans, Green and Co, 1913, I, p. 303-304. 8. MIDDLETON, Richard, The Bells of Victory…, op. cit., p. 27. 9. Ibidem, p. 41. 10. Ibid., p. 69. 11. Chiffres fournis par MIDDLETON, Richard, The Bells of Victory…, op. cit., p. 82. Les sources françaises les plus fiables estiment à 732 ou 734 le nombre des seuls prisonniers capturés sur la plage de Saint-Cast, à 3 000 celui des Britanniques n’ayant pu rembarquer au moment du début de la bataille (HARDOUIN, P., docteur, « L’organisation des secours aux blesses de la Bataille de Saint-Cast [11 septembre 1758] », Nouvelle revue de Bretagne, 1947, n° 6, p. 450-451 ou LA CONDAMINE, Pierre de, L’épopée de la Bretagne. Un jour d’été à Saint-Cast,

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Guérande, Le Bateau qui vire, 1977, p. 97). Sans doute la vérité se situe-t-elle entre ces deux estimations. 12. PETERS, Marie, The Elder Pitt, Londres, Longman, 1998, p. 90. 13. MIDDLETON, Richard, The Bells of Victory…, op. cit., p. 84-85. 14. RODGER, N. A. M., The Command of the Ocean. A Naval History of Britain 1649-1815, Londres, Allen Lane, 2004, pp. 270-271. Pour cet auteur, les descentes ont également eu une conséquence importante sur l’évolution de la construction de navires de débarquement. Le nouveau type de bateau mis au point au printemps 1758 allait devenir le modèle standard des expéditions amphibies ultérieures (Ibid., p. 419-420). 15. WOODBRIDGE, John D., Revolt in Pre-Revolutionary France. The Prince de Conti’s Conspiracy against Louis XV, 1755-1757, Baltimore, Johns Hopkins University Press,1995. 16. Woodbridge ne parvient pas à produire une seule pièce attestant sans l’ombre d’un doute que les objectifs de Londres étaient de provoquer un soulèvement protestant. À l’appui de ses dires, l’historien cite, par exemple, une lettre adressée à Pitt qui contient ces mots mystérieux : « I have been to receive His Majesty’s Commands, in relation to what you know » (ibidem, p. 101). Le « what you know » peut certes désigner le projet protestant. Cette formule peut également s’appliquer, tout simplement, à l’opération de diversion. 17. Point mis en exergue par Jonathan Dull, qui semble souscrire en partie à la thèse de Woodbridge (DULL, Jonathan R., The French Navy and the Seven Years’ War, Lincoln et Londres, University of Nebraska Press, 2005, p. 84-85). 18. Dès décembre 1756, Louis XV donne ordre au lieutenant de Police Berryer de s’informer de l’état de la communauté huguenote. Son rapport est très alarmiste : la situation serait explosive en Saintonge (exceptée ), en haut et bas Languedoc et dans les Cévennes (WOODBRIDGE, John D., Revolt…, op. cit., p. 79). 19. BARBIER, Edmond, Chronique de la Régence et du règne de Louis XV, Paris, Charpentier, 1857, VI, p. 584-585 (septembre 1757). 20. Archives du ministère des Affaires étrangères, Correspondance Politique, Angleterre, 422, f° 30 r°-v°, lettre de Londres du 28 janvier 1746. 21. Sur Thomas Hollis et ses liens avec Pitt, voir DZIEMBOWSKI, Edmond, Les Pitt. L’Angleterre face à la France 1708-1806, Paris, Perrin, 2006, p. 86-88 et 237-238. 22. Après sa démission en octobre 1761, Pitt resta à l’écart de la vie publique pendant un an. Il sortit de son silence le 9 décembre 1762, lors du débat parlementaire sur les préliminaires de paix. Pitt estimait que ces préliminaires étaient trop favorables aux Français. 23. HOLLIS, Thomas, Memoirs of Thomas Hollis, éd. F. Blackburne, Londres, 1780, I, p. 179. 24. The Grenville Papers: Being the Correspondence of Richard Grenville Earl Temple, K. G., and the Right Hon: George Grenville, Their Friends and Contemporaries, éd. W. J. Smith, Londres, John Murray, 1852-1853, I, p. 224-225, Charles Jenkinson à Grenville, Whitehall, 22 octobre 1757. Jenkinson estime que Mordaunt a perdu la tête : « He said that he believed that it was the greatest attempt that England had made since the days of Edward the Third. » 25. MIDDLETON, Richard, The Bells of Victory…, op. cit., p. 27. 26. Voir WILSON, Kathleen, The Sense of the People. Politics, Culture and Imperialism in England, 1715-1785, Cambridge, Cambridge University Press, 1995. 27. Le début de la French and Indian War date de l’incident de frontière dans la vallée de l’Ohio opposant les troupes du capitaine Jumonville aux Virginiens du jeune George Washington (26 mai 1754). Sur la French and Indian War, voir ANDERSON, Fred, Crucible of

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War. The Seven Years’ War and the Fate of Empire in British North America, 1754-1766, Londres, Faber and Faber, 2000, et FOWLER, William M., Empires at War: The French and Indian War and the Struggle for North America, 1754-1763, New York, Walker & Company, 2005. 28. WALPOLE, Horace, Memoirs of King George II, éd. J. Brooke, New Haven & Londres, Yale University Press, 1985, II, p. 71 (discours de Pitt du 13 novembre 1755). 29. Ibidem, II, p. 70. 30. Voir LANGFORD, Paul, « William Pitt and Public Opinion », English Historical Review, LXXXVIII, 1973, p. 54-80 et DZIEMBOWSKI, Edmond, Les Pitt…, op. cit., p. 96-100. 31. Newcastle savait que le Prince de Galles le détestait. Dans une de ses lettres à Bute, le futur George III écrivait que Newcastle et ses amis politiques étaient des « mirmidons of the blackest kind » (Letters from George III to Lord Bute 1756-1766, éd. R. Sedgwick, Londres, Macmillan, 1939, p. 6, le Prince de Galles à Bute, début juin 1757). 32. Le Prince de Galles exprima son contentement à la nouvelle de la prise de Cherbourg : « Nothing can give me truer joy than the appearance of our affairs in France ; I flatter myself that with the assistance of Divine Providence we may show that unjust nation that England is still more than a match for her. » (Ibidem, p. 11, le Prince de Galles à Bute, 11 août 1758.) 33. Correspondence of William Pitt, Earl of Chatham, éd. W. S. Taylor, J. H., Pringle, Londres, John Murray, 1838-1840, I, p. 328-330, William Beckford à Pitt, Fonthill, 10 juillet 1758. 34. Correspondence of William Pitt, Earl of Chatham, I, p. 352-354, Beckford à Pitt, Fonthill, 11 septembre 1758. 35. Sur ce point essentiel qu’il est impossible d’exposer ici dans le détail, je me permets de renvoyer à mon étude (DZIEMBOWSKI, Edmond, Les Pitt…, op. cit., p. 52-66 sur les fondements idéologiques du pittisme et p. 123-140 sur l’application de ces idées pendant le « ministère du peuple »). Voir également l’étude importante de PETERS, Marie, Pitt and Popularity. The Patriot Minister and London Opinion during the Seven Years’ War, Oxford, Clarendon Press, 1980, XVI-309 p. 36. HOLLIS, Thomas, Memoirs…, op. cit., I, p. 80, septembre 1758. Le nom du destinataire est inconnu. 37. Letters from George III to Lord Bute, p. 18, George à Bute, 8 décembre 1758.

RÉSUMÉS

La première décision que prit William Pitt à son arrivée aux affaires fut de lancer l’opération contre Rochefort. De juillet 1757 à septembre 1758, il n’eut de cesse de promouvoir les descentes sur les côtes de France. Si ces mesures avaient pour premier objectif de contenter Frédéric II de Prusse, l’allié de la Grande Bretagne, qui souhaitait des opérations de diversion, le contexte politique intérieur s’avère néanmoins déterminant pour comprendre ces opérations. Pitt entendait consolider son assise au Parlement, ménager son allié politique, le Prince de Galles, et, enfin, préserver son image d’homme fidèle à ses idées. Ses raids sur les côtes de France prouvaient son attachement au principe de non-intervention dans la guerre d’Allemagne qu’il avait défendu lorsqu’il était à la tête de l’opposition patriote.

The first measure taken by the new Secretary of State William Pitt was the coastal raid against Rochefort. Between July 1757 and September 1758, Pitt was the infatigable advocate of coastal raids. Their first objective was to content Britain’s ally, Frederick of Prussia, who wanted operations of diversion. But Britain’s political context helps us to understand Pitt’s policy. Firstly, Pitt wanted to strengthen his parliamentary forces. Secondly, he had to satisfy his

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political ally, the Prince of Wales. Finally, he tried to preserve the image of a politician who was faithful to his ideas. His raids on the French coast proved his fidelity to the principle of non- involvement in Germany that he championed when he was leading the Patriot opposition.

INDEX

Index chronologique : XVIIIe siècle Thèmes : Cherbourg, Rochefort, Saint-Cast, Saint-Malo

AUTEUR

EDMOND DZIEMBOWSKI Maître de conférences à l’Université de Franche-Comté, Laboratoire des Sciences Historiques (EA 2273)

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Enjeux stratégiques et opérations navales britanniques en Bretagne- Sud au XVIIIe siècle

Christophe Cerino

1 Les côtes de la Bretagne méridionale bordent un territoire maritime fréquenté de longue date par les navires de commerce européens. Véritable carrefour du cabotage entre la Manche et le Golfe de Gascogne, cet espace est l’objet de convoitises récurrentes depuis le Moyen Âge1. Jusqu’alors régulièrement menacé par des agressions pirates, il commence à devenir un lieu de déploiement d’escadres ennemies et de corps expéditionnaires dans la seconde moitié du XVIe siècle, en corollaire aux guerres de religion. La première grande opération militaire procédant de cette logique intervient en 1572 : le comte de Montgomery, commandant la flotte anglaise qui a reçu pour mission d’aider les Protestants de La Rochelle, décide de lancer une attaque contre Belle-Île dans « […] l’espoir de se rendre maîtres des vaisseaux marchands et de couper les vivres à l’armée royale2 ». L’île, dénuée de moyens défensifs sérieux, est alors occupée pendant près de trois semaines, puis abandonnée à l’annonce de la préparation d’une force de reconquête dirigée par le duc de Montpensier3. À partir de 1590, c’est au tour de l’Espagne de prendre pied en Bretagne-Sud en débarquant des troupes sur la rive gauche du Blavet, puis en faisant édifier par Cristobal de Rojas une première fortification pour commander son embouchure et disposer d’une base avancée pour sa lutte contre l’Angleterre. La position est finalement rendue à la France suite au traité de Vervins, en 1598. Conscient de son importance, Louis XIII y commande quelques années plus tard l’édification d’une solide citadelle aussitôt baptisée « Port-Louis ».

2 La pertinence géostratégique des territoires côtiers et insulaires bretons s’affirme avec plus d’acuité encore sous le règne de Louis XIV à la faveur du développement, sur la façade atlantique, d’un réseau d’arsenaux au service de la Marine royale (Brest, Rochefort) et de la Compagnie des Indes (Lorient). Dans une France sous l’emprise du mercantilisme, il apparaît fondamental à ses ennemis de porter la pression militaire sur les vigoureuses routes commerciales du Golfe de Gascogne, convergeant pour partie vers la Bretagne-Sud, et sur le lucratif négoce en provenance d’Extrême-Orient. La Hollande

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s’y aventure avec plus ou moins de succès dès le XVIIe siècle : en 1674, un corps expéditionnaire de 5 000 hommes soutenu par une flotte de 70 bâtiments est débarqué pendant quelques jours à Belle-Île. Mais c’est essentiellement l’Angleterre qui s’illustre sur ce théâtre d’opérations. Ainsi, avant d’évoquer les modalités de ce harcèlement naval et la tactique mise en œuvre par la Royal Navy, il nous semble nécessaire de rappeler le fondement des enjeux géostratégiques de la Bretagne-Sud au XVIIIe siècle.

Arsenaux, commerce maritime et enjeux stratégiques en Bretagne-Sud

3 Dans la seconde moitié du XVIIe siècle, l’importance stratégique du littoral breton évolue proportionnellement au développement des activités de la Marine royale d’une part, et de la Compagnie des Indes d’autre part. Dans la logique des idées mercantilistes, ces acteurs sont placés au cœur de la politique de puissance maritime initiée par Richelieu et développée par Colbert. Afin de disposer d’une capacité de projection, de prendre une place dans le lucratif commerce international avec le lointain, et d’assurer la protection de ses intérêts sur mer, la France doit se doter d’une flotte de guerre moderne et favoriser l’armement de navires marchands. En termes d’innovation et de réalisation, l’effort à fournir en quelques décennies apparaît considérable. Il s’agit d’abord de se doter d’outils industriels adaptés à la construction et à la réparation navale, puis de mettre en œuvre une importante production de vaisseaux. Directement ouvertes sur les routes océaniques et relativement à l’écart de l’Angleterre, les côtes atlantiques du royaume deviennent alors très rapidement le lieu où se joue ce défi. Par la volonté de l’État monarchique, le port et l’arsenal de Brest acquièrent une envergure de premier ordre, tandis que celui de Rochefort est créé en 1666, puis se développe de façon fulgurante en une quinzaine d’années. Ajoutons l’arsenal de Lorient fondé à la même période pour les besoins de la Compagnie des Indes, mais que la Marine utilise intensément à partir de la guerre de la ligue d’Augsbourg, avant d’en prendre totalement le contrôle de 1703 à 17194. Du seul point de vue technologique et industriel, nous pouvons admettre que l’ambitieux objectif que s’était fixé la France est atteint au seuil du XVIIIe siècle, même s’il n’a pas permis d’obtenir la suprématie navale déjà acquise à l’Angleterre5. Ainsi, le port de La Rochelle qui ne comprenait en 1664 que 32 navires de construction ancienne, en abrite 92 en 1682, dont 53 issus des chantiers français. Par ailleurs, entre 1690 et 1700, la France produit environ 70 vaisseaux de combat6 ! Ces activités, essentielles pour la politique maritime du royaume, contribuent à stimuler considérablement la navigation sur les routes séculaires du cabotage atlantique, allant de la mer de Gascogne à l’Iroise et longeant essentiellement les îles et les côtes de la Bretagne méridionale. Deux éléments interdépendants sont à prendre en compte pour en apprécier la dimension géostratégique au XVIIIe siècle.

L’importance des activités de cabotage

4 Même si le commerce de l’Europe occidentale et les échanges interrégionaux nourrissent d’importantes activités de cabotage le long du littoral breton depuis le Moyen Âge, c’est bien le développement d’un réseau d’arsenaux en Atlantique qui est à la base de l’explosion du trafic en Bretagne-Sud à l’époque moderne. En effet, ce réseau nécessite à la fois de lourds approvisionnements pour la construction et la réparation navale, mais il génère aussi des échanges entre les chantiers de produits qui transitent le long des côtes.

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Deux voies principales de navigation se distinguent alors (Figure 1)7. D’une part, un axe Nantes-Lorient-Brest, particulièrement vigoureux peut fournir aux arsenaux des matières premières en provenance de la Loire (bois, chanvres…). Jusqu’en 1734, ces échanges concernent également des produits de haute valeur commerciale puisque les marchandises de la Compagnie des Indes sont acheminées de Lorient à Nantes pour y être vendues. D’autre part, existe un axe Brest-Rochefort/La Rochelle, de coopération technique et matérielle, au sein duquel Lorient joue un rôle de relais. S’il s’agit d’échanges plus ponctuels, ils n’en demeurent pas moins à prendre en compte8.

Figure 1 – Les enjeux stratégiques en Bretagne-Sud (XVIIe-XVIIIe siècles)

5 Ces nouveaux enjeux maritimes, mis en évidence sous le règne de Louis XIV, sont encore plus importants au XVIIIe siècle. En 1719, la Marine royale abandonne Lorient, relayée par une nouvelle Compagnie des Indes dont la réussite ne tarde pas à avoir des retombées locales considérables. Dès lors, l’amplification soudaine du trafic commercial transocéanique accroît certes la globalité des mouvements de navires en Bretagne-Sud, mais aussi plus particulièrement les activités de cabotage. Les chiffres parlent d’eux- mêmes : de 1719 à 1770, l’arsenal de Lorient procède à l’armement au long cours de 888 navires, et au désarmement de 17139. Pour construire, préparer des expéditions vers le lointain, et réparer ses vaisseaux, la Compagnie des Indes met en place un réseau d’approvisionnement considérable, dont l’étude en terme de flux de bâtiments détermine l’horizon géographique suivant10 : 59 % en provenance de Nantes et de la Bretagne-Sud, 22 % en provenance du Golfe de Gascogne (de la Loire à San-Sebastian), 17 % en provenance de la Manche et de l’Europe du Nord, 2 % en provenance de la Méditerranée. Au total, de 1737 à 1770, 76 % des navires arrivés à Lorient ont emprunté la voie de navigation Brest-Nantes11. La majorité de ces bâtiments proviennent des ports de la Bretagne méridionale, dont Nantes, qui assure à la même période, 42 % du trafic ! Les 24 % restants transitent par un axe Lorient-Golfe de Gascogne où Bordeaux joue un rôle majeur, suivi par Rochefort-La Rochelle.

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Le point de convergence des vaisseaux de la Compagnie des Indes

6 À partir de 1719, la nouvelle Compagnie des Indes, mieux capitalisée et structurée que celle de Colbert, développe à Lorient le cœur de son activité. Si l’arsenal, fort de plus de 1 500 ouvriers spécialisés, est un outil d’exception pour la construction des vaisseaux et leur maintenance, son port est avant tout le site obligatoire de désarmement de ses navires jusqu’en 1769. Les vaisseaux en partance pour le lointain quittent la rade de Lorient entre octobre et avril tandis que ceux de retour des Indes arrivent entre mai et septembre rapportant des étoffes (indiennes, toiles de coton, mousselines…), des variétés de thé et de café, des épices fines, sans oublier les porcelaines de Chine. Dès 1734, ces marchandises à haute valeur commerciale sont directement négociées à Lorient où un splendide bâtiment a été construit à cet effet. Selon les estimations de Philippe Haudrère, la valeur annuelle des ventes varie entre treize à vingt millions de livres tournois en temps de paix pour s’effondrer de quatre à neuf millions en temps de guerre12. Il nous semble pertinent de souligner ces quelques chiffres afin de rappeler l’importance stratégiques pour le royaume de France des parages lorientais, vers lesquels convergent les vaisseaux porteurs de ces richesses (Graphique 1).

Graphique 1 – La valeur annuelle des ventes de la Compagnie des Indes française (1725-1769)

7 Ajoutons qu’avant de rallier le port de Lorient, les vaisseaux de la Compagnie des Indes doivent utiliser Belle-Île comme point d’atterrage, ainsi que le rappellent fréquemment les mémoires rédigés au XVIIIe siècle : « […] On connaît l’importance de cette Isle qui est le boulevard de la Bretagne et de tout le commerce du Royaume, attendu que les vaisseaux qui vont aux Indes et au Nouveau Monde sont obligés de venir [la] reconnaître pour diriger leur route, et ceux qui arrivent sont encore obligés de reconnaître cette Isle […]13. »

8 Dans ce contexte, les îles bretonnes de l’Atlantique, dont la fortification a été entamée dans la seconde moitié du XVIIe siècle14, constituent des avant-postes du littoral plus ou moins capables d’assurer leur propre protection et vulnérables sur la durée en l’absence

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de forces navales capables de maîtriser leurs parages. De fait, les patrouilles d’escadres ennemies ou les raids corsaires en Bretagne-Sud entravent sérieusement, voire paralysent complètement, le bon fonctionnement d’axes de premier ordre pour l’activité commerciale et militaire du royaume. Dans un mémoire rédigé en mai 1725, la Chambre de Commerce de Bordeaux met en exergue la fragilité de ces voies navigantes : « Le commerce de Bordeaux aussi bien que celui des autres villes maritimes est assez diminué et interrompu par le malheur du temps, sans que les négociants fussent encore accablés par les avis qu’ils ont reçus qui roulent sur les hauteurs de Belle-Isle et de l’Isle Dieu, deux corsaires de Salé, l’un armé de 6 canons et l’autre de 12 et de 150 hommes […]. Nous ne saurions représenter à Votre Grandeur la consternation dans laquelle sont les négociants de ce port. Les uns appréhendent pour leurs vaisseaux qui viennent du Mexique et de la Martinique, les autres n’osent pas faire partir ceux qui sont à même d’y être envoyés, et les derniers enfin pour les marchandises qu’ils attendent d’Hollande et d’autres pays étrangers15. »

9 Les archives conservent par ailleurs de nombreuses traces de ces plaintes récurrentes au XVIIIe siècle qui émanent des chambres de commerce, des ordonnateurs de la Marine, des agents de la Compagnie des Indes ou encore des officiers affectés à la défense des îles. Par suite, à défaut d’opposer à ces menaces endémiques des moyens navals suffisants et de repousser loin du littoral sa ligne de défense, le royaume de France semble incapable d’assurer la protection d’un espace maritime proche dans une zone de premier ordre pour ses intérêts.

L’enjeu bellilois

10 Au-delà de son rôle stratégique pour l’atterrage des vaisseaux venant du lointain, Belle- Île borde surtout les routes du cabotage précédemment évoquées16. C’est d’ailleurs en toute connaissance de ces enjeux que la flotte anglo-hollandaise commandée par l’amiral Russell était déjà venue mouiller entre la pointe de Taillefer et celle des Poulains, le 4 juillet 1696. Parallèlement, de nombreux raids dévastateurs avaient été lancés le même jour contre Houat et Hoëdic puis contre Groix (6-7 juillet) et l’île de Ré (8-23 juillet). La flotte ennemie leva l’ancre vingt jours plus tard, ayant ponctuellement réussi à désorganiser tout le trafic maritime en Bretagne-Sud. De même, une expérience comparable fut tentée pendant la guerre de Succession d’Espagne. Le 31 mai 1703 une flotte anglo-hollandaise composée de 80 navires et forte de 7 000 hommes entra dans la grande rade de Belle-Île et y stationna une quinzaine de jours, gênant notamment les approvisionnements du port de Lorient17.

11 De fait, la montée en puissance des enjeux stratégiques en Bretagne-Sud au seuil du XVIIIe siècle contribue, à chaque conflit, à renforcer l’importance de l’objectif bellilois. Il faut bien reconnaître que ce dernier présente de nombreux atouts pour le débarquement d’un corps expéditionnaire. Sa superficie, tout d’abord : d’une longueur totale de 17,5 kilomètres pour une largeur variant entre 5 et 9 kilomètres, Belle-Île est avec ses 8 460 hectares la plus grande île bretonne et la deuxième île métropolitaine du royaume de France (Figure 2). Peuplée par une communauté d’environ 5 000 habitants, elle dispose naturellement d’eau douce et d’importantes ressources agricoles (froment, orge, élevage). Son dispositif militaire ensuite, fort d’environ 80 à 100 pièces d’artillerie disséminées dans une vingtaine de batteries et redoutes côtières, mais aussi de sa citadelle modernisée par Vauban qui compte entre 50 et 80 canons. Une fois tombé aux mains de l’ennemi, cet important système défensif serait un atout considérable pour maintenir dans l’île une

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garnison de plusieurs milliers de soldats, devenant ainsi une redoutable base arrière pour une escadre et pour la préparation de raids sur les côtes de la Bretagne-Sud.

Figure 2

12 Certes, la position géographique de Belle-Île ne plaide pas pour une installation de longue durée des Britanniques : tout en étant relativement éloignée de l’Angleterre, elle reste prise en tenailles entre deux grands ports-arsenaux – Brest et Rochefort – et fait directement face à celui de Lorient. En revanche, dans la logique d’une maîtrise ponctuelle de l’espace maritime breton en période de conflit, son occupation deviendrait un redoutable moyen de pression sur le royaume de France, de même qu’un solide instrument de négociation. En effet, pour se prémunir d’assauts contre ses côtes et pour tenter de reprendre la place, la France serait alors contrainte à divertir des troupes de ses théâtres d’opération continentaux, allégeant la pression qu’elle y exerce généralement18. Par ailleurs, Belle-Île pourrait constituer une importante monnaie d’échange contre d’autres territoires dans le jeu diplomatique des traités de paix.

Les opérations navales britanniques en Bretagne-Sud

13 L’importance stratégique de la Bretagne-Sud que nous venons d’évoquer apparaît comme une donnée constante dans la réflexion de l’état-major britannique au XVIIIe siècle. La tactique navale utilisée est somme toute assez classique pour la période : d’une part, des armements en course semant le désordre sur les axes de navigation ennemis ; d’autre part, des opérations ponctuelles de plus grande envergure menées par la Royal Navy. Elle s’inscrit principalement dans la poursuite d’un double objectif stratégique qui va des menaces récurrentes sur les activités maritimes jusqu’à la maîtrise temporaire de la mer et l’attaque des côtes. Les criques des petites îles de la Bretagne-Sud offrent ainsi de belles opportunités d’embuscades pour les « Câpres » dont les raids portés sur des objectifs secondaires participent à une stratégie globale de harcèlement du littoral breton19. Malgré leur importance, nous n’évoquerons pas ici la guerre de course, ses acteurs, ses

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moyens et ses conséquences afin de ne pas alourdir le volume de cette contribution20. Nous souhaitons essentiellement rappeler les principales modalités de la guerre d’escadre et des opérations conduites par la Royal Navy dont il semble possible de distinguer trois volets tactiques au cours du règne de Louis XV.

Les croisières navales

14 Dans la logique de harcèlement des objectifs secondaires, ces missions mettent en œuvre des forces navales légères n’excédant pas la dizaine de bâtiments. Il s’agit, en utilisant des frégates et des navires rapides, d’être capable de se dégager au plus vite du théâtre d’opération pour éviter le combat avec une escadre quittant les arsenaux français de l’Atlantique. Cette bonne aptitude à la mobilité est mise pleinement à profit pour gêner de façon temporaire la pêche ou le trafic marchand. Par ailleurs, elle vient renforcer avec des moyens navals significatifs la menace générée localement par la présence des corsaires. En fait, les dépouillements systématiques de la correspondance du ministre de la Marine à l’ordonnateur du port de Lorient nous permettent de distinguer deux types d’opérations (Figure 3)21 et, en premier lieu, les missions de reconnaissance et de renseignement menées par quelques unités dans les parages insulaires (Belle-Île et Groix). Déjà signalées pendant les guerres de Succession d’Espagne puis d’Autriche22, ces opérations s’intensifient à partir de 1759, jusqu’à la prise de Belle-Île23. En second lieu, il convient de signaler les croisières de petites escadres dont les missions varientdepuis le renseignement à plus grande échelle et le ravitaillement de la flotte britannique en Atlantique, jusqu’aux mouvements de simulation d’offensives afin d’affoler la milice garde-côte24. Ces opérations deviennent fréquentes dans la seconde moitié de la guerre de Sept Ans alors que la Royal Navy s’est assurée la maîtrise navale du Golfe de Gascogne.

Figure 3 – Les principales opérations militaires anglaises en Bretagne-Sud (XVIIIe siècle)

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La bataille navale : les Cardinaux, 1759

15 Rappelons en brièvement les faits25. En 1759, Versailles décide de préparer une expédition militaire contre l’Angleterre. À cet effet, des troupes sont mobilisées sous la direction du duc d’Aiguillon, tandis qu’une flotte est armée afin d’assurer la traversée de la Manche. À l’escadre principale du Ponant, rassemblée à Brest, doit se joindre une douzaine de vaisseaux en provenance de Toulon. Alertée par ses agents de renseignement, la Grande- Bretagne fait aussitôt manœuvrer des forces navales en Méditerranée, en mer d’Iroise, et devant Dunkerque pour empêcher toute jonction maritime. Cette tactique s’avère payante, puisqu’en août, l’amiral Boscawen intercepte l’escadre du Levant sur les côtes du Portugal. Il ne reste plus alors qu’à se retourner contre celle du Ponant. La bataille des Cardinaux est la conséquence logique de cette stratégie. Le 14 novembre, le maréchal de Conflans quitte Brest, à la tête de 21 vaisseaux, de quatre frégates, et de deux corvettes, à destination de la Bretagne-Sud26. La préparation de l’opération a mobilisé tous les ports bretons jusqu’à Nantes, et les navires en attente doivent à présent se joindre à la flotte d’attaque. De là, le corps expéditionnaire fera route vers l’Écosse, où un débarquement sera entrepris à Irvine27. L’amiral Hawke, chargé de surveiller l’escadre française, lance aussitôt à sa poursuite les 23 vaisseaux de ligne et la dizaine de bâtiments plus légers dont il dispose. Le combat qui se déroule entre Belle-Île et Le Croisic, du 20 au 22 novembre, s’achève dans la confusion la plus totale, par un désastre pour la Marine française28.

16 Au-delà de son impact considérable sur le cours maritime de la guerre de Sept Ans29, la bataille des Cardinaux illustre bien les enjeux stratégiques en Bretagne méridionale. L’affrontement des Cardinaux est l’aboutissement malheureux d’une opération maritime à grande échelle, voulue par Versailles, dans laquelle la Bretagne-Sud a joué un rôle crucial. En effet, l’armement de l’escadre du Ponant sollicite, pendant des mois, un fonctionnement particulièrement intense de l’axe Nantes-Lorient-Brest. C’est d’ailleurs, dans cette zone de navigation que le maréchal de Conflans vient chercher le complément de bateaux et d’hommes pour sa flotte. Consacrant d’une manière générale la suprématie navale britannique, le désastre qui s’est déroulé devant Belle-Île laisse à la Royal Navy une capacité d’action totale de la mer d’Iroise au Golfe de Gascogne. C’est dans ce contexte favorable que l’état-major britannique peut songer aux plans d’invasion de l’île.

Les opérations de débarquement

17 Au cours des guerres du règne de Louis XV, deux opérations d’importance inégale et conduites selon des méthodes différentes sont supervisées par la Royal Navy pour débarquer des corps expéditionnaires en Bretagne-Sud.

Lorient, 1746

18 En septembre 1746, afin de détruire l’arsenal de la Compagnie des Indes et de ruiner le trafic commercial atlantique, l’état-major britannique décide de détourner en direction de Lorient, un corps expéditionnaire préalablement destiné à l’île de Cap-Breton, au large du Canada. Après une relâche à Torquay, la flotte commandée par l’Amiral Lestock appareille en direction de la Bretagne. Forte de 54 navires, l’escadre se présente le 1er octobre devant le Pouldu pour mettre à terre les 5 000 hommes de troupe que commande le général Sinclair30. Le même jour, au terme d’un bref mais vif combat, la milice garde-

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côte est contrainte à se replier sur Lorient, laissant le champ libre aux troupes britanniques pour s’emparer de Guidel et pénétrer dans la campagne ploemeuroise31. Le siège de la ville débute le 5 octobre. Mais inquiets du changement des conditions météorologiques, manquant d’un appui suffisant d’artillerie, et n’étant pas sûrs des troupes nouvellement recrutées, le général Sinclair et l’amiral Lestock préfèrent effectuer un repli stratégique. Parallèlement, dans la confusion générale, le Conseil de guerre réuni à Lorient, le 8 octobre, opte pour la capitulation. C’est avec la plus grande surprise que les députés chargés de remettre les clés de la ville trouvent le campement ennemi vide... Le 10, sans avoir été poursuivi dans sa retraite, au cours de laquelle une destruction méthodique a été organisée, le corps expéditionnaire achève son rembarquement. Sauvés in extremis par un concours de circonstances, l’arsenal de la Compagnie des Indes et la Ville de Lorient échappent ainsi de peu à la destruction.

19 Ayant échoué devant son objectif initial, l’amiral Lestock met alors le cap sur les courreaux bellilois et multiplie les opérations de harcèlement en pillant la presqu’île de Quiberon (14 au 20 octobre) puis en attaquant Houat (20 octobre) et Hoëdic (24 octobre). L’escadre vient enfin mouiller devant Belle-Île qui connaît un blocus jusqu’à son départ, le 29 octobre. Mais, si ces multiples raids ont contribué à désorganiser pendant près d’un mois une partie du trafic commercial français et mis à mal la défense côtière bretonne, ils n’en résultent pas moins d’une action ponctuelle et d’une dispersion des offensives, sans grand impact sur le moyen terme du conflit.

Belle-Île, 1761

20 En 1760, c’est à partir de l’expérience acquise pendant la guerre de Succession d’Autriche que les conseillers militaires de Pitt élaborent une nouvelle stratégie offensive en Bretagne-Sud avec en ligne de mire l’occupation de Belle-Île32. Comme précédemment, les attendus stratégiques sont d’abord d’alléger la pression exercée par les troupes françaises en Allemagne, en opérant une diversion sur les côtes bretonnes33. Par ailleurs, Pitt, conscient de l’enjeu bellilois, propose de conquérir l’île dans l’optique d’un échange ultérieur contre Minorque, perdue dès 1756, afin d’interdire à la France toute revendication sur d’autres colonies au moment où s’amorcent les pourparlers de sortie de conflit34. C’est en dépit d’une forte réserve des amiraux Keppel, Hawke et d’une partie de l’état-major35, encore sous le coup de l’opération manquée à Saint-Cast, qu’est décidée cette nouvelle expédition. Par suite, l’armement d’une force navale d’environ 120 bâtiments est préparé pendant tout l’hiver, près de Portsmouth, sous le commandement de l’amiral Keppel. Le général Studholme Hodgson se voit pour sa part confier la direction d’un corps expéditionnaire comptant 8 300 hommes, 200 dragons et un potentiel de renfort d’environ 3 500 soldats36.

21 Le 29 mars 1761, la flotte britannique quitte le Spithead, où les troupes ont été embarquées deux jours auparavant et consignées à bord des navires. Après neuf jours de transit, la force navale est en vue de Belle-Île qu’elle contourne par le sud, avant de prendre position en rade du Palais, le 7 avril. La défense de l’île est alors assurée par près de 4 500 soldats des régiments de Nice, de Bigorre, de la milice de Dinan et de la garde- côte belliloise. Le chevalier de Sainte-Croix, qui dirige la place, peut compter sur une supériorité en artillerie de terre (environ 105 pièces et une dizaine de mortiers), mais doit composer avec l’absence déterminante de cavalerie.

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22 Deux assauts lancés à quinze jours d’intervalle vont permettre aux assaillants de constituer une tête de pont en utilisant la même tactique de diversion sur Sauzon pour couvrir le débarquement principal à Port-Andro, dans la partie orientale de l’île. Ainsi, le 8 avril une première offensive britannique se solde par un échec, le bilan des pertes s’élevant à environ 110 morts, 75 blessés et 260 prisonniers. Après plusieurs jours de discussions, ne trouvant pas de meilleure solution que celle déjà utilisée, Hodgson et Keppel décident de maintenir le plan initial en élargissant le front de Port-Andro à la pointe d’Arzic. Le 22 avril, cette nouvelle tentative de débarquement réussit. Tandis qu’Hodgson profite d’un assaut favorable pour établir une tête de pont de 3 500 hommes, le chevalier de Sainte-Croix, qui opte d’emblée pour une stratégie défensive, donne l’ordre du repli général vers la citadelle. Cette erreur de jugement ne lui permet d’ailleurs pas d’exploiter la tempête qui vient surprendre le soir même les troupes débarquées. Ces dernières, vulnérabilisées par l’absence d’artillerie et la faiblesse des munitions, restent coupées pendant près de cinq jours de leur flotte de soutien. Au terme de cette délicate attente, l’ensemble du corps expéditionnaire qui a été divisé en quatre groupes peut entamer sa progression dans l’île et mettre le siège devant la citadelle du Palais. Peu hardi à l’offensive, le chevalier de Sainte-Croix mène en revanche une résistance acharnée du 27 avril jusqu’au 8 juin, attendant désespérément un secours du continent. Trois jours plus tard, la garnison sort de la citadelle et reçoit les honneurs militaires pour sa courageuse défense, avant de s’embarquer pour Port-Louis. Ses pertes depuis le début des opérations de débarquement sont estimées à environ 900 soldats contre 300 morts et 530 blessés côté britannique37.

23 La principale erreur stratégique française a manifestement été de surévaluer la capacité défensive des fortifications côtières et plus encore de la citadelle. Ainsi, alors que Versailles savait la Bretagne menacée par une nouvelle descente, le duc d’Aiguillon, commandant en chef de la province, n’a pas jugé nécessaire de faire passer sur l’île un ou deux régiments de cavaliers, préférant masser l’essentiel de ses forces aux alentours de Brest38. De même, l’état-major a cru pouvoir compter sur un délai de deux ou trois mois pour lancer une grande opération de diversion, puis d’assaut, afin de desserrer l’étau britannique sur Belle-Île39. Mais si le duc d’Aiguillon a bien été en mesure de réunir rapidement un corps expéditionnaire de 20 bataillons et de 600 dragons, faisant armer dans le Morbihan une partie des bâtiments de transport nécessaires, les délais de mise en œuvre de la flotte française dispersée entre Brest et Rochefort ont condamné toute tentative de reprise de l’île. De fait, la responsabilité des personnes dans cette défaite est moins à mettre en cause que l’absence cruciale de moyens navals qui a paralysé une grande partie de la stratégie française au cours de la guerre de Sept Ans, plus encore après l’affaire des Cardinaux.

24 Pour conclure, la prise de Belle-Île donne l’occasion de vérifier la pertinence des enjeux stratégiques que nous avons succinctement évoqués. De l’été 1761 jusqu’à la cessation des hostilités en novembre 1762, la Royal Navy dispose ainsi de la maîtrise de la mer en Bretagne-Sud. En utilisant l’île comme base de départ et de ravitaillement, elle peut multiplier les croisières de navires pour bloquer le fonctionnement de l’axe Nantes-Brest, entraver les accès au port de Lorient et se porter au-devant des vaisseaux revenant des Indes40. Cette suprématie navale renforce par ailleurs l’audace des patrouilles corsaires41.

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Pour tenter de faire circuler les marchandises nécessaires à leurs activités d’armement, la Marine royale et la Compagnie des Indes sont alors contraintes à improviser de nouvelles routes utilisant principalement la voie terrestre et partiellement le cabotage sous contrôle de chaloupes canonnières. Indépendamment du recours délicat et onéreux à des pavillons de complaisance, la Compagnie doit mettre en œuvre près de 240 charrettes entre Nantes et Lorient42 ! Il en résulte d’importants retards dans les opérations de l’arsenal, contribuant à l’effondrement de près de deux tiers des armements au long cours entre 1760 et 1763. Il convient de souligner l’exceptionnelle gravité de la situation : si au cours des guerres de Succession d’Espagne et d’Autriche, les opérations navales britanniques ont souvent gêné le cabotage sur l’axe Nantes-Brest43, Versailles n’a jamais été amenée à envisager des solutions aussi draconiennes que pendant l’occupation de Belle-Île. En profitant de la dispersion des forces navales françaises acquise après la bataille des Cardinaux, la Royal Navy s’est ainsi donnée les moyens de mettre localement en échec le dispositif de fortifications côtières et, en s’emparant d’une cible à haute valeur stratégique, de conserver la maîtrise de la mer en Bretagne-Sud. De fait, les difficultés rencontrées par les arsenaux bretons prouvent la pertinence de cette opération, dont les conséquences affectent une partie de la stratégie navale et du commerce du royaume jusqu’au terme de la guerre de Sept Ans.

25 Au tournant des XVIIIe et XIXe siècles, les nouveaux conflits continuent à offrir de nombreuses occasions d’inquiéter les côtes méridionales de la Bretagne. L’ancien projet de Vauban, qui visait à relier Nantes à Brest par la voie fluviale, apparaît alors comme une solution stratégique face à ces menaces endémiques. Cette liaison dut cependant encore attendre quelques décennies.

NOTES DE FIN

1. RUSSON, Marc, Les Côtes guerrières. Mer, guerre et pouvoirs au Moyen Âge, Rennes, PUR, 2004, 518 p. 2. CORBINELLY, Histoire généalogique de la maison de Gondy, Paris, Jean-Baptiste Cagnard, 1705. 3. Bibliothèque municipale de Quimper, Ms. 11. 4. Pour cette période, nous nous permettons de renvoyer à CERINO, Christophe, Lorient et la Marine royale (1700-1719), Rennes, Mémoire de Maîtrise, 1991, 167 p. 5. Malgré quelques succès (Béveziers en 1690, Lagos en 1693), la guerre de la Ligue d’Augsbourg se termine incontestablement par la confirmation de la suprématie navale anglaise. 6. ACERRA, Martine et ZYSBERG, André, L’Essor des marines de guerre européennes (1680-1790), Paris, Sedes, 1997, p. 61. 7. D’après nos dépouillements systématiques des correspondances du ministre de la Marine sur les périodes 1700-1774, Service historique de la Marine, Lorient, Série 1-E4. 8. Nous retrouvons bien entendu aussi ce type de relations bilatérales entre Brest et Lorient.

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9. HAUDRÈRE, Philippe, La Compagnie française des Indes, Paris, Librairie de l’Inde, 1987, p. 1212. 10. Pour une étude détaillée, consulter la thèse de LE BOUËDEC, Gérard, Les Approvisionnements de la Compagnie des Indes (1737-1770), Paris IV Sorbonne, 1981, 630 p. et son mémoire de maîtrise, Nantes et la Compagnie des Indes (1761-1778), Rennes 2, 1971, 160 p. Les chiffres cités sont issus de la thèse, volume II, p. 9 et 10. 11. Données numériques tirées de LE BOUËDEC, Gérard, Les Approvisionnements…, op. cit., Volume II, p. 9-10 ; population statistique : 5 353 navires. 12. HAUDRÈRE, Philippe, La Compagnie française des Indes…, op. cit. 13. Arch. Nat., Fonds Marine. D2 56, mémoire non daté, antérieur à 1760. 14. LE POURHIET-SALAT, Nicole, La Défense des îles bretonnes de l’Atlantique, des origines à 1860, Vincennes, Service Historique de la Marine, 1983, 375 p. et infra, LECUILLIER, Guillaume, « “ Quand l’ennemi venait de la mer”. Les fortifications littorales en Bretagne de 1683 à 1783 ». 15. Arch. Nat., Fonds Marine. B3 798. 16. CÉRINO, Christophe, Sociétés insulaires, guerres maritimes et garnisons. Belle-Île-en-Mer au siècle de Louis XV, Université de Rennes 2, Thèse de doctorat, 2001, 1475 p. 17. Service historique de la Marine, Lorient, 1-E4, mai-juin 1703. 18. Notons qu’il s’agit là d’un des objectifs récurrents assignés à ces « descentes » sur les côtes de l’Ouest. Dès 1691, un pamphlet d’Edward Littleton, titré A Project of a Descent Upon France, s’en fait l’écho. Sur ce point, MCLAY, K. A. J., « Combined Operations and the European Theatre during the Nine Years’ War, 1688-1697 », Historical Research, n° 202, 2005, p. 506-539. 19. DALIDO, Pierre, La guerre des Câpres dans le sud-est Morbihan (1704-1806), Lorient, Service historique de la Marine, 1986, 178 p. 20. Voir CÉRINO, Christophe, Sociétés insulaires…, op. cit., p. 27-31. 21. Service historique de la Marine, Lorient, 1-E4, Correspondance dépouillée de 1700 à 1775. Le département de la Marine est installé à Port-Louis de 1719 à 1771. 22. Service historique de la Marine, Lorient, 4 S-3 (A). 23. Arch. Nat., Fonds Marine, B3 543. 24. Service historique de la Marine, Lorient, 1-E4, 1760, f°121, 215 et 153. 25. Pour de plus amples détails, se reporter à la pratique synthèse de LE MOING, Guy, La Bataille navale des Cardinaux, 1759, Paris, Économica, 2003, 179 p. Côté britannique, les études de MARCUS, Geoffrey, Quiberon Bay. The Campaign in Home Waters, 1759, Londres, Hollis and Carter, 1960 et de MACKAY, Ruddock F., Admiral Hawke, Oxford, Clarendon Press, 1965. n’ont guère été renouvelées ; voir cependant les analyses de RODGER, N. A. M., The Command of the Ocean: A Naval History of Britain, 1649-1815, Londres, Allen Lane, 2004, p. 282-283 et de MCGLYNN, Frank, 1759: The Year Britain Became Master of the World, New York, Grove Press, 2005, p. 354-387. 26. LE RAY, L.-D., Belle-Île-en-Mer, Description et Histoire, Lorient, E. Grouhel, 1869, p. 126. 27. TROUDE, Onésime-Joachim,Les Batailles navales de la France, Vol. 1, Paris, Challamel, 1867, p. 381. 28. Le Formidable, Le Juste, Le Superbe, Le Thésée, Le Héros, Le Soleil-Royal sont détruits. Le reste de la flotte se divise entre Rochefort et la Vilaine. 29. Pour un bilan des conséquences de cet affrontement, MCGLYNN, Frank, 1759: The Year Britain…, op. cit. et DULL, Jonathan R., The French Navy and the Seven Years’ War, Lincoln, University of Nebraska Press, 2005, p. 161-163. 30. Service historique de la Marine, Lorient, 1-E4, 1746, f° 353 et 354.

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31. LE GALLEN, F.-M., Histoire de Belle-Île-en-Mer, Belle-Île, Manuscrit, 1754, 199 p. 32. CÉRINO, Christophe, Sociétés insulaires…, op. cit., p. 35-56. 33. Arch. dép. d’Ille-et-Vilaine, C 1088. 34. L’opération est cependant différemment appréciée au sein du ministère britannique. Certains craignent en effet que cette action relance la guerre contre la France, alors que les négociations ont déjà débuté ; HACKMANN, William K., British Military Expeditions to the Coast of France, 1757-1761, PhD thesis, University of Michigan, 1969, p. 154-160 et DZIEMBOWSKI, Edmond, Les Pitt. L’Angleterre face à la France 1708-1806, Paris, Perrin, 2006, p. 150-152. 35. BINET, H., « La défense des côtes de Bretagne au XVIIIe siècle », Revue de Bretagne et de Vendée, mars 1913, p. 124. 36. HEBBERT, F. J., « The Belle-Île Expedition of 1761 », Journal of the Society for Army Historical Research, 44, 1986, p. 82. 37. HEBBERT, F. J., « Belle-Île and the siege of 1761 », Fort, Vol. 18, 1990, p. 77. 38. Arch. dép. d’Ille-et-Vilaine, C 1088. Il connaissait pourtant les faiblesses de la place, qu’il avait jugée médiocre lors de sa tournée de 1755 : « la citadelle est une des plus mauvaises places et des plus défectueuses que je connaisse et quelques résolutions qu’eut l’officier qui y commanderoit, on ne pourroit se flatter qu’il ne se défendit plus de 10 à 12 jours s’il a été attaqué sérieusement », Service historique de la Défense, A4 22. 39. Arch. Nat., Fonds Marine, B3 552. 40. Service historique de la Marine, Lorient, 1 P. 297 (B). 41. Arch. Nat., Fonds Marine, B3 554. 42. HEBBERT, F. J., « Belle-Île and the siege… », op. cit., p. 80. 43. CERINO, Christophe, Lorient et la Marine royale…, op. cit., p. 36-40.

RÉSUMÉS

Au XVIIIe siècle, les abords maritimes de la Bretagne-Sud représentent un enjeu stratégique majeur pour le royaume de France. Utilisés comme points d’atterrage par les vaisseaux revenant du lointain, ils constituent aussi les routes du cabotage pour le ravitaillement des arsenaux de la Marine royale et de la Compagnie des Indes. Afin de porter la pression militaire sur les vigoureuses routes commerciales du Golfe de Gascogne et sur le lucratif négoce en provenance d’Extrême-Orient, la Royal Navymenace régulièrement les territoires côtiers et insulaires bretons. Cette synthèse propose de rappeler la nature de ces opérations navales et des objectifs stratégiques visés.

The coastal seas of southern Brittany were of major strategic significance to the during the eighteenth century. Ships returning from long voyages made landfall here, and they provided the routes for the coastal traders that supplied the arsenals of both the French navy and the French East Indies Company. In order to put military pressure on the thriving commercial traffic in the Bay of Biscay, as well as on the lucrative oriental trade, the British navy regularly threatened the island and littoral territories of Brittany. This overview will outline the nature of these naval operations and the strategic objectives they were designed to meet.

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INDEX

Index chronologique : XVIIIe siècle Thèmes : Lorient, Belle-Île-en-Mer

AUTEUR

CHRISTOPHE CERINO Ingénieur de recherche, CERHIO – Université de Bretagne-Sud

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« Quand l’ennemi venait de la mer1 » Les fortifications littorales en Bretagne de 1683 à 1783

Guillaume Lécuillier

1 Province frontière2, la Bretagne – à l’instar de la Normandie avec la presqu’île du Cotentin – fait figure de « bastion avancé » du royaume de France directement face à l’Angleterre. Son caractère maritime, source de richesses en raison du cabotage et des échanges commerciaux, lui confère un statut stratégique, source quant à lui de convoitises et de craintes.

2 À compter de la guerre de Hollande (1672-1678) et plus encore de la guerre de la Ligue d’Augsbourg qui suit de peu la Glorieuse Révolution et l’accession du Hollandais Guillaume de Nassau au trône d’Angleterre sous le nom de Guillaume III, coups de main et pillages se multiplient en effet sur les villes marchandes ou dans les îles. Chaque incursion – une quarantaine de 1683 à 1783 – rappelle un peu plus la nécessité de maintenir les côtes en état de défense et de protéger des populations toujours sur le qui- vive. Face à cette montée de la « menace atlantique », la nécessité de fortifier les côtes bretonnes et notamment les principaux ports, ceux de Saint-Malo, Morlaix, Brest, Port- Louis et Lorient, afin de les mettre à l’abri des descentes de l’ennemi devient plus pressante.

3 Or, à un moment où, du fait des guerres, épidémies et disettes, le trésor royal est au plus bas, Louis XIV, pour lutter contre les « coups d’épingle » anglo-hollandais sur le littoral, doit engager des sommes considérables dans la construction et l’entretien d’un système défensif de vaste envergure : corps de garde, retranchements, batteries de côte, forts et enceintes urbaines sans compter le personnel formé de canonniers, d’officiers et de troupes réglées que cela demande. Le rapport semble disproportionné mais le Roi doit montrer sa force tant aux ennemis maritimes qu’aux populations littorales qui attendent de lui la mise en œuvre de cette défense.

4 Face à cette guerre de harcèlement et de ravage visant à déstabiliser le royaume de France sur ses frontières maritimes dans le cadre d’une véritable « petite guerre littorale3 », la fortification – l’action de « rendre plus fort l’existant » – constitue la principale

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réponse à l’attaque. Trois temps principaux semblent se dégager dans le processus de mise en défense du littoral breton.

Une première vague de fortifications : l’œuvre de Vauban (v. 1683-v. 1713)

5 Au cours de cette première période, plusieurs alertes ont lieu, face à Barfleur (29 mai 1692), la Hougue (1er juin 1692), Saint-Malo en juillet 16924, novembre 16935 et juillet 16956 , Camaret le 18 juin 16947, Belle-île mais surtout Groix, Houat et Hoëdic, ravagées en juillet 16968. Cette montée des tensions favorise indéniablement l’intégration militaire de la Bretagne au royaume. La province a en effet son rôle à jouer dans cette guerre maritime qui exige de nombreux marins. Sur terre, ce sont les paysans encadrés dans des milices garde-côtes qui prennent les armes pour défendre le littoral. Dès 1681 d’ailleurs, une ordonnance royale organise la défense des côtes découpées en ensembles fortifiés, les « capitaineries », et dotés de miliciens réunis autour d’un capitaine. Dans le même temps, à compter de 1683 et de la première inspection de Vauban, le littoral breton se couvre de chantiers de construction. La chose est plus nette encore en 1694 lorsque, pour contrer les descentes, Louis XIV nomme Vauban, « commandant de la place de Brest », un commandement interarmes concernant à la fois des troupes de terre et de mer. L’année suivante, le roi reconduit son commandement et l’élargit aux diocèses de Saint-Malo et de Dol. En mai 1695, Vauban rappelait à Le Tellier, ministre de la guerre, que de nombreuses villes de Bretagne « n’étant point fermées » couraient un grave danger.

6 Ainsi, à la fin du XVIIe siècle, trois grands pôles concentrent la majeure partie des ouvrages de fortifications : Brest, la ville-arsenal, Saint-Malo, le port transatlantique devenu cité-corsaire et, dans une moindre mesure, le havre de L’Orient/Port-Louis, s’étendant au sud jusqu’à la presqu’île de Quiberon et comprenant les îles de Hoëdic, Houat et surtout Belle-Île (Figure 1). Sur un littoral breton de plus de 2 600 kilomètres, le nombre de points-forts – comprendre ici les ensembles fortifiés, du simple corps de garde à l’enceinte urbaine en passant par les forts et batteries de côte – est relativement stable au cours d’un vaste XVIIIe siècle, de l’ordre de 350 dont près de 30 % sont situés dans les îles formant une « contre-escarpe insulaire9 » comme le suggère J. Le Corre : ainsi Cézembre, l’archipel de Bréhat, celui des Sept-îles, Batz, Cézon, Ouessant, Molène, Groix, Belle-île, Houat et Hoedic, etc.10.

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Figure 1 – Les principales fortifications dues à Vauban (1683-1707) : protéger la côte nord

7 Dans ces conditions, les solutions architecturales s’offrant aux autorités pour la défense des côtes bretonnes sont de cinq types principaux. La première est celle de l’enceinte urbaine. Seule celle de Brest est créée au cours de cette première période11. Ici, au-delà de la défense de l’arsenal, il est question de fédérer les bourgs de Brest et Recouvrance, séparés par la Penfeld, et de concevoir une nouvelle ville tournée vers la mer, fonctionnelle, capable d’accueillir une population importante si nécessaire à la Marine du Roi-Soleil. Le projet de Massiac de Sainte-Colombe, conçu au tournant des années 1670-1680, est repris et transformé par Vauban en mai 1683. Intégré dans le plan d’ensemble, le château médiéval est modernisé et adapté à l’artillerie moderne, il devient « citadelle » surveillant à la fois la ville, la campagne et le large. La ville est dotée de deux portes, celles de Landerneau et du Conquet. La fortification prévoit déjà l’essor de la ville qui suit un plan classique à damier. À Saint-Malo, l’on se contente de remanier – certes largement – les fortifications médiévales. Le 5 avril 1700, Vauban rendait son plan définitif pour Saint-Malo et Saint-Servan mais les plans du grand ingénieur restèrent dans les cartons… Son grand projet de bassin à flot et de fortifications de Saint-Servan ne fut pas réalisé notamment en raison du refus des malouins « accrochés à leur rocher », et de l’impossibilité technique (digues et écluses de grandes dimensions) et financière, d’entreprendre de si gros travaux.

8 Ces enceintes urbaines sont complétées par des batteries de côte. Petites ou grandes, de campagne ou permanentes, elle doivent se comporter comme celles d’un vaisseau de guerre. Établies au ras de l’eau, elles sont dotées d’un niveau de feu pour l’artillerie. Elles permettent aux boulets des canons, en jouant avec l’effet de ricochet, de balayer le pont des navires ou de les traverser de part en part en mettant le « feu aux poudres ». À ciel ouvert, la batterie a un avantage sur les casemates des forteresses (de pierre ou de terre) où les servants demeurent à l’abri mais étouffent à cause des fumées. Ici, l’efficacité du tir

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est supérieure mais le danger est partout : les boulets pleuvent. Le goulet de Brest fournit un parfait exemple d’utilisation de ces batteries de côte (Figure 2)12. Ici, le dispositif mis en place par Vauban de 1683 à 1695 repose sur le croisement des feux13. Des positions de barrage y constituent une véritable « barrière de feu » associant deux ouvrages agissant de concert : ainsi des batteries du Minou et de la pointe des Capucins, de celles de Guiny et de Kerviniou, du Mengant (1684/1687) et de Cornouaille (1684/1696) secondée à l’est par la vieille batterie de Beaufort conçue dès 1666 par le duc homonyme, batteries de Neven et de l’ouest de la Pointe des Espagnols (batterie primitive), ou encore du Portzic et de la pointe des Espagnols14. En 1695, on compte respectivement cinq batteries sur la côte nord du goulet dite côte de Léon et sept batteries sur la côte sud du goulet dite côte de Cornouaille. La question de la défense des batteries du goulet du côté de la terre est aussi posée. Sur la hauteur du Mengant, une tour faisant réduit,achevée dès 1687, flanque l’angle nord-ouest de la batterie haute. En 1694, Vauban y projette la réalisation d’un vaste ouvrage à cornes avec demi-lune pour « occuper le terrain qui commande la batterie15 ». Pour protéger les sept batteries de la côte sud du goulet, dite côte de Cornouaille, d’une attaque à revers, Vauban avait proposé lors de son troisième voyage à Brest en 1689 de « couper la gorge de la presqu’île de Roscanvel, pièce très dangereuse pour Brest ». Tracé en mai 169316 et mis en œuvre fin mai 1695 par Vauban lui-même, l’ouvrage se présente comme un retranchement soutenu en son milieu par un fort carré bastionné. Réalisé dans l’urgence et avec très peu de fonds, seuls les retranchements précédés de palissades et une demi-lune du fort sont achevés à la fin du XVIIe siècle17.

Figure 2 – Les principales fortifications autour de Brest

9 De manière plus ponctuelle, l’on édifie des tours de défense côtière. Deux grandes familles de tours de ce type sont construites sur les côtes bretonnes. L’on trouve d’une part la tour avec batterie basse : elle combine l’avantage du tir rasant (tir à couler) et des tirs plongeants de mousqueterie en défense rapprochée. Ainsi celles des îles d’Houat et de

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Hoëdic (1686-1692), du Mengant (1687) et la Tour Vauban à Camaret (1693-1696). D’autre part, la tour avec batterie haute (plate-forme d’artillerie) associe quant à elle l’avantage du tir de bombardement et des tirs plongeants de mousqueterie en défense rapprochée. Les exemples les plus remarquables sont les tours des Hébihens, et de Tatihou et La Hougue en Normandie, construites entre 1694-1697. De manière plus générale, la tour permet tout d’abord de voir plus loin : à la fois poste de surveillance et corps de garde, elle offre la possibilité d’anticiper l’arrivée de l’ennemi afin d’avoir le temps de mettre en place une contre-attaque. Elle permet ensuite de dominer l’espace maritime à défendre (la zone de mouillage des navires amis) tout en évitant par la « bombarderie » que les ennemis ne « tiennent le mouillage ». Enfin, la tour est dotée d’une capacité d’auto- défense, grâce à un plan de feu perfectionné pour les armes à feu portatives, mousquets puis fusils. À Ouessant ou au cap Fréhel (1699-1700), la tour évolue en fanal (phare doté d’une torchère) mais il reste toujours la possibilité de l’armer en cas de conflit. Elle est avant tout un poste d’observation : guet et signaux.

10 Le fort à la mer se décline selon différentes versions. Le fort « classique » repose sur le principe de l’occupation totale du rocher. De plan massé, il comprend deux niveaux de feu : d’une part la batterie haute, qui permet de tirer à longue distance dans toutes les directions, dans les gréements et mâtures ; d’autre part la batterie basse dite rasante placée sous casemate, qui, elle, permet de faire feu en éventail et de suivre l’évolution de la flotte ennemie. Le fort à la mer est conçu comme un navire de haut bord. Autonome, il ne doit compter que sur lui-même. Ainsi les voûtes protègent-elles non seulement les servants des pièces mais aussi et surtout les espaces de vie : les casernements et la chapelle pour le salut des âmes, la citerne alimentée par les eaux pluviales et le magasin à poudre. En Bretagne, seuls deux édifices peuvent être considérés comme de véritables forts à la mer : le fort dit château du Taureau18, en baie de Morlaix, et le fort de la Conchée, au large de Saint-Malo.

11 Le fort à la mer « hybride » de la batterie de côte est quant à lui construit sur un rocher ou un îlot. Il combine du côté de la mer une batterie de grande dimension et du côté de la terre une fortification « terrestre ». Ce type de fortification comporte un seul niveau de feu pour l’artillerie. Du côté de la terre, la gorge est protégée d’une attaque terrestre par un front bastionné (demi-bastions) percé de nombreux créneaux de mousqueterie. La hauteur et les ouvertures de tir doivent dissuader les éventuels ennemis de toute approche. Les édifices logistiques – magasin à poudre, hangar pour le matériel d’artillerie, corps de garde et chambre de l’officier – sont regroupés dans un bâtiment de type longère. Les représentants de cette famille architecturale construits de 1689 à 1700 sont regroupés dans la baie de Saint-Malo : Saint-Malo, le fort du Petit Bé, du Grand Bé et le fort National et celui de l’île Harbour (Figure 3).

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Figure 3 – Les principales fortifications autour de Saint-Malo

12 Enfin, dernière grande forme de fortification, l’île-fort constitue en général un ensemble fortifié de grandes dimensions. Elle a pour but d’observer et de protéger une vaste zone de mouillage où les navires amis font relâche. Contrairement au fort à la mer, l’île fort est constituée de parties distinctes : ouvrages d’entrée avec fossé, enceinte en redan, porte ; mur d’enceinte faisant banquette de tir ; batteries de côtes ; édifices logistiques tels les magasins à poudre ou hangar pour le matériel d’artillerie ; casernements ; enfin tour ou redoute faisant réduit défensif. L’île fort comporte plusieurs niveaux de feu pour l’artillerie et des ouvrages d’infanterie permettent une défense rapprochée en cas d’attaque terrestre. Deux exemples correspondent à cette famille architecturale : à Landéda, le fort Cézon (1694-1695) et à Perros-Guirec. À une autre échelle, la citadelle et les fortifications de Belle-île correspondent elles aussi au concept d’île fort.

13 Quant au fort de l’île aux Moines, proche par bien des aspects dans sa conception, il est cependant construit dans un autre contexte, entre 1740-1746, alors que la reprise des raids britanniques conduit à relancer l’effort de fortification.

La reprise de l’effort de fortification sous la pression des raids britanniques (1744-1763)

14 Après trente et une années de paix navale consécutives au traité d’Utrecht, la guerre reprend sur les côtes bretonnes en 1744. Cependant, à la tactique des raids côtiers ou de la bombarderie des ports – comme à Saint-Malo en 1693 et 1695 –, se sont substituées des opérations combinées, préfigurées en 1694 par l’attaque contre Camaret : les opérations navales doivent permettre un débarquement terrestre de grande envergure. Pourtant, face aux descentes qui se multiplient, les solutions semblent non seulement peu novatrices mais encore largement dictées par les événements.

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15 Ainsi, l’année 1746 marque-t-elle une reprise des projets de fortifications sur la côte sud, particulièrement menacée. En effet, en l’espace de quelques mois, les opérations se sont multipliées. En septembre, plus de 5 000 hommes de troupe britanniques ont débarqué dans l’anse du Pouldu et tenté de prendre – en vain – la ville de Lorient. En octobre, les forces de l’amiral Lestock, après être passées en presqu’île de Quiberon, dévastent les îles d’Houat et Hoëdic où, en raison d’une résistance plus que timide, les tours de Vauban sont prises sans combat et sabordées. Aussi l’île de Groix est-elle dotée de plusieurs batteries de côtes19. À Belle-île, de 1747 à 1749 – puis de nouveau entre 1756 et 1761 voire 1771 à l’initiative du Duc d’Aiguillon –, l’ingénieur de La Sauvagère transforme les barrages de plages de campagne en fortifications permanentes.

16 Pour la défense de Brest et notamment la protection des grèves des Blancs-Sablons et de Cornouaille, les solutions adoptées sont moins durables. Deux camps militaires y sont mis en place en 1744, 1746 et 1747 à l’initiative d’Alexis-René, baron de Coëtmen, gouverneur de Tréguier, maréchal de camp, commandant de Brest et de la Basse-Bretagne, pour l’entraînement des milices garde-côtes. L’un, aux Blancs-Sablons () regroupe 1 000 hommes issus de 10 compagnies garde-côtes des envrions de Brest20. L’autre s’installe à Quélern, en Roscanvel, dans la presqu’île de Crozon. On y apprend notamment l’ordre et le maniement des pièces d’artillerie et du fusil21. D’autres camps, plus à l’intérieur, à Hennebont, pour la protection de Lorient, et à Landerneau, pour celle de Brest sont eux réservés aux troupes réglées et montées même si on envisage un temps d’en faire venir – une partie du moins – en cantonnement aux Blancs-Sablons comme l’avait déjà projeté Vauban en 1695.

17 C’est derechef sous la pression des événements, à compter de 1756, que de nouvelles mesures défensives sont adoptées (Figure 4), même si le climat d’opposition larvée entre la France et la Grande-Bretagne depuis 1748 a parfois conduit à prendre les devants. La plupart de ces dispositions sont dues au duc d’Aiguillon, commandant en chef de Bretagne de 1753 à 1768. Celui-ci distingue ce qu’il appelle la « défense du local » – les enceintes urbaines protégeant les ports, comme au Palais à Belle-Île – et la « défense de protection » – batteries de côtes, corps de garde et forts permettant la protection de la frange côtière et des mouillages si nécessaires au cabotage22. Il œuvre donc en faveur d’une rationalisation de la milice garde-côtes et divise le littoral breton en vingt capitaineries d’un bataillon chacune. Les miliciens sont divisés entre les compagnies de paroisses chargées uniquement du guet de la mer et les compagnies détachées instruites au maniement des armes et chargées de combattre23. L’instruction militaire permet par ailleurs l’amélioration des troupes. Son travail ne se limite pas à la modernisation de l’existant, il propose ainsi d’améliorer les réseaux de communication, et notamment les grands chemins, afin de permettre l’arrivée plus rapide de renforts composés de troupes réglées.

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Figure 4 – Le renforcement des défenses côtières au milieu du XVIIIe siècle : la priorité à la Bretagne Sud

18 C’est aussi et surtout au cours de cette période que l’on conçoit de nombreux forts, quand bien même les projets du commandant en chef s’opposeraient à ceux de Frézier, directeur des fortifications de Bretagne de 1739 à 1764. Ainsi des positions de l’île Dumet, dont la batterie circulaire et les casernements voûtés pour 60 hommes sont construits entre 1756 et 1758. À Penthièvre, le fort barrant l’entrée de la presqu’île de Quiberon est achevé en 1760-1761 tandis que des redoutes sont établies (Figure 5). À Pen Mané, l’on édifie des ouvrages à cornes pour 800 hommes couvrant l’arsenal de Lorient : commencés en 1761, ils ne sont achevés que pendant la Guerre d’Indépendance américaine en 1779. Ce sont aussi les ouvrages de Kernevel, Kéragan – aujourd’hui Fort-Bloqué – où une batterie, construite en 1749, est agrandie en 1755, ou encore du Loc’h : l’on construit ici en 1756 une redoute pentagonale à cavalier d’artillerie pour 60 hommes reliée aux batteries et retranchements de plage par deux poternes. Par ailleurs, les approches terrestres de Lorient sont protégées par les lunettes de Kerlin et du Faouëdic, construites respectivement en 1755 et 1758. Le duc d’Aiguillon défend aussi un projet de fort de La Cigogne au centre de l’Archipel des Glénans. Les travaux débutent dès 1755 sur un plan de La Sauvagère. Sur les îles d’Houat et Hoëdic, après de nombreux projets restés sans suite24 , il faut attendre 1757-1759 pour qu’à la demande du duc d’Aiguillon, des ouvrages de fortification soient reconstruits en lieu et place de ceux détruits en 1746. Enfin, à Saint- Malo, l’ouvrage de la Cité (Saint-Servan) dominant la Rance est doté de fortifications et de casernes sur un projet de l’ingénieur Frézier.

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Figure 5 – Les principales fortifications autour de Lorient

19 Ce dernier exemple illustre parfaitement le caractère assez vain de tous ces efforts. Rien n’empêche la poursuite – voire l’intensification – des raids. Inutile d’insister ici sur les opérations contre Saint-Malo en juin et septembre 1758. En septembre 1760, le fort de l’île Dumet, nouvellement construit, est incendié. Les îles de Houat et Hoedic sont à nouveau occupées en 1761 tandis qu’en juin de la même année, la citadelle de Belle-île est vaincue par le général Studholme Hodgson après un mois de siège. L’officier britannique a en fait profité d’un point faible de la citadelle décrit par Vauban dès 1683 : le front du port. L’île sert durant deux ans de base navale avancée à la flotte britannique pour perturber les communications entre les arsenaux français avant d’être échangée contre l’île de Minorque lors du Traité de Paris en février 1763.

Une rupture technique : les fortifications de la fin du XVIIIe siècle (1763-1783)

20 Tirant les leçons des descentes de la guerre de Sept Ans, les autorités militaires cherchent à profiter de la période de paix qui suit le Traité de Paris pour poursuivre l’œuvre de fortification des côtes bretonnes. Dès 1763, le duc de Choiseul, successivement secrétaire d’État à la Guerre et à la Marine puis aux Affaires étrangères, charge Filley, lieutenant- général du corps royal du Génie de « chercher les moyens d’agrandir l’étendue du port [de Brest] pour le mettre en état de contenir le nombre des vaisseaux, de construire les ateliers, magasins, nécessaires à cette augmentation, d’assurer ces nouveaux établissements en temps de guerre contre les entreprises de l’ennemi ». Cette demande s’inscrit dans sa volonté de réformer l’armée et la marine.

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21 L’année suivante, Filley propose des agrandissements de l’enceinte urbaine de Brest afin de couvrir les collines qui dominent la ville. Il y utilise le système de fortification qu’il avait nommé la « mezalectre » ou « défense du milieu » : du côté de Recouvrance, est édifié l’ouvrage à corne de Quéliverzan, du côté de Brest, l’ouvrage couronné des hauteurs du Bouguen et du Ménès tandis qu’un autre ouvrage à corne est construit sur la carrière du Pape. Dajot, son successeur en 1770, poursuit la réflexion et propose la construction des forts de l’île Longue, de Lanvéoc, de Plougastel, du Corbeau ainsi que la rectification des lignes de Quélern et de l’ancienne enceinte en terre faite autour des batteries du Portzic : le fort de terre. Les forts de la rade, l’ouvrage à corne de Quéliverzan et, sur les hauteurs du Kerango, les deux lunettes du Stiff – finalement détruites sur ordre du roi du 23 août 1779 – sont quant à eux érigés de 1774 et 1775.

22 À compter du milieu des années 1770, la question des fortifications littorales sur les côtes bretonnes se pose à nouveau avec acuité alors que l’équilibre des forces navales semble se rétablir avec l’Angleterre et que la France de Louis XVI soutient tacitement le marquis de La Fayette et les Insurgents américains en guerre. Ainsi que l’illustrent les exemples évoquées plus haut, deux zones sont plus particulièrement concernées : Brest, ville- arsenal, berceau et refuge de la flotte en reconstruction25 et Saint-Malo, le port corsaire. Dès 1776, le marquis de Langeron, lieutenant général des armées du Roi, commandant en chef de la division de Bretagne est nommé par Louis XVI « commandant en chef des grands travaux de Brest et de la construction du fort de Châteauneuf auprès de Saint- Malo ». Un nouveau plan d’ouvrages est soumis au roi. Son but est d’éviter tout incendie du port par les mortiers anglais dont la portée dépasse les 4 000 mètres : « Premièrement : couronnement des hauteurs du Bouguen et du Ménès26. Deuxièmement : construction de cinq forts (Le Portzic [agrandissement des ouvrages existants], Saint-Pierre [Montbarey], Keranroux, Questel Bras, Penfeld) en avant de Recouvrance, afin de former un camp retranché et d’arrêter l’ennemi à distance de Brest. Ils doivent être assez respectables pour obliger l’ennemi aux préparatifs d’un siège en règle et à la fois tirer leur plus grande défense de la part de l’artillerie afin de pouvoir être défendus par le moins de monde possible. Il est nécessaire de chercher la position où ils pourraient découvrir en avant la plus grande étendue de terrain et dans leur tracé à diriger une partie des feux de manière qu’ils se protègent mutuellement. Troisièmement : rectification des Lignes de Quélern27. »

23 Validées par le règlement royal du 31 décembre 1776, les nouvelles fortifications extra- urbaines de Quélern, l’ouvrage fortifié du Bouguen et la ceinture de forts détachés autour de la ville sont construits par les troupes de 1776 à 1784. Pierre-Jean de Caux, directeur des fortifications de Basse-Normandie qui œuvra à Cherbourg et à Brest, dresse en 1777 les premiers projets de forts détachés pour Brest. Ces forts à cavaliers d’artillerie se flanquant mutuellement sont une innovation majeure dans l’architecture militaire, préfigurant l’éclatement de la fortification28. Leur capacité de résistance est bien supérieure à une simple redoute puisqu’ils offrent à la fois une plate-forme d’artillerie autorisant des tirs d’actions lointains, et des casemates à feux de revers placées dans la contrescarpe pour battre le fossé et parer à un éventuel contournement.

24 En arrière de Saint-Malo, le Fort de Saint-Père29, vaste quadrilatère bastionné, connu aussi sous le nom de Fort de Châteauneuf est construit de 1777 à 1785 sur des plans de l’ingénieur de Caux. Il est établi au croisement des routes Saint-Malo/Rennes et Dinan/ Pontorson. Sa fonction est de protéger Saint-Malo d’une attaque terrestre et de contrôler la remontée de la Rance par de l’artillerie, les approches du fort sur l’est étant protégées

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par des marais. À Cancale, le fort des Rimains, sur l’île homonyme, projeté dès le 11 juillet 1704 par l’ingénieur Garangeau qui y prévoyait un fort bastionné doté d’une grande batterie rasante dominée par une tour d’artilleriecasematée, est enfin construit. Il doit quant à lui protéger de ses canons le mouillage de la rade de Cancale, utilisé par la flotte britannique en 1758.

25 Tandis que le programme de construction des fortifications est en voie d’achèvement, une nouvelle paix vient l’interrompre : dès mai 1783, Louis XVI ordonne en effet le désarmement des côtes.

26 Les ingénieurs – dont Vauban, le premier de tous – se sont, en Bretagne, bornés tout au long d’un long XVIIIe siècle allant de 1683 à 1783 à fortifier le littoral en le dotant de retranchements, forts et batteries de côte aptes à refouler l’assaillant sur la plage30. La période vaubanienne se caractérise par la mise en place d’un système défensif littoral cohérent associant ouvrages de fortifications et organisation logistique de grande ampleur sur un territoire énorme. Les grands travaux de fortifications littorales entamés sous Louis XIV se poursuivent sous ses successeurs selon des formules très classiques. Il faut attendre la fin du XVIIIe siècle pour voir, à Brest, l’introduction de véritables innovations, avec la construction peu avant la Guerre d’Indépendance américaine de forts détachés, créant un vaste camp retranché en avant de l’enceinte urbaine.

27 Pourtant, toutes ces fortifications n’ont guère fait la preuve de leur efficacité militaire. Il est vrai cependant que, de Vauban aux dernières années du XVIIIe siècle – voire à la Seconde Guerre Mondiale –, ces édifices ont aussi d’autres fonctions. Ils sont un exceptionnel moyen de dissuasion et, plus encore, de propagande. Les portes, outre leur aspect fonctionnel, matérialisent la magnificence du Roi. Certes, l’on sait que l’ennemi peut débarquer sur n’importe quelle plage, mais on préfère encore et toujours défendre ses arsenaux ou ports par une défense statique – que tout le monde voit – plutôt que par une autre, mobile mais invisible et lointaine, celle que constituent les flottes de guerre.

28 L’une des convictions de Vauban était justement l’indéfectible articulation entre une défense statique, reposant sur ses fortifications, et une autre, mobile, tant en mer qu’à terre. Cette forme de combat, sorte de « petite guerre littorale » tardivement appliquée dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, relève cependant d’une stratégie essentiellement défensive, celle choisie par une France en situation chronique d’infériorité.

NOTES DE FIN

1. Je reprends ici le titre de l’ouvrage de THIN, Edmond, « Quand l’ennemi venait de la mer. Chronique de deux cents ans de défense côtière en Normandie, Tatihou et la côte de la Hougue, XVIIe-XVIIIe siècles. Inventaire des fortifications maritimes de la Manche », Les Cahiers de l’ODAC, 1992. Ce travail marque un changement dans la manière d’étudier les

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fortifications puisque l’auteur réussit habilement à mêler histoire maritime et étude architecturale des fortifications. 2. NIÈRES, Claude, « La Bretagne province-frontière. Quelques remarques », Mémoires de la Société d’histoire et d’archéologie de Bretagne, 1981, p. 184-196. 3. L’expression est de BOIS, Jean-Pierre, « Principes tactiques de la défense littorale au XVIIIe siècle », dans BOIS, Jean-Pierre (dir.), Défense des côtes et cartographie historique, Paris, CTHS, 2002, p. 53-65. 4. Dans les semaines qui suivent La Hougue, une flotte composée d’une trentaine de navires anglo-hollandais vient en reconnaissance à Saint-Malo et y sonde les passes. 5. En novembre, Saint-Malo est attaquée par une flotte de guerre composée de 12 vaisseaux de lignes de 50 à 70 canons, 5 galiotes à bombes (mises en service en France en 1682 pour le bombardement d’Alger), 2 corvettes, 3 brûlots et de nombreuses chaloupes. L’ennemi réduit à néant le chantier du fort de la Conchée, pille puis brûle le couvent des Récollets sur l’île de Cézembre (qui sera dotée plus tard de deux batteries de côte et de retranchements). La ville-close subit un bombardement naval sans grand effet car seul 26 bombes tombent sur la ville. Le 30 novembre, une « machine infernale » ou « brûlot », véritable bombe flottante, est lancée vers la ville. La coque de peu de tirant d’eau mais jaugeant tout de même 300 tonneaux, garnie de barils de poudre et de projectiles divers : mitrailles, boulets et même vieux canons finit éventrée sur les rochers et explose. La flotte ennemie repart vers Jersey. 6. Du 15 au 17 juillet, la flotte anglo-hollandaise bombarde en vain le fort de la Conchée qui réplique comme il peut. Deux jours plus tard, c’est au tour de la ville de subir le feu. Près de 150 maisons sont touchées mais sans grand dégât. Pour éviter que pareil malheur ne se reproduise, Vauban propose des agrandissements. En vérité, il faut avant tout achever les ouvrages et les garnir de canons. 7. Le 18 juin 1694, alors que la tour Vauban est toujours en travaux, une flotte anglo- hollandaise tente une descente sur Camaret pour s’emparer des batteries de canons de la côte sud du goulet et bombarder l’arsenal. Grâce au savoir-faire de Vauban à la fois poliorcète et défenseur, l’opération se solde par une déroute anglo-hollandaise. Durant l’été, la flotte ennemie remonte la Manche bombardant au passage les ports de Dieppe (22 juillet), le Havre (26-31 juillet), Dunkerque (20 septembre) et Calais (27 septembre). 8. Une flotte composée d’une quarantaine de vaisseaux anglo-hollandaise croise durant l’été 1696 sur les côtes bretonnes : elle est notamment aperçue à Ouessant et Molène puis dans les parages de l’archipel de Bréhat. 9. LE CORRE, Jérôme, La Défense des côtes bretonnes et les principes tactiques de la guerre littorale de 1689 à 1789, Mémoire de DEA, dact., Université de Nantes, 1998. 10. En 1779, un État des défenses côtières du royaume recense encore en Bretagne 342 ensembles fortifiés, rassemblant 1 390 canons, soit une moyenne de 4 pièces d’artillerie par site ; Service Historique de la Défense, Bibliothèque du Génie, MR 1091, côtes de l’Océan. 11. L’étude des plans anciens et notamment le plan de Dubuisson-Aubenay montre cependant que Brest était déjà dotée de fortifications d’agglomération en 1636. À Lorient, la première « muraille » – une protection sommaire, datant de 1744 – est donc postérieure à cette ère vaubanienne. Elle est renforcée par des ouvrages de campagne (bastions, demi- lunes et tenailles) après l’épisode douloureux du débarquement anglais du Pouldu en 1746. 12. Carte du goulet de Brest, à Brest par Vauban le 15 juillet 1695, Service Historique de la Défense, Bibliothèque du Génie, f° 33g.

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13. Le programme de construction des batteries de côtes du goulet de Brest s’achève en 1700 par la réalisation de la batterie de la Pointe des Espagnols dite batterie Vauban. 14. En 1784, le dispositif reste largement inchangé. Seule une nouvelle batterie de côte, connue sous le nom de batterie Robert, a été aménagée sur la pointe de Kergadiou ; Carte des environs de Brest où sont marqués les ouvrages qui composent le camp retranché en avant de Recouvrance dont la construction a été ordonnée par le règlement du Roi du 31décembre 1776, Service Historique de la Défense, Bibliothèque du Génie, Atlas des côtes de France, Atlas 69a, Brest/Ouvrages extérieurs, 1784. 15. Service Historique de de la Défense, Vincennes, Plan de la batterie de Léon dit fort du Mengant, à Brest par Mollart, 30 novembre 1696. 16. Service Historique de de la Défense, Vincennes, Carte d’une partie du goulet de la rade de Brest et de la côte de Camaret où sont marqués les ouvrages faits et ceux qui sont proposés à faire, 17 mai 1693 par l’ingénieur Traverse. 17. L’on peut noter que, du retranchement de Vauban aux fortifications extra-urbaines (grands travaux réalisés de 1777 à 1784 pendant la guerre d’Indépendance américaine), les lignes de Quélern garderont longtemps une dimension fortement géostratégique. Un fort est construit de 1852-1854 sur les plans quelque peu modifiés du fort de Vauban. 18. Le fort primitif date du milieu du XVIe siècle. Aujourd’hui seule la tour d’artillerie rappelle le premier ouvrage. Sur cet ouvrage, LECUILLIER, Guillaume, Le Taureau, forteresse Vauban, baie de Morlaix, Morlaix, Skol Vreizh, 2005. 19. L’île est inspectée par le Duc d’Aiguillon en 1756 et 1760. 20. Ces troupes sont originaires de la capitainerie de l’Aber Wrac’h (1 compagnie), de celle de Brest (3 coompagnies), de Crozon (4 compagnies), enfin de de la capitainerie d’Audierne/Douarnenez (2 compagnies). Ces troupes, soldées, sont relevées deux fois par mois. 21. Le mousquet, arme à feu portative à canon long, crosse d’épaule et âme lisse est employée du XVIe au XIXe siècle. C’est l’ancêtre de notre fusil actuel. Arme d’infanterie utilisé notamment par les mousquetaires du Roi. 22. HELLEU, Charles, Le Duc d’Aiguillon, défenseur des côtes de Bretagne pendant la guerre de Sept Ans (1756-1761), Mémoire de maîtrise, dact., Paris IV, 1984, 145 p. 23. Les compagnies détachées furent remplacées en 1778 par des compagnies de canonniers, rattachées quant à elles aux directions d’artillerie. 24. Parmi ceux-ci, notons celui de Frézier qui prévoit d’aménager une petite tour carrée – préfigurant celles du modèle 1811 – à la place de chacune des tours détruites. 25. Au sujet de la défense de Brest contre une attaque terrestre durant la guerre d’Indépendance Américaine, voir l’étude de BESSELIEVRE, Jean-Yves, Les travaux de fortification de Brest à la fin duXVIIIe siècle, 1776-1784, Mémoire de maîtrise, UBO, 1996, 229 p. Cette étude s’appuie sur le Fonds Langeron (papiers du gouverneur militaire de Brest, 1776-1789) conservé aux Archives Municipales de Brest. 26. Les augmentations de l’enceinte sur la hauteur de la Carrière du Pape sont encore en projet en 1790. 27. Ouvrages extérieurs de Brest, précis historique des ouvrages ordonnés par le Règlement du roi du 21 décembre 1776, Service Historique de la Défense, Bibliothèque du Génie, Atlas des côtes de France, Atlas 69, Brest, Ouvrages extérieurs, 1777 par De Caux. 28. BESSELIÈVRE, Jean-Yves,« Les ouvrages extérieurs de Brest (1776-1784) : les prémices de la fortification détachée », Cahier du Centre d’études d’histoire de la Défense, 1999, n° 10, p. 153-163.

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29. En partie ruiné durant la Seconde Guerre mondiale, c’est ce fort, racheté par la commune, qui accueille chaque année en août le festival de la Route du Rock. 30. LECUILLIER, Guillaume, La Route des fortifications en Bretagne et Normandie. Les étoiles de Vauban, Paris, éditions du Huitième jour, 2006.

RÉSUMÉS

Province frontière, la Bretagne fait figure de « bastion avancé » du royaume de France directement face à l’Angleterre. À compter de la fin du XVIIe siècle, les coups de main se multiplient en effet sur les villes marchandes ou dans les îles. Chaque incursion – une quarantaine de 1683 à 1783 – rappelle un peu plus la nécessité de maintenir les côtes en état de défense. Face à cette montée de la « menace atlantique », la nécessité de fortifier les côtes bretonnes afin de les mettre à l’abri des descentes de l’ennemi devient plus pressante. Les grands travaux de fortifications littorales, entamés sous Louis XIV à l’initiative de Vauban, se poursuivent, sous la pression des raids britanniques, selon des formules très classiques au XVIIIe siècle. À compter du milieu des années 1770, deux zones sont plus particulièrement concernées : Saint-Malo et Brest, où la construction de forts détachés créant un vaste camp retranché en avant de l’enceinte urbaine constitue une innovation majeure dans l’histoire de l’architecture militaire.

Brittany, as a frontier province, formed a “forward bastion” of the Kingdom of France, directly opposite England. From the end of the seventeenth century there were numerous British attacks on the province’s islands and merchant towns. Every one of these forty or more assaults was a reminder of how necessary it was to keep the coasts in a state of defence. The continuing pressure of British raids meant that the works of coastal fortification, begun under Louis XIV and directed by Vauban, were developed throughout the eighteenth century according to the established patterns of military engineering. From the mid 1770s two regions were most directly affected: Saint-Malo and Brest. In the latter case the construction of detached forts created a vast entrenched camp in advance of the city walls, a major innovation in the history of military architecture.

INDEX

Index chronologique : XVIIIe siècle, XVIIe siècle Thèmes : Brest, Bretagne, Lorient, Saint-Malo

AUTEUR

GUILLAUME LÉCUILLIER Chercheur à l’Inventaire de Bretagne, doctorant en histoire de l’art, CRHIA – Université de Nantes

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Chanson politique et histoire : le combat de Saint-Cast et les Anglais sur les côtes de Bretagne au XVIIIe siècle1

Éva Guillorel et Donatien Laurent

1 Théodore Hersart de La Villemarqué publie pour la première fois, dans l’édition de 1845 de son Barzaz-Breiz, une chanson en breton sur le combat de Saint-Cast, qui opposa Anglais et Français près de Saint-Malo en 1758 dans le contexte de la guerre de Sept Ans. Cinq autres textes – quatre transcriptions d’une même chanson et une pièce imprimée sur feuille volante – reprenant cet épisode sont conservés dans le fonds du collecteur trégorois Jean-Marie de Penguern. En l’absence d’une connaissance et d’une analyse complète des sources premières concernant ces pièces, les chercheurs qui se sont penchés sur l’histoire et la mémoire du combat de Saint-Cast à travers les chansons en langue bretonne ont souvent abouti à des conclusions erronées. Une mise au point sur ce dossier est ici proposée ; elle s’appuie sur la documentation actuellement connue et disponible et cherche à insérer ces pièces dans une production plus large de récits chantés dans le contexte du grand affrontement franco-anglais des années 1689-1815.

Le Combat de Saint-Cast : une chanson révélatrice de l’évolution du regard porté sur le Barzaz-Breiz

2 La deuxième publication du Barzaz-Breiz en 1845, augmentée de trente-trois nouvelles « ballades historiques » dont celle du Combat de Saint-Cast2, est accueillie avec le même enthousiasme que la première édition de 1839. La Villemarqué est alors une personnalité scientifique de premier plan, qui se voit décerner quelques mois plus tard la Légion d’honneur puis entre à l’Institut de France en 18583. Cette même année, la chanson est intégrée dans la liste de pièces d’archives justificatives sur le combat de Saint-Cast publiée dans les Mémoires de la Société archéologique et historique des Côtes-du-Nord4. C’est

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aussi en 1858 que François-Marie Luzel publie un long poème – 35 quatrains – de sa composition reprenant le thème exploité par le chant du Barzaz-Breiz : il y met en scène, dans un lyrisme romantique exalté que l’on retrouve dans d’autres œuvres de jeunesse de ce collecteur, un vieux barde fictif qui raconte cette complainte au cours d’une veillée5. Le succès du chant publié par La Villemarqué tient à la tonalité panceltique qu’il développe, notamment à travers le motif d’une fraternisation brito-galloise : alors que les deux armées s’apprêtent à entamer le combat, Gallois et Bretons se reconnaissent des racines communes à travers un chant de guerre compréhensible dans leurs deux langues, qui les fait renoncer à se battre malgré les ordres des officiers.

3 C’est ce même épisode qui va susciter les premières défiances puis qui va cristalliser les critiques les plus dures à l’égard du chant du Barzaz-Breiz. Dès 1853, les continuateurs d’Ogée ajoutent au sujet de cette prétendue fraternisation une longue note au développement sur Saint-Cast : « Ce touchant récit, entouré de poétiques détails, est tout-à-fait inconnu des trois narrateurs primitifs de la bataille de Saint-Cast ; c’est une grave raison déjà de douter de sa véracité. Mais, quand on étudie avec soin les phases de cette action, il est plus difficile encore d’admettre cet épisode, encore qu’un homme éminent ait publié le texte même de l’air national devant lequel des armes ennemies s’abaissèrent. […] Que des Bas-Bretons aient, en ce moment, reconnu des Gallois et les aient spécialement épargnés, cela se conçoit ; mais l’air national et les officiers qui en vain ordonnèrent de faire feu, sont de la poésie, et non de l’histoire6. »

4 En 1897, deux ans après la mort de La Villemarqué et trente ans après les débuts de la « querelle du Barzaz-Breiz » mettant en cause l’authenticité des chants du recueil, Joseph Loth porte un jugement sans nuances sur cette pièce, mais hésite encore, dans une note de bas de page, à incriminer le célèbre auteur du recueil : « Le combat de Saint-Cast a donné naissance à une de ces chansons dites historiques que l’on trouve dans le Barzas-Breiz. C’est une des plus suspectes à juste titre. Il est même évident, pour qui connaît quelque peu la question, que c’est une chanson inventée de toutes pièces7. »

5 S’appuyant sur les suspicions d’un lecteur du Fureteur Breton8, c’est surtout Francis Gourvil, dans un article paru en 1947 et en partie repris dans sa thèse publiée en 1960, qui entend démontrer que cette pièce est un faux composé dans les années 1840, en démontant pour cela l’authenticité de la légende de la fraternisation entre Gallois et Bretons9.

6 Malgré les conclusions de la thèse soutenue par D. Laurent en 197410, qui fait connaître les carnets originaux de collecte de La Villemarqué, dorénavant considérés comme la seule source scientifique fiable pour aborder le répertoire de chansons collecté et publié par ce folkloriste, il est étonnant de constater la postérité du chant publié dans le Barzaz-Breiz dans certains cercles du militantisme culturel breton ; il est par exemple toujours mentionné comme une pièce justificative tout à fait sérieuse par le musicien Polig Monjarret11. De manière plus inattendue dans un ouvrage par ailleurs scientifiquement rigoureux, le premier couplet est cité dans l’étude de l’historien Jean Guiffan et présenté comme tel : « Cette crainte [d’un débarquement anglais en Bretagne au XIXe siècle], qui entretient la haine, est bien enracinée dans la culture populaire bretonne comme le montre ce chant traditionnel de Cornouaille12. »

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Un nécessaire retour aux sources : une version inédite du combat de Saint-Cast contenue dans les archives de La Villemarqué

7 L’accusation de faux et d’invention littéraire portée sur la version publiée par La Villemarqué a été faite par des chercheurs qui n’étaient pas en possession des carnets d’enquête du collecteur. Si cette chanson n’est notée dans aucun d’entre eux, le premier carnet contient toutefois quelques feuilles détachées, à ce jour inédites, qui ne sont pas écrites de la main de La Villemarqué. Sur l’une d’entre elles est notée la version du combat de Saint-Cast à partir de laquelle le collecteur a établi le texte publié dans le Barzaz-Breiz13.

8 La feuille, d’un format A5 plié en deux, est écrite recto verso. Deux écritures bien distinctes doivent être différenciées : les six premiers couplets sont notés à l’encre d’une main assurée ; des annotations et des vers complémentaires ont été ensuite ajoutés par La Villemarqué. Le document est entièrement rédigé en breton, sans traduction ; il est réparti en sizains d’octosyllabes dont les deux derniers vers ont pu être utilisés comme refrain. Les vers ou expressions barrés reprennent les éléments rayés dans le texte par La Villemarqué.

Six premiers couplets

« 1er couplet14 bréis a breau sose améseÿen adversourien a dréist pen, commendet gant ar roué evide comendi e armé deom en e gosté troide a troide chentil et voa pode made Traduction151er couplet La Bretagne et l’Angleterre sont voisines Et non pas moins adversaires Sous le commandement du roi Pour commander son armée Suivons-le pas à pas Il était gentilhomme et bon compagnon 2 pa vé deguillon en affer né eus déne er harter né zigorfé et zaou lagat eus e guélet en un gombat scoomp et tu ma mignonet Lazomp ar sausonet 2 Quand D’Aiguillon est là Il n’y a personne dans le quartier Qui n’ouvrirait de grands yeux En le voyant au combat Frappons donc, mes amis Tuons les Anglais 3

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et bléo, et fasse ac et zillat né voënt némè ar goat potret distrinquet eus ar soson dé ma treusé aux halon scoomp et tu ma mignonet Lazomp ar sosonet 3 Ses cheveux, son visage et ses vêtements n’étaient plus que sang Celui versé par les Anglais Tandis qu’il leur traversait le cœur Frappons donc, mes amis Tuons les Anglais 4 et Camaret en amzer gos et voi disquennet ar Sause var an ode et voint ledet ag en o goide et voent beuzet gant tennou et coé ar soson16 quer buen et vel guédon17 4 À Camaret autrefois Les Anglais étaient descendus Ils furent conduits sur la côte Et ils furent noyés dans leur sang Les Anglais tombaient sous les balles18 Aussi vite que des lièvres19 5 soudard, dragon a cavalier toude au deus groed au déver tuchaintil a paisantet toude e viont respectet meulet et vézo au ligné meulét gant ar roué 5 Soldat, dragon et cavalier Ils ont tous fait leur devoir Gentilshommes et paysans Tous, ils seront respectés Leur descendance sera honorée Honorée par le roi 6 er bloes seitec cant heis a hanter cant20 e voi béde esclamus ar hanne21 dan dec deves a guenholo22 var an ode toste da sante malo e voi béde distroet ar soson gande armé Louis Bourbon23 6 En l’an 1758 Le combat fut étonnant24 Le 10 septembre Sur la côte près de Saint-Malo Les Anglais ont été repoussés Par l’armée de Louis de Bourbon25

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Annotations et vers complémentaires ajoutés par La Villemarqué

Ne deuz ket choaz ann trez evet Gwad a zo bet eno skuillet26 Ne deus ket choaz ann trez evet Ann trez zoken27 ne deus ket gret, Na kass ar barez kennebet Le sable n’a pas encore bu Le sang qui a été versé là Le sable n’a pas encore bu, Ni les chiens28 de la paroisse non plus Ne deuz ket lonket ann douar goad ar Zaozon maro me war29 ann douar n’deshé deus ket lonket Nag alloenet gwez kennebet La terre n’a pas avalé Le sang des Anglais morts, je le sais30 La terre n’a pas avalé Ni les bêtes31 sauvages non plus. ar re’all p’an deussont klevet huchal oant trechet deusson gret, ha kuit oll32 trezek ho listri, hogen na dec’haz ann hé nemet tri. Les autres, quand ils ont entendu Ont crié qu’ils étaient vaincus Et sont tous partis vers leurs navires, Mais il n’en échappa que trois. er bloa ma mil seiz kant33 hag34 ouspen, hag anter kant dann eil lun a vis gwengolo, oan trechet ar zoazon eno35 oa drallet ar zozon eno En cette année mille sept cent Cinquante et huit, Le deuxième lundi de septembre Les Anglais ont été vaincus les Anglais ont été massacrés là36 Potred arserien bro Zaoz pa gleffont37 gand ar38 sonj arzao a rejont Ken kaer an ton hag ar chomzou39 Ken oant bamet ô chilou Arserien40 Brozoz leveret, etc. Les hommes les archers d’Angleterre, quand ils entendirent cela Restèrent immobiles d’étonnement L’air et les paroles étaient si beaux Qu’ils étaient en admiration à les écouter Archers d’Angleterre, dites, etc. »

9 Aucune indication concernant la personne qui a copié les six premiers couplets du chant n’est portée sur la feuille. L’écriture assurée ainsi que la cohérence de l’orthographe et des césures entre les mots bretons montrent qu’il s’agit vraisemblablement d’un lettré habitué à écrire le breton, ou qui a recopié un texte rédigé avec aisance. La Villemarqué, dans les éditions de 1845 et 1867 du Barzaz-Breiz, indique que la pièce lui « a été procurée par M. Joseph de Calan, arrière-neveu d’un officier breton qui était à la bataille ». Cette

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information semble tout à fait vraisemblable : cet homme issu d’une vieille famille de noblesse bretonne, né à Elliant en 1804 et mort à Quimper en 1889, officier démissionnaire puis notaire titulaire d’une thèse de droit, vivait dans la même zone géographique – la Basse-Cornouaille –, à la même époque et dans un univers socioculturel proche de celui de La Villemarqué. Par ailleurs, plusieurs sources citent un « De Caslan41 », « De Caslan, fils42 » ou « De Calan fils, capitaine des garde-côtes de Plérin43 » parmi les volontaires bretons ayant pris part au combat de Saint-Cast ; Pol Potier de Courcy indique quant à lui que deux membres de cette famille, un volontaire et un capitaine garde-côtes, ont combattu à de Saint-Cast44. Depuis le XVIIe siècle, plusieurs De Calan occupent effectivement des charges de capitaines garde-côtes dans le secteur de Saint-Brieuc45. Il n’y a donc pas lieu de remettre en cause sur ce point la bonne foi de La Villemarqué, contrairement à la remarque sans fondement de Francis Gourvil selon lequel « le procédé consistant à invoquer la communication d’une “version” de tel ou tel chant par quelque amateur est assez fréquent dans les références de l’ouvrage et ne saurait faire illusion aux yeux d’un exégète46 ». Cette information concernant la personne qui a fourni le texte ne nous renseigne pas sur l’auteur et la date de la chanson : on peut toutefois émettre l’hypothèse d’un compositeur ayant lui-même participé au combat de Saint-Cast parmi les volontaires bas-bretons. Une analyse dialectale rend recevable l’affirmation par La Villemarqué d’une origine cornouaillaise, et les « léonismes » relevés par Gourvil47 s’avèrent tous être des ajouts de la main du folkloriste. La langue, le style et le ton correspondent quant à eux aux caractéristiques rencontrées dans d’autres chansons politiques composées au XVIIIe siècle.

10 Très peu de chansons envoyées par des correspondants et retravaillées par La Villemarqué ont été conservées : ce document n’en est que plus précieux, puisqu’il permet de reconstituer les étapes de réécriture créative du texte en vue de la publication. Sur la feuille, les annotations du collecteur concernent trois sujets : deux couplets développent des descriptions guerrières sanguinaires sur la mort des Anglais ; un autre reprend et arrange le 6e couplet ; deux autres, enfin, évoquent la scène du chant des Bretons entendu par l’armée adverse et les officiers anglais criant à la trahison. Beaucoup de ces annotations sont hésitantes, les ratures et les réécritures sont nombreuses : nous sommes bien face à un document de travail présentant une œuvre poétique en construction. Il serait toutefois simpliste et réducteur de ranger purement et simplement La Villemarqué dans la catégorie des faussaires. Les récents travaux de Nelly Blanchard ont bien analysé le contexte d’une réécriture romantique motivée par la recherche de l’authenticité originelle supposée des chants : à l’image de l’archéologue qui, à partir de débris, reconstitue un monument d’origine, le collecteur entend restaurer des chants que le temps a usés48 ; les réalisations architecturales de Viollet-le-Duc, à la même époque, se rapprochent de cette démarche. La Villemarqué lui-même, dans une scène rapportée par René-François Le Men, compare son travail à celui d’un restaurateur de statuettes anciennes, ajoutant bras et jambes à celles qui en sont dépourvues49. Considéré sous cet angle, on comprend mieux le travail de réécriture opéré par le folkloriste. À partir d’un premier texte bien réel perçu comme lacunaire, il a ajouté des compléments en intégrant notamment les couplets sur la fraternisation brito-galloise, dont il a lu et entendu le récit à plusieurs reprises50, et qui correspond pleinement à sa conception d’une Bretagne armoricaine ayant conservé une tradition littéraire et musicale commune avec les peuples celtiques insulaires51.

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11 La comparaison entre le texte annoté et celui publié est là encore riche d’enseignements. Sur les 80 vers – répartis en 20 quatrains d’octosyllabes – qui constituent le document final, 20 présentent une parenté évidente avec le texte manuscrit envoyé à La Villemarqué et 13 sont repris à partir des annotations du collecteur, ce qui montre que le document que nous étudions ici n’est qu’une ébauche d’un travail de réécriture encore long. 16 vers du chant initial n’ont pas été repris dans la version publiée : il est étonnant de constater que des vers à tonalité guerrière – comme le refrain des couplets 2 et 3 et la référence aux Anglais noyés dans leur sang au couplet 4 – ou vantant le courage des nobles et paysans – au couplet 5 – n’ont pas été retenus. Outre l’épisode concernant la fraternisation, le texte publié développe la description de l’arrivée des Anglais et du début du combat, et ajoute à la référence de la descente de Camaret en 1694 celle de Guidel en 1746. Le duc d’Aiguillon, commandant en chef de la Province de Bretagne, est remplacé par le général d’Aubigny, commandant la colonne gauche qui affronta les Anglais à Saint-Cast et dans laquelle se trouvaient quelques dizaines de volontaires bretons. Si le texte de la chanson est republié à l’identique dans la troisième édition du Barzaz-Breiz en 1867, le commentaire qui l’accompagne est complété par une note moqueuse à l’égard de D’Aiguillon sur son goût peu prononcé pour le danger : celle-ci apparaît pour lors peu pertinente lorsqu’on sait que c’est La Villemarqué lui-même qui a modifié le texte premier qui faisait au départ l’éloge du commandant. La publication dans les deux éditions est accompagnée d’une transcription mélodique qui n’existe pas dans le texte envoyé au collecteur. Ce dernier indique que le chant est interprété sur la mélodie du Siège de Guingamp, et insiste sur le fait que cet air est également connu au pays de Galles. La mélodie correspond en effet à un air gallois connu sous le nom de Rhyfelgyrch cadben Morgan (« La Marche du Capitaine Morgan »), imprimé à Londres dès 1794. Si la démonstration de Gourvil passant outre la possibilité de contacts littéraires et musicaux entre le pays de Galles et la Bretagne à l’époque moderne semble excessive52, il ne faut toutefois pas exclure la possibilité que La Villemarqué ait effectivement repris un air gallois pour conforter son discours de fraternité panceltique.

12 La confrontation entre le texte envoyé à La Villemarqué et la publication qu’il en fait permet d’affirmer que le folkloriste s’est bien appuyé sur une chanson existante très vraisemblablement communiquée par Joseph de Calan, qu’il a ensuite largement retravaillée : le combat de Saint-Cast doit ainsi être rangé dans la catégorie des textes qui ont été le plus retouchés par La Villemarqué ; le commentaire qui l’accompagne dans le Barzaz-Breiz permet quant à lui de retracer l’origine des sources et des lectures qui ont influé sur la réécriture de la pièce, dans le sens d’une glorification romantique de la nation bretonne et de ses liens fraternels avec les autres peuples celtiques.

Les versions du combat de Saint-Cast contenues dans la collection Penguern

13 Un autre ensemble de pièces inspirées par le combat de Saint-Cast est conservé dans le fonds encore largement inédit de la collection rassemblée par l’avocat Jean-Marie de Penguern, essentiellement aux alentours de Morlaix dans les années 1840. Deux catégories peuvent être discernées : d’une part, une feuille volante imprimée connue en un seul exemplaire53 ; d’autre part, quatre transcriptions manuscrites d’une même chanson, proches les unes des autres, et ici numérotées par commodité de 1 à 4 dans leur ordre d’apparition dans les manuscrits de la collection : les deux premières sont écrites de

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la main de Penguern et les suivantes ont été notées par son collaborateur Guillaume-René Kerambrun54.

14 La feuille volante est partiellement déchirée, ce qui ne permet pas de voir si elle porte des indications concernant la date et le lieu d’impression, mais elle a très vraisemblablement été imprimée peu après les événements. La chanson, intitulée Chanson neve Var sujet an disquen o deus groet ar Sozon en Sain-Cast en 11 a mis Guengolo 175855, correspond par sa coupe – 17 quatrains de 12 ou 13 syllabes –, par sa langue – caractérisée par l’importance du vocabulaire français à peine bretonnisé – et par l’emploi d’un timbre – « Var uon [sic] Chanson an Oriant56 » – au répertoire imprimé sur feuilles volantes. Elle est comprise dans un livret de 8 pages de petite taille (9x13 cm) qui contient deux autres compositions sur des thèmes proches : la Chanson neve’ Car [sic] sujet an disquen en deus gret ar Sozon en Cancale, en quchen Sant Malo57 relate la première descente des Anglais le 5 juin 1758 ; la Chanson neve’ Var sujet tud an dêtachamanchou, peré o deus tennet d’ar billet58, également datée de 1758 dans un des couplets, raconte la tristesse de ceux qui ont été désignés par le sort pour servir le roi à Camaret et à Porspoder, et fait sans doute référence aux compagnies détachées de la milice garde-côtes dont le premier tirage au sort eut lieu en 1758.

15 Le lexique, les tournures de phrase et les expressions-clichés des chansons manuscrites sont quant à elles beaucoup plus proches de l’esthétique des anciennes complaintes de tradition orale – les gwerzioù – ; le découpage en alexandrins est toutefois peu fréquent dans ce répertoire. La comparaison entre les quatre versions manuscrites permet d’établir une claire filiation entre elles. La version 4, de la main de Kerambrun, a servi de base à la copie de la version 2 par Penguern, qui barre et corrige certains mots et ajoute deux vers entre les couplets 4 et 5. Puis Penguern remet ce brouillon au propre pour donner la version 1, la plus longue (17 quatrains et 2 distiques d’alexandrins), bien écrite et sans ratures, dans laquelle il a repris les deux vers qu’il avait intercalés dans la version 2 pour en faire deux couplets à part entière, tandis qu’il supprime ailleurs deux autres vers. Cette version est alors revenue dans les mains de Kerambrun, qui la recopie avec les corrections et ajouts de Penguern pour former la version 3, raturant et modifiant à son tour quelques termes ; surtout, à partir du onzième couplet, il arrête sa copie pour passer à une véritable phase d’écriture et de continuation du chant, rédigeant 8 vers de sa plume dont 6 sont barrés et parfois retravaillés et réécrits ; le document s’arrête alors sans qu’il soit terminé.

16 Si l’on compare cette fois les versions manuscrites avec la feuille volante, on relève que six vers sont identiques ou presque, six autres sont clairement apparentés et des expressions isolées se retrouvent de manière similaire dans tous les textes. Dans la version 3, la modification d’une mention de Saint-Cast en une référence à Plancoët reprend aussi les données de la feuille volante, tandis que l’un des hémistiches ajoutés par Kerambrun est quasi-identique à celui de l’imprimé, de même que certains termes et motifs thématiques. Les données de la feuille volante qui ne se retrouvent pas dans les versions manuscrites concernent le détail des préparatifs, les vers mettant en valeur le courage des Français et surtout les trois derniers couplets demandant que des prières soient faites au roi de France. À l’inverse, les éléments fournis par les versions manuscrites mais non par l’imprimé concernent la mise en branle des cloches pour lever les hommes qui doivent défendre leur pays, la jonction des Bretons volontaires et des troupes régulières avec une claire distinction entre Bretons et Français, la description du combat où l’on promet aux Trégorois qu’ils auront de l’étoffe rouge à ramener à leurs

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femmes pour y tailler des corsets et la référence aux Anglais traités d’adversaires de la Bretagne et de la foi ; mais la principale différence tient dans le développement final autour de l’intervention miraculeuse de saint Yves qui détourne les boulets des Anglais, permettant la victoire française, et à qui l’on promet de chanter des cantiques. Ce motif prend la place des prières accordées au roi dans la chanson imprimée, transformant une tonalité patriotique française en un accent en faveur du saint breton. On peut relever que le motif de saint Yves arrêtant les boulets n’est apparemment attesté dans aucune autre chanson en langue bretonne.

17 Quel bilan peut-on tirer de cette analyse critique des sources contenues dans la collection Penguern ? Il semble clair que Kerambrun, dans la version 3, s’est essayé à une réécriture du chant du combat de Saint-Cast en s’inspirant de la chanson imprimée dont il avait connaissance. Penguern, dans une moindre mesure, a lui aussi ajouté des couplets : il convient donc de nuancer l’habituel dualisme énoncé puis repris par plusieurs collecteurs, faisant de Penguern un homme d’une probité irréprochable abusé par son collaborateur peu scrupuleux, et chercher à réinsérer cette période d’élaboration de collections de chansons dans le contexte de la première moitié du XIXe siècle et au regard des exigences scientifiques de l’époque. Par ailleurs, il serait prématuré de tirer des conclusions définitives sur un dossier dont toutes les pièces ne sont pas connues : en particulier, nous n’avons pas d’informations sur la provenance de la version 4, qui a servi de base à la copie des autres versions manuscrites. Si la prudence est la meilleure attitude à adopter quant à l’utilisation du contenu de ces pièces comme source historique fiable, le motif unique et surprenant de saint Yves arrêtant les boulets ne peut pas servir à lui seul de preuve en faveur d’une création littéraire du XIXe siècle : d’une part, de nombreuses études ont montré qu’un chant pouvait n’être connu que par une version unique et s’être transmis de génération en génération sur plusieurs siècles sans pour autant s’être diffusé au-delà d’une échelle locale59 ; d’autre part, la problématique de ce chant, composé au plus tôt dans la deuxième moitié du XVIII e siècle, est tout à fait différente de celle des gwerzioù anciennes remontant à plusieurs siècles, qui forment le socle des pièces suspectées – parfois à tort60 – d’être des pastiches romantiques. Une composition de ce style n’apparaît pas comme une pièce isolée, et son étude nécessite qu’elle soit réinsérée dans le contexte plus large de la production des chansons politiques bretonnes au XVIIIe siècle.

Une importante production de chansons bretonnes sur l’actualité politico-militaire dans l’ère d’affrontement franco-anglais des années 1689-1815

18 Les textes en breton doivent tout d’abord être rapprochés des chansons écrites en français au sujet des deux descentes anglaises de 1758 près de Saint-Malo. 23 pièces ont été publiées61 : 6 concernent la première descente en juin 1758, et 17 autres se rapportent au combat de Saint-Cast proprement dit. Elles sont extraites en majorité de l’ouvrage resté manuscrit de Nicolas Jamin, prieur des Bénédictins de Saint-Malo, présent dans la ville au moment des événements et qui a recueilli lui-même certaines chansons qui y circulaient alors. Dans la veine de ces vaudevilles qui suscitent dans la première moitié du XVIIIe siècle l’intérêt croissant des collectionneurs62, 14 d’entre elles sont empreintes d’un ton satirique ou tout au moins gaillard qu’on ne retrouve pas dans les chansons en

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breton ; le comique des paroles est renforcé par le choix des timbres, qu’ils soient à connotation légère (comme l’air « V’la c’que c’est que d’aller au bois63 »), qu’ils jouent sur le décalage entre paroles et air (une des pièces se chante sur l’air du « Te Deum laudamus ») ou sur le comique lié aux changements mélodiques au sein de la même pièce (comme cette chanson interprétée sur un pot-pourri d’airs « à la mode du Pont-Neuf »). Seules trois adoptent un ton solennel, notamment une cantatille intitulée Le Siège de St- Malo et la Bataille de Saint-Cast, qui n’est autre qu’une œuvre de commande du duc d’Aiguillon : ce dernier est en effet un amateur passionné de musique et d’opéra, qui organise des concerts privés et entretient une troupe de musiciens parmi lesquels se trouve Jacques Barthélémi, compositeur de cette pièce64. Une ode écrite par M. Desforges- Maillard et imprimée à Nantes est également dédiée au duc d’Aiguillon65, tandis que plusieurs autres poèmes et épîtres sur le combat de Saint-Cast ont aussi été publiés. Outre ces deux documents, deux autres chansons comportent des indications sur leur compositeur : un grenadier du régiment de Brie dans un cas, un maître savetier de Nantes dans l’autre. Aucune de ces pièces ne présente de filiation avec les chansons en langue bretonne.

19 Les chants composés au sujet du combat de Saint-Cast doivent être également réinsérés dans un contexte plus large de productions de chansons se rapportant à l’actualité politico-militaire d’un long XVIIIe siècle caractérisé par les conflits navals franco-anglais entre 1689 et 1815. On relève de nombreuses attestations de pièces qui se rapportent tant à des affrontements sur mer qu’à des débarquements donnant lieu à des combats terrestres. L’étude a ici été restreinte aux chansons contenues dans des collectes actuellement disponibles, ainsi qu’à l’ensemble des chansons connues en langue bretonne, qu’elles soient ou non issues de collections : elle gagnerait à être étendue ultérieurement à l’ensemble de la production de chansons sur ce thème au XVIIIe siècle en France, mais permet déjà de dresser un tableau fourni de compositions se rapportant à des événements qui peuvent être précisément datés d’après le recoupement entre les textes chantés et d’autres archives écrites. Les chants en breton, dont le titre est parfois en français, sont indiqués en italique.

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20 Les chansons en breton mentionnées dans ce tableau présentent des caractéristiques lexicales fortement marquées par la langue française ; dans le cas de la chanson de Biron et d’Estaing, l’influence d’un modèle français est clairement attestée. La chanson du combat de Saint-Cast fournie à La Villemarqué comporte une allusion directe à la descente de Camaret, dont le texte a pu être écrit par un noble qui a participé à cette bataille ou par un familier de son manoir66. De façon plus nette encore, deux vers de la chanson de Saint-Cast transmise par Joseph de Calan – évoquant les Anglais qui tombent sous les balles comme des lièvres – se retrouvent presque à l’identique dans la version collectée par La Villemarqué sur Duguay-Trouin, qui évoque aussi la descente à Camaret. L’hypothèse d’une composition lettrée issue de milieux socioculturels intermédiaires n’est pas là non plus à exclure67. D’autre part, on peut se demander si le timbre de la feuille volante imprimée sur le combat de Saint-Cast, « Sur l’air de la Chanson de L’Orient », ne se rapporte pas à un chant concernant les descentes anglaises de 1746. Il semble en tout cas qu’il existe bien une relative unité thématique, stylistique et linguistique entre ces pièces, ainsi que des phénomènes d’influences entre certains chants, qui incitent à étudier ce répertoire dans son ensemble.

21 À cette première liste de chansons, il faut ajouter des pièces sur le même sujet qui concernent une période chronologique plus large ; deux chants se rapportent à des événements révolutionnaires : Ar Volonter/Le Volontaire68 (sur le combat entre ce vaisseau et des navires anglais au large de Penmarc’h) et Brezel doh en Angléz/La guerre contre les Anglais69 ; un autre, Le trente-et-un du mois d’août70, aujourd’hui encore bien attesté dans le répertoire français de tradition orale, correspond vraisemblablement à une victoire navale de Surcouf sous le Directoire ou le Premier Empire. Il faut également considérer plusieurs chansons élégiaques imprimées sur feuilles volantes, qui retracent la biographie d’hommes célèbres et évoquent en partie leurs actions dans la guerre navale contre les Anglais : c’est le cas de plusieurs chansons en breton écrites à la mort de La Tour d’Auvergne71 ou de Napoléon Ier72.

22 Les chansons citées dans le tableau sont – sauf mention contraire – connues par une ou quelques rares versions, et présentent les caractéristiques des chants qui ont peu ou pas circulé dans la tradition orale. Il faut toutefois aussi signaler un certain nombre de chansons se rapportant à cette même ère d’affrontement franco-anglais, mais qui ne

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peuvent être plus précisément datés. Il s’agit là pour l’essentiel de chansons largement diffusées dans le répertoire oral et qui, remodelés au fil de la transmission de génération en génération, ont perdu leur inscription dans un lieu et un temps donné et ont déformé ou supprimé les noms propres qui permettraient une datation par comparaison avec d’autres archives écrites. Six chants en breton peuvent rentrer dans cette catégorie. Le plus diffusé d’entre eux, qui relate l’enlèvement d’une jeune fille par les Anglais73, a parfois été rapproché des événements de la descente de 1746 à Lorient74 : la prise en compte de l’ensemble des versions connues – une cinquantaine réparties sur toute la Bretagne – et la diversité des localisations géographiques proposées dans les variantes, situant très souvent l’enlèvement non au Pouldu mais dans l’anse du Dourduff près de Morlaix, incitent toutefois à considérer cette hypothèse de datation avec prudence75. Une quinzaine de chants peuvent être relevés dans le répertoire francophone de tradition orale, dépassant les frontières de la Bretagne : certains d’entre eux se rapportent à des événements qui ont pu être datés, relatant le combat de la Danaé dans la Manche en 1759 ou l’ultime tentative française du baron de Rullecourt pour prendre possession des îles anglo-normandes en 1781, dont des chants ont gardé la mémoire tant en France qu’à Jersey76 ; dans un contexte nord-américain cette fois, on peut encore noter la chanson sur l’échec de la flotte anglaise de Phips devant Québec en 169077. Cette énumération pourrait encore être complétée par des chants plus tardifs mais se rapportant à de semblables événements, comme ce cantique écrit et imprimé en 1827 par le recteur de l’île de Groix en s’inspirant d’une complainte encore connue de certains vieux habitants et qui se rapporte à la descente des Anglais et des Hollandais dans l’île en juillet 169678.

23 Les chansons sur le combat de Saint-Cast en 1758 se caractérisent donc par le nombre et la diversité des pièces recueillies au XIXe siècle, mais ne semblent aujourd’hui plus être attestées dans le répertoire chanté de tradition orale. Les chants en breton méritent une attention particulière : la complexité qui caractérise les processus d’élaboration des versions actuellement disponibles incite à la plus grande prudence quant à leur utilisation comme source historique. Entre accusations non fondées de complet pastiche romantique dans le cas de La Villemarqué et acceptation entière et sans critique des versions de Penguern, la voie vers une étude raisonnée et dépassionnée de cette poésie chantée passe avant tout par un souci constant de retour aux sources et d’analyse critique des différentes versions des textes qui sont aujourd’hui accessibles, ainsi que par la compréhension du contexte européen dans lequel ont évolué les collecteurs et folkloristes du XIXe siècle. Les caractéristiques thématiques et formelles des chansons sur le combat de Saint-Cast incitent également à ne pas isoler ces compositions d’un contexte beaucoup plus large de chants se rapportant à la longue période d’affrontements entre Anglais et Français entre 1689 et 1815, dont il n’a ici été présenté qu’une rapide esquisse. Son histoire, et plus largement celle d’une production de chansons politiques prenant en compte les phénomènes d’intégration dans les répertoires de tradition orale – qui assurent leur diffusion et leur postérité –, qui permettrait ainsi d’intégrer la problématique de la réception et de l’assimilation de ces chansons au sein de milieux populaires, reste à écrire.

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NOTES DE FIN

1. Cette recherche s’inscrit dans le cadre d’un projet de thèse soutenue financièrement par le Conseil Régional de Bretagne. 2. LA VILLEMARQUE, Théodore Hersart de, Barzaz-Breiz. Chants populaires de la Bretagne, Paris, Delloye, 1845, t. 2, p. 167-174. 3. LAURENT, Donatien, Aux sources du Barzaz-Breiz. La mémoire d’un peuple, Douarnenez, Ar Men, 1989, p. 23. 4. Saint-Cast. Recueil de pièces officielles et de documents contemporains relatifs au combat du 11 septembre 1758, Saint-Brieuc, Prudhomme, 1858, p. 267-274. 5. « Stourmad Sant Cast/Le Combat de Saint-Cast », Revue de Bretagne et de Vendée, 1858/2, p. 162-171. 6. OGÉE, Jean, Dictionnaire historique et géographique de la province de Bretagne, Revu par A. Marteville et P. Varin, Rennes, 1853 (rééd.), p. 737-738. 7. « Je ne dis pas par M. de la Villemarqué » ; LOTH, Joseph, « Une chanson inédite sur le combat de Saint-Cast », Annales de Bretagne, t. XII, 1897, p. 614. 8. Le Fureteur breton, t. IV, 1908-1909, p. 74-76. 9. GOURVIL, Francis, « Bretons et Gallois à la bataille de Saint-Cast (1758) », Nouvelle Revue de Bretagne, 1947, p. 265-275 ; repris dans sa thèse : Théodore-Claude-Henri Hersart de La Villemarqué (1815-1895) et le « Barzaz-Breiz » (1839-1845-1867), Rennes, Oberthur, 1960, p. 67. 10. LAURENT, Donatien, La Villemarqué, collecteur de chants populaires. Étude des sources du premier Barzaz Breizh à partir des originaux de collecte (1833-1840), Thèse de Lettres, dact., Université de Bretagne Occidentale, 1974. 11. MONJARRET, Polig, extrait de la revue Bro Nevez, n° 34, mai 1990. Je remercie David Hopkin de m’avoir communiqué ce document. 12. Il faut toutefois remarquer que l’auteur a extrait ce couplet d’une source de seconde main qui, semble-t-il, ne mentionne pas la publication d’origine du chant ; GUIFFAN, Jean, Histoire de l’anglophobie en France, de Jeanne d’Arc à la vache folle, Rennes, Terre de Brume, 2004, p. 213. 13. Je remercie Donatien Laurent de m’avoir fait connaître l’existence de cette pièce. 14. Le premier couplet est indiqué en biais dans la marge en bas à droite du premier feuillet. L’expression « 1er couplet » est notée en français. 15. Par E. Guillorel et D. Laurent. 16. Au-dessus des derniers mots du vers, ajout de l’écriture de La Villemarqué : « war an trez ». Tous les ajouts signalés en notes de bas de page sont de la même écriture. 17. Ajout, après le dernier mot, de la finale « et » barrée et du mot « gwez ». 18. Seuls les ajouts de la main de La Villemarqué modifiant le sens de la chanson ont été traduits. Ici, ajout au-dessus : « sur le sable ». 19. Ajout : « sauvages ». 20. Ajouts : « Ar » au-dessus de « er » ; « cant » et « heis » sont barrés de deux traits en diagonale et surmontés de l’indication « 8 ». Un « h » est ajouté devant « a ». Dans la marge, la date « 1758 ».

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21. « e voi » barré et « a zo » indiqué en-dessous ; « bet » marqué sous « esclamus » ; « hanne » est barré d’un trait diagonal, avec une annotation incompréhensible en dessous et une autre, « ann emgan », à côté. 22. Annotation incompréhensible au-dessus du vers. Ce vers et les suivants sont indiqués au verso de la feuille. 23. Les deux derniers vers sont barrés de traits en diagonale. 24. Dans la marge à droite : « la bataille ». 25. Cette référence ne concerne très vraisemblablement pas le roi de France, jamais nommé de cette manière dans les chansons : il s’agit plutôt de Louis Jean Marie de Bourbon, duc de Penthièvre et gouverneur de Bretagne depuis 1737, que l’on trouve également mentionné dans une chanson imprimée sur la descente anglaise de Cancale (voir infra, note 57). Sa correspondance avec l’intendant au sujet des descentes anglaises de 1758 a été publiée dans « Descente des Anglais à Cancale et à Saint-Servan au mois de juin 1758. Correspondance de l’intendant de Bretagne », Revue de Bretagne et de Vendée, 1888, p. 223-239. Au sujet de ce personnage et de son père, comte de Toulouse, voir DUMA, Jean, Les Bourbon-Penthièvre (1678-1793), Paris, Publications de la Sorbonne, 1995. 26. Dans la marge à gauche : « Ar poull ». 27. Ces trois mots sont indiqués légèrement au-dessus du vers. 28. La traduction de ce terme est incertaine. 29. Dans la marge à gauche : « ann goat deussont losket me war » puis « ann » ; au-dessus du vers : « tiskuillet gat-he me woar » ; en dessous : « losket ». 30. Dans la marge : « le sang qu’ils ont laissé, je le sais » ; au-dessus : « versé par eux, je le sais ». 31. Mot illisible. 32. Ce terme est placé au-dessus des autres. 33. Dans la marge à gauche : « e barz ar » ; au-dessus, après « mil » : « ha ». 34. Au-dessus : « 8 eiz ». 35. Au-dessus du vers dans la marge gauche : « emant bet daskoret eno ». 36. Marge à gauche : « ils ont donné là leur reddition ». 37. Couplet marqué de biais dans la marge gauche. 38. Au-dessus : « estlam. » 39. « Ch » surpassé par « g » dans ce mot. 40. Dans la marge gauche, empiétant sur ce mot : « Pôt ». 41. OGÉE, Dictionnaire historique…, op. cit., p. 735. 42. SAINT-PERN COUËLLAN, M., Combat de Saint-Cast, Dinan, J.-B. Huart, 1836, p. 71. 43. DE COURSON, Aurélien, Descente des Anglais à Saint-Cast en 1758, Vannes, Lafolye, 1903, p. 78. 44. POTIER DE COURCY, Pol, Nobiliaire et armorial de Bretagne, Mayenne, Joseph Floch, 1970 (rééd.), t. II, p. 146. 45. FROTIER DE LA MESSELIÈRE, Henri, Filiations bretonnes, Tome III, Mayenne, Joseph Floch, 1986 (1re éd. Saint-Brieuc, 1914), p. 374-379 ; BINET, Lieutenant, Les milices garde-côtes bretonnes (1489-1759), Paris, Imprimerie nationale, 1910, p. 37. Pierre de La Condamine propose le nom de Claude de Calan (L’épopée de la Bretagne. Un jour d’été à Saint-Cast, Guérande, Le bateau qui vire, 1977, p. 246) ; celui-ci, de même que François-Marie de la Lande de Calan, fait en effet partie des officiers qui composent alors l’État-major de la capitainerie de Saint-Brieuc ; CALAN, Charles de, « Les milices garde-côtes de Bretagne en 1766 », Revue de Bretagne et de Vendée, 1891/2, p. 470-471.

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46. GOURVIL, Francis, « Bretons et Gallois… », art. cit., p. 268. 47. Ibidem, p. 267. 48. BLANCHARD, Nelly, Barzaz-Breiz. Une fiction pour s’inventer, Rennes, PUR, 2006, p. 34‑66. 49. Revue Celtique, t. XXI, 1900, p. 262. 50. Avant 1845, cinq sources mentionnent cet épisode : le premier auteur est Ernest Fouinet en 1833, suivi de Saint-Pern Couëllan en 1836, dont le collecteur a forcément eu connaissance puisqu’il le cite dans son commentaire sur la chanson de Saint-Cast publiée dans le Barzaz-Breiz. La Villemarqué a également entendu Auguste Brizeux raconter ce récit dans un banquet parisien en 1838. Le détail de ces sources est analysé dans : GOURVIL, Francis, « Bretons et Gallois… », art. cit., p. 269-273. 51. GUIOMAR, Jean-Yves, Le bretonisme, Rennes, Société d’histoire et d’archéologie de Bretagne, 1987, p. 401. 52. GOURVIL, Francis, « Bretons et Gallois… », art. cit., p. 275. 53. Coll. Penguern, BnF, ms. 111, f° 123 r°-130 r°, publiée par LOTH, Joseph, « Une chanson inédite… », art. cit. ; Catalogue Ollivier n° 454. OLLIVIER, Joseph, La chanson populaire sur feuilles volantes. Catalogue bibliographique, Quimper, Le Goaziou, 1942, p. 104. 54. Version 1 : BnF, ms. 94, f° 29 r°-32 v°, publiée à trois reprises dans : Dastumad Pengwern , « Gwerin 10 », Hor Yezh, Plœmeur, 1998, p. 52-55 ; PERENNES, H., « Vieilles chansons bretonnes », Bulletin Diocésain d’Histoire et d’Archéologie, 1939/2, p. 122-127 ; Breiz, n° 325, 15/10/1933 (en orthographe unifiée). Version 2 : Kombat Sant Kast, BnF, ms. 95, f° 251 v °-255 v° (inédite). Version 3 : BnF, ms. 95, f° 256 r°-258 r° (inédite). Version 4 : Combat de Saint Cast, BnF, ms. 111, f° 132 r°-137 r°, publiée par LOTH, Joseph, « Une Chanson inédite… », art. cit. Loth fait erreur en affirmant que ce texte est de la main de Penguern. 55. « Chanson nouvelle Sur la descente qu’ont faite les Anglais à Saint-Cast le 11 septembre 1758 ». 56. « Sur l’air de la Chanson de L’Orient ». 57. « Chanson nouvelle au sujet de la descente qu’ont faite les Anglais à Cancale, près de Saint-Malo ». 58. « Chanson nouvelle au sujet des hommes des détachements qui ont tiré le billet ». Je tiens à remercier Stéphane Perréon pour ses précisions concernant le contexte de cette chanson. 59. Voir, entre autres, LAURENT, Donatien, Aux sources…, op. cit., p. 287-296 et GIRAUDON, Daniel, « Itron a Gerizel », Mémoires de la Société d’Émulation des Côtes-du-Nord, 1984, p. 60-77. 60. Voir l’argumentation de LAURENT, Donatien, « Argadenn ar Saozon. Une descente d’Anglais en Bretagne à la fin du Moyen Âge, d’après un chant de la collection Penguern : Texte authentique ou fabriqué ? », Regards étonnés. Mélanges offerts au professeur Gaël Milin, Brest, CRBC, 2003, p. 289-298. 61. LA BORDERIE, Arthur de, « Chansons populaires relatives aux descentes des Anglais en Bretagne en 1758 », Revue de Bretagne et de Vendée, 1883, t. 54, p. 5-17 et 81-97 ; Saint-Cast. Recueil…, op. cit., p. 241-266. 62. GRASLAND, Claude et KEILHAUER, Annette, « Conditions, enjeux et significations de la formation des grands chansonniers satiriques et historiques à Paris au début du XVIIIe siècle », in QUÉNIART, Jean (dir.), Le Chant, acteur de l’histoire, Rennes, PUR, 1999, p. 165-181. 63. Clef du Caveau n° 627. La Clé du Caveau à l’usage des chansonniers français et étrangers, 4e éd., Paris, A. Capelle, 1848 (1re éd. 1811).

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64. La première page de cette œuvre, gravée à Paris, est reproduite en couverture de Résonances, n° 49, janvier-mars 1999. Sur la place de D’Aiguillon dans le secteur de la création et de la diffusion d’œuvres musicales, voir : GARNIER-BUTEL, Michèle, « La bibliothèque musicale du duc d’Aiguillon », Bretagne. Art, création, société, Mélanges en l’honneur de Denis Delouche, Rennes, PUR, 1997, p. 189-198 ; LE MOIGNE-MUSSAT, Marie-Claire, Musique et société à Rennes aux XVIIIe et XIXe siècles, Genève, Minkoff, 1988, p. 83-84. 65. Publiée par M. DUGAST-MATIFEUX, « Saint-Cast », Revue des Provinces de l’Ouest, 1858, t. VI, p. 65-75. 66. LE GALLO, Yves, « Le paysan bas-breton et le mythe au XVIIe siècle », Annales de Bretagne, t. 82/4, 1975, p. 477-500. 67. CALVEZ, Ronan, « Du breton mondain », publication à paraître d’un projet de communication pour le Congrès celtique international, Université du Cap Breton, Canada. 68. LUZEL, François-Marie, « Chansons bretonnes », Annales de Bretagne, t. VIII, 1891/1, p. 118-123 et LE PRAT, Youenn, « “Vive la République !”. Ar Volonter, récit de combat naval et chant républicain », à paraître dans Mélanges en l’honneur de Donatien Laurent. 69. LARBOULETTE, Jean-Louis, Chants traditionnels vannetais, Pontivy, Dastum, 2005, p. 128‑ 129. 70. Catalogue Coirault n° 7106 ; COIRAULT, Patrice, Répertoire des chansons françaises de tradition orale, t. II. La vie sociale et militaire, Paris, BNF, 2000, p. 383 et HERPIN, Eugène, « Vieilles chansons de Saint-Malo », Annales de la Soc. Hist. et Arch. de Saint-Malo, 1906, p. 102-104. 71. BERTHOU-BECAM, Laurence, Enquête officielle sur les poésies populaires de la France (1852-1876). Collectes de langue bretonne, Thèse de breton, Université de Rennes 2, dact., 1998, t. 1, p. 105-106 et t. 2, p. 34-65 ; OLLIVIER, Joseph, La chanson populaire…, op. cit., p. 176, n°760. 72. BERTHOU-BECAM, Laurence, Enquête officielle…, op. cit, t. 1, p. 95-100 et t. 2, p. 9-33 ; OLLIVIER, Joseph, La chanson populaire…, op. cit., p. 34 n°135 et p. 37 n°148. 73. Catalogue Malrieu n° 244 ; MALRIEU, Patrick, La chanson populaire de tradition orale en langue bretonne. Contribution à l’établissement d’un catalogue, Thèse de breton, Université de Rennes 2, dact., 1998. 74. CADIC, François, « La descente des Anglais au Pouldu », Paroisse Bretonne de Paris, février 1908, p. 1 et 10 ; NASSIET, Michel, « La littérature orale bretonne et l’histoire », Annales de Bretagne et des Pays de l’Ouest, 1999/3, t. 106, p. 43. 75. BERTHOU-BECAM, Laurence, Enquête officielle…, op. cit, t. 1, p. 310-313 ; LUZEL, François- Marie, Chants et chansons populaires de la Basse-Bretagne. Gwerziou I, Paris, Maisonneuve & Larose, 1971 (1re éd. 1868), p. 350-353. 76. Chants des marins de la mer du Nord et de la Manche, Douarnenez, Chasse-Marée/ArMen, 1999, p. 30-32, et Cahier de chants de marins, vol. 5. Terres françaises d’Amérique. Douarnenez, Chasse-Marée/ArMen, 2000, p. 22-23 ; Chants des marins bretons, de Cancale à Paimpol, Phare-Ouest, 2007. Je remercie Michel Colleu et Robert Bouthillier pour les précisions qu’ils m’ont apportées à ce sujet. 77. Cahier de chants de marins, vol. 5, op. cit., p. 20 et 84 et LACOURCIÈRE, Luc, « Le général de Flipe [Phips] », Les Cahiers des Dix, n° 39, 1974, p. 243-277. 78. RAUDE, Alan J., « Ur huerzenn goh a vro-Groé : Guerzenn en Intron-Varia Plasmaneg », Sav, n° 24, 1942, p. 52-57.

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RÉSUMÉS

L’étude des sources premières utilisées pour l’élaboration et la publication des chants en breton se rapportant au combat de Saint-Cast en 1758 permet de renouveler l’approche de cette documentation. La Villemarqué, suspecté d’avoir composé de toutes pièces une œuvre poétique personnelle, s’est en vérité appuyé sur une chanson bien réelle qu’il a réécrite et prolongée ; d’autre part, il existe un lien évident entre la feuille volante et les textes manuscrits contenus dans la collection Penguern, eux aussi retravaillés. Ces récits chantés ne sont pas des œuvres isolées : ils doivent être analysés dans le cadre d’une production beaucoup plus large de chansons en breton et en français dans le contexte du grand affrontement naval franco-anglais des années 1689-1815.

If we analyse the primary sources that have been used to elaborate and publish songs in Breton about the battle of Saint-Cast in 1758, we can understand how these ballads have been rewritten: on the one hand, the romantic folklorist La Villemarqué has not completely invented his song, as it has been suspected up to now, but he has drawn his inspiration from an until then unpublished ballad that was sent to him; on the other hand, there is a clear link between a printed song and four handwritten ballads conserved in Penguern’s collection. A lot of songs in Breton and in French have been composed about naval wars between England and France during the 18th Century: we have to consider the songs about the battle of Saint-Cast as an example of this literary output.

INDEX

Index chronologique : XIXe siècle, XVIIIe siècle Thèmes : Bretagne, Saint-Cast

AUTEURS

ÉVA GUILLOREL Doctorante en histoire moderne, CERHIO – Université Rennes 2 Haute-Bretagne

DONATIEN LAURENT Directeur de recherche honoraire au CNRS, CRBC – Université de Bretagne Occidentale (Brest)

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La Vierge contre les Anglais : mémoire d’un non-événement (Lorient, 1746)

Pierrick Pourchasse

1 Depuis la fin du Moyen Âge, la Vierge et les Saints jouent le rôle essentiel d’intercesseurs entre le Christ et les hommes. En Bretagne, dans les années 1620, les apparitions de Sainte Anne, mère de Marie, près d’Auray, donnent naissance à des pèlerinages qui attirent des foules innombrables. La grand-mère du Christ est choisie comme « patronne des Bretons » et devient, avec Marie, un recours universel pour les croyants de la province en quête d’un « secours divin1 ». En 1638, Louis XIII consacre le royaume de France à la Vierge ce qui entraîne une forte adhésion populaire s’exprimant par des processions lors des nombreuses fêtes qui lui sont dédiées. Parallèlement au développement du culte marial qui est un des éléments les plus actifs de la Réforme catholique2, de nombreux miracles sont attribués à la Vierge. Ainsi, lors des combats contre des navires britanniques où lors des interventions anglaises sur les côtes bretonnes, Notre-Dame vient régulièrement au secours de ses fidèles catholiques agressés par l’ennemi protestant et, grâce à une action miraculeuse, leur permet d’obtenir la victoire ou d’échapper d’un mauvais pas3.

2 À Notre-Dame de Penvins, en Sarzeau, au XVIIIe siècle, « les Anglais essayèrent par trois fois de débarquer près de la chapelle ; trois fois, ils furent repoussés par une femme majestueuse qui les éloignait d’un geste souverain4 ». À quelques kilomètres de là, au Croësty, « les Anglais, ces ennemis intimes des Bretons, descendirent sur ces côtes, et n’ayant pas trouvé de trésor dans la pauvre chapelle, voulurent au moins en emporter la cloche… Mais à l’humble métal s’ajoute, sans doute, le poids de leur larcin ; car, à peine le vaisseau est-il en marche qu’il s’enfonce et va disparaître sous les flots. Effrayés, les ravisseurs jettent à la mer la cloche merveilleuse, et le navire allégé s’empresse de quitter le rivage que garde la Vierge Marie5 ». À Groix, un autre miracle se rattache au sanctuaire de Notre-Dame du Calme en Locmaria : « En 1696, les Anglais et les Hollandais descendus à Groix incendièrent les églises de l’île ; quand les hérétiques vinrent à Locmaria, ils n’y trouvèrent plus la statue

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miraculeuse que les habitants du village avaient emportée et cachée dans un champ de blé. Ils n’en brûlèrent pas moins son sanctuaire, mais se rembarquant ensuite, ils furent saisis par une violente tempête qui détruisit le navire portant les incendiaires. Aujourd’hui encore, le peuple assure entendre le soir sur la plage de Locmaria les cris de désespoir des malheureux noyés, victimes de leur impiété et châtiés par la Reine des Cieux6. »

3 Sur la côte nord de Bretagne, à Notre-Dame du Temple à Pléboulle, on « adore la vierge et les cultivateurs prétendent qu’en 1758, lors de la descente de Saint-Cast, sa statue suait tellement que deux hommes étaient constamment occupés à l’essuyer. On dut à son intercession de voir les Anglais rétrograder. Jamais en effet ils ne purent, dirent-ils, dépasser le Temple bien qu’on ne leur opposât pas de troupes7 ». En 1780, lors du combat naval entre la Surveillante et le Québec, « le célèbre timonier Le Mang (de Kervignac) grimpa sous une grêle de balles dans les haubans pour attacher un mouchoir blanc, à la place du drapeau abattu par un boulet ennemi. Et ce trait de vaillance, qui stupéfia les Anglais, décida la victoire à changer de bord8… » Selon Le chant du pilote (Kannouenn al levier), chanson recensée dans le Barzaz-Breiz, le héros serait venu en pèlerinage prier et confier sa vie à Sainte Anne avant son exploit9.

4 L’explication par une intervention de la Vierge ou de Sainte Anne de l’issue favorable des combats contre l’ennemi britannique est donc courant au XVIIe et XVIIIe siècle en une Bretagne où, ainsi que le souligne Georges Provost, le miracle « affleure en permanence dans les registres de l’oral et du visuel : dans les esprits, il est plus présent que jamais10 ». L’attaque anglaise contre la ville de Lorient en 1746 illustre parfaitement ce recours au divin pour expliquer l’incompréhensible. De plus, l’utilisation qui est faite de l’évènement au cours des siècles suivants nous offre un exemple d’un grand intérêt sur les conflits entre l’histoire telle qu’elle s’est réellement déroulée et la mémoire, c’est-à-dire l’histoire telle que les hommes, ou un certain nombre d’entre eux, voudraient qu’elle soit.

L’échec de l’opération britannique contre Lorient en 1746

5 Au printemps 1746, lors de la guerre de Succession d’Autriche, la Grande-Bretagne décide de lancer une expédition contre la position française du Cap-Breton, à l’entrée du Saint- Laurent. Au cours de l’été suivant, la préparation des navires et des troupes traîne en longueur et les autorités britanniques doivent rapidement se rendre à l’évidence : l’opération, qui ne peut dès lors avoir lieu qu’en automne, devient hasardeuse étant données les conditions climatiques de l’Amérique du Nord en cette période de l’année. Il faut donc renoncer à traverser l’Atlantique et à attaquer le Canada français, mais, ainsi que le note David Hume, « comme les transports avaient été réunis et la flotte équipée à grands frais, on pensa à l’utiliser en Europe11 ». Un débarquement sur les côtes françaises peut en effet produire une diversion et soulager la situation des ennemis de la France en Flandre, où se déroulent les opérations militaires les plus importantes.

6 Les autorités britanniques sont cependant indécises quant au lieu d’utilisation de leur flotte. Leur choix se porte finalement sur Lorient où le succès d’une attaque peut être doublement bénéfique : d’une part, dégarnir la Flandre de quelques régiments et, d’autre part, porter un rude coup aux activités de la Compagnie des Indes. Il semble cependant que les deux officiers chargés de l’expédition, l’amiral Lestock et le général Sinclair, qui

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ne montrent guère d’enthousiasme pour le projet sur les côtes bretonnes, auraient préféré une descente en Normandie pour plus de sécurité12.

7 Dès le départ, l’opération britannique souffre d’un manque de préparation et, d’après David Hume, les militaires redoutent d’« aborder une côte inconnue, marcher dans un pays inconnu, attaquer des villes inconnues et cela de la plus puissante nation de l’Univers13 ! » Lestock et Sinclair font remarquer qu’ils ignorent tout des côtes et des défenses des villes qu’ils doivent attaquer14. Selon P. Diverrès, « Saint-Clair en fait de cartes n’en reçut qu’une de Gascogne et une de Normandie, c’est-à-dire complètement inutilisables pour ses projets. La seule en sa possession au départ d’Angleterre était une carte du royaume de France à petite échelle que son aide de camp avait réussi à trouver dans une boutique de Plymouth15 ».

8 Sans plan défini, l’expédition ne se passe pas dans les meilleures conditions possibles pour les Britanniques. L’amiral Lestock, par manque d’informations sur la défense de la ville, n’entre pas dans la rade de Lorient et préfère relâcher au Pouldu, mouillage exposé aux vents du large et très dangereux pour ses navires qui risquent d’être jetés à la côte. Après leur débarquement, les forces de Sinclair s’avancent à proximité de la ville qu’elles commencent à bombarder, mais leur plan d’attaque est contrarié par les difficultés pour se procurer des approvisionnements et des munitions. En effet, les navires du Pouldu sont distants d’environ trois lieues du camp britannique, et le mauvais temps rend les routes impraticables, d’autant plus que l’armée de Sinclair ne dispose pas de chevaux pour ses transports. Quant aux troupes, elles « ont extrêmement souffert du temps inclément et de la fatigue, n’ayant eu aucun repos depuis leur débarquement, de telle sorte que, chaque jour beaucoup tombent malades et deviennent inaptes au devoir16 ».

9 La ville de Lorient, insuffisamment protégée, n’est pourtant pas un objectif difficile à prendre. Hormis les paysans qui mènent des actions de guérilla contre les troupes britanniques, les autorités de la ville n’ont guère l’esprit de résistance, malgré l’arrivée de nouvelles troupes et l’abondance des munitions. Le 7 octobre 1746, après délibération, le conseil de défense de la ville, malgré l’opposition d’un certain nombre d’officiers et d’habitants, décide la reddition de la place et du port. Le drapeau blanc est arboré sur le rempart et le tambour bat la chamade17. Comme l’ennemi ne se montre pas, les Lorientais s’avancent vers le camp britannique et, à leur grande surprise, constatent que les troupes de Sinclair l’ont abandonné et ont décidé de réembarquer. Pour ne pas ralentir leur retraite et par manque de moyens de transports, ils ont même abandonné quelques pièces d’artillerie après les avoir enclouées.

10 Que s’était-il donc passé dans le camp britannique ? Une réunion de l’état-major avait conclu qu’en raison des conditions climatiques, de l’état des troupes, des risques de voir les communications coupées, il était très hasardeux de lancer une opération contre Lorient en cette période de l’année. L’évacuation s’imposait d’autant plus que le mauvais temps s’accentuait et que l’amiral Lestock demandait de faire diligence pour le réembarquement des troupes afin de permettre à la flotte de se dégager tant que l’état de la mer le permettait. Le transfert des troupes britanniques sur les navires dans une mer dangereuse est d’ailleurs difficile. L’une des chaloupes se jette sur les rochers et quatorze soldats de marine et sept marins meurent noyés18.

11 Au total, il semble que la mauvaise préparation de l’opération par les Britanniques a peut- être surpassé la faiblesse des autorités françaises19. Toujours est-il que l’affrontement n’a pas eu lieu. Hormis quelques escarmouches et manoeuvres d’artillerie, aucune action militaire d’envergure n’oppose Britanniques et Français. Cependant, pour les Lorientais,

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l’événement devient une grande victoire même si les ennemis ont disparu, et de premières explications sont avancées. Pour certains, la précipitation du départ des Anglais « donna lieu à penser que le bruit de la charge que l’on battait sur les remparts les plus rapprochés d’eux et le tumulte survenu dans la garnison, leur avaient fait craindre une sortie générale, et que c’était le motif de cette prompte détermination20 ». Ces propos ne tenant guère compte de la réalité des faits et des témoignages, l’on fait très vite appel au religieux, la délivrance de la ville restant « inexpliquée et inexplicable si on ne l’attribue pas à une intervention surnaturelle21 ». Et pourtant, selon l’abbé Pontvallon- Hervouet, curé de Rochefort-en-terre, qui nous a laissé une relation des évènements, « le Seigneur, par sa grâce et sa sagesse, confondit les mauvais conseils, l’orgueil des Anglais, et celui que nous aurions pu avoir dans nos forces, qui nous promettoient une pleine victoire si on les avait mis en usage22 ».

L’explication : une intervention de la Vierge

12 Très rapidement, la mémoire sacralise l’évènement. Les autorités lorientaises confortent l’action du surnaturel dans la victoire lors d’une assemblée tenue le 15 novembre 1746 : la levée du siège « est l’effet de la protection singulière de Dieu et de la Sainte Vierge » et « à l’avenir il sera chanté le sept octobre de chaque année une grand messe solonelle dans l’église paroissiale Saint-Louis de cette ville devant l’autel de la Sainte Vierge et ensuite faire procession généralle dans l’intérieur et autour de l’enceinte de cette ville où sera portée la statue de Notre-Dame-de-Victoire qui sera faite au dépens de la communauté et qu’il sera fait aussi un tableau qui sera porté à l’autel de la Sainte Vierge23 ». La délibération est approuvée par l’évêque de Vannes le 23 févier 1747.

13 L’intervention miraculeuse de la Vierge est expliquée par la prière, car « pendant qu’une délégation se préparait à porter les clefs de la ville au camp anglais, la foule s’assembla dans l’église et implora la vierge24 », événement qui n’est mentionné dans aucun document de l’époque. Pour l’abbé Guyonvarch, dans un prêche d’octobre 1940, « tandis que les hommes se portaient aux fortifications » ce sont les femmes qui « envahirent l’église, implorant le secours de la Vierge25 ». Dès lors, la puissance divine ne permet pas « que l’ennemi profitât de ses avantages26 » et « si nous ne sommes pas Anglais, nous le devons à Marie qui nous voulait Bretons et qui nous aidera à rester toujours catholiques27 ». En septembre 1973, le journal La Liberté du Morbihan reprend cette explication : « Les gens de Lorient pensèrent alors que leur salut ne pouvait venir que du ciel. On se mit à prier et à invoquer la Vierge et la ville prononça le vœu solennel que si elle était épargnée, elle procéderait chaque année à une procession commémorative28. »

14 La Vierge Marie devient une sainte guerrière à l’image de Jeanne d’Arc. Son action explique la retraite de l’ennemi qu’elle a frappé de « terreur, malgré le succès que venaient de conquérir ses armes29 ». Une statue de l’église Notre-Dame-de-Victoire de Lorient représente ainsi sur un socle orné des armes de la ville, une Vierge à l’enfant frappant de son sceptre un lion à l’épée et au bouclier portant les armes britanniques.

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La vierge de l’église Notre-Dame-de-Victoire à Lorient

(© Ouest-France)

15 La date de la « victoire » des Lorientais conforte cette idée. En effet, le 7 octobre est le jour anniversaire de la bataille de Lépante (7 octobre 1571) au cours de laquelle la flotte espagnole commandée par don Juan d’Autriche aurait vaincu les infidèles grâce au chapelet du Rosaire dont le roi Philippe II faisait un usage fréquent. Lors des cérémonies commémoratives, les prêches reprennent régulièrement la similitude de dates entre les deux événements, à l’exemple du chanoine Gorel en 1898 : « C’est elle [Notre-Dame-de- Victoire] qui, en ce même jour, assura, par la victoire de Lépante la suprématie de la chrétienté dans l’Occident menacé par le mahométisme, c’est elle qui délivra la ville de Lorient assiégée par les Anglais30 » : 1746 serait ainsi une nouvelle victoire du catholicisme, la Vierge « chass[ant] le léopard anglais ; son Enfant applaudit lui-même à son triomphe : il se dresse sur ses petits pieds et agite une palme à la main gauche, saluant ainsi la déroute du protestant, plus encore que celui de l’Anglais31 ».

16 Le cantique à Notre-Dame-de-Victoire reprend ces principaux éléments constitutifs de la mémoire des l’attaque de 174632 : 1 Quand l’ennemi dans sa fougue imprudente Voulut courber le front de nos aïeux, Il se rua sur la cité naissante : Comme un vautour il la guettait des yeux 2 Mais jour et nuit, les enfants et les mères, Reine des cieux, priaient à ton autel ; Ils avaient pris pour armes leurs rosaires Ils s’adressaient à ton coeur maternel 3

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En entendant leur ardente prière, En les voyant à genoux devant toi, Tu te souvins de ton titre de mère Et tu voulus récompenser leur foi 4 Tu vins soudain, Vierge bonne et puissante, De ton regard, au camp de l’étranger, Subitement tu semas l’épouvante, Et pour jamais tu le fis reculer 5 Et ce jour là, dans la cité sereine, Ton nom si doux devint plus doux encore ; Le peuple entier te proclamant sa reine, Te mis au front une couronne d’or 7 Sur nos remparts assise en souveraine Ton pied vainqueur sur le fier léopard Le sceptre en main, ô céleste gardienne Que tu parais belle à notre égard 8 Lorientais chante ta bienfaitrice De sa bonté garde le souvenir, Reste fidèle à ta libératrice, Elle sera fidèle à te bénir.

17 La fête de Notre-Dame-de-Victoire devient la fête patronale de Lorient, un « tribut de reconnaissance des Lorientais à la Vierge qui les sauva de l’invasion anglaise en 174633 ». Chaque année, le 7 octobre, puis le premier dimanche d’octobre, jour de la fête de Notre- Dame-de-Victoire, a lieu une cérémonie solennelle dans l’église paroissiale. Les journaux catholiques ne cessent de décrire le faste de l’événement, l’église « admirablement décorée [par] des mains généreuses et délicates », la musique de Théodore Decker « le suave maestro de notre pays », la foule « innombrable », « énorme », un « véritable fleuve humain » qui se presse « jusque sur les places extérieures34 ». Les plus hautes personnalités ecclésiastiques, à l’exemple de l’évêque de Vannes, de celui de Quimper ou d’autres diocèses35, participent régulièrement aux cérémonies en l’honneur de la « libératrice de Lorient ». Jusqu’à sa suppression par la municipalité en 1898, une procession avec statue parcourt les rues de la ville. La première effigie de la Vierge ayant été fondue lors des évènements révolutionnaires, une seconde statue est fabriquée au siècle suivant, œuvre véritablement monumentale puisqu’il faut 16 hommes pour la porter36.

18 Ainsi l’explication surnaturelle s’impose aux faits historiques. La sacralisation de l’évènement entraîne un « retranchement, une mise à l’écart, une interdiction de toucher […] les formules “on ne peut comprendre”, “on ne peut expliquer”, “on ne peut représenter”, “on ne peut dire” signifient en réalité “on ne doit pas”37 ».

La mémoire de l’évènement et l’histoire de la ville

19 À la fin du XIXe et au début du XXe siècle, les tensions entre l’Église et l’État se cristallisent au niveau local autour de la fête de la Victoire. Les anticléricaux républicains du conseil municipal sont accusés de rompre le vœu fait à la Vierge et ainsi de ne pas payer la dette contractée par leurs prédécesseurs alors que les « vrais Lorientais » participent à la fête

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de la victoire38. En août 1898, alors que l’on débat au sujet de la suppression de la procession, La Croix du Morbihan parle « de conseil municipal anglais 39 ». Quelques mois plus tard, le même journal titre sur « La défaite des Anglais en 1898 » avant de décrire les cérémonies, faisant à la fois référence à l’affaire de Fachoda et à l’attaque de Lorient, souhaitant ainsi montrer que l’aide de la Vierge aurait, là aussi, pu être utile aux intérêts français40. Cette même année, la cérémonie se transforme en démonstration d’opposition à la municipalité : « l’admirable et enthousiaste manifestation qui a eu lieu l’après-midi à l’heure habituelle où la procession injustement interdite aujourd’hui franchissait les années précédentes le seuil du modeste monument où nos pères ont prié pour nous et où l’ennemi héréditaire de la France, que Jeanne d’Arc avait chassé de notre sol, a laissé la trace impuissante de sa tentative avortée contre notre ville et notre port dont la situation et le développement éveillaient les inquiétudes et l’envie41. »

20 Les années suivantes, malgré le succès de la manifestation de 1898, la procession ne parcourt plus les rues de la ville et reste « cloîtrée dans l’intérieur de l’église Saint-Louis42 » ; la fête perd alors son lustre passé.

21 Le sentiment nationaliste envers l’ennemi « héréditaire », c’est-à-dire l’Angleterre, reste néanmoins souvent présent lors des cérémonies. C’est le cas en 1899, à en croire la Semaine religieuse du diocèse de Vannes : « On dirait un flot montant d’harmonie ! Et d’où vient la force mystérieuse qui agit de la sorte sur la foule tout à l’heure si calme ? On dirait une poussée de colère dans toutes ces âmes ; il y a de l’indignation contre quelqu’un, contre l’Anglais sans doute dans ces cris d’amour à Notre Dame de Victoire43. » C’est encore le cas, près d’un siècle plus tard, en 1981, lorsque le commissaire de la Marine Louis Merllié, mêlant implicitement victoire de 1746, attaque de la flotte française par la Navy à Mers-el-Kébir en 1940 et raids de l’aviation anglo-américaine sur les bases lorientaises de la Kriegsmarine, rappelle que « les bombardements anglo-saxons n’épargnèrent pas l’église Saint-Louis mais dans sa remplaçante qui a reçu l’appellation de Notre-Dame-de-Victoire, on retrouve miraculeusement épargné par les bombes de l’ennemi héréditaire un groupe qui se trouvait déjà à Saint-Louis… une Vierge à l’enfant44 … »

22 Aujourd’hui encore, la fête de la Victoire est toujours célébrée en l’église Saint-Louis de Lorient. Les querelles sont plus ou moins oubliées et l’usage politique de cet événement passé n’est plus de mise. Mais la perpétuation de la commémoration au cours des siècles en a fait un élément constitutif de l’identité de la ville45. Si l’histoire est banale et est un fait d’arme d’importance secondaire, la mémoire a sacralisé l’attaque de Lorient par les Anglais et en a fait un des éléments forts de son histoire. Le rappel de ce passé reconstruit a été « nécessaire pour affirmer son identité, tant celle de l’individu que celle du groupe46 » dans une ville qui, au début du XVIIIe siècle était nouvelle, et n’avait pas encore véritablement d’histoire47.

23 Plus encore : ce non-événement, ce combat contre un ennemi qui avait disparu est toujours célébré comme une victoire. Ainsi, c’est bien la « Victoire de la cité » qu’ont commémoré, en l’an 2001, lors des cérémonies du 255e anniversaire, les « maire, président de la communauté et conseiller général […] présents parmi de très nombreux fidèles et personnalités48 ».

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NOTES DE FIN

1. JANSSEN, Stéphanie « Les miracles bretons de la “bonne Sainte Anne” au XVIIe siècle », L’Histoire, n° 13, juin 1979, p. 70. 2. TAVENEAUX, René, Le Catholicisme dans la France classique, 1610-1715, tome 2, Paris, SEDES, 1994, p. 372. 3. Je dois remercier Georges Provost, maître de conférences à l’université de Rennes 2 Haute-Bretagne et spécialiste de l’histoire religieuse de la Bretagne, pour les renseignements concernant les interventions de la Vierge lors des menaces anglaises en Bretagne au XVIIIe siècle. 4. GUILLOTIN DE CORSON, Abbé, Les Pardons et pèlerinages de Basse-Bretagne, Rennes, J. Plihon et H. Hervé, 1898, p. 42. 5. Ibidem, p. 44. 6. Ibid., p. 175-176. 7. HABASQUE, François-Marie-Guillaume, Notions historiques, géographiques, statistiques et agronomiques sur le littoral du département des Côtes-du-Nord, Saint-Brieuc, Chez Madame Veuve Guyon, 1832-1836, t. 3, p. 101-102, note 2. 8. BULÉON, Jérôme et LE GARREC, Eugène, Sainte-Anne-d’Auray. Histoire d’un village, Vannes, Lafolye Frères & Cie, 1924, t. 2, p. 412. 9. Le refrain de la chanson est le suivant : « À Sainte-Anne, à Sainte-Anne, qui va prier à Sainte-Anne, Sainte Anne ne l’oublie pas ». 10. PROVOST, Georges, La Fête et le sacré. Pardons et pèlerinages en Bretagne aux XVIIe et XVIIIe siècles, Paris, Cerf, 1998, p. 335. 11. CARRON, Jules, « Attaque des Anglais contre la ville de Lorient. Relation anglaise composée par David Hume », Bulletin archéologique de l’Association bretonne, 1887, tome 6, p. 153. 12. DIVERRES, P., « L’attaque de Lorient par les Anglais (1746) », Mémoires de la Société d’histoire et d’archéologie de Bretagne, 1930, p. 307. 13. CARRON, Jules, « Attaque des Anglais… », art. cit., p. 156. 14. Courrier du 14 septembre 1746 cité par DIVERRES, P., « L’attaque de Lorient… », art. cit., p. 306. 15. Ibidem, p. 314. 16. An authentic account of the late expedition to Bretagne, Londres, 1747. 17. DIVERRES, P., « L’attaque de Lorient par les Anglais (1746) », Mémoires de la Société d’histoire et d’archéologie de Bretagne, 1931, p. 69. 18. Ibidem, p. 72. 19. Dans un courrier à son homologue de Morlaix en date du 13 octobre 1746, le maire de Lorient écrit notamment que « ce n’est pas de la faute de nos généraux si [les Britanniques] n’ont pas réussi dans leur entreprise » ; BINET, H., « La défense des côtes de Bretagne au XVIIIe siècle. Études et documents », Revue de Bretagne, mars 1910, p. 119. 20. MANCEL, E., Chronique lorientaise. Origine de la ville de Lorient, son histoire et son avenir, Lorient, chez Gousset, 1861, p. 110.

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21. La Croix du Morbihan, 13 octobre 1893, prêche du chanoine Michel, aumônier de la Marine en retraite. 22. PONTVALLON-HERVOUET, Abbé, « Relation du siège de Lorient par les Anglais », Bulletin de la Société polymathique du Morbihan, 1861 (année 1860), p. 9. 23. Délibération citée par DIVERRES, P., « L’attaque de Lorient par les Anglais (1746) », Mémoires de la Société d’histoire et d’archéologie de Bretagne, 1931, p. 81. 24. La Croix du Morbihan, 14 octobre 1900. 25. Le Nouvelliste du Morbihan, 8 octobre 1940. 26. « Journal du siège de la ville de Lorient en 1746 », Revue de Bretagne et de Vendée, 7, 1863, p. 178. 27. La Croix du Morbihan, 13 octobre 1893. 28. La Liberté du Morbihan, le 29 septembre 1973. 29. Le Nouvelliste du Morbihan, 8 octobre 1940. 30. La Croix du Morbihan, 16 octobre 1898. 31. Semaine religieuse du diocèse de Vannes, 7 octobre 1899. 32. La Croix du Morbihan, 8 octobre 1911. 33. Le Nouvelliste du Morbihan, 8 octobre 1940. 34. La Croix du Morbihan, 16 octobre 1898 et 9 octobre 1904. 35. En 1889 par exemple, « les cérémonies de la fête de la victoire seront présidées dimanche par Mgr Buléon, évêque de Cariopolis, vicaire apostolique de Sénégambie » ; La Croix du Morbihan, 1er octobre 1899. 36. La Croix du Morbihan, 11 octobre 1896. 37. TODOROV, Tzvetan, « La mémoire fragmentée. La vocation de la mémoire », Cahiers français, 2001, n° 303, p. 3. 38. « On comprend que certaines gens, par trop naturalistes, détestent les solennités qui contrarient leurs instincts » ; La Croix du Morbihan, 11 octobre 1896. 39. La Croix du Morbihan, 21 août 1898. 40. La Croix du Morbihan, 16 octobre 1898. 41. Ibidem. 42. La Croix du Morbihan, 14 octobre 1900. 43. Semaine religieuse du diocèse de Vannes, 7 octobre 1899. 44. MERLLIÉ, Louis, « La victoire de Jean de Nivelles », La Sabretache. Société des collectionneurs de figurines et des amis de l’histoire militaire, 1981, p. 3. 45. Selon l’abbé Gildas Kerhuel, curé-archiprêtre de la paroisse, « cette fête permet de prendre conscience de son identité » ; Ouest France, 30 septembre-1er octobre 2000. 46. TODOROV, Tzvetan, « La mémoire fragmentée… », art. cit., p. 3. 47. Comme le note PROVOST, Georges, La Fête et le sacré…, op. cit., p. 340, « même un milieu aussi extérieur à la culture des pardons que la ville nouvelle de Lorient attribue à l’intervention de la Vierge d’avoir repoussé l’attaque anglaise de 1746 ». 48. Ouest-France, 8 octobre 2001.

RÉSUMÉS

Au cours de la période moderne, la Vierge vient régulièrement au secours des fidèles catholiques agressés par l’ennemi protestant. En 1746, lors de la guerre de Succession d’Autriche, l’armée britannique suspend le siège de la ville de Lorient alors que les autorités municipales s’apprêtent à capituler. La mauvaise préparation de l’opération explique ce départ précipité mais pour les

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Lorientais l’évènement est incompréhensible. En l’absence de toute raison permettant de comprendre la fuite de l’ennemi, le recours au divin devient l’explication admise. Pour les habitants de Lorient, la Vierge est intervenue pour sauver la ville. Très rapidement la mémoire sacralise l’événement qui se transforme en grande victoire contre l’ennemi britannique. Au cours des siècles suivants, l’utilisation de l’affaire de la descente anglaise, offre un exemple des conflits entre l’histoire telle qu’elle s’est réellement déroulée et la mémoire, c’est-à-dire l’histoire telle que les hommes, où un certain nombre d’entre eux, voudraient qu’elle soit.

Throughout the early modern period, the Virgin Mary came to the aid of faithful Catholics in the face of the Protestant enemy. In 1746, during the Austrian War of Succession, the British army suspended the siege of the town of Lorient just when the town council was getting ready to capitulate. Poor preparation for this operation explains this hurried departure which, for the people of Lorient, was incomprehensible. With no reason given for the enemy’s flight, the only course left open was to believe that it was due to divine intervention. For Lorient’s inhabitants, it was the Virgin Mary who intervened to save the town. Very quickly this event became sacred in local memory which transformed it into a great victory against the British enemy. Throughout the centuries which followed, the affair of the English defeat was an example of conflicts between history as it really happened and memory, that is, history as people, or a certain number of them, wanted it to be.

INDEX

Index chronologique : XVIIIe siècle Thèmes : Lorient

AUTEUR

PIERRICK POURCHASSE Maître de conférences, CRBC – Université de Bretagne occidentale (Brest), UMR CNRS 6038

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La bataille de Saint-Cast (1758) et sa mémoire : une mythologie bretonne 1

David Hopkin, Yann Lagadec et Stéphane Perréon

1 L’ampleur prise à l’automne 1758 par les célébrations de la – militairement très modeste – victoire de Saint-Cast remportée le 11 septembre de la même année par les troupes du duc d’Aiguillon face à des soldats britanniques en cours de rembarquement a de quoi surprendre. Une dizaine de mois après la désastreuse défaite de Rossbach, quelques semaines après les raids destructeurs contre Cancale et Cherbourg, la retraite des forces du général Bligh – qui n’ont pu cette fois-ci approcher de Saint-Malo – vient certes à point nommé pour rassurer une opinion inquiète des évolutions du conflit tant dans le Saint- Empire qu’Outre-mer. Ce soulagement n’explique sans doute pourtant pas tout, et notamment le formidable engouement qui marque les derniers mois de 1758.

2 Ainsi le recteur de la petite paroisse de Saint-Cast est-il rapidement – et durablement, des semaines durant – submergé de « touristes » souhaitant visiter le champ de bataille, lieu de tous les exploits2. Un récit du combat victorieux, publié à Paris dès le 15 septembre 1758, est distribué gratuitement par des colporteurs, « ce qui ne s’étoit point encore vu à Paris » écrit un témoin3. Louis XV ordonne qu’un Te Deum soit célébré à Notre-Dame le 1er octobre, une cérémonie que termine un feu d’artifices tiré devant l’Hôtel-de-Ville4. À cette occasion, les maisons sont illuminées, de la nourriture est distribuée gratuitement, musique et danses animant la nuit parisienne jusqu’au petit matin5. Dans les semaines qui suivent, ces scènes à la fois religieuses et festives se répètent partout en France, et plus particulièrement en Bretagne6. Cartes, gravures, libelles sont diffusés par des imprimeurs de Rennes, Nantes ou Paris. En décembre, les états de Bretagne commandent au peintre et dessinateur Ozanne une gravure dont un exemplaire est offert à chacun des membres de l’assemblée provinciale mais aussi à chaque communauté de la province. Une médaille est même frappée en l’honneur du duc d’Aiguillon, bien que l’on décide qu’elle ne le sera qu’en « bronze seulement […] attendu les misères de la province et le peu de fonds qu’elle a7 ». Chanteurs des rues et compositeurs de la cour célèbrent eux aussi, de concert, le commandant en chef victorieux qui, pour sa part, multiplie dans les mois qui suivent de

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véritables « entrées ducales » d’un bout à l’autre de la province. De manière plus anecdotique mais tout aussi révélatrice, une contredanse dite de Saint-Cast, « dont la première figure représente un exercice militaire », voit le jour8. Ainsi que le note l’historien B. Pocquet, la bataille donna en 1758 le ton à la mode : « On porta des robes et des éventails à la Saint-Cast9. »

3 La célébration de la victoire ne prend pourtant pas fin avec les durs revers de l’année suivante, non plus qu’en 1761 alors que les forces britanniques investissent Belle-Île ou en 1763 à l’annonce des clauses particulièrement défavorables du traité de Paris. Au contraire même. Après l’euphorie – souvent profane – de l’automne 1758, la religion se ressaisit de l’événement, permettant de voir s’opérer le basculement de la célébration à la commémoration. Plus que les nombreuses cérémonies visant à honorer les morts des combats, sans doute est-ce, en la matière, la procession parcourant chaque 11 septembre le champ de bataille qui apparaît comme la plus significative : on y remercie notamment Dieu d’avoir épargné le village de Saint-Cast, alors que ceux de Saint-Briac et du Guildo ont été « réduits en cendres10 ». C’est dans ce contexte d’ailleurs qu’apparaissent toute une série de légendes, concernant pour certaines une statue de la Vierge de Pléboule, pour d’autres celle de Sainte-Blanche conservée dans une chapelle de pêcheurs à proximité du port de Saint-Cast11.

4 Pourtant, au cours du XIXe siècle, ces commémorations de nature religieuse cèdent le pas. Historiens et érudits s’emparent en effet de l’événement, participant à la construction d’une mémoire provinciale – pour ne pas dire régionaliste, voire nationaliste – de la bataille, une mémoire peu, voire pas étudiée jusqu’à ce jour12. L’espèce de « mythologie » régionale/nationale qui s’édifie alors s’articule autour de trois épisodes dont le processus d’élaboration nous retiendra plus particulièrement ici : l’appropriation bretonne de l’événement « Saint-Cast », la disqualification du héros initial, allochtone, enfin l’effort en vue de la construction d’un nouveau héros, autochtone celui-là.

L’appropriation bretonne de l’événement

5 Très tôt dans le XIXe siècle, les élites littéraires et politiques bretonnes accordent à la bataille de Saint-Cast une importance sans commune mesure avec ses répercussions réelles sur le déroulement de la guerre de Sept Ans. L’assertion de Sigismond Ropartz dans son introduction au recueil de documents publié en 1858, selon laquelle « la bataille de Saint-Cast compte parmi les plus glorieux faits d’armes que l’histoire ait enregistrés » ne repose sur aucune réalité objective13. C’est pourtant ce que vont s’attacher à mettre en avant érudits et historiens bretons, entretenant ainsi une anglophobie bien ancrée tout en construisant progressivement le mythe d’une victoire de la Bretagne.

L’affirmation d’une profonde anglophobie

6 Comme a pu le faire remarquer J. Guiffan, « il n’y a pas moins de vingt articles dans les différentes revues bretonnes sur les attaques des Anglais contre les côtes bretonnes14 ». S’ils sont en fait bien plus nombreux – entre 80 et 100, pour la plupart publiés entre 1820 et 1914 –, ces articles participent d’une anglophobie latente aux sources multiples. Deux éléments jouent notamment ici : d’une part, la concurrence halieutique du moment, d’autre part le souvenir – souvent vague – des rivalités maritimes passées, alimenté d’ailleurs par des tensions plus contemporaines, coloniales notamment.

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7 Passons rapidement sur le premier de ces éléments15. Il ne joue en effet sans doute que dans des cercles limités, ceux du monde des gens de mer, confrontés très directement à l’usage de facto partagé du French Shore de Terre-neuve depuis 1713 et le traité d’Utrecht ; des cercles limités à l’échelle du pays et même de la Bretagne, mais dont l’importance est bien plus considérable dans les zones littorales dévastées par les raids britanniques de 1758. Or ces tensions, héritées du XVIIIe siècle, rejouent régulièrement au XIX e siècle, notamment en 1856 alors que Terre-neuve accède à une certaine autonomie, justifiant une intense campagne de presse en 1858, au moment du voyage en Bretagne de Napoléon III, au moment aussi du centenaire de la bataille de Saint-Cast. Ces tensions perdurent d’ailleurs jusqu’à l’abandon de cette zone de pêche, en 1904, dans le cadre des négociations devant conduire à la signature de l’Entente cordiale.

8 En effet, loin de soulager les discordes anciennes, le temps passant tend au contraire, notamment chez les hommes de lettres, à raviver une mémoire à peine enfouie. La chose est nette en 1858, au moment du centenaire de la bataille. Dans un article de la Foi bretonne, repris par la Revue de Bretagne et de Vendée en février 1858, A. de La Noue propose ainsi d’ériger à proximité de la plage « un gigantesque obélisque, si haut, si haut, que, sans approcher de la côte, les voiles anglaises sillonnant l’Océan puissent l’apercevoir et y lire, en gros et ineffaçables caractères, ces mots : On ne passe pas16 ! » En 1923 encore, le chanoine Lemasson, rééditant trois récits de contemporains des événements, n’hésite pas, à chaque page et parfois à chaque ligne, à entrecouper de « corrections » une narration trop tiède, à multiplier les références aux pillages et aux meurtres dus à la soldatesque ennemie17. La tendance à surestimer les pertes britanniques – et par là même, à enfler l’importance de la victoire française – relève de la même logique : selon Duclos par exemple, que l’on cite parfois complaisamment, le nombre de morts serait de 20 000, un chiffre trois fois supérieur à celui des troupes débarquées18. Et le temps ne change rien à l’affaire. Ainsi est-ce dans un ouvrage bien plus récent, tenant certes plus de la brochure touristique locale que du livre d’histoire, que l’on trouve la description la plus violente de la bataille, une description parfois caricaturale d’ailleurs : à en croire les auteurs, « la vue du sang excite [les soldats français], plus ils tuent plus ils ont envie de tuer, rien ne les arrête, rien ne leur fait plus peur : ce sont des animaux assoiffés de chair humaine […]. Le sang devient une obsession, un besoin, une drogue19 ». L’explication de ce déchaînement serait à chercher, selon A. Oléron et E. Rondel, dans la volonté de se venger des incendies, maraudages, sacrilèges envers les biens d’Eglise et les membres du clergé dus aux troupes de Bligh durant la semaine que dura leur raid.

9 Le pillage et le maraudage seraient ainsi, selon nombre d’écrivains bretons des XIXe et XXe siècles, comme des vices anglais de nature quasi « raciale », vices dont les expéditions de 1758 – celle de Saint-Cast en septembre comme celle de Cancale en juin – ne seraient qu’une énième illustration. Ces traits de caractère durables des Anglais – et, au-delà, des Britanniques –, s’inscriraient dans le temps long des déprédations, récurrentes depuis la conquête anglo-saxonne de la Bretagne – la Grande… – au Ve siècle20. S’il est bien évidemment difficile de trouver des références contemporaines à une haine héréditaire que voueraient les Bretons aux Saxons, elles ne sont pas rares dans les récits des deux derniers siècles. « Breiz ha Bro-zaoz enebourien/Evit-ho bout amezeien/A zo bet laket er bed-men /D’en emfibla da virviken21 » : c’est ainsi, par exemple, que la présente La Villemarqué dans son Emgann Sant-Cast. La bataille de 1758 s’inscrirait donc dans cette continuité, renforçant la prégnance de l’événement dans l’esprit des Bretons, l’anglophobie latente

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n’en rendant que plus facile l’érection de l’épisode en une sorte de « lieu de mémoire » breton.

Un « lieu de mémoire » pour tous les Bretons

10 La présence d’Emgann Sant-Cast parmi les textes du Barzaz-Breiz, ouvrage dont la publication est considérée par certains comme l’un des moments fondateurs du mouvement breton moderne, dit bien le statut que l’on cherche à assigner à la bataille dans la mémoire régionale. S’inspirant d’une gwerz en breton datant des mois ou des années qui suivent la bataille, le texte a une double valeur : outre la célébration d’une victoire bretonne, elle contribue, par sa langue même, à associer Haute et Basse-Bretagne, Bretagne gallèse – francophone donc – et Bretagne bretonnante. En proposant quelques années plus tard « au concours des architectes bretons », en l’adressant « à toutes les mairies des principales villes de Bretagne », en sollicitant l’aide des préfets des cinq départements de la Bretagne historique – et d’eux seuls –, la commission formée à Dinan à l’automne 1857 en vue de l’érection du monument de Saint-Cast s’inscrit dans une logique assez similaire22. La chose ne va pas de soi pourtant.

11 Ainsi, si, pour Frédéric de La Noue, auteur d’un opuscule publié au moment de l’inauguration du monument en septembre 1858, « pour la contrée surtout qui fut le théâtre d’un grand élan national, ce souvenir est un culte » entretenu par « la mère [qui] raconte cette héroïque légende aux fils du matelot qui voyage dans les mers lointaines23 », le folkloriste Paul Sébillot, originaire des environs de Saint-Cast, n’en trouve que bien peu de traces. Celles d’une éventuelle mémoire populaire locale sont des plus ténues. C’est d’ailleurs ce qui le pousse, à l’instar de ses prédécesseurs Luzel, Hersart de La Villemarqué et La Noue, à rédiger lui-même un poème en tenant lieu24.

12 Pourtant, dès les semaines qui avaient suivi la bataille, l’idée d’une victoire bretonne avait pris corps, notamment dans le cadre d’une comparaison – flatteuse – avec les événements cherbourgeois du mois d’août 1758. Un chroniqueur malouin anonyme rapporte ainsi que des soldats britanniques auraient déclaré « que les Normands sont des poltrons et les Bretons des téméraires25 », tandis que, dans les rues de la cité corsaire, l’on chante : Chez les Normands et les Bretons Les Anglois ont fait carillon Voilà la ressemblance. Les Normands sont de vrais poltrons De vrais Césars sont les Bretons Voilà la différence26.

13 Dans un texte trégorrois qui pourrait être contemporain, la victoire est portée au crédit des enfants du pays : Allons gwerset Treger, diskoet et c’hoc’h potret Biskoas ‘n hon eskopti na so bet poultronet En avant ! Potred vad, hag a po war va le Danve-justino ru da rei d’o kroage27

14 Certes, toutes ces paroles n’ont qu’un lointain rapport avec la réalité28. L’essentiel n’est pas là, mais plutôt dans le fait que la mémoire de l’événement ait peut-être encore été préservée au moment où le folkloriste Jean-Marie de Penguern l’aurait recueillie dans les années 184029. Celle-ci se révèle pourtant très inégalement partagée. Ainsi, en 1858, malgré des sollicitations répétées dans la presse ou par l’intermédiaire des préfets, malgré les efforts de la commission dinannaise présidée par le sous-préfet de la ville pour

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faire réunir l’argent nécessaire à l’érection d’un monument commémoratif breton30, les souscripteurs se concentrent très majoritairement autour de Dinan, de manière plus large dans les Côtes-du-Nord et en Ille-et-Vilaine. Rares sont les habitants du Finistère, de Loire-Inférieure ou du Morbihan à s’engager financièrement : seuls font exception l’évêque de Nantes et quelques aristocrates31.

15 Qu’importe. Il était dit que Saint-Cast serait un « lieu de mémoire » pour tous les Bretons, de Haute comme de Basse-Bretagne.

Saint-Cast, entre Paris et la Bretagne

16 Certes, l’image de l’unité de la Bretagne s’élabore très largement face aux Britanniques. Mais la particularité de la construction du « lieu de mémoire » que devient peu à peu Saint-Cast tient au fait qu’il se soit aussi édifié – plus encore peut-être – face au repoussoir représenté par le « Parisien ».

17 Ce « bleu » presque par nature avait, de fait, aux yeux de certains, déjà sapé les célébrations du centenaire de la bataille. « C’est à Paris que s’est fait le choix du projet » de monument se plaignait ainsi en juillet 1858 Louis de Kerjean dans la Revue de Bretagne et de Vendée, dénonçant l’acceptation du choix fait par l’architecte nantais Bourgerel d’un lévrier pour représenter la Bretagne : « une monstruosité » écrivait-il, « contre [laquelle] la Bretagne entière ne peut manquer de protester32 ». La chronique suscita dans les jours qui suivirent une réponse violente de J. Bazouge, rédacteur de l’Union malouine et dinannaise, le journal local, qui saluait lui l’option choisie par la commission dinannaise en charge de l’édification du monument de Saint-Cast de s’en remettre au – certes parisien… – Conseil général des bâtiments civils. Le journaliste en profitait cependant pour dénoncer, de manière plus profonde, les germes de division portés par l’idéologie défendue par Louis de Kerjean, jusqu’au nom de sa revue, associant la Bretagne à une Vendée dont « les tristes souvenirs […] sont de ceux qu’il ne faut rappeler que pour inspirer l’horreur de la guerre civile, que pour gémir sur les deuils de la patrie33 ». Historien réputé, Arthur de La Borderie, directeur de la revue, ne pouvait manquer de prendre part au débat. Dans une chronique publiée une première fois dans le très conservateur Journal de Rennes le 16 août 1858, il se lançait dans une longue protestation contre « ce prétendu symbole national » proposé aux Bretons en ce lévrier rappelant « un acte de félonie exécuté au profit d’un prince vendu aux Anglais » : celui du lévrier de Charles de Blois à Auray en 136434. Surtout, cette tribune était pour lui l’occasion de rappeler qu’en 1758, le duché de Bretagne « était uni à la Monarchie, il n’était pas absorbé 35 ».

18 De nature très indirectement esthétique, ce débat, on le voit, en suggérait d’autres, bien plus généraux, notamment sur la nature des rapports entre la France et la Bretagne, entre Paris et l’ancienne province. En cela, la bataille de Saint-Cast s’inscrivait parfaitement dans les perspectives des leaders légitimistes bretons : une France décentralisée, celle des provinces, dominée par ses plus grandes familles. Cela passait, bien entendu, par le soutien apporté à l’édification d’un monument à Saint-Cast – la Revue de Bretagne et de Vendée n’avait-elle pas accordé une souscription de 50 F ? –, un monument cependant différent de celui choisi à Paris. Cela passait aussi par la réaffirmation du rôle tenu par la noblesse bretonne : nous y reviendrons. Cela passait enfin et surtout par le rappel de la « celtitude » bretonne, source d’une plus grande proximité avec certains des cousins

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britanniques qu’avec Paris, suggérée notamment par l’une des légendes les plus solidement ancrées concernant Saint-Cast.

19 À son origine, l’on trouve Saint-Pern Couëllan à qui des témoins interrogés dans les années 1820 auraient dit que des miliciens bas-bretons, en marche vers le champ de bataille, auraient été surpris de tomber sur des soldats britanniques chantant l’une de leurs propres chansons. Ces soldats – des Gallois – auraient été tout aussi ahuris d’entendre leur hymne national dans la bouche de l’ennemi. Malgré les ordres donnés, de part et d’autre, de faire feu, les deux groupes de soldats seraient tombés dans les bras les uns des autres, « les descendants des vieux celtes [renouvelant] sur le champ de bataille, les liens de fraternité qui unissaient jadis leurs pères36 ». À peine ce récit était-il mis en circulation que La Villemarqué redécouvrait – semble-t-il – à son tour une chanson concernant Saint-Cast rappelant la même étrange rencontre37. Malgré la place qu’elle prit rapidement dans la « querelle du Barzaz-Breiz » qui divisa le mouvement régionaliste à partir des années 186038, cette légende n’en passe pas moins dans le « folklore » des deux côtés de la Manche, permettant aux Gallois comme aux Bretons de démontrer qu’ils ne constituent pas seulement des régions mais aussi de véritables nations, avec leurs propres langues, leurs histoires partagées, des nations comme tant d’autres oppressées par des « étrangers » – Anglais ou Français –, sans même parler de l’appartenance à une même « famille » de nations celtes39.

20 De cette appropriation bretonne de l’événement devait découler la construction du mythe d’une victoire bretonne, en quelque sorte « indigène ». Elle avait cependant besoin d’un héros et, plus encore, d’un héros autochtone. Il convenait donc pour cela, dans un premier temps, de disqualifier celui, allochtone, qu’avait pu, un temps, incarner le duc d’Aiguillon.

Le duc d’Aiguillon, un anti-modèle allochtone

21 En 1758, les lauriers furent si largement distribués aux vainqueurs qu’ils revinrent même aux miliciens bas-bretons pourtant bien peu actifs lors de la bataille elle-même. Très rapidement cependant, certains en vinrent à remettre en cause le rôle du duc d’Aiguillon et, par ricochet, la contribution de la Couronne de France à la victoire. Cette disqualification du commandant en chef repose sur trois éléments principaux.

D’Aiguillon, La Chalotais et la belle meunière

22 L’Affaire de Bretagne, dans laquelle le commandant en chef, comme représentant du roi, s’opposa aux états et au parlement de Rennes, institutions symbolisant tout autant le particularisme breton que les privilèges de la noblesse, marque indéniablement un tournant dans l’appréciation des mérites de chacun lors des combats de 1758.

23 Passons ici sur les détails de cette affaire40, pour ne retenir que l’une des questions – certes mineure – qu’elle pose, celle des rivalités personnelles opposant d’Aiguillon à La Chalotais, incarnation de l’opposition de la noblesse bretonne au « despotisme » monarchique. Très tôt en effet, à en croire le baron de Bésenval, témoin des événements, circula une anecdote selon laquelle, alors que quelqu’un vantait la bravoure du commandant en chef à La Chalotais, le procureur-général aurait répondu : « Notre commandant a vu l’action, d’un moulin, où il s’est couvert de farine, en guise de lauriers41.

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» Connu pour être un « homme à femmes », d’Aiguillon, qui avait installé son poste de commandement sur une position dominant la plage de Saint-Cast, près du Moulin d’Anne, se serait, selon la rumeur, réfugié dans l’édifice pour se protéger du bombardement naval des Britanniques. Y découvrant la fameuse Anne, il aurait tenté de la violenter. Sa distraction aurait par ailleurs permis au gros des forces britanniques de s’échapper, seule l’action du commandant de l’aile gauche, le comte d’Aubigny, ayant évité à l’arrière-garde de regagner, elle aussi, les navires. Même s’il est peu probable que La Chalotais ait jamais lui-même prononcé ces mots, l’histoire semble déjà connue pendant l’Affaire de Bretagne. Elle apparaît dans un libelle manuscrit anonyme de 1766, l’un de ces innombrables pamphlets qui firent de cette querelle politique une affaire véritablement populaire42. On le sait désormais : l’histoire n’est guère plausible, notamment parce qu’il n’y avait pas d’Anne dans le moulin éponyme43.

24 Le fait n’en est pas moins régulièrement repris, perdurant, aujourd’hui encore, jusque dans le nom d’un des salons de thé de la rue principale de Saint-Cast, La belle meunière.

Hésitations de d’Aiguillon, action décisive des volontaires bretons

25 La critique aristocratique de la conduite du commandant en chef à Saint-Cast va cependant bien au-delà de ses frasques extraconjugales, gagnant un terrain plus strictement militaire.

26 L’on doit ainsi à Maurice de Couëssin, l’un des volontaires bretons servant en avant de la colonne de d’Aubigny, un mémoire accordant à ces mêmes volontaires l’action décisive qui permit de décider du sort de la bataille du 11 septembre. Bloqués par le feu de l’artillerie navale britannique en débouchant sur la plage depuis un cheminement couvert, les soldats de l’aile gauche auraient trouvé refuge derrière les dunes, rien ne pouvant les en faire sortir. D’Aubigny se serait alors tourné vers les nobles bretons, leur demandant de donner l’exemple. Chargeant à travers les 300 m de plage les séparant des lignes britanniques, les volontaires auraient finalement été suivis par les grenadiers. Ce serait cette action, selon Couëssin, qui aurait décidé de l’issue de la bataille, la Navy étant contrainte de cesser ses bombardements une fois soldats français et britanniques au contact. D’Aubigny et les volontaires bretons seraient donc, bien plus que d’Aiguillon, les véritables vainqueurs de Saint-Cast.

27 Les reproches de Couëssin au commandant en chef ne s’arrêtent pas à son inaction supposée, la critique touchant à la capacité même du duc à « saisir » la bataille afin d’influer sur son déroulement. Ainsi d’Aiguillon n’aurait-il pas suffisamment fait surveiller le camp des troupes de Bligh lors de la nuit du 10 au 11 septembre 1758 ; il n’aurait fait que trop tardivement sa jonction avec d’Aubigny au matin du 11 ; il n’aurait pas fait donner l’artillerie à temps, empêchant une victoire plus large encore44. Quel crédit accorder à ces critiques, formulées bien après les événements ? Rappelons, simplement, que Couëssin, parce que noble, était membre de droit des états de Bretagne, de ces états qui s’opposèrent des années durant à la politique de d’Aiguillon. En cela, la diffusion de ces accusations peut être comprise comme un élément supplémentaire de l’Affaire de Bretagne. Pourtant, bien que connu de certains milieux en Bretagne dès les années précédant la Révolution, le mémoire ne fut publié qu’en 1836, à l’initiative du député légitimiste de Dinan, Saint-Pern Couëllan. Lui-même lié à plusieurs acteurs de la bataille, sa famille avait, elle aussi, œuvré contre le « despotisme royal » incarné par

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d’Aiguillon dans le cadre des états. Aussi son introduction à la publication du texte de Couëssin ne se contente-t-elle pas de minimiser le rôle de d’Aiguillon.

28 Le notable dinannais s’en prend en effet plus largement à l’action des troupes régulières : « C’étaient les Bretons eux-mêmes, qui, aidés de quelques régiments, défendaient leurs foyers ; c’étaient les milices, nos concitoyens de toutes les classes, qui, surpris au milieu de leurs familles par le cri de guerre, étaient accourus pour repousser l’ennemi » écrit-il notamment45. En plein XIXe siècle, Saint-Pern Couëllan rejoue en quelque sorte l’Affaire de Bretagne, notamment parce qu’elle reste pleine de sens à ses yeux, matérialisant les liens de continuité unissant le « despotisme royal » incarné par d’Aiguillon et la centralisation de l’État post-révolutionnaire – plus encore en ces années 1830, alors que Louis-Philippe, roi libéral se réclamant des idéaux de 1789, fils d’un régicide, règne sur le pays. Tandis que le premier avait tenté de détruire la Bretagne en tant qu’entité politique, le second avait réussi à détruire ces corps intermédiaires, chers aux légitimistes, qu’avaient été les états et le parlement de Bretagne, déniant à la noblesse toute place spécifique dans le gouvernement de la province. Les affaires bretonnes, insinuait Saint-Pern, étaient mieux gérées lorsqu’elles l’étaient par les leaders naturels de la province, qu’incarnaient, entre autres, ses propres aïeux. Son récit de Saint-Cast se devait donc d’appuyer cette vision de l’histoire provinciale.

29 Or, durant une bonne partie du XIXe siècle, c’est cette version de la bataille, selon laquelle les paysans se seraient soulevés à l’appel de leurs leaders naturels, qui fit figure de vulgate en Bretagne.

Noblesse et paysannerie de Bretagne unies, de 1758 à 1793

30 Le texte de Couëssin, repris, après Saint-Pern, par les continuateurs d’Ogée en 185346, fournit les bases des récits qui suivirent. Aussi, à l’époque du centenaire de la bataille, la présence des troupes royales était comme oubliée, jusque dans la rhétorique des prises de position entourant les célébrations.

31 L’Union malouine et dinannaise, le journal local, se fit l’écho des propos de Saint-Pern dans ses articles concernant l’inauguration de la colonne du centenaire : « au bruit terrible des canons de l’étranger » lit-on dans l’édition 12 septembre 1858, « les gentilshommes, la milice, les volontaires de Bretagne, appuyés de quelques régiments français, accouraient, nombreux et vaillants, sur les rivages de Saint-Cast : le château, la chaumière fournirent généreusement leurs contingents de braves47 ». « Appuyés de quelques régiments français » : l’expression laisse songeur, seule une soixantaine de volontaires bretons – nobles pour la plupart – ayant pris part au combat en une mobilisation qui n’est pas sans rappeler celle de l’arrière-ban en 174648. D’autres vont plus loin pourtant, tel Sigismond Ropartz, éditeur en 1858 d’une impressionnante série de documents relatifs aux événements : « Des extrémités de la province, par des chemins impraticables, à travers les landes, à travers les champs dont les clôtures sont abattues, soldats, gardes-côtes, volontaires, gentilshommes, bourgeois et paysans, forçant les étapes, marchent la nuit comme le jour ; toute une petite armée s’est assemblée49. »

32 Plus de régiments ici, non plus que chez Frédéric de La Noue, dont la famille avait pourtant pris le parti de d’Aiguillon aux états, et dont les commentaires sur le commandant en chef étaient donc plus nuancés : cela ne l’empêche pas d’écrire que « la

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Bretagne, en glorifiant le souvenir de Saint-Cast, célèbre un souvenir qui lui appartient sans conteste50 ».

33 Une cinquantaine d’années plus tard, pour l’historien Aurélien de Courson, non seulement la noblesse bretonne a gagné la bataille « presque seule », mais les Bretons ont pris à leur compte le fardeau tout entier de la défense nationale : « Il est curieux de voir une province, toujours si brutalement, si injustement traitée par les prédécesseurs de Louis XV, se lever soudain, avec un superbe élan de patriotisme pour chasser l’ennemi du territoire, alors que, dans tout le reste de la France, l’honneur, le désintéressement et l’esprit militaire semblent avoir complètement disparu » note-t-il par exemple51. Le type d’histoire rédigé par Courson peut ainsi se lire comme une apologie d’un – mythique – Ancien Régime breton, et en cela comme une condamnation de l’État français, qu’il soit absolutiste ou postérieur à 178952. Selon lui, non seulement les gouvernements successifs de la France ont trahi la Bretagne, mais ils ont trahi la France elle-même. En cela, les Bretons seraient les véritables patriotes français, notamment par leur loyalisme envers une cause que la France aurait, elle, oubliée. Se confondraient ainsi, en un même objectif, l’action des nobles bretons volontaires en 1758 et celle de leurs descendants ayant pris part aux Chouanneries, tels les ancêtres de Courson lui-même. La Contre-Révolution fut d’ailleurs particulièrement active sur les côtes nord de la Bretagne, impliquant, d’une manière ou d’une autre, bon nombre des familles nobles de la région. Si Couëssin lui- même émigra à Jersey, des membres de sa famille combattirent aux côtés du chef chouan Boishardy, dont le père servit d’ailleurs comme volontaire à Saint-Cast. Le grand-père de Saint-Pern Couëllan, frère du commandant de la réserve lors de la bataille de 1758, n’échappa à la guillotine qu’en raison de sa mort à l’hôpital ; sa femme, elle, fut exécutée53 . Les nobles bretons qui, en dépit de déceptions successives, auraient fourni les principaux défenseurs du royaume en 1758, se devaient d’être aussi à la tête des défenseurs de la cause royale en 1793. La France, qui les avait trahis dans l’Affaire de Bretagne, continuait d’ailleurs à le faire ; en 1793 ou 1795 comme en 1830 ou 1870/1871, au moment de l’« affaire » de Conlie.

34 Filtrée par la mémoire de la Révolution, l’histoire de la bataille faisait désormais aux yeux de certains, des miliciens de 1758 des sortes de « pré-chouans ». La chose est particulièrement nette sur les quelques représentations iconographiques des XIXe et XXe siècles. Ainsi, sur le vitrail commémoratif de l’église paroissiale de Saint-Cast, des hommes en costume traditionnel bas-breton, armés de faux, entourent des officiers royaux. La vision ainsi donnée de la Bretagne et de son unité est des plus intéressantes. L’unité entre Haute et Basse-Bretagne est en effet une fois encore implicitement rappelée ; mais cette unité est aussi celle liant toutes les composantes d’une société conçue de manière holiste : point de tensions sociales ici, de « lutte des classes », mais un tout indifférencié associant « nos concitoyens de toutes les classes » selon Saint-Pern, « gentilshommes, bourgeois et paysans » selon Ropartz54, luttant de concert pour la Bretagne mais aussi – le vitrail le rappelle indirectement – pour la « vraie » foi.

35 Des paysans patriotes, répondant à l’appel du tocsin pour combattre l’envahisseur hérétique, sous le commandement des élites locales traditionnelles : la présentation des faits relatifs à la défense du gué du Guildo les 8 et 9 septembre 1758 apparaît, plus encore que la bataille du 11 septembre, emblématique de cette conception de la société.

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Forger un héros autochtone : Rioust, un Léonidas breton

36 Se focaliser sur la défense du gué du Guildo, deux jours avant la bataille, permet à une partie des historiens bretons de minorer encore un peu plus la contribution des troupes royales – à leurs yeux « françaises », non-bretonnes donc – à la victoire. L’affrontement de milliers d’hommes sur la plage de Saint-Cast fait alors figure de simple appendice à l’action menée par quelques dizaines de gardes-côtes sur les rives de l’Arguenon : c’est là, en ces véritables Thermopyles bretonnes, que l’issue de la bataille se serait décidée. Conduits par des nobles et notables locaux, les paysans auraient contenu l’ensemble de l’armée britannique, permettant à d’Aiguillon de rassembler ses troupes afin de porter le coup mortel. On le voit, cette action a tout pour s’accorder aux schémas idéologiques des historiens bretons monarchistes, bien plus que la bataille elle-même.

37 Encore fallait-il trouver un Léonidas pour ces Thermopyles armoricaines. La question préoccupa les auteurs bretons pendant près de deux siècles.

Un ou des Léonidas ?

38 Créer un tel héros prit du temps. Aux lendemains immédiats des événements, les honneurs de cette action reviennent à trois petits nobles des environs, de la Motte-Ville- ès-Comte, Langlais de Prémorvan et La Planche de Kersula55.

39 Quand, en 1759, les États de Bretagne dressent la liste de ceux dont les services méritent une récompense, les trois hommes y figurent comme « défenseurs du Guildo ». Certes, ils sont originaires de la rive droite de l’Arguenon, alors que la défense s’organisa sur la rive opposée. Certes, selon des témoins, les trois nobles n’ont participé que tardivement aux opérations des 8 et 9 septembre. Mais leurs noms apparaissent dans plusieurs des plus anciens récits de la bataille, quand bien même l’essentiel de cette action semble avoir reposé sur les épaules de personnages de moindre importance, tels Galiot, cavalier de maréchaussée de Lamballe, Gabriel Lemasson, charpentier de marine au Guildo, ou encore Jean-François Rébillard, petit officier de Matignon à qui revenaient cependant les fonctions de « capitaine de paroisse » au sein de la milice garde-côtes locale.

40 La confusion des récits contemporains révèle d’ailleurs sans doute, pour une part, une certaine réalité. Plusieurs groupes différents, plus ou moins informels, firent probablement le coup de feu ici : fort logiquement les gardes-côtes locaux, mentionnés par l’aubergiste du lieu et la maréchaussée de Lamballe, mais aussi une troupe de chasseurs conduite justement par La Motte Ville-ès-Comte. Quoi qu’il en soit, personne n’eut sans doute les moyens de superviser et coordonner tous ces groupes. Aussi le crédit accordé aux uns et aux autres pour leur participation à cette action dépendit-il très largement des témoins interrogés sur ce point, du village d’où ils venaient, du moment auquel ils étaient arrivés à proximité du gué.

41 Vingt ans après la bataille pourtant, un nouveau personnage apparut en la personne de Jacques Pierre Rioust des Villes-Audrains, selon ses propres mots « bourgeois » et propriétaire à Matignon. En 1778 en effet, il écrivait au secrétaire d’État à la Guerre pour se plaindre de n’avoir jamais reçu la récompense à lui promise par d’Aiguillon pour avoir conduit la défense du Guildo : une lieutenance de cavalerie. Selon ses termes, les

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calomnies colportées par certains, dont Rébillard, suggérant qu’il n’aurait pas pris part aux événements expliqueraient sa démarche. Ce courrier initia en fait une véritable campagne que Rioust orchestra de main de maître, mobilisant tous ses contacts, allant jusqu’à leur fournir des modèles de missives à recopier et envoyer à l’intendance de Bretagne, dans le but de se voir accorder des lettres de noblesse. Des Villes-Audrains y mettait notamment en avant qu’il était celui qui avait déclenché l’alarme dans la nuit du 7 au 8 septembre 1758, qui avait ensuite conduit les hommes de Matignon et de Saint-Cast jusqu’au Guildo. Tout en admettant que toutes les personnes mentionnées habituellement dans les récits étaient bien là, il précisait cependant qu’elle n’étaient arrivées que tardivement et s’étaient contentées de suivre ses ordres. Quant à Rébillard, qui revendiquait pour lui-même – de manière ridicule selon Rioust – les fonctions de commandant, accusant d’ailleurs ce dernier d’avoir détourné à son profit les fonds accordés par les états de Bretagne aux habitants de Matignon dont les biens avaient été brûlés ou volés par les Britanniques, il était « le plus pauvre homme de Matignon » : comment croire, dans ces conditions, que des nobles des environs aient pu prendre leurs ordres d’un tel personnage56 ?

42 Cette campagne parvint à convaincre l’intendant qui soutint sa réclamation. La famille Rioust dut cependant attendre jusqu’en 1816 pour que Frédéric Auguste, le fils de Jacques, soit enfin anobli57. Tout était prêt alors, pour asseoir cette position de héros.

Rioust, héros consensuel

43 Ce n’est qu’au lendemain des guerres de la Révolution et de l’Empire que la publicité du rôle de Rioust dans les combats du Guildo prit une certaine importance, notamment grâce à la diffusion par sa famille de son « journal », un document écrit longtemps après les événements cependant. À compter des années 1830, ce texte est en effet connu d’un plus large public, au gré de ses publications successives dans l’Annuaire dinannais (1838), l’ Annuaire des Côtes-du-Nord (1855) ou le recueil de documents dû à la Société archéologique des Côtes-du-Nord (1858). L’ampleur de cette « campagne de presse » contribua à noyer les autres héros du Guildo sous ses flots, expliquant pour une part que la plupart des historiens des XIXe et XXe siècles aient accordé à Rioust le rôle prépondérant qu’il s’était lui-même donné dans les combats, sans pour autant d’ailleurs empêcher ces mêmes historiens de reconnaître qu’aucun témoin contemporain ne lui ait consenti avoir tenu ce rôle58.

44 Le fait que « bleus » et « blancs » puissent se retrouver dans sa célébration explique sans doute la postérité de Rioust en tant que figure emblématique de la « résistance » bretonne. Le « bourgeois de Matignon » se révélait en effet un héros bien plus consensuel que d’autres, concentrant des qualités pouvant satisfaire l’un et l’autre camp. Si son nom de famille fut au cours du XIXe siècle associé à un Parti de l’Ordre auquel ses descendants fournirent nombre d’élus59, ses enfants avaient l’avantage de ne pas s’être engagés dans la Contre-Révolution, au contraire de ceux de ses rivaux, Ville-ès-Comte et La Planche, morts sur l’échafaud en 1793 et 1795 ou ayant émigré. Bon catholique – il écrivit avoir, sur le chemin du Guildo, suivi la messe en ce jour de fête de la Nativité de la Vierge –, il pouvait cependant contenter les anticléricaux : n’avait-il pas fait ouvrir le feu sur un carmélite du Guildo qui se proposait de parlementer au nom des Britanniques ? Parce qu’il n’était pas noble, il n’en était sans doute que plus facilement acceptable par les républicains, même s’il épousa une jeune aristocrate. Enfin, Rioust n’avait rien du

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serviteur de l’État français : ni fonctionnaire, ni militaire, il n’était qu’un simple « autochtone » ayant pris les armes pour défendre sa propriété et sa communauté60.

45 La capacité du « bourgeois de Matignon » à transcender les divisions politiques bretonnes est illustrée par l’appui enthousiaste qu’il reçut de manière posthume de la part des frères Sébillot comme de celle de Pocquet du Haut-Jussé, continuateur de La Borderie, pourtant en désaccord politique. Figure locale du républicanisme, Pierre Sébillot, maire de Matignon, n’avait pas hésité à faire expulser les ordres religieux de sa commune en 1882 ou à instituer la célébration du 14 Juillet, deux décisions éminemment symboliques. Mais c’est aussi et surtout pendant son mandat qu’Auguste Lemoine, artiste local et ami de Paul Sébillot, fit don à la mairie d’un tableau représentant la rencontre de Rioust et de d’Aiguillon après la bataille61. Le peintre semble s’être inspiré de la toile – bien plus célèbre – de Daniel Maclise figurant la rencontre de Wellington et de Blücher à la Belle Alliance, le 18 juin 1815. Les deux hommes y apparaissent à cheval, sur le même plan, comme si le « bourgeois » de Matignon et le commandant en chef de la province étaient socialement et militairement égaux. Mais d’Aiguillon occupe ici la position de Blücher, l’homme qui arriva trop tard pour emporter la décision à Waterloo… En 1911, Lemoine, soutenu par Paul Sébillot, lançait même une souscription pour une statue devant orner la place principale de Matignon, une statue associée à un monument commémoratif à élever dans le même temps au Guildo et à replacer dans le contexte « statuomaniaque » de la IIIe République62. Une maquette fut même conçue, avant que la guerre vienne interrompre ces efforts de « matérialisation » de la mémoire63. Le fait que les assertions de Rioust n’aient pas été prouvées était pourtant connu des Sébillot et de Lemoine. Paul Sébillot avait même activement questionné la mémoire locale sur le rôle du bourgeois sur les rives de l’Arguenon, sans jamais réussir à établir le lien entre son nom et les événements de 175864.

46 La chose ne semble pas avoir outre mesure choqué la foi des Sébillot, pas plus d’ailleurs que celle de Barthélemy Pocquet, le très conservateur, catholique, anti-républicain et anti-dreyfusard directeur du Journal de Rennes65. Dans l’imposante Histoire de Bretagne qu’il rédige avec La Borderie dans les années 1890-1910, le récit de la défense du Guildo occupe de manière très révélatrice 4 pages, contre 3 seulement pour la bataille de Saint-Cast proprement dite66. Pocquet, à l’instar de son illustre collaborateur, était pourtant un historien de premier plan67 : sans doute savait-il que les histoires rédigées en Grande- Bretagne ne faisaient pour la plupart aucune mention de cette action, n’y attachant qu’une faible importance lorsque c’était le cas68. Les défenseurs du Guildo n’avaient en effet très probablement pas retardé les Britanniques dans leur tentative de rejoindre leurs navires pour la simple raison que tel n’était pas leur objectif. Si Bligh avait souhaité réembarquer, il aurait pu le faire le soir du 9 septembre, ou le 10, bien avant que d’Aiguillon soit en position de combattre. Pocquet savait aussi sans doute qu’aucun récit britannique – non plus que français – ne mentionnait Rioust, alors que celui-ci proclama que Bligh était venu en personne chez lui pour se venger. Mais ce manque de preuve confirmait simplement le message central des 3 000 pages de l’œuvre que l’historien cosigne avec La Borderie : la Bretagne comme éternelle victime.

47 Dans ce cas, la condescendance française et la perfidie britannique auraient formé une sorte de conspiration du silence contre le véritable héros, le Léonidas breton…

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48 L’analyse de la mémoire de Saint-Cast ici proposée n’est bien évidemment que très – trop – partielle. La mémoire strictement locale de l’événement reste encore à analyser avec minutie, au même titre que la mémoire globale, portée pour l’essentiel par une historiographie anglo-saxonne particulièrement prolixe sur la guerre de Sept Ans.

49 Les débats et les écrits entre érudits sur lesquels nous nous sommes focalisés ici n’en ont pas moins été importants dans la construction, au XIXe siècle, d’une certaine identité bretonne, en fournissant quelques-uns des éléments symboliques et matériels constitutifs d’une nation digne de ce nom : au-delà d’une langue, d’un folklore, d’un paysage typique ou d’une mentalité particulière, « une histoire […], une série de héros parangons […], des hauts lieux » comme a pu le noter A.-M. Thiesse69. Face à d’Aiguillon et à l’État français, Rioust, le Léonidas breton, héros autochtone, les Thermopyles du Guildo et la saga qui s’y serait jouée tout autant que la victoire à Saint-Cast des volontaires bretons, nobles et paysans, de Haute et de Basse-Bretagne permettaient de répondre au « besoin d’épopée » d’une nation en voie – selon certains – de (re)constitution70. Participant à sa manière de « l’invention de la Bretagne » – ou, plus exactement sans doute, d’une Bretagne71 –, le monument de Saint-Cast serait alors venu matérialiser ce qui pouvait faire désormais figure de « mythe » national ; il constituerait ainsi l’un de ces « lieux de mémoires » dominants, « spectaculaires et triomphants, imposants et généralement imposés, qu’ils le soient par une autorité nationale ou un corps constitué, mais toujours d’en haut, ont souvent la froideur ou la solennité des cérémonies officielles », de ces lieux où « l’on se rend plus qu’on [ne] va72 ».

50 À ce titre, il n’est pas anodin de remarquer que Saint-Cast reste non seulement l’un des rares « lieux de mémoire » bretons de ce type, aux côtés de ceux de Sainte-Anne d’Auray et de la Pointe Saint-Mathieu pour la Grande Guerre, de celui de Saint-Aubin-du-Cormier aussi73, mais encore l’un des tout premiers du genre : édifié en 1858, le monument avait été envisagé dès les années 182074. Il s’agit surtout de l’un des seuls – le seul –, à se départir d’un « modèle mémoriel breton » dominé par la déploration et la victimisation.

NOTES DE FIN

1. Cette recherche a bénéficié du soutien financier de la British Academy et de suggestions d’Éva Guillorel et Didier Guyvarc’h. 2. « Récit du Recteur de Saint-Cast », dans Saint-Cast. Recueil de pièces officielles et de documents contemporains relatifs au combat du 11 septembre 1758, Saint-Brieuc, Prudhomme, 1858, p. 162. 3. Coll., La Bretagne sous Louis XV. Exposition commémorative du combat de Saint-Cast (11 septembre 1758), Saint-Brieuc, Arch. dép. des Côtes-du-Nord, 1958, p. 2. 4. Ces « cérémonies de l’information » ne sont cependant pas étudiées par FOGEL, Michèle, Les Cérémonies de l’information dans la France du XVIe au XVIIIe siècle, Paris, Fayard, 1989 qui s’intéresse plus particulièrement au cas de la guerre de Succession d’Autriche. 5. « Lettre de Louis XV », dans Saint-Cast. Recueil…, op. cit., p. 66.

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6. Ainsi à Saint-Malo le 8 octobre, ou le 15 à Nantes. La Bretagne n’est cependant pas la seule province concernée : un mandement de l’évêque de Valence en date du 4 octobre 1758 demande ainsi qu’un Te Deum soit célébré dans son diocèse ; CONDAN, « Bataille de Saint-Cast », Revue de Bretagne, de Vendée et d’Anjou, Janvier, 1900, p. 43-46. 7. « États de Bretagne », dans Saint-Cast. Recueil…, op. cit., p. 41-42. 8. « Extrait du registre du bureau de la communauté de Rennes » et « Extrait du registre du bureau de la communauté de Nantes », dans : Saint-Cast. Recueil…, op. cit., p. 76 et 83. Voir aussi POCQUET, Barthélemy, « La Chalotais et le parlement de Bretagne », Bulletins et mémoires de la Société d’émulation des Côtes-du-Nord, 1895, p. 25. 9. POCQUET, Barthélemy, Histoire de Bretagne, Rennes, Plihon et Hommay, 1914, T. VI, p. 273. 10. « Récit du Recteur de Saint-Cast », dans : Saint-Cast. Recueil…, op. cit., p. 16. Supprimée après 1790, cette procession annuelle reprend après la Révolution ; « Relation de la Bataille de Saint-Cast », dans Le Lycée armoricain, 1823, p. 323. 11. SÉBILLOT, Paul, Traditions et superstitions de la Haute-Bretagne, Paris, Maisonneuve et Larose, 1882, vol. 1, p. 323 et 368. 12. L’ouvrage fondateur de GUIOMAR, Jean-Yves, Le Bretonisme. Les historiens bretons au XIXe siècle, Rennes, Société d’histoire et d’archéologie de Bretagne, 1987, ne fait, par exemple, qu’effleurer le sujet, se concentrant sur les mythes des origines, celtiques ou médiévales, de la Bretagne, au cœur des préoccupations de la plupart des érudits du temps. 13. ROPARTZ, Sigismond, « Préface », dans : Saint-Cast. Recueil…, op. cit., p. V ; voir aussi LA NOUE, Frédéric de, Notice sur le combat de Saint-Cast (11 septembre 1758), Dinan, J. Bazouge, 1858, p. 95. 14. GUIFFAN, Jean, Histoire de l’anglophobie en France, Rennes, Terre de Brume, 2004, p. 214. 15. Sur ce point, HOPKIN, David, LAGADEC, Yann et PERREON, Stéphane, « The Experience and Culture of War in the Eighteenth-Century: The British Raids on the Breton Coast, 1758 », French Historical Studies, 2008, à paraître. 16. Revue de Bretagne et de Vendée, 1858, février, p. 191. 17. LEMASSON, Auguste, La Descente des Anglais à Saint-Briac et leur défaite à Saint-Cast l’an 1758, Saint-Brieuc, Guyon, 1923. 18. Saint-Cast. Recueil…, op. cit., p. 228. Les auteurs du recueil notent eux-mêmes que « Duclos exagère évidemment, dans ce passage, le nombre de nos ennemis ». 19. OLÉRON, Anne et RONDEL, Eric, Matignon. 2000 ans d’histoire, Fréhel, Ed. d’Astoure, 1997, p. 186. 20. Il convient cependant d’inscrire cette anglophobie dans la longue durée ; LE MOAL, Laurence, « La construction d’un ennemi héréditaire : l’Anglo-Saxon dans les chroniques bretonnes de la fin du Moyen Âge », Annales de Bretagne et des Pays de l’Ouest, 2001-3, p. 35-56. 21. « Les Bretons et les Anglais sont voisins/mais n’en sont pas moins ennemis/ils ont été mis au monde/pour se combattre à tout jamais » ; LA VILLEMARQUE, Théodore Hersart de, Barzaz-Breiz. Chants populaires de la Bretagne, Paris, Delloye, 1867, p. 336. Sur ce point, voir supra, l’article de GUILLOREL, Éva, « Chanson politique et histoire… ». 22. Sur le travail de cette commission, Arch. dép. des Côtes-d’Armor, 1 M 394. 23. LA NOUE, Frédéric de, Notice…, op. cit., p. 17. 24. SEBILLOT, Paul, La Bataille de Saint-Cast (1758), Vannes, Lafolye, 1900, 12 p. 25. LEMASSON, Auguste, « Nouvelle relation de la descente des Anglais à Saint-Briac et de leur défaite à Saint-Cast en 1758, suivie d’une lettre inédite d’un officier du Fort La Latte », Mémoires de la Société d’émulation des Côtes-du-Nord, 1940, p. 288.

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26. LA BORDERIE, Arthur de, « Chansons inédites relatives aux deux descentes des Anglais en Bretagne en 1758 », Revue de Bretagne et de Vendée, 1883, p. 92. 27. « Allons, gens du Tréguier, montrez que vous êtes des hommes/Jamais en notre évêché, il n’y eut de poltron/En avant ! vaillants gars, et vous aurez, je vous le jure,/ l’étoffe de justins rouges pour donner à vos épouses » ; Chanoine PÉRENNÈS, « Vielles chansons bretonnes », Bulletin diocésain d’histoire et d’archéologie. Diocèse de Quimper et de Léon, XXXIX, 1939, p. 126 et Collection Penguern, BnF, tome 94, f° 29-32. 28. L’on sait ainsi que les miliciens gardes-côtes trégorrois sont restés en arrière, loin des combats, constituant – avec d’autres – l’essentiel des réserves de d’Aiguillon tout au long de la bataille. Et s’ils ouvrirent le feu, ce fut contre d’autres troupes françaises qu’ils auraient prises pour des Anglais en raison de leurs manteaux de couleur rouge ; SAINT PERN-COUËLLAN, M. de, « Combat de Saint-Cast », dans Annuaire dinannais, Dinan, Jean- Baptiste Huart, 1836, p. 217. 29. Comme le note cependant supra GUILLOREL, Éva, « Chanson politique et histoire… », il convient de rester prudent quant à la datation et à l’origine de certains textes de la collection Penguern. Se reporter aussi, pour d’autres descentes britanniques, à l’étude suggestive de LAURENT, Donatien, « Argadenn ar Saozon. Une descente d’Anglais en Bretagne à la fin du Moyen Âge, d’après un chant de la collection Penguern : Texte authentique ou fabriqué ? », Regards étonnés. Mélanges offerts au professeur Gaël Milin, Brest, CRBC, 2003, p. 289-298. 30. Le brouillon de l’appel à souscription, en date du 15 décembre 1857, évoque une « idée toute bretonne [qui] doit avoir du retentissement dans toute la Bretagne, car ce n’est pas un de ces faits dont la gloire appartiendra à une partie restreinte du pays que ce monument rappellera, mais bien un souvenir qui doit être précieux pour tous les cœurs bretons » ; Arch. dép. des Côtes-d’Armor, 1 M 394. 31. Voir les listes publiées en 1858 dans le journal local, Union malouine et dinannaise. 32. KERJEAN, Louis de, « Chronique », Revue de Bretagne et de Vendée, 1858, p. 86-87. 33. BAZOUGE, J., « Causeries dinannaises », Union malouine et dinannaise, 25 juillet 1858. 34. LA BORDERIE, Arthur de, « Le Chien de Saint-Cast et ses défenseurs », Revue de Bretagne et de Vendée, 1858, p. 270. Sans doute n’est-il guère utile de revenir ici sur le fond de ce débat. Notons simplement que des lévriers ont, de manière récurrente, pu être utilisés pour représenter la Bretagne avant 1858. 35. Sur les conceptions politiques de La Borderie, plus complexes qu’on ne le dit souvent, DENIS, Michel, « Arthur de La Borderie, inspirateur du nationalisme breton », Bulletin et Mémoires de la Société archéologique et historique d’Ille-et-Vilaine, 2002, p. 190-207. 36. SAINT PERN-COUËLLAN, M. de, « Combat… », art. cit., p. 235. 37. Voir sur ce point, supra, l’article de GUILLOREL, Eva, « Chanson politique et histoire… ». 38. LOTH, Joseph, « Une chanson inédite sur le combat de Saint-Cast », Annales de Bretagne, XII, 1896-1897, p. 607-617 et GOURVIL, Francis, « Bretons et Gallois à la bataille de Saint- Cast (1758) », Nouvelle Revue de Bretagne, 4, 1947, p. 265-275. 39. AR C’HALAN, Reun, « History or Legend? An Episode of the Battle of Saint-Cast », Bro Nevez, n° 35, August 1990, p. 29. 40. Pour de plus amples précisions, se reporter à QUÉNIART, Jean, La Bretagne au XVIIIe siècle (1675-1789), Rennes, Ouest-France, 2004, p. 86-110 ou ROTHNEY, John (dir.), The Brittany Affair and the Crisis of the Ancien Régime, Oxford, Oxford UP, 1969. 41. BÉSENVAL, baron de, Mémoires de M. le baron de Bésenval… écrits par lui-même, imprimés sur son manuscrit original et publiés par son exécuteur testamentaire, Paris, 1805, vol. 2, p. 172.

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Selon POCQUET, Barthélemy, Histoire de Bretagne, op. cit., p. 274, qui le juge « absolument calomnieux », La Chalotais aurait déclaré qu’à Saint-Cast, « nos soldats se sont couverts de gloire, et le petit duc… de farine ». 42. Nouveau recueil de documents inédits sur la campagne et la bataille de Saint-Cast (septembre 1758), Saint-Brieuc, Société archéologique et historique des Côtes-du-Nord, 1885, p. 275-283. Le fait que ce recueil soit dû à Arthur de La Borderie n’est sans doute pas anodin ici, ainsi qu’en témoigne la virulence avec laquelle il réagit après la publication, en juin 1898, dans la Revue de Bretagne et de Vendée qu’il dirige pourtant, d’un « compte-rendu absolument laudatif, sans aucune réserve » de l’ouvrage que Marcel Marion a consacré au duc d’Aiguillon (La Bretagne et le duc d’Aiguillon, Paris, Fontemoing, 1898). « Sur ce livre, mon opinion est diamétralement l’inverse de celle du compte-rendu » écrit-il dans le n° d’octobre ; et de préciser en janvier 1899 que « le livre de M. Marion est, d’un bout à l’autre, un réquisitoire amer, passionné, violent, et selon moi, parfaitement injuste, à l’adresse de tous les Bretons qui soutinrent contre les attaques de l’arbitraire, les libertés de la province » et « une apologie constante, ardente et non moins injuste du despotisme ministériel de ce triste gouvernement de Louis XV » (LA BORDERIE, Arthur de, « Contre les panégyristes du duc d’Aiguillon », Revue de Bretagne et de Vendée, oct. 1898, p. 241-246 et janv. 1899, p. 5-12. 43. En 1758, le meunier est un certain Louis Renault, célibataire ; LA MOTTE-ROUGE, Daniel de, Saint-Cast, son site, son histoire, Saint-Brieuc, Les Presses bretonnes, 1950, p. 17 et, du même, Saint-Cast. Son histoire, Saint-Cast, Syndicat d’Initiative, 1964, p. 10. 44. SAINT PERN-COUËLLAN, M. de, « Combat… », art. cit., p. 221-225. 45. Ibidem, p. 187-188. 46. OGÉE, Jean-Baptiste, Dictionnaire historique et géographique de Bretagne, Rennes, Molliex, 2e éd., 1853, p. 736-737. De larges extraits de ce texte sont aussi publiés par l’hebdomadaire Le Publicateur des Côtes-du-Nord du 16 septembre 1837, à l’occasion du 79e anniversaire de la bataille. 47. L’Union malouine et dinannaise, dimanche 12 septembre 1858. 48. Sur ce point, PERRÉON, Stéphane, L’Armée en Bretagne au XVIIIe siècle. Institution militaire et société civile au temps de l’intendance et des États, Rennes, PUR, 2005, p. 131-136. 49. ROPARTZ, Sigismond, « Préface », op. cit., p. VI. 50. LA NOUE, Frédéric de, Notice…, op. cit., p. 97. 51. COURSON, Aurélien de, Descente des Anglais à Saint-Cast en 1758, Vannes, Lafolye, 1903. p. VI. 52. Sur les liens entre histoire et régionalisme, GUIOMAR, Jean-Yves, Le bretonisme…, op. cit. 53. Sur l’histoire des familles des volontaires bretons, LA CONDAMINE, Pierre de, Un jour d’été à Saint-Cast, Guérande, Le Bateau qui vire, 1977, p. 127-295. 54. SAINT PERN-COUËLLAN, M. de, « Combat… », art. cit., p. 187-188 et ROPARTZ, Sigismond, « Préface », op. cit., p. VI. Cette vision « bretonne » de la bataille de Saint-Cast est aussi largement véhiculée dans les travaux d’histoire grand public, même lorsque ceux-ci n’ont pas été écrits dans une perspective régionaliste. Destiné aux touristes, le guide de Danycan de L’Espine suggère ainsi à ses lecteurs un détour par Saint-Cast, « lieu historique puisqu’il a donné le nom à cette bataille si glorieuse pour la province bretonne, car ce furent ses enfants, nobles et paysans, qui, à la voix de leurs chefs, vainquirent les troupes de l’armée régulière de la Grande-Bretagne » ; DANYCAN DE L’ESPINE, Eugène, Pléneuf et ses environs : guide du baigneur, Paris, L’œuvre de Saint-Paul, 1883, p. 93.

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55. Le chevalier Joseph Amaury de La Motte, né en 1721, était seigneur de la Ville-ès- Comte en Trégon et Joseph Marie de Langlais seigneur de Prémorvan en Saint-Potan et du Plessis-Méen en Hénanbihen. Jean-François de La Planche de Kersula s’était déjà mobilisé contre les Anglais pour la défense de Saint-Malo en juin 1758 ; son action au Guildo lui valut une rente viagère de 200 L. de la part des états de Bretagne ; sur ces trois hommes, LA CONDAMINE, Pierre de, Un jour d’été…, op. cit., p. 249-253. 56. Sur la légende de Rioust, MACÉ, Antonin, Le Passage du Guildo ou un Léonidas Breton. Episode de la Guerre de Sept Ans, Paris, Imprimerie impériale, 1866. Pour sa déconstruction, se reporter à CHENU, J., « Le passage des Anglais au Guildo en 1758 », Mémoires de la Société d’émulation des Côtes-du-Nord, 1979, p. 62-89. Les documents contemporains révèlent que, si plusieurs personnes se considèrent comme les organisateurs de la défense du gué, seuls Ville-ès-Comte et Rébillard se voient reconnaître ce rôle sans réelle contestation. 57. Sur la famille Rioust, FROTIER DE LA MESSELIÈRE, Henri, Filiations bretonnes (1650-1912). Tome IV, Mayenne, J. Floch, 3e éd., 1976, p. 602-604. 58. Sur ce point, se reporter, par exemple, à LEMASSON, Auguste, La Descente des Anglais…, op. cit., p. 34. 59. Frédéric-Marie-Ange Rioust de Largentaye (1797-1856), son petit-fils, fut conseiller général des Côtes-du-Nord et représentant du Peuple de 1849 à 1852. Le fils de celui-ci, Marie-Ange-Julien Charles, fut lui aussi conseiller général des Côtes-du-Nord et représentant puis député de 1871 à sa mort. Frédéric, l’un de ses fils, fut député de 1884 à 1910, son frère Jacques se contentant des fonctions de conseiller général. 60. Notons que l’émergence de Rioust comme figure héroïque est concomitante de la construction d’un autre « mythe », celui de la traîtrise d’un autre homme du peuple, Grumelon ; sur cet aspect, CHENU, J., « Le passage des Anglais au Guildo en 1758 », Mémoires de la Société d’émulation des Côtes-du-Nord, 108, 1980, p. 62-89 et HOPKIN, David, LAGADEC, Yann et PERREON, Stéphane, « The Experience and Culture of War… », art. cit. 61. Aujourd’hui, ce tableau est conservé à la mairie de Matignon. 62. AGULHON, Maurice, « La statuomanie et l’histoire », Ethnologie française, 1978, p. 145-172 rappelle le « grand déferlement » que constituent les années 1870-1914 pour la statuaire républicaine, associant aux grands hommes de la République, les héros d’un passé plus ou moins lointain dans un contexte marqué par le nationalisme. 63. TRÉGUY, Émile Le Guildo, Saint-Brieuc, Fr. Guyon, 1913, p. 178. 64. SÉBILLOT, Paul, Légendes locales de Haute-Bretagne, Nantes, Société des bibliophiles bretons et de l’histoire de Bretagne, 1900, vol. 2, p. 144. En fait, Sébillot trouve trace d’une mémoire locale de l’action de Rioust, lors de la bataille du 11 septembre cependant, et non à l’occasion de la défense du Guildo. 65. Rappelons que cet avocat, docteur en droit, fut des volontaires de l’Ouest en 1870-1871 avant de devenir chef de cabinet du préfet de Haute-Marne après le 16 mai 1877. Démis après la crise de cette année, il enseigne à l’Université catholique de Lyon avant de diriger le Journal de Rennes à compter de 1878, suite à la mort de son père. Ce catholique engagé est alors chevalier de l’ordre de Saint-Grégoire-le-Grand et titulaire de la médaille des Combattants de 1870-1871. 66. POCQUET, Barthélemy, Histoire de Bretagne, Rennes, Plihon et Hommay, 1914,T. VI, p. 247-261. 67. Il n’est guère besoin de rappeler ici ses nombreuses publications ; signalons, entre autres, l’ouvrage qu’il signe sur Le pouvoir absolu et l’esprit provincial. Le duc d’Aiguillon et La

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Chalotais, Paris, Perrin, 1900-1901, à l’opposé des vues défendues par MARION, Marcel, La Bretagne et le duc d’Aiguillon…, op. cit. 68. Les mentions explicites à l’historiographie anglaise restent rares dans les publications de nature historique du temps ; notons cependant les fréquentes références à Smolett à partir de la publication de sa relation dans OGÉE, Jean-Baptiste, Dictionnaire historique…, op. cit., p. 737-739 ou encore l’attention portée au récit de David Hume concernant l’opération contre Lorient en 1746 (CARRON, Jules, « Attaque des Anglais contre la ville de Lorient. Relation anglaise composée par David Hume », Association bretonne, 1886, p. 144-168 et « Les Anglais en Bretagne : attaque des Anglais contre la ville de Lorient », Revue de Bretagne et de Vendée, août 1887, p. 81-105). 69. THIESSE, Anne-Marie, La Création des identités nationales. Europe, XVIIIe-XIXe siècles, Paris, Seuil, 2001, p. 14. L’on peut noter ici que plusieurs études récentes ont mis en évidence l’importance de la guerre de Sept Ans dans ce processus de création des identités nationales, tant en France (BELL, David, The Cult of the Nation in France. Inventing Nationalism, 1680-1800, Cambridge, Havard UP, 2001 ou DZIEMBOWSKI, Edmond, Un nouveau patriotisme français [1750-1770]. La France face à la puissance anglaise à l’époque de la guerre de Sept Ans, Oxford, Voltaire Foundation, 1998) qu’à l’échelle des futurs États-Unis (ANDERSON , Fred, Crucible of War: The Seven Years’ War and the Fate of Empire in British North America, 1754-1766, London, Faber, 2000 et The War that made America. A Short History of the French and Indian War, New York, Viking, 2005). Il convient alors de se demander si les phénomènes décrits ici pour la Bretagne correspondent à l’écho, à une moindre échelle, de ces phénomènes globaux ou si, au contraire, il ne s’agirait pas plutôt d’une réaction à ces phénomènes : le développement d’un « patriotisme » français aurait alors induit le renforcement d’une identité bretonne distincte. 70. C’est cette idée que met en exergue le titre de l’ouvrage assez récent de LA CONDAMINE, Pierre de, L’épopée de la Bretagne…, op. cit. Le chapitre du livre consacré aux affrontements du Guildo est intitulé « Ce furent des instants d’épopée ». 71. Nous reprenons ici l’expression de BERTHO, Catherine, « L’invention de la Bretagne.Genèse sociale d’un stéréotype », Actes de la recherche en sciences sociales, 1980, n ° 35, p. 45-62, appliquée à une réalité en partie différente. 72. NORA, Pierre, « Entre mémoire et histoire. La problématique des lieux », dans NORA, Pierre (dir.), Les Lieux de mémoire, Paris, Gallimard, 1997, p. 42. Il les distingue des « lieux de mémoire » dominés, qui « sont les lieux refuges, le sanctuaire des fidélités spontanées et les pèlerinages du silence » constituant « le cœur vivant de la mémoire ». 73. La chapelle votive érigée près d’Auray en l’honneur des émigrés tués à Quiberon en 1795 date de 1828 ; la mémoire qu’elle porte se révèle cependant à la fois moins strictement bretonne et beaucoup moins consensuelle, comme le laisse entendre la « réplique » bleue que constitue la statue de Hoche élevée à Quiberon en 1902. 74. L’on peut noter – qui s’en étonnera ? – le caractère concomitant de ce mouvement à l’échelle de la Bretagne et de la France.

RÉSUMÉS

La très modeste victoire de Saint-Cast, remportée le 11 septembre 1758 sur des troupes britanniques en cours de rembarquement, prend au cours du XIXe siècle dans l’historiographie bretonne une importance sans grand rapport avec l’impact réel de la bataille sur le cours de la guerre de Sept Ans. Historiens et érudits participent alors à la construction d’une sorte de

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« mythologie » régionale/nationale. Celle-ci s’articule autour de trois épisodes : l’appropriation bretonne de l’événement « Saint-Cast », la disqualification du héros initial, allochtone, qu’est le duc d’Aiguillon, enfin l’effort en vue de la construction d’un nouveau héros, autochtone celui-là, Rioust des Villes-Audrain.

The victory won by the French army at Saint-Cast on the 11 September 1758 over a British expeditionary force was modest, but it took on a significance in Breton nineteenth-century historiography which had little relation to the real impact of the battle on the course of the Seven Years’ War. Historians and local scholars joined forces to construct a kind of regional, one might even say ‘national’, mythology about the battle. This mythology developed around three episodes: the Breton appropriation of the Saint-Cast “event”; the disqualification of the initial hero, the Duke d’Aiguillon, considered an but “outsider”; and finally the creation of a new “insider” hero, Rioust des Villes-Audrain.

INDEX

Index chronologique : XIXe siècle, XVIIIe siècle Thèmes : Saint-Cast

AUTEURS

DAVID HOPKIN Fellow in Modern History, Hertford College, Oxford University

YANN LAGADEC Maître de conférences en histoire moderne, CERHIO – Université Rennes 2

STÉPHANE PERRÉON Professeur agrégé au lycée de Bressuire, docteur en histoire, CERHIO – Université Rennes 2

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