Tragédies en Flandres Ouvrages déjà parus dans la même collection :

QUAND LILLE AVAIT FAIM DUNKERQUE VILLE ARDENTE LA BASE NAVALE DU HAVRE REIMS VILLE DES SACRES L'ENFER DU HAVRE ROUEN DÉSOLÉE DANS LA TOURMENTE BREST AU COMBAT LES GRANDES HEURES DE NANTES L'ASSAUT DE BREST LA TRAGÉDIE D'AMIENS TRAGÉDIES EN FLANDRES

En préparation :

DUNKERQUE LIBÉRÉE STRASBOURG VILLE ÉCARTELÉE BIARRITZ PLAGE IMPÉRIALE LE SIÈGE DE TOULON ETC... MGR L. DÉTREZ Chancelier Perpétuel de l'Académie Septentrionale Président du Comité Flamand de ALBERT CHATELLE Grand Prix Triennal d'Histoire de l'Académie Française TRAGÉDIES EN FLANDRES (Lille- . Tourcoing) 1939 - 1 944

(,� ;Priéfà\0 de Mq � mtit«é al JUIN

Librairie J. Tallandier 17, Rue Faidherbe LILLE L'édition originale du présent ouvrage comprend : VINGT-SIX EXEMPLAIRES MARQUÉS DE A à Z ET QUATRE-VINGT-SEIZE EXEMPLAIRES, TIRAGES EXCEPTIONNELS, MARQUÉS DE A-l à A-96 SUR PAPIER PUR FIL JOHANNOT D'ANNONAY A LA FORME IMPRIMÉS SPÉCIALEMENT AU NOM DU SOUSCRIPTEUR. DÉDICACÉS PAR LES AUTEURS. CHAQUE VOLUME RENFERME CENT TRENTE-CINQ ILLUSTRATIONS OU DOCUMENTS EN HORS- TEXTE PLEINE PAGE, FAC-SIMILÉS DE PROCLAMATIONS, AFFICHES, AUTO- GRAPHES, ETC. SIX CARTES PLEINE PAGE, CARTE EN DEUX COULEURS DOUBLE PA'GE. — HORS-TEXTE SPÉCIAUX : LE SIÈGE DE LILLE EN 1677 ET LES REMPARTS DE LILLE, AQUARELLES DE VAN DER MEULEN DES COLLEC- TIONS DES GOBELINS. — LA LEVÉE DU SIÈGE DE LILLE 1792 GRAVÉE PAR REBEL. — LA BATAILLE DE TOURCOING 1794 PAR JOLLIVET. — LE QUAI DE LA BASSE DEULE (1920) PAR E. JAMOIS. — LA DÉESSE DE LA GRANDE PLACE AQUARELLE EN COULEURS DE GIRONDEAU. — LE BARBIER MAES PAR L. WATTEAU AVEC SA GAMME DE COULEURS ESSAIS AVANT TIRAGE, ETC. CHAQUE EXEMPLAIRE SOUS DOUBLE ÉTUI SCELLÉ A LA CIRE ÉCARLATE DU SCEAU DU XIIe SIÈCLE DU COMTE PHILIPPE DE FLANDRE ET PROVENANT DES ARCHIVES NATIONALES DE FRANCE. COUVERTURE EN COULEURS, ETC. # SIX CENT DIX-NEUF EXEMPLAIRES, TIRAGE RÉSERVÉ, NUMÉROTÉ A LA PRESSE DE 1 à 619 SUR PAPIER PUR CHIFFON JOHANNOT D'ANNONAY. CHAQUE EXEMPLAIRE SIGNÉ PAR LES AUTEURS RENFERME CENT TRENTE- CINQ ILLUSTRATIONS OU DOCUMENTS EN HORS-TEXTE, PAGE ENTIÈRE FAC- SIMILÉS DE PROCLAMATIONS, AFFICHES, ETC., SIX CARTES PAGE ENTIÈRE, CARTE EN COULEURS DOUBLE PAGE. — QUATRE HORS-TEXTE SPÉCIAUX, TIRAGE EN SÉPIA. — UN HORS-TEXTE EN COULEURS ET SOIXANTE-TROIS EXEMPLAIRES POUR LES « BIBLIOPHILES DES FLANDRES », IMPRIMÉS A LEURS NOMS ET MARQUÉS A LEURS INITIALES. CE TIRAGE HORS-SÉRIE COMPORTE EXACTEMENT LA MÊME DOCUMENTATION ET LA MÊME PRÉSENTATION QUE LES EXEMPLAIRES DU TIRAGE EXCEPTIONNEL

Les documents et photographies qui figurent dans le présent volume pro- viennent des archives et collections de : S. A. le prince Achille MURAT, général WEYGAND, général ALOMBERT. BLAMART, général BLANCHARD, BOUCHERY, Albert CHATELLE, DELECOURT, Mgr DETREZ, Paul DUBAR, DUMORTIER, Georges DUTHOIT, Auguste FICHELLE, E. JAMOIS, HÉNIN-MERCIER, LECLERCQ, LOUF, MARICHEZ, le marquis DE MOUSTIER, L. MIZZI, général MELLIER, etc. Photos CAYEZ, FRANCE - PRESSE, MEURISSE, KEYSTONE, LE BOYER, YVON, etc. Du Service du Cinéma aux Armées, Institut Géographique National, Archives Photographiques des Monuments historiques, du Musée du Louvre, Musée des Beaux-Arts de Lille, Archives de la S.N.C.F., de la Ville de Lille, de la Chambre de Commerce de Roubaix. Des collections de la « Voix du Nord », « L'Écho du Nord », « Journal de Roubaix », « Nord-Éclair », « Réveil du Nord », etc.

Tous droits d'adaptation, de reproduction, de traduction réservés pour tous pays, y compris l'U.R.S.S. Copyright by Librairie Tallandier, Lille, juin 1958. L'impartialité n'oblige PliS à l'indifférence DUC DE LÉVIS MIREPOIX de l'Académie Française.

Le Ma récha I JUIN

PRÉFACE de M. le Maréchal JUIN de l'Académie Française

1 L y a treize ans, presque jour pour jour, le gros de l'Armée Française des Flandres se saorifiait pour couvrir la retraite sur Dunkerque puis l'embarquement des forces 7 britanniques el d'une faible partie de nos éléments. Treize années ! On pourrait croire que c'est là un recul suffisant pour autoriser la publication d'études critiques visant notamment à faire apparaître les responsabilités ayant pu incomber au Comman- dement local. Je ne le pense pas personnellement, car on risquerait encore, en s'y hasardant, de se montrer injuste faute d'avoir pris une vue complète et plus exacle des enchaînements de l'histoire. Les désas- tres militaires, en effet, ont toujours eu des causes plus lointaines et plus profondes que celles semblant résulter de l'exécution elle-même. Il est donc sage, à cet égard, de ne s'en tenir encore qu'à des généralités ; mais il y a intérêt par contre à faire ressortir, sans trop attendre, le caractère épisodique des combats et à faire connaître ce qu'ils furent humainement pour lous ceux qui n'eurenl, à vrai dire, qu'à obéir et à se sacrifier. C'esl à quoi se sont employés Albert Chatelle et Mgr Détrez dans l'ouvrage qu'ils nous offrent aujourd'hui et qui complète la relation si émouvante qu'ils nous ont déjà donnée des opérations de Dunkerque et de Lille. On retrouvera dans ce beau livre la même veine d'historiens soucieux d'exactitude et appliqués, sans recherche, à faire jaillir le pathétique du simple récit des faits. J'avoue que sa leclure a ranimé en moi toute la chaîne des états d'âme par lesquels je suis passé au cours de celle terrible aventure, — depuis l'enthousiasme confiant soulevé par l'avance en Belgique et la première renconlre de Gembloux jusqu'au désespoir mêlé de rage qui s'est emparé de tous les exécutants dans l'horrible mêlée d'une lulle sans issue qui devait laisser ouvertes les portes de l'invasion. Comment avait-on pu en arriver là ? Oh ! par toute une suite d'événements auxquels on échappe difficilement quand l'ennemi s'est réservé l'effet de surprise en plus de l'initiative et que, dès le départ, les choses commencent d'aller mal dans un secleur voisin. El cependant les forces françaises des Flandres comptaient parmi les meilleures ; elles avaient été choisies et dosées avec soin pour cons- lituer un corps de bataille d'élite destiné à opérer en Hollande el en Belgique en cas de violation par les Allemands des frontières de ces Pays. Malheureusement, de notre côté, la mission n'était que défen- sive, ce qui était déjà un péché contre l'esprit. Il ne s'agissait en effet que de'faire front sur la position de la Dyle pour y recueillir les forces belges et il n'apparaissait pas, la densité de nos forces étant maintenue en arrière de la ligne Maginot, qu'on eût envisagé une manœuvre offensive quelconque après le coup d'arrêt recherché en Belgique et effectivement porté dans la trouée de Gembloux les 14 el 15 mai. Au cours de ces journées la première Armée française avait montré qu'elle était de taille à ne pas s'en laisser imposer par un adversaire si audacieux et si mordant fût-il. Après que le corps méca- nique du général Prioux eût vaillamment rempli sa mission de couver- ture du déploiement de l'Armée, celle-ci avait tenu toutes ses positions et brisé devant Gembloux l'allaque d'un corps blindé ennemi. Mais une armée de celle sorte, si on ne la rompt pas, on la déborde et on l'enroule et après le forcement par l'ennemi du passage de la Meuse à Sedan le succès tactique de Gembloux, trop localisé, était sans répercussion valable sur le sort d'une bataille déjà stratégiquement perdue. On doit regretter qu'au cours de la retraite qui s'accomplit alors les événements se soient précipités au point d'empêcher le haut com- mandement de mettre en œuvre certaines réactions possibles. Il y eut, à cet égard, bien des occasions manquées ; et il faut en voir la cause dans le souci qu'on semble avoir eu, en tout premier lieu, confor- mément du reste à la doctrine de l'époque, d'endiguer l'avance ennemie dans le fond et sur les bords de la poche, alors que la seule force poten- tielle et vraiment dynamique en situation d'agir rapidement se trouvait placée sur le flanc nord de celle poche. Ce n'est qu'à la prise de commandement du général Weygand que nous fûmes mis, à l'échelon divisionnaire où je me trouvais moi- même placé, en présence d'une volonté de réaction très nette, traduite en des ordres précis que je me souviens d'avoir lus. C'était ce qu'on attendait depuis plusieurs jours : une masse de 5 à 6 divisions mise en boule et lancée en contre-offensive en direction de la Somme. Nous savons aujourd'hui par les révélations allemandes qu'elle fût intervenue à point nommé et eût mis l'ennemi en délicate posture. Mais il eût fallu faire vile car les choses étaient menées bon train par noire adversaire. Par suite de l'enroulement progressif la tête de pont tenue par le groupe des Armées du nord se transformait de plus en plus en un long et mince pédoncule rallaché au nord à Dunkerque. Le 24 mai, nous apprîmes que la contre-offensive vers le sud était décommandée et qu'on allait se replier sur la Lys. Mais nous ne décrochâmes que le 26 au soir. C'était manifestement trop tard. Huit jours durant, les divisions du fond du sac s'étaient battues déses- pérément pour maintenir toutes leurs positions sur le canal de l'Escaut et la Sensée sans qu'on en eût tiré avantage. L'Histoire dégagera sans doute un jour les raisons profondes de ces déplorables contre-ordres et contretemps, sans omettre celles qui dérivent de toute guerre de coali- tion quand la conjoncture s'assombrit. A partir de ce moment, le drame est dans l'air. Le 27 mai, au soir, après un premier repli, les divisions de la jre Armée Française, établies sur un front au sud-est de Seclin, s'apprêtent à franchir la Deûle dans la nuit pour gagner la position de la Lys. La journée a été fièvreuse. Une pression très forte se fait sentir sur le flanc ouest de la poche du côté de La Bassée. Dans l'après-midi, quelques éléments, dont beaucoup se perdront, ont été prélevés en hâte sur les divisions pour organiser un recueil sur la Lys. Les trois Q. G. de Corps d'Armée se sont également portés au nord de celle position. Dans les premières heures de la nuit, devançant les divisions françaises, une puissante allaque blindée allemande débouchant de la région de La Bassée, progresse rapidement vers l'est au nord de la Deûle, s'emparant des points de passage dont celui très important d'Haubourdin. L'impossibilité où l'on se trouve de les reprendre dans la nuit entraîne alors une ruée vers Lille pour chercher un passage libre à l'est de la position qu'a bien pu alleindre l'allaque ennemie. Il en résulte un cisaillement des unités les unes par les autres en sorte qu'au petit jour la situation est devenue inextricable du fait du mélange des unités. Elle s'aggravera encore, dans la matinée du 28, par suite de l'occupation de la plus grande partie de Lille par les Allemands. J'ai eu l'occasion tout récemment, en remettant la Croix de guerre à la petite ville d'Haubourdin, de rendre hommage à mon camarade, le général Molinié, qui, en qualité de plus ancien parmi les division- naires présents, s'efforça de mettre un peu d'ordre dans celle confusion el de coordonner les actions fragmentaires tentées un peu partout. Il m'échut, pour ma part, étant à l'arrière-garde et ayant pour celle raison gardé un dispositif en profondeur, de contenir le puissant effort ennemi déployé au sud de Lille. Je ne l'eusse pas fait qu'il eût été difficile d'éviter l'entassement et un laminage sur la Deûle. L'ouvrage d'Albert Chalelle et de Mgr Détrez nous fait revivre les dernières convulsions de celle lulle sans espoir où, après de vaines tentatives de percée vers le nord, il n'y eut plus pour chacun de nous qu'à bien finir en défendant son propre quartier jusqu'à l'épuisement des moyens. Sans doute qu'en lisant celle tragique odyssée de l'Armée française des Flandres des mains se crisperont de rage sur les pages du livre, comme naguère à Saint-Cyr se crispaient les miennes sur le cours d'histoire de 1870 relatant la première phase de la campagne. Il y a bien des similitudes dans ces deux conjonctures sous le rapport des occasions perdues et des déviations imposées au dogme sacré de l'offen- sive et de la manoeuvre. Et cependant, les divisions qui ont succombé en 1940 dans ce Pré Carré des Flandres, qui restera celui de « l'honneur sauf », figuraient parmi les meilleures de notre Armée. Pour ne citer que des morts, elles étaient commandées par des chefs intrépides et de valeur, comme le général Janssen, glorieusement tué à Dunkerque, les généraux Dame el Mesny, promis en captivité à un destin lra- gique ; elles avaient une âme, celle qu'on a vue renaître chez les mêmes hommes, pour les combats de la Libération, dans des circons- tances à peine plus favorables. Mais en 1939-1940, on avait oublié qu'à la guerre il importe surtout de ne pas subir et que seul triomphe celui qui sait imposer sa bataille à l'adversaire. Il n'est aujourd'hui, pour ceux qui demeurent, que d'en tirer des leçons, mais aussi des raisons de ne jamais désespérer.

A longueur de siècles

A longueur de siècles

l'extrême nord de la mosaïque française, il est une ancienne province où se sont, de mémoire d'homme, sans cesse affrontées les civilisations ennemies. Carrefour des peuples et des langues, berceau des franchises et des libertés communales, la Flandre apparaît, aux tournants de l'histoire, marquée pour une vaillante mais dramatique destinée. D'une plume lyrique, il y a cent ans, Michelet, dans son Tableau de la France, exaltait ce « rendez-vous des guerres », ce champ clos de l'Europe, ces plaines si fertiles, où « le sang n'a pas le temps de sécher ». Là, dans un décor drapé de la fumée des usines, palpite, de nos jours, une agglomération qui est une des plus peuplées d'Europe et qui fut engendrée par la concentration financière, un groupe au peuplement .intensif, aux activités jumelées. Là vivent et respirent, avec leur caractère propre, en parfaite symbiose, trois villes, riches en capital humain, en capital tout court : Lille, Roubaix, Tourcoing forment une trilogie des plus harmonieuses, un triptyque où les rues étirent, sans presque la moindre solution de continuité, leur ruban d'habitations. A l'écart des antiques foyers de civilisation romaine et des chaussées de grande communication, naquirent, voici presque un millénaire, ces trois semi-bourgades dont les noms sont acquis à l'Histoire. A travers mille épreuves elles se sont métamorphosées en villes trépidantes, orientées vers une merveilleuse prospérité. Sans y avoir été nullement préparées par leur site géographique, elles l'étaient surtout par leurs communes vertus de courage tenace et de froide énergie qui sont à la source de toute grandeur, à la base de tout effort et de tout succès. Leur exemple, à cette heure où le monde, en quête d'un équilibre, se forge de plus belle à coups de marteau prodigieux, n'a-t-il pas de quoi nous donner réconfort et fierté ?

Au cœur de ce triangle industriel qui correspond, à peu de choses près, à son ancienne châtellenie, Lille, métropole du lin et du coton, Lille, cinquième ville de France, évoque assurément, rien que par son appellation, l'île primitive enserrée par deux bras de la Deûle et le Bois sans-merci au creux duquel le géant Phinaert, terreur de la contrée, cachait, au sommet d'une motte, son repaire. Un peu moins de légende, un peu moins de poésie parfume l'origine des deux cités voisines, devenues d'importants centres lainiers : n'est-ce pas au bord d'un « ruisseau dans la plaine », n'est-ce pas à l'ombre d'un « chêne consacré au dieu Thor » ou dans un « cou- loir forestier » qu'il faut, d'après les racines tudesques ou celtiques, placer le berceau de Roubaix et celui de Tourcoing ? Lorsque parut en Gaule, vers l'an 54 avant notre ère, Jules César à la tête de ses légions, l'amour inné de la terre natale galvanisa nos pères et dressa leurs poitrines devant les aigles romaines. Vaincus malgré la plus héroïque résistance, ils subirent cinq fois de suite le choc de l'envahisseur : au moins retardèrent-ils pour autant la définitive conquête. En faveur d'une liberté dont ils étaient jaloux ils soutinrent, autant qu'il était en leur pouvoir, une lutte farouche : leurs âmes, même sous le joug, demeurèrent insoumises. Ce fut alors l'assimilation fatale ; parallèlement se développa le trafic et chemina la civilisation.

Celle-ci trouva dans les apôtres de l'Évangile, de puissants auxiliaires. Tandis que saint Eubert, le premier de nos évêques régionnaires, catéchisait, au 111e siècle, les Francs Saliens établis sur les bords de la Deûle, Chrysole et Piat, par la route de Werwicq à Tournai, s'en venaient à Roubaix et Tourcoing dissiper les ténèbres du paganisme. Englobées pour une durée de mille ans dans le diocèse de Tournai, ces trois communautés chrétiennes relevaient civilement des comtes de Flandres. Un d'eux, Baudouin V, fixant à Lille sa résidence, en fit un centre administratif. Au cœur même du castrum et non loin du forum qui, depuis 1030, constituaient respectivement la place forte et le marché, ce tuteur du roi de France Philippe Ier fondait, en 1065, la Collégiale Saint-Pierre. Autour de ce noyau devaient éclore d'autres paroisses : Saint- Étienne et, plus tard, au delà des murs, Saint-Maurice, Sainte- Catherine et Saint-Sauveur. Là, comme à Roubaix et Tourcoing, le seigneur, pour le compte du suzerain, gère sa « villa » ; il la dote — signe des temps — d'une bastille ; ce château fait de lui un châtelain qui préside l'échevinage, exerce le droit de justice, perçoit octrois et tonlieux. Dans ces trois bourgades, maintenant serrées autour de leurs premières églises, la vie rurale, axée sur le château-fort, finit par s'effacer devant la classe des marchands qui, petit à petit, dégagent de la pratique courante des affaires un droit, des privilèges, une « coutume )i, circonscrits aux murailles de chaque cité. Groupés, ils jurent la commune, c'est-à-dire leur solidarité. Cette colonie, en grandissant, monopolise la richesse et fait échec à l'ancienne primauté terrienne : ses aspirations à l'indépendance s'exprimeront bientôt avec une force inattendue. Ainsi naît un patriciat local qui ne tardera guère à présider les conseils : quelques familles se relaieront au pouvoir. La Flandre alors, émue et soulevée par la grande pitié des Lieux Saints, se croise du xie au XIIIe siècle : elle envoie ses chevaliers contre l'infidèle en vue de lui arracher le tombeau du Christ. De l'Orient lui vient en retour le message d'une civilisation plus avancée que la sienne : la draperie flamande se vend sur les marchés d'Asie ; la gamme du commerce va s'enrichir aussi de produits nouveaux et précieux. L'industrie en suit l'impulsion : le tissage imprime la chiquenaude au courant des affaires. Aussi les centres producteurs accumulent-ils les profits : « Lannoy la pauvre, affirme un vieux dicton populaire, Roubaix la noble et Tourcoing la riche ». De jour en jour s'élève la courbe économique : dans le traité qu'il signe, le 29 mai 1173, avec l'Empereur Frédéric Ier d'Alle- magne pour l'exportation des tissus flamands, Philippe d'Alsace, Comte de Flandre, Régent du Royaume de France, mentionne la fabrique de Lille, celle aussi de Tourcoing ; mais telles sont l'ingra- titude et la convoitise humaines que Philippe-Auguste, son pupille, songe, en 1212, à saisir la Flandre dans ses filets. Il jette sur Lille la torche incendiaire et transforme la ville en un vaste brasier. Les ruines en seront encore le linceul lorsque le 27 juillet 1214, à Bouvinee, il remportera sur la coalition une retentissante victoire : le traité de livre la Flandre à son entière discrétion.

C'est en 1235 qu'apparaît la Loi de Lille : par cet acte solennel sont fixés les mutuels rapports du seigneur et des habitants. Lille, en cette voie, précédera d'un demi-siècle ses voisines : de la comtesse Jeanne, qui vient de rebâtir la cité, elle reçoit la charte officielle qui lui confère un sceau communal, ses armoiries, d'importants privilèges, et qui sera jusqu'en 1789, même pour Roubaix et Tour- coing, la base du droit. Tourcoing cependant, depuis 1294, suivait, pour quelques détails, la charte municipale accordée par son sei- gneur Guillaume de Mortagne. La Hanse de Londres qui, sur le marché lainier depuis 1292, exerce un monopole commercial, embrasse déjà dans un vaste consortium vingt-quatre des principales ruches drapières (1). Lille, sans Roubaix et Tourcoing, ne tarde guère à s'y affilier ; mais les gros entrepreneurs y mettent en coupe réglée tisserands et foulons ; l'exploitation du travail soulève alors d'inexpiables colères. Le taux des salaires, discuté entre l'échevinage, reflet du grand commerce, et les gildes, écho du monde ouvrier, creuse davantage l'abîme ; l'arme de l'émancipation s'aiguise : ce sont les corpora- tions de métiers. Chaque centre a les siennes : leurs revendications s'élèvent tandis que fuse l'émeute. La politique, à son tour, dési- reuse de mettre à profit ces divisions, se charge de nouer des alliances qui menacent de se muer un jour en annexion.

Comment, en effet, les trois « villes drapantes », placées entre les deux ambitions rivales de la France et de l'Angleterre, ne seraient-elles pas tentées de lier leur sort au pays d'outre-Manche dont elles sont tributaires pour la laine exigée par leur industrie ? Philippe le Bel, afin de riposter à l'alliance anglo-flamande, vient, le 23 juin 1297, camper en armes devant Lille, qui résiste onze semaines d'affilée et se voit, le 29 août, contrainte à capituler. Trois ans plus tard, nouvelle invasion : culbuté avec toute la noblesse dans les marais de Groeninghe, près Courtrai (1302), le roi reprend l'offensive. Vainqueur à Mons-en-Pévèle (1304), il assiège à nouveau Lille et trouve à qui parler. « Il pleut des Fla- mands », s'écrie-t-il et il signe la paix (1315). Il n'en obtient pas moins en gage la Flandre gallicane qui sera française pour une cinquantaine d'années, un demi-siècle au long duquel les souverains, à leur avènement, renouvelleront le serment de respecter les fran- chises communales. Le roi Jean II y apportera même un certain scrupule ; le commerce de Lille se cotisera tout entier, par recon-

(1) Lille, Douai, Bailleul, Orchies, Arras, Cambrai, Péronne, Provins, Valenciennes, Saint-Omer, Montreuil, Abbeville, Beauvais, Bruges, Ypres Rodenbourg, Oudenbourg, Dixmude, Tournai, Furnes, Otsbourg, Huy, Gand Isendicke et Poperinghe. naissance, en vue de fournir sa quote-part à la rançon du roi fait captif à Poitiers (1356). Cependant, au cours de leurs incursions dans la châtellenie (1340), les anglo-flamands qui assiègent Tournai ont réduit en cendres les agglomérations de Roubaix et Tourcoing : dix années suffi- ront à secouer le linceul des ruines. L'ouvrier, sous la pression des événements, redevient propriétaire du fruit de son travail et rend au génie industriel son magnifique élan : son salaire joùrnalier, qui atteignait deux sous et demi, s'en trouve maintenant plus que doublé. Tourcoing cependant, encore dépourvu du scel à marquer ses produits, l'obtient enfin du roi de France Jean le Bon (1360). Douze ans plus tard (8 juin 1372), des égards jurés lui sont accordés, pour apposer, sur chaque pièce de drap, le « plomb » officiel.

La Flandre, sur ces entrefaites, va, pour tout un siècle, passer en d'autres mains. Le mariage, en effet, de Philippe le Hardi avec Marguerite de Mâle, fille de notre Comte, ne fait pas seulement de cette princesse la plus riche héritière de son temps ; mais il fait de notre province le fief dynastique des Valois de Bourgogne (1384) : il change la prospérité de nos villes en rayonnante splendeur. L'affiliation de nos trois foyers d'industrie au nouvel État bour- guignon leur procure l'avantage d'une administration centralisa- trice avec l'unité monétaire et législative. Leur vigueur commer- ciale, outre les faveurs ducales, leur vaudra du même coup un accroissement de richesse. Au seigneur de Roubaix, en octobre 1414, Jean sans Peur accorde, comme il l'a fait déjà pour celui de Tourcoing, le droit de nommer sept échevins ; en 1320 le droit de haute justice. Philippe le Bon, son fils, lui continue la même confiance au point d'en faire, quatre ans plus tard, l'arbitre de l'Europe occidentale, le principal négociateur d'un pacte entre la ville de Tournai et l'État bourguignon. Bien plus, il le choisit en 1429 pour traiter, à Lisbonne, de son propre mariage ayec Isabelle de Portugal. S'il confère à son « féal et amé conseiller » le grand collier de la Toison d'Or, il n'en oublie point pour autant la ville de Tourcoing : il y annoblit, en effet, Robert du Chastel et Jean Descamps (1426), laissant à son petit-fils Maximilien le soin de renouveler le geste ancestral et d'octroyer au bourg lui-même, le 16 juillet 1491, de nouvelles prérogatives ainsi que la franche foire annuelle du 25 juillet. L'économie lilloise également s'oriente vers le zénith. Le désir de paraître éveille, chez les nouveaux enrichis, le goût du luxe dans l'habitation, le costume et le mobilier. Le Magistrat, à diverses reprises (1439 et 1443), interdit la vente des draperies anglaises ; la précarité des rapports avec la Grande-Bretagne force l'industrie à chercher en Espagne ses provisions de laine : le commerce avec le « plat pays » d'alentour, entre 1420 et 1465, triple de valeur.

C'est à la fin du xve siècle que se développent surtout la culture, le rouissage, la filature et le tissage du lin. Lorsque, en faveur de cette industrie, le seigneur de Roubaix sollicite auprès du duc de Bourgogne, en 1462, de spéciales prérogatives, il se heurte à un échec et se voit supplanté par Lille, dont la production, peu concurrencée sur le marché de l'intérieur et de l'extérieur, étend sa juste renommée. L'astucieux roi de France, Louis XI, s'acharne à la centra- lisation monarchique en sapant à la base l'autorité féodale des grands vassaux : aussi demande-t-il pour le dauphin la main de Marie de Bourgogne, fille du Téméraire, mais il est éconduit : le mariage de la princesse avec l'Empereur Maximilien (28 août 1477) fait passer à la Maison d'Autriche la Flandre et tout l'héritage bourguignon. Ce pêcheur en eau trouble use aussitôt de représailles. De sa ville royale de Tournai, le voici qui pousse des incursions dans la châtellenie voisine : ses soudards, à Tourcoing le 31 juillet, à Roubaix le 9 octobre, ne laissent qu'un amas de cendres. Mais telle est, sous les coups de l'adversité, l'énergie des gens du Nord qu'ils savent, d'un coup de baguette magiaue, ressusciter ateliers et demeures : ils impriment à la fabrication drapière un nouvel et prodigieux essor. A l'exemple de Roubaix qui s'est accru jusqu'à posséder 1.500 âmes, Tourcoing, avec ses cinq cents feux, en abrite 3.000 : les enquêtes fiscales de 1491, 1497 et 1498 témoignent d'une aisance jusqu'alors inconnue.

A la tête d'un immense empire sur lequel le soleil ne se couche jamais, Charles-Quint, dans le patrimoine de Philippe le Beau, reçoit la Flandre, sur laquelle, au nom de l'Espagne, il exercera sa tutelle. Tant de puissance coûte cher à nos bonnes villes, où le souverain, pour ses guerres et pour ses fêtes, multipliera levées d'hommes et d'argent : « C'est aux gens de Flandres, déclare-t-il sans vergogne, à payer plus que les autres, puisqu'ils sont plus près du feu ». Plus tragique encore, avec ses échafauds et ses bûchers, sera l'Inquisition. Elle aura beau brûler, décapiter les fauteurs d'hérésie ; la cruauté des bourreaux centuplera le courage des victimes. Du jour où Philippe II montera sur le trône de Charles-Quint, ce sera pis encore. Ce prince fanatique livre la Flandre au duc d'Albe et celui-ci organise un Conseil des Troubles, bientôt surnommé « Tri- bunal de sang ». Au centre d'une châtellenie dévastée par les gué- rillas, Lille, à diverses reprises, est déclarée en état de siège : certain dimanche même, à l'heure des vêpres, une cabaretière, Jeanne Maillotte, avec des mégères du voisinage et quelques archers, met en fuite un parti de maraudeurs armés, que leurs sauvages hurlements ont fait baptiser Hurlus. D'autres bandes, à Roubaix- Tourcoing, multiplient scènes de pillage et meurtres. Quel sera, pour les affaires, le résultat de ces vicissitudes, sinon la ruineuse et désespérante stagnation ? Lille toutefois, réduite à 33.000 habitants, cherche à rebondir aux dépens de ses indus- trieuses voisines : par Charles-Quint, le 6 novembre 1553, n'a-t-elle pas, hélas ! fait interdire à Roubaix la fabrication des velours dont elle s'est arrogé le monopole ? Tourcoing, de son côté, non sans avoir protesté près de la Chambre des Comptes de Lille contre les impôts qui la ruinent, maintient vigoureusement sa manufacture, et Philippe II lui-même, dans un acte du 10 avril 1573, lui rend hommage. Le sombre monarque, en mourant (1578), laisse la Flandre à sa fille Isabelle ; celle-ci, devenue l'épouse de l'Archiduc Albert, fait avec lui, dans nos villes drapières, sa Joyeuse Entrée. Mais comment nos populations, au sortir d'une période ensan- glantée, pourraient-elles avoir le cœur aux festivités publiques ? D'autant que la guerre sévit de plus belle. Le prince était alors au siège d'Ostende ; sa femme avait, dit-on, fait le vœu de ne point changer de chemise que la place ne fût prise. Il fallut attendre plus de trois ans ; le linge de la princesse, lors de la levée du siège (20 septembre 1604), avait contracté la nuance appelée depuis « couleur Isabelle ».

Dans cette châtellenie épuisée par la guerre et par les épidé- mies, tel était, malgré tout, le niveau des affaires que Lille, éprou- vant la nécessité de faire éclater le corset de ses remparts, s'était plusieurs fois agrandie (1603, 1617). Ses drapiers, sous le règne de Philippe IV, se sont mis en tête d'ériger sur la Place du Marché, non loin de la Halle échevinale, un palais qui, sous le nom de Bourse, pût abriter, comme à Londres, Amsterdam, Anvers, les transac- tions commerciales ; ils ont rêvé d'un monument digne de la cité. C'est en 1651 qu'en fut posée la première pierre. Construction somptueuse dont ils furent vingt-quatre à se partager l'espace autant que les frais. Dans ce joyau architectural d'une robuste élégance, le grand siècle nous a légué son plus éloquent mémorial, malheureusement aujourd'hui encore affreusement défiguré par les désolantes façades des magasins « modernes » incrustées dans son rez-de-chaussée (1). C'est une ère de bonheur qui s'est ouverte en 1598 avec le règne des Archiducs ; elle ne fut, pour Tourcoing, qu'éphémère. Les maisons, construites en bois et couvertes de chaume, y avaient fourni à l'incendie du 16 avril 1607 un aliment facile ; quatre-vingts d'entre elles n'offraient que décombres ; elles étaient à peine rele- vées que la flamme, sans briser le courage des habitants, renou-

(1) On sait que l'hôtel des Monnaies de Lille se trouvait 'dans les bâtiments de la Bourse. Ses machines avaient été construites avec le bronze des canons pris à Austerlitz. Elles servirent en 1854 à fondre la très belle statue de Napoléon 1er qui existe encore dans la cour intérieure de l'édifice. velait, en 1613, ses ravages. Lille, au contraire, élargit coup sur coup son enceinte (1603-05 et 1617-22).

Louis XIV, en vertu du titre d'apanage de Marie-Thérèse, élève soudain ses prétentions sur la Flandre. Il y fait descendre ses armées. Lille est investie le 10 août 1667 ; le roi lui-même, avec ses plus illustres capitaines, dirige les opérations. Les boulets pleuvent dru comme grêle sur une population décidée au sacrifice de son dernier homme, de son dernier écu. Mais l'armée d'encerclement s'avère la plus forte : le gouverneur, après neuf jours de tranchée ouverte, çen est réduit, le 28, à remettre au Roi-Soleil les clefs de la forteresse. L'éviction des Espagnols est ainsi consommée : Lille est définitivement acquise à la France ; la Flandre wallonne, par le traité d'Aix-la-Chapelle, lui sera, l'année suivante, également rattachée. La conquête lui restitue sa prospérité d'antan. Spécialisée dans le commerce des laines et des filés de laine dont les dépôts sont, par ordonnance de Colbert (28 août 1691), fixés à Lille et Tournai, Tourcoing intensifie sa production. « C'est incroyable, écrit un contemporain, combien il s'y file de laine chaque jour, les hommes se tenant aux mêmes roues tournantes, aidés dans leur tâche par les habitants des villages voisins ». Bien que détruit en juin 1684, par un nouveau « feu de meschief », Roubaix ne se laisse point distancer : les deux centres, activant les métiers actionnés à force de bras humains ou par des manèges à chevaux, sont, d'après le Mémoire rédigé en 1698 par l'Intendant de la Flandre wallonne, « les plus considérables pour les différentes étoffes de laine ou mêlées de soie et de laine que l'on fabrique et que l'on envoie dans le monde entier ».

Lille n'est, en 1701, qu'un vaste C'amp retranché. Les alliés, dont elle est le point de mire, l'attaquent en 1708 ; Eugène de - Savoie et Malborough l'emportent, le 21 octobre, après cent deux jours de siège. Ils rendent les honneurs de la guerre au maréchal de Boufflers, son stoïque défenseur. La Flandre wallonne tombe entière sous le joug hollandais. Tout en brisant les liens d'affection qui l'unissaient à la France, les cinq années de l'occupation favo- risent néanmoins le commence, et la paix d'Utrecht (1715) nous rend à la patrie. Le règne de Louis XV abolit le régime des maîtrises et des jurandes ; il accorde plus de place à l'opinion publique. Aux prises avec Lille qui entend se faire attribuer le privilège exclusif de la fabrication, Roubaix et Tourcoing s'unissent plus étroitement en vue de secouer toute entrave. Ayant, pour leurs tissus, dès 1724, obtenu la liberté de transport dans tout le ressort de la châtellenie, en 1762 celle de fabriquer et de teindre toutes sortes d'étoffes, les deux cités, qui ont accru de 50 % leur production, finissent, après quatorze ans de lutte, par triompher. On y allume des feux de joie.

La Révolution cependant ne tarde pas à modifier le train des affaires : la misère du peuple et la prodigalité de la noblesse cons- tituent les deux pôles dont le choc engendre la foudre. Lors de la grande consultation de 1788, la Flandre qui s'apprête à devenir, deux ans plus tard, le département du Nord (20 janvier 1790), ne cesse de revendiquer ses anciennes franchises, la liberté du com- merce et la décentralisation. Lille, avec ses 65.000 habitants, demeure aux avant-postes. Après avoir occupé Roubaix et Lannoy, les Autrichiens font pleuvoir sur la place-forte une avalanche de bombes qui, sans la réduire, la met à feu et à sang. Au parlemen- taire du duc de Saxe-Cobourg qui réclame la reddition, le maréchal Ruault répond de bonne encre : « — Nous venons, déclare-t-il, de renouveler notre serment » d'être fidèles à la Nation, de maintenir la liberté et l'égalité, » de mourir f1 notre poste. Nous ne sommes pas des parjures. » Plus ardente se fait la chute des obus ; la ville en feu résiste, stimulée par son maire André. L'anecdote est connue de l'imper- turbable barbier Maës, adoptant pour plat à savon un éclat de bombe. Enfin, de guerre lasse, les Autrichiens font demi-tour : ils abandonnent le siège, et la Convention nationale, en proclamant le 12 Septembre 1792 que « Lille a bien mérité de la patrie », cristallise dans cette citation lapidaire sa reconnaissance à la fois et son admiration. Les troupes d'invasion, dans leur marche sur Paris, se heurtent aux armées républicaines et se font battre à Jemmapes par le général Dumouriez Pichegru fixe à Lille son quartier général et dessine un front défensif passant par Tourcoing. C'est là que prend pied Souham en culbutant l'ennemi (18 mai 1794). Le régime de la Terreur cependant, la faillite des assignats, la loi des suspects, l'émigration, en immobilisant ces moteurs indis- pensables que sont les capitaux, assènent à l'industrie un coup fatal. Lorsqu'après avoir supprimé le tribunal révolutionnaire et rendu les églises au culte, la Convention (26 octobre 1795) cède la place au Directoire, il s'ensuit une période plus tranquille. En dix années, Lille n'en a pas moins perdu un tiers de son personnel de fabrique : au lieu de 35.000 en 1788, elle ne compte plus que 13.000 ouvriers ; la population de Roubaix de même est tombée à 8.547, celle de Tourcoing à 12.184 habitants. A Lille tout à coup, le 27 juillet 1799, pendant la fête de la Liberté, un cri nouveau s'élève, qui remplace la Marseillaise : « A bas les Jacobins ! » Il annonce la mort du Directoire : place au Consulat ! Voici l'homme du destin. Bonaparte paraît qui ramène l'ordre, signe le Concordat (1802), se fait proclamer Empereur. Le blocus continental, en nous coupant de l'Angleterre et en liguant l'Europe contre nous (novembre 1806), frappe nos produits d'une perte de 35 %.

Lille, devenu chef-lieu du département, ravit à Douai le siège de la Préfecture (1804). Les noms de victoires grisent la France ; déjà sur nos frontières s'avance une nouvelle coalition qui, après avoir piétiné Tourcoing, se dirige vers la capitale. Mais le désastre de Waterloo (1815) ruine l'Empire et ramène les Bourbons. Leur retour assure une accalmie. C'est en 1840 qu'un filateur lillois importe la première machine à vapeur ; un de ses courageux conci- toyens, Scrive-Labbe, au péril de ses jours, ravit à l'Angleterre une des premières machines à carder. La production artisanale ne tardera pas à se transfigurer en industrie. A la place de l'ancienne noblesse et sous un gouvernement issu des barricades, la Révolution de juillet 1830 s'appuie sur une féodalité commerciale qui tient en ses mains les rênes du crédit et tend à remplacer par la grande manufacture la petite fabrication d'antan. Après avoir été la cité de la laine, Roubaix, dès le début, jus- qu'au milieu du xixe siècle, deviendra cité du coton. Vers 1833, elle compte, d'après le rapport de son député Mimerel, 3.600 ouvriers de filature, répartis entre 60 usines, dont 9 de laine avec 1.800 broches et 51 de coton avec 15.800 broches. Le produit total de son industrie atteint, à cette date, 192.000 pièces, dont 136.000 de coton pur et 56.000 de laine pure ou mélangée de soie et de coton. Près de 11.000 tisserands à la main y travaillent, soit à domi- cile, soit dans des ateliers, sur des métiers rudimentaires qui leur appartiennent en propre ou qui, le plus souvent, leur sont prêtés par 142 fabricants. Ces métiers sont encore « à la tire a. mus par la force humaine ou par de primitifs manèges équestres. Ils com- mencent à céder la place aux métiers Jacquard, fonctionnant à la navette et au battant. Mais, dans le monde du travail, l'introduc- tion des premiers métiers mécaniques ne sera point sans provoquer de violentes réactions ; le premier réflexe des ouvriers, pour défendre leur gagne-pain, sera de briser, de saboter les machines qui mena- cent de ruiner le régime de l'atelier artisanal et du travail au foyer. Lille est à peine, depuis un an (1846), rattachée par chemin de fer à la capitale, quand l'horizon politique se charge des nuages précurseurs d'un orage populaire (mai 1847). Des banquets réfor- mistes s'organisent à travers le pays ; celui de Lille (7 novembre), marqué par le discours de Ledru-Rollin en faveur du suffrage univer- sel est des plus significatifs ; c'est qu'il représente une fédération nouvelle où l'on boit à la souveraineté du peuple. La Révolution de 1848 fait perdre à Louis-Philippe son trône et sa couronne. Elle provoque à travers le pays une effroyable crise économique qui entraîne dans notre textile un inquiétant chômage : Lille compte 15.000 sans-travail, que la municipalité dirige vers les ateliers nationaux. La mauvaise récolte, la disette, l'insuffisance des salaires, la pitié des taudis ouvriers — ceux du quartier Saint-Sauveur à Lille sont restés célèbres — la fermentation des idées socialistes creusent entre les classes un fossé profond. Des barricades sur- gissent, des émeutes causent de nombreux blessés. Sur la place de Lille, au soir du 27 février, à Roubaix le 19 mars, est acclamée la Seconde République ; à Tourcoing, le 20, la garde nationale charge à la baïonnette. Un groupe d'exaltés, venu de Lille pour planter à la frontière belge, au hameau du « Risquons-Tout », près Mouscron, un arbre de la liberté, rencontre, le 28 mars, une légion belge qui, pour défendre son territoire, provoque une échauffourée et qui, par-dessus les cadavres, rejette au delà de la frontière les insurgés.

Le Second Empire, grâce à la garantie du pouvoir autoritaire, fait renaître la confiance (1852) ; sa politique libérale entraîne une foudroyante reprise des affaires. Le perfectionnement des tech- niques, la création de banques d'escompte et la remise en circu- lation des capitaux restés improductifs, l'esprit d'entreprise du patronat et son dynamisme novateur doublent la population de Roubaix et y portent à 226 le nombre des fabricants. L'importation des laines à Tourcoing passe à 7.000 kgs. L'âge d'or, hélas ! n'a qu'un temps. La France, en effet, le 23 janvier 1860, signe avec l'Angleterre un traité malheureux ; elle substitue au régime protectionniste celui du libre-échange et déchaîne une concurrence folle. L'introduction chez nous de qua- rante millions de tissus britanniques engendre chômage, émeutes, pillages, incendies (1867), C'est l'occasion, pour Roubaix-Tourcoing, de manifester une fois de plus un remarquable esprit de suite : la construction de grandes usines et l'inauguration de la nouvelle peigneuse méca- nique y industrialisent le peignage. Le marché de Tourcoing, pour acquérir à meilleur compte la matière première et pour réduire les prix de revient, prend l'initiative d'abandonner l'achat des laines européennes et de s'approvisionner directement dans les pays producteurs : Maroc et Levant (1854), Argentine surtout et Aus- tralie (1855).

Il en résulterait à coup sûr une activité nouvelle sans la décla- ration de guerre à l'Allemagne qui, le 15 juillet 1870, vient subite- ment l'enrayer. Pas plus que Roubaix-Tourcoing où le nombre des métiers mécaniques a triplé en dix ans et dont les 500.000 broches, du jour au lendemain, tombent à 350.000, Lille, dont la population est passée de 70.000 à 160.000 habitants, ne connaîtra cette fois l'invasion étrangère. La vaillante armée du Nord, sous les ordres du général Faidherbe, paie, sur les champs de bataille de Saint- Quentin et de Bapaume, le tribut du sang. La Flandre, grâce à son courage, participe largement à l'énorme indemnité de guerre exigée par le traité de Francfort.

La paix revenue, la vitalité des trois foyers industriels s'affirme : les peignages de Roubaix-Tourcoing qui absorbaient, en 1825, 15.252 tonnes de laine, seront, en 1900, de toute l'Europe les plus considérables ; dans cette ruche humaine tournent 785.000 broches et se meuvent, chaque jour, 100.000 travailleurs. Le chiffre d'affaires y atteindra chaque année 2 milliards-or ; il y sera distribué 150 mil- lions de salaires et consommé 1.200.000 tonnes de charbon ; l'expor- tation des articles manufacturés représentera 500 millions. Le lin, par contre, et le coton sont l'apanage de Lille et de son arrondissement. La première de ces industries textiles y fait tourner les 9 /10 des 640.000 broches françaises ; la seconde occupe 2 millions de broches et 13.000 ouvriers.

Semblables foyers de richesse ne pouvaient qu'être, en cas de conflit, l'objet de la convoitise ennemie. Aussi, derechef, le tocsin d'alarme, en juillet 1914, secouera-t-il nos clochers. Après l'invasion de la Belgique, après Valenciennes (25 août) et Maubeuge (8 sep- tembre), le gros des armées allemandes, le 10 octobre, investit Lille, déclarée ville ouverte et copieusement bombardée. La difficile mais héroïque résistance, durant trois jours et trois nuits, du colonel de Pardieu et de nos 3.000 territoriaux, soutenus par trois pauvres canons, tient en respect trois corps d'armée, 60.000 hommes ; elle paralyse la course à la mer qui avait pour but de nous isoler de la Grande-Bretagne et sauvera Dunkerque. Pour quatre longues années, la Flandre wallonne est « occupée ». « L'armée allemande, lira-t-on sur une affiche signée du général Wanschaffe, ne fait la guerre qu'aux armées, non à la population ; elle garantit aux citoyens toutes leurs propriétés ». Belle promesse ! Dans les villes et les villages qu'il écrase de ses brimades et de ses vexations, l'envahisseur jette le masque pour mener par tous les moyens la guerre économique. Destructions systématiques, enlèvement de machines et de métaux ferreux, restrictions alimentaires, démora- lisation par la fameuse « Gazette des Ardennes » forgée de toutes pièces par l'ennemi, évacuation forcée, assassinats, désignation d'otages, travail obligatoire, déportation de notables, de femmes et de jeunes filles, rien ne coûte pour ruiner un pays. Mais la Flandre, avec ses trois principales villes, électrisée par son évêque Mgr Charost, comme toujours, n'entend point se soumettre : cor- respondance et presse clandestines, fausses cartes d'identité, sabo- tages marquent la résistance. Il y eut des héros de tous calibres : il y eut les grands, ceux dont les noms laissent lumière et frisson : à Lille, Louise de Bettignies, Léon Trulin, Jacquet et ses amis, fusillés pour espionnage ; à Roubaix, Joseph Willot dont la mort lente allait expier les courageuses témérités de l' Oiseau de France. Il y eut les petits, ceux qui ont « tenu », ces gavroches notamment qui, le nez en l'air, la casquette sur l'œil et l'ironie au coin de la bouche, regardaient afficher les faux messages de victoires en criant à l'afficheur public : « Sale minteux ! »

11 novembre 1918 ! L'Allemagne, vaincue, demande grâce. L'armistice est signé. La ruche industrielle du Nord est déserte et sans vie : 80 % des usines systématiquement détruites, aux ferrailles tordues, magasins vidés par les pillages et les réquisitions, foyers endeuillés et décimés par la guerre. Qu'importe ! Avec leur ' perpétuelle énergie, employeurs et salariés se remettront à l'œuvre : le tic-tac des métiers rajeunis se remettra à chanter le « Poème du travail et du rêve », ainsi que l'écrivait Amédée Prouvost, et « l'hymne à la production » selon le mot de Louis Loucheur (1).

(1) Louis Loucheur, natif de Roubaix, fut Ministre de la Reconstruction Nationale au lendemain de la guerre de 1914-18 et Ministre des Finances en 1925. Coup d'œil rétrospectif sur les prix des denrées pendant e l'autre guerre » et «l'autre» occupation. Au lendemain de l'Armistice, au cours d'une visite officielle aux grandes villes du Nord, , président du Conseil, pouvait à l'Hôtel de ville de Tourcoing déclarer à juste titre : « Nous connaissons votre histoire ; nous savons la patience, la » vaillance, l'endurance des populations de la Flandre française. » Ce sont des populations qui ont conquis le respect de leurs ennemis » dans tous les temps... » La bataille, vous ne l'avez pas moins bien menée que nos » soldats eux-mêmes. Et quand on fera l'histoire de cette guerre, » elle serait bien incomplète si l'on ne mentionnait pas avec hon- » neur la résistance des grandes villes du Nord de la France comme » Lille, Roubaix, Tourcoing. » Vingt et un ans passeront sans pouvoir effacer totalement la trace des larmes et du sang répandus ; la guerre reviendra : elle écrasera dans ses tentacules la Hollande et la Belgique, elle absor- bera la France entière. Le balancier de l'histoire aux fatidiques oscillations fera, sur notre Flandre, passer un nouveau souffle d'épopée. Dans cette plaine du Nord où se sont toujours réglées, suivant le mot du maréchal Foch, « les destinées de l'Europe en armes », se lèveront une fois de plus, par un admirable sursaut, ces « hommes de bronze » que saluait un jour Lamartine. Sans jamais séparer nos trois cités-sœurs, qui sont comme les trois quartiers d'une même métropole et dont l'évolution, au cours des cent cinquante dernières années, s'est révélée vertigineuse, l'articulation des évé- nements continuera de montrer sur le vif ces « âmes farouches modelées par un climat dur et brumeux ». Leur esprit d'entreprise, doublant un inflexible courage, face aux retours d'un identique destin, fera qu'elles resteront elles-mêmes, c'est-à-dire trop françaises pour n'être point insoumises. Leur sort commun, pour la gloire et l'honneur de la Patrie, n'est-il pas, demain comme hier, de parcourir les mêmes étapes, de résister aux mêmes outrages, de connaître et de partager les mêmes épreuves, de gravir les mêmes échelons ? L'entre-deux-guerres

L'entre-deux-guerres (1919-1939)

'ATMOSPHÈRE, au sortir du conflit mondial 1914-18, sera vite à nouveau troublée par les remous successifs de la politique extérieure ; elle sera, de plus, alourdie par de multiples problèmes d'ordre intérieur, social, militaire, économique et financier. Saignée à blanc par quatre années de guerre, la France est enlisée dans un réseau d'incroyables difficultés. Le pays réel s'est laissé trop circonvenir et domestiquer par le pays légal ; c'est au point que l'autorité de l'État, ruinée par trente- - neuf crises ministérielles, par la veulerie, l'incompétence et les divisions des deux Assemblées, se trouve singulièrement émasculée. Pour la première fois cependant depuis 1871, les électeurs, en 1919, ont voté contre les doctrines révolutionnaires ; mais le Sénat garde, en janvier 1920, sa majorité de gauche et s'apprête à neutra- liser l'effort d' une Chambre « réactionnaire » qui, en novembre, a voté le rétablissement des relations diplomatiques avec le Vatican. Raymond Poincaré, au terme de son tragique septennat, cède à Paul Deschanel le Palais de l'Élysée (17 janvier 1920) alors que la masse immense du Pays souhaitait l'élection de Clemenceau (1). Sur le pays comme sur l'Europe entière plane la peur du « grand soir » : c'est le spectre du bolchevisme que les affiches popularisent sous l'aspect d'un moujik hirsute, le couteau entre les dents.

Une avalanche de grèves politiques marque le mois de mai 1920. Les milieux syndicalistes, en effet, troublent sans répit le climat social. D'autant que la scission du Parti Socialiste, en décembre, amènera la fondation du Parti Communiste français, d'obédience moscoutaire : celui-ci fomentera la guerre civile, mettra aux prises en un farouche antagonisme le capital et le travail. Les émeutes, en mai 1923, revêtiront même un tel caractère de violence et de gravité qu'elles prendront les allures d'un complot communiste, perpétré par les adhérents de la IIIe Internationale contre la sûreté de l'État. C'est en vain que cette manifestation d'antagonisme sera soumise au Sénat, érigé en Haute Cour de Justice. Le Bloc national, aux élections des 4 et 11 mai 1924, s'effrite sous la poussée contraire du suffrage universel. C'est la victoire du « Cartel des gauches » : elle provoque la démission d', dont les factieux réclament la tête et qui, le 23 sep- tembre 1920, a recueilli, à la Présidence de la République, la suc- cession de Paul Deschanel, démissionnaire pour « raisons de santé ». Sur le siège branlant de l'Élysée prendra place (13 juin 1924). Aux accents de VInternationale, lors du transfert au Panthéon des cendres de Jaurès (24 novembre), Paris est livré

(1) Clemenceau avait dit: « Je ne fais pas acte de candidat. Je veux bien accepter d'être élu mais sans conditions». Et cette déclaration, a-t-il dit à l'un des auteurs de ces lignes, faisait suite à une conversation avec M. de Mun alors leader catholique dont les amis politiques s'inquiétaient à la pensée que si Clemenceau mourait au cours de son septennat, on risquait d'assister à un enterrement civil à l'Élysée. Les modérés préférèrent voter pour Deschanel qui mourut fou après des péripéties homériques. Imprimé à Lille sur les presses de la Société d'Impressions Littéraires, Industrielles et Commerciales (s. I. L. 1. C.), le XXIII mai MCMLIII.

Dépôt légal 2049 5-5-1953

Participant d’une démarche de transmission de fictions ou de savoirs rendus difficiles d’accès par le temps, cette édition numérique redonne vie à une œuvre existant jusqu’alors uniquement sur un support imprimé, conformément à la loi n° 2012-287 du 1er mars 2012 relative à l’exploitation des Livres Indisponibles du XXe siècle.

Cette édition numérique a été réalisée à partir d’un support physique parfois ancien conservé au sein des collections de la Bibliothèque nationale de France, notamment au titre du dépôt légal. Elle peut donc reproduire, au-delà du texte lui-même, des éléments propres à l’exemplaire qui a servi à la numérisation.

Cette édition numérique a été fabriquée par la société FeniXX au format PDF.

La couverture reproduit celle du livre original conservé au sein des collections de la Bibliothèque nationale de France, notamment au titre du dépôt légal.

*

La société FeniXX diffuse cette édition numérique en vertu d’une licence confiée par la Sofia ‒ Société Française des Intérêts des Auteurs de l’Écrit ‒ dans le cadre de la loi n° 2012-287 du 1er mars 2012.