Études photographiques

12 | novembre 2002 L'« âge d'or » revisité/Alentours de Bayard

Édition électronique URL : https://journals.openedition.org/etudesphotographiques/518 ISSN : 1777-5302

Éditeur Société française de photographie

Édition imprimée Date de publication : 1 novembre 2002 ISBN : 2-911961-12-9 ISSN : 1270-9050

Référence électronique Études photographiques, 12 | novembre 2002, « L'« âge d'or » revisité/Alentours de Bayard » [En ligne], mis en ligne le 12 février 2005, consulté le 21 septembre 2021. URL : https://journals.openedition.org/ etudesphotographiques/518

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Propriété intellectuelle 1

SOMMAIRE

L'alchimie de l'âge d'or André Gunthert

L'« âge d'or » revisité

Calotypomanie Guide du gourmet en photographie historique Abigail Solomon-Godeau

L'institution du photographique Le roman de la Société héliographique André Gunthert

Alentours de Bayard

Jules Ziegler un élève oublié d’Hippolyte Bayard Jacques Werren

Le positif direct d’Hippolyte Bayard reconstitué Tania Passafiume

Débats

Critiques de la crédulité Yves Michaud

Reproduire, diffuser

Robert J. Bingham, photographe du monde de l’art sous le Second Empire Laure Boyer

Varia

La photographie au service du simultanisme L’utilisation de l’image de mode par Sonia Delaunay Cécile Godefroy

Dernières nouvelles du Caire Sylvie Aubenas et Mercedes Volait

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L'alchimie de l'âge d'or

André Gunthert

image On surprendrait peut-être plus d'un spécialiste en affirmant qu'aujourd'hui encore, l'histoire de la photographie est pour une large part une mythologie. Mérite-t- elle un autre nom, la discipline qui persiste à afficher, jusque sur les cimaises d'un grand musée parisien, la bucolique catégorie de l'"âge d'or" ? Introuvable dès le XIXe siècle parmi les travaux d'histoire savante, réfutée au XXe siècle jusque sur le terrain de l'histoire de l'art, cette périodisation mélancolique ne trouve plus guère refuge désormais que dans l'historiographie photographique. Pour le positiviste, cet emploi ne peut être que le témoignage attristant d'une immaturité scientifique. Pour l'historien attentif aux usages de l'histoire, la résistance de cette notion révèle les conditions dont dépend la mise en récit d'une pratique. image Lorsque Walter Benjamin utilise, en toute bonne foi, la catégorie de l'"âge d'or" pour dépeindre la photographie des années 1850-1860, celle-ci a déjà une longue histoire1. Introduite par Nadar dans ses souvenirs pour s'inscrire aux rangs des vétérans qui ont inauguré l'emploi raffiné de cette technologie2, elle a notamment fait florès dans les cercles des collectionneurs allemands des années 1910-1920, où elle a rempli, avec les termes d'"incunables" ou de "primitifs", le rôle de sauf-conduit d'une valorisation esthétique de la photographie ancienne 3 première étape de la constitution d'une histoire culturelle du médium, qui va rapidement remplacer la chronologie technicienne qui en formait jusque-là la chronique. De Hill et Adamson à Victor Hugo, la courte liste des héros qui constitue alors le programme de cette petite révolution de cabinet fournira l'ossature du catalogue de Beaumont Newhall, premier sommaire officiel de la photographie de musée4. La restauration de l'"âge d'or" proposée par André Jammes quelques décennies plus tard en offre une intéressante variante, qui la spécialise dans la caractérisation des [p. 2] procédés négatifs sur papier. On verra dans ce numéro, avec la traduction de l'article d'Abigail Solomon-Godeau, comment cette interprétation nourrit dans les années 1980 le revival américain de la photo- graphie historique. image Mais cette thèse n'est pas qu'un outil de légitimation a posteriori d'une esthétique du médium. Avec l'article consacré à la formation de la Société héliographique, on découvrira qu'une stratégie similaire était déjà à l'oeuvre au sein des groupes militants

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des années 1850. Seul l'historien naïf en sera surpris: la constitution d'une mythologie est bien la clef qui a autorisé l'accès de la photographie à l'empyrée de la culture noble. La précocité de cet investissement est sans nul doute l'un des ressorts qui a permis à l'enregistrement visuel de faire histoire. image S'il paraît souhaitable d'appliquer à l'historiographie spécialisée l'exercice de réflexivité depuis longtemps recommandé dans les sciences, on n'oubliera pas le lien complexe qui, depuis ses origines, noue la dimension symbolique au récit de la photographie, et sans lequel nous aurions cessé depuis longtemps de nous intéresser en historiens à cette technologie. Comme toute bonne fable, la nôtre comporte donc deux leçons, parmi lesquelles on choisira selon son humeur: l'or de la mythologie a sauvé la photographie de l'indignité; l'histoire ne se produit pas à n'importe quelles conditions. [p. 3]

NOTES

1. Cf. Walter Benjamin, "Petite histoire de la photographie" [1931], Études photographiques, n°1, novembre 1996, p.7. 2. Cf. Félix Nadar, Quand j'étais photographe, Paris, Flammarion, 1900, p. 209. 3. Voir notamment: Helmuth Bossert, Heinrich Guttmann, Aus der Frühzeit der Photo- graphie.1840-1870, Francfort/Main, Societäts-Verlag, 1930. 4. Cf. Beaumont Newhall, Photography. 1839-1937, New York, MoMA, 1937.

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L'« âge d'or » revisité

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Calotypomanie Guide du gourmet en photographie historique

Abigail Solomon-Godeau

Selon la pratique traditionnelle, le butin fait partie du cortège triomphal. C'est ce qu'on appelle les biens culturels. Ceux-ci trouveront en l'historien matérialiste un spectateur distancié.Lui, en songeant à la provenance de cet héritage, ne pourra se défendre d'un frisson. Walter Benjamin, "Sur le concept d'histoire". image La discipline de l'histoire de l'art et son plus récent avatar, l'histoire de la photographie, se différencient de toutes autres approches de la production culturelle (telles que la musicologie, l'histoire de l'architecture, les études littéraires, etc.) par le fait que l'objet étudié a aussi une existence propre en tant que produit dans un système de marché. Ainsi, la recherche érudite si désintéressée soit-elle est inévitablement en relation avec un monde parallèle de collectionneurs et de marchands d'art, d'investisseurs et de spéculateurs. On a pu constater par exemple que la "redécouverte", par les historiens de l'art, des gloires oubliées du luminarisme américain, de l'art de la Restauration des Bourbons ou de l'art anecdotique victorien, a déclenché une foule d'événements. Sont alors parus articles, monographies et ouvrages; des oeuvres, jusque-là cantonnées aux réserves, sont remontées à la lumière; les musées ont accueilli maintes expositions; la presse spécialisée a fidèlement rendu compte de ce phénomène ce qui s'est évidemment répercuté sur les activités des collectionneurs, des marchands et des commissaires-priseurs. image Habituellement, les historiens de l'art sont réputés se tenir à l'écart du monde du marché de l'art. Mais, dans la pratique, il n'est guère aisé, ni même peut-être possible, de maintenir une telle distance. Il est parfaitement admis dans les limites dcertaine déontologie qu'un historien de l'art fasse des expertises pour des marchands, qu'il rédige des essais pour des catalogues à la demande de galeries ou de salles des ventes.Qu'il collectionne, dans son domaine de compétence, et à titre privé, des oeuvres d'art (voire qu'il en fasse négoce), ou qu'il joue le rôle de consultant auprès de collectionneurs [p. 5] ou de sociétés privées ne semble nullement condamnable. Mais, si floue que soit la ligne de démarcation entre l'empyrée de la recherche désintéressée et le vulgaire pré carré du commerce, elle existe bel et bien. En vérité, l'apparition de

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telles distinctions pratiques a historiquement marqué le passage de l'histoire de l'art au rang d'activité professionnelle reconnue, passage qu'illustre le transfert de ce savoir de la sphère des collections et des bibliothèques privées à celle de l'université et du musée. Ainsi, dans la mesure où l'étude de l'art (ou de la photographie) ne saurait, dans l'état actuel des choses, être complètement dissociée des opérations du marché, une pratique éthiquement responsable requiert pour le moins une connaissance de ces contradictions et quelque conscience des contradictions qu'impliquent ces fluctuations1. Les historiens de la photographie semblent afficher une candeur virginale face à de telles questions, ce qui correspond parfaitement à leur incapacité à comprendre que l'activité historique se déroule sur un terrain idéologique. Le corollaire qui voudrait que l'histoire de la photographie qui s'écrit aujourd'hui soit dénuée de toute valeur marchande (nonobstant son affirmation d'une esthétique photographique fondée sur une ontologie du médium) est particulièrement remarquable, en un temps où la plupart des historiens de l'art, hormis les conservateurs les plus récalcitrants, s'accordent à reconsidérer de façon critique les valeurs et les programmes promus par leur discipline. image Au XVIIIe siècle, l'histoire de l'art naît à la confluence de l'esthétique, des goûts de l'antiquaire et du savoir du connaisseur. On peut prêter un visage à la transition entre le cabinet de l'antiquaire et le département moderne d'histoire de l'art: celui de Bernard Berenson. Impresario de la Renaissance italienne (notamment des prétendus primitifs du Quattrocento florentin), collectionneur, connaisseur et marchand, Berenson est, d'une part, concerné par la notion de Kunstwissenschaft alors développée par des érudits tels que Giovanni Morelli et lié, d'autre part, au commerce de l'art international exercé par lord Joseph Duveen. Dans la mesure où ses fonctions d'historien de l'art et d'acquéreur se chevauchaient, le caractère impartial des recherches de Berenson s'en trouvait peut-être inévitablement affecté. Quand certaines de ses attributions ont été révisées, ce fut toujours à la baisse. La célébrité et l'extraordinaire prestige dont a joui Berenson tout au long de sa carrière (familles royales, présidents et stars de cinéma se pressaient à sa villa I Tatti) attestent son charisme personnel autant que sa renommée professionnelle. Mais, à l'heure de sa mort en 1959, l'histoire de l'art, en Amérique, avait radicalement changé. Au regard de la formation esthétique qu'il reçut à Harvard (qui se réduisait aux conférence de Charles Eliot Norton), il faut reconnaître que le champ de l'histoire de l'art d'après-guerre s'était modifié du tout au tout2. Les apports de la théorie critique moderne, l'influence d'historiens de l'art émigrés de l'Europe occidentale ou orientale, l'importance accrue de l'histoire sociale ou de l'analyse iconographique: tous ces éléments ont contribué à faire de l'histoire de l'art un domaine qui ne reposait plus [p. 6] principalement sur l'attribution, la datation et l'analyse du style. Alors que ces ingrédients demeurent appropriés à la rédaction d'une thèse, une nouvelle génération représentée par les impressionnantes figures de Meyer Shapiro ou d'Erwin Panofsky, aussi dissemblables de par leur caractère que par leurs méthodes a abordé l'histoire de l'art à travers la mise au jour de déterminations culturelles et religieuses propres à chaque lieu, à chaque époque faisant de l'oeuvre d'art le topos d'un sens, le champ d'une signification construite (et sujette à variations). De plus, un courant influent de l'histoire de l'art en Europe qu'incarnent des personnalités telles que Max Dvorak, Friedrich Antal et, plus récemment, Arnold Hauser se revendique d'une approche prenant en compte les déterminations économiques, politiques et sociales de la production artistique. Rappelons encore que, dans les années 1930, un historien de l'art qui ne travaillait pas

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dans le cadre d'une université constituait une exception aussi rare que l'était, soixante- quinze ans plus tôt, quelqu'un qui aurait, lui, exercé dans ce cadre. L'entreprise de l'historien de l'art, bien loin de la quête de l'amateur érudit, est devenue une carrière professionnalisée (et salariée), qui n'a plus rien de commun avec celle des connaisseurs, ni par ses fins, ni par ses moyens. image Quoique la racine étymologique du mot "connaisseur" puise à celle du mot "connaissance", on peut affirmer que toutes les formes de "savoir" recherchées par le connaisseur entrent dans les paramètres de l'esthétique, alors que celles auxquelles s'attache l'historien moderne de l'art concernent de plus en plus les diverses significations de l'oeuvre d'art dans la perspective élargie de la culture et de l'histoire. Je n'entends pas ici faire le panégyrique de l'histoire de l'art académique en tant que telle; discipline profondément conservatrice s'intéressant surtout aux artefacts de la grande culture, elle s'avère prédéterminée par des dispositifs plus amples institutionnels comme culturels. En outre, les élans révisionnistes susceptibles de l'affecter proviennent plus souvent de la "droite" que de la "gauche". L'oeuvre de Panofsky, si brillante soit-elle, se résume le plus souvent à un étalage de sources; les nouvelles méthodologies et les approches théoriques (comme le féminisme ou le post- structuralisme) ont tendance à faire passer au second rang de leurs préoccupations l'histoire de l'art, où elles rencontrent davantage de résistances. image Ces remarques générales sur l'évolution et l'exercice de l'histoire de l'art, ainsi que ma tentative visant à les différencier nettement de l'activité du connaisseur, trouvent leur justification dans l'examen des pratiques les plus sujettes à caution et des contradictions les plus aveuglantes qui président de plus en plus à l'écriture, à l'enseignement et à la présentation de l'histoire de la photographie. Quoique plusieurs critiques, y compris moi-même, aient engagé une âpre controverse à propos de l'esthétisation de l'histoire de la photographie3, force est de reconnaître que le modèle d'histoire de l'art qui y est le plus couramment appliqué est en train de devenir, au sein même de la discipline, de plus en plus discrédité, sinon obsolète4. Dans une certaine mesure, la tendance de l'histoire de la photographie [p. 7] à singer une forme de discours académique des plus rétrograde est imputable aux circonstances particulières qui ont propulsé celle-ci au musée comme à l'université, mais sur le mode d'une discipline confidentielle. S'étant hissée de ses origines antiquaires au rang de discipline enseignée à l'université en un laps de temps relativement bref (environ une quinzaine d'années), l'histoire de la photographie affronte d'un coup les pièges grossiers du savoir moderne en histoire de l'art et le caractère fondamental du connoisseurship dix- neuviémiste. image La vogue récente de l'intérêt érudit pour les calotypes français et anglais offre l'occasion rêvée pour un examen détaillé des présupposés, des méthodes et des conséquences inhérentes à cette approche. Entre septembre 1982 et mars 1983, il n'y a pas eu moins de trois expositions majeures: "The Era of French Calotype" à la George Eastman House, dont le commissaire était Janet E. Buerger; "Paper and Light: The Calotype in France and Great Britain, 1839-1870", confiée à Richard Brettell, qui s'est tenue au Museum of Fine Arts de Houston, et fut à l'origine de l'inauguration d'une nouvelle aile consacrée à la photographie à l'Art Institute de Chicago; enfin, "Masterpieces of the French Calotype" au Princeton University Art Museum, exposée en même temps que la collection de photographies historiques et d'ouvrages consacrés à cet art de Robert O. Dougan récemment acquise par le musée. De plus, "The Era of the French Calotype" a donné lieu à la publication d'un catalogue illustré, et l'exposition

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"Paper and Light" à un ouvrage éponyme présentant trois essais (par Nancy Keeler, Roy Flukinger, et le dernier dû à Keeler, Brettell et Sydney Kilgorer) précédés d'une introduction de Brettell. Au mois de février 1983, les presses de l'université [p. 8] de Princeton ont publié le somptueux (mais coûteux) The Art of French Calotype, cosigné par André Jammes et Eugenia Parry Janis. Enfin, l'exposition de Houston comme celle de Princeton ont entraîné nombre de colloques et de symposiums. Cette mode sépia, pour ainsi dire, est le résultat tangible de toute une série d'activités qui remontent aux années 1970 au moment où l'histoire de la photographie s'est vue définie comme un prolongement de l'histoire de l'art, toutes autres considérations, ou presque, mises à part5. Mais avant d'examiner les plus récents fruits de cette histoire de l'art de la photographie, il faut rappeler brièvement le rôle d'André Jammes dans le développement de ce que j'ai appelé ici "calotypomanie": une approche prétendument historique de la photographie du milieu du XIXe siècle, caractérisée par un enthousiasme délirant et une esthétique très fin de siècle. image Quoique le nom de Berenson ait été associé à celui de Helmut Gernsheim 6, le parallèle entre Berenson et André Jammes semble bien plus pertinent. De fait, la conception du calotype comme objet d'étude en soi ne serait guère possible sans la considérable influence (et surtout sans la collection) d'André Jammes. Ce qui n'est certes pas un phénomène isolé dans l'historiographie spécialisée: la volumineuse History of Photography des Gernsheim est issue de leur propre collection et la History of Photo- graphy de Beaumont Newhall est dérivée de celle du Museum of Modern Art7. De telles pratiques posent un problème évident, même si l'on fait abstraction, pour l'instant, de tout principe de méthodologie: à savoir que toute histoire écrite à partir d'une collection personnelle reflétera inévitablement les préjugés, les préférences et les omissions imputables à son propriétaire; les histoires écrites à partir d'un fonds institutionnel seront porteuses des mêmes types de biais. Tout comme l'Histoire de la photographie, classique, de Raymond Lécuyer ne vaut guère que pour les travaux français de la seconde moitié du XIXe siècle, l'ouvrage des Gernsheim et, dans une moindre mesure, celui de Newhall ne traitent que superficiellement de la production française (la collection des Gernsheim était principalement d'origine britannique). La photographie italienne, espagnole ou allemande, si l'on en juge par les documents accessibles, n'a quasiment jamais existé. image La singularité d'André Jammes (qui fait qu'en l'évoquant, on pense à Berenson) tient à ce qu'il s'est spécialisé contrairement à Eder, Potonniée, Lécuyer, Newhall, Gernsheim dans une période particulière, par ses activités de collectionneur et d'auteur, et qu'il s'est attaché à comprendre et à diffuser son savoir en termes de connoisseurship. L'attention privilégiée que l'un comme l'autre accordaient aux "primitifs", dont la production renvoie à la notion d'un âge d'or, mérite aussi d'être signalée8. image Entamée à la fin de la Seconde Guerre mondiale, la collection d'André Jammes s'est constituée tout au long d'une période d'une trentaine d'années. Comme son frère Paul, libraire en livres anciens, Jammes exerce à la librairie Paul Jammes à Paris, dans le VIe arrondissement. Depuis la fin des années 1950, il a publié nombre de monographies, ouvrages et articles; il a aussi eu le privilège d'écrire l'introduction du [p. 9] catalogue (sa femme Marie-Thérèse se chargeant de la rédaction des entrées) de la première enchère au cours de laquelle des photographies furent présentées en tant qu'oeuvres d'art plutôt que comme objets destinés à des antiquaires9. Jammes a également traduit

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en français l'Histoire de la photographie de Beaumont Newhall. Au contraire de la plupart des collectionneurs américains contemporains de photographies du XIXe siècle, Jammes ne s'est jamais contenté d'amasser des tombereaux de matériau et d'attirer l'attention des conservateurs et des marchands10. Bien au contraire, il s'est résolument fait l'avocat d'une certaine vision de la photographie française pendant le Second Empire, non seulement en publiant à compte d'auteur des monographies (Charles Nègre, 1820-1880, en 1963, et Gustave Viaud, photographe de Tahiti 1859, en 1965), mais aussi en organisant des expositions à partir de sa propre collection ou en la prêtant généreusement pour d'autres manifestations. image C'est toutefois en Amérique que l'influence de Jammes s'est fait le plus sentir. L'exposition "French Primitive Photo- graphy" de 1969 au Philadelphia Museum of Art, organisée avec l'aide de Michael Hoffman (éditeur de Aperture), et le catalogue éponyme, qui comprend des essais de Minor White, de Robert Sobieszek et de Jammes, ont largement contribué à faire connaître à toute une génération d'historiens de l'art et de la photographie américains les oeuvres des premiers photographes français. En 1977, l'exposition "The First Century of Photography: Niépce to Atget", entièrement consacrée à des éléments de la collection de Jammes, a été présentée à l'Art Institute of Chicago, accompagnée d'un catalogue illustré. La toute dernière exposition du Princeton Museum, aussi largement organisée autour de la collection de Jammes, constitue ainsi la troisième manifestation d'importance toute ou en partie tirée de cette même source qui représente, il va sans dire, le plus grand ensemble de photographies anglaises et françaises du milieu du XIXe siècle en mains privées. Cette collection exceptionnelle, de surcroît, a sans cesse été perfectionnée, restructurée et agrandie, non dans le seul souci de la quantité, mais de façon à apporter la démonstration de la thèse de Jammes selon laquelle la photographie des "primitifs" français (et, dans une moindre mesure, anglais) pouvait être collectivement subsumée sous un discours esthétique [p. 10] articulé par les concepts de maître, chef-d'oeuvre, oeuvre, style, école et influence. Ce langage, qui est aussi celui de Berenson celui de la Kunstwissenschaft convient parfaitement à l'entreprise d'un collectionneur d'oeuvres d'art. Le fait que ces catégories poussiéreuses s'appliquent à des photographies plutôt qu'à des gravures, des dessins ou des tableaux de maître constitue la seule différence notable. image De façon générale, je ne trouve rien à redire aux activités d'André Jammes, qu'elles relèvent de son rôle de collectionneur, de conservateur, ou même de militant pour une esthétique de la photographie "primitive". Il a sauvé pour la postérité des centaines, voire des milliers d'images qui, sans lui, auraient été perdues; son zèle à exposer sa collection confine au service d'utilité publique; ses monographies et autres publications sont autant de précieuses sources d'information. On ne peut qu'espérer que son immense collection soit transmise à une bibliothèque ou à un musée français, car, on ne le sait que trop, les collections détenues par des personnes (ou des sociétés) privées (là où se concentrent, progressivement, la plupart des photographies anciennes qui ne sont pas déjà acquises par des musées ou des bibliothèques11) [p. 11] ne sont pas aisément mises à la disposition des chercheurs, et encore moins accessibles aux simples curieux12. image Le problème naît de l'importance et de la nature même de l'influence de Jammes sur la connaissance érudite dans le domaine photographique. Cette influence, bien sûr, est un symptôme bien plus qu'une cause de la construction et de la ratification idéologique de la "photographie en tant qu'art moderne". En témoigne, par exemple,

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cet extrait de l'introduction de David Travis au catalogue de l'exposition The First Century of Photography: Niépce to Atget (Travis est, par ailleurs, conservateur du département Photographie de l'Art Institute de Chicago): image "S'il suffit d'un seul génie pour qu'un médium soit digne d'être étudié, on peut aisément soutenir que le génie d'Atget, celui de Cameron, de Nadar ou de Charles Szathmari, ce personnage obscur, est amplement suffisant. Mais connaître l'un de ces photographes ne constitue qu'un début. Un examen plus fouillé révélera que si le génie de la photographie a guidé certains photographes, il a aussi, chemin faisant, accompli de brèves mais merveilleuses visites. Sans doute, ces visites sont bien plus nombreuses, bien plus éparpillées que ce qu'il nous est donné de savoir aujourd'hui13." image Justifier l'étude de la photographie par ses soi-disants "génies" récemment proclamés c'est recourir à une notion d'une telle absurdité qu'elle est difficile à balayer d'un revers de main. Il suffit de dire qu'à peine vingt ans après l'invention du médium le critique français Philippe Burty remarquait que "la photographie couvre le monde entier de ses produits". Les visitations du génie de la photographie participent d'une notion fantaisiste qui n'est pas sans rapport avec la nécessité de justifier la présence de la photographie au musée ou le besoin manifeste de parer le plus omniprésent des systèmes de vision des qualités de rareté, de personnalité, d'aura. Pour autant que le musée doive rationaliser ses acquisitions et ses expositions, la foi aveugle de Travis en l'itinérante muse de la photographie est, en certaine manière, une croyance nécessaire inhérente à sa fonction. image Mais s'il n'est pas surprenant d'entendre des conservateurs de musée réciter comme un mantra la familière litanie de génies, de style et d'oeuvre, il est plus difficile d'admettre que des historiens de l'art rallient des collectionneurs pour corroborer et étayer un argument directement issu de la nature et du contenu d'un ensemble de possessions, lequel est censé administrer la preuve de ce qui, déjà, préside à sa constitution. Ainsi, si l'on peut dire que The Art of French Calotype par Jammes et l'historienne de l'art Eugenia Parry Janis représente la somme des activités de Jammes, il n'en est pas pour autant un travail d'érudit, mais plutôt une pédante entreprise de relations publiques, une glose empesée mettant en lumière la sensibilité patricienne de Jammes doublée d'un exercice délicat ès gourmandises photographiques. image Si The Art of French Calotype n'était qu'un ouvrage mauvais ou superficiel de plus, il ne mériterait pas qu'on lui accorde davantage d'attention; nombreux sont les livres assez mauvais ou [p. 13] trop superficiels qui, éphémères, tombent d'eux-mêmes dans l'oubli. Mais The Art of French Calotype avec son imprimatur d'une presse universitaire, parce qu'il bénéficie de soutiens influents, et dans la mesure où il est appelé à légitimer insidieusement l'implacable transformation en produit de marché de la photographie du XIXe siècle, ne doit pas être traité à la légère. Fruit de la collaboration d'un collectionneur de première importance et d'une historienne de l'art reconnue (à ma connaissance, il n'y eut aucune autre collaboration de ce type dans l'histoire de l'art moderne), il expose en plein jour les forces en présence qui déterminent la nouvelle histoire de la photographie. image La thèse centrale de The Art of French Calotype est, à vrai dire, celle de Jammes lui- même. Si elle a évolué à mesure que celui-ci publiait articles et monographies, elle était déjà parfaitement structurée lors de l'exposition et de la publication du catalogue associé "Die Kalotypie in Frankreich" (1966), puis réaffirmée dans l'essai intitulé Alfred- Nicolas Normand et l'art du calotype. En gros, son argument se résume à ces grandes

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lignes: quoique le calotype (procédé photographique négatif-positif recourant à un négatif papier puis à une impression ou un développement sur divers types de papier) ait été inventé par Talbot peu de temps après la divulgation du daguerréotype en France (1839), c'est surtout en ce dernier pays qu'il a été utilisé, et qu'il a connu son accomplissement esthétique le plus achevé. En Angleterre, à cause des restrictions à l'usage de son brevet que Talbot est parvenu à imposer, l'exploitation de son procédé est demeurée relativement limitée. En France, toutefois, plusieurs petites améliorations techniques apportées par les expérimentateurs locaux (notamment Blanquart-Évrard et Le Gray) ont permis aux tribunaux français de juger que les calotypistes de leur pays n'employaient pas le procédé de Talbot. Ainsi, le calotype a joui en France d'un patronage officiel enthousiaste (les missions photographiques de 1851, puis diverses commandes gouvernementales ou impériale), et, de surcroît, a été copieusement employé dans des contextes expéditionnaires ou touristiques outre-mer (par Du Camp, Salzmann, de Clercq, etc.). Qui plus est (c'est du moins ce que souligne cet argument), le calotype constituait une esthétique unifiée de la photographie. Les principaux praticiens de cet art sont ainsi considérés comme une race distincte de celle des entrepreneurs des boulevards, fussent-ils des Nadar, Disdéri, ou Mayer et Pierson. Les qualités plus douces, permettant plus de détails, jugées plus "picturales" du négatif papier le recommandaient aux artistes et aux esthètes. Les adeptes du calotype, des amateurs pour la plupart d'entre eux (dont Jammes situe le règne entre 1850 et 1860), constituaient ainsi un échantillon d'officiels, de savants, littérateurs, expérimentateurs et autres dilettantes du Second Empire. Jammes a pour eux ces mots: "Ces "happy few" qui pratiquent la photographie sur papier forment un groupe homogène dont les structures se décalquent sur la société artistique du temps14." image Prenant ce schéma comme point de [p. 13] départ, Janis a passé ces huit dernières années à étayer, broder, entrer dans le détail et à délayer cette hypothèse. Grosso modo, elle s'est appliquée à démontrer que "les photographes qui avaient opté pour le travail sur papier, partageant une même idéologie visuelle, constituaient une sorte de première école photographique15". Aux commandes de la grosse artillerie de l'exégèse en histoire de l'art, Janis déniche une filiation picturale à la production française de calotypes représentée (entre autres) par la "manière noire" de la lithographie romantique, la tradition pittoresque et les lithographies paysagères, architecturales ou topographiques tirées de l'ouvrage en vingt-deux volumes de Charles Nodier et du baron Taylor Voyages pittoresques et romantiques dans la France ancienne (1820-1878)16. L'esthétique supposée du calotype est alors raccrochée à la poussiéreuse théorie wölfflinienne de la ligne contre la forme, du classique opposé au romantique, le "classique" étant en l'occurrence le collodion ou l'albumine sur verre, et le "romantique"le médium "pictural" du calotype17. image Ayant dès lors établi la généalogie stylistique des arts graphiques, Janis s'emploie à relier les calotypistes à l'évolution des arts sous le Second Empire et parvient même, à cet effet, à recruter le réalisme radical et politique de Courbet. Enfin, pour bien montrer sa compréhension du Zeitgeist dans lequel vivaient et travaillaient les calotypistes (il faut noter ici la quasi-inexistence de toute prise en compte des profonds bouleversements sociaux, des immenses transformations économiques et industrielles qui ont affecté l'épo- que), Janis larde son texte de références à Victor Hugo (on y retrouve assez fréquemment l'adjectif "hugolien") et va jusqu'à diviser en deux parties: "The Shadows" et "The Light" l'essai qui constitue l'introduction à son livre, en hommage au recueil de poésie Les Rayons et les Ombres18. De même, L'Éducation

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sentimentale de Flaubert est servie à toutes les sauces, qu'il s'agisse d'établir le coût relatif d'un calotype (huit francs, alors que le déjeuner d'un étudiant coûte 43 sous, prix que paya Frédéric Moreau), ou de fournir la description d'une promenade en forêt de Fontainebleau, que Janis cite à l'occasion [p. 14] du commentaire stylistique d'un calotype de . image Janis peut tirer profit de ses références littéraires, là n'est pas la question. Mais, parce qu'elle ignore ce que signifient les oeuvres qu'elle cite, ou pire, se méprend totalement sur leur sens, celles-ci finissent par fonctionner comme autant de remplissages de circonstance propres à alimenter la nostalgie de l'historienne pour ces romantiques "rêveurs et visionnaires" qu'elle croit voir chez les calotypistes. Prenons, par exemple, L'Éducation sentimentale: disséquant cruellement la banqueroute du romantisme de deuxième génération du Second Empire, le roman contredit en tous points cette image d'un "âge d'or" que Jammes et Janis veulent donner de l'époque du calotype19. Le barbouilleur Pellerin, personnage qui, au long du roman de Flaubert, rebondit de style en style et de carrière en carrière, répond sans doute davantage, du point de vue descriptif, à ce qu'était un photographe du Second Empire que ne le font ces esthètes héroïques que Janis prétend avoir retrouvés ("Pellerin, après avoir donné dans le fouriérisme, l'homéopathie, les tables tournantes, l'art gothique et la peinture humanitaire, était devenu photographe; et sur toutes les murailles de Paris, on le voyait représenté en habit noir avec un corps minuscule et une grosse tête20"). image L'usage irréfléchi qui est fait de Hugo et de Flaubert n'est qu'un détail dans The Art of French Calotype. Il est néanmoins [p. 15] révélateur d'une grave faille de cet ouvrage une totale absence de distance critique, d'analyse (en dépit de la "stylistique", de l'"esthétique"), ou de contextualisation historique. Après avoir assidûment compulsé chaque exemplaire de La Lumière, chaque article concernant la photographie écrit par des critiques contemporains, tels que Francis Wey ou Ernest Lacan, médité sur des dictionnaires biographiques, et lu tous les Bulletins de la Société française de photographie, Janis se contente de paraphraser, de citer ou de récapituler tout cela, le plus souvent sous forme d'adaptations de la théorie académique de l'art, soigneusement reformulée, puis appliquée à la photographie. Alors que l'ordre du jour commun à tous ces premiers lobbyistes se révèle être une prémonition pertinente des pratiques actuelles (tout comme l'insistance à soutenir que la subjectivité photographique est la pierre angulaire de tout débat sur l'art de la photographie, qu'il s'agisse de celle du Second Empire ou de la Photo-Sécession), Janis brandit ces textes, revues et traités, etc., comme autant de preuves d'une théorie esthétique aboutie non seulement de la photographie, mais précisement de la photographie sur papier. Ainsi, la théorie des sacrifices de Gustave Le Gray dont Janis fait tant de cas est-elle proférée comme la preuve d'une esthétique de la photographie profondément élaborée, alors que son principal élément la subordination du détail externe au profit de l'effet pictural global est celui d'une théorie académique de l'art, qui remonte pour le moins aux Discours de sir Joshua Reynolds. En tant que tel, il aurait dû être parfaitement connu d'un peintre académique tel que Le Gray (ou Charles Nègre, Henri Le Secq ou , enfin de tous ceux qui étaient passés par l'atelier de Paul Delaroche21). image La principale revendication de "The Art of Calotype" comme, en fait, de "Paper and Light", des expositions de Chicago et de Princeton, et de la plupart des conférences associées est l'affirmation qu'il existe réellement quelque chose que l'on peut appeler "esthétique du calotype". Cette proposition est loin d'être aussi irréfutable que ne le

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pensent ses partisans. Quoiqu'il y ait nombre de paragraphes, de pages, et de chapitres dévolus aux panégyriques des propriétés formelles du calotype (couleur, gamme tonale, clair-obscur, etc.), il est autant d'arguments qui peuvent leur être opposés. image Pour commencer par le plus évident, le calotype n'était pas une technologie rigidement codifiée, mais, au contraire, comprenait tout un éventail de variations et d'expérimentations individuelles concernant la préparation des négatifs, des papiers utilisés, les produits chimiques, le développement et l'impression. Ce fait est reconnu par tous et sert fréquemment à étayer la thèse d'un choix esthétique (comment en serait-il autrement!). Selon moi, c'est pourtant cette souplesse et la variété des effets qui remettent en cause l'idée d'un cadre esthétique homogène22. Le grain doux et ombré, caractéristique, par exemple, des portraits du milieu des années 1840 de Hill et Adamson ou des natures mortes de Le Secq en 1856, ne ressemble guère à l'aspect finement détaillé de "L'abbaye et la ville de Saint-Antoine en Dauphiné" d'Édouard- Denis Baldus (réalisé en 1851, dans le cadre de [p. 16] la commande de la commission des Monuments historiques). Le procédé de Talbot exigeait que l'on dépose l'émulsion photosensible à la surface du négatif papier, mais Blanquart-Évrard avait découvert que l'on obtenait des images plus finement détaillées, moins ligneuses, en imprégnant le support dans la solution. De même, le procédé de Le Gray, demandant que l'on cire le papier avant l'exposition, pouvait être employé afin de produire les effets relativement contrastés du "Saint-Antoine¤" de Baldus ou du "Un aloès: Pompéi" (1851) d'Alfred- Nicolas Normand, de rendre la surface plus douce, plus sombre, comme celle de la plupart des oeuvres paysagères de Le Gray. Avec l'apparition de papiers positifs à l'albumine (qui fournissaient une surface non poreuse, lisse), on ne pouvait et on ne peut toujours pas distinguer aisément une épreuve tirée d'un négatif papier ciré, à la texture très fine, d'une épreuve qui serait faite à partir d'un négatif au collodion ou à l'albumine23. De même, quelques-unes des études brumeuses des manoeuvres militaires au camp de Châlons de Le Gray (effectuées à la demande d'une commission impériale en 1858) ressemblent fort à des calotypes mais furent réalisées à partir de négatifs au collodion. Qui plus est, un négatif à l'albumine sur verre était parfaitement susceptible de rendre les sortes d'effets que Janis et consorts décrivent à l'envi comme la caractéristique particulière au calotype c'est le cas de l'"Étude d'une voie forestière" de Louis-Alphonse de Brébisson (ca. 1855). image En dehors du fait que les qualités picturales du calotype ne se rapportaient pas exclusivement à l'appareil lui-même, une autre question se pose, qui concerne les activités des calotypistes eux-mêmes. Pour une grande part, ceux qui s'étaient engagés professionnellement dans la photographie (les frères Bisson, [p. 18] Charles Marville, Gustave Le Gray, Roger Fenton, Charles Nègre, Édouard-Denis Baldus, entre autres) passaient volontiers du négatif papier aux plaques humides. On ne peut donc en déduire que les négatifs papier étaient utilisés pour "l'art", et le verre uniquement pour les commandes et les travaux utilitaires Le Gray, par exemple, utilisait le collodion humide pour des marines qu'il voulait artistiques, et Marville photographiait les chefs- d'oeuvre du sur des négatifs papier. L'imprimerie de Blanquart-Évrard à Loos- lès-Lille produisait des planches individuelles, des albums et des livres illustrés au moyen exclusif de calotypes (mais ces livres donnaient à voir des oeuvres d'art, "L'art chrétien", "Les sept sacrements de Poussin", etc.), autant que des recueils de photographies plus connus comme le Jérusalem de Salzmann, et les Égypte, Nubie, et Palestine et Syrie de Du Camp. Quelques photographes étaient conscients des qualités pratiques spécifiques à la photographie papier, comme ils connaissaient les avantages

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dans certains contextes (sa plus grande facilité de manipulation par rapport au verre, sa capacité à être sensibilisé des semaines avant l'exposition, etc.), et ses inconvénients dans d'autres (il fallait, par exemple, un temps d'exposition plus long). Le négatif papier a sans doute été préféré, au point de devenir le médium exclusif de certains photographes amateurs, pour des raisons strictement techniques; mais englober dans cette catégorie tous les photographes célèbres dont on sait qu'ils ont employé le calotype et déclarer que ce choix était le résultat d'"une idéologie visuelle collective" est une aberration. La seule idéologie visuelle qui soit ici à l'oeuvre est celle de l'historien de l'art24. image On ferait mieux de se demander pourquoi presque tous ces photographes ont totalement cessé d'exercer [p. 19] vers le début de 1860, si ce n'est plus tôt. Il est tout à fait édifiant, à cet égard, de feuilleter le dictionnaire critique qui figure dans la seconde partie de The Art of French Calotype et de comparer les dates de décès des calotypistes à celles de leurs dernières photographies (ou aux dernières mentions contemporaines). Cet étrange aspect de la photographie sur papier durant le Second Empire (dans la mesure où il a été jugé digne de susciter quelque commentaire) est vaguement expliqué, par Jammes dans ses articles et par Janis dans son livre, par (c'est selon) l'hégémonie technologique éventuelle du procédé au collodion humide, par la disparition du public cultivé, éclairé, auquel sles calotypistes, ou par un déclin généralisé du bon goût issu de vulgarités lucratives telles que la carte-de-visite et autres produits d'une photographie commerciale professionnalisée. Ces éléments, bien sûr, se trouvaient déjà dans la thèse de Gisèle Freund dès 1936, La Photographie en France au XIXe siècle, et l'on ne peut que constater que cet ouvrage n'a pas été réactualisé depuis un demi-siècle, ce qui en dit long sur l'état des recherches en la matière25. image Si la soudaine disparition de tous ces photographes (qui ne se sont pas contentés d'abandonner le calotype, mais qui ont pour la plupart purement et simplement arrêté la photographie) est passée relativement inaperçue, c'est peut-être parce qu'elle coupe subtilement l'herbe sous les pieds des tenants de l'hypothèse esthétique. Comme le remarque Rosalind Krauss: "Le concept d'artiste implique plus que la simple paternité des oeuvres. Il suggère aussi que l'on doive passer par un certain nombre d'étapes pour avoir le droit de se revendiquer en tant qu'auteur: le mot artiste est en quelque sorte sémantiquement lié à la notion de vocation [¤]. Si c'est cela qui doit être présent, totalement ou en partie, dans le mot artiste, peut-on alors imaginer être artiste pendant simplement une année26?" Pour le véritable esthète, le vrai croyant, sans nul doute, la réponse serait: "Oui" (il suffit, à ce propos, de consulter l'entrée Maxime Du Camp dans le dictionnaire de Jammes et Janis). Krauss poursuit en remettant en question l'appropriation qu'autorisent les autres écoles d'histoire de l'art des notions de carrière et d'oeuvre. Et c'est justement sur ces fondements que semble reposer toute la construction d'une esthétique du négatif papier. Qui soutient que les calotypistes étaient en mesure de faire comme bon leur semblait au rythme de leurs tambours apolliniens (parce qu'appartenant à ces "happy few", ils étaient libres de toutes entraves commerciales, en quelque sorte, libres de leurs choix, et nantis par ailleurs de théories esthétiques abouties) devrait s'interroger sur ce prétendu statut d'auteur que la plupart d'entre eux ont abandonné alors qu'il leur restait vingt à quarante ans à vivre27. image Si l'on en croit les documents disponibles, il est bien plus pertinent d'attribuer ces quelques années de succès du calotype à un phénomène de mode ou de tocade

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plutôt qu'à celui d'un âge d'or mythique d'artistes qui auraient connu un bref élan créatif commun. Le fait que toutes les oeuvres retrouvées soient de bonne qualité ne cache nul mystère: les mauvaises épreuves n'étaient en général pas conservées, et les divers facteurs de survie des calotypes (les commissions institutionnelles, leur parution [p. 21] dans des livres ou des recueils, le répertoire du Dépôt légal de la Bibliothèque nationale, le genre et la nature du sujet représenté, etc.) constituent déjà, en soi, des critères de sélection. On pourrait aussi tenir compte du fait que le calotypiste moyen instruit, cultivé, souvent pourvu de connaissances en art était à même de produire, à partir d'un sujet donné, des images bien composées, d'une facture élaborée. (N'avons- nous pas récemment rencontré des critiques d'art qui se sont révélés être des photographes vraiment talentueux?) De même que les gentlemen du Second Empire, loin d'être analphabètes, avaient une écriture élégante, ils possédaient aussi quelque connaissance de Marcantonio Raimondi ou du Titien. L'abandon de la photographie par des hommes tels que Roger Fenton ou Victor Regnault, tout comme la silencieuse disparition de la scène d'autres praticiens, suggèrent qu'ils sentaient leur chasse gardée patricienne envahie par une photographie qui se généralisait. [p. 21] Ou encore, pour présenter les choses un peu différemment, peut-être l'assimilation de la photographie à tous les domaines du savoir et du discours (comme le souhaitait si ardemment François Arago) leur donnait-elle l'impression fût-ce de façon subliminale d'assister à la naissance d'un monstre digne de Frankenstein? Quelle que soit la raison de cette soudaine faillite de l'ère de l'amateur éclairé, il faut tenir compte du fait que, pendant les heures de gloire de la Société française de photographie ou de la Royal Photographic Society, cet art était fort prisé, on le considérait à la mode, très moderne, "tendance". Ce n'était pas la technique du calotype en soi, mais la photographie d'amateur qui faisait les beaux jours des nantis. C'est précisément la distance que les gentlemen de la Société française ou de la Royal Society avaient vis-à-vis de la production de masse, du commerce et des contingences financières qui garantissait leur prestige. Cette attitude mandarinale était appelée à devenir le modèle et le vrai prototype de tout discours futur sur l'art de la photographie. On retrouve cette insistance sur le caractère "amateur" de la photographie d'art, comme condition sine qua non de l' art photographique dans la formation du Linked Ring, de la Photo-Sécession, dans les pronunciamientos d'Alfred Stieglitz, et dans la canonisation de la photo couleur "non commerciale" de William Eggleston. Si l'on estime nécessaire de faire quelque distinguo dans la photographie du milieu du XIXe siècle, ce doit être en fonction de critères d'utilisation et d'opérateurs, et non selon l'invention laborieuse d'une esthétique imaginaire. image L'entreprise collective de construction d'une histoire esthétique du calotype met en oeuvre, en plus de l'imposition de méthodologies empruntées à l'histoire de l'art conventionnelle, nombre de stratégies. Comme toute la machinerie d'historisation artistique de l'histoire de la photographie est fondée sur un scénario complexe de passage au crible (quelles images, parmi les milliers qui sont encore conservées, passeront les portes du temple?), le processus de sélection remplace effectivement toute méthode analytique. Or, on peut précisément affirmer des historiens de l'art qui se lancent dans cette aventure qu'on leur a bien mâché le travail, dans la mesure ou les André Jammes ou les Phyllis Lambert de notre monde existaient déjà autrefois28. L'exposition "Paper and Light" de Houston et Chicago est un cas tout aussi édifiant. On a proposé en 1978 à Richard Brettell d'organiser une exposition des calotypes anglais issus de la collection de photographies du Humanities Research Center de l'université

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du Texas à Austin (connue également sous le nom de Gernsheim Collection). Avec un groupe d'étudiants diplômés, Brettell a entrepris un travail de recherche et de préparation, mais a aussi élargi son domaine. Quand, en 1980, on lui offre un poste de conservateur à l'Art Institute de Chicago, l'exposition est reprise par David Travis, mais elle a alors pour thème "Le calotype en soi". Lorsque l'exposition est enfin présentée, environ un quart de son contenu provenait de la collection d'André Jammes, une plus petite part de celle de Phyllis Lambert, un autre [p. 22] quart était issu du fonds de l'Humanities Research Center, et le reste de la National Gallery d'Ottawa, du Science Museum de Londres, et d'autres petites collections privées. Sans nul doute, l'élargissement du domaine de l'exposition était dû au fait que les calotypes français étaient plus beaux et plus nombreux que les anglais (quoiqu'on y ait présenté des clichés de Talbot, d'Annan et de Hill et Adamson) et que la collection Gernsheim n'était pas jugée à la hauteur des canons esthétiques de la nouvelle histoire de la photographie. image The Art of French Calotype, plus encore que l'exposition "Paper and Light", témoigne du fait que la majeure partie de la recherche habituelle en matière de photographie, aujourd'hui, n'a pas de but plus élevé que celui de rencontrer la ratification du goût des collectionneurs et des marchands, qui (faut-il encore le répéter) confondent le rôle du connaisseur et celui de l'historien. Des huit sources des illustrations présentes dans The Art of French Calotype, toutes sauf trois (la Bibliothèque nationale, la Caisse nationale des monuments historiques et la Société française de photographie) émanent des principaux marchands et des grandes collections de France29. Juste en-dessous, on peut lire: "Les oeuvres dont l'origine n'est pas précisée proviennent de collections privées." image Dans la mesure où le livre annonce en première page qu'il s'agit d'une "collaboration entre un collectionneur français et une historienne de l'art américaine" et que "le travail d'écriture de ce livre a été confié à E. P. Janis", on ne comprend pas très bien pourquoi la moitié des calotypes en provenance de la collection de Jammes ont été dissimulés sous l'appellation évasive "collections privées30". À vrai dire, il n'y a que le quart des reproductions du livre qui émane de collections privées, bien que le cabinet des Estampes de la Bibliothèque nationale ait une collection bien fournie. Je ne peux que me demander si les presses de l'université de Princeton, ou les auteurs eux- mêmes, se sont jamais souciés de l'apparence, si ce n'est du bien-fondé, d'un ouvrage censé être d'essence universitaire, dont le propos est aussi étroitement lié à la propriété d'un seul et unique collectionneur. image Les opérations de sélection, comme les canons, servent autant à exclure qu'à inclure, et il ne fait aucun doute que l'esthétique du calotype que l'on revendique est la nôtre, non celle du XIXe siècle. Les exemples des modes les plus kitsch du Second Empire: odalisques vaguement pornographiques, tableaux vivants et autres sont aussi absents de The Art of French Calotype que des dernières expositions des musées. Ainsi, alors que la nouvelle construction esthétique englobe des photographies telles que celles des fortifications de terre de la guerre de Crimée de Jean-Charles Langlois qu'elle tient pour art ("Langlois ne se soucie guère des riches textures incrustées que les autres photographes emploient pour remplir leur cadre. La beauté de son oeuvre tient à ses compositions de formes sobres qu'il isole violemment dans un espace sec, sans air31"), elle rejette certaines images indubitablement "artistiques" au prétexte que celles-ci ne seraient pas au goût du jour. Je préfère, moi aussi, les reportages rugueux de Langlois

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aux [p. 23] extravagances kitsch de Moulin, mais ce qui importe ici, c'est le fait que cette construction esthétique particulière ne tient rigoureusement aucun compte des différences entre le discours esthétique du Second Empire et le nôtre. Qui plus est, les commentaires photographiques de critiques tels que Lacan révèlent leur incapacité à effectuer une distinction d'ordre qualitatif entre ce qui, à nos yeux, passe pour du kitsch et ce que l'on tient pour de véritables chefs-d'oeuvre. Tout ceci contribue à démontrer que les tout premiers critiques photographiques se consacraient bien plus à la propagande du médium qu'à la sauvegarde si ce n'est à l'invention de rigoureux critères esthétiques. image Il est intéressant, à ce propos, de lire un essai tel que celui de Roy Flukinger, l'un des trois textes qui figurent dans l'ouvrage Paper and Light, "The Calotype and the Photography Exhibition of the Society of Arts, London, 1852-1853" [Le calotype et l'exposition photographique de la Société des arts, Londres, 1852-1853]. À l'examen de la nature de l'exposition et de ces nombreux contributeurs, Flukinger semble sincèrement abasourdi du nombre de rubriques consacrées à des photographes obscurs, (qui nous sont) inconnus, ou même, pire, à des individus comme Pecquerel (représenté par soixante et une images) alors que ceux que l'on porte aujourd'hui aux nues ne font l'objet que d'une chiche mention, quand ils ne sont pas totalement ignorés. Il va sans dire que si John Szarkowski en avait été le commissaire, l'exposition nous aurait été bien plus accessible. Parce qu'elle se fonde sur des préférences qui sont modernes, l'histoire de l'art de la photographie voit des problèmes là où il n'y en a pas, et reste aveugle à ceux qui se posent vraiment. image L'incessante quête d'une esthétique au détriment de toute autre considération concernant l'utilisation, les fonctions de la photographie au XIXe siècle et les discours qui s'y rapportent mène inéluctablement à des déformations, à des erreurs, comme à de considérables omissions. À la lecture de l'entrée consacrée à Auguste Salzmann dans [p. 24] The Art of French Calotype, j'ai constaté avec surprise que son collaborateur Durheim (qui, Salzmann le précise, est resté en arrière à Jérusalem pour réaliser quelque cinquante des planches de l'ensemble) n'a plus eu la faveur d'être mentionné. C'est à croire que les "happy few"se font encore plus rares quand il s'agit de préserver le statut d'auteur. image L'esthétisme est une idéologie, quels que soient les fantasmes que nourrissent les historiens de l'art ou ceux de l'art de la photographie. Et il n'est pas vraiment nécessaire d'être un historien matérialiste pour engager une controverse à propos d'une perception de l'activité photographique française au Proche-Orient qui aurait pu être décrite du point du vue du colonialiste de 1850 : "Le voyage en Égypte a perpétué la tradition technique [du calotype] bien au-delà de l'apogée qu'il connut en d'autres lieux. L'intense lumière du soleil égyptien cajole des produits chimiques assoupis, et les monuments imperturbables, silencieux, semblent totalement imperméables aux outrages du temps. Comparé aux changements radicaux qui défigurent Paris, l'éternel calme qui règne à l'ombre d'un sphinx omniscient semble offrir au voyageur français moderne un profond réconfort32." image Il va sans dire que l'éternel calme du sphinx n'était pas seulement troublé par les bouleversements dus à l'urbanisation et à la modernisation en Égypte même, mais aussi par les ambitions, intérêts et investissements impériaux concomitants français et anglais, qui allaient même jusqu'à dicter les activités des photographes de ces deux nations. En refusant d'aborder ces sujets en refusant même de reconnaître la simple

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existence de tels problèmes , The Art of French Calotype, nonobstant ses prétentions académiques, [p. 25] ne fonctionne que sur le mode de la connaissance éclairée. Toutefois, Princeton University Press n'a aucune raison d'être fière de laisser passer ce guide du gourmet pour un travail historique sérieux. image Le monde des historiens de l'art et de la photographie étant un petit cercle où tout le monde se connaît (sans doute en était-il de même de la Société française de photographie au milieu des années 1850), on ne peut s'étonner que des colloques tels que ceux de Houston ou de Princeton se caractérisent par un consensus quasi familial concernant tous les sujets qui fâchent et où rarement se fait entendre une voix discordante. Par son intervention judicieuse et son approche quelque peu plus conceptuelle du calotype (en témoigne son organisation de "The Era of French Calotype" à la Eastman House), Janet E. Buerger a conféré à la rencontre de Houston un ton plus radical. Maria Morris Hambourg, qui travaillait alors au département photographique du Museum of Modern Art et participait au cycle Atget fit une conférence sur "Le calotype français et le pittoresque". Bien qu'elle soit une spécialiste d'Atget (et qui eût cru, il y a vingt ans, qu'une étudiante en photographie aurait pu ne traiter que la vie et l'oeuvre d'un seul et unique photographe?), sa présence à ce colloque, autant que son sujet, était peut-être en partie due au fait qu'elle était une ancienne élève de Janis. S'appliquant à broder autour de l'assertion de Janis selon laquelle "un négatif papier placé dans une caméra, intrinsèquement, livre du "pittoresque33"", elle discourait sur les Voyages pittoresques, montrant en quoi ils laissent présager la photographie ou lui sont concomitants. Janis, quant à elle, présentait "The Photographic Idealism of Gustave Le Gray" [L'idéalisme photographique de Gustave Le Gray], assénant la théorie des sacrifices et autres aspects de l'esthétique de Le Gray. James Borcoman, conservateur à la National Gallery d'Ottawa, livrait une thèse semblable sur l'effet pictural 34, et Richard Brettell évoquait l'oeuvre de William Ivins dans le but de parler du calotype en tant que médium pour l'imprimerie35. image Le colloque de Princeton avait invité Eugenia Parris Janis, André Jammes, Robert Sobieszek, Roger Taylor, Marjorie Munsterburg (une ancienne élève de Janis qui a travaillé pour la collection Lambert/CCA), Françoise Heilbrun (conservatrice de photographie au musée d'Orsay qui, après avoir obtenu ce poste, fut envoyée à Princeton pour épauler Peter Bunnell, lui-même organisateur de la rencontre) 36et Joel Snyder. Inutile de dire qu'il n'y a pas eu de surprises, sauf celle, plutôt plaisante, que nous réserva Robert Taylor avec son intervention consacrée aux vues topographiques anglaises entre 1850 et 1880. Étant donné que, dans la seule Angleterre, et durant la seconde partie du XIXe siècle, il ne se fit pas moins de deux millions de clichés, Taylor n'eut pas à évoquer le pensum de l'esthétique, et fut libre de discourir sur cette industrie de masse, son histoire sociale et sa fonction culturelle. Après Taylor, comme on pouvait s'y attendre, les choses ont mal tourné. Difficile de situer le nadir de l'événement: était-ce la lecture esthétique des photographies d'horreurs physionomiques du Dr Hugh Diamond et [p. 26] de Duchenne de Boulogne ("La curiosité de Duchenne de Boulogne, à l'origine purement scientifique, s'oriente elle aussi vers une préoccupation d'ordre esthétique, ou du moins vers la quête d'un effet artistique"), qui montrent des femmes (le plus souvent) enfermées dans des asiles, bardées d'électrodes et d'appareils orthopédiques37, ou l'attaque contre le prétendu camp contextualiste (dont, d'ailleurs, aucun représentant n'était présent)? Tout ce que l'on peut retirer de ce genre de rencontre, c'est la constatation désabusée d'une sorte de loi

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de Gresham à l'oeuvre. Le problème n'est pas tant que cet ersatz d'académisme empêche l'exercice d'une vraie érudition, mais que sous cet empire de l'esthétisme, d'autres points de vue, d'autres approches, d'autres questions ne puissent même plus être évoqués. image Dans la mesure où une bonne part de l'histoire de la photographie est élaborée dans le contexte du musée, on ne peut que s'attendre à ce que les enjeux historiques tombent dans le cadre (aux deux sens du terme) du discours muséal. Une exposition telle que "Before Photography", présentée en 1981 par Peter Galassi au Museum of Modern Art, avant d'entamer une itinérance, est l'exemple par excellence de la façon dont la muséification de la photographie ne se contente pas de réécrire l'histoire, mais parvient à l'annihiler purement et simplement. Galassi était fondamentalement chargé de fabriquer une justification académique et érudite aux préférences et à l'appareil critique du département photographique du MoMA. Ainsi, "Before Photography" était conçu pour fournir exactement la thèse qu'exigeait le musée, à savoir que l'histoire de la photographie, ontologiquement, essentiellement, n'est pas un produit de l'art, mais qu'on ne saurait la considérer indépendamment de celui-ci. Que cette proposition, on ne peut plus suspecte (à laquelle on est parvenu, je dois dire, et qui est largement soutenue dans le texte accompagnant l'exposition, grâce à une combinaison de tours de passe-passe, de projections de diapositives, d'omissions et de déformations) ait recueilli les hosannas de la part du plus grand nombre des historiens de la photographie, de certains historiens de l'art et de toute la communauté des marchands et des collectionneurs ne devrait surprendre personne38. Bien entendu, Marjorie Munsterburg a rédigé une glose élogieuse du texte de Galassi dans le Journal of Visual Communications, et Before Photography s'est accompagné des notes de bas de page dignes de toute publication académique. Des trente-cinq photographies qui font autorité, soigneusement sélectionnées pour illustrer "la syntaxe picturale moderne de perceptions synoptiques, immédiates, et les formes d'une discontinuité insoupçonnée", vingt provenaient des collections de Jammes, Wagstaff, Crane, etc. image Cependant, malgré l'accumulation d'acquisitions et expositions de photographies au musée, et bien qu'aujourd'hui cet art semble au plus grand nombre y avoir sa place, quelques relents d'une mentalité arriviste persistent. Le design et les installations trop étudiés des diverses expositions en fournissent la preuve. L'éclairage tamisé (de façon à ne pas décolorer les [p. 27] épreuves), les murs de couleur bistre, taupe ou bordeaux, et même (en l'occurrence, lors de l'installation de "Paper and Light") la calligraphie "à l'ancienne" de certains cartels rendent compte des diverses stratégies mises en oeuvre pour créer et diffuser la notion d'une aura qui émanerait du photographique. Les cartels, de même, sont rédigés de façon à promouvoir cette approche quasi mystique de la photographie du XIXe siècle, comme l'atteste pleinement cette déclaration assurée de Brettell à l'exposition "Paper and Light": "Accrochées côte à côte, les images des photographes français et anglais dévoilent un monde unifié, grâce au médium du calotype, un monde de sérénité et de clarté où passé et présent se rejoignent et où les documents visuels se transforment en oeuvres d'art." Il va de soi que les documents ne se transforment pas en oeuvres d'art comme les chrysalides en papillons; ils sont plutôt condamnés à devenir oeuvres d'art du fait de désirs et de besoins complexes, intimement liés, propres à une culture qui les appréhende comme elle les consomme. Il faut comprendre que la force génératrice de la nouvelle histoire de la photographie vient précisément de ce que le marché, comme le musée, exigent que la photographie soit perçue comme un art.

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image Le besoin est si impérieux, la séduction si irrésistible, que même une exposition comme "The Era of the French Calotype" de Janet Buerger, laquelle fit une tentative désabusée pour présenter la photographie du milieu du XIXe siècle un tant soit peu dans son contexte, n'était pas franchement si différente des autres. Alors que le titre aurait permis de tout exposer, des portraits mortuaires à la photographie médicale, scientifique, commerciale voire stéréoscopique, la teneur générale de la sélection était aussi plombée par le goût contemporain en la matière qu'à Princeton ou à Chicago. Buerger, elle aussi, trouve recevable le concept d'esthétique du calotype, et l'absence de ferme engagement, ou bien l'ignorance d'approches alternatives, réduit la portée de ses références au contexte (ainsi, au-dessus d'un cartel intitulé "Transports", pouvait- on voir les calotypes du port de Dieppe de Le Secq, images qu'il fallait sans doute juger "artistiques"). image Que le musée se sente concerné par la construction d'une histoire de la photographie pose déjà, intrinsèquement, problème. La mission d'un musée est esthétique, et on ne peut raisonnablement espérer qu'une telle institution se mêle d'une sociologie, d'une sémiotique, ou d'une histoire culturelle et sociale de la photographie. Il revient alors aux chercheurs et aux historiens d'élargir l'enquête, de prendre en compte ces aspects, de plus en plus marginalisés, mais néanmoins critiques, de la photographie. Quand les chercheurs acceptent, sans protester, de faire leurs les définitions proposées par l'institution muséale, quand ils pensent que le sens de ces photographies, abordées collectivement ou individuellement, se situe entre des frontières ainsi établies, ils ne font pas oeuvre de chercheurs, mais d'intermédiaires entre le musée et le marché. image On ne doit pas s'étonner du fait que la dernière photographie du catalogue, [p. 28] Niépce to Atget, soit l'oeuvre d'Atget, ou que Eugenia Parry Janis, tout comme John Szarkowski, l'évoque comme une muse de l'art de la photographie. Atget est devenu le véhicule par lequel des morceaux choisis du passé de la photographie peuvent, comme par magie, rencontrer la sensibilité contemporaine de façon à faire naître une tradition unitaire (et mythique). De même, Atget peut être analysé en termes d'histoire de l'art, et décrit comme marqué du sceau indélébile de la Kunstwissenschaft: un Alter- stil39. image Les historiens qui promeuvent une histoire de l'art de la photographie à sens unique fonctionnent collectivement comme une pouponnière pour la prochaine génération d'historiens de la photographie. Persuadés que, de toute évidence, les artistes naissent au monde comme des poulets (qu'il suffit d'identifier, de reconnaître et de nommer), ils sont en train de construire une structure parfaitement spécieuse, inconsciente de ses propres prémices. Rien d'étonnant à ce que la seule entreprise fiable, autoritaire, et dépourvue de la moindre contradiction dans ce monde de la calotypomanie soit celle du collectionneur l'homme de toutes les situations.

1 (Traduit de l'anglais par Pierre Camus) [p. 29]

2 "Calotypomania: The Gourmet Guide to Nineteenth-Century Photography" a paru dans After- image (été 1983, vol.11, n°1-2), puis a été republié en 1991 dans le recueil Photography at the Dock, Essays on Photographic History, Institutions and Practices (Minneapolis, University of Minnesota Press), version à partir de laquelle a été établie la traduction française.[p. 30]

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ANNEXES

Notice Fidèle à une inspiration benjaminienne qui traverse la critique américaine "radicale" de l'après-1975, Abigail Solomon-Godeau a constamment placé le moment présent au coeur de ses essais "sur l'histoire, les institutions et les pratiques photographiques40". L'objet du texte qui précède est la "vague sépia" qui apporta aux Etats-Unis, en 1982-1983, plusieurs expositions, publications et manifestations de grande envergure sur "l'ère" et "l'art" du calotype français. Mais à travers cette petite ironie de l'histoire qu'est la calotypomanie américaine, se profile un contexte plus large que la critique ramène à deux faits: le "boom" muséal et spéculatif qui à partir de 1975 transforma la photographie en nouvelle frontière du marché américain de l'art, et "l'ascension culturelle et politique de la droite" qui l'accompagna41. Cette conjoncture vit l'émergence d'un establishment photographique grandes collections institutionnelles, consolidation d'une échelle des valeurs et des pouvoirs mais aussi, de manière typiquement américaine, d'une déconstruction virulente et quasi simultanée de la nouvelle orthodoxie, entreprise explicitement politique qui fut portée par des revues comme Art Journal, Afterimage, et surtout October42. Vingt ans après sa parution, ce texte a gardé non seulement toute sa vigueur critique, mais aussi, selon l'expression consacrée, toute son actualité, par quoi il faut entendre que l'actualité des eighties américaines résonne de manière troublante dans les années 2000 en France. François Brunet

NOTES

1. Je suis redevable à Linda Nochlin pour ces remarques concernant l'éthique de l'histoire de l'art. 2. Erwin Panofsky dépeint l'évolution de l'histoire de l'art depuis la Geschichte der Kunst des Alternums de Winckelmann en 1764 (premier ouvrage à utiliser le terme d'"histoire de l'art") jusqu'aux années 1950 dans un essai intitulé "Art History in the US". Toutefois, Panofsky considère que l'histoire de l'art aux États-Unis est parvenue à l'âge adulte au cours de la décennie 1923-1933 (Cf. Erwin Panofsky, Meaning in the Visual Arts, New York, Anchor Books, 1955). 3. Pour en donner quelques exemples, qui ne constituent pas une liste exhaustive: Martha Rosler, "Lookers, Buyers, Dealers and Makers: Thoughts on Audience", Exposure, vol. 17, n° 1, 1979, p. 10-25; Douglas Crimp, "The Museum's Old, the Library New Subject", Parachute, n° 22, printemps 1981, p. 8-12; Allan Sekula, "The Traffic in Photographs", Art Journal, vol. 41, n° 1, printemps 1981, p. 15-25, et "On the Invention of Photographic Meaning", Artforum, vol. 8, n°5, janvier 1975, p. 37-45 [ces deux essais ont été repris in A. Sekula, Photography Against the Grain: Essays and Works, Halifax, The Nova Scotia College of Art and Design, 1985]; "Michael Photography and Other Art Historical Lacunæ", Afterimage, vol. 9, n° 7, février 1982, p. 6-7; Rosalind Krauss, "Photography's Discursive Spaces. Lanscape/View", Art Journal, vol. 42, n° 4, hiver 1983, 311-319 [réédité in R. Krauss, The Originality of the Avant-Garde, Cambridge, MIT Press, 1985, trad. sous le titre: "Les espaces discursifs de la photographie" dans Le Photographique. Pour une théorie des écarts, Paris, Macula, 1990, p. 37-58]; mes propres écrits: "Tunnel Vision", The Print

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Collector's Newletter, vol. 12, n° 6, janvier-février 1982, p. 173-175, et "A Photographer in Jérusalem. Auguste Salzmann and His Time", October, n°18, automne 1981, p. 91-107. 4. Voir, par exemple, Art Journal, vol. 42, n° 4, hiver 1983, numéro spécial consacré à "la crise dans la discipline". 5. Voir l'analyse de ce phénomène in Douglas Crimp, "The Museum's Old, the Library New Subject", art. cit. 6. Quoiqu'il en soit, Gernsheim dixit: "J'ai été ravi d'être célébré comme le Berenson de la photographie." Cette citation est tirée d'une interview fascinante de Gernsheim dans Dialogue with Photography (éd. Paul Hill et Thomas Cooper, New York, Farrarn Straus & Giroux, 1979, p. 196). Un autre passage (p. 181) de la même interview est tout aussi intéressant: "Une fois piqué par le virus du collectionneur, vous êtes condamné. J'ai déjà été un collectionneur invétéré dans d'autre domaines artistiques, et j'ai appliqué les mêmes critères à la photographie. Je n'ai acheté que ce qui me plaisait, mais avec, pour la qualité, l'¤il exercé du connaisseur. Il n'y avait pour me guider ni livres ni collections publiques. [Gersnheim ne savait-il alors rien de l'existence du Victoria and Albert Museum, de la Bibliothèque nationale, de la Société française, de la Royal Photographic Society, des mémoires de Nadar, etc.?]. J'ai dû par moi-même explorer ce domaine¤ S'il est aisé d'acquérir le savoir et l'argent, le goût et le discernement sont en revanche des dons que certains ont, et d'autres non. Ces quatre éléments sont nécessaires à la constitution d'une bonne collection." Que l'on compare ces propos à ceux de l'essai d'André Jammes dans The First Century of Photography: Nièpce to Atget, From the Collection of André Jammes, Chicago, The Art Institute of Chicago, 1977, p. 10: "Il y a vingt-cinq ans, il était impossible d'étudier l'histoire de la photographie sans rassembler soi-même le matériau de base. Ainsi, il fallait regrouper des milliers de documents d'une valeur esthétique très inégale pour pouvoir établir le cadre dans lequel l'artiste avait évolué." 7. Cf. Marta Braun, "A History of The History of Photography", Photo Communiqué, hiver 1980-1981, p. 12-14, et l'indispensable "The Judgement Seat of Photography" de Christopher Phillips, October, n° 22, automne 1982, p. 27-63. 8. Cette notion d'"âge d'or" des débuts de la photographie, dont les calotypistes français seraient les pionniers, est centrale pour la constitution de la collection de Jammes, comme dans ses écrits. On la retrouve aussi dans les mémoires de Nadar, Quand j'étais photographe, rédigés dans les années 1890. À ce propos, Eugenia Parry Janis n'y va pas par quatre chemins: "Cette étude a trait aux charmes des négatifs papier. Nous avons examiné les négatifs papier photographiques français comme d'autres historiens ont pu examiner les aquarelles anglaises du milieu du xixe siècle ou les gravures allemandes de la fin du xve c'est-à-dire de façon à comprendre un art à partir de son âge d'or", A. Jammes, E. Parry Janis, The Art of French Calotype, Princeton, Princeton University Press, 1983, p. xiii. 9. La Photographie, des origines au début du xxe siècle, catalogue de la vente, Genève, Nicholas Rauch, 1961. Dans la mesure où aucune information n'est disponible en ce qui concerne l'origine des photographies proposées lors de cette vente, Christopher Phillips estime qu'elles doivent provenir en fait de la propre collection d'André Jammes. 10. Tout se passe comme s'il s'agissait d'une tradition familiale. Isabelle, la fille de Jammes, a reçu (à ma connaissance) le premier doctorat décerné à des travaux concernant l'histoire de la photographie pour avoir rédigé un catalogue raisonné intitulé Blancart-Évrard et les origines de l'édition photographique française, Genève,

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Librairie Droz, 1981. Elle dirige aujourd'hui la Fondation Lartigue au sein du musée d'Orsay. 11. La collection photographique du Canadian Center for Architecture, elle-même invention personnelle de Phyllis Lambert, l'héritière de Seagram, par exemple, n'a que neuf ans d'âge, et regroupe déjà 25 000 "chefs-d'¤uvre" photographiques, pour la plupart du xixe siècle. La collection de la Gilman Paper Corporation, elle aussi relativement récente, détient également un véritable trésor, quoique moins important. L'une des conséquence du boom de la photographie est que les musées et bibliothèques sont rarement en mesure de surenchérir sur des personnes ou des sociétés privées. De plus, nombre d'ouvrages reliés et d'albums sont fréquemment démontés par des marchands des Puces à Paris ou des galeries de la 57e rue. Tel fut le sort d'albums comme l'extraordinaire ouvrage de Braquehais sur la Commune et la démolition de la colonne Vendôme (dépecé par Daniel Wolf), de la Columbia River de Carleton Watkin (vendu planche par planche par la Weston Gallery), etc. La nouvelle "cote" des photographies du xixe siècle est ainsi un phénomène à double tranchant: la préservation d'images isolées au détriment d'ensembles discursifs. Toutefois, quoique les collectionneurs et les marchands évoquent sans cesse l'extrême rareté du bon matériau du xixe siècle, l'énorme quantité de celui accumulé par Lambert et la CCA, par la Gilman Corporation, ou par des collectionneurs privés tels que Sam Wagstaff, Arnold Crane ou Jammes (sans compter tout ce qui se trouve déjà à la Bibliothèque nationale, à la Société française de photographie, à l'International Museum of Photography de la George Eastman House, etc.) donne à réfléchir quant à ce que l'on entend vraiment par rare. Pour avoir un point de comparaison, songeons qu'il n'y a pas au monde trente tableaux de Vermeer. 12. Durant l'été 1984, le J. Paul Getty Museum a fait l'acquisition de dix-neuf collections photographiques dont celles d'André Jammes, de Sam Wagstaff, d'Arnold Crane et de Daniel Wolf. Ce dernier, lui-même marchand de photographies, a facilité la négociation pour une commission dont le montant reste inconnu. Le montant exact de la transaction n'a jamais été révélé, mais on parle d'une somme qui se situerait entre dix et vingt millions de dollars [note ajoutée pour l'édition de 1991]. 13. "If it takes but one genius to make any medium worth study, we might easily say that Atget's genius, Cameron's genius, Nadar's genius, or the genius of that obscure figure, Charles Szathmari, is enough.But to know one of those photographers is just a beginning.Further study will reveal that althought photography's genius has favored several photographers, it made many small, but marvellous, visits along the way.Certainly, those visits are more numerous and scattered than we can know at this time", David Travis, "Introduction", The First Century of Photography, op. cit., p. 8. 14. A. Jammes, Alfred-Nicolas Normand et l'art du calotype, (cat. exp.). Cette hypothèse des "happy few" est reprise par Janis dans The Art of French Calotype: "[Le calotype] étant alors largement inconnu en France, il jouissait d'une certaine indépendance à la périphérie et devint l'art des expérimentateurs, des enthousiastes et des curieux de ces "happy few" qui s'employaient à se faire plaisir et à s'épater les uns les autres", p. 16. 15. The Art of French Calotype, op. cit., p. xiv. 16. Voir à ce sujet le propos de Christopher Phillips, "A mnemonic Art? Calotype Æsthetics in Princeton", October, n° 25, automne 1983, p. 35-62. 17. Comme la plupart des étudiants en histoire de l'art le savent, la méta-stylistique de Wölfflin (Principles of Art History) ne convient déjà plus à la peinture maniériste du xvie siècle, et encore moins à la photographie. Les historiens de la photographie, toutefois,

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sont très attachés à un système qui leur permet de situer toute image entre deux pôles, qu'il s'agisse de "expressif-objectif", "miroir-fenêtre" ou "pictural-documentaire". 18. Par exemple, Janis utilise Notre-Dame de Paris comme s'il s'agissait d'une célébration unilatérale de la culture médiévale. Mais il ne faut pas confondre l'admiration que ressent Hugo pour l'architecture gothique avec sa perception de la civilisation de cette époque, et le roman lui-même est un indice du changement des opinions politiques de l'écrivain, alors qu'il bascule du camp des Ultras à une position, mûre, de champion de la social-démocratie égalitaire. Dans Notre-Dame de Paris, la cathédrale est perçue comme l'emblème d'un monde devenu incompréhensible, un amas de pierres sinistre, vide, reliquat d'une culture défunte qui, dans le cours du roman, sera attaquée par le peuple. La modernité, elle, est symbolisée par la presse imprimée, par la prophétie d'une alphabétisation et d'une éducation généralisée. Janis ne se rend jamais compte que le "gothique", comme l'imagination romantique elle-même, est un terrain mouvant; en divers temps historiques, sa signification change. Le renouveau gothique en France, depuis la fin du xviiie siècle, a ainsi pu signifier le goût des antiquités, la politique et les valeurs de la Restauration, la rébellion romantique contre les classiques, le pastiche éclectique (le style troubadour des années 1830), le nationalisme et la notion de patrimoine, etc. 19. On peut considérer cette conception comme un élément participant de la réhabilitation en cours du Second Empire. Janis a rédigé la partie consacrée à la photographie pour l'énorme exposition "Le Second Empire", au Grand Palais en 1978. 20. Gustave Flaubert, L'Éducation sentimentale [1869], Paris, Flammarion, 2001, p. 548. 21. La théorie selon laquelle la pratique consistant à faire des transpositions photographiques des modèles des beaux-arts pouvait légitimer ou étayer les prétentions esthétiques de la photographie était souvent évoquée dans les cercles photographiques du Second Empire. Disdéri l'inventeur de la carte-de-visite en parle dans son traité, à l'instar de Le Gray. Comme d'habitude, les historiens de la photographie sont particulièrement impressionnés par cette pratique. James Borcoman a brodé autour de cette seule longue référence à la "théorie de sacrifices" au point d'en tirer une thèse détaillée faisant allusion à "l'effet" photographique. De même, quoique de façon plus contradictoire, Robert Sobieszek interprète le traité de Disdéri comme l'équivalent de ce qu'est le programme réaliste en peinture. Cf. John Borcoman, Charles Nègre, Ottawa, The National Gallery of Canada, 1976, et Sobieszek, in One Hundred Years of Photo- graphy. Essays in Honor of Beaumont Newhall, Albuquerque, University of New Mexico Press, 1975. 22. "Étant donné les variables dans le procédé de mise en ¤uvre des négatifs de calotypes, on ne peut guère s'étonner des différences de couleur, de densité, de clarté et de transparence, ni espérer qu'ils soient determinés par une esthétique dominante", Nancy Keeler, Richard Brettell, Sydney Kilgoren, "The Calotype as Print Medium" in Paper and Light, op. cit. Toutefois, malgré cette déclaration, l'esprit général des essais qui composent Paper and Light témoignent d'une opinion contraire. Je dois reconnaître, cependant, qu'il ne m'a été donné à voir que des épreuves, et que je n'ai pas lu l'introduction de Richard Brettell à cet ouvrage. 23. C'est évidemment pour cela que les légendes et les cartels ont tendance à se faire vagues. Une épreuve à l'albumine peut aussi bien vouloir dire que le négatif était de l'albumine sur verre ou que le papier était albuminé. Une épreuve aux sels se réfère au papier, pas au négatif, mais elle est presque toujours tirée d'un négatif papier.

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Toutefois, dans les nombreux cas où le négatif a été perdu, il n'est pas de moyen infaillible pour déterminer au moyen de quelle technologie le négatif a été obtenu. 24. Comme on pouvait s'y attendre, l'idéologie de l'esthétique accorde plus de poids à l'"appréciation" qu'à l'analyse. Je cite un passage, assez représentatif (p. 87), de The Art of the French Calotype traitant d'une photographie paysagère de Le Gray: "Dans une étude comprise dans un album unique consacré par Le Gray à Fontainebleau, un jeune chêne éclairé par l'arrière au fond des bois s'élève au milieu de pierres monstrueuses, les célèbres rochers de Fontainebleau, envahies par ce lichen qui surgit de la terre du sol de la forêt pour s'étaler à la base des arbres comme autant de girafes endormies. La forme de l'arbre retient une tapisserie scintillante de feuilles esquissées, battues par les vents, qui s'étend jusqu'aux buissons environnants. Les branches, se déployant, ancrent leur tracé semblable à une toile jusqu'aux confins du cadre, figeant ainsi tous ces menus détails des ombres et lumières de la surface changeante en un mouvement qui se propage de l'écorce aux rochers, puis des rochers aux buissons. D'étranges absences de délinéaments remplacent le feuillage pulvérisé d'une convention toute picturale, et l'effet, engendré par la nature même, assistée d'une douce brise, "peint" ponctuellement certaines branches, en laissant d'autres à l'arrêt durant le long temps d'exposition¤ C'est un sentiment de calme et de profonde intimité qui sourd de la répartition d'ombres et de lumières saisie par Le Gray pendant que la photographie se prend à traduire les espaces subtils et la coloration du chaud au froid de la nature en un univers de chiaroscuro tremblant." 25. Photography and Society, par Gisèle Freund, qui relate une partie de la thèse de 1936, n'a été publié en anglais qu'il y a deux ans (Boston, David R. Godine, 1980). Anne McCauley, historienne de la photographie, est en train de faire des recherches concernant l'infrastructure économique de la photographie au Second Empire. Si je ne me trompe, c'est elle qui a émis l'idée que l'accès des masses à la carte-de-visite photographique serait incorrecte, et que son coût aurait été prohibitif pour le plus grand nombre. [Cf. A. McCauley: A.A.E. Disdéri and the Carte-de-visite Portrait Photograph, New Haven, Yale University Press, 1985; id., Industrial Madness.Commercial Photography in Paris, 1848-1871, Yale University Press, 1994]. 26. "The concept artist implies more than the mere fact of authorship; it invokes as well the steps one must go through to earn the right to claim the condition of being an author, artist somehow grammatically being connected with the notion of vocation. [¤] If this, or at least some part of it, is what is necessarily included in the term artist, could we then imagine someone who was an artist for just one year?", Rosalind Krauss, "Photography's Discursive Spaces". [En français, voir "Les espaces discursifs de la photographie", Le Photographique, op. cit., p.46-47 (trad. par J. Kempf.] 27. A. Jammes, lors du symposium qui eut lieu au Princeton Art Museum en même temps qu'était inaugurée l'exposition et que The Art of French Calotype était présenté, a prononcé ces quelques mots: "Quand j'ai préparé cette exposition et le livre qui l'accompagne, l'idée que j'avais présente à l'esprit était celle de la liberté, de la liberté des photographes de l'ère du calotype, époque d'une extrême importance¤ C'était sans doute la seule époque de totale liberté durant laquelle les photographes français pouvaient exercer leur art sans la moindre contrainte." Si le ton et le contenu de ce discours auraient pu être confondus avec celui d'un collecteur de fonds pour quelque Héritage Foundation, cet hymne à la liberté, cette croyance en la non-contingence de la production culturelle semblent, à de rares exceptions près, avoir été partagés par la plupart des plus académiques historiens de la photographie.

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28. Le Canadian Center for Architecture de Phyllis Lambert à Montréal a généré son propre discours photographique en suivant les mêmes grandes lignes qu'ici je remets en question. En l'occurrence, c'est la photographie d'architecture qui est complètement décontextualisée. Voir, par exemple, le luxueux ouvrage tiré de la collection du Centre, Photography and Architecture, préfacé et composé par Richard Pare, Montréal, New York, Centre Canadien d'Architecture et Calloway Editions, 1982. 29. Ces collections et marchands sont: Yvan Christ, Gérard Lévy, Alain Paviot (galerie Octant), Frédéric Proust, et la collection Texbraun. 30. Voulant en connaître la raison, j'ai appelé l'éditeur des Princeton University Press, lequel, furieux de me voir me lancer dans une enquête et trouvant le terme "évasif" bien insolent, m'a renvoyée à Eugenia Parry Janis. En ce qui concerne les attributions, celle-ci m'a précisé que la décision revenait à A. Jammes. 31. The Art of French Calotype, op. cit., p. 199. 32. "Travel to Egypt kept the technical tradition [of the calotype] going long after its apogee elsewhere.Egypt's intense sunlight cajoled sluggish chemicals, and the ever-still and silent monuments seemed particularly impervious to the ravages of time.Compared to the radical changes affecting the face of Paris, the eternal calm in the shade of an all-seeing sphinx seemed to offer profound solace to the modern French traveler", Ibid., p. 23. 33. Ibid., p. 84. 34. J. Borcoman, Charles Nègre, op. cit. 35. Prints and Visual Communication, New York, Da Capo Press, 1969, de William M. Ivins Jr., est un ouvrage qui a eu la plus grande influence sur la pensée de nombre de conservateurs et d'historiens académiques de la photographie. Le concept de "syntaxe" d'Ivins et son corollaire selon lequel "les assertions exactement reproductibles" entendez par là les photographies sont le prolongement des médiums graphiques par d'autres moyens ont suffi à justifier une approche de la photographie guère différente de celle du département des gravures et estampes d'un musée. En fin de compte, le cadre de travail général de Brettell et de ses confrères dans le texte de Paper and Light, avec ses analyses à propos de papiers, de filigranes et de variations dues à l'impression, ne diffèrent en rien de l'examen qu'on a l'habitude d'associer au travail du connaisseur en gravures. D'un autre côté, si l'on pense à l'interprétation par Barthes de l'apparition de la photographie dans le monde comme à "un changement décisif dans l'économie de l'information", on ne se sentira guère concerné par des histoires de filigranes. 36. L'establishment de l'art photographique contemporain en France (encore plus récemment forgé que le nôtre, car la plupart de ses adhérents puisent leurs informations aux États-Unis). Voir à ce propos mon essai: "The Reification of Photography in France", Photo Communiqué, décembre 1980, p. 14-19. 37. Une fois encore, on peut considérer que Jammes s'est comporté en hérault de l'esthétisme. Dans un article intitulé: "La grimace provoquée et Nadar", publié en décembre 1978 dans la Gazette des beaux-arts, Jammes analyse les deux volumes de La Mécanique de la physiologie humaine de Duchenne (1862) en termes de paternité esthétique; plus précisément, il se demande si Adrien ou Félix Tournchon en était le photographe, compte tenu du fait que ces clichés révèlent "la main d'un maître". Je suis redevable de cette information à Christopher Phillips. 38. De toutes les voix dissidentes, je ne citerai que celles-ci: Peter Schejldahl, "Is there Life before Photography", The Village Voice, 27 mai 1981; S. Varnedoe, "Of Surfaces Similarities, Deeper Disparities, First Photographs and the Function of Form:

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Photography and Painting after 1839", Arts Magazine, septembre 1981; Christopher Phillips, "The Judgement Seat of Photography", art. cit.; Rosalind Krauss, "Photography Discursive Spaces", art. cit.; et mon propre essai "Tunnel Vision". 39. Dans le second des livres du MoMA consacré à Atget, The Art of Old Paris, New York, Museum of Modern Art, 1982, Hambourg retient la thèse d'un style noble, tardif et poétique d'Atget, qui s'étendrait de 1918 à sa mort en 1927. Il s'agirait alors d'un corpus de 1700 images (sélectionnées sur quelque 10000). N'ayant pas eu la possibilité de consulter ces 1700 clichés, je n'ai pas l'intention d'entrer dans cette polémique. Toutefois, je me hasarde à mentionner le fait que le simple désir de construire une notion de "style tardif" est déjà éloquent. 40. Cf. l'important recueil de ses essais de la période 1981-1988, Photography at the Dock, op. cit. 41. Ibid., p. xxi. Rappelons que Ronald Reagan fut élu en novembre 1980, après la longue crise des otages en Iran, sur le slogan d'un "retour de l'Amérique" d'une Amérique conservatrice, ultra-libérale et militariste. 42. Pour un excellent échantillon de la critique post-structuraliste de l'art dans cette dernière revue, voir l'anthologie établie par Annette Michelson et al. (éd.), October, The First Decade, 1976-1986, Cambridge (Mass.), Londres, The MIT Press, 1987. Parmi les très nombreuses contributions de ce courant au renouveau de l'histoire et de la pensée de la photographie, on citera bien sûr les travaux de Rosalind Krauss (Le Photographique, Pour une théorie des Ecarts, trad. par Marc Bloch et Jean Kempf, préf. d'Hubert Damisch, Paris, Macula, 1990) mais aussi ceux d'Alan Sekula (Photography Against the Grain. Essays and Works, Halifax, The Nova Scotia College of Art and Design, 1985) et de Christopher Phillips (en particulier, sur la redécouverte du calotype, le remarquable essai "A Mnemonic Art? Calotype Aesthetics at Princeton", October, 1983, n°26, p. 35-62). On notera enfin que le parcours propre d'A. Solomon-Godeau a été marqué, surtout après 1985, par la place croissante du point de vue féministe.

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L'institution du photographique Le roman de la Société héliographique

André Gunthert

1 On cherchera en vain dans les histoires de la photographie un chapitre consacré à l’un de ses principaux tournants : l’institution du photographique, soit l’œuvre de la Société héliographique1. Quoique la fondation de cette association en 1851 fasse l’objet de nombreuses mentions, elle est habituellement évoquée en quelques lignes, sans guère d’explications. Ce traitement expéditif suggère au lecteur qu’il se trouve face à un phénomène des plus banal, où il ne faut apercevoir qu’un contrecoup logique de la formation du champ photographique. Cette approche implique une bonne dose de paresse intellectuelle et plusieurs erreurs de perspective. La première est celle qui consiste à penser une forme institutionnelle comme le produit de “forces” socio- historiques aveugles, alors que la mise en commun de ressources individuelles en vue de la réalisation d’un programme, la création d’une dynamique visant à la réforme du domaine participent de l’événementialité la plus chaude. La deuxième est celle qui tendrait à conférer à la Société une représentativité globale de l’activité photographique de l’époque, quand celle-ci est au contraire une faction militante, dont la stratégie et l’action s’écartent sensiblement des options alors majoritaires. C’est bien parmi les résultats de ses travaux qu’il faut compter la naissance d’un champ proprement dit, c’est-à-dire d’un espace de tensions structuré et orienté, auquel rien n’apparentait jusqu’alors le paysage de la photographie.

2 Si l’on considère que la majeure partie des textes documentant cet événement appartient au corpus le plus sollicité par les spécialistes de la période, son invisibilité ne laisse pas de surprendre. Au-delà du peu d’intérêt des commentateurs pour l’histoire institutionnelle du médium, un facteur explique cette myopie : la seule archive connue de la Société est son organe, La Lumière. Premier et pendant quelques années seul périodique européen exclusivement consacré à la photographie, qui livre à un rythme hebdomadaire une avalanche d’informations, mais surtout de débats et de controverses sans commune mesure avec la morne matière des manuels de la décennie précédente, ce journal constitue la principale source des historiens pour la compréhension du moment charnière formé par le début des années 18502. L’absence de contrepoint comme la richesse des prises de position du périodique dissimulent leur caractère

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partisan, minoritaire ou spécieux. Renverser l’angle d’analyse, considérer La Lumière, non comme la scène neutre de la manifestation des discussions qui agitent le sérail, mais comme l’outil militant de la production d’un discours élaboré, est la première condition pour rétablir dans sa pleine dimension un épisode qui fournit les clés de la compréhension de la pratique photographique durant toute la seconde moitié du XIXe siècle, offre un modèle constitutif à son historiographie à partir du début du XXe siècle, et fonde le mythe d’une “ère du calotype français”.

Le papier, creuset de la sociabilité photographique

3 Dans sa préface à la réédition de La Lumière, Gilbert Beaugé souligne que le périodique est loin de former un tout homogène3. Ce qui est vrai de toute publication collective ne doit pas masquer la profonde convergence des textes qui alimentent les colonnes de l’hebdomadaire. Cette cohérence globale, qui marque tout particulièrement la première série (9 février-29 octobre 1851), garde sa pertinence jusqu’à la fin des années Lacan (1851-1860). Au-delà du fond des articles ou des contradictions de détail, c’est avant tout un certain ton qui identifie la publication, la distingue sans hésitation des périodiques concurrents, et en favorise une réception par les contemporains comme une entité singulière, à vrai dire plus qu’homogène : doctrinale. Dans le premier numéro du Bulletin de la Société française de photographie, publié en avril 1855, un long préambule justifie le choix de la nouvelle association de créer une publication indépendante : « Le Bulletin sera naturellement en dehors de tout esprit de parti, de toute répulsion passionnée et, ce qui n’est pas le moins désirable, de toute admiration exclusive. […] Le cadre de notre publication ne donnera jamais à la disette de documents photographiques l’occasion ou le prétexte d’ouvrir ses colonnes à des matières étrangères4. » Comme en témoigne la réponse cinglante que s’attire la Société de la part de La Lumière5, ces lignes apparemment bénignes ont un contenu implicite parfaitement lisible, puisqu’elles ne font que reprendre en creux les reproches adressés de longue date à l’hebdomadaire. Loin du « leadership d’opinion à peine contesté6 » dont le créditent ses lecteurs modernes, un examen attentif des sources montre que le périodique a suscité des réactions contrastées. « Certains, à leur apparition, se sont fait précéder de trompettes sonnant à plein poumons, se sont posés comme centre d’action de la Photographie, comme devant donner la plus vigoureuse impulsion aux découvertes et aux perfectionnements qui doivent compléter cette science nouvelle, comme archivistes des Beaux-Arts, etc. […] Hélas ! Comme au pauvre Esope, que nous ont-ils donc laissé ? Avant eux le domaine de la photographie n’était-il peuplé que de Quinze-Vingts [d’aveugles]7 ? »

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Fig.1. W. H. F. Talbot, “St-George Chapel, Windsor Castle”, calotype, 16,8 x 20,3 cm, 1843 (album Regnault, n°86), coll. SFP.

4 Dispersées dans les manuels, plusieurs mentions font écho à l’irritation exprimée par le rédacteur en chef du Propagateur, journal concurrent créé en 1853, devant la prétention affichée par « Dame Lumière ». Mais c’est dans ses propres colonnes que figure la critique la plus sévère des parti pris du journal. Le 29 octobre 1851, un avis annonce brusquement la cessation de sa parution. À peine deux semaines plus tard, le 17 novembre, l’hebdomadaire renaît, racheté par Alexis Gaudin. Selon l’éditorial rédigé par son nouveau directeur : « La trop grande place faite à la photographie sur papier, au détriment des procédés relatifs au daguerréotype, avait créé beaucoup de mécontents. Cela devait être ; car […] parmi les opérateurs, dix-neuf sur vingt se livrent presque exclusivement au travail sur plaque métallique, et ne porteraient que peu d’intérêt à une publication qui ne leur serait presque jamais profitable8. »

5 On aurait tort de penser que la pertinence de cette remarque s’amoindrit du fait qu’elle émane d’un fabricant de matériels de daguerréotypie. La réaction de Gaudin témoigne en réalité de l’efficace du système mis en place par la Société héliographique, qui repose sur la création d’un antagonisme polaire entre les pratiques de la photographie sur papier et du daguerréotype. Ce piège rhétorique s’est refermé depuis si longtemps sur l’historiographie qu’il paraît difficile aujourd’hui de reconnaître le caractère construit de cette distinction, inextricablement mêlée aux effets de la diversification technologique. Pour en mesurer le poids symbolique, il faut revenir rapidement sur la généalogie qui a déterminé ce choix.

6 Les histoires du médium attribuent classiquement à Talbot la paternité de l’invention de la photographie sur papier (calotype), troisième avancée majeure après la mise au point du procédé au bitume de Niépce (héliographie) et celle du procédé sur plaque argentée de Daguerre (daguerréotype). Ce tableau ne concorde guère avec le rôle joué

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par le papier durant la période des origines : depuis Wedgwood, son usage forme le point de départ de tous les essais d’enregistrement visuel. La simplicité du principe qui consiste à le mouiller d’un sel d’argent comme le confort de manipulation qu’il apporte expliquent aisément cette forme de réflexe expérimental. Niépce, Da-guerre, puis Talbot, obtiennent ainsi des images qu’on n’appelle pas encore négatives : cette inversion des valeurs, qu’aucun n’arrive à modifier, est pour chacun d’eux la principale cause de l’abandon des recherches sur ce support. Bayard est le premier à résoudre le problème qui a arrêté tous ses devanciers : celui de l’obtention d’une image positive sur papier9. Mais, comme les essais que Talbot reprend en 1839, le positif direct est un procédé sans image latente, qui ne peut se mesurer aux performances du daguerréotype10. Bayard lui-même l’abandonnera quelques années plus tard et propose en novembre 1839 une formule qui associe à un support papier préparé selon la méthode de Talbot un développement aux vapeurs de mercure emprunté à Daguerre. Ce bricolage technologique lui permet d’inaugurer le premier procédé négatif à image latente sur papier11. L’usage même de son inventeur, qui le délaisse pour la pratique du daguerréotype et du calotype, montre que cette technique n’était pas exempte d’inconvénients.

7 L’histoire de la photographie sur papier est d’abord celle de ses échecs et de ses abandons. Malgré tous les efforts de Talbot, cette destinée contrariée demeure le lot du calotype, dont le développement est bridé par le poids des brevets, l’inconstance du procédé, les défauts d’aspect des épreuves et surtout la concurrence du daguerréotype, dont l’aboutissement technologique a fait dès 1839 un véritable produit commercial. Aucune de ces données n’est fondamentalement modifiée au cours de la décennie 1840-1850. Malgré la publication en 1847 des travaux de Blanquart-Évrard (fig. 2) et de Guillot-Saguez (fig. 3)12, qui proposent une version mieux maîtrisée du procédé, son principal handicap reste son support : le papier. Au-delà de la question de la texture ou de l’homogénéité du matériau, rien ne semble pouvoir résoudre les problèmes de taches ou d’irrégularités rencontrées par les praticiens, dues à la présence de résidus des produits chimiques employés lors des diverses phases de sa fabrication, qui altèrent de façon imprévisible les résultats de la réaction photosensible13. Qu’est-ce qui a changé, entre le début et la fin des années 1840, pour transformer la perception des procédés sur papier au point d’en faire le nouvel étendard de la pratique photographique ? Bien peu de chose en apparence : l’ébauche d’une sociabilité issue de

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la situation de marginalité des calotypistes, dans un contexte de renouvellement technologique.

Fig. 2. D. Blanquart-Évrard, portrait de groupe, papier salé, 1847, 20,5 x 16 cm (album Regnault, n°66), coll. SFP

Fig. 3. A. Guillot-Saguez, « Fait à San Pietro in Vincoli » (Moïse de Michel-Ange), papier salé, 24 février 1847, 16,5 x 12,4 cm (album Regnault, n°69), coll. SFP

8 Plus encore que par leurs avancées procédurales, les formules de Blanquart-Évrard et Guillot-Saguez (auxquelles il faut ajouter les recherches de Niépce de Saint-Victor sur le

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négatif verre) attirent l’attention des contemporains à la manière d’un signal. Pour les photographes, la publication rapprochée de ces travaux apporte la preuve de l’ébranlement d’un paysage figé. Dans un opuscule de janvier 1848, Alphonse de Brébisson, en saluant la création récente de la Calotype Society à Londres14, lui trouve immédiatement son pendant français : la parution du Recueil de mémoires et de procédés nouveaux concernant la photographie sur plaques métalliques et sur papier, édité par Charles Chevalier15. Le rapprochement est significatif des premières tentatives de regroupement, de dialogue et de reformulation des problématiques du domaine au sein des cercles spécialisés. Collection de lettres et d’articles rassemblés par Chevalier parmi le réseau de sa clientèle à des fins publicitaires, qui comprend notamment des contributions du baron Gros, d’Edmond de Valicourt ou encore le rapport de l’Académie des beaux-arts rédigé par Jean-Baptiste Biot et Victor Regnault à propos du procédé Blanquart-Évrard, le Recueil est la première publication collective française à prendre clairement parti pour la photographie sur papier, au détriment du daguerréotype.

9 Intimement liée au redéploiement des procédés sur papier, l’émergence de la sociabilité photographique puise sa raison d’être dans leur histoire contrariée. La situation minoritaire des calotypistes comme les progrès nécessaires à apporter à cette technologie alimentent un désir de réforme. En se réunissant sur la base de motivations pragmatiques pour échanger leurs informations et partager leurs expériences, les spécialistes découvrent les autres ressources de la collégialité : le moyen d’obtenir une meilleure reconnaissance, de peser sur le débat public, de favoriser des circulations d’idées, ou encore – selon une structure largement éprouvée dans le champ littéraire – la possibilité de transformer la marginalité en avant-garde.

Le chemin de l'institution

10 Fruit de cette dynamique, la création de la Société héliographique n'en est pas une manifestation primitive, mais déjà une forme élaborée, qui vise de la façon la plus claire au statut d'avant-garde, par la conscience de ses ambitions, la formulation d'un programme, la volonté institutionnelle, la qualité de ses acteurs ou le choix de ses moyens d'expression. Si nous ignorons quelles furent les étapes préparatoires à sa fondation, nous savons que celles qui ont précédé la création de la Société française de photographie, quelques années plus tard, se sont étendues sur plus de six mois. En prenant pour point de repère la parution du premier numéro de La Lumière, le 9 février 1851, il n’est donc probablement pas excessif de faire remonter les premiers projets de formation de l’association à l’été 1850, soit peu de temps après la publication du Traité pratique de photographie sur papier et sur verre de Gustave Le Gray.

11 Même pour les photographes majeurs qui ont fait l’objet d’études approfondies, il faut bien admettre que l’information biographique reste encore lacunaire – à plus forte raison pour la plupart des acteurs de la période, dont nous ne connaissons souvent que le nom, au mieux un reliquat d’œuvre, trop rarement les dates de naissance et de mort – et dont nous ignorons à peu près tout le reste. Tel est le cas du Valencien Benito Monfort (dit de Monfort ou de Montfort), dont seules les colonnes de La Lumière nous apprennent tardivement qu’il fut le richissime mécène à l’origine de la création et de l’installation de la Société, ainsi que du financement de son organe. Qu’il qualifie publiquement Le Gray d’« ami16 » doit-il suffire à nous entraîner sur la piste d’un projet

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initial liant les deux hommes ? En l’état actuel de la recherche, la formulation d’hypothèses, fussent-elles aventurées, est un outil de travail susceptible d’ouvrir le chemin à un examen plus élaboré. À une condition : convenir des fondements déductifs du raisonnement, ce qui n’est pas une précaution oratoire, mais déjà un progrès de méthode en comparaison du récit proposé par les histoires classiques de la période, dont la linéarité masque le caractère partiel et souvent biaisé des informations disponibles.

12 Qui, parmi les quarante membres fondateurs de l’association, dont la liste est publiée dans le premier numéro de La Lumière, a participé activement à sa mise en place17 ? La composition et les débats ultérieurs de la Société indiquent l’existence de groupes ou de réseaux dont l’agrégation n’a pas dilué les contours. On y reconnaît notamment quelques membres du cercle Chevalier (François Lemaître, Edmond de Valicourt), des élèves de Bayard (François-Auguste Renard, Jules Ziegler) ou de Le Gray (notamment Olympe Aguado, Benjamin Delessert, Léon de Laborde, Henri Le Secq, Mestral, Charles Nègre, Joseph Vigier18), ou encore des représentants de l’”académie” formée par le séminaire de Victor Regnault au Collège de France (Edmond Becquerel, Hippolyte Fizeau). Ces divers regroupements sont bien sûr loin d’être étanches, mais les comptes rendus des séances permettent d’identifier assez nettement deux branches distinctes, réunies autour des deux spécialistes incontestés de la photographie sur papier : Bayard et Le Gray. Si le second entraîne avec lui le groupe le plus fourni de l’association, le premier n’est pas dépourvu d’atouts : il siège au comité, ainsi que Renard, secrétaire de l’association et gérant du journal, et Ziegler, vice-président en titre et président de fait de la Société. Le premier numéro de La Lumière confirme la prépondérance initiale du “courant Bayard” : Renard rédige l’article d’ouverture, Ziegler, qui est vraisemblablement l’auteur des statuts, en signe la présentation dans le second texte publié. Le troisième est dû à Francis Wey, dont les liens avec l’un ou l’autre des acteurs de l’association n’ont pu être jusqu’à présent élucidés19. Sachant que c’est Ziegler qui engage Ernest Lacan (d’abord pigiste, celui-ci deviendra le rédacteur en chef de la seconde série de l’hebdomadaire), il est tentant de penser qu’il est peut-être aussi à

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l’origine du recrutement du critique, dont les nombreuses contributions forment l’ossature théorique principale de la première série20.

Fig. 4. V. Regnault, expérience d'acoustique au Collège de France (Francis Wey), papier salé, v. 1849, 16,2 x 11,2 cm (album Regnault, n°19), coll. SFP

13 Un scénario plausible de la formation de la Société paraît donc reposer sur l’association de quatre acteurs principaux : deux photographes, Le Gray et Bayard, l’un en pleine ascension, l’autre vétéran de la photographie sur papier, tous deux expérimentateurs chevronnés et talentueux producteurs d’images ; deux “hommes du monde21”, Monfort et Ziegler, l’un disposant d’importants moyens, l’autre d’un considérable entregent, tous deux amis des sciences, férus d’alchimie, habités d’un idéal universaliste. Les débats ultérieurs de la Société héliographique suggèrent toutefois une relation tendue entre Bayard et Le Gray. Les rapports de Monfort et Ziegler, quant à eux, semblent ressortir de l’estime courtoise plutôt que du registre amical. Le schéma d’association entre ces quatre personnages se présente par conséquent comme celui de la rencontre de deux paires symétriques, et peut-être de deux générations22 : Le Gray/Monfort et Bayard/Ziegler. Sans surestimer l’écart qui peut exister entre les deux couples, il faut remarquer que cette alliance s’appuie moins sur une camaraderie de cercle ou de réseau que sur la mise à profit objective d’une exceptionnelle réunion de talents et de pouvoirs, où le désir d’entreprendre et l’expertise technique sont balancés par de sérieuses garanties financières et sociales. Cette architecture confère d’emblée au projet une ampleur qui dépasse la simple conjonction d’intérêts circonstanciels et témoigne d’une véritable maturité institutionnelle – indice probable de l’échec de tentatives antérieures, dont l’histoire n’a pas gardé la trace23.

14 L’ambition de cette construction est sa plus visible caractéristique, le trait qui explique ses options stratégiques initiales, voire certaines dérives ultérieures. L’exemple le plus flagrant de cet appétit est aussi le plus inaperçu. Pourtant, compte tenu du caractère inaugural du choix de doter l’association d’un organe régulier, peut-on négliger la signification de le soumettre sans délai au rythme très lourd de la périodicité

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hebdomadaire ? Composée en corps 9, la feuille de quatre pages permet l’insertion de 50 000 signes de rédactionnel, soit un total d’environ 200 000 signes par mois. À titre de comparaison, la Société française de photographie, quatre ans plus tard, plus nombreuse, dans un champ mieux structuré et avec un secrétariat de rédaction rémunéré, optera pour un Bulletin mensuel trois fois moins volumineux (70 000 signes en moyenne) – et bien moins pénible à réaliser. Outre des contraintes multipliées de gestion, le rythme hebdomadaire impose une production rédactionnelle à jet continu, une fuite en avant sans trêve. Le caractère risqué de ce choix ne tardera pas à apparaître lorsque, faute d’une actualité photographique consistante, le journal sera contraint de meubler ses colonnes par des comptes rendus de la réparation de la tour du lycée Henri-IV, de l’installation de la statue de Lavoisier sur la façade de la mairie de Paris ou de la découverte d’un cimetière romain près de Fécamp. Mais au-delà de ses contraintes pratiques, le choix du rythme hebdomadaire témoigne d’un pari sur le domaine : celui d’une matière suffisamment abondante pour l’alimenter régulièrement, celui d’un public suffisamment intéressé pour l’absorber en proportion. En retour, il permet d’escompter des bénéfices spécifiques : asseoir une présence constamment renouvelée, instaurer une dynamique feuilletonesque dans la relation de l’information photographique, créer un sentiment d’urgence dans sa consommation.

15 Clé de voûte de la construction de la Société héliographique, La Lumière impose par son rythme une énergétique qui entraîne jusqu’aux activités de l’association : sa parution anticipe d’un mois sur la première réunion régulière, tenue le 7 mars 1851, et qui aura désormais lieu tous les quinze jours24. La périodicité a aussi des répercussions sur la présentation des contenus : interdisant de s’inspirer des modèles proposés par les recueils de communications des sociétés savantes, elle conduit tout naturellement à la forme éditoriale de la feuille, qui puise à ceux du journalisme littéraire et artistique. La comparaison avec tous les périodiques spécialisés ultérieurs, dont la part la plus importante reste occupée par l’expérimentation procédurale, montre à quel point l’impératif périodique, dans un contexte de recherche technologique encore peu substantiel, a encouragé le développement de la réflexion esthétique, du débat théorique et d’un travail du langage qui contamine jusqu’aux plus rébarbatives revendications d’antériorité, auxquelles les rebondissements et les controverses confèrent des allures de feuilleton. Cette tournure lettrée de la présentation de l’information spécialisée reflète une des ambitions majeures de la Société : donner du style au champ photographique.

Le langage de la Société héliographique

16 Les spécialistes de la période, lorsqu’ils citent La Lumière, sont souvent contraints d’éclairer le lecteur sur les risques de confusion portant sur l’usage du terme “photographie”, dont la signification ne correspond pas à son sens actuel, mais désigne exclusivement les procédés sur papier – usage que certains expliquent en notant qu’à cette époque, la sémantique du lexique n’est pas encore stabilisée. Ce faisant, ils rendent le plus bel hommage à la création terminologique de la Société héliographique, qui commence avec son propre titre. Selon l’article inaugural de François-Auguste Renard : « L’héliographie […] comprend le daguerréotype, ou dessin par les procédés perfectionnés de M. Daguerre (sur plaques métalliques), et la photographie, ou dessin par la lumière (sur papier). » Cette trinité articulée sur la distinction des supports n’est

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nullement une tentative de clarification d’un vocabulaire incertain, mais une invention pure et simple qui contredit la quasi-totalité des usages répertoriés. Proposé par en 1839 comme un vocable générique, le terme “photographie” avait dès ce moment été accepté des deux côtés de la Manche dans son sens le plus large, entraînant la restriction de “daguerréotype” à la seule désignation de la pratique sur plaque. À quoi correspond l’exhumation de l’antique procédé de Niépce, abandonné depuis vingt ans, pour remplacer l’hyperonyme d’origine anglaise ? Comme le montre le déséquilibre de la définition de Renard25 (pourquoi ne pas faire correspondre “daguerréotype” à “calotype” ? pourquoi ne pas mettre en balance les « procédés perfectionnés de M. Daguerre » avec ceux de Talbot ou de Blanquart-Évrard ? pourquoi réserver à la photographie sur papier l’exclusivité du « dessin par la lumière » ?), cette substitution satisfait à une série d’évitements soigneusement pesés. Elle permet à la fois d’effacer du lexique la paternité britannique du procédé négatif-positif, de réserver au support le moins pratiqué l’emploi du terme le plus noble, enfin de sauter par-dessus la fondation daguerrienne de la photographie, pour lui préférer la dignité d’un patronage historique lointain. Au cœur de la stratégie de la Société, cette construction subtile est l’œuvre de Ziegler, qui s’en expliquera à l’occasion d’une des nombreuses discussions terminologiques de l’association, invoquant le précédent du rapport de Léon de Laborde sur l’exposition des produits de l’industrie de 184926.

17 Claire indication de sa doctrine, cette création langagière ne peut dissimuler que l’exercice auquel se livre la Société, en élisant contre le daguerréotype une technologie dont il faut simultanément occulter l’origine anglaise, a des aspects schizophrènes. Bien des représentants de l’association, malgré leurs efforts pour se plier à cette grille contraignante, trahiront par des lapsus leur difficulté d’y adhérer tout à fait – à commencer par Le Gray, dont la célèbre formule : « L’avenir de la photographie est tout entier dans le papier27 » constitue un pléonasme ou un non-sens au regard du dogme. Cet embarras montre que le triangle lexical inventé par Ziegler n’est pas un simple outil descriptif, mais bel et bien une arme de combat visant à imposer, par l’emploi d’un langage, une orientation du champ. L’obligation faite aux acteurs du domaine de “parler héliographie” produit immédiatement une cartographie lisible des forces en présence. Par leur plus ou moins grande conformité à la grille, il est facile de mesurer le degré d’orthodoxie des intervenants. Entre Francis Wey, qui s’en montre l’adepte le plus exact et le plus constant, et François Claudet, photographe français installé à Londres, qui réfute catégoriquement le système28, on peut observer une vaste gamme de positionnements. En Angleterre, seul Robert Hunt déclare son intérêt pour la dénomination29. L’absence de tout signe de contamination dans les textes de Louis Figuier atteste sa distance avec la Société30. À l’inverse, Hippolyte Bayard, qui parlera encore en 1857 d’« héliographie sur papier31 », témoigne du plus fidèle attachement à son dialecte.

18 Ces jeux de signification n’ont rien d’anecdotique. Ils démontrent l’inanité de ramener l’antagonisme procédural édicté par la Société à une simple confrontation de technologies. Coût, reproductibilité, confort d’utilisation, aspect des images, fiabilité des résultats, applications : tout sépare daguerréotype et calotype. Pour autant, Ceci doit-il nécessairement tuer Cela, comme l’écrira Nadar en pastichant Hugo32 ? En accueillant avec chaleur la communication de Blanquart-Évrard, Edmond de Valicourt pensait au contraire en 1847 que, « loin d’être rivales et exclusives l’une de l’autre, la

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photographie sur papier et celle sur métal constituent deux arts en quelque sorte parallèles et destinés à se prêter un mutuel secours33 ».

Fig. 5. V. Regnault, portrait de Jules Ziegler, papier salé, v. 1849, 13,6 x 12 cm (album Regnault, n°24), coll. SFP

19 Cette opinion mesurée est la seule conforme à l’économie de la diversification technologique. Là n’est pas le sens de la distinction prononcée par les militants héliographes. Car la ligne de démarcation qu’ils tracent vise moins à séparer deux supports que deux exercices, deux conceptions de la photographie. Celle qu’ils défendent découle d’une approche esthétique, anti-utilitaire et individuellement marquée du médium. Celle qu’ils refusent relève de son emploi vulgaire, commercial ou de pur enregistrement. L’emprise de ces usages triviaux sur l’activité du domaine a jusque-là conditionné sa réception, et fait de la photographie une pratique moquée et dépréciée, exclue de toute dignité culturelle, dans les cercles artistiques ou aristocratiques dont sont issus les calotypistes. Fonder la légitimité esthétique de leur démarche n’est donc pas une mince affaire : pour prouver qu’il existe une autre photographie, il faut d’abord se distinguer radicalement de celle qui a acquis le statut de modèle dominant. Cette situation, qui est celle de toutes les avant-gardes, impose de recourir à un schéma longuement éprouvé depuis la querelle des Anciens et des Modernes : un clivage orienté, qui indique simultanément la ligne de partage entre Eux et Nous et lui associe la flèche du temps désignant le sens de l’Histoire. Comme c’est souvent le cas dans le domaine technique, le recours aux catégories de la pratique est le plus sûr moyen de traduire, de justifier et d’autonomiser les affrontements symboliques du champ. Dans le combat contre la routine commerciale et la mauvaise image du médium, les supports sont devenus des emblèmes : “daguerréotype” et “photographie”, “plaque” et “papier” se transforment en noms de guerre, en dénominations de camps, en signaux de ralliement.

20 Car cette dichotomie n’est pas une fin en soi, mais l’outil de l’établissement de la dignité esthétique de la photographie. Elle s’appuie sur une perception bientôt

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convertie en argument, l’un des plus neufs et des plus intéressants produits par la réflexion de l’époque : l’argument du style. Occultée par la dimension technologique de la production des représentations, l’idée que l’on puisse identifier dans l’image des éléments témoignant d’une intention de l’auteur n’était pas familière au monde de la photographie. En 1839 ou en 1840, l’examen des expérimentations de Bayard puis de Talbot avait donné lieu à la formulation de particularités d’aspect des épreuves par comparaison avec le daguerréotype, interprétées comme des distinctions procédurales34. Depuis lors, la perception de différences au sein de la pratique photographique se limitait à celles engendrées par le degré de maîtrise de l’instrument. En 1851, à l’occasion de la confrontation d’un grand nombre d’images d’origines diverses lors de l’Exposition universelle de Londres, on avait pu constater des tentatives de caractérisation d’ordre géographique35 – mais rien encore qui s’approche de la notion de style individuel. En instrumentalisant la distinction procédurale, la Société héliographique est la première à s’avancer sur ce terrain. À la différence du daguerréotype, explique Francis Wey dès le premier numéro de La Lumière, le procédé sur papier « procède par masses, dédaignant le détail comme un maître habile, justifiant la théorie des sacrifices, et donnant, ici l’avantage à la forme, et là aux oppositions de tons36 ». C’est pourquoi, « le goût particulier du photographe perce dans son œuvre […] et l’influence de l’individu est assez perceptible pour que les amateurs- experts, à la vue d’une planche sur papier, devinent d’ordinaire le praticien qui l’a obtenue37 ».

21 La mauvaise réputation du support papier tenait à sa médiocre définition, due au grain et aux irrégularités du support, incomparable avec la précision microscopique de la plaque daguerrienne. Renversant les termes de l’opposition, les militants de la photographie artistique font de ce défaut une qualité, de cette qualité un défaut : le papier est défini comme l’instrument d’une interprétation intelligente et souple de la nature, quand la plaque n’est que l’outil d’une reproduction servile. Née de la pratique sur papier, la thèse du style photographique paraît une évolution de la compréhension initiale du procédé sur métal, caractérisée par la production mécanique de l’image. Mais l’opposition n’est pas chronologique : forgées d’un seul et même trait, ces deux approches traduisent l’argumentaire clivé de la Société héliographique, la nécessaire correspondance des termes d’une antithèse stratégique. Démontrant l’efficacité heuristique du système, cet argument rencontrera un succès certain dans les milieux spécialisés, pour lesquels il constitue la première légitimation d’un exercice esthétique de la photographie. Lier la compréhension du médium à une dualité aussi rigide n’était

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toutefois pas sans risque. Un accident de parcours imprévu en apportera bientôt la preuve.

Fig. 6. V. Regnault (attr.), essaie de tirage (virage aux sels d'or), papier salé, v. 1850, 26,5 x 34,5 cm (album Reganult, n°108-111), coll. SFP

La Société victime de son style

22 À quel moment cessent les activités de la Société héliographique ? Mal assurée, la glose aujourd’hui répétée par la vulgate évite d’affronter directement cette question, et y répond par la seule évocation de la création de la Société française de photographie (SFP) en 185438. La première histoire de la photographie à accorder quelque attention à la réunion de la rue de l’Arcade39, celle de Raymond Lécuyer, proposait apparemment une réponse plus ferme, sans mentionner sa source : « La Société héliographique, si brillamment composée et née dans l’enthousiasme, après deux années d’existence s’était éteinte40. » Cette indication, il est vrai, ouvrait le sous-chapitre intitulé : “Fondation de la SFP”, et se poursuivait par ces mots : « Mais de ses cendres était née, le 15 novembre 1854, la Société française de photographie. » Faute de mieux, André Jammes et Eugenia Parry Janis empruntent à Lécuyer – sans le citer – la date de 1853 dans The Art of French Calotype41. Quoiqu’elle insère une césure entre les deux formes institutionnelles, cette chronologie, par la proximité qu’elle suppose entre l’extinction de la première et la naissance de la seconde, laisse subsister l’idée d’une « continuité42 » entre les deux associations. Cette thèse ne résiste pas à l’examen : malgré la présence d’un fort contingent de membres issus des rangs de la Société héliographique, la création de la SFP repose pour l’essentiel sur un refus de l’héritage de sa devancière. Laisser dans le flou la fin de l’aventure des héliographes, en l’inscrivant dans une généalogie qui tend à gommer son interruption, présente toutefois un avantage : celui de laisser ouverte la périodisation d’un “âge d’or” de la calotypie française.

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23 Récemment mis à jour par Sylvie Aubenas et Anne de Mondenard, un document d’archive semble enfin autoriser de poser un terme certain à l’histoire de la Société. Daté du 31 mars 1853, un courrier adressé au conservateur des estampes de la Bibliothèque nationale déclare l’association dissoute et fait part de la décision de lui remettre le célèbre album dont les pages de La Lumière avaient appris la constitution43. Mais cette manifestation formelle atteste-t-elle véritablement l’existence de la Société à la date de sa rédaction ? L’absence du fameux album dans les collections de la Bibliothèque nationale laisse à penser que la sentence n’a pas été suivie de l’effet attendu. Dépourvu des formules habituelles de délégation institutionnelle, le courrier rédigé par Renard et paraphé par huit membres (dont Bayard, Ziegler et Le Gray – mais ni Monfort, Gros, de Laborde ou Durieu), au lieu de se présenter comme l’expression autorisée de la volonté générale de l’association ou de son instance dirigeante, n’est attribué qu’aux « soussignés ». Aucune réunion de ses membres n’est mentionnée à l’appui de cette grave décision. Plutôt que la preuve de la persistance de la Société, ce document témoigne d’une survie fantomatique et de la disparition de tout fonctionnement régulier à la date où il est produit.

24 Les activités de l’association avaient cessé depuis longtemps. Dans le numéro de La Lumière du 17 août 1851, un entrefilet annonce la suspension des séances et donne rendez-vous à ses membres le 5 décembre. Lors de la précédente réunion, Monfort avait fait remarquer « l’absence de plusieurs des sociétaires que la belle saison et l’exécution de travaux héliographiques fort importants appellent au dehors44 ». La dernière séance, probablement tenue le vendredi 8 août, ne fera l’objet d’aucun compte rendu. Il n’y aura pas de réunion du 5 décembre : non seulement parce que la date est mal choisie45, mais parce que La Lumière a entre-temps cessé de paraître – et la Société d’exister. Mis à part le bandeau de titre de l’hebdomadaire, qui continue à indiquer jusqu’au 29 octobre l’adresse du siège de l’association, plus aucune mention ne fait état de ses travaux ni ne s’y réfère comme à une entité active après le 17 août. Pas étonnant que Roger Fenton, lors de sa visite à Paris en octobre 1851, ne puisse décrire que les élégants locaux de la rue de l’Arcade, désertés depuis l’été46.

25 Enterrée sans tambour ni trompette, la Société héliographique n’a pas survécu à la grave crise qui a opposé ses principaux dirigeants. Preuve s’il en fallait que La Lumière ne constitue pas la source impavide qui permet de suivre « avec précision les débats et polémiques qui agitent le monde la photographie dans cette année 185147 », cette crise est bien sûr largement occultée dans ses colonnes – ce qui n’est pas la moindre cause de la cessation de sa publication. L’explication du différend apparaît au contraire avec le premier numéro de Cosmos, revue encyclopédique hebdomadaire des progrès des sciences, lancé par Benito Monfort et François Moigno le 1er mai 1852, qui s’offre à « prendre la succession de La Lumière, en remplissant les conditions imposées par le fondateur48 ». Outre l’abandon revendiqué de la terminologie héliographique49, ce premier numéro est marqué par l’accueil enthousiaste du procédé au collodion sur

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verre « qui en ce moment fait tourner toutes les têtes photographiques et préoccupe tous les esprits50 ».

Fig. 7. G. Le Gray, « Épreuve obtenue avec un négatif sur papier préparé avec l'iodure, le cyanure et le fluorure de potassium en 8 secondes à l'ombre », papier salé, v. 1850, 14 x 10,3 cm (album Regnault, n°68), coll. SFP

26 De ce bouleversement majeur, on ne peut pas dire qu’un abonné de La Lumière avait véritablement pris toute la mesure. Publié en mars 1851, le procédé de Frederick Scott Archer avait immédiatement fait sensation en Angleterre en raison de ses qualités techniques, mais aussi parce qu’il s’agissait d’un des premiers procédés rendus publics, et donc librement utilisables, dont les composés comme les manipulations s’écartaient significativement des formules protégées par Talbot51. Plusieurs épreuves avaient été présentées dans le cadre de l’Exposition universelle de Londres, ouverte au mois de mai, à laquelle s’étaient notamment rendus Ziegler, de Laborde ou de Brébisson. Pourtant, dans un journal aussi sensible à l’actualité, aussi réactif que La Lumière, il faut attendre le mois d’août pour voir apparaître un signalement de la proposition anglaise, par l’intermédiaire d’un courrier de lecteur, qui le décrit à partir d’une source secondaire52. Le procédé d’Archer ne sera pas publié dans la première série de l’hebdomadaire, ni commenté par aucun de ses rédacteurs fétiches.

27 Ce silence insolite s’explique essentiellement par la position ambiguë d’un des piliers de l’association : Gustave Le Gray. Une fois le succès du procédé établi, il assurera avoir été « le premier à appliquer le collodion à la photographie53 », en s’appuyant sur une évocation elliptique publiée dans son Traité de 1850. Il n’empêche : Le Gray est plutôt celui qui a tenté d’enterrer le collodion que celui qui l’a promu. À l’époque de la Société héliographique, il n’utilise guère le procédé que de façon strictement expérimentale, et entreprend au contraire de défendre la technique du papier ciré, présentée en séance le 18 avril 1851. Convaincu de la supériorité du papier sur le verre, lourd et fragile, il pense avoir trouvé la solution qui permet enfin de résoudre les problèmes spécifiques du support. Tel n’est pas l’avis de Moigno, qui exprime

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ironiquement son opposition l’année suivante dans le Cosmos : « C’est blesser peut- être la susceptibilité artistique de M. Le Gray que de ne pas avoir le même avis que lui sur l’avenir esthétique de la photographie ; toutefois, en exprimant une opinion sur ce sujet, nous croyons ne pas donner seulement la nôtre, mais celle de presque tous les artistes et critiques consciencieux54. »

28 Mais à la Société héliographique, on ne remet pas en cause facilement le verdict de Le Gray. Appuyé sur sa vaste pratique expérimentale, celui-ci se montre un intervenant souvent cassant durant les réunions de l’association55. Alors que rien n’interdisait de présenter concurremment les deux procédés, l’autorité et la susceptibilité du photographe entraînent La Lumière à soutenir le papier ciré tout en escamotant sciemment le collodion, comme le prouvent quelques opérations de diversion. Le procédé anglais ayant frappé les esprits par sa haute sensibilité, plusieurs articles font leur apparition à partir du mois d’août pour présenter divers essais d’instantanéité français, avec deux contributions de Wey consacrées au daguerréotype accéléré des frères Macaire, qui se referment sur une accusation en forme d’aveu : « Déjà l’Angleterre annonce bruyamment l’invention d’une méthode encore plus rapide que celle de nos compatriotes : elle est possédée d’un grand zèle pour l’appropriation de nos trouvailles, et d’une certaine habileté à déclarer après coup qu’elle a précédemment inventé ce que nous découvrons56. »

29 Mesurée à l’aune de la mission d’information de l’hebdomadaire, l’occultation du procédé Archer est une grave erreur, dont plusieurs membres sont conscients – à commencer par Benito Monfort qui, selon le témoignage de Fenton, expérimente sur collodion en octobre, bientôt rejoint par Ziegler et Aguado. Doit-on lire dans le numéro du 17 août, derrière le compliment appuyé et tout à fait hors de propos adressé par Wey à « l’esprit libéral, ardent, éclairé57 » qui a fondé le journal, autrement dit Monfort, une tentative pour effacer les traces d’une discussion trop vive ? Déjà secouée un mois plus tôt par la mort de Daguerre, et en l’absence de Le Gray, retenu en province par la commande de la commission des Monuments historiques, l’association tangue et se divise. La décision de Monfort d’interrompre la parution du journal, qui suit de peu le retour du photographe dans la capitale, met un point final à la crise. Victime de son style excessif et partisan, de son assurance imprudente et de son anglophobie, la Société n’a pas été capable de surmonter sa première dispute. Les dirigeants de la SFP retiendront la leçon en favorisant la recherche du consensus, fût-ce au prix de nouvelles contradictions – et du sacrifice d’un certain panache.

30 Un semestre d'intense activité, 154 pages de texte et un album invisible : le bilan concret de la Société héliographique paraît sans commune mesure avec la marque qu'elle imprime sur la photographie. Le résultat des travaux des commissions nommées en son sein est à peu près nul : l'examen de la question de la papeterie photographique débouche sur un constat d'échec ; celle de l'imprimerie photographique se clôt de fait avec la création indépendante de l'entreprise lilloise de Blanquart-Évrard. Devant la résistance des opticiens, la Société s'avère même incapable de mettre en place une commission chargée de l'examen des objectifs. Tout autre est son bilan symbolique. Élaborée à la façon d'une avant-garde par des acteurs déterminés, elle forge un esprit de parti, crée entre ses membres ce lien précieux de la cause commune, de la conviction partagée contre l'adversité, scellé par la dynamique de l'institution58. Par l'invention d'un antagonisme de discours, par l'affirmation d'une esthétique, par le recours à la stylistique du journalisme, de la polémique et de l'urgence, la Société donne corps à une nouvelle image du médium.

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À la photo-graphie comme pratique, elle substitue le photo-graphique59 comme mytho- logie. Le ressort de cet exercice de légitimation culturelle repose sur ce que François Brunet appelle une « dé-vulgarisation60 ». À rebours du modèle d'inspiration saint- simonienne proposé par Arago douze ans plus tôt, la photo-graphie s'y trouve définie non par ses caractères populaires ou égalitaires, mais comme une activité exigeante et élitaire, encadrée par une hiérarchie de maîtres et de chefs-d'œuvre, à l'égal du grand art. Cette revalorisation passait par l'emprunt d'un ordre esthétique profondément conservateur, en partie dépassé et à vrai dire assez éloigné des potentialités propres de l'enregistrement visuel. Cette étape était nécessaire. Jusqu'alors, l'exercice du médium relevait de la technique, du commerce et de l'utilité. La Société héliographique fait de la photographie un roman : il n'en fallait pas moins pour la faire accéder au rang de pratique culturelle. La précocité de ce changement de statut restera un atout incomparable dans l'histoire de la réception de cette technologie.

NOTES

1. Que l’on ne confondra pas avec “l’institution de la photographie”, expression par laquelle François BRUNET caractérise le processus de divulgation du daguerréotype en 1839 (La Naissance de l’idée de photographie, Paris, Puf, 2000, p. 57-116). 2. « La Lumière, a journal absolutely fundamental to the study of French photography in this period, provides in weekly installments the most perfectly sustained picture in the richest possible detail of photographic activity during the 1850s and 1860s », André JAMMES, Eugenia PARRY JANIS, The Art of French Calotype, Princeton, Princeton University Press, 1983, p. 133. 3. Gilbert B EAUGÉ, “Un monument de l’archive photographique : La Lumière”, Collection du journal La Lumière (1851-1860), Marseille, éd. Jeanne Laffitte, 1995, vol. I, p. 12. L’auteur a repris et développé cette position dans un courrier adressé à la rédaction d’Études photographiques (“Correspondance”, n°3, novembre 1997, p. 154). Je m’empresse de dire que cette lecture me paraît parfaitement légitime, du point de vue d’une analyse structurale du sujet de l’énonciation. Tel n’est pas mon angle d’approche, qui vise au contraire à identifier les modes de constitution historiques d’un discours par une instance collective. 4. [Préambule], Bulletin de la Société française de photographie, vol. 1, janvier 1855, p. 3-4. Les trois premiers numéros du Bulletin, couvrant les mois de janvier, février et mars, sont publiés début avril. Daté du 1er janvier 1855, le texte du préambule, dû à Eugène Durieu, n’a pu être rédigé à cette date (à laquelle les conditions de la décision de publication étaient loin d’être réunies), mais plus vraisemblablement début mars. 5. Cf. Ernest LACAN et al., “Correspondance”, La Lumière, Ve année, n°19, 12 mai 1855, p. 73-75 (un travail ultérieur sera consacré à la “bataille des périodiques” qui forme le cadre de la naissance de la Société française de photographie). 6. G. BEAUGÉ, art. cit., p. 13. 7. Auguste CARON, [éditorial], Le Propagateur, n°1, 20 novembre 1853, n. p. [p. 1]. 8. Alexis GAUDIN, “Programme”, La Lumière, IIe année, n°1, 17 novembre 1851, p. 1. 9. Cf. Tania PASSAFIUME, “Le positif direct d’Hippolyte Bayard reconstitué”, Études photo-graphiques, n° 12, novembre 2002, p. 98-109.

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10. Cf. André GUNTHERT, “Daguerre ou la promptitude. Archéologie de la réduction du temps de pose”, Études photographiques, n°5, novembre 1998, p. 11-12. 11. Comme le note René C OLSON (Mémoires originaux des créateurs de photographie, Paris, Carré/Naud, 1898, p. 78). Rappelons que la découverte du principe de l’image latente par Talbot date de septembre 1840. 12. Cf. Désiré BLANQUART-ÉVRARD, Procédés employés pour obtenir les épreuves de photographie sur papier, Paris, Ch. Chevalier, 1847 (voir également : Jean-Claude GAUTRAND, Alain BUISINE, Blanquart- Évrard, Douchy-les-Mines, Centre régional de la photographie Nord-Pas-de-Calais, 1999, p. 18-23) ; A. GUILLOT-SAGUEZ, Méthode théorique et pratique de photo-graphie sur papier, Paris, Masson, 1847. Contraire-ment à une idée répandue, la proposition de Blanquart-Évrard n’est pas un simple décalque du brevet de Talbot : la modification de la préparation du papier, sans apport d’acide gallique (cause de la majorité des échecs du calotype originel), constitue un progrès notable. Le procédé Guillot-Saguez, en supprimant le bain de nitrate d’argent, constitue lui aussi un perfectionnement des plus utile (je remercie Alan Greene pour ses précieux éclaircissements). 13. Sauf à fabriquer soi-même son matériau, comme le conseille Stéphane GEOFFRAY, qui propose une revue détaillée de ces problèmes dans son Traité pratique pour l’emploi des papiers du commerce en photographie, Paris, Cosmos/Delahaye, 1855. 14. La fondation de cette association, également appelée “Calotype Club”, issue de la Graphic Society, est attestée par un article de l’Athenæum du 18 décembre 1847 (je remercie Roger TAYLOR de cette indication. Voir notamment, du même auteur : “All Art, and nothing but Art. The Graphic Society and Photography”, History of Photography, vol. 23, n°1, printemps 1999, p. 59-67). 15. Alphonse DE B RÉBISSON, Glanes photographiques. Notes complémentaires concernant la photographie sur papier, Falaise, chez l’auteur, 1848, p. 1 (je remercie Paul-Louis Roubert de m’avoir signalé cette note) ; Charles CHEVALIER [éd.], Recueil de mémoires et de procédés nouveaux concernant la photographie sur plaques métalliques et sur papier, Paris, Baillière/ Roret, décembre 1847. 16. Cf. Benito MONFORT, “Communication intéressante”, La Lumière, n°3, 23 février 1851, p. 10 (dans ce même article, Bayard n’a droit qu’à l’épithète de “collègue”). 17. Ibid., n°1, 9 février 1851, p. 2 (voir annexe). Nombreux sont les historiens de la photographie qui se bornent à identifier l’appartenance à la Société à partir de ce document, alors que d’autres adhérents rejoignent bien évidemment l’association par la suite. Les comptes rendus des séances, en spécifiant l’identité des intervenants, ainsi que la souscription pour le monument à Niépce et Daguerre permettent de compléter la liste initiale d’une trentaine de noms, dont : André Belloc, Louis Auguste Bisson, Buron, César Daly, Étienne-Jean Delécluze, Maxime Du Camp, Hippolyte Fizeau, Edmond Fruit, Marc-Antoine Gaudin, Ernest Lacan, C.-L. Leblanc, Honoré d’Albert de Luynes, Frédéric Martens, Louis-Auguste Martin, Charles Nègre, Eugène Piot, Auguste Ribot, Jean-Baptiste Sabatier-Blot, Secrétan, Edmond de Valicourt, Julien Vallou de Villeneuve. Ce relevé porte le total des membres signalés à soixante-huit, ce qui suggère une forte croissance de l’association au cours du premier semestre 1851. En l’absence d’indications plus précises sur les entrées (ou les sorties) dans ses rangs, on restera toutefois prudent sur sa composition. 18. Cf. Sylvie AUBENAS (dir.), Gustave Le Gray. 1820-1884 (cat. exp.), Paris, Bnf/Gallimard, 2002, p. 34-40. 19. Cf. Anne DE MONDENARD, “Entre réalisme et romantisme. Francis Wey, critique d’art”, Études photographiques, n° 8, novembre 2000, p. 22-43. 20. À l’appui de cette thèse, les indices sont minces, mais pas négligeables. La plupart des auteurs de La Lumière maniant l’étiquette avec la circonspection qui sied aux membres de la bonne société, on ne mésestimera pas l’épithète d’« ami » que Wey accorde à Ziegler (« Déjà, dans un remarquable article, notre confrère et ami, M. Ziegler, s’est élevé contre la manie de colorier les

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portraits sur plaque. […] Je suis heureux, à cet égard, de m’appuyer sur le sentiment d’un artiste d’un goût pur et d’un sentiment délicat, tel qu’est l’auteur du Daniel et du Giotto », “De l’inconvénient de retoucher les épreuves héliographiques”, La Lumière, n° 11, 20 avril, 1851, p. 43). Ziegler, quant à lui, dans l’unique référence qui accompagne ses articles publiés dans la première série de l’hebdomadaire, cite un obscur ouvrage de Wey de 1843 (“Note de M. Ziegler sur le prix proposé par M. Anthony”, ibid., n°14, 11 mai 1851, p. 55) : il est le seul membre de la Société à manifester sa connaissance de l’œuvre antérieur de l’écrivain. Plus au fond, une lecture parallèle de leurs contributions montre une parfaite concordance des prises de position ou des argumentations de Ziegler et de Wey. À plusieurs reprises, comme dans l’article cité ci-dessus, le second rebondit sur une note ou une remarque en séance du premier, et en développe ou en prolonge les attendus. La présence de portraits de Wey et de Ziegler au sein de l’album Regnault (voir la série p. 10-13, relative à une expérience acoustique effectuée dans le laboratoire du Collège de France en 1849, cf. fig. 4 et 5), tend à confirmer l’existence de liens entre le peintre et le critique avant la création de la Société héliographique. 21. Pour reprendre l’expression par laquelle l’éditorial de François-Auguste RENARD définit le principal groupe destinataire du journal (“But du journal La Lumière”, La Lumière, n°1, 9 février 1851, p. 1). Sur Ziegler, cf. Jacques WERREN, “Jules Ziegler, un élève oublié de Bayard”, Études photographiques, n° 12, novembre 2002, p. 64-97. 22. Bayard est né en 1801, Ziegler en 1804. Nous ignorons les dates de naissance et de mort de Benito Monfort, mais ses interventions trahissent une autorité moins assurée que celle des principaux participants aux séances de l’association, tels Ziegler, Durieu ou Regnault, ce qui autorise à penser qu’il est probablement plus proche de la génération de Le Gray, né en 1820. 23. Répertorié dans le précieux Manuel bibliographique du photographe français d’É[mile] B[ELLIER] DE L[A CHAVIGNERIE] (Paris, Aubry, 1863, p. 18, n° 143), un opuscule d’avril 1848 atteste notamment la fondation d’un éphémère “Athénée de photographie”, à l’initiative des frères Mayer, placé sous le patronage de Daguerre et hébergé chez Charles Chevalier. 24. Le parallèle s’impose encore une fois avec la Société française de photographie, dont le Bulletin paraît trois mois après la première séance régulière, et dont les réunions sont organisées à un rythme mensuel. Notons au passage que les deux entités Société héliographique/La Lumière, l’une emmenée par Ziegler, l’autre par Monfort, ont chacune une autonomie marquée : leurs principaux animateurs forment deux équipes distinctes, qu’indique la statistique des comptes rendus et des articles publiés (voir annexe). Du côté des séances de l’association, Ziegler, Le Gray, Bayard, Durieu, Delessert et Regnault totalisent à eux seuls les deux tiers des interventions. Du côté de La Lumière, les contributions de Clavel, Wey, Lacan et Monfort fournissent près de la moitié des textes signés de la première série. 25. Celle-ci sera corrigée quelques numéros plus tard par Francis W EY, dans sa reprise commentée de l’éditorial (“Exposé sommaire du but et des principaux éléments du journal”, La Lumière, n° 5, 9 mars 1851, p. 17). 26. Cf. Jules ZIEGLER, in Louis-Auguste MARTIN, “Société héliographique. Séance du 4 avril”, ibid., n° 11, 20 avril 1851, p. 42. Sur le goût de Ziegler pour les systèmes terminologiques, cf. J. WERREN, art. cit., p. 68. 27. Gustave LE GRAY, Nouveau Traité théorique et pratique de photographie sur papier et sur verre, Paris, Lerebours & Secrétan, juillet 1851, p. 9. 28. « On a appelé le procédé de Daguerre, daguerréotype, et l’on doit par la même raison adopter la dénomination de talbotype pour la découverte de M. Talbot. Mais il n’y a aujourd’hui que la France qui se refuse à appeler talbo-type le procédé inventé par M. Talbot. Cette dénomination est adoptée par tous, en Angleterre, en Amérique. En France, j’ai souvent entendu parler du daguerréotype sur papier, et cette expression est aussi fausse que celle de photographie, qui est le terme générique de tous les procédés dans lesquels la lumière est l’agent principal », François CLAUDET, in L.-A. MARTIN, “Société héliographique. Séance du 4 avril”, loc. cit.

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29. Cf. Robert HUNT, “Photography. With some of its peculiar phenomena”, The Art-Journal, vol. IV [nouv. série], 1er avril 1852, p. 101-102. 30. Cf. Louis F IGUIER, “La photographie”, Exposition et histoire des principales découvertes scientifiques modernes, Paris, Masson, Langlois & Leclerc, vol. I, 1851, p. 1-72. 31. Hippolyte BAYARD, “Note sur un procédé de photographie sur papier”, Bulletin de la Société française de photographie, t. III, 1857, p. 24. 32. Cf. Félix NADAR, Quand j’étais photographe, Paris, Flammarion, 1900, p. 193. 33. Edmond DE VALICOURT, “Nouveaux renseignements sur le procédé de photographie sur papier” [Le Technologiste, mars 1847], reproduit in Charles CHEVALIER [éd.], Recueil de mémoires…, op. cit., p. 85. 34. Cf. Raoul ROCHETTE, “Rapport sur les dessins produits par le procédé de M. Bayard”, Académie des beaux-arts, séance du 2 novembre 1839, cit. in Jean-Claude GAUTRAND, Michel FRIZOT, Hippolyte Bayard. Naissance de l’image photographique, Amiens, Trois Cailloux, 1986, p. 195 ; SCHNETZ, [rapport de l’Académie des beaux-arts], séance du 18 avril 1840, cit. in Françoise HEILBRUN, “Vingt-quatre dessins photogéniques inédits de William conservés à l’Académie des beaux-arts”, Lettre de l’Académie des beaux-arts, n° 28, hiver 2002, p. 9. 35. Cf. [Anon.], “Photography in the Palace of Glass”, The Athenæum, n°1233, 14 juin 1851, p. 632. 36. F. WEY, “De l’influence de l’héliographie sur les beaux-arts”, La Lumière, n° 1, 9 février 1851, p. 3. 37. Ibid. 38. « La Société héliographique cédera la place en 1854 à la Société française de photographie », Michel FRIZOT, Nouvelle Histoire de la photographie, Paris, Bordas/Adam Biro, 1995, p. 70 ; voir également Quentin BAJAC, L’Image révélée. L’invention de la photographie, Paris, Gallimard/ Réunion des Musées nationaux, 2001, p. 96. 39. Je ne compte pas ici les simples mentions de fondation (cf. Josef Maria EDER, Ge-schi-chte der Photographie, 3e éd. revue et augm., Halle a. S., Knapp, 1905, p. 452). 40. Raymond LÉCUYER, Histoire de la photographie, Paris, Baschet, 1945, p. 254. 41. L’expression « officially founded in 1854 from the ashes of the former organization » témoigne de la source utilisée (The Art of French Calotype, op. cit., p. 39). 42. « The continuity between the two organisations remains vague », ibid., p. 42. Les auteurs ont visiblement remarqué qu’il n’existe aucune preuve tangible d’une quelconque forme de continuité. Leur prudence s’explique par la position à cette époque de la SFP, dont André Jammes est administrateur : en concurrence avec la Royal Photographic Society pour le titre de plus ancienne association photographique au monde, celle-ci encourage complaisamment l’idée d’un enchaînement entre les deux formes institutionnelles (« La Société française de photographie est la plus ancienne des sociétés de photographie du monde, puisqu’elle fut fondée en 1851 sous le nom de Société héliographique, prenant en 1854 le nom actuel », Gérald MESSADIÉ, “Il faut sauver la Société française de photographie”, Photo-Revue, mai 1981, n° 5, p. 7). 43. « À Monsieur Duchêne Ainé, conservateur des Estampes à la Bibliothèque nationale./ Monsieur,/Les soussignés membres du Comité et membres de la Société héliographique décident que le moment est venu de remettre l’album de la Société au Cabinet dont vous êtes conservateur ; que si la Société se reforme de nouveau un nouvel album pourra être recomposé. Qu’enfin la Société se dissout et que la décision contenue dans le n° 6 de La Lumière en date du 16 mars 1851, doit avoir son effet./Voici Monsieur, le texte de cette décision : “En cas de dissolution de la Société, l’album dont il s’agit sera déposé au Cabinet de la Conservation des estampes de la Bibliothèque nationale.”/Ces lignes sont signées pour le comité par M. Renard secrétaire et gérant du journal La Lumière et représentant M. de Monfort./Les soussignés remercient M. Duchêne Ainé de la peine qu’il veut bien prendre pour la remise de l’album et le prient d’agréer leurs sentiments de haute estime et de sincère reconnaissance./Paris, le 31 mars 1853./

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Signé :/Bayard, Fortier, H. Le Secq, Aug. Leisse, J. Ziegler, Leblanc, Gustave Le Gray, H. Plaut, F. A. Renard, Secrétaire de la Société héliographique et ancien gérant du journal La Lumière », Bibliothèque nationale de France, département des Estampes et de la Photographie, Ye1 réserve, Archives (1847-1880), folio 928 (je remercie Sylvie Aubenas pour la communication de ce document). 44. B. MONFORT, in “Société héliographique ; Séance du vendredi 23 juillet 1851”, La Lumière, n° 27, 10 août 1851, p. 106. Monfort fait allusion à la célèbre “Mission héliographique”, qui concerne Le Secq, Baldus, Bayard, Le Gray et Mestral, cf. A. de MONDENARD , La Mission héliographique. Cinq photographes parcourent la France en 1851 (cat. exp.), Paris, Monum/éd. du Patrimoine, 2002. Si la commande fait l’objet de plusieurs articles de La Lumière, on notera que cette évocation discrète constitue sa seule mention au sein des comptes rendus des réunions de l’association : contrairement à l’opinion répandue qui voit dans ce programme l’expression majeure de l’œuvre de la Société, celui-ci constitue visiblement une initiative distincte de ses travaux répertoriés. 45. Quelques jours après le coup d’État du 2 décembre, la plus grande agitation règne encore dans les rues de la capitale (voir notamment Rodolphe APPONYI, De la révolution au coup d’État, Genève, La Palatine, 1948, p. 190-207). 46. Cf. Roger FENTON, “Photography in France”, The Chemist. A Monthly Journal of Chemical Philosophy, vol. III (nouv. série), n° 29, février 1852, p. 221-222. 47. J.-P. GAUTRAND, Hippolyte Bayard, op. cit., p. 46. 48. F[rançois] MOIGNO, “Cosmos, centre photographique”, Cosmos, vol. I, n°1, mai 1852, p. 3. 49. « À propos d’épreuves sur papier, hâtons-nous de faire notre profession de foi. Le véritable inventeur de la photographie en général, c’est Joseph-Nicéphore Niépce, et non pas Daguerre : le véritable inventeur de la photographie sur plaques iodurées est certainement Daguerre : le véritable inventeur de la photographie sur papier est certainement M. Talbot ; et le nom tant combattu de talbotypie est aussi vrai, aussi légitime que le nom universellement adopté de daguerréotypie », ibid., p. 4. 50. Ibid., p. 3. 51. Ce contexte a son importance, qui fait présenter à Archer son procédé comme « admirably adapted for photographic purposes as a substitute for paper » (Frederick Scott ARCHER, “On the use of collodion in photography”, The Chemist. A Monthly Journal of Chemical Philosophy, vol. II [nouv. série], n°18, mars 1851, p. 257). Dans l’esprit de celui qui sera l’un des cofondateurs de la Photographic Society en 1853, il s’agit avant tout de proposer un « substitut » efficace à la méthode de Talbot. Mais du point de vue des défenseurs français de la photographie sur papier, le texte d’Archer constitue une attaque en règle contre les positions de la Société. 52. L. d’AUBRÉVILLE, “Héliographie sur verre. Images instantanées”, La Lumière, n° 29, 24 août 1851, p. 114-115. La source dont ce courrier propose une traduction partielle est une reprise par The Patent Journal (n° 273, vol. XI, 16 août 1851, p. 238), non de la description originale du procédé, mais d’une note de Horne citée par R. HUNT (“Photography. Recent Improvements”, The Art-Journal, vol. III [nouv. série], 1er juillet 1851, p. 188-190). 53. G. LE GRAY, Photographie. Traité nouveau théorique et pratique des procédés et manipulations sur papier et sur verre, Paris, Lerebours & Secrétan, mai 1854, p. 89. Le Gray déclare avoir expérimenté sur collodion depuis 1849 – ce qui est également le cas d’Archer (cf. F. S. ARCHER, The Collodion Process on Glass, Londres, chez l’auteur, 1854 [2e éd. augm.], p. 10). 54. F. MOIGNO, “Photographie”, Cosmos, n° 22, 26 septembre 1852, p. 524-528. 55. Exemple typique de discussion sur un procédé : à la lecture d’une proposition soumise à l’examen des membres, Bayard réagit en suggérant une amélioration : « Je crois qu’en enlevant l’excès d’humidité par un buvard, et en soumettant ensuite le papier à l’alcool, l’action serait meilleure. » Le Gray est plus net : « J’ai déjà essayé ce système il y a un an, mais il ne m’a pas

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donné de résultats » (cit. in L. A. MARTIN, “Société héliographique. Séance du 18 avril”, La Lumière, n° 12, 27 avril 1951, p 46). 56. F. WEY, “Héliographie sur plaques. Épreuves instantanées”, La Lumière, n° 38, 29 octobre 1851, p. 150 (pour un commentaire plus détaillé de cet intéressant épisode, cf. A. GUNTHERT, “La légende du cheval au galop”, Romantisme, n° 105, octobre 1999, p. 23-34). 57. F. WEY, “Publications héliographiques”, ibid., n° 28, 17 août 1851, p. 110. 58. Entendons ici, non la forme sociale achevée, mais l'acte constitutif d'une entité nouvelle qui modifie l'équilibre existant (cf. Cornélius CASTORIADIS, L'Institution imaginaire de la société, Paris, éd. du Seuil, 1975). 59. Sur l’usage de ce terme, cf. A. GUNTHERT, Michel POIVERT, “Laboratoire du photo-graphique”, Études photo-graphiques, n° 10, novembre 2001, p. 6. 60. F. BRUNET, op. cit., p. 15-16.

RÉSUMÉS

On cherchera en vain dans les histoires de la photographie un chapitre consacré à l’un de ses principaux tournants : l’institution du photographique, soit l’œuvre de la Société héliographique1. Quoique la fondation de cette association en 1851 fasse l’objet de nombreuses mentions, elle est habituellement évoquée en quelques lignes, sans guère d’explications. Ce traitement expéditif suggère au lecteur qu’il se trouve face à un phénomène des plus banal, où il ne faut apercevoir qu’un contrecoup logique de la formation du champ photographique. Cette approche implique une bonne dose de paresse intellectuelle et plusieurs erreurs de perspective. La première est celle qui consiste à penser une forme institutionnelle comme le produit de “forces” socio-historiques aveugles, alors que la mise en commun de ressources individuelles en vue de la réalisation d’un programme, la création d’une dynamique visant à la réforme du domaine participent de l’événementialité la plus chaude. La deuxième est celle qui tendrait à conférer à la Société une représentativité globale de l’activité photographique de l’époque, quand celle-ci est au contraire une faction militante, dont la stratégie et l’action s’écartent sensiblement des options alors majoritaires. C’est bien parmi les résultats de ses travaux qu’il faut compter la naissance d’un champ proprement dit, c’est-à-dire d’un espace de tensions structuré et orienté, auquel rien n’apparentait jusqu’alors le paysage de la photographie.

AUTEUR

ANDRÉ GUNTHERT ANDRÉ GUNTHERT est maître de conférences à l’école des hautes études en sciences sociales où il dirige le Laboratoire d’histoire visuelle contemporaine (Lhivic). Fondateur de la revue études photographiques, il a notamment dirigé avec Michel Poivert L’Art de la photographie des origines à nos jours (Citadelles/Mazenod, 2007). Ses recherches actuelles portent sur les nouveaux usages des images numériques et sur les formes visuelles de la culture populaire. Cet article a été rédigé dans le cadre de l’ANR “Les artistes en régime numérique”.

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Alentours de Bayard

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Jules Ziegler un élève oublié d’Hippolyte Bayard

Jacques Werren

L’auteur remercie Nancy Keeler, auteur d’une thèse sur Hippolyte Bayard, et Pierre-Marc Richard, expert en photographies anciennes, pour leurs observations précoces sur l’importance de l’œuvre photographique de Ziegler, qui ont conduit à l’exploitation de la collection du fonds Ziegler conservé au musée de Langres. Ces photographies sont pour la première fois intégralement publiées, avec l’aimable autorisation du conservateur du musée, Sophie Serra : qu’elle en soit ici chaleureusement remerciée également. Benoît Decron, son prédécesseur à Langres, avait permis la publication par le GRECB, en 1995, de trois photographies concernant la céramique. « De tous les artistes contemporains, Ziegler était celui qui ressemblait le plus aux maîtres du XVIe siècle par ses aspirations encyclopédiques. Il y avait du Léonard de Vinci dans cette tête à système toujours occupée de quelque recherche mystérieuse. » Théophile Gautier

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Fig. 1. J. Ziegler, frontispice des Etudes céramiques, papier salé, 41,6 x 29,1 cm, v. 1854, coll. musée de Langres.

1 « M. Ziegler fut un des premiers peintres qui comprirent toute l’influence que la photographie devait exercer sur le progrès des arts, aussi s’adonna-t-il avec enthousiasme à la pratique de ces procédés », écrit Ernest Lacan1 en présentant Jules Ziegler2 comme un acteur décisif de la photographie. Esprit curieux de tout, constamment en éveil, il disperse une énergie considérable à poursuivre ses recherches et ses rêves dans de nombreux domaines, passant d’un sujet à l’autre sitôt le but atteint ou le succès arrivé, peu soucieux semble-t-il d’exploiter jusqu’au bout le filon de ses réussites. Causeur brillant dont la compagnie stimulante et érudite est recherchée, il fréquente les sphères du pouvoir administratif et politique, sans discontinuité entre la Monarchie de Juillet, la République et le Second Empire. « Différent de beaucoup de songeurs, il rêvait et pratiquait […]. Il a trop cédé aux curiosités de son esprit et disséminé de puissantes facultés d’invention », écrit après sa mort Théophile Gautier, ami fidèle, soulignant à regret que le peintre à la réussite précoce « n’avait qu’à suivre le chemin où ses premiers pas s’étaient empreints si fortement et n’avait pas besoin de se remettre à la recherche d’autres théories et d’autres manières […]. Moins spirituel et moins ingénieux, il serait peut-être un plus grand peintre ». L’homme a en effet de quoi dérouter par le foisonnement inventif d’une vie partagée entre de nombreuses recherches et de multiples passions. La contribution de Ziegler à l’aventure de la photographie aux temps primitifs, thème de cette courte étude, nous échappe cependant aujourd’hui encore largement. Si l’influence d’Hippolyte Bayard est dominante, tant du point de vue technique qu’artistique, les travaux photographiques de Ziegler sont également fortement marqués par son œuvre de céramiste, et, aussi, de peintre.

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Un élève d’Ingres aux accents caravagesques

Fig. 2. F. Nadar, « Ziegler », papier salé, 21,6 x 17,3 cm, v. 1854-1860, coll. musée d’Orsay/RMN- Lewandowski.

2 Car c’est bien à la peinture qu’il consacre la plus grande partie de sa vie. Né à Langres en 1804 dans une famille aisée3, il fait son droit à Paris pour satisfaire son père, mais s’intéresse parallèlement aux sciences : « Ses goûts paraissaient alors le porter vers l’étude des sciences, à laquelle il se livrait avec une espèce de passion. Il suivait la plupart des cours professés à la Sorbonne et au Jardin des Plantes, et acquit des connaissances étendues dans les sciences physiques et naturelles4. »

3 Ces doubles études ne l’empêchent nullement de s’adonner à sa vocation la plus précoce, la peinture. Dès 1826, il entre dans l’atelier d’Ingres et se forme à « cette discipline austère [qui lui] donne le goût de la ligne… et la netteté d’exécution qui caractérisent les élèves d’Ingres5». Il y fait la connaissance d’Amaury-Duval, qui des années plus tard dans ses souvenirs6 évoquera sa farouche motivation et la détermination presque brutale de son caractère : « Un des élèves de l’atelier qui travaillait avec le plus d’ardeur, était Ziegler. Plus âgé que la plupart de nous, reçu avocat, ce qui nous inspirait beaucoup de respect, il avait un besoin de produire qui peut-être, à mon sens, lui fut nuisible… Son ambition perçait déjà… il avait passé bien plus rapidement que nous par tous les degrés de l’apprentissage. Il voulait peindre… Il voulait faire un tableau, rien ne l’arrêtait. » Son physique, aussi, l’impressionne : « [...] un homme grand, déjà énorme, à chevelure noire abondante et retombant sur son front bas [et qui] avait quelque chose d’effrayant à voir quand il marchait, indiquant du geste ce qu’il venait d’exprimer. »

4 Ce que confirme Théophile Gautier en évoquant « sa haute taille, sa construction athlétique, sa face puissamment modelée, ses cheveux abondants et noirs, où peu de fils

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argentés se montraient, ses dents superbes, ses yeux d’un noir brillant, pleins de vie et d’intelligence » et, plus loin, « ses longues conversations, auxquelles il savait donner un charme particulier, car c’était un merveilleux causeur ». Les portraits photographiques de Ziegler par Nadar (fig. 2), Bayard (fig. 3) et Regnault confirment cette description7. Les mains puissantes aux doigts énormes, Ziegler pose sur le premier avec assurance devant une peinture et une céramique, résumées de son œuvre artistique : une réduction de Saint Luc peignant la Vierge, et un grand vase aux apôtres en grès, chef- d’œuvre de sa courte mais importante période céramique. Pressé de réussir, ce qui suscite parfois l’agacement de ses amis, il bénéficie dès les premières années de la Monarchie de Juillet du mécénat royal. Le roi Louis-Philippe acquiert une première toile au Salon de 1831.

Fig. 3. H. Bayard, Ziegler dans la cour de sa maison parisienne, daguerréotype, 14,5 x 20 cm, v. 1844, coll. SFP.

5 En 1833, c’est la consécration avec son Giotto dans l’atelier de Cimabue, qui fait sensation, « la meilleure invention du salon » selon la critique. Sa carrière de peintre, dès lors, est lancée. Plusieurs commandes publiques lui sont attribuées, notamment pour le nouveau musée historique de Versailles (la future galerie des Batailles), et des compositions à sujet religieux, dans le cadre du vaste programme initié par le roi pour décorer les églises, auquel les élèves d’Ingres, en particulier, participent massivement. Raphaël et les maîtres italiens de la Renaissance constituent bien sûr la référence majeure de son apprentissage. Mais le répertoire de sa peinture ingriste emprunte aussi beaucoup au Caravage et aux maîtres espagnols – il est considéré comme le chef de l’école espagnole au moment où Louis-Philippe ouvre sa Galerie espagnole –, cherchant par de larges aplats de couleurs les contrastes de la lumière. « Le choix de sujets plus volontiers bibliques qu’évangéliques, un traitement tantôt d’une précision obsédante, tantôt d’une largeur presque sommaire, le caractère comme farouche des personnages donnent à l’œuvre de Ziegler une originalité peu commune », écrit Bruno Foucart en

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19878. C’est à la faveur d’une mission en Allemagne en 1834, où le roi l’envoie étudier le vitrail, qu’il s’intéresse à la céramique, et plus particulièrement aux fameux grès allemands du Moyen Âge. Ces pièces de luxe vernies au sel ou émaillées de couleurs connaissent alors un peu partout en Europe une très grande vogue auprès des collectionneurs, et tout particulièrement en Allemagne, avec la montée du courant “Historismus” qu’accompagne le nationalisme germanique naissant. À son retour, Ziegler donne à la manufacture de Sèvres les dessins de vitraux qui sont exécutés pour la chapelle royale de Dreux et les châteaux d’Eu et de Compiègne. Et puis, en 1835, se produit l’événement décisif dans la carrière de l’artiste, « une de ces fortunes rares qu’un artiste peut attendre en vain toute sa vie », dira Gautier. À l’occasion d’un dîner, Thiers, alors ministre de l’Intérieur, conquis par le brio de son exposé, décide de confier à Ziegler, et non à Paul Delaroche, pourtant préalablement sélectionné, la décoration de la coupole de l’église de la Madeleine à Paris. Ziegler réalise une vaste composition “philosophico-humanitaire”, l’histoire du christianisme, dans le genre des peintures à fresque qu’il avait étudiées et admirées en Allemagne auprès du peintre Cornélius. Après trois années de labeur, Ziegler termine épuisé, mais couvert de gloire. Le roi le fait chevalier de la Légion d’honneur. Mais il doit cesser de peindre, car sa vue est très affaiblie.

Un céramiste novateur

6 Ziegler fonde alors, près de Beauvais, une manufacture de grès artistiques, dans la tradition rhénane du Moyen Âge qu’il avait étudiée en mission. En un temps record, grâce en partie aux ouvriers et mouleurs qu’il fait venir d’Allemagne9, il réintroduit le premier en France les techniques ancestrales du grès salé10 et, en fabriquant des pièces de luxe, redonne ses lettres de noblesse à ce matériau imperméable, employé jusque-là à la fabrication d’ustensiles domestiques ou de pièces pour l’industrie chimique. Il ouvre une boutique à Paris dans le quartier à la mode, sur les grands boulevards, pour y vendre sa production. Ses pièces rencontrent un vif succès, et pénètrent dans les intérieurs de la grande et moyenne bourgeoisie, aux côtés de la porcelaine11. Elles surprennent par l’originalité de leurs décors empruntés à une multitude de sources d’inspiration, dans le goût éclectique de l’époque, mais aussi par leurs formes très étudiées, que Ziegler théorise dans son ouvrage majeur, Études céramiques. Dans cet essai testamentaire esthétique autant que philosophique, d’une lecture parfois difficile, Ziegler expose ses principes universels sur le Beau dans l’architecture et la céramique, gouvernés par des lois communes et, affirme-t-il, universelles12. Le monde des formes et des couleurs est engendré à partir d’éléments primitifs par combinaisons successives, ce qui lui donne unité et harmonie. Cette pensée combinatoire, appuyée sur un principe d’analogie universelle, dans l’ordre artistique aussi bien que politique et moral, confère au système philosophique de Ziegler son unité, en même temps qu’il crée un lien très étroit entre ses multiples recherches et créations : l’étude approfondie de son œuvre photographique ne pourra faire l’impasse ni sur sa peinture, ni sur sa céramique. Ziegler invente aussi une nomenclature originale pour décrire et classer les formes types de ses vases artistiques, qu’il soumet à Alexandre Brongniart avec l’espoir d’en imposer bientôt l’usage13. Ce dernier dirige la manufacture royale de céramique à Sèvres, et s’impose pendant la première moitié du siècle comme le « père de la céramique française ». Son Traité des arts céramiques, qui reste aujourd’hui encore une référence, abonde en témoignages d’estime pour Ziegler, et Brongniart, à la suite de

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plusieurs visites qu’il effectue à sa manufacture, apprécie « ce peintre d’histoire de grand talent… [qu’il a] trouvé déjà très versé dans la pratique, et pouvant faire suivre les opérations et en expliquer les diverses phases bien autrement qu’un ouvrier illettré ». Il acquiert pour le musée de Sèvres une importante collection de pièces, dont il publie, privilège rare, une planche entière dans l’importante Description méthodique du musée céramique.

Fig. 4. Attr. à J. Ziegler, homme accoudé à un buffet, papier salé, 51,7 x 39,4 cm, v. 1849-1854, coll. musée de Langres.

7 En 1843, Ziegler se voit décerner la médaille d’or de la Société d’encouragement pour l’industrie nationale, à l’issue du concours lancé pour retrouver les techniques de fabrication des grès fins, afin de lutter contre la sévère concurrence des potiers anglais. C’est une consécration. L’année suivante, en 1844, le jury de l’exposition des Produits de l’industrie française lui décerne sa médaille d’argent, avec ce commentaire qui résume tout : « C’est surtout à l’intervention d’un de nos artistes célèbres, M. Ziegler, que la manufacture doit la célébrité rapide qu’elle s’est faite. M. Ziegler a consacré son talent de peintre à la reproduction des belles formes de l’Antiquité, de la Renaissance et de l’Orient. Il y a joint des créations personnelles où il a su introduire de la nouveauté sans affectation. En un mot, de la poterie la plus vulgaire14 il a su faire dès le début une œuvre d’art qui prend place à côté des porcelaines, des cristaux et des bronzes. Rien n’égale le nombre et le choix, l’élégance et l’originalité des modèles composés d’après les dessins de l’artiste, empruntés à la poterie et à l’orfèvrerie des meilleurs temps, exécutés avec autant de rigueur que de légèreté. » Ziegler laissera une trace profonde sur l’histoire de la céramique, après seulement trois années consacrées à dessiner des modèles et inventer des formes, notant quelques années plus tard, avec fierté mais non sans raison : « La plupart des fabriques d’Europe ont copié mes modèles ou s’en sont inspirées. » C’est peut-être son œuvre céramique, courte parenthèse dans sa carrière de

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peintre, qui pourrait un jour offrir à Ziegler ce que la peinture et la photographie lui ont refusé : sortir de l’oubli15.

8 Dès 1842, il reprend ses pinceaux, mais peu à peu sa gloire s’amoindrit. Commence aussi une période sur laquelle certaines zones d’ombre subsistent. On le retrouve engagé avec quelques artistes lors des journées insurrectionnelles de février 1848, pendant lesquelles il se distingue en protégeant des manifestants les objets d’art du château des Tuileries, qu’il fait porter au Louvre. C’est peut-être cette ferveur civique qui le conduit quelques semaines plus tard à présenter sa candidature à la députation républicaine en Haute-Marne, mais sans succès. Il se présente à nouveau en mars 1849, après la dissolution de l’Assemblée qui suit l’élection de Louis Napoléon Bonaparte. Réduction des dépenses de l’État, notamment du budget militaire, renforcement des contrôles sur les fonctionnaires ayant des responsabilités directes sur les dépenses publiques, baisse des impôts afin de soutenir le développement économique, sont quelques-uns de ses thèmes de campagne, où son libéralisme économique se conjugue avec l’espoir d’une harmonie sociale et d’une entente entre les peuples européens, sans égalitarisme fouriériste ni renoncement national. Mais les électeurs boudent à nouveau cet artiste atypique qui prône « la paix universelle […] et une ère de prospérité inouïe [qui] en résultera entre les peuples » dans un manifeste16 ambitieux et enthousiaste où affleure l’esprit maçonnique. Car il est possible que, plus secrètement, Ziegler entre en loge : versé autant dans les sciences que dans les arts, c’est un esprit universel, que les débats philosophiques et politiques passionnent, d’évidence. La franc-maçonnerie qu’a peut- être connue Ziegler est celle de la Monarchie de Juillet, éprise de perfectionnements dans les sciences, la morale et les arts (il faut se souvenir que le père de Louis Philippe fut Grand Maître du Grand Orient de France) et non celle, laïque et anticléricale, de la IIIe République. Ainsi pourraient s’expliquer certains détails décoratifs de sa céramique et de sa peinture, voire de ses images photographiques. Un détail, seul élément tangible jusqu’à présent découvert, vient renforcer cette hypothèse : un certain Ziegler signe à deux reprises le registre des visiteurs de la loge des Trinosophes en qualité de Maître, comme l’atteste la boucle finale qui entoure un « M » suivi des trois points en triangle17 (fig. 5). En 1854, Ziegler se fait nommer directeur de l’école des Beaux-Arts de Dijon, et directeur du musée de la ville, preuve qu’il conserve sous le Second Empire les faveurs que lui avait prodiguées la Monarchie de Juillet. Mais des démêlés avec sa tutelle administrative, que son caractère indépendant et difficile et son absentéisme répété finissent par irriter, le contraignent à la démission18 en 1856. Il meurt quelques mois plus tard à Paris, et se fait enterrer non loin de Langres à Soyers, près de son cher domaine du Romont, dont les riches fermages lui auront permis de financer tout au long de sa vie ses nombreuses et coûteuses recherches – notamment en photographie.

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Fig. 5. Signature d’un nommé « Ziegler », extrait du registre des visiteurs de la loge des Trinosophes, tenue du 3 mai 1845, fonds maçonnique, de la BNF.

Un esprit éminemment chercheur19

9 Ziegler se consacre à la photographie, sans renoncer à la peinture, sans doute dès le début des années 1840. Ce n’est pas, au sens strict, un inventeur, mais plutôt un révélateur comme le qualifie sans malice – mais au contraire avec beaucoup d’admiration – Henri de Lacretelle20, en raison non seulement de ses créations photographiques et de ses fines analyses artistiques, mais aussi de ses multiples expérimentations. Car pour cet esprit aux aspirations encyclopédiques, la photographie a constitué d’abord un fantastique univers de recherches et d’études. Le papier, les préparations chimiques, les objectifs, la lumière, les couleurs, les instruments, les procédés… ouvrent à ce chercheur infatigable un champ presque infini d’expérimentation.

10 Ziegler pratique le procédé au collodion, notamment pour réaliser de grands portraits, et serait même, selon l’affirmation d’Ernest Lacan l’« un des premiers amateurs » en France à l’avoir adopté, fin 185121. Ziegler devient un inconditionnel du collodion humide qu’il considère « comme la plus prompte, la plus parfaite et la plus commode des matières iconogéniques » : ce mot de son invention fait partie des termes étymologiques qu’il aimerait réussir à faire adopter par la communauté des photographes, afin « de convenir de la valeur des mots sous peine de malentendus et de disputes vaines […] en cas de babélisme héliographique22», selon la même démarche intellectuelle qu’il avait déjà adoptée pour sa nomenclature des formes céramiques. Le collodion fournit à Ziegler une nouvelle application de sa loi d’analogie. Sa plus grande sensibilité est interprétée comme étant le produit d’une réaction chimique analysée comme une explosion dans laquelle l’éther et l’alcool « carbonisent » la fibre végétale du fulmicoton ; le nitrate d’argent, l’éther inflammable et le protoxyde de fer présents dans le collodion jouent ainsi le rôle du salpêtre, du soufre et du charbon contenus dans la poudre. Le calotype, moins sensible, est en revanche, selon la même analyse, le résultat d’une combustion lente23. « Il y a peu d’opérateurs habiles et patients comme MM. Plumier, Renard et Ziegler ! », affirme par ailleurs l’opticien Lerebours, à propos des premiers praticiens du collodion24. Lorsque William Fox Talbot fait connaître à l’Académie des sciences anglaise, fin 1851, un nouveau procédé au collodion qui permet de réduire le temps de pose, Ziegler demande aussitôt à Lacan, qui parle couramment l’anglais, d’interroger « ce fort galant homme » pour lui demander la composition exacte des produits chimiques qu’il utilise : « Ainsi l’acide acétique sans qualification

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est-il l’acide acétique cristallisable ? À quel degré est employé l’alcool ? Comment M. Talbot prépare-t-il le proto-iodure de fer ? Enfin, les dosages exprimés en grammes dans le journal sont-ils exacts ? » La précision de ses questions montre que Ziegler ne s’est pas contenté d’utiliser les préparations mises au point par d’autres, mais a cherché à en maîtriser les moindres détails, en chimiste averti. Son expérience de céramiste, notamment l’émaillage en couleurs de ses grès avec des oxydes métalliques, a sans doute contribué à lui faciliter l’apprentissage des procédés chimiques, dont la maîtrise est indispensable au photographe de l’époque. Louis Robert et Victor Regnault, à Sèvres, ne partagent-ils pas avec Ziegler le même parcours d’expérience ? Et lorsque Bayard parvient à son tour à réduire fortement le temps de pose, grâce à la mise au point d’un nouveau collodion début 1852, Ziegler participe à l’expérience à ses côtés, comme il le rapporte dans une note publiée dans La Lumière témoignant de l’étroitesse de leur coopération technique : « Je le déclare comme ayant pris part aux essais de cette observation, que du reste, je ne divulgue qu’avec l’assentiment de M. Bayard […] trop timide à publier ses découvertes. »

11 Ziegler étudie tout aussi soigneusement les lentilles de ses objectifs, et fait réaliser sur mesure celles dont il se sert. « Pour cette partie la plus importante de l’héliographie », comme l’affirme Ziegler, il réclame là encore une nomenclature précise et un nom pour chaque type d’objectif, afin que chacun puisse aisément identifier leurs propriétés techniques car « l’objectif est pour le photographe le premier instrument après le soleil25». Sa réputation amène Lacan à solliciter son avis pour trancher un débat entre deux portraitistes londoniens26 qui se divisent sur les possibilités et les limites d’un système optique permettant de combiner netteté et luminosité. Ziegler démontre à cette occasion qu’il est possible d’obtenir avec un objectif de grandes dimensions une image à la fois lumineuse et sans déformation. L’un des deux protagonistes du débat, le photographe français Claudet installé à Londres, réalise le portrait de Ziegler lors de l’Exposition universelle de 1851 sans diaphragme « probablement pour la première fois […] sur les instances de M. Ziegler ». Ziegler se fait connaître aussi pour les portraits qu’il réalise en utilisant de grands objectifs : « Ces images [collodions] étaient produites au moyen d’un objectif de 8 ou 10 pouces qu’il avait fait construire, et dont il avait calculé lui-même les courbures. Il nous semble encore le voir, assis à l’ombre d’un figuier dans son jardin, nous expliquant, le compas à la main, les problèmes qu’il lui avait fallu résoudre pour la confection de cette lentille ; et nous croyons entendre encore les exclamations de surprise de quelques amis qu’il avait conviés un jour, pour venir voir sa gigantesque chambre noire et assister aux expériences d’essai », rapporte Ernest Lacan. La visite à l’Exposition de Londres donne aussi à Ziegler l’idée de faire acquérir par la Société héliographique, pour compte commun de ses membres, le meilleur des objectifs exposés, afin de permettre aux opticiens français de tirer parti des avancées technologiques étrangères ; dans le même esprit confraternel, animé du désir libéral de faire progresser l’ensemble de la communauté des photographes, il propose que la Société constitue aussi une collection de papiers photographiques de toutes les fabriques d’Europe et du reste du monde27.

12 Ziegler invente par ailleurs une petite lunette, sorte de viseur optique, qu’il nomme iconomètre28, utile aux photographes de plein air pour procéder aux divers réglages de la prise de vue, et en apprécier à l’avance les effets sur le papier ou la plaque. « On vient de me montrer un petit instrument qui je crois rendra des services à MM. les photographes voyageurs », note Hippolyte Bayard : « Il tient dans la poche du gilet […] et ce sont ces divers avantages qui m’engagent à vous signaler l’iconomètre, que nous

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devons à un de nos peintres distingués, qui s’est occupé quelquefois de photographie et toujours avec succès29 », rendant ainsi un hommage aussi discret que précis à son ami.

Fig. 6. Attr. à J. Ziegler, « La palette du peintre », 26 x 19,8 cm, v. 1849, coll. musée de Langres.

13 C’est encore Bayard que Ziegler consulte lorsqu’il étudie lui aussi les propriétés lumineuses spécifiques à chaque couleur30. L’une des photographies du fonds Ziegler conservées au musée de Langres, “la palette du peintre” (fig. 6), témoigne de cette recherche. Comme Bayard, Ziegler étudie les différences de capacité de chaque couleur à impressionner la plaque photographique, du blanc au violet, en passant par le bleu et le rose. Ziegler se livre aussi dans son atelier à des expériences de décomposition de la lumière à l’aide d’un prisme qui lui permettent de prouver, à rebours des théories newtoniennes couramment admises à l’époque que « la couleur des corps leur appartient en propre » et que la « couleur est distincte de la lumière ». Les conclusions méthodiques qu’il tire de ses expériences parfois complexes – que beaucoup de scientifiques patentés de l’époque n’ont pas toujours menées avec le même talent ni la même indépendance d’esprit – sont jugées « conformes aux recherches et aux progrès de la photochromie » les plus récents par le Dr Clavel, qui relève avec une certaine admiration31 ses nombreuses « excursions dans le domaine de la science » et la profondeur de « ses vues philosophiques qui attirent les intelligences ». Les observations de Ziegler le conduisent à diviser les couleurs en primitives, mixtes et composites, selon une théorie qu’il développe dans son Traité de la couleur et de la lumière tout comme il l’avait fait dans ses Études céramiques32 pour les proportions architecturales et les formes céramiques. Ziegler revisite donc, à propos de la couleur, sa loi d’analogie des principes universels du Beau. Son Traité, ouvrage technique dans lequel il présente ses recherches et les conclusions auxquelles il parvient, n’est pas seulement le fruit des réflexions d’un peintre, banalement intéressé par l’étude des couleurs et de la lumière. En lui permettant d’élargir le champ de ses recherches, ces « révélations de la photographie », comme il le note lui-même, sont peut-être à

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l’origine d’un éclaircissement de sa palette dans les dernières années de sa carrière33, alors que les clairs-obscurs de sa peinture à ses débuts l’avaient inscrit dans la filiation des maîtres espagnols et du Caravage.

14 Dès 184234, Ziegler se fait connaître aussi pour ses talents de coloriste de daguerréotypes, dans cette spécialité qui exige minutie et patience, et dans laquelle, note-t-il comme pour lui-même, « le goût et le talent de l’opérateur ne sont pas sans influence sur les résultats ». Dans une lettre adressée à M. de Montfort, qui la publie dans La Lumière, Ziegler expose longuement ses techniques et évoque – dans les termes d’un alchimiste – le « secret » et les « arcanes » des procédés chimiques pour la préparation des poudres. Mais il réprouve toute tentative de retouche des épreuves photographiques sur papier, comme on le pratique couramment en Angleterre. « Quels sont les hommes capables de retoucher la nature ? […] On doit s’abstenir de retoucher les œuvres du Soleil35», ajoutant, malicieusement : « Lorsqu’une épreuve est mauvaise, le seul parti à prendre est d’en faire une meilleure. » Mais Ziegler ne se contente pas de colorier les daguerréotypes, il utilise lui aussi ce procédé, en particulier pour réaliser des portraits, réputés pour leur format important. Il se taille une solide réputation dans la production d’images pour les peintres d’atelier, permettant à ces derniers, selon la raison communément avancée, d’économiser les frais de modèles. Eugène Delacroix note dans son Journal : « Laurens m’apprend que Ziegler fait une grande quantité de daguerréotypes, et entre autres des hommes nus. J’irai le voir pour lui demander de m’en prêter. » Les daguerréotypes d’hommes nus de Ziegler seraient même à l’origine de nombreux dessins de Delacroix ; aucun ne semble toutefois être connu aujourd’hui36.

15 À la fois praticien et expérimentateur, il est aussi apprécié pour ses analyses artistiques. C’est ainsi qu’il est nommé juré pour la photographie lors de l’Exposition universelle de 1851 à Londres, témoignage probant de l’importance reconnue par ses contemporains37 à ses compétences techniques et critiques. Pour l’Exposition de Paris en 1855, il rédige le compte rendu de la section photographique, occasion pour lui de rendre aussi hommage à son maître, derrière lequel il se range quinze ans après sa rivalité avec Daguerre : « Parmi les noms des exposants, je place avant tout celui de M. Bayard, parce qu’il est le plus ancien photographe français, et que ses recherches et ses découvertes sont antérieures à la publication des procédés de Daguerre ; les épreuves qu’il a exposées sont aussi du premier mérite. »

16 Ziegler est donc un artiste photographe déjà fort reconnu, lorsqu’est créée, en 1851, la Société héliographique. Sa contribution à cette initiative majeure va au-delà du rôle qui lui est traditionnellement reconnu. Car il fait non seulement partie de ses membres fondateurs, et en devient même le vice-président un mois à peine après sa création, mais il ne fait aucun doute qu’il est aussi le rédacteur des statuts de la Société, et donc à ce titre doit être considéré comme ayant joué un rôle qui dépasse celui de partisan de la première heure38. Il faut se souvenir que Ziegler est aussi avocat et qu’il s’est sans doute naturellement imposé parmi le cercle des artistes fondateurs pour effectuer ce travail. Le règlement écrit par Ziegler est délibérément court, la Société n’étant pas « autre chose, en principe, qu’une réunion agréable, où la causerie permet à chacun de choisir ses interlocuteurs. Les sociétaires sont des invités. Le photographe, le peintre, le littérateur, le savant, le sculpteur, l’architecte, l’opticien, le graveur, se consultent et se rendent des services mutuels ». Ziegler, d’évidence, décrit son rêve, mais n’est-ce pas aussi un peu de l’esprit maçonnique qu’il insuffle ici ? On devine en tout cas combien Ziegler a dû se sentir à l’aise dans ce cercle largement ouvert aux débats d’idées et au

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partage des recherches. C’est cette ambiance de causeries ouvertes, stimulantes et désintéressées qui lui fait regretter l’initiative prise la même année par un Américain offrant la somme « considérable » de 2500 francs à l’auteur du meilleur procédé héliographique : « Jeté au milieu d’une société d’amis, qui par leurs confidences réciproques impriment à l’art photographique un mouvement rapide vers la perfection, ce prix tend à individualiser leurs efforts, à figer leurs ardentes coopérations, à les séparer en rivaux dans le moment où leur union décuple leurs progrès », déplore-t-il39. Ziegler exerce une influence importante et s’impose comme un véritable meneur au sein de la jeune Société, non seulement en présidant nombre de séances à ses débuts, mais surtout en participant activement à ses travaux et à ses réflexions, comme en témoignent abondamment les comptes rendus de La Lumière. Son rôle dans la création de ce journal n’est sans doute pas négligeable non plus, puisque Ernest Lacan écrit, à la mort de Ziegler : « Il nous enrôla dans la rédaction de ce journal [La Lumière], et il nous fit aimer cet art dont nous avions jusqu’alors ignoré la puissance. » La période de 1851 à 1853 correspond certainement à celle de sa plus grande activité photographique. Un indice, parmi d’autres, ne trompe pas : il ne présente aucune toile au Salon de 1855, faute probablement d’avoir pu consacrer le temps nécessaire à la préparation d’une œuvre, événement auquel cet artiste exigeant consacre toujours plusieurs mois, voire plusieurs années. En avril 1851, il lance avec beaucoup d’autorité un appel aux sociétaires en faveur de l’album (idée dont il n’est pas l’inventeur) : « Je vous engage donc, au nom de la Société, au nom de la photographie, à venir déposer dans cet album tout ce que vous aurez de mieux à y joindre, et autant que possible, une notice sur les objets reproduits, et sur les divers procédés que vous aurez employés. » À partir toutefois de 1853, il ne fait plus que de rares communications, et lorsqu’est créée, en 1854, la Société française de photographie, il ne fait pas partie de ses membres. Il est alors installé à Dijon, et s’il n’a pas cessé la pratique photographique, on peut supposer que ses nouvelles fonctions ne lui laissent plus guère le loisir de participer aux travaux de la Société.

17 Ziegler est de ces peintres qui, au lieu de s’effrayer de la concurrence qui menace de balayer portraitistes et lithographes, comprend très vite tout le parti qu’un artiste peut tirer du nouveau médium. Sa position n’est cependant pas dénuée de contradictions, comme le sont aussi les débats d’intellectuels de l’époque. Car si Ziegler revendique pour la photographie une pleine reconnaissance parmi les arts d’imitation – exposer aux côtés de la peinture est bien le leitmotiv lancinant de ses partisans –, la place qu’il est prêt à lui ménager n’est cependant pas exempte d’ambiguïtés. Prompt, comme on l’a vu, à inventer un ordre pour classer toutes les créations de l’esprit et attribuer « à chacun des arts un domaine qui lui est propre, une sorte de caractère exclusif qui fait son essence », Ziegler réserve à la photographie le champ spécifique de l’« extrême finesse » et de l’« extrême netteté […] jointe, bien entendu, à la juste valeur des lumières », à la peinture la « belle exécution », voire pour la peinture religieuse « la sobriété dans l’exécution », et au vitrail « le brillant des couleurs ». Mais Ziegler, paradoxalement, récuse le métissage, lui qui pourtant n’aura cessé de cultiver l’universalisme dans tous les arts40, et accuse par avance d’égarement le photographe qui « sous prétexte de se rapprocher des œuvres d’un autre art, néglige la finesse ». Il est fascinant de constater que même chez un esprit aussi ouvert, la peinture reste, seule, capable d’exprimer la « supériorité de l’intelligence humaine ». Preuve supplémentaire, sans doute, que les milieux intellectuels sont encore loin d’avoir pris la mesure des bouleversements artistiques introduits par le nouvel art. La position de

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Ziegler s’en révèle d’autant plus courageuse, en dépit de ces limites, à l’heure où les amis de la photographie eux-mêmes peinent à définir clairement les spécificités de son langage artistique. Ziegler aura aidé, avec d’autres peu nombreux encore, à préparer les esprits à la reconnaissance de la photographie, sinon tout à fait à l’égal de la peinture, du moins comme un mode d’expression artistique à part entière41, ce qui n’est pas la moindre de ses contributions à la photographie. Son commentaire sur Bayard, « je connais de M. Bayard certains paysages qui font penser à Ruysdael », publié dans le compte rendu de la photographie à l’Exposition universelle de 1855, constitue donc certainement à ses yeux un éloge particulièrement admiratif. Si les deux hommes ont à l’évidence été très liés, comme l’attestent les nombreux témoignages d’estime réciproque qu’ils se sont manifestés à travers leurs œuvres et leurs écrits, cette relation semble toutefois être moins une amitié fraternelle qu’un respect mutuel, un peu empesé par les conventions sociales de l’époque42.

Un élève de Bayard

Fig. 7. J. Ziegler, jeune femme devant un vase aux apôtres, papier salé, 39,7 x 29,4 cm, v. 1852, coll. musée de Langres.

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Fig. 8. Attr. à J. Ziegler, le jardin de Ziegler, papier salé, 13,9 x 11,8 cm, v. 1852, coll. musée de Langres.

18 « Ses thèmes [de Ziegler] étaient les mêmes que ceux de Bayard […]. L’œuvre des deux hommes est si étroitement mêlée que certaines de leurs images conservées par la Société française de photographie sont mélangées. Rien n’est plus facile que de supposer une influence réciproque, qui remonterait jusqu’au début des travaux de Bayard. C’est une hypothèse qui promet d’intéressants débats entre les futurs chercheurs en histoire de la photographie », observait déjà fort justement André Jammes en 197543. Les images du fonds Ziegler conservées au musée d’Art et d’Histoire de Langres – les seules connues à ce jour – en témoignent. On peut en effet hésiter sur le véritable auteur de certaines de ces épreuves. Cette incertitude peut être expliquée non seulement par l’influence du maître sur l’élève, mais aussi, peut-être plus simplement, par une collaboration artistique étroite entre les deux hommes, comparable à celle qui les réunit sur le plan technique. Sur les vingt-deux épreuves qui au total constituent le fonds Ziegler de Langres, j’aboutis pour ma part aux attributions suivantes : quatorze à Ziegler (voir fig. 1, 4, 6-13, 14-15 et 18-19) et quatre à Bayard (voir fig. 16 et 19-21)44; les quatre dernières (voir fig. 22) ne présentent en revanche aucune incertitude quant à leur auteur, elles sont de Bayard.

19 D’emblée, on remarque que la production iconographique de Ziegler n’est pas seulement celle d’un praticien habile et inventif ; c’est surtout celle d’un véritable artiste, qui organise méticuleusement ses compositions et joue des effets de la lumière avec beaucoup de maîtrise. Ziegler montre une épreuve (voir fig. 7) à ses amis réunis pour une soirée photographique au domicile d’Ernest Lacan, où chacun fait part « de ses travaux, de ses progrès et de ses découvertes, dans l’intérêt de l’art et de la science ». Une jeune femme pose avec grâce devant une niche dans laquelle est disposée la pièce maîtresse de son œuvre céramique, un grand vase aux apôtres, avec à ses pieds une autre de ses pièces importantes, une grande carafe ajourée. C’est l’image

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la plus intimiste45 connue de Ziegler. Ernest Lacan, en commentant cette soirée du 13 avril 1852 où Baldus, Le Secq, Le Gray (de retour de leur Mission héliographique) et Nègre, ont aussi apporté leurs épreuves, évoque celles qui « portent le cachet du peintre éminent [Ziegler]. Ton chaud, ombres vigoureusement dessinées, lumières hardiment choisies, composition heureuse, tout concourt à en faire des œuvres d’art d’un grand mérite », en s’attardant plus particulièrement sur celle présentée ici : « Une petite Vierge dans une niche de pierre, comme celles que l’on rencontre en Italie, au bord des routes, et où le passant se repose dans la prière ; au pied de la madone, un vase qu’une jeune fille y a déposé, pendant qu’appuyée sur la margelle de pierre, elle se recueille et rêve ; à droite et à gauche du reposoir, deux arbres dont les feuilles naissantes serviront bientôt de dais à la sainte image, et d’abri au voyageur : tel est le sujet pittoresque que M. Ziegler a rendu avec une vérité parfaite et une grâce charmante. Ce serait un délicieux tableau, si ce n’était une admirable épreuve. » La composition de Ziegler évoque fortement celles de Bayard avec l’utilisation d’instruments de jardinage – on voit ici une pelle, un arrosoir, une chaise. Le jardin (fig. 8), au fond duquel se trouve peut-être le figuier dont parle Lacan, est celui de sa maison parisienne, sorte d’atelier dans lequel Ziegler réalise nombre de ses épreuves.

Fig. 9. J. Ziegler, collodion au grand corner chinois, 49 x 37,1 cm, coll. musée de Langres. Mention manuscrite de Ziegler en bas à droite : « 2e essai collodion Français 2/3 Anglais 1/3 J. Ziegler 1852 le 20 avril ».

20 Au cours d’une autre soirée photographique, Charles Bauchal rend compte d’une épreuve présentée par Ziegler (fig. 9) : « Il y avait de M. Ziegler une épreuve au collodion de la plus grande vigueur. Assemblage harmonieux de choses dissemblables, tout ce qui s’y trouve réuni – vases richement ornementés, fleurs, médaillons, bas-reliefs, chapiteaux brisés, statuettes, humbles instruments de jardinage – se complète par l’opposition. Là ce sont des détails charmants, produits par le jeu de la lumière sur la tresse d’un panier, qui se détache sur des ombres largement massées ; puis une vigne folle se cramponnant

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aux aspérités d’un vieux mur, et projetant sur la pierre fouillée par le temps son ombre grêle et contournée ; au fond creusé en arcade, des fruits de toute sorte se dessinent dans l’ombre transparente. » Si les thèmes de Ziegler sont bien ceux de Bayard, son balai évoque irrésistiblement une autre icône… Mais peut-on raisonnablement affirmer qu’il y a plus qu’une coïncidence, un clin d’œil au « fort galant homme » ? Ce n’est pas exclu, lorsque l’on sait que Ziegler, très attaché aux signes, aux symboles allusifs dans sa peinture comme dans sa céramique, accorde beaucoup d’attention aux moindres détails. À gauche, sur un vase conique retourné qui sert de pied, est posée une carafe dans le goût des cruches allemandes de Westerwald ; au centre, une exceptionnelle et rare jardinière ajourée remplie de fleurs, avec à ses côtés un grand cornet chinois, sur lequel repose, mystérieusement, l’os d’une mâchoire. La niche creusée dans le mur de pierre, d’une hauteur d’environ 1,50 mètre d’après le cornet chinois, n’est pas celle du jardin que l’on voit sur les figures 7 et 12 ; le buste en ronde-bosse de Bonaparte accroché sur le mur (sans doute un moule en plâtre) a été utilisé par Ziegler pour décorer ses pots à tabac en grès, et le vase Médicis au bord cassé est le même que celui de la figure 12. La composition signée en bas à droite de la main de J. Ziegler, est datée du 20 avril 1852 et complétée de l’indication : « 2e essai collodion Français 2/3 Anglais 1/3 ». Son premier essai date peut-être du début du mois d’avril, lorsque par une lettre datée du 10 il s’adresse au fabricant de produits chimiques Puech pour lui faire part de sa satisfaction d’avoir « réussi complètement » son épreuve au collodion. « Les noirs sont d’un ton de velours supérieur aux teintes un peu rousses du collodion de M. Archer. Mon épreuve est de 51 centimètres de hauteur sur 38 de largeur, elle n’a pas une tache. » Les dimensions exceptionnelles du collodion présenté, qui « excitèrent à cette époque un vif étonnement, car on n’en avait pas encore vu d’aussi grandes » selon Lacan, correspondent à celles annoncées par Ziegler, compte tenu du fait que les bords ont été coupés, entamant à demi le nom J. Ziegler tracé en haut à droite, au-dessus de la mention 1852. Mais cette épreuve est intéressante à un autre titre. Il s’agit peut-être en effet du premier essai de Ziegler de réaliser un catalogue photographique de sa production céramique. Cette hypothèse ne se comprend qu’à l’examen de la photographie suivante.

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Fig. 10. Attr. à J. Ziegler vue de la cour, papier salé, 14,2 x 11 cm, v. 1854, coll. musée de Langres.

Fig. 11. Attr. à J. Ziegler, composition murale de céramiques, papier salé, 34 x 26,5 cm, v. 1854, coll. musée de Langres.

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Fig. 12. Attr. à J. Ziegler, composition archéologique avec un moulage de la Vénus de Milo, papier salé, 44,4 x 28,1 cm, v. 1852-1854, coll. musée de Langres.

21 Ce qui est avéré, en effet, c’est la tentative de Ziegler de réaliser un catalogue photographique de ses céramiques. L’épreuve (voir fig. 1) – probable frontispice de l’ouvrage – en témoigne sans ambiguïté : l’auteur annonce son intention sur l’affichette fixée au-dessus du grand vase aux apôtres : Études céramiques. Cette deuxième édition est datée de 1854. Ziegler est alors installé à Dijon, mais on sait qu’il fait de fréquents déplacements, aussi bien à Soyers qui n’est pas loin, qu’à Paris. Si Ziegler a abandonné ses recherches photographiques, il n’en a donc pas pour autant renoncé à la pratique. Le frontispice promet dix planches. Mais seules deux photographies conservées à Langres peuvent être rattachées à ce projet : une petite vue (fig. 10) de médiocre qualité46, par rapport aux grands formats, reprend à l’identique la composition précédente et permet de voir la cour (on remarque la même draperie et la même sellette que sur la figure 7), et une série de pièces de sa production (fig. 11) accrochées à un mur. Sur cette dernière brille dans l’ombre de la statue l’oreillette d’une œnochoé, tel l’œil rond d’un animal au long bec. Théophile Gautier, venu visiter son ami céramiste, avait poétiquement évoqué cette « cigogne, qui se penche pour boire, [et qui] indique avec son long cou recourbé, différents motifs de goulot. Les plantes grimpantes, en s’enroulant autour d’un fût d’arbre ou de colonne, dessinent des anses que l’observateur attentif agrafe sur ses vases, où palpitent dans l’argile les formes familières à la nature. Ce n’est pas, vous le sentez, un vulgaire ouvrier qui peut saisir ces lointains rapports, ces vagues similitudes, et trouver le sujet d’un vase dans une fleur, dans un fruit, dans un oiseau : il faut toute la rêverie d’un poète et d’un artiste amoureux de la ligne, et qui la poursuit jusque dans ses détours les plus cachés, dans ses caprices les plus secrets… ». Ziegler est sans doute le premier à utiliser la photographie pour la réalisation d’un catalogue de pièces céramiques. Ce n’est en effet qu’en 1855 que la manufacture de Sèvres, sous la direction de Louis Robert, responsable

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des ateliers de peinture, entreprend de photographier les pièces de ses collections pour l’Exposition universelle à Paris. On sait qu’autour de Victor Regnault s’est constitué à Sèvres un petit groupe d’artistes photographes très actifs dont fait naturellement partie Ziegler, lui qui est lié depuis si longtemps, en tant que céramiste et peintre, à la manufacture et à ses principaux dirigeants, comme l’illustre le portrait réalisé par Regnault47. Mais ce qui est aussi intéressant dans ses images, c’est le parti pris artistique, original et inventif, qui le conduit à réaliser une composition dans l’esprit d’une nature morte, sans chercher à représenter entièrement les pièces cataloguées, ce qu’aurait fait tout photographe moins artiste48. Ici le projet s’efface devant la recherche esthétique, la composition, les jeux de lumière. La photographie, en élargissant ses possibilités techniques, lui a permis de développer une approche beaucoup plus créative que celle de son premier catalogue, réalisé en 1850 à partir de planches lithographiques sur lesquelles chaque pièce est présentée sans recherche esthétique particulière.

22 L’accumulation de pièces sur l’épreuve de la figure 12, où se mêlent grès, statues, objets en bois et moules en plâtre utilisés pour les décors de ses pièces céramiques, laisse penser à une étude sur les propriétés de matériaux divers à réfléchir ou capter la lumière, dans l’esprit des essais de “la palette du peintre” (voir fig. 6), plutôt qu’à une planche de son catalogue céramique. Le désordre de la composition n’est qu’apparent ; les statues semblent briller aux côtés des surfaces mates du grès, tandis que la lumière souligne le bord du vase Médicis et les arêtes du vase aux apôtres. Ziegler a réalisé cette épreuve dans son jardin, en utilisant la sellette installée dans la petite “chapelle” (voir fig. 7). On perçoit bien ici également une autre caractéristique commune à Bayard et Ziegler (et à quelques autres artistes photographes de cette époque) : utiliser le jardin jouxtant l’atelier comme un prolongement de celui-ci, pour bénéficier de plus de lumière. Les objets photographiés sont donc des pièces sorties de l’atelier, comme les différents moulages en plâtre, ou de simples instruments du jardin qui se trouvent là, un balai, un râteau ou un panier tressé.

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Fig. 13. Attr. à J. Ziegler, cheminée avec une tête de lion, papier salé, 13,9 x 10,6 cm, v. 1852-1854, coll. musée de Langres.

23 On reconnaît sur la figure 13 quelques-uns des objets de l’atelier de Ziegler disposés dans son jardin (ainsi que le mur et le trottoir de la figure 10), ce qui permet de lui attribuer49 nombre d’épreuves conservées à Langres : Vierge à l’enfant, femme drapée tenant à deux mains une coupe, sur laquelle Ziegler dispose souvent l’un de ses petits vases, forme au motif de feuille d’acanthe, chapiteau en pierre, et, sur d’autres épreuves, statue de la Vénus de Milo – comme Bayard – et buste de Romain. Il est possible que la plaque accrochée sur la cheminée soit un bas-relief d’après Clodion – analogue à ceux de Bayard (voir fig. 16 et 20) – utilisé par Ziegler pour servir de décor à ses vases, tout comme les deux pièces rondes accrochées au-dessus de la tête de lion. L’objet de cette épreuve paraît être plutôt lié à une étude sur la lumière ; Ziegler, on le sait, détermine avec un soin très attentif les éclairages et les ombres. Il réalise de nombreuses épreuves dans le jardin de sa maison parisienne, dont on peut retrouver aujourd’hui, à la même adresse, la topographie générale, avec la cour, la terrasse et le sol en pente50. Cette composition réaliste témoigne, comme les précédentes, de l’élargissement du champ créatif de Ziegler sous l’influence de la photographie. Celle-ci aura donc permis à ce peintre officiel resté tout au long de sa carrière fidèle aux thèmes religieux, historiques ou allégoriques, de participer, ne fût-ce qu’un peu, à la révolution réaliste initiée par Courbet.

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Fig. 14. Attr. à J. Ziegler, composition de sculptures, papier salé, 31,9 x 26,3 cm, v. 1849-1854, coll. musée de Langres.

Fig. 15. Attr. à J. Ziegler, buste de romain, papier salé, 26,3 x 17 cm, v. 1849-1854, coll. musée de Langres.

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Fig. 16. Attr. à H. Bayard, bas-reliefs de Clodion, papier salé, 27,7 x 22 cm, v. 1840-1850, coll. musée de Langres.

24 L’épreuve, un peu étrange, de la figure 14 – une étude de regards ? – réalisée devant la cheminée sur le muret de son jardin, avec deux têtes aux yeux clos et la statue de Romaine au visage dissimulé dans l’ombre, évoque davantage une composition à la De Chirico que le réalisme contemporain de Courbet. C’est la présence du buste romain qui nous conduit à attribuer l’épreuve suivante (fig. 15) à Ziegler, et non à Bayard, auteur lui-aussi de plusieurs images de bustes : l’argument, il faut bien l’admettre, est fragile, d’autant qu’on pourrait estimer que la paroi en bois devant laquelle est posé le buste est celle qui tapisse l’atelier de Bayard51. C’est principalement aussi en raison de la présence de la statue de femme drapée, qui à l’évidence appartient à l’atelier de Ziegler, ainsi que de quelques grès (le pichet au pied du buffet par exemple) que l’épreuve de la figure 4, aux dimensions exceptionnelles, un homme en haut de forme accoudé à un buffet, lui est aussi attribuée.

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Fig. 17. Attr. à J. Ziegler, la Vénus de Milo avec un pichet en grès de Ziegler, papier salé, 45,1 x 29,7 cm, v. 1849-1854, coll. musée de Langres.

Fig. 18. Attr. à J. Ziegler, la Vénus de Milo, papier salé, 39,5 x 21,1 cm, v. 1849-1854, coll. musée de Langres.

25 Mais l’hésitation – pour ne pas dire la confusion – s’accroît avec les figures 17 et 18, représentant un moulage de la Vénus de Milo. On connaît la réputation de photographe

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de statues que Bayard s’est acquise. Commentant l’Exposition universelle de Paris en 185552, Ernest Lacan note en effet : « M. Bayard a exposé quelques reproductions bien connues de bas-reliefs, de gravures, et de plusieurs études d’après la Vénus de Milo. M. Bayard excelle dans ce genre surtout et dans l’exécution de ce sujet. Il est impossible de trouver dans aucune épreuve plus de finesse, de transparence, de lumière et de modelé. Mais il aurait dû varier un peu ses motifs, afin de prouver que la reproduction de la Vénus n’est pas pour lui comme une sorte de spécialité, et qu’un artiste de son habileté n’a pas besoin de traiter depuis cinq ou six ans le même sujet pour arriver à la perfection. » La Vénus de Milo constitue toutefois un objet courant et banal dans l’atelier d’un peintre. Ziegler semble aussi à l’aise avec ce thème pour lequel, remarque- t-il53, « le choix d’un point de vue, de l’heure précise où ce point de vue est le mieux éclairé, la pose d’un modèle vivant, la détermination des ombres d’une statue exigent le coup d’œil et le sentiment de l’artiste, et l’on peut reconnaître aisément une épreuve faite par un homme qui a pratiqué les beaux-arts ». Un détail est particulièrement troublant : la présence – qui ne peut être fortuite – d’un petit pichet tout droit sorti des fours de Ziegler, posé aux pieds de la statue sur l’une des images (on peut aussi reconnaître le haut des deux sellettes que celui-ci a utilisées pour ses différentes autres épreuves). Il reste que si, pour ces raisons, une attribution à Ziegler plutôt qu’à Bayard est préférée, cette statue, tout comme ces compositions aux objets muets et figés, un peu énigmatiques, démontre à tout le moins avec force la grande proximité artistique entre les deux artistes.

Fig. 19. Attr. à H. Bayard, statuettes, papier salé, 35,2 x 28,5 cm, v. 1840-1850, coll. musée de Langres.

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Fig. 20. Attr. à H. Bayard, statuettes sur fond tapissé, papier salé, 32,4 x 26 cm, v. 1840-1850, coll. musée de Langres.

26 Quatre épreuves du fonds Ziegler sont en revanche attribuées à Bayard (voir fig. 16 et 19-21). Les trois premières appartiennent à l’importante série (plus d’une centaine d’images) réalisée par Bayard sur le thème des “statuettes”, qu’elles complètent, et qui a été décrite et analysée en détail par Michel Frizot54. La figure 19 est une composition sur fond noir, fréquent dans cette série, tout comme la figure 16 qui présente en particulier quelques bas-reliefs (enfant assis sur le dos d’un chien, ou tirant une chèvre), copies d’après Clodion, célèbre sculpteur, que Ziegler a beaucoup utilisé pour la décoration de ses vases et pichets en grès : il en avait, nécessairement, fait réaliser des moulages pour sa manufacture, identiques à ceux-ci… Sur la figure 20, la composition du décor est réalisée en utilisant le même rideau que pour le Napoléon III en buste (fig. 21). Enfin, les quatre derniers « daguerréotypes sur papier55» du fonds sont bien de Bayard ; ils ont été offerts à la ville de Langres par Ziegler en 1850, et témoignent, à nouveau, de l’admiration qu’il porte à leur auteur. Le premier est, selon la mention manuscrite de Ziegler (portée sur le carton sur lequel est collée l’épreuve), une « vue prise du ministère des Finances par M. Bayard », signée « HB 1849 ». Le second est un « fragment du palais de justice de Rouen », tandis que le troisième (fig. 22), représentant le pont des Arts à Paris a été, selon la précision ajoutée au crayon par Ziegler « exécuté par le procédé de M. Bayard et par lui-même ». Sur le support du dernier signé « HB 1849 », représentant le portail de la bibliothèque du Louvre, Ziegler a noté : « Par M. Bayard dont j’ai cité une lettre dans mon livre des Études céramiques56. » On peut supposer que ces quatre images font partie d’une série dont il s’est servi pour l’exposition de Londres en 1851, à l’occasion de laquelle elles furent peut-être données à son ami Ziegler (rappelons que celui-ci est nommé juré dans la section photographique de l’Exposition universelle). F.-A. Renard, élève et collaborateur de Bayard, note en effet à propos des pièces exposées par ce dernier à Londres :

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« Ces épreuves sont au nombre de dix-sept ; elles représentent des vues d’ensemble et de détail prises sur nos plus beaux monuments de Paris et de Rouen57. »

Fig. 21. Attr. à H. Bayard, buste de Napoléon III, papier salé, 29 x 24,4 cm, v. 1840-1850, coll. musée de Langres.

27 En constatant, pour conclure, que Ziegler a presque systématiquement fait figurer ses grès, parfois de façon très discrète, sur ses photographies (douze58 des quatorze qui lui sont attribuées), on ne peut s’empêcher de considérer leur présence comme une véritable signature, et reconnaître au jugement de Maxime Du Camp (cf. note 19) une grande pertinence. Si la photographie a sensiblement élargi le champ créatif de Ziegler au-delà de ce qu’il s’est autorisé en peinture, il est toutefois difficile de percevoir une influence réciproque de style entre ses deux pratiques. Sans doute Ziegler lui-même est-il responsable au premier chef de ce cloisonnement, lui qui défendait pour chaque art un domaine spécifique. Il reste malgré tout que son œuvre photographique manifeste le même idéal artistique sophistiqué, sous des apparences de grande simplicité, que celui que l’on retrouve dans sa peinture et ses créations céramiques.

28 L’empreinte laissée aujourd’hui par Ziegler sur la photographie apparaît au total fort réduite. Il a certes joué un rôle estimé à son époque, beaucoup plus important que celui de nombreux artistes praticiens. Il correspond assez précisément au profil du photographe artiste selon la définition qu’en a donnée Lacan. Il n’est pas impossible d’ailleurs qu’il ait contribué à inspirer le portrait type à Lacan, caractérisé par une vaste intelligence et une instruction étendue, dont l’atelier un peu mystérieux est comparé à un sanctuaire59. N’étant pas un inventeur, sa notoriété ne peut toutefois s’appuyer que sur son corpus photographique, lequel souffre d’une extrême minceur, du moins tel qu’il nous est parvenu aujourd’hui60. Ziegler n’a évidemment consacré que peu de temps à la photographie, au grand dam de Charles Bauchal : « Nous regrettons vivement que des travaux plus importants empêchent cet éminent artiste de consacrer plus de temps à l’héliographie », rejoignant le commentaire dépité d’un autre ami :

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« Vous ne donnez qu’un jour sur quinze à la photographie », auquel Ziegler répond qu’elle n’est pour lui qu’une charmante distraction61. La publication de son œuvre va peut-être contribuer à lui restituer un rôle et une place plus justes aux côtés de ses contemporains les plus admirés.

29 Ziegler s’est appliqué de façon presque obsessionnelle à rechercher des apparentements, des analogies entre les diverses formes de création artistique, pour tenter de construire une unité globale et donner un sens à l’ensemble. L’interprétation de l’œuvre artistique de Ziegler, pour être fidèle à l’esprit universel de l’artiste, doit s’envisager dans sa totalité, à travers la peinture, la céramique et la photographie. C’est certainement en pensant à sa quête incessante dans les arts et les techniques du feu, de la terre, de la lumière et des métaux précieux – matières primitives de la céramique et de la photographie, qui en sont les produits mixtes et composites, selon une formule que n’aurait peut-être pas reniée cette tête à systèmes – que Théophile Gautier évoquera la mémoire d’un artiste attachant, aujourd’hui oublié : « Quand ce n’était pas la céramique qui l’occupait, c’était quelque cosmogonie bizarre, quelque théorie nouvelle de la lumière et des couleurs, quelque recherche de procédé perdu, quelque invention chimique […] Au Moyen Âge, Ziegler eût été alchimiste ; il y avait chez lui du souffleur hermétique. »

Fig. 22. H. Bayard, le pont des Arts, positif direct, 20,5 x 26,6 cm, v. 1849, coll. musée de Langres.

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Fig. 23. H. Bayard (attr.), portail de la bibliothèque du Louvre, 19,3 x 22,7 cm, 1849, coll. musée de Langres.

NOTES

1. Ernest LACAN, rédacteur en chef de La Lumière, 3 janvier 1857, p. 3. 2. À son prénom de baptême, Claude, ses parents ont vite préféré Jules, qui est resté. Quant à l’orthographe de son nom, elle est à l’époque très fréquemment présentée avec un “é” accentué ; nous lui préférons bien sûr celle utilisée par l’artiste lui-même. 3. Jules est né à Langres, le 16 mars 1804 ; son grand-père est originaire de Mulhouse et appartient à l’une des plus vieilles familles de cette ville. Il est propriétaire et gérant de l’hôtel de la Poste, ouvert encore aujourd’hui sur la place Ziegler à Langres. Du côté de la mère, la famille Cosson possède également du bien, notamment la propriété de Soyers, petite commune rurale située non loin de Langres, dont héritera Jules. 4. Selon le biographe langrois Théodore PISTOLLET DE SAINT FERGUEUX, Biographie universelle, 1865. C’est peut-être la précoce fréquentation du Jardin des Plantes qui explique l’intérêt de Ziegler pour les fleurs, qu’il décrit avec beaucoup de précision et de sciences dans ses ouvrages, et peint avec une grande habileté sur quelques-unes de ses toiles (La Rosée, Pluie d’été) ; il est aussi réputé pour les décors rampants de ses vases en grès, constitués de fleurs ou de fruits, que les Anglais copieront abondamment (cf. J. WERREN, Bulletin du GRECB, n°20, 1998, p. 120). 5. Théophile G AUTIER, article nécrologique, L’ARTISTE, 4 janvier 1857, ainsi que la citation précédente.

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6. AMAURY-DUVAL, L’Atelier d’Ingres, Paris, éd. Charpentier, 1878 ; c’est aussi un grand ami de Bayard. 7. Fig. 2 : ce portrait de Ziegler par Nadar fait aussi partie de l’Album Bayard conservé au J. Paul Getty Museum. La réduction de Saint Luc peignant la Vierge est aujourd’hui exposée au musée Magnin de Dijon, tandis que l’original est au musée de Dunkerque. Le portrait “anonyme” de l’Album de Regnault, a été publié par Raymond LECUYER, Histoire de la photographie, 1945, p. 56. À noter que le musée de Langres conserve un petit portrait sur papier de Ziegler, peut-être aussi de Bayard. 8. Bruno F OUCART, Le Renouveau de la peinture religieuse en France (1800-1860), Paris, éd. Arthéna, 1987, p. 214-216 : « Le puissant Ziegler : un éclectisme fort et brutal, aux accents quasi caravagesques. » 9. Ziegler parle couramment allemand ; deux bibles en allemand figurent d’ailleurs sur la liste des pièces vendues aux enchères après sa mort (lots n°102 et 103) ainsi qu’un Tite Live (lot n°127), en allemand lui aussi. 10. L’argile à grès cuite à haute température donne une surface très dure et un peu rêche ; afin de la recouvrir d’un vernis brillant et lisse, qui lui donne un aspect plus doux, on projette dans le four en fin de cuisson du sel de cuisine, d’où l’appellation commune de grès vernis au sel qu’on donne à ces objets. 11. Dans le roman de Jules SANDEAU, Madeleine, Paris, éd. Hetzel & Cie, p. 122, l’auteur décrit ainsi l’intérieur de l’appartement d’un bourgeois ruiné dans lequel « le marbre de la cheminée n’avait d’autre parure que deux vases de terre au col évasé, échantillon de la poterie de Ziegler… ». Ziegler a, par ailleurs, habilement baptisé quelques-uns de ses vases artistiques du nom de certaines personnalités du monde politique ou économique de l’époque ; ainsi le vase égyptien Sellières (dédié au baron Achille Sellières en 1842), le vase Crillon (le duc de Crillon possède un château dans l’Oise), ou encore le vase Crèvecœur (préfet de l’Oise en 1842). 12. « […] alors je me livrai à l’étude des monuments d’Athènes. Je recherchai dans les écrits des philosophes grecs les vestiges d’une civilisation où les beaux-arts jouèrent un si grand rôle. Puissé-je avoir retrouvé les traces de ces lois d’Analogie, de Proportions et d’Eurythmie, dont les Grecs ont conservé le secret jusque dans Rome… », Études céramiques, Paris, Mathias, 1850, p. 6. 13. « Je crois important d’ajouter que mon travail a été soumis […] à M. Alexandre Brongniart, qui portait à cet essai le plus vif intérêt, soit pour l’art en lui-même, soit par l’effet d’une ancienne et réciproque amitié. J’ai l’espoir que ces vingt-quatre figures, semblables à un alphabet nouveau, seront un jour d’un emploi facile et peut-être usuel. », ibid., p. 42. 14. L’usage du grès était réservé exclusivement à la production d’ustensiles pour la cuisine et l’industrie chimique, en raison de sa très forte résistance aux liquides, même les plus corrosifs. C’est, dans l’histoire de la céramique française, à Ziegler que l’on doit d’avoir réintroduit le grès comme matériau pour les pièces artistiques, ouvrant ainsi la voie aux artisans céramistes de la fin du siècle. Aucune médaille d’or n’est décernée cette année-là dans la section céramique. 15. Cf. Marguerite COFFINIER, “Jules Claude Ziegler (1804-1856) sa vie, son œuvre”, Bulletin du GRECB, n°5, 1978, p 50-212 ; sur l’œuvre céramique, voir Yves PELTIER, L’Objet d’art, n°274, novembre 1993, et J. Werren, “Jules Ziegler (1804-1856) rénovateur du grès artistique en France”, Bulletin du GRECB, n°17, 1995, p 9-223 et suite dans le Bulletin du GRECB, n°20, 1998, p 99-210 ; sur l’œuvre picturale, voir la thèse de Stéphane GUÉGAN, université de Paris IV, 1999 ; voir aussi J. Werren, “Les grès artistiques de Ziegler à travers la photographie”, Bulletin du GRECB, n°20, où sont présentés des nus de Jacques-Antoine Moulin portant des vases de Ziegler. 16. J. ZIEGLER, À mes concitoyens du département de la Haute-Marne, daté du 19 mars 1849, et conservé au musée de Langres. 17. Le registre conservé dans le Fonds maçonnique de la Bibliothèque nationale sous la référence FM3 198 contient les émargements, comme visiteurs, de « Ziegler » page 36 (14 avril 1845) et page

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37 (3 mai 1845) ainsi que de « Boyard » (Bayard ?) en page 53 (6 novembre 1846) dont la signature cursive n’est pas sans fortement rappeler celle du célèbre photographe… sur lequel il reste peut- être encore à apprendre, en dépit des nombreuses études qui lui ont été consacrées. Les Trinosophes, qui constituent l’une des loges les plus influentes politiquement, se sont aussi appelés à leur début (en 1818) Les Amis constants de la vraie lumière… joli clin d’œil à l’histoire ! 18. Le maire de Dijon se met rapidement en tête d’obtenir la démission de Ziegler, à la suite notamment d’une absence dont il n’a pas été préalablement informé, alors même que la présence de Ziegler était indispensable aux délibérations du jury municipal d’un concours de peinture que devait présider l’édile (auquel Ziegler dénie ouvertement toute compétence en ce domaine…). À la suite de plusieurs rapports municipaux, le ministre envoie Arago, inspecteur général des Beaux-Arts, enquêter sur place, mais, de guerre lasse devant le harcèlement mesquin du maire qui, soutenu par le préfet, menace de démissionner, il finit par lâcher Ziegler qui offre enfin sa démission le 8 février 1856, moins de deux ans après sa double nomination (cf. Archives départementales de la Côte d’Or, réf : 32 T 2 b/2). Ziegler meurt à Paris le jour de Noël de la même année. 19. Maxime DU CAMP, Le Salon de 1857, Paris, 1857, p. 9-12 : « C’était un esprit éminemment chercheur et philosophique, qui se plaisait aux rapprochements étranges et qui tentait d’établir une sorte de symbolisme général dans les détails et dans l’exécution de ses œuvres. Lettré autant que pas un, métaphysicien serré, habile chimiste, liseur infatigable et toujours en quête, Ziegler ne se contentait pas d’exécuter matériellement un tableau ; il essayait, par toutes sortes de moyens, de lui imposer une portée vivante, et pour ainsi dire, une voix qui pût expliquer sa pensée toute entière. » 20. La Lumière, 28 février 1852 ; Henri de Lacretelle tient la chronique sur les beaux-arts dans La Lumière ; c’est un des partisans de l’assimilation de la photographie à la peinture. 21. « J’ai obtenu de grands portraits en 80 secondes », La Lumière, mai 1852, p. 75. Le procédé dit au collodion humide mis au point par l’anglais Scott Archer est diffusé sans brevet par une note publiée en mars 1851 dans The Chemist. 22. À la suite d’un débat de la Société héliographique placé sous sa présidence (4 avril 1851), Ziegler affirme que la photographie doit désigner la reproduction des images sur le papier, tandis que l’héliographie, qui comprend la daguerréotypie et la photographie, est le terme général. 23. La Lumière, 30 décembre 1851, p. 15. 24. La Lumière, 1er mai 1852, p. 75 ; F.-A. Renard, architecte, est l’éditeur de La Lumière pendant la première année. C’est un élève de Bayard, établi aussi en Haute-Marne (Bourbonnes-les-Bains), tout comme Girault de Prangey, peintre photographe voyageur et ami d’enfance de Ziegler. 25. La Société héliographique débat de la « question des objectifs » lors de la séance du 30 mai 1852 ; voir aussi La Lumière, 1852, p. 93. Au cours de la séance de la Société héliographique du 21 mars 1851, qu’il préside, Ziegler exprime le vœu que chaque objectif reçoive un nom comme cela se fait « pour les canots, les embarcations, les navires, les pièces d’artillerie, etc. Autrefois, les chevaliers ont baptisé leurs épées ou donné des noms aux chevaux… », La Lumière, p. 30. 26. La Lumière, 12 juin 1852 : il s’agit de sir David Brewster et d’Antoine Claudet. Le premier, physicien réputé, est un grand ami de Talbot ; le second exerce à Londres, où il est très connu, puisqu’il est aussi le photographe de la Cour. 27. La Lumière, 20 juillet 1851, p. 93. 28. Ziegler avait déjà, lors d’un débat de la Société héliographique du 28 juin 1851 placé sous sa présidence, proposé d’adopter le terme d’iconogénique pour qualifier les papiers ou les produits susceptibles de recevoir la lumière. 29. Hippolyte BAYARD, La Lumière, 9 avril 1853, p. 59. 30. Dans les Études céramiques, op. cit., p. 219, Ziegler publie cette lettre de Bayard datée du 8 février 1850 : « Monsieur/En réponse à votre demande, voici, par ordre d’action photogénique la plus prononcée, les couleurs ou nuances que l’expérience m’a fait reconnaître comme étant les

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plus impressionnantes après le blanc : 1° bleu clair 2° mauve, 3° lilas, 4° rose, 5° violet. Plus ces couleurs se rapprochent du blanc, plus elles sont actives ; cette activité varie encore suivant que les couleurs sont minérales ou végétales, ces dernières étant un peu plus actives ; mais il n’y a pas lieu d’en tenir compte./ Votre très dévoué serviteur/Bayard. » 31. La Lumière, 25 mai 1851, p. 61 : la référence contemporaine est constituée par les travaux du professeur Chevreul ; le Dr Clavel assure une chronique scientifique pour La Lumière et le lien avec l’Académie des sciences. 32. Les Études céramiques, achevées en 1849 et publiées en 1850, contiennent des développements consacrés à « la coloration des reliefs », dont une partie, les vingt et unième et vingt-deuxième études (p. 191-223) sont reprises sous forme d’articles publiés dans les numéros 6, 7, 8, 9 et 12 de La Lumière entre janvier et mars 1852, avant d’être à leur tour réunis et intégralement publiés à Paris en 1852 dans le Traité de la couleur et de la lumière. On peut consulter l’un des cent exemplaires édités, au musée de Langres ; à noter que celui-ci est incomplet et s’achève à la page 40, comme d’ailleurs la série publiée dans La Lumière. 33. C’est particulièrement évident avec Notre-Dame de Bourgogne, présentée au Salon de 1857, et aujourd’hui exposée au musée de Langres. 34. « […] alors que le daguerréotype était près de son déclin, le peintre Ziegler fit en France des épreuves aussi finement coloriées que des miniatures », écrit Georges POTONNIÉE, Histoire de la découverte de la photographie, 1925, p.238 ; « en 1842, on commence à colorier des daguerréotypes. Quelques peintres miniaturistes comme Ziegler, Maucomble, Meyer, etc. acquirent un certain renom dans cette spécialité », analyse par ailleurs ce même auteur, “Exposition internationale de la photographie contemporaine (1936) – section rétrospective (1839-1900)”. 35. La “retouche” des épreuves photographiques excitait beaucoup les débats, et les critiques vis- à-vis de ces pratiques en vigueur dans les ateliers des grands boulevards à Paris étaient vives : ainsi de Montfort s’en prend-il à son tour à « ces vicieux procédés » dans La Lumière du 29 avril 1851 en citant le « remarquable article [de] notre confrère et ami, M. Ziegler », à propos duquel il écrit : « Je suis heureux, à cet égard, de m’appuyer sur le sentiment d’un artiste d’un goût pur et d’un sentiment délicat, tel qu’est l’auteur du Daniel et du Giotto. » 36. Journal de Delacroix, t. II, 1856, p. 38. C’est peut-être en pensant aux notes de Delacroix que Bernard Marbot, commissaire de l’exposition “Regards sur la photographie en France au XIXe siècle”, au Petit Palais à Paris, en 1980, a publié un daguerréotype d’homme assis nu (demi- plaque) qu’il attribue à Ziegler (n°170) ; cette image est reprise p. 47 de la Nouvelle Histoire de la photographie, Michel FRIZOT (dir.), 1994, comme étant « anonyme ». Waeston NAEF note, dans le catalogue (p. 32 et note 64) de la même exposition : « Les photographies de Ziegler ne semblent pas lui avoir survécu, mais on est tenté de lui attribuer un daguerréotype non identifié de la Bibliothèque nationale (phot. 170). » Voir aussi Aaron SCHARF, Art and Photography, 1968, rééd. Penguin Books, 1986, p. 342, qui cite André Joubin pour les travaux photographiques de Delacroix. 37. Envoyé en Champagne et en Lorraine pour la Mission héliographique, Henri Le Secq photographie la maison natale de Ziegler en 1851, l’hôtel de la Poste aux chevaux à Langres (coll. du musée des Arts décoratifs). Léon de Laborde, vice-président, comme Ziegler, de la Société héliographique, est aussi nommé juré de l’Exposition de 1851, preuve que c’est à leur fonction au sein de la Société qu’ils doivent cet honneur. 38. Ziegler signe le premier article après celui du fondateur, F.-A. Renard, dans le n°1 du 9 février 1851 de La Lumière, dans lequel il présente les statuts de la Société, accompagnés de commentaires et d’anecdotes exposées dans les “pièces à l’appui” de cet article fondateur. 39. Cf. “Note de M. Ziegler sur le prix proposé par M. Anthony”, La Lumière, 11 mai 1851, p. 55. 40. « Pourquoi reprocher aux artistes vivants cette double activité qu’on admire dans les artistes d’autrefois ? », écrit Ziegler en introduction à ses Études céramiques, en soulignant la diversité

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des domaines dans lesquels les grands artistes de la Renaissance ont excellé, pour mieux se défendre d’avoir consacré trois années à la céramique, sans renoncer à la peinture (et avant de s’intéresser à la photographie…). 41. Toutes les citations sont extraites du Compte rendu de la photographie à l’Exposition universelle de 1855, édité à Dijon en 1855 en cinquante exemplaires hors commerce (un exemplaire donné par Ziegler à Langres est conservé au musée de la ville), après avoir été publié en plusieurs articles dans le journal La Patrie. Dans le même compte rendu, qui témoigne du rôle éminent reconnu à Ziegler du fait même d’avoir été choisi pour cette rédaction, il ajoute : « Étant essentiellement un art d’imitation, elle [la photographie] pourrait à ce titre réclamer une place parmi les arts d’imitation, aussi bien que la lithographie et les divers genres de gravure. Ceci n’a pas été admis. Il faut toujours, même en fait d’art, un peu de temps pour la naturalisation d’un étranger : il faut aussi réserver quelque chose au progrès : plus tard cela se fera. » 42. André JAMMES a aussi noté, dans Hippolyte Bayard, Ein verkannter Erfinder und Meister des Photographie, Bucher, 1978, p. 8 : « Nous devons enfin évoquer une amitié qui a tenu une place particulière dans la vie de Bayard et sur laquelle nous n’avons que très peu d’informations : son amitié avec Jules Ziegler. » 43. Ibid. ; A. Jammes attribue la planche 63 (fig. 7 de cet article) à Bayard, et corrige ensuite son erreur dans The Art of French calotype, 1983, p. 148, illustration supplémentaire de son propre commentaire… 44. Il n’a pas été possible d’expliquer de manière satisfaisante les circonstances de l’entrée au musée de ces dix-huit photographies. Nulle mention de leur achat ne figure dans les registres de la Société historique et archéologique de Langres (SHAL) conservés au musée (que Mme Maryse Turot soit ici remerciée pour ses patientes recherches), alors que toutes les acquisitions de tableaux de Ziegler sont soigneusement consignées, notamment lors de la vente aux enchères des biens de l’artiste en mars 1857. À moins que les photographies n’aient eu que peu de valeur aux yeux des premiers responsables de la SHAL… 45. Une image identique (31,5 x 37,8 cm) est conservée dans les collections de la SFP ; au dos figure la mention manuscrite : «… Melle GOIX jardin du peintre Jules Ziegler vers 1850 rue de la Bienfaisance à Paris ». Melle Goix était sa gouvernante, et probablement aussi sa maîtresse, dont il fit par testament sa légataire universelle. 46. Pierre-Marc Richard estime que cette grande différence de qualité sur le plan esthétique (comme d’ailleurs aussi pour la fig. 8) est peut-être l’indice qu’un deuxième homme a participé à la séance photographique. 47. Dès 1834, à la faveur de la mission effectuée en Allemagne à la demande du roi, Ziegler rédige un Projet de réorganisation de la Manufacture royale de Sèvres inspiré de l’organisation de l’Établissement de peinture sur verre du roi de Bavière, avec le directeur duquel il s’est lié d’amitié. Les vitraux que le roi lui commande (ainsi qu’à Ingres et à d’autres élèves du maître) pour la chapelle royale de Dreux et les châteaux de Compiègne et d’Eu, sont réalisés par la manufacture de Sèvres ; Louis Robert a d’ailleurs photographié certains de ceux-ci. La verrière du portail de l’église d’Eu dessinée par Ziegler est publiée dans Description méthodique du musée céramique de Sèvres (1845, pl. 5). On a rappelé aussi les relations fortes entre Ziegler et Brongniart (sans oublier Riocreux, premier conservateur du musée de céramique, qui fait entrer une importante série de pièces en grès de Ziegler dans les collections du musée) ; Ziegler fait aussi émailler certains de ses grès par des ouvriers de la manufacture (A. André et V. Baury, par exemple), comme en témoignent certaines pièces conservées dans les collections de Sèvres (inv. 3043). Pour une étude plus précise sur le cercle des photographes de Sèvres, voir par exemple : “La photographie à Sèvres sous le Second Empire : du laboratoire au jardin”, par Quentin BAJAC, La Revue du musée d’Orsay, n°5, 1995, p. 74-85. 48. On pense en particulier au calotype d’Henri Fox Talbot, “Articles of China”, pl. III, Pencil of Nature, 1844.

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49. En partant des épreuves dont l’attribution à Ziegler ne fait pas de doute (fig. 7 : présentée par Ziegler à une soirée chez Lacan ; fig. 9 : collodion signé « JZ » ; fig. 1 : frontispice des Études céramiques et fig. 10 : idem), on peut de proche en proche attribuer les autres images à partir soit des pièces en grès produites par Ziegler, soit des objets placés par lui sur les épreuves ; ainsi le drap de la fig. 1 a été utilisé sur la fig. 6 ; la sellette de la fig. 6 se retrouve sur les fig. 1, 10 et sans doute 18 ; la forme en bois ou en pierre à la feuille d’acanthe apparaît sur les fig. 1, 10, 13 et 14 ; la femme romaine drapée est présente sur les fig. 6, 11, 12, 13, 14 et 4 ; le chapiteau en pierre est visible sur les fig. 11, 12 et 14 ; la Vierge à l’enfant, sur les fig. 7 et 13 ; enfin la sellette ronde de la fig. 7 est celle de la fig. 12, et sans doute celle de la fig. 17 dont on ne voit que le haut. 50. Ziegler possède une maison au 23, rue de la Bienfaisance à Paris (à proximité de l’église Saint- Augustin dans le VIIIe). La construction actuelle date de la fin des années 1860, et fut bâtie lors de l’aménagement de la plaine Monceau, réalisé sous l’impulsion du baron Haussmann. Cependant, la topographie des lieux tels qu’ils sont aujourd’hui reconstruits, avec une cour rectangulaire au rez-de-chaussée et une double terrasse au niveau supérieur, plantée d’un arbre et fermée par un mur mitoyen qui a pu servir à l’artiste pour les fig. 9 et 1 en particulier, rend l’hypothèse d’une prise de vue à cet endroit tout à fait plausible. La différence de niveau entre cour et terrasse expliquerait aussi la pente que l’on constate sur les fig. 12 et 13. Enfin, la présence d’une abondante végétation, visible sur les fig. 7 et 12, peut aisément s’expliquer par le fait que l’endroit se situe à la lisière de la zone urbaine, au moment où Ziegler habite la maison. 51. Cf. “L’atelier de Bayard”, collection de la SFP. 52. Esquisses photographiques, Paris, 1856,Paris, rééd. Jean-Michel Place, p. 116. 53. Compte rendu de la photographie à l’Exposition universelle de 1855, op. cit., Dijon, 1855. 54. M. FRIZOT, J.-C. GAUTRAND, Hippolyte Bayard, Éditions des Trois Cailloux, 1986, p. 81-86. 55. Selon l’expression encore courante à l’époque, Registre des délibérations de la SHAL, séance du 18 déc. 1850, p. 120, où l’on a noté aussi : « Ces épreuves avaient été offertes à la ville par M. Ziegler. » 56. La lettre de Bayard est rapportée en note à propos de la fig. 6 : “La palette du peintre”. 57. La Lumière, 20 juillet 1851, p. 27 ; Anne DE MONDENARD a publié, dans le catalogue de l’exposition La Mission héliographique, Paris, Éditions du Patrimoine, 2002, p. 31, une épreuve identique, en précisant qu’un autre tirage se trouvait également conservé au Centre canadien d’architecture à Montréal. 58. Avec, toutefois, un doute sur le petit vase disposé sur le plateau de la fig. 14, qui n’est peut- être pas de Ziegler. 59. « Si vous entrez dans son atelier, vous y remarquerez de suite cet aimable désordre, inévitable conséquence de la mobilité d’esprit de celui qui l’habite. Les papiers préparés ou non, les objectifs, les bassines, les flacons, les cartons à dessin, les pinceaux, les palettes, les poupées d’atelier, les chevalets, tout cela concourt à cet aspect étrange, qui fait éprouver aux yeux ce que l’oreille ressent lorsqu’elle écoute une symphonie, où les instruments de toute nature, de toute puissance, mêlent leurs voix si dissemblables dans un ensemble où tout se fond et s’harmonise », La Lumière, 8 janvier 1853, p. 7, évoquant irrésistiblement aussi l’observation de Théophile Gautier : « [...] son atelier, sanctuaire mystérieux dont il [Ziegler] n’entrebâillait pas volontiers la porte, renferme un assez grand nombre de morceaux, compositions, esquisses, fragments, études, toiles terminées, où l’esprit inquiet de l’artiste cherchait la perfection par les voies les plus diverses » (article nécrologique, art. cit.). 60. Le catalogue de la vente de ses biens en mars 1857 (Paris, Maulde et Renou) mentionne « un portefeuille contenant des essais photographiques » (lot 100) et « Héliographie, photographie, plusieurs pièces dans un gros vol. de papier blanc » (lot 101). 61. La Lumière, 1er mai 1852, p. 75. Ziegler s’efforçait lui-même de ressembler à ces artistes de la Renaissance qu’il admirait tant. Dans son introduction aux Études céramiques, Ziegler se justifiait, déjà, d’avoir été distrait de sa peinture pour consacrer quelques années à l’art céramique :

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« Pourquoi reprocher aux artistes vivants cette double activité qu’on admire dans les artistes d’autrefois ? »

AUTEUR

JACQUES WERREN Jacques Werren est chercheur au Groupe de recherches et d’études de la céramique du Beauvaisis (GRECB) que préside Jean Cartier (8, avenue Victor-Hugo, Beauvais, Oise).

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Le positif direct d’Hippolyte Bayard reconstitué

Tania Passafiume Traduction : Gaëlle Morel

L’auteur tient à remercier la Andrew W. Mellon Foundation, Grant Romer, Mark Osterman, Gary Albright, Carole Troufléau et Ian Brian (George Eastman House), ainsi que Doug Severson (The Art Institute of Chicago).

Fig. 1. H. Bayard, « Le Noyé (3) » (sur cet exemplaire figure l’empreinte d’un dossier), positif direct, 25,6 x 21,5 cm, octobre 1840, coll. SFP.

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1 Appuyée sur une longue et abondante tradition, la pratique des procédés anciens, daguerréotype ou calotype, constitue un sport prisé de nombreux amateurs à travers le monde. Depuis Abel Niépce de Saint-Victor, et quoique de façon plus confidentielle, la reconstitution de la formule de l’héliographie au bitume de Niépce a également tenté plusieurs spécialistes. Mais l’éphémère technologie dite du positif direct, mise au point par Hippolyte Bayard dès le printemps 1839, n’avait fait l’objet d’aucune vérification expérimentale publiée depuis la période des origines. Ce procédé a pourtant laissé des images remarquables, dont la présentation avait frappé les contemporains. Il semblait intéressant, à partir des deux seules descriptions parvenues jusqu’à nous, de tenter de mieux comprendre le processus par lequel le pionnier français avait réussi, en l’espace de quelques mois, à obtenir ce qui avait été refusé durant de longues années à tous ses devanciers : produire un enregistrement sur papier respectant l’équilibre tonal de la vision.

2 Selon une indication manuscrite du carnet d’essais de Bayard conservé à la Société française de photographie, reprise dans le rapport du 2 novembre de l’Académie des beaux-arts1, c’est le 20 mars 1839 que celui-ci obtient ses premières photographies à la chambre « en sens direct2 ». Onze mois plus tard, le 24 février 1840, le photographe adresse à l’Académie des sciences un courrier dans lequel il décrit brièvement sa méthode : « Du papier à lettres ordinaire ayant été préparé suivant la méthode de M. Talbot, et noirci par l’influence de la lumière, je le fais tremper pendant quelques secondes dans une solution d’iodure de potassium, puis appliquant ce papier sur une ardoise, je le place dans le fond d’une chambre obscure. Lorsque le dessin est formé, je lave ce papier dans une solution d’hyposulfite de soude, et ensuite dans une eau pure et chaude, et je fais sécher à l’obscurité3. » Cette description sommaire restera la seule connue de la main de Bayard jusqu’à la publication en 1869 de La Photographie, ses origines, ses progrès, ses transformations par Désiré Blanquart-Évrard, qui reproduit en note une formulation plus détaillée du procédé positif direct, communiquée par l’inventeur à une date non spécifiée : 1. Faire tremper le papier pendant cinq minutes dans une dissolution de sel d’ammoniaque à 2 %. Faire sécher. 2. Poser ce papier sur un bain de nitrate d’argent à 10 % pendant cinq minutes et faire sécher à l’abri de la lumière. 3. Exposer le côté du papier nitraté à la lumière jusqu’au noir, en ayant le soin de ne pas pousser l’action jusqu’au bronze. Laver ensuite à plusieurs eaux, sécher et conserver en portefeuille pour l’usage. 4. Tremper le papier pendant deux minutes dans une solution d’iodure de potassium à 4 % ; appliquer le côté blanc sur une ardoise bien dressée, grainée au gros sable et mouillée avec la solution d’iodure ; exposer aussitôt dans la chambre noire. La lumière fera blanchir selon son intensité. 5. Laver l’épreuve à plusieurs eaux ; puis dans un bain composé d’une partie d’eau et d’une partie d’ammoniaque, laver encore à l’eau ordinaire et faire sécher.

3 Nota : En plaçant un verre dépoli devant l’objectif et en regardant par une ouverture faite au devant de la chambre noire, on peut juger de la venue de l’épreuve. (Ces épreuves peuvent être renforcées à l’acide pyrogallique par la méthode ordinaire ; on fixe alors à l’hyposulfite4.)

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4 Ces deux descriptions correspondent sans aucun doute à la même formule, elles sont pratiquement identiques, à l’exception de la dernière opération. Selon la communication à l’Académie, le papier est fixé grâce à une solution d’hyposulfite de soude, tandis que Blanquart-Évrard affirme que Bayard stabilisait ses tirages à l’eau ammoniaquée. Ces produits chimiques ont des résultats différents sur l’apparence et la pérennité de l’image. Avec la formule citée par Blanquart-Évrard, les images sont intensifiées par l’ajout d’acide pyrogallique, dont il n’est fait aucune mention en 1840 (le procédé négatif-positif déposé par Bayard à l’Académie des sciences en 1846 inclut au contraire l’acide gallique). La méthode publiée en 1869 témoigne donc d’une modification postérieure à la description de 1840. Afin de reconstituer le positif direct dans son état initial, j’ai donc suivi les mesures chimiques telles qu’elles sont décrites dans la formule publiée par Blanquart-Évrard, tout en lui restituant un fixage à l’hyposulfite, sans utiliser l’acide pyrogallique comme accélérateur.

Fig. 2. Préparation du papier (sauf mention contraire, les illustrations proviennent de la collection de l’auteur).

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Fig. 3. Séchage.

Fig. 4. Insolation dans la boîte à UV.

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Fig. 5. Aspect du papier après insolation.

5 Pour ma première expérience, j’ai suivi l’exemple de Bayard et utilisé du papier à lettres ordinaire. Le papier fut enduit de sel d’ammoniaque à 2 % (fig. 2) et séché. Les feuilles furent ensuite brossées avec du nitrate d’argent à 10 % (fig. 3), puis séchées. Ces travaux préliminaires ayant été réalisés à Rochester pendant le mois de janvier, à un moment où la lumière naturelle est la plus faible, j’ai eu recours à une boîte à rayons ultraviolets pour l’exposition (fig. 4). Les feuilles présensibilisées y étaient disposées jusqu’à leur noircissement, en évitant de pousser jusqu’à la teinte “bronze”, comme l’indiquait la formule. Le terme “noir” est arbitraire puisque les différents papiers foncent selon des tonalités variées. Certains viraient au violet, d’autres au marron, mais j’ai rarement trouvé un papier qui devenait littéralement noir. Une fois les feuilles préparées, l’excès d’argent était enlevé par un nettoyage à l’eau puis elles étaient séchées (fig. 5). À ce stade, les papiers préparés pouvaient être conservés dans l’obscurité jusqu’à utilisation.

Fig. 6. Trois concentrations d’iodure de potassium sur papier insolé

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Fig. 7. Différence de coloration obtenues avec un papier fin (en haut) et un papier épais (en bas).

Fig. 8. Insolation sur ardoise.

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Fig. 9. Insolation sur papier buvard imprégné.

6 La dernière opération consistait à appliquer de l’iodure de potassium à 4 % sur le papier et à l’exposer encore humide. La quantité d’iodure de potassium utilisée par Bayard était incertaine, mais elle fut rapidement déterminée par l’expérience suivante. Trois différentes quantités d’iodure de potassium à 4 % furent appliquées sur une feuille de papier (fig. 6). L’iodure de potassium fut appliqué sur le papier avec un coton d’abord en un coup bref (zone A), ensuite en deux coups (zone B), enfin en trois coups (zone C). Une décoloration immédiate due à l’iodure de potassium apparut. Celle-ci fut constatée dans la partie inférieure du papier aux endroits B et C, bien que cette moitié ait été couverte durant l’exposition dans la boîte à UV. À ce stade, le procédé positif direct était révélé. À l’endroit où les trois touches finales d’iodure de potassium avaient été appliquées, une étendue de solution restait sur la portion découverte et dans cette zone, le papier noirci vira au blanc (zone C). Les rayons les plus lumineux avaient blanchi la surface noire du papier dans la chambre obscure. Tel était le positif direct.

7 Cet excès d’iodure de potassium était la clé pour reconstituer le procédé. Mais quelle était l’utilité de l’ardoise ? Les expériences avec différentes épaisseurs de papier ont aidé à résoudre cette question. Des papiers fins et des papiers épais furent immergés dans de l’iodure de potassium à 4 % pendant plusieurs minutes et exposés dans la boîte à UV. Mais les papiers fins séchèrent durant l’exposition, provoquant l’arrêt de la réaction chimique et entraînant une exposition incomplète (fig. 7). Avec un papier plus épais, la décoloration réussit et une image apparut. Agissant comme un réservoir, les feuilles épaisses avaient retenu l’humidité plus longtemps que le papier fin. Dans la communication de 1840, l’utilisation de l’ardoise avait pour but de préserver l’humidité d’un papier fin durant l’exposition. Après cette découverte, les positifs directs furent facilement réalisés dans la boîte à UV (fig. 8). Au lieu d’une ardoise, j’utilisai un buvard trempé à l’iodure de potassium placé derrière le papier préparé, préservant ainsi une source constante d’humidité qui permettait la réaction de décoloration avant le dessèchement du papier (fig. 9). Après l’exposition, le tirage était lavé à l’eau, fixé à l’hyposulfite, lavé une dernière fois puis séché.

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8 La chimie sur laquelle s’appuie le procédé positif direct de Bayard est relativement simple. Quand le sel ammoniac (NH4Cl) est mélangé au nitrate d’argent (AgNO3), du chlorure d’argent (AgCl) est produit par décomposition. L’exposition à la lumière favorise l’apparition de particules d’argent sur le papier, donnant l’apparence du “noircissement”. L’excès d’argent est alors lavé à l’eau. Enfin, quand l’iodure de potassium (KI) est appliqué, il réagit avec le chlorure d’argent sur le papier (AgCl), formant de l’iodure d’argent (AgI). C’est ce qui provoque la décoloration. Les zones les plus décolorées sont d’une tonalité jaune-blanc et les ombres restent sombres. La couleur jaune est le résultat d’un excès d’iodure. Si l’épreuve n’est pas complètement fixée à l’hyposulfite, le papier continuera irrésistiblement à jaunir, jusqu’à la complète disparition de l’image.

9 L’hiver était fini. Avec l’arrivée du printemps, je pouvais continuer mes essais en extérieur. Mais je réalisai vite que ce procédé était beaucoup plus difficile à mettre en œuvre à la chambre qu’avec une boîte à UV. On sait peu de choses sur le matériel de Bayard. Le rapport de Raoul Rochette de novembre 1839 mentionne un objectif de 14 pouces de focale5. L’année suivante, dans un courrier au ministère de l’Intérieur, le secrétaire de l’Académie des beaux-arts indique que le format des images produites est passé de 21 cm à 34 cm6. Le dispositif que j’ai utilisé, copie d’une chambre de la fin du XIXe siècle prêtée par Mark Osterman, était équipé d’une mise au point radiale, d’un vieil objectif à portraits de 3 pouces ouvrant à f : 3,75 et d’un châssis à volet spécialement réalisé, pour un format de cliché de 6 x 6 pouces.

Fig. 10. Jardins de la George Eastman House, papier Rising, exposition de 10h 10 à 11h 30, 5 juin 2000.

10 Comment Bayard déterminait-il ses temps d’exposition ? Il était peu utile de les chronométrer à l’aide d’une montre puisque la moindre variation d’intensité lumineuse prolongeait ou diminuait cette durée. Cet arbitraire me mit constamment en échec lors

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de mes premiers essais à la chambre. Pour trouver le délai adéquat, je devais développer un sens de l’observation des tirages correctement exposés quand je regardais dans l’appareil en tenant compte des modifications produites au moment du fixage. Ces expériences furent menées avec différents papiers à la George Eastman House et à Mount Hope Cemetery, tous deux situés à Rochester, au cours de l’été 2000 et de l’été 2001. Francis Wey décrit ainsi les épreuves de Bayard en 1851 : « On contemple les épreuves directes comme au travers d’un mince rideau de vapeurs7. » Les images que j’obtenais ressemblent beaucoup à cela. Elles ont une apparence douce, avec des changements subtils de tonalités et une texture granuleuse qui leur donne un caractère très esthétique (fig. 10 à 14).

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Fig. 11-12. Green House, George Eastman House, papier Ingres (à gauche), exposition de 9h à 10h ; papier Cranes (à droite) exposition de 10h à 11h, 16 juin 2000.

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Fig. 13-14. Mount Hope Cemetery, Rochester, papier Cranes (à gauche), exposition de 11h 30 à 14h 20 ; papier Ingres (à droite), exposition de 10h30 à 11h10, 17 juin 2000.

11 Les prises de vue en extérieur devaient être faites dans la matinée. Les épreuves réalisées l’après-midi manquaient de contraste et avaient une apparence brumeuse (voir fig. 15). Ce problème existait aussi autrefois : le Traité de Robert Hunt de 1841 énonce que « l’ensoleillement du matin entre huit heures et midi produit un meilleur effet que celui de l’après-midi. Cela résulte probablement d’une plus grande action absorbante de l’atmosphère, due à l’élévation de vapeur d’eau provenant de la Terre. Dans le voisinage des grandes villes, cela s’explique par le fait que l’air devient au cours de la journée de plus en plus imprégné de fumée de charbon, etc., provoquant une interruption importante du libre passage de la lumière chimique8 ». Bayard a dû lui aussi être affecté par ces changements atmosphériques… Comme on peut le constater sur plusieurs positifs directs de la collection de la Société française de photographie, derrière l’arrière-plan noir des statues, des bustes et des bas-reliefs, il y a trois fenêtres (voir fig. 16). Ses prises de vue en extérieur se limitaient aux endroits situés à proximité de son domicile, rue Royale, et de son lieu de travail au ministère des Finances.

12 Après avoir réalisé plusieurs positifs directs à la chambre, de nombreuses questions restaient sans réponse. Que fallait-il entendre par du « papier à lettres ordinaire » ? Comment Bayard obtenait-il un éventail si large de couleurs ? Comment était-il parvenu à réduire le temps de pose d’une heure à une quinzaine de minutes ?

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Fig. 15. Fontaine, George Eastman House, papier Ingres, exposition de 14h 10 à 15h20, 16 juin 2000.

13 Les descriptions originales indiquent que Bayard utilisait du papier à lettres ordinaire. « La qualité de papier que M. Bayard juge la plus propre à assurer le succès de son opération est celle du papier fin à la mécanique. Il préfère le papier blanc au papier de couleur, dont la coloration se perd inégalement par suite de la préparation qu’il lui donne : d’où il résulte des taches qui nuisent au dessin, tandis que le papier blanc acquiert, par le fait même de cette préparation, une coloration qui, partant de la teinte rougeâtre, et passant par les teintes bistre pour arriver à la teinte neutre tirant au bleu, produit un effet aussi harmonieux qu’agréable9. » Bayard utilisait-il du papier français ou anglais ? Les deux étaient à sa disposition. La description d’un procédé de tirage positif de 1851 inclut une mention indiquant l’usage du papier Wattmann10. Parmi la collection de 282 épreuves positives directes de la Société française de photographie datant de 1839-1843 et le carnet d’essais figurent deux épreuves avec le filigrane de « J. Wattmann Turkey Mill 1838 ». Le second album de Bayard, conservé au Getty, quoiqu’il ne comporte pas de positif direct, comprend également plusieurs épreuves avec ce même filigrane – c’est en tout cas le seul que livre l’examen des deux fonds.

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Fig. 16. H. Bayard, statuette, positif direct, 9,8 x 12,2 cm, v. 1839, coll. SFP.

14 Mais si Bayard utilisait le même papier, comment obtenait-il la multitude de couleurs variant du rouge au jaune, du violet au vert ou au marron ? Le papier anglais est encollé à la gélatine, qui produit des clichés de teinte violette. Un papier français typique est encollé à l’amidon, et produit des épreuves de couleur marron. Les recherches sur la technique du dessin photogénique de William Henry Fox Talbot, qui occasionne également une grande variété de tonalités, peuvent aider à expliquer ces couleurs. Talbot avait remarqué que la préparation et la qualité du papier étaient deux facteurs déterminants pour sa coloration. Les deux types d’encollage du papier, à l’amidon et à la gélatine ne pouvaient être contrôlés, chaque préparation de lot différant de la suivante. De plus, à cette époque, la pâte à bois du papier était mal manufacturée. Les variations de teintes peuvent également avoir été causées par les différences au cours des procédures chimiques industrielles ou par l’utilisation de stabilisateurs et de fixateurs, en l’absence de toute standardisation11. Est-ce que des préparations avec des sels d’argent différents étaient susceptibles de provoquer des couleurs différentes12 ? Est-ce que les produits chimiques utilisés dans la fabrication industrielle du papier pouvaient réagir avec les produits chimiques photosensibles ajoutés ? Comment différents stabilisateurs tels que l’ammoniaque ou le bromure de potassium, des fixateurs tels que l’hyposulfite de sodium pouvaient-ils altérer la couleur finale de l’image ? Ces questions restent encore sans réponse et requièrent des investigations plus poussées.

15 Comment Bayard a-t-il accru la sensibilité du positif direct pour atteindre des temps de pose de l’ordre du quart d’heure ? Je testai différents papiers, différents encollages, des prises de vue à différents moments de la journée ou la substitution d’un fixage à l’ammoniaque ou au bromure de potassium – sans réussir à produire aucune diminution significative du temps de pose. Le photographe avait-il modifié sa formule ?

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Avait-il déjà commencé à recourir à l’acide gallique ou pyrogallique, comme l’indique la note publiée par Blanquart-Évrard ? Il était largement accepté au cours des années 1830 que l’adjonction de substances telles que l’acide urique, l’acide tannique ou les acides galliques amélioraient la sensibilité du nitrate d’argent. D’après les publications de 1839, plusieurs expérimentateurs comme John Herschel, J. B. Reade, Alfred Smee ou G. P. Alexander Petzholdt, mentionnent l’emploi de l’acide gallique13. Découvert en 1831 par Henry Braconnot, l’acide pyrogallique, mentionné dans la version de 1869 du procédé, ne sera toutefois appliqué au développement photographique qu’en 1851 par Victor Regnault14.

16 Daté du 18 octobre 1840, le fameux “Noyé” peut-il être le résultat de la formule du positif direct telle qu’elle est décrite à l’Académie (voir fig. 1) ? Mes propres essais à la chambre, dans des conditions expérimentales évidemment différentes, ont fourni des résultats convenables pour des temps de pose situés entre une demi-heure et une heure. Une durée aussi longue est exclue pour l’autoportrait. Il n’y a aucun signe de mouvement dans l’image. Le sujet n’est pas flou et il n’y a aucune image fantôme. Le carnet d’essais comprend certes plusieurs autoportraits primitifs. Mais ceux-ci sont d’une qualité médiocre et d’un format très inférieur. Même en tenant compte de la meilleure qualité des optiques utilisées par Bayard en 1840, la taille remarquable du “Noyé”, pour un temps de pose probablement inférieur à dix minutes, requérait une sensibilité nettement supérieure à l’état initial du procédé. Celle-ci a-t-elle été obtenue par l’adjonction d’un acide organique ? Seules des analyses scientifiques de l’épreuve seront susceptibles de le démontrer. À tout le moins, l’hypothèse d’une amélioration du procédé entre 1839 et 1840 et au-delà (comme le confirme l’introduction de l’usage de l’acide pyrogallique dans la note publiée par Blanquart-Évrard, qui ne peut être antérieure à 1851) contredit l’idée d’un abandon rapide du positif direct par son auteur.

17 Deux cents ans ont passé depuis la naissance d’Hippolyte, qui n’ont pas dissipé les interrogations au sujet de son invention. En expérimentant le positif direct, je n’ai pu m’empêcher de me prendre de sympathie pour celui qui se décrit lui-même en cadavre, « celui de M. Bayard, inventeur du procédé dont vous venez de voir, ou dont vous allez voir les merveilleux résultats15 ». Qui était l’homme Bayard, qui commença sa lutte avec la photographie durant les sombres mois d’hiver ? Mon voyage pour comprendre ce personnage et ses essais photographiques ne fait que commencer. J’espère le poursuivre en reconstituant ses procédés négatif-positif, divulgués en 1839 et 1851. Du moins mes travaux ont-ils pu me convaincre que l’exploit consistant à capturer la lumière sur du papier, quoique basé sur une réaction chimique élémentaire, dépendait d’interactions subtiles entre les différents éléments mis en œuvre, autrement dit d’un vrai talent d’expérimentateur.

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NOTES

1. Cf. Raoul ROCHETTE, “Rapport sur les dessins produits par le procédé de M. Bayard” (Académie des beaux-arts, séance du 2 novembre 1839), cit. in Jean-Claude GAUTRAND, Michel FRIZOT, Hippolyte Bayard. Naissance de l’image photographique, Amiens, Trois Cailloux, 1986, p. 193. 2. « Le 20 mars obtenu des images en sens direct par la chambre noire », Hippolyte BAYARD, carnet d’essais (coll. SFP), p. 3. 3. Id., communication du 24 février 1840 à l’Académie des sciences, cit. in René COLSON, Mémoires originaux des créateurs de la photographie, Paris, Carré/Naud, 1898, p. 75. Plusieurs autres expérimentateurs, tels Fyfe, Herschel, Hunt, Lassaigne et Talbot travaillèrent aussi sur le procédé direct entre 1839 et 1853. 4. Désiré BLANQUART-ÉVRARD, La Photographie, ses origines, ses progrès, ses transformations, Lille, Danel, 1869, p. 11. 5. R. ROCHETTE, loc. cit., p. 194. 6. Id., courrier du 14 novembre 1840, cit. in La Lumière, n° 49, IVe année, 9 décembre 1854, p. 196. 7. Francis WEY, “Album de la Société héliographique”, ibid., n° 15, 18 mai 1851, p. 58. 8. Robert HUNT, A Popular Treatise on the Art of Photography, Richard Griffin & Co., Glasgow, 1841, p. 30. 9. R. ROCHETTE, loc. cit., p. 194. 10. H. BAYARD, “Note sur un procédé nouveau de photographie sur papier”, séance du 14 avril 1851, Comptes rendus de l’Académie des sciences, vol. XXXII, p. 553. 11. Cf. Larry SCHAAF, The Photographic Art of William Henry Fox Talbot, New Jersey, Princeton University Press, 2000, p. 20 ; voir également Hans P. KRAUSS Jr., Sun Pictures (9). William Henry Fox Talbot: Friends and Relations, New York, chez l’auteur, 1999, p. 40. 12. Cette hypothèse n’a pas été vérifiée expérimentalement. Cf. Mike WARE, Mechanisms of Image Deterioration in Early Photographs. The Sensitivity to Light of W. H. F. Talbot’s Halide-Fixed Images 1834-1844, Londres, Science Museum/National Museum of Photography, Film & Television. 1994, p. 13. 13. Cf. Josef Maria EDER, History of Photography (traduction de Edward Epstean), New York, Dover Publications, 1972, p.335. 14. Cf. François Auguste RENARD, “Nouvelle substance accélératrice pour la photographie”, La Lumière, n° 1, 9 février 1851, p. 3. 15. H. BAYARD, cit. in J.-Cl. GAUTRAND, M. FRIZOT, op. cit., p. 204.

AUTEURS

TANIA PASSAFIUME The Art Institute of Chicago

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Débats

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Critiques de la crédulité

Yves Michaud

image Nous savons tous que les images sont produites. Je veux dire par là : nous savons bien qu'elles ne sont pas de simples émanations de la réalité, des simulacres ou petites images émises par les choses comme le prétendaient les Épicuriens, des pellicules arrachées à elles, mais des objets construits entretenant avec la réalité des relations compliquées. Nous savons bien que ce que nous voyons dans les magazines ou sur nos écrans de télévision n'est pas la réalité mais des signes humains d'origine technique, qui entretiennent avec le réel une relation problématique. Et pourtant, nous ne voulons pas y croire et nous nous empressons de prendre pour argent comptant ce que nous apportent les médias. Même les intellectuels critiques croient tout ce qu'on leur montre. L'expression "vu à la télévision" témoigne non seulement de notre manière de concevoir la notoriété mais aussi de notre manière de concevoir la réalité. Il y a là quelque chose qui touche en profondeur au régime de la croyance dans nos sociétés de médias. Au point que comme au XVIIIe siècle, c'est d'une théorie et d'une critique du témoignage et de la crédulité que nous aurions avant toute autre chose et constamment besoin. Il nous faut inlassablement reprendre l'analyse et faire de nouveau valoir de salutaires banalités à propos du caractère construit, produit et fabriqué des images, y compris de celles qui se présentent comme les plus vraies et les moins contestables. Il y a là comme un travail de Sisyphe. Entre parenthèses, cette tâche devrait conduire à s'interroger non seulement sur la malédiction des dieux mais sur les capacités réelles de Sisyphe, sur la nature de son rocher et la crédulité de ceux qui regardent la scène. [p. 111] image Je vais donc à mon tour m'atteler à cette tâche à propos des images du photojournalisme. Sans entrer dans des questions compliquées concernant le statut ontologique des images, j'entendrai sous ce terme tous ces documents apparemment doués de ressemblance ou de semblance qui nous paraissent rapporter la réalité avec un indice de vérité particulier, qu'il s'agisse d'images photographiques ou d'images vidéo. Ma définition, on s'en doute, est on ne peut plus prudente, mais elle couvre assez bien l'ensemble des objets considérés.

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image Avant même d'entamer l'analyse, il faut faire quelques remarques sur la manière dont ces images nous arrivent je ne parle pas du médium technique de la transmission mais des modalités d'apparition. image Elles nous parviennent tantôt isolées (une image, un cliché), tantôt en paquets (les images d'un événement au sein d'un reportage). Elles nous arrivent aussi tantôt comme de simples documents ("le lieu où fut trouvé le corps de la victime", "la scène de l'attentat", "l'accident"), tantôt déjà transformées en icônes, insignes, emblèmes ou symboles (je ne choisis pas parmi ces termes qui renvoient chacun à leur manière à la valeur symbolique particulière de l'image) d'un fait ou d'une situation humaine : le malheur des Palestiniens, la guerre du Viêt Nam, la douleur d'une mère, l'accablement des victimes, la brutalité du soudard.[p. 112] Qu'elles nous viennent seules ou au sein d'une série, quelle que soit leur valeur symbolique ou leur banalité, ces images sont de toute manière prises dans un flux: l'immense fleuve de toutes les images qui sortent des laboratoires et des boutiques de développement rapide, qui se succèdent dans les journaux et magazines, sur les télévisions, sur les panneaux publicitaires urbains, sur les écrans vidéo des boutiques ou des galeries marchandes, sur les murs d'images des sièges des grandes sociétés et des ministères, sur les stands des salons d'affaire, etc., etc. Nous vivons dans un monde de surabondance et même d'indigestion d'images, très différent de mondes anciens pas si éloignés de nous qui étaient pauvres, très pauvres, voire quasiment démunis d'images et qui les considéraient en conséquence comme extrêmement précieuses, menaçantes ou bien dotées de pouvoirs magiques à aborder et à manipuler avec la plus grande précaution. image Nous accordons aussi aux images une valeur de véracité particulière: elles sont vraies pour ainsi dire par principe. Ce qui recouvre des raisons passablement différentes. Parce qu'elles rapportent comment étaient les choses ou comment elles se sont passées. Parce qu'on nous assure qu'elles sont vraies, parce que les canaux de communication par lesquels elles nous viennent sont consacrés à l'information et donc "objectifs". L'historienne de l'art Patricia Fortini Brown a écrit un livre sur la peinture vénitienne du xve siècle 1où elle montre que les peintures de l'époque étaient investies par les contemporains d'une valeur de véracité particulière: on pouvait dire d'une chose ou d'un événement qu'ils étaient vrais parce que c'était ainsi que les représentaient les peintures peintes dans un esprit de témoignage oculaire. C'était vrai parce que c'était peint ainsi. Pour nous, c'est vrai parce que c'est ainsi sur l'image, parce que ce fut photographié ou pris en vidéo ainsi. Le plus souvent on a rapporté, et on rapporte encore aujourd'hui, cette véracité particulière de l'image photographique au caractère automatique et mécanique de la prise de vue et de l'enregistrement photographique, à l'objectivité de l'"objectif", à la brûlure du réel sur l'empreinte photographique (Benjamin), au caractère d'index du signe photographique. On sait très bien qu'il n'en est rien. Il reste pourtant beaucoup de cette conception dans notre crédulité envers les images (que l'on songe seulement au culte de la photocopie dans l'administration, bien qu'il n'y ait rien de plus facile à falsifier et que, de toute manière, on ne regarde jamais la copie!), alors que nous savons pertinemment bien que les images sont produites, fabriquées et donc peuvent être aussi bricolées, montées et remontées, pour tout dire trafiquées et falsifiées. [p. 113] image Dans les pages qui suivent, je vais argumenter la thèse banale mais largement déniée en dépit de toute l'évidence que l'image est le produit de dispositifs de production et que si degré particulier de véracité il y a, il doit être compris et évalué

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par rapport à ces dispositifs de production. Il se peut que ces réflexions jettent des doutes ou des ombres sur le photojournalisme. image La prise de vue image La prise de vue comme saisie ou capture de l'image, moment en principe premier et fondateur du processus, est soit accidentelle, soit professionnelle. Quelqu'un se trouvait être là avec un appareil: un passant avec sa caméra, un insomniaque sur son balcon qui prend la vidéo d'une bavure policière (affaire Rodney King), ou bien un reporter (en général c'est plutôt une foule de reporters) était arrivé sur les lieux. image Il faut cependant remarquer, avant même de raisonner sur ces considérations, que la prise de vue a une contingence très particulière et qu'elle peut en fait être tout simplement absente, ratée ou détruite: il n'y avait personne sur place quand la chose est arrivée, ou bien ceux qui étaient là sont morts, ou bien encore personne n'a eu le temps ou la présence d'esprit de réagir. Il n'y a pas de photos des cadavres de tous ceux, très nombreux, qui se jetèrent dans le vide le 11 septembre 2001 depuis les étages en feu des Twin Towers et s'écrasaient au sol en des impacts sourds que l'on entend dans le film des frères Jules et Gédéon Naudet sans que les spectateurs actuels ni même ceux du moment (les pompiers présents dans les halls) osent comprendre de quel bruit il s'agit. Cela tient non seulement à des raisons de décence dont je vais très vite parler, mais aussi à ce qu'il n'y avait tout bonnement personne en dessous pour prendre ces photos, ou encore à ce que ceux qui s'y aventurèrent, s'il y en eut, sont morts. Cette extrême contingence de l'image, qui explique pourquoi de la plupart des événements les plus graves et les plus tragiques il n'y a aucune image, devrait faire réfléchir sur les documents qui existent en s'interrogeant sur leur existence à partir de tous ceux qui n'existent pas et qui auraient pu, voire dû, exister: par quel miracle une prise de vue nous arrive-t-elle? Comment cela se fait-il qu'il y ait eu un témoin? Comme on sait, les miracles sont rares¤ Je suggère que nous prenions modestement et lucidement la mesure de cette exception: ce jour du 3 février 1968 où Eddie Adams photographia l'assassinat d'un prisonnier viêt-công par le général Nguyen Ngoc Loan, ce reporter fut certainement le seul [p. 114] à saisir aussi emblématiquement cet instant fatal, mais il n'est pas scandaleux de rappeler que, ce jour-là précisément, les photoreporters avaient été convoqués par la police sud-vietnamienne pour couvrir une opération d'envergure¤ image Accidentelle, la prise de vue est le plus souvent amateur, bougée, mal cadrée et, en fait, insignifiante: quelqu'un se trouvait là et a saisi ce qu'il a pu, d'où il était (dans le cas des vidéos de surveillance, de là où était fixée la caméra). Il faut donc, après l'avoir découvert, recadrer, nettoyer, agrandir le document. Certaines des photographies les plus impressionnantes et émouvantes des attentats du 11 septembre 2001 sont des vues de loin prises par de simples témoins où l'on découvre dans le [p. 115] détail agrandi, saisie par inadvertance, la situation désespérée d'une femme coincée entre décombres et vide, et qui va bientôt mourir. image Professionnelle, la prise de vue est le fait de reporters partis couvrir un événement ou une crise. image Ce qui implique déjà un différé temporel, une organisation, une préparation en fait toute une logistique. Les photojournalistes peuvent en dire plus que moi sur l'intendance de leur profession, mais il y a là un ensemble de conditions dont l'énumération risque d'être incomplète, qui cependant doit être indiquée, même en gros.

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image L'accès à l'image dépend d'abord des moyens financiers pour se rendre sur les lieux et des possibilités de transport. Il faut aller en Afghanistan, trouver ensuite un passage en hélicoptère, en camion, en taxi vers la zone des combats. Il faut se faire guider à travers le pays et parmi les belligérants. image L'accès à l'image dépend aussi de la connaissance de la région et des lieux, qui, elle-même, dépend des guides et des informateurs disponibles, plus ou moins compétents ou intéressés, plus ou moins partisans, plus ou moins professionnalisés (les officiers de presse). La prise de vue dépend encore, bien évidemment, du contrôle et de la censure exercés par les acteurs du conflit sur les lieux et les événements. Cette censure peut être faite d'interdictions formelles. C'est beaucoup plus fréquent qu'on ne pense, mais quand la censure est stricte, on ne la discute pas: la zone est simplement "interdite" et il est toujours difficile de rapporter l'absence. La censure peut passer plus subtilement par des suggestions, incitations, mises à disposition qui organisent le visible: le reportage devient un voyage de presse. image Très concrètement et très brutalement, l'accès à l'image dépend en fait de la possibilité d'accéder aux événements compte tenu du danger physique ou des risques courus. On parle régulièrement, avec des trémolos dans la voix, du "lourd tribut que paient les reporters" à la liberté de l'information. On se souvient en effet avec émotion des disparitions de journalistes au Cambodge au début des années 1970 (du point de vue des massacreurs, elles furent très efficaces pour assurer le black-out sur les actions des Khmers rouges), on se souvient aussi des reporters tués ou blessés lors de l'insurrection de Budapest en 1956, des photographies tremblées du débarquement en Normandie par Robert Capa. Les organisations professionnelles tiennent la comptabilité noire de ces risques du métier. Il devrait cependant venir à l'idée que par rapport à [p. 116] tous les reporters qui paient de leur vie leur métier, il y a aussi tous ceux qui vont indemnes d'un théâtre d'opérations à un autre au sein d'une sorte de caravane des médias. Sont- ils plus habiles, plus prudents, plus chanceux ou bien vont-ils là d'où l'on revient indemne? image Je n'insiste pas plus avant sur l'ensemble de ces conditions, mais elles conduisent à dire sans aucune hésitation que ce qui est photographié, c'est d'abord ce qui peut être photographié, au sens à la fois de possibilité physique et de possibilité morale et d'autorisation. Compte tenu en effet du rôle considérable de l'information dans les conflits, il faut se résoudre à penser que même l'immunité du reporter est organisée et que ce qui est photographié est en fait ce qui doit être photographié à la suite d'une mise en scène plus ou moins organisée. Garry Winogrand disait: "Je photographie pour trouver à quoi une chose ressemblera quand on la photographie"; on pourrait dire à sa manière: "Le document de reportage montre à quoi les choses ressemblent quand on parvient à les photographier2." image Un autre aspect de la prise de vue est la sélectivité inévitable du cadrage et l'élision du photographe. L'image, toute image, est toujours un prélèvement sur la réalité, une partie pour le tout. Elle laisse déjà de côté par [p. 117] force les dimensions perceptives non visuelles qui sont pourtant essentielles à la perception et à la compréhension: les bruits, les cris (les hurlements des blessés), les odeurs (l'odeur de la scène d'un attentat), les vibrations et secousses (d'un tremblement de terre ou d'une explosion). Elles laissent aussi en dehors tous les à-côtés visuels et même optiques des scènes qui sont pourtant indispensables pour savoir ce qui se passe vraiment. Un seul exemple ici, les photographies du petit Mohammed Amal Al Durreh tué par balles le 30

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septembre 2000 aux côtés de son père en Palestine: elles sont toutes, y compris dans leur série, des prélèvements sur la réalité d'un événement qui doit ensuite être reconstitué hypothétiquement par les croquis des positions des différents acteurs de la scène (tireurs israéliens, tireurs palestiniens, victimes, journalistes). Avec, on s'en doute, plusieurs reconstitutions différentes en conflit. image Une question qui devrait donc sans cesse venir à l'esprit, tant elle va d'elle- même, est celle de la place du photographe. Où était-il lors de la prise du cliché? Comment était-il protégé? Comment a-t-il pu se placer là, comment est-il arrivé? Par quels moyens et [p. 118] sous quelle protection? Où était donc le photographe quand le conquérant de l'impossible arriva épuisé et radieux en haut du sommet inviolé? Sur le sommet inviolé lui-même ou juste un peu en surplomb? image Les possibilités de falsification qui tiennent au recadrage et à l'élision du contexte sont énormes. Ceux-ci ont en outre l'avantage de permettre un trucage sans retouche, un trucage donc "innocent" et sans culpabilité: il suffit de laisser de côté. Quant à l'élision de la place du photographe, elle suspend la question de la véracité même de l'image: et si le photographe était en fait bien à l'abri pour une prise de vue faite durant des manoeuvres (Capa et le combattant espagnol tué au moment de l'assaut: était-ce au moment d'un assaut ou lors de manoeuvres?), ou bien encore pour une photographie posée, voire reconstituée et finalement fabriquée. Pas mal d'images splendidement orientalistes de la campagne en Afghanistan en 2001 et 2002 donnaient cette impression de posé ou de joué dans une guerre "en images" et, comme d'habitude, l'on n'a guère vu d'images d'affrontements, mais plutôt des paysages d'avant et d'après la bataille. image L'acceptabilité et la sélection image Une fois que les documents existent, ils ont à être montrés, publiés, diffusés. image Je vais parler maintenant des conditions esthétiques de l'exhibition, en entendant par esthétique, en un sens large mais pas vague ni incohérent pour autant, ce qui relève à la fois de la sensibilité, de la correction morale et éventuellement de l'art. image Parmi ces conditions esthétiques, il y a en tout premier lieu des conditions à la fois morales et de sensibilité qui imposent une censure spontanée, je dirais même naturelle, de l'horreur et de l'obscénité, notamment en matière de violence. Quoi qu'on prétende dans les débats hypocrites sur la liberté de l'information (ils ont atteint des sommets de malhonnêteté en France après le 11 septembre), cette censure est naturelle, spontanée et quasiment inévitable. Elle est d'ailleurs le fait, pour commencer, des auteurs eux-mêmes qui s'autocensurent souvent. L'idée que j'avance est difficile à "prouver" parce que justement les vrais documents de violence ne sont quasiment jamais diffusés. Seuls les spécialistes savent à quel point les documents bruts de la violence sont insoutenables et pires que pornographiques. Pour quelques photographies intolérables et insupportables d'un supplicié chinois découpé vivant en [p. 119] morceaux présentées par Georges Bataille dans les Larmes d'Éros, photographies elles-mêmes récupérées dans un savant traité de psychologie à la diffusion très limitée (le traité de psychologie de Georges Dumas) qui les empruntait, lui-même, aux archives d'un médecin collectionneur dont les goûts devaient être étranges, il y a heureusement toutes les horreurs que l'on ne montrera jamais. Les raisons de cette autocensure sont faciles à comprendre et je ne vois pas comment on pourrait s'opposer à elles. Il y a d'abord les simples exigences de la dignité humaine, et notamment de la dignité des victimes dont on peut difficilement admettre qu'après avoir été torturées, lynchées,

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éventrées ou défigurés elles aient en plus droit à être exhibées comme de la viande à l'étal. Il y a ensuite les exigences de la responsabilité politique: celui qui aurait montré les grappes de malheureux qui sautèrent dans le vide depuis les tours du World Trade Center le 11 septembre 2001 aurait dû endosser la responsabilité des émeutes raciales qui se seraient produites le soir même contre certains quartiers arabes américains. Il y a encore le problème de la pornographie de l'horreur. Comment offrir gratuitement, en grand et au grand public, des documents que des pervers recherchent avidement dans des officines clandestines ou sur Internet? Comment démocratiser le snuff movie alors qu'au même moment les producteurs de ces sortes de documents sont traqués car, en dépit des dénégations vertueuses de ceux qui ne veulent pas voir cette réalité sordide, les snuff movies existent3, sauf [p. 120] qu'on ne les appelle pas ainsi quand on tombe sur eux et que leurs réalisateurs passent devant les tribunaux sous l'appellation normale d'assassins ayant commis des actes de barbarie en réunion? image Ces conditions de sensibilité et de pudeur sont au demeurant reprises, prolongées et organisées par les règles du droit, et notamment par les lois qui protègent le droit des victimes à la protection de leur image. On peut toujours prendre de grands airs à la Alain Genestar, patron de Paris-Match, au nom de la liberté de la presse et s'indigner que la publication des photos des lieux d'un attentat fasse l'objet de poursuite de la part des victimes qui s'y retrouvent dénudées, choquées et ensanglantées, mais on ne voit pas pourquoi à l'horreur dmutilation et d'un traumatisme, les victimes devraient ajouter le fait de se retrouver les fesses nues entre deux sauveteurs dans Paris-Match pour que le magazine dénonce encore mieux le terrorisme et la violence tout en engrangeant l'argent du sensationnel. Il faut ajouter à ce sujet que ceux qui sont aujourd'hui livrés en pâture à notre indignation bien pensante sont désormais des taliban, des combattants africains, ou des victimes exotiques d'attentats lointains, de pauvres diables donc, comme par hasard du tiers- monde, qui n'ont nul représentant légal pour les protéger: au moins on peut continuer à publier (et voir) des meurtres et des exécutions publiques avec la conscience tranquille, le bon vieux mépris colonial de toujours et sans ennuis légaux. [p. 121] image Outre ces conditions de sensibilité et de droit, interviennent, bien sûr, des conditions esthétiques au sens habituel. Est-ce que le document est bon ou pas bon? Est-ce que la photographie est belle ou non? Est-ce que le photographe est connu ou non? Est-ce que cela cadre avec le style de l'agence ou de la publication, selon que les critères en sont le sexy, le glamour, le chic, le "tendance", le sensationnel, le people, le crade, l'excitation du tabloïd? Je ne m'étends pas là-dessus. image Tout cela forme ce que j'appelle un ensemble de conditions a priori de l'acceptabilité, auxquelles il faut surtout ne pas oublier d'ajouter les conditions commerciales: est-ce que le document est vendu cher ou non par l'agence ou le photographe? Est-ce qu'il fera vendre ou non? Est-ce qu'il vaut la peine qu'on prenne des risques juridiques avec lui? image C'est pour la commodité de l'analyse que je distingue entre ces conditions d'acceptabilité et celles qui commandent la présentation physique elle-même du document, mais elles viennent en fait en continuité. Interviennent alors de nouveau la sélection, le montage, le cadrage, mais aussi le légendage, la mise en pages, le rythme donné à la présentation, le choix des articles qui vont encadrer le document. De nouveau toutes les manipulations sont possibles en jouant des effets de contextualisation. Ceci vaut de la présentation des images sur un support journalistique

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comme dans le cadre d'une exposition de photos documents. Quel est le propos: est-il esthétique et artistique, ou encore documentaire? Vise-t-il un effet de propagande, un effet publicitaire, un effet de mode ou d'art? Tout cela est trop connu pour qu'il soit nécessaire d'insister. image Les modes perceptifs image Il faut dire quelques mots maintenant des modes de réception. Cela pourra paraître bizarre dans le cours d'une réflexion sur le système de production de l'image. Sauf que ce moment de la réception est assez connu des producteurs pour qu'ils l'intègrent à leur pratique: chacune des parties, producteurs comme regardeurs, de part et d'autre, sait assez bien à quoi l'autre joue et comment elle le fait. Les historiens de l'art savent à quel point les peintres ont toujours intégré à leur production picturale les conditions de la perception de la peinture: la lenteur, l'attention recueillie, le désir de parler qui se prolonge dans la description paraphrastique. Les photographes intègrent de la même manière d'autres modalités perceptives. image Parmi ces modalités perceptives, il y a celles qui tiennent aux effets de flux, à la banalisation et à l'inattention qu'ils induisent, au besoin corrélatif [p. 122] de chocs perceptifs réguliers pour exciter l'attention blasée, la réveiller et la ressaisir. La banalité des images doit être régulièrement scandée d'images chocs. Cette banalisation assortie de saccades s'accorde avec la pratique désormais généralisée du scanning des données perceptives: les images en flux sont balayées avec une attention flottante qui est à la recherche justement du choc ou de la dissonance qui arrêtera un temps son parcours distrait. image Dans ce flux scanné, les images sont reçues sans autre contexte que celui d'autres images. Ce qui fait passer au premier plan les valeurs affectives des images au détriment de la saisie intellectuelle de leurs significations. On perçoit la peine, la douleur, la joie, le plaisir, l'excitation, pas leurs raisons, leurs conditions, leur naissance ni leur épuisement. La perception, celle de tout un chacun, intellectuels et philosophes compris, devient un curieux mélange d'hyper-émotivité, d'insensibilité due à la banalisation et à la répétition, d'inattention par excès de sollicitation. À quoi s'ajoute l'absence de mémoire induite par le renouvellement en continu des stimulations. Tout cela contribue à une suspension du jugement critique et même de la pensée qu'un jugement critique serait possible. Les temps de la sémiologie furent ceux de la lecture de l'image. Celle-ci a été presque aussitôt neutralisée et vaincue par le déluge des images: quand il y en a tant, il ne s'agit plus de les lire mais de les regarder défiler. On en a l'illustration dans quasiment tous les magazines qui proposent des reportages dont les images contredisent allègrement les textes: tel escroc mondain dont le reportage photographique montre en cinq ou six photos l'intégrité physique explique longuement dans la page qui livre "le premier (sic) interview sincère d'un menteur professionnel" que sa mère l'abandonna si précipitamment qu'en claquant la portière de la voiture elle lui coupa le doigt. Tel philosophe à la mode explique son avant-gardisme artistique, mais il est photographié dans un salon louis-philippard ou style Louis XV à pleurer. Peu importe: on ne lit plus les images, on les voit passer. image Et pourtant, en dépit de tout cela, refait surface encore et toujours le principe de la véracité de l'image: c'est ainsi parce qu'on vous le montre. On se prend à souhaiter des expositions ou des ouvrages qui démonteraient les mécanismes de trucage, de recadrage, de falsification par omission ou décontextualisation, de propagande mais c'est toujours une Leni Riefenstahl paléolithique quoique ultra-liftée et poudrée qui

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parade au milieu de Noubas bien huilés comme s'il n'y avait nul génocide ni famine au Sud-Soudan. [p. 123] image La conclusion de ces quelques remarques sera banale comme la plupart des remarques qui l'ont précédée. D'abord, la construction de la réalité visuelle telle que la rapportent en prétendant la refléter les reportages du photojournalisme est aussi artificieuse que la construction de toute réalité sociale. Nous vivons un monde fait de très peu d'expériences directes, de peu de savoir, qui plus est en général assez flou et chaotique, et de beaucoup d'images. Ce que nous appelons la réalité est un système assez peu satisfaisant d'expériences sensorielles en petit nombre, de croyances mal étayées et d'images reçues à la va-vite: un journal télévisé de TF1 est une assez bonne illustration de cette "réalité". Cela ne signifie nullement que les journalistes qui tentent d'apporter des informations soient tous des faussaires, des menteurs, ou eux-mêmes victimes des mensonges de ceux qui les manipulent encore que les cas de fausses interviews ou de reportages bidonnés n'aient pas manqué, y compris chez certaines grandes consciences. Cela signifie que nous devons appliquer au photojournalisme les mêmes critères d'examen que nous sommes censés appliquer au journalisme écrit sans d'ailleurs le faire non plus. Il en va des constructions sociales de la réalité comme des constructions conceptuelles des sciences: ce sont des architectures qui font tenir ensemble plus ou moins solidement des observations, des concepts explicatifs et des raisonnements déductifs plus ou moins explicités ou présupposés comme allant d'eux- mêmes. La même forme de critique doit être vigilante dans tous les cas. Les images de CNN, pour l'heure, ne valent pas mieux que celles d'Al Jazirah et celles d'Al Jazirah ne valent pas mieux que celles de CNN. image Une seconde conclusion, de nature déontologique, serait qu'il appartient dans ces conditions aussi aux journalistes et reporters d'être les premiers conscients qu'ils sont pris dans un tel système de production des images. Ils sont des rouages de ce système et leur bonne foi candide de voyageurs pressés ne peut leur servir d'excuse. La conscience lucide de leur situation serait déjà un premier pas hors de l'aliénation mais pas hors de la manipulation. C'est pourquoi les principes de l'action collective et de l'organisation de la profession ont tout autant d'importance: la politique des agences les concerne au premier chef, tout comme celle des médias qui publient et diffusent leurs reportages. On ne peut pas dire honnêtement que la guerre du Golfe ait été réellement couverte par les photoreporters. Il importe d'en tenir [p. 124] compte pour des situations futures qui verraient se renouveler des contrôles du même ordre sur l'information. image La troisième conclusion est plus générale: il est plus que jamais indispensable et urgent d'analyser la crédulité de l'homme contemporain prétendument hyper- ou sur- informé. Les analyses que Jean Baudrillard a données de nos croyances sont pour la plupart très convaincantes. Reste, pour le philosophe, à se demander comment il se fait que nous croyions aussi volontiers des choses aussi incroyables ou que, si nous ne les croyons pas vraiment, comme il semble plus probable, nous soyons si bien disposés à faire comme si nous les croyions¤ [p. 125] image Une version orale de ce texte, avant rédaction, a été donnée le 5 septembre 2002 au colloque "Le photojournalisme en question" organisé dans le cadre de Visa pour l'image, 14e festival international du photojournalisme à Perpignan. Je remercie Jean-François Leroy et Jean- Jacques Fouché de m'avoir donné ainsi l'occasion de préciser mes idées.

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NOTES image 1 Patricia Fortini Brown, Venetian Narrative Painting in the Age of Carpaccio, New Haven et Londres, Yale University Press, 1988. image 2 Garry Winogrand, "Interview", in Peninah R. Petruck, The Camera Viewed, Writings on Twentieth Century Photography, vol. 2, Syracuse, E. P. Dutton, 1979, p. 126. image 3 Cette idée du snuff movie qui n'aurait jamais existé est conceptuellement intéressante dans la manière dont elle opère sa dénégation. Elle consiste en effet à fantasmer l'existence d'un film mettant en scène l'agonie et la mort, de préférence assortie de sévices sexuels, d'une victime à des fins de commercialisation pornographique. La conception qui en est faite ("un film mettant en scène l'agonie et la mort, de préférence assortie de sévices sexuels, d'une victime à des fins de commercialisation pornographique") affaiblit à la fois le caractère intolérable et le caractère criminel du film dans l'idée de la commercialisation mais aussi de la représentation pornographique. Rien de surprenant donc à ce qu'on ne trouve jamais le snuff movie sur les rayons des vendeurs de pornographie, même les plus clandestins. Quand on le trouve, on trouve en fait un objet criminel utilisé: 1) à titre de preuve ou d'élément d'enquête, 2) à titre d'élément aggravant dans la procédure, y compris contre le distributeur devenu ipso facto complice. Le snuff movie est en fait un rêve de petit-bourgeois: inexistant comme objet pornographique supposant encore une forme de représentation, fût-elle la plus ténue, il est en réalité une pièce à conviction bien réelle. Il en va donc du snuff movie comme de ces photos de la violence dont j'ai dit qu'on ne les montrait jamais: de là à dire qu'elles n'existent pas, il y a une légère différence¤ Derrière cette question se profile celle des limites de la représentation et de l'esthétisation, une question abordée par Carole Talon-Hugon dans son livre Goût et Dégoût, les limites affectives de l'esthétisable, Nîmes, éditions Jacqueline Chambon, collection Rayon Art, 2003, sous presse.

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Reproduire, diffuser

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Robert J. Bingham, photographe du monde de l’art sous le Second Empire

Laure Boyer

Fig. 1. E. Meissonier, Graveur, reproduction photographique de R. J. Bingham, tirage albuminé, 24 x 14,7 cm, publié par Bingham le 1er mai 1863, coll. Bibliothèque nationale.

1 Sous le Second Empire naît un nouveau type de marché dans lequel les artistes, de plus en plus autonomes, ne dépendant plus des commandes et se situant en rupture avec la tradition, doivent vendre pour vivre. Pour vendre, ils ont besoin d’intermédiaires afin

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de se faire connaître des clients potentiels. Ces intermédiaires prennent différentes formes, du marchand de tableaux à l’estampe de reproduction. Au début du XIXe siècle, le marchand moderne apparaît pour répondre à deux nécessités conjointes, la première émanant des artistes eux-mêmes de plus en plus nombreux, la seconde venant d’un plus grand public et d’amateurs nouveaux1. Parallèlement au marchand de tableaux, les éditeurs-imprimeurs, graveurs et lithographes diffusent un nombre croissant de tableaux par le biais de reproductions. Ce commerce suscite une vogue sans précédent pour les reproductions qui font la fortune des périodiques et des marchands de l’époque tels Adolphe Goupil et plus tard Eugène Druet. Il soulève cependant le problème de droit d’auteur, les reproductions ayant souvent plus de succès que les œuvres originales.

2 Dès le milieu du XIXe siècle, la photographie de reproduction d’œuvres d’art apparaît comme une pratique prometteuse pour les services qu’elle est susceptible de rendre aux artistes. Équivalent visuel d’un tableau, elle fait intervenir la notion de substitution impliquant des approches interprétatives et des applications commerciales diverses. Comment les différents acteurs du monde de l’art ont-ils utilisé la photographie de reproduction ? Quel statut et quel rôle avait-elle à leurs yeux ? Parmi les spécialistes, le photographe Robert Jefferson Bingham (1825-1870) est une figure emblématique de cette période, un maître de la reproduction de tableaux (voir fig. 11). L’étude de sa carrière permet de déterminer quel a été l’impact de la photographie de reproduction sur les artistes et dans le monde de l’art du Second Empire alors en pleine mutation.

La création d’un genre photographique

3 Dans un contexte marchand nouveau qui fait passer l’art de la sphère institutionnelle à la sphère privée, entraînant une forte demande d’images émanant du public, des institutions artistiques et des artistes, la photographie apparaît comme un intermédiaire idéal entre l’artiste et son public. Plus rapide d’exécution, plus réaliste et moins onéreuse que la gravure, elle promet de faire connaître à l’amateur les œuvres mises en vente, de comparer et de choisir, et au jury du Salon de pouvoir sélectionner les ouvrages, comme l’envisage Jules-Claude Ziegler dans La Lumière en 1851 : « Parmi les services que la photographie rend aux artistes, ajoute M. le Président, j’en connais un d’une importance considérable, c’est la facilité avec laquelle ils pourront, après avoir reproduit photographiquement leurs tableaux, les faire voir à différentes personnes qui désirent les connaître pour les acheter, soit à l’étranger, soit en France. On peut de la sorte reproduire toute une muraille couverte de tableaux, et répondre ainsi aux désirs des amateurs qui veulent comparer et choisir. Il est arrivé cette année à la direction des Beaux-Arts un nombre considérable de demandes accrues de photographies représentant divers tableaux. Les artisans n’avaient pas d’autres moyens de faire connaître leurs œuvres, le nombre des ouvrages exposés au Palais-National étant si considérable, que l’indication du numéro et du sujet eussent été insuffisants pour provoquer un jugement de l’administration des Beaux-Arts. Il y a donc une importance énorme, et même une importance pécuniaire, à ce que la photographie vienne en aide aux artistes dans des cas comme ceux-là. C’est ainsi que M. Le Gray vient de faire une belle épreuve d’un tableau de M. Meissonier2. »

4 Il faudra cependant attendre l’avènement d’améliorations techniques avant que la photographie puisse produire la reproduction satisfaisante d’un tableau.

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5 L’évolution des moyens mis en œuvre dans ce domaine a été d’une importance significative pour les progrès de la photographie. Dans les années 1850, la reproduction constitue un ferment du nouveau médium et détermine une voie nouvelle, celle de l’édition photographique, motivant l’emploi du tirage et du négatif papier puis du négatif verre au collodion et des procédés photomécaniques (héliogravure et lithophotographie). La plupart des grands ateliers dont ceux de Talbot, Blanquart- Évrard, Bisson frères, Lemercier, et des photographes tels Bayard, Berthier, Baldus, Le Secq, Le Gray, Marville, Michelez et Richebourg, en tirent une part importante de leur revenus. Cet engouement se confirme dans la décennie suivante. La reproduction photographique d’œuvre d’art devient une spécialité, un genre très prisé qui assure pécuniairement une activité à plein temps et artistiquement une notoriété incontestée. Il fallait cependant répondre aux exigences de l’art et du commerce, c’est-à-dire produire des images de qualité à prix abordables. À ce titre, l’activité de Bingham représente une étape décisive.

6 On sait peu de chose sur le début de sa vie passée en Angleterre3. Bingham est probablement né en 1825, et devient assistant chimiste au laboratoire de la London Institution, comme l’indique le titre de son traité Photogenic manipulation4. Familier du daguerréotype et du calotype, il expérimente le procédé au collodion dont il se proclame l’inventeur5, procédé qui allait donner un nouveau souffle à la photographie.

Fig. 2. R. J. Binham, « Vue de l’Exposition universelle de 1855, aménagement des stands », tirage albuminé, 33,7 x 26,6 cm, 1855, coll. S. Kakou, Paris.

7 En 1851, Bingham participe à l’Exposition universelle de Londres à plus d’un titre. En tant qu’exposant, d’une part, il présente dix-neuf épreuves6, et en tant que photographe, d’autre part, commandité par Henry Cole (1808-1882), président du comité et directeur du South Kensington Museum, il effectue des clichés des objets couronnés par la commission de l’Exposition universelle. Bingham aurait à cette

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occasion fait une meilleure offre que Talbot à Cole en regard du coût de l’impression des épreuves destinées à illustrer le rapport du jury7. Les photographies du Reports by the Juries sont montrées lors de la première exposition uniquement consacrée à la photographie, “Recent Specimens of Photography”, à la Society of Art de Londres, dans laquelle Bingham expose des vues de Jersey8, aux côtés de Delamotte, Fenton, Le Secq, Maxime Du Camp, Owen et Renard entre autres.

Fig. 3. R. J. Binham, « Vue de l’Exposition universelle de 1855 », tirage albuminé, 33,7 x 26,6 cm, 1855, coll. S. Kakou, Paris.

8 Cette première expérience en matière de reproductions d’œuvres d’art se renouvelle en 1855. Bingham est à nouveau commandité par Henri Cole, avec Charles Thurston Thompson, graveur converti à la photographie, pour réaliser des vues des édifices et des objets présentés à l’Exposition universelle de Paris (fig.2 et 3). À cette occasion, Henri Cole, chargé par le département des Sciences et des Arts d’organiser la section anglaise à l’Exposition, et grâce à l’autorisation de l’empereur, les envoie photographier les collections du Louvre9. Les reproductions des œuvres de ce prestigieux musée permettaient d’avoir des fac-similés d’œuvres inaccessibles au public anglais. L’idée de constituer une collection de photographies se dessinait déjà dans l’esprit de Cole, qui nommait l’année suivante Thurston Thompson superintendant de la Photographie au South Kensington Museum.

9 Bingham ne semble pas s’installer à Paris avant le milieu des années 1850. Il s’associe en 1855 avec le photographe Warren-Thompson et se spécialise dans les portraits « aussi grands que nature10 ». Il obtient une médaille de première classe à l’Exposition universelle de 1855 pour « ces œuvres plus curieuses qu’agréables pour leurs résultats11 », mais il n’aura pas de réel succès. Il retournera au format habituel et préférera le portrait carte-de-visite pour immortaliser les nombreux artistes qui vont défiler dans son atelier12.

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10 En 1857, Bingham décide de se lancer dans la reproduction d’œuvres d’art et ouvre un nouvel atelier au cœur de la Nouvelle Athènes, 58, rue de La Rochefoucauld à Paris13. Il participe à plusieurs manifestations à Londres et à Dublin pour lesquelles il envoie des reproductions de peintures que « l’on se dispute et que l’on s’arrache14 », ainsi qu’à l’exposition de la Société française de photographie où il montre neuf reproductions15, une vue d’une des salles de l’Exposition universelle et un portrait d’Horace Vernet, un des premiers artistes à lui confier ses œuvres. Comme la plupart des photographes, Bingham expose la diversité de son savoir-faire (portraits d’artistes, reproductions diverses) et se met au service des artistes et des amateurs. Cette nouvelle orientation se confirme avec le projet d’une publication d’envergure : la reproduction de l’œuvre de Paul Delaroche, entreprise qui promet de prendre les proportions « d’un monument historique16 ».

11 La photographie de peintures relevait d’un exercice particulièrement difficile eu égard aux limites des procédés photographiques et à l’accès limité aux œuvres. La copie de gravures anciennes, plus facile à exécuter, fournissant de parfaits fac-similés, était davantage pratiquée dans les années 1850 comme en témoigne les publications des frères Bisson sur Dürer et Rembrandt et par Benjamin Delessert sur Marc-Antoine Raimondi. En outre, le paradigme interprétatif hérité de la gravure était une des conditions essentielles pour prétendre à l’art. Pour la reproduction de peinture, on exigeait du praticien qu’il donne, non pas une simple copie de l’original, mais une interprétation, une sorte de commentaire graphique sur l’œuvre. Dans un ouvrage récent, Stephen Bann17 a rappelé qu’à cette époque l’estampe de reproduction, lente et prestigieuse, était considérée comme un art de plein droit. Le graveur devait insuffler une part de sa personnalité et de son style dans la copie. Cette retranscription, plus ou moins interprétée, donnait un caractère artistique à la copie appréciée par la critique. En photographie, le paradigme interprétatif se fonde sur un paradoxe. Alors que le processus de reproduction photographique, totalement mécanique et parfaitement fidèle, apparaît comme tout ce qu’il y a de moins artistique, celui-ci se trouve magnifié en un acte artistique par contamination du vocabulaire esthétique emprunté aux arts graphiques : on prête à la photographie les mêmes capacités interprétatives que la gravure en désignant ses imperfections comme des marques d’interprétations.

12 Un point essentiel de cette pratique relevé par la critique est la transposition en noir et blanc de tableaux en couleurs. Une des tâches du traducteur consistait à retranscrire les couleurs en tonalités de gris par des hachures de manière à créer une ressemblance. En photographie, les procédés de négatifs papier produisaient des images comparables à des estampes dans leur texture, mais étaient jugés insuffisants pour la reproduction de peintures. Les problèmes d’inactinisme des négatifs (peu sensibles au rouge) et l’altérabilité des épreuves étaient les causes essentielles qui firent encore un temps préférer l’estampe à la photographie. Chimiste de formation, Bingham parvient à vaincre le premier obstacle grâce à l’utilisation particulière qu’il fait du négatif au collodion. Étrangement, on relève sa capacité à reproduire les couleurs en noir et blanc, formulées non pas par des traits, mais par des teintes : « On n’aurait jamais cru, il y a quatre ou cinq ans, que l’on arriverait à reproduire les couleurs avec tant de bonheur, avec des gradations de teintes qui les représentent convenablement et reproduisent l’original avec une harmonie d’ensemble et de détails plus que satisfaisante18. »

13 Ou encore « les copies de tableaux de M. Bingham laissent loin en arrière tout ce qui a été publié dans ce genre jusqu’à ce jour. Il semble que pour lui toutes les couleurs aient,

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dans le rapport de leur valeur, la même action photogénique19 », écrit-on à propos de ses épreuves exposées en 1857.

14 Il est en effet un des premiers collodionistes, avec Richebourg, à apporter des solutions satisfaisantes au problème des reproductions de tableaux, dont il devient un des spécialistes. À l’occasion de l’exposition de la Société française de photographie au palais des Champs-Elysées en 1859, Bingham expose vingt-trois photographies d’après Delaroche et vingt et une reproductions d’œuvres d’après Meissonier, Cabanel, Vernet, Chiffard, Jalabert, Bellangé, Piloty, Yvon et Pils. Philippe Burty et Théophile Gautier attirent particulièrement l’attention du public sur la copie de La Jeune Martyre (voir fig. 4) de Delaroche, tableau daté de 1855. Leurs critiques tendent à une esthétisation de la reproduction photographique. Replaçant celle-ci dans la controverse des arts opposant les dessinateurs aux coloristes, la ligne à l’effet, ils fondent l’esthétique du photographique sur un paradoxe faisant des imperfections du médium, une perfection.

Fig. 4. P. Delaroche, La Jeune Martyre, reproduction photographique de R. J. Bingham, planche 75 de L’œuvre de Paul Delaroche, tirage albuminé, 21,5 x 16,6 cm, 1858, coll. musée Goupil, Bordeaux.

15 Burty admire le talent de Bingham, mais il remet en question la fidélité photographique du fait de la non-correspondance entre les valeurs colorées du tableau et les tonalités monochromatiques de l’image, estimant que celle-ci procède davantage d’un relevé graphique de l’œuvre20. Gautier au contraire est charmé. Reprochant à la gravure son impuissance, il voit dans l’image photographique une application artistique de la fameuse théorie des sacrifices empruntée aux beaux-arts21. Interprétant à sa manière la toile exposée devant son objectif, elle se fait artiste et parvient même à améliorer en beaux tableaux des toiles assez médiocres que ce soit dans le changement de couleurs ou dans la réduction des toiles aux dimensions de l’album. Partisan de l’idéal contre le réalisme, Gautier désigne en fait la lumière, l’effet du hasard et surtout les imperfections du procédé22, comme seuls auteurs de l’interprétation réussie, reléguant la photographie à n’être que la servante des arts et le photographe un simple praticien

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dépourvu de sens artistique. Si l’aspect mécanique du processus (l’exactitude) et la fidélité trompeuse des images due à leurs défaillances techniques (inactinisme, contours flous) ont d’abord choqué les regards, on finit par attribuer à celles-ci des capacités interprétatives dignes d’un artiste. La photographie de peintures fonde sa spécificité sur ce paradoxe. Cherchant à atteindre ses lettres de noblesse à travers la pratique de la reproduction de peintures, la photographie se situe dans la continuité de la gravure. Perçue aujourd’hui comme un document, elle est alors considérée comme une pratique artistique tout aussi prestigieuse que la gravure. De plus en plus exposée, faisant l’objet de comptes rendus et de médailles (Bingham en reçoit une à l’Exposition universelle de Londres en 1862), elle se distingue en devenant dans les années 1860 une spécialité reconnue et remplace la gravure de reproduction à la fin du siècle.

16 Habile opérateur de la lumière et de l’action photogénique des couleurs, Bingham représente une césure entre la gravure et la photographie de reproduction. Il se situe à la fois dans la continuité d’une tradition, autorisant la légitimation de la photographie au rang d’art, tout en provoquant une rupture esthétique (le passage du trait à la teinte) et pratique (la rapidité) avec celle-ci, ouvrant un nouvel espace de circulation des œuvres à l’usage du commerce de l’art et de l’artiste.

Un nouvel intermédiaire

17 Paul Delaroche avait été le premier artiste en 1839 à soutenir l’utilité pour les peintres du daguerréotype en vue de la constitution de collections d’études. Il est aussi le premier peintre contemporain à qui la photographie rend hommage. La publication de L’Œuvre de Paul Delaroche23 en mars 1858 marque le début de la collaboration entre Bingham et Adolphe Goupil (1806-1893), éditeur d’estampes et marchand d’art. Travaillant avec les graveurs les plus réputés du moment tels Mercuri, Henriquel- Dupont et Calamatta, Goupil en adoptant la photographie pour des raisons commerciales cherche des praticiens de qualité. Installé boulevard Montmartre puis 9, rue Chaptal à Paris, à proximité de l’atelier de Bingham, il n’hésite pas à faire appel à l’habileté du photographe anglais pour réaliser les clichés effectués d’après les originaux (dessins et tableaux non reproduits en gravure) et d’après des gravures issues de son fonds. Faisant suite à la grande exposition posthume consacrée à Delaroche en 1857 à l’École des beaux-arts, l’album constitue le premier catalogue raisonné de l’œuvre d’un artiste contemporain illustré de photographies. En 1860, Goupil réitère sa confiance envers Bingham avec la publication d’une seconde monographie dédiée à Ary Scheffer24, dont on venait de célébrer l’œuvre. Bien que le succès de ces albums soit relatif en raison de leur coût, ils inaugurent le début d’un nouveau type d’ouvrages en histoire de l’art.

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Fig. 5. R. J. Bingham, « Portrait d’Emile Pereire », carte-de-visite, tirage albuminé, 8 x 6,5 cm, 1863, coll. S. Kakou, Paris.

Fig. 6. R. J. Bingham, « Vue de la galerie Pereire », tirage albuminé, 18 x 27,3 cm, 1863, coll. S. Kakou, Paris.

18 Les publications de monographies d’artistes jouissent au milieu du XIXe siècle d’un fort engouement. Elles se fondent sur le modèle épistémologique des Vite de Vasari, avec en frontispice un portrait gravé de l’artiste, suivi de sa vie et de son œuvre, racontées selon le cycle biologique de sa croissance, sa maturité et sa décadence. Le monumental ouvrage de Charles Blanc (1813-1882), Histoire des artistes de toutes les écoles (1849-1875),

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en est un exemple symptomatique. Le grammairien des arts est aussi le premier à publier en 1853 une monographie sur Rembrandt, illustrée de photographies signées Bisson frères. La première tentative pour l’art contemporain est celle du critique d’art Théophile Silvestre (1823-1876) dont le projet est de publier une Histoire des artistes vivants français et étrangers, sous-titrée Étude d’après nature (1853-1856), agrémentée de portraits d’artistes et de reproductions photographiques de leurs principales œuvres, par Édouard Baldus, Victor Laisné, Émile Defonds et Henri Le Secq. Quoi de plus normal que d’utiliser la photographie sur papier pour illustrer une critique subjective et indépendante, engagée à montrer les artistes tels qu’ils sont. Cependant, seules la première livraison sur Corot et une trentaine d’épreuves seront diffusées, le reste de l’ouvrage ne se composant plus que de portraits gravés par Masson d’après les photographies25. L’indifférence du public et le coût des épreuves ne permit pas à Silvestre de poursuivre son projet de publication photographique. L’ouvrage en lui- même connut un succès considérable et plusieurs rééditions.

19 Il faut attendre la fin des années 1850 pour que ce type d’initiative réapparaisse, menée cette fois par les marchands-éditeurs nouvellement installés sur le marché. Bingham devient un de leurs principaux collaborateurs. La maison Goupil & Cie, ouvre à partir de 1859 une galerie d’art contemporain, qui lui assure une clientèle régulière d’artistes et d’amateurs. La même année, Bingham est sollicité par Louis Martinet, graveur et éminent marchand d’art, pour photographier les tableaux exposés au Salon avant son ouverture26. À en croire La Lumière du 21 août 1859, annonçant la première livraison des œuvres de Baudry, Breton, De Curzon, Hamon, Leys et Ingres, la beauté des épreuves de Bingham, « un des maîtres de la photographie », et l’intelligente direction de Martinet promettent de faire de cet ouvrage « le répertoire de l’école moderne27 ». L’Album, photographies d’après les dessins et les tableaux des premiers artistes français et étrangers, paru en livraisons chez les marchands d’art Francis Petit, puis Paul Durand-Ruel en album de cent planches photographiques, accompagnées de notices des critiques Théophile Gautier, Paul de Saint-Victor et Frédéric Henriet, constitue un autre jalon important de l’édition sur l’art contemporain28. Bingham bénéficie en outre d’une grande indépendance car il publie des planches au nom de son atelier et offre ses services à d’autres éditeurs tel Alfred Cadart qui publie l’œuvre de Chifflart29. Les marchands-éditeurs et critiques d’art s’approprient ainsi la nouvelle image comme support visuel du texte illustrant l’art en train de se faire et comme extension pérenne du Salon.

20 Parallèlement aux marchands d’art, les collectionneurs ont de plus en plus recours à la photographie pour enregistrer leurs collections avant leur vente, sorte d’ultime embaumement avant leur dispersion, ou pour en garder le souvenir. Les catalogues illustrés du fonds d’atelier de la maison Bingham révèlent que plusieurs figures de collectionneurs font appel à lui, du riche amateur au bourgeois élitiste. Émile Pereire, riche banquier et amateur d’art, lui commande en 1863 un album de photographies de sa galerie, composé de quinze planches dont six vues d’ensemble de la collection montrant l’ordre dispersé de l’accrochage30 (fig. 5 et 6). Un collectionneur anonyme fait faire une série de vues de sa galerie de peintures, montrant deux salles décorées avec luxe et austérité, ornées de tableaux de l’école hollandaise du XVIIe siècle. Là encore, ce ne sont pas tant les œuvres qui importent que la représentation du lieu. Le comte de Pourtalès (fig. 7) fait reproduire une partie de sa collection de tableaux de maîtres anciens, d’objets d’art et d’antiques, publiée en 1863 par Goupil & Cie avant sa vente31.

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L’amateur bourgeois fait lui aussi photographier son intérieur privé (fig. 8). Les vues présentent d’étranges cadrages, la plupart excentrés, et sont peut-être le fait d’amateurs qui faisaient tirer leurs épreuves chez Bingham. La photographie apparaît aussi comme un moyen de promotion du mécénat exercé par l’empereur. À l’achèvement du chantier du musée Napoléon à Amiens, Bingham participe avec Michelez à la publication d’un album de dix planches, avec cinq reproductions des toiles de Puvis de Chavannes et Barrias destinées à entrer dans la collection32.

Fig. 7. P. Delaroche, Portrait du comte de Pourtalès Gorgier, reproduction photographique de R. J. Bingham, planche 47 de L’œuvre de Paul Delaroche, tirage albuminé, 14,2 x 8,9 cm, 1858, coll. Bibliothèque nationale.

21 Ces albums luxueux sont les prémices des catalogues de vente des marchands d’art et des catalogues d’exposition de galeries privées illustrés de photographies qui apparaissent à partir des années 1890. Encore relativement onéreuse, l’image photographique devient cependant pour les artistes un moyen prompt et efficace de faire connaître leur œuvre auprès d’une clientèle de plus en plus vaste.

22 On connaît l’utilisation que les artistes ont fait de la photographie comme modèle mais beaucoup moins comme moyen de reproduction. Refusant pour la plupart un statut artistique à la nouvelle image, leur rapport à celle-ci est le plus souvent ambivalent. Cette ambivalence se fonde sur une apparente contradiction : ils en parlent peu dans leurs écrits alors qu’elle semble omniprésente dans leurs ateliers. La Gavinie n’affirme- t-il pas que les belles reproductions des chefs-d’œuvre de la peinture et particulièrement celles faites d’après Delaroche par Bingham « ornent maintenant l’atelier des artistes33 » ?

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Fig. 8. R. J. Bingham, « Vue d’un intérieur bourgeois », tirage albuminé, 22 x 17,8 cm, v. 1865, coll. S. Kakou, Paris.

23 À partir des années 1860, la reproduction photographique devient courante chez les artistes pour vulgariser leurs œuvres. Son usage varie en fonction de ses destinations. Jean-Léon Gérôme (1824-1904) pour le compte de la maison Goupil & Cie, et Jean-Louis Ernest Meissonier (1815-1891), avec qui Bingham tisse des liens étroits, font systématiquement photographier leurs peintures avant de les vendre (voir fig. 1). À ce titre, le photographe s’inscrit encore une fois dans la tradition de l’estampe, chaque artiste ayant un graveur attitré (Ingres et Calamatta, Delacroix et Adolphe Mouilleron), le modèle se perpétue en photographie. Travaillant essentiellement avec les artistes officiels – tels Ingres34 et Henri Lehmann 35 qui lui confient leurs tableaux –, et photographiant les tableaux des Salons de 1861, 1863, 1864 et 1867, Bingham contribue ainsi à promouvoir le “bon goût” dominant, le style académique établi par le jury du Salon.

24 La photographie faisait aussi l’objet de nombreux échanges épistolaires entre les artistes et leurs mécènes. Gustave Moreau (1826-1898), voisin de Bingham, envoie en 1866 à l’un de ses clients une série de photographies exécutées par celui-ci d’après les tableaux exposés au Salon dans le but de lui montrer ses dernières créations36. La photographie se substitue ainsi à l’œuvre et en propose ce que Théophile Thoré appelle une « seconde vue37 », formule métonymique qui sous-entend une façon transitoire d’appréhender et d’accéder à l’œuvre par l’usage d’une image mnémonique durable. Dans le cas d’artistes refusés, la photographie offre ce que l’on pourrait appeler une “première vue”, permettant aux œuvres non exposées de circuler et susciter l’intérêt du public.

25 À cet égard, les artistes, comme envers leurs graveurs, avaient de fortes exigences envers leurs photographes. Considérant qu’elles faisaient partie intégrante de leur

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œuvre, ils contrôlaient étroitement la qualité et la diffusion des photographies. Ce phénomène témoigne de l’ampleur que prend la reproduction des œuvres dans la promotion d’un artiste auprès du public, doublé du développement du marché de l’art et d’une demande croissante d’images. Alors que l’autorité du Salon était remise en question, les artistes refusés n’étaient pas indifférents au fait qu’elle contribuait à une autonomisation de l’art.

26 Un exemple de cet usage nous est donné avec (1819-1877). Partant à la conquête de l’indépendance nécessaire à l’art, Courbet comprend que la connaissance de son art serait mieux servie par la large diffusion des photographies de ses œuvres, dont il espère d’ailleurs tirer quelques revenus. Son exigence envers la photographie, que l’on retrouve chez Delacroix, est significative de l’importance du rôle des reproductions, auxquelles du reste il aura recours tout au long de sa carrière. En relation avec Victor Laisné dès 1853 pour l’ouvrage de Silvestre, Courbet fait à nouveau appel à lui deux ans plus tard dans le but de vendre des photographies de ses tableaux dans son Pavillon du réalisme. Fort mécontent du résultat, il envisage de quitter le photographe38. Au début des années 1860, il fait la connaissance d’Étienne Carjat (qui deviendra un ami fidèle), de Richebourg et Bingham. Refusé au Salon de 1863, il confie à ce dernier la reproduction du Retour de conférence (fig. 9), mais encore une fois, Courbet est déçu du résultat39. La reproduction lui permet néanmoins de faire connaître son œuvre et, le tableau ayant été détruit par un catholique fervent, d’en conserver une trace. Agissant en dehors du circuit officiel, la photographie possède une forte valeur “auratique”, car à travers elle, le tableau censuré continue à porter atteinte à la morale : en 1867, l’État fait détruire les clichés chez Bingham, provoquant l’indignation de l’artiste40. Courbet fait encore reproduire Vénus et Psyché – refusé au Salon de 1864 – par Bingham qui doit prendre sa « revanche41 ». Dans les années 1870, Courbet choisira Michelez pour promouvoir son œuvre par la photographie.

Fig. 9. G. Courbet, Retour de conférence, reproduction photographique de R. J. Bingham, tirage albuminé, 17 x 25 cm, 1863, coll. musée Gustave-Courbet, Ornans.

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27 Au cours des années 1860, Bingham est reconnu comme un maître de la photographie de peintures modernes et anciennes et participe activement aux expositions de la Société française de photographie42. Défenseur de l’estampe contemporaine dans la Gazette des beaux-arts, Philippe Burty n’hésite pas à l’encenser au sujet de ses reproductions d’après Meissonier43. L’œuvre de l’artiste ayant été peu gravée ou lithographiée, la photographie apporte un précieux secours à son étude. Meissonier ne pouvait être mieux représenté que par celui que Burty nomme le plus habile photographe français. Pour lui, l’esprit du tableau se transmet dans la copie et fait, pour ainsi dire, un véritable portrait de l’œuvre : « M. Bingham, qui a poussé au dernier point l’étude de la reproduction des peintures, est arrivé à rendre la présence de l’air, à tourner l’écueil de la diversité des tons, presque cette touche qui est si précise, si juste et si personnelle, et aussi l’expression intime des physionomies44. »

Fig. 10. Yvon, La Prise de Malakoff, reproduction de Ch. Nègre d’après un négatif au collodion de R. J. Bingham, héliogravure, 28,3 x 41,8 cm, v. 1858 ; coll. SFP.

28 Burty indique en outre qu’il faisait faire ses tirages par l’entreprise Jacquin à Paris, chargée de l’exploitation du procédé au charbon Garnier et Salmon45.

29 Bingham se montre en effet soucieux de la pérennité des images. Dès 1857, il collaborait, avec la reproduction de La Prise de Malakoff de Yvon, à l’expérimentation du procédé de gravure héliographique de Charles Nègre (fig. 10). En 1867, il divulgue le procédé de Walter Woodbury, la photoglyptie, dont Goupil achète les droits pour la France46, et présente l’invention à la Société française de photographie. Alphonse Davanne signale l’année suivante comment il a su surmonter la difficulté de la taille des épreuves en diversifiant les formats47. Mais alors que Bingham participe à l’essor de la production industrielle de la photographie, il quitte Paris à la fin des années 1860 et meurt mystérieusement à Bruxelles le 21 février 1870. Son atelier est repris par Ferrier et Lecadre qui continuent l’exploitation de ses clichés et réalisent de nouvelles campagnes jusqu’en 187548.

30 Alliant l’art et la science, les différents acteurs du monde artistique et de la photographie, Bingham est un des premiers photographes à diffuser et à promouvoir

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l’art de son temps et à faire de la photographie un substitut efficace de l’œuvre, un nouvel intermédiaire entre l’artiste et le public. Il incarne à la fois une continuité et une rupture avec la tradition de la reproduction gravée faisant de la photographie de reproduction un art à part entière. Artistes, marchands, collectionneurs, conservateurs et éditeurs s’emparent rapidement de ses pouvoirs de “représentationalité” – la copie prenant lieu et place de l’œuvre originale – dans des visées protocolaires, commerciales ou pédagogiques.

31 Pour Ernest Lacan, Bingham crée un véritable musée d’art contemporain : « L’histoire de l’art moderne se trouve tout entière dans ses importantes et riches collections49. » La photographie de reproduction produit un déplacement de lieu, de l’œuvre originale vers son succédané. Que ce soit par la multiplicité des images rassemblées ou par la double dimension interprétative (optique – lors de la prise de vue – et visuelle – à la lecture de l’image) qu’elle introduit, la photographie participe à l’avènement d’un nouveau réseau de circulation des œuvres et un nouveau champ d’étude critique de l’art qui fondent les prémices d’une configuration moderne du monde de l’art.

Fig. 11. Harrison, « Portrait de Bingham », tirage au charbon, 54 x 40 cm, 1865, coll. SFP.

NOTES

1. Sur l’évolution de l’histoire de la peinture et la mise en place du système “marchand-critique” à cette époque, voir C. HARRISON et Cynthia A. WHITE, La Carrière des peintres au XIXe siècle, Paris,

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Flammarion, 1991 ; Pierre NAHON, Les Marchands d’art en France, XIXe et XXe siècles, Paris, La Différence, 1998. 2. Louis-Auguste MARTIN, “Utilité de la photographie pour les exposants”, La Lumière, 8 juillet 1851, p. 87. Le président de la Société héliographique est Jules-Claude Ziegler (1804-1856) peintre formé dans l’atelier d’Ingres, directeur de l’École impériale des beaux-arts et du musée de Dijon. 3. Stephen BANN, Parallel lines, Printmakers, Painters and Photographers in Nineteenth-Century France, New Haven & London, Yale University Press, 2001, p. 118-119. 4. Photogenic Manipulation : Part I containing The Theory and Plain Instructions in the art of Photography or the Production of pictures through the agency of light : including calotype, fluorotype, ferrotype, chromotype, chrysotype, cyanotype, catalisotype and anthotype, by Robert J. Bingham, late chemical assistant in the laboratory of the London Institution, illustrated by woodcuts, 6th edition, London, Published by Georges Knight and Sons, Manufactures of chemical apparatus and Philosophical instrument fosterlane, Cheapside, 1850. Bann (2001, n. 86 p. 224) signale une 4e édition publiée en 1847, copie dans la Collection spéciale du Getty Research Institute. Cet ouvrage contenait la description de plusieurs procédés et évoquait la possibilité de remplacer l’albumine par le collodion pour le procédé du négatif sur verre. 5. Dans une brochure publiée à Londres en 1850, Bingham affirme avoir inventé le collodion et inscrit sur son cachet : « Inventeur du procédé collodion ». Mais ce n’est qu’en mai 1852, un an après la publication de Frederick Scott Archer (mars 1851), qu’il communique à l’Académie des sciences de Paris le principe de ce procédé. Il expose la possibilité d’obtenir une image positive sur verre et assure pouvoir réduire le temps d’exposition nécessaire à l’obtention d’un négatif de trois à quatre secondes, c’est-à-dire moitié moins que pour le daguerréotype. Cf. La Lumière, 29 mai 1852, p. 91-92 ; “Photographie”, Cosmos, 16 mai 1852, p. 56, signale la différence entre Bingham et Archer pour le développement du négatif verre au collodion, le premier se servant de l’acide gallique (employé pour l’albumine) au lieu de l’acide pyrogallique employé par Archer. 6. J.-J. ARNOUX, “Exposition universelle”, La Lumière, 29 juin 1851, p. 82. Les sujets ne sont pas précisés. 7. A. J. HAMBER, “A Higher Branch of the Art”, Photographing the Fine Art in England, 1839-1880, London, Gordon Breach Publisher, 1996, p. 263 ; N. KEELER, “Illustrating the ‘Repport by the Jury’of the of 1851”, History of Photography, vol. 6, n°3, 1982, p. 269, signale qu’Hennemann, assistant de Talbot, avait fait un arrangement avec Bingham pour qu’il l’aide à photographier l’exposition. Le journal Cosmos, art. cit., affirme que Bingham avait installé à cette époque un établissement d’impression dans une villa à Versailles, produisant chaque jour des épreuves par centaine. La Société héliographique n’en fait cependant aucune mention dans son journal et avait d’ailleurs chargé Gustave Le Gray et François-Auguste Renard, en mars 1851, de fournir un devis sur le fonctionnement d’une « imprimerie photographique ». Un tel établissement n’existait pas en France avant l’ouverture des entreprises Fonteny à Paris et Blanquart-Évrard à Lille en août 1851. 8. F. SCOT, La Lumière, 22 janvier 1853, p. 15 et 29 mai 1853, p. 86. Cette exposition, organisée par Joseph Cundall, Henry Delamotte (1820-1889) et Roger Fenton (1819-1869), présentait 774 épreuves. 9. Voir Mark Haworth-Booth et Anne McCauley, The Museum and The Photograph, Williamstown (Massachusetts), Sterling and Francine Clark Art Institute, 1998, p. 11-13 ; A. Hamber, op. cit., p. 402 et 415. Il ne reste cependant aucune trace du passage de Bingham et de T. Thompson au Louvre dans les archives des musées nationaux. Cette époque demeure confuse au Louvre, l’accès au musée n’était pas encore réglementé, Charles Marville avait été désigné photographe officiel des musées nationaux à partir de 1851. T. Thompson aurait été formé par Bingham. Le Victoria and Albert Museum conserve cependant un album et des photographies d’objets du Louvre pris par Thurston Thompson en 1855 (n°32 : 492-32 : 633, 36 : 370, archives 109-254) et des vues de

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l’Exposition universelle de Paris (archives n°853-899). L’auteur remercie Kate Best, conservateur assistante au Victoria and Albert Museum, Londres. 10. Warren-Thompson, photographe anglais, s’installe en 1849-1850 à Paris, 14, bd Poissonnière, en 1851, 24, rue Basse-du-Rempart puis de 1853 à 1859 au 22, rue de Choiseul. Cf. La Lumière, 24 février, 30 juin et 13 octobre 1855. Les épreuves mesurent environ 80 x 60 cm et sont obtenues à partir de négatifs au collodion et à l’aide d’un objectif 12 pouces (33 cm) de Plagniol et d’une chambre noire de 4 m de tirage fabriquée par Alexis Gaudin et frères. Le problème est le coût élevé des épreuves. Ernest Lacan apprécie la vigueur, l’effet artistique très puissant des épreuves, mais reproche l’exagération des défauts de l’épiderme, le grossissement des traits et le manque de netteté. Après une visite dans l’atelier, les frères Goncourt ne voient dans ces portraits qu’une apparence morbide : « Il y a comme une mort dans cet embaumement de la ressemblance ; un funèbre portrait de la vie, toutes ces faces diverses amoncelées et rangées dans des boîtes comme dans une bière, toutes ces chairs et ces yeux morts, sans couleur, ni physionomie. », J. et Ed. DE GONCOURT, 21 déc. 1856, Journal : Mémoires de la vie littéraire, rééd. Robert Laffont, vol. 1, 1989. L’auteur remercie Pamela Warner pour l’indication de cette source. 11. “Extrait des Rapports du Jury mixte international de l’Exposition universelle”, La Lumière, 20 juin 1857, p. 99. 12. BNF : cartes-de-visite, série de portraits d’artistes par Bingham, non cotée. 13. La date d’ouverture de son atelier en 1857, 58, rue de La Rochefoucauld, communément annoncée en 1859, est attestée par le Catalogue de la deuxième exposition annuelle de la Société française de photographie, 1857, Paris, rééd. Jean-Michel Place, p. 5. 14. “Soirée photographique au King’s College”, Revue photographique, 5 janvier 1857, p. 226, et ibid., “La photographie à l’Association britannique pour l’avancement des sciences”, 5 octobre 1857, p. 372. 15. Cf. Catalogue de la deuxième exposition…, op. cit. ; Bingham expose dans la section française trois reproductions de tableaux originaux (Agneni, H. Vernet, La Bataille de l’Alma, E. Dubuffe), deux reproductions de gravure et dessin (Willis, G. Lévy), trois reproductions de sculptures (Lucca del Robbia, Gonon et J. Goujon) et une reproduction d’émaux. 16. “Soirée photographique...”, Revue photographique, art. cit. ; sur Bingham et Horace Vernet, voir S. BANN, Parallel lines, Printmakers…, op. cit., p. 122-124. 17. S. BANN, ibid. ; H. ZERNER, “Gustave Le Gray, artiste héliographe”, Gustave Le Gray. 1820-1884, Paris, BNF/Gallimard, 2002, p. 218. 18. “La photographie à l’Association britannique...”, Revue photographique, art. cit. 19. E. H., “Revue photographique”, La Lumière, 12 septembre 1857, p. 145. 20. P. BURTY, “Exposition de la Société française de photographie”, Gazette des beaux-arts, 15 mai 1859, p. 218 : « Quelques autres épreuves d’après Paul Delaroche sont également très satisfaisantes, quoique cependant, La Jeune Martyre, dont le corps flotte sur les eaux dans une sorte d’apothéose, ait, à cause des tons jaunes, complètement changé d’effet. Mais si, ne tenant pas compte de la relation des tons, on ne cherche que l’émotion que donne la composition, que le charme du dessin, que la séduction des expressions, on doit reconnaître que M. Bingham, par la perfection de ses appareils et la sûreté de sa pratique, est celui qui réussit le mieux dans cette spécialité. » 21. Th. GAUTIER, “L’œuvre de Paul Delaroche photographié”, L’Artiste, t. III, 7 mars 1858, p. 155 : « La Jeune Martyre noyée a été rendue par ce moyen mécanique et qui ne l’est pas d’une façon surprenante. Ce corps charmant à demi submergé rayonne sous l’auréole à travers la fluidité des vagues, si souple, si abandonné, si chaste, que toute gravure de ce chef-d’œuvre devient désormais inutile. Et remarquez combien la photographie a le sens de l’art : les deux figures distrayantes et mauvaises du fond ont, pour ainsi dire, disparu sous l’intensité de la teinte. » 22. Pour Gautier, la photographie n’est pas exacte mais fantasque : « Elle efface, elle estompe, elle assourdit et met en relief avec un art dont on ne la juge pas capable. [...] Chaque toile est ainsi

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reproduite avec des hasards et des bonheurs qu’on a de la peine à ne pas croire intelligents. [...] La photographie, si exacte en face de la nature, devient fantasque en face des tableaux ; elle les éteint ou les illumine à son gré », ibid. 23. Œuvre de Paul Delaroche reproduit en photographie par Bingham accompagné d’une notice sur la vie et les ouvrages de Paul Delaroche par Henri Delaborde et du catalogue raisonné de l’œuvre par Jules Goddé, Paris, Goupil & Cie, Éditeurs, 19, bd Montmartre, 1858 ; composé d’une notice sur la vie du peintre (27 p.), 86 planches photographiques chacune accompagnée d’un texte explicatif, la liste des élèves de l’artiste, une table chronologique de l’œuvre et la liste des souscripteurs. Prix : 550 F (1 676 euros). Sur Goupil, voir États des lieux, tomes I et II, Bordeaux, musée Goupil, 1996-1999. 24. Ary Scheffer (Dordrecht 1795-Argenteuil 1858), son œuvre est largement reproduite et diffusée par la maison Goupil & Cie. En 1859, une grande exposition posthume organisée par le marchand Francis Petit réunit cent quatre peintures et trois sculptures de Scheffer dans l’hôtel du marquis d’Hertford, 26, bd des Italiens. BURTY regrettera que les tableaux absents n’aient pas été représentés soit par des gravures, soit par des photographies (“Exposition des œuvres d’Ary Scheffer”, Gazette des beaux-arts, 1859, p. 41). Bingham a sans doute réalisé les clichés à cette occasion pour publier les épreuves dans L’Œuvre de Ary Scheffer, reproduit en photographie d’après les tableaux et les dessins originaux par Bingham, accompagné d’une notice sur la vie et les ouvrages de Ary Scheffer, par L. Vitet de l’Académie française, un vol. format grand folio contenant 60 pl., prix de l’ouvrage complet : 300 F (914 euros). 25. BNF : Eo 226, fol., Histoire des artistes vivants français et étrangers, Peintres, sculpteurs, architectes, graveurs, photographes. Étude d’après nature par Théophile Silvestre, portrait des artistes et reproduction de leurs principaux ouvrages par la photographie, Paris, E. Blanchard, 1853. L’édition de 1856 mentionne « dix portraits pris au daguerréotype et gravés sur acier » alors qu’il s’agit de calotypes reproduits par la gravure. Seule une première série de l’ouvrage parut, en dix numéros respectivement consacrés à Delacroix, Courbet, Ingres, Barye, Rude, Diaz, Decamps, Corot, Préault et Chenavard. La seconde série resta à l’état de projet sauf pour la première livraison dédiée à Horace Vernet. Devaient y figurer Daumier, David d’Angers, Delaroche, Devéria, Dupré, Huet, Jeanron, Théodore Rousseau et Troyon. La Lumière, 27 août 1853, p. 139-140. 26. Achille Louis Martinet (1806-1877), peintre-graveur et marchand d’art. En 1858, il ouvre à Paris, au 26, bd des Italiens, un lieu permanent d’exposition pour les artistes contemporains. En 1862, il crée avec Théophile Gautier (président) la Société nationale des beaux-arts qui réunit Ingres, Courbet et Manet, avec des expositions à la galerie Martinet de 1862 à 1865. Archives des musées nationaux, X 1859, 2 : Lettre du comte de Nieuwerkerke à Louis Martinet, 23 février 1859 : autorisation de photographier. Bingham devait obtenir l’accord des artistes et ne pouvait accéder au palais de l’Industrie. Deux autres demandes sont accordées, le 29 mars à E. Rasseti (Journal des Salons) et en mai au photographe Franck. 27. La Lumière, 21 août 1859, p. 135, encart extrait de La Patrie ; et LA GAVINIE, “Chronique”, La Lumière, 26 mars 1859, p. 51. 28. L’album complet est vendu à un prix proche de la gravure, 150 F (457 euros), la moitié de l’ouvrage 75 F (228 euros), chaque livraison de 10 photographies 20 F (61 euros), et chaque épreuve 3 F (10 euros). Le titre de l’ouvrage devient : L’Album. Recueil de photographies des chefs-d’œuvre de l’art contemporain publié par Louis Martinet, [...], 1860. L’École des beaux-arts en acquiert un exemplaire en décembre 1860. Francis Petit est marchand d’art à Paris, 42, rue de Provence ; Paul Durand-Ruel (1831-1922) est en passe de reprendre la galerie de son père à Paris, alors située 1, rue de la Paix. 29. BNF, Dc 284 : Œuvres de Chifflart, grand prix de Rome, 1re série, Paris, Alfred Cadart, Éditeur, 3, rue Saint-Fiacre, 1859. Contient des lithographies, des gravures et des photographies. Nicolas- François Chifflart, peintre et graveur français, 1er prix de Rome en 1851, connaît un début de

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carrière brillant, mais n’arrive pas à séduire les commanditaires. Alfred Cadart est marchand d’estampes et éditeur ; d’abord favorable à la photographie, qu’il publie, il s’y oppose fermement à partir de 1862 en fondant la Société des aquafortistes. 30. Comme le signale THORÉ-BÜRGER, “Galerie de MM. Pereire”, Gazette des beaux-arts, 1er vol., 1864, p. 192-213 : « Quel classement adopter pour donner une idée de ces trésors d’art qui ne sont pas rapprochés en série comme les diverses écoles dans un musée bien ordonné ? », BNF, Est. : Aa 181 pet. fol., Galerie Pereire, Paris, s. d., 1 vol., vers 1863. Les catalogues illustrés du fonds de l’atelier Bingham (1860-1875) proviennent d’une collection privée. 31. Souvenirs de la galerie Pourtalès, reproduction des Antiques, Tableaux et Objets d’art les plus remarquables de la collection du comte Pourtalès Gorgier, volume grand in-folio comprenant 63 planches. L’album est publié par Goupil & Cie au prix de 300 F (914 euros) Les œuvres sont prises isolément ou en groupe, le photographe demeure anonyme. La vente a lieu en février 1865. 32. Album photographique du musée Napoléon, publié avec l’autorisation de la Commission des Monuments fondée à Amiens sous le patronage de S. M. l’Empereur, Amiens, 1863 ; cf. Le Comte de Nieuwerkerke, Art et pouvoir sous Napoléon III, Paris, RMN, 2000, p. 104. 33. LA GAVINIE, “Chronique”, La Lumière, 20 nov. 1858, p. 187. Les fonds Gustave Moreau et Auguste Rodin en témoignent. 34. Jean Auguste Dominique Ingres, cf. S. BANN, “Ingres in reproduction”, Art History, vol. 23, n° 5, déc. 2000, p. 722. 35. Henri Lehmann, élève d’Ingres, peintre d’histoire, de compositions religieuses et murales, portraitiste, néoclassique. Il participe aux Salons (1837-1877), reçoit des commandes de l’État et enseigne à l’École des beaux-arts (1875-1881). Cf. BNF, Est., Dc 264 fol., où sont conservées une douzaine de photographies de Bingham et autant de Ferrier et Lecadre, successeurs de Bingham, reproduisant des tableaux de Lehmann entre 1862 et 1873 (Vénus et Cupidon, Le Char de l’amour, ou encore des décors peints de la Salle du trône au palais du Luxembourg). On trouve aussi une reproduction de Rêve d’amour (1848), faite par G. Le Gray en 1853. 36. BNF, département des Manuscrits : Mss Fr n.a.fr. 22 884, f°129, Lettre de Gustave MOREAU à X, 16 août 1866. Gustave Moreau et Bingham étaient voisins. Une reproduction encadrée d’Orphée par Bingham est encore accrochée dans la salle à manger du musée (Inv. OVY 88-12). L’auteur remercie Patrick Absalon de lui avoir signalé cette lettre. 37. Th. THORÉ, “Salon de 1864”, L’Indépendance belge, mai-juin 1864, p. 11. 38. Correspondance de Courbet, éd. établie par Petra ten-Doesschate Chu, Paris, Flammarion, 1996, p. 129, Lettre de G. COURBET à Alfred Bruyas [Paris, 11 mai 1855], n° 55.5 : « Je vendrai des photographies de mes tableaux que je fais faire à M. Laisné en ce moment-ci. Il me fait cela au collodion et j’en suis fort mal-content. Je suis sur le point de le quitter. » 39. Id., p. 214, Lettre de G. COURBET à E. F. Haro [Ornans, 15 mars 1864], n° 64.5 : « Je désirerais que M. Bingham me fasse une photographie [de Vénus et Psyché], mais mieux réussie que celle qu’il m’a faite des Curés [Le Retour de conférence]. » 40. Id., p. 275, Lettre n° 67.9 de G. COURBET à J. Castagnary, Maisières, dimanche 21 [avril 1867] : « La police vient de détruire arbitrairement les clichés des Curés chez Bingham, je ne sais de quel droit enfin. » 41. Id., Lettres n° 64.5 et n° 65.6 de G. COURBET à J. Luquet [Ornans, 17 mars 1864] : « Le tableau est pour deux jours seulement soit chez M. Haro […] ou chez M. Bingham, photographe. » 42. En 1861, Bingham présente 33 épreuves, dont 23 reproductions de tableaux modernes (d’après Meissonier, Decamps, Giraud, Bouguereau, Vernet, Dubuffe, Cabanel, Boulanger, Gérôme, etc.), et 10 reproductions de dessins et tableaux anciens (d’après Véronèse et surtout Raphaël). En 1863, il expose la quantité exceptionnelle de 72 reproductions de tableaux modernes (d’après Leys, Scheffer, Lehmann, Heilbuth, Tissot, Ingres, Flandrin, Winterhalter, etc.) et anciens (Vernet, Murillo et Greuze). En 1864 et 1865 c’est, à chaque exposition, une cinquantaine de

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reproductions de peintures (Moreau, Corot, etc.) qui sont présentées. Cf. Catalogues des expositions de la Société française de photographie, 1857-1874, op. cit. 43. P. BURTY, “L’œuvre de M. Meissonier et les photographies de M. Bingham”, Gazette des beaux- arts, 1866, p. 78-89. 44. Id., p. 85. Dix ans plus tôt, en 1856, H. Delaborde affirme le contraire, tandis qu’A. BONNARDOT pense comme Burty : « Dans ces produits matériels, on doit nécessairement retrouver la poésie, l’art, puisqu’ils sont les reflets des grands génies. », “La photographie et les arts”, Revue universelle des arts, oct. 1855-mars 1856, t. II, cit. in André ROUILLÉ, La photographie en France, textes et controverses : une anthologie 1816-1871, Paris, Macula, 1989, p. 254. 45. Maison Jacquin, spécialisée dans le tirage au charbon de 1863-1876 à Paris, 71, rue Notre- Dame-des-Champs. Le procédé au charbon Garnier et Salmon est décrit dans BARRESWILL et DAVANNE, Chimie photographique, Paris, Mallet-Bachelier, 1861, p. 360, signalé par Burty. Dérivé du procédé au charbon d’Alphonse Poitevin, il consiste en l’obtention d’un tirage positif à partir d’un cliché positif exposé de huit à trente minutes sur une feuille sensibilisée au citrate de fer que l’on saupoudre de charbon. Cette méthode paraît assez longue et il est probable que Bingham l’ait uniquement utilisée pour les reproductions de dessins de Meissonier. 46. Walter Bentley Woodbury invente la photoglyptie en 1865, procédé inaltérable qui permet d’obtenir, à partir d’une matrice en plomb, un tirage de quelques centaines d’épreuves d’une qualité égale au charbon. Goupil & Cie achète le droit d’exploitation exclusif en 1867, sans doute grâce à l’intermédiaire de Bingham. Il installe une machine à vapeur dans ses ateliers en 1869 et cède les licences à Braun, Lemercier et L. Vidal en 1870. 47. Assemblée générale de la Société française de photographie, Bulletin de la Société française de photographie, 2 août 1867, p. 197 : Bingham évoque la rapidité du tirage des épreuves, quatre par minute. À cette même séance, Adolphe Braun présente des reproductions de dessins de maîtres obtenus selon le procédé au charbon Swann. A. Davanne, “Exposition universelle de 1867, Photographie”, Le Moniteur de la photographie, 15 sept. 1868, p. 162 : “II. Impression par le bichromate de potasse et les matières colorantes”. La photoglyptie nécessite une forte pression pour obtenir des moules en plomb ce qui limite l’emploi du procédé à de petites dimensions (environ 13 x 19 cm). Si Davanne affirme que Bingham est parvenu à produire les grandeurs les plus fréquentes, il n’explique pas comment. 48. Edmond Lecadre succède à Bingham en 1870, en association avec Alexandre Ferrier puis seul à partir de 1875, 56, rue de La Rochefoucauld. Ils publient en 1872 une série de dix photographies, les Peintures murales exécutées dans la salle à manger d’un hôtel à Paris par Henri Lehmann (BNF, Est. : Dc 264, fol.). 49. E. LACAN, “Revue photographique”, Le Moniteur de la photographie, 15 mars 1870, p. 1.

AUTEUR

LAURE BOYER Université Marc-Bloch, Strasbourg Laure Boyer prépare une thèse sur Les Reproductions photographiques d‘œuvres d’art au XIXe siècle en France, sous la direction de Roland Recht (Collège de France).

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Varia

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La photographie au service du simultanisme L’utilisation de l’image de mode par Sonia Delaunay

Cécile Godefroy

NOTE DE L’ÉDITEUR

Cécile Godefroy a rédigé en 1999 une maîtrise d’histoire de l’art sur les photographies de mode du fonds Delaunay. Elle poursuit son enquête en thèse, sous la direction de Serge Lemoine (université Paris IV).

L’auteur remercie vivement Sylvie Aubenas et Marie-Cécile Miessner, conservatrices au département des Estampes et de la Photographie de la BNF, pour leur aimable concours ainsi que Serge Lemoine et Françoise Ducros, professeurs à Paris IV-Sorbonne, pour avoir suivi ses recherches de maîtrise. L’auteur et la rédaction remercient L & M Services pour leur autorisation de reproduire les photographies de mode du fonds Delaunay de la BNF.

1 En 1977, Sonia Delaunay faisait don à la Bibliothèque nationale de France de l’essentiel de ses archives et de son fonds photographique1. Parmi cet ensemble, quelque deux cents photographies de mode2 réalisées entre 1913 et 1935 témoignent de l’aventure de Sonia Delaunay dans le domaine spécifique de la mode3. Réalisés par des photographes professionnels, des artistes, des amateurs ou des amis, ces clichés s’inscrivent dans cette période charnière, longtemps restée obscure, où la photographie de mode commence timidement à s’affirmer comme un art à part entière. Exécutées par une trentaine de photographes, ces images font toutefois apparaître un seul et même style. Pendant plus de vingt ans, Sonia Delaunay aura utilisé la photographie de mode à des fins aussi bien commerciales qu’artistiques, faisant du médium un des outils de promotion les plus tangibles du simultanisme4.

2 L’expérience de Sonia Delaunay dans la mode s’est construite en plusieurs temps et son usage de la photographie de mode a évolué en conséquence. Effectivement, on relève trois grandes périodes durant lesquelles le type de photographie utilisé par Sonia

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Delaunay pour garder trace de ses créations vestimentaires s’est peu à peu transformé. Lorsque l’artiste réalise ses premiers vêtements simultanés autour de 1913, elle cherche avant tout à s’amuser. Cette création témoigne de son attachement pour les arts appliqués et détermine sa volonté de briser toute hiérarchie des genres. Le port de l’habit simultané, construit à partir de chutes de tissus de matières et de coloris variés, récupérées chez le tailleur de Robert, son époux, choque les foules et enthousiasme le groupe d’artistes et d’intellectuels qui gravitent autour des Delaunay dans les années 19105. Dès cette époque, Sonia Delaunay pose seule ou avec ses amis, habillés eux aussi en vêtements simultanés pour l’occasion (fig. 2). En 1915, les Delaunay se réfugient au Portugal puis en Espagne. Pour des raisons financières, Sonia Delaunay ouvre sa première boutique de mode et de décoration intérieure à Madrid6. La production de vêtements s’élargit au domaine de la décoration intérieure. Sonia Delaunay emploie des ouvriers et des ouvrières. Elle continue à poser elle-même devant l’objectif, habillée de ses premières tenues commerciales, faisant très rarement appel à des mannequins professionnels. Des amis et des célébrités apparaissent également sur les clichés habillés par la “Casa Sonia”. 1924 marque un changement significatif dans l’usage de la photographie de mode. En effet, à compter de l’ouverture de la boutique parisienne7, Sonia Delaunay se consacre entièrement à la production de tissus, de vêtements et d’accessoires ainsi qu’à la réalisation de projets d’aménagement d’intérieur. Elle se retrouve à la tête d’une véritable entreprise, s’associant avec de grandes maisons de couture comme celle de Jacques Heim par exemple. L’artiste prend conscience de l’importance et de la nécessité du médium photographique dans la diffusion de son travail. Si Sonia Delaunay et ses amis figurent toujours en tenues simultanées sur les clichés, la plupart des photographies présentant les vêtements de la boutique sont désormais des photographies de mode pour lesquelles posent des mannequins professionnels ; ces clichés font l’objet d’un travail systématique, avec des visées mercantiles. Jusqu’à la fermeture de la boutique en 1931, la photographie accompagne chaque nouvelle création de Sonia Delaunay. Cette dernière réalise un inventaire de chaque vêtement en conservant les clichés dans des albums de grand format8. Malgré l’importance croissante de la photographie de mode au fil des années, nous remarquons que le portrait de mode reste essentiel dans cette production d’images de 1913 à 1935. Ce constat est symptomatique d’une époque où la photographie de mode reste dépendante du portrait de mode et dans le cas présent, il fait aussi la preuve de l’appartenance de Sonia Delaunay à une élite artistique et intellectuelle internationale9 (fig. 3), donnant immédiatement une valeur avant-gardiste à l’ensemble de sa production de vêtements et d’arts appliqués.

3 Le rôle du photographe a aussi évolué en fonction du statut des créations de Sonia Delaunay. Jusqu’à l’ouverture de la maison Sonia en 1924, l’artiste fait peu appel à des professionnels. Puis elle coopère avec au moins une trentaine de photographes différents10 qui vont de l’ami(e) au portraitiste de quartier. Deux cas de figure dominent dans ce choix de photographes. Soit Sonia Delaunay, réputée pour accueillir le Tout- Paris et aider les artistes étrangers qui viennent de s’installer, fait appel à ses ami(e)s photographes de passage dans son appartement. Commande sérieuse ou simple échange d’artiste à artiste, elle collabore le temps d’une prise de vue avec l’Américaine Thérèse Bonney en 1924, l’Allemande Germaine Krull en 1925 et la Française Florence Henri en 1930.

4 L’artiste collabore de même avec des photographes et des studios de photographes professionnels. La plupart d’entre eux travaillent pour des revues de mode telles que

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Fémina, L’Art et la Mode, L’Illustration des modes, L’Officiel de la mode et certaines revues spécialisées étrangères comme Women’s Wear Dealy11. Ces photographes et studios de photographes sont reconnus comme des professionnels mais ne comptent pas parmi les photographes de mode célèbres à Paris qui travaillent pour les deux principales revues spécialisées de l’époque, Vogue et Le Jardin des modes. Souvent ils se présentent comme portraitistes d’art et ne pratiquent la photographie de mode qu’en activité subsidiaire12. Ceci laisse planer une interrogation sur cet apparent refus de Sonia Delaunay de faire appel à ces professionnels de la mode, tel Albin-Guillot, Scaïoni, D’Ora ou les frères Lipnitzky qui signent à cette époque les clichés les plus célèbres dans les revues de mode internationales, mais surtout de ne pas chercher à privilégier une collaboration unique.

5 Ce choix de travailler avec autant de photographes de style et de formation différents peut ainsi paraître hasardeux13. Cette observation n’exclut aucunement la part de créativité des photographes, mais Sonia Delaunay ne semble pas avoir recherché particulièrement cette participation active du photographe. D’autres couturiers de mode tel Paul Poiret se sont intéressés dès le début des années 1910 aux nouvelles possibilités de la photographie, collaborant avec de grands photographes de mode, tels Steichen puis Man Ray. Sonia Delaunay, toujours en quête de modernité et en relation étroite avec des artistes photographes comme Krull et Henri, semble avoir volontairement nié les enjeux de la photographie de mode naissante des années 1920. Nous savons que l’artiste n’utilise pas elle-même l’appareil photographique ; cependant, il est fort probable qu’elle assiste et contrôle systématiquement chacune des prises de vue. Or après avoir observé les images, il apparaît qu’une grande partie de l’intérêt de ces clichés réside dans le contenu de l’image : la lisibilité du vêtement, le lieu et le décor de la prise de vue, trois domaines dans lesquels Sonia Delaunay peut intervenir directement.

6 L’étude des lieux et des décors choisis pour présenter les créations vestimentaires de Sonia Delaunay permet de distinguer deux types de photographies de mode. Il existe une photographie de mode réalisée dans un cadre arbitraire, qui reste fortement liée au portrait photographique : studio de photographe, faux décors d’extérieur reconstitués (fig. 4), demeures de particuliers et champs de course parisiens servent à cette date de lieux communs pour la réalisation des portraits et des photographies de mode. Ces clichés signés Henri Manuel, les frères Manuel, Studio Iris et Paul Géniaux non dénués d’originalité, mettent l’accent avant tout sur la clarté du produit présenté.

7 Le fonds révèle ensuite un autre type de photographies de mode réalisées dans un lieu correspondant à l’art « visuel et constructif » de son temps14: la rue Mallet-Stevens inaugurée en 1927 (fig. 5) comme le paquebot, un des emblèmes de la modernité technologique du XXe siècle en France (fig. 6), offrent un cadre singulier aux vêtements de la maison “Sonia”. De même, l’Exposition internationale des arts décoratifs et industriels modernes de 1925 plante un décor moderne, géométrique, abstrait et parfois mobile (fig. 7) autour des tenues coloristes de l’artiste, légitimant dans un même temps l’appartenance des Delaunay à cette nouvelle esthétique moderne des années 1920.

8 En outre, de nombreuses photographies sont réalisées dans des décors aménagés par l’artiste elle-même : environnements de tissus juxtaposés mêlant les arts plastiques et la mode (voir fig. 8), stands de mode ou salon de l’appartement-boutique au 19, boulevard Malesherbes, ces environnements constitués par Sonia Delaunay servent très

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souvent de décor pour les prises de vue des photographies de mode. La boutique située dans l’appartement des Delaunay est le lieu idéal pour présenter simultanément mode et arts appliqués : les murs du salon sont tapissés d’une toile géométrique réalisée d’après un dessin de l’artiste, les tapis, les rideaux, le tissu recouvrant les fauteuils dessinés par Sonia, les coussins, des châles et des sacs posés sur les meubles et les paravents, des aquarelles et des photographies de mode témoignent de la multiplicité du travail de l’artiste. L’appartement entier est simultané. Les mannequins qui présentent les tissus et les vêtements de la boutique se fondent dans le décor environnant (voir fig. 1).

9 Comme les portraits de l’artiste de 1913, ces photographies de mode présentent clairement les créations de la maison “Sonia” et témoignent dans le même temps des correspondances existantes entre mode, arts appliqués et arts plastiques au sein même de l’œuvre simultanée. Par cette assimilation complète entre vêtements, tissus, peinture et arts appliqués, l’idée d’une œuvre d’art totale est ici pleinement suggérée. Photographies de mode ou images simultanées ? La destination des clichés dans la presse nous aide à déterminer le statut de ces images.

10 Les albums de presse montés par l’artiste15 rendent compte de l’importance des publications françaises et étrangères issues de la boutique simultanée. Ils permettent aussi de distinguer les deux types de photographies qui coexistent dans le fonds Delaunay. D’une part, une photographie de mode documentaire réalisée par des professionnels, souvent portraitistes d’art de métier, travaillant dans leur propre studio et usant d’une technique du XIXe siècle ; cette catégorie de clichés montre les vêtements créés par Sonia Delaunay de façon statique, dans un studio neutre ou décoré par le photographe, comme si l’on montrait le vêtement d’un autre couturier. Reproduites dans les revues Minerva, Fémina, L’Excelsior-Mode ou encore Le Petit Bleu16..., ces photographies sont soit détourées pour les besoins de la mise en pages, soit bordées d’un cadre dessiné par la rédaction duquel dépassent souvent un bras, une main, le haut d’un chapeau ou le pied du mannequin. Le format de ces images est généralement réduit. Peu de clichés sont publiés en pleine page dans les revues féminines de l’époque. La photographie de mode se cantonne à illustrer un article ou à combler une mise en pages.

11 En outre, il apparaît un autre type de photographie qui assimile le vocabulaire plastique avant-gardiste et dans lequel Sonia Delaunay intervient directement ; ce second type d’image est diffusé dans la grande presse et au sein des revues modernistes françaises et étrangères qui mêlent art et mode, soignant la qualité de reproduction des images et leur attribuant une place de choix dans la mise en pages. En effet, depuis 1913, la presse présente le travail des Delaunay, peinture et arts appliqués confondus. Les premières photographies publiées montrent Sonia Delaunay en robe simultanée, avec quelques- uns de ses travaux d’arts appliqués et les premières toiles abstraites de Robert Delaunay. Ces photographies ne sont d’aucun caractère commercial mais font état de la pluralité d’expression du simultanisme. Par exemple, un journal français consacre en 1914 un article au “Cubisme industriel”, reproduisant simultanément deux gravures de Sonia Delaunay vêtue de sa première robe simultanée, d’après photographies, et la reproduction de la sculpture Cheval de Robert Delaunay présentée au Salon d’automne de Berlin en 1913. La même année, paraît un article dans le journal Montjoie ! intitulé “De la mode esthétique vivante” : Edmond Courtot constate que les « robes pures » de Sonia Delaunay s’appliquent si bien au « nouvel art décoratif qu’elles semblent se

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fondre avec le décor dans lequel on les présente17». Mode, arts appliqués et peinture des Delaunay sont défendus au sein des mêmes articles de presse. Pendant la Première Guerre mondiale, les journaux espagnols encensent cette jeune artiste étrangère que tout le monde appelle simplement “Sonia”. Robert Delaunay est reconnu en Espagne comme un peintre d’avant-garde et les créations de son épouse pour la boutique sont directement assimilées à ses toiles et aux projets de décoration monumentale du couple18. Par exemple, en 1917, Joan Sacs écrit un article sur “Le simultanisme de M. et Mme Delaunay19” et Ramón Gomez de la Serna publie en 1918 un article dans El Fígaro intitulé : “Une visite aux époux Delaunay. Le simultanisme. M. Robert Delaunay et Mme Sonia Terk20”. Si la photographie de mode acquiert un trait nettement plus commercial, étant désormais liée à l’existence de la boutique de mode, son utilisation reste encore spontanée et aléatoire et elle souligne avant tout l’origine plastique des créations vestimentaires. À compter de l’ouverture de la boutique parisienne, les nombreux clichés de mode commandés par Sonia Delaunay sont publiés dans la presse féminine, au sein de réclames et d’articles spécialisés, tandis que la grande presse et la presse artistique du monde entier continuent de publier les photographies et les portraits de mode dans des articles faisant immédiatement référence à la totalité de l’œuvre des Delaunay (fig. 9).

12 Pendant une vingtaine d’années, Sonia Delaunay bénéficie d’un solide appui de la presse, quotidienne, spécialisée et artistique, française et étrangère, selon deux axes distincts : une presse féminine qui, dès l’ouverture de la première boutique de mode en Espagne, publie les photographies de mode des créations de Sonia. Ces clichés relèvent essentiellement du document de mode. Par ailleurs, et ce dès 1913, la grande presse et la presse artistique diffusent des images de l’artiste puis de mannequins en tenues simultanées dans des environnements correspondant à l’esthétique simultaniste, ou publient dans les mêmes pages des reproductions de peintures et d’arts appliqués. Le souci des Delaunay d’élargir le simultanisme au domaine de la vie, sans hiérarchie des genres, est ainsi promu par la presse dès le début des années 1910.

13 L’utilisation de la photographie de mode par Sonia Delaunay nous est dévoilée par l’étude des images et des revues de presse. Là où un premier type de photographies se limite à une utilisation purement commerciale, livrant en outre plusieurs images d’un intérêt multiple et considérable, le second type d’images, auquel se rattache l’ensemble des portraits de Sonia Delaunay et de « gens à la mode simultanée21 », apparaît aussi comme un acte de revendication artistique, assimilant le langage plastique du simultanisme et son application dans le cadre de vie : peinture, mode et plus largement arts appliqués révèlent, grâce à l’image de mode, la quête à laquelle se livrent les Delaunay, et plus particulièrement Sonia depuis 1913, d’un art total (fig. 10 et 11). La photographie de mode diffusée dans la presse internationale promeut ainsi les multiples pratiques du mouvement simultaniste auprès d’un public averti et aussi auprès d’un large public, essentiellement féminin, jusqu’alors ignoré. Plus que la mode de Sonia Delaunay, réservée à une certaine élite, la photographie de mode diffuse à grande échelle et de manière efficace l’idée d’un art pour tous, d’un art dans la vie. Derrière l’acte commercial, le portrait de mode comme la photographie de mode auraient ainsi servi d’instrument d’autopromotion, revendiquant l’extension maximale du simultanisme dans le cadre de vie.

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NOTES

1. Voir le catalogue de l’exposition Sonia et Robert Delaunay, Paris, BNF, 1977. 2. BNF/Département des Estampes, fonds Delaunay (donation 1977), 196 photographies de mode (Cote Oa-887- (1-7) Pet. Fol.) et 160 portraits de mode montrant l’artiste ou des amis de l’artiste portant les habits simultanés de Sonia Delaunay. Microfilms (cote MF R.130.664 ; bobine 698). Une cinquantaine de photographies de mode et une centaine de plaques de verre sont également conservées au Mnam/CGP, provenant de la donation de Charles Delaunay de 1985 (Documentation du Mnam/Photothèque, boîte n° 13). 3. Voir l’ouvrage d’André LHOTE, Sonia Delaunay, ses objets, ses tissus simultanés, ses modes ; poèmes de Cendrars, Delteil, Tzara, Soupault, Paris, Librairie des Arts décoratifs, 1925. 4. Au sujet du simultanisme, voir les études de Pascal ROUSSEAU, notamment le chapitre “Visions simultanées. L’optique de Robert Delaunay”, in Robert Delaunay. 1906-1914, De l’impressionnisme à l’abstraction (cat. exp.), Paris, Centre Georges-Pompidou, Mnam, été 1999, p. 77-91. 5. Cf. Sonia DELAUNAY, Nous irons jusqu’au Soleil, Paris, Robert Laffont, 1978, chap. 4, “Voulez-vous jouer à la vie ?”, p. 31-41. 6. “Casa Sonia”, boutique de couture et de décoration, 2 calle de Columela, Madrid. Voir le chapitre de Rosa M. MARTÍN I ROS, “La Casa Sonia y la obra textil y decorativa de Sonia Delaunay- Terk entre 1917 y 1921”, Robert y Sonia Delaunay, Barcelone, Museu Picasso y Museu Textil i d’Indumentaria, 2000-2001. 7. Boutique de mode et de décoration d’intérieur. Créations de modèles. Enseigne “Sonia”, 19, boulevard Malesherbes, Paris VIIIe. Cf. Annette MALOCHET, Atelier Simultané di Sonia Delaunay 1923-1934, Milan, Boyer, Patricia Eckert, 1984. 8. Les photographies étaient rangées dans de grands albums, parfois légendées par Sonia Delaunay, indiquant le nom du photographe ou du studio de photographie, de la personne photographiée, la date et plus rarement le type du modèle présenté. Peu avant la donation, l’artiste a découpé les pages de ses albums de mode. Néanmoins la plupart des clichés sont restés contrecollés sur leurs cartons d’origine. 9. Voir par exemple les portraits de Claire et Yvan Goll (1922), René Crevel (1924), Nell Walden (1925), Golfinger (1925), Nelly et Théo Van Doesburg (ca 1928), Sophie Taueber-Arp et Jean Arp, fonds Delaunay, BNF. 10. Parmi les photographes et studios de photographes identifiés figurent Paul Berger, Thérèse Bonney, Luigi Diaz, Paul Géniaux, Florence Henri, Lucie Isabey, Germaine Krull, Manuel Frères, Henri Manuel, Henryka Philipp, Photos Presse Paris, Studio Rep, Studio Iris, Studio Landau. Pour la liste complète, voir C. GODEFROY, “Images simultanées. Les photographies de mode de Germaine Krull commandées par Sonia Delaunay”, Histoire de l’art, n° 48, juin 2001, p. 110. Les professionnels ayant photographié l’artiste ou les amis de l’artiste en tenue simultanée sont inclus dans cette liste, ce qui explique la présence de photographes comme Florence Henri qui a réalisé des portraits de Sonia et de Robert Delaunay mais aucune photographie de mode. Un tiers des clichés restent à ce jour anonymes. 11. Cf. C. G ODEFROY, “Liste des revues de presse et documents illustrés dans lesquels ont été publiées les photographies de mode commandées par Sonia Delaunay”, mémoire de maîtrise, op. cit., t. 2, p. 298-307. 12. Une exception doit être faite pour Luigi Diaz, puisque ce dernier travaille pendant les années 1920 pour Le Jardin des modes avant de collaborer à Vogue (Paris) au cours des années 1930. 13. De fait, le point commun entre tous ces photographes semble être celui d’habiter à proximité du boulevard Malesherbes : Diaz réside dans le IXe arrondissement de Paris, comme Géniaux, Berger, les frères Joaillier, Henri Manuel et l’agence Wide World. Dans le VIIIe arrondissement,

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quartier de la Madeleine, se situent les ateliers des frères Manuel, Matthès, Philipp, René et celui du Studio Piaz. 14. Sonia Delaunay, “Les artistes et l’avenir de la mode”, Revue de Jacques Heim, n° 3, Paris, septembre 1932. 15. BNF/Département des Estampes, Fonds Delaunay (donation 1977) : albums de presse de Sonia Delaunay, contenant toutes les coupures de presse recueillies par l’artiste sur Robert et elle- même entre 1911 et 1978. Microfilms (cote yb35016/Fol. - M220473-M228868). 16. Cf. C. GODEFROY, op. cit. 17. Edmond COURTOT, “De la mode esthétique vivante”, Montjoie !, n°4-5-6, avril-mai-juin 1914, p. 23-24. Cité par Pascal Rousseau, “La mode simultaniste ou les couleurs de la modernité. La Parisienne de Robert Delaunay”, in Robert Delaunay (cat. exp.), Saint-Tropez, Musée de l’Annonciade, 1997, p. 73-74. 18. Ainsi, la décoration du Petit Casino à Madrid, conçue par Sonia Delaunay en 1919, a rendu le couple très célèbre dans tout le pays espagnol. 19. Joan SACS, “El simultanisme del senyor i la senyora Delaunay”, Vell i Nou, Barcelone, 15 décembre 1917, n°57, p. 672-679. 20. Ramón GOMEZ DE LA SERNA, “Una visita a los esposos Delaunay. EL SIMULTANISMO. M. Roberto Delaunay y Mme Sonia Terk”, El Fígaro, 23 octobre 1918, p. 16. 21. Les photographies prises à l’occasion de spectacles, de bals costumés, de défilés, de théâtres et de tournages cinématographiques, mettant en situation réelle ou mondaine les vêtements et tissus de l’artiste, se rattachent à l’ensemble de ces images simultanées. Voir par exemple les photogrammes du film Vertige de Marcel L’Herbier et du P’tit Parigot, film de René Le Somptier (1926) BNF/Département des Arts du Spectacle, fonds Delaunay.

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Dernières nouvelles du Caire

Sylvie Aubenas et Mercedes Volait

Fig. 1. H de Montault, portrait de-charge de G. Le Gray, tirage sur papier albuminé d’après un négatif au collodion, 6,2 x 8,2 cm, v. 1861, coll. dép. des Estampes et de la Photographie, BNF.

1 Les recherches menées lors de la préparation de l’exposition récemment consacrée à Gustave Le Gray par la Bibliothèque nationale de France1 se sont révélées particulièrement difficiles concernant le long séjour du photographe en Égypte. Les documents, hormis ceux conservés aux archives du ministère des Affaires étrangères, étaient rares et les hypothèses ardues à vérifier. Une des sources de renseignements que l’on pouvait espérer était le dossier de pension du photographe dans les Archives publiques égyptiennes : ayant exercé différentes fonctions sous l’autorité du pacha, comme professeur de dessin de ses fils, bénéficiaire de commandes officielles de photographie et enfin professeur de dessin dans l’école préparatoire à l’École polytechnique du Caire, Le Gray devait, comme tout fonctionnaire, être l’objet d’un dossier administratif dans les archives khédiviales. La recherche de ces documents nécessitait non seulement une bonne connaissance de ces fonds, en langue arabe, mais surtout l’accréditation requise pour y accéder. Aussi la recherche a-t-elle été menée grâce à l’amicale collaboration de Ghislaine Alleaume, directrice du CEDEJ (Centre d’études et de documentation économiques, juridiques et sociales), centre de recherches du CNRS et du ministère des Affaires étrangères au Caire, et confiée à une jeune historienne égyptienne, Mona Attallah. Un dossier a effectivement été trouvé2. Mais la découverte, puis la traduction en français, n’ont été disponibles qu’au début de l’été 2002, alors que le catalogue de l’exposition avait déjà paru. En signalant ici l’existence de ces documents et en fournissant les principaux éléments de leur teneur (dégagés d’un écheveau fort complexe d’équivalences monétaires et de calendriers concurrents, copte, hégirien et occidental), nous espérons contribuer à la poursuite des recherches sur la longue dernière période de la vie du photographe.

2 Cet ensemble d’une dizaine de pièces est en réalité postérieur au décès de Le Gray : celui-ci étant mort en exercice (ce qu’on ignorait), il s’agit du versement d’une pension à sa veuve. On y trouve cependant les résultats d’une enquête sur les états de service du photographe, menée à cette occasion dans les registres du ministère de l’Instruction publique. Les renseignements sur la durée de son activité au service du pacha, le

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montant de son traitement, son statut, sont ainsi indiqués année par année. Si ces détails ne révolutionnent pas l’état des connaissances déjà acquises, ils précisent la chronologie, le cadre et les conditions matérielles des activités de Le Gray au Caire et permettent au passage d’éclaircir quelques points douteux ou de confirmer quelques hypothèses.

3 Le Gray apparaît d’abord comme instructeur de dessin à l’école préparatoire du Caire, à compter du 18 juillet 1864 avec un traitement mensuel de 25 lires (équivalant à 2 437 piastres indiennes et 20 paras). Le 5 décembre suivant, sur décision du directeur des Écoles, il est plus spécialement chargé d’enseigner le dessin de perspective (avec le même traitement). Nous avons déjà soutenu dans le catalogue l’hypothèse émise par Eugenia Parry Janis3, selon laquelle il se serait définitivement installé au Caire en 1864 : celle-ci est désormais pratiquement confirmée. Dès lors et jusqu’à sa mort il sera employé à plein temps dans l’administration égyptienne, quoique sans grade et sans contrat, avec un statut d’auxiliaire ou de surnuméraire. On ignore l’horaire effectif de son service, mais le rythme d’enseignement des écoles civiles et militaires laisse supposer qu’il pouvait être occupé jusqu’à six grosses matinées par semaine4 : autant de temps en moins à consacrer à la photographie. On notera tout de même que, lorsqu’il s’absente à la demande du pacha, comme en 1867 pour son voyage sur le Nil, il est tacitement considéré par le Trésor comme présent à son poste, son traitement lui étant versé sans retenue.

4 Le calcul de ce traitement varie au fil des avatars du système monétaire égyptien et au gré des difficultés des finances du pacha. À partir de l’année 1867-1868 et jusqu’en 1877, Le Gray reçoit 19,50 livres-or par mois (ou 1 950 piastres tarif), soit 6 084 francs par an5 ; ce qui confirme l’ordre de grandeur indiqué en 1872 par Édouard Dor, dans un témoignage que nous avons déjà cité ailleurs et qui précise que ce revenu fait de Le Gray le professeur le mieux payé de l’école6. En 1878, son traitement mensuel est descendu à 1 397,10 piastres tarif, soit environ 4 360 francs par an7. Le 12 août 1879 il remonte à 1 500 piastres, et enfin le 1er juillet 1881 à 2 000 piastres. Cette rémunération était appréciable sans plus, surtout si l’on considère que beaucoup de Français obtenaient au Caire des postes autrement plus rémunérateurs ; à titre de comparaison, le directeur des écuries khédiviales, Gaston de Saint-Maurice, fut appointé en 1868 avec environ 5 000 piastres par mois. Le Gray, lui, avait été recruté peu au-dessus de la cinquième et dernière classe du cadre des fonctionnaires égyptiens8.

5 Au-delà de la routine comptable, le dossier répertorie aussi un certain nombre d’incidents qui émaillent sa carrière, dans la mesure précisément où ils ont des répercussions sur le versement de son traitement. Ce sont entre 1869 et 1878 une série d’importantes dettes, puis dans les dernières années une certaine irrégularité dans son service, sanctionnée par des retenues.

6 En 1869 une prime lui est retenue, jusqu’à ce qu’il ait réglé une dette de 547 piastres et 31 paras à un photographe dont le nom écrit en arabe peut être translittéré en “Chnidir9”, et représenté par un procureur nommé Louis Martin (ou un nom approchant). Le remboursement est effectif en août 1869.

7 L’année 1875 voit survenir de nouvelles difficultés : le traitement du professeur est d’abord suspendu en novembre 1875 jusqu’en août 1876, en attendant le jugement d’une dette réclamée par un épicier italien, Giovanni Costanzo10. En mars 1876, la suspension totale est commuée en retenue d’un quart du salaire, effective de juillet à décembre. La dette totale se monte à la fin du procès, frais compris, à 8 014 piastres.

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8 Cette même année 1876, une retenue supplémentaire de 450 francs est ordonnée sur son salaire au profit de deux nouveaux créanciers, Joseph Louverche (?) et la veuve Pirchounet (?).

9 À partir de juillet 1877, une somme mensuelle de 1 000 piastres (soit plus de la moitié de son traitement) est retenue au profit d’autres créanciers encore, Aslan Furino et ses associés, pour 9 300 piastres. À la fin de l’année, Le Gray est en outre mis à l’amende une première fois pour ses retards répétés à l’école (186,12 piastres).

10 En 1878, c’est à son propriétaire, Tadros Barsoum, qu’il doit 6 704 piastres, valeur du loyer jusqu’en décembre 1877 : il cède donc à celui-ci 600 piastres sur son traitement (déjà diminué cette même année), soit près de la moitié. Le montant de la dette correspond vraisemblablement au total des loyers dus pour plusieurs années d’occupation. La location d’une ancienne maison dans un quartier populaire reflète donc sans doute un goût d’artiste11, certes, mais aussi l’état toujours précaire des finances de Le Gray12.

11 En 1880, l’école retient 500 piastres, soit dix jours de traitement, pour de nouveaux retards ; en 1882, ce sont 934 piastres pour 14 jours.

12 Le dossier contient en outre des renseignements d’un ordre plus intime : en quittant Paris, on sait que Le Gray avait de fait abandonné sa femme et ses enfants. On sait aussi qu’il vivait au Caire, au moins depuis 1882, avec une jeune Grecque, Anaïs Candounia13, dont il eut un enfant en janvier 1883. N’ayant pu se remarier (du moins civilement14) faute de prouver le décès de sa première femme, il tenta néanmoins de faire inscrire la naissance de son enfant sur les registres de l’état civil français en faisant passer Anaïs pour son épouse légitime. Ce subterfuge, qui réussit d’abord, fut aussitôt après mis en échec par la vigilance du consulat. L’entrée ainsi annulée était par ailleurs truffée d’inexactitudes, et donnait notamment à l’enfant les prénoms de son père15.

13 Quelques jours après la mort de Le Gray, le 3 août 1884, Anaïs fit baptiser l’enfant, en réalité une fille du nom d’Hélène, à l’église Saint-Nicolas du Caire, selon le rite grec orthodoxe. Elle produisit ensuite le certificat de baptême pour affirmer les liens légitimes qui l’unissaient au défunt et réclamer à l’État égyptien une pension pour elle, pour sa fille et pour un autre enfant dont elle se disait enceinte. Cette nouvelle manœuvre est le reflet de la nécessité où elle se trouvait, comme en témoigne sa supplique : « Mon état actuel ainsi que celui de mon enfant est misérable. » La requête fut satisfaite et Anaïs toucha une pension de 1 000 piastres, un tiers pour elle et un tiers pour chacun de ses enfants. Elle ne se remaria pas16 et sa pension lui fut versée jusqu’à sa mort, survenue à Qaliûb, près du Caire, le 7 janvier 1909. À cette date sa fille Hélène, sa seule héritière17, était mariée à un certain Sidhom Effendi Mikhaïl, nom qui indique à la fois un chrétien copte et un “lettré” (titulaire du certificat d’études), sans doute agent d’un statut intermédiaire dans l’administration égyptienne.

14 Notons pour terminer ce toponyme, Qaliûb : il fournit l’explication de trois œuvres, probablement de Le Gray, qui se trouvaient chez lui selon son inventaire après décès : « une petite aquarelle, Galioub » et « deux tableaux, Galioub, cadres dorés ». Le plus tentant est d’imaginer qu’il devait s’agir du lieu d’origine d’Anaïs Candounia, d’où son choix de s’y retirer après son veuvage. Peut-être ce détail d’ordre privé permettra-t-il d’identifier certaines photographies.

15 Les éléments contenus dans ce dossier sont au total d’une minutie et d’une trivialité toutes bureaucratiques. La plupart n’ont d’intérêt que dans la mesure où les noms et les

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dates transcrits fournissent des indices pour de futures découvertes intéressant plus directement les activités artistiques et les relations de Le Gray au Caire. L’identification précise de ses divers débiteurs, en particulier du photographe “Chandir” et peut-être aussi d’Aslan Furino, pourrait ajouter des précisions utiles à la connaissance de ses activités au Caire en dehors de son enseignement.

16 Quant aux problèmes d’argent évoqués, ils donnent un autre poids à ce que l’on savait déjà d’un procès de Le Gray contre son boucher en 188118 et ils font écho à ses dettes parisiennes. L’homme « gâcheur, flâneur, très inexact » que décrivait Maxime Du Camp continue donc une vie de panier percé, et de plus il est mis à l’amende pour ses irrégularités de service. Léger, irresponsable ou simplement trop absorbé par ses curiosités personnelles pour se plier à une quelconque contrainte, Le Gray semble être resté en grande partie le même au Caire qu’à Paris.

17 On est surtout frappé d’observer que cette vie en Orient, que l’on était libre de parer de toutes les séductions tant qu’on en ignorait tout, se révèle bien modeste dans son organisation quotidienne : un salaire sans éclat pour enseigner le dessin tous les jours durant vingt ans à de jeunes militaires, bref une routine administrative là où on aurait imaginé trouver, à défaut de la fortune, une misère romantique.

18 De l’œuvre de Le Gray, ces documents ne nous apprennent évidemment rien, si ce n’est le peu de temps libre dont l’artiste disposait pour lui-même. Dans sa maison, à sa mort, outre les tirages et les négatifs sur papier non dénombrés, ne se trouvaient que trois cent vingt-deux négatifs sur verre : ce qui est peu pour vingt-quatre années d’activité comme photographe, mais plus appréciable ou du moins compréhensible si on le rapporte aux heures de loisir d’un professeur de dessin ayant les exigences de Gustave Le Gray.

19 Il reste que ces papiers posthumes et indirects sont loin de tout dire, ils ne révèlent Le Gray que par le biais administratif : on ne saurait réduire deux décennies de la vie d’un artiste à la sécheresse d’un dossier de pension. Après tout, vue sous le même angle, l’existence qu’il menait à Paris était elle aussi faite de travail, de soucis financiers et de détails quotidiens médiocres. Mais ces difficultés matérielles, auxquelles peu d’artistes échappent, étaient compensées par le contexte qui le portait : l’extraordinaire effervescence qui pendant une dizaine d’années entoura la photographie, les nombreuses amitiés, les élèves illustres et enthousiastes, les expositions, les commandes impériales. Ce qui change au Caire, ce n’est pas tant Le Gray lui-même, ni ses exigences personnelles et ses difficultés face à la vie matérielle, c’est la solitude qui se resserre autour de lui au fil des années. Sa conception de la photographie n’est plus partagée par personne, ni au Caire de toute évidence, ni même à Paris. On peut bien, de l’extérieur, considérer la fin de la vie de Le Gray comme une relative déchéance. Mais seuls des écrits plus personnels pourront dire comment lui-même la vécut.

NOTES

1. Du 16 mars au 19 juin 2002.

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2. Le Caire, Dâr al-mahfûzât al-umûmiyya (Archives publiques égyptiennes), fonds des dossiers de pension, armoire 17, casier 4, liasse 376, dossier 10 951 : dossier de M. Le Gray, professeur de dessin aux écoles gouvernementales, octobre 1884/28 zul-higga 1301. 3. The Photography of Gustave Le Gray, Chicago/Londres, Art Institute of Chicago/University of Chicago Press, 1987, p. 146 ; Sylvie AUBENAS, “La fuite en Egypte : un exil sans retour”, in Gustave Le Gray, 1820-1884 (cat. exp.), Paris, Gallimard/Bibliothèque nationale de France, 2002, p. 190. 4. Le programme de l’École préparatoire était de quatre années, centrées sur l’apprentissage des langues, des mathématiques et du dessin (ce qui faisait de Le Gray un des principaux enseignants), d’après un article de L’Égypte, 27 novembre 1869. En 1875, elle comptait 88 élèves au total. Le Gray y enseignait le dessin aux côtés d’un certain Esperon : rapport d’Édouard DOR du 25 décembre 1875, Le Caire, Dâr al-Wâthâ’îq al-Qawmiyya (Archives nationales égyptiennes), fonds Douin, boîte 188. 5. La piastre tarif vaut presque exactement 26 centimes français. 6. Édouard DOR, L’instruction publique en Égypte, Paris, 1872, p. 384, concernant “Lagrée”, professeur de dessin dans l’école préparatoire à l’École polytechnique. L’identification de Lagrée avec Le Gray, du même coup, est confirmée (cf. S. AUBENAS, “La fuite en Égypte…”, loc. cit., p. 199). Le montant indiqué, 6 240 francs annuels, équivaut plus exactement à 20 livres (2 000 piastres) : la somme mensuelle a sans doute été arrondie au départ du calcul. Sur le salaire des fonctionnaires égyptiens, voir F. Robert HUNTER, Egypt under the Khedives, 1805-1879. From Household Government to Modern Bureaucracy, Pittsburgh, 1984. 7. Cette variation est due à l’instauration après 1871 d’un nouveau système de calcul des traitements, qui aboutit à une réduction générale (ibid., p. 58). 8. Les agents de la 5e classe gagnaient 1 500 piastres ; ceux de la 4e classe, 2 500 piastres. 9. La translittération de l’arabe pourrait donner aussi bien “Chandir”, “Chindir” “Chundir”, etc., mais le nom le plus plausible est Schneider. Nous n’avons trouvé cependant aucun candidat satisfaisant parmi les photographes européens présents au Caire à cette époque. Les translittérations de l’arabe sont toujours approximatives : ainsi Le Gray devient “Lûgrih” et Anaïs Candounia (sa femme) “Analise Koudounia”. On en tiendra compte pour tous les noms indiqués ci-après. 10. Le nom est indiqué sous deux formes différentes à deux dates (le sieur [étranger] Giovanni Costanku et le sieur épicier Qostadio ou Qostazio), mais l’affaire est manifestement la même. 11. Le photographe Beniamino Facchinelli, qui prit de nombreuses vues du Caire dont deux de la maison de Le Gray (S. AUBENAS, “La fuite en Égypte…”, loc. cit., p. 203), habitait lui aussi à cette époque dans les vieux quartiers. 12. Il faut ici corriger sur un point notre texte concernant l’adresse de Le Gray (ibid.) : la maison « proche de l’Esbekieh » citée en 1869 par Philippe de Chennevières est la même que celle du quartier copte ; aucun déménagement n’est donc attesté. L’erreur provient d’une confusion entre la place de l’Esbekieh et le lac du même nom, qui jusqu’en 1868 (date de sa transformation en parc) s’étendait jusqu’au quartier copte. 13. La nationalité de cette personne, précédemment déduite de son nom, est confirmée par sa religion, grecque orthodoxe, mentionnée plus bas. 14. Il n’est pas exclu qu’il y ait eu une bénédiction nuptiale selon le rite orthodoxe, Anaïs invoquant dans le dossier un certificat de mariage (qui ne semble cependant pas avoir été produit…). 15. Cf. S. AUBENAS, “La fuite en Égypte…”, loc. cit., p. 204. 16. Le dossier précise que ce revenu lui sera supprimé en cas de remariage. 17. On n’a aucun renseignement sur l’enfant qu’Anaïs disait porter à la mort de Le Gray, soit qu’elle l’ait inventé pour la cause, soit qu’elle l’ait perdu en bas âge. 18. Cf. S. AUBENAS, “La fuite en Égypte…”, loc. cit.

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