Études photographiques

9 | Mai 2001 Photographie et illustration/À la poursuite du relief Modèles critiques/Iconographie

Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/etudesphotographiques/479 ISSN : 1777-5302

Éditeur Société française de photographie

Édition imprimée Date de publication : 1 mai 2001 ISBN : 2-911161-09-9 ISSN : 1270-9050

Référence électronique Études photographiques, 9 | Mai 2001, « Photographie et illustration/À la poursuite du relief » [En ligne], mis en ligne le 09 février 2005, consulté le 14 mai 2020. URL : http://journals.openedition.org/ etudesphotographiques/479

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Propriété intellectuelle 1

SOMMAIRE

La recherche s’expose

Modèles critiques

Pouvoirs de l’équivoque Fixer l’image de la camera obscura Joel Snyder

Photographie et illustration

Photographie et reproduction gravée L’économie visuelle au XIXe siècle Stephen Bann

Du peuple au populisme Les couvertures du magazine communiste Regards (1932-1939) Gaëlle Morel

Iconographie

Esthétique de l’occasion Naissance de la photographie instantanée comme genre André Gunthert

Un basculement du regard Les débuts de la photographie aérienne 1855-1914 Thierry Gervais

À la poursuite du relief

Un voyage stéréoscopique Oliver W. Holmes

Images en relief et images changeantes La photographie à réseau ligné Kim Timby

Varia

Blanquart-Évrard et la consécration de Lille à la Vierge Alexandre Allain

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Un tour du monde dans les réserves de la SFP : le Japon Xavier Martel

Notes de lecture

Photographers : A Sourcebook for Historical Research. Featuring Richard Rudisill's Directories of Photographers : An Annotated Bibliography, éd. Peter E. Palmquist, préf. Martha A. Sandweiss, Nevada City, Carl Mautz, 2000, 154 p., 36 ill. NB (www.nccn.net/ ~cmautz/). Sylvie Aubenas

François Brunet, La Naissance de l'idée de photographie, Paris, Presses universitaires de France, 2000, 361 p., ill. NB, 158 F. Eric Bourgougnon

Larry J. Schaaf, The Photographic Art of William , Princeton, Oxford,Princeton University Press , 264 p., 119 ill. coul., 75 $. Marta Braun

Sam STOURDZÉ (dir.), Leon Levinstein. Obsession, Paris, Léo Scheer, 2000, 320 p., 197 ill. NB, 350 F. Jean Kempf

Horacio Fernández, Fotografía pública (cat. exp.), Madrid, Museo nacional Centro de Arte Reina Sofía, Aldeasa, 1999, 271 p., 642 ill. coul., ind., 245 F. Guillaume Le Gall

Pierre Fournié, Laurent Gervereau, Regards sur le monde, Trésors photographiques du Quai d'Orsay, 1860-1914 (cat. exp.), Paris, Somogy, 2000, ill. NB et coul., 190 F. Christine Barthe

Véronique Gautherin, L'OEil et la Main. Bourdelle et la photographie (cat. exp.), Paris, Paris Musées/Éd. Éric Koehler, 2000, 256 p., 292 ill. NB et coul., 250 F. Michel Poivert

Gérôme & Goupil. Art et Entreprise (cat. exp.), Bordeaux, RMN/musée Goupil, 2000, ill. NB et coul., chronol., 240 F. Paul-Louis Roubert

Image and Entreprise. The Photographs of Adolphe Braun, Providence/Londres, Museum of Art-Rhode Island School of Design/Thames & Hudson Ltd, 2000, bibl., ind., ill. NB et coul., 160 p., 260 F. Laure Boyer

Paris en 3D, de la stéréoscopie à la réalité virtuelle, 1850-2000, (cat. exp.), Paris, Paris Musées/ Booth-Clibborn Ed., 2000, 292 p., ill. NB et coul., 430 F. Eric Bourgougnon

Photographies/Histoires parallèles. Collections du musée Nicéphore Niépce, Chalon sur Saône, musée Niépce/Somogy, 2000, 160 p. ill. n & b et coul., biblio., index, 180 F. Michel Poivert

Kim SICHEL, Germaine Krull. Photographer of modernity (cat. exp.), Cambridge (Mass.), The MIT Press, l999, 390 p., l06 ill. NB, bibl., ind., 540 F. Annick Lionel-Marie

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La recherche s’expose

1 À l’occasion de la parution de quelques sommes particulièrement abouties, comme les volumes ayant accompagné les expositions “Étienne-Jules Marey”, “Paris en 3D” ou “Mémoire des camps”, il est permis de s’interroger sur le rôle occupé aujourd’hui par les ouvrages de ce type dans la pratique de la recherche1. Symptôme déjà ancien (le domaine photographique témoignant même en la matière de quelques longueurs d’avance2), le catalogue-essai constitue un élément désormais caractéristique de l’histoire des formes visuelles, où sa domination se renforce année après année. Ayant trouvé sur le terrain de l’histoire de l’art de nombreuses occasions de s’exprimer, les termes du débat sont bien connus, qui portent sur l’inadéquation des structures, des visées et des publics respectifs de la recherche et de l’institution muséale. D’où un certain nombre de limites, en termes de thématique, de rythme et de traitement : les choix bornés par l’état et la qualité du corpus iconographique disponible ; les aléas de la recherche encadrés par le calendrier figé de la préparation de la manifestation ; les possibilités de son exploitation éditoriale indexées sur les moyens de l’institution. Cela posé, on est en droit de souligner les aspects éminemment positifs de ces contributions, qui s’avèrent être non seulement un lieu idéal du dialogue des chercheurs et des conservateurs, mais aussi, par nature, celui d’une approche collective et pluridisciplinaire - objectif toujours revendiqué mais, il faut en convenir, rarement pratiqué dans l’espace universitaire.

2 La relation d’un catalogue “de recherche” à l’exposition qu’il commente peut prendre divers aspects, en fonction des critères d’élaboration de la manifestation. Quand celle-ci (comme c’est le cas dans les exemples cités plus haut) est conçue dès l’origine sur la base des problématiques de la recherche, et fait du catalogue, non plus une extension documentaire ou une mémoire luxueuse, mais le lieu d’une réflexion préalable aux choix de l’accrochage et l’outil principal de son organisation, c’est alors l’exposition elle-même qui se transforme en espace d’expérimentation pour la recherche – forme dont on se réjouira qu’elle colonise les manifestations photographiques. Ainsi envisagées, de telles entreprises apportent au travail scientifique le profit irremplaçable de la confrontation directe du public avec les objets de la recherche, sans oublier la contrainte salutaire de la nécessité pédagogique.

3 Quels que soient les bénéfices du système, il faut toutefois reconnaître que les chercheurs n’ont occupé ce terrain que par défaut - défaut, en photographie plus qu’ailleurs, d’un

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secteur éditorial vivace, qui serait à même d’accueillir leurs travaux. La mauvaise santé de l’édition spécialisée, non moins que la multiplication des droits revendiqués dans le domaine de l’image ont récemment contribué à alourdir des difficultés aussi anciennes que le livre illustré. Raison de plus pour saluer des choix courageux, comme ceux des éditions Léo Scheer, qui ont fait le pari de la qualité iconographique pour soutenir des essais autonomes. De telles tentatives sont indispensables pour que l’activité éditoriale institutionnelle ne devienne pas l’arbre qui cache l’absence de forêt, pour fournir à l’expression de la recherche son alternative nécessaire, seule à même de garantir contre une hégémonie dont on peut aujourd’hui observer les effets de l’autre côté de l’Atlantique. Non pour défendre une impossible rivalité, mais pour favoriser une vraie complémentarité: préserver l’espace du livre ou de la revue, c’est aussi préserver la séduction du catalogue, qui n’existera que tant qu’il ne sera pas devenu l’horizon inéluctable et comme obligatoire de l’écriture sur les formes visuelles.

NOTES

1. Voir respectivement : Laurent MANNONI, Étienne-Jules Marey, la mémoire de l’oeil, Milan/ Paris, Mazzotta/Cinémathèque française, 1999 ; Françoise REYNAUD (dir.), Paris en 3D. De la stéréoscopie à la réalité virtuelle, 1850-2000, Paris, Paris-Musées/Booth-Clibborn Ed., 2000 ; Clément CHÉROUX (dir.), Mémoire des camps. Photographies des camps de concentration et d’extermination nazis, 1933-1999, Paris, Marval, 2001. 2. On se souvient qu’une des premières histoires modernes du médium, par Beaumont NEWHALL, était le catalogue d’une exposition du MoMA (Photography, 1839-1937, New York, MoMA, 1937).

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Modèles critiques

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Pouvoirs de l’équivoque Fixer l’image de la camera obscura

Joel Snyder Traduction : Frédéric Maurin

NOTE DE L’ÉDITEUR

Joel Snyder est professeur d’histoire de l’art à l’université de Chicago et co-directeur de la revue Critical Inquiry. Il a précédemment publié dans Études photographiques : “Visualisation et visibilité. Marey et la méthode graphique” (n° 4, mai 1998). Une première version de cet article a été présentée lors du colloque : “Re-Tracing the Image : The Emergence of Photography in the Nineteenth century” organisé en juin 2000 au National Museum of Photography, Film and Television de Bradford. La rédaction remercie Russel Roberts et Graham Smith pour avoir autorisé la publication de sa traduction française (la version anglaise paraîtra dans le numéro d’automne de la revue History of Photography).

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Fig. 1. Humbert de Molard, la fontaine Saint Furcy à Lagny, papier salé, détail d’une épreuve de 16,5 x 22 cm (voir fig. 7), 1847.

1 Depuis les premiers temps de la photographie circule l’idée que les photographes “capturent des images”. Merveilleuse figure, qui assimile les opérateurs à des chasseurs de gros gibier ou à des zoologistes de terrain. Ainsi, les images flotteraient autour de nous comme des papillons de nuit, et les photographes les attraperaient dans leurs filets diaphanes, tels des lépidoptéristes. Comme bien d’autres expressions toutes faites que l’on rencontre sous la plume des critiques et des historiens, cette formule ne traduit pas un concept précis, mais favorise une intuition discutable sur la nature de la photographie. Le médium, il est vrai, possède l’étrange pouvoir d’attirer ce genre d’impressions diffuses – comme une vive lumière attire les papillons de nuit un soir d’été.

2 L’histoire de la photographie publiée en 1955 par Helmut et Alison Gernsheim ajoute un autre “mystère” trompeur au réservoir des intuitions problématiques qui hantent la littérature spécialisée. Après avoir examiné quelques expériences antérieures à la formulation des premiers procédés pratiques en 1839 (l’un d’eux remonte aux années 1790, un autre date de 1816, et les deux projets à l’origine du daguerréotype et du dessin photogénique ont vu le jour dans les années 1830), les Gernsheim concluent que « le plus grand mystère » de l’histoire du médium est que « ses conditions n’aient pas été inventées plus tôt1 ». Pour accréditer cette idée, ils s’appuient sur une remarque succincte selon laquelle « la connaissance des principes chimiques et optiques de la photographie était assez largement répandue » après 1725, date à laquelle Johann Heinrich Schulze publie le récit de ses expériences sur la sensibilité des sels argentiques à la lumière.

3 Même si le “mystère” en question se fonde sur une connaissance relativement floue des matériaux spécifiques employés dans l’invention des premiers procédés couronnés de succès (ceux-là mêmes que l’on qualifie aujourd’hui de photographiques), la remarque des Gernsheim s’est perpétuée telle quelle de génération en génération, sans faire l’objet

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d’aucune remise en cause. Dans la période récente, plusieurs chercheurs et conservateurs ont fait de cette conception la base de leurs propres travaux, estimant que l’expérimentation photographique était proprement inconcevable avant les années 17902. Les tentatives effectuées pour créer des images à l’aide d’une chambre noire, grâce à la sensibilité de différents produits chimiques sensibles à la lumière, affirment-ils, n’auraient pu voir le jour sans l’apparition brutale de l’idée ou du concept de photographie. Ils nous demandent de croire que les divers travaux des pionniers ont dû attendre la genèse de cette idée, contenue à l’état latent dans des substances chimiques ou des principes optiques inertes.

4 Il est frappant de constater qu’à notre époque, des historiens pourtant prompts à se pencher sur les conditions culturelles et les matrices sociales censées conférer un sens aux pratiques matérielles, s’en remettent un peu aveuglément à l’histoire des idées dès qu’il s’agit de chercher le concept qui aurait soi-disant servi de principe et de tremplin à l’invention des premiers dispositifs photographiques. Or, supposer que les idées précèdent et guident la pratique, au lieu d’en procéder, n’est rien d’autre que le caractère par lequel Karl Marx définissait, de façon péjorative, l’idéologie.

5 Si certains lecteurs veulent un récit parfaitement ordonné, méthodique, causal, de l’invention des premiers procédés (soit un récit ne ménageant aucune place aux motifs confus ou ambigus, aux impasses inextricables, aux coups du hasard, aux intuitions démenties, aux détails embarrassants), si cette histoire est la seule qui puisse, de façon abstraite, propre et convaincante, alimenter leur soif de comprendre pourquoi ces pratiques sont apparues au moment où elles sont apparues et de la manière dont elles sont apparues, alors aucun autre discours ne saurait assouvir leur appétit. Pourtant, la satisfaction que peut apporter ce type d’explication ne prouve en rien sa validité historique, ni sa capacité à décrire en totalité la complexité des raisons, ou l’infinité des expériences, frustrantes et souvent désordonnées, qui ont culminé dans la production d’images au moyen de la lumière.

6 Admettons donc, à titre purement provisoire et à la seule fin de vérifier cette hypothèse idéologique, que les recherches ayant conduit à l’invention des premiers procédés photographiques n’aient pu débuter sans que leur préexiste l’idée ou le concept de photographie. Mais de quel concept s’agissait-il, quelle idée a précédé la pratique effective ?

7 À l’évidence, les traces en apparaissent dans les ouvrages expérimentaux de Humphry Davy, dans les lettres, mémoires et autres écrits de Nicéphore Niepce, ou encore, avec une certaine fréquence, chez Louis Daguerre et William Henry Fox Talbot : ici et là, on retrouvera à maintes reprises la volonté de fixer l’image issue de la camera obscura. Chacun des inventeurs affirme chercher un moyen pour y parvenir et, à l’exception de Davy, tous finissent par se féliciter d’y avoir réussi, c’est-à-dire d’avoir créé des images ne pouvant être comprises que comme des images de camera obscura fixées. Il semble y avoir ici présence d’une idée – la question restant entière de savoir si celle-ci est à même de décrire précisément ou efficacement les héliographies, les dessins photogéniques, les daguerréotypes (ou, de ce point de vue, n’importe quelle photographie). En réalité, les premiers inventeurs étaient loin de tomber d’accord sur l’ensemble des caractéristiques nécessaires à cette définition.

8 Avant l’invention des premiers procédés photographiques, il n’existait aucune formulation cohérente assimilable à un concept3. Le programme des pionniers visait plutôt un processus de création d’images libéré de la nécessité, pour leur producteur,

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d’avoir à connaître les règles du dessin. La motivation majeure de leurs expérimentations résidait dans l’espoir de mettre au point le moyen mécanique permettant de faire l’économie de la procédure manuelle. Le principe majeur consistait à remplacer le papier à dessin disposé au plan focal de la chambre noire par une surface quelconque (une feuille de papier, une pierre lithographique, une plaque de cuivre recouverte d’argent, etc.) rendue sensible à la lumière par un traitement chimique, qui permettrait de “transférer” en quelque façon l’image optique sur ladite surface – ce projet étant décrit comme une tentative de fixer l’image de la camera obscura. Malgré l’indétermination de la formule, son caractère hautement suggestif semblait pouvoir fournir une direction aux expérimentations supposées conduire à l’économie du processus manuel. Pourtant, aussi exaltante soit-elle, elle ne livrait aucune clé assimilable à un plan d’action pour conduire au but et ne pouvait offrir un guide efficace aux recherches optiques et chimiques en cours. Elle ne faisait qu’alimenter l’espoir impossible de parvenir à rendre permanentes les belles – mais évanescentes – images nées de l’appareil optique, en l’habillant des termes issus de la science de l’époque. S’il convient de repenser aujourd’hui cette formule, ce n’est pas seulement pour de pressantes raisons d’exactitude historique ou de clarté conceptuelle, mais parce que l’expression continue à hanter le vocabulaire critique des historiographes.

9 La photographie forme un domaine dense et insaisissable. Des origines à nos jours, nombreuses ont été les tentatives pour clarifier son opacité, qui n’ont le plus souvent abouti qu’à épaissir les ténèbres. On ne s’étonnera pas de la fréquence avec laquelle a été employé, à la fin des années 1830 et au début des années 1840, le mot “magie” pour signifier le caractère prodigieux des fruits des premiers procédés. En revanche, on sera plus surpris de voir le terme ressurgir dans les ouvrages du sémiologue Roland Barthes ou du philosophe Stanley Cavell – deux auteurs qui ne partagent guère de points communs, sinon précisément celui de placer la magie à l’origine de la photographie4. L’invocation de la magie est en général un bon indice d’un manque de clarté conceptuelle, voire d’un échec de l’analyse intellectuelle.

10 Le fondement “idéologique” perd de son pouvoir explicatif dès lors qu’un examen plus approfondi montre que l’idée qui aurait soi-disant servi de point de départ et de ligne directrice à l’invention des différents procédés photographiques ne se révèle nullement une idée, mais une vague figure de discours. Comment le projet de fixer l’image de la camera obscura aurait-il pu motiver l’invention de la photographie dans la mesure où il n’y avait pas moyen (et où il n’y en a toujours pas) d’assigner un sens explicite à ce but ? À quoi donc pouvait ressembler une image ainsi fixée, sinon précisément à l’image telle qu’elle apparaissait dans la chambre noire ? Mais que faire alors des clichés qui ne ressemblent absolument pas à l’image projetée sur le dépoli au moment de la prise de vue ?

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Fig. 2. H. Bayard, essai photographique, positif direct, 10,5 x 12,5 cm, 1839.

11 On gagnera davantage à se demander pour quelles raisons les pionniers du genre formulaient leurs expérimentations en prétendant vouloir fixer les images de la chambre noire. La réponse à cette question nous permettrait de comprendre comment ils ont pu s’imaginer, à l’encontre des preuves contraires que leur fournissait en nombre croissant leur travail, qu’ils avaient réussi dans leur entreprise5. Pour mieux cerner leurs motifs et leurs convictions, il convient de relire quelques-uns des premiers écrits photographiques, forts connus, quoique peu analysés. Au premier paragraphe d’un texte intitué “Exposé sur l’art du dessin photogénique, ou Procédé par lequel des objets naturels peuvent arriver à se représenter eux-mêmes, sans l’aide du crayon de l’artiste”, Talbot cite un article de Humphry Davy publié en 1802 dans le Journal of the Royal Institution : « Les images formées au moyen d’une chambre noire se sont révélées trop faibles pour produire, en un laps de temps raisonnable, un effet sur le nitrate d’argent. Copier ces images, tel était le but premier de Mr. Wedgwood, mais aucune de ces nombreuses expériences n’a été couronnée de succès. » Et Talbot de rapporter ce que lui a confié un de ses amis scientifiques (Herschel) : faute d’avoir réussi à copier des images de la chambre noire, Davy aurait été « découragé de poursuivre avec ténacité l’autre idée qu’il avait conçue : fixer les belles images de la camera obscura6 ».

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Fig. 3. W. H. F. Talbot, végétaux, dessin photogénique, 21,2 x 18 cm, v. 1839.

12 Ce sont donc deux étapes que Talbot repère dans la méthode de Wedgwood : 1) copier l’image de la chambre noire ; 2) fixer la copie. Sa propre entreprise est décrite en termes similaires : le principe de base de ses expériences, qui ont débuté au printemps de l’année 1834, consistait à enduire d’une couche de nitrate d’argent une feuille de papier, à poser sur cette feuille un objet projetant une ombre aux contours bien définis, et à exposer le tout au soleil. Au troisième paragraphe du même texte, il précise que « les premiers objets qu’ [il a] essayé de copier en suivant cette méthode étaient des fleurs et des feuilles d’arbre ». En conclusion de cette section, il déclare avoir découvert un « procédé de préservation » qui rend insensible à la lumière le papier qui y avait d’abord été sensible. À la fin du très court paragraphe suivant, intitulé “Sur l’art de fixer une ombre”, il résume l’opération en ces termes : « C’est ainsi que l’on peut recevoir l’ombre fugitive sur le papier, l’y arrêter [c’est-à-dire la copier], et en l’espace d’une seule minute, la fixer si solidement qu’elle ne pourra plus changer, même si on l’expose de nouveau à la lumière du soleil, d’où elle tire son origine. » Il s’agit donc de copier un spécimen en faisant en sorte que le soleil obscurcisse la totalité de la feuille de papier (exception faite de l’ombre projetée), puis de fixer l’image ainsi obtenue pour la rendre « durable », inapte à tout changement. Mais la notion de copie se complique sensiblement lorsque Talbot, au huitième paragraphe, intitulé “Application [de cette méthode] au microscope”, écrit : « En contemplant la belle image produite par le microscope solaire, la question m’est venue de savoir si l’on pouvait trouver un moyen pour que l’image s’imprime sur le papier, et pour que la nature substitue ainsi son propre crayon inimitable à la tentative imparfaite, fastidieuse et presque toujours ratée de copier un sujet si complexe7. »

13 Ici, Talbot élargit semble-t-il la catégorie des éléments susceptibles d’être copiés, passant des objets desséchés et inertes (capables de projeter « une ombre aux contours bien définis ») dont il était d’abord question à un tout autre type d’objet : une image produite

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par un microscope, susceptible, puisqu’elle est le résultat d’une projection optique, de s’imprimer sur une feuille de papier sensible. Or, ce déplacement change considérablement la donne. Dans le premier cas, la copie est produite par le décalque d’une absence de lumière, qui transforme le rapport original des valeurs entre le fond et la figure. La lumière cerne l’objet en obscurcissant toutes les zones non masquées : ce sont donc les parties les plus claires qui représentent l’ombre sur le dessin photogénique. Il en va tout autrement lorsqu’il s’agit de copier « la belle image produite par le microscope solaire ». Rappelons que le texte de 1839 destiné à la Royal Society était sous-titré : “Procédé par lequel des objets naturels peuvent arriver à se représenter eux-mêmes, sans l’aide du crayon de l’artiste”. L’acception de l’expression « objets naturels » est ici ambiguë, car l’objet de la copie n’est pas le minuscule spécimen inséré dans la platine de l’appareil, mais sa projection optique : ce serait cette image qui se représenterait elle-même, non le spécimen. Il convient de remarquer un certain manque de cohérence dans plusieurs affirmations de Talbot : il lui arrive par exemple d’écrire que les objets représentés sur des images de la chambre noire se sont « dessinés » eux-mêmes – comme sa maison de campagne qui aurait été « la première connue à avoir dessiné sa propre image8 ». Loin d’avancer cette idée en passant, Talbot la souligne vigoureusement. Troublante équivoque, qui jette un doute sur l’instance matérielle, ou sur la cause effective, de la photographie : est-ce la maison ou bien son image dans la chambre noire qui est à l’origine du dessin ? Malgré ce flottement, Talbot insiste avant tout sur le fait que la photographie est un procédé de copie, et que dans le cas de la camera obscura, ce qui est copié est un objet bien particulier : un tableau ou une image.

14 Le 28 février 1835, Talbot écrit : « Dans le procédé photogénique ou sciagraphique, si le papier est transparent, le premier dessin peut servir d’objet pour produire un second dessin, sur lequel les ombres et les lumières sont inversées9. » En ce sens, la notion de copie apparaît au fondement de l’acte photographique, l’objet copié pouvant être de nature très variée et désigner aussi bien un spécimen botanique qu’une image de la chambre noire, mais aussi une gravure, un premier dessin photogénique, une projection de microscope solaire, etc. Ainsi la notion de copie semble-t-elle, sinon indéfinie, du moins plastique et floue. Très tôt, pourtant, Herschel avait adopté un vocabulaire plus précis : il appelait « premier transfert » ce qu’il allait bientôt désigner par « négatif », et « second transfert » l’épreuve qui en était tirée.

15 Dans cette acception élargie, le terme « transfert » était emprunté aux arts graphiques, en particulier à la lithographie où le dessin d’un artiste, réalisé sur un papier (ou un tissu) spécial, est transféré, par impression et traitement chimique, sur une pierre calcaire préparée à cet effet (fig. 4). Naturellement, ce papier était connu sous le nom de « papier de transfert », et le dessin photogénique et ses avatars immédiats semblaient relever du même procédé : ce qui est tour à tour qualifié de « premier dessin », de « premier transfert » ou de « négatif » doit s’entendre au sens d’un transfert de l’image optique de la camera obscura à la feuille de papier. Ce sont des termes très proches qu’emploient Daguerre et Arago pour décrire le fonctionnement du daguerréotype.

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Fig. 4. H. Daumier, « En chemin de fer », pierre lithographique, 18 x 24 cm.

16 Reste à saisir ce que Herschel et Talbot pensaient être transféré lors de la première opération. Dans cette acception, fixer l’image de la chambre noire revient à copier, autrement dit à transférer une image préexistante d’un lieu à un autre. Aussi faut-il, d’après Talbot, interpréter toutes les images (négatives et positives) comme des copies, et considérer que ce qui est copié dans le cas de la chambre noire n’est rien d’autre que l’image préexistante.

17 Relisons à présent le passage, célèbre à juste titre, que Talbot a rédigé dans son “Bref aperçu historique de l’invention d’un art”, texte inséré dans les “Remarques introductives” de son ouvrage The Pencil of Nature : « Et cela m’a poussé à réfléchir à l’inimitable beauté des images peintes par la nature, qui se projettent sur le papier après avoir traversé l’objectif : tableaux féériques, créations instantanées destinées à s’évanouir aussi vite qu’elles sont apparues. C’est au cours de ces pensées que j’ai perçu […] le charme de pouvoir imprimer durablement ces images naturelles, afin qu’elles restent fixées sur le papier. Pourquoi donc cela ne serait-il pas possible ? me demandais-je. Une fois débarrassée des idées qui l’accompagnent, réduite à sa pure essence, l’image n’est rien d’autre qu’une série ou une variété de lumières plus ou moins vives projetées sur une partie du papier, et une série ou une variété d’ombres plus ou moins profondes projetées sur une autre. Or, à l’endroit où elle se manifeste, la lumière a le pouvoir d’exercer une action – et dans certaines circonstances, une action suffisante pour provoquer des changements dans les corps physiques. Supposez donc qu’une action de ce type puisse s’exercer sur le papier et que le papier puisse par suite subir des changements visibles. Il en résulterait alors certainement un effet assez semblable à la cause qui l’a produit, de sorte que la scène composée par l’ombre et la lumière pourrait laisser son image ou son impression sur les différentes parties du papier, avec plus ou moins de force et de faiblesse selon l’intensité de la lumière qui a agi. Telle est l’idée qui m’est venue à l’esprit10. »

18 Deux points méritent d’être soulignés : en premier lieu, ce que décrit Talbot est l’aspect des images produites par la camera obscura – ce que voit un observateur en plongeant son regard dans l’appareil. Ces images merveilleuses, composées de lumière, sont supposées

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pouvoir exercer une action physique. Mais pour en venir à cette idée remarquable, il fallait se représenter les images de la chambre noire comme des natures mortes – comme des êtres figés susceptibles d’êtres transférés, reçus, copiés et fixés sur une surface adéquatement traitée. Puisque l’image de la chambre noire fait l’objet d’un transfert, il ne peut s’agir que d’une entité stable et définie. Or, c’est précisément sur ce point qu’achoppe le raisonnement de Talbot. Ce dernier était au reste beaucoup trop astucieux pour ne pas s’en rendre compte, surtout après avoir appris à créer des images issues de la chambre noire avec un succès constant et dans des conditions lumineuses différentes ; mais contrairement à son habitude, il a passé cette difficulté sous silence, comme nous continuons en réalité à le faire aujourd’hui.

19 Il ne parvient pas, dans son explication, à prendre en compte la totalité de son invention. Ainsi laisse-t-il par exemple de côté ce détail évident, frustrant et embarrassant (pour lui comme pour tous les premiers expérimentateurs) : les dessins photogéniques obtenus par transfert dans la camera obscura comme les négatifs du calotype ne ressemblent en rien à des copies de l’image optique observée sur le dépoli11. Dans la légende de la vingtième planche du Pencil of Nature, intitulée “Dentelle”, Talbot affirme que les négatifs réalisés dans la chambre noire sont « à peine intelligibles » — position sensiblement différente de celle qu’il soutenait dans son article de 1839 écrit pour la Royal Society.

Fig. 5. J. Herschel, Rome from the Pincian Terrace beyond the Villa Medici, dessin à la chambre claire, 25,2 x 38,7 cm, 1824.

20 Mais cela n’est qu’un point relativement secondaire par rapport aux termes autrement problématiques qu’il utilise pour désigner son invention : « Fixer sur une feuille de papier l’image formée par une camera obscura ». Dans le “Bref aperçu historique”, Talbot évoque sa double insatisfaction face à l’utilisation de la chambre claire et de la chambre noire et situe cette insatisfaction à l’origine de ses expériences. N’ayant pas réussi à croquer les jolis paysages du lac de Côme à l’aide de la chambre claire de Wollaston, avoue-t-il, il a vite abandonné cette méthode sous prétexte qu’elle nécessitait une connaissance préalable de l’art du dessin, qu’il ne possédait pas. Puis, se laissant entraîner par une « chaîne d’associations », comme eût dit le philosophe et homme de lettres David Hume, il raconte qu’il s’est alors souvenu d’une autre méthode pour créer des images, qu’il avait

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employée des années auparavant. Et tout à coup, il renonce aux notions de croquis et d’esquisse : « La méthode consistait à prendre une chambre noire et à projeter l’image d’un objet sur une feuille de papier à dessin transparent recouvrant une plaque de verre au plan focal de l’appareil. Sur ce papier, on peut voir distinctement les objets et on peut les décalquer au crayon avec un certain degré d’exactitude, même si cela prend du temps et exige de l’application12. »

21 Après avoir décrit, non sans humour, certains obstacles auxquels il s’est heurté en employant ce procédé, Talbot ajoute : « Il y a en outre un inconvénient supplémentaire, à savoir que cela met à l’épreuve le talent et la patience de l’amateur qui voudrait reproduire tous les moindres détails visibles sur le papier ». Pour souligner ce point, il précise qu’il a lui-même rencontré cette difficulté « lorsqu’ [il] s’est à nouveau proposé, et efforcé, de décalquer au crayon les paysages représentés sur le papier ». Ce qui l’amène directement aux célèbres propos déjà cités sur les “tableaux féériques” de la camera obscura.

22 On ne saurait exposer ce programme plus clairement, ni choisir ses mots avec davantage de précision. La chambre noire projette des images, la chambre claire, non. Celle-ci ne produisant que des images virtuelles, il serait absurde de vouloir les fixer (malgré les tentatives effectuées dans ce sens par les frères Niépce en 1815). L’image de la chambre claire ne peut avoir d’effet sur des substances photosensibles : elle ne peut être projetée puisqu’elle n’est localisée nulle part. De ses échecs de dessinateur, Talbot déduit qu’aucun de ces instruments ne peut lui servir à créer des images, mais il envisage que l’image de la camera obscura puisse se représenter d’elle-même à condition de remplacer le papier à dessin par une surface sensible. La nouvelle méthode consiste à rendre à la nature le crayon que lui a confisqué l’artiste.

23 Pour saisir les incohérences du projet de Talbot, il faut se représenter la tâche consistant à décalquer les projections de la chambre noire, tout en gardant présent à l’esprit ce que l’on sait des habitudes des Anglais cultivés de la première moitié du XIXe siècle. Selon le chercheur, il est possible de copier l’image de la chambre noire en se servant de l’action physique de la lumière (qui la constitue) pour la transférer sur un papier préparé, puis de fixer le dessin ainsi obtenu. Encore faut-il s’entendre sur la nature de cette image.

24 Que voyait Talbot en regardant le dépoli de son appareil, lorsqu’il reproduisait au crayon les contours de l’image ? Même s’il reconnaît n’être qu’un piètre dessinateur, il se positionnait à la fois comme observateur et créateur d’images. Quel type d’image voulait- il produire ? Quel lien y avait-il aussi entre ce qu’il voulait dessiner et ce qu’il voyait en réalité dans la chambre noire ? Avant de se répondre à cette question, il convient de préciser ce qu’exigeait son travail. Si Talbot espérait transférer l’image de la chambre noire sur une feuille de papier, il abordait la tâche avec tout ce que que pouvait en attendre un membre de la grande bourgeoisie terrienne et cultivée de Cambridge, un homme qui avait eu un large accès à des peintures, des dessins, des gravures de diverses factures, des antiquités, etc.

25 Imaginons-le en train d’esquisser le paysage qui s’étend sur les rives du lac de Côme. Il installe son appareil, regarde attentivement le papier translucide disposé au plan focal et entreprend le décalque. Selon sa propre estimation, cette méthode « met à l’épreuve le talent et la patience de l’amateur qui voudrait reproduire tous les moindres détails visibles sur le papier ». En aura-t-il pour une demi-heure ou pour une heure entière ? Le voilà, penché sur le papier à dessin pendant plus d’une heure, soucieux de bien transcrire

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ce qui se projette, lorsque soudain viennent à passer, au premier plan du paysage et donc sur la feuille de papier, un garçon et un chien. Redouble-t-il pour autant d’énergie afin de les représenter ? Des bateaux voguent ; des touristes en promenade lui font signe ; un aigle pêcheur survole le lac à tire d’aile, traversant l’image que Talbot essaie patiemment de copier. La brise se lève, les feuilles des arbres s’agitent, la surface de l’eau se ride et clapote, à son habitude. Rien de tout cela ne saurait le distraire de son œuvre. Imperturbable, il continue à reproduire l’image de la chambre noire comme si celle-ci était un paysage figé : espace naturel, mais d’une nature dépourvue de vie. Il est déjà assez ardu de reproduire les éléments stables du tableau, force lui est d’en exclure tous les signes d’animation. De la scène vivante qui se projette sous ses yeux, il ne demeure plus qu’une nature morte.

26 À l’instar de Talbot, les dessinateurs amateurs qui se tournaient vers la chambre noire étaient imprégnés d’une culture visuelle bien définie. Plus ils étaient aisés, plus ils étaient impliqués dans les pratiques vivantes et les traditions établies de la création picturale. Au moment de se lancer dans ses expériences, Talbot connaissait parfaitement les formules de la peinture de paysage et de l’illustration didactique. Ainsi commence à se révéler ce qu’il voulait reproduire. La projection de la camera obscura, tableau de “la nature extérieure”, selon ses propres termes, est une image qui porte la marque d’habitudes et de frustrations vieilles de trente ans et plus : comme toutes les images manuelles qu’il a observé – accrochées aux murs ou reproduites dans les livres –, c’est une image conforme aux codes du pittoresque, une représentation convenue, à la fois présente et absente. Son créateur attentif en a sélectionné les composantes, filtré ou supprimé tout ce qu’il a jugé trop difficile ou impossible à reproduire, et ce qu’il a jugé trop trivial en fonction des canons picturaux. L’extrême concentration dont faisait preuve Talbot devant sa feuille de papier lui permettait d’éliminer tout ce qui n’était pas statique ou n’avait pas sa place dans l’image. Réaliser un dessin photogénique revenait donc à “copier” l’image de la chambre noire – à condition de comprendre celle-ci comme un tableau achevé, correspondant à la sensibilité d’un gentleman cultivé de Cambridge. Cette image n’était pas celle produite par la camera obscura : elle était la résultante de la projection changeante de l’appareil avec celle née dans l’esprit de l’homme muni du crayon. C’est cette image que Talbot voulait fixer : une image stable, intemporelle, exigeant une patience infinie de la part de celui qui l’exécute, mais n’appartenant pas pour autant à la “nature extérieure”.

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Fig. 6. W. H. F. Talbot, « Locock Abbey in relection », papier salé, 16,6 x 19,2 cm, v. 1840.

27 Pour le dire autrement, il n’y a pas d’image préexistante qui soit copiée dans le procédé de Talbot. Songeons à toutes ses photographies où le mouvement de chevaux, d’attelages, d’arbres, de personnages ou d’animaux crée un flou de bougé, une tache brumeuse (voir fig. 1). Rappelons-nous la sérénité bouleversante qui émane de ses photographies les plus réussies. Son plus grand succès, en tant qu’inventeur du procédé négatif-positif, dépendait de son incapacité à reproduire tout ce qui se donnait à voir, à tel ou tel moment, sur le dépoli de la chambre noire et, inversement, de sa capacité à imaginer ce qui ne se donnait pas à voir. Il “voyait” les images de la chambre qu’il voulait reproduire (des images statiques, immuables, intemporelles, durables, donc susceptibles d’être copiées), mais, ces images n’existant pas dans la camera obscura, elles ne pouvaient impressionner un support sensible. Pour remarquable qu’elle soit, l’œuvre accomplie par Talbot est étroitement liée aux caractéristiques de la culture picturale dont il était fortement imprégné, et non pas à la “capture” d’images naturelles préexistantes.

28 Les différentes inventions que l’on qualifie aujourd’hui de “photographiques” n’ont pas été permises par l’émergence soudaine du concept de photographie. L’histoire de ces inventions est beaucoup plus complexe que ne le laissent entendre les modèles en vigueur. Mieux vaut imaginer les pionniers du genre comme hantés par une figure de discours, laquelle leur a fourni l’élan nécessaire à la découverte d’un moyen pour créer des images, en utilisant des appareils et des matériaux appropriés, mais sans avoir pour autant besoin d’être doués pour le dessin. Cette figure, malgré toute son imprécision et son indétermination, a suscité une vague d’expérimentations qui a fini par conduire à l’invention de pratiques fermement rassemblées sous l’appellation de “photographie”.

29 C’est le propre des inventeurs que de chercher dans le désordre, de tâtonner avec intelligence avant de parvenir, dans le meilleur des cas, à des résultats étonnants. En exigeant que des idées claires et distinctes précèdent, orientent et motivent toutes les

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découvertes, on perd de vue la pratique telle qu’elle avait lieu et telle qu’elle a été transmise. Pareille exigence ne correspond qu’à un impératif méthodologique et ne constitue rien de plus qu’une chimère. Tant que les historiens n’auront pas admis qu’ils doivent tenir compte de composantes à la fois techniques et culturelles dans leurs analyses, les malentendus et autres méprises continueront à entacher les études sur les débuts de la photographie.

Fig. 7. H. De Molard, La fontaine Saint Furcy à Lagny, papier salé, 16,5 x 22 cm, 1847.

NOTES

1. Helmut et Alison Gernsheim, The History of Photography From the Camera Obscura to the Beginning of the Modern Era, Oxford, 1955. 2. Voir par exemple : Peter Galassi, Before Photography, New York, Museum of Modern Art, 1980 ; Geoffrey Batchen, Burning with Desire : The Concept of Photography, Cambridge, M.I.T. Press, 1997. 3. Les termes “idée” et “concept” sont à entendre au sens qu’ils possèdent en philosophie analytique. Un concept (ou une idée) est déterminé, on peut en préciser la signification. 4. Voir Stanley Cavell, The World Viewed : Reflections on the Ontology of Film, Cambridge, Harvard University Press, 1980, p. 26. (Trad. fr. La Projection du monde : cinéma et philosophie, Paris, Belin, 1999) ; Roland Barthes, La Chambre claire. Note sur la photographie, Paris, Cahiers du cinéma/ Gallimard/Seuil, 1980, p. 138. 5. Qu’il suffise de comparer les résultats obtenus par J. N. Niepce (ses pierres héliogravées, ses plaques d’étain et de verre), par Daguerre (ses plaques daguerréotypiques) et par Talbot (ses

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négatifs et épreuves sur papier) : non seulement les images produites par ces différents procédés diffèrent largement entre elles, mais de plus, aucune ne paraît ressembler à ce que l’on aurait pu voir en regardant l’image dans l’appareil. Mais il n’en reste pas moins que chacun de ces inventeurs se targue d’avoir fixé l’image de la chambre noire. 6. William Henry Fox Talbot, “Some Account of the Art of Photogenic Drawing, or The Process by Which Natural Objects May be Made to Delineate Themselves without the Aid of the Artist’s Pencil”, Londres, R. et J. E. Taylor, 1839, n. p. (Nous soulignons.) 7. Ibid. 8. Ibid. 9. W. H. F. Talbot, cité par Larry Schaaf, Out of the Shadows : Herschel, Talbot, and the Invention of Photography, Princeton University Press, 1996. 10. W. H. F. Talbot, “Brief Historical Sketch”, in The Pencil of Nature, Londres, 1844, n. p. 11. Même le daguerréotype, qui pourrait passer pour un “procédé positif direct”, ne ressemble pas à l’image projetée sur l’écran d’une chambre. Non seulement il lui manque la couleur, mais, de plus, il change considérablement d’aspect suivant la manière dont on l’observe : on dirait tantôt une épreuve négative, tantôt une épreuve positive. 12. W. H. F. TALBOT, “Brief Historical Sketch”, loc. cit.

AUTEURS

JOEL SNYDER Université de Chicago

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Photographie et illustration

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Photographie et reproduction gravée L’économie visuelle au XIXe siècle

Stephen Bann Traduction : Pierre Camus

NOTE DE L’ÉDITEUR

Stephen Bann est professeur d’histoire culturelle à l’université de Bristol. Il a notamment publié : The Invention of History. Essays on the Representation of the Past (Manchester, 1990) ; Paul Delaroche, History Painted (Londres, 1997). Une première version de cet article a été présentée lors du colloque : “Re-Tracing the Image : The Emergence of Photographie in the Nineteenth century” organisé en juin 2000 au National Museum of Photography, Film and Television de Bradford. La rédaction remercie Russel Roberts et Graham Smith pour avoir autorisé la publication de sa traduction française (la version anglaise paraîtra dans le numéro d’automne de la revue History of Photography).

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Fig. 1. A. Lemaître, gravure à l’eau forte, 42 x 55,8 cm, 1831, d’après A.-E. Michallon, La Mort de Roland (Salon de 1819).

1 Au début de son ouvrage consacré aux origines de la photographie, paru en 1955, Helmut Gernsheim suspend son propos sur Nicéphore Niépce, « le premier photographe », pour prévenir le lecteur de termes « inadéquats et même parfois prêtant à confusion » employés par les frères Niépce lorsqu’ils évoquent leurs expériences des années 1820. « Les Niépce, précise-t-il, ont utilisé un vocabulaire emprunté à des arts préexistants, notamment à celui de la gravure1. » Près d’un demi-siècle plus tard, il faut admettre que la méconnaissance du domaine de la gravure des débuts du dix-neuvième siècle (dans ses aspects propres comme dans ses relations avec le domaine alors inexploré de la photographie) reste la principale cause de la persistance de ces confusions, et que cette ignorance a mené bien des étudiants en arts visuels de cette période à des conclusions erronées. Il ne fait désormais aucun doute que les perspectives des frères Niépce étaient bornées par les conceptions de la pratique et de la production artistique de leur époque, ainsi que le manifeste leur emploi d’une terminologie propre à la gravure. En prenant appui sur le cas français, je voudrais tenter ici d’esquisser les contours de ce que je propose d’appeler l’économie visuelle de la période qui s’étend de 1815 jusqu’à 1860, et montrer l’assise incertaine de certains des mythes fondateurs de l’histoire de la photographie dans ce contexte.

2 Par économie visuelle, j’entends la prise en compte de la totalité des moyens de reproduction iconographique disponibles à une époque donnée : non seulement des dispositifs spécifiques à chaque technique, de leur coût et de leur efficacité, mais aussi des divers modes contemporains de publication et de diffusion. En France, distingué par ses succès critiques, son soutien institutionnel et la difficulté de sa mise en œuvre, le procédé qui rallie alors tous les suffrages est celui de gravure en taille douce ou au burin (soit l’outil aiguisé par lequel, plutôt qu’à l’aide de l’acide, est produit sur la plaque de cuivre le

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réseau d’entailles destiné à être transféré sur la reproduction achevée). Charles-Clément Balvay, plus connu sous le nom de Bervic (Paris, 1756-1822) n’avait jamais eu personnellement recours à l’acide (même s’il avait quelquefois confié à d’autres graveurs certaines parties accessoires de ses planches).

Fig. 2. Bervic (Charles- Clément Dervic), gravure au burin, 1798, d’après Léonor Mérimée, L’innocence nourrissant un serpent (Salon de 1791).

3 Ce qui ne l’avait pas empêché de connaître une renommée sans égale, traversant la chute de l’Ancien Régime, la Terreur et l’Empire, pour une production limitée en tout et pour tout à vingt œuvres2. Sa gravure d’après L’Innocence nourrissant un serpent de Léonor Mérimée, présentée au Salon de 1791, lui avait coûté sept ans de labeur – une durée qui n’avait rien d’excessif pour une œuvre de ce type, selon les critères de l’époque (fig. 2). L’exemple de son dévouement héroïque établit ce que l’on tiendra pour la tradition du grand art de la gravure, qui survivra à la Révolution. Après le retour à Parme de son élève Paolo Toschi vers 1820, ce procédé recolonise l’Italie, pays d’origine de la reproduction gravée d’art. La gravure au burin s’épanouit également en France jusque dans les années 1860 par l’intermédiaire d’un autre élève de Bervic, Louis Henriquel-Dupont, auteur du Moïse exposé sur le Nil d’après Paul Delaroche, édité en 1858 par la maison Goupil (fig. 3). Contrairement à une opinion encore répandue, la compréhension de la concurrence entre graveurs et photographes au milieu du siècle doit s’élaborer à partir de la constatation que la forme la plus exigeante et austère de la gravure n’était nullement sur le déclin, mais qu’il s’agissait alors, grâce notamment aux talents de chef d’entreprise de Goupil, d’une pratique en plein essor, assurée d’un indéniable succès commercial3.

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Fig. 3. L. Henriquel- Dupont, gravure au burin, 1858, d’après P. Delaroche, Moïse exposé sur le Nil.

4 À l’autre extrémité du champ de l’économie visuelle se situe la technique radicalement nouvelle de la lithographie, développée en France à partir de 1816. Alors que la taille- douce était exceptionnellement lente et pénible, ce procédé remarquablement rapide permettait à la spontanéité du trait de s’inscrire de façon quasi immédiate dans la pierre lithographique, et n’exigeait qu’un minimum de temps pour le tirage de reproductions. Ce serait néanmoins une grave erreur que d’opposer sommairement les deux techniques en termes de pratiques mineure et majeure, ou de réduire la jeune lithographie française aux connotations d’agitation politique qu’elle suggèrera vingt ans plus tard, lors de la monarchie de Juillet. Reconnue dès 1816 par l’Académie des beaux-arts, la lithographie y est soumise à l’examen d’une commission composée de plusieurs de ses membres les plus éminents, qui n’hésitent pas à s’initier au procédé4. Parmi eux, Carle Vernet s’en servira pour recréer, par un coup de crayon virtuose, le genre des naufrages rendu fameux par son père (voir fig. 4), Joseph, ou encore pour développer d’intenses représentations de combats de cavaliers, qui inspireront son jeune élève et ami Géricault.

5 Bien sûr, la pratique de la lithographie a également généré sa propre descendance auprès de jeunes artistes, parmi lesquels on retiendra notamment un autre compagnon de Géricault et de Vernet : Nicolas-Toussaint Charlet. Sa Déroute des Cosaques, exécutée en septembre 1817, témoigne d’une relation immédiate aux travaux de Vernet (fig. 5). Premier artiste à se faire un nom d’abord en tant que lithographe, Charlet, avec des œuvres comme l’Infanterie légère montant à l’assaut (1819), fait preuve d’une surprenante empathie avec le médium, ainsi que le notera avec pénétration son admirateur et ami Delacroix5. Quoique remarquables, ses premiers travaux ne trouvaient souvent pas d’acquéreur : il faut donc constater qu’à ses débuts, la lithographie était un art d’avant- garde et nullement un art populaire.

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6 Ces quelques éléments suffisent déjà à montrer la nécessité de revenir sur les affirmations proposées par Helmut Gernsheim, non moins que sur la vue cavalière de la « reproductibilité technique », telle qu’elle a été formulée par Walter Benjamin dans son essai canonique. On se souvient que le philosophe voyait dans la lithographie le saint Jean-Baptiste de la photographie : « L’art du dessin devint, grâce à la lithographie, capable d’illustrer la vie quotidienne. […] Mais à l’époque de ce commencement, quelques décennies à peine après l’invention de la pierre lithographique, le dessin fut dépassé par la photographie6. En réalité, comme nous allons le voir, ce n’est pas la lithographie mais la gravure sur bois (xylographie) qui a permis un vaste accroissement de la diffusion d’images à moindre coût par l’intermédiaire des périodiques illustrés, publications qui prirent leur essor en France dans les années 1830. L’idée selon laquelle la lithographie aurait été “dépassée” par la photographie (“überflügelt” : “survolée”, selon le terme angélique qu’emploie Benjamin non sans à-propos) apparaîtra quelque peu métaphysique au regard de la complexité et de la diversité du spectre des techniques de reproduction de la période.

7 Du reste, je ne m’oppose pas aux tenants de l’hypothèse défendue par Paul Jay (et par toute une lignée d’historiographes de Niépce qui remonte jusqu’à son propre fils), selon laquelle la lithographie aurait constitué pour l’inventeur un stimulus crucial lors de la genèse des procédés photographiques. Il se peut fort bien qu’il se soit intéressé au procédé dès 1813, comme le rapporte son fils. Il ne fait aucun doute qu’il a tenté des expériences à partir de blocs de pierre extraits puis récupérés après la réparation de la route menant à Mâcon – employées au lieu des précieuses pierres lithographiques de Bavière, que l’on tenait pour seules propres à cet usage – jusqu’à ce que l’on commence à se servir en France de plaques de zinc, à titre de matériau de remplacement7. Ce besoin de trouver une solution locale à un problème d’approvisionnement national, qui impliquait une efficacité nouvelle dans la multiplication des images, mais laissait ouverte la question du caractère et de l’intérêt esthétique du matériel destiné à être reproduit, me paraît une traduction fidèle de l’état d’esprit physiocratique, utilitariste et provincial que l’on devine dans toutes les entreprises de Niépce.

Fig. 4. C. Vernet, « La Tempête », lithographie, 20 x 33,2 cm, c. 1817.

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Fig. 5. N.-T. Charlet, « La Déroute des cosaques », lithographie, 24,5 x 34,5 cm, 1817

8 Ce n’est toutefois qu’en entrant en relation avec un graveur parisien, François Lemaître, que le rapport de Niépce au vaste champ des expérimentations reprographiques contemporaines se précise (cela dit en tenant compte du fait que Lemaître lui-même a inévitablement souffert de l’inéluctable affaiblissement de la signification de la gravure comme domaine de comparaison face à la photographie naissante, que perpétue Gernsheim). Le nom de Charlet ayant été évoqué ci-dessus, il est intéressant de noter que l’image du “Joueur”, identique à la gravure envoyée par Lemaître à Niépce en 1827, et utilisée pour l’une de ses reproductions héliographiques, est légendée dans l’ouvrage de Paul Jay comme étant une « gravure de Charlet » - et que le musée de Chalon l’avait présentée jusqu’à récemment comme une lithographie de Charlet. Elle n’est ni l’une ni l’autre. Il s’agit d’une manière noire, ou mezzotinto, gravée par l’imprimeur anglais George Maile, d’après un dessin de Charlet, et clairement répertorié comme tel (fig. 15). Maile, soit dit en passant, fut l’un des premiers graveurs à utiliser des plaques d’acier plutôt que des plaques de cuivre, procédé qui devait permettre de multiplier par vingt les tirages, faisant passer le nombre de reproductions obtenues de quelque 2 000 à environ 40 000 exemplaires8. Élève de S. W. Reynolds, graveur du roi et spécialiste de la manière noire, Maile s’efforce d’imiter son maître en produisant des gravures d’après le jeune peintre alors à la mode, Paul Delaroche (voir notamment son mezzotinto de 1835, édité à Londres, d’après le célèbre Cromwell du même, fig. 6), et incarne la participation active des Anglais à la culture visuelle française dès les années 18209.

9 Pour revenir à Lemaître, la fausse attribution du “Joueur” est révélatrice du peu d’intérêt que les historiens de la photographie actuels accordent à la contribution de celui qui fut le troisième membre du triumvirat formé avec Niépce et Daguerre. En 1867, lorsque Victor Fouque publie son étude biographique consacrée à l’inventeur bourguignon, Lemaître était décrit comme « l’un des graveurs parmi les plus capables et plus célèbres de Paris » à l’époque de cette collaboration10. Or, celui-ci n’appartenait certainement pas aux plus célèbres, et probablement pas aux plus capables des praticiens de la capitale. Né

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en 1797, il n’avait que 28 ans quand il prit connaissance des possibilités de la gravure héliographique. Élève d’Achille-Etna Michallon, talentueux peintre de paysages, il rejoint après sa mort prématurée, en 1822, l’atelier de Claude Fortier, graveur de second rang qui considérait son activité comme une pratique plutôt alimentaire. Son œuvre de loin la plus aboutie, et qui dut l’occuper pendant la majeure partie de la durée de sa collaboration avec Niépce, fut une gravure à l’eau-forte, extraordinaire par ses dimensions (63,5 x 51 cm), d’après la Mort de Roland de Michallon (Salon de 1819), exposée lors du Salon de 1831 (voir. fig. 1).

10 Une meilleure connaissance de Lemaître pourrait-elle apporter un autre éclairage sur le travail photographique de Niépce ? Je suis en amical désaccord avec l’analyse que propose Anne McCauley dans son article, d’ailleurs excellent, rédigé à l’occasion du colloque Niépce de 1998, selon laquelle les gravures envoyées par Lemaître à Chalon trahissaient un choix « conservateur, catholique » de la part du destinataire11. Il est exact que la ville de Chalon détenait alors, et détient toujours, la plus belle collection de bois gravés religieux des débuts de la période moderne et que ceux-ci furent préservés de la destruction qui a décimé la plupart de ces collections pendant la Révolution12. Mais je ne vois nulle raison qui permette de supposer que la sélection de Lemaître corresponde à quelque thématique, encore moins à des convictions politiques. Si tel avait été le cas, les œuvres d’après Charlet, bonapartiste avéré, en eussent sans doute été exclues. Les gravures répertoriées dans la lettre de Lemaître du 28 mars 1827 devaient, en premier lieu, être suffisamment petites pour s’adapter aux dimensions réduites des plaques métalliques de Niépce ; d’autre part, elles devaient correspondre précisément à l’éventail des techniques disponibles, présentant des lignes clairement définies qui s’accordent aux projets de Niépce : des gravures à l’eau-forte ou au burin, des aquatintes et des mezzotinto 13.

Fig. 6. G. Maile, mezzotint, 21,5 x 24 cm, 1835, d’après P. Delaroche, Cromwell.

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11 En d’autres termes, Lemaître comprenait clairement qu’il pouvait être utile à Niépce en tant qu’auxiliaire défrichant le champ fertile des techniques contemporaines, observant ce qui pouvait être adapté aux procédés de la reproduction héliographique, sans perdre de vue que les meilleurs résultats obtenus par la méthode de Niépce l’ont été d’après des gravures anciennes au burin, comme celle du cardinal d’Amboise. Mais Lemaître pouvait également apporter à cette collaboration un sens très aigu de la façon dont la technique lithographique pouvait révolutionner le nouvel art de la topographie, en conférant au rendu de la lumière sur les bâtiments anciens une charge évocatrice sans précédent. Tout comme Daguerre et Bouton, le graveur avait participé aux Voyages pittoresques, le grand projet du baron Taylor, et sa propre lithographie de la Galerie de l’hôtel de Bourgtheroulde à Rouen est une parfaite illustration de ce genre romantique évocateur (fig. 7). On peut admirer la maîtrise avec laquelle la technique de Lemaître réconcilie le grain, la texture naturelle propre à la lithographie traditionnelle avec l’intensité des diagonales résultant de l’éclairage directionnel. Cette fameuse lettre dans laquelle, après avoir consulté Daguerre, il s’interroge sur le caractère anormal des ombres opposées dans l’héliographie du Gras, donne à penser que ce point de vue critique émane précisément d’une rigoureuse observation des bâtiments dans la perspective des possibilités tonales en lithographie14.

Fig. 7. A. Lemaître, « Galerie de l’hôtel de Bourgtheroulde », lithographie, 19 x 25,5 cm, 1823

12 Certes, Lemaître quittera peu après le trio, poussé par le juste sentiment de Daguerre selon lequel il était “de trop”. Le rôle de Daguerre dans cette collaboration n’a plus à être justifié : son ingénieuse mise au point d’objectifs appropriés à l’enregistrement photographique a récemment été rappelée. Il convient cependant de souligner que c’est Daguerre lui-même qui, après une éclipse de quelques années, reprend contact avec Niépce, en cette fameuse année 1827. Pour ces retrouvailles, Daguerre s’est servi, en guise de carte de visite, d’un de ces dessins-fumée qu’il avait commencé à commercialiser par l’intermédiaire d’Alphonse Giroux. Dans la mesure où Niépce parle à ce propos d’un “intérieur”, il est peu probable qu’il s’agisse des Ruines gothiques de la collection Cromer,

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qui se trouve à présent à la George Eastman House, mais qui présente l’avantage d’être strictement datée : précisément de 182615. En employant des techniques mixtes à la brosse et à la plume, puis parachevant son travail par un léger ombrage produit par de la fumée de chandelle, qui ne pouvait être fixée mais devait rester à l’abri d’un sous-verre, Daguerre parvint à déconcerter Niépce : « [Il] produit beaucoup d’effet, mais il est difficile de déterminer ce qui est uniquement le résultat du procédé, puisque le pinceau y est intervenu16. »

13 On peut penser que le dessin-fumée aujourd’hui intitulé La Procession, dans la collection du musée Niépce, avec ses flambeaux fumants qui éclairent une scène d’enterrement, à la façon d’une extrapolation métonymique du procédé lui-même, est encore plus difficile à analyser (fig. 8). Si ce curieux petit ouvrage est bien de Daguerre, il confirmerait l’idée selon laquelle son but esthétique était justement de surdéterminer la portée d’un effet en l’isolant de toute empreinte reconnaissable du processus – un effet contrastant avec le style de dessin de la nouvelle lithographie autant qu’avec le réseau de lignes de la traditionnelle taille-douce. Si tel était le cas, il ne faudrait pas s’étonner que la perception de Niépce ne s’accordât guère avec les possibilités qu’offrait ce nouveau et puissant type d’ “effet”, que Daguerre allait encore perfectionner, à partir de l’héliographie, remplaçant les fumées de la chandelle par les vapeurs du mercure, pour produire une image si fragile qu’elle devait être préservée sous verre.

Fig. 8. L. Daguerre, « La procession », dessin-fumée, 12,9 x 14,4 cm, 1826-1827.

14 Mais il y a une autre étape du développement de la photographie en France, dans la conjoncture extrêmement complexe de la politique de l’art contemporaine. Il n’existe pas d’anecdote plus ressassée ni plus fallacieuse que la fameuse phrase mise par Gaston Tissandier dans la bouche de Delaroche : « À partir d’aujourd’hui la peinture est morte ! » Gernsheim, qui la cite, force le trait en lui ajoutant ce commentaire : « s’exclama hystériquement Paul Delaroche en voyant pour la première fois un daguerréotype17 ».

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Quels que soient les défauts de Delaroche, il n’était certainement pas hystérique, et il est plus que probable que cette citation apocryphe ne traduise aucunement la réalité. L’engagement du peintre au service de la laborieuse divulgation de ce procédé, de l’hiver 1838 à l’été 1839, fut sans nul doute considérable, mais il dénote une attitude à peu près diamétralement opposée à celle qu’implique la fameuse réplique.

15 Il faut rappeler que Delaroche était le plus jeune membre de l’Académie des beaux-arts et que, depuis son élection en 1832, il s’était battu sans succès pour le renouvellement des membres du jury du Salon, afin de lui conférer une couleur plus libérale18. Son Exécution de lady Jane Grey (National Gallery, Londres) qui fut le plus grand succès populaire du Salon de 1834, à peine trois mois après son inauguration, avait donné lieu à plusieurs reproductions sur bois publiées dans les périodiques illustrés (fig. 9). Le Magasin pittoresque et Le Magasin universel en ont montré plusieurs versions presque identiques (fig. 10). Quant à la gravure au burin d’après la même œuvre, due à Paul Mercuri, elle fut commencée l’année suivante, pour n’être présentée que vingt-cinq ans plus tard, à l’occasion d’une rétrospective consacrée à Delaroche peu après sa mort, en 185619. En 1839, Delaroche était occupé à la réalisation de son immense Hémicycle de l’École des beaux-arts. C’était en outre un professeur très apprécié, dont l’atelier comptait parmi les plus courus de l’école, ainsi s’est-il trouvé être le collègue académicien vers lequel Arago s’est tourné pour la rédaction d’un bref mémoire sur le rôle de l’invention de Daguerre dans le domaine des arts visuels, dont il citera un extrait lors de la présentation du daguerréotype à l’Assemblée nationale20.

16 Quand Delaroche a-t-il pour la première fois vu un daguerréotype ? C’était assurément bien avant le mois d’août 1839 (date à laquelle Tissandier situe sa scène) et plus probablement au cours des derniers mois de 1838. Nous savons qu’à l’une des toutes premières présentations publiques du nouveau procédé, lors d’une réunion de l’Académie des sciences du 7 janvier 1839, l’astronome Jean-Baptiste Biot rapporte avoir visité « cette nouvelle galerie de dessins de lumière avec le célèbre peintre d’histoire M. Delaroche ». Biot est également cité par Le Courrier français, qui lui prête l’affirmation selon laquelle Delaroche « partageait toute l’admiration des académiciens » ; qu’il considérait, en tant qu’artiste « que ce genre fournirait à l’étude de la distribution des jours les effets les plus instructifs qu’il serait presque impossible de rendre évidents par tout autre moyen21 ». En d’autres termes, il ne fait aucun doute que Delaroche – bien avant la divulgation du 19 août – avait publiquement adhéré à l’idée que l’invention de Daguerre n’était nullement une estocade fatale dirigée contre l’art pictural, mais au contraire un précieux allié. Tout comme en 1816, quand l’Académie des beaux-arts avait accueilli et reconnu l’apparition de la lithographie, on pouvait percevoir le profond intérêt que Delaroche et ses amis accordaient aux possibilités artistiques du nouveau procédé, et leurs réflexions concertées quant à l’influence qu’il pourrait avoir sur les techniques de reproduction en général.

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Fig. 9. P. Delaroche, L’Exécution de Lady Jane Grey, huile sur toile, 246 x 297 cm, 1833

Fig. 10. Anonyme, gravure sur bois, 14 x 16,5 cm, publiée dans Le Magasin Pittoresque, 1834, d’après le tableau ci-dessus.

17 Je ne ferai ici qu’une courte allusion à un document visuel des plus fascinant, emblème de ce travail de prosélytisme effectué par les académiciens : le tableau intitulé Conférence dans le salon de monsieur Irisson au sujet de la photographie, 1839 (1844, musée Carnavalet,

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Paris) et l’aquarelle qu’il a inspiré (vers 1878, musée de la Photographie, Bièvres), œuvres de Prosper Lafaye (fig. 11). Sans m’étendre sur les divers arguments permettant de dater l’incident illustré, celui-ci se déroule vraisemblablement à la fin du mois de janvier 1839 : le tableau figure une soirée dans des appartements privés de la rue d’Antin, au cours de laquelle Vernet et Delaroche, encore échauffés par la réunion de l’Académie, donnent une conférence impromptue sur l’importance du daguerréotype. Faut-il préciser que, dans la légende qui accompagne l’aquarelle de Lafaye, l’idée de la mort de la peinture n’est nullement mentionnée ? La contribution de Delaroche au débat est entièrement favorable : « [Il] intervint en cherchant par des comparaisons sensibles comme par exemple : la possibilité de fixer des images réfléchies dans une glace sur papier ou sur tout autre corps offrant l’aspect d’une gravure ; l’étonnement augmentait en raison de la démonstration comprise22. »

18 Il faut cependant tempérer cette conclusion euphorique en reconnaissant qu’il y avait quelque vigueur objective dans l’exclamation présumée de Delaroche, même si celle-ci n’a jamais été formulée en ces termes ou en cette occasion. Ce compte rendu de quelques aspects de la réception faite au daguerréotype n’exclut pas l’hypothèse selon laquelle l’intervention du peintre ait visé à amoindrir des effets prévisibles. Peut-être le but recherché à l’origine était-il d’assurer les diverses institutions des arts visuels que cette nouvelle technique se révélerait servante dévouée plutôt qu’exigeante maîtresse – quoique ce genre de rhétorique n’ait sans doute pu convaincre que des scientifiques ou des gens tels que les habitués du salon Irisson : un public portant sur le nouveau procédé un regard d’amateur curieux de son futur développement. Mais c’est à mon avis Delaroche lui-même qui finira par réagir à un niveau plus profond, en introduisant dans la problématique de la photographie, la notion d’« images n’étant pas produites par des mains humaines ». Il achèvera sa carrière, près de vingt ans plus tard, par une évocation remarquablement originale de la peinture religieuse plus en rapport que toute autre avec une idée séculaire : sa Veronica (v . 1856) représente la sainte prosternée devant la miraculeuse image acheiropoiète du Christ, dont l’aura inonde la pièce de lumière23.

19 Mais Delaroche n’était pas graveur. Arago a même supprimé de son discours de présentation le passage important dans lequel Delaroche avait pris la peine d’affirmer, comme pour rassurer : « Le graveur non seulement n’aura rien à redouter de l’emploi de ce procédé, mais il arrivera à en multiplier les résultats par les moyens de son art24. » Que se passerait-il si le photographe décidait de “multiplier” l’image de son propre chef ? S’il obtenait « l’aspect d’une gravure », qui pourrait être tirée sur papier, comme les remarques de Delaroche dans le salon Irisson le laissaient supposer ? Comment éviter alors un combat inégal qui ne manquerait pas de faire quelques dégâts ?

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Fig. 11. P. Lafaye, Conférence dans le salon de M. Irisson sur la découverte de la photographie en 1839, huile sur toile, 71 x 98 cm, 1844.

20 Nous savons aujourd’hui que c’est en fin de compte cette logique, entraînant la disparition de la gravure au burin, qui a prévalu. Les imprimeurs ont privilégié les procédés les plus rapides, et en premier lieu la gravure à l’eau-forte, tout en s’investissant dans des stratégies élaborées de réappropriation de l’image photographique, comme l’avait pressenti Delaroche, par le biais de techniques de photogravure diverses et variées. Je ne puis évoquer que quelques-unes de ces étapes, non sans signaler qu’il y a là un travail de recherche encore à accomplir – à la condition que les tabous engendrés par la notoriété de la phrase de Delaroche soient enfin dépassés. Il y avait, on le sait, dans l’atelier du peintre, toute une cohorte de jeunes artistes, notamment , Henri Le Secq et Charles Nègre, qui contribueront grandement aux progrès de la photographie en France. On en sait encore trop peu sur leurs activités à la fin des années 1840, et guère plus sur leurs diverses incursions dans le domaine de la photographie qui imitait le plus manifestement la gravure traditionnelle, c’est-à-dire celui de la reproduction des œuvres d’art.

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Fig. 12. R. J. Bingham, photographie sur papier albuminé, 16,2 x 12,5 cm, 1857, de la gravure par Alphonse François (1857), d’après P. Delaroche, Marie Antoinette (1851).

21 Il existe, par exemple, dans la collection Ary Scheffer du Dordrecht Museum, un tirage sur papier salé de Le Gray de 1851 ou 1852, reproduisant un tableau du peintre (Le Coupeur de nappe, achevé en 1851, qui rejoignit en 1853 une collection étrangère). Il est assurément rare de trouver, sur un tirage photographique de cette époque, à la fois le timbre sec du photographe et la signature du peintre lui-même. Cela suggère pour le moins une approbation de la part du peintre de la validité de l’épreuve photographique. Il faut rappeler à ce propos que l’usage, pour la gravure au burin, comme dans l’exemple de Bervic, voulait que le nom du peintre figure en caractères d’imprimerie (le plus souvent en italiques) dans le coin gauche et celui du graveur, à l’identique, dans le coin droit. Avec cette photographie du Coupeur de nappe, nous sommes en présence d’une double ratification. En ce cas, toutefois, cette reconnaissance n’est pas indiquée par l’italique, qui suggère par convention l’écriture manuelle, mais par une dualité de signes, métonymique et indiciel : le timbre en creux et la signature d’authentification.

22 C’est à travers le travail du photographe anglais Robert Jefferson Bingham, spécialisé dans la photographie d’après peinture depuis 1857, que se pose de la façon la plus aiguë la problématique de la relation du nouveau médium à l’ancien25. À la demande de l’imprimeur Goupil, Bingham réalise les quatre-vingt-six plaques photographiques illustrant le catalogue rétrospectif de l’œuvre de Delaroche qui seront présentées en 1858 : c’est le premier ouvrage de ce type au monde. Son épreuve au collodion, d’après la Marie-Antoinette de Delaroche (1851), également proposée à l’unité et largement distribuée en Grande-Bretagne en 1858-1859, était vendue au prix de 12 shillings, que l’on peut comparer au prix de 40 shillings demandé pour les tirages de la lithographie au burin distribuée par Alphonse François l’année précédente26(fig. 12). Il est frappant, concernant la relation entre les deux médiums, que la photographie de Bingham soit en fait une

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photographie de la gravure d’après le tableau, et non du tableau lui-même – détail qui semblerait avoir échappé à l’œil d’un critique aussi avisé que Théophile Gautier27. Si l’on prend en considération l’ampleur des problèmes pratiques que Bingham a dû rencontrer pour photographier la quasi-totalité d’une œuvre en une année, on ne peut guère s’étonner qu’il ait résolu d’avoir recours aux moyens de reproduction de Goupil, et de se servir à la fois d’épreuves et des dessins préliminaires pour étoffer son répertoire. Mais ce qui demeure, de façon surprenante, c’est l’unité esthétique de ce catalogue constitué à partir d’un matériau original si disparate. Tout cela rappelle le point de vue soutenu par Delaroche, et nombre de ses contemporains, selon lequel la gravure au burin ne serait pas une simple reproduction, mais une véritable transcription – sur laquelle on pouvait d’ailleurs compter pour assurer l’ “immortalité” de l’œuvre d’un artiste, même après la disparition de l’ouvrage original. Pour reprendre une analogie alors usuelle, le photographe qui copiait une gravure ne perpétuait pas “le corps” de l’œuvre d’art mais bien son “âme” 28.

23 Si la reproduction spécialisée d’œuvres d’art de Bingham subsume en quelque sorte la vénérable tradition de la reproduction gravée, le destin plus polyvalent de la photographie des années 1850 et 1860 s’oriente tout autrement : le photographe s’est attaqué à toute la gamme des activités illustratives qui étaient jusqu’alors dévolues aux périodiques des années 1830, qu’il s’agisse d’objets scientifiques ou “de curiosité”, de topographie historique ou exotique. Il est par conséquent vraiment rare, parmi les jeunes photographes français qui ont commencé à exercer après 1848, d’en trouver un qui ne se soit pas illustré dans plusieurs de ces genres. Néanmoins, la filiation avec la gravure de qualité perdure. Paul Berthier, qui avait commencé sa carrière comme peintre et qui, en qualité de photographe, entreprit des reproductions de portraits d’Hippolyte Flandrin, des paysages de montagnes, des cathédrales et des œuvres de sculpture classique, a publié une photographie remarquablement fine de La Grande Odalisque d’Ingres (1814) en 1861 ou peu après29.

24 En 1826, déjà, Ingres s’était servi du nouveau médium de la lithographie pour reproduire ce qui allait être l’une de ses œuvres les plus célèbres (fig. 14). Attentif aux possibilités d’obtention d’effets subtils, il fit apparaître un petit nuage de fumée dans le coin gauche, ce qui correspondait évidemment au coin droit du tableau original. Quoiqu’il n’ait pas particulièrement apprécié cette œuvre qu’il jugeait bien en deçà des “peintures historiques”, elle participait à sa célébrité, et fut incluse dans l’exposition de ses chefs- d’œuvre de l’Exposition universelle de 1855. Peu après, le tableau fut acheté par Goupil, puis photographié par Bingham. La photographie attribuable à Berthier, toutefois, signale sa brève présence dans la collection du prince russe Soltykoff, dont la vente d’objets médiévaux et byzantins (et dans laquelle on avait évidemment ajouté quelques toiles) eut lieu en 1861, et fut à l’origine d’un somptueux album de photographies sous la supervision de Berthier30.

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Fig. 13. J. A. D. Ingres, La grande Odalisque, huile sur toile, 91 x 162 cm, 1814.

25 Cette photographie de L’Odalisque de 1814 est indubitablement d’excellente facture. Ses tonalités douces et satinées peuvent être le résultat de la photolithographie, quoique Roger Taylor pense qu’il s’agit d’un parfait exemple d’une épreuve au charbon. Je partage son opinion concernant la participation à sa réalisation d’Alphonse Poitevin, qui avait montré une sorte d’épreuve au charbon lors de l’exposition de la Société française de photographie en mai-juin 1861, et qui est aussi connu pour avoir reproduit les plaques de Chartres de Berthier par photolithographie31. Plus fidèle à bien des égards à ce que l’on peut penser avoir été la peinture originale de 1814 que la diapositive contemporaine du musée (fig. 13), cette photographie de Bertier gagne plus qu’elle ne perd par la translation en termes de noirs et blancs de l’ordre chromatique de la peinture. Elle est sans doute emblématique de la façon dont les photographes de l’époque ombraient à la fois les lithographies et les gravures destinées à la reproduction, et ce justement au moment où l’immense investissement en temps et en argent qu’exigeait ce dernier procédé se révélait commercialement irréaliste. Je voudrais soutenir, pour conclure, que la haute qualité atteinte par la photographie française de cette époque doit être évaluée en termes de soin esthétique, d’application prolongée, directement issus de la tradition de la belle gravure. Cela semble avoir été le cas, même si le répertoire des photographes s’est mis, de plus en plus, à répondre à un ordre du jour inspiré par les magazines illustrés.

26 On a démontré ici même combien la “Petite histoire de la photographie” de Walter Benjamin était un reflet fidèle de l’état des connaissances de son époque. Tout en rendant justice à certaines de ses perceptions, nous devons reconnaître que sa perspective était nécessairement limitée par ses lectures et ses goûts personnels. Il en va de même de sa vision de la culture de l’image, telle qu’elle s’exprime dans son célèbre essai sur l’œuvre d’art. Fin connaisseur, Benjamin a néanmoins éliminé de son approche tout ce qui touchait à la gravure de reproduction, et il a salué l’arrivée de la lithographie comme le précurseur de ce mimétisme perfectionné que sera la photographie. Il pensait ainsi réunir en une seule lignée diachronique le foisonnement prodigieux des représentations visuelles qui a caractérisé la première moitié du XIXe siècle. Il pourra désormais sembler opportun de prendre une position opposée, et de rechercher dans la pluralité des techniques les tensions et les contradictions qui ont animé cette période.

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Fig. 14. J. A. D. Ingres, “La Grande Odalisque”, lithographie; 32,7 x 49,7 cm, 1826.

Fig. 15. G. Maile, “Le joueur”, mezzotint d’après le dessin, N. T. Charlet, 15 x 10,4 cm, c. 1826

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NOTES

1. Helmut GERNSHEIM, The Origins of photography, Cleveland et Londres, Thames and Hudson, 1955, p. 40. 2. Pour un bref résumé de la carrière de Bervic (né Charles-Clément Balvay), voir Henri BERALDI, Les Graveurs du XIXe siècle, rééd., Nogent-le-Roi, Jacques Laget, 1981, II, p. 58-62. Beraldi le dépeint comme « l’artiste célèbre qui forme la transition entre la gravure du XVIIIe siècle et la gravure moderne » (p. 58). 3. En ce qui concerne les réalisations de la Maison Goupil, voir tout particulièrement Hélène LAFONT-COUTURIER, “Le mariage de l’art et de la raison commerciale”, in État des lieux, 2, 2000, p. 41-70 ; et Pierre-Lin RENIÉ : “Portrait du peintre en artiste populaire”, in Claude ALLEMAND-COSNEAU et Isabelle JULIA, Paul Delaroche. Un peintre dans l’histoire, Paris, Réunion des musées nationaux, 1999, p. 173-199. 4. Cf. André MELLERIOT et Louis de NUSSAC, La Lithographie en France : Charles de Lasterye, son premier introducteur, Brive, Imprimerie Lachaise, 1936. 5. Pour le remarquable essai de Delacroix sur Charlet, voir Eugène DELACROIX, “Charlet”, in Revue des deux mondes, n°37 (1er juillet 1862), p. 234-242. La meilleure source d’information concernant la vie et l’œuvre de Charlet demeure la compilation de son ami et client : Joseph-Félix LE BLANC DE LA COMBE, Charlet : sa vie, ses lettres, Paris, Paulin et Le Chevalier, 1856. 6. Walter BENJAMIN, “L’œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique” (trad. de l’all. par Ch. Jouanlanne), Sur l’art et la photographie, Paris, Carré, 1997, p. 20. 7. Cf. Victor FOUQUE, La Vérité sur l’invention de la photographie : Nicéphore Niépce, sa vie, ses essais, ses travaux, Paris, Librairie des auteurs, 1867, p. 49. 8. Cette estimation est tirée de A. M. PERROT, Nouveau Manuel complet du graveur, nouvelle édition, Paris, Roret, 1844, p. 157-158. 9. Pour une succinte évaluation de l’œuvre de Maile, voir B ERALDi, op. cit., p. 199-201. La plus exhaustive histoire récente de la gravure sur plaques d’acier en Angleterre est celle de Basil H UNNISETT, Engraved on Steel : The History of Picture Production using Steel Plates, Aldershot, Ashgate, 1998. 10. V. FOUQUE, op. cit., p. 124. 11. Cf. Anne M CCAULEY, “Industrial Development, Political Economy, and the Invention of Photography in Restoration France” (Développement industriel, économie politique et invention de la photographie en France sous la Restauration), in Nicéphore Niépce - Une nouvelle image, actes du colloque, 15-16 janvier 1998, Chalon-sur-Saône, Société des amis du musée Nicéphore-Niépce, 1999, p. 87. 12. Cette collection est aujourd’hui conservée par le musée Denon, qui a présenté une considérable exposition donnant lieu à la publication d’une brochure, Les Bois gravés chalonnais, en 1999. 13. Pour l’inventaire des gravures, voir Joseph-Nicéphore N IÉPCE, Correspondances, 1825-1829, Rouen, Pavillon de la photographie, 1974, p. 53. 14. Ibid., p. 136 (lettre du 12 octobre 1829) : « Bien que des objets se trouvent éclairés par derrière ou obliquement, deux faces parallèles et opposées ne peuvent être éclairées en même temps. » 15. Roger Taylor m’a montré l’illustration de cette version, quasi identique, et intitulée “Fantaisie” à dessin fumée, signée par Daguerre et datée de 1826, dans le catalogue des ventes de Sotheby, à Londres, le 1er juillet 1977.

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16. N. NIÉPCE, Correspondances, op. cit., p. 54. 17. Gaston TISSANDIER, Les Merveilles de la photographie, Paris, 1874, p. 62 : « Paul Delaroche a vu Daguerre, il lui a arraché des mains une plaque impressionnée par la lumière. Il la montre partout en s’écriant : “La peinture est morte à dater de ce jour”. » Voir aussi cette citation, enjolivée dans H. GERNSHEIM, op. cit., p. 54. Dans un ouvrage ultérieur consacré à Daguerre, Gernsheim affirme que « Tissandier est la première source de cette anecdote classique », mais doute que « ces mots aient été prononcés en août 1839 ». Cf. H. et Alison G ERNSHEIM, L. J. M. Daguerre. 1787-1851, Cleveland et Londres, World Publishing Company, 1956, p. 92. Cette anecdote, toutefois, est toujours curieusement située dans le contexte des entretiens d’août dans l’édition suivante des Origins of photography de Gernsheim (Londres, Thames and Hudson, 1982, p. 45). 18. Cf. Stephen BANN, Paul Delaroche : History painted, London, Reaktion Books, 1997, p. 117-118, pour un compte rendu succinct de ces activités. 19. La remarquable histoire de cette gravure au long cours est narrée dans la correspondance entre Mercuri et son éditeur, Goupil, et publiée dans “Le temps ciselé, correspondances autour d’une œuvre gravée : éditeurs, artistes, critiques (1829-1859)” par Annick BERGEON, in État des lieux , I, septembre 1994, p. 37-88. On ne saurait trouver d’exemple plus édifiant des techniques, si avides de temps, de la gravure au burin, ici poussées à l’extrême. 20. Le texte complet de la note de Delaroche à l’attention d’Arago a été publié par G. CROMER : “Une pièce historique : l’original de la note du peintre Delaroche à Arago au sujet du Daguerréotype”, in Bulletin de la Société française de photographie et de cinématographie, 3e série, XVII (1936), p. 114-118. 21. Le Courrier français, 1836, n° 11, vendredi 11 janvier : rapport sur l’Académie des sciences. Ceci est d’ailleurs confirmé par une lettre de Biot à Fox Talbot datée de février 1839, dans laquelle il atteste avoir entendu dire chez Daguerre « à nos plus grands peintres, comme Paul Delaroche et Horace Vernet, en présence de ses tableaux photogéniques, qu’il y a, pour les artistes, une instruction infinie à recevoir de leur inspection ». Je tiens à remercier Larry Schaaf et son équipe de l’université de Glasgow qui m’ont signalé l’existence de cette lettre (Doc N° 03783 dans la correspondance inédite de Fox Talbot, à paraître prochainement). 22. Je tiens à remercier Éric Bourgougnon, du musée français de la Photographie de Bièvres, pour sa participation à la transcription de ce texte. Pour résumer : l’existence de ces deux œuvres s’explique par le fait que Lafaye avait commencé cette toile pour répondre à une commande du comte d’Irisson, mais qu’il ne l’a pas livrée en 1844, sans aucun doute à cause d’un désaccord avec son client. La seconde version, dessin à l’aquarelle, avait sans doute pour but de manifester l’intérêt que Lafaye accordait à ce moment crucial de la prime histoire de la photographie, et elle a pu être réalisée à l’intention d’une présentation lors d’une exposition internationale, qui eut lieu quelques années avant la mort de Lafaye en 1883. Il est à noter que la légende portée sur cette deuxième œuvre mentionne « Tissandier », et qu’il s’agit probablement de l’auteur des Merveilles de la photographie. Il va sans dire que le texte qui l’accompagne ne fait nulle référence à la célèbre remarque apocryphe qu’elle a mis en circulation. Je dois ajouter que le dossier sur ce tableau conservé par le musée Carnavalet contient d’autres informations sur les circonstances de sa création. On pourra trouver une plus ample analyse de la signification de ces œuvres dans mon étude : Parallel Lines. Printmakers, Painters and Photographers in 19th Century France, Londres, New Haven, Yale University Press, 2001. 23. Cf. S. BANN, Paul Delaroche…, op. cit., p. 172-272, pour la critique de cette œuvre, et d’autres travaux tardifs, à la lumière d’une récupération de certains aspects de la vision photographique. 24. Noté dans CROMER, op. cit., p. 116. 25. On dispose, à ce jour, de peu d’informations fiables concernant les différentes étapes de la carrière de Bingham. La présentation biographique la plus utile est celle de Oliver MATTHEWS in Early Photographs and Early Photographers. A Survey in Dictionary Form, Londres, Readminster

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Publications, 1973. Néanmoins, l’auteur affirme faussement que Bingham était « assistant du professeur Faraday, chimiste et scientifique » à la Royal Institution, alors qu’il dépendait en fait d’un tout autre établissement, la London Institution. Mon article, “Ingres in reproduction”, Art History, vol. 23, n° 4, décembre 2000, évoque la renommée de Bingham en tant que photographe spécialisé dans la reproduction de tableaux parmi les plus éminents du milieu du dix-neuvième siècle, et traite de ses contacts avec l’œuvre d’Ingres. 26. Pour le catalogue des œuvres de Delaroche, voir Jules GODDÉ et Henri DELABORDE, Œuvre de Paul Delaroche, Paris, Goupil, 1858. On peut trouver des copies de l’œuvre complet en très bon état à la British Library, et à la George Eastman House, Rochester, N. Y. Je tiens à remercier Roger Taylor de m’avoir fourni des informations au sujet de la documentation concernant les expositions de Bingham en Angleterre. La photographie du Marie-Antoinette a été pour la première fois exposée par Colin Sinclair à Édimbourg en 1858. Sa photographie panoramique de l’Hémicycle des Beaux- Arts, d’après Paul Delaroche, présentée à Londres en 1859, était vendue au prix de 3 livres et 6 d. On peut se procurer des informations concernant les tarifs des tirages d’après les mêmes œuvres dans L’Hémicycle du palais des Beaux-arts… Notice explicative, Paris, Goupil et Cie, 1853. 27. Pour retrouver l’extrait de l’article de Gautier ici évoqué, voir André ROUILLÉ, La Photographie en France. 1816-1871, Paris, Macula, 1989, p. 240-243. Gautier reprend évidemment le cliché du Soleil “artiste” de la photographie qui était devenu sujet de caricature peu après l’annonce de la découverte de Daguerre. 28. Cf. le Procès de MM. Delaroche, Mme Veuve Vernet, Mme Marjolin-Scheffer contre MM. Goupil et Cie, Éditeurs, Paris, Tribunal civil de la Seine, 1879, p. 24 : « Le corps, c’est le tableau ; l’âme, c’est la propriété artistique, c’est la composition, c’est ce qu’on a appelé l’effort du génie, la création supérieure. » Je tiens à remercier Pierre-Lin Renié de m’avoir communiqué cette remarquable transcription du procès engagé contre la Maison Goupil par les héritiers des plus importants artistes de la première génération, au cours duquel toute l’anatomie des concepts de l’époque concernant la reproduction se trouve dévoilée. 29. Il existe une magnifique épreuve de cette photographie de Paul Bertier dans le volume : Objets d’art de la collection du Prince Soltykoff, v. 1861 (bibliothèque du Getty Research Institute, 90.R.35*). Pour plus de détails concernant la carrière de Berthier, voir Michel FRIZOT, Nouvelle Histoire de la photographie, Paris, Bordas, 1994, p. 70, 90, 274. Si l’on estime qu’il s’agit de la même personne que le Paul Marcellin Berthier répertorié par le Bénézit, nous pouvons ajouter qu’il a étudié avec le portraitiste Alexandre Dupuis (mort en 1854) avant d’entrer à l’École des beaux-arts. 30. Plusieurs problèmes se posent au sujet du statut des superbes albums de reproductions photographiques de la collection Soltykoff, Objets d’art de la collection du prince Soltykoff, détenus par le Getty Research Institute Special Collections. Le catalogue publié de la vente principale, qui eut lieu en avril 1861, se désole du fait que le temps ait été trop court pour la préparation de “planches reproductives” (cf. le Catalogue des objets d’art et de haute curiosité composant la célèbre collection du prince Soltykoff, hôtel Drouot, Paris, lundi 8 avril et jours suivants, p. 9). Par ailleurs, ce catalogue ne mentionne pas les tableaux, qui ont sans doute fait l’objet d’une autre vente. Il est dès lors probable que ces albums avaient une fonction purement commémorative, que leur publication ait tiré parti du rassemblement de la collection avant sa dispersion. Il est par conséquent peu vraisemblable, en fonction des délais imposés, que Berthier ait pu être seul à réaliser les photographies de toutes les pièces, quoique son cachet apparaisse sur plusieurs d’entre elles, et qu’il constitue la seule source d’identification des albums. 31. En ce qui concerne la participation de Poitevin à l’exposition de 1861, voir Jean-Michel PLACE, Catalogue des expositions organisées par la Société française de photographie 1857-1876, Paris, Jean- Michel Place, 1985, catalogue de 1861, p. 45. Les articles 1148-1151 sont des “Épreuves au charbon sur papier”. Voir aussi J. M. VOIGNIER, Répertoire des photographes de France, Chevilly-Larue, Le Pont de pierre, 1993, qui fournit au nom “Berthier” l’information suivante : « Poitevin a reproduit de ses clichés de Chartres par la photolithographie. »

Études photographiques, 9 | 2005 41

AUTEURS

STEPHEN BANN University of Bristol

Études photographiques, 9 | 2005 42

Du peuple au populisme Les couvertures du magazine communiste Regards (1932-1939)

Gaëlle Morel

1 Au début des années 1930, le parti communiste français estime nécessaire la création d'un organe moderne de communication, d'éducation et de combat. Ainsi naît Regards, magazine illustré dont les couvertures s'articulent autour d'une image photographique immédiatement lisible dans les thèmes et le style employé. Mais si " la photographie de presse est un message1 ", en passant de la photographie d'avant-garde à la photographie humaniste, ces couvertures reflètent surtout l'expression d'une identité historique. Le médium moderne favoriserait la démocratisation du rapport à l'image tout en justifiant la portée historique du PCF dans le champ politique.

2 Après une brève apparition dans les années 19202, c'est en janvier 1932 que le magazine illustré " au service des travailleurs " Regards sur le monde du travail (qui devient plus simplement Regards en septembre 1933) est de nouveau lancé sur le marché très dynamique de la presse illustrée française3. Il revendique le modèle allemand de l' Arbeiter-Illustrierte Zeitung (AIZ), créé en 1924 par Willi Münzenberg, responsable des éditions du parti communiste allemand. L'AIZ, d'abord mensuel puis hebdomadaire en 1926, s'affirme comme le journal illustré s'adressant aux travailleurs. Il est lui-même l'héritier du premier magazine communiste usant systématiquement de la photographie dans un but de propagande, Sowjet-Russlant im Bild (La Russie en images), lancé en 1921. Publiant les clichés et les photomontages des photographes constructivistes russes, ce dernier devient en 1923 Sichel und Hammer (La Faucille et le Marteau), puis l'AIZ en 19244.

3 L'AIZ se veut l'indispensable contrepoids à une presse bourgeoise mensongère5, ennemie du prolétariat, et donne à voir le monde ouvrier tout en insérant dans ses pages les photographies des Associations de photographes ouvriers (APO), organisées par Münzenberg sur le modèle soviétique6. Y collaborent entre autres le Français Henri Barbusse et le Russe Maxime Gorki, que l'on retrouve au comité directeur de Regards sur le monde du travail. Dès le début de la parution [p. 45] du magazine français, la référence à l' AIZ est présente et, à l'occasion d'une exposition parisienne des oeuvres de John Heartfield, l'un de ses photomontages, paru dans l'AIZ en février 1935 est reproduit en

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couverture le 25 avril 1935 (fig. 1. Couverture de Regards du 25 avril 1935, photomontage de J. Heartfield). Regards reprend également l'idée des APO, et prodigue régulièrement des conseils à ses lecteurs " prolétaires et photographes ".

4 Si le PCF contrôle et gère financièrement le périodique, il le confie aux compagnons de route du Parti, comme en témoigne son comité directeur composé de personnalités reconnues : André Gide, Romain Rolland, Henri Barbusse, Maxime Gorki, Charles Vildrac, André Malraux, Eugène Dabit, Isaac Babel ou encore Vladimir Pozner. Tous revendiquent un intérêt pour l'idéologie marxiste, mais seuls Barbusse et Pozner sont membres du parti communiste français, les Russes Gorki et Babel appartiennent tous deux au parti soviétique7.

5 Aux côtés des signataires prestigieux, des membres du PCF présentés comme de simples journalistes s'occupent du mensuel : en 1934, Georges Sadoul est nommé responsable de Regards8, et à partir de 1935, Léon Moussinac dirige le magazine. Ce dernier appelle Pierre Unik (qui rompt avec le surréalisme en 1932) à la rédaction en chef. Et en 1937, Moussinac fait appel au peintre communiste Édouard Pignon pour la conception de la mise en page9.

6 Cette "absence" de revendication partisane dans les pages du magazine (aucun homme politique n'écrit jamais dans Regards) s'inscrit dans la politique du Parti communiste français de l'époque, celui qui souhaite s'attacher les services d'intellectuels sympathisants non communistes, désireux de se retrouver dans les combats menés par le Parti. Depuis 1924, les adhésions souffrent d'une baisse constante, et les élections de 1932 s'avèrent un véritable échec. Le PCF cherche alors à rassembler le plus largement possible, notamment des intellectuels capables d'apporter un certain crédit à la cause prolétarienne et d'obtenir le soutien des classes moyennes. Cette ouverture a pour corollaire le risque de compromettre sa spécificité de parti ouvrier, et les dirigeants communistes tentent alors de remédier à ce décalage en entretenant des relations avec les intellectuels sur le terrain de la notoriété et de la compétence, et non du pouvoir politique. La création de Regards participe de la volonté de fédérer des énergies capables de faire sortir le PCF de l'isolement dans lequel il stagne. Alors que la IIIe Internationale, avant même le Congrès de Tours de 1921, impose que " tous les organes de la presse du Parti doivent être rédigés par des communistes sûrs, ayant prouvé leur dévouement à la cause du prolétariat10 ", les dirigeants communistes français mettent à la disposition des intellectuels des publications dont ils règlent avec soin le degré d'autonomie.

7 Dans un marché de la presse illustrée en pleine ébullition, la taille importante de l'hebdomadaire et le choix des photographies de couverture doivent assurer la portée de l'idéologie, puisque les symboles communistes les plus connus, comme la faucille et le marteau, ne s'affichent pas dans la revue. Le mode de transmission du message politique s'appuie alors sur [p. 46] la croyance d'une masse laborieuse à éduquer : par la présence de l'image, il s'agit d'attirer un lectorat jugé peu sensible à la presse non illustrée.

8 La revue devient bimensuelle en décembre 1932, puis hebdomadaire en janvier 1934. En février 1934, l'héliogravure remplace la similigravure, ce qui permet d'abaisser le prix de l'impression photographique. C'est donc un magazine richement illustré de photographies noir et blanc et de bonne qualité rédactionnelle (avec des articles des membres du comité directeur, mais aussi d'Ilya Ehrenbourg, Paul Nizan ou encore Georges Sadoul) qui est proposé comme instrument de lutte politique efficace, au prix de un franc le numéro. En concurrence avec d'autres magazines illustrés, et notamment avec le très célèbre Vu11, créé et dirigé par Lucien Vogel depuis 1928, dont il copie la mise en page, Regards cherche à se démarquer par son engagement déclaré auprès d'une classe

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sociale modeste. Alors que Vu disparaît en 1938, Regards paraît pour la dernière fois avant-guerre, le 28 septembre 1939. C'est en effet à la suite du pacte germano-soviétique qu'Édouard Daladier interdit toute la presse communiste, qui compte alors quatre-vingts journaux nationaux et régionaux12.

9 Les différents thèmes abordés par la revue concernent pour la plupart la politique intérieure et extérieure, et présentent avec un soin particulier la situation en URSS sur le mode de la comparaison avec la situation française (présentation de livres, de films, de la vie quotidienne, du sport...). Que ce soit sous forme de reportages, d'interviews ou d'analyses, les sujets traitent aussi bien de l'artisanat, de la paysannerie, du monde du travail, de la culture (cinéma, littérature), de sport ("prolétarien"), de la santé publique, des fêtes populaires, de la femme et de l'enfant.

10 L'utilisation de la photographie de couverture est envisagée comme support moderne favorisant la prise de position politique. Dans les premières années, le médium correspond aux aspirations de la classe intellectuelle, qui attend un engagement de la part de la classe laborieuse. Souhaitant que " la reproduction de masse amène la reproduction des masses13 ", la photographie et le slogan qui l'accompagne sont chargés de mobiliser une couche sociale déterminée dans la lutte primordiale du début des années 1930 : l'antifascisme. C'est d'ailleurs autour de ce combat que se réunissent régulièrement les membres du comité directeur, ainsi que d'autres intellectuels, au sein de diverses associations ou comités. Ainsi, la lutte contre le fascisme mobilise d'abord les intellectuels français, qui par l'organisation de différentes manifestations, contribuent largement à la formation d'alliances entre les forces politiques de gauche14.

11 S'ajoute à ces initiatives le changement de conduite du Parti, qui, au début des années 1930 met fin aux attaques constantes contre l'intelligentsia qui primaient dans les années 1920. En invitant les intellectuels à figurer en bonne place parmi les classes exploitées, le PCF se distingue ainsi des autres partis communistes. À la suite des manifestations du 6 février 1934, un mouvement intellectuel se met à la disposition des organisations ouvrières : c'est le Comité [p. 47] de vigilance des intellectuels antifascistes, au sein duquel toutes les grandes familles de gauche sont symboliquement représentées. Lors de sa formation, le Front populaire est alors assuré de la bienveillance d'une pléiade d'intellectuels. En prenant garde de ne pas rappeler la paternité communiste de ces différents mouvements, Regards se fait régulièrement l'écho des combats menés par les membres de son comité directeur. Cherchant à s'inscrire dans l'histoire par leur engagement antifasciste, puisque : " écrire l'histoire fait partie de l'action de faire l'histoire15 ", ces différentes personnalités posent parfois en couverture de la revue, dans des attitudes conventionnelles (assises à leur bureau, s'adressant à la foule...).

12 Dans le contexte qui précède le Front populaire, la définition de l'antifascisme communiste, en s'appuyant sur la " tactique classe contre classe " reprise par le magazine au travers des couvertures, assimile la lutte contre Mussolini, Hitler, le colonel de la Roque et plus tard Franco, au combat contre le capitalisme et ses avatars, la guerre et le colonialisme. Le fascisme est d'abord perçu comme une attaque faite aux travailleurs, dont les représentations répondent à des codes iconographiques spécifiques.

13 À l'aide de préceptes avant-gardistes, les couvertures de Regards affichent des portraits de travailleurs en lutte illustrés par de nombreux photomontages et contre-plongées. Au contraire, ce sont des photographies de reportage classique qui illustrent l'intérieur du magazine. Cette différence de traitement entre la une et le contenu démontre l'importance attribuée à la couverture en tant qu'élément mobile de l'affichage urbain. En

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posant le soldat soviétique et le jeune travailleur comme référents incontournables dans une image qui appelle à l'action, la revue fait ainsi oeuvre de propagande. Le message induit par le slogan qui accompagne la photographie doit être univoque et immédiatement perceptible.

14 Dans les années 1920, le triangle Moscou-Berlin-Paris est chargé d'assurer les rencontres entre les différents artistes engagés dans le combat révolutionnaire ; Münzenberg, assure l'organisation des relations bilatérales entre la France et l'Allemagne. Les oeuvres et les idées circulent entre les trois pays, toujours supervisées par Moscou, par l'intermédiaire de l'Internationale communiste (IC). D'autre part, les revues et quotidiens communistes ou philocommunistes français publient régulièrement les oeuvres, caricatures et illustrations d'artistes soviétiques et allemands. C'est le cas de Clarté (rebaptisé Monde à la fin des années 1920), de L'Humanité ou encore de la revue Cahiers d'art fondée en 1926, qui diffuse les théories et les expérimentations du Bauhaus. Enfin, des revues allemandes telles que l'AIZ ou Objet-Viechtch-Gegenstand éditée à Berlin, ou encore la revue photographique soviétique La Russie au travail sont distribuées à Paris16. Aussi, en ce début des années 1930, n'y a-t-il rien d'étonnant à ce que le magazine communiste, bien que tardivement, tente d'affirmer son identité par le biais d'images photographiques formellement proches de celles produites par les tenants du constructivisme et de la Nouvelle Vision.

15 Regards devient l'un des premiers supports français dans lequel la photographie peut se mettre au service du [p. 48] communisme. Jouant le même rôle que l'affichage urbain, puisque vende en kiosque et dans la rue par les militants, le périodique offre un nouvel espace cohérent pour faire de la photographie une arme utilitaire. Parfois indépendante du contenu éditorial, la couverture met en place une rhétorique, dont la séduction formelle s'appuie sur des slogans simples chargés de renforcer la lisibilité de l'image. Il s'agit d'interpeller le lecteur et d'arriver à une compréhension immédiate en mêlant histoire des événements et imaginaire de la création.

16 Il en découle une recherche de symboles, nécessaires à toute propagande. Pour Regards, la symbolisation régulière du poing levé, parfois détaché de la personne à qui il appartient, agit comme attribut des forces révolutionnaires de gauche17 (fig. 2. Quatrième de couverture de Regards du 2 mai 1935, photographie anonyme). Sur le modèle de la propagande soviétique, le magazine cherche à mobiliser en provoquant un certain enthousiasme dans le combat antifasciste, indissociable de la lutte des classes. La représentation du héros antifasciste passe donc par un certain nombre de qualités qu'il faut mettre en valeur, en insistant sur les symboles évidents de l'appartenance à la classe sociale " élue18 ". L'antifascisme devient dès lors un prétexte pour ériger le travailleur en modèle.

17 Exception faite des chefs fascistes et de quelques hommes politiques français, la classe prolétarienne constitue la seule classe sociale photographiée. Reconnaissables à leur tenue de travail, l'ouvrier et le paysan restent anonymes, tout comme l'auteur de la [p. 49] photographie ou du photomontage (selon la vertu marxiste qui demande à l'auteur de s'effacer derrière sa production). Mais la glorification des opprimés ne revient-elle pas à magnifier le système qui fait d'eux ce qu'ils sont? Regards est donc confronté à cette difficulté qui réside dans les choix iconographiques à effectuer pour interpréter la dialectique marxiste dans le discours communiste. Si le travail est la seule richesse que possède la classe prolétarienne, il participe aussi de l'aliénation capitaliste qui l'écrase. Une dichotomie s'instaure alors dans les couvertures : le travailleur antifasciste (et donc

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anticapitaliste) n'est jamais montré à la tâche, mais il profite de sa dynamique corporelle et de ses outils pour casser la croix gammée nazie à l'aide de photomontages explicites (fig. 3. Couverture de Regards de mai 1933, photographie anonyme). Cependant, si dans ces premières années, de rares photographies présentent l'ouvrier, l'artisan ou le paysan à l'ouvrage, aucune n'a pour ambition de le montrer en tant qu'acteur de la lutte communiste : il s'agit de portraits, de photographies de reportage, qui insistent sur son savoir-faire et non sur l'écrasement dont il est victime (fig. 4. Quatrième de couverture de Regards du 6 février 1936, photographie anonyme). Ce type d'iconographie va d'ailleurs largement se développer une fois la coalition de Front populaire au pouvoir.

18 Devenue au cours des années 1930 un véritable enjeu politique, la représentation du sportif participe de la même manière à l'idéalisation du combattant. L'analogie entre sportif "prolétarien" et guerrier politique met en oeuvre une rhétorique de la force et de la santé, et une métaphore de l'excellence politique, alors très présente en Union soviétique (fig. 5. Couverture de Regards du 10 août 1934, photographie anonyme). Référence signifiée à de multiples reprises, puisque le soldat russe au poing levé et porté par la foule, s'engage dans le même combat que le travailleur français. [p. 50]

19 Selon Regards, pour séduire et convaincre en s'affichant, la lutte antifasciste d'avant- garde nécessite donc des méthodes iconographiques d'avant-garde. C'est pourquoi les dirigeants du magazine communiste s'appuient sur des expérimentations photographiques théorisées par les tenants du constructivisme et de la Nouvelle Vision dans les années 1920. Les photomontages, qui permettent de juxtaposer sur la page différents éléments photographiques pour créer une nouvelle image, sont appelés à faciliter la compréhension du message par la simultanéité et le rapprochement de personnages et de scènes. Les rapports de proportion s'inversent : les personnages sont grandis, changés en colosses face à une architecture qu'ils dominent. Souvent représentatif des succès du socialisme, le " nouvel aspect de l'art des masses19 " est destiné à promouvoir et à populariser ses idées. Par la création effective d'une image, il s'agit de passer de la représentation de la vie à sa transformation, afin d'illustrer la philosophie marxiste de la fin de l'histoire qui promet un avenir radieux à l'humanité, en s'appuyant sur une des thèses avant-gardistes de l'union de l'art et de la vie. Les photomontages des couvertures se divisent alors en deux catégories : certains, très proches des montages constructivistes par l'agencement de constructions architecturales (métalliques ou autres) et de personnages à la fonction symbolique claire, animés par un point de vue en contre-plongée cohabitent avec des photomontages qui rappellent ceux de Heartfield (mêlant dessins et photographies dans un but grotesque et comique, alliant de façon volontairement ridicule la tête d'un personnage politique avec le corps d'un autre...) (fig. 7. Couverture de Regards du 2 février 1934, photographie anonyme).

20 Accompagnant les photomontages, la récurrence des portraits en contre-plongée finit d'imposer le personnage [p. 51] et d'affirmer sa puissance. Dans Regards, l'édification du héros combatif passe par l'inversion des rapports de dimension par des vues de bas en haut, où le travailleur surdimensionné devient le modèle archétypal du manifestant (fig. 8. Couverture de Regards du 20 février 1936, photographie anonyme). S'appuyant sur l'idée que la photographie doit contribuer à la formation de l'homme des temps nouveaux, Alexandre Rodtchenko proclame : " Les points de vue les plus intéressants pour l'époque actuelle sont ceux de bas en haut et de haut en bas et c'est là-dessus qu'il faut travailler20. " Renverser les points de vue, renverser les conventions traditionnelles de la perspective et de la profondeur, permettrait aussi de renverser l'ordre social. En

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déstabilisant les habitudes perceptives du spectateur, ce dernier sous l'effet du choc serait alors capable de se mobiliser à des fins politiques.

21 Les portraits en gros plan témoignent également de ces nouvelles conventions photographiques en rupture avec la représentation bourgeoise, et favorisent le caractère monumental du héros. Rarement montrés dans une situation pénible, le travailleur, le soldat ou le sportif offrent une image à laquelle le lecteur est appelé à s'identifier, image d'autant plus appréciée qu'elle permet d'élaborer un discours accessible au plus grand nombre. Cet appel à identification par la photographie dans un magazine, privilège jusque-là exclusif d'une classe sociale plus aisée, exacerbe le sentiment d'accession à la connaissance, à la compréhension du message politique. Cette reconnaissance positive s'accompagne d'une revalorisation de l'image, et donne un sentiment d'appartenance à un groupe social déterminé dans le but de s'unir dans la lutte. Pour cela, le magazine n'hésite pas à employer en couverture une certaine typologie dans la représentation, à la recherche de l'idéal type, de " l'équivalent visuel21 " d'une idée dont il souhaite la pérennité dans l'imaginaire collectif. La récurrence d'une iconographie spécifique agit comme un élément de séduction, dont le pouvoir se fonde sur des normes rassurantes par leur répétition et par le discours implicite qui tente de convaincre qu'elles sont impossibles à transgresser. Il en découle la création d'un modèle humain politique et exemplaire, dans une option pédagogique afin de faire accéder le lectorat à une conscience de classe. L'usage de la métonymie (figure de style "imagée"), où une partie (le travailleur) représente un tout (le prolétariat) s'accorde avec l'universalisme du propos : un homme anonyme devient le symbole d'une classe sociale, à valeur [p. 52] mythique et prophétique. Puisque " la masse a besoin d'une direction. [...] qu'elle subsiste aussi longtemps qu'elle a un but pas encore atteint22 ", la nécessité première repose sur la constitution d'une masse active face à un ennemi. Cependant, en n'envisageant l'individu qu'en tant qu'élément de masse, Regards a tendance à réduire la singularité individuelle et la modernité marquée parla naissance du sujet. La propagande demande à l'homme de s'inscrire dans une conformité de pensée et établit le primat du collectif sur l'individu. De fait, la modernité proclamée par l'aspect formel des couvertures s'envisage comme une plus-value rhétorique, comme une opportunité de changer le monde plutôt que de le subir, d'échapper à la continuité de l'histoire. Si subversion de l'avant-garde il y a eu, elle disparaît néanmoins des couvertures avec l'arrivée au pouvoir de la coalition du Front populaire, et donc avec le changement d'identité qui touche le PCF.

22 D'abord considérée comme un simple outil de propagande, la photographie de couverture dans Regards après 1936 reflète l'entrée de la presse illustrée dans une économie de marché, où la reconnaissance du photographe s'accompagne du renouvellement du style employé.

23 Même si le Parti communiste français décide d'une politique de soutien sans participation au gouvernement, l'accession au pouvoir du Front populaire oblige la revue à revoir ses discours d'opposition systématique. Le PCF est contraint d'entrer dans un système de compromis idéologique, nécessairement traduit par l'iconographie. Pensée comme un élément révolutionnaire dans la compréhension du message, la photographie s'adapte aux fluctuations politiques. Le changement de statut et de légitimité du PCF lui impose de s'accorder avec sa propre idéologie : la représentation du bien-être promis passe par l'utilisation d'un style photographique très en vogue à l'époque, la "photographie humaniste", qui se veut proche d'une photographie à valeur documentaire. L'abandon du photomontage correspond à l'abandon du combat contre le fascisme en Allemagne, en

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Italie et en France23, et à un net recul dans la défense de l'URSS24. Le Front populaire donne l'occasion au PCF de se doter d'une " idéologie française25 ", ce qui amène le magazine à orienter ses choix vers un nouveau type de photographie, sans lien avec l'idéologie révolutionnaire. Jusqu'alors soucieux d'exprimer sa différence et sa nature de classe, le Parti " laïcise son langage pour se faire entendre de tous, privilégie des formes d'action susceptibles de mobiliser le plus grand nombre sans susciter l'inquiétude de ses partenaires, et peut-on dire, se nationalise26 ". Le PCF proclame son attachement à l'ordre, à la mesure, au travail, aux valeurs morales et culturelles spécifiquement françaises, et développe le thème de la France éternelle. La nature des efforts poursuivis correspond à la recherche d'une intégration à l'histoire du peuple français. La satisfaction et l'optimisme persistent même après l'éclatement du Front populaire. Ce n'est qu'au mois de septembre 1939 que deux couvertures montrent des [p. 54] soldats français occupés avec une mitrailleuse. Le dernier numéro présente le portrait d'un jeune homme polonais en costume traditionnel. Cette tendance à représenter des portraits "folkloriques" d'hommes et de femmes s'accentue tout au long des trois dernières années de la parution de Regards.

24 Les couvertures s'intéressant à la France affichent désormais des portraits d'hommes et de femmes individualisés, avec une prédilection pour les cadrages rapprochés, qui prend le pas sur la mise en avant d'une appartenance à un groupe social déterminé dans sa lutte.

25 Les photographes qui signent les clichés sont des auteurs aujourd'hui reconnus et regroupés à l'époque en agences ou en associations, dont les représentants rencontrent les responsables de l'illustration parisienne pour connaître les attentes de chaque journal. Ainsi, Brassaï et Ergy Landau travaillent pour Rapho, première agence photographique française créée en 1933 dans le but de gérer les archives des photographes indépendants. Formée également en 1933, l'association Alliance Photo représente des photographes salariés en proposant leurs travaux aux différents magazines en fonction de leur orientation. Parmi les auteurs publiant dans Regards, Pierre Boucher, Emeric Féher, Pierre Zuber, Denise Bellon, Pierre Verger et Henri Cartier-Bresson sont membres d'Alliance Photo27.

26 La professionnalisation de la photographie de presse est en cours. Les clichés publiés dans Regards ne lui sont pas avant tout destinés : la revue effectue son choix parmi de nombreux travaux ; l'agence, le plus souvent, ne commandite pas les sujets aux photographes et les images ne sont pas spécifiques au magazine communiste. Diverses raisons se mêlent pour expliquer la participation de ces photographes à une revue aussi politiquement marquée. Si certains se sentent proches idéologiquement de Regards, tels André Papillon et Emeric Féher qui participent à l'Association des écrivains et des artistes révolutionnaires (AEAR), la survie économique et la recherche de reconnaissance représentent probablement pour d'autres les seules motivations. Qualifiée d'humaniste par les auteurs d'ouvrages sur la photographie au nom d'une approche supposée essentialiste et "lyrique28", puisque chargée de dévoiler " la nature universelle de l'homme29 ", cette génération de photographes présente des clichés ancrés dans leur époque. Ce style photographique est souvent rapproché du "réalisme poétique" cinématographique, représenté par les films de Marcel Carné et Jacques Prévert. Du reste, l'expression "réalisme poétique" prévaut " grâce à des auteurs comme Georges Sadoul30 " que l'on retrouve à la rédaction de Regards. C'est en effet au moment du Front populaire que les galeries d'art contemporain et la critique parlent de "réalité poétique'', de "néo- humanisme", de ``retour au classicisme'', de ``retour au sujet''31. À l'aide de points de vue

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frontaux ou, plus épisodiquement, de légères contre-plongées, les couvertures présentent désormais des femmes élégantes ou en maillot de bain, mises en valeur par la lumière du [p. 55] soleil (fig. 9. Quatrième de couverture de Regards du 16 juin 1938, photographie anonyme), et des scènes de plein air familiales chargées de célébrer les congés payés (fig. 10. Couverture de Regards du 28 juillet 1937, photographie de David Seymour). En général, seuls les hommes travaillent. L'abandon progressif des acquis de l'avant-garde dans la photographie correspond à la norme établie dès le début des années 1930 dans les milieux de la presse et de l'édition. Ainsi, loin de troubler le lecteur, les clichés répondent à des habitudes visuelles et à des codes culturels, qui assurent leur bonne réception. Mais ce que la revue communiste gagne en conformisme, elle le perd en combativité. Regards abandonne le terrain de la stricte imagerie politique pour se concentrer à de multiples reprises sur une photographie affichant tous les codes de la photographie de mode et de publicité, ou de la photographie de reportage d'une classe sociale définie par son travail.

27 De nombreuses couvertures de Regards rejoignent du point de vue iconographique les magazines féminins qui voient le jour avant la guerre, et pour lesquels les photographes cités plus haut travaillent régulièrement. Pour n'en citer qu'un, l'hebdomadaire illustré Marie-Claire paraît le 3 mars 1937. Empruntant une formule tirée du journalisme des magazines féminins américains, il propose une " image de la femme jeune et séduisante, ni seulement ménagère, ni tout à fait émancipée32 ". Avant-guerre, son tirage frôle le million d'exemplaires vendus. Inversement, " certains de ces magazines (notamment Vogue ou Marie-Claire) s'inspirent des reportages des magazines généralistes pour traiter des questions féminines, des rubriques pratiques, de la vie sociale et sportive33... " Les supports de ces photographies, caractérisées par des prises de vue en extérieur, deviennent dès lors interchangeables. Bien loin de la représentation "prolétarienne" combative, la femme se fait archétype de la séduction, imposée comme objet de désir, où la mode et le sport s'allient pour proposer une nouvelle façon d'envisager les réussites politiques (fig. 11. Quatrième de couverture de Regards du 22 décembre 1938, photographie de Pierre Boucher). [p. 56]

28 Le monde du travail, majoritairement masculin, se trouve réduit à une dimension gestuelle et positiviste, dans laquelle le mouvement du corps se soumet à celui de la machine (fig. 13. Couverture de Regards du 20 octobre 1938, photographie anonyme). Reprenant les stéréotypes imposés par François Kollar dans son reportage photographique de 1932, La France travaille, les représentations de l'ouvrier assimilent donc le corps à une force mécanique, dans une esthétisation des gestes laborieux. Le maniement de la machine ou de l'outil s'inscrit dans une démarche consistant à ne définir le travailleur que [p. 57] dans la pratique de sa fonction sociale, et non comme activité d'un sujet. C'est donc l'essence de l'homme marxiste qui se trouve ainsi définie, et l'individualisme affiché dans Regards devient une figure (inconsciente ?) de l'aliénation en s'affirmant comme symbole de la représentation sociale. L'absence de rhétorique dénonciatrice par l'image remet en cause l'éventualité d'une prise de conscience politique. Et si la légende de la couverture insiste parfois sur la défense de l'amélioration des conditions de travail, c'est en demandant une meilleure gestion capitaliste du pays et non sa suppression (fig. 12. Couverture de Regards du 17 novembre 1938, photographie anonyme). Loin de favoriser une iconographie aux vertus révolutionnaires, Regards se fait le porte-parole d'un parti communiste qui cherche à exister au sein de la démocratie en proposant des images rassurantes pour l'ordre établi.

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29 Le magazine "prolétarien" s'est changé en une revue populaire, voire populiste34, dont les couvertures renvoient aux normes et à la morale bourgeoises, par une distribution évidente des rôles sociaux. Appartenir à la classe populaire française est devenu un fait enviable, non pas dans sa situation historique (qu'elle pourrait ou devrait maîtriser), mais dans son essence même : un nouveau mythe se crée. C'est ce que dénoncera Roland Barthes, au moment de l'exposition "The Family of Man35" de 1955, qui marque l'apogée de la photographie humaniste : " En passant de l'histoire à la nature, le mythe fait une économie : il abolit la complexité des actes humains, leur donne la simplicité des essences, il supprime toute dialectique, toute remontée au-delà du visible immédiat, il organise un monde sans contradiction parce que sans profondeur, un monde étalé dans l'évidence, il fonde une clarté heureuse : les choses ont l'air de signifier toutes seules36. " En voulant affirmer une valeur d'appartenance à une "communauté [p. 58] humaine", par des critères iconographiques normés, la photographie dans Regards, sous des aspects d'individualisation unifie de nouveau la représentation, mais cette fois en proposant un modèle pacifié. S'" il y a une universalité de l'homme, elle n'est pas donnée, elle est perpétuellement construite37 ". Pourtant, cette construction n'est possible qu'accompagnée d'un processus de contextualisation et d'historicisation des images, or il est parfois impossible de distinguer une couverture d'avant-guerre d'une couverture d'après-guerre. Pour démystifier le caractère universel de la condition humaine, chaque individu qui se pose devant l'objectif aurait alors à faire histoire " de sa posture personnelle et sociale38 " pour que soit préservée " la complexité de l'objet39 " photographique et que s'élabore une véritable " écriture historique40 ".

30 Attribuant à la classe populaire des qualités définies a priori, le populisme dont fait preuve la revue se fonde, entre autres choses, sur une mauvaise conscience de la classe intellectuelle dominante. Le populisme parle d'un peuple défini comme une communauté, un ensemble socialement homogène (opposé à "l'individualisme bourgeois") sous-tendu par une culture, un mode de vie, des traditions, une identité qui impose à la femme de s'affirmer comme une nouvelle Marianne emblématique du pays (fig. 14. Couverture de Regards du 13 juillet 1939, photographie anonyme). Mais en prétendant concilier passé et avenir, identité et changement, l'enjeu devient vite contradictoire. L'image d'une France mythique doit s'accorder avec l'avenir radieux promis par les communistes. Or l'avenir, dans les couvertures de Regards, n'est envisagé que comme reproduction améliorée du présent. L'absence de profondeur de champ dans les photographies renforce l'idée d'une image prisonnière d'un cadre historique restreint. La participation politique d'une classe sociale auparavant promue à l'avant-garde du combat communiste voit son action niée [p. 59] par une photographie qui témoigne d'un regard chargé de bonne conscience, où les ouvriers sont devenus de sympathiques icônes s'adonnant à des plaisirs simples (fig. 15. Couverture de Regards du 17 mars 1938, photographie anonyme). Les couvertures de Regards rendent compte d'une absence de dialectique : le statut des masses populaires se fige dans des images statiques et codées. La photographie "humaniste" que propose la revue n'est plus de l'ordre de l'action mais de la pose, et la construction de la couverture, plate et sans mise en perspective, ne révèle plus " dans sa structure même, celle de la société41 ". Le temps historique disparaît au profit d'une intemporalité exonérée de la notion d'engagement, si présente dans les premières années de parution. Mais s'engager dans une action, c'est se mettre en position d'être menacé. Et la réorientation discursive du PCF n'impose plus de faire l'histoire révolutionnaire. Ce désistement se fait au détriment de la dénonciation des conditions historiques réelles, et par l'instauration

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d'une " doxa mythologique ", qui, toujours selon Roland Barthes, déguise le réel et doit être démasquée. Mais n'est-ce pas oublier qu'il est de la " nature du domaine politique d'être en guerre avec la vérité sous toutes ses formes42 " ?

31 À la Libération, Regards reparaît le 1er janvier 1945, et la photographie humaniste devient l'iconographie de référence. Le PCF voit sa position au sein de la société renforcée par son comportement dans la Résistance et le général de Gaulle fait appel aux communistes pour siéger dans son gouvernement : une nouvelle fois, le Parti trouble son identité subversive par des compromis. La participation au pouvoir reste la priorité, et d'une façon générale, il s'instaure un étroit parallélisme entre les processus unitaires du Front populaire et de l'immédiate après-guerre pour l'union des classes populaires43.

32 La photographie de presse dans ce cas précis se doit de construire cette nouvelle identité du PCF (délaissement relatif de l'électorat de base et volonté d'élargir le champ d'action auprès de nouvelles classes sociales). Il ne s'agit pas d'une dépolitisation éventuelle de la revue, mais de suivre la logique d'une idée : en affichant une photographie consensuelle, qui célèbre le rôle de la femme (objet de séduction) et celui de l'homme (gestuelle esthétique du travail), le magazine cherche à s'inscrire dans un espace politique normatif. D'autre part, le choix de ce type d'images s'inscrit dans un cadre concurrentiel. Au lendemain de la guerre, le nombre de périodiques illustrés se multiplie, et l'on y retrouve la plupart des photographes publiés dans Regards. Le Parti communiste tente d'affirmer une identité rassurante par une iconographie symbolique dont " la justification finale de tout cet académisme [est] de donner à l'immobilité du monde la caution d'une ``sagesse'' et d'une ``lyrique'' qui n'éternisent les gestes de l'homme que pour mieux les désamorcer 44. " [p. 60] image Gaëlle Morel est l'auteur d'un DEA d'histoire de l'art consacré aux couvertures de Regards à l'université Paris-I, sous la direction de Philippe Dagen, 2000. image L'auteur tient à remercier Philippe Dagen et Michel Poivert ainsi que Pascal Carreau, du Conseil national du parti communiste français, Catherine Bensadek et Alexandre Courban de la Bibliothèque marxiste de Paris. [p. 61]

NOTES

1. Roland Barthes, " Le message photographique ", in Communications 1, Paris, Seuil-École pratique des hautes études, 1961, p. 127. 2. Ces premiers numéros de Nos Regards se trouvent à la Bibliothèque nationale (dix-huit numéros mensuels de mai 1928 à octobre 1929). Dans une optique concurrentielle, le mensuel sort deux mois après Vu, premier magazine illustré de cette génération, où la mise en page dynamique et les photomontages de couverture d'Alexandre Liberman rompent avec le style conservateur de l'hebdomadaire de luxe L'Illustration fondé en 1843. Suivent Miroir du monde en 1930, Voilà en 1931, Regards sur le monde du travail en 1932, Marianne en 1933, Marie-Claire en 1937, Match en 1938, pour ne citer que les plus célèbres. D'après Sandrine Lachaumette, qui s'est entretenue avec Marie-Paule Vaillant-Couturier (fille de Lucien Vogel) dans le cadre d'un mémoire de maîtrise (Mémoires, foules, peuples

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dans la presse illustrée française, mai 1933-août 1937, sous la direction de D. Tartakowsky, Paris I, 1990, p. 22), les archives du magazine Regards ont été confisquées par la police en 1939. Il est néanmoins possible de consulter la collection des originaux de 1932 à 1960 à la Bibliothèque marxiste de Paris et sur microfilms à la Bibliothèque nationale. 3. Pendant la période de l'entre-deux-guerres, alors que la presse quotidienne périclite à l'exception de Paris-Soir qui use largement de la photographie, " le marché propose, toutes catégories confondues, [...] plus de quatre-vingts magazines illustrés courants [...] " (Cf. Christian Bouqueret, La Nouvelle Vision photographique en France, 1920-1940, Paris, Marval, 1997, p. 155). 4. Olivier Lugon, La Photographie en Allemagne. Anthologie de textes (1919-1939), Nîmes, éd. Jacqueline Chambon, 1997, p. 283. 5. Au cours des années 1920, le marché allemand est dominé par l'hebdomadaire Berliner Illustrirte Zeitung (fondé en 1890) qui atteint les deux millions d'exemplaires à la fin des années vingt, et la Münchner Illustrierte Presse (fondée en 1923), plus conservateur ; cf. O. Lugon, op. cit., p. 247. 6. En ce qui concerne la genèse et l'évolution de la formation de ces groupes d'amateurs ouvriers et de la publication mensuelle (Arbeiter-fotograf) qui leur est destinée, voir O. Lugon, ibid., p. 283. 7. Ce qui permet à Moscou de surveiller la ligne éditoriale de la publication. 8. Note de 1934, n° 704, Bibliothèque marxiste de Paris : " Regards ayant déjà dépassé les 50000 exemplaires (mars-avril 1934) baisse son tirage à 33000 exemplaires. Lourd déficit (10000 par mois) [...] Décision : maintenir ou renoncer. Formule bonne : 2500 abonnés, clientèle de 28-30000 lecteurs. Moyens : le PCF nomme un directeur politique et administratif responsable qui secondé par un conseil d'administration et de direction PCF, contrôle de l'IC-éditions de l'IC. Jacques Duclos d'accord quant à la nomination de Georges Sadoul. " En 1936, Regards dépasse les 100 000 exemplaires vendus ; cf. L'Histoire générale de la presse française (1871-1940), t. 3, sous la direction de Claude Bellanger, Jacques Godechot, Pierre Guiral, Fernand Terrou, Paris, Puf, 1972, p. 582. 9. Jean Maitron (dir.), Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier, Paris, Les Ouvrières, 1982. 10. L'Histoire générale de la presse française..., op. cit., p. 578. 11. Vu coûte un franc cinquante le numéro. Son engagement politique correspond à une tendance sociale-démocrate jusqu'à son rachat en 1936 par des amis de Pierre Laval. Vu reste dans l'histoire de la presse illustrée française la référence en matière d'innovation, en partie à cause de son important succès. 12. L'Histoire de la presse française..., op. cit., p. 577. " Le développement de la presse communiste représente un phénomène en grande partie original dans l'histoire de la presse française. Si ce n'était pas la première fois qu'un parti politique donnait à la propagande une place prépondérante dans son action et concevait la presse comme l'instrument privilégié de l'éducation politique de ses militants et du prosélytisme de sa doctrine, jamais l'effort en faveur de la presse ne fut mené avec autant de rigueur et de continuité. Les résultats furent remarquables et la vigueur de la presse communiste contrastait avec la faiblesse de la presse socialiste ou radicale, et d'une manière générale avec la précarité de la presse d'opinion de la période. " 13. Walter Benjamin, " L'oeuvre d'art à l'époque de sa reproductibilité technique ", in L'Art et la Photographie (trad. Ch. Jouanlanne), Paris, Carré, 1997, note 31, p. 65. 14. En décembre 1932, l'Association des écrivains et des artistes révolutionnaires (AEAR) est créée par Barbusse et Vildrac afin de lutter contre le fascisme en accueillant les

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compagnons de route et en leur donnant une indépendance que l'adhésion au Parti interdit. En août 1932, à l'initiative de Barbusse et du compagnon de route Romain Rolland, le Congrès mondial d'Amsterdam contre la guerre et l'impérialisme organisé en sous-main par Willy Münzenberg pour le compte du Komintern, réunit tous les partis, organisations diverses et personnalités qui se réclament du pacifisme. En juin 1933, Rolland s'engage à nouveau, au sein d'un comité d'intellectuels français qui organise salle Pleyel, à Paris, un congrès antifasciste européen. De ces deux mouvements naît le Comité Amsterdam-Pleyel, chargé de mener une action suivie contre la guerre et le fascisme. Si les hommes politiques ne sont pas encore prêts, tous les grands noms de la littérature sont mobilisés à gauche face à un ennemi commun. 15. Paul Ricoeur, " Histoire et mémoire ", in Antoine de Baecque et Christian Delage (dir.), De l'histoire au cinéma, Bruxelles, Complexe, 1998, p. 26. 16. Sur les relations entre les différents journaux et revues du triangle Moscou-Berlin- Paris, on peut consulter Paris-Moscou 1900-1930, catalogue de l'exposition " Paris-Moscou ", Paris, Centre Georges-Pompidou/Gallimard, 1979, p. 71 et Paris-Berlin, catalogue de l'exposition " Paris-Berlin ", Paris, Centre Georges-Pompidou, 1978, p. 212. 17. L'utilisation symbolique du poing levé et isolé se retrouve dès les années 1920, d'une part chez le photomonteur soviétique Klutsis et d'autre part chez Heartfield. 18. Pour reprendre une expression de Mircea Eliade, Mythes, Rêves et Mystères, Paris, Gallimard, 1957, p. 24. 19. Recueil de déclarations du groupe Octobre de 1931, cité par Claude Leclanche-Boulé, Le Constructivisme russe : typographies et photomontages, Paris, Flammarion, 1991, p. 145. 20. " En photographie, il y a de vieux points de vue, les points de vue d'un homme qui est debout et regarde autour de soi. C'est ce que j'appelle la ``photographie du nombril'', l'appareil sur le ventre. La cité moderne avec ses immeubles élevés, son industrie, ses vitrines sur deux ou trois étages, ses tramways, ses voitures, sa publicité multicolore, ses paquebots, ses avions, tout cela a amené un changement dans le psychisme de la perception visuelle. Les points de vue les plus intéressants pour l'époque actuelle sont ceux de bas en haut et de haut en bas et c'est là-dessus qu'il faut travailler. Je ne sais pas qui les a inventés, mais je crois qu'ils existent depuis longtemps. Je veux les affirmer et les faire connaître. ", Alexandre Rodtchenko, " Notebook for LEF ", Novy Lef, n°6, 1927, p. 3, in Alexandre Lavrentiev, Rodtchenko. Photographies 1924-1954, Paris, Gründ, p. 22. 21. Jean-Paul Ameline, introduction du catalogue Face à l'Histoire, Paris, Centre Georges- Pompidou, 1997. 22. Elias Canetti, Masse et Puissance, Paris, Gallimard, 1966, p. 27. 23. Alors que l'AIZ continue de publier les photomontages de Heartfield, y compris dans son exil forcé à Prague de 1933 à 1938. 24. La menace fasciste est dorénavant représentée à travers les publications régulières des reportages de Robert Capa, Gerda Taro et Chim pris pendant la guerre d'Espagne. Jusqu'à la fin du conflit, l'idéalisation formelle du soldat républicain tente de faire oublier à la fois les querelles internes dans le camp républicain et l'abstention du Parti communiste français lors du vote à la Chambre sur la non-intervention en Espagne (5 décembre 1936). Cf. la thèse qui vient d'être soutenue par François Fontaine à Paris IV sous la direction de Bruno Foucart, sur la représentation de la guerre d'Espagne dans les presses illustrées française et espagnole. 25. Nicole Racine et Louis Bodin, Le Parti communiste français pendant l'entre-deux-guerres, Paris, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, 1982, p. 213. 26. Danielle Tartakowski, La Vie est à nous, Paris, Gallimard, coll. Découvertes, 1996, p. 90.

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27. Pour plus de détails sur les agences photographiques parisiennes, on peut consulter Françoise Denoyelle, La Lumière de Paris. Les usages sociaux de la photographie, 1919-1939, t. II, Paris, L'Harmattan, 1997, p. 89-95. 28. Jean-Claude Gautrand, " Le regard des autres. Humanisme ou néoréalisme? ", in Nouvelle Histoire de la photographie, Michel Frizot (dir.), Paris, Bordas/Adam Biro, 1994, p. 613. 29. Henri Bénac, Guide des idées littéraires, Paris, Hachette, 1988, p. 242. 30. Philippe de Comes et Michel Marmin (dir.), Le Cinéma français, 1930-1960, Paris, Atlas, 1984, p. 5. 31. La Querelle du réalisme, présentation de Serge Fauchereau, Paris, Cercle d'art, 1987, p. 20. 32. L'Histoire générale de la presse française..., op. cit., p. 527. 33. C. Bouqueret, op. cit., p. 158. 34. Cf. Alain Fleig, " Anatomie d'un mythe ", Les Cahiers de la photographie, n° 9, Laplume, ACCP, 1983, p. 30-36. 35. Cette exposition organisée par Edward Steichen, conservateur du département de la photographie, a lieu au Museum of Modern Art de New York. 36. Roland Barthes, " Le mythe est une parole dépolitisée ", Mythologies, Paris, Seuil, 1957, p. 217. 37. Jean-Paul Sartre, L'existentialisme est un humanisme, Paris, Nagel, 1970, p. 70. 38. Arlette Farge, La Chambre à deux et le cordonnier de Tel-Aviv, Paris, Seuil, 2000, p. 89. 39. Ibid., p. 91. 40. R. Barthes, " La grande famille des hommes ", Mythologies, op. cit., p. 163. 41. O. Lugon, Le " style documentaire " dans la photographie allemande et américaine des années vingt et trente, thèse de doctorat sous la dir. de Pierre Vaisse, Université de Genève, 1994, p. 41. 42. Hannah Arendt, La Crise de la culture, Paris, Gallimard, 1972, p. 305. 43. Cf. Philippe Buton, Les lendemains qui déchantent. Le Parti communiste français à la Libération, Paris, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, 1993. 44. R. Barthes, op. cit., p. 164.

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Iconographie

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Esthétique de l’occasion Naissance de la photographie instantanée comme genre

André Gunthert

Fig. 1 : L. et A. Lumière lançant un seau d’eau, tirage négatif sur papier albuminé d’après négatif au gélatino-bromure d’argent, 14.2 x 9,7 cm, v. 1888.

1 L’histoire de l’instantané photographique a souvent été abordée d’une manière excessivement technique, conduisant à de nombreux contresens1. Il est pourtant facile de montrer que la notion, en opposition avec celle de photographie posée, recouvre par hypothèse, pour les photographes du XIXe siècle, les conditions qui permettent d’enregistrer un sujet “sur le vif”, sans préparation ni mise en scène préalable, dans la

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vérité de son apparition2. Cette dimension est évidemment celle qui fait le mieux apercevoir, sous le recours au terme d’instantané, la référence implicite à une esthétique. Quand bien même un appareil photographique, posé sur un pied, enregistrerait en une fraction de seconde l’image d’un monument ou de tout autre sujet inanimé, aucun photographe du XIXe siècle ne songerait à mobiliser ici la notion d’instantané. Celle-ci ne décrit donc pas seulement une pose brève, mais son application à un certain type de sujet, dans certaines conditions de prise de vue. Le genre de captation que vise dès l’origine le projet de la photographie instantanée n’est autre que celle recommandée par Léonard pour l’étude sur le vif, soit une capacité d’enregistrement immédiate d’un sujet d’occasion3. Actualisé par la maîtrise de la combinaison gélatino-alcaline4, ce projet engendre dans les années 1880 la première esthétique autonome de la photographie, et en fait l’agent d’une double émancipation : celle de la représentation par rapport à la tutelle des beaux-arts et réciproquement celle des beaux-arts par rapport à l’impératif de la représentation. Cette mutation fondamentale, dont on ne commencera à prendre la mesure que quelques décennies plus tard (en particulier avec la Nouvelle Vision et l’essor de théories esthétiques qui, de László Moholy-Nagy à Walter Benjamin, font de la photographie le levier qui fait basculer les anciennes conceptions de l’art5), est déjà à l’œuvre dans les recherches et les étonnements des premiers instantanéistes. En me bornant à l’etude de l’éclosion de la photographie instantanée comme genre, je tenterai ici de dégager les principales conditions qui ont autorisé ce processus.

Le sujet du calcul

2 Dans la seconde moitié du XIXe siècle, si la recherche du nouveau est déjà une motivation significative de la création esthétique, elle ne correspond pas encore à un modèle assumé en photographie : l’apparition de formes inédites, phénomène constaté plutôt que revendiqué, y relève de processus lents, dont la perception s’élabore a posteriori. Lorsque Albert Londe choisit en 1886 d’intituler son premier livre : La Photographie instantanée, sa compréhension de ce que recouvre ce titre est encore indistincte. Les éléments de définition que fournit son avant-propos (« La dénomination de photographie instantanée est réservée à toute épreuve prise dans un temps très court6 »), ne correspondent pas à une détermination globale de la pratique ouverte par la procédure gélatino-alcaline, mais reprennent l’explicitation classique du terme par la brièveté de la pose : Londe définit une photographie instantanée, pas la photographie instantanée.

3 Pourtant, le geste qui a fait élire cette formule traduit bien l’émergence d’une signification nouvelle. Près de dix ans séparent La Photographie instantanée des plus anciennes publications françaises consacrées au gélatino-bromure d’argent7. Aussi curieux qu’il puisse paraître, son titre est le premier recourant à cette expression8. Petit traité pratique de l’usage de la nouvelle technologie, le livre de Londe aurait fort bien pu s’accommoder, comme d’autres, d’un intitulé procédural9. Parmi les manuels de la période, cette appellation singulière témoigne d’un choix délibéré. Apparu sous forme adjective dans d’innombrables expressions (épreuve instantanée, chambre instantanée, collodion instantané, etc.), le terme “instantané” a été rapidement substantivé10 pour désigner des images caractérisées par une exposition brève – catégorisation technique, qui n’est liée qu’implicitement à l’expression d’une esthétique. C’est au fil des pages de l’ouvrage de Londe qu’apparaissent, par petites touches, les éléments qui font de “la photographie instantanée” la signature d’une pratique spécifique du médium (« nous

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voulons prendre, en passant, tout ce qui peut s’offrir inopinément à notre vue11 » ; « apercevons-nous un sujet intéressant, nous le saisissons immédiatement, pour ainsi dire, sans nous arrêter, puis nous continuons notre route12 »). L’absence d’une formulation programmatique explicite de cette orientation fournit deux indications : la pratique à laquelle réfère le titre fait déjà partie de l’univers de l’avant-garde photographique ; la perception de ses traits distinctifs est encore confuse, entravée par les modèles de la période antérieure.

4 Londe avait au moins une bonne raison de choisir un tel intitulé. À la différence de la plupart des manuels de l’époque, centrés sur la préparation, l’usage et le développement du support photosensible, la majeure partie de son ouvrage détaille les divers aspects de la question dont il s’est fait une spécialité à la Société française de photographie : celle des obturateurs. C’est la place accordée à ce nouvel outil de la photographie qui interdit de donner à son livre un titre copié sur les intitulés procéduraux habituels, et qui fait de l’ouvrage, plutôt que la description d’une technologie, le portrait d’une pratique.

5 Pendant quarante ans, la photographie s’était faite “au bouchon” – en ôtant puis en remettant l’opercule sur l’objectif. Daguerre, dès 1841, puis Talbot, Bertsch, Disdéri, Le Gray : la plupart des expérimentateurs qui s’étaient essayé à la photographie rapide avaient rencontré le problème d’une limitation de l’impression lumineuse, et formulé au moins le souhait de disposer d’un appareil qui en permette une gestion plus sûre que l’occultation manuelle. Le système le plus ancien, imaginé dès la période daguerrienne, est celui de la guillotine : un morceau de carton ou une planchette de bois glissant de son propre poids entre deux guides. À la fin des années 1870, ces instruments se diversifient et se multiplient, en proportion de l’augmentation de sensibilité des supports – tout en restant tributaires d’une réalisation sommaire, traduction d’une mécanique élémentaire de la poussée, de la traction ou de la gravité. Promus au rang d’auxiliaires indispensables à l’usage du gélatino-bromure d’argent, les obturateurs font l’objet d’importants perfectionnements dès le début des années 1880 : l’acier et le cuivre remplacent le feutre ou le bois, le ressort et l’engrenage le caoutchouc ou le fil. Les mécanismes sont étudiés pour produire un minimum de frottements et de soubresauts, et permettent rapidement d’atteindre des temps de pose de l’ordre du centième de seconde. D’abord ajustés à l’extrémité de l’objectif, ils s’intercalent entre l’optique et la chambre noire, avant d’être enfermés dans le boîtier. En étroite symétrie avec l’idée d’une plaque sensible qui perçoit plus et mieux que l’œil humain13, la césure entre la main et l’outil complète exemplairement la représentation instrumentale de la photographie développée dans le dernier quart du siècle. Instrument de précision, l’obturateur des années 1880 autorise le passage de la “chambre” à l’”appareil” photographique : il est le principal vecteur par où l’outil d’enregistrement – autrefois vulgaire boîte – devient à proprement parler une machine. D’abord apposé à la camera obscura à la manière d’une prothèse, l’obturateur, lorsqu’il s’y intègre, la transforme définitivement en « horloge à voir14 ».

6 S’il traduit la volonté d’afficher la modernité nouvellement acquise de la pratique photographique, l’accent mis par Londe sur ce dispositif exprime aussi un autre déplacement fondamental. Jusqu’à l’introduction du gélatino-bromure d’argent, la préoccupation technique majeure des photographes était liée à la préparation du support. Les embarras de cette opération, qui imposaient le maintien de manipulations strictement artisanales et alimentaient une représentation de la photographie comme activité manuelle (l’idée que, pour faire de la photographie, il fallait, au sens propre, se “salir les mains15”), absorbaient l’essentiel de l’attention des praticiens, reléguant au

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second plan les interrogations liées à l’étape suivante : celle de la prise de vue. Appuyée sur les modèles issus des beaux-arts, bornée par un spectre de sensibilité restreint, la question du sujet apparaissait comme un souci marginal, le plus souvent évacué des manuels. En réglant le problème de la préparation des supports (désormais disponibles sous la forme de plaques sèches prêtes à l’emploi), tout en ouvrant à l’enregistrement d’une gamme inédite de sujets, la combinaison gélatino-alcaline renverse l’ordre de préoccupations des opérateurs : les préalables à la prise de vue sont devenus un point secondaire, la difficulté principale est maintenant tout entière du côté de la maîtrise de l’exposition.

7 Dans les manuels, un nouvel outil méthodologique a fait son apparition : un tableau détaillant la vitesse de divers objets en mouvement, de l’homme au pas (1,11 mètre par seconde) au vol du pigeon voyageur (27 m/s), en passant par le patineur sur glace (12,14 m/s), le cheval au galop (18,71 m/s) ou le train express (20,83 m/s)16. Pour ces nouveaux sujets de la photographie, Josef-Maria Eder, Léon Vidal ou Albert Londe reprennent les informations du fameux “Tableau des vitesses” de James Jackson, publié en 1885 dans la Revue d’astronomie populaire de Camille Flammarion, et qui connaîtra de nombreuses rééditions, ajouts et compléments17. Du plus lent au plus rapide, plus de trois cents mouvements y sont recensés : croissance des ongles (2 millionièmes de m/s), écoulement du sang dans la queue du têtard (0,00059 m/s), progression du colimaçon (0,0015 m/s), lecture d’un texte courant (0,038 m/s), vitesse ascensionnelle d’un homme gravissant un escalier (0,15 m/s), chute d’un corps à la surface de Neptune (4,67 m/s), brise fraîche (10 m/s), vol de la mouche (53,35 m/s), vitesse initiale d’un boulet de canon (1 013 m/s), vitesse du son dans l’acide chlorhydrique (1 171 m/s), explosion du coton-poudre (de 5 180 à 5 790 m/s), révolution de Vénus autour du Soleil (34 630 m/s), vitesse de l’électricité dans un fil télégraphique aérien (36 millions de m/s) – jusqu’à l’extravagant « courant électrique provenant de la décharge d’une bouteille de Leyde dans un fil de cuivre de 0,0017 m de diamètre » (463,5 millions de m/s – soit 1,5 fois la vitesse de la lumière).

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Fig. 2. “Tableau de diverses vitesses exprimées en mètres par seconde”, par J. Jackson, version revue et augmentée du 6 février 1983, fascicule imprimé par Gauthier & Cie.

Fig. 3. A Ehrmann, “Express calais-Bâle. Sans retouche”, papier albuminé, 12 x 16,3 cm, 1888.

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Fig. 4. Ch. Grassin, “Train en marche”, papier albuminé, 20,5 x 26 cm, 1882.

8 Les emprunts photographiques à ce roman de l’accélération racontent l’inscription de la photographie dans l’imaginaire de son siècle, l’apparition d’une gamme emblématique de sujets rapides, mais aussi, par leur traduction simultanée dans les termes de ce nouvel algèbre, la profonde transformation de la notion même de sujet. S’il était autrefois utile de posséder des rudiments de chimie pour affronter les difficultés de l’exercice photographique, les praticiens de la fin du XIXe siècle se doivent de disposer d’un sérieux bagage en mathématiques. L’usage de l’obturateur, avec la complexité de la détermination de la vitesse d’ouverture, avec l’abstraction de sa notation par la fraction de seconde, demandait déjà de se familiariser avec des notions jusque-là étrangères au domaine. Plus encore, le nouveau Graal de la photographie, l’estimation du temps de pose, définie par les manuels comme la condition sine qua non de l’obtention d’une bonne épreuve, se voit désormais parée d’élégants schémas, de courbes en cloche et d’équations à plusieurs inconnues. Les photographes se sont vite aperçus du peu d’intérêt pratique de la connaissance de la vitesse absolue d’un mobile : seul compte son déplacement relatif au plan focal, que modifient notamment l’éloignement et l’angle du déplacement. Si l’on ajoute à ces paramètres nouveaux les variations classiques de l’illumination ou de l’actinisme, pour ne rien dire de la mise en œuvre de l’obturateur, la mise en facteurs de l’ensemble des critères nécessaires à l’évaluation théorique de la durée d’exposition produit de redoutables formules et d’impressionnants tableaux – dont on doute qu’ils puissent apporter à l’opérateur novice autre chose qu’un bon mal de tête18.

9 Le peu d’efficacité pratique de ces exercices ne doit pas dissimuler leur portée symbolique. Simulacre des codes scientifiques du monde de l’ingénieur, la mathématisation du temps de pose propose la possibilité d’une objectivation de la photographie. Aussi approximative soit-elle, l’évaluation de la vitesse de prise de vue représente la première échelle positive de la discipline, l’éloignant du caractère

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empirique qui marquait ses origines. Mais il y a plus. En ramenant l’ensemble des phénomènes à la seule variable de la durée d’exposition, elle confère un pouvoir inédit au médium. Transformé en expression algébrique, en résultat de la mesure ou du calcul, le sujet n’est plus défini par des déterminations thématiques ou des propriétés esthétiques, mais par un paramètre exclusivement photographique. Portrait, nu, paysage, monument, nature morte : l’enregistrement argentique n’avait pu jusqu’alors qu’emprunter aux beaux-arts les critères d’assignation du figurable. Avec le chiffrage de l’exposition, le médium plie la représentation à son ordre, impose au visible la grille de la technique, transforme les sujets de la peinture en objets de la photographie.

Émancipation du regard

10 Cette évolution de la réception accompagne rigoureusement celle de l’iconographie. Les historiographes pressés de l’instantané, quand ils ne font pas coïncider l’invention du procédé au gélatino-bromure d’argent avec l’apparition de photographies de sujets mouvementés, tendent à ramasser l’essentiel de ce processus au début des années 1880. Mais disposer d’une nouvelle technologie ne suffit pas à produire de nouvelles images. L’émergence de l’iconographie instantanée en France compte paradoxalement parmi les évolutions les plus lentes des formes photographiques. Subdivisée en trois grandes étapes, celle-ci s’étale sur plus d’une décennie : une période de test et d’expérimentation, entre 1877 et 1881 ; le renouvellement des sujets de la photographie rapide, entre 1882 et 1886 ; enfin l’installation de la photographie instantanée comme genre, à partir de 1886.

11 Toutes les épreuves conservées illustrant les premiers pas de l’usage du gélatino-bromure relèvent de la catégorie de l’essai technique. La plus ancienne série connue, exécutée en avril 1879 par le photographe Jean-Baptiste Germeuil-Bonnaud, a été déposée à la Société française de photographie par le fabricant de plaques Stebbing à titre de démonstration de la sensibilité d’un support annoncé comme « quatre fois plus rapide que le collodion humide » : six petites images rondes, d’assez piètre qualité, illustrant divers cas typiques de photographie rapide, du cours d’eau au portrait animé en passant par la scène de rue ( voir fig. 5 à 10). Témoignage apparemment peu spectaculaire, consigné sans aucun commentaire dans les colonnes du Bulletin de la SFP19, il comprend pourtant deux spécimens de véritables prises de vue sur le vif : une scène amusante en extérieur20 et un exemple de reportage, qui appartiennent déjà à part entière à la catégorie de l’instantané proprement dit.

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Fig. 5à 10. J.-B. Germeuil-Bonnaud, essais de prise de vue sur plaque Stebbing, série de 6 tirages (env. 5 cm de diamètre chaque) sur papier albuminé d’après négatifs au gélatino-bromure d’argent, avril 1879.

12 Si l’essai technique forme un cadre a priori peu propice à l’éclosion de nouvelles formes visuelles, c’est pourtant dans ses marges, en dehors de tout réquisit esthétique, qu’apparaissent les premières images annonciatrices des surprises et des accidents de

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l’instantané photographique. Le 5 novembre 1880, Edgar Audra, membre du conseil d’administration de la SFP et l’un des premiers expérimentateurs français des procédés aux émulsions, présente à la Société un modèle d’obturateur à volet qui, quoique de manipulation manuelle, permet selon lui d’obtenir un temps de pose d’« une très minime fraction de seconde21 ». C’est pour tester la vitesse de cet obturateur qu’il imagine différents cas de prise de vue, dont les résultats seront proposés le mois suivant : « M. Audra fait passer sous les yeux de la Société des épreuves instantanées obtenues sur plaques à la gélatine bromurée au moyen de l’obturateur qu’il a présenté à la dernière séance. Ces épreuves représentent un enfant sautant à la corde, saisi au moment où il est en l’air. Les traits du visage sont d’une netteté très satisfaisante22. »

13 Il est significatif de constater que de telles images, si elles sont bien répertoriées au titre d’exercices techniques23, ne suscitent à ce stade aucune forme de réception esthétique, pas plus qu’elles n’éveillent d’effet d’entraînement iconographique. Marines, scènes de rue, paysages, groupes, animaux : pendant plusieurs années, les opérateurs n’appliquent guère les capacités de la combinaison gélatino-alcaline qu’au répertoire traditionnel de la photographie rapide, établi dès les années 1850. Certes, la nouvelle technologie permet d’étendre à un plus grand nombre de praticiens la faculté de produire des images autrefois réservées aux meilleurs spécialistes, voire, dans le meilleur des cas, d’améliorer de façon sensible le traitement des sujets animés (fig. 11 et 12). Techniquement réalisables, admis dans le cadre de l’expérimentation technique ou scientifique, les nouveaux sujets de l’instantané ne réunissent pas encore les conditions de légitimité esthétique qui permettraient de les imposer comme des images autosuffisantes.

Fig. 11. Ch Grassin, “Barques de pêche”, papier albuminé d’après négatif au gélatino-bromure d’argent, 19,3 x 25,5 cm, 1882.

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Fig. 12 Ch. Grassin, “Étude de vague”, papier albuminé d’après négatif au gélatino-bromure d’argent, 19,3 x 25,3 cm, 1882.

14 En mars 1889, la revue L’Amateur photographe, qui publie quelques-unes des images les plus typiques de la période, accompagne l’une de ses illustrations d’une longue analyse – l’un des très rares commentaires contemporains détaillés consacrés à une vue instantanée (fig. 13). « L’important, au point de vue photographique – note Gabriel Rongier, rédacteur en chef du périodique –, c’est que le déclenchement de l’obturateur ait coïncidé avec l’instant précis où le modèle atteignait le point culminant (point mort) de son ascension. Cet instant, M. Kimm, l’auteur de cette curieuse étude, l’a admirablement saisi, et nos lecteurs trouveront sûrement comme nous qu’il était difficile d’obtenir une plus grande netteté, et de rendre avec plus de vérité un spectacle vivant et plein d’intérêt 24. » Mais le compliment s’arrête là. En comparant l’épreuve avec un tableau de genre qui figure un sujet similaire, Rongier critique les défauts de composition de la photographie, le décor inadéquat, les personnages qui dissimulent la couverture, les chapeaux melons peu pittoresques : « L’ensemble est à coup sûr des plus satisfaisants et mérite d’être proposé comme modèle au point de vue technique ; mais, nous le répétons, c’est une étude insuffisante comme composition25. »

15 Il peut paraître paradoxal de rabattre les exigences de la composition picturale sur un instantané – dont la relative impréparation est justement ce qui lui confère son caractère d’authenticité. Mais l’exégèse du rédacteur en chef de L’Amateur photographe ne fait qu’appliquer les critères esthétiques courants de l’époque, selon lesquels une représentation sur le vif est forcément assimilée à la catégorie de l’étude préparatoire. Les éléments de spécificité de la photographie ont bien été repérés (Rongier discute notamment le degré de préparation de la prise de vue, supposant à juste titre que ses acteurs se sont prêtés au jeu à la demande du photographe), mais ces éléments ne sont pas valorisés de la façon qui nous est aujourd’hui familière. Si le système de lecture employé apparaît en décalage avec ce que propose l’image, voire déjà daté par rapport à

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l’évolution contemporaine de ces catégories dans le domaine des beaux-arts, il montre que l’appréciation des nouveaux sujets de l’instantané suppose, au préalable, un regard émancipé de la hiérarchie traditionnelle des pratiques picturales.

16 Appuyée sur le processus d’autonomisation de l’étude (mouvement en chiasme engagé de longue date par les peintres de paysage, puis renforcé par l’impressionnisme, qui renverse progressivement l’ordre des valeurs affectées à l’étude préparatoire et à l’œuvre achevée), cette émancipation dépend comme lui d’un travail souterrain qui se produit sur le terrain des images, bien avant d’atteindre le seuil de la conscience critique. Parmi ses agents, on relèvera deux leviers puissants : le recours à des contextes de lecture indépendants des formes artistiques ; l’invention de sujets définis en priorité par leurs caractéristiques photographiques.

Fig. 13. Kimm, “Berné”, papier albuminé d’après négatif au gélatino-bromure d’argent, 12 x 16,9 cm, 1888.

17 En avril 1885, muni d’une chambre stéréoscopique à obturateurs indépendants, Albert Londe se rend pour la première fois aux carrières d’Argenteuil, où il photographie l’abattage à la dynamite d’un pan de rocher26. Selon la description qu’il fournit lui-même de ce qu’il nomme « l’expérience », il s’agit d’un phénomène spectaculaire : « Un silence profond règne dans la carrière ; seuls de légers nuages de fumée indiquent que l’opération est commencée. Tout d’un coup une détonation se fait entendre, les éclats volent autour de nous, d’autres détonations suivent, les piliers disparaissent les uns après les autres. Un coup plus fort résonne et la masse hésitante s’effondre au milieu d’un nuage de poussière en faisant trembler le sol sous nos pieds27. » Soumis à un regard d’aujourd’hui, les images issues de cette prise de vue paraîtront décevantes, sinon inintelligibles (fig. 14). Elles ont pourtant fait l’objet d’une publication dans la revue de vulgarisation scientifique La Nature, et Londe réunira deux ans plus tard au même endroit le groupe de ses camarades, habitués du laboratoire photographique de la Salpêtrière, pour une séance qui formera le coup d’envoi de la Société d’excursions des amateurs photographes (SEAP).

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Fig. 14. A. Londe, “Photographies successives des différentes phases d’une explosion dans les carrières de gypse d’Argenteuil”, planche de 4 tirages sur papier albuminé d’après négatifs au gélatino- bromure d’argent, 28,5 x17,2 cm, avril 1885.

18 Fort éloignée en apparence des instantanés de sauts ou de chutes qui constitueront l’iconographie de prédilection des amateurs de la fin des années 1880, la modeste série d’Argenteuil en fournit le guide : un sujet défini par les capacités d’enregistrement du médium, qui en exploite les limites extrêmes (seul l’actinisme de la carrière de gypse autorise le recours au plus hautes vitesses d’obturation) ; un sujet irréductible à l’ordre des beaux-arts, indépendant des notions d’œuvre ou d’étude ; un sujet qui ne doit sa validation qu’à la grille des critères techniques de la photographie, et le cas échéant à sa valeur d’information (ainsi qu’en atteste le reportage publié par La Nature).

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Fig. 15. Vedastus (G. de Landeville, dit), “Nancy 1887. Prouesse photographique”, tirage sur papier albuminé d’après négatif au gélatino-bromure d’argent, 13, 8 x 9,8 cm.

19 Comment témoigner photographiquement des nouvelles capacités du médium ? « Bien des amateurs, dès qu’ils ont un obturateur, ne rêvent que de photographier des chevaux de course ou des trains express28 », note Londe dans La Photographie instantanée. Comme le recours au “Tableau des vitesses” de Jackson, ce réflexe ne correspond qu’à un premier état de la réponse. Sur un plan strictement iconographique, l’enregistrement d’un train rapide est, selon Eder, « une besogne ingrate, car si l’épreuve obtenue est nette, le train semble absolument au repos et l’affirmation seule du photographe, plus encore que le panache de vapeur qui voltige, garantit bien l’instantanéité de la pose29 » (voir fig. 3 et 4). Plus que de se mesurer à des mobiles rapides, que l’arrêt sur image de l’instantané semble paralyser, il s’agit dès lors pour les photographes d’inventer les sujets qui attestent par l’image des caractéristiques de la prise de vue. De même que la photographie des carrières d’Argenteuil, l’enregistrement de sauts ou de plongeons répond exemplairement à cette exigence et s’impose à partir de 1887 comme le clou de la photographie instantanée (voir fig. 15 et 16). Opérant la translation sur le plan iconographique des propriétés d’une pratique, ces images expriment la signature esthétique de l’instantané – la naissance d’un genre.

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Fig. 16. P. Boisard (attr.), “Plongeon”tirage argentique d’après négatif au gélatino-bromure d’argent, 10,5 x 15 cm, v. 1892.

L’invention d’une forme de la culture mineure

20 La photographie instantanée de la fin des années 1880 et du début des années 1890 est pourvue de tous les attributs d’un genre : un corpus iconographique identifiable, constitué par un ensemble cohérent de thèmes, issus des modèles de la représentation sur le vif, que définit la manifestation par l’image des caractères combinés de mobilité du sujet et de vitesse de l’exposition (sauts, chutes, explosions et autres phénomènes transitoires rapides). À ces critères peuvent s’ajouter l’usage de procédures et de matériels spécifiques (la combinaison gélatino-alcaline, l’obturateur et les appareils portatifs), par un groupe d’acteurs particulier (les amateurs, le plus souvent rassemblés en associations), voire des modalités de présentation et de diffusion propres (l’album et la projection de diapositives). Pourtant, à l’inverse d’un mouvement comme le pictorialisme, qui fait l’objet de nombreux essais de formulation théorique contemporains30, la photographie instantanée n’est pas dotée par ses acteurs d’un programme esthétique explicite31. Ce point, qui constitue à l’évidence une difficulté pour le chercheur et explique nombre de malentendus historiographiques, ne doit pas être évacué sans examen. Peut-on décrire avec les catégories de l’esthétique une forme qui ne témoigne d’aucune élaboration conceptuelle correspondante ?

21 Il est heureusement facile de répondre à cette question : les études d’iconographie médiévale, dès la fin du XIXe siècle, l’approche des formes visuelles dans le cadre paléontologique, archéologique ou ethnologique, plus récemment l’histoire sociale de l’art fournissent nombre d’exemples de la manière d’analyser des œuvres dépourvues de la justification théorique à laquelle nous a habitué l’art officiel depuis la Renaissance. C’est bien ce type de démarche qui doit nous guider ici : depuis ses origines, la photographie a été perçue (et s’est elle-même définie) comme une forme de la culture

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mineure. En butte au rejet, au dédain ou à l’indifférence des représentants de la culture des élites, l’avant-garde photographique a progressivement construit les repères d’une esthétique de substitution, caractérisée tout à la fois par l’imitation de l’art et par une stricte subordination à ses modèles. La figure de l’amateur, élaborée dans les années 1850, a été correctement interprétée comme un substitut de celle de l’artiste32 ; autrement dit comme une figure conférant, à ceux auxquels il était impossible de revendiquer cette dignité, l’autorisation d’exercer légitimement une pratique esthétique mineure.

22 En élargissant la base sociologique des praticiens, l’usage du gélatino-bromure d’argent déplace la frange des amateurs de la bourgeoisie aisée à la moyenne bourgeoisie, plus éloignée de la révérence à la culture visuelle des élites. Regroupés en cercles ou en sociétés, ceux-ci trouvent dans l’expérimentation collective du nouveau procédé la justification suffisante de leur pratique. Contemporaine de l’avènement d’une société des loisirs33, leur activité ne vise plus la rigueur scientifique qui avait autrefois présidé à la fondation de la Société française de photographie, mais apparaît comme une démarche de curiosité et de divertissement, volontiers ludique (fig. 17). Dans ce contexte, la production des images, moins soumise aux déterminations formelles issues du monde de l’art, prend l’aspect d’une sorte de compétition sportive, vouée à la recherche de la performance iconographique, de la “prouesse photographique” (voir fig. 15). L’ensemble de ces traits assure une forte autonomie à la pratique de l’instantané, déliée de la référence aux modèles visuels autant qu’aux obligations de légitimation de la culture officielle.

23 La naissance de la photographie instantanée comme genre fait assister à l’éclosion d’une forme de la culture mineure, en même temps qu’elle en livre le mode d’emploi. Issu de la technique, de la mesure et du calcul, déterminé jusque dans son esthétique par la grille des contraintes de prise de vue, validé par l’autonomie d’une pratique qui a cessé de se fixer l’art comme horizon, le genre se caractérise par sa profonde autoréférentialité. Celle-ci ne représente pas seulement la condition d’accès, pour une pratique mineure, à un libre exercice formel, elle est aussi une arme susceptible de renverser les hiérarchies établies. C’est encore chez Albert Londe que l’on rencontrera l’expression de cette mutation, sous l’espèce d’une petite fable didactique : « Deux amis partent pour la campagne. L’un s’occupe de peinture et l’autre de photographie. Ils désirent reproduire le même sujet. Une fois arrivés, ils déploient chacun leur matériel, puis cherchent l’emplacement le plus favorable. Une fois ce travail préliminaire fait, […] le peintre se met à l’ouvrage ; mais il a à peine commencé que son collègue plie bagage. « Soyez persuadés que le soir, en rentrant, le peintre demandera tout bas à son ami l’épreuve qu’il a faite. Ce document lui sera en effet fort utile pour l’ébauche de son tableau, pour en tracer les grandes lignes et abréger le travail fastidieux de la mise en place. « Un autre jour, les mêmes amis sortent encore ensemble, mais sans emporter leur bagage habituel. Néanmoins, l’artiste a glissé dans sa poche l’album qui lui sert pour prendre des croquis ; l’amateur emporte une de ces petites chambres photographiques qui ont a l’heure actuelle tant de vogue et de succès. « L’artiste voit-il un mouvement, un groupe, une scène quelconque qui l’intéresse, vite il tire son album ; mais son ami l’a déjà devancé, car en une fraction de seconde il a pu saisir le sujet en question, qui est probablement déjà loin. « La conclusion est ici plus radicale. L’artiste, le lendemain, n’emportera pas son album, mais bien le petit appareil34. »

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Fig. 17. Maurice Guibert, carrières d’Argenteuil, fondation de la SEAP, tirage argentique d’après négatif au gélatino-bromure d’argent, 16,4 x 11,4 cm, 1887.

24 Exercice convenu de la littérature spécialisée, le parallèle du peintre et du photographe ne semble pas dévier de la leçon habituelle selon laquelle les artistes auraient avantage à recourir à l’instrument photographique à titre d’outil documentaire. Le respect des catégories de l’étude ou du croquis préparatoire comme la modestie des conclusions de l’apologue ne paraissent pas annoncer de rupture fondamentale. Pourtant, sur un ton léger et ironique, Londe a déjà procédé au renversement typique des praticiens de l’instantané. Sans référence à une quelconque notion de style, de facture ou de qualité formelle, le travail d’exécution du peintre a été ramené à la seule variable temporelle : le seul critère d’évaluation qui régule le parallèle est celui de la vitesse – celui-là même qui fonde, pratiquement et symboliquement, la photographie instantanée.

25 En cette fin de XIXe siècle, mesurer l’art à l’aune de la photographie n’est pas encore un geste bien raisonnable. Du moins comprendra-t-on qu’ici, sous les dehors de la fable, s’exprime la conviction tranquille que la photographie n’a plus besoin de se mesurer à autre chose qu’elle-même. C’est cette conviction qui anime les producteurs d’instantanés et confère à leurs images cette grâce étrange. La technique était le caractère qui avait fait tenir l’enregistrement argentique à l’écart des territoires de l’art.En choisissant de fonder leur pratique iconographique sur ce caractère, les amateurs des années 1880 ont fait plus qu’inventer la première forme autonome de la photographie, ils ont renversé les termes de la vieille malédiction : la technique est devenue l’instrument de la conquête de la légitimité esthétique du médium35.

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NOTES

1. Voir notamment : Michel FRIZOT, “Vitesse de la photographie. Le mouvement et la durée”, Nouvelle histoire de la photographie, Paris, Bordas/Adam Biro, 1994, p. 243-257. 2. Le présent article s’appuie sur les conclusions de ma thèse, à laquelle je me permets de renvoyer, notamment pour la chronologie de l’établissement du paradigme de l’instantané : La Conquête de l’instantané. Archéologie de l’imaginaire photographique en France, 1841-1895, thèse de doctorat (sous la direction de Hubert Damisch), EHESS, 1999. 3. « Quand deux hommes en colère se disputent, et que chacun croit avoir raison, ils meuvent avec beaucoup de violence les sourcils et les bras et les autres membres, ayant des gestes appropriés à leurs intentions et à leurs paroles. Tu ne pourrais pas obtenir ce résultat si tu leur demandais de feindre cette colère ou une autre passion comme rire, pleurs, douleur, étonnement, peur, etc. Sois donc attentif à porter toujours sur toi un petit carnet de feuilles à la gélatine, et avec la pointe d’argent, notes-y brièvement ces mouvements », Léonard de VINCI, Traité de la peinture (éd. A. Chastel), Paris, Berger-Levrault, 1987, p. 245. 4. Plutôt que de référer, comme toutes les histoires de la photographie, à l’invention d’un procédé, le gélatino-bromure d’argent (proposé en 1871, soit une bonne dizaine d’années avant l’apparition des premières photographies de sujets rapides exécutées sur ce support), je préfère renvoyer ici à une procédure : l’application au gélatino-bromure d’argent du développement alcalin, élément décisif du progrès de la réduction du temps de pose dans la seconde moitié des années 1870 (cf. “Lhumide, le sec, l’acide et l’alcalin”, La Conquête de l’instantané, op. cit., chap. III). 5. Voir notamment : Olivier LUGON, La Photographie en Allemagne. Anthologie de textes, 1919-1939, Nimes, Jacqueline Chambon, 1997. 6. Albert LONDE, La Photographie instantanée. Théorie et pratique, Paris, Gauthier-Villars, 1886 (1e éd.), p. 1. 7. Cf. H. ODAGIR [Gariod], Le Procédé au gélatino-bromure, Paris, Gauthier-Villars, 1877. 8. L’intitulé “photographie instantanée” (sans l’article défini), attesté dès le début des années 1860 (voir notamment L. P[ERROT] de C[HAUMEUX], “Photographie instantanée”, Le Moniteur de la photographie, 3e année, n° 4, 1er mai 1864, p. 30-31), comme l’expression “épreuve instantanée”, renvoie à une catégorie essentiellement technique (la production d’images réalisées en un temps bref), non à une pratique générique. C’est cette même expression que l’on retrouve dans le titre de la section “Les miracles de la photographie instantanée” (in Gaston TISSANDIER, Les Merveilles de la photographie, Paris, Hachette, 2e éd. augm., 1874), qui ne doit qu’à sa position génitive l’apparition de l’article. À ma connaissance, une seule occurrence utilise l’expression dans un titre, antérieurement à la parution de l’ouvrage de Londe, au sens où ce dernier l’emploie : la traduction française par G. Huberson de l’ABC de la photographie moderne de W.-K. BURTON, parue chez Gauthier-Villars en 1885, dont le chapitre VIII s’intitule “De la photographie instantanée” (p. 39-44). Il est probable que Londe, qui publie chez le même éditeur, avait eu connaissance de cet ouvrage. 9. Pour se limiter aux publications contemporaines parues chez le même éditeur (Gauthier- Villars), voir notamment : V. ROUX, Manuel opératoire pour l’emploi du procédé au gélatino-bromure d’argent, 1881 ; Edgar AUDRA, Le Gélatino-bromure d’argent. Sa préparation, son emploi, son développement, 1883 ; GEYMET, Traité pratique du procédé au gélatino-bromure, 1885 ; Eugène DUMOULIN , La Photographie sans laboratoire. Procédé au gélatino-bromure, 1886.

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10. Le terme “instantanéité”, pour désigner une épreuve rapide, est notamment signalé par Edouard de LATREILLE, Nouveau manuel simplifié de photographie sur plaque, verre et papier, albumine et collodion…, Paris, Librairie Roret, 2 e éd., 1856 (« Les épreuves obtenues s’appellent en jargon photographique et malgré le dictionnaire français, des instantanéités. Nous citons le mot sans entendre l’adopter », p. 49). Lui succèdent les termes “instantanée”, au féminin (contraction d’“épreuve instantanée”), puis, à partir de la seconde moitié des années 1880, “instantané”, au masculin. 11. A. LONDE, op. cit., p. 121. 12. Ibid., p. 122. 13. Cf. A. GUNTHERT, “La rétine du savant. La fonction heuristique de la photographie”, Études photographiques, n° 7, mai 2000, p. 28-48. 14. Selon la belle formule de Roland BARTHES, La Chambre claire. Note sur la photographie, Paris, éd. de l’Étoile/Gallimard/Le Seuil, 1980, p. 33. 15. « Bien peu de “gens du monde” songeaient à s’occuper de photographie.On était trop exposé à offrir des doigts d’aspect d’autant plus sale qu’ils étaient plus mouillés par le nitrate d’argent liquide.On fabriquait bien des savons à la pierre ponce ou au cyanure de potassium, on usait bien d’étuis de caoutchouc pour les doigts, etc., mais rien n’y faisait », A.-L.DONNADIEU, Le Gélatino- bromure.Son origine.Son développement.Ses résultats, Paris, Ch.Mendel, s. d. [1896], p. 15. 16. Voir notamment : Josef-Maria EDER, Die Momentphotographie, op. cit., p. 9-10 ; Léon VIDAL, Manuel du touriste photographe, Paris, Gauthier-Villars, 1885, t. 2, p. 227 ; A. LONDE, La Photographie moderne, op. cit., p. 272. La quasi totalité des manuels photographiques de la période reprend avec constance, en variant parfois les exemples, la mention du tableau de Jackson. 17. Cf. James JACKSON, “Tableau de diverses vitesses”, Revue d’astronomie populaire, n° 7, t. 4, juillet 1885, p. 266-270. Cette compilation s’inspirait d’un précédent : P. KEERAYEFF, Tables of the Principal Speeds Occurring in Mechanical Engineering (traduit du russe par S. Kern), Londres, New York, E. & F. N. Spon, 1879. 18. On trouvera les plus beaux exemples d’élaboration mathématique in A. de la BAUME-PLUVINEL, La Photographie au gélatino-bromure d’argent. Le temps de pose, Paris, Gauthier-Villars, 1890 ; Gabriel de CHAPEL D’ESPINASSOUX, Traité pratique de la détermination du temps de pose, Paris, Gauthier-Villars, 1890 et surtout Georges BRUNEL, Variations et déterminations des temps de pose en photographie, Paris, Ch. Mendel, 1897. La question du temps de pose sera décrétée insoluble quelques années plus tard par Georges POTONNIÉE, “Le temps de pose”, Tous les arts, 28 février 1911, p. 46-48. 19. Cf. “Séance du 2 mai”, BSFP, t. XXV, 1879, p. 124. Voir également : E. STEBBING, Instructions pratiques pour l’emploi et le développement des plaques extra-rapides au gélatino-bromure d’argent, fascicule publicitaire, s. d. [1879]. 20. Contrairement à la première impression visuelle que fournit cette épreuve, qui pourrait faire croire à un geste rapide du personnage central (soit un mouvement de déséquilibre, soit un coup de pied), un examen attentif montre que celui-ci est en train de déplacer, à l’aide de son pied droit, le trépied qui supporte la chambre, tout en gardant l’œil fixé sur le dépoli (je remercie Dörte Kopp de m’avoir fourni la clé de ce sujet énigmatique). 21. Edgar AUDRA, “Compte rendu de la séance du 5 novembre 1880”, BSFP, t. XXVI, 1880, p. 291. 22. “Compte rendu de la séance du 5 décembre 1880”, ibid., p. 318 (ces épreuves n’ont malheureusement pas été conservées dans les collections de la SFP). 23. L’une des épreuves d’Audra est présentée en 1881 par Alphonse DAVANNE lors d’une conférence à la Sorbonne, parmi la maigre collection des exemples de vues instantanées qu’il a pu rassembler (7 images), comme un « spécimen très intéressant d’une remarquable rapidité » ( La Photographie appliquée aux sciences, Gauthier-Villars, p. 16). 24. Gabriel RONGIER, “Notre illustration. À la couverte”, L’Amateur photographe, 5e année, n° 5, 1er mars 1889, p. 88.

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25. Ibid., p. 90. 26. Cf. “Séance du 1er mai 1885”, BSFP, 1885, p. 118. 27. A. LONDE, “Les carrières à plâtre d’Argenteuil. Leur mode d’exploitation”, La Nature, n° 651, t. 2, 21 novembre 1885, p. 396. 28. A. LONDE, La Photographie instantanée, op. cit., p. 122. 29. J.-M. EDER, La Photographie instantanée, op. cit., p., 86. 30. Cf. Michel POIVERT, La Photographie pictorialiste en France, 1892-1914, thèse de doctorat, université Paris I, 1992. 31. Ce qui ne signifie pas que le genre ne soit clairement perçu et identifié par les contemporains (en 1888, Albert LONDE, explique par exemple dans le chapitre “Photographie instantanée”, qui suit immédiatement celui intitulé “Photographie du mouvement” : « Nous venons de voir tout ce qui a trait à l’étude, à l’analyse du mouvement, mais nous n’en avons parcouru que la partie scientifique ; il nous faut voir maintenant le côté pratique, artistique de la question. Cette étude est celle de la photographie instantanée […]. Elle consiste, on le sait, à saisir l’image d’un objet quelconque en mouvement, mais sous un de ses aspects seulement, c’est ce qui la différencie des travaux de M. Marey. Elle n’est plus uniquement documentaire, mais bien le but, la fin de l’opération. », La Photographie moderne, Paris, Masson, 1888, p. 269). Mais le genre ne fait l’objet d’aucune forme d’élaboration sur le plan esthétique. Dans les manuels de la période, la photographie instantanée se montre plus qu’elle ne s’explique : elle est prouvée par l’image plutôt que légitimée par le discours. 32. Cf. Anne MCCAULEY, Industrial Madness. Commercial Photography in Paris, 1848-1871, New Haven, Londres, Yale University Press, 1994, p. 13. 33. Cf. Alain CORBIN (dir.), L’Avènement des loisirs, 1850-1960, Paris, Rome, Aubier/Laterza, 1995. 34. A. LONDE, La Photographie dans les arts, les sciences et l’industrie, Paris, Gauthier-Villars, 1888, p. 15-16. 35. On notera que le pictorialisme, mouvement de réaction à la photographie instantanée, qui élabore la négation point par point de son programme, de ses critères et de ses principes, ne doit pourtant ses conditions de possibilité qu’à cette conquête inédite.

AUTEUR

ANDRÉ GUNTHERT Université de Mannheim, ENP d’Arles

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Un basculement du regard Les débuts de la photographie aérienne 1855-1914

Thierry Gervais

NOTE DE L’ÉDITEUR

Une première version de cet article a été présentée en conférence en février 2001, dans le cadre du cycle “Études photographiques” (SFP/Paris I).

L’auteur tient à remercier pour leurs précieux conseils André Gunthert, Michèle Mialet et Michel Poivert.

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Fig. 1. A. Schelcher et A. Omer-Décugis, « La bourse », publié dans Paris vu en ballon et ses environs, 1909.

1 Les avant-gardes artistiques des années 1920-1930 ont accordé une place emblématique à la photographie aérienne1. Caractérisées par leur bidimentionnalité, ces images ont incarné la fin des conventions perspectivistes, l’émancipation du regard humain et une nouvelle vision du monde. Les études sur la vision en plongée se sont donc logiquement inscrites dans le cadre de l’histoire des arts. À travers ce prisme, les nouveaux points de vue générés par l’architecture moderne des premiers buildings et la production massive de photographies aériennes pendant la Première Guerre mondiale sont posés comme les prémices d’un basculement du regard2. Pourtant, l’histoire des représentations nous enseigne que le « fantasme de voir d’en haut » est aussi vieux que la cartographie3. Quel rôle a joué la photographie dans cet imaginaire ? De par ses caractéristiques d’automatisation et d’exactitude, l’image argentique sera rapidement envisagée comme une nouvelle forme de représentation de la terre, appelée à supplanter la représentation symbolique de la carte.

2 C’était à la fois sous-estimer et sur-estimer les pouvoirs du nouveau médium. Bien que réduisant le travail de la mimesis, la photographie est régie par une technique complexe et, comme toute image, répond à des codes. Avant de devenir un outil pour le topographe, les photographies aériennes du XIXe siècle auront différents usages. En se mesurant à la cartographie, elles ouvrent d’abord un nouveau champ d’expérimentation iconographique. Adoptées par le milieu amateur des années 1890, elles contribuent ensuite à l’invention d’un pittoresque inédit parfaitement identifié par la presse illustrée des débuts du XXe siècle. À travers l’évolution des attentes à l’égard de ces images, c’est la construction de cette nouvelle iconographie qui va nous intéresser ici.

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L’idée de photographie aérienne

3 L’idée de réaliser des photographies aériennes et de les utiliser à des fins cartographiques apparaît en 1855 dans un ouvrage d’Andraud, Une dernière annexe au Palais de l’Industrie4. Recueil d’articles satiriques sur l’Exposition de 1855, cette publication est consacrée à des inventions imaginaires. Le onzième chapitre, intitulé “Topographie N°II. Arpentage au daguerréotype”, décrit comment un ancien géomètre prévoit de lever le cadastre à partir de photographies réalisées en ballon captif. Retenu par trois hommes, l’aérostat aurait une nacelle percée qui permettrait à l’opérateur d’effectuer des photographies perpendiculaires au sol. Alimenté en gaz par un “tube corde”, le ballon serait maintenu à une altitude constante de 1000 mètres d’où le photographe pourrait enregistrer le plan « d’une surface d’un million de mètres carrés ». À raison de dix stations par jour et de 500 équipages, il serait possible de « lever le plan général de l’empire […] en 80 journées de travail5 ».

4 En 1850, une carte est le résultat d’un très long travail6. D’abord, le terrain doit être divisé selon les règles de triangulation. Ensuite, des relèvements sont effectués sur place à l’aide de boussoles, graphomètres, planchettes et autres instruments. Enfin, ces données permettent d’établir une représentation de l’espace en deux dimensions7. Des années sont nécessaires pour établir le cadastre de la France et les risques d’erreurs sont importants. Pour Andraud, les photographies perpendiculaires doivent succéder aux constructions symboliques. Synonyme de vérité, le daguerréotype est préféré aux procédés sur papier pour enregistrer dans le détail l’« image parfaite et indélébile » de la terre. Désormais, le rôle du géomètre consistera à regarder « la Terre avec l’œil de la science8 » : la précision et la rapidité du procédé de Daguerre devraient apporter un progrès considérable à la science topographique. Mais l’auteur, peu au fait des techniques photographiques, ne donne aucun détail sur la mise en œuvre de son principe qui reste du domaine de l’imaginaire.

5 Cette même idée d’un renouvellement de la cartographie par la photographie aérienne se manifeste de façon plus concrète dans le brevet de Nadar daté du 23 octobre 18589. Intitulé Un nouveau système de photographie aérostatique, ce texte est déposé dans le but « d’employer la photographie pour la levée des plans topographiques, hydrographiques et cadastraux ». Là encore, le rapport entre carte et photographie aérienne est fondé sur « la perpendicularité de l’appareil », donc sur la bidimensionnalité des images. Nadar prévoit de fixer l’appareil sur le bord de la nacelle ou de le disposer au fond, orienté vers le sol. Enfin, Nadar se propose de transformer la nacelle de son ballon en laboratoire afin d’opérer au collodion humide.

6 Au regard de la pratique de l’époque, ce projet est audacieux. Pour la photographie en extérieur, rares sont les opérateurs à mobiliser la technologie du collodion humide, plus appropriée à la prise de vue en studio, à laquelle ils préfèrent les procédés secs, moins contraignants à mettre en œuvre en déplacement10. D’une utilisation délicate, le collodion est cependant plus sensible. Si l’on tient compte des conditions de l’exercice dans l’espace restreint et mouvant du ballon, le choix procédural risqué de Nadar montre qu’il a correctement anticipé la nécessité d’opérer avec les temps de pose les plus brefs.

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Les premiers essais

7 Avant l’hiver 1858, Nadar affrète un ballon et loue les services d’un membre de la famille Godard, célèbre dynastie d’aéronautes11. Le laboratoire est installé dans la nacelle, l’appareil fixé et l’objectif orienté vers le sol. Nadar s’élève, déclenche sa “guillotine horizontale” faisant office d’obturateur, développe immédiatement l’image, mais la plaque sort des bains complètement voilée12. Aucune image visible. Nadar essaie à plusieurs reprises, mais en vain. Après « un dernier échec, [il] donne l’ordre de lâcher tout » et s’offre une ascension en ballon libre jusque dans la vallée de Bièvres, au Petit- Bicêtre13. Le temps est calme et Nadar décide de ne pas vider le ballon, pour tenter le lendemain une nouvelle expérience. L’appendice qui permet de libérer l’hydrogène est fermé et l’aérostat solidement amarré à un pommier. Au matin, le photographe remonte dans sa nacelle, mais le ballon refuse de quitter le sol. Le froid de la nuit a condensé les molécules d’hydrogène qui ont perdu leur force ascensionnelle. Nadar débarrasse la nacelle de tout superflu, s’embarque équipé d’une plaque qu’il vient de sensibiliser et s’élève cette fois à 80 mètres du sol. Il déclenche, donne l’ordre de redescendre le ballon et développe dans l’auberge voisine. Cette fois, l’hydrogène sulfuré contenu dans l’enveloppe close du ballon n’a pas pu noircir la plaque du photographe. Bien que faiblement, une image apparaît et montre « une ferme, une auberge et la gendarmerie […] On distingue parfaitement les tuiles des toits et sur la route une tapissière dont le charretier s’est arrêté court devant le ballon14 ».

8 De cet exploit photographique, nous ne connaissons que la description écrite de la main de Nadar dans Les Mémoires du Géant et que reprennent les différents textes rappelant les essais de 185815. Nadar ne nous informe pas sur l’angle de prise de vue dont la perpendicularité est une des « conditions essentielles qui peuvent [lui] permettre de remplir le but qu’ [il s’est] proposé », soit « employer la photographie pour la levée de plans » à usage civil et militaire. Le projet initial de faire de la photographie aérienne un outil pour la cartographie reste en suspens. L’un des paramètres oubliés par le brevet de Nadar est l’ensemble des contraintes aérostatiques. Le projet de la photographie en ballon repose sur l’alliance des deux technologies or, le texte ne donne aucune précision sur le mode d’élévation, le contrôle du mouvement de la nacelle ou encore sur les risques des rejets d’hydrogène.

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Fig. 2. F. Nadar, vue aérienne du quartier de l’Etoile, tirage d’après négatif verre au collodion humide 24 x 30 cm, 16 juillet 1868.

Fig. 3. F. Nadar, vue aérienne du quartier de l’Etoile, papier albuminé, 24 x 30 cm, 16 juillet 1868.

9 Les contraintes ne sont pas sans conséquences sur la chronologie des expériences de Nadar. Dix ans s’écoulent avant qu’il tente à nouveau de réaliser des photographies aériennes. Cette fois, il évite le maniement de l’aérostat et s’embarque à bord du ballon

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captif installé à l’Hippodrome de Paris pour l’Exposition de 1868. À l’initiative de cette attraction qu’il crée en 1867, Henri Giffard n’aura de cesse d’augmenter le volume de ses ballons pour accroître le nombre de ses passagers parmi lesquels on compte l’impératrice Eugénie16. En 1868, le ballon contient plus de 5000 m3 de gaz. D’un pouvoir ascensionnel supérieur à celui du ballon loué dix ans plus tôt, l’aérostat de Giffard tire beaucoup plus sur son câble et offre au photographe une plus grande stabilité. Par ailleurs, lorsqu’il s’élève le 16 juillet17, Nadar limite son équipement photographique à un appareil et quelques plaques 24 x 30 cm sur lesquelles il réalise huit prises de vue différentes18(fig. 2,3 et 4). Ces images sont celles que l’on connaît de Nadar. Elles nous montrent l’ouest parisien et en particulier l’Arc de triomphe de Paris au croisement des actuelles avenues Foch et Victor-Hugo. Dans une perspective assez fuyante, on découvre les quelques immeubles construits entre la place de l’Étoile et le bois de Boulogne. Sur certaines photographies, il est même possible de voir le ciel en haut de l’image.

Fig. 4. F. Nadar, vue aérienne du quartier de l’Etoile (détail de la fig. 2).

10 Obliques, ces photographies n’ont plus aucun rapport avec le brevet. Bien plus que des images scientifiques, elles forment un panorama de Paris caractérisé par le pittoresque de son point de vue. En 1868, Nadar a abandonné l’idée de produire une carte à partir d’une photographie aérienne perpendiculaire. Les conditions aéronautiques et photographiques de l’époque font de ce projet une utopie19. Au mieux, un technicien hors pair tel que lui réalise une photographie de 8 x 5 cm dont la netteté est médiocre. Curieusement, c’est une de ces épreuves que Paul Nadar agrandit pour l’Exposition de 1889. Avec l’accord de son père, cette image porte le titre de “Premier résultat de photographie aérostatique” et est antidatée de 1858.

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La solution photographique

11 Le procédé au gélatino-bromure d’argent qui s’impose en France dans les années 1880 apporte une solution aux problèmes de la photographie aérienne. D’une rapidité supérieure à celle du collodion humide, l’émulsion offre aux photographes les avantages de l’état sec. Désormais, la pratique en extérieur ne relève plus de l’exploit et peut s’ouvrir aux sujets mobiles.

12 En 1885, Gaston Tissandier et Jacques Ducom connaissent les objectifs et les résultats des photographies aériennes obtenues par Nadar. Lorsqu’ils survolent la capitale le 19 juin, leur but est précis : « Après ces nombreuses tentatives, il restait encore à démontrer que les épreuves obtenues en ballon peuvent être aussi nettes que celles qui sont exécutées à terre dans les conditions ordinaires et à résoudre en un mot d’une façon complète le problème de la photographie en ballon libre20. »

13 Au départ de l’atelier aéronautique d’Auteuil, leur chambre photographique 13 x 18, dite touriste, est fixée sur le bord de la nacelle, l’objectif orienté vers le sol. La traversée de Paris se fait de la porte d’Auteuil à celle de Ménilmontant par un léger vent de sud-ouest qui les emmène jusqu’à Meaux. Sept photographies sont effectuées, cinq de la capitale et deux de la banlieue21. Si « toutes sont assez satisfaisantes pour être signalées », celle de l’île Saint-Louis retient particulièrement l’attention ; prise à 600 mètres d’altitude, cette photographie perpendiculaire est d’une netteté qui « ne laisse rien à désirer22 » (fig.5).

14 La photographie de l’île Saint-Louis connait une vraie notoriété. Mentionnée dans les colonnes du Bulletin de la Société française de photographie où l’on rappelle « tout le parti que pourra en tirer la Géographie, la Topographie et l’Art militaire23 », elle sera reproduite à de nombreuses reprises. Elle est publiée dans l’article de La Nature qui relate l’expédition. En 1886, Gauthier Villars l’imprime en héliogravure et en photoglyptie dans l’ouvrage de Tissandier intitulé La Photographie en ballon. Deux ans plus tard, Albert Londe la choisit pour illustrer son chapitre sur la photographie aérienne dans La Photographie moderne. En 1889, elle figure aux côtés de l’agrandissement de Paul Nadar à l’Exposition universelle24.

15 Mais cette diffusion exclusive signifie aussi que la photographie de l’île Saint-Louis est seule dans son genre à la fin des années 1880. L’expérimentation de Tissandier et Ducom n’a pas été suivie d’une production intensive de photographies aériennes. Le commandant Fribourg effectue plusieurs prises de vue en ballon, mais les militaires se trouvent confrontés à un problème optique. Pour être hors de portée des projectiles, le ballon doit s’élever au moins à 5000 mètres. Dès lors, la chambre doit être équipée d’un téléobjectif pour produire des images lisibles. Après avoir remarqué, lors de l’Exposition de 1889, l’intérêt de la photographie aérienne pour la stratégie, les militaires concentrent leur attention sur les résultats des objectifs à long foyer25.

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Fig. 5. G. Tissandier et J. Ducom, « La Seine, le port de l’Hôtel-de-ville et le pont Louis-Philippe, à la pointe de l’île Saint-Louis, altitude 605 m », papier albuminé d’après un négatif au gélatino-bromure d’argent, 17,6 x 13 cm, 19 juin 1885.

16 Pour la science cartographique, la photographie aérienne pose plusieurs problèmes. D’une part, le besoin n’est pas urgent. La carte d’état-major construite à partir de relevés directs existe depuis quelques années seulement. D’autre part, le médium photographique comme outil n’est pas très bien accueilli. La méthode métrophotographique du colonel Laussedat, qui permet de construire une carte à partir de deux photographies d’un même espace, n’est pas utilisée en France, alors que l’Allemagne dispose d’un “Institut photogramétrique26”.

17 Il est notable que la Société d’excursionnistes amateurs de photographie, créée en 1887, quoique présidée par Tissandier ne mette pas d’ascension en ballon à son programme. À la différence du transport ferroviaire, le ballon implique une logistique complexe et beaucoup moins accessible. Dans les années 1880, l’aérostation est une activité expérimentale à laquelle peu de gens se risquent encore. Après que le procédé au gélatino-bromure eût résolu le problème de la technique photographique, il restait à s’élever plus aisément dans le ciel.

18 Dans le but de répondre à cette attente, Arthur Batut s’intéresse à la photographie en cerf-volant. Surpris, à la lecture de La Photographie en ballon, que l’on n’ait pas encore pensé à ce moyen simple et pratique, il réalise ses premiers essais en 188827. Batut tente de perfectionner son système, mais c’est Émile Wenz qui apporte les principales améliorations. À partir de 1891, le cerf-volant devient démontable et se désolidarise de la chambre noire pour lui éviter des mouvements de rotation28. Pour Wenz, cerf-volant et ballon captif sont complémentaires. L’aérostat ne peut s’élever utilement que par vent faible alors que le cerf volant est d’autant plus efficace que le vent est fort. Réalisés sur la plage de Bercq-sur-Mer, les premiers clichés de Wenz sont parfois obliques, parfois perpendiculaires. Évidemment, Wenz établit un lien entre ses photographies et la

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topographie, mais les résultats sont maigres. Au mieux, une photographie accompagne une carte sur laquelle est tracé l’angle de prise de vue, mais il est impossible d’appliquer la méthode graphique de Laussedat puisque l’inclinaison de l’appareil est inconnue29 (fig. 6 ).

Fig. 6. E. Wenz, « Les Sables-d’Olonne », publié dans le Rapport officiel de la Première Exposition Internationale de locomotion aérienne, 1909.

19 Aucune finalité précise n’a organisé la production de Wenz. En 1891, les expériences de Batut sont pour lui « un nouveau champ d’étude pour l’application de la photographie30 ». Il s’agit d’abord d’obtenir des images. Les usages sont trouvés a posteriori. Lorsqu’il fait ses photographies aux Sables-d’Olonne, il n’a « aucun but spécial », si ce n’est « d’essayer le fonctionnement d’appareils construits depuis plusieurs années31 ». Par contre, le résultat est considéré comme intéressant et peut instruire différents domaines scientifiques. Une image de chalet construit dans les dunes de la plage de Fort-Mahon peut permettre l’étude de « l’amoncellement des sables » et une photographie de la plage des Sables- d’Olonne, l’examen de « la transformation des rivages32 » (fig 7).

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Fig. 7. E. Wenz, « Les Sables d’Olonne. Effet de vague se déroulant en un quintuple liseret. Photo. En cerf-volant », papier au gélatino-bromure d’argent, 25 août 1906.

20 La photographie aérienne au XIXe siècle, en ballon ou en cerf-volant, ouvre un champ d’expérimentation qui produit une nouvelle iconographie, mais elle n’est pas un outil. C’est avec l’avion et à cause de la guerre de position à l’automne 1914 que les militaires s’intéressent sérieusement à la photographie aérienne33. Quelques années plus tard, en 1932, une première carte est réalisée à partir de vues d’avion. Mais, si le ballon n’est pas d’une fiabilité suffisante pour les scientifiques, il satisfait pleinement les amateurs qui se passionnent pour la navigation aérienne au début du XXe siècle.

Un nouveau point de vue

21 Plusieurs événements vont contribuer au regain d’intérêt pour l’aérostation. Alors que l’Allemagne fait ses premiers essais de dirigeable équipé d’un moteur à explosion en 1896, il s’agit pour la France de fédérer les recherches aéronautiques pour contrôler les grandes voies aériennes. Créé en 1898, l’Aéro-club de France a pour fin d’encourager le développement de la locomotion aérienne sous toutes ses formes34. L’Aéro-club délivre des brevets de pilote, établit des règles sportives et organise des concours dont l’un des plus connus est le prix Henri-Deutsch-de-la-Meurthe35. Dans l’espoir de dynamiser les recherches sur la direction des aérostats, le riche industriel offre 100 000 francs au premier aéronaute qui, parti du parc d’aérostation de Saint-Cloud, contournera la tour Eiffel et reviendra en moins de trente minutes à son point de départ. Après avoir élaboré cinq dirigeables, c’est à bord de son “N°6” que Alberto Santos-Dumont boucle la distance dans les temps, le 17 octobre 1901. Véritable démonstration des possibilités de la locomotion aérienne, les expériences de ce jeune Brésilien sont à l’origine de l’ère des dirigeables. Avec les vingt-quatre concours aéronautiques de l’Exposition de 1900, les ascensions de Santos-Dumont ont largement contribué à la connaissance du milieu

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aéronautique par le plus grand nombre. Dandy courageux et désintéressé, Santos-Dumont survole régulièrement Paris et devient l’aéronaute le plus populaire de son époque. Son approche touristique de l’aérostation encourage nombre d’amateurs à rejoindre les membres de l’Aéro-club36. Dans l’imaginaire commun mais aussi matériellement, le vol en ballon libre est devenu plus accessible37.

Fig. 8. E. Spelerini, vue en ballon de la mer de Glace et du Montenvers, publiée dans l’Illustration du 4 septembre 1909.

22 Parmi cette nouvelle génération d’aérostiers, quelques-uns vont réaliser des photographies aériennes. Il n’est pas rare de trouver un appareil photographique devenu beaucoup plus pratique et léger dans la nacelle d’un ballon. Dans le but de garder une trace des paysages qu’ils survolent, ces photographes vont explorer librement l’iconographie aérienne. Pour beaucoup, les vues obliques sont le moyen idéal pour mettre en valeur un sujet. C’est le cas notamment d’Edward Spelterini et de Lucien Lemaire.

23 Le premier entreprend en 1901 de traverser les Alpes. Aventure répétée à plusieurs reprises qui contribue à sa renommée, et cela d’autant plus qu’il réalise une série de photographies38. Dans ces images, les sujets montagneux sont saisis dans une longue perspective qui enregistre les différents plans (fig.8). Bien plus que le point de vue, c’est le sujet qui fait l’originalité de ces photographies. En 1901, peu d’aérostiers ont traversé les chaînes alpines. Le cas de Lucien Lemaire est différent puisque c’est Paris qu’il survole et photographie en 1907. De cette ascension, il retient notamment des images de la place Vendôme et du Grand Palais (fig.9). Connus pour leur architecture, cette place et ce monument n’avaient pas encore été photographiés dans leur globalité. Seul un point de vue oblique de la nacelle d’un ballon pouvait saisir l’ensemble architectural tout en conservant ses volumes.

24 Qu’il s’agisse des montagnes ou des monuments parisiens, le point de vue aérien est idéal pour les mettre en valeur. En cela, les photographies obliques de Spelterini et de Lemaire

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rejoignent celles des excursionnistesqui sillonnent la France en quête de sujets pittoresques39.

Fig. 9. L. Lemaire, vue en ballon du Petit et du Grand Palais, publiée dans l’Illustration du 25 mai 1907

25 Pour d’autres aérostiers, l’expérience de prise de vue est plus audacieuse. En 1909, André Schelcher et Albert Omer-Décugis réunissent, dans un ouvrage intitulé Paris vu en ballon et ses environs, une trentaine de photographies aériennes40. Là encore, les photographes s’attachent à des sujets de grande ampleur. Mais non contents de l’originalité du point de vue oblique qui confère au sujet un intérêt évident, Schelcher et Omer-Décugis se laissent séduire par l’aspect formel des photographies. D’abord les images obliques du château de Chantilly, de l’Arc de triomphe ou des lacs du bois de Boulogne arrêtent notre regard. Dans cette dernière vue, on reconnaît aisément le sujet, puis on s’amuse des jeux de matières que produisent la forêt sombre et touffue avec le lac lisse et blanc (fig.10). De ces effets naît une lisibilité moins univoque bien qu’il soit difficile de savoir s’ils sont voulus ou simplement dûs au hasard.

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Fig. 10. A. Schelcher et A. Omer-Décugis, « Les lacs du bois de Boulogne », publié dans Paris vu en ballon et ses environs, 1909

26 Cette question ne se pose plus lorsqu’il s’agit de leur photographie de la tour Eiffel (fig.11). Sujet moderne par excellence et symbolique dans le milieu de l’aérostation, sa mise en image a quelque peu changé. Prise à cinquante mètres du sommet, cette photographie perpendiculaire réduit tous les volumes à un plan unique sur lequel s’articulent les aplats que forment le jardin et la Seine et où se conjuguent les lignes de la Tour et les allées du Champ-de-Mars. Dans cette image, on ne pointe plus la hauteur ou l’architecture diaphane du bâtiment, mais son dessin, caractéristique du monument parisien que le point de vue en plongée exalte41. Formellement étonnante, cette photographie de la tour Eiffel répond d’abord à des critères pittoresques. Alors que l’industrie de la carte postale a largement diffusé la plupart des clichés terrestres de l’édifice, ce point de vue perpendiculaire présente l’originalité nécessaire pour renouveler le sujet.

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Fig. 11. A. Schelcher et A. Omer-Décugis, « La Tour Eiffel », publié dans Paris vu en ballon et ses environs , 1909.

27 Schelcher et Omer-Décugis font de cette originalité le sujet même de leur photographie intitulée “La Bourse” (voir fig. 1). Alors qu’ils ont centré tous leurs sujets, il nous faut ici chercher en bas à gauche de l’image pour trouver le bâtiment parisien dont on perçoit une partie de la colonnade. Dès lors, on se repère et découvre les autres places et monuments du quartier : la place des Victoires légèrement sur la droite ou encore l’église Saint-Eustache qui borde les Halles. Visiblement, l’intérêt des photographes n’est pas de représenter le palais Brongniart. Il semblerait plutôt qu’ils cherchent à conserver l’aspect étonnant que peuvent avoir, vues en plongée, des choses aussi ordinaires que les rues et boulevards de Paris. Ces axes de circulation deviennent ici des lignes et forment une flèche qui pointe vers l’église Saint-Eustache. Dans cette image, le caractère étonnant du point de vue est ce qui décide le photographe à déclencher son obturateur. Le sujet n’est plus qu’un point de repère, un prétexte qui permet de reproduire cette photographie dans l’ouvrage Paris vu en ballon.

28 Toutes ces photographies d’amateurs sont largement diffusées. En 1909, elles sont présentées à la Première Exposition internationale de locomotion aérienne et contribuent largement au succès de la section scientifique dont elles constituent une des parties les plus visitées42. Par ailleurs, ces images ont toutes été publiées dans les colonnes de L’Illustration. Témoignage de l’activité aéronautique, elles représentent un sujet de premier ordre pour la presse.

Un choc visuel

29 Depuis le début du siècle, L’Illustration suit le mouvement général de la presse illustrée qui préfère la reproduction photographique au dessin gravé43. Selon leurs particularités, les images aériennes s’intègrent aux pages de l’hebdomadaire. Les clichés des Alpes de Spelterini paraissent en 1902 dans le numéro du 4 janvier, accompagnant un article

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intitulé : “À travers la Suisse en ballon44”. Sujets d’exception, ces photographies viennent avant tout illustrer un récit, elles sont la trace en images d’une aventure. Le 25 mai 1907, les photographies de Lucien Lemaire sont publiées avec l’article de Méléria, “Paris vu en ballon45”. Dans ce texte, l’auteur insiste sur la prouesse technique et le résultat photographique : « Maintes fois des aéronautes, amateurs de photographies ou véritables professionnels, ont braqué leurs objectifs sur les divers monuments de la capitale. Aucun d’eux, jusqu’ici, ne semble avoir obtenu des vues présentant un pareil relief. » Bien plus que des illustrations, les photographies de Lemaire sont la raison même de l’article.

30 L’Illustration a coutume de publier en pleine ou en double page des reproductions de tableau ou de gravure. La plupart du temps en couleurs, ces images n’illustrent pas un texte et ne sont pas le sujet d’un article. Elles sont proposées pour leurs qualités picturales et visuelles. À partir de 1900, cette rubrique accueille des reproductions photographiques. Le 5 juin 1909, “La tour Eiffel vue en ballon” de Schelcher et Omer- Décugis, publiée en double page, est la première photographie aérienne à y prendre place. Elle est accompagnée d’une courte légende : « Entre tant d’aspects inattendus de Paris que nous ont révélés les photographies prises en ballon, ce cliché de la tour Eiffel est peut-être le plus étonnant […] 46. »

31 Quelles soient obliques ou perpendiculaires, les photographies aériennes de cette époque reçoivent un accueil chaleureux de la part des rédacteurs de L’Illustration. Cet intérêt n’échappe pas à Léon Gimpel. Collaborateur de l’hebdomadaire depuis 1904, il devient rapidement un correspondant régulier. À partir de 1909, il adopte le style de la vision en plongée.

Fig. 12. L. Gimpel, « Paulhan sur biplan Voisin, Bétheny », plaque de projection au gélatino-bromure d’argent, 9 x 12 cm, 25 août 1909.

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Fig. 13. L. Gimpel, « Un coin des tribunes de Bétheny et l’entrée des hangars d’aéroplanes vus à 150 m d’altitude du dirigeable Zodiac III », plaque de projection au gélatino-bromure d’argent, 9 x 12 cm, 29 août 1909, publiée dans l’Illustration du 4 septembre 1909.

32 Formé par son frère en 1897, Léon Gimpel est un photographe amateur qui produit plus de 5000 images dans les trois premières décennies du XXe siècle47. Rompu à toutes les techniques, il opère aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur, en noir et blanc qu’en couleurs et sur plaque simple comme en stéréoscopie. Un an après la diffusion de l’autochrome, organisée par ses soins dans les locaux de L’Illustration en juin 1907, il tente de faire des photographies en couleurs depuis la nacelle d’un ballon48. Encore trop lentes, les autochromes retiennent des images très faibles. L’année suivante, du 22 au 29 août, Gimpel est envoyé par L’Illustration à Bétheny où se déroule la première grande réunion de sport aéronautique. Communément appelé “La grande semaine de la Champagne”, cet événement inaugure la série des grands meetings aériens. D’abord, Gimpel fait comme les autres photoreporters et réalise des clichés au sol (voir fig.12). Puis, le dernier jour, il atteint selon ses propres termes « le point culminant de la semaine », à bord du dirigeable Zodiac III dans lequel il s’est embarqué aux côté du comte de la Vaux 49. À plusieurs centaines de mètres du sol, il suit les différentes courses et réalise une dizaine de photographies en plongée de l’événement (voir fig. 16). Le journal ne s’y trompe pas. Le 4 septembre 1909, la moitié des images de l’article “La grande semaine de l’aviation” sont de Gimpel50. Certaines montrent l’ensemble du terrain avec les hangars et les tribunes, d’autres saisissent l’événement, d’autres, enfin, s’amusent de l’aspect formel des lieux ( voir fig.13).

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Fig. 14. L. Gimpel, « Un autobus tombé dans la Seine, 27 septembre 1912 », plaque de projection, 12 x 9 cm.

33 Après cette expérience, Gimpel use régulièrement de ce style pour photographier l’actualité. À plusieurs reprises, il survole la revue du 14 juillet à bord d’un dirigeable militaire sorti pour l’occasion, et lorsqu’il n’a pas l’opportunité de s’élever dans les airs, Gimpel profite de la hauteur des monuments parisiens pour basculer son regard sur les événements et les cérémonies. De l’Arc de triomphe, il photographie “l’arrivée des souverains belges” (fig. 15), de Notre-Dame “le cortège de la mi-carême” et de la colonne de juillet, il retient “la foule parisienne un jour de fête”. Enfin, à l’image d’un bus tombé dans la Seine, certaines catastrophes nécessitent peu de hauteur51 (fig. 14). Arrivé sur place après les autres photoreporters, Gimpel sait qu’une vue en plongée est le seul moyen de se distinguer des autres. Au sujet de ce bus, il raconte : « […] Les agents voulurent m’imposer la même consigne arguant que tous les journalistes avaient pris leurs clichés de ce pont. “— C’est précisément pourquoi je ne veux pas y aller”, rétorquai- je… et après avoir parlementé avec un officier de la paix, je parvins à mes fins52. »

34 D’un ballon ou d’un bâtiment plus ou moins élevé, basculer le regard du haut vers le bas est devenu pour le photoreporter un style, une autre façon de figurer l’événement. Cette représentation originale de l’actualité se différencie de l’ensemble de la production et comble le besoin constant d’images nouvelles de la presse illustrée. Loin du modèle cartographique, l’iconographie aérienne a enfin trouvé une fonction.

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Fig. 15. L. Gimpel, « Le passage des souverains belges vu de l’Arc de triomphe le 12 juillet 1912 », plaque de projection au gélatino-bromure d’argent, 9 x 12 cm, publiée dans l’Illustration du 16 juillet 1910.

NOTES

1. Olivier LUGON, “La vue aérienne”, in La Photographie en Allemagne. Anthologie de textes (1919-1939), Nîmes, éd. Jacqueline Chambon, 1997, p. 126-133. 2. Michel FRIZOT, “Une autre photographie. Les nouveaux points de vue”, in Nouvelle Histoire de la photographie, Paris, Bordas/Adam Biro, 1995, p. 386-397. Un point de vue différent est exprimé par Clément CHÉROUX, “Les récréations photographiques. Un répertoire de formes pour les avant- gardes”, Études photographiques, novembre 1998, p. 72-96. 3. Christian JACOB, L’Empire des cartes. Approche théorique de la cartographie à travers l’histoire, Paris, Albin Michel, 1992, p. 15. 4. ANDRAUD, Une dernière annexe au Palais de l’Industrie, Paris, Librairie Guillaumin et Cie, 1855. 5. Ibid., “Topographie. N°II. Arpentage au daguerréotype”, p. 100. 6. René C UENIN, Cartographie générale…, Tome 1. Notion générale et principe d’élaboration, Paris, Eyrolle, 1972, p. 35. 7. Dans le corpus d’images topographiques, il existe aussi des représentations obliques de la terre qui donnent à voir un espace selon un point de vue élevé, mais qui conservent une perspective. Dans les années 1850, les vues perpendiculaires sont préférées aux “vues cavalières” en cartographie, mais par contre, ces dernières sont régulièrement publiées dans les journaux illustrés. Cf. “Vue cavalière du avec ses nouveaux bâtiments”, L’Illustration, 26 janvier 1856, p. 60-61. Voir aussi à ce sujet, Thomas GRETTON, “Différence et compétition. L’imitation et la reproduction des œuvres d’art dans un journal illustré du XIXe siècle”, in Majeur ou mineur ? Les hiérarchies en art, sous la direction de G. Roque, Nîmes, éd. Jacqueline Chambon, 2000, p. 105-143.

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8. ANDRAUD, op. cit., p. 98. 9. Inpi, brevet n°38509 du 23 octobre 1858. Dans ses mémoires, Nadar écrit ne pas avoir connu le texte d’Andraud lorsqu’il a pris son brevet. Pourtant, il y antidate son brevet de 1855, l’année de parution de l’ouvrage d’Andraud et précise n’avoir « jamais eu le loisir ni la curiosité de constater si le livre de M. Andraud avait paru avant ou après ma prise de brevets ». Cf. F. NADAR, “La première épreuve de photographie aérostatique”, Quand j’étais photographe, Paris, Le Seuil, 1994, p. 95-122. 10. Sur l’emploi des différents procédés de cette époque, voir André GUNTHERT, “L’humide, le sec, l’acide et l’alcalin”, La Conquête de l’instantané. Archéologie de l’imaginaire photographique en France (1841-1895), thèse de doctorat EHESS, 1999, p. 182-245. 11. Eugène Godard est le fils aîné qui initie toute la famille à l’aérostation. Au début des années 1860, ce sont Jules et Louis qui construisent et pilotent Le Géant, le gigantesque ballon de Nadar. Voir à ce sujet, C. DOLLFUS et H. B OUCHÉ, “Les Godard”, Histoire de l’aéronautique, Paris, L’Illustration, 1932, p. 94. 12. F. NADAR, “La première épreuve aérostatique”, op. cit., p. 107. 13. Id., À terre et en l’air… Les Mémoires du Géant, Paris, E. Dentu, 1864, p. 51-59. 14. Ibid., p. 59. 15. Dans son article “Nadar aéronaute”, Connaissance du monde, avril 1965, p. 23-30, Michel François BRAIVE précise que selon Charles Dollfus, cette image aurait disparu au début du siècle. Gaston TISSANDIER, qui réalise le premier rappel historique des faits dans La Photographie en ballon, Paris, Gauthier-Villars, 1886, évoque l’expérience de 1858 selon les termes même de NADAR dans Les Mémoires du Géant, op. cit., Nadar lui-même reprend sa description qu’il dramatise dans son ouvrage Quand j’étais photographe, op. cit. 16. C. DOLLFUS et H. BOUCHÉ, “Les ballons captifs”, Histoire de l’aéronautique, op. cit., p. 122. 17. A. GILL, “Nadar heureux”, Le Moniteur de la photographie, 18 juillet 1868, p. 1074. Selon cet article, Nadar aurait opéré deux jours auparavant. 18. Deux tirages différents conservés dans les collections de la Bibliothèque nationale (une planche de huit images et une autre de trois) et une plaque négative (huit images) dans les collections de la médiathèque de l’architecture et du patrimoine (Archives photographiques de Saint-Cyr) laissent penser que Nadar s’est élevé equipé de trois plaques. 19. À bord du ballon captif de l’Exposition de 1878 réputé pour ses 35000 m 3, Prudent Dagron réalise une photographie au collodion humide sur laquelle on distingue le pont Saint-Michel et le Panthéon. D’un format étonnant (28 x 22 cm), cette image est floue et accuse des déformations optiques. Cf. G. TISSANDIER, op. cit., p. 10. 20. G. TISSANDIER, op. cit., p. VI. 21. G. TISSANDIER, “La photographie en ballon”, La Nature, n°651, 4 juillet 1885, p. 65-68. 22. Id., La Photographie en ballon, op. cit., p. 29. Une altitude plus élevée lors de la prise de vue aurait été bénéfique sur le plan cartographique. L’espace embrassé aurait été beaucoup plus large et le photographe aurait limité les méfaits du mouvement du ballon en s’éloignant de son sujet. Mais d’un point de vue strictement photographique, l’altitude de 600 mètres permet de réaliser une photographie sur laquelle on peut distinguer avec netteté des objets précis comme des cheminées, des rouleaux de cordes ou encore des passants sur le quai ; autant d’éléments qui permettent d’apprécier avec plus de justesse la qualité de l’épreuve photographique. 23. Bulletin de la Société française de photographie (ci-dessous : BSFP), juillet 1885, p. 173-175. 24. G. TISSANDIER, “La photographie en ballon”, loc. cit., p. 65. A. LONDE, La Photographie moderne, Paris, G. Masson Éditeur, 1888, p. 237. Exposition universelle et internationale de 1889 à Paris, catalogue général officiel, tome 2, Lille, imp. L. Danel, 1889. 25. Ministère de la Guerre, Rapport de la commission chargée de rechercher et d’étudier, à l’Exposition universelle de 1889, les objets, produits et procédés pouvant intéresser l’armée, Librairie militaire Berger

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Levrault & Cie, 1891, p. 37-38. En 1900, les militaires n’ont toujours pas résolu leur problème optique et organisent un concours de téléobjectif, Cf. Ministère de la Guerre, “Concours d’objectif à long foyer pour la téléphotographie en ballon”, BSFP, mars 1900, p. 161-166. 26. Colonel LAUSSEDAT, “La métrophotographie”, Annuaire général et international de la photographie, Plon, 1903, p. 354-375. Raymond LÉCUYER, dans son histoire de la photographie, intitule une partie consacrée à Laussedat, “Nul n’est prophète en son pays”, Histoire de la photographie, Paris, Baschet, 1945, p. 297-298. 27. A. BATUT, La Photographie en cerf-volant, Paris, Gauthier-Villars, 1890. 28. É. WENZ, “Sur la photographie aérienne par cerf-volant”, BSFP, novembre 1891, p. 409-411. 29. Id., “La photographie aérienne par cerf-volant”, BSFP, juin 1907, p. 288-302. 30. Id., “Sur la photographie aérienne par cerf-volant”, loc. cit., nov. 1981, p. 409. 31. Id., “La photographie aérienne par cerf-volant”, loc. cit., juin 1907, p. 299-301. 32. Ibid. 33. Vues d’en haut. La photographie aérienne pendant la guerre de 1914-1918 (cat. exp.), Paris, BDIC, 1989. 34. Aéro-club de France, Société d’encouragement à la locomotion aérienne, Statuts, Paris, Marcel Mély, s. d. [1898]. 35. C. DOLLFUS, H. BOUCHÉ, “Santos-Dumont gagne le prix Deutsch”, Histoire de l’aéronautique, Paris, L’Illustration, p. 388-389. 36. À plusieurs reprises, Santos-Dumont utilise ses dirigeables pour se rendre dans ses propriétés. La Demoiselle est un petit monoplace qu’il conçoit en 1909 et qu’il destine au tourisme aérien. Cf. S. NICOLAOU, Santos-Dumont : dandy et génie de l’aéronautique, Boulogne/Le Bourget, ETAI/Musée de l’Air et de l’Espace, 1997. 37. Témoin du développement de l’aérostation libre, la classe 34 – Aérostation de l’Exposition de 1900 compte vingt-quatre concours aéronautiques dont deux de photographie en ballon. « Vers la conquête de l’air tendent beaucoup d’hommes éminents ; les concours d’aérostation de 1900 ont donné une impulsion nouvelle à ce mouvement général ; ils ont familiarisé la foule avec des questions passionnantes ; ils ont contribué dans une large mesure à la connaissance du milieu qu’il faut maintenant conquérir définitivement [...]. Cf. Concours international d’exercices physiques et de sport, Paris, Imprimerie nationale, 1901, p. 297-298. 38. E. AIMÉ, “Portraits d’aéronautes contemporains : Edward Spelterini”, Aérophile, juin 1896, p. 97-102. 39. X. MARTEL, La Photographie excursionniste en France. 1887-1914. Définition d’une pratique et d’une esthétique à travers la postérité des théories du paysage, mémoire de maîtrise, Université de Paris I, 1996. 40. A. SCHELCHER, A. OMER-DÉCUGIS, Paris vu en ballon et ses environs, Paris, Hachette et Cie, 1909. 41. A. ALEXANDRE, “L’art de l’air”, Comœdia, 23 et 30 octobre 1909. 42. A. SCHELCHER, “La photographie aérienne”, Rapport officiel de la Première Exposition internationale de locomotion aérienne, Paris, Librairie aéronautique, 1910, p. 95. Parmi les visiteurs de cette exposition, on compte notamment Robert Delaunay qui n’a pas été insensible aux photographies aériennes exposées. Cf. Pascal Rousseau, “La construction du simultané. Robert Delaunay et l’aéronautique”, Revue de l’art, n°112/1996-3, p. 21. 43. J. N. M ARCHANDIAU, L’Illustration 1843-1944. Vie et mort d’un journal, Toulouse, Bibliothèque Histoire Privat, 1987. 44. “À travers la Suisse en ballon”, L’Illustration, 4 janvier 1902, p. 8. 45. MÉLÉRIA, “Paris en ballon”, L’Illustration, 25 mai 1907, p. 341-345. 46. “La tour Eiffel vue en ballon”, L’Illustration, 5 juin 1909, p. 388-389. 47. T. GERVAIS, Les Libertés visuelles de Léon Gimpel (1873-1848). Un photoreporter contemporain des avant-gardes, mémoire de maîtrise, Université de Paris I, 1996.

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48. Nathalie B OULOUCH, La Photographie autochrome en France (1904-1931), thèse de doctorat, Université de Paris I, 1994. 49. L. G IMPEL, Quarante ans de reportage. Souvenir de Léon Gimpel, collaborateur à L’Illustration, domaine de Castellemont Jurançon, manuscrit (collection SFP), 1944, p. 34. 50. “La Grande Semaine de l’aviation”, L’Illustration, 4 septembre 1909, p. 153-164. 51. “Un autobus dans la Seine”, L’Illustration, 30 septembre 1911, p. 252. 52. L. GIMPEL, op. cit., p. 61.

AUTEUR

THIERRY GERVAIS Chargé de cours à l’université de Paris VIII, Thierry Gervais a rédigé en 1998 un DEA d’histoire de l’art consacré à la photographie aérienne en France de 1858 à 1914 (université de Paris I).

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À la poursuite du relief

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Un voyage stéréoscopique

Oliver W. Holmes Traduction : François Brunet

NOTE DE L’ÉDITEUR

Le texte est traduit à partir de l’édition originale parue dans The Atlantic Monthly, vol. 8, 1861, p. 13-29. À la différence des deux autres articles sur le sujet du même auteur (mentionnés dans la note 2), ce texte n’est reproduit dans aucune des anthologies courantes en langue anglaise. La seconde partie paraîtra dans le prochain numéro d’ Études photographiques.

Le traducteur tient à remercier Christian Fournier pour sa collaboration.

1 Professeur d’anatomie à Harvard, père et homonyme d’un juge célèbre de la Cour suprême des États-Unis, Oliver W. Holmes (1809-1894) fut écrivain par un penchant spirituel typique de ceux qu’il baptisa les “brahmanes” de la Nouvelle-Angleterre : Emerson, Thoreau et consorts. Romancier et poète, il fut surtout essayiste, et le gourou de cette bourgeoisie bostonienne éclairée qui se reconnaissait dans le grand magazine libéral The Atlantic Monthly, dont il fut un collaborateur durable et qui publia par livraisons The Autocrat of the Breakfast-Table (1858), sorte de chronique satirique des moeurs du temps. Que ce curieux de la modernité ait été amateur de photographie est logique. Mais cet intérêt se doubla d’une passion plus originale pour la stéréoscopie, qui fit de lui l’inventeur du stéréoscope à main (1858), et par là l’auxiliaire d’une vogue, celle du voyage imaginaire en relief, qui explosa vers 1860 aux États-Unis1 (fig. 1. Le stéréoscope “mexicain”, appareil de visionnage pour vues stéréoscopiques, 10 x 19 x 33 cm, v. 1869).

2 De ce nouveau loisir de masse, Holmes est le seul auteur notable du XIXe siècle à avoir commenté les joies et les mystères, dans une série d’articles pénétrants et d’autant plus significatifs qu’ils furent publiés dans cet organe fort respectable qu’était l’Atlantic Monthly2. C’est donc au moment précis où Baudelaire stigmatise dans le Salon de 1859 la passion vulgaire des “lucarnes de l’infini” que Holmes, par un remarquable contrepied,

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exhorte le public “cultivé” à quitter son attitude de mépris pour la stéréoscopie et se donne pour but explicite, comme il le dit ici, d’instruire les “personnes de goût” d’“une source de plaisir aussi nouvelle qu’inépuisable”, dont le voyeurisme est une composante revendiquée. C’est à cette entreprise d’éducation du “savant” par le “populaire” que concourt le style bavard et souvent pédant de ces textes ; style parfois irritant, mais qui ne justifie certainement pas que ces articles aient été si peu étudiés, surtout en France. À travers leur rhétorique surchargée, ils constituent une sorte de vademecum littéraire du voyage stéréoscopique et plus généralement photographique, où l’enthousiasme le dispute à un humour noir, voire à une certaine inquiétude, que trahit le lien insistant, presque obsédant, de l’image photographique à la représentation et à la pensée de la mort. Sur ce point, comme sur bien d’autres, l’analyse de Holmes annonce les commentaires ultérieurs de Proust et même, plus près de nous, de Roland Barthes.

3 L’article présenté ici date de 1861. Il donne un aperçu des jouissances qu’un regard américain cultivé pouvait alors tirer du “voyage stéréoscopique”, c’est-à-dire d’un exotisme qui s’attache [p. 109] autant aux lieux ainsi visités depuis “le coin du feu” – non sans l’aide fréquente des souvenirs in situ du voyageur – qu’à l’expérience de la “sculpture solaire” elle-même. De cette dernière, Holmes décline sur tous les tons le réalisme, ou plutôt le pouvoir médusant – une transe, une hypnose, nous dit-il, à laquelle l’isoloir stéréoscopique n’est évidemment pas étranger –, qui préfigure sans doute le goût post- moderne de la réalité virtuelle. Après des considérations générales sur photographie et stéréographie qui font écho à l’article de 1859, Holmes débute ce voyage – qui sera donc voyage dans sa collection et sa mémoire intime, plus que dans l’espace géographique – par une revue de quelques hauts lieux de l’imagerie américaine de l’époque. Transparaît ici le rôle auxiliaire de la stéréographie dans l’avènement d’une photographie qu’on appelle déjà “instantanée”. À la fin de ce bref tour d’Amérique, intervient une courte méditation sur la guerre de Sécession, laquelle vient d’éclater et constitue la toile de fond des rêveries stéréoscopiques de Holmes, comme on le comprend plus loin au travers des commentaires sur l’image des jeunes soldats tombés à Marignan. La suite de l’article décrit le voyage stéréoscopique annoncé par le titre, “de l’autre côté de l’Atlantique”. Après s’être amusé à des expériences quasi policières dans les rues de Londres, l’amateur d’images explore toute une série de sites consacrés, anglais surtout. Dans ces descriptions d’images, sans doute par moments lassantes par leur encyclopédisme (mais celui-ci cache souvent des sous-entendus ironiques), on notera la confusion volontaire entre réalité et représentation, marquée par une ponctuation et des tournures syntaxiques audacieuses (phrases nominales, pronoms dont les référents glissent du lieu au numéro de série de l’image), et se prêtant à des effets burlesques. En invitant le lecteur à ce voyage dans sa boîte de vues stéréo, le collectionneur d’images veut surtout l’initier à un formidable espace de liberté, sinon de création, dans l’exploration duquel, comme l’a souligné Alan Trachtenberg, le spectateur privé s’approprie l’instance de la signification, et se mue en auteur symbolique de ces images3, notamment en les dotant d’un intertexte – et d’une intericonicité – foisonnants4.

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Fig. 1. Le stéréoscope “mexicain”, appareil de visionnage pour vues stéréoscopiques, 10 x 19 x 33 cm, v. 1869.

Le soleil peintre et sculpteur Avec un voyage stéréoscopique de l’autre côté de l’Atlantique

4 Il est une vieille fable que lord Bacon, dans sa Sagesse des Anciens, n’a pas interprétée. C’est Marsyas écorché par Apollon. Tout le monde se souvient de la version généralement reçue, à savoir que le jeune berger découvrit la flûte de Minerve, et fut assez téméraire pour se lancer dans un concours musical avec le dieu de la Musique. Il fut vaincu, bien entendu, et l’histoire dit que le vainqueur l’attacha à un arbre et l’écorcha vif.

5 Mais le dieu du Chant était aussi le dieu de la Lumière, et un instant de réflexion révèle la véritable signification de cette histoire apparemment barbare. Apollon, content de son jeune rival, le fixa dans la position voulue à un support de fer (l’arbre de la fable) et prit de lui une photographie, une image solaire [sun picture]5. Cette mince pellicule, ou peau, de lumière et d’ombre a été absurdement interprétée comme étant le cutis, ou l’épiderme de cuir non tanné du jeune berger. La découverte humaine de l’art de la photographie nous permet de rectifier l’erreur et de restituer au jeune homme cet important article vestimentaire, ainsi que de réhabiliter la réputation d’Apollon. Il y a une tache de moins sur le Soleil depuis que le larcin céleste de Prométhée Daguerre et de ses compagnons d’aventure nous a permis de comprendre cette antique légende.

6 Nous sommes aujourd’hui occupés à écorcher nos amis, et disposés à nous laisser écorcher nous-mêmes, une fois par an, par mois ou par jour, à l’aide du même rayon tranchant qui exécuta la chose pour Marsyas. Tout le monde doit s’y soumettre, les rois et les reines comme les autres. Les monuments de l’Art et le visage de la Nature elle-même

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sont traités pareillement. Nous détachons une écaille impalpable de la surface des pyramides. Nous faisons glisser du dôme de Saint-Pierre cet autre dôme sans poids qui lui était si bien ajusté qu’il trahit chaque éraflure de l’original. Nous écrémons une mince et sèche cuticule sur les rapides du Niagara et la déposons sur notre papier non mouillé sans briser une seule bulle ni perdre une seule gouttelette d’écume. Nous volons un paysage à ses propriétaires légitimes, en nous moquant de l’accusation de malhonnêteté. Nous écorchons les silex du fossé, et personne ne nous accuse de cupidité.

7 Ces miracles s’accomplissent tout autour de nous si facilement et à si bon marché que la plupart des gens ont cessé de les considérer comme des merveilles. On trouve un photographe établi dans chaque village de quelque importance – en fait, il n’est pas rare de voir une ambulance photographique stationnée au bord de la route, sur quelque terrain vague où elle peut tranquillement élire domicile au milieu de la bardane, des plantains et des pommiers-cannelle, ou faisant une longue halte au milieu du pré communal par autorisation spéciale des élus6.

8 Nous ne devons pas oublier, sous prétexte qu’ils sont devenus familiers, le prix inestimable de ces nouveaux dons prométhéens. Pensez d’abord au privilège, que nous avons tous aujourd’hui, de préserver les traits et l’apparence de ceux qui nous sont chers. [p. 111]

9 “ Béni soit l’art qui nous immortalise ”, disait Cowper. Mais songez combien rares sont les portraits peints qui rendent vraiment leurs sujets. Rappelez-vous ces spadassins errants de l’Art dont les coups de pinceau meurtriers impliquaient fréquemment autrefois des familles entières ; qui passaient, à la campagne, d’une auberge à l’autre, mangeant et peignant sur leur chemin ; se nourrissant une semaine sur l’aubergiste, une autre sur son épouse, et deux ou trois jours sur chaque enfant, comme en témoignent trop fréquemment jusqu’à ce jour les murs de ces hospitaliers édifices. Et puis voyez quels fidèles monuments de ceux que nous aimons et dont nous voudrions garder le souvenir nous sont donnés par cet art nouveau, contre une dépense minime de temps et d’argent.

10 Cet art nouveau est assez vieux déjà pour nous avoir donné des portraits de nourrissons qui atteignent à présent l’adolescence. Sous peu il montrera tous les aspects de la vie d’un individu, depuis la première semaine jusqu’à la dernière année de la vieillesse. Nous commençons à voir ce que cela révélera. Les enfants arrivent à la beauté, puis la perdent. La première ride sur le front, le premier fil blanc dans les cheveux sont rapportés sans malignité, mais sans atténuation. Les traces de la pensée, de la passion, de la volonté sont toutes enchâssées dans ces ombres fossiles. Les airs de famille se montrent dès le plus jeune âge, s’éteignent, puis réapparaissent. Des humeurs furtives, qui ont échappé à tel pinceau de rayons solaires, sont saisies par un autre. Chaque nouvelle image nous livre un nouvel aspect de notre ami ; nous découvrons qu’il n’avait pas un, mais quantité de visages.

11 C’est à peine trop dire que de noter que ceux que nous aimons ne nous quittent plus en mourant comme par le passé. Ils restent avec nous tout comme ils apparaissaient dans la vie ; ils nous regardent depuis leur place au mur ; ils sont posés sur nos tables ; ils reposent sur notre sein ; bien plus, si nous le voulons, nous pouvons porter leur portrait au doigt, en chevalière. Nos yeux perdent les images qui y sont peintes. Les parents oublient parfois le visage de leurs propres enfants après un an ou deux de séparation. Mais l’éternelle rétine artificielle, quand elle a posé son regard sur eux, en retient l’empreinte, et un nouveau rayon de soleil la dépose ensuite sur le nerf vivant comme si

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elle émanait de la forme animée elle-même. Comme ces ombres durent, et comme leurs originaux disparaissent !

12 Ce qui est vrai des visages de nos amis l’est encore plus des lieux que nous avons vus et aimés. Aucun tableau ne produit sur l’imagination une impression comparable à une transcription photographique de la maison de notre enfance, ou de tout autre décor dont nous avons une longue habitude. C’est précisément le point négligé par l’artiste, dans son effort pour produire un effet général, qui sera peut-être celui qui individualisera le plus fortement ce lieu dans notre mémoire. Voilà, par exemple, une vue photographique de notre maison natale, et avec elle une partie de la demeure de notre bon vieux voisin. Un artiste n’aurait sans doute pas remarqué la tige mince, desséchée, sans feuille, qui décrit, comme vous pouvez voir, un trait imperceptible sur [p. 112] la façade de la maison du voisin, près du coin. Pour lui, cela ne serait rien, mais pour nous cela marque la tige du chèvrefeuille grimpant, dont nous nous souvenons, avec ses fleurs rose et blanche au lourd parfum, aussi bien que des étoiles du ciel7.

13 À ce charme de la fidélité dans les plus infimes détails, le stéréoscope ajoute sa stupéfiante illusion du relief, achevant ainsi l’effet qui envoûte tellement l’imagination. Peut-être y a-t-il aussi un effet à demi magnétique dans les yeux qui se fixent sur ces images jumelles, quelque chose comme l’hypnotisme de M. Braid 8 dont beaucoup de nos lecteurs ont sans doute entendu parler. Du moins, l’occultation des objets environnants, et la concentration de toute l’attention qui en est une conséquence, produisent une exaltation des facultés comme dans le rêve, une sorte de transe, où il semble que nous abandonnions notre corps pour voguer rapidement d’un décor étrange à l’autre, tels des esprits désincarnés.

14 “ Ah ! oui, dira peut-être un lecteur sans imagination, mais il n’y a ni couleur ni mouvement dans ces images que vous trouvez si vivantes ; et elles ne sont au mieux que de médiocres miniatures des objets que nous voyons dans la nature. ”

15 Mais la couleur est, après tout, une qualité très secondaire, comparée à la forme. Nous aimons mieux, le plus souvent, un bon portrait au fusain en noir et blanc, que colorié de rose, de bleu et de brun. M. Gibson n’a jamais réussi à faire aimer au monde ses statues couleur de chair9. La couleur d’un paysage varie perpétuellement, avec la saison, l’heure du jour, le temps, et selon qu’on le voit au soleil ou au clair de lune ; et pourtant notre maison natale, quelle que soit la lumière qui y règne, nous remue par les vieux souvenirs qui y sont associés.

16 Quant au mouvement, quoique bien sûr il ne soit pas présent dans les images stéréoscopiques, sauf dans ces jouets mécaniques récemment introduits10, il est quand même étonnant de voir à quel point l’effet du mouvement est approché par la faible différence de lumière sur l’eau ou sur les feuilles des arbres, entre la vision des deux yeux sur l’image double.

17 Enfin, à l’égard de la taille, l’illusion est le fait de ceux qui supposent que l’oeil, sans le secours d’un accessoire, ne voit jamais autre chose que des miniatures d’objets. Voici une expérience nouvelle, pour convaincre ceux qui n’ont pas réfléchi sur ce sujet que le stéréoscope nous montre les objets dans leur taille naturelle.

18 Nous avons fait prendre à M. Soule11 une vue stéréoscopique par la fenêtre de notre salon, dominant la ville de Cambridge, avec le fleuve et le pont au premier plan. Or, en plaçant cette vue dans le stéréoscope, et en regardant de l’oeil gauche l’image stéréographique de droite, tandis que l’oeil droit regardait le paysage naturel par la fenêtre d’où a été prise la

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vue, il n’a pas été difficile d’ajuster les deux vues, la photographique et la réelle, de telle sorte que l’une chevauche sur l’autre ; ce qui démontre qu’elles coïncidaient presque exactement dans toutes leurs dimensions.

Fig. 2. Anonyme, intérieur de la cathédrale de Canterbury, détail d’un stéréogramme 8,5 x 17,5 cm, v. 1860.

19 Un autre trait qui distingue la stéréographie de toute autre représentation réside dans sa force propre d’évidence [in the character of its evidence]. Une simple image photographique peut être manipulée. On a vu des portraits de [p. 113] dames sortir de l’atelier du retoucheur plus jeunes de dix ans que lorsqu’ils étaient sortis de l’appareil. Mais essayez d’arranger une stéréographie et vous verrez bientôt la différence. Vos coups de crayon, vos taches de peinture flottent au-dessus de l’image sans jamais s’y amalgamer. Nous avons eu l’occasion de mettre une petite croix sur le pavé d’une photographie double de la cathédrale de Canterbury, en copiant d’après une autre image stéréoscopique où elle était indiquée de la sorte. En opérant avec soin, on réussit à faire coïncider parfaitement les deux croix dans le champ de vision, mais l’image semblait suspendue au-dessus du pavé, et n’indiquait précisément aucune pierre en particulier, comme ç’aurait été le cas si elle avait fait partie de l’image à l’origine. L’impossibilité que la stéréographie se parjure est une curieuse illustration de la définition légale de la preuve [the law of evidence]. “ Sur la parole de deux témoins, ou de trois, celui qui mérite la mort sera mis à mort ; mais il ne sera pas mis à [p. 114] mort sur la parole d’un seul. ” Nulle femme ne peut être déclarée jeune sur la foi d’une seule photographie ; mais si les jumelles stéréoscopiques disent qu’elle est jeune, qu’elle soit reconnue pour telle au tribunal suprême des litiges du dieu Amour.

20 Il y a de cela deux ou trois ans, nous avions attiré l’attention des lecteurs de ce magazine sur le sujet du stéréoscope et de la stéréographie12. Certaines de nos expressions ont pu sembler extravagantes, comme produites par la chaleur de l’intérêt qu’une nouveauté

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curieuse pouvait bien naturellement exciter. Nous n’avons rien perdu de l’enthousiasme et du plaisir que devait trahir cet article. Après avoir examiné peut-être une centaine de milliers de stéréographies, et en avoir rassemblé une collection d’un millier, nous éprouverions la même trépidation en recevant une nouvelle série à examiner et où faire notre choix, que dans les premiers jours où nous découvrîmes cette invention. Pour nous assurer que cet intérêt initial n’a pas tiédi, consignons ici une ou deux convictions qui sont les nôtres en cet instant.

21 D’abord, quant à la nature merveilleuse de cette invention. Si une planète inconnue venait à passer à portée de voix, et que l’un de ses philosophes nous demandât, pendant son passage, de lui remettre le produit matériel le plus remarquable de l’habileté humaine, nous lui offririons, sans un moment d’hésitation, un stéréoscope contenant une double vue instantanée de quelque grande avenue, l’une des vues de Broadway par M. Anthony (le n° 203) par exemple13.

22 Deuxièmement, de toutes les créations artificielles destinées à la gratification du goût humain, nous nous demandons sérieusement s’il en est une qui offre autant, au total, pour la distraction des races civilisées que l’auto-peinture [self-picturing] de l’Art et de la Nature, à trois exceptions près : à savoir, parmi toutes les sources factices de plaisir, le vêtement, la plus universelle, l’architecture, la plus imposante, et la musique, la plus excitante.

23 Qu’importe si c’est là une extravagance ou une exagération ; nul ne peut contester que nous avons une source nouvelle et merveilleuse de plaisir dans la peinture solaire [sun- picture] et plus particulièrement dans la sculpture solaire en relief [solid sun-sculpture] de la stéréographie. On constate pourtant une étrange indifférence à son égard, même à l’heure actuelle, chez bon nombre de personnes de culture et de goût. Elles ne semblent pas avoir pris conscience de la signification du miracle que le Seigneur de la Lumière accomplit pour eux. La crème de la création visible a été prélevée ; et les spectacles pour la contemplation desquels les hommes risquent leur vie, dépensent leur argent et endurent le mal de mer – les vues de la Nature et de l’Art qui transforment en exilés des familles entières pour l’amour du coup d’oeil, et font de la “bronchite” et de la dyspepsie, suivies de congés de maladie, des décrets supportables pour tant de dignes pasteurs –, ces spectacles, collections d’Alpes, de temples, de palais, de pyramides, vous sont offerts pour une bagatelle, prêts à être emportés chez vous, pour que vous puissiez les regarder à loisir, au coin du feu, par [p. 115] un beau temps perpétuel, quand vous en sentez l’envie, sans attraper froid, sans avoir à suivre un valet-de-place, dans n’importe quel ordre – d’un glacier au Vésuve, du Niagara à Memphis –, aussi longtemps que vous voulez, et en vous interrompant aussi soudainement que vous le voulez ; et vous, indigène de cette planète incomparablement obtuse, vous avez à peine daigné regarder ce don divin, qui, si un ange l’avait apporté d’une sphère plus proche du trône central, aurait paru digne du messager céleste à qui il était confié.

24 Il nous a semblé que nous pourrions peut-être éveiller quelque intérêt chez certains de nos lecteurs en les emmenant avec nous dans un bref voyage stéréographique ; en décrivant non pas les lieux mais les images photographiques que nous en avons dans notre collection. Au reste, ceux qui ont des collections pourront vouloir comparer leurs propres opinions sur telle ou telle image mentionnée avec celles qui seront exprimées ici, et ceux qui achètent des stéréographies seront peut-être heureux d’avoir un guide pour leur choix14.

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25 Mais le lecteur doit garder en mémoire que ce voyage ne lui donne qu’un aperçu de quelques scènes choisies dans notre galerie qui en contient un millier. Les visiter toutes, comme les touristes visitent les réalités, et rapporter ce que nous avons vu avec les explications et les éclaircissements historiques habituels, constituerait un livre de voyage considérable.

26 Avant de partir, il nous faut connaître quelque chose des spectacles de notre propre pays. Il nous faut au moins voir le Niagara. La grande chute se montre infiniment à son avantage sur verre. La “Vue de la Pointe, n° 28” de Thomson15 serait une image parfaite des chutes en été, si une dame au premier plan n’avait bougé son châle pendant que les images étaient en train d’être prises [while the pictures were taking], ou dans l’intervalle entre les deux prises [in the interval between taking the two]16. Sa vue hivernale “Tour de Terrapin, n° 37”, est la perfection même. Aussi bien lui qu’Evans17 ont pris de belles vues des rapides, vues instantanées, saisissant les embruns dans leur projection et les nuages en dessus. De Blondin18 sur son fil il y a de nombreuses vues ; debout sur un pied, sur la tête, portant un homme sur son dos, et un tableau terrible, où il pend par une jambe, la tête en bas au-dessus de l’abîme. La meilleure que nous ayons vue est le n° 5 d’Evans, une vue de face, où chaque muscle se détache dans un relief parfait, et qui montre bien la symétrie [morphologique] du plus impavide des mortels. Cela fait littéralement tourner la tête de fixer les yeux sur certaines de ces images. C’est un soulagement de s’éloigner de spectacles aussi effrayants et de lever les yeux sur le Vieux de la Montagne19. Voilà son visage, sans aucune intervention humanisante de la main d’un artiste. M. Bierstadt20 nous l’a très bien donné. C’est plutôt, dirait-on, un vieux monsieur sénile, avec sa bouche ouverte ; un visage comme on peut en voir traîner dans les gares de chemin de fer, et, chose curieuse, un style de physionomie très Nouvelle-Angleterre. Esquivons-nous à nouveau, et jetons un coup d’oeil sur les plans d’eau étales et les chutes accidentées de [p. 116] Trenton, sur l’arche oblongue, presque carrée, du Pont naturel, sur les ruines encore fumantes des fabriques Pemberton21, et venons-en ainsi à la “Série historique” de M. Barnum22. Clark’s Island, avec le grand rocher sur lequel les Pèlerins “ se reposèrent, selon le commandement ”, le premier dimanche, ou Sabbat comme ils aimaient à l’appeler, qu’ils passèrent dans le port de Plymouth, est pour nous ce qu’il y a de plus intéressant dans cette série. Mais voici de nombreux décors ayant un intérêt historique lié aux grands noms, aux grands événements de notre passé. L’orme de Washington à Cambridge (à travers les branches duquel nous vîmes le premier coucher de soleil auquel nous ayons jamais assisté, du moins sur cette planète), le voici dans toute sa magnifique draperie de frondaisons. M. Soule en a donné une autre belle vue, lorsqu’il est dépouillé de ses feuilles, tout aussi remarquable pour la délicatesse de ses rameaux pendants, comme des cheveux.

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Fig. 3. Anonyme, vue du temple Abu Simbel, détail d’un stéréogramme 8,5 x 17,5 cm, papier albuminé, v. 1860.

27 Nous garderions le lecteur une demi-heure à compulser cette série, si nous ne nous en arrachions pas abruptement. Nous sommes en route pour l’Europe, et nous partons immédiatement via New York.

28 Nous voici dans la rue principale de la grande cité. Voici la miraculeuse vue instantanée de Broadway par M. Anthony (n° 203), déjà citée (fig. 4. Vue instantanée de M. Anthony, n ° 202 ; Broadway vu du musée Barnum, détail d’un stéréogramme, 8,5 x 17,5 cm, papier albuminé, v. 1860). C’est l’histoire orientale de la ville pétrifiée, réalisée sous nos yeux23. Le caractère en est peut-être le mieux montré par l’usage que nous en faisons dans nos conférences pour illustrer la physiologie de la marche24. Chaque pied est saisi dans son mouvement avec une telle soudaineté qu’il apparaît aussi clairement que s’il était absolument immobile. Nous sommes surpris de voir, dans une figure, la longueur de l’enjambée ; dans une autre, la flexion du genou ; dans une troisième, la façon [p. 117] curieuse dont le talon touche le sol avant le reste du pied ; dans toutes, la façon singulière dont le corps s’accomode à l’action de marcher. Les faits que les frères Weber, minutieux expérimentateurs et observateurs allemands25, avaient soigneusement mis en évidence sur le squelette, sont illustrés par les différents individus qui composent cette foule en mouvement. Mais quelle merveille, de saisir ainsi en son centre la vie d’une puissante cité, son flot courant dans toute la complexité innombrable de ses mouvements ! Des centaines d’objets figurant dans cette image pourraient être identifiés par leurs propriétaires dans un tribunal. Voici la voiture n° 33 de la ligne Astor House et Vingt- Septième rue-Quatrième avenue. Cette vieille dame remarquerait la disparition d’une pomme sur la pile que vous voyez reluire sur son étal. Ce jeune homme qui nous tourne le dos pourrait jurer reconnaître le motif de son châle. Ce monsieur au milieu de deux autres se rappellera sans doute qu’il eut une migraine le lendemain de la promenade qu’il

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fait ici. Remarquez la prudence avec laquelle l’homme qui conduit le cheval gris pommelé, dans une charrette chargée de tonneaux, tient ses rênes : très écartées, une dans chaque main. Voyez ces commis avec leurs ballots, ce jeune gars qui tient à la main un cigare allumé, comme vous le voyez à la façon dont il le tient bien loin du corps, le gamin qui se baisse pour ramasser quelque chose au milieu des omnibus en marche, le solide charretier philosophique assis à l’arrière de son fourgon, et Newman Noggs au coin près du réverbère26. Mieux : regardez à l’intérieur de la voiture n° 33 et vous pourrez voir les passagers ; est-ce là, tourné vers vous, le visage d’une jeune femme qui regarde par la fenêtre ? Voyez comme cette fidèle épreuve solaire [sun-print] fait de la réclame pour l’établissement rival des “Frères Meade, Ambrotypes et Photographies27”. Quel tableau effroyablement suggestif ! C’est une feuille arrachée au livre de l’ange enregistreur de Dieu. Et si le ciel était un seul grand miroir concave, réfléchissant l’image de tous nos faits et gestes, et photographiant chaque action qu’il contemple sur des surfaces mortes et vivantes, de sorte que, pour des yeux célestes, les pierres sur lesquelles nous marchons portent l’inscription de nos actes, et que les feuilles des arbres de la forêt ne sont que des négatifs non développés où se sont enregistrés nos étés dans l’attente d’être transcrits dans le relevé impérissable28 ? Et quelle énigme métaphysique avons-nous là, dans ce paradoxe apparemment simple ! Le mouvement n’est-il qu’une succession de repos ? Tout est immobile dans ce tableau* [les termes en italique suivis d’un astérisque sont en français dans le texte] d’un mouvement universel. Prenez dix mille photographies instantanées de cette grande avenue le même jour ; chacune d’elles sera aussi immobile que le tableau, dans la “Belle Ensorcelée29”. Pourtant, c’est bien de telles immobilités qu’aura été composée cette journée de vie trépidante de Broadway. Le mouvement est aussi rigide que le marbre, si vous n’en prenez qu’un clin d’oeil à la fois.

29 Nous sommes tout prêts à embarquer maintenant. Voici le port ; et voilà le Great Eastern à l’ancre, la plus grosse île jamais lancée sur les flots (fig. 5. [p. 118] Anonyme, le Great Eastern dans les eaux de Southampton, détail d’un stéréogramme 8,5 x 17,5 cm, papier albuminé, v. 1860). Arrêtez-vous un instant : on nous interrogera sur la sécession et les États révoltés, nous ferons peut-être aussi bien de jeter un coup d’oeil sur Charleston, un moment, avant de partir.

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Fig. 4. vue instantanée de M. Anthony n°202 ; Brodway vu du musée Barnum, détail d’un stéréogramme 8,5 x 17,5 cm, papier albuminé, v. 1860.

30 Ces trois stéréographies nous ont été envoyées par une dame résidant en ce moment à Charleston. La Batterie, la célèbre promenade des Charlestoniens, qu’on a armée depuis de pièces de vingt-quatre livres faisant face à Fort Sumter ; l’intérieur de Fort Moultrie, avec les canons encloués par le major Anderson ; et une vue plus large du même intérieur, avec le drapeau à sept étoiles (correspondant aux sept péchés capitaux), son extrémité libre attachée à un affût de canon, comme pour empêcher les vents du ciel en colère de le mettre en pièces. Au fond, sur la droite, Fort Sumter, paraissant éloigné et inaccessible – ce terrible hochet que notre petite soeur Caroline, gâtée et sans cervelle, a tenu à saisir de sa main téméraire30. Vision fantomatique, et pourtant combien réelle, que cette silhouette s’élevant vaguement dans l’atmosphère trouble, ses canons pointant au-dessus du mur et par les meurtrières, prévus pour un [p. 119] ennemi étranger, et en ce même jour (le 13 avril [1861]) tournés en défense contre les fils de ceux qui combattirent autrefois pour la liberté à Fort Moultrie ! C’est une pensée bien triste que d’observer que certaines vérités ne peuvent être extraites de la vie que par l’analyse destructrice de la guerre. Les hommes d’État manient des principes approchants, qui sont des composés instables ; mais la guerre réduit les faits à leurs éléments simples dans son creuset rougi, avec son noir flot de carbone, de soufre et de salpêtre. Détournons-nous de cette lutte fratricide, infortunée quoique inévitable, et fermons les yeux un instant pour les ouvrir à Londres.

31 À suivre.

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Fig ; 5. Anonyme, le “Great Eastern” dans les eaux de Southampton, détail d’un stéréogramme 8,5 x 17,5 cm, papier albuminé, v. 1860.

NOTES

1. Cf. l’ouvrage de référence de William C. DARRAH, The World of Stereographs, Gettysburg, W. C. Darrah, 1977. Voir aussi Edward W. EARLE (éd.), Points of View : The Stereograph in America – A Cultural History, Rochester, The Visual Studies Workshop Press, 1979, passionnante compilation de documents d’époque. 2. Oliver Wendell HOLMES, “The Stereoscope and the Stereograph”, The Atlantic Monthly, vol. 3 (1859), p. 738-748 ; “Sun Painting and Sun Sculpture (1861, article traduit ici) ; “Doings of the Sunbeam”, ibid., vol. 12 (1863), p. 1-18 ; le premier et le troisième de ces articles sont reproduits dans B. NEWHALL, Essays and Images, p. 53-77. Holmes est revenu fréquemment sur ce sujet dans des textes postérieurs, de moindre diffusion (par ex. dans “The History of the American Stereoscope”, The Philadelphia Photographer, vol. 6 (1869), p. 1-22). Pour des éléments de bibliographie et de commentaire, cf . Douglas G. SEVERSON, “Oliver Wendell Holmes, Poet of Realism”, History of Photography, vol. 2 (1978), p. 235-236 ; Carol SCHLOSS, “Oliver Wendell Holmes as an Amateur Photographer”, ibid., vol. 5 (1981), p. 119-123. 3. Alan TRACHTENBERG, “Photography, The Emergence of a Keyword”, in Martha A. S ANDWEISS, Photography in Nineteenth-Century America, Fort Worth et New York, Amon Carter Museum, Harry N. Abrams, 1991, p. 43-45.

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4. C’est ce jeu virtuose de références que les notes ci-dessous visent à éclairer, en se bornant toutefois à ce qui intéresse l’histoire de la photographie et l’analyse du regard de l’auteur ; on n’a donc pas cherché à élucider systématiquement les multiples clins d’oeil à l’histoire littéraire et politique britannique, ni l’origine des citations. 5. Allusion au rituel du portrait de l’époque (avec appuie-tête, etc.). Picture, littéralement “tableau”, est le terme consacré dès 1840 en anglais pour désigner l’image photographique ; ce terme s’est maintenu jusqu’à nos jours, alors qu’en français le mot tableau, utilisé dans ce sens pendant les premières années, est revenu par la suite au seul champ pictural ; dans un souci de lisibilité, on a traduit systématiquement picture par “image”, hormis les cas où picture est utilisé avec une valeur picturale ou, plus généralement, rhétorique. 6. Common et Selectmen sont deux termes du vocabulaire des institutions municipales traditionnelles de la Nouvelle-Angleterre. L’idée suggérée est que l’ambulance photographique est devenue une institution de la démocratie. 7. On reconnaît dans ces paragraphes plusieurs thèmes exploités (et transformés) par le roman proustien (l’imagination physiognomonique, les ressemblances de famille, la mémoire photographique, l’individualisation et la mémorisation des lieux par le détail), même si Marcel Proust fut loin de partager l’optimisme de Holmes quant à la stéréoscopie et plus généralement au réalisme de la photographie ; cf. BRASSAÏ, Marcel Proust sous l’emprise de la photographie, Paris, Gallimard, 1997. 8. James Braid (1795-1860), chirurgien écossais, inventeur du terme d’ “hypnose” (1841). 9. John Gibson (1790-1866), sculpteur anglais connu pour ses statues peintes à la mode antique, fréquemment dénigré par les critiques américains de l’époque. 10. En février 1861, l’amateur et inventeur philadelphien Coleman Sellers avait breveté un mécanisme permettant d’” exhiber des images stéréoscopiques d’objets en mouvement ”, qu’il appelait le Kinematoscope (E. EARLE, op. cit., p. 36). Adapté du “phantasmascope”, cet appareil à rotation est parfois considéré comme un ancêtre du projecteur de cinéma ; il ne semble pas avoir été conçu comme un “jouet” ; cf. Robert TAFT, Photography and the American Scene, A Social History, 1839-1889, New York, Dover, 1964 [1938], p. 216-222 ; illustrations dans William WELLING, Photography in America : The Formative Years, Albuquerque, University of New Mexico Press, 1987 [1978], p. 151. 11. John Soule, photographe bostonien qui se spécialisa dans la stéréographie. 12. Allusion à l’article de 1859 (cf. note 2 ci-dessus). 13. À la suite des vues pionnières d’Édimbourg par George W. Wilson en 1857, la firme des frères Anthony de New York fit sensation en 1859 en publiant les vues “instantanées” de Broadway dont il est question ici. La même firme devint vite le plus gros éditeur et distributeur américain de vues stéréo. Le numéro renvoie à une entrée du catalogue d’Anthony. Cf. W. DARRAH, op. cit., p. 22-25 et W. WELLING, op. cit., p. 140. 14. Tout ceci est à lire dans le contexte de la formation des premiers clubs de collectionneurs de stéréographies vers 1859-1861 : cf. W. D ARRAH, op. cit., p. 44. Cet auteur évalue le nombre des photographes spécialisés en stéréographie sur le marché nord-américain entre 1860 et 1890 à 12 000, et leur production cumulée à 6 millions de vues différentes (p. 6, 237). Aussi l’identification des auteurs et des images que cite Holmes dans la suite de l’article est-elle souvent malaisée. 15. Photographe non identifié. Le site de Niagara Falls, déjà consacré par la peinture, devint après 1830 le premier haut lieu du tourisme new-yorkais et atlantique. Signe parmi d’autres de la commercialisation du site, les échoppes de photographes s’y multiplièrent. Selon un article de 1872, il y avait dès avant 1860 six photographes à demeure sur le site (E. EARLE, op. cit., p. 32). 16. Alternative sibylline pour le profane ; selon les modèles d’appareils utilisés (un ou deux objectifs), les deux vues étaient prises l’une après l’autre ou simultanément. Mais l’hésitation de Holmes est curieuse, car on doit pouvoir trancher au vu des clichés.

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17. Il pourrait s’agir de G. B. Evans, établi à Buffalo depuis 1860. 18. Charles Blondin, équilibriste français, fit sensation en 1859 en marchant sur un câble de 300 m tendu au-dessus des chutes. Cf. E. EARLE, op. cit., p. 32, et la vue stéréo d’Anthony reproduite dans R. TAFT, op. cit., p. 169. 19. The Old Man of the Mountain : l’un de ces “visages de pierre” si fréquemment notés par la toponymie nord-américaine, situé en l’occurrence dans le Franconia Range du New Hampshire, et qui fut un but d’excursion apprécié, inspirant une nouvelle de Hawthorne (The Great Stone Face ). 20. Il s’agit de Charles Bierstadt, photographe spécialiste des chutes du Niagara ; avec ses frères Edward et Albert (le célèbre peintre de paysage), il monta vers 1860 une affaire de stéréoscopie. 21. Allusion à un incendie industriel spectaculaire dans la ville-usine de Lawrence, Massachusetts, qui fut photographié par John A. Whipple et fit la couverture de Harper’s Weekly le 21 janvier 1860. Ce genre d’exploit technique était relativement fréquent depuis le célèbre daguerréotype de l’usine d’Oswego en flammes par George N.Barnard (1853). 22. DeLoss Barnum, photographe de Boston (sans lien avec le Barnum du cirque) publia en 1859 une American Historical Series of Stereoscopic Pictures comportant au moins cinquante vues (W. D ARRAH, op. cit., p. 25 ; W. WELLING, op. cit., p. 185). 23. Exemple parmi d’autres de ces allusions légendaires, utopiques ou “métaphysiques” qui visent à donner figuration littéraire au merveilleux technique, et pour lesquelles on trouverait de nombreuses sources dans la littérature gothique américaine, de Charles Brockden Brown à Edgar Poe. 24. La photographie “instantanée” et son application à l’étude de la physiologie de la marche furent un sujet d’intérêt durable et intense pour Holmes, médecin et professeur d’anatomie. Il y consacra notamment un article séparé dans l’Atlantic Monthly, illustré de figures de marcheurs gravées d’après photographies (“The Human Wheel, Its Spokes and Felloes”, Atlantic Monthly, vol. 11 (mai 1863), p. 567-580 : cf. Beaumont NEWHALL, The History of Photography, New York, MoMA, 1982, p. 117). 25. Savants et expérimentateurs dont le plus connu fut l’aîné, Ernst Heinrich Weber (1795-1878), anatomiste et physiologiste, et l’un des fondateurs de la psychologie expérimentale. 26. Newman Noggs : personnage de commis londonien dans le roman de Charles Dickens Nicholas Nickleby (1839), dont la mention anticipe sur le voyage dans les rues de Londres qui suivra. Tout e ce passage évoque le roman policier du XIX siècle ; mais il rappelle aussi les fréquentes notations du spectacle quotidien qui émaillent les essais et les journaux du principal mentor de Holmes, Ralph Waldo Emerson, qui parle notamment, à propos de ce spectacle, du pouvoir “ déréalisant ” ou “ défamiliarisant ” de l’image photographique ; cf. François BRUNET, “Emerson et l’invention de la photographie”, Critique, 1992, n° 541-542, p. 480-488. 27. L’une des grandes firmes new-yorkaises, rivale de la maison Anthony. 28. Théorie cosmophotographique à consonance épicurienne, qui rappelle celle de BALZAC dans Le Cousin Pons, et celle, moins connue, du révérend Edward Hitchcock, adepte de la “théologie naturelle” d’inspiration écossaise et professeur de géologie au collège de Amherst : “ qui sait si [cette influence photographique] n’imprime pas nos traits sur le monde qui nous entoure [...] et ne remplit pas ainsi la nature d’impressions daguerréotypiques ”, propres à être révélées un jour à “ des sens plus aiguisés que les nôtres ” (E. HITCHCOCK, Tho Religion of Soology and lis Connocied Sciences [Boston, 1857] ; lecture vraisemblable de Holmes). 29. “The Enchanted Beauty” : il s’agit ici d’un tableau vivant. 30. Le mitraillage du fort Sumter par des batteries confédérées, le 12 avril 1861, marqua le déclenchement de la guerre de Sécession. La Caroline du Sud avait été le premier État à faire sécession le 20 décembre 1860, et à la date de l’entrée en fonctions de Lincoln (mars 1861), les États confédérés étaient au nombre de sept.

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Images en relief et images changeantes La photographie à réseau ligné

Kim Timby

NOTE DE L’ÉDITEUR

Ce travail a été cofinancé par une allocation de formation et de recherche du ministère de la Culture et de la Communication (Patrimoine photographique) pour l’accès aux brevets et par le musée Carnavalet dans le cadre de l’exposition “Paris en 3D, de la stéréoscopie à la réalité virtuelle”, dont Kim Timby était l’une des commissaires.

L’auteur tient à remercier Michèle Bonnet, Gérard Lévy, Pierre Parreaux et le Stéréo-Club français, Hélène Pradel, Françoise Reynaud, Catherine Tambrun, le personnel de l’Institut national de la propriété industrielle et tout particulièrement Michel Frizot, pour leur précieux concours.

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Fig. 1. E. Estanave, autoportrait, détail, photographie en relief : gélatino-bromure d’argent et réseau ligné vertical sur verre, 18,1 x 12 x 0,1 cm, après 1907.

1 La photographie en relief avait été soumise à l’utilisation de dispositifs nécessaires au visionnement, tels qu’un stéréoscope ou une paire de lunettes rouge et verte. Le réseau ligné bouleverse ce schéma car il rend possible une image visible directement en relief, sans l’utilisation d’un appareil par le spectateur. La photographie à réseau ligné paraît créer d’elle-même un effet de volume, comme par magie et sans accessoire. Le fait qu’elle se fonde sur la vision binoculaire est caché : elle n’est ni double comme une vue stéréoscopique classique, ni regardée à travers deux oculaires. Il n’y a plus de dispositif apparent qui puisse être perçu comme responsable de l’effet de relief. Le rapport du spectateur à l’image se transforme.

2 Le principe du réseau ligné est simple : il s’agit d’une “grille” (le plus souvent sur verre) formée alternativement de lignes opaques et transparentes1 (fig.1). Ce réseau permet d’imbriquer un ou plusieurs couples stéréoscopiques (conservant au minimum deux vues, une pour chaque œil). Fixé à quelques millimètres devant le cliché final, le réseau permet de visionner le relief en réservant une vue différente pour chaque œil.

3 Même si elles n’atteignent jamais le niveau de diffusion – ou de reconnaissance – des vues stéréoscopiques (véritable phénomène de société au Second Empire et au début du XXe siècle), les images à réseau bouleversent la conception de la photographie en relief. Pour comprendre leur spécificité, il faut les considérer en particulier à la lumière d’un autre type de production à réseau ligné qui leur est contemporain : les images “changeantes”. Nous verrons à travers l’histoire de cette imagerie surprenante, en trois dimensions ou à effet animé, que la vraie révolution de la photographie en relief à réseau ligné se trouve ailleurs que dans ce qui a motivé son invention, c’est-à-dire ailleurs que dans la simple commodité pour le spectateur de la suppression du stéréoscope. Du nouveau dispositif de

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visionnnement “invisible” viennent de nouvelles exigences pour le spectateur, puis enfin la véritable récompense : un effet de relief tout autre.

La stéréoscopie sans stéréoscope

4 C’est en 1896 que le réseau ligné est appliqué à la photographie en relief pour la première fois, par A. Berthier2. La stéréoscopie a été très en vogue au Second Empire et commence, en 1896, à revenir à la mode après une vingtaine d’années d’accalmie. L’observation des vues stéréoscopiques sans stéréoscope fait l’objet de recherches depuis une quarantaine d’années. Le principe des anaglyphes, où les deux images sont superposées et observées à travers des lunettes bicolores, est en particulier connu en France (lieu de notre enquête) depuis 1858, et attire l’attention à partir de 1890.

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Fig. 2 et 3. A. Berthier, Fabrication d’une photographie composite à partir d’une vue stéréoscopique, Le Cosmos, mai 1896, p. 231.

Fig. 4. A. Berthier, fonctionnement d’une photographie en relief à réseau ligné, Le Cosmos, mai 1896, p. 229.

5 Berthier fait connaître son idée modestement, dans un article retraçant l’histoire des stéréoscopes. Pour créer une photographie en relief à réseau ligné, il travaille à partir

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d’un négatif stéréoscopique obtenu de manière traditionnelle. La vue stéréoscopique doit être décomposée en bandes fines, qui sont intercalées en alternant des éléments des images droite et gauche ( fig. 2, dans laquelle Berthier dit avoir « exagéré considérablement les dimensions » des bandes : les éléments des deux images ont été combinées en alternance pour former la figure 3). Idéalement, cette opération s’effectue pendant le tirage des images sur papier. Le réseau – constitué de lignes opaques tracées sur une plaque de verre – est placé sur le papier sensible lors de l’impression d’une des vues (la gauche, par exemple). Il est ensuite décalé de la largeur d’une bande pour révéler les parties du papier auparavant protégées et couvrir celles déjà impressionnées ; la seconde vue (la droite) est tirée dans les espaces vides. Berthier explique (fig. 3) comment cette image composite est perçue en relief : le réseau sur verre (A) est placé devant l’image (P) et fixé à quelques millimètres, de manière à permettre à chaque œil de voir seulement les éléments qui lui sont destinés, les autres étant masqués par les lignes opaques. Ainsi, l’ensemble fonctionne grâce à la parallaxe entre les deux yeux.

Fig. 5. E. Estanave, femmes et chat, photographie en relief : gélatino-bromure d’argent sur verre et réseau ligné vertical sur verre, cadre en carton, 17,5 x 13,2 x 0,5 cm, 1913.

6 La proposition de Berthier n’a pas suscité beaucoup de réactions dans le monde photographique, et le véritable début de ce procédé en France semble se situer six ans plus tard. L’Américain Frederic Eugene Ives (1856-1937) invente des photographies à réseau ligné baptisées “Parallax Stereograms” indépendamment de Berthier3. Elles impressionnent l’industriel Léon Gaumont (alors actif dans la commercialisation de stéréoscopes et d’appareils de prise de vue stéréoscopique) pendant un voyage aux États- Unis ; il en rapporte des exemples de l’Exposition de Saint-Louis et réussit à les faire présenter à l’Académie des sciences à Paris, le 24 octobre 190444. C’est en s’inspirant de ces travaux que le mathématicien Eugène Pierre Estanave (1867-après 1936), figure majeure pour cette technique en France, commence ses propres recherches, écrivant plus

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tard que ce fut « M. L. Gaumont qui [l]’incita lui-même à étudier ce nouveau procédé de stéréoscopie5 ».

7 Nous connaissons aujourd’hui une quinzaine6 de vues en relief d’Estanave qui sont assez artisanales et dont les sujets sont variés : portraits, photos de famille (fig. 5), sujets religieux, paysages, natures mortes, ainsi qu’un renard empaillé, une sculpture, un crâne7 … Ces petites images8 sont épaisses et relativement lourdes, car souvent composées de deux plaques de verre. Avec ces photographies, il est enfin possible d’analyser le nouveau rapport entre le spectateur et l’image en relief qui naît avec le réseau ligné. Il faut essayer de voir l’effet en cherchant le bon angle de vision. En changeant lentement l’inclinaison de la plaque devant une lumière diffuse, on découvre la position précise où les lignes du réseau recouvrent les bonnes portions de l’image et où on voit donc les plans s’étager nettement. Ce relief persiste tant qu’on ne bouge pas.

8 Estanave fait évoluer l’image à réseau ligné par rapport au mode artisanal de Berthier en développant, en particulier, un système pour enregistrer les images directement d’après nature9. Pour cela, l’appareil photographique est muni d’un « objectif percé de deux ouvertures » correspondant à l’écart entre les yeux (voir fig. 15). Le réseau ligné (sur verre) est placé à quelques millimètres du négatif (également sur verre), de manière à ce que les images venant des deux ouvertures s’imbriquent parfaitement en alternance sur la surface sensible10. Après le développement du négatif et le tirage d’une image positive sur une autre plaque de verre, le réseau est utilisé pour visionner l’effet de relief en le montant11 sur la plaque finale exactement dans la même position que sur le négatif lors de la prise de vue. Ainsi, le réseau ligné induit non seulement une façon de présenter une image prise avec un appareil binoculaire courant, mais aussi des techniques d’enregistrement spécifiques. Cependant, ces photographies restent compliquées à fabriquer, demandant une installation de prise de vue lourde et spéciale.

9 Espérant faciliter la production des images à réseau ligné, Estanave invente en 190812 le premier objet destiné spécifiquement à la création de ce type d’image : une plaque “autostéréoscopique”. Celle-ci rend solidaires la surface sensible et le réseau en les présentant sur les faces opposées d’une même plaque de verre (dont l’épaisseur est calculée en fonction de la largeur des lignes du réseau). La prise de vue est réalisée comme précédemment, et l’épreuve finale est obtenue en inversant le négatif chimiquement sur la même plaque (le négatif étant solidaire du réseau, il ne permet pas le tirage d’images composites positives) 13. La plaque autostéréoscopique faciliterait la pratique de la photographie à réseau ligné en évitant certains calculs et le déréglage de l’ensemble, et en rendant l’œuvre finale moins lourde. Mais par la suite, Estanave ne semble pas avoir lui-même toujours utilisé ce procédé – preuve que cette plaque donnant une image unique présente aussi de vrais inconvénients.

10 Du point de vue technique, un nouveau type de photographie en relief est né. Mais qu’en est-il du côté de la réception de ces images par le public ? Estanave situe ses recherches dans un contexte scientifique ; il dépose des brevets, présente ses techniques à la Société française de photographie et à l’Académie des sciences. Parmi tous ses travaux, c’est la radioscopie en relief14 qui semble avoir le plus intéressé ses confrères. Le physicien Gabriel Lippmann – inventeur du procédé interférentiel de photographie en couleurs et du concept de la “photographie intégrale” pour le relief à vision directe, lauréat du prix Nobel en 1908 – attache cette même année « un prix tout particulier à l’application que M. Estanave a faite de ces principes à la radiographie. M. Estanave a pu lui montrer la radiographie d’une boucle en fil de fer donnant un excellent relief. Cette application

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mérite d’être poursuivie, car elle est évidemment de nature à accroître notablement l’utilité et la portée des méthodes de radiographie15 ». La radiographie, vieille de seulement une dizaine d’années, est en plein développement, et le fait qu’Estanave y travaille semble l’avoir aidé à recevoir quelques subventions de recherche. Seule une image radiographique d’Estanave nous est parvenue : la forme en fil de fer citée ci-dessus 16. Estanave n’en a décrit qu’une autre17, laissant planer le doute aujourd’hui sur le nombre de radiographies en relief vraiment réalisées. Cependant, cette utilisation du réseau semble avoir aussi été étudiée par quelques médecins à l’époque18.

11 La complexité des images en relief à réseau ligné nécessite une approche scientifique, mais aucun laboratoire ne semble avoir créé ou utilisé ces photographies à grande échelle. Il n’y a pas de témoignage non plus dans le monde photographique indiquant qu’Estanave ait réussi à dépasser le simple effet de curiosité. Il aurait tenté de commercialiser sa plaque autostéréoscopique, car le Bulletin de la SFP annonce en 1909 : « Des plaques ainsi exécutées seront prochainement mises dans le commerce […] par l’une des plus importantes usines françaises de plaques photographiques19. » Mais si cette invention a effectivement été vendue à des scientifiques ou à des amateurs, nous n’avons retrouvé pour l’instant ni trace d’images, ni le nom de la société qui l’aurait commercialisée.

12 Vers 1910, le réseau ligné est donc un dispositif viable pour l’obtention de photographies en relief, mais n’est pas très répandu. En permettant la suppression du stéréoscope, il introduit d’autres contraintes pour le photographe et autant pour le spectateur. Les images (toujours sur verre) sont fragiles et doivent être éclairées par l’arrière. Et surtout, l’effet de relief – quoique réussi et assez magique – n’est pas instantanément visible. Si le spectateur n’est pas au bon emplacement par rapport à l’œuvre, l’image est double ou pseudoscopique (profondeurs inversées et confuses). Ainsi, le relief peut même ne pas être remarqué si on ne sait pas le chercher. Et l’immobilité nécessaire une fois l’effet trouvé est un handicap. L’avantage de cette technique sur la stéréoscopie (dont l’utilisation est évidente, ludique) ne s’affirme donc pas.

13 Bien qu’elle ne soit pas accueillie avec enthousiasme par le public, il n’est pas étonnant que l’idée de la photographie en relief à réseau ligné ait germé dans les esprits à ce moment précis de l’histoire. Examiné de près, le procédé a de forts liens avec une autre technique de la fin du XIXe siècle, qui en constitue très probablement l’origine : la photographie en couleurs à réseau. Berthier connaît l’enregistrement des couleurs par trame, commercialisé par John Joly en 1895, car il suggère, pour la finesse du réseau dans son invention de 1896 : « Peut-être pourrait-on arriver à tracer plusieurs traits au millimètre, comme dans le procédé Jolly [sic] de reproduction des couleurs20. » Le système de Joly fonctionne par un écran de lignes colorées juxtaposées qui est – comme pour le relief – utilisé pour l’obtention de la photographie et ensuite pour sa restitution.

14 Estanave s’inspire d’Ives, qui invente ses “Parallax Stereograms “indépendamment de Berthier en travaillant avec le réseau ligné dans un autre domaine21 : la similigravure (pour laquelle l’image est photographiée à travers une trame pour la diviser en petits éléments). Quelques années plus tard, Estanave prend également pour référence les tout derniers progrès dans la photographie en couleurs : en inventant la plaque autostéréoscopique en 1908, il dit rendre « le réseau ligné solidaire de la plaque photographique, tout comme dans les plaques autochromes [commercialisées en 1907] ou similaires on rend les écrans polychromes solidaires de l’émulsion sensible ». Pour l’autochrome, la photographie est enregistrée (et visionnée) à travers un écran formé de

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petits grains de trois couleurs qui est couché sur le même côté de la plaque de verre que le gélatino-bromure. Estanave réalise même des vues en relief et en couleurs avec une plaque qu’il propose d’appeler “autostéréochrome22” (comportant les deux types d’écran, ligné et à points colorés). Et en 1911, il fait connaître des photographies “à couleurs changeantes”, sans relief, obtenues à l’aide d’un réseau à lignes colorées : il s’agit du « principe de photographie des couleurs, à écran trichrome, utilisé par Joly », dit-il, sauf que le réseau est placé à une petite distance de la plaque sensible23.

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Fig. 6-7. E. Estenave, « Les yeux trompeurs », photographie changeante : gélatino-bromure d’argent sur verre et réseau ligné horizontal sur verre, 17,9 x 13 x à,4 cm, 1909.

15 Avec ces premiers inventeurs, un lien se noue entre la photographie en relief et les procédés contemporains d’enregistrement des couleurs. Pour les deux, le même saut conceptuel se retrouve : l’image unique, composite, décomposée et recomposée grâce à un réseau. L’image en relief à réseau ligné est plus qu’une curiosité, elle s’inscrit pleinement dans son époque de l’histoire de la photographie, mais aussi d’une histoire visuelle plus large ; car même si les inventeurs n’y font pas référence directement, le pointillisme, le cubisme, le futurisme, même le cinéma, leur sont significativement contemporains : par la fragmentation de la couleur, de la perspective, du temps, une recomposition d’autant plus vraie est sollicitée chez le spectateur grâce à la synthèse oculaire.

Images “changeantes”

16 Au début du XXe siècle, Estanave adapte la technique du réseau ligné à la recherche d’un autre effet, qu’il nomme “changeant24”. Par exemple, il crée un portrait de femme ouvrant et fermant les yeux (fig. 6-7), composé d’un réseau à lignes horizontales et de deux25images différentes prises l’une après l’autre (femme avec les yeux ouverts, femme avec les yeux fermés). L’image se modifie quand le spectateur incline légèrement la plaque d’avant en arrière, créant « l’embryon d’un mouvement cinématographique26 ».

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Fig. 8-9. E. Estenave, « Apparition à Bernadette », gélatino-bromure d’argent sur verre colorisé et réseau ligné horizontal sur verre, 18 x 13,2 x 0,4 cm, 1931.

17 L’effet changeant permet ainsi d’animer le sujet ou, comme dans la figure 8-9, de faire apparaître un nouvel élément. Sur cette image légèrement teintée aux couleurs pastel, la Vierge apparaît (et disparaît) devant Bernadette Soubirous27 de manière magique et à volonté grâce à une lente inclinaison de la plaque. Rapidement, Estanave pense combiner

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les deux réseaux et obtenir l’effet du mouvement avec celui du relief par un réseau « quadrillé à lignes verticales et horizontales28 » ; il peut ainsi réaliser un portrait de femme en relief ouvrant et fermant les yeux29.

18 Contrairement aux photographies en relief, peu répandues, les images changeantes seront fabriquées par diverses officines et rencontreront un certain écho auprès du public. Le rapport du spectateur aux vues changeantes est tout autre : le spectateur participe davantage à l’effet de l’image car c’est concrètement lui qui la fait fonctionner en la déplaçant ou en se déplaçant devant elle. Le réseau devient présent, transformant l’image en “jouet” (comme avec la stéréoscopie et ses visionneuses). Les sujets ludiques des images changeantes confirment cette transformation.

Fig. 10. attr. à Animated Pictures Products Co., publicité pour Télégic, photographie changeante: gélatino-bromure d’argent sur verre colorié, et réseau ligné horizontal sur verre, 35,5 x 27,9 x 0,5 cm, après 1919.

19 La publicité – diffusion publique par excellence – se sert rapidement de l’attrait des vues changeantes. Dès 1910, quand Estanave présente ses travaux, les spécialistes de la photographie pensent à des images semblables utilisées pour des réclames ou des enseignes30. Estanave parle même d’images publicitaires qu’il a remarquées : il s’agit, écrit-il, de « la production américaine, que l’on a pu voir en guise de publicité à la devanture des opticiens. Ces clichés vus par transparence utilisent l’effet parallactique et les réseaux [sont] assez fins (24 ou 25 traits au centimètre) » 31. La société Animated Picture Products Co. a diffusé ce type de photographie en France32 (fig. 10). Deux vues retrouvées pour “Télégic” vantent les avantages des lunettes à double foyer. L’une représente un homme ouvrant et fermant les yeux en souriant plus ou moins selon l’angle d’observation. La seconde image montre une femme ; sur un point de vue elle regarde un livre, les paupières baissées ; sur l’autre, le livre disparaît, elle ouvre les yeux et sourit33.

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Fig. 11. Anonyme, « Les trois complices », détail de l’image sans réseau, photographie changeante : gélatino-bromure d’argent sur papier et réseau ligné verticla sur film, 8,9 x 13,7 cm, v. 1914-1918.

20 Des images changeantes de tout genre se répandent auprès du grand public à un point qu’Estanave finit par se plaindre de toutes les “contrefaçons” de sa technique34. Les productions critiquées par Estanave sont des vues de petites dimensions dont le seul but est l’amusement ; elles ont une présentation différente des siennes : le réseau est composé de traits verticaux (non horizontaux) et surtout il est mobile par rapport à l’image photographique sur laquelle il est posé. Le spectateur fait glisser le réseau très légèrement sur l’image pour créer l’animation35 (au lieu de changer l’inclinaison de l’œuvre). Un exemple retrouvé de ces “contrefaçons” françaises (fig. 12) est un portrait de femme qui cligne des yeux et change de sourire quand l’onglet à droite est plié d’avant en arrière. Légère (la photographie est sur papier, le réseau sur film) et de format carte postale, l’œuvre porte au dos un tampon encré de studio parisien36, ce qui indique qu’on pouvait faire réaliser son propre portrait par ce procédé original37.

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Fig. 12. Anonyme, portrait, photographie changeante : gélatino-bromure d’argent sur papier et réseau ligné vertical sur film, 8,4 x 13,5 cm, v. 1915-1920.

21 Cette œuvre est à la fois simple et fascinante : en la faisant fonctionner, c’est comme si on la surprenait en action, que l’on apercevait un peu de son secret. Elle met en évidence que le mode d’observation des images changeantes est complètement différent du mode d’observation des images en relief : pour créer l’effet d’animation, le spectateur doit agir, animer le dispositif. Ainsi, l’effet se crée en un instant, au lieu de simplement se prolonger, ce qui incite à le renouveler. On prend plaisir dans le fait de provoquer un changement dans l’image, de répéter le mouvement de ce “jouet”, de faire cligner les yeux de la femme, de lui faire changer de sourire, de revenir à l’aspect précédent, et ainsi de suite. Le portrait représenté dans la figure 12 est plus amusant encore que celui d’Estanave (voir fig. 6-7). Dans les deux cas, le principe visuel est le même : la femme ouvre et ferme les yeux. Mais le réseau mobile de la figure 12 achève la transformation de l’image en jouet. On change l’inclinaison de la plaque d’Estanave, mais on ne procède pas à ce “démontage” partiel qu’est le glissement du réseau – démontage qui permet d’apercevoir comment l’image “marche”. Pour Baudelaire, ce serait une « première tendance métaphysique » de vouloir « voir l’âme » de l’objet-jouet, ce qui pousse même à le détruire pour le connaître38. Ou comme l’exprime Didi-Huberman : « Comment ne pas admettre que, pour savoir ce que c’est que le temps, il faut aller voir comment marche l’horloge de maman39 ? » (Et il est satisfaisant de voir – le démontage effectué – “l’intérieur” d’une telle image. La figure 11 montre un détail d’une photographie changeante sans son réseau : les éléments formant trois portraits différents sont visibles tous en même temps ; mais l’image perd tout l’effet qui l’anime…)

22 Les photographies en relief n’offrent aucune prise de cette sorte. Là où les inventeurs des images en relief prennent leurs œuvres très au sérieux, ceux des images changeantes semblent aller eux-mêmes vers l’aspect ludique apprécié par le spectateur : publicités, portraits, images bon marché. La vente d’images changeantes déjà réalisées – même personnalisées – permet de prendre plaisir dans l’aspect ludique de ces images sans effort. Un certain Geniller a même imaginé un « portrait animé et parlant » qui combine le réseau ligné avec un phonographe40. Une dizaine de brevets41 déposés en France à

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l’époque de la Première Guerre mondiale visent à faciliter la création d’images à la fois pour les photographes professionnels et les amateurs : des appareils de prise de vue spéciaux sont inventés, mais aussi des châssis s’adaptant aux appareils ordinaires, et des montages prêts à l’emploi qui peuvent être distribués par les vendeurs de produits photographiques. Le principe de l’image changeante à réseau ligné est tellement accessible que de nombreux dessins utilisant le même principe sont aussi diffusés, allant des formes les plus simples aux plus complexes42, les bandes du réseau étant plus ou moins larges (celles de la figure 13 sont assez épaisses pour que le lecteur découpe les espaces entre elles sur une photocopie qu’il fait du réseau afin de faire fonctionner l’image reproduite à côté).

23 Contrairement à l’image changeante, l’image en relief à réseau ligné n’est pas facilement acquise ; seules des informations sur sa pratique (difficiles à mettre en œuvre) s’offrent à l’amateur qui s’y intéresse. Estanave demande aux photographes potentiels de construire eux-mêmes l’appareil de prise de vue, y compris quand ils utiliseraient la plaque “autostéréoscopique”. Les photographies en relief sont certainement plus difficiles à réussir que les images changeantes, car le relief exige l’obtention d’une vue stéréoscopique efficace. Mais la popularité des images changeantes – elles-mêmes plus compliquées à réaliser que des photographies ordinaires – auprès des spectateurs suggère que ce ne serait pas la complexité d’une image à réseau ligné qui empêcherait les photographies en relief de se diffuser, mais quelque chose d’intrinsèque à l’effet obtenu.

Fig. 13. Anonyme, « Où sont Monsieur et Madame ? », dessin changeant : impression sur papier et réseau ligné sur papier, 5,7 x 8,6 cm, première moitié du XXe sièle.

Le raffinement du relief

24 Les images en relief d’Estanave – nous l’avons évoqué – peuvent être difficiles à visualiser : il faut savoir chercher le relief, trouver un emplacement d’observation efficace et y rester immobile. Malgré les apports d’Estanave, vers 1910 les photographies en relief par réseau ligné sont délicates à réaliser pour les photographes, pas toujours

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faciles à comprendre pour le spectateur. Les trois curieuses épreuves rondes offertes par un certain Callier43 à la SFP en 1910 (fig. 14) sont les seuls autres exemples retrouvés à ce jour en France de ces œuvres avant 1930 (outre celles d’Estanave ou de l’Américain Ives44) et illustrent bien les problèmes qui peuvent être rencontrés. Les photographies de Callier sont lourdes car composées de quatre plaques de verre (réseau et image séparés, verre de protection de chaque côté). Le point d’observation extrêmement précis où l’image n’est plus double et où le relief (assez bon) peut être obtenu est difficile à trouver ; même un spécialiste a largement le temps de croire que ces images ne fonctionnent pas du tout45.

Fig. 14. Callier, vue de plage, photographie en relief : gélatino-bromure d’argent sur verre et réseau ligné vertical sur verre, 24 x 24 x 0,8 cm, v. 1905-1910.

25 Un petit nombre d’inventeurs va tenter, entre 1910 et 1940, d’atténuer ces contraintes, d’améliorer la qualité de relief obtenue et les conditions de son observation. La figure 16 paraît simple, mais représente la révolution conceptuelle pour les images à réseau ligné qui s’opère après Estanave : au lieu de travailler avec seulement deux vues, les nouveaux inventeurs vont essayer d’imbriquer toute une série de photographies prises sur le même axe horizontal. La comparaison des figures 15 et 16 (qui représentent des diaphragmes d’appareil photographique utilisés pour enregistrer les images) résume cette différence : d’un point de vue pour chaque œil (où le spectateur est limité à un point d’observation fixe, comme s’il regardait à travers le schéma), on passe à l’idée d’une progression, d’une fente horizontale courte à travers laquelle il pourrait observer l’objet. Le rapport du spectateur à l’image sera tout autre qu’avec Estanave.

26 Louis Chéron, auteur d’un brevet en 191246, semble être l’initiateur de cette grande transformation des images en relief à réseau ligné. Il tente de créer « un dispositif qui permet de voir suivant l’angle sous lequel on examine la photographie […] une infinité d’images du même objet ». Il propose (comme Estanave) d’utiliser un objectif de très grand diamètre (« égal ou de préférence supérieur à la distance normale séparant les

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yeux »), mais qui est maintenant « pourvu d’un diaphragme constitué par une fente horizontale » [qu’il représente par la figure 16]. Il nous est malheureusement très difficile de porter un jugement sur les résultats de Chéron car aucune de ses images n’est connue à ce jour47.

Fig. 15. E. Estanave, principe de prise de vue d’une photographie en relief, illustration du livre Relief photographique à vision directe, 1930.

27 D’autres inventeurs développent des appareils de prise de vue de plus en plus complexes pour enregistrer et imbriquer une série de points de vue. De 1924 à 1926, Gustave Bessière propose de se servir, « à défaut d’un grand objectif, parfois difficile à réaliser », d’un objectif ordinaire qui est déplacé horizontalement pendant la prise de vue en même temps que la plaque sensible munie d’un réseau. Il met aussi au point une méthode avec laquelle, « [en] vue d’abréger le temps de pose, on remplacera avantageusement l’objectif unique par une série d’objectifs […] disposés sur [une] ligne horizontale » ou « le long d’un arc en cercle ou de parabole ». Bessière aborde également l’effet pseudoscopique48, qui devient problématique dès que plus de deux images sont imbriquées, en imaginant des appareils munis de prismes inversant chaque « image élémentaire » lors de la prise de vue49. Quelques témoignages du travail de Bessière confirment qu’il a réalisé des photographies qui fonctionnent. Il en a montré – prises avec son système circulaire – à la SFP en 1926 et, selon le rapport du Bulletin, frustrant dans son ambiguïté, « tout le monde a pu constater l’effet très intéressant qu’elles présentent50 ».

28 Les « beaux » résultats51 de Bessière et l’« effet frappant » qu’il obtient 52 sont loués par Jacques de Lassus Saint-Geniès. Celui-ci développe, à partir de 1926, des méthodes pour obtenir l’inversion des images non par des prismes mais par le déplacement de différents éléments du système d’enregistrement afin d’exposer les clichés successivement et dans le bon ordre. Il nomme ses œuvres “olostéréogrammes53” et en présente “un grand nombre” à la SFP en décembre 1933. Nous avons la chance qu’il ait aussi offert plus tard

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quelques exemplaires de son travail au musée français de la Photographie, où un relief efficace et immédiat peut être admiré sur une photographie à réseau ligné représentant un homme à côté d’une voiture.

Fig. 16. L. Chéron, principe de prise de vue d’une photographie en relief, illustration du brevet n° 443 216, 1912.

29 Pour tous les inventeurs, l’augmentation du nombre d’images imbriquées dans l’épreuve finale va nécessairement de pair avec une modification du réseau ligné lui-même : il faut élargir les traits opaques54 pour que chacun puisse cacher à la fois plusieurs bandes fines d’image (au lieu d’une seule dans les photographies d’Estanave). L’élargissement des éléments opaques du réseau entraîne une autre contrainte, reconnue par chaque inventeur : l’image devient d’autant plus sombre que les lignes opaques sont larges. Le manque de luminosité structurel au réseau ligné se renforce ; le relief devient plus facile à voir, mais les photographies continuent à être obligatoirement sur verre (pour obtenir par transparence un éclairage suffisant), donc lourdes, fragiles et compliquées à exposer.

30 L’inventeur Maurice Bonnet (1907-1994) essaie tout particulièrement de pallier ce manque de lumière, tout d’abord à travers un nouveau principe de prise de vue. Il invente en 1934 un appareil qui comporte une rangée horizontale de onze objectifs55 donnant autant d’images côte à côte sur le négatif ; ces photographies séparées sont ensuite imbriquées en utilisant un réseau ligné. Pour cela, le « négatif ayant été révélé est replacé dans le même appareil, exactement à la position occupée à la prise de vue », puis l’appareil est utilisé pour projeter les onze images à travers un réseau pour les imbriquer sur une autre plaque sensible. L’avantage de ce système est, dans les mots de Bonnet, une « prise de vue […] faite simultanément par plusieurs objectifs et sans intervention d’aucun réseau, ce qui permet d’obtenir une grande luminosité et des instantanés extrêmement rapides ». Un deuxième appareil de 193756 est muni de trente-trois objectifs, et permet d’enregistrer trois fois plus d’images.

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31 Bonnet est le premier inventeur qui semble s’être directement intéressé aux difficultés de manipulation des images par le spectateur. Pour remédier aux problèmes de luminosité et fragilité lors de l’observation, il conçoit un présentoir lumineux (voir fig. 17 et 18) qui est livré avec l’image et la protège tout en donnant un éclairage fort et uniforme (un verre dépoli est inséré dans le cadre derrière la photographie) 57. Fig. 17. La Relièphographie, boîte d’éclairage pour photographie en relief, bois et métal, 51,4 x 37,6 x 20,6 cm, v. 1937-1940.

32 L’attention portée par Bonnet à la qualité du relief et à d’autres manières de faciliter l’utilisation de l’image par le spectateur sera récompensée : il serait le seul à avoir réussi à commercialiser les images en relief à réseau ligné. Il crée dans ce but la société La Relièphographie en 193758, et un de ses collaborateurs se réjouit, peu après cette date, du « chiffre d’affaires [qui] augmente considérablement et devient rapidement très important59 ». Une douzaine de photographies à réseau ligné de ou attribuées à Bonnet sont connues à ce jour, dont trois images publicitaires.

33 Les œuvres de Bonnet sont les plus grandes photographies en relief à réseau ligné conservées (format 30 x 40). Leur relief est excellent et immédiatement visible ; il n’est plus possible de ne pas voir l’effet comme avec les images d’Estanave. La magnifique publicité pour la levure Alsa (fig. 18), par exemple, a un relief très profond qui englobe à la fois l’imposante coiffe alsacienne de la femme et le gâteau traditionnel qu’elle tend vers l’appareil. C’est un plaisir de la regarder. Comme avec l’image changeante, on peut bouger ; il n’est plus besoin de rester immobile. On se déplace vers la droite, vers la gauche pour voir jusqu’à quel point on peut tourner autour du sujet, extrêmement présent. On observe les “sauts” curieux qui se produisent dans l’image quand on change de place,

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comparant l’effet de chaque côté du point où l’image se renouvelle. Regarder l’image devient un jeu, un jeu animé par le spectateur.

Fig. 18. La Relièrographie, publicité pour Alsa, photographie en relief : gélatino-bromure d’argent sur verre et réseau ligné vertical sur verre, boîte d’éclairage avec peinture polychrome et sachet de levure, 40 x 30 x 0,8 cm (image), v. 1937-1940.

34 Avec cette œuvre, la photographie à réseau ligné atteint une forme de perfection technique. L’observation faite à propos du succès des images changeantes se confirme : pour que l’image à effets soit attrayante pour un large public, il faut qu’elle soit immédiate, facile à observer et que l’on prenne plaisir au fait de la faire fonctionner, de jouer avec elle. Les publicités en relief de Bonnet étaient destinées à être exposées dans une vitrine de magasin donnant sur la rue60. Elles devaient pouvoir attirer sans faille l’attention du passant non initié pour justifier leur complexité et leur coût. Les rares publicités connues de Bonnet – comme celles pour les sous-vêtements Petit Bateau61 (voir fig. 19) – sont non seulement efficaces en relief mais sont de belles images, suggérant aussi que pour faire des photographies en relief qui attirent l’attention, il faut tout d’abord faire des photographies attrayantes. Le relief seul n’est pas suffisant pour intéresser le spectateur.

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Fig. 19. attr. à La Relièrographie, publicité pour Petit Bateau, photographie en relief : gélatino-bromure d’argent sur verre et réseau ligné vertical sur verre, 29,9 x 39,9 x 0,8 cm, v. 1937-1940.

35 Nous connaissons aussi deux portraits62 par le procédé Bonnet ; des recherches complémentaires seraient nécessaires pour savoir à quel point il a commercialisé des images de ce genre. D’un usage certainement plus confidentiel, une série de huit photographies médicales (fig. 20) a aussi été retrouvée ; elle a peut-être été réalisée quand l’inventeur travaillait au Centre interrégional de chirurgie maxillo-faciale d’Eaubonne ou lors d’une des autres missions de nature médicale qu’il semble avoir effectuées avec son procédé pendant sa mobilisation de septembre 1939 à juin 194063.

36 Malgré le succès technique et commercial obtenu par Bonnet, il abandonne les photographies à réseau ligné après quelques années, les jugeant trop sombres et contraignantes pour être diffusées à grande échelle. Il veut obtenir des vues sur papier qui peuvent être observées et éclairées comme les photographies ordinaires, chose que ne permettra jamais la semi-opacité du réseau ligné. Bonnet cesse de l’utiliser64 dès qu’il met au point, vers 1940, un réseau lenticulaire, feuille de plastique transparente composée d’une série de lentilles longitudinales au lieu de lignes opaques et transparentes. Celui-ci sera désormais utilisé pour les images en relief comme les images changeantes65. Bonnet ouvrira, en 1942, avenue des Champs-Élysées, un studio de portraits à réseau lenticulaire (sur support opaque) qui fonctionnera pendant une dizaine d’années et il se servira de cette technique toute sa vie pour des utilisations variées. De nombreux autres inventeurs seront également actifs dans la diffusion des images en relief à réseau lenticulaire.

37 Même dépassé dans le domaine de la photographie, le réseau ligné continue à faire rêver du relief sans lunettes au cinéma jusque dans les années 196066, illustrant à quel point le phantasme de l’observation directe du relief est tenace, malgré ses contraintes. François Savoye semble être celui qui a eu le plus de succès avec le cinéma à réseau ligné. Il réussit à commercialiser divers petits modèles de son écran “cyclostéréoscope” à travers la société Mattey vers les années 1940, puis construit dans les années 1950 un grand

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prototype au cinéma Clichy-Palace à Paris (voir fig. 21) – le tout sans arriver à ce qui était son véritable but : une exploitation commerciale en grande salle67.

38 Alors que Savoye paraît avoir résolu beaucoup de difficultés techniques, nous retrouvons à nouveau (et plus encore qu’avec l’image fixe) des problèmes de commercialisation, donc de réception du procédé par le public. Selon les témoignages, les systèmes de projection par réseau ligné semblent avoir techniquement fonctionné, mais y avait-il une déception par rapport au résultat ? L’augmentation de la taille de l’écran et du nombre de personnes pouvant voir le relief restait problématique. Et on peut s’interroger sur le niveau de confort véritablement offert au spectateur. À lire entre les lignes des brevets, il devait probablement garder la tête immobile pendant toute la projection pour rester dans une zone (très réduite) de visibilité du relief. On retrouve le même problème d’immobilité qui était gênant pour les images fixes (l’image projetée était composée de deux vues, comme les œuvres d’Estanave, avec les contraintes que cela implique). Finalement, pour le cinéma encore plus que pour l’image fixe, peut-être les lunettes étaient-elles moins contraignantes et respectaient-elles mieux le rêve du relief « comme si on regardait d’une fenêtre », pour reprendre une métaphore souvent utilisée ?

La part du spectateur

Fig. 20. attr. à M. Bonnet, chirurgie maxillo-faciale, photographie en relief : gélatino-bromure d’argent sur verre et réseau ligné vertical sur verre, 40 x 30 x 0,7 cm, fin 1939 ou début 1940.

39 Le réseau ligné n’est pas un échec, car les concepts et les procédés de prise de vue auxquels il a donné naissance forment la base des procédés à réseau lenticulaire. Le pari technique lancé par Berthier une quarantaine d’années auparavant était recevable : le réseau permet l’obtention du relief sans stéréoscope ni lunettes bicolores. Mais nous avons vu que cela n’était pas nécessairement suffisant pour attirer un public vers ces

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images. Leur diffusion n’a jamais égalé celle des vues stéréoscopiques, éternel point de comparaison dans le domaine du relief. Les difficultés techniques y sont certainement pour quelque chose, mais ne sont pas seules responsables car nous avons vu que, même quand on les dépasse, la réception des images par le public reste problématique. Pour véritablement comprendre l’histoire des photographies en relief à réseau ligné, il faut aussi prendre en compte l’aspect affectif de cette technique, car si le “marché” ne surmonte pas les difficultés techniques (réelles) d’un procédé, cela révèle peut-être un manque d’intérêt du côté du spectateur.

Fig. 21. Anonyme, « cyclostéréoscope » de François Savoye, probablement au cinéma Clichy-Palace, photographie imprimée, v. 1950.

40 En étudiant l’histoire du réseau ligné, nous retraçons les premiers pas vers l’utopie de l’observation directe de l’image en relief. Les questions soulevées par ce procédé s’étendent à toutes les techniques ne nécessitant pas de visionneuse, jusqu’à l’holographie. Les photographies à réseau ligné sont censées améliorer la stéréoscopie en supprimant le stéréoscope. Mais l’absence de dispositif reconnaissable pour les visionner semble paradoxalement les rendre moins attrayantes. Au XIXe siècle, le stéréoscope est critiqué par certains spécialistes (égoïste, encombrant…), mais le succès de la stéréoscopie montre que cet appareil était aimé par le public. Le stéréoscope permet au spectateur d’interagir avec ce qu’il voit : il faut insérer l’image dans l’appareil ou déclencher le mécanisme qui fait passer à la vue suivante. De plus, la visionneuse agrandit les détails de la photographie avec ses lentilles, isole le spectateur, instaure un rapport privilégié avec l’image. Elle permet “d’entrer” dans l’image, incitant à l’examiner plus longuement. Même de nos jours, on a pu observer dans l’exposition “Paris en 3D” du musée Carnavalet que les spectateurs passaient plus de temps avec chaque vue stéréoscopique qu’avec chaque photographie à réseau.

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41 Le succès des images changeantes à réseau ligné – qui proposent un autre rapport au spectateur que celles en relief – montre que le fait de pouvoir agir sur l’image et la voir changer la rend attrayante. On peut penser que la plupart des premières photographies en relief à réseau ligné ne sont pas assez séduisantes en grande partie parce qu’elles demandent de l’effort et de l’immobilité au spectateur, immobilité qui n’est pas naturelle en l’absence de dispositif. Les seules œuvres en relief qui semblent avoir trouvé un public – celles de Bonnet – sont immédiatement visibles parce qu’elles permettent le mouvement de celui qui les regarde, l’y incitant même en offrant des aspects différents et des modifications soudaines de l’image quand il se déplace. Même si c’est à un degré moindre qu’avec les images changeantes, le spectateur peut agir sur l’image, l’explorer.

42 Dans l’exposition “Paris en 3D”, devant les photographies à réseau (ligné ou lenticulaire), ou même les hologrammes, l’essentiel de l’activité des spectateurs était effectivement de se déplacer : de faire varier l’image. Le raffinement du relief était le plus souvent perçu à travers le fait qu’il donnait la possibilité d’animer l’image, de voir le sujet d’un autre point de vue. Et c’est ici qu’apparaît la vraie nouveauté de cet effet de relief. Tant que les photographies à réseau ligné essayaient simplement de présenter une vue stéréoscopique, sans stéréoscope, c’était un échec. Ce procédé a véritablement apporté une autre dimension à la photographie en relief quand il a commencé à proposer un effet autre que celui de la stéréoscopie (qui était limitée à deux images élémentaires, une pour chaque œil). Cette dimension supplémentaire est le fait de pouvoir se déplacer devant le sujet grâce à l’augmentation du nombre d’images (formant des paires stéréoscopiques) composant l’œuvre finale. Les photographies à réseau ligné sont les premières à avoir proposé un relief non statique des choses, un relief en quelque sorte à quatre dimensions : trois de l’espace (qui font voir la profondeur du sujet d’un point donné) et une quatrième – celle du temps – que construit le spectateur en se déplaçant pour découvrir la multiplicité des points de vue.

NOTES

1. Le réseau est l’élément permettant d’identifier ce procédé. Les rayures noires sont visibles à l’œil nu ou avec un compte-fils. Il ne faut pas confondre ces images avec celles à réseau lenticulaire, qui peuvent paraître similaires de loin, mais qui n’ont pas de rayures noires bien définies. 2. A. BERTHIER, “Images stéréoscopiques de grand format”, Le Cosmos, mai 1896, p. 229-231. 3. Frederic E. IVES, “A novel stereogram”, The Journal of the Franklin Institute, jan. 1902, p. 51-52. 4. J. V IOLLE, “La stéréoscopie sans stéréoscope”, Comptes rendus de l’Académie des sciences, (ci- dessous : CRAS), t. 139, 1904, p. 621-622. Il s’agit très probablement des deux images d’Ives conservées aujourd’hui au Conservatoire national des arts et métiers, don de Gaumont en 1905. 5. Eugène ESTANAVE, Relief photographique à vision directe. Photographies animées et autres applications des réseaux lignés ou quadrillés, Vitry-sur-Seine, F. Meiller, 1930, p. VIII. 6. D’autres images non retrouvées – portraits et paysages – sont citées dans ses textes. 7. Quatre de ces vues sont reproduites dans Paris en 3D, Londres/Paris, Booth-Clibborn/Paris- Musées, 2000, p. 152-157.

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8. L’image ne dépasse que rarement 10 x 15 cm. 9. Même si, par la suite, Estanave et d’autres préfèrent parfois travailler d’après des négatifs pris avec un appareil stéréoscopique traditionnel, plus accessible et rapide. 10. Pour plus d’informations sur les techniques d’Estanave, voir Michel F RIZOT, “Les réseaux lignés”, Paris en 3D, op. cit., p. 153-154. 11. Pour cela, Estanave place des morceaux de carton de l’épaisseur nécessaire entre les deux plaques dans les marges, puis ferme l’ensemble avec du papier collé autour des bords. 12. Brevet n° 392 871, Plaque photographique pour relief à vision directe ou plaque autostéréoscopique, 1 er août 1908. Tous les brevets cités dans le présent article sont des brevets français. 13. Si l’image est réalisée d’après un négatif stéréoscopique, elle sera positive sur la plaque lignée sans autre manipulation. 14. Un réseau spécial est utilisé pour l’enregistrement : les lignes opaques sont en plomb ou autre matière bloquant les rayons X. Cf. E. ESTANAVE, brevet n° 370 470, Système de stéréoradioscopie en projection à l’aide des réseaux, 13 oct. 1906. 15. “Fonds Bonaparte. Rapport de la commission chargée de proposer pour l’année 1908 la répartition des subventions”, CRAS, t. 146, séance du 29 juin 1908, p. 1434. 16. Reproduit en stéréoscopie dans Paris en 3D, op. cit., p. 155. 17. Bulletin de la SFP (ci-dessous : BSFP), 1925, p. 304. 18. E. ESTANAVE, op. cit. 19. L.-P. CLERC, “Plaques autostéréoscopiques de M. E. Estanave donnant par vision directe l’effet stéréoscopique”, BSFP, 1909, p. 105-107. 20. A. BERTHIER, loc. cit., p. 230. 21. F. E. Ives, loc. cit. 22. E. ESTANAVE, “Plaque à réseaux lignés donnant le relief stéréoscopique à vision directe”, CRAS, séance du 25 jan. 1909, t. 148, p. 226. 23. Id., “Photographies à couleurs changeantes”, CRAS, séance du 1er mai 1911, t. 152, p. 1158-1159 ; « (…) on obtient ainsi une transformation de couleurs qui rappelle celle que le soleil imprime aux objets aux différentes heures de la journée. » 24. Technique évoquée dès son premier brevet, n° 371 487, Dispositif de stéréophotographie et de stéréoscopie à l’aide des réseaux, 24 janvier 1906. 25. Il dit pouvoir imbriquer aussi trois images avec un réseau aux « traits opaques doubles des espaces clairs » (E. ESTANAVE, “Images changeantes à deux et trois aspects sur plaque autostéréoscopique”, CRAS, séance du 10 jan. 1910, t. 150, p. 95). L’augmentation du nombre d’images derrière le réseau ligné deviendra une considération importante pour la photographie en relief. 26. E. ESTANAVE, CRAS, séance du 1er mai 1911, t. 152, p. 1158. 27. Les thèmes religieux seront beaucoup exploités par la suite avec les procédés à réseau lenticulaire. 28. E. ESTANAVE, certificat d’addition n° 12 164 (demandé le 3 février 1910) au brevet n° 392 871, op. cit. 29. Reproduite en stéréoscopie dans Paris en 3D, op. cit., p. 156-157. 30. BSFP, 1910, p. 171 ; Moritz VON ROHR et Étienne WALLON, “Le développement de la Parallax- Stéréoscopie”, Ve Congrès international de la photographie. Compte rendu, procès-verbaux, rapports, notes et documents, Bruxelles, Émile Bruylant, 1912, p. 241-242. 31. E. ESTANAVE, Relief photographique…, op. cit., p. 137-139. 32. Procédé breveté en France par cette société le 24 juillet 1919 (n° 501 923, Appareil photographique pour la production d’images changeantes). Ce genre de photographie changeante aurait continué à exister comme curiosité au moins jusqu’aux années 1960. L’historien Hémardinquer écrit que ces images « intriguent encore parfois les clients de certains magasins

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d’optique. […] Nous voyons encore aujourd’hui un certain nombre d’images publicitaires ou de démonstration exposées en vitrine, ou placées dans les voitures publicitaires. » (in “Les films photographiques composites à images multiples et leurs applications”, Le Photographe, 20 juillet-5 août 1962, p. 4). 33. Sur l’image d’homme on lit « TÉLÉGIC » et « Pour voir près ET loin/dans un même verre ». L’image de femme, signée « ANIMATED PICTURE PRODUCTS Co./NEW YORK », comporte « TÉLÉGIC/LE BIFOCAL INVISIBLE » en haut ; en bas la phrase « VUE PARFAITE, LOIN ET PRÈS/ AVEC LE MÊME VERRE » alterne avec « Rajeunit le Visage » selon l’angle d’observation. 34. E. ESTANAVE, Le Relief photographique…, op. cit., p. 137-139. 35. Pour l’enregistrement, la plaque ou le réseau est déplacé par étapes entre l’exposition de chaque image (deux ou trois généralement). Avec ce système, il n’y a plus besoin d’espace entre l’image et le réseau comme dans les photos d’Estanave. 36. « PHOTOS ANIMÉES/12 Boulevard des Italiens — Paris/Rappeler ce N° 17454 pour Commande » [chiffre manuscrit]. Le chiffre 17 pourrait indiquer l’année de production. 37. D’autres images de ce type retrouvées en France imbriquent deux ou trois portraits (politiques ou anonymes) entièrement différents. 38. Charles BAUDELAIRE, “Morale du joujou”, Œuvres complètes, Gallimard, 1975, p. 587. 39. Georges DIDI-HUBERMAN, “Connaissance par le kaléidoscope. Morale du joujou et dialectique de l’image selon Walter Benjamin”, Études photographiques, n° 7, mai 2000, p. 7. 40. Pierre GENILLER, brevet n° 573 698, Portrait animé et parlant, 27 février 1923. 41. Alexander S. SPIEGEL, n° 478 738 (Support pour portraits animés, 9 sept. 1914) et n° 480 413 ( Chambre photographique pour portraits animés, 8 déc. 1915) ; Alvaro MULLOR Y PEREZ, n° 480 866 ( Dispositifs pour animer les photographies, 27 déc. 1915 ; certificat d’addition n° 20 173 le 15 janvier 1916) ; Ivan-Louis ANDRIEUX et Edmond-Clément PAPEGHIN, n° 480 717 (Châssis photographique à plaque mobile, 19 janvier 1916) et n° 483 190 (Carte-support pour photographies animées, 14 mars 1916) ; Ivan-Louis ANDRIEUX, n° 528 157 (Appareil et procédé pour l’obtention de photographies composées sans chambre noire, 19 juin 1917). 42. Comme le “Ombro-Cinéma”, théâtre (équipé ou non d’une boîte à musique) avec un réseau ligné derrière lequel défile un rouleau d’images combinant, par bandes alternées, deux dessins différents (coll. Cinémathèque française), ou des publicités (voir par exemple brevet n° 594 637 de 1925). Les plus récentes semblent être celles fabriquées depuis 1993 par Pascal Parmentier (Saint Jurs, 04410 Puimoisson, France). 43. Très probablement le Belge André Callier. 44. En plus des inventeurs cités ici, nous avons recensé notamment l’Italien Giorgio Belloni travaillant avant 1930 (brevet n° 344 522, Procédé pour obtenir des photographies monostéréoscopiques, c’est-à-dire composées d’un seul positif, pour être vues à l’œil nu, 1er juillet 1904). Estanave, qui pourtant n’hésite pas à reconnaître ses prédécesseurs, dit que Belloni « n’a pas apporté des perfectionnements notables dignes d’être retenus » (op. cit., p. VIII). Von Rohr et Wallon (op. cit., p. 245) sont de la même opinion (p. 245) ; ils donnent les noms de quelques autres pratiquants de cette technique en Europe. 45. Lors de leur acquisition par la SFP, le Bulletin fait déjà la remarque que « Ces trois épreuves sont […] fort bien réussies, mais il faut, pour les examiner convenablement, chercher le point de vue à une assez grande distance de l’épreuve (…) » (BSFP, 1910, p. 351). 46. Louis-Camille-Daniel-André CHÉRON, n° 443 216, Procédé de photographie en relief et à aspects changeants, sans appareil stéréoscopique, 1er mai 1912. 47. En 1930, Estanave mentionne Chéron, mais dit ne pas connaître son travail (op. cit., p. x). 48. La pseudoscopie est l’inversion de l’effet de relief due à l’inversion des images d’une vue stéréoscopique. Ce phénomène se manifeste déjà dans les images binaires d’Estanave mais y est moins gênant car l’observateur peut l’éliminer en se déplaçant légèrement.

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49. Gustave BESSIÈRE, “Sur une méthode péristéréoscopique”, BSFP, fév. 1926, p. 49-54 ; brevet n° 618 880 (Procédé pour obtenir des images photographiques donnant l’illusion du relief, 20 nov. 1925) et addition n° 31 761 (11 déc. 1925). 50. BSFP, 1926, p. 43. 51. Jacques de LASSUS SAINT-GENIÈS, “Une solution partielle de la photographie intégrale”, Science et Industries photographiques, 2e série, tome V, mars-avril 1934, p. 68. 52. Id., La photographie en relief par une solution partielle de la “Photographie intégrale”, texte dactylographié, mai 1948 (musée français de la Photographie, Bièvres). Par contre, Lassus n’apprécie guère son contemporain Maurice Bonnet, l’appelant « mon contrefacteur » et le critiquant pour un manque de modestie et des images déformées. 53. Le « olo » vient du grec holos, « entier ». On le retrouve plus tard avec les « hologrammes ». 54. Chéron propose des espaces transparents « trois à cinq fois plus minces que les éléments opaques ». Plus tard, Bonnet parle d’un rapport de 10 à 1 entre les lignes opaques et transparentes. 55. Maurice BONNET et Henry GANDILLON, brevet n° 774 145 (Procédé pour l’obtention de plaques photographiques donnant le relief, 5 juin 1934). Le nombre d’objectifs n’est pas précisé dans le texte du brevet. Plus tard, un associé de Bonnet fait référence à la commande de onze objectifs pour ce premier appareil (Anonyme, texte dactylographié décrivant les débuts de La Relièphographie [1936-1939], s. d., Archives Maurice Bonnet). 56. La Relièphographie, brevet n° 833 891, Procédé et appareils pour l’obtention de photographies donnant l’impression du relief, 2 juillet 1937. 57. Il étudie aussi le réseau ligné lui-même et d’autres aspects de la présentation (brevets n°s 839 046, Perfectionnements apportés aux réseaux optiques applicables notamment à la photographie, la cinématographie, la télévision, etc., 1er déc. 1937, et 845 778, Cadre-support pour l’examen des stéréophotographies, 6 mai 1938). 58. Ce nom est déposé le 9 mars 1937. 59. Anonyme, texte dactylographié, op. cit., p. 8. 60. De préférence à la hauteur des yeux, comme le précise le mode d’emploi qui accompagnait l’œuvre livrée au client. 61. Une image de jeune garçon en débardeur posant à côté d’un petit bateau fait pendant à la fig. 19. 62. Un portrait d’homme anonyme (cf. Paris en 3D, op. cit., p. 154), retrouvé dans un présentoir lumineux (voir fig. 17), et un autre d’André Bonnet, frère de l’inventeur, avec un chien. 63. Michèle BONNET, Entrelacs biographiques, Maurice Bonnet et la photographie en relief, mémoire de maîtrise, université de Toulouse-Le Mirail, 1996, p. 195. 64. Pour tout sauf la prise de vue radiographique : le réseau lenticulaire ne fonctionne pas avec les rayons X (brevets en 1944 et 1945). Par contre, Bonnet revient souvent au support transparent tout au long de sa carrière. 65. D’autres inventeurs ont aussi travaillé avec le réseau lenticulaire avant 1939. Parmi ceux mentionnés ici, Chéron et Lassus Saint-Geniès le citent comme une alternative au réseau ligné dans leurs brevets sur le relief, mais plus de recherche serait nécessaire pour confirmer leurs réalisations. 66. Certains inventeurs évoqués ci-dessus pour l’image fixe – Bessière et Bonnet – ont aussi abordé le cinéma par réseau ligné. D’autres, comme Edmond Noaillon ou François Savoye, semblent s’être intéressés seulement à l’image sur grand écran. 67. Dans le « cyclostéréoscope », un réseau en forme de tambour composé de barres de métal tourne autour de l’écran pendant la projection.

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Varia

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Blanquart-Évrard et la consécration de Lille à la Vierge

Alexandre Allain

1 Toutes les images sorties de l’Imprimerie photographique, que l’industriel lillois – et défenseur passionné de la photographie – Louis Désiré Blanquart-Évrard a fait fonctionner à Loos (banlieue de Lille) de 1851 à 1855, revêtent une importance particulière dans l’histoire de la photographie, dans la mesure où il s’agit de la première tentative de production à une échelle industrielle d’images photographiques – doublée, qui plus est, d’un véritable programme éditorial. La thèse d’Isabelle Jammes, Blanquart- Évrard et les origines de l’édition photographique française¤: catalogue raisonné des albums photographiques édités 1851-1854, publiée chez Droz en 1981, a recensé à partir de quinze collections publiques et privées (en France, en Belgique, aux États-Unis et au Canada), et diffusé sous forme de reproductions, cinq cent cinquante-cinq images, regroupées en vingt-quatre séries1. L’auteur écrivait alors que « les découvertes, toujours possibles dans ce domaine, ne devraient pas modifier de titres de ces séries », tout en estimant certain qu’au sein de ces séries, « plusieurs planches restent à découvrir ».

2 Quelques photographies consacrées au jubilé séculaire de Notre-Dame de La Treille (Lille) de 1854, conservées à la bibliothèque municipale de Lille – mais en dehors du fonds Blanquart-Évrard – et à la Bibliothèque nationale de France constituent effectivement un échantillon inconnu jusqu’ici2 de cette production. Assurément, ce jubilé fut l’événement phare de la vie lilloise en 1854. La procession annuelle en l’honneur de la statue de Notre- Dame de la Treille (une Vierge Marie entourée d’une grille de fer, ou “treille”) est une tradition lilloise depuis 1269, renouée, après une interruption consécutive à la Révolution, en 1844. En 1854, il s’agit également de fêter le six-centième anniversaire des miracles de 1254 (plusieurs guérisons imputées à la statue), et de confirmer la consécration de Lille à la Vierge de 1634, le tout dans le contexte de l’union du trône et de l’autel qui caractérise le début du Second Empire.

3 Ces cinq photographies représentent l’une, la seule statue, et les quatre autres, des étapes de la procession qui a marqué le dernier jour (le 2 juillet) du jubilé de 1854. Les deux plus réussies ont servi de modèle à des lithographies des frères Boldoduc, célèbres graveurs

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lillois, insérées dans un ouvrage édité à l’occasion du jubilé, Histoire complète des fêtes célébrées à Lille en 1854 à l’occasion du jubilé séculaire de Notre-Dame de La Treille patronne de cette ville (Lille, Lefort, 1854, 220 p.), dont l’auteur, l’abbé Capelle, n’est autre que l’organisateur de l’événement. La première3 représente “Les évêques et le clergé au moment du départ de la procession place Sainte-Catherine4”, selon le titre de la lithographie correspondante¤: les ecclésiastiques, qui entourent la châsse en or de sept mètres de haut dans laquelle est placée la statue, forment un cercle devant lequel vont défiler les trois premières parties de la procession (délégations des six paroisses lilloises¤; délégations des hospices, corps de métiers, associations de charité¤; défilé des reliques des principaux patrons de la région). La deuxième5, ou “Station de la procession sur la Grand’Place” selon le titre de la lithographie, prise depuis le centre de la Grand’Place (probablement depuis la colonne commémorative du siège de 1792) à 18 heures 15 (ainsi que l’indique une horloge), montre l’évêque de Nevers, Mgr Dufêtre, en train de consacrer la ville à la Vierge devant une foule compacte6.

4 Ces deux photographies sont, parmi les cinq conservées à la bibliothèque municipale de Lille, les seules dont nous retrouvons un exemplaire – versé au titre du dépôt légal, ainsi qu’en atteste un cachet, dès 1854 – à la Bibliothèque nationale de France (Eo6 t8, n° 147 et 148). Elles y sont reliées dans un album dans lequel elles font suite aux deux premières planches de la série Recueil photographique. Il convient de remarquer qu’elles s’intégreraient assez mal dans cette série, consacrée majoritairement, à part quelques photographies de paysages, à la photographie d’architecture. Peut-être Blanquart-Évrard a-t-il conçu le projet d’une série autonome consacrée à Notre-Dame de la Treille¤? En effet, la pose de la première pierre d’une nouvelle église a eu lieu à l’occasion du jubilé. Blanquart-Évrard ne pouvait prévoir ni la remarquable lenteur des travaux (qui ne devaient s’achever qu’en… 1999), ni selon Isabelle Jammes, d’après qui l’interruption eut lieu de façon soudaine, la fermeture de son établissement dès l’année suivante. Dans cette hypothèse d’une série autonome, il paraît cependant surprenant que l’événement ait été photographié avec une telle parcimonie¤: avec l’emplacement dont il disposait place Sainte-Catherine, le photographe aurait pu capter les images des six paroisses de Lille venant se présenter devant Notre-Dame de la Treille et celles du défilé des reliques des saints, restituées par les pittoresques gravures qui émaillent un autre ouvrage publié en 1854, Histoire du jubilé séculaire de Notre-Dame de la Treille (Lille, Ernest Vanackere, 1854, 200 p.), par Charles de Franciosi. À moins, bien sûr, que les photographies retrouvées à la bibliothèque municipale de Lille ne représentent qu’une partie de ce qui a été réalisé ce jour-là…

5 D’après le témoignage de Charles de Franciosi, l’auteur de la photographie de la statue7, qui a servi de modèle à une des deux médailles officielles célébrant le jubilé, n’est autre que Blanquart-Évrard en personne. Pour les photographies prises le 2 juillet, nous n’avons aucun indice concernant l’identité de l’auteur, si ce n’est qu’il paraît probable que deux personnes différentes aient officié place Sainte-Catherine et Grand’Place. Il ne devait guère être pratique de se déplacer de l’un à l’autre de ces points en même temps que la procession, au milieu d’une foule compacte, sans parler des difficultés d’installation du matériel. Nous savons par ailleurs que ce n’est pas le célèbre photographe lillois Le Blondel qui a pris la photographie de la Grand’Place, puisque le musée de l’Hospice Comtesse, à Lille, possède une photographie prise au même moment par Le Blondel depuis l’étage d’une des maisons de la place.

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6 Cette photographie événementielle, qui montre des groupes humains dans le cadre de fêtes urbaines, qui capte l’ambiance d’une place noire de monde, apparaît isolée dans la production de Blanquart-Évrard. Si les images de sa région sont assez bien représentées, il s’agit de photographies de monuments (places, églises…), de ports, de paysages, de scènes de la vie rurale. En ce sens, ces images, quelles que soient les incertitudes qui les entourent, apportent un complément tout à fait bienvenu, puisque le programme de Blanquart-Évrard était justement d’illustrer toutes les possibilités du nouveau médium et d’ouvrir un large éventail de sujets.

7 Par ailleurs, la commande à Blanquart-Évrard d’une photographie de la statue pour aider à l’exécution de la médaille, mais aussi le fait qu’un emplacement ait très certainement été réservé pour prendre les photographies place Sainte-Catherine et Grand’Place8 – nous n’avons pas trouvé de documents l’attestant, mais nous voyons mal comment il aurait pu en être autrement, d’autant que les photographies devaient inspirer des lithographies insérées dans le très officiel ouvrage de l’abbé Capelle –, montrent que la photographie avait toute sa place dans une célébration pourtant si ancrée dans la tradition et le vénérable passé de la ville. Dans le chapitre où il entend présenter « ce qu’ont produit les Beaux-Arts pour la glorification de Notre-Dame », Charles de Franciosi n’omet d’ailleurs pas d’y inclure la photographie.

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Un tour du monde dans les réserves de la SFP : le Japon

Xavier Martel

NOTE DE L’ÉDITEUR

Diplomé de l’ENP d’Arles, membre fondateur de l’association Horizon Paysage, Xavier Martel a été chargé des publics au Centre photographique d’Ile de france. Il est actuellement doctorant à en histoire de l’art contemporain à l’Université Paris I.

L’auteur tient à remercier Céline Nicolas, Tadashi Ono et Noriko Sumida de l’aide précieuse qu’ils lui ont apportée : traduction et connaissance de la culture et de la photographie japonaise. Il remercie également l’ensemble de ses collègues de la SFP et des stagiaires, qui, plus ou moins forcés, ont participé à ce début de recherche et tout particulièrement Katia Busch, Thierry Gervais, Paul- Louis Roubert et Rémy Perthuisot.

1 Ces notes présentent rapidement, à travers le récit d’une aventure qui est en cours, l’état d’une infime partie des collections de la Société française de photographie.

Circonstances

2 Mon regard s’est souvent porté sur les boîtes et paquets d’épreuves de la collection sur lesquels était inscrit “Japon”. J’avais par ailleurs remarqué, sur une vague liste, la présence de photographies de Shoji Ueda ou Ikko Narahara. Mais l’histoire de la photographie japonaise n’est guère connue chez nous : à ma connaissance, aucune exposition présentant largement l’histoire de la photographie japonaise n’a été organisée en France ces vingt dernières années1.

3 Au mois de juillet 2000, j’ai appris qu’une grande exposition se préparait à Houston (États- Unis) retraçant justement l’histoire de la photographie japonaise et que Anne Tucker,

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conservatrice américaine, était venue voir nos collections. Malheureusement, l’exposition sera montée uniquement aux États-Unis.

4 L’heure est néanmoins venue de poser un regard plus approfondi sur notre collection. J’ai vite constaté qu’il s’agissait là d’une tâche ardue – plus que je ne l’avais envisagé. Il m’est donc donné de pouvoir réfléchir à la (aux) forme(s) que l’on pourrait donner à cet ensemble de photographies japonaises – près d’un millier.

5 Mais avant tout, il faut étudier précisément ces images, leur provenance et la logique qui les assemble.

D’où proviennent ces tirages ?

6 Au tout début, lorsque aucun ensemble n’était clairement défini, je me suis laissé guider par les inscriptions lisibles sur les boîtes des photographies ou sur les photographies elles-mêmes. Puis, à l’aide des archives et des bulletins de la SFP, des catalogues d’exposition des salons internationaux de photographie ainsi que de publications dans la presse française, j’ai pu mieux cerner la provenance de ces épreuves.

7 Très vite, deux ensembles se sont distingués. L’un regroupe des photographies issues de la pratique d’amateurs, l’autre est dû à des photographes professionnels. C’est ce dernier que je décrirai tout d’abord.

Les professionnels

8 Les photographies constituant ce premier ensemble ont été exposées dans la galerie de la SFP du 18 au 31 mars 1960 et sont une sélection de l’Association des critiques photographiques du Japon2. Conservées en vrac, ces photographies n’étaient jusqu’alors recensées sur aucune liste cohérente.

9 Cent quatre-vingt-quatorze sont identifiées par un nom et un titre, parfois une date. Un peu moins de la moitié sont contrecollées sur carton. Celles qui ne le sont pas ont des indications généralement plus complètes sur une étiquette mentionnant leur provenance :

10 Orion service & trading co., inc.,

11 59, 1 chome, kanda Jimbo-cho Chyoda-Ku,

12 Tokyo, Japan

13 S’ajoutent à ces photographies quatre-vingt-onze autres épreuves, toutes contrecollées sur carton mais au dos desquelles, malheureusement, aucune indication n’apparaît, ni alphanumérique ni en idéogrammes. L’identification de ces images est en cours, mais je pense ne pas me tromper en affirmant qu’elles forment un tout avec les cent quatre- vingt-quatorze premières.

14 Cet ensemble, hormis deux photographie de Shomei Tomatsu, est exclusivement constitué de photographies noir et blanc.

15 Voici la liste des vingt photographes identifiés représentés dans ce premier ensemble (entre parenthèses, le nombre de photographies identifiées par auteur) : Shotaro AKIYAMA (5) Katsu FUNAMAYA (12)

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Iroshi HAMAYA (13) Tadahiko HAYASHI (10) Takamasa INAMURA (3) Ihee KIMURA (16) Yoichi MIDORIKAWA (11) Jun MIKI (12) Juichi NAGANO (15) Masaya NAKAMURA (9) Ikko NARAHARA (11) Gen OHTSUKA (8) Shoji OTAKE (9) Kinsuke SHIMADA (6) Tokutaro TANAKA (3) Shomei TOMATSU (10) Shoji UEDA (11) Yukichi WATABE (10) Yoshio WATANABE (11) Senzo YOSHIOKA (12)

16 La plupart d’entre eux sont connus comme figures marquantes dans l’histoire de la photographie (Tomatsu, Ueda, Narahara, Kimura…).

17 Outre l’intérêt porté à la réputation des photographes mesurée à l’aune de l’actuelle histoire de la photographie, il demeure qu’un bon nombre de ces images sont d’un intérêt esthétique remarquable, souvent renforcé par un aspect fortement exotique – japonisant ! – qui l’est encore plus pour les épreuves des photographes amateurs.

Les amateurs3

18 Cet ensemble est constitué lui-même de quatre sous-ensembles. Le premier regroupement de photographies est contenu dans une boîte en carton ondulé. Elle contient cent épreuves non montées. Au dos de chacune sont inscrits le nom du photographe, le titre de l’image ainsi qu’un numéro d’ordre. Plusieurs documents accompagnent cet ensemble : des coupures de journaux japonais (non traduites), une liste descriptive en japonais, ainsi qu’une liste en français reprenant l’ordre numérique des photographies.

19 La liste japonaise est datée de 1974, et sa traduction nous permet d’affirmer que ce sont des photographies prises par les membres de la Kyoto Shashin Renmei (association photographique de Kyoto). Mes informations sont encore lacunaires sur ces épreuves. Cependant, il semble qu’il s’agisse d’une exposition organisée dans le cadre de villes jumelées avec Kyoto. Les autres villes ayant participé à cette exposition “tournante” sont Cologne, Kiev, Florence et Paris – à travers la SFP. Boston, habituellement associée, n’a pas participé à cet échange photographique en 1974.

20 C’est manifestement l’ensemble le plus récent de photographies que la SFP possède de photographes japonais. Les recherches se poursuivent pour préciser le cadre de cet échange.

21 Les investigations concernant le second ensemble d’amateurs photographes japonais sont un peu plus avancées. Cent une photographies contrecollées sur carton le composent.

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22 Il n’existait pas de liste de ces épreuves, et plus de la moitié ne sont identifiées que par un numéro d’ordre : il n’apparaît ni nom, ni titre sur cinquante-huit images. Cependant, il m’a été possible d’identifier ces photographies comme un envoi du Kyoto Camera Club pour une exposition annoncée par Robert Auvillain (président de la SFP) lors du conseil d’administration de notre Société le 18 décembre 1967. Cette exposition, comme le précise le numéro de janvier 1968 du Bulletin4, s’est tenue dans la galerie de la SFP du 4 au 25 janvier 1968. Elle est à mettre en relation avec une exposition similaire du Kyoto Camera Club à l’hôtel de Sens (bibliothèque Forney), du 4 au 14 décembre 1968. Toutes deux ont pour cadre les liens d’amitié qui unissent Paris à Kyoto.

23 Le troisième ensemble de photographies d’amateurs est de loin le plus fourni en nombre d’images, le plus complexe pour ce qui est de la datation et le plus protéiforme par la multitude d’auteurs qui le compose. Il existait déjà dans l’inventaire papier de la SFP une liste mentionnant ces photographies. En effet, à l’entrée “Japon” dans l’inventaire, on trouvait la cote 724 : Camera Pictorialist of Japan Salon. Suivait une liste de quatre cent quatorze photographies. À la suite de Anne Tucker, qui a fourni cet été un premier travail de “dépoussiérage” efficace, j’ai minutieusement repris toutes les épreuves pour vérifier et compléter cette liste d’inventaire.

24 L’ensemble compte désormais quatre cent vingt-sept photographies. Il s’agit, comme l’inventaire le précisait déjà, d’épreuves de la société de photographie Camera Pictorialist of Japan5 (CPJ) présentées au Salon international d’art photographique organisé par la SFP6.

25 La datation de ces images envoyées aux Salons de la SFP couvre environ vingt-cinq ans, de 1924 (XIXe Salon) à 1949 environ – date à laquelle une exposition est organisée dans les locaux de la bibliothèque française de Nuremberg (20 novembre au 5 décembre) – et probablement au-delà. La liste des noms est trop longue pour être reproduite ici. Il s’en dégage cependant quelques-uns, connus des historiens de la photographie japonaise, comme par exemple Teikô Shiotani ou Jun Yoshida. Se détachent également, par la qualité esthétique de leurs épreuves, des noms moins connus tel Eitaro Fukumura.

26 Mes recherches sur cet ensemble, loin d’être terminées, ont été facilitées par un premier travail d’investigation et de synthèse effectué par Christiane Roger, aidée de Tatsuo Fukushima et Kazé Kuramochi pour une exposition présentée au Mois de la photographie en 1986 à Paris, dans les locaux de la SFP. À l’occasion de cette exposition, présentant une quarantaine des quelque quatre cents photographies du CPJ, l’édition de deux gravures photographiques à l’aquatinte a été réalisée pour le compte de la SFP par Pierre Brochet. Chacune était tirée à cinquante exemplaires.

27 Le quatrième et dernier ensemble de photographies d’amateurs est constitué par les photographes japonais ayant séjourné à l’étranger. En effet, après avoir examiné ces épreuves de photographes japonais, une interrogation demeurait latente. Quid des photographes japonais aux États-Unis, puisqu’il est bien connu, et Christiane Roger le rappelle dans le communiqué de presse de l’exposition de 1986, que de nombreux Japonais étaient établis en Californie dans les années 1920 ?

Toujours plus loin

28 J’ai donc entrepris un tour du monde des collections de la SFP, explorant tous les pays ayant participé aux salons organisés par la SFP. J’ai ainsi établi pour chaque pays une liste

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d’auteurs correspondant aux épreuves possédées. Ceci a permis d’identifier, outre des photographes japonais aux États-Unis (K. Ikegawa par exemple), au Brésil et en France (avec la présence remarquable de deux photographies de Iwata Nakayama), mais également de découvrir des tirages originaux de certains photographes bien connus tels Rodtchenko ou Yousuf Karsh. Mais ceci est une autre étape.

29 Pour terminer, momentanément, sur le fonds d’épreuves japonaises de la SFP, disons simplement que le travail effectué n’est rien en regard de ce qu’il reste à faire : rendre cohérent l’inventaire de ces photographies, les reconditionner dans leur ensemble. Il reste également à terminer le travail d’attribution des images anonymes et de documentation sur toutes les épreuves. Enfin, il faut penser à un cadre pour présenter ces images afin de valoriser ce fonds qui constitue une source d’intérêt aussi bien documentaire, historique, qu’esthétique.

NOTES

1. En 1980, le Centre Américain de Paris a accueilli l’exposition “Japanese Photography today and its Origin”. Cette exposition co-organisée par la société japonaise Canon, Orion Press – Tokyo, la Japan Professional Photographers Society – Tokyo avait reçu le soutien de nombreux centres culturels en Europe dont, en France, Paris Audiovisuel et le Centre Américain de Paris. 2. Numéro de mars 1960 du Bulletin de la SFP (ci-dessous : BSFP), p. 2 et Photo Ciné Revue, mai 1960, p. 126-130. 3. Précisons que le terme amateur est à entendre non pas dans l’acception péjorative qu’il peut parfois revêtir actuellement, mais bien dans le sens ou ces photographes n’ont pas comme activité principale la photographie, ils n’embrassent pas la profession de photographe. 4. BSFP, numéro de janvier 1968, p. 2. Un compte rendu élogieux de cette exposition est donné par Jean Leroy, BSFP, numéro de mars 1968, p. 13-14. 5. Cette puissante association japonaise avait son siège à Tokyo et des branches qui la représentaient dans l’ensemble de son pays. 6. Suite du salon d’art photographique tenu de 1894 à 1914 par le Photo-Club de Paris.

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Notes de lecture

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Photographers : A Sourcebook for Historical Research. Featuring Richard Rudisill's Directories of Photographers : An Annotated Bibliography, éd. Peter E. Palmquist, préf. Martha A. Sandweiss, Nevada City, Carl Mautz, 2000, 154 p., 36 ill. NB (www.nccn.net/~cmautz/).

Sylvie Aubenas

1 Le guide de recherche Photographers, d'abord paru en 1991, est aujourd'hui réédité, revu et mis à jour. Cet instrument de travail destiné à tous les historiens de la photographie, universitaires, conservateurs ou experts, se compose de deux parties. La première comporte six essais abordant des sujets variés, de la conservation aux droits de reproduction en passant par les méthodes de la recherche biographique sur un photographe depuis longtemps disparu. Le ton est bon enfant, familier, voire humoristique, et vise de toute évidence un lecteur peu rompu à la gymnastique de la recherche scientifique. On y trouvera de tout, même des renseignements utiles, quoique selon un angle d'approche exclusivement américain : il ne s'y trouve rien concernant les sources de l'histoire de la photographie dans le reste du monde. On notera, entre autres, la multiplication des sites web d'amateurs, de collectionneurs ou de galeristes susceptibles de fournir des informations.

2 La seconde partie (p. 41-139), de loin la plus utile, rassemble par continent puis par pays toutes les publications comportant au moins une partie dictionnaire biographique. On pouvait faire confiance aux auteurs pour ce qui concerne les États-Unis, mais il faut souligner les mérites, moins attendus, de la bibliographie concernant l'Europe, particulièrement complète et vérifiée le plus souvent possible de première main. Nous en

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sommes redevables aux exceptionnels talents d'investigation de Steven Joseph, collaborateur de Rudisill pour l'Europe ; nulle part nous ne l'avons pris en défaut, même pour les travaux les plus récents ou les plus confidentiels. Enfin, à la suite des ouvrages parus, sont mentionnées, pays par pays, les entreprises en cours visant à produire des dictionnaires de photographes ; les noms des responsables sont assortis de leurs adresses postales et électroniques et de numéros de téléphone, ce qui constitue un précieux annuaire de "personnes-ressources".

3 On peut seulement regretter que cet ouvrage, que chacun voudra garder à portée de main, n'ait pas été édité dans une forme plus maniable : sa quasi-absence d'illustrations et son volume restreint se seraient parfaitement prêtés au format de poche.

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François Brunet, La Naissance de l'idée de photographie, Paris, Presses universitaires de France, 2000, 361 p., ill. NB, 158 F.

Eric Bourgougnon

1 L'ouvrage de François Brunet se présente sous la forme d'une enquête généalogique qui vise à montrer comment s'est peu à peu formée l'idée de photographie au XIXe siècle à travers ses changements de statut culturel et un processus continu de concrétisation technique.

2 Le grand intérêt de la méthode d'analyse que met en oeuvre F. Brunet est en effet de croiser sans cesse le contenu technologique, la formation institutionnelle, les modalités discursives et la diffusion sociale de l'objet photographie.

3 Cette méthode, nourrie par des analyses très fines, l'amène à établir une périodisation classique, mais la dote d'un contenu enrichi et pertinent. François Brunet montre ainsi comment l'aspiration républicaine et démocratique constitue l'un des contenus majeurs de l'idée de photographie au XIXe siècle - de son institution en 1839 à sa vulgarisation à la fin des années 1880 -, et comment sa catégorie ontologique relève donc à la fois d'une utopie politique et d'une utopie technologique.

4 La genèse technique de la photographie est traitée à partir d'outils empruntés à Gilbert Simondon. Ainsi, l'application du processus de concrétisation technique amène François Brunet à réévaluer la catégorie de l'invention au détriment de celle de l'image dans l'élaboration de la photographie au XIXe siècle. Ce processus de concrétisation l'amène également très logiquement à faire du "moment Kodak" le point focal de son analyse, comme moment d'achèvement de l'utopie politique et technologique de l'idée de photographie. Sans doute peut-on seulement regretter que la révolution du gélatino- bromure d'argent n'ait été décrite qu'à travers le système Kodak et non dans toute son

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ampleur, mais La Naissance de l'idée de photographie est, par sa méthode, un exemple à suivre.

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Larry J. Schaaf, The Photographic Art of William Henry Fox Talbot, Princeton, Oxford,Princeton University Press , 264 p., 119 ill. coul., 75 $.

Marta Braun

1 Depuis le milieu des années 1980, l'historien de la photographie Larry Schaaf a voué ses recherches au pionner de la photographie William Henry Fox Talbot. Publié à l'occasion du bicentenaire de la naissance, ce livre est le cinquième qu'il consacre au savant anglais et se présente comme l'une des monographies les plus complètes consacrée à l'oeuvre d'un photographe. De grand format (27 x 33 cm), l'ouvrage comprend une sélection d'une centaine de positifs et de négatifs, imprimés en couleurs sur un fort papier mat, qui respecte les dimensions et les teintes subtiles des originaux. Suivant grosso modo l'ordre chronologique, cet ensemble permet de suivre les étapes de l'évolution de l'oeuvre, depuis les premières expériences de l'été 1835, la découverte du dessin photogénique, jusqu'aux calotypes et aux épreuves sur papier salé de l'automne 1845. Il illustre en même temps l'étendue du spectre des sujets traités par Talbot ; paysage, portrait, nature morte, photomicrographies, reproductions d'oeuvres et essais de gravure photomécanique.

2 Ce volume anniversaire n'est pas qu'un beau livre de photographies de plus. Chaque image est accompagnée d'un commentaire, fruit de la recherche exhaustive de l'auteur. Dans son entreprise d'établir un catalogue raisonné de l'oeuvre, celui-ci a mis au point une base de données qui permet de documenter et de relier entre eux quelque quinze mille tirages et négatifs, ainsi que la correspondance complète de Talbot avec son entourage. Cet immense travail est condensé dans les textes du volume : Schaaf analyse non seulement le sujet et les mérites de chaque image, mais il ajoute des éléments d'information biographique, discute son rôle dans la naissance de la photographie, ses ambitions esthétiques, l'histoire sociale, les relations familiales, les données techniques, le matériel et les procédés, les problèmes de l'amateur et la pratique de la collection. Un des premiers dessins photogéniques de bruyère, originellement réalisé en vue d'être

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offert à , fournit par exemple le point de départ à l'analyse de l'amitié qui lia les deux savants et de l'importance de la photographie dans leur intérêt commun pour la botanique. Une autre reproduction ("Trunk of Larch", p. 84) sert à introduire la pratique de l'exposition de Talbot à la Graphic Society et ses méthodes de collecte ; la légende de la célèbre "Échelle" de 1844 traite des relations de Talbot avec ses serviteurs et employés lors des mouvements ouvriers produits par le passage de l'agriculture à la manufacture dans le Wiltshire.

3 Les reproductions ont été sélectionnées pour donner un aperçu aussi large que possible de l'état des collections, et le texte inclut souvent l'histoire fascinante des entrées de chaque pièce dans les différents fonds, et de son importance en leur sein. L'achat par William Ivins d'un album de Talbot en 1936 au libraire londonien E. P. Goldschmidt (qui l'avait lui-même acquis, selon Schaaf, auprès du "pittoresque libraire parisien" Mario Galanit) marqua le début de la collecte d'oeuvres de Talbot par le Metropolitan Museum de New York. Une image de la fenêtre Oriel à Lacock, appartenant aujourd'hui à l'Académie des sciences de Saint-Pétersbourg, fournit l'un des premiers exemples de la campagne de relations publiques entreprise par la mère de Talbot : c'est lady Elizabeth Fieding, qui remit le négatif entre les mains d'un académicien russe de passage, dans l'espoir de faire connaître au public le travail de son fils.

4 L'auteur aborde également la question de Talbot artiste - un artiste qui grandit en force à mesure qu'il apprend à voir à travers l'appareil photographique. Issu du commentaire des images elles-mêmes - merveilleux mélange de négatifs et de tirages connus avec d'autres totalement inédits -, ce point de vue n'est pas toujours soutenu par l'interprétation que Schaaf fait de l'iconographie de Talbot. Il est difficile de croire, en effet, que la porte ouverte dans le "Soliloquy of the Broom" (p. 106) symbolise "la frontière entre la vie et la mort" et qu'ici, entrouverte, elle représente l'espoir - ou encore, que le chèvrefeuille représente "une vingtaine de doigts tendus [¤] invitants plutôt que menaçants" (p. 186). Fort heureusement, de tels écarts sont rares.

5 The Photographic Art of William Henry Fox Talbot forme à l'évidence une référence de poids pour les études futures consacrées à ce photographe. Et comme il semble que bon nombre d'entre elles seront rédigées par Larry Schaaf, cela laisse présager du meilleur.

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Sam STOURDZÉ (dir.), Leon Levinstein. Obsession, Paris, Léo Scheer, 2000, 320 p., 197 ill. NB, 350 F.

Jean Kempf

1 Sam Stourdzé présente le travail du photographe américain (new-yorkais faudrait-il dire) Leon Levinstein, dans une exposition à Pontault-Combault et un livre, Obsession, paru aux éditions Léo Scheer. Le livre, dont il sera essentiellement question ici, offre plus de deux cents images tirées dans un format respectable (24 x 29 cm) et organisées en quinze thèmes issus d'une maquette de Levinstein lui-même pour un portfolio jamais réalisé. L'ouvrage comporte en outre trois textes : l'un, du commissaire de l'exposition, donne un aperçu très général de l'oeuvre ; le second, d'une amie de Levinstein, galeriste et animatrice de la scène photographique new-yorkaise, Helen Gee, apporte d'intéressants éléments de biographie ; l'autre enfin, remarquable à tous égards, du critique A. D. Coleman, explore le travail du photographe à partir d'une double base historique et esthétique. Leon Levinstein, né en 1913 et mort en 1988, était un véritable amateur qui photographia presque exclusivement sa ville d'adoption, New York, et plus précisement ses rues. Il ne publia que quelques rares images, exposa très peu, mais laissa un ensemble conséquent d'images.

2 Le parti pris de présentation de ce catalogue, qui complète celui de l'exposition à la Galerie nationale du Canada en 1995, est un peu artificiel. À mi-chemin entre la monographie et l'ouvrage thématique, il n'est ni l'un ni l'autre. Il manque en effet au livre la rigueur d'une sélection serrée et à la monographie l'appareil critique indispensable dans ce genre d'entreprise. Le processus créatif (le recadrage et la dynamique de la prise de vue), esquissé par quelques trop rares exemples, est loin d'être aussi documenté qu'on aurait pu le souhaiter. C'est en effet dans l'analyse génétique que s'expliquent bien des différences stylistiques fondamentales entre auteurs, que se dégonflent bien des baudruches "esthétiques", et se révèlent bien des contresens d'interprétation.

3 Nous ne reviendrons pas sur la biographie de l'auteur. Elle n'est pas indifférente, mais au fond ne peut conduire qu'à un psychologisme sans grand intérêt. Les photographies de

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Levinstein ne sont en effet ni biographiques ni référentielles, et il faut d'entrée bannir toute notion de message. Au contraire, c'est la question même de la nature de l'oeuvre photographique que pose ce travail que nous qualifierons d'essentiellement plastique, voire plasticien : Levinstein pousse la photographie jusqu'au plus profond de ses ressources et se place ainsi, dans l'histoire, à une articulation capitale entre modernisme et après-modernisme (qui n'a rien à voir avec le "post-modernisme"). Il poursuit en solitaire obsessionnel un langage, un système, et expérimente sur les conditions d'existence de la forme photographique.

4 Une oeuvre se définit en effet par des critères de structure : cohérence et dynamique internes, sens et inscription (par la continuité ou la rupture) dans une histoire. Si les photographies de Levinstein sont clairement héritières du modernisme et des pratiques surréalistes, si on voit bien comment elles synthétisent et dépassent les apports de l'esthétique de l'Europe (surtout centrale) et des États-Unis dans l'entre-deux-guerres (le modèle qui vient à l'esprit est incontestablement Ben Shahn et le disciple Ralph Gibson), elles sont tout autant en rupture avec les pratiques contemporaines tant de la photographie "humaniste" qu'avec celles d'un William Klein ou d'un Robert Frank. Ses images ne disent en effet rien du monde ni rien des hommes, et ce serait faire un grave contresens historique et esthétique que d'y chercher ce discours-là. Il n'y a ici que de la forme, de la matière, de la photographie. Contrairement aux apparences, Levinstein n'est donc pas le fils de Model ou de Grossman et n'a que peu à voir avec Arbus.

5 Il serait pourtant excessif de faire de lui un génie méconnu. Son travail manque singulièrement de cette dynamique interne qui fait les (grandes) oeuvres. Car là où certains voient dans son isolement une sorte de prophylaxie, ce qui domine est plutôt une autarcie, obsessive en effet, qui prive le photographe du dialogue nécessaire avec l'autre, modèle, commanditaire, critique ou public. D'où des images non dépourvues de force, qui constituent même dans quelques cas des monuments de l'histoire de la photographie mais qui ne forment pas pour autant oeuvre, dépourvues qu'elles sont de l'approfondissement et de l'affermissement auquel conduit la publicité du travail.

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Horacio Fernández, Fotografía pública (cat. exp.), Madrid, Museo nacional Centro de Arte Reina Sofía, Aldeasa, 1999, 271 p., 642 ill. coul., ind., 245 F.

Guillaume Le Gall

1 "La photographie qui, jusqu'à aujourd'hui, est la première et la seule importante contribution de la science à l'art, trouve sa raison d'être, comme tout média, dans l'entière singularité de ses moyens" (Photography, wich is the first and only important contribution thus far, of science to the arts, finds its raison d'être, like all media, in a complete uniqueness of means). Cette déclaration de Paul Strand écrite dans Camera Work en 1917 aurait pu ouvrir le catalogue de l'exposition "Fotografía Pública" qui s'est tenue en avril 1999 au Centre d'Art Reina Sofía. Riche de 642 illustrations, le catalogue propose de rendre compte de l'extraordinaire essor de la photographie imprimée entre 1919 et 1939. Durant cette période, le développement de la presse et l'effervescence autour des progrès de l'impression photomécanique (la rotogravure notamment) offrent aux photographes l'occasion d'expérimenter les qualités inhérentes à leur médium.

2 Le texte du catalogue, signé par le conservateur espagnol Horacio Fernández, analyse la convergence de ces médias et souligne la relation entre l'art et l'industrie que permit une photographie débarrassée de toute accointance avec les arts du dessin et de la peinture. Dans cette optique, l'auteur inscrit ce phénomène dans le contexte des avant-gardes et choisit comme premier repère historique la grande coupure de 1918 entre le pictorialisme et la Straight Photography. En suivant une chronologie relativement bien détaillée, le texte évoque la naissance de la photographie moderne aux États-Unis (avec les photographies de Paul Strand publiées dans le dernier numéro de Camera Work), l'apport des collages dadaïstes de John Heartfield, Georg Grosz, Hannah Höch et Raoul Hausmann, l'inventivité des mises en page soviétiques de Alexandre Rodtchenko, El Lissitzky, Gustave Klutsis ou d'autres artistes moins connus et, enfin, la théorie du nouveau graphisme (la

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typo-photo) dont László Moholy-Nagy, Karel Teige et Jan Tschichold furent les principaux instigateurs.

3 Malheureusement, fort de son parti pris chronologique, le texte évacue toute possibilité d'interroger les spécificités de chaque support et manque de préciser les différences constitutives entre un livre d'artiste, un magazine présentant des photographies d'auteur, une affiche ou un photomontage de couverture. Cette confusion se trouve redoublée dans le catalogue qui présente les artistes par ordre alphabétique, ignorant de fait les singularités géographiques qui auraient mérité d'être mieux analysées pour comprendre comment - on pense à l'effervescence artistique de Berlin - celles-ci ne cessent de se croiser et de s'alimenter. Enfin, on ne peut que regretter l'absence de reproduction de certains livres dont il est question dans le texte de présentation (Les Champs délicieux de Man, 1922, par exemple).

4 Malgré tout, l'iconographie rare et précieuse rassemblée dans ce catalogue permet de disposer d'un outil irremplaçable dont l'une des qualités essentielles réside dans le choix de reproduire non pas des mises en page isolées, mais les supports dont celles-ci sont issues et qu'il s'agit d'appréhender comme des objets autonomes.

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Pierre Fournié, Laurent Gervereau, Regards sur le monde, Trésors photographiques du Quai d'Orsay, 1860-1914 (cat. exp.), Paris, Somogy, 2000, ill. NB et coul., 190 F.

Christine Barthe

1 Est-ce le sous-titre de l'exposition et ses trésors promis qui avaient trop bien lancé notre imagination ? L'exposition s'était révélée un peu décevante, avec une sélection qui alternait images témoins et grandes photographies. Le parti pris géographique de la présentation était un choix difficile, obligeant à trouver des images exceptionnelles sur chaque partie du monde. De fait, la salle consacrée à l'Amérique se distinguait nettement, grâce aux photographies de Marc Ferrez. Mais c'était la première exposition consacrée par le Quai d'Orsay à sa collection de photographies, et le genre panoramique était sans doute un passage obligé. Gageons que les expositions à venir offriront plus de liberté aux commissaires.

2 Le livre qui accompagne l'exposition répond aux attentes, en fournissant des informations précises sur les contextes, les photographes, les donateurs, et offrant des reproductions d'excellente qualité.

3 Pierre Fournié montre que le fonds photographique s'est constitué en fonction de situations conjoncturelles, d'initiatives personnelles et, plus rarement, de commandes officielles. La variété des utilisations différentes de la photographie produit une grande diversité des formes (portraits, collections d'albums, échanges de cartes de visite, témoignages visuels accompagnant les rapports écrits) que l'on perçoit bien dans le catalogue. La pluralité des attitudes des diplomates face à la photographie y est soulignée: confiance, fascination, méfiance. Certains donateurs ont contribué de façon très

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conséquente à la qualité de la collection que nous découvrons : Charles Wiener, Le Myre de Vilers ou le général Gouraud.

4 Les commissaires ont souhaité dépasser le constat de l'usage social et mondain des portraits pour faire la part belle aux images qui soulignent un rapport ambigu avec l'étranger : de l'exotisme le plus spectaculaire (exécution de pirates à Canton, qui semble être l'image incontournable de tout photographe en Chine) à l'assimilation la plus naïve ("café de Marseille" sur les quais de Saigon ou "brasserie des Deux-Charentes" à Rabat).

5 Enfin, signalons que le site France Diplomatie du Quai d'Orsay propose, sous la rubrique "Archives diplomatiques", une visite relativement complète de l'exposition, aujourd'hui terminée, avec la plupart des textes du catalogue, légèrement remaniés pour la circonstance.

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Véronique Gautherin, L'OEil et la Main. Bourdelle et la photographie (cat. exp.), Paris, Paris Musées/Éd. Éric Koehler, 2000, 256 p., 292 ill. NB et coul., 250 F.

Michel Poivert

1 Cet ouvrage, au format d'un beau livre, est aussi le catalogue de l'exposition qui s'est tenue au musée Bourdelle du 17 novembre 2000 au 18 février 2001, et dont le commissariat était assuré par l'auteur, Véronique Gautherin. Exposition particulièrement réussie, qui révélait pour la première fois l'envergure du fonds photographique de l'atelier du sculpteur, mais aussi les multiples usages qu'il fit du médium, et peut-être, avant tout, le réel talent de photographe de cet élève de Rodin. Depuis le colloque qui s'était tenu à Paris sous l'égide du Centre national de la photographie ("Photographie/ Sculpture", RMN, 1991) et les quelques articles et expositions pionniers autour de Rodin et la photographie, ainsi que l'événement que fut l'exposition Brancusi au musée national d'Art moderne - ou plus récemment encore l'exposition "Picasso-Brassaï" -, on peut dire que les rapports entre sculpture et photographie sont devenus un véritable genre en histoire de l'art. La contribution apportée par L'OEil et la Main est intéressante à plus d'un titre. D'abord parce que Bourdelle est resté dans une large mesure un sculpteur moins impliqué dans la "grande histoire" de la modernité, et qu'à ce titre, les révélations de sa pratique photographique contribueront à mieux faire apparaître sa capacité à se saisir de courants esthétiques qui, au tournant du siècle dernier, marquent tous ceux qui s'essaient à la photographie dans le milieu de l'art. En effet, c'est dans l'atelier de Rodin que Bourdelle découvre l'usage que le maître fait de l'image, avec Eugène Druet notamment, cette façon de représenter une sculpture non seulement aux fins d'informer tel commanditaire ou d'illustrer telle revue, mais aussi dans le même temps, en donnant une dimension supérieure à l'oeuvre par le traitement de la lumière, l'angle de prise de vue, bref le travail du photographe. Et c'est encore autour de Rodin que Bourdelle peut observer jusqu'à quel point une photographie peut opérer une interprétation de la

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sculpture, et principalement avec les épreuves du jeune pictorialiste américain Edward Steichen. La vogue pictorialiste des années 1900 forme en effet un des cadres majeurs de la culture artistique et photographique : esthétique du flou, de tirages pigmentaires conférant des matières à la surface des épreuves, compositions allégoriques : de tout cela, et non sans regarder aussi du côté d'Eugène Carrière - ce peintre de "l'imprécisisme" -, Bourdelle fait son miel. Que toute l'économie de l'atelier Bourdelle soit liée à la photographie (iconothèque, reproductions, modèles, etc.) n'est en soi pas très original, en revanche, et il faut y insister, sa production "personnelle" traduit une sensibilité au médium particulièrement intéressante. Du contexte pictorialiste, il ne retient finalement que quelques signes de l'air du temps, pour aller plus loin dans la compréhension de son oeuvre et de lui-même. Les séries d'autoportraits au miroir flous, ou plus encore les mises en scène où Bourdelle apparaît presque dissimulé dans les ensembles sculptés comme dans les Combattants sont admirables. Le corps même de l'artiste vient se fondre dans la matière sculptée par le jeu des flous, il s'en dégage une esthétique post-romantique, presque wagnérienne. Mais plus encore, les mises en scène nocturnes - qui font penser, comme le souligne l'auteur, à celles de Brassaï réalisées chez Picasso à Boisgeloup (1933) - sont l'occasion, grâce aux éclairages, de faire subir aux matériaux de véritables métamorphoses, passant du plâtre et de la pierre à des surfaces opalines et incandescentes. Disons-le en toute candeur : ces photographies donnent l'occasion de découvrir la sculpture de Bourdelle, et partant de l'apprécier au-delà de l'image un peu caricaturale d'oeuvre monumentale et expressionniste qu'elle véhicule. Pour qui en douterait, renvoyons au portrait photographique que Bourdelle fit de son Beethoven aux grands cheveux, retouché à l'encre et à la gouache, où la terribilita se conjugue admirablement en deux dimensions.

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Gérôme & Goupil. Art et Entreprise (cat. exp.), Bordeaux, RMN/musée Goupil, 2000, ill. NB et coul., chronol., 240 F.

Paul-Louis Roubert

1 Ce catalogue, consacré à l'association artistique et commerciale entre la maison d'édition Goupil & Cie et le peintre Jean-Léon Gérôme (1824-1904), est un nouvel opus à ajouter à la série de publications entreprises par le musée de Bordeaux autour du fonds Goupil. Une somme de travaux qui constitue un outil unique sur un cas d'école de l'édition d'art dans la seconde moitié du XIXe siècle. Hormis les catalogues d'expositions temporaires, on compte ainsi les deux numéros de la revue État des lieux (voir Études photographiques n° 8) ainsi qu'une contribution essentielle de Pierre-Lin Renié au catalogue de l'exposition "Paul Delaroche, un peintre dans l'Histoire" du musée des Beaux-Arts de Nantes, en 1999.

2 Gérôme & Goupil est d'ailleurs à envisager dans le prolongement de cette étude sur les éditions photographiques et gravées des travaux de Paul Delaroche par la maison Goupil. Il semble en effet que tout ce que l'éditeur d'art avait mis place avec Delaroche, il l'ait développé avec son élève Jean-Léon Gérôme. Et l'on découvre ici non seulement une étonnante entreprise vouée à la reproduction et à la diffusion de l'art pour le public, mais également la mise en place d'un véritable système englobant toute la sphère de production depuis le peintre lui-même - logé par l'éditeur - jusqu'à la reproduction de l'intégralité de sa production, par tous les moyens possibles, en passant par la vente de ses toiles, la maison Goupil jouant le rôle de galerie et allant même jusqu'à se substituer au Salon les années où ce dernier n'a pas lieu. C'est avec Jean-Léon Gérôme que ce système a pu atteindre son apogée. Une association complète et entière - le peintre épousera la propre fille d'Adolphe Goupil - dont le catalogue nous décrit les différents aspects par le menu. Et tout d'abord, à travers l'exemple de la maison Goupil, comment la photographie, loin d'entrer en compétition avec la gravure, s'est vue intégrée à un système déjà existant, tout en introduisant une nouvelle hiérarchisation des méthodes de production : ainsi le burin, technique de l'excellence, se voit réévalué par l'entrée de la photographie au catalogue de l'éditeur. À chaque technique sa spécificité, à chaque

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format son système, à chaque prix son public visé. Mais cette nouvelle économie des images, dont les acteurs semblent eux totalement déculpabilisés envers la photographie - comme moyen de production et de reproduction -, ne bénéficie toutefois pas à l'entièreté de la production picturale française. Avec Delaroche, puis Gérôme et d'autres, Goupil choisira de privilégier l'art officiel du Salon des beaux-arts. Une esthétique de la précision et du détail historique qui se prête particulièrement bien à la reproduction et dont il se chargera de faire la promotion à travers toute l'Europe et jusqu'aux États-Unis grâce à ses nombreux comptoirs de vente.

3 Les toiles de Gérôme étudiées sont mises en regard avec leurs différentes reproductions et regroupées suivant les thèmes chers au peintre : l'antique, l'orientalisme et l'histoire moderne. Et cette assertion de Zola au Salon de 1867, qui ouvre le catalogue, n'en finit pas de résonner au fil des pages : "Évidemment, M. Gérôme travaille pour la maison Goupil, il fait un tableau pour que ce tableau soit reproduit par la photographie et la gravure et se vende à des milliers d'exemplaires." Gérôme, qui eut comme professeur Paul Delaroche et comme dernier élève Fernand Léger, symbolise dans cette aventure avec la maison Goupil & Cie, une nouvelle génération de peintres qui ont intégré à leur travail et à sa diffusion l'élément photographique. Un intermédiaire capital entre le public et l'artiste et qui permet d'analyser non pas la réception des images mais bien comment la photographie a pu modifier les conditions et les présupposés de cette réception.

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Image and Entreprise. The Photographs of Adolphe Braun, Providence/Londres, Museum of Art-Rhode Island School of Design/Thames & Hudson Ltd, 2000, bibl., ind., ill. NB et coul., 160 p., 260 F.

Laure Boyer

1 Publié à l'occasion d'une exposition rétrospective consacrée à Adolphe Braun, organisée par le Museum of Art et la Rhode Island School of Design de Providence en février-avril 2000, ce magnifique ouvrage n'est pas un catalogue d'exposition stricto sensu, mais plutôt une réunion d'essais , qui comprend la traduction en anglais de l'excellente biographie de Christian Kempf, parue en 1994. Naomi Rosenblum présente les différents procédés photographiques utilisés par Braun (charbon, panorama, stéréoscopie, phototypie, collotypie et photogravure). Susan Hay expose la première étude sérieuse sur ses débuts de dessinateur sur étoffes. Elle replace son oeuvre dans l'histoire de cet art et opère des comparaisons pertinentes : elle situe son intérêt pour la photographie dans l'utilisation de la microdaguerréotypie de Donné et Foucault et de la chambre claire qui lui permirent de réaliser son Recueil de dessins, pour aboutir à ses Fleurs photographiées. D'autres rapprochements nous sont proposés dans le texte de Maureen O'Brien, qui voit dans les images de Braun un répertoire inépuisable pour les peintres français contemporains. Des bouquets peints par G. Courbet, H. Fantin-Latour et J. Médard, un Trophée de chasse par C. Monet ou encore la Jeanne d'Arc de J.-E. Bastien Lepage sont mis en regard des photographies dont ces oeuvres pourraient bien s'inspirer. Les paysages touristiques et les vues de montagne sont analysés d'une manière remarquable par Deborah Bright, comme signe du progrès. Enfin, l'étude de Mary Bergstein présente la maison Braun éditeur d'art et souligne son influence sur les connaisseurs et les artistes de son temps. Les auteurs de cet ouvrage, professeurs au RISD, interprètent ainsi les photographies de Braun dans leurs rapports à l'art et à la création. Les reproductions sont d'une grande

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variété et d'une qualité qui délecte l'oeil et les sens. L'oeuvre de Braun est ici tout à son honneur, comme elle l'était dans l'exposition de Providence.

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Paris en 3D, de la stéréoscopie à la réalité virtuelle, 1850-2000, (cat. exp.), Paris, Paris Musées/ Booth-Clibborn Ed., 2000, 292 p., ill. NB et coul., 430 F.

Eric Bourgougnon

1 Le catalogue de l'exposition "Paris en 3D" rend chronologiquement et luxueusement compte des différentes méthodes utilisées en photographie pour restituer la vision en relief, de la stéréoscopie à l'holographie en passant par les anaglyphes, les procédés lignés ou la photosynthèse. Chacun de ces systèmes optiques font l'objet d'articles très complets, éclairant tout à la fois leurs techniques, leur appareillage et les usages qui en furent faits, à travers une iconographie abondante et de qualité, logiquement focalisée sur Paris. On n'a pas omis de sacrifier judicieusement à la tradition en munissant ce catalogue (à l'instar de l'illustre "Lécuyer") d'un petit nécessaire à visionner en relief : stéréoscope pliant, lunettes anaglyphiques et polarisées, rappelant, comme le souligne Michel Frizot, que la vision en relief est affaire de dispositif.

2 Ce catalogue constitue donc une somme attendue concernant l'histoire de l'image en relief, puisqu'elle y est traitée aussi bien du point de vue de son contenu technique et iconographique, que de celui de ses multiples usages.

3 On doit cependant adresser deux griefs de fond à cet ouvrage. Le premier tient à l'objet même de son propos : Paris en 3D. Objet double, couple dont l'accommodation s'avère fort délicate et induit une démarche indécise, un itinéraire oscillant sans cesse entre une histoire illustrée de Paris et de la photographie en relief proprement dite. Par son double objet, ce catalogue n'échappe donc pas à un cheminement qui mène l'histoire de la photographie vers une histoire par la photographie, de sorte que ni l'un ni l'autre n'y sont pleinement à leur aise.

4 Le second réside dans le fait que la succession chronologique des procédés de photographie en relief ne saurait répondre d'elle-même aux interrogations relatives à la

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catégorie ontologique de la photographie en relief. Au contraire, l'inventaire de ses avatars suscite nombre de questions qui pour la plupart restent en suspens. Ainsi, qu'en est-il du réalisme revendiqué comme raison d'être de la stéréoscopie ? ("la vérité par le relief"). Le but est-il atteint, ou bien la stéréoscopie n'introduit-elle pas plutôt le regard dans un univers décalé et parfaitement onirique, dont l'irréalisme et la contemplation flottante séduisirent par exemple Marcel Duchamp ? Ou plus simplement, pourquoi fut- elle abandonnée dans l'entre-deux-guerres ? De même, l'engouement sans lendemain, la gadgétisation ou l'échec total de certains procédés ne traduisent-ils pas - comme une greffe sans cesse rejetée - l'existence d'une véritable et foncière antinomie entre l'image photographique et la troisième dimension ? Dans un souci critique, plus que d'exhaustivité, on aurait souhaité que de telles problématiques aient été nettement abordées dans cet ouvrage.

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Photographies/Histoires parallèles. Collections du musée Nicéphore Niépce, Chalon sur Saône, musée Niépce/ Somogy, 2000, 160 p. ill. n & b et coul., biblio., index, 180 F.

Michel Poivert

1 Cette publication, conçue pour accompagner l'exposition organisée par le musée Nicéphore Niépce de septembre 2000 à février 2001, regroupe onze auteurs et autant d'études en forme de point de vue. L'ouvrage propose ainsi d'aborder l'originalité de la collection du musée fondé en 1974, en faisant le pari d'une diversité des approches qui entend répondre au caractère lui-même protéiforme du patrimoine conservé par l'institution. En privilégiant les notions - l'expérimentation, l'accumulation et l'archivage, la fiction et la narration, l'image-produit et l'image marchandise ou bien encore le beau, le sublime et le virtuel - l'ouvrage nous fait parcourir à grandes enjambées un trajet où l'on rencontre aussi bien des incunables que des fantaisies, des chef d'oeuvres et des produits de commerce, non sans prendre le risque (plaisant et calculé) de dissoudre les catégories. Science, information, technique ou art, les collections du musée Niépce - dont il faut rappeler l'imposant corpus de matériels ici relégué - sont dévoilées selon une manière qui n'est pas sans rappeler l'iconographie de la mythique revue Documents de Georges Bataille. Ce côté cabinet de curiosité postmoderne paraîtra néanmoins archaïque aux yeux du politiquement correct patrimonial, mais c'est par cet archaïsme que François Cheval - conservateur de l'établissement - semble vouloir interroger les ambiguités inhérentes à un musée de la photographie : appareils réduits à une vie immobile, images trop fragiles pour supporter l'exposition prolongées, mais à quoi rime donc une muséographie bâtit sur de tels paradoxes ? François Cheval forme le voeu d'une nouvelle conception muséographique conjugant pluridisciplinarité, recherche, pédagogie et information pour en finir avec la célébration aveugle d'images muettes.

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Kim SICHEL, Germaine Krull. Photographer of modernity (cat. exp.), Cambridge (Mass.), The MIT Press, l999, 390 p., l06 ill. NB, bibl., ind., 540 F.

Annick Lionel-Marie

1 Ce très volumineux catalogue, paru en allemand puis en anglais, s'est donné pour but d'étudier en détails la vie et l'oeuvre de Germaine Krull (l897-l985) dont il est demeuré jusqu'à aujourd'hui difficile d'évaluer la contribution exacte à l'histoire de la photographie. Le flou qui subsistait autour de l'artiste tenait essentiellement au fait que ses images s'avéraient très rares, qu'une partie de ses négatifs avaient été perdus au moment de la guerre de l939-l945 et que ses archives avaient disparu ; la redécouverte de ces dernières et leur dépôt au musée Folkwang d'Essen rend maintenant possible une réévaluation de l'¤uvre. Aussi Kim Sichel a-t-elle tenté, à l'occasion de l'exposition qui a itinéré de l999 à 2001, d'Essen au Centre Georges-Pompidou en passant par la Haus der Kunst de Munich, le SFMOMA et le Kunsthal de Rotterdam, de cerner la vie à facettes et la production d'une personnalité peu banale qui fut anarchiste et révolutionnaire autant qu'artiste.

2 Peut-être le texte, dans ses débuts, s'attarde-t-il un peu trop sur la "femme nouvelle", l'archétype de la femme libérée des années vingt qu'incarne Germaine Krull. Avec Métal pourtant, en l928, la photographe prend le pas sur la femme et s'inscrit d'emblée parmi les grands avant-gardistes dans la ligne de Moholy-Nagy et du Bauhaus. Les années partagées avec le cinéaste Joris Ivens ont forgé son regard aux angles radicaux de la plongée et de la contre-plongée qu'elle met en pratique dans ses vues de ports à Rotterdam ou Marseille, ou dans ses "fers" de la tour Eiffel. De beaux exemples nous en sont offerts. Tandis que ne sont qu'à peine représentées, et c'est peut-être regrettable, les images de l'ouvrage paru l'année suivante, en l929, 100 x Paris, qui réunit, dans un style beaucoup plus classique, un très complet panorama de la capitale de l'époque : scènes de vie sur les grands boulevards, rue Mouffetard ou dans le quartier juif, forains place de la

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Bastille, pavillon de la viande aux Halles, puces de la Porte de Bagnolet ou courses à Longchamp¤ Images conventionnelles, certes, mais traitées avec la connaissance la plus évidente du métier, une telle " intelligence de l'objectif " (F. Fels) que l'on sait d'emblée que Germaine Krull comprend et aime vraiment Paris. Il y en a cent, aucune n'est gratuite, chacune est nécessaire au tout. En dehors d'une remarquable "Place de l'Étoile" figurant dans les collections du Centre Pompidou et d'une ou deux autres images, on ne trouve malheureusement que fort peu d'échos de ce bel ensemble. L'accent est mis sur un autre aspect de Paris, photos de la "zone" et de clochards, réalisées pour Vu, probablement en compagnie d'Eli Lotar qui fut son élève et partagea sa vie parisienne pendant trois années. Réalistes et attachantes, d'une liberté inhabituelle, elles viennent confirmer que de Paris elle a su tout voir, le "Paris-misère", comme le reste, et a été un excellent photographe de rue.

3 Les portraits d'écrivains et les photos de mode pour Sonia Delaunay sont largement évoqués, mais on déplore l'absence des nus, uniquement représentés par une série pictorialisante des débuts. Les chapitres suivants évoquent la participation à l'aventure de la France libre en Afrique, les années thaïlandaises, puis l'expérience bouddhique en Inde. Nouvelles étapes d'une vie dont Germaine Krull garde la trace photographique cela lui est naturel , mais ses sujets ne se démarquent guère de la photographie ethnographique traditionnelle et parfois même du document touristique. Par contre elle écrit beaucoup, rédige des articles, de nombreux mémoires ; sa vie, ses engagements prennent à l'évidence le pas sur l'¤uvre photographique. Et l'équilibre que veut préserver le catalogue comme l'exposition entre les différentes périodes de la vie de Germaine Krull ne s'avère, semble-t-il, guère justifié, car il est évident qu'une fois évacuée la décennie l925-l935, celle de la Nouvelle Vision, c'est bien la vie et non la photographie qui pour Germaine Krull "mène la danse". L'étude de l'¤uvre en son entier, si remarquable soit-elle de minutie et de précision, n'ajoute guère à ce que nous pouvions connaître. De toutes les vies de Germaine Krull, seules les premières, celles vécues à Berlin, aux Pays- Bas et à Paris, sont à retenir pour la photographie.

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