Étude originale

Droits fonciers et usage productif de la ressource : une analyse intrafamiliale en Basse Côte d’Ivoire

Débégnoun Marcelline Soro Résumé Université de Cocody-Abidjan, Cet article traite des relations entre la dimension intrafamiliale des droits fonciers et l’usage Représentation IRD en Côte d’Ivoire, productif de la ressource. L’analyse s’article comme suit : i) voir en quoi la distribution des 9, rue Alexandre Fleming, Marcory Zone 4C, droits au sein des groupes familiaux a une incidence sur l’usage productif de la ressource 04 BP 293, foncière ; ii) montrer en quoi l’évolution des opportunités de production a une incidence Abidjan 04, Côte d’Ivoire sur le jeu foncier intrafamilial. Mots clés : Côte d’Ivoire ; droit foncier ; exploitation agricole familiale ; système d’exploitation agricole. Thèmes : territoire, foncier, politique agricole et alimentaire ; économie et développement rural. Abstract Land rights and productive use of resources: An intra-family analysis in Lower Côte d’Ivoire The paper deals with the relationships between the intra-familial dimensions of land rights and the productive use of resources. Analysis is carried out along two axes. We first show how the distribution of rights within families influences the productive use of land. We then explain how the evolution in production opportunities is influencing the organisa- tion of intra-family land rights. Key words: Cote d’Ivoire; family farms; farming systems; land rights. Subjects: territory, land use, agricultural and food production policy; economy and rural development.

objectif de cet article est quoi l’évolution des opportunités de pro- d’apporter, à partir d’une appro- duction est susceptible de conduire à une L’ che de type « ethnographie des modification du jeu foncier intrafamilial. droits » (Colin, 2004), un éclairage sur les Cette dernière analyse nous amène à relations entre la distribution intrafami- aborder plus spécifiquement la question liale des droits fonciers et l’usage produc- de l’individualisation des droits au sein du tif de la ressource foncière. Dans un pre- groupe familial. Cette question revêt un mier temps, il s’agira de montrer intérêt particulier dans le contexte de comment la distribution des droits fon- notre étude où l’économie de plantation a ciers au sein des groupes familiaux a une connu une profonde mutation. incidence sur l’usage productif de la res- Les données mobilisées dans ce texte ont source foncière. Cette incidence peut être été collectées entre 2002 et 2003 à Kon- envisagée relativement : i) aux contrain- godjan (sous-préfecture d’Adiaké, tes éventuelles, aux choix culturaux et figure 1), village localisé dans une aux superficies mises en culture ; et ii) à ancienne zone pionnière, un ancien « no l’intensité du système de production en man’s land », sur les marges occidentales termes d’investissement en travail et/ou du royaume agni du Sanwi. Cette micro- en intrants, pour une culture donnée. région se caractérise ainsi par l’absence Seul le premier point sera abordé. Dans de la dichotomie classique autochtones-

doi: 10.1684/agr.2007.0133 Tirés à part : D.M. Soro un second temps, il s’agira de montrer en migrants (Colin et al., 2004). La méthodo-

Cahiers Agricultures vol. 16, n° 5, septembre-octobre 2007 395 MALI NORD BURKINA FASO

DENGUELE SAVANES

ZANZAN BAFING VALLEE WORODOUGOU DUBANDAMA

18 MONTAGNES

HAUT LACS SASSANDRA MARAHOUET MOYEN GHANA BIANOUAN NZI COMOE COMOE MOYEN CAVALLY FROMAGER L'AGNEBY

SUD-BANDAMA

LIBERIA GUINEE LAGUNES BAS-CAVALLY Abidjan SUD COMOE

PLAN DE SITUATION

Chef-lieu de département

Chef-lieu de sous-préfecture AYAMÉ Village Village d'étude Limite de Région Limite d'État Route bitumée ABOISSO Assouba Ayébo MAFÉRÉ Krindjabo Kadiakro N'zikro Ehouessebo

0 20 km

Kongodjan Kakoukro Samo Abi Petit Paris Djimini- ADIAKÉ Koffikro

Ehoussou

GRAND-BASSAM ETUOBOUE

ASSINIE-MAFIA OCÉAN ATLANTIQUE

Figure 1. Carte de localisation du village (dessin B. Groupessie).

Figure 1. Localisation map of the village. logie de collecte des données a consisté tage, donation, achat), et une « photogra- au sein des familles, le contenu des droits d’abord en un recensement sociodémo- phie » de l’usage des terres (travaillées par ainsi que leurs titulaires, ce qui permet de graphique général afin de cerner « l’uni- le chef de famille ou des aides familiaux, voir que les choix culturaux des membres vers de travail », à partir d’une entrée par ainsi que les parcelles cédées ou prises en de la famille sont fonctions de leurs sta- les unités de résidence. L’objectif du faire-valoir indirect). Des études de cas tuts, lesquels déterminent la nature des recensement est de produire une base de approfondies sur les droits et la gestion droits de chaque individu. Dans la données permettant l’identification des intrafamiliale du foncier ont aussi été seconde partie, nous traitons de l’inci- groupes familiaux ; des patrimoines fon- réalisées. dence de l’évolution des opportunités de ciers (sans entrer dans la description des L’analyse qui suit s’articule autour de production, notamment de la culture de droits) ; la ou les activité(s) professionnel- deux points. Dans la première partie nous l’ananas sur l’organisation des relations le(s) de chaque individu ; des conditions traitons des relations entre la distribution intrafamiliales. Nous nous proposons de d’accès à la terre. Ensuite, deux enquêtes des droits intrafamiliaux et des usages montrer que la culture de l’ananas en exhaustives ont été réalisées auprès des productifs de la ressource foncière. Nous favorisant l’émergence d’un marché du groupes familiaux possédant de la terre. Il présentons d’abord le système agricole faire-valoir indirect dans la région a s’agissait d’établir une biographie des villageois, puis un bref historique de la entraîné une individualisation progres- patrimoines (conditions d’accès à l’appro- constitution des patrimoines fonciers, et sive des groupes de production et de priation foncière droit de culture, héri- enfin, les principes d’allocation des droits consommation. Dans un contexte de

396 Cahiers Agricultures vol. 16, n° 5, septembre-octobre 2007 forte pression sur les terres familiales, ce Tableau 1. Récapitulation des cultures pratiquées à Kongodjan marché, au lieu de provoquer des conflits (terroir villageois). intrafamiliaux, contribue à les réduire considérablement. Table 1. Summary of agricultural systems of Kongodjan (village grounds). Type de cultures Superficie (hectares) % Cultures arborées Palmier 46 30,2 Les usages productifs Hévéa 1564,5 9,9 de la ressource Cocotier 3,5 2,3 foncière : Ananas 54 35,4 Cultures vivrières Manioc 21,75 14,3 Patate-manioc 1 0,6 des choix culturaux 30 Patate 3,75 2,5 contraints Patate-tomate 3,5 2,3 par un système Jachères 4 2,6 de droits Total 152,5 100 et d’obligations concerne 78 producteurs. Cette culture a 60 000 F CFA1 avant toute mise en culture l’avantage de pouvoir être pratiquée en et surtout l’utilisation d’engrais chimique Le système agricole association avec le palmier ou l’hévéa, les (urée). premières années de la plantation de ces Le paysage agricole microrégional a cultures, et sur des terres prises en faire- Historique connu de profondes modifications avec valoir indirect, du fait qu’il ne s’agit pas des patrimoines fonciers le temps. En effet, à l’époque pionnière, d’une culture pérenne. la principale culture était le caféier, le La production vivrière repose essentielle- La constitution des patrimoines fonciers faible développement de la production ment sur le manioc (64 % des superficies s’est opérée à Kongodjan selon trois gran- cacaoyère s’expliquant par les contraintes en cultures vivrières), mais aussi sur la des phases : pédologiques locales. De manière pro- patate douce et les cultures maraîchères 1. La phase pionnière (1933-début des gressive, les vieilles plantations de (la tomate, en particulier). La finalité de la années 1940), d’appropriation initiale de caféiers ont été reconverties en planta- production varie selon le statut de l’indi- la terre. Durant cette phase, c’est le défri- tions de palmiers, cocotiers ou hévéa. En vidu au sein du groupe familial et l’ori- chement de la forêt qui crée le droit sur la 1983, le caféier représentait encore gine de la parcelle. Lorsque le manioc est terre ; dans un contexte d’absence de 32,6 % de l’ensemble des superficies en cultivé sur une parcelle prise en location droits d’autochtonie, le droit du pionnier cultures arborées à Kongodjan, le ou en métayage, la production est essen- peut être qualifié d’indéniable droit priva- cacaoyer 4,9 %, le cocotier 24,3 % et le tiellement destinée à la commercialisation tif individuel, intégrant la possibilité palmier 38,2 % (Colin, 1990). Actuelle- et ce, quel que soit le statut des individus d’aliéner (Soro et Colin, 2004) ; ment, le caféier et le cacaoyer ont totale- au sein des groupes familiaux. Lorsqu’il 2. La deuxième période (début des ment disparu et les principales cultures est cultivé sur des terres familiales par le années 1940 – fin des années 1950) est la arborées sont le palmier (71,3 % des chef de famille, la production est destinée phase de morcellement des patrimoines superficies en culture arborées, à l’échelle à l’autoconsommation ; en revanche, les constitués initialement. Au bout de quel- du terroir), l’hévéa (23,3 %) ; le cocotier – autres membres le produisent à une fin ques années, le pionnier qui avait fait tentative de diversification jugée non exclusive de vente. La patate douce et la venir un aide familial lui cédait sous concluante – est en voie de disparition tomate sont produites à une fin de vente, forme de donation une plantation ou une (5,4 %), selon des données du recense- l’autoconsommation restant marginale. Le portion de la forêt qu’il avait pu s’appro- ment effectué en 2002. Sur les 19 patri- manioc, la patate et la tomate peuvent prier et avait en réserve. Le dernier trans- moines fonciers identifiés à Kongodjan, être produits en association (tableau 1). fert de ce type est réalisé en 1957 ; 13 portent des plantations arborées. La production intensive de l’ananas et de 3. La troisième phase, de la fin des années À l’économie de plantation arborée est vivriers a conduit à la disparition presque 1950 à nos jours, correspond au blocage venue se juxtaposer la culture de l’ana- totale des jachères (tableau 1), indica- foncier et au remplacement de la généra- nas, initialement sous la forme d’ananas trice de forte contrainte foncière, qui se tion des pionniers. L’héritage devient destiné à la conserverie, puis sous la traduit par une baisse de fertilité des sols alors le seul mode d’accès à la possession forme d’ananas pour l’exportation et la reconnue par tous les producteurs. Les foncière à Kongodjan même : aucun cas consommation en frais. En 1983, seules jachères, lorsqu’elles existent, ont une de donation entre vifs n’a été enregistré deux unités de production cultivaient de durée de deux ans maximum. La pratique durant cette période ; une seule vente l’ananas à Kongodjan, avec un poids mar- courante adoptée pour lutter contre cette intervient dans les années 1970 ginal dans l’économie du village (1,3 % fatigue des sols est le labour des terrains (tableau 2). La différence avec le cas voi- de la superficie exploitée) (Lançon, une à deux fois selon les moyens finan- 1983). En 2002, cette spéculation occupe ciers dont dispose le producteur (le coût 35,4 % de la superficie totale du terroir et de labour d’1 hectare de terrain est de 1 1 euro = 655,96 F CFA.

Cahiers Agricultures vol. 16, n° 5, septembre-octobre 2007 397 Tableau 2. Distribution foncière en 2002 par l’héritier, la superficie étant fonction (terres localisées à Kongodjan ou hors du terroir). des disponibilités foncières du moment. Une fois la parcelle attribuée à un indi- Table 2. Land distribution in Kongodjan in 2002 (in or outside the vidu, il n’a plus à demander l’autorisation grounds). pour relancer la production lors d’une nouvelle campagne. Il bénéficie ainsi, sur Ethnie Nombre Superficie % sup. de PF cette portion de terrain, d’un droit d’usage et d’exclusion des autres mem- Sénoufo 15 97,5 64 bres de la famille. L’accès à cette parcelle Malinké 3 40 26,2 est considéré comme étant à durée indé- Attié 1 15 9,8 terminée. Elle peut être laissée en jachère sans crainte qu’un autre membre de la Total 19 152,5 100 famille ne la revendique. Au-delà de cette PF : patrimoine foncier. première attribution, l’octroi de parcelles supplémentaires dépend des disponibili- tés foncières. La délégation de droits sin de Djimini-Koffikro est nette, où un quotidienne de tous les membres de d’usage aux membres de la famille est à marché à l’achat/vente a été très dynami- l’unité de résidence – mais uniquement analyser comme la contrepartie des que à une époque et où de nombreuses pour le repas du soir. devoirs du chef de famille, en tant donations ont été réalisées (Colin, 2003). Principes de délégation intrafamiliale qu’héritier. Déléguer le droit d’usage L’absence presque totale de ventes Les dépendants familiaux qui souhaitent revient à donner à chacun l’opportunité s’expliquant par le passage de la terre en de se prendre en charge, de subvenir à bien familial suite à l’héritage et par le fait exploiter une parcelle relevant des terres de la famille en font la demande au chef ses besoins au quotidien. Refuser le droit que la plupart des pionniers ne sont pas d’exploiter une parcelle à un membre de retournés dans leur village d’origine et de famille – la terre de la famille, comme bien commun, n’est pas en accès libre la famille, c’est s’engager à résoudre tous ont été relevés, sur leurs vieux jours, par ses problèmes. Cette dimension de ces- un membre de leur famille. pour les membres de cette dernière : « Tu sion foncière intrafamiliale comme dispo- La superficie moyenne des patrimoines demandes, même si la terre c’est pour sitif permettant de réduire les demandes sénoufo (PF) est de 6,5 hectares, avec tout le monde. Mais dans la famille, il y a une forte variation (de1à19hectares) : des gens devant qui gèrent et donc si tu as d’aide des dépendants est explicite dans moins de 3 hectares : 2 PF ; de 3 à moins besoin de quelque chose, tu vas les voir le discours des acteurs. En termes de de 5 hectares : 8 PF ; de 5 à moins de 10 et si le coin que tu veux travailler là c’est pratiques de délégation, en termes rela- hectares : 2 PF ; de 10 à 19 hectares : 3 PF. libre, tu vas travailler. » La règle qui se tifs, une relation semble pouvoir être éta- Du fait de l’inexistence de cadastre, les dessine est que le chef de famille a le blie entre la superficie déléguée et la superficies des patrimoines fonciers n’ont devoir de satisfaire la première demande superficie du patrimoine foncier : la délé- qu’une valeur approximative, car repo- de tout membre de son segment de gation de droits correspond en moyenne sant sur les déclarations des acteurs. lignage, sans devoir de compensation vis- à 12 % de la superficie du patrimoine à-vis de l’héritier. En d’autres termes, cha- familial, pour les petits patrimoines Distribution intrafamiliale cun a un droit d’accès individuel à une (maximum 4,5 hectares), contre 25 % parcelle de terre familiale : homme pour les patrimoines de plus de 4,5 hecta- des droits comme femme, résident permanent ou res. Les superficies déléguées par bénéfi- et choix culturaux non, peuvent demander l’autorisation au ciaire s’établissent comme suit : 0,25 hec- chef de famille d’exploiter une parcelle tare : 12 (10 jeunes dépendants familiaux On assiste à Kongodjan, du fait des hérita- individuelle. Les limites en sont montrées et 2 femmes) ; 0,25-0,5 : 3 (dont 1 ges, au sens de passage du droit d’appro- priation exclusif détenu par les pionniers, à une appropriation familiale. La gestion Tableau 3. Statut des bénéficiaires de droits d’usage sur les terres intrafamiliale des droits fonciers porte familiales (groupes sénoufo). ainsi sur un patrimoine foncier indivis, Table 3. Status of beneficiaries of the rights to use family lands (Senoufo groups). avec une allocation des droits par le chef de famille (héritier le plus souvent). Statut des ayants droit Superficie Nombre Superficie À Kongodjan, l’organisation familiale (hectares) ayants droit (ha)/ayant droit repose sur la famille élargie de type patriarcal, qui se confond avec l’unité de Héritier ou acheteur 77,75 15* 5.2 résidence. La composition de la famille Hommes mariés 12 16 0,75 correspond à la notion de segment de Hommes célibataires 4,75 9 0,5 lignage. Le système de parenté est patrili- néaire. En cas d’héritage, l’héritier assure Épouses 0,5 1 0,5 la gestion du patrimoine foncier familial Femmes mariées du patrilignage 0,5 2 0,25 et prend en charge des dépenses comme Veuves 2 1 2 l’organisation et le financement du pre- Total 97,5 44 - mier mariage des hommes relevant de son autorité, ou encore l’alimentation * dont 3 femmes.

398 Cahiers Agricultures vol. 16, n° 5, septembre-octobre 2007 Tableau 4. Synthèse de la diversité des droits, contenus, titulaires et système d’obligation. Table 4. Synthesis of the rights diversity, contents, holders, and obligations joined to these rights.

Droits associés à la ressource foncière Détenteurs des droits intrafamiliaux, Obligations contenus des droits Droit d’aliéner Jamais envisagé, mais si décision - d’aliéner, alors consensus familial Droit d’administration Chef de famille/héritier ; droit de déléguer Satisfaire aux demandes d’accès à la terre des droits d’usage aux autres membres, des membres de la famille de définir la superficie à déléguer Droit de planter des cultures arborées Chef de famille/héritier ; droit de définir la Assistance familiale, prise en charge des superficie à cultiver, de choisir le type de frais de santé, mariage, alimentation de cultures arborées (palmier, hévéa), de tous les membres de la famille gérer les revenus Droits d’exploiter une parcelle individuelle Tous les membres de la famille, y compris Autorisation préalable du chef de famille, (hors cultures non pérennes) et de les femmes du patrilignage ; droit de pas de récompense envers héritier et disposer des revenus choisir le type de cultures non pérennes, autres membres de la famille, mais de laisser en jachère parcelle susceptible d’être reprise par le chef de famille en cas de besoin Droit de déléguer à travers un contrat de Tous les membres de la famille Pas d’obligation de demander métayage l’autorisation au chef de famille Droit de déléguer à travers location Chef de famille/héritier (droit rarement - mis en œuvre à cause de la pression foncière au sein des familles) Droit de prêter hors de la famille Chef de famille/héritier (droit - pratiquement inexistant) femme) ; 0,5-1 : 9 hommes ; 1,5- mais peuvent bénéficier des faveurs de long telles que le palmier ou l’hévéa. Il 3 hectares : 5 (dont une femme, veuve). leur époux, en complantant des cultures décide de la superficie destinée pour ces L’allocation des droits d’usage au sein de sur les parcelles exploitées par celui-ci. cultures et contrôle les revenus tirés de la famille est fonction du statut, de la Dans le cas des associations de culture ces plantations. Toutefois, même si la position des individus à l’intérieur du patate-manioc ou patate-tomate par décision de planter des cultures arborées groupe. L’ordre de priorité des ayants exemple, l’homme peut contrôler la cul- relève du chef de famille, ce dernier reste droit potentiels s’établit ainsi : ture de la patate douce et son (ses) épou- contraint dans la superficie qu’il peut – en priorité, l’héritier, qui conserve la se(s) contrôle(nt) la culture du manioc ou immobiliser à cette fin, du fait de ses plus grande partie du patrimoine familial de la tomate – chacun disposant des obligations envers les autres membres de sous sa gestion directe ; revenus de ces cultures (tableau 3). la famille (tableau 4). – les hommes mariés ; – les hommes célibataires en âge de tra- Droits et obligations Les contraintes vailler ; des dépendants familiaux pesant sur le chef de famille – les femmes veuves des hommes du Même si chacun peut bénéficier d’un Le fait d’hériter s’accompagne de devoirs, patrilignage, dont les fils ne sont pas en accès individuel à la terre familiale, des en particulier : i) assurer l’alimentation de âge de travailler : « Tu sais les gens sont restrictions subsistent quant au choix des l’ensemble du groupe familial (au-delà de compliqués. Si tu ne donnes pas aussi, cultures. Le droit d’usage délégué à un son seul ménage) pour le repas du soir ; elle va dire que c’est parce que son mari membre de la famille exclut catégorique- et ii) répondre aux sollicitations d’accès à n’est plus là que tu fais ça ; si tu lui ment le droit de planter du palmier ou de la terre de ses dépendants. Ces devoirs donnes comme ça elle va travailler pour l’hévéa, dans la mesure où ces cultures sont susceptibles d’avoir une incidence régler ses petits problèmes » ; pérennes « bloquent » la terre sur une sur les choix culturaux et les superficies – exceptionnellement, les époux des fem- longue période. Le choix cultural est ainsi cultivées par l’héritier. mes du patrilignage ne possédant pas limité à l’ananas et aux cultures vivrières. • Incidence du devoir alimentaire eux-mêmes de terre : « Son mari n’a pas Le bénéficiaire de l’accès à la terre dis- L’incidence potentielle, sur les choix de terre, si tu lui donnes il travaille un peu pose librement des revenus tirés de la culturaux de l’héritier, de son devoir pour donner à manger à ta sœur ». Dans parcelle sans aucune obligation de verser d’assurer une partie de l’alimentation du ce dernier cas, le transfert du droit une contrepartie au chef de famille ou à groupe familial, dépend des choix qu’il d’usage s’effectue à travers un contrat de un quelconque membre de l’unité de fait à un double niveau : d’une part, métayage. Le détenteur du droit d’usage résidence. Chacun exerce donc des droits adopter une stratégie d’autoconsomma- n’est pas le ménage mais l’ayant droit de propriété individuelle sur les produits tion, sur la base d’une production de masculin sur les terres de son patrili- de sa ou ses parcelle(s), mais pas sur la manioc (en complétant le cas échéant gnage. terre qui demeure une propriété com- l’approvisionnement avec des achats de Les épouses n’ont pas un droit d’usage mune de la famille. Seul le chef de famille riz) ; ou, à l’inverse, minimiser les superfi- sur la terre du patrilignage de leur mari, a le droit de planter des cultures à cycle cies en cultures vivrières, voire ne pas

Cahiers Agricultures vol. 16, n° 5, septembre-octobre 2007 399 produire de vivrier du tout, et opter pour marché pour l’achat des produits vivriers tions envers les autres membres du l’achat de riz ; d’autre part, si une stratégie de base. À cet égard, un certain nombre groupe familial : i) assurer l’alimentation d’autoapprovisionnement est adoptée, de constats apparaissent : la plupart des du soir de ce groupe ; et ii) répondre aux produire sur la terre familiale ou sur des chefs de famille (11/15) sont engagés (sur demandes de délégation de droits de terres prises en faire-valoir indirect. Dans la terre familiale) dans une production culture, par les membres du groupe fami- les faits, et relativement à cette deuxième vivrière d’autoconsommation destinée à lial. Alors que la contrainte alimentaire option, on constate que la production l’ensemble du groupe familial (repas du jouait pour les petits patrimoines, la vivrière d’autoconsommation est unique- soir) ; la superficie en cultures vivrières contrainte de délégation intrafamiliale ment conduite sur des terres familiales. d’autoconsommation par équivalent- d’un droit d’usage touche avant tout les Différents éléments d’explication peuvent consommateur adulte est plus faible pour « grands » patrimoines. La délégation être avancés. Comme le soulignent Biar- les « grands » patrimoines fonciers (plus intrafamiliale de droits reste en effet nulle nès et Colin (1987), le contrat de location de 4,5 hectares à 19 hectares) – 0,03 hec- ou limitée dans les petits patrimoines (en d’une parcelle de manioc ne permet pas tare – que pour les petits – 0,15 hectare ; moyenne, 12 % de la superficie du patri- au preneur de la conserver pendant la en valeur absolue, la superficie en cultu- moine familial, 6 chefs de famille sur 10 durée possible de stockage en terre des res vivrières pour l’autoconsommation ne ne déléguant pas du tout). Deux éléments tubercules (de l’ordre de 6 mois après dépasse jamais 2 hectares, même pour les d’explication peuvent ici être avancés : i) l’arrivée à maturité de la parcelle). Le fait patrimoines les plus importants ; en ter- la priorité accordée, au regard de disponi- que la parcelle doive être restituée au mes relatifs, ces superficies représentent bilités foncières réduites, à la production bout de 12 mois (c’est-à-dire à l’arrivée à en moyenne 20 % du patrimoine pour les vivrière d’autoconsommation ; ii) la faible maturité) contraint, de fait, à la commer- petits patrimoines et 10 % pour les dimension des groupes familiaux concer- cialisation du produit, alors qu’une pro- « grands ». nés et donc la faible demande potentielle de délégation de droits. La délégation duction de manioc réalisée sur une terre L’importance allouée à la production intrafamiliale de droits d’usage est davan- familiale ne souffre pas d’une telle vivrière d’autoconsommation par les contrainte. Les chefs de famille détien- tage pratiquée dans les « grands » patri- chefs de famille semble liée à la taille du moines (25 % de la superficie moyenne, 1 nent un accès sécurisé à la terre familiale ; patrimoine possédé, à la taille du groupe il n’en va pas de même s’ils recourent au seul chef de famille sur 5 ne déléguant de consommation et à la place qu’ils pas du tout), ce qui s’explique à la fois marché locatif. L’accès à une parcelle à allouent aux cultures de rente par la plus grande disponibilité foncière travers le marché du faire-valoir indirect (palmier/ananas). La logique d’ensemble et par la taille plus importante du groupe est assuré pour un cycle de culture (3 ans qui se dessine est la suivante : pour les des dépendants familiaux susceptibles de pour l’ananas et 1 an pour le manioc) ; la petits patrimoines fonciers, l’incidence du demander à bénéficier d’une délégation reconduction du contrat dépend des rela- devoir alimentaire sur les choix culturaux de droit). Ces délégations réduisent, de tions entre le bailleur et le tenancier, des des héritiers est globalement nette, la fait, les superficies que les héritiers pour- besoins en numéraire et des disponibili- totalité ou l’essentiel des disponibilités raient planter en palmiers. tés foncières du bailleur. Du fait de la foncières étant allouée aux cultures forte demande sur le marché locatif, le vivrières d’autoconsommation, dans une risque est grand de ne pas trouver en logique de sécurisation « safety first » (Lip- La culture de l’ananas temps opportun une parcelle à louer. Un ton, 1968). On note quelques exceptions autre élément possible d’explication ren- à cette logique, où l’essentiel ou la totalité source de mutations voie à la question de la jachère : les des disponibilités foncières sont allouées parcelles prises en location n’ont pas à la culture du palmier ou de l’ananas, intrafamiliales (sauf très rares exceptions) bénéficié avec un recours au marché vivrier ; il d’une jachère antérieure, alors que la s’agit alors de groupes de consommation Dans les sections précédentes, il s’agissait production vivrière pourrait être réalisée réduits (moindre risque relativement à la de montrer en quoi la distribution intrafa- sur une parcelle familiale ayant bénéficié dépendance vis-à-vis du marché vivrier) miliale des droits sur la terre pouvait avoir d’un temps de jachère. On constate ou, dans un cas, d’une logique entrepre- une incidence sur l’usage productif de la cependant que les jachères ont pratique- neuriale relativement à la production ressource foncière. Dans l’analyse qui ment disparu à Kongodjan, ce qui infirme d’ananas. Pour les « grands » patrimoines, suit, nous nous intéressons, dans une la portée de cet argument. Cette absence cette incidence reste, de fait, limitée : le perspective symétrique, à la question de de jachère sur les terres familiales s’expli- choix d’accorder la priorité aux cultures l’incidence de l’évolution des opportuni- que non pas par le risque de se voir de rente et de dépendre du marché tés de production sur la distribution intra- dépossédé par un autre membre de la vivrier est clair, la superficie en cultures familiale des droits. famille (on a vu que les droits d’usage vivrières d’autoconsommation plafon- étaient sécurisés, au moins sur la pre- nant, comme on l’a vu, à 2 hectares. Développement mière parcelle déléguée), mais par la très • Incidence de la délégation intrafami- de la culture de l’ananas forte contrainte foncière. Le non-recours liale sur la superficie cultivable en cultu- à la prise en faire-valoir indirect pour res pérennes et du marché locatif assurer l’autoapprovisionnement du Dans les paragraphes précédents, nous La culture de l’ananas a été introduite en groupe familial reporte donc directement avons mentionné le fait que les chefs de 1949 à l’est de la Comoé2 par la Société sur la terre familiale la contrainte éven- famille ont le droit de planter des cultures alsacienne de conserverie d’ananas tuelle induite, pour l’héritier, par le devoir pérennes. Ils demeurent cependant d’assurer l’alimentation du groupe fami- contraints relativement à la superficie dis- lial, s’il décide de ne pas dépendre du ponible à cette fin, du fait de leurs obliga- 2 Comoé : fleuve Comoé,en Côte d’Ivoire.

400 Cahiers Agricultures vol. 16, n° 5, septembre-octobre 2007 Tableau 5. Prise en faire-valoir indirect par les producteurs sénoufo de Kongodjan (2002). Table 5. Production on contractual arrangement in Kongodjan.

Contrats/types de cultures « Propriétaires » ou héritiers Dépendants familiaux Superficie Nombre Superficie Nombre (hectares) (hectares) Location Ananas 33,25 7 10,5 8 Manioc 1 1 0,5 1 Total 34,25 8 11 9 Abougnon Ananas 19,5 4 2 1 Manioc/patate 2,5 2 0,75 2 Total 22 5* 2,75 3 Total 56,25 8* 13,75 10*

* Une même personne peut prendre en faire-valoir indirect avec plusieurs types de contrats.

(Salci) sous la forme d’ananas destinés à valoir indirect par l’héritier et exercent valoir indirect, la part relative des terres la conserverie. La production de l’ananas une pression en conséquence. familiales dans les terres exploitées va en destinée à l’exportation a longtemps été À Kongodjan, la prise en faire-valoir indi- se réduisant. Le développement rapide interdite dans la région. Elle s’y est déve- rect concerne à la fois les jeunes dépen- de la production individuelle n’est pas loppée (initialement illégalement) au dants familiaux de familles possédant de sans incidence sur l’organisation des rap- début des années 1980. la terre, des producteurs sans terres et ports intrafamiliaux de production et de Le développement de cette nouvelle cul- même des propriétaires fonciers ou ges- consommation. À l’époque des pionniers, ture (et, à un moindre degré, la demande tionnaires de patrimoines fonciers fami- selon les enquêtés, tous les hommes, soutenue sur le marché des produits liaux (tableau 5). mariés ou non, travaillaient avec le chef vivriers, pour la culture du manioc et de de famille sur ses plantations de caféiers ; la patate douce en particulier) a favorisé les fils restaient soumis à l’autorité du l’émergence et le développement d’un Évolution père tant que ce dernier était vivant. marché du faire-valoir indirect très actif des rapports intrafamiliaux Lorsque l’individu était en âge de se au niveau microrégional, sous la forme de marier, le père organisait les cérémonies, contrats de location et de métayage. Les Vers une individualisation mais le fils restait dans la concession chefs de famille de Kongodjan participent des droits d’usage, familiale et continuait de travailler sur les à ce marché en tant que preneurs et non mais non des droits terres familiales. Le père pouvait lui trans- en tant qu’offreurs. Il s’agit donc d’un d’appropriation foncière férer un droit d’usage sur une parcelle du marché « externe » à l’économie villa- L’opportunité de produire de l’ananas, patrimoine familial, pour y produire des geoise de Kongodjan, reposant sur une vue comme une source d’autonomie cultures vivrières destinées à la commer- demande émanant de Kongodjan et une financière et d’enrichissement personnel, cialisation – mais non du café ou du offre relative à des terres localisées sur va conduire à une activation de deman- cacao. Ces cessions (donc restreintes aux des terroirs proches – Assé, Larabia, et des d’accès à la terre familiale – de fait, seuls hommes mariés) n’étaient pas des surtout Djimini-Koffikro – où de nom- cette individualisation s’était déjà amor- donations : il s’agissait de transferts de breux propriétaires (93 sur 122) qualifiés cée avec la production de vivrier mar- droit d’usage à durée indéterminée. Le par Colin (1990) de « bailleurs structurels » chand, mais en restant limitée aux seuls chef de famille restait responsable des ou encore « d’héritiers rentiers » sont enfants mariés du pionnier ; le dévelop- plantations et de la production vivrière offreurs de terres sur le marché locatif. pement de la culture de l’ananas a consi- d’autoconsommation. Le pionnier se Cette faible participation à l’offre s’expli- dérablement amplifié ce phénomène. À comportait en titulaire du droit éminent que par la forte contrainte foncière : sur travers ces délégations de droit d’usage, sur la terre – en propriétaire – et non en les 15 patrimoines fonciers sénoufo, le on assiste à une individualisation des simple gérant. L’unité de résidence était calcul du ratio homme/terre fait apparaî- droits sur les terres familiales et partant, également unité de consommation et tre les faibles disponibilités foncières par au développement de la production indi- unité budgétaire : le chef de famille pre- actif masculin – en moyenne, 1,3 hectare ; viduelle. L’individualisation de la produc- nait en charge tous les besoins des mem- le ratio, calculé sur l’ensemble des mem- tion s’opère à partir de parcelles prises bres de son groupe de résidence. bres de la famille (hommes, femmes et sur le patrimoine familial, mais également Aujourd’hui, avec le développement de la enfants, ces derniers étant comptés pour de parcelles prises en faire-valoir indirect. production individuelle, tout individu 0,5 adulte), donne une superficie La terre familiale représente la seule dis- peut exploiter une parcelle de terre à titre moyenne possédée de 0,5 hectare par ponibilité foncière pour les plus jeunes personnel en ayant recours au faire-valoir individu. Un autre élément d’explication membres actifs de la famille. Pour les indirect. Les hommes sont de plus en plus tient au fait suivant : parce que la terre est autres, elle ne représente qu’une partie réticents à travailler sur les parcelles res- rare, les dépendants familiaux sont réti- des terres exploitées, du fait de la prise en tées sous la responsabilité du chef de cents à ce qu’elle soit cédée en faire- faire-valoir indirect. Avec la prise en faire- famille, préférant consacrer leur travail et

Cahiers Agricultures vol. 16, n° 5, septembre-octobre 2007 401 celui de leurs éventuels manœuvres per- donnait 2 000 et on se plaignait, mainte- Des rapports intrafamiliaux manents à leurs propres parcelles. C’est à nant il donne 1 000 F. Avec 1 000 F tu peu conflictuels juste titre que s’exprime ce chef de peux faire quoi ? Quand c’est ton tour de On pourrait penser que l’individualisa- famille : « Moi, j’ai travaillé pendant tout le faire la cuisine, tu es obligée de t’endet- tion des droits d’usage dans un contexte temps pour mon père jusqu’à ce qu’il ter... Le peu d’argent que tu as là, tu es de forte demande de terre et donc de décède. Je n’ai jamais cherché à faire pour obligée de l’utiliser, et après tu t’assoies forte valorisation du foncier conduise à moi-même... Je me souviens que depuis les bras vides entrain de pleurer ». En plus des tensions intrafamiliales autour de tout ce temps, j’ai cultivé une parcelle de de cet aspect, des pratiques d’injustice l’enjeu que représente l’accès à la terre manioc moi-même une seule fois, mais sont reprochées au chef de famille par les familiale. Pourtant, malgré cette indivi- quand j’ai vendu le manioc, je suis venu épouses des autres frères : « Il fait trans- dualisation des droits d’usage et des acti- donner l’argent à mon père et c’est lui qui porter l’eau du château à la maison en vités productives, les rapports entre les m’a donné un peu pour mes besoins... camion pour ses épouses alors que les membres au sein des groupes familiaux Mais maintenant, les choses ne sont plus autres femmes transportent sur la tête. Il restent peu conflictuels. Un seul cas de comme avant, à cause de l’ananas, nos achète le bois pour ses femmes alors que conflit explicite a été rencontré. Ce conflit enfants refusent de travailler pour nous..., les autres doivent aller se promener en relatif à la gestion du patrimoine familial on est obligé de prendre des contractuels, brousse. » La survie de cette forme d’orga- hérité, mais non à une remise en cause du ou des manœuvres pour travailler dans nisation est compromise car, disent-elles, droit à l’héritage oppose depuis 1999 une nos champs. » « dans un futur prochain, la grande cui- sœur aînée à son frère cadet de même Les travaux sur les plantations de palmier sine ne va plus exister... et ce serait mieux père mais de mère différente. En 1984, LT ou d’hévéa (qui se sont substituées à la ainsi... Je préfère encore m’endetter pour hérite de son père AT. LT, alors fils aîné, culture du café) sont généralement réali- nourrir mes enfants que de le faire pour ne pouvant pas assurer pleinement cette sés par des manœuvres permanents ou nourrir tout un peuple... ». Pourquoi les fonction parce que mécanicien en ville, journaliers, payés par le chef de famille. chefs de famille continuent-ils à prendre délègue ses droits, avec l’accord des Les parcelles individuelles, y compris cel- en charge l’alimentation du soir pour membres du segment de lignage, à son les des chefs de famille, sont travaillées l’ensemble du groupe familial, dans un frère cadet YT de même père mais de par des groupes plus restreints, constitués contexte où l’individualisation des droits mère différente. LT demeure héritier et en général par le chef de ménage, sa (ou est indéniable ? La raison fondamentale contrôle les revenus des plantations des ses) femme(s), ses enfants et ses propres qui semble justifier cet état de fait est que cultures pérennes ; YT n’est que l’admi- manœuvres. Les revenus tirés des parcel- l’individualisation des droits ne porte que nistrateur sur place. Le système semble les individuelles sont acquis à titre per- bien fonctionner jusqu’en 1999. En 1999, sonnel. L’individualisation en termes de sur les droits d’usage et non sur les droits d’appropriation et d’administration. Deux NT, la fille aînée d’AT (de même mère que consommation n’est toutefois pas totale. l’héritier LT) mariée en ville perd son mari arguments sont avancés par les acteurs On a vu que les chefs de famille conti- et revient s’installer au village avec l’un de locaux pour expliquer la non- nuent de prendre en charge outre le repas ses fils. Son mari ne disposant pas de terre individualisation des droits d’appropria- du soir, les frais de voyage à l’étranger, le propre, elle ne peut avoir accès qu’à la premier mariage des hommes, les frais de tion : terre de son patrilignage. Après avoir reçu santé... 1. La faiblesse des disponibilités foncières un droit d’usage sur la terre familiale, elle au regard du nombre de dépendants exige par la suite que YT lui rende des À travers les études de cas, le constat qui familiaux : « Il n’y a pas de terre et nous s’impose est que l’unité de consomma- comptes sur l’utilisation des fonds issus sommes nombreux, si on doit partager on tion est de plus en plus remise en cause. de la vente des graines de palmes prove- En termes de financement des aliments va avoir combien ? » ; nant de la plantation familiale de palmier de base, le manioc entrant dans la prépa- 2. Le caractère de patrimoine familial de depuis 1984 (date à laquelle la gestion du ration de la nourriture du soir pour tous la terre héritée ne constitue pas seule- patrimoine est transmise à LT, puis délé- les membres de la famille est directement ment une contrainte, il correspond égale- guée à YT) jusqu’en 2002. Trouvant les prélevé sur la parcelle cultivée par le chef ment, très explicitement, à une forme justificatifs de son frère peu convaincants, de famille à cet effet. Les graines de palme d’assurance : « Si on divise aujourd’hui et elle fait part au conseil de famille de son pour la sauce sont également prélevées que demain tu as un problème, tu ne mécontentement et réclame la gestion de sur la plantation de palmier sous contrôle peux pas aller voir le grand frère (l’héri- l’héritage en arguant du fait que « les du chef de famille. Pour la cuisine, celle tier) pour qu’il t’aide, il va te dire ‘on a hommes ont prouvé qu’ils ne peuvent du soir, ou « grande cuisine », toutes les partagé, chacun se débrouille’. » Selon les pas bien régler les affaires de la famille femmes de l’unité de résidence y partici- acteurs, une individualisation pourrait [gérer les biens familiaux], ils gaspillent, pent. La pratique courante est que le être envisagée si les disponibilités fonciè- ils font du n’importe quoi avec l’argent et repas est cuisiné à tour de rôle (cinq res le permettaient. que même si je suis une femme, je vais jours/femme). L’organisation de cette Du fait de la non-individualisation des leur montrer que les femmes peuvent « grande cuisine » est vue par les femmes droits d’appropriation, il y a donc main- régler les choses », d’autant « qu’étant comme un « travail d’âne ». Il n’est pas tien de la structure familiale du patri- l’aînée, si les petits frères ne font pas bien rare de les entendre se confier en ses moine foncier, avec un contrôle exercé les choses, j’ai le droit de prendre le termes : « Cette histoire de grande cuisine par le chef de famille. Le maintien des devant des choses [de reprendre la ges- là est très dure, imagine toi que pour faire obligations de ce dernier envers les autres tion] ». Le conseil de famille (qui repro- à manger à près d’une cinquantaine de membres de la famille répond aux droits chait d’ailleurs à YT sa malhonnêteté) personnes, on te donne 1 000 F pour cinq liés à l’héritage – et en particulier au décide que la gestion de la plantation de jours... avant même il (le chef de famille) contrôle des plantations arborées. palmiers sera désormais assurée par NT

402 Cahiers Agricultures vol. 16, n° 5, septembre-octobre 2007 (trouver des manœuvres pour le net- désintérêt pour les « parcelles familiales », question, tous les villageois sont unani- toyage et la récolte, contrôler la vente des en particulier pour justifier le fait qu’ils ne mes sur l’intérêt du maintien du caractère graines de palme et transmettre le reliquat contribuent plus aux travaux sur les plan- indivis de patrimoine : « On peut jamais à LT, qui demeure l’héritier). YT continue tations de palmier ou d’hévéa. partager... si on divise c’est pas bon cha- d’assurer l’allocation des droits d’usage Le fait qu’il n’y ait pas beaucoup de cun va de son côté... c’est la famille qui se sur la portion du patrimoine familial non conflits et que les tensions intrafamiliales divise aussi. Quand vous travaillez occupée par les plantations de palmiers. restent « gérables » s’explique à notre ensemble, c’est plus intéressant que Bien évidemment, YT estime que dans la sens, fondamentalement, par le recours quand tu travailles seul. Les hommes ne mesure où ils ne sont pas de la même au marché locatif pour résoudre les peuvent pas vivre ensemble sans faire mère, cette décision n’est qu’un complot contraintes d’accès à la terre : « Les dispu- palabre, donc c’est pas parce que y a pour l’écarter de la gestion de l’héritage, tes à propos de la terre entraînent tou- palabre sur la terre qu’on va partager, par conséquent il préférait se tenir à jours mort d’homme. Pour éviter tous ces c’est pas la solution, il faut parler quand l’écart : « Moi je ne dis rien, non seule- problèmes, je regarde faire, et tant que j’ai ça va pas, comme ça tu dis ce qui ne te ment ma mère m’a demandé de ne rien les moyens de louer de la terre dehors je plaît pas et vous réglez ». L’indivision n’est dire et de les laisser faire, mais aussi parce le fais, je fais tout ce que je veux dessus. pas d’abord vue comme une source de que ce qui compte pour moi, c’est d’avoir Si tu as la vie et la santé, beaucoup de conflits, mais comme une sécurité, une une longue vie. Les Africains sont très choses peuvent être résolues ». L’exis- assurance familiale, d’autant plus que les méchants, pour seulement de la terre, ils tence du marché locatif ouvre ainsi le superficies disponibles sont fort réduites sont capables de te tuer. » champ d’opportunités des acteurs, avec au regard du nombre d’ayants droit. Cette rareté de conflits ouverts ne signifie une incidence directe sur la gestion fon- pas une absence de tensions latentes, qui cière intrafamiliale. À Kongodjan, la prise sont exprimées sur le registre de la en faire-valoir indirect permet d’établir doléance, autour de deux grands thè- une sorte d’équilibre entre les besoins de mes : production des membres au sein des Conclusion – reproches adressés à l’héritier (mais familles et les disponibilités foncières jamais formulés ouvertement à ce der- familiales. Elle permet non seulement aux nier), de gérer dans son intérêt personnel familles ne disposant pas de terre d’y la plantation « commune » de palmiers : accéder, mais aussi à celles qui en dispo- Au terme de cette étude, il convient de « Tu vois, il a coupé des graines dans le sent, mais en quantité insuffisante, de retenir que l’usage productif fait de la champ, après vente il a eu 150 000 F. En faire face un tant soit peu aux demandes terre au sein d’un groupe familial, dépend principe, il doit nous appeler pour nous en matière de terre de leurs membres. largement du contenu des droits et du faire le point et puis nous donner à cha- Alors qu’à Djimini-Koffikro, la cession en statut des individus. Par ailleurs, les prati- cun un peu. S’il faisait comme ça qui se faire-valoir indirect est souvent une ques des agriculteurs, les relations fonciè- plaindrait ? Mais il ne fait rien de tout ça, il source de tension au sein des familles res qui peuvent exister à un moment met tout dans sa poche » ; ou encore : « Il (tensions induites par le partage de la donné entre les individus au sein des familles, ne se sont pas figées, mais elles vend les graines et garde l’argent pour lui rente foncière), le recours au faire-valoir évoluent pour s’adapter aux nouveaux seul et sa famille. Il donne les graines de indirect permet donc de réduire l’inten- enjeux auxquels les différents membres palme à ses femmes pour faire l’huile de sité de l’enjeu foncier intrafamilial en doivent faire face. Cette évolution des palme et les autres femmes sont obligées réduisant considérablement la pression rapports de production, des systèmes d’en acheter pour extraire leur huile » ; sur la terre familiale. agraires et la manière de distribuer les – reproches adressés à l’héritier (mais ici Comme on a pu le constater, les droits sur droits au sein des familles peuvent encore jamais formulés ouvertement à ce la terre et leur gestion à l’échelle des dépendre de plusieurs facteurs dont le dernier), de ne pas satisfaire ses obliga- familles, de ce microvillage ont évolué changement de conditions agroéconomi- tions – c’est-à-dire, son devoir d’assis- vers une individualisation, même si elle ques, l’introduction de nouvelles cultures tance vis-à-vis du groupe familial : ne concerne que les simples droits ou de nouvelles techniques culturales... « Quand tu es malade, il ne te regarde d’usage. Cette évolution s’est opérée en Ces facteurs apparaissent comme des même pas, même quand je n’ai pas à dehors du cadre institutionnel légal. données incontournables à prendre en manger avec mes enfants, c’est pas son Après plusieurs tentatives échouées de compte si l’on s’intéresse aux questions problème alors que c’est mon frère de codification des droits fonciers coutu- relatives aux pratiques des agriculteurs même mère. » À l’opposé, les héritiers miers, la Côte d’Ivoire s’est dotée en 1998 ou aux systèmes de production. ■ estiment qu’ils assument leurs responsa- d’une nouvelle loi foncière, la loi n° 98- bilités, en particulier à travers la déléga- 750 du 23 décembre 1998, visant à identi- tion de droits d’usage sur la terre : « Ils fier les droits coutumiers, à les certifier et veulent toujours que tu fasses tout pour à les convertir en droits de propriété eux, chaque fois qu’ils ont besoin de privé. Cette loi prévoit, entre autres dis- Références 500 F ils veulent que tu leur donnes, or tu positions, le morcellement et le partage n’as pas toujours les moyens, tu ne peux du patrimoine familial entre cohéritiers. Biarnès A, Colin JP. Production vivrière et accès à la terre dans un village de Basse Côte pas satisfaire tout le monde, c’est pour ça Dans une perspective plus générale, on d’Ivoire. Cahier des Sciences Humaines 1987 ; que je donne au moins un petit coin à pourrait mener une réflexion sur cette 23 : 455-70. chacun pour travailler et régler ses pro- question telle que prévue dans la loi et les Colin JP. La mutation d’une économie de plan- blèmes. » Ces « insatisfactions » sont mobi- pratiques et logiques sociales des villa- tation en Basse Côte d’Ivoire. Collection à tra- lisées par les acteurs pour expliquer leur geois. Amenés donc à se prononcer sur la vers champ. Paris : Orstom éditions, 1990.

Cahiers Agricultures vol. 16, n° 5, septembre-octobre 2007 403 Colin JP.Droits fonciers, pratiques foncières et Colin JP, Kouamé G, Soro DM. Lorsque le Far Soro DM, Colin JP. Droits et gestion intrafami- relations intrafamiliales : les bases concep- East n’était pas le Far West. La dynamique de liale de la terre chez les migrants sénoufo en tuelles et méthodologiques d’une approche l’appropriation foncière dans un ancien “no zone forestière de Côte d’Ivoire. Le cas de compréhensive. Land Reform, Land Settle- man’s land” de Basse Côte d’Ivoire. Autrepart Kongodjan (sous-préfecture d’Adiaké). Jour- ment and Cooperatives 2004 : 55-67. 2004 ; 30 : 45-62. nal des Sciences Sociales (Abidjan) 2004 ; 1 : 57-67. Colin JP. Émergence, formes et dynamiques Lançon F. Rapport de stage, village de Kongod- des marchés fonciers dans un contexte afrcain. jan. DESS Développement, université de Paris Une perspective locale (Djimini-Koffrico, Côte X-Nanterre, 1983. d’Ivoire). Document de travail de l’unité de recherche 095 de l’Institut de recherche pour le Lipton MT. Theory of the optimizing peasant. développement (IRD). Abidjan : IRD, 2003. J Dev Stud 1968 ; 68 : 327-51.

404 Cahiers Agricultures vol. 16, n° 5, septembre-octobre 2007