SAUVE ANTIQUE ET CURIEUSE CITÉ

JEAN GERMAIN

SAUVE ANTIQUE ET CURIEUSE CITÉ

PRÉFACE DE ANDRÉ CHAMSON 15 GRAVURES HORS-TEXTE

IMPRIMERIE DE LA PRESSE MONTPELLIER

1952 COPYRIGHT 1952 by JEAN GERMAIN 3, place Saint-Côme, Montpellier. Tous droits de traduction, de reproduction et d'adaptation réservés pour tous pays. IMPRIMÉ EN . PREFACE

Sans doute, le mystère est-il partout, dans le monde et, sans doute aussi, l'Histoire pèse-t-elle d'un même poids sur toutes les parcelles de notre planète. Il y a des millions d'années dans le moindre grain de sable et des millions de secrets dans chaque grain de poussière. Il existe pourtant des lieux privilégiés où nous sentons, avec une brusque intensité, la présence de ce mystère et de cette histoire. Le passé de l'homme et le passé de la terre semblent s'y confondre dans une perspective sacrée. Des vestiges de monuments, des souvenirs d'événements abolis, mais résonnant dans notre mémoire comme peuvent le faire nos pas sur le sol de quelque immense caverne, se mêlent ici avec les aspects d'une de ces grandes curiosités géologiques dont nous éprouvons à la fois l'attirance et l'horreur... Telle fut la Cité Sainte de Delphes qui s'éleva sur la bouche de l'antre où prophétisait la sibylle... Telle est aussi la petite ville de Sauve, bâtie sur les gouffres du Vidourle. Le voyageur le moins attentif qui traverse le territoire de cette petite cité ne peut manquer de ressentir une impression d'étrangeté, une sorte d'appel du mystère. L'aspect du monde extérieur s'est modifié autour de lui. La terre, les rochers et les arbres eux-mêmes semblent revêtir une autre forme. Les lits des torrents sont sans eau et, cependant, l'univers minéral qui s'étend autour de nous semble avoir été sculpté par des puissances liquides. J'ai souvent éprouvé cette sensation d'étrangeté en suivant les routes du Salavès. Devant ces paysages minéraux, il me semblait brusquement que j'étais entouré par d'invisibles présences et je connaissais assez bien l'histoire de ce pays pour donner des noms à tous les fantômes qui se levaient alors devant moi. Fantômes de villes d'abord... Au temps où j'achevais mes études, à l'Ecole des Chartes, j'avais fait ma thèse sur l'antique Evêché d'Arisitum. Je m'étais donc plongé dans la Géographie de Ptolémée et j'avais passé des heures à rechercher les secrets de la table de Peutinger. A cette époque-là, je m'étais demandé bien souvent où s'était élevée la Ville de Vindomagus, disparue sans laisser de traces, et je n'avais pas été sans m'arrêter à l'hypothèse que c'était peut-être la Cité de Salvia qui est, aujourd'hui, la ville de Sauve... J'avais aussi rêvé quelquefois sur les ruines chaoti- ques de Mus... et tout un monde détruit avait relevé ses ruines dans mon imagination de jeune homme. Le travail de M. Jean Germain rejoint ainsi quelques-uns des rêves de ma jeunesse et j'imagine que, s'il répondra aussi aux curiosités que l'on peut éprouver à tous les âges de l'existence, il répondra surtout, dans la suite des temps, aux rêveries que formeront les jeunes hommes de notre pays quand ils voudront découvrir les secrets de leur héritage. Pour moi, j'ai lu ce livre avec l'âme enchantée de l'adoles- cence. Qui ne se laisserait prendre aux sourires de Madame de Sauve et de Madame de Canges ? Qui ne se laisserait prendre à la tentation de refaire l'Histoire autrement qu'elle n'a été, en rêvant sur le destin des Bermond ? Qui ne s'éton- nerait en découvrant, au delà du Florian de la légende, la véritable personnalité de cet écrivain, sans doute trop sensible aux modes de son époque mais sensible aussi à des valeurs de l'esprit qui nous touchent encore et qui ne touchaient pas ses contemporains ? L'histoire d'une ville et de son domaine immédiat est tou- jours comme un résumé de toutes les chances de l'homme. Mais quand cette ville est aussi riche de souvenirs que la petite cité dont M. Jean Germain a écrit la monographie, ce résumé prend une valeur d'exemple et d'enseignement... Si je n'étais né à Nîmes, si je n'avais pas grandi dans les hautes Cévennes, si je n'étais, par naissance et par adoption, homme de l'Aigoual, comme j'aurais voulu naître à Sauve, concitoyen de ses belles pécheresses, de ce grand écrivain et de ce savant docteur Astruc, fils d'une fontaine sacrée aux gouffres mys- térieux.

Lecteur, mon ami, ce livre est pour toi ! En m'adressant la préface dont il a bien voulu l'honorer, M. André CHAMSON m'a écrit : « J'ai beaucoup aimé votre livre sur Sauve ; c'est vivant, divers, passionnant ». J'espère que, toi aussi, tu le liras avec un intérêt soutenu jusqu'à sa dernière page, que tu sentiras au travers de ses lignes tout ce que j'y ai mis de mon âme, et que tu l'aimeras. Mais je n'aurai pleinement atteint mon but que si j'ai éveillé en toi un sentiment de curiosité, le désir de voir ces lieux à la personnalité si marquée et dont tu ne retrouveras rien de semblable nulle part ailleurs. Je dois franchement te prévenir que si tu vas à Sauve, il ne faut point t'attendre à du grandiose ou du sensationnel, non ! mais seulement à un ensemble de traits et de caractères, physiques et moraux, visibles et cachés, qui font de ce petit coin de France comme une sorte d'îlot au milieu d'un océan. Tout y est curieux, extraordinaire, étrange ! Un paysage de cataclysme fait de milliers de rocs aux formes fantastiques et tout de couleur cendrée, taraudé d'innombrables précipices en majeure partie inviolés ; Des gouffres ou avens remplis d'eau, où cache ses réserves le Vidourle souterrain ; Des ruines et vestiges divers de toutes les époques de l'His- toire de l'Homme, depuis son apparition sur la terre ; Les « fourchiers », ces arbres dont tu ne rencontreras nulle part les mêmes ; Un village vertical extrêmement pittoresque, qui respire l'Afrique et la Judée, entassé derrière ses portes et au pied duquel coule la rivière et jaillissent des sources intarissables, jadis déifiées ; Une population repliée sur elle-même et qui, par un tellu- risme naturel, tranche nettement sur tout ce qui l'environne, dans sa manière de vivre, sa mentalité, ses coutumes et ses mœurs, et même dans son langage ; C'est tout cela qu'offriront à tes regards et à tes médita- tions Sauve et son territoire !

J'aime Sauve comme chacun aime l'endroit où il est né et où il a vécu ses années d'enfance ; mille de mes souvenirs y sont accrochés comme le lierre à ses rochers. Mais mon attachement est peut-être plus intense parce que j'ai vécu au loin depuis l'âge de dix-huit ans, que je n'y ai fait depuis lors que de courts séjours parfois très espacés, et que j'ai chaque fois constaté avec une profonde amertume l'accentuation d'un déclin qui paraît inexorable. On aime plus fortement ce qui est débile et qui souffre, et l'on est plus frappé de ses changements quand on ne le voit pas tous les jours. Mon village, qui fut autrefois grande cité, serait-il trop vieux, aurait-il trop vécu ?... Je vois, chaque fois que je m'y rends, sa population plus réduite, ses terres plus incultes, ses maisons plus en ruines... La démolition, l'année dernière, du Château Russe qui, en le dominant, l'auréolait comme d'un nimbe, m'a crevé le cœur. On doit arrêter cette chute, on le doit et on le peut. Mes concitoyens sont gens intelligents, actifs, industrieux ; teur terre est prodigieusement féconde, la bonneterie et la boissellerie y sont prospères. Dans notre temps de bougeotte, ils sauront attirer le touriste, le campeur, l'amateur d'archéo- logie ou de spéléologie. je leur fais toute confiance pour un salutaire réveil.

Quand j'ai pris la décision d'écrire ce livre, il y a plusieurs années, je savais la longueur et les difficultés de la tâche, je savais que plusieurs autres avant moi avaient eu l'intention de le faire mais y avaient renoncé. Tandis que de nombreuses cités voisines, dont le passé est très loin de renfermer les richesses de celui de Sauve, avaient eu leur historien, rien de complet n'avait jamais été imprimé sur, mon pays natal. J'ai eu à cœur de combler ce que je considérais comme une lacune. Je me suis mis courageuse- ment à l'œuvre, et il m'est infiniment agréable de l'avoir menée à bonne fin. Patiemment, avec un intérêt et un plaisir toujours gran- dissants, j'ai dépouillé des centaines et des centaines de volumes divers dans plusieurs bibliothèques, des archives à Paris, à Nîmes, à Montpellier et à Sauve même ; en y joignant des notes privées, écrites et orales, que certaines personnes ont bien voulu me confier, et en y ajoutant mes connaissances et souvenirs personnels, je suis parvenu à colliger une énorme documentation. J'aurais pu me contenter de narrer les événements dans leur suite chronologique, mais j'ai voulu fuir cette sécheresse et faire de mon récit quelque chose de vivant. Alors, j'ai brassé tous mes documents, je les ai classés par sujet et enchaînés les uns aux autres ; puis j'ai dû fortement les con- denser, en supprimer même avec regret, car le livre aurait été trop long. M. Maurice Chauvet a écrit : « Sauve est une aggloméra- tion sommeillante qui révèle au passant attentif des trésors cachés ». J'ai tant trouvé de ces trésors que la plupart de mes chapitres ne sont que des résumés, des sortes d'extraits ; chacun d'eux nécessiterait un livre à lui seul.

J'ai voulu dans ce livre montrer l'imbrication de la grande Histoire et de la petite, les répercussions et incidences réci- proques de l'une sur l'autre. Deux idées maîtresses ont dirigé mon travail : — d'abord le respect de la vérité, — ensuite l'impartialité et l'objectivité. L'erreur est chose humaine et je me sais faillible ; malgré toute la conscience et la raison mises dans mes jugements et interprétations, il se peut que je me sois trompé quelque part ; mais je crois pouvoir affronter sans crainte tout cen- seur tatillon, dans les faits comme dans les dates de cet ouvrage. Je reconnais que l'intérêt de ses vingt chapitres peut offrir des degrés divers pour mes différents lecteurs, et qu'il variera de l'un à l'autre comme il est normal. Ce qui est certainement le plus touffu, le moins aisément compréhensible, ce sont les trois chapitres sur les Bermond, les 4e, 5 et 6e. Il y a là un entrelacs fort compliqué de liens de parenté ; on ne voit pas d'emblée, il faudra relire, y revenir et y réfléchir. Je m'en excuse, en déclarant que ces chapitres sont ceux qui m'ont donné le plus gros travail. Les faits sont très anciens, les documents rares, et il faut bien souvent opérer par raisonnements, comparaisons ou déductions. Que de ta- bleaux généalogiques ai-je dû dresser pour parvenir à bien y voir clair moi-même ! Mais JAMAIS Sauve n'a monté si haut que du temps des Bermond, surtout pendant la première moitié du XIII siècle. Ils étaient les plus puissants seigneurs des Cévennes et du Bas-Languedoc ; leurs liens du sang ou d'alliance avec les maisons royales de France et d'Angleterre, et avec la maison des comtes de Toulouse, ont fait que notre Histoire de Sauve, à ce moment-là, pénètre très intimement dans la Grande Histoire. Josserande de Poitiers était l'épouse de Pierre Bermond VII de Sauve ; sa sœur Isabelle avait été reine d'Angleterre pen- dant dix-sept ans, l'épouse du roi Jean sans Terre, et elle était la mère du roi régnant Henri III. Blanche de Castille était la cousine germaine de ce dernier, la nièce d'Isabelle, et aussi la cousine germaine de Raimond VII de Toulouse ; son mari, Louis VIII, roi de France, était déjà cousin de Raimond VII et aussi de Pierre Bermond VII par leur descen- dance commune du roi Louis VI le Gros. Raimond VII était aussi le cousin germain du roi d'Angleterre Henri III et en même temps l'oncle de Pierre Bermond VII fils de sa sœur. Si Pierre Bermond VI n'était pas mort subitement, en 1215, au Concile de Latran, et si Pierre Bermond VII, son fils, était resté, comme en 1226, dans les vues politiques et dans l'amitié sinon l'amour de sa cousine Blanche de Castille, leur destin eût été tout autre. Sauve a failli devenir une sorte d'Orange !

Je remercie chaleureusement, en terminant, tous ceux qui ont bien voulu m'apporter leur aide, leur appui ou leurs en- couragements pour ce livre, au cours d'un travail soutenu qui a duré plus de trois ans. Je remercie en particulier mon ami, M. Maurice Randon, la Direction et le personnel des bibliothèques de Nîmes et de Montpellier ainsi que des Archives du , que j'ai mis les uns et les autres si souvent à contribution. LE VIDOURLE

« Mon verre n'est pas grand, mais je bois dans mon verre. » Alfred de MUSSET.

HYMNE

Je te salue Vitousurlus, Du Salavès dieu tutélaire ! Je te salue et te vénère En murmurant mon orémus.

Ton empire était si petit, Si rétive émergeait sa terre, Que tu pouvais bien, sans méfaire, Te contenter d'être ouadi.

Mais ton sein portait des vertus Et noble était ton caractère ; Tenace, en affouillant la pierre, Tu devins ce que tu voulus :

Etre fleuve ; tu l'es ! Ton lit Abyssal et plein de mystère Déroule en hypogées son aire, Escarboucle dedans la nuit.

Sous les lapiès adustes, nus, Du vieux château de Roquevaire, L'or gemmé de ton temple éclaire De féeriques inconnus. Puis, majestueux, tu surgis Spumescent, en pleine lumière ; Le bétyle est couvert de lierre Dessous lequel, fier, tu jaillis.

Dans la nue des temps révolus Des Volces, Ligures, Ibères, Là, des saronides austères T'invoquaient en silence, émus ;

Tandis qu'à l'empyrée jauni La lune, pâle messagère, Epandait sa clarté légère Sur le fanum vert et fleuri.

Ainsi cultes et rits abstrus Honoraient comme un sanctuaire Ta substance qui désaltère. Sois béni, hyalin Vitourlus !

Toi qui donnes à ma patrie, Joyeux, ta sève nourricière, Mon Vidourle, je te révère, Source d'où coule tant de vie ! On chercherait en vain le Vidourle sur une carte de France ; ce fleuve côtier est si court et de si minime impor- tance qu'il n'y a pas place pour lui. Cependant ses qualités et ses défauts sont tels qu'ils lui confèrent une extraordinaire PERSONNALITÉ, le distinguant nettement de tout autre de ses congénères. Quand par exemple le Rhône et la Seine enflent et sortent de leur lit, on parle de leurs crues ; mais quand il se met, lui, en colère, alors on voit la vidourlade, laquelle ne ressemble à rien d'autre ; et c'est tellement vrai que l'Académie française a consacré ce terme qui lui est essentiellement propre. Le Vidourle ! cet inconnu ! un modeste qui sait quand il le veut s'élever à la hauteur d'un géant. Il coule tout entier dans le département du Gard. Les sa- vants hydrologues nous disent qu'il prend naissance sur le revers Nord de la montagne de La Fage, dans la commune de Saint-Roman-de-Codières, à une altitude de 499 mètres ; qu'il a 85 kilomètres de long et que la superficie totale de son bassin est de 629 kilomètres carrés ; qu'enfin il se jette dans la Méditerranée tout près du Grau-du-Roi. En réalité le Vidourle est trop INDÉPENDANT pour se prêter à la rigueur des chiffres ; ses sources sont connues de lui seul, et seul il sait aussi par où ses eaux vont dans la mer. Son territoire à la surface du sol est tellement étroit, exigu, qu'il était irrémédiablement condamné à n'être qu'un maigre ruisseau. Au Nord, la Salindrinque qui coule horizontalement d'Ouest en Est lui était comme une barrière infranchissable ; et encore pousse-t-elle des antennes vers le Sud, telle la Cou- lègne ou Coulègue, ruisseau de Colognac, qui venaient amoindrir ses possibilités. A l'Ouest, le fleuve Hérault limi- tait aussi le Vidourle, rétrécissant encore son domaine par son affluent le Rieutord ou Ensumène, et par l'affluent de ce dernier appelé le Recordier qui vient glaner les eaux jusqu'à quelques centaines de mètres de lui, à l'Ouest de St-Roman- de-Codières. De l'autre côté, vers le Levant, le Vidourle était encore barré par le Gardon et ses affluents. Il s'était faufilé en surface jusqu'aux extrêmes gouttelettes préhensibles ; puis, franchement, il avait foré son lit dans les roches schisteuses et granitiques pour atteindre enfin les cal- caires oxfordiens un peu en amont de St-Hippolyte-du-Fort. Alors il s'est délibérément enfoncé dans le sein de la terre par d'étroites fissures, tout en dépêchant l'Argentesse vers l'Ouest afin de pomper les eaux du versant Sud de La Fage, le plus près possible des ruisseaux de Garenne et du Mer- danson qui se déversent dans l'Hérault. Lutte âpre et sévère que celle du Vidourle pour son exis- tence même ! Ce qu'il n'avait pu faire à l'air libre, il allait l'accomplir dans les profondeurs du sol. E.-A. MARTEL, qui a découvert et décrit tant de merveilles des Causses et des Cévennes, a dit de lui que « surtout connu par la violence de ses crues appelées vidourlades, IL MÉRITE DE L'ÊTRE PLUS ENCORE PAR SES SINGULARITÉS SOUTERRAINES ; et qu'il faut le considérer comme une manifestation hydro- géologique des plus importantes ». Ayant choisi pour être son cœur le terroir de Sauve, le Vidourle a accompli dans son sous-sol un travail cyclopéen. Avec une volonté tenace que rien n'a pu déconcerter, lente- ment, patiemment, il a remué des blocs de pierre durant des milliers de siècles. Son travail térébrant s'est exercé en toutes directions, et en hauteur comme en profondeur ; il est allé poser ses ventouses jusque sous les ruisseaux qui le ceinturent, et dans son domaine il a percé de mille trous la surface du sol, la transformant en un véritable crible. Ainsi, il a atteint son but, farouchement poursuivi : se constituer une réserve considérable lui assurant la pérennité. Sachant le prix de l'effort, il reçoit aussi volontiers, dans ses multiples hypogées, l'eau qui lui vient goutte à goutte, par stillation. Les réseaux souterrains de ce troglodyte demeurent en majeure partie inconnus. Mais une chose est aujourd'hui scientifiquement acquise : LE VIDOURLE POSSÈDE LA PLUS GRANDE ÉPAISSEUR D'EAU QU'ON AIT JAMAIS TROUVÉE DANS UNE CAVERNE ; dans un de ses gouffres-silos de l'Aven, la sonde a révélé l'énorme profondeur d'eau de VINGT-NEUF MÈTRES. Par les ouvertures de quelques grottes et avens, on a pu pratiquer des expériences de coloration à la fluorescéine ; toutes ont démontré que le Vidourle revoit le jour aux Fon- taines de Sauve. Son cours souterrain principal, qui n'a pas moins de HUIT KILOMÈTRES de long à vol d'oiseau, n'a pu être reconnu que par fractions, grâce surtout à ces curieux et pittoresques phénomènes hydrogéologiques que sont LES AVENS DE SAUVE. Les 26 et 27 septembre 1897, Martel accompagné de Paul Faucher, de Sauve, de A. Viré, H. Roux et L. Armand, a exploré les principaux de ces avens. Il a commencé par celui le plus en amont dénommé « La Soeur » qui, dissimulé dans un mazet, est un puits d'érosion très étroit ; à une profondeur d'environ 40 mètres passe la rivière ; la couche d'eau y est de 12 mètres en moyenne, dans une galerie libre d'environ 80 mètres de long mais fermée à ses deux extrémités par des rocs faisant siphon. Il a exploré ensuite l'aven du « Frère » ; c'est un beau gouffre d'effondrement comportant plusieurs bassins en si- phons, celui d'amont étant tout près de la galerie de « la Sœur » ; la profondeur d'eau y varie de 7 à 15 mètres. Quand on arrive sur le bord de cet aven le coup d'œil est vraiment impressionnant ; la roche à nu est si régulièrement taillée, elle est si finement polie, qu'on croirait être devant l'ouvrage de quelque sculpteur géant.

Ce fut ensuite le tour du très beau gouffre que dans le pays on appelle « L'Aven » tout court ; le Vidourle souterrain l'atteint après avoir glissé comme une couleuvre sous le lit presque toujours à sec du torrent Le Rieumassel. Aucune description ne peut rendre l'impression que l'on éprouve quand brusquement, et sans que rien en fasse deviner l'approche, on voit s'ouvrir au-dessous de soi cet immense gouffre ; on est saisi à la fois d'étonnement, d'admiration et de frayeur. A son orifice, l'abîme a plus de 90 mètres de long, 45 de large et environ 40 de profondeur. Sur les parois à pic, on découvre par plaques le rocher diversement teinté sous les grands rideaux de verdure qui les tapissent ; parfois le rocher s'entr'ouvre et les fissures font des taches noires aux formes variées. Une extraordinaire végétation sort des anfractuosités des rocs : lierres aux feuil- les vertes et brillantes, lianes de toute espèce au feuillage sombre, qui pendent jusqu'au fond et que le vent agite comme une gigantesque draperie, chênes puissants, presque horizon- taux, qui semblent vouloir se rejoindre pour former une voûte. D'innombrables abeilles déposent dans des ruches naturelles de la muraille un miel qui n'a rien à envier à celui de l'Hy- mette ; mais quelles dangereuses acrobaties ne faut-il pas accomplir pour aller lever ce miel. Le fond présente un inextricable fouillis, comme une sorte de forêt vierge en miniature. De grands arbres morts se sont couchés, d'autres s'appuient sur ceux vivants ; et ceux-ci, qui d'en-haut semblent de petits arbustes, ont leurs troncs com- Coupe longitudinale du COURS SOUTERRAIN DU VIDOURLE aux Avens de SAUVE (Gard) - EA. Martel, A. Viré PFaucher, 26-27 IX-1897

Syndicat d'Initiative de Millau. Croquis E.-A. Martel. ASPECTS DU VIDOURLE SOUTERRAIN. me étirés et leurs branches presque verticales pour boire plus de lumière. Sous ces arbres croissent de hautes fougères et tout une flore de plantes uligineuses ; deux petits lacs inta- rissables ajoutent au charme. Là, dans les temps très anciens où Sauve s'étendait sur son plateau de rochers, une partie des habitants venaient puiser l'eau quotidienne et même abreuver le bétail. On avait à cet effet construit un pont, dont il reste encore la pile jusqu'à hauteur du cintre, qui permet- tait d'atteindre le fond par une pente raide. Mais ce que l'Aven laisse voir n'est presque rien par rapport à ce qu'il cache. Dans ses parois et à des hauteurs variables s'ouvrent des grottes et de multiples galeries fort compliquées ; le mobilier qu'on y a trouvé atteste qu'elles ont été habitées par les hommes de la préhistoire, des âges de la pierre et du bronze ; des vestiges de maçonnerie à l'entrée permettent de supposer qu'elles avaient été fortifiées, servant sans doute d'asile à des gens traqués au cours des guerres de religion. Ces galeries rampantes, qu'on a pu parcourir sur environ 250 mètres seulement, conduisent à des puits souterrains ; au fond de l'une, le puits a 42 mètres de profondeur dont plus des deux tiers remplis d'eau ; au fond d'une autre, la pro- fondeur du puits sondé a donné 30 mètres dont 21 d'eau ; pour aboutir à ces puits on traverse parfois une succession de vastes salles où des rochers de formes fantastiques pen- dent de la voûte ; on a froid dans le dos, il semble qu'on approche du royaume des Enfers... Il existe très certainement d'autres avens et aussi d'autres galeries qui restent encore à trouver ; tout un champ de recherches s'offre aux spéléologues. Et si un jour tout ce monde d'hypogées est convenablement aménagé, il attirera sans aucun doute la foule des touristes. Martel a mis en relief le caractère remarquable de la suc- cession de bassins qu'il a rencontrés autour de l'Aven, bassins d'érosion, de corrosion et d'hydrodynamique, réunis par des diaclases ou séparés par des siphonnements. « Il y a là, a-t-il précisé, UN VÉRITABLE PADIRAC INACHEVÉ ». Il explique que « les siphons de Sauve sont les voûtes les plus basses qui mouillent encore » ; et il avance que dans des siècles, lorsque devant la résurgence de Sauve le Vidourle coulera 30 mètres plus bas, les poches-réservoirs qui actuel- lement descendent au-dessous de son niveau se videront pro- gressivement puisque trouvant une issue vers son thalweg approfondi, et qu'alors apparaîtront des voûtes jusqu'à 50 mètres de hauteur. Nous ne pensons pas que pareille éven- tualité se produise jamais, sauf cataclysmes. Car dès main- tenant, les Fontaines de Sauve coulent AU-DESSUS du niveau du Vidourle, quoiqu'étant seulement à 50 mètres environ de celui-ci ; et il n'apparaît pas qu'il y ait rien de commun entre elles et le thalweg de la rivière. Ceci nous est confirmé par le fait que depuis des siècles, les fontaines jaillissent en bouillonnant comme des marmites sous une pression de bas en haut, alors qu'avec un parcours en pente de quelques mètres de plus, le Vidourle souterrain pourrait tout simplement s'écouler dans celui à l'air libre. Et rien ne laisse entrevoir que cet état de fait doive se modifier. Mieux encore, comme sur ce terroir de Sauve nous n'en som- mes pas à un phénomène près, notre expérience d'un demi- siècle nous a permis de constater que le lit du Vidourle en cet endroit accuse une nette tendance à s'exhausser plutôt qu'à s'affaisser, ceci par les atterrissements pierreux des grandes vidourlades. Ainsi le Padirac demeurera inachevé. D'autres aqueducs souterrains ont été aussi construits par ce grand remueur de pierres qu'est le Vidourle. Dès 1905, F. Mazauric a exploré deux curieuses dérivations entre Saint- Hippolyte et Sauve : celle de la Roquette, longue de 500 mè- tres, est facile ; celle de la Paulerie, couloir sinueux d'environ un kilomètre, très difficile, et qui passe par trois fois sous le lit à sec de la rivière à l'air libre. En 1929, c'est M. de Joly qui découvre une dérivation nouvelle, celle de l'aven de Ban- nelle. Nous gardons la conviction que le Vidourle recèle encore beaucoup de secrets. Sa faune cavernicole n'est pas une des moindres de ses singularités. Nous savons un savant tchécoslovaque venu tout exprès de Prague à Sauve, en 1938, pour recueillir quelques spécimens d'une sorte de crevette rare, et même unique pa- raît-il, qu'on a appelée « fauchérus » du nom de Paul Fau- cher qui la trouva le premier. Cette obscuricole, totalement aveugle par atrophie de ses organes visuels, a par compen- sation des organes du tact, de l'odorat et de l'ouïe hypertro- phiés ; tout à fait décolorée, elle est sans aucun doute l'une des rares espèces vivantes des âges des fossiles.

LA FONTAINE DE SAUVE est une véritable curiosité. Elle jaillit sous une voûte de roches tapissée de lierre. Bouillon- nante et écumeuse aux grandes eaux, elle demeure intarissa- ble aux périodes de sécheresse aiguë ; on voit alors des véhi- cules nombreux et de toute sorte venir des fermes et des villages voisins pour y puiser sa substance. L'eau, toujours fraîche et transparente comme du cristal, s'étend dans un grand bassin ou croissent les cressons et où courent à sa surface, par saccades, ces insectes sveltes et hauts sur pattes que sont les gerris. Adrien Jeanjean a dit que « l'antique cité de Sauve, cons- truite au pied de la montagne de Coutach, possède une ma- gnifique source qui forme la majeure partie des eaux du Vidourle ; que par la limpidité comme par l'abondance de ses eaux, cette fontaine naturelle avait attiré l'attention de nos ancêtres qui s'étaient établis dans son voisinage dès l'époque néolithique et y ont laissé des marques irrécusables de leur séjour ». Ardouin-Dumazet, dans son Voyage en France, s'est arrêté à Sauve et précise « qu'au cœur même de la cité, sous la roche, jaillit une fontaine abondante ; c'est, dit-il, la fameuse Fontaine de Sauve, longtemps considérée comme une pure naïade ; elle et le Vidourle sont la vie de la petite cité ». M. Ivan Gaussen, qui a écrit un remarquable livre sur le Vidourle et les vidourlades, montre comme suit la Fontaine de Sauve : « Au flanc des roches calcaires sur lesquelles les maisons s'étagent en décor, l'eau bouillonne. Elle apparaît, limpide et miroitante, sous une voûte de verdure aux parois épaisses et brunes. C'est là que se cache dans les failles pro- fondes du rocher la nymphe du fleuve, c'est là qu'est le temple de Vitourlus. Les dignitaires de la puissante maison des Bermond de Sauve gardèrent cette source comme un trophée. Ils couvrirent de leur haute protection ces eaux qui couraient vers le Sud ». M. Maurice Chauvet à son tour nous conte en poète « qu'à Sauve sous les rochers se cachent la nymphe du fleuve et le temple aquatique de Viturlus, le dieu barbu ». Si nous avons tenu à présenter ces quelques citations con- cordantes, c'est pour la sauvegarde de notre objectivité. Les sources de Sauve sont la cause majeure, LA RAISON MÊME, DE LA VIE ORIGINELLE de la cité ; sans elles l'homme n'aurait pu vivre et s'accrocher sur ce sol particulièrement ingrat et difficile. Jusque là le Vidourle n'est qu'un ruisseau, qu'un torrent presque toujours à sec. A partir de là il est fleuve, son eau est pérenne, son lit large et souvent profond ; A PARTIR DE LA, IL EST ! source de vie, et vie ! Il fait marcher des moulins, nourrit des bouquets de verdure, des arbres aux hautes fron- daisons, en même temps qu'une abondante faune aquatique. Si Elisée Reclus a dit : « C'est l'Afrique et c'est la Judée, et le Vidourle un Cédron, un Arnon, un torrent de Jacob où le troupeau tond l'herbe sèche entre les cailloux qui brûlent », ceci n'est vrai que jusqu'aux Fontaines de Sauve. Ardouin-Dumazet a bien saisi la réalité, qui écrivait en 1904 au sujet du Vidourle : « Vallée curieuse par le contraste extrême entre la sécheresse des plantes calcinées par le soleil et la fraîcheur de toutes les parties où l'on a pu amener des eaux ». Dès l'apparition de l'homme dans les Cévennes, aux temps du néolithique et peut-être du paléolithique, la vie s'est ins- tallée à Sauve ; les hommes de science l'affirment et ils en ont recueilli les preuves formelles. Une forteresse de rochers où le gibier pullule, qui a auprès d'elle une source jamais tarie et une rivière poissonneuse, quoi de plus favorable à la vie des âges primitifs ! Comme on comprend alors que dans leurs croyances ces hommes aient déifié cette source qui leur dispensait la vie, que durant de longs siècles ils soient venus devant le rocher d'où elle sourd, pour l'adorer ; jetant sur le miroir de l'onde des branches de chêne, de laurier et d'olivier, sacrifiant quel- que bélier au dieu Vitousurlus et à la nymphe du fleuve, sa fille, les druides en robes de lin leur rendaient grâces et invoquaient leur protection. Plus tard, pendant la période gallo-romaine, le culte conti- nua, tandis qu'on avait aménagé des thermes auprès d'elle. Les Bermond, satrapes de Sauve, la protégèrent et la placè- rent sous l'égide de l'abbaye, dès sa fondation en l'an 1029 ; la source et ses dépendances, avec les deux moulins qu'elle actionnait, furent propriété de l'abbaye jusqu'à sa disparition lors de la Révolution. Dans leur état actuel, la fontaine et ses installations remon- tent à l'année 1763. Nous avons vu le devis des travaux, dressé le 2 mars 1761 par le maître-maçon Pierre Gros, Lézan étant maire, Séguret premier consul et Thérond second consul. On sourit aujourd'hui en lisant que pour DIX-HUIT CENTS francs et en outre de petits ouvrages secondaires, il a été construit là : un mur de 8 mètres de long sur 10 mètres de haut, d'une épaisseur de 1 m. 60 jusqu'à une hauteur de 5 mètres et un mètre d'épaisseur au-dessus ; un autre mur, pour porter un arceau et une voûte, de 5 mètres de long sur 5 de haut et 1 m. 30 d'épaisseur ; une voûte en plein cintre, pour couvrir la fontaine, de 10 mètres d'un pied à l'autre sur 5 mètres d'élévation ; enfin un môle pour retenir les eaux. Au cours des travaux on mit à jour des constructions très anciennes, des murs en moellons smillés, prouvant les atten- tions dont la source principale avait été l'objet depuis les temps les plus reculés. Car en réalité, l'eau jaillit par plusieurs fontaines, et seule la principale a été captée pour faire monter l'eau dans le village ; elle s'appelle « la Fontaine de Bourboutel », et la force de son propre courant était suffisante pour actionner les pompes pendant la majeure partie de l'année. Le petit pont qu'on voit aujourd'hui devant elle, et qui est lui aussi très ancien, comportait trois arches avant ces travaux de 1761-63 ; les deux arches qui ont disparu ont été absorbées par combiement pour la création de la petite place de la Baraquette. A l'occasion d'un procès très pénible intenté par un indus- triel de Sauve à sa petite patrie au sujet de la propriété des eaux de cette fontaine, nous savons, d'après experts, qu'en septembre 1882 le débit de celle-ci était par eaux basses de 8.200 litres-minute environ ; lors des grandes eaux il faut multiplier au moins par mille. C'est Martel qui par ses prospections de 1897 a déterminé que la Fontaine de Sauve n'était pas une vraie source, comme on le croyait jusqu'alors, mais la résurgence du Vidourle sou- terrain. Et comme la vieille cité se trouve bâtie sur le versant de la montagne qui domine cette résurgence, et qu'elle com- porte entre autres une tour massive appelée « la Tour de Mole » dans laquelle existe un puits profond où un boucher avait coutume de jeter entrailles d'animaux abattus et immondices de toutes sortes, Martel établit que ce puits n'était en réalité qu'un aven naturel au fond duquel coulait la rivière souterraine, et qu'en définitive les habitants de Sauve polluaient une eau pure et « BUVAIENT LEUR PROPRE ÉGOUT ». Cette pollution des eaux était la cause certaine des épidé- mies qui accablaient Sauve, et dont les plus meurtrières con- nues furent les choléras de 1835 et 1884. Un des résultats pratiques les plus importants des constatations de Martel a été la loi du 15 février 1902 pour la défense sanitaire des captages des eaux dites potables. Nous regrettons seulement que lors des récents travaux qui ont donné l'eau dans toutes les maisons de Sauve, on n'ait point songé à la capter au fond même de l'Aven, c'est- à-dire AVANT son passage sous la cité ; on aurait ainsi dimi- nué considérablement les possibilités de contamination, puis- que nous savons aujourd'hui que microbes, bactéries ou virus, s'infiltrent si aisément au travers de la terre et sont véhiculés par l'élément aqueux.

De Saint-Hippolyte à Sauve le Vidourle à l'air libre n'est qu'un lit caillouteux où poussent par touffes des herbes aux senteurs fortes ; il n'a de l'eau que pendant les pluies et n'en conserve par places que dans quelques « gours » pendant l'hiver. Sa direction générale le mène vers l'Est-Sud-Est, comme s'il devait aller se jeter dans le Gardon. Arrivé devant la bande rocheuse qui constitue tout le territoire à l'Ouest de Sauve, depuis Corconne et Quissac jusqu'à Mus, il la fran- chit carrément dans un vallon étroit aux curieuses courbures. Puis il reçoit successivement ses affluents, le Rieumassel à droite et le Crespénon à gauche ; il s'incurve alors vers le Sud et arrive devant Sauve. Il faut remarquer ici qu'il vient de sortir d'une vaste cuvette délimitée par la ligne de faîte de la montagne de Coutach et par celle de Conqueyrac, où il ramasse à la fois les eaux venant du Sud et celles venant du Nord. Au bec même de la cuvette, le Rieumassel, appelé aussi Dartigue et Rivière de Pompignan, vient le rejoindre en une direction générale Sud-Nord, tout en décrivant de multiples circonvolutions, dans un ravin profond et rocheux ; ce torrent a un cours de 20 kilomètres. Un peu plus loin, le Crespénon atteint le Vidourle en une direction générale Nord-Sud, exactement opposée à celle du Rieumassel ; son cours n'est que de 12 kilomètres mais il est le plus pittoresque sujet de tout le bassin du Vidourle, fran- chissant vers Mus la même bande rocheuse au fond de gorges tourmentées ; il apporte les eaux de la région de Monoblet et du revers Sud du Bois de Bane. Alors que jusque là on n'a rencontré que « de la roche et toujours de la roche, de la pierre et toujours de la pierre, suivant Onésime Reclus, et qu'on pourrait se croire chez Juda et chez Benjamin, dans un ouadi descendant vers la Mer Morte », juste au-dessus du confluent du Vidourle et du Crespénon jaillissent les premières sources. Dans le pays on les appelle « Les Oules » (les marmites) et ce nom même dit bien ce qu'il veut dire. Eté comme hiver, par pluies ou sécheresse, l'eau bouillotte constamment ; et comme le fait 500 mètres en aval la Fontaine de Sauve, le niveau de sortie de l'eau est ici de quelques mètres supérieur à celui du lit presque à sec des deux rivières. Il est étonnant qu'aucun chercheur ne se soit intéressé à ces Oules ; peut- être s'agit-il d'une résurgence d'une des dérivations souter- raines du Vidourle, peut-être est-ce le Crespénon qui à sa sortie des canyons rocheux, vers les Espèches, s'enfonce aussi sous la terre et réapparaît là. En tout cas, dès ce mo- ment l'eau fraîche est permanente, un filet en est constant ; et ce sont aussitôt des prés, des jardins potagers, de grands arbres verts, ainsi que des anguilles à chair tendre et des poissons divers, depuis les tout petits vairons jusqu'aux gros cabots. Entre Sauve et Quissac, le Vidourle a pris son allure de fleuve ; sa faune et sa flore s'affirment, ses rives sont riantes et ombragées. Plusieurs barrages successifs lui permettaient autrefois de faire marcher des moulins ; sauf pour celui de Lévesque qui dure encore, il n'y a plus que ruines au Moulin- Neuf (ô dérision !) et à Astruc, comme à Vôoutous et au Moulin-de-Mars. On a songé à irriguer la plaine qui longe le Vidourle sur sa gauche. En 1801 le préfet du Gard en avait mis le projet au point. « L'art des irrigations, a-t-il écrit, porté si loin dans le Midi, exercé avec tant d'avantages à quelques myriamètres de Sauves, y est à peu près inconnu, tandis que ses bienfaits sont appelés par les eaux de ses sources, par sa rivière, par la plaine qui se trouve au sortir de Sauves pour aller à Quissac. » J'ai cherché quelle pouvait être la cause de cette négli- gence, et j'ai été forcé de penser que l'extrême division des propriétés a été le principal et même le seul obstacle à cette amélioration. » Il a été impossible jusqu'à présent de réunir les diffé- rents propriétaires pour les engager à faire à frais communs une construction très simple et peu coûteuse dont ils retire- raient de si grands avantages. J'avais formé le projet de pro- curer ce bienfait aux propriétaires de la ville de Sauves, et j'eusse exécuté mon projet si le torrent des affaires générales n'en avait pas reculé l'exécution ou si je fusse resté plus longtemps dans le Gard. » J'avais communiqué ma pensée aux gens de l'art que je chargeai de me dresser un plan et un devis rigoureux des dépenses, et je ne doute pas que j'eusse réussi à convaincre les propriétaires de leurs intérêts communs et à les réunir. J'espère qu'un administrateur plus heureux acquittera ma dette et rendra ce service à Sauves. » Il est bien dommage que ce projet n'ait jamais été mis à exécution ; il aurait donné une plus-value énorme à tous les terrains qui sont entre la voie ferrée et le Vidourle, depuis Sauve jusqu'après Lévesque. Le plan doit exister dans les archives de la préfecture de Nîmes ; quelqu'un le reprendra- t-il ?... sa réalisation apporterait une richesse certaine. En 1904, Ardouin-Dumazet a dit de son côté : « Si le Vidourle était utilisé, comme il pourrait l'être, à l'aide de barrages conservant l'eau des crues, il serait peu de pays plus riche dans toute la France que cette petite contrée appelée Salavès du nom de la ville de Sauve ». Après les graves inondations de 1933 il a été justement question de l'établissement de barrages en amont de Sauve, mais les projets sont restés dans leurs cartons. Il est ÉVIDENT qu'il reste là quelque chose de positif à entreprendre. Après son passage à Quissac, le Vidourle reçoit à droite le Brestalou qui avec ses petits affluents lui apporte les eaux du revers Sud de Coutach. Un peu plus loin, c'est le ruisseau de Crieulon qui, descendant de Saint-Félix-de-Pallières en direction Nord-Sud, le rejoint sur sa rive gauche ; il est le plus vaste de ses affluents, draînant un bassin de 94 kilomè- tres carrés. Puis la Courme se jette dans le Vidourle en amont de Vic- le-Fesq, venant de Saint-Bénézet très proche du Gardon ; et sous Sommières, à hauteur de Boisseron qu'il traverse, le ruisseau Bénovie est le dernier de ses affluents. Alors le Vidourle ayant coupé la garrigue comme d'un coup d'épée, la franchit à la légendaire Roche d' ; il pénètre dans le pays plat où il est sévèrement corseté entre des digues de 10 mètres de large à leur base et de 5 m. 30 de hauteur au-dessus des basses eaux ; ces digues existaient déjà en 1229, mais bien entendu il les enjambe quand il lui plaît. Il salue en passant les ruines d' ou Ambrosium et baigne ce qu'il reste de l'antique pont romain ; puis il atteint le Pont de Lunel où s'élevait aux temps du sou l'au- berge fameuse de « l'Ecu de France ». Il s'endort alors « au milieu des canaux, des marais et des vignes, dans un paysage d'eaux immobiles et de terres mouvantes » ; mais en vrai paladin il change souvent de lit. Nul ne sait exactement où il se déverse, dans la mer, tant son indépendance est grande et brusques sont ses sautes d'humeur. Autrefois il se perdait sans entrave dans le vaste étang de Mauguio ; ensuite, s'étant ouvert une large brèche, il se déchargeait dans le canal de la Radelle qu'il encombrait peu à peu de ses apports. Par des travaux effectués de 1823 à 1833, on essaya de lui ouvrir un nouveau cours en face du point où il entrait dans la Radelle ; peine perdue ! il emporta tout. Et tout seul, maître Vidourle se fit un passage vers la mer en traversant l'étang du Repausset. C'est en vain que les propriétaires de cet étang cherchèrent à boucher ce passage ; il aurait fallu pour cela que lui-même le voulût. Peu à peu il a comblé le Repausset et il y a même élevé une île, l'île Montago. Pour donner une issue nouvelle à ses eaux, on a dû faire communiquer cet étang avec la Grande Roubine en pratiquant une brèche de 40 mètres de largeur un peu au-dessus des maisons du Grau-du-Roi. En ce moment, le Vidourle emprunte ce canal que l'homme lui a offert, et il s'écoule dans la mer en majeure partie par la Passe du Grau. Lui seul sait ce qu'il fera demain.

Rien n'est comparable à une VIDOURLADE. Elle est comme le symbole de la pétulence méridionale. Brutale, violente, elle emporte tout sur son passage. Souvent hélas ! elle est meur- trière pour les humains, malgré l'expérience, malgré les tocsins et le téléphone qui alertent les villes riveraines, malgré les motocyclettes et les bicyclettes qui préviennent ceux des maisons isolées. Sa soudaineté et son ampleur n'ont d'égale que sa courte durée. « Ce fleuve qui court sur la grève où s'égarait un ruisseau, dit Elisée Reclus, passe avec la puissance 30 et 40 fois la Seine d'été à Paris... ses trombes ne durent que quelques heures ; il retourne bientôt à son repos qui parfois est presque mort. » On a comparé ce phénomène à celui de la barre ou masca- ret que produit la mer à l'embouchure de la Seine. Effective- ment c'est comme une barre d'eau qui surgit ; et quand on sait qu'en 30 à 40 minutes le niveau de l'eau s'élève jusqu'à 7 et 8 mètres au-dessus de l'étiage, on comprend les désas- tres qui en résultent. Comment expliquer pareilles trombes ? Le vent du Midi pousse depuis la Méditerranée des nuages noirs et bas ; ces nuages franchissent la plaine côtière surchauffée et viennent buter contre les contreforts montagneux des Cévennes. Le refroidissement est subit, la condensation immédiate, et les nuages fondent littéralement en se vidant à pleins seaux sur la terre. Ces grands abats d'eau sont uniques en France et on les a justement comparés aux pluies torrentielles des tro- piques. Leur chute est si violente et si drue que même les terrains calcaires deviennent imperméables ; il se forme des milliers de ruisseaux qui dévalent à toute allure et bruyam- ment vers les rivières, roulant des masses de pierres et de terre ; et les rivières montent comme des soupes au lait, gon- flent comme des ballons de baudruche. Lors de la terrible crue survenue pendant la nuit du 26 au 27 septembre 1933 et qui a été particulièrement tragique pour Sauve, on a établi que le Vidourle débitait DEUX MILLE MÈTRES CUBES A LA SECONDE, DONT HUIT CENTS EN PROVENANCE DU SEUL RIEUMASSEL, roulant ainsi DIX MILLE FOIS plus d'eau qu'en étiage. On est effrayé en se représentant cette masse liquide qui passe en torrent à raison de CENT VINGT MILLE tonnes à la minute. Sauve est en général le point de départ de la vidourlade ; on le comprend en sachant que là se joignent le Vidourle extérieur et celui souterrain avec le Rieumassel et le Crespé- non. Heureusement, tous « n'arrivent » pas le plus souvent en même temps. Depuis l'obscurité des temps les vidourlades reviennent à intervalles plus ou moins réguliers. La plus ancienne que nous connaissions est celle de 1403 ; des processions furent orga- nisées pour faire cesser ces désastres. On cite ensuite comme mémorables celles du 15 septembre 1575, du 3 juillet 1684, du 27 novembre 1704, du 12 octobre 1719. La relation de celle du vendredi 1 octobre 1723 a été faite par Simon Pascal, juge de la ville de Sauve, dans le « livre de raison » familial : « Vers les 5 heures du soir, a-t-il écrit, l'eau monta dans le clos de l'abbaye ; elle emporta le jardin à roue de M. de Sauve, la maison du jardinier, et le jardinier lui-même, sa femme, sa servante et un jeune enfant. Le verger de M. de Valgrand avec une magnifique maison qu'il y avait, fut aussi emporté ; toutes les murailles du Jeu du Mail furent renversées... Le Pont Neuf et le Vieux furent emportés en partie, ainsi que tous les jardins derrière le Marteau qui fut lui-même très secoué. La Vabre fut partiellement détruite ainsi que l'aire herme ; la croix qu'il y avait ayant été empor- tée, le piédestal qui est d'une grosseur considérable se trouva à plus de 50 pas de sa place. Toutes les vignes du Moulin- Neuf, Galat (Le Pendu, Rascassol et St-Saturnin, ou la plus grande partie) ont été réduites en gravier, et les arbres et « canniers » emportés ». Ainsi, il y eut alors 4 victimes à Sauve ; le jardin en ques- tion doit être celui du Pavillon qui appartenait aux seigneurs. La maison de M. de Valgrand devait se trouver près de la voie ferrée actuelle, vers le débouché du « valla de Valgrand », au fond de la vigne de la Viguerie ; il y a là en effet, des traces de fondations. Le Jeu du Mail, c'est l'actuel cimetière ; et où se trouvait l'aire herme s'élève à présent l'abattoir. Dans le pays bas de Vidourle avait quatre kilomètres de large ; et dans la ville de Lunel qui se trouve à 3 kilomètres du pont de même nom, il y avait tant d'eau que les pêcheurs y vendaient le poisson sur leurs barques. Le 13 septembre 1808, nouvelle vidourlade qui dure à Sauve de 10 heures à midi et renverse les murs du cimetière. Le 19 septembre 1811, beaucoup plus gros qu'en 1808, le Vidourle fait d'incalculables ravages ; dans la Vabre il y avait 13 pans d'eau. Le 6 octobre 1812, il fait une brèche au Pont Vieux et emporte en partie la remise du Marteau. Autre alerte le 22 septembre 1821, où les ponts Neuf et Vieux sont encore atteints. La vidourlade du 17 septembre 1858 eut ceci d'extraordi- naire qu'elle fut totalement inattendue pour ceux d'à partir de Gallargues ; il faisait là un beau soleil, les vendanges battaient son plein. Il fallut tout abandonner et s'enfuir des vignes à toutes jambes pour gagner quelque éminence ; et sur certaines de celles-ci transformées en îles, pas mal de gens durent passer la nuit. On croirait lire quelque galéjade... Nous avons vécu, à Sauve même, la vidourlade du 17 octobre 1907, et nous gardons la puissante impression de quelque chose de sinistrement beau ; nous revoyons cette eau café au lait charriant des choses les plus hétéroclites, des branchages surtout et même des arbres entiers ; à un certain moment passa une bande de canards se laissant tranquille- ment emporter par le courant. Une fois encore les murailles du cimetière furent couchées sur le sol ; la route fut excavée de plusieurs mètres et la buvette de la gare emportée. La vidourlade de la nuit du 26 au 27 septembre 1933 fut la plus terrible ; la barre d'eau souleva de terre des arbres entiers avec toutes leurs racines, tel ce grand platane des Oules transporté au milieu du cimetière comme un fétu de paille ; des maisons de la Vabre furent détruites. Et tandis qu'à Sommières il y eut deux victimes, à Sauve on eut à dé- plorer quatre morts : celle du petit Magister, âgé de 3 ans, que son père avait hissé avec lui sur un arbre et que le courant finalement emporta ; celle des fillettes Meilhac, de 12 et 6 ans, noyées dans leur lit, près de la route, loin et bien au- dessus du fleuve ; celle enfin de Mme Passet, âgée de 70 ans, qui impotente n'avait pu fuir de son lit. Mais, à côté des malheurs et des désastres, les vidourlades apportent sans aucun doute leurs bienfaits. En premier lieu, comme Hercule aux écuries d'Augias, elles opèrent un magis- tral nettoyage, emportant dans la mer les mille saletés dont on souille trop légèrement la rivière ; nous croyons qu'à ce titre elles évitent bien des épidémies. Elles lavent aussi et régénèrent toute la gent fluviatile. De plus, les eaux sont alors tellement chargées de terre qu'on les dirait un bouillon épais et gluant. Où se dépose cette terre en cours de route, c'est de l'engrais gratuit. Quant à celle qui arrive jusqu'à l'embouchure même du fleuve, elle sert à combler la mer. Qui sait s'il n'est pas dans le dessein secret du dieu Vidour- le, pour qui les siècles sont comme pour nous des secondes, d'aller un jour fertiliser le Sahara ?... Ne rions pas ! Aimar- gues est aujourd'hui à 17 kilomètres du Grau-du-Roi ; par une donation en faveur de l'église cathédrale de Nîmes, datée du 7 septembre 961, nous savons que cette ville était alors tout proche de la mer. Ainsi en moins de mille ans, le Vidourle a allongé son cours de plus de 15 kilomètres ; à cette cadence il atteindrait l'Algérie dans quelque 50.000 ans.

Le Vidourle a ses poètes. Chaque année, au printemps, les félibres se réunissent sous les frais ombrages d'Ambrussum. Et les gens de Lunel sont on le sait des pêcheurs de lune. « Messieurs, a dit Edmond Rostand à la docte Académie française, je vous avoue que lorsque j'ai appris que cette petite ville était une importante pêcherie de lune, cela m'a donné à rêver. Je croyais voir sur les berges silencieuses du Vidourle arriver à pas furtifs tout un peuple de pêcheurs nocturnes, porteurs d'étranges éperviers. La lune luit dans l'eau, les filets tombent, elle disparaît... Oh la jolie pêche !... Messieurs, vous avez compris que les gens de Lunel sont des poètes ; ils pêchent la lune. C'est la plus belle pêche qui soit au monde, car c'est la seule qui ne puisse jamais se faire en eau trouble. » Comme nous aimerions voir se créer une petite nation vidourlenque, frétillante et gaie ! Depuis Cros, Monoblet et St-Hippolyte, jusqu'au Grau-du-Roi, en passant par Sauve, Quissac, Sommières, Lunel, St-Laurent-d'Aigouze et Aigues- Mortes, un peuple s'unirait sous le sceptre du Vidourle. Cha- que année des fêtes folkloriques se dérouleraient, où les poètes diraient leurs œuvres dans la douce et harmonieuse langue d'Oc ; ils viendraient parfois les chanter devant la Fontaine de Sauve, mère du fleuve et déesse de la patrie de Florian, le père du félibrige. Le Vidourle revêt aussi le caractère d'un emblème ; il est le fleuve des Psaumes. Aux temps des persécutions il formait comme la moelle épinière de la résistance et de la lutte pour la liberté de cons- cience. Sa haute vallée fut le terrain d'élection des camisards. Leur centre de ralliement, le camp de Rolland, n'était-il pas établi près du Crespénon, vers Fressac et Monoblet ? Et les pre- miers synodes du Désert n'eurent-ils pas lieu aux Montèzes, en 1715 et 1716 ? Et là-bas, au milieu des marais, les dignes femmes de la Tour de Constance s'attardaient souvent à contempler le Vi- dourle. Du haut de leur sombre prison, leurs yeux le voyaient jusque fort loin, et leur rêve le remontait plus loin encore, jusqu'à la ligne bleue des Cévennes, jusqu'aux terres de la liberté. Elles reconnaissaient entre toutes la brise qui glissait sur ses eaux, et qui leur apportait dans les senteurs violentes des garrigues, la force, le courage et l'espoir. De nos jours, l'importance du Vidourle s'accroît encore ; disons tout bas, pour éviter des incidents, qu'il acquiert de plus en plus le caractère d'une frontière. Comme son frère, le Couesnon endigué qui lui fait pendant de l'autre côté de la France, sépare la Bretagne de la Normandie, il devient la limite entre le Languedoc et la Provence ; les gens de Nîmes regardent obstinément vers Marseille au grand dam de ceux de Montpellier. L'évolution est à la fois intéressante et amusante à suivre ; ses causes sont multiples et ses manifestations variées. Le 21 février 1951, le journal Midi Libre annonçait la venue d'un grand as de l'aviation à Montpellier « la capitale languedo- cienne » ; dès le lendemain, s'agissant de la prochaine tenue à Nîmes du 15e Congrès eucharistique national, il mention- nait : « C'est la première fois dans l'histoire que la Provence a cet honneur ». Puis, le lundi 3 septembre 1951, dans sa page locale du Clapas, il écrivait sous le titre « Question de prestige », au sujet de l'affaire du pain empoisonné de Pont-Saint-Esprit : « Notre voisine Nîmes envoie volontiers ses enfants sur les bancs de notre Faculté de Médecine. Pourtant elle a dû ou- blier qu'il y avait dans celle-ci, et également à la Faculté de Pharmacie, des laboratoires pour le moins aussi bien outillés et des hommes de science pour le moins aussi capables... qu'ailleurs, là où l'on a fait faire les analyses ». Précisons à voix basse « qu'ailleurs » c'était justement Marseille. La capitale est à la mode aujourd'hui, tout comme la reine ; il en pousse un peu partout comme des champignons ; et chaque petite ville prétend être la capitale de quelque chose. Montpellier voudrait, « question de prestige », diriger ce qui fut pour un temps, ô bien court ! la province du Languedoc ; et dans cet esprit elle essaie de faire revivre un passé balayé par la Révolution. On sait que jusqu'au XII siècle, tous les gens du Midi, sans distinction, se nommaient les Provençaux ; les Raimond de Saint-Gilles et de Toulouse étendaient leur domination sur tous ces pays de même langue. Ce n'est qu'à partir des Croi- sades, et surtout de Saint Louis, qu'il commença à être ques- tion de Languedoc. Mais le Languedoc avait pour capitale Toulouse ; et il était divisé en trois sénéchaussées. Pendant plusieurs siècles, Mont- pellier ne fut que le simple chef-lieu d'une viguerie dépendant de la sénéchaussée de Nîmes et Beaucaire. C'est seulement le 7 août 1624 que Louis XIII créa la charge de sénéchal de Montpellier. En 1552 il y avait été érigé un siège présidial auquel on avait rattaché entre autres le bailliage de Sauve. Cette ville eut une Chambre des Comptes, réunie à une Cour des Aides par des édits de 1629 et 1648 ; et à partir de 1736, et jusqu'en 1789, elle fut choisie pour siège des Etats Généraux du Languedoc. L'historien Paul Doignon a écrit en 1895 : « Aux XIV et XV siècles, le pays du Languedoc n'était pas une province ; il en comprenait plusieurs ; Dom Vaissette a manqué à la vérité historique en écrivant constamment la province du Lan- guedoc ; ce n'était en effet ni une province ecclésiastique, le ressort d'un archevêque, ni une circonscription administrative, la sénéchaussée ». Et il a fort justement ajouté : « Les mœurs et les institutions se dérobent par la continuité de leur évolu- tion et par leur complexité infinie aux cadres où l'on essaie de les enfermer ». Fuyons l'éristique. La Camargue est bien dans les Bou- ches-du-Rhône ! ; s'il plaît aux Nîmois et Gardois d'aller avec elle vers la Provence et Marseille, avec les taureaux et les gardians, qui les en empêcherait ?... Ne vivons-nous pas à une époque où l'on proclame que les peuples ont le droit de disposer d'eux-mêmes ? Le Vidourle assiste, calme et souriant, à cette lutte « arden- te et noire ». Il sait d'ailleurs qu'il est beaucoup plus frontière entre Provence et Languedoc qu'on ne le pense communé- ment. M. Duboscq, professeur à la Faculté des Sciences, ne nous apprend-il pas dans sa Zoologie du Bas-Languedoc que « beaucoup d'espèces animales sont arrêtées encore plus par le Vidourle que par le Rhône, car ce dernier n'est pas l'impor- tante barrière qu'avait cru Kobelt ». Ainsi une foule de bestioles, de mollusques terrestres, venus de fort loin en Provence et même d'Italie, ont allègrement traversé le Rhône ; mais le Vidourle, lui, les a stoppés tout net au poste de douane du Pont de Lunel.

Le nom du Vidourle a-t-il un sens ? Affirmons tout d'abord qu'en dépit de certains dictionnaires, son sexe ne saurait faire le moindre doute ; pour tous ceux qui le connaissent et le fréquentent, il est mâle ; il est le dieu barbu dont le temple se cache dans quelque caverne de Sauve. « La principale source de cette rivière, dit Astruc, est la Fontaine de Sauve, qui sort à gros bouillons d'un antre au pied de la montagne sur le penchant de laquelle cette ville est bâtie. Il y a apparence qu'on doit déduire de là le nom de cette rivière. Peut-être l'appelait-on en celtique Fynn Twlt (prononcer Vintoul), c'est-à-dire « source de l'antre » ou « de la caverne » ; et c'est de là que les Romains auront fait suc- cessivement Vintullus, Vinturlus et Viturlus. » Il est à peu près acquis aujourd'hui que son nom gaulois était Vitoursurlus, et que la latinisation a donné le Viturlus des Romains. Dans le Cartulaire de N.-D. de Nîmes, il est question en 933 de « in fluvio Vidosoli », et dans celui de l'abbaye de Psalmody on parle de Vitusulus en 994 et de Viturnellus en 1054 (prononcer les u en ou). En 1163, on l'appelle en langue romane « la ribaria de Vidorle ». On remarquera tout de suite que la racine du nom, diver- sement orthographiée, demeure immuablement avec deux syllabes : Vitou, Vintour, Vintul ou Vido. Et nous posons alors le PROBLÈME DE VINDOMAGUS, la ville mystérieuse des Volces Arécomiques bâtie à l'intérieur des terres. Selon PTOLÉMÉE, célèbre astronome grec d'Egypte, qui vivait au II siècle de notre ère et dont la Géographie a fait autorité pendant plus de mille ans, VINDOMAGUS fut la plus ancienne des cités arécomiques, plus ancienne que Nîmes même dont elle dépendait. On a voulu successivement que Vindomagus fût Uzès, ou Le Vigan, Saint-Thibery ou Vendargues ; toutes ces suppo- sitions ont été abandonnées. Car Ptolémée est le premier géographe qui ait fixé la position des lieux par leurs coordon- nées, latitude et longitude ; et quoique les degrés qu'il indique ne soient pas rigoureusement exacts, notamment en ce qui concerne Nîmes, ils doivent servir d'indication sérieuse. Astruc, se délassant à Paris de ses lourds travaux de méde- cine, a conjecturé le plus scientifiquement possible que VINDO- MAGUS N'EST AUTRE QUE SAUVE. « Suivant Ptolémée, dit-il, Vindomagus était à 21° 30 de longitude et Nîmes à 22°, c'est-à-dire que cette ville était plus occidentale que Nîmes de 0° 30. Or, suivant la Table des positions des principales villes du Languedoc qui est à la suite des Ephémérides de M. de Clapiers, Sauve est sous le même méridien que Montpellier, et Montpellier est plus occi- dental que Nîmes de 1° 52' d'heure, ce qui fait en degrés 0,28. Ainsi à cet égard la position de Sauve convient assez exactement avec celle que Ptolémée donne à Vindomagus. » D'un autre côté, il place Nîmes au 44° 30 de latitude et Vindomagus au même degré. Or Sauve quoiqu'un peu plus septentrional que Nîmes ne l'est guère que de 2 ou 3 minutes, et par conséquent la latitude de Sauve convient encore assez bien avec la latitude que Ptolémée donne à Vindomagus. » Sur ce pied-là, la position de ce lieu devrait donc être fixée à Sauve, et cela paraît d'autant plus probable qu'on ne peut point douter que la ville de Sauve, qui était bâtie sur la montagne appelée Coutach, ne fût véritablement ancienne, et qu'il est certain en même temps QU'ON IGNORE LE NOM GAULOIS qu'elle a porté autrefois, celui de Sauve, Salvia ou Salvium qu'elle porte depuis longtemps étant visiblement un nom latin. » On pourrait peut-être fortifier cette opinion si on savait quelle a été originairement la signification du nom de VINDO. Pour les deux dernières syllabes « magus », il est certain qu'elles signifiaient autrefois ville, demeure, habitation. Mais il n'est pas aussi facile de deviner la signification du mot de Vindo, et sur cet article on ne peut former que des conjec- tures et des conjectures même très incertaines. » La première est que ce mot signifiait « source d'eau abondante ». Alors Vindomagus aurait été la ville de la fontaine et ce nom aura convenu à Sauve puisqu'il y a là une fontaine très abondante qui fait aller plusieurs moulins dès sa source. Peut-être même que la rivière le Vidourle, que les eaux de cette fontaine forment presque en entier, et qui est appelé dans les titres anciens Viturlus, portait autrefois le nom de Vindurlus. » Astruc envisage ensuite l'hypothèse de VINDO signifiant montagne, et dit que celle-ci aurait encore convenu à la ville de Sauve qui était autrefois bâtie sur la montagne de Coutach. Enfin, si Vindo avait eu chez les Gaulois la même significa- tion que Wind (vent) chez les Allemands, ceci aurait pu aussi s'appliquer à Sauve qui sur une montagne était bien un lieu venté. Ces conjectures d'Astruc qui datent de 1737 sont évidem- ment les plus positives qui aient été avancées sur Vindomagus. En 1750, Ménard, l'historien de Nîmes, les a contestées en les mettant sur l'amour d'Astruc pour sa patrie natale et son désir d'en relever l'origine. Nous ne pensons pas que ce soit là argument vraiment sérieux. Astruc aimait certainement son pays, mais pas jusqu'au point de faire entorse à sa science ; d'autre part, médecin de Louis XV et Régent du Collège Royal, sa célébrité était trop vaste pour qu'il pût escompter un avantage quelconque de la démonstration qu'il donne, et qu'il traite comme un problème de mathématique. Nous aurions mieux compris Ménard s'il avait fourni quel- que preuve, ou même quelque conjecture plus acceptable que celle d'Astruc. Mais il s'est contenté de dire que cette ville devait se trouver quelque part le long du fleuve Hérault et au Sud de Ganges ; il jette cela en l'air, sans rien préciser, comme si une ville pouvait s'évanouir sans laisser aucune trace. Le fait certain c'est qu'on ne connaît pas le nom celte ou gaulois que portait Sauve, dont la plus haute antiquité est aujourd'hui incontestablement démontrée. Quand on sait par exemple que Saint-Théodorit s'appelait Ezas, que Montpezat était Alsas, Marguerittes Virgelosa, Beauvoisin Tufana ou Tovana, St-Dionisy Veum, Montdardier Frodnacum, St-Lau- rent-le-Minier Municiagum ou Mozagum, etc..., on peut très bien concevoir que Sauve ait porté avant sa latinisation un nom gaulois tout différent. Sans le moindre esprit de clocher, nous pensons que l'an- cienne VINDOMAGUS C'EST BIEN SAUVE. La raison majeure de notre conviction, entrevue par Astruc, consiste dans le fait que la Fontaine de Sauve était alors la source déifiée du Vidourle, et qu'il existe une analogie frappante entre la racine VINDO de VINDOMAGUS et les racines VINTUL, VITUR, VINTUR, VITOU ou VIDO des premiers noms du Vidourle ; cette ana- logie est plus troublante encore quand on sait que Ptolémée était grec et qu'en langue grecque « NT, ND et D » se confon- dent à peu près dans la prononciation. Que notre Vidourle ait puisé son nom originel, comme sa substance, dans « la source de l'antre », et que VINDOMAGUS- SAUVE ait été, avant la conquête romaine, « la ville de la source de l'antre », quoi de plus logique et de plus conforme à la nature ? Considérons-le comme le plus vraisemblable, sinon le plus vrai, tant qu'on n'aura pas trouvé mieux. Que de choses tout de même, qui nous font réfléchir ou rêver, dans les eaux souterraines ou ensoleillées, limpides ou boueuses, de notre petit Vidourle !... SAUVE ET LE SALAVÈS

« Le temps coule pour le rocher aussi bien que pour l'homme pensant. » E. PELLETAN.

Les armoiries de Sauve sont décrites comme suit en termes héraldiques : — par l' Armorial de Nîmes de Prosper Falgairolle : « De gueules à un mont ou rocher d'argent à six coupeaux arrondis en pyramides, accostés de deux tours crénelées d'or et ma- çonnées de sable, appuyées sur chaque côté du rocher, du sommet duquel sort une plante de sauge, de sinople, avec ces mots : SAL-SAL » ; — et par Gastelier de la Tour : « D'argent à une monta- gne de sable ; du sommet naît une plante de sauge, de sino- ple, à trois branches ; une muraille crénelée avec deux tours carrées, mouvante du bas de l'écu ; le tout d'or, brochant sur la montagne ; en chef : SAL-SAL ». Le nom latin de Sauve (Sâouvé en langue d'Oc) viendrait de Salvus signifiant « sauf, sauvé » ; et le double SAL des armoiries proviendrait de « salvia salviatrix », la sauge qui sauve, ou bien de l'ancien proverbe « Salvia a salvando », qui a de la sauge en son jardin fait la figue au médecin. Une très vieille tradition nous apprend qu'une épidémie meurtrière affligeait la ville en des temps reculés, et que celle-ci ne fut sauvée que grâce aux infusions de sauge ; en témoignage de reconnaissance, elle aurait pris le nom de « sauvée » et « sauvée par la sauge », Est-ce pour marquer ce symbole que les rochers dans l'enceinte du château de Roquevaire sont couverts de touffes de cette plante aromati- que aux délicates fleurs bleues ? L'explication est probable mais pas certainement assise. Un auteur a prétendu que Sauve viendrait de « sylva », qui signifie forêt, ce qui ne nous paraît pas plausible. Un autre s'est demandé si « le nom de cette ville que l'on croit très ancienne ne viendrait point de Salvidienus, l'un des chefs de l'armée d'Octave-César qui occupa une partie des Gaules l'an 714 de Rome », ajoutant que des bains de forme antique trouvés près de la source, des vestiges d'anciennes fortifica- tions et des traditions confuses annoncent son antiquité. On peut aussi suggérer comme origines possibles du nom : les Salices ou Salluvii, peuple ligure de la Gaule narbonnaise vivant au Nord d'Arles et Tarascon et dont les démêlés avec les Marseillais amenèrent pour la première fois les Romains en Gaule ; ainsi que Salvien ou Salvianus, célèbre écrivain ecclésiastique surnommé le Maître des Evêques, mort à Mar- seille, et dont les talents, la piété, la modestie et l'inépuisable charité lui avaient valu l'admiration de ses contemporains. Ce qui nous fait hésiter sur l'acception traditionnelle de « salvia salviatrix », c'est le nom du territoire sur lequel ré- gnait Sauve, le Salavès, dont l' « a » du milieu nous trouble. Ce territoire, le « castrum salavense », était beaucoup plus étendu que ne l'est le terroir de Sauve proprement dit et com- prenait de nombreux bourgs. On s'en rendra mieux compte en sachant que le « pagus Nemausensis » ou pays de Nîmes était divisé en quatre ré- gions, savoir : — la Terre d'Argence, portion de l'archidiocèse d'Arles sur la rive droite du Rhône, — la Littoria ou région des marais, — la Vistrenque et Vaunage, — et enfin le Salavès ou Pays de Sauve. Quoiqu'il en soit, les noms successifs de Sauve ont été Salvia, Salve en 1035, Salvium en 1050 et 1310, Salvès en 1220 et 1435, Saulve en 1560, enfin Sauves avec « s » dès 1570, et jusqu'au Premier Empire où l'on appelait ses habi- tants les Sauvesans ; ils se nomment aujourd'hui les Sau- vains. Le nom de Durfort, qui s'appelait Duro-Fortis en 1281, remonte aux temps les plus anciens ; le radical « duros » qui se trouve dans l'ibère, le ligure et le gaulois, signifiait forte- resse ; et « fortis » est un adjectif hybride celto-latin qui voulait dire « considérable ». Des autres communes du canton de Sauve, St-Nazaire-des- Gardies qui s'appelait « de Gardiis » en 1223, vient de « Wardo » qui est celtique ; Logrian, qui était « Villa Logra- dano » en l'an mille, et « de Logriana » en 1161, vient de Leutgard germanique ; Fressac, l'ancien Fressacium, est aussi préromain venant du celte Frecco ou Friccio. Sur Canaules nous savons seulement qu'en 1179 elle avait un seigneur nommé Pons (Poncio de Canaolis) qui fut témoin à une charte passée dans l'église de St-Pierre de Sauve. Quant aux cités voisines, Quissac était Cotiacum (et nous supposons que de là vient le nom de la montagne de Cou- tach) ; St-Hippolyte-du-Fort était Rupe Furcata, la roche fourchue ; Ganges était Aganticum, et Le Vigan Avicantus après avoir été Arisidium ou Arisitum. Le nom des Cévennes vient du gaulois ; Cebennæ ou Ge- bennæ signifiait en celte, suivant Astruc, Hautes Montagnes. Strabon et Ptolémée désignent ensuite la chaîne des Cévennes par Mons Cemmenus ou Cemmenos montes ; Pline par Ce- bennicos montes ; Jules César par Mons Cebenna. Tous ceux qui, à notre connaissance, ont été amenés pour une raison ou pour une autre à décrire Sauve et son territoire, ont marqué unanimement LA PERSONNALITÉ du lieu, avec les qualificatifs d'antique, étrange, curieux et pittoresque. Dans sa Notice d'Anduze, le docteur Viguier écrit : « Sauve, sur la rive droite du Vidourle, au pied et sur le penchant de l'aride Coutach, est digne de piquer la curiosité des voya- geurs. Elle offre un aspect bizarre, un paysage singulier. Ses maisons, séparées par des rochers arides ou couronnées par eux, présentent à l'esprit l'image d'une catastrophe et sem- blent n'être que les restes d'un tremblement de terre ». L'auteur d'une biographie de Pierre Soulier mentionne : « Sauve, cette petite ville aride et brûlée par le soleil occupe une position fort pittoresque au milieu du fouillis de rochers qui l'environnent ; c'est le pays des figues et des fourches ». Ardouin-Dumazet indique : « Sauve, toute grise dans son cadre de rochers superbes, étrangement fissurés et dressés, élève en amphithéâtre ses hautes maisons que surmontent les ruines d'un château. Petite mais fort industrieuse ville, assise sur la rive droite du Vidourle, dans un des sites les plus curieux de cette pittoresque vallée, elle domine son fleuve traversé par un vieux pont ». M. Chobaut, archiviste du Gard, écrit en 1926 : « Sauve est une pittoresque bourgade bâtie sur les bords du Vidourle contre un rocher sauvage ; ancienne place de commerce importante au Moyen-Age, elle est bien déchue aujourd'hui. Tous ceux qui y viennent pour la première fois remarquent sans peine la nature curieuse et tout à fait particulière des cultures qui environnent l'agglomération ; Sauve est en effet LE SEUL PAYS DU MONDE à ma connaissance où l'on fasse litté- ralement pousser des fourches ». M. Raoul Gout relate dans sa biographie de Blanche Peyron : « Petite ville endormie à la porte méridionale des