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MOHAMMED COHEN

CLAUDE KAYAT

MOHAMMED COHEN

roman

ÉDITIONS DU SEUIL 27, rue Jacob, Paris VIe CE LIVRE EST PUBLIÉ DANS LA COLLECTION MÉDITERRANÉE DIRIGÉE PAR EMMANUEL ROBLÈS

ISBN 2-02-005915-0

© ÉDITIONS DU SEUIL, 1981.

La loi du 11 mars 1957 interdit les copies ou reproductions destinées à une utilisation collective. Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite par quelque procédé que ce soit, sans le consentement de l'auteur ou de ses ayants cause, est illicite et constitue une contrefaçon sanctionnée par les articles 425 et suivants du Code pénal. A ma famille.

PREMIÈRE PARTIE

Tunisie

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— Ô cher père, supplia ma future maman, permets-moi d'épouser Moïse Cohen ! — As-tu perdu la tête, Leila ? Ce Moïse Cohen doit être un Juif ! rugit grand-père, un Arabe du Sud tunisien, en s'arrachant le turban. — Mais, cher papa, s'entêta ma mère, quelle importance qu'il soit juif ou musulman ? Ne sommes-nous pas tous aussi circoncis les uns que les autres ? Grand-père aurait répondu qu'on ne saurait fonder une cochonnerie de mariage mixte sur un aussi minable détail. Que Juifs et Arabes s'accordassent pour abhorrer le porc n'arrangeait en rien les choses. — Mais enfin ! Comment as-tu pu tomber amoureuse d'un Juif, ma petite Leila ? N'as-tu donc point de coeur ? La malheureuse soupira profondément sans desserrer les dents. Grand-père, cependant, ne permit point à un soupir de femme d'avoir le dernier mot. Il continua, dans un dialecte sud-tunisien des plus purs, à semoncer sa fille, l'exhortant à écouter la voix de sa faible raison féminine. — Et tes futurs enfants, infortunée, y as-tu même pensé ? Si vous avez un fils, que Dieu nous en préserve, comment allez-vous donc l'appeler ? Abraham ? Isaac ? Jacob ? — Je lui donnerai pour nom Mohammed, celui que tu portes, promit ma future mère pour apaiser le pieux courroux du vieil- lard. Mais il ne se laissa pas corrompre si aisément : — Allah ne m'a-t-il point assez châtié lorsqu'il m'affubla de sept vauriennes de filles avant d'appeler ta valeureuse mère — que son âme repose en paix — en son saint paradis en raison d'une épidémie de typhus ? Faut-il de surcroît que Leila, la plus chérie de mes filles, épouse un Juif en l'automne de ma vie ? Ma future maman objecta qu'elle n'y pouvait rien, que c'était écrit, mektoub ! le destin ! — Je décide moi-même du destin de mes filles ! Je m'en vais t'enfermer pendant mille et une nuits ! Jusqu'à ce que ton fol amour s'épuise de lui-même et, privé de son ignoble objet, dépérisse ! Grand-père, on le voit, incarnait l'éloquence et la poésie, car il était oriental et habitait un désert où les voix disertes sont fort prisées des multitudes. Ayant muni ma mère d'un luth afin qu'elle consumât sa jeunesse à chanter sa douleur, il l'enferma à double tour. Puis il enfouit la clé au plus profond de son burnous.

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Bien que nommé Moïse Cohen, mon futur père était un Juif peu commun puisqu'il s'amouracha d'une ensorcelante Arabe aperçue dans un bled à trente kilomètres de Sfax, dans le Sud tunisien. En fait, il ne s'y rendit qu'à seule fin d'acheter un lot de dattes pour son frère aîné Isaac, obèse, pieux et commerçant de son état. Celui-ci lui avait signifié qu'il eût été plus convenable de s'éprendre d'une fille de Sion, mais papa, fort lucidement, lui répondit que l'amour est aveugle et ne distingue pas les fidèles des infidèles. Mon grand-père paternel, cordonnier avant d'être atteint de cécité, s'avoua incapable, lui aussi, d'y voir une différence, mais affirma que Moïse était sans doute assez sage pour comprendre qu'il commettait une bêtise, paroles d'une intelligence remarquable pour une personne d'un âge aussi élevé, d'un métier si terre à terre. Mon père se séparait sous plusieurs rapports et de façon marquante de ses rares amis juifs : il méprisait la science, les affaires, la religion et même l'artisanat. À six ans, il demanda poliment la permission de sortir faire pipi et ne revint jamais plus en classe. Dans sa jeunesse, il fréquentait surtout des Italiens : pêcheurs et habitués de bars, comme lui friands de brillantine, de crevettes, de chansons langoureuses, de vin rouge pas trop cher et de filles bon marché, autant d'articles qui horrifiaient l'oncle Isaac, peu ou prou rabbin en ses heures de loisir et très à cheval sur la décence extérieure. Mon futur père dédaignait grand nombre de partis alléchants, des Juives aisées qui s'intéressaient à lui parce qu'il exhibait un physique avantageux et une éblouissante coiffure. Mais il semblait peu disposé à jouir d'un brillant avenir. Muni d'une canne de roseau, il courtisait plus volontiers la daurade qui s'ébattait dans les eaux du port de Sfax avant que les pollutions de phosphate n'y missent le holà. Cet état de choses fut toléré jusqu'au jour où, à bout de patience, grand-père, qui n'avait pas les yeux dans sa poche avant qu'il fût aveugle, vint abattre une babouche sur le crâne richement huileux de son Moïse. Sur quoi celui-ci s'éveilla, reprit ses poissons, ses esprits et la chose en main propre. Il laissa dès lors courir la daurade pour s'adonner à des activités plus alimentaires. Il enfourcha un vélo-taxi. Il gagna son vin rouge et sa brillantine en peinant sur une espèce de tricycle à remorque chargé de caïds et autres gros personnages, d'agents de police pourchassant à travers la ville, coiffés de casques coloniaux, maints pickpockets en liberté. Il s'essoufflait souvent à transporter des Françaises bien pesantes encombrées de plus de couffins et de cabas qu'elles n'avaient de mains, et, parfois, trimbalait fraternellement l'oncle Isaac lors de ses voyages d'affaires.

3

Si je puis vous narrer le coup de foudre des auteurs de mes jours, c'est que ma mère, avec une verve digne de Schéhérazade, me l'a raconté, en prenant bien soin d'éviter, pour des raisons de décence, les vérités trop nues. Mon père venait juste d'arriver au village avec son tricycle destiné aux dattes lorsque, près de la margelle d'un puits, il aperçut trois jeunes filles puisant leur eau quotidienne. C'est alors que le d'une des beautés glissa et révéla le plus ravissant visage que mon géniteur eût contemplé. Cinq secondes plus tard, le pan de rajusté sur sa chevelure de jais, maman put s'assurer qu'elle avait obtenu l'effet voulu. Du coin de l'œil, littéralement éblouie, elle reluquait papa et celui-ci béait d'admiration. Obéissant aux fougueux appels de son cœur muet, il suivit maman pour connaître la porte derrière laquelle une telle beauté pouvait bien demeurer. Ma mère, elle, se hâtait avec une sage lenteur pour bien lui apprendre le chemin. Avec des grâces indicibles, elle tenait la jarre sur sa divine épaule, le coude relevé, toute timide mais fort satisfaite du tournant prometteur que prenait l'aventure. Après une longue et sinueuse randonnée à travers les dunes, elle s'engouffra dans un blanc gourbi à porte bleu ciel ornée d'une empreinte de main rouge sang largement ouverte ainsi que d'une queue de poisson séchée, symboles destinés à éloigner le mauvais œil. Ledit gourbi se trouvait entre une haie de cactus et un double palmier révérencieusement incliné. L'endroit semblait aisé- ment identifiable. Mon futur père, cela va de soi, se promit de revenir au plus tôt. Sur le chemin du retour, il fredonnait avec une compréhensible mélancolie la vieille romance sud-tunisienne où il est question d'un bédouin aussi altéré que fourbu, tombant amoureux d'une jeune personne près de la margelle d'un puits. Le bédouin lui déclare sa flamme en termes fort courtois, et la dame de son cœur, le regard fixé sur le sable et les cactus, comme il se doit, lui répond qu'elle n'est pas une de ces Françaises légères. S'il a des intentions honnêtement matrimoniales, qu'il s'adresse donc à son père. Mais le bédouin de la chanson, bien sûr, n'était pas juif et on lui accorda, nul doute, la main de la vertueuse bédouine. Moïse, lui, se rongeait les sangs à cause de son handicap religieux et se demandait sombrement s'il pourrait jamais le surmonter. Pour se donner du courage, il se répétait que la foi aplanit les montagnes de sable. Mais les montagnes de tabous ? De retour à Sfax, il fut pieusement réprimandé par son frère, car il était rentré sans la moindre datte mais avec un je ne sais quoi d'hérétique dans le regard. Isaac lui ordonna fermement de repren- dre le chemin du désert dès le lendemain. Papa, fou de bonheur, y consentit. 4

Mon futur père revint par la suite au village presque chaque jour, dans l'espoir d'échanger, à la faveur de la nuit, quelques paroles et plus tard quelques bagues avec cette gazelle du désert au regard clair quoique voilé. Assis ou couché des heures entières sous un maigre palmier à proximité de la margelle, il attendait ma future maman, se nourrissait de dattes, d'espoir et d'eau de puits. Les femmes se couvrant la face, on pourrait craindre qu'il n'eût pas grand espoir de reconnaître l'élue de son cœur. Mais mon père qui, tout comme le sien, n'avait pas les yeux dans sa poche, avait observé que sa bien-aimée portait deux lourds anneaux autour de la cheville droite. Il demeurait donc sous son palmier, heure après heure, bercé par une flûte lointaine, et regardait les pieds des dames qui venaient au puits. Un jour, sur le point de mourir d'amour et de chaleur, il lui sembla reconnaître deux adorables jambelets cliquetants. La femme retenait son voile entre les dents pour avoir les mains libres. Ces graciles épaules n'étaient guère faites pour de si pesantes jarres. L'ardent soupirant exécuta maintes galipettes et, dans un bond, se précipita vers la dame aux anneaux. — Permets-moi, ô femme, de t'aider à porter le lourd fardeau de ton sexe. Lorsqu'elle entendit cet insolent étranger lui parler de son sexe avec tant de fougue, elle glapit, jappa, ulula, couina, en laissa tomber le voile, les bras et le fardeau de son sexe qui ne se cassa point grâce aux généreuses quantités de sable couvrant ces régions ingrates. Et le soupirant de constater, le cœur brisé, qu'il s'était trompé de jambelets. Il regagna son vieux palmier endormi, se demandant si la belle gazelle du désert n'était pas un simple mirage. Mais il espérait ardemment la revoir, même en telle qualité. Après maintes erreurs, son infatigable patience fut récompensée. De très loin, il reconnut la musique de ses pas. C'étaient les bons anneaux, cette fois, il n'y avait pas de doute. Ils ne hurlèrent point mais tintèrent d'extase, lui sourirent au clair de lune, derrière la haie de cactus où il lui donna désormais rendez-vous. C'étaient, comme il se doit, de fort chastes entrevues. Ils se regardaient au plus profond des yeux, sans trop oser croire à leur bonheur terrestre. Mon père qui, en dépit de l'obscurité, ne voulait pas lui faire prendre des vessies pour des lanternes, avoua franche- ment à ma mère combien il était juif, qu'il le regrettait, qu'il n'y pouvait rien, que ses intentions n'en étaient pas moins hono- rables. Ma mère n'avait jamais de sa vie rencontré un Juif en chair et en os, sauf dans d'épouvantables contes de nourrices. Elle s'étonna de le trouver si peu dangereux et accepta de lui accorder son cœur et sa main aux bracelets cliquetants.

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Assis à la turque, mon grand-père maternel, qu'Allah accorde la paix à son âme, reposait placidement dans sa haute chambre blanche, enveloppé d'un burnous de laine blanche, et jouait distraitement avec sa barbe blanche et son chapelet blanc. Mon père entra. Avec beaucoup de respect dans la voix et plus de brillantine que jamais dans les cheveux, il exprima ses honnêtes bien que juives intentions à l'égard de ma future maman. Cachée derrière une draperie blanche, celle-ci écoutait la conversation, se mordait les doigts d'excitation. Quand mon jeune père vit les prunelles du vieillard s'assombrir d'un courroux millénaire, il lui proposa, comme par les temps bibliques, de travailler pour lui sept ans sans le moindre maravédis en échange de la main de Leila. Grand-père brandit alors son bâton de vieillesse, lança contre l'audacieux prétendant sa cruche d'eau de puits artésien, sa moel- leuse peau de mouton, ses quignons de pain dur. La félicité de ma future mère fit aussitôt place à la douleur. Elle se jeta aux pieds de mon futur grand-père, mais bien qu'elle les lui baignât de ses plus chaudes larmes, ils demeurèrent inflexibles. Il lui imposa en puni- tion un régime de pain sec et de troubles eaux de puits, lui confisqua son luth et chanta en des couplets immortels sa rage paternelle. Afin de ne pas laisser sa pauvre Leila mourir de faim, le futur auteur de mes jours décida de l'enlever à la faveur de la nuit et du juste sommeil de l'aïeul. Pour l'occasion, il avait emprunté une ânesse noire, car ces bêtes, on le sait, n'éveillent pas un chat qui dort. Avec son assentiment, il enveloppa ma future mère d'un grand hrem blanc pour ne pas dévoiler son identité au clair du croissant de lune et la chargea, couchée sur sa monture, comme une simple cruche. À peine furent-ils sortis du village, loin des regards curieux, que Moïse, chaud lapin à cause du climat culturel africain, délivra Leila de son voile, l'étendit à même le sable, et, accompagné du chant d'un rossignol, me donna un excellent départ dans la vie. Que l'oiseau chanteur fût un rossignol constitue un détail dont maman me jura l'exactitude. Comme je n'avais pas encore vu le jour cette nuit-là, je ne puis en faire autant. Cependant, tout porte à croire qu'il s'agissait bel et bien d'un rossignol puisqu'en pays oriental le rossignol est, comme chacun sait, l'unique oiseau existant. Il suffit, pour en obtenir la preuve, de feuilleter quelques contes de ces régions. C'est un fait, de surcroît, scientifiquement établi et prouvé au-delà de tout doute cartésien par les ornithologues prussiens bien connus Humpf et Fpmuh, lesquels, comme leurs noms l'indiquent, étaient frères siamois. Ces savants fort respectés qui durent, pour des raisons naturelles, partager le prix Nobel, partagèrent aussi l'opinion que la seule fonction du rossignol (outre la ponte) consiste à fournir les poètes orientaux en effets poétiques simples et bon marché ainsi qu'en mots ailés. On aurait tort, d'autre part, de ne pas se méfier de l'imagination orientale. C'est ce que l'on m'enseigna dans les écoles du protecto- rat français où, dès mes culottes courtes, j'appris à aimer Descartes parce qu'il avait haï l'imagination comme peste et s'en était tenu à la froide raison avant d'aller mourir gelé à Stockholm en compagnie de la reine Christine. Mais non, je n'ai pas oublié ce que j'ai promis de vous narrer ! Excusez, je vous prie, cette escapade à vol d'oiseau sur les hauteurs de la littérature mondiale. Le rossignol m'y a conduit. 6

Si ma venue au monde, malgré mes vagissements, provoqua une telle liesse, c'est uniquement parce que je naquis nanti d'un sexe masculin et que les garçons, pour une raison obscure, sont fort appréciés, sous nos latitudes, des femmes comme des hommes. Ma mère tint absolument à honorer sa promesse et à respecter les coutumes : elle m'appela Mohammed comme son père récemment décédé. Elle espérait ainsi obtenir un pardon posthume de mon intransigeant aïeul qui succomba de douleur lorsque sa fille échappa aux dures réalités de la vie. À mesure que le ventre de ma mère grossissait, mon futur père, devenu plus sérieux, témoignait d'un sentiment croissant de ses responsabilités. Il freina ses appétits de brillantine, employa ses maigres recettes à l'achat d'huiles plus comestibles. L'oncle Isaac avait jugé préférable de mettre fin aux expéditions commerciales de son jeune frère à cause des conséquences religieuses qu'elles pouvaient entraîner. On offrit à mon père d'aider à tondre les brebis. Le travail étant simple, il accepta. Ainsi, peu avant ma naissance, grâce à son expérience des moutons et de la brillantine, il obtint un emploi dans un modeste salon de coiffure pour hommes. Maman se réjouissait : c'était moins épuisant que le vélo-taxi. Elle considéra l'avenir avec optimisme. La nouvelle qu'on allait me prénommer Mohammed causa un effet de bombe parmi mes oncles et tantes qui n'osèrent en croire leurs pieuses oreilles. Non content d'avoir épousé une infidèle, mon renégat de père devait-il encore affubler sa progéniture de noms hérétiques ? De la famille de maman ne nous parvint que le silence infini du désert. Mon grand-père avait rejoint ses ancêtres, et mes tantes et oncles maternels avaient définitivement rompu les ponts avec nous à cause de la religion et des antagonismes millénaires. Mes oncles Abraham, Isaac et Jacob, ainsi que mes tantes Solange, Mésa et Rachel entouraient le lit de ma jeune maman et se demandaient pourquoi, par tous les feux du ciel, je devais m'appeler Moham- med alors qu'il existait un si grand choix de fort jolis noms hébreux et même français. Ces derniers, entourés du prestige de la Ville lumière, faisaient fureur chez les Juifs, Italiens et Maltais qui peuplaient le vieux protectorat.

En dépit de leur teint chocolat, mes oncles et tantes s'habillaient à l'européenne : ces dames forçaient leur corps plantureux dans des robes à grandes fleurs qui sentaient bon et se voyaient de loin, surtout Mésa qui, sans se presser, attendait son huitième moutard depuis déjà huit mois. Tante Solange, elle, ne pouvait avoir d'enfant à cause du mauvais œil et de l'impuissance des médecins. Les bras charnus des femmes tintaient, étincelaient au moindre geste. Lorsqu'elles les levaient, on voyait leurs aisselles fraîchement rasées. Les hommes portaient des chapeaux de feutre gris à l'exemple des vedettes de cinéma américaines des années trente. Abraham, mon plus jeune oncle, ne pouvait mettre son chapeau en semaine, car il portait alors en équilibre sur sa tête un grand plateau noir couvert de pâtisseries qu'il fabriquait chez lui et vendait dans les rues et les souks pour une bouchée de pain. L'oncle Jacob était bijoutier de son état, comme l'indiquait la large incisive d'or qui lui permettait des sourires éblouissants et un certain prestige auprès de ses confrères. Dans l'intimité de leur foyer, surtout pendant les grandes fêtes, on voyait souvent ces messieurs se prélasser, vêtus d'une ample djel- laba blanche, et humer avec délices un petit bouquet de jasmin qu'ils coinçaient derrière l'oreille quand ils ne pouvaient plus le sen- tir. Ils traînaient leurs pieds chaussés de babouches de cuir jaune à motifs de chameaux tout en agitant paresseusement leur éventail en feuilles de palmier tressées, au long manche ouvragé. Les jours de sabbat, ils ne s'éventaient qu'un certain nombre de fois. Au-delà de cette limite, cet innocent plaisir devenait un travail et, comme tel, tombait sous l'interdiction. Mes oncles arboraient d'honorables bedaines. Mon père, même s'il évoquait plutôt le fil de fer, était plus fort que ses trois frères réunis. Autour du lit conjugal où je couchais avec maman, la tribu ingurgitait force couscous et maints gâteaux huileux et sirupeux de la main d'Abraham. À l'ordre du jour : mon futur prénom. Isaac s'humectait le pouce, feuilletait la Bible, suggérait Josué, David, Dan, Naftali, Gédéon, Samson, Samuel, Saul, Daniel, Jonas, Esaïe et Habaquq. Solange, épouse de Jacob, parlait pointu même en arabe. Grande admiratrice de la France, elle proposa Olivier, Bertrand, Hubert, Hector, Jean-Marie et, pourquoi pas, Christian. Cette dernière suggestion fut rejetée avec horreur par Isaac qui perdait patience et s'emportait pour un oui pour un nom. — Il ne s'appellera que Mohammed ! s'écria ma jeune mère. — Mais pourquoi, chère Leila, pourquoi nous faire un pareil affront ? — J'ai promis à mon père ! C'est sacré, non ? La prochaine fois que j'aurai un garçon, vous pourrez l'appeler comme bon vous semble. Même Ali si ça vous chante ! Tante Solange, qui avait l'intention de passer son doctorat en psychologie populaire, tenta d'expliquer à ma mère qu'avec un nom pareil, je m'exposerais sûrement aux tracasseries et des petits Juifs et des petits Arabes. Rien n'y fit. Grand-père, qui ne pouvait voir si j'étais une fille ou un garçon, puisqu'il était devenu presque aveugle, se contentait de roter sentencieusement. Selon des sources ordinairement surabondantes, il avait magnifique allure dans sa belle culotte bouffante et son gilet aux entrelacs brodés, aux trente petits boutons de métal poli qu'on avait cousus là pour la frime. Ses cheveux blancs coupés ras dépassaient un peu de l'épaisse chéchia de laine rouge affublée en son milieu d'un gland de longs fils de soie noirs. L'usage de ce détail datait d'une vieille loi tunisienne qui l'avait imposé aux Juifs pour reconnaître les siens, car c'était difficile. Grand-mère, elle, se trouvait dans la cuisine à cause de sa longue expérience dans ce domaine et de l'éducation féminine millénaire. Sur une photographie accrochée au mur, on pouvait la voir en pied devant un fond de nuages blancs et de palmiers artificiels plantés là pour l'occasion. L'aïeule portait de longs pantalons bouffants avec une garniture ajourée aux chevilles qu'entouraient deux gros jambe- lets de bronze. Une lourde coiffure en forme de casque, cousue de fils d'argent et de paillettes, sertie de verreries miroitantes, lui enserrait le crâne. Au-dessus de tout ce faste, pendait un long voile blanc pour la frime et non pour le visage, puisqu'elle n'était pas musulmane. Isaac, suant d'indignation, tombait de son haut : — Comment dire au rabbin qui va le circoncire qu'on a décidé de l'appeler ainsi ? C'est à en mourir de honte ! — Bêtises, rétorqua ma jeune mère, faisant la sourde oreille. — Leila, je t'offre cinq anneaux dix-huit carats si tu l'appelles pas comme ça, le pauvre gosse, proposa Jacob, toujours l'or à la bouche. Maman, toutefois, ne marchanda pas d'une seule lettre. Mon heureux père, assis en silence, offrait à sa femme son soutien tacite, et lui non plus ne céda pas d'un traître mot. C'était le moins qu'il pût faire pour maman qui, pour lui, avait laissé son passé der- rière elle. Grand-père rota poliment après le couscous, déclara qu'il n'enten- dait pas se mêler à ces oiseuses controverses linguistiques et alla se coucher, car c'était l'heure de la sieste. Ma mère repoussa de même les propositions de tante Solange qui la suppliait d'écouter à l'essai, sans engagement de sa part, un psychiatre américain d'origine juive, lequel, si possible en arabe, lui expliquerait les dangers inhérents à un dédoublement de la per- sonnalité. — Il s'appellera Mohammed. C'est à prendre ou à laisser, coupa ma mère. En pleine confusion, intervint notre voisine Fléla Bchiri, juive née à Djerba quarante ans auparavant et plus grosse que tous mes oncles et tantes réunis. Sa graisse abondait dans tous les sens. C'était aussi une femme remarquablement brillante à cause de la sueur, bien naturelle sous nos chaudes latitudes. Elle nous apprit que Fatma Ben Chaaban, la sage-femme arabe du quartier, qui avait délivré ma mère, venait de se délivrer elle-même d'un petit garçon prénommé Hassan. Selon l'avis général, ce n'était là que justice et l'on offrit à Fléla de bons gâteaux à l'huile d'olive qu'elle prit bien garde de refuser à cause de sa ligne. Quand le rabbin fit son entrée, avec sa barbe blanche et ses petits chanteurs, grand-mère brandit à bout de bras un kanoun plein de charbons ardents après y avoir répandu des poignées de pierres aromatiques d'aspect gommeux qui produisirent une épaisse fumée blanchâtre à bonne odeur de sainteté. Grand-mère et les autres femmes poussèrent par cascades de hauts cris gutturaux qui durent m'emplir de terreur, car je me mis à hurler avant même que le rabbin n'entreprît de me tripoter la quéquette. Depuis ce jour mémorable, j'éprouve une légère crainte à l'endroit de ces cris que, longtemps, je trouvai déraisonnables et immodérés, sous l'influence de la civilisation occidentale où les hauts cris sont mal vus, malentendus et interdits de séjour. Ce vacarme éveilla grand-père. Il essaya en vain de voir son propre sang jaillir de ma bébette. On lui avait pourtant accordé l'honneur de me tenir dans ses bras et de m'écarter les cuisses pendant que je concluais, vagissant, mon alliance avec notre patriarche Abraham. Quand le rabbin apprit qu'il fallait à tout prix m'appeler Mohammed, il haussa les sourcils jusqu'au turban, laissa choir son couteau, mais s'acquitta de son douloureux devoir sans maudire. Mes tantes et oncles continuèrent de bien se porter, de prendre du poids, d'acheter des dattes, de vendre des gâteaux à l'huile et de ciseler des bijoux pour les futurs mariés de notre ville, et je continuais de m'appeler Mohammed comme si de rien n'était. Dès que j'appris à m'asseoir et à voir la vie du bon côté, ma mère me montra une photographie jaunie mais souriante de son père, et je pus constater qu'en dépit du burnous et de la barbe fleuve, nous nous ressemblions comme deux gouttes d'eau.

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Avec ses muscles saillants qui se tordaient en tous sens pour un oui pour un non et ses grosses veines vertes dont il semblait ficelé, mon père me rappelait un de ces millions d'oliviers entourant notre ville, éternels objets de fierté car ils nous procuraient de l'huile, du savon, du bois, de l'ombre, des rameaux pour nos colombes et, bien sûr, les olives dont nos concitoyens avaient la bouche pleine. Mon père était aussi peu loquace qu'un olivier solitaire, une qualité dont je ne réussis jamais à hériter. Et d'une force, le bougre d'homme ! Ses gifles me réchauffaient pendant plus d'une heure. Quand il se trouvait à la maison, mes joues exhibaient une belle rougeur, et certains voisins envieux y voyaient un signe de santé. S'il rentrait du salon de coiffure, ses claques sentaient l'eau de fougère. Depuis lors, j'éprouve toujours, à l'égard de ce parfum, une certaine appréhension. Si mon père était bistre comme un pain de campagne, ma mère, elle, arborait une blancheur de pâte fraîche, bien que, sur le chemin du marché, elle s'exposât aux ardeurs du soleil qui ne demandait pas mieux que de la rôtir comme vous et moi. Au cours des années, elle acquit une rondeur, une jovialité croissantes. Si elle posséda jamais quelques aspérités, celles-ci s'usèrent vite à la dure école de la vie où, son couffin au bras, elle apprit à se bousculer parmi les foules pour faire de maigres achats en présentant des bons aux magasins à moitié vides qui vendaient sous le comptoir pendant que les avions bourdonnaient leurs menaces. J'avais trois ans lorsque ma mère s'arrondit davantage. Gilberte, sans que je m'en fusse aperçu, débarqua en novembre 1942, avec les Allemands qui avaient dû entendre vanter l'hospitalité tunisienne. Quand survenaient les avions, ma mère allaitait ma sœur d'un côté, me tenait de l'autre main fermement le poignet, courait vers les tranchées. Un soir que mon père travaillait et que ma mère donnait le sein à Gilberte qui refusait de prendre du poids, nous entendîmes à notre porte deux coups énergiques en allemand dont ma mère, heu- reusement, ne comprenait un traître mot, ce qui l'empêcha de répondre. Son silence sauva nos vies. Les Allemands poursuivirent leur chemin, persuadés que nous étions morts de frayeur. Cela confirma le proverbe germanique mondialement connu : le silence est d'or et la parole est d'argent. Un autre événement joyeux que ma mère me narrait en guise de conte de fées concernait la décision des Allemands d'enfermer tous les hommes juifs d'âge fécond dans une synagogue, puis de lâcher sur eux quelques bombes en vue d'une solution finale à moindre échelle. Les malheureux prièrent, puisqu'on ne peut rien faire d'autre dans une synagogue. Des bombes s'abattirent sur le quartier général de la Kommandantur, à gênante proximité du temple. Mais, sur le toit de ce dernier, s'étalaient de larges caractères hébraïques, pour indiquer à Dieu d'où venaient les prières. Sortis sains et saufs de leur synagogue, les bonshommes se rendirent au quartier géné- ral allemand pour exprimer leur humble reconnaissance d'avoir été si gentiment graciés, mais n'y trouvèrent âme qui vive. Préhistoire que tout cela, racontars de seconde main ! Ma vraie vie n'avait pas réellement commencé. La circoncision ? La faim ? Les bombes ? Un cauchemar oublié.

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Mon lit : un matelas de crin posé sur une vieille porte soutenue par quatre boîtes de conserve. De cet observatoire, j'avais une excellente vue sur l'appartement des Taronello quand nos portes s'ouvraient à cause de la chaleur et de la bonne entente qui, en général, régnaient dans ces parages. M'intriguait surtout la profusion de portraits dont nos voisins décoraient leurs murs. Les nôtres, simplement chaulés, étaient d'une nudité païenne. L'une de ces images me fascinait : un bébé frisé, blondinet, au visage raisonnable, le crâne entouré d'un arc-en-ciel. — C'est ton frère Angelo quand il était petit ? demandai-je à Gina. Gina, ma copine en dépit de l'oppression générale de la femme, portait de longues boucles blondes qui se tenaient tranquilles un quart d'heure par jour pour s'enfuir ensuite à tous les siroccos, poursuivies par les poux qui, avec les chats, comptaient parmi nos plus fidèles animaux domestiques. — Non, répondit-elle, chuchotant comme à l'église, c'est l'Enfant Jésus. — Ce qu'il a autour de la tête, qu'est-ce que c'est ? — Ben, c'est de l'or, tu vois bien ! — De l'or ? béai-je, impressionné. — Oui, bien sûr ! Y a beaucoup d'or à l'église. — C'est un parent à vous ? demandai-je avec envie. — Mais non ! La dame sur l'autre image, c'est sa maman. Et le monsieur, c'est son papa. La dame portait un voile bleu, le monsieur une barbe. L'air incroyablement gentil tous les deux. Mais triste, bien qu'ils eussent, eux aussi, de l'or autour de la tête et un tas d'animaux sympathiques qui soufflaient avec douceur sur leur bébé. — Mais pourquoi ils ont le cafard ? — Ben, c'est parce que leur fils est mort, pardi. — Le bébé ? — Non, c'est quand il a grandi. Tiens, le voilà ! Elle désignait une croix recouverte d'un homme décharné, à moitié nu, barbu, affublé d'une couronne d'épines. Il regardait le ciel de ses doux yeux bleus, malgré les trois effroyables clous qui faisaient saigner ses membres. — C'est horrible ! m'exclamai-je. Mais pourquoi est-ce qu'ils lui ont fait ça ? — Ben, j'sais pas. En tout cas, c'est les Juifs qui l'ont tué. C'est des assassins, les Juifs, tu sais ? Je me sentais passablement coupable, heureux somme toute de n'être assassin qu'à demi. Je plaignais mon pauvre père et mes oncles, obligés d'être meurtriers à part entière. Curieux d'en savoir davan- tage sur Jésus, je décidai d'interroger ma mère. Puis Gina proposa que nous nous cachions sous le lit conjugal afin d'enlever nos culottes. Et que ne fait-on pour une copine ? Nous plongeâmes séance tenante sous le plumard où l'on n'y voyait goutte, baissâmes prestement nos culottes et les remontâmes aussitôt, jurant d'aller plus loin une fois mariés. Puis nous courûmes construire des châteaux forts. Nous savions très bien que le sable était destiné aux prisonniers condamnés à de menus travaux forcés. Nous n'en poursuivîmes pas moins notre labeur bénévole, réalisant bientôt une imposante forteresse imprenable avec son large fossé. Gina, par amour du naturalisme et voulant, de toute façon, faire pipi, ôta, cette fois en plein jour, de nouveau sa culotte. Concluant que de l'eau courante sans bateau allait à l'encontre du réalisme ludique, nous rompîmes des rameaux d'olivier qu'une paisible colombe avait dû laisser choir et les posâmes à flotter. Gina fit judicieusement observer que des rameaux sans passagers n'étaient pas de vrais bateaux, et nous fûmes contraints d'emprunter quelques bestioles furieuses à une fourmilière surpeuplée. Les fourmis se cramponnaient avec énergie à ces radeaux de fortune, mais leurs efforts tombaient à l'eau. En dépit de leurs innombrables pattes, il s'avéra qu'elles ne savaient même pas nager. Elles appelaient bêtement au secours, à nous dégoûter de ce petit jeu. Nous piétinâmes la forteresse afin qu'elle ne pût servir à d'autres marmots. Rentrée sans culotte, ma fiancée s'attira une fessée mémorable. Sa mère, prénommée Rosa, toujours rouge de visage, même dans ses rares moments d'accalmie, saisit Gina par le poignet, l'entraîna vers le tas de sable à la recherche de la culotte perdue. À ma grande joie, on me permit d'être de l'expédition. Nous creusâmes dans les profondeurs du sable rouge. Rosa, plus écarlate que jamais, refusa de nous aider à construire un château ou à nous procurer de nouvelles passagères. Malgré la tombée de la nuit, elle finit par retrouver la culotte, mais Gina ne voulut pas l'enfiler. Nous rentrâmes sans nous hâter, Gina et moi chantant Frère Jacques et Rosa portant la culotte. Gina se fit fesser une fois de plus et Rosa déclara que plus jamais je ne jouerais avec sa fille. Ainsi furent rompues nos longues fiançailles. Quand elle referma la porte, j'entendis la mère marmonner que les Juifs ne valaient guère mieux que les Arabes, ou vice versa. Je demandai à maman pourquoi les Juifs avaient tué le Christ et mon père m'expliqua que, né juif, Jésus s'était converti au christianisme.

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— Six, sept, huit, neuf, dix, onze, douze... MAMMAAN ! J'ai faaim ! — Tout de suite, Mohammed ! Le couscous n'est pas encore prêt ! — Maman ! Donne-moi vingt sous ! — Et pourquoi ? — Acheter des bonbons ! — Non ! Je continue à compter les barreaux de la fenêtre. J'apprécie leur saveur de sel. D'une branche d'olivier, je racle les lances de métal. Ça claque. Une pétarade assourdissante. Undeuxtroisquatrecinq- sixsepthuitneufdixonzedouze. — Mohammed ! Çaa suuffiit ! Passons aux barreaux des voisins. De grosses voix : — Tu vas bientôt finir, non ? Personne n'aime ce bruit. C'est comme s'il vous entrait mille crécelles par les oreilles. Vingt-neuf, vingt-dix, vingt-onze. Me voilà dans la rue du coin où je ne connais que des visages sans nom. Vingt-dix-neuf, vingt-vingt. L'appel de ma mère, pareil à un chant : — Mohaaammed ! Je continue mon bruyant manège. Après vingt-vingt, repartir à zéro. Je m'éloigne, j'entends toujours la voix de maman, mais faible, faible. J'hésite, prends le tournant suivant. Un troupeau de pigeons s'abat sur du crottin de cheval. J'accours, le bâton menaçant. Ils décollent dans un grand battement d'ailes. Dès qu'ils se remettent à un nouveau festin, je me rue sur eux. Ils abandonnent la partie, prennent de l'altitude, s'éloignent vers le centre de la ville. À la hauteur de mes yeux apparaît une grande main brune pleine de bonbons rosâtres, légèrement poisseux. — Tu en veux ? me demande-t-on en arabe. L'inepte question ! L'homme, vêtu d'un burnous, est rasé de près. Il sent le jasmin, l'eau de rose, et ces parfums se mêlent au goût du bonbon. Approchant son visage du mien, du pouce et de l'index, il écarte mes paupières, m'examine le blanc des yeux, me soulève, me cache de son mieux dans les plis de son burnous. Intrigué, je n'ose souffler mot. Le quartier dépassé, il me dépose au sol. Nous marchons côte à côte. Il tient ma main, regarde droit devant lui, taciturne. J'éprouve de la surprise, une certaine curiosité. Aucune crainte. Comme s'il allait bientôt me révéler une vérité passionnante, une grotte secrète, habitée d'animaux fabuleux, un arbre doué de parole, une fée peut-être ? Et j'aurai droit à d'autres bonbons. — Tu n'as pas plus de cinq ans, n'est-ce pas ? — J'ai cinq ans. — Très bien. Tu as un frère ou une sœur plus âgés que toi ? demande-t-il avec une légère inquiétude. — Je suis l'aîné. Il sourit, me donne un bonbon à la menthe. Soudain tombe la nuit. De la lumière à toutes les fenêtres. Des hommes en sous-vêtements prennent le frais, assis devant leur porte. Un phonographe miaule en italien. Je ne reconnais pas un seul visage. Bientôt on n'aperçoit plus de maisons. Du sable, des lauriers-roses, une silhouette noire de palmier par-ci par-là, des hibiscus. — Je suis fatigué. Il me porte. Au clair de lune, des villas isolées, aux murs blancs couronnés de bougainvillées. Un parfum de chèvrefeuille et l'odeur de l'homme, un mélange de sueur et de laine, se mêlent au jasmin. Des chiens aboient, furieux, lointains. Un gourbi aux murs de boue durcie. Nous voici arrivés. Entourée d'enfants, une femme arabe en longue robe rouge et noir, anneau à la cheville, tirait sur la corde d'un puits à la poulie grinçante, remontait un seau de bois rempli d'eau. Quand elle salua son mari, Sidi Brahim, sa voix fit écho dans la profondeur du trou. L'homme ôta son burnous, se lava le visage, le cou, se rinça la bouche, se gargarisa, se moucha bruyamment des doigts à droite puis à gauche, adressa la parole à sa femme : — J'ai trouvé ce gamin. Il a le signe. Donne-lui à boire et à manger. Elle entra, pétrit une pâte, en forma des boules qu'elle aplatit entre ses paumes avant de sortir les faire cuire sur une plaque d'aluminium chauffée par un feu de bois. Des étincelles rouges montèrent vers le ciel noir, se mêlèrent aux étoiles. Un moutard de mon âge me tirait par la bretelle. — Va jouer avec Salah en attendant, marmotta la mère. Le bambin me fit les honneurs de la ménagerie familiale : deux chats, un coq, quelques poules, deux agneaux et trois chèvres. — Mon papa, il va t'égorger comme un mouton, me dit le drôle, excité. — C'est pas vrai. Il est gentil. Il m'a porté dans ses bras et il m'a donné des bonbons. — Mais il va t'égorger quand même, tu vas voir. C'est maman qui me l'a dit. Et si c'était vrai qu'on pouvait étriper les gosses comme des moutons ? Ma mère m'avait bien raconté l'histoire d'un méchant géant qui voulait tuer un petit garçon pour le manger, mais notre homme n'était pas d'une taille remarquable et ne semblait pas méchant pour un sou. Maman ne m'avait-elle pas juré que les hor- reurs dont on égaie les contes ne se produisent jamais dans la réa- lité ? J'avais tout de même dans la gorge une grosse peur hérissée, sus- ceptible à tout instant de se convertir en larmes et en hurlements. — Il va vraiment me bouffer, ton père ? — Mon père il mange pas les enfants. Il aime que le mouton, les poulets, les oignons, le pain, les olives et des trucs comme ça. Je me sentis un peu soulagé, pas assez tout de même... — Et pourquoi alors qu'il veut m'égorger ? — Ma mère, elle sait la magie. Alors, tu comprends, là où ton sang il s'arrête, il faut creuser parce qu'il y a un trésor caché. J'ouvris de grands yeux effarés. — Un trésor ? — Mais oui ! Avec de l'or, de l'argent, des jambelets, des anneaux et tout. — Et pourquoi moi, justement ? demandai-je, peu flatté par ce choix. La bonne sorcière nous appela pour le dîner. L'homme et moi nous assîmes à même le sol pendant que la magicienne nous ser- vait des galettes chaudes, des dattes, des amandes et du lait. Toutes ces choses délicieuses avaient les plus grandes difficultés du monde à traverser ma grosse boule de peur et d'incertitude. À la fin, je vou- lus en avoir la gorge nette : — C'est vrai que vous allez me tuer ? La sorcière et son apprenti échangèrent de sombres regards. — Salah ! rugit l'apprenti. L'enfant approcha, terrorisé d'avance à l'idée de la dérouillée. L'homme le cingla de deux fortes beignes qui enflammèrent mes joues, car j'avais souvent fait mon ordinaire d'un tel régime. Je regrettai aussitôt d'avoir révélé aux parents les obligeantes confi- dences du fils, mais je ne pouvais imaginer une réaction aussi brutale. Et s'il allait vraiment m'égorger ? Ferais-je comme au dispensaire lorsqu'on m'injectait des vitamines B 12 dans les fesses, me mordre le poignet pour réduire la douleur ? Doutant de l'efficacité du remède, je me mis à pleurer, moins haut que Salah. Il avait de plus fortes raisons que moi et pouvait en outre se sentir comme chez lui. — Voulez-vous vous taire ? rugit l'homme. Un gosse qui hurle, ça suffit ! La mère essuya les yeux du gamin, le moucha dans sa robe, me traita de la même manière. — Il ressemble presque à Salah, tu trouves pas, Brahim ? — Écoute, c'est pas le moment de faire des comparaisons pareilles. Pendant qu'elle m'essuyait les yeux, la Circé y jeta des regards perplexes. De plus en plus inquiète, elle se mit à me relever les paupières, les tirailler en tous sens comme les docteurs ont coutume de faire même quand ils n'ont pas l'intention de vous estourbir. Elle examina mon œil droit, puis le gauche, d'un air déçu, écœuré. Le seigneur et maître s'inquiétait : — Eh bien quoi, qu'est-ce qui ne va pas ? — Ah ! toi, on ne peut jamais compter sur toi ! feula-t-elle. — Mais enfin ! Je t'ai bien amené un premier-né, un garçon de pas plus de cinq ans, et puis, il a le signe ! Je suis pas aveugle, non ? Je l'ai bien vue, la petite tache brune dans le blanc de son œil gauche ! — Je t'avais dit qu'il la fallait à l'œil droit, rétorqua l'Armide, un tantinet méprisante. Ce n'est pas sorcier, pourtant ! L'époux, qui avait sans doute l'habitude d'avoir le dernier mot, rugit, péremptoire : — Tu as dit à gauche ! — J'ai dit à droite ! — Gauche ! — Droite ! répliqua-t-elle sans contredit. L'hurluberlu se mordit les lèvres, fit les cent pas et, saisissant ses babouches, s'en frappa violemment le crâne, comme pour punir sa mémoire de son infidélité. Le choc, cependant, finit par lui inspirer des mesures constructives, des compromis à l'amiable : — Ça ne marcherait pas tout aussi bien avec l'œil gauche ? — On serait frappés du mauvais œil jusqu'à la fin de nos jours. Contre le mauvais œil et les mauvais esprits, l'homme lutte en vain et ne peut que soupirer. Il soupira. — Et qu'est-ce qu'on fait alors ? — Ramène-le où tu l'as trobvé. On a assez de bouches à nourrir. Il resoupira, me dévisagea d'un air de reproche. J'essayai d'em- prunter l'air peiné de celui qui regrette de n'avoir pas fait l'affaire. Il me tendit une main paternelle et ouvrit la porte. Dehors, on voyait, aussi clairement qu'en plein jour, une mer d'étoiles. Je remerciai la mienne pendant que nous nous dirigions vers la ville. L'homme grommelait parfois : « Sorcière du diable ! » De loin en loin, un chien aboyait avec fureur. Je humais néanmoins avec délices l'odeur de la terre, des arbres et de l'alfa. Nous nous taisions, lui peut-être de honte, moi d'inquiétude. Nous longeâmes enfin les premières fenêtres allumées. Certaines portes exhalaient de rassu- rants parfums de café chaud et de poissons frits. L'homme s'arrêta près de la prison, à la hauteur du tas de sable, pour me rendre la liberté. — C'était à peu près là, je crois. Tu t'y retrouveras ? À l'étroite porte bleue qu'éclairait faiblement la lueur d'une fenêtre adjacente, je reconnus l'épicerie du Grec Stavros. Il suffisait de tourner à la première ruelle et de marcher tout droit. — Je m'y retrouverai. Il rebroussa chemin. Je demeurai immobile. La nuit l'engloutit ; je me pris à courir. Un filet de lumière et les voix de mes parents s'échappaient de notre porte entrebâillée. Mon père me vit le premier. — Ah ! Te voilà enfin, toi ! C'est l'heure de rentrer, garnement? Il voulut me battre. Ma mère me prit vite dans ses bras et je pleurai, pleurai, incapable de répondre à ses questions. — Allons, arrête et viens manger ton couscous. Il est tout refroidi. — J'ai pas faim, reniflai-je. — Tu n'as rien mangé depuis midi ! Si tu manges toute ton assiette, je te raconterai l'histoire du méchant géant qui voulait dévorer le petit garçon désobéissant.

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Un chameau introduisit son museau baveux par la fenêtre de la classe. L'institutrice, le chignon tourné vers nous, écrivait la date au tableau noir : le 1 octobre 1945. Les élèves pépièrent de joie, mais l'institutrice continua d'écrire, croyant que nous piaillions par pure reconnaissance d'avoir obtenu le privilège de traîner nos sandales dans une école française. Attroupés les uns sur les autres autour de l'animal, nous lui caressions le cou, lui comptions les molaires. Ce n'étaient pourtant pas les chameaux qui manquaient dans les rues de Sfax, où ils déambulaient en se dandinant avec des grâces de vaisseaux du désert. Mais dans une salle de classe, c'était nouveau. Lorsque notre institutrice, inquiète de notre zèle scolaire, finit par se retourner, nous vîmes son visage pour la première fois. Il nous semblait que ses yeux bleus faisaient des ronds dans ses larges lunettes comme deux lacs de montagne. Lorsqu'elle se mit à vociférer à l'endroit de la bestiole, nous pûmes constater, satisfaits, que la dame venait de Paris. Dans le français le plus grasseyant, elle signifia au chameau qu'il cessât de semer le désordre, qu'il s'en allât brouter ailleurs. Le dromadaire — car c'en était un, nous apprit-elle, avec sa bosse unique — ne semblait pas comprendre ce qu'on lui voulait. Il bavait plus abondamment que jamais, une écume visqueuse et blanchâtre, blatérait, se gargarisait d'une façon que notre institutrice ne pouvait davantage tolérer dans une école française. La Tunisie était encore sous la protection de Paris et les chameaux n'y avaient aucun droit de troubler le cours de la civilisation française. Très héroïquement, la jeune femme, rougissante, proféra l'unique vocable tunisien qu'elle connût, un mot communément employé pour renvoyer les bêtes et les mendiants. « Barra ! Barra ! » gras- seya-t-elle, sans résultat aucun. Les enfants poussaient d'assourdis- santes clameurs et l'animal ne semblait guère vouloir mettre fin à ses peu ragoûtants borborygmes. L'institutrice toussait à fendre l'âme d'épais nuages de craie emmagasinée dans ses poumons depuis bon nombre de longues et sèches années dans l'enseigne- ment primaire. Elle menaça, ressource suprême, d'aller chercher le directeur. Celui-ci ne s'était pas encore tiré une balle dans la tête afin de sauver la face pour une obscure raison d'adulte. C'est alors que survint, hélas ! un maigre Arabe, pieds nus, vêtu d'une chéchia rouge et d'une ample djellaba. Au moyen de formules bien choisies, l'homme détourna le chameau du cours tumultueux de la civilisation française et le guida vers les appétissants cactus qui bordaient les vieux remparts de la ville arabe. — Rompre les ponts, c'est facile à dire ! Mais il écrit qu'il va venir nous dire bonjour comment ça va, au passage ! — Alors ça, c'est du superculot ! Tu ne vas tout de même pas le recevoir ? — Tu crois que je vais fermer la porte au nez de mon propre frère ? Tu es folle, ou quoi ? — Non, mais vous ne vous êtes pas cogné le cassis sur le djebel Chambi tous les deux, par hasard, quand vous étiez moutards ? Après ce qui est arrivé à ta mère, tu vas... — C'est sa faute à lui, ce qui est arrivé à maman ? Ça n'a rien à voir ! Rien de nib ! D'avance, je défendais Hassan de toute ma rage. Je refusais même qu'il fût question, devant lui, de la mort de maman. Épuisé, la tête fendue par une violente migraine, la joue sur la housse pelucheuse, je fermai les yeux. Des scènes ensoleillées de mon enfance avec le Siamois, fugitives, papillotaient. Ma mère nous appelait pour le déjeuner. Puis nous courions vers la plage. La mer, une lame de couteau, scintillait sous le ciel déteint par l'excès de lumière. Hassan disparaissait, adolescent, sur le quai de la gare, à mesure que l'autorail quittait la ville. Mon corps s'embrasait d'une immense vague de fièvre. Une rigole brûlante coulait sur ma tempe et Mona-Lisa, lentement, caressait mes cheveux.

Par une pluvieuse journée de septembre, Hassan, porteur d'une valise déglinguée, rafistolée d'une cordelette couleur d'alfa, débar- qua, tout ahuri, à l'aéroport d'Arlanda. Dans mon attente, je redoutais de ne pas le reconnaître. Mais, malgré sa moustache fournie et la foule de ses compatriotes bistrés, frisés à qui mieux mieux, j'identifiai aussitôt le Siamois, grâce à ses yeux demeurés les mêmes. — Mohammed ! hurla-t-il d'une voix d'homme qui m'étonna, et douze têtes se retournèrent pour des nèfles. — Hassan ! braillai-je, n'obtenant que six demi-rotations. Oubliant nos polémiques épistolaires, nous nous gratifiâmes de bisous à bouche que veux-tu, sans oublier de tendre l'autre joue, car il faut aimer son frère comme son ennemi. En outre, nous ne manquâmes pas de nous assener de chaleureuses raclées entre les omoplates et sur les clavicules. Ainsi, je pus à nouveau respirer des poussières de la terre natale. Malgré la lumière sombre, on voyait clairement que la joie nous sautait des yeux. Elle tordait même le cou à l'éloquence, comme l'indiquaient, émanant de nos gosiers constipés d'émotion, d'informes bribes en langues diverses, indignes de figurer dans un manuel de conversation français-arabe ou arabe-français, à cause des gros mots dont nous émaillons volontiers nos propos sans penser à mal, car nous ne disposons pas, en semaine, d'hyperboles plus présentables, dans le style de Chateaubriand. Alors, mon frère ? Voilà, voilà, tu vois, je vis, putain comme tu as grandi, Mohammed. Tu me dépasses d'une tête, con. Oui, oui, à dix-sept ans, j'ai poussé tout d'un coup, tu vois, c'est drôle, hein ? Alors, à part ça ? Nhamdou l'Allah. Et toi ? Et la famille, ça va ? Barak Allah oufik. Putain, comme ça me fait plaisir de te voir !... Zob ! qu'est-ce que c'est que ce temps mneyek que vous avez ici ? Il pleut toujours comme ça ou quoi ? Zob ! On dirait un poème de Verlaine. J'ai déjà les chaussettes trempées ! Ouallah, on dirait que l'oued, il a débordé, sur la tête de ma mère ! Par la fenêtre de l'autobus qui nous ramenait à Stockholm, malgré la pluie et le vent qui peignaient tout en gris et dépeignaient les femmes, il put admirer la beauté de ces dernières : toutes ces blondes, on dirait des artistes de cinéma, regarde-moi ces guiboles, regarde ! Ouh ! alors leurs cuisses ouah, ouah, ouah, qu'est-ce que ça doit être ! Toutes les gonzesses qu'on a au bordel à Sfax, elles leur arrivent pas à la cheville. À propos, Hassan, tu as embrassé Salvatore de ma part, au moins ? Non, Mohammed, franchement, j'ai vu ni Salvatore ni donna Maria. Mais s'ils sont pas morts, ils vivent en Italie. Tandis que le Siamois nous déballait ses cadeaux, l'alouette semblait déroutée de ne lui voir ni balafre, ni kriss malais entre les dents, ni mine patibulaire. Mais, pendant tout le reste du séjour de mon frère parmi nous, elle demeura cadenassée, feignit d'avoir oublié Vaugelas, garda ses réflexions pour elle et tricota, avec une intensité prodigieuse, une layette vert pomme. — C'est tout de même drôle, m'avoua-t-elle, médusée, en sué- dois, il n'a pas l'air d'un tueur ! Un vase à l'anse brisée, je m'excuse, il s'est cassé pendant le voyage, mais il est en poterie de Nabeul, j'avais pensé acheter une darbouka, mais ça prend trop de place, et toi, je sais que tu préfères le qanoun. Moktar, il te passe bien le bonjour, et Chantal, elle t'embrasse. Elle m'a chargé de te remettre ces babouches. Je t'ai acheté un disque de malouf, et voilà une colombe en bois d'olivier de Sfax parce que tu ne faisais que me casser les couilles avec tes cours de pacifisme par correspondance. Tu ne lis plus que les œuvres complètes de Gandhi maintenant, ou quoi, espèce de double con ? Et voilà deux kilos de semoule pour le couscous au cas où il n'y en aurait pas ici, c'est de la part de ma mère. Il trouva la vieille ville de Stockholm très belle malgré la ouate grise où elle dormait, s'émerveilla en arpentant les pavés raboteux, luisants de pluie, les ruelles tortueuses flanquées de bâtisses à colombage d'où suintaient des relents de bière, de vin rouge, de café, mêlés à l'arôme des gâteaux à la cannelle et au safran. Le lendemain, le disque de malouf, au premier de ses trente-trois tours, me projeta quinze ans dans le passé. Assis sur le trottoir, je respirais la vaste nuit tiède, la musique de Moktar, la stridente complainte des grillons, la douce humidité des étoiles. Ma bichette me tenait la main, visiblement émue. Dans le cours de la soirée, j'exhibai au Siamois quelques photo- graphies à motifs tunisiens, prises par les Karlsson durant leur odyssée sur nos rivages. On pouvait y admirer les guerres d'Italie avec les marmites et les soucoupes volantes, un soleil couchant à El Djem à travers la dentelle des ruines, des pêcheurs nu-pieds, pantalons retroussés, en casquette, courbés sur un filet qu'ils reprisaient, une procession de mendiants guenilleux, une aguichante danseuse au ventre pailleté, un gros marchand de tapis, l'air faraud sous son fez du dimanche, la synagogue de Djerba où priaient des fidèles en turbans et pantalons bouffants. La photo qui l'émut le plus figurait notre bande : Hassan, Roger, Lolo et moi-même, en culottes courtes, adossés au mur blanc d'une façade, un jour de grand soleil. — Qui sait où ils sont, ces cons ? commenta-t-il, attendri. Le lendemain soir, nous allâmes au cinéma revoir les 400 Coups. Juste avant le noir, assis dans mon fauteuil entre ma femme et le Siamois, je me sentis observé, me retournai, aperçus, dans un frisson, dix rangs derrière nous, le mauvais œil d'Ismaïl, haineux, perçant, souligné d'une moue méprisante. Pour éviter tout malen- tendu, l'enragé passa son index sur sa gorge à la manière d'un couteau. Mon sang, sur le coup, se transforma en mille stalagmites glacées. Bien entendu, pendant tout le film, je ne pus penser à rien d'autre, que François Truffaut me pardonne. Tenaillé d'inquiétude, je lançais de fréquents regards par-dessus mon épaule. À la fin du spectacle, mêlé à la foule, je cherchais en vain des yeux Ismaïl. Sans doute s'était-il esquivé en me voyant accompagné de mon frère. Pour ne pas alarmer ma bichette, je ne soufflai mot de cette ténébreuse affaire d'abattoir. Mais, cette nuit-là, je ne pus qu'à grand-peine m'endormir. Le lendemain, lundi, serviette au poing, entouré d'un nuage blanc, je me rendis à mon travail. Palpitant d'enthousiasme, je ne cessais de penser à Paul de Montgelas, m'imaginais qu'il eût été heureux de me savoir professeur comme lui. Avec l'émotion des premiers jours, j'épluchais toute la journée, au tableau, la langue de Racine, déambulais, un crayon à la main, entre les bancs et posais de fortes colles vaugelasiennes. Les élèves, ces anges, levaient bien haut leurs ailes, répondaient dans un gazouillis je suis, tu sommes, il êtes, vous sont et autres gauloiseries de même acabit avec un imperceptible accent français. Les cours terminés, je fis l'emplette de tomates, oignons et poivrons à prix d'or en vue de confectionner une chakchouka au Siamois, car Dieu savait s'il en dégusterait à Moscou et au Liban. Je taillai une brève bavette avec Simon Goldstein, qu'attrista mon refus d'entrer en religion, et je piquai un sprint pour ne pas louper le métro. Débouchant sur la rue Strindberg, je vis le jour déjà en plein déclin. À une certaine distance de chez moi, Ismaïl m'attendait, adossé au mur de l'immeuble. Mon sang ne fit qu'un demi-tour et je faillis, par excès de prudence, en faire autant. Pour ne pas trop réjouir l'énergumène, je renonçai néanmoins à ce projet couard. Mine de rien, je poursuivis mon chemin dans la direction de l'individu, tâchai, sans résultat, de siffloter Zina Ya bent el anchir. User d'ironie voltairienne. Au besoin, lui proposer une tasse de café fort comme un catcheur turc. — Alors, sale youpin, tu ne m'attendais pas, hein ? ricana-t-il. Il ne me facilitait pas la tâche, l'animal. — Fous le camp, lui signifiai-je, étonné de ma voix plus tranquille que mon cœur. — Quoi, quoi, quoi ? Répète un peu. Le bruyant viscère mettait les bouchées doubles, fourrait son nez partout. Mon self-control filait à l'anglaise. — Je n'ai pas de temps à perdre avec des individus de ton espèce, coassai-je cependant, selon un usage fort répandu dans la littérature mondiale. Son poing se dirigeait vers mon visage et j'eus l'heureux réflexe d'esquiver. Mais ce premier échec, loin de le décourager, lui inspira des mesures vengeresses. Il se mit en devoir de m'attendrir la couenne à bras raccourcis. Les mains protégeant le cassis, je me recroquevillai. Une grêle de quatre cents coups par minute me tambourinait le dos et les épaules. — Arrête, arrête de faire le con. Tu te prends pour Mohammed Ali ou quoi ? S'il passe un flic, tu seras cuit ! Mais le furibond se battait bien l'œil de mes bons conseils fraternels, ahanés à chaque gourmade. Soudain, un coup porté à ma nuque me fit rugir. Je me redressai brusquement et mon poing, presque à mon insu, atterrit sur le tarin de mon assaillant. Ismaïl feula en son langage, saigna, fourragea dans sa poche d'où sortit — admirable tour de prestidigitateur — un stylet dont la lame acérée apparut dans un déclic. — Crapule, murmurai-je, blanc de frayeur malgré mes bistres ancêtres. Pour me remercier du compliment, il me montrait sa bouche tordue en dents de scie. Muni de sa métallurgie acérée, l'ami semblait tout faraud, considérait sa victoire déjà dans la poche au lieu du couteau. Il prit le désobligeant parti de me bondir dessus, et pour le punir de ses libertés un peu excessives et lui faire comprendre que le crime ne paie pas, je lui assenai une fumante châtaigne sur la truffe déjà mûrie par mes soins préalables. Il sembla indigné, choqué de cet acte d'autodéfense. Profitant de son désarroi, je saisis le poi- gnet en vue de procéder à un désarmement immédiat. Hélas ! rien de plus coton. Avec une rage féline, l'énergumène s'agrippait à mon imperméable, m'obligeait, dans un furieux pancrace, à rou- ler avec lui sur le pavé humide et glacé. Mes tomates et poivrons, éparpillés sous nos corps, s'écrabouillaient comme il se doit quand on veut préparer une chakchouka réussie et abîmer sa . À longtemps maintenir, les muscles tendus, la pointe du surin à distance de mes chairs, je m'épuisais vite. Je sentais, par bouffées, l'haleine nauséabonde d'Ismaïl sur mon visage tandis qu'il hale- tait : « Sale Juif !... Sale Juif !... Je vais te tuer ! » Soudain, une brûlure me taillada l'épaule droite et des cris bouillonnèrent dans ma gorge : — Hassan ! Hassan ! La nuit sombrait déjà, noyait tout. Mon cœur palpitait, galopait, fou de terreur. Nous battions le pavé de nos crânes et de nos pieds, à tour de rôle. Dieu ! Chaque seconde s'étirait en siècle. Je hurlais le nom de mon frère et le silence infini m'effrayait. Certes, la rue était peu fréquentée, souvent déserte, mais il devait bien passer quelqu'un ! Personne n'allait donc accourir à mon secours ? Hélas ! les hommes sont lâches, et entre l'arbre et l'écorce, ils préfèrent se mêler de leurs oignons. Ah ! plutôt lutter avec mille anges qu'avec ce démon baveux qui puisait son énergie dans la haine ! Ma blessure me brûlait l'épaule, et une peur animale drainait mes dernières forces. Plus d'espoir ? Autant me considérer perdu et marmotter deux ou trois prières vespérales. Enfin ! Du secours ! Une main étreignit le poing armé, lui imprima une torsion. Ismaïl gémit de douleur, et le stylet tomba sur le trottoir dans un bruit métallique. Hassan, vivement, s'en empara, puis aussitôt serra le cou de mon assaillant. Libéré, à peine relevé, je m'inquiétais des intentions du Siamois qui ne lâchait pas prise. — Arrête ! Arrête, Hassan ! Tu l'étrangles ! — Et alors ? Il le mérite, ce salaud ! — C'est un Arabe ! m'écriai-je en cette langue, faute de meilleur argument pour attendrir mon frère. — C'est un salopard ! hurla-t-il en le serrant davantage. — Non, non, écoute, lâche-le, lâche-le ! On est deux maintenant ! C'est pas beau ! Hassan finit par se rendre à mes raisons, se contenta d'une paire de claques d'adieu sur la face terrorisée d'Ismaïl. — Déguerpis, ordure ! lui lança le Siamois. — Toi, un Arabe, tu viens défendre un Juif ! bêla, dégoûté, l'enragé qui ne cessait de revenir à ses moutons. Hassan plia le stylet, le fourra dans sa poche. — Gare à ta peau si tu reviens par ici. Dans ce quartier, nous sommes au moins une centaine de Juifs ! Ismaïl vida les lieux sans demander son reste. L'avion pour Moscou décollait dans l'après-midi. Mégot pendant au bec, le Siamois tentait de refermer sa valise branlante et démantibulée. — Tu vas tout perdre en route. Mieux vaut prendre la nôtre. Nous, on en achètera une autre pour aller en Tunisie. — Vous allez en Tunisie ? C'est vrai ? Quand ? s'écria-t-il, heureux comme Ulysse. — Dès que j'aurai mon passeport suédois. Mais il faut d'abord obtenir le retrait de ma nationalité israélienne. J'espère que, cet hiver, ça sera une affaire réglée. — Je suis vachement content pour toi, Mohammed. Alors, bien sûr, tu iras dire beslama à mes parents ! Et tu embrasseras Sfax de ma part. Elle a bien embelli ! J'espère qu'un jour je la reverrai... — Je l'espère aussi, Hassan. Il m'observe, intrigué par mon sérieux, et, comme la veille de la manifestation à Sfax, sous le croissant de lune, me sourit jusqu'aux molaires. Il me semble revoir dans ses yeux le reflet des vagues. Il regarde l'heure à son poignet. Les horloges, véritables bombes à retardement, règlent la marche du monde, nous mènent à la fin des fins. Dans quelques heures, plusieurs milliers de kilomètres nous sépareront. Pour combien de temps ? Existent-ils, Hassan, les mots pour te retenir ? Le Siamois, doué de télépathie, me rassure : — Te frappe pas, mon frère, on se reverra. Pas folichon, mon sourire. Hassan soupire, plie, déplie manches et cols. Une chemise rougit en plein cœur. Le coquelicot s'étale et mon frère s'abat, crucifié par un crépitement de balles, et l'œil se vide à l'instant de sa lumière. Un très vieux jour d'automne, après le cours de Montgelas, nous courûmes, du sable plein les yeux, contempler la plage déserte. Le chant du vent glissait sur les cordes du ciel et la mer grondait, véhémente, à l'abandon. Du silence nous étreint. La mouette m'avait supplié : parle-lui, parle-lui, avant qu'il se mette à tuer, avant qu'on l'assassine. Ce garçon a perdu la raison ! S'il mourait, tu serais capable d'en devenir fou. Il est ton seul lien vivant avec la Tunisie. Parle-lui, parle-lui. Mais bien sûr qu'il t'écoutera ! Et ses aiguilles dansaient une gigue funèbre et de désespoir sur la layette vert pomme et tous les points endroits, la fauvette les tricotait à l'envers. Les mots dorment comme des bœufs sur ma langue. À quoi servent les paroles, les reproches, les controverses ? Une telle lassitude en moi... Que le monde cesse d'exister, que tout redevienne noir et qu'il n'y ait plus de nouveau commencement et que la lumière ne soit plus, ainsi soit-il. Mais essayons tout de même... Réveillons les bœufs et avalons l'our- sin... — Dis-moi, Hassan, c'est vraiment nécessaire, cette nouvelle nuit de la Saint-Barthélemy ? — Le temps des paroles est passé, Mohammed. Ouais. Ils disent tous ça, ceux qui ne cherchent pas le mot juste. — Tu serais vraiment capable de tuer, toi ? Un sourire en biais, bouche cousue, pour toute réponse. — Et de mourir, Hassan ? — Quand on meurt, on sent rien. Crever, le premier con venu en est capable. — Oui, même les femmes et les enfants ! Oh ! la triple buse que je suis ! Parfois, les mots vous pètent aux lèvres et impossible de les ravaler à cause du sens unique. — Pardon, Hassan... C'est pas un reproche... — Ça va, ça va, je te voyais venir ! Tu ne changeras jamais. Plus sentimental qu'une douzaine d'infirmières de la Croix-Rouge réunies ! Mais, bon sang, tu t'imagines que les Israéliens, ils les épargnent, eux, les femmes et les enfants ? — Ce que je voulais surtout te rappeler, c'est que tu risques ta peau ! Si tu as de la veine, tu t'en tires avec la taule à perpète. Rigolo, hein ? Putain de vie mneyka !... — Et tu crois que ça serait pour des nèfles, con ? — On crève toujours pour des nèfles, double con. À côté d'une vie d'homme, tout le reste c'est quoi ? Moins que des nèfles ! Du vent dont on fait l'histoire ! Des pets-de-nonne ! Des cailloux de Démos- thène ! — Arrête, con, arrête ces fleurs de rhétorique ! Réfléchis un peu ! Bourricot ! Ya bhem ! Qui c'est qui risque pas de mourir dans la vie ? Et pourquoi ? En général pour du pipi de chamelle ! Moi, au moins, si je meurs, c'est pour une grande cause ! Pour tout un peuple ! Des millions d'hommes et de femmes et d'enfants ! Des générations et des générations à venir ! — Mais, putana della miseria, y a d'autres méthodes, non ? — Ah oui ? Lesquelles ? — Vous avez essayé de parler aux Israéliens ? Vous leur refusez même le droit de respirer la bonne odeur de poudre et de sainteté de la région ! Y a d'autres moyens de s'exprimer qu'avec les bombes, non ? Pourquoi nous les hommes on a une langue, alors ? Avec passion, il tentait de me démontrer la supériorité de l'action sur les paroles. Il parlait, il parlait et ma langue se desséchait. À quoi bon discuter avec un gars nourri de Charlemarx et d'autres textes sacrés du judaïsme et rompu au pilpoul talmudique comme dix Rabbi Pinhas réunis ? Je laisse passer une bonne douzaine de séraphins en pleurs avec harpes et bouilles d'enterrement pré- romantiques. L'oursin reprend vite ses droits de cité dans mes cordes vocales. Il me faut, hélas ! renoncer à rompre l'élan de cette vague puissante lancée vers la mort. Quand un gonze veut passer l'arme à gauche, impossible de l'en empêcher, même en le tuant. Par la fenêtre, je contemple la bruine qui hachure les façades et les vitres. Le poids fraternel d'une main siamoise s'appuie sur mon épaule. — C'est le hasard qui décide, grogne-t-il. Nous, on pose la bombe ou la mine, et beslama, pas plus ! Le souvenir de ma mère déchiquetée explose en moi, me glace. — Allez, viens, Mohammed, viens, c'est l'heure. À mesure que mouraient les minutes, neige invisible, sur le hall de l'aéroport, une énorme araignée tissait sa toile visqueuse dans ma poitrine. Lorsque les haut-parleurs nasillèrent l'appel des passagers pour Moscou, Hassan m'étreignit de tous ses doigts maigres et se brûla au feu de mes joues. Des armées d'oursins créaient des embouteillages dans mon gosier. — Écris-moi, croassai-je. — Bien sûr, bien sûr, mon frère, promit-il d'une voix qui aurait fait fiasco à Radio-Tunis. — Et fais bien attention à toi, con ! — T'inquiète pas, double con ! Dans ma gorge tressée, les oursins se contractent, se boursouflent. Mes yeux se gonflent de sel à éclater. Le front moite, mon frère crispe les mâchoires, sans doute pour endiguer, lui aussi, un déluge imminent. Se retournant, il se précipite vers le guichet des passeports. Je le vois de dos. Son cou de poulet émerge, incliné, du manteau gris. Des paroles de sang, des jets de lave s'engouffrent dans ma bouche qui s'ouvre toute grande comme si je suffoquais. Ma langue remue et il retentit dans mon crâne un hurlement : — Hassan ! Ils ont tué ma mère ! Comme à travers une vitre embuée, je le vois reprendre, sans hâte, son passeport, ébaucher un signe d'amitié par-dessus son épaule. La porte de verre automatique s'ouvre dans un déclic, se referme derrière mon frère. Le cri, heureusement, n'a résonné que dans mes tempes.

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Hassan nous envoya une belle carte postale figurant la place Rouge, puis, des semaines et des mois, ce fut le silence des espaces infinis qui m'effraient à mort, et Dieu sait pourquoi il ne m'écrit plus, malgré ses promesses. Il devait avoir des foules d'autres Juifs à fouetter. La mouette glissa l'hypothèse qu'il serait encore à Moscou, pris au charme de ses nuits ou aux tresses d'une envoûtante Natacha. Je l'espérais pour lui, mais concoctais mes doutes carté- siens. Si au moins les parents du Siamois avaient su l'art d'écrire, j'en aurais eu le cœur net ! Une fois en Tunisie, je ne manquerai pas de les interroger. L'angoisse me vrille. La Kebnekaise vint un jour nous faire admirer ses triplés. Déjà ils promettaient d'atteindre un jour les altitudes maternelles. Entre deux biberons et trois langes, Gôran ne trouvait plus le temps que de tourner des haïkus. Son épouse parlait de l'enfermer dans une haute tour, si possible d'ivoire, et d'en cacher la clé dans son corsage jusqu'à la naissance du chef-d'œuvre. — De nos jours, soupira l'habitant du Parnasse, tout le monde écrit à la six-quatre-deux. Le retrait de ma nationalité israélienne me fut accordé au début de décembre. Peu après, j'obtenais mon passeport suédois. Mon deuil cicatrisé, je rêvais souvent de maman et aussi de mon frère. J'entreprenais avec eux de longs voyages dans des mondes fabuleux hors du temps et de la mort. Hassan ne nous quittait jamais. Nous le protégions de la vengeance de mon père, aussi fort qu'autrefois. Gilberte, dans ses lettres, m'apprenait qu'en réalité papa ne semblait toujours pas remis du choc et sombrait dans l'apathie, malgré les soins médicaux. Il demeurait cloîtré dans sa chambre à contempler le portrait de la disparue. J'en concevais, par intermittence, un remords corrosif. Ne devrais-je pas me trouver à ses côtés, l'encourager à reprendre goût à la vie ? Mais en étais-je vraiment capable ? Je regrettais aussi de n'avoir vu ma mère avant l'horrible accident. Et pourquoi, m'interrogeais-je, me fallait-il quitter ma famille ? La date du départ approchait. Nous consacrâmes un après-midi à l'achat de cadeaux pour les parents du Siamois. Notre choix, pour Chantai, s'arrêta sur un parfum baptisé « Sortilège d'Orient » et un beau peignoir mauve, l'almée adorant se baigner. Nous passâmes un Noël paisible avec Astrid, Ragnar et Napoléon le petit qu'on parlait de faire châtrer à cause de ses trop grandes conquêtes. Kader, entre deux histoires de Jéha, me pria de lui trouver un grand couscoussier dans les souks de ma ville natale. Ismaïl, m'apprit-il, enfin convaincu que le crime ne paie pas, avait regagné son pays pour forer du pétrole. — C'est pas trop risqué de voyager, ma bichette, dans ton état ? — Mais je n'accouche pas avant le début février ! Si on part juste après Noël, y aura pas de problèmes. Nous prîmes l'avion pour Tunis un matin glacial, le 28 décembre 1969. Mon inquiétude, causée par le long silence du Siamois, l'emportait sur ma joie de bientôt revoir ma ville.

QUATRIÈME PARTIE

Tunisie

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Le fonctionnaire tunisien leva les yeux de mon passeport pour me sourire. — Vous êtes né à Sfax ? Moi aussi. Puis, de toute sa cordialité, il appliqua un vigoureux coup de tampon. Bien que nulle incisive en or ne brillât dans sa bouche, le bonhomme ne laissait pas de me rappeler l'oncle Jacob. Le car, blanchi de touristes suédois, traversait la douce lumière hivernale, longeait des palmiers, des orangers, des maisons chaulées de neige sous un ciel badigeonné au bleu. J'ouvrais grands les yeux comme pour emmagasiner toute cette radiance saturée de mille parfums connus, tenaces ou fugitifs, que je n'arrivais cependant à identifier. Attentif, j'attendais, le cœur palpitant. Mona-Lisa me serra la main. — Tu es content ? — Je crois rêver, je t'assure. — Demain, nous irons à Sfax. Alors, tu seras vraiment dans ton élément, mon lapin. Et tu auras le cœur net au sujet de Hassan. A la réception de l'hôtel, un autre moi-même, tout sourires, me tendit la clé de notre chambre en me souhaitant la bienvenue en arabe, et je le remerciai en cette langue chaleureuse. Les garçons, au restaurant, se montrèrent bien plus serviables que ne l'eût suggéré leur salaire. Entre les plats, nous parlions cuisine en un tunisien fort épicé. Quand ils apprirent que je n'avais pas revu le pays depuis 1955, ils sifflèrent sur les soupières et n'en crurent pas leurs jeunes oreilles. Ils ne gardaient aucun souvenir de la Tunisie du temps des Français, car ils ne devaient pas avoir plus de quatre ou cinq ans à la proclamation de l'indépendance. Le lendemain matin, le petit déjeuner à peine expédié, nous nous engouffrâmes, munis de nos cadeaux, dans une petite 4 CV de louage à destination de Sfax. Le chauffeur, un hercule, se recroquevillait sur son volant. Je lui parlai avec chaleur du climat suédois, et il me dit sa froideur à l'endroit du beau soleil de notre pays natal que je buvais des yeux à droite, à gauche, devant moi. Je comparais les paysages, tissés à toute allure sur la vitre, avec les souvenirs du même parcours effectué quinze ans plus tôt. — Sfax a beaucoup grandi ces dernières années, m'assura le colosse, tout fier. C'est une très belle ville, maintenant. — Et les Tunisiens vivent mieux depuis l'indépendance ? — Absolument !... En tout cas, on est bien contents de s'être débarrassés des Français et des Juifs ! Pour des raisons compréhensibles, je jugeai prudent de ne pas lui narrer mon inquiétant passé. Je ne tenais pas à me retrouver avec Mona-Lisa et nos cadeaux devant le fameux amphithéâtre d'El Djem avec, pour toute compagnie, le vent de l'histoire. — Dites-moi, poursuivit-il, est-ce qu'il y a des mosquées en Suède ? — Ça, franchement, je ne saurais vous dire. Pour exprimer sa désapprobation, à peine trouva-t-il, dans sa voiture, l'espace nécessaire à un hochement de tête. — Ô mon frère ! Pourquoi vis-tu en terre étrangère, en pays d'infidèles où tu ne trouves pas même le réconfort d'une mosquée ? Pourquoi ne pas regagner le bercail paternel et t'installer sur le sol de tes aïeux ? — Une bien longue histoire ! répondis-je, pensant à mon roman inachevé. De l'horizon, les bouquets gris-vert, d'une belle régularité, accouraient vers nous. C'était la grande marée des oliviers qui encerclait Sfax avant de rejoindre la mer. — Où désires-tu, ô frère, que je te dépose ? Comme nous brûlions d'envie de flâner un peu dans la ville, je faillis nommer l'avenue Jules-Gau. Mais, instruit par Hassan des transformations survenues dans la toponymie, je lançai : — Avenue Bourguiba, s'il vous plaît ! Nous descendîmes dans un fourmillement humain. Surtout des hommes, les plus âgés coiffés de chéchias. Dominant l'avenue, la municipalité se dressait, imposante, avec sa coupole claire, sa tour aux fines ciselures. Un drapeau tunisien rouge et blanc s'agitait comme une flamme à la place du vieux tricolore qui, sans doute, languissait dans quelque mairie de la banlieue parisienne. Plusieurs femmes, surtout celles d'un certain âge, se voilaient encore d'un ample hrem blanc. Les jeunes, en revanche, ne faisaient nul effort pour dissimuler leur impressionnante beauté qui courait les rues et sautait aux yeux des hommes. Tandis que Mona-Lisa et moi déambulions d'un pas lent, je cherchais en vain à reconnaître les visages. Nous nous dirigions vers la voûte de la Casbah. Sur toute l'étendue, on avait planté du gazon, installé des bancs. Mona-Lisa photographiait, infatigable, pour m'aider dans ma lutte contre le désert de l'oubli qui dévore tout sur son passage. À la devanture d'une pâtisserie où s'étageaient gâteaux de sésame, beignets au miel et autres friandises trop douces pour ce bas monde, j'aperçus un large récipient où fumait une bouillie de sorgho qui me fit le même effet qu'au chien de Pavlov. — Ça, ma chatte, faut absolument y laper un coup. — Qu'est-ce que c'est que cette grisaille ? On s'en sert dans la construction ? Je la rassurai, fis l'éloge du mets, en commandai trois tasses, et j'en ingurgitai deux. La tourterelle vous picorait cela par pure civi- lité, mais on voyait bien qu'elle en avait ras le bol. Un grand escogriffe vint clopiner sur les lieux, porteur d'une haute gargoulette fermée d'un bouchon de fibre. Les divins effluves du legmi se remirent à me titiller la luette après quinze ans d'aridité, et, de nouveau, j'imitai le chien du Russe. — Quatre verres, s'il vous plaît. Le marchand me dévisagea, étonné de ne pas voir en moi un bédouin épuisé à demi mort de soif comme le veut la chanson, et me servit. Bien entendu, j'éclusai trois verres, force beignets à l'appui. Ma gazelle, l'œil distrait, sirota le quatrième en se pinçant le nez. Ces libations achevées, je fonçai sur un patriarche accroupi à l'entrée de la Casbah. La tête entourée d'une serviette éponge, il vendait placidement ses petits bouquets de jasmin. Les vénérables remparts de la ville arabe n'avaient pas vieilli d'un jour. Une longue pelouse, à présent, les bordait. A gauche, je revis la nouvelle synagogue, achevée juste avant notre départ. Au milieu de la façade, une large étoile de David surmontait les arcs de sept longues et étroites fenêtres. En y regardant de plus près, on remarquait quelques vitraux brisés, sans doute pour permettre aux prières de mieux s'envoler vers le ciel. En longeant le lycée, je crus rêver : sur son vélomoteur, Paul de Montgelas, hagard, fuyait un Palafacci impeccablement peigné, rictus aux lèvres, engoncé au volant d'une voiture blindée. L'appareil photo en position, Mona- Lisa me pria de lui désigner l'épicerie de Yossef, et je fus bientôt en mesure de m'exécuter. L'échoppe, grignotée par les ans et les rats, avait bien rétréci. La mouette se posta crânement face à la porte étroite afin de l'éterniser. Puis nous continuâmes notre promenade sur l'avenue Ferhat-Hashed, jalonnée d'arbres blancs de poussière, sous un ciel désertique. Nous voici enfin devant l'immeuble qui me vit naître et grandir : une bâtisse jaunâtre, en vérité bien commune, plutôt basse. Au rez-de-chaussée, quelques fenêtres à barreaux verts, aux persiennes turquoise, perçaient la façade. Les balcons du premier étage, verts, enjolivés de ferrures en arabesques, s'élevaient à faible hauteur. Derrière l'un d'eux, la vieille propriétaire de l'immeuble, Mme So- prano, soucieuse du bon ton, avait coulé des jours tranquilles, sans jamais hausser la voix. En passant devant sa porte, le galapiat le plus chahuteur devait marcher sur la pointe des orteils lorsqu'il montait à la terrasse chercher le linge maternel qui séchait ou prendre une douche bien méritée dans la buanderie. — Voilà, ça, c'est l'immeuble, déclarai-je à Mona-Lisa, après une minute de silence observée par respect pour la mort du passé antérieur. L'appareil photo but de l'œil ce monument aux souvenirs ressusci- tés. Un coup sec planta une borne dans le sable toujours mou- vant des jours. Je me l'étais imaginé, me semblait-il, plus mémorable. Ainsi, c'était donc cette pauvre petite chose que j'avais si longtemps rêvé de revoir ? Maman m'avait raconté que, dans les années quarante, une jeune Italienne s'était suicidée d'un de ces balcons. Cela, sans doute, avait contribué à fausser mon estimation de la hauteur du bâtiment. À ma surprise, je ne vis point d'enfants sur le trottoir. Ni d'autres qui laissaient, comme moi jadis, pendre leurs jambes entre les barreaux des fenêtres. La porte, je me l'étais représentée plus large. Mona-Lisa me fit observer, au-dessus de l'entrée, un motif en fer forgé dont j'avais, tout mon âge adulte, oublié l'existence. Il me revint à l'esprit de l'avoir contemplé, rêveur, dans mon enfance. Comme autrefois, d'opaques d'araignée le parcouraient. Nous nous engageâmes dans la fraîche pénombre du couloir. Le regard tourné à gauche, je laissai glisser mes doigts sur la porte jaune sable. — Ça, c'était notre appartement. Une seconde, je me demandai si elle avait toujours revêtu cette couleur, et ma mémoire, presque aussitôt, me fournit une réponse affirmative. Longeant l'escalier, j'eus à peine éprouvé, avec plaisir, la sensation lisse de la rampe que nous nous trouvâmes devant la porte, entrouverte, des Ben Chaaban. Je frappai, le cœur galo- pant. — Ce qu'ils vont être surpris ! chuchota Mona-Lisa, excitée, comme se livrant à un jeu. — Qui est là ? nous criait-on de l'intérieur. Je reconnus la voix de Fatma, la mère du Siamois. — C'est moi ! répondis-je tout joyeux, sans dire mon nom, pour prolonger le plaisir de l'attente. Lorsqu'elle arriva sur le seuil, Fatma ouvrit toute grande la porte et, surprise, nous dévisagea comme si elle ne m'avait jamais vu. Quoi d'étonnant ? Lors de nos adieux, j'étais un frêle garçon de seize ans qui en paraissait treize. Elle avait bien vieilli, Fatma. Jadis d'une belle prestance, son corps s'affaissait, et le regard stagnant n'exprimait qu'une profonde lassitude. Les cheveux, autrefois d'un noir lustré, tournaient au gris cendre. Tandis qu'elle interrogeait nos visages, je fus frappé par une vague tristesse qui voilait ses yeux. Néanmoins, le cœur tout chaud de la revoir, je lui souris. — Tu ne me reconnais pas, mère Fatma ? lui demandai-je. Il est de bon ton, chez nous, d'appeler « mère » toutes les femmes dont on aurait pu être le fils. Elle me sourit faiblement, incapable de m'identifier, glissa un regard interrogateur sur Mona-Lisa comme pour obtenir de l'aide. — Je suis Mohammed Cohen ! Le fils de Leila ! m'écriai-je. Elle s'exclama, stupéfaite, et sur son visage rayonna une joie soudaine, intense, qui, un instant, dissipa sa tristesse. — Mohammed ! Oh mon Dieu ! Entre, mon fils, mais entre donc ! Lorsque je la serrai contre moi, j'éprouvai le douloureux sentiment d'embrasser ma propre mère. Ses larmes mouillaient mes joues, mes paupières se gonflaient. Une avenante demoiselle et deux gaillards qui ressemblaient au Siamois nous contemplaient, éberlués. Ils étaient si jeunes à notre départ de Tunisie qu'à les croiser dans la rue, je ne les aurais jamais reconnus. Mona-Lisa et moi embrassâmes tout le monde, offrîmes nos cadeaux. L'adolescente nous apporta deux verres d'orgeat. — Ah ! quelle surprise ! quelle merveilleuse surprise ! répétait Fatma. Après avoir dégusté la rafraîchissante boisson, je lui fis part de mes inquiétudes. — Hassan ne m'a pas écrit depuis longtemps. Comment va-t-il ? Le visage de Fatma trembla dans une expression de douleur. — Ah ! si tu savais, mon fils !... Mon pauvre Hassan ! Mon pauvre enfant ! Les sanglots la secouaient, étouffaient ses paroles. Mon cœur se recroquevilla et mon dos se hérissa de pointes glacées. — Mais qu'est-ce qui s'est passé ? demandai-je, redoutant le pire. — Tu verras toi-même... Tu verras toi-même..., hoquetait la malheureuse entre ses sanglots. Il sera ici d'une minute à l'autre. Son frère Salah l'a sorti prendre l'air. — Comment, « l'a sorti » ? Il... Un des jeunes garçons m'apprit que Hassan était paralysé des bras et des jambes. Mes artères avaient gelé. Je me tus, glacé, longtemps, sans force. Des vagues de frissons m'envahissaient. Mon gosier se nouait. Il montait à mes paupières une brûlure de feu. Alarmée par ma réaction, Mona-Lisa voulut en connaître la cause. Au prix d'efforts, je pus articuler une explication. Elle ouvrit de grands yeux, se frappa la bouche de sa main ouverte. — Mais comment... comment ça s'est passé ? bégayai-je. Un des frères de Hassan répondit, un peu gêné : — Il a reçu un éclat d'obus... Dans la colonne vertébrale... Là... sur la nuque... Il venait juste d'arriver au Liban. Il était dans un camp de Palestiniens, et les Israéliens sont venus les bombarder avec leurs avions. Je baissai la tête en soupirant. J'avais honte. Aussi grande honte que si j'avais été le pilote responsable. Et ma honte, amère, se mêlait à ma douleur viscérale. La même douleur qu'à la mort de ma mère. L'unique, vieille et absurde cruauté avait, en peu de temps, foudroyé deux êtres chers à mon cœur. Morne, dégoûté, je contemplais le carrelage et nous gardions tous le silence. Au bout d'un instant, Hassan, raide dans un fauteuil roulant, fut introduit dans la pièce. Il portait un épais pull-over et un châle palestinien rouge et blanc comme une écharpe autour du cou. L'effroyable maigreur de mon frère m'accabla. M'apercevant, il étira ses lèvres en un sourire serré, un peu triste, et des plis profonds creusèrent ses joues décharnées. Quoi ? C'était lui, le garçon espiègle avec qui j'avais grandi ? — Salut Mohammed, me dit-il, merci d'être venu. Je m'inclinai vers lui, et quand je l'embrassai, je ne fus plus capable de maîtriser toute cette eau brûlante qui jaillissait de mon cœur et m'inondait les yeux. Au chagrin qui me secouait s'ajoutait une colère dirigée contre je ne savais trop quoi, sans doute contre Hassan qui était allé se fourrer dans ce guêpier, contre moi qui n'avais su le retenir, contre les Juifs, les Arabes et tout le monde qui ne remuait pas le petit doigt pour empêcher ces écœurantes pratiques d'abattoir. J'avais envie de vomir toute mon amertume rageuse à goût de purin, me vomir moi-même tout entier jusqu'à la dernière goutte de vie et de conscience. — Oh ! Hassan... Hassan, murmurai-je, quelle histoire dégueu- lasse... Quel bordel... Si tu savais ce que je ressens !... — Oui, Mohammed, tu vois... Je suis en pleine merde... Mais que veux-tu ? Il faut prendre ça avec sang-froid. Qu'est-ce qu'on peut faire ? J'admirais son stoïcisme. Il avait donc dépassé le stade du désespoir et de la révolte ? Ou dissimulait-il sa douleur ? Cet homme impotent, au visage ratatiné d'amertume, était-il encore le même Hassan que j'avais connu, ou un être nouveau, modelé, crucifié par le temps et les circonstances ? Ah ! comme cette expression résignée s'alliait mal au joyeux souvenir que je garde encore de lui ! Il est bien révoltant d'assister, impuissant, à la déchéance physique d'un homme, surtout jeune, de le voir dégénérer en une ombre de chair, vivante mais sans vie. Salah s'en fut relayer son père à l'épicerie. À cause de la maladie, Mahmoud ne trouvait la force de s'y occuper qu'une ou deux heures par jour. Il arriva, lentement, appuyé sur une canne. Le voilà donc devenu ce vieillard tassé, blanchi, taciturne, au visage las, tuméfié. Il traînait ses babouches et, une fois entré, se débarrassa en soufflant de sa chéchia. Pour le reste, il s'habillait à l'européenne. L'année de notre départ, il trottait d'un pas leste et se passait fort bien de bâton. — Sois le bienvenu, Mohammed, dit-il d'une voix sibilante. Et vous aussi, madame. Il nous embrassa sur les joues, s'assit en soupirant de fatigue. Sa fille lui apporta aussitôt un grand verre d'eau qu'il but à petites gorgées. Il parlait français, et Mona-Lisa le comprenait assez bien. — Je suis un homme malade, madame, dit-il, et vous voyez ce qui est arrivé à mon fils. — C'est terrible, dit Mona-Lisa. — Oui, mais c'est le destin. Qu'est-ce qu'on peut faire ?... Allah ! ajouta-t-il en levant faiblement l'index. Il soupira, demeura silencieux et proposa, d'une voix lasse : — Parlons d'autre chose... Comment vas-tu, Mohammed ? — Moi ça va, Mahmoud, merci. — Allah soit loué. Et le bébé, c'est pour quand ? demanda-t-il avec un léger sourire en désignant le ventre ballonné de Mona- Lisa. — Le mois prochain, n'est-ce pas ? devina Fatma, la sage- femme. — Exactement ! Ça sera pour février. — Inch' Allah !... Et tes parents, ils vont bien ? — Oui, merci, très bien, mentis-je après avoir dégluti. — Eh bien, ça me fait plaisir, dit Mahmoud. Embrasse-les bien de notre part. — Ah ! comme j'aurais voulu revoir ta mère ! s'exclama Fatma. — Quand il y aura la paix là-bas, on pourra tous se revoir, inch' Allah, rêva Mahmoud, le regard lointain. — Il n'y aura jamais la paix là-bas, répliqua sèchement Hassan. — Où sont vos valises ? demanda le père, ignorant la prophétie du fils. — À Sousse. À l'hôtel. — À l'hôtel ? Pourquoi ? Apportez vos bagages ici, voyons ! Vous devez habiter chez nous, bien sûr ! — Mais... — Restez, pria le Siamois, ça me fera grand plaisir. — Vous avez vraiment de la place ? demandai-je. — Bien sûr qu'on a de la place ! m'assura Mahmoud. Nous avons acheté tout l'immeuble à Mme Soprano. Si vous voulez, on peut vous loger dans l'ancien appartement de tes parents. Il est vide. On avait pensé le garder pour Hassan, si un jour il se marie... — Moi, je suis marié à mon fauteuil roulant ! plaisanta mon frère, et le nœud, dans ma gorge, se resserra. Étrange sensation que de revivre sous le toit où mes sœurs et moi avions grandi. Entre ces murs, j'avais bouillonné de mille pensées, rêvé à mon avenir d'adulte, que jamais je n'avais imaginé comme ma vie présente aux côtés de Mona-Lisa. Dans cette pièce, j'avais joué, discutaillé avec Hassan, fait mon marché arabe, palpité à la lecture de livres dont les mots et les personnages, aussi tangibles que des êtres de chair, surpeuplèrent mon enfance. Dans cet espace, tant de voix familières avaient résonné. Cris déchirants, rires et chants cristallins, bruyantes algarades, taloches parfumées. Néanmoins, je dois dire à mon grand regret que je ne m'y retrouvais pas tout à fait. C'était, certes, le même appartement, mêmes murs, et de même couleur, mêmes motifs au carrelage, mêmes persiennes turquoise, mêmes barreaux à la fenêtre. Avais-je donc, toutes ces années, entretenu dans ma mémoire une fausse image de cette maison ? J'en doute. Cette impression de décalage provenait surtout, je crois, de l'absence des êtres qui jadis y habi- taient ou vivaient aux alentours. Pas seulement ma famille, mais aussi les Pariello, Taronello, Bchiri et tant d'autres. Les Ben Chaaban, hélas ! sont changés. Les enfants grandissent, les adultes vieillissent. Tout cela modifie la qualité, la trame des bruits et des rumeurs. La rue retentissait de langues variées, de voix diverses, aujourd'hui évanouies. Et je ne retrouve plus les parfums. De la porte des Pariello et des Taronello, il s'exhalait des arômes maintenant disparus dans ce quartier. Dans l'appartement où je séjourne avec Mona-Lisa, comme dans une chambre d'hôtel, il ne reste rien de ce qui constituait mon foyer. Ni les eaux de remue-ménage, ni les odeurs d'épices et de friture, ni les senteurs brillantinées, ni les mille objets qui animaient notre maison : la table boiteuse couverte d'une vieille nappe en toile cirée à motifs de chameaux et de palmiers, l'armoire basse passée au brun puce ou la corbeille de roseaux tressés pleine de linge odorant et chaud séché au soleil de midi. Aujourd'hui, seuls meublent la pièce deux lits et une table jaune, empruntés aux Ben Chaaban. D'odeurs, point de trace. Au réveil, je n'entendis ni le sifflet du train ni les roues crissantes des charrettes. J'avais, comme de coutume, la langue maternelle de Mona-Lisa sous la mienne. Ma bichette dormait encore. Son baiser, long d'une nuit, avait goût de bonbon suédois, d'ambroisie dont seuls les dieux nordiques avaient dû connaître le secret. Alors, je la couvris de bises à bouche que veux-tu et plutôt bruyamment, car nous avions oublié d'emporter le réveil-matin. Après le café au lait et les tartines à la confiture, j'annonçai : — Maintenant, chérie, on va chez Chantal. Je pousse le fauteuil roulant de mon frère devant moi, et nous voilà dans la légèreté du soleil matinal. — Tu te rappelles encore le chemin ? demande Hassan, taquin. — Je m'y retrouverais les yeux fermés ! Tournant à droite, nous enfilons l'étroite ruelle où une romance arabe se répercute, à soixante-dix-huit tours de chant par minute, sur les façades. Un caniveau stagnant coupe le milieu du pavé sur toute sa longueur. Droit devant nous, je reconnais le mur éblouissant de la prison qui bouche l'air libre et les horizons nouveaux. — Elle voit mal, très mal, me prévient Hassan. Elle est presque aveugle. Bien entendu, c'était le vieux phonographe de Chantal qui s'en donnait à cœur joie. Nous dûmes, en frappant, couvrir les effets sonores de tout un orchestre. La musique finit par faire demi-tour, et Chantal vint nous ouvrir, un sourire cordial d'un coin à l'autre de sa bouche, bien qu'elle ne vît pas plus loin que le bout de ses longs cils. Pour des raisons d'âge, elle teignait en roux ses cheveux serrés par un épais ruban aurore de même couleur que son peignoir étroit. Elle avait acquis une rotondité considérable et son visage, de l'enflure. Ses bajoues, le double menton pendillaient, flasques, tremblaient aux moindres mouve- ments. Les yeux, jadis pétillants, avaient perdu leur lumière. Sans doute nous voyait-elle comme à travers une vitre sale, un jour pluvieux d'automne, sur la côte ouest de la Suède. — Bonjour, ma mère, annonça Hassan, je t'amène deux visiteurs qui viennent de très loin. Évidemment incapable de nous identifier, Chantal répondit : — Ils sont les bienvenus ! Sa voix, mélodieuse, charmait encore. — Ils sont venus spécialement de Suède pour te voir. C'est Mohammed Cohen et sa femme ! — Oh ! Mohammed ! Mon petit Mohammed ! jubila-t-elle, la voix pleine de jeunesse musicale. Que je suis contente que tu te souviennes encore de moi. Entre ! Entrez ! Nous pénétrâmes dans la fraîcheur, et ma vieille amie referma la porte au nez des mouches. A plusieurs reprises, elle m'embrassa les joues, me palpa la face de ses mains chaudes, pensives, harnachées de pierreries. — Mais tu es devenu un vrai homme ! Mon petit Mohammed ! Quand je pense que tu ne m'as pas oubliée ! Mona-Lisa aussi eut droit aux bisous. Après lui avoir caressé le visage, Chantal m'assura que ma femme était bien jolie, mais qu'elle ne devrait pas se priver de bons gâteaux. Sur quoi, elle nous en offrit une bonne douzaine que nous engloutîmes sans laisser de traces. Autant que je pusse m'en souvenir, l'appartement, depuis ma dernière visite, n'avait guère changé. Le canapé semblait un brin poussiéreux, et la plaque de verre se fêlait le long du corps de la dame nue au clair de lune. Chantal huma longuement le « Sortilège d'Orient » et faillit se pâmer. Sa joie ne connut point de bornes quand nous lui décrivîmes, en termes fleuris, le large peignoir uni qu'elle avait déballé avec un enthousiasme d'écolière. Elle tint à l'essayer sur-le-champ. Il la serrait de partout, menait un combat inégal contre la chair, mais, prétendit-elle, il lui allait comme un gant. L'excellente femme nous apprit qu'elle avait depuis quelques lustres cessé de rencontrer des hommes et laissé les éreintants tours de hanches aux plus jeunes. À quoi s'occupait-elle ? Comment menait-elle sa vie ? Nuit et jour, à tout moment de toute façon perdu, elle écoutait ses bons gros disques immortels qui tournaient à une allure d'années folles pour faire passer le temps plus vite. Bref, elle se souvenait des jours anciens mais pleurait rarement, car, mon Dieu, à quoi bon. Puis elle nous exhiba ses costumes moirés, chatoyants, miroitants, minimaux, aguichants et ensorceleurs dans lesquels, depuis l'âge de déraison, elle s'était livrée à ses épuisants travaux publics. — Vous voulez un de mes costumes, madame ? proposa-t-elle à Mona-Lisa dans un français aux airs bien roulés. — Mais, madame, je ne saurais accepter un si beau présent ! piailla ma nordique mouette, usant d'une phrase négative au conditionnel présent que les intéressés trouveront au paragraphe 975 D de la Grammaire Française Épluchée à l'Usage des Étran- gers. Mais Chantal ne voulut l'entendre ni de cette oreille ni de l'autre. — Mais bien sûr que vous pouvez l'accepter ! Gardez-le, je vous en prie ! Qu'est-ce que je vais en faire, moi ? Gardez-le en souvenir de moi ! Et elle choisit, à l'intention de ma roitelette, l'habit le plus minuscule qu'elle pût voir dans sa garde-robe. — Cet après-midi, si vous le voulez bien, je pourrais vous apprendre à danser du ventre, lui promit-elle. Un vrai jeu d'en- fant ! — Ça sera un peu difficile, répondis-je dans ma fierté de futur père, Mona-Lisa aura un bébé le mois prochain ! — Oh ! Mabrouk ! Mabrouk ! Mes félicitations ! Alors, revenez après l'accouchement !

Pendant tout notre séjour à Sfax, où que nous allions, je poussais le fauteuil roulant du Siamois. Au début, Mona-Lisa nous accompa- gnait volontiers, traînant avec vaillance son encombrant bedon. Mais bientôt, consciente de ses limites, elle préféra demeurer en compa- gnie de Fatma ou de Chantal à éplucher sa grammaire ou les pommes de terre du dîner. Ainsi elle acquit, en peu de jours, quelques vocables arabes dont elle se gargarisa. Hassan désirait souvent revoir la mer avec moi. Il y avait une bonne trotte à parcourir. Parfois nous prenions un taxi. Silencieux, mon frère contemplait, droit devant lui, les gigantesques masses d'eaux déchaînées. Le vent, dans sa démence, chevauchait l'écume des vagues dont il tentait, mugissant, de couvrir le fracas. Et la mer inspirait, expirait avec fureur. Nous nous taisions. Inutile de chercher à se faire entendre. À quoi pensait-il donc, assis devant moi avec son corps inerte, son visage humilié, ma main sur son épaule ? Tous mes souvenirs de ces rivages étaient aussi des souvenirs de Hassan, mon frère siamois, qui, par miracle, avait survécu à la brutale intervention perpétrée contre sa chair. Mais combien de temps encore allait durer ce répit, ce sursis, cette jeune épave où, déjà, la mort avait enfoncé un croc ? Quand il désirait fumer, il devait me le crier dans l'oreille à cause du vacarme de la mer. Je sortais le paquet de sa poche, portais la cigarette à ses lèvres et l'allumais, protégeant la flamme de ma main. Quand il n'aspirait pas, je lui ôtais la cigarette pour éviter que la fumée ne lui entrât dans les yeux. Un après-midi, il voulut voir un match de football. Je me demandais ce qu'il éprouvait, voyant ces jeunes athlètes foncer, agiles, sur leurs jambes musclées qui, d'un coup vigoureux, envoyaient le ballon à l'autre bout du terrain. Chaque fois qu'un joueur, après des manœuvres particulièrement habiles, réussissait à placer un but, les yeux de Hassan brillaient comme autrefois. C'était, je me souviens, un jour torride. Le soleil irradiait ses feux dans un ciel desséché. Moktar avait vendu son café à un ami encore jeune et venait chaque soir y gaspiller son argent. Du temps, rien de plus normal, lui avait neigé sur les cheveux. Malgré les rides et l'affaissement du menton, la peau luisait, comme les yeux, remarquables de jeunesse. Grâce à quelque secret savoir, semblait-il, Moktar conservait sa dignité calme, sa belle expression de noblesse. Il égrenait un chapelet d'ambre, sirotait un minuscule verre de thé noir, écoutait les cricris. Il me reconnut sans hésiter malgré la rapide chute du soir et, d'emblée, évoqua la grande nuit magnétique où il joua du qanoun rien que pour moi. — Alors, Mohammed ? Tu veux toujours apprendre ? — Ça m'aurait fait tellement plaisir ! Seulement voilà, dans dix jours, on part ! — Dommage. Mais si vous voulez, vous pourrez revenir demain soir. J'apporterai mon instrument. Assis sous un arbre poussiéreux, nous l'écoutâmes, électrisés. Jamais Moktar n'avait joué ainsi. L'air, cette nuit-là, se chargea de frissons. Jaloux, les grillons se turent et transportèrent leurs pénates dans un autre quartier. Ma vieille école primaire nichait à deux quartiers des Ben Chaaban. Naturellement, on avait ôté l'ancienne plaque où s'inscri- vait, en hautes lettres gravées : ÉCOLE AMÉDÉE GASQUET. Comment pouvais-je me sentir perdu dans cette cour minuscule tel un mouchoir de poche ? Là, sous le préau, Gérard, au grand bonheur des passereaux, dévora ses inoubliables tartines. Dans cette petite classe aux bancs de poupée, j'avais séché, sué sur l'hypoténuse qui s'envola par la plus haute fenêtre de mon souvenir. Aujourd'hui, toutes ces salles vibrent des versets du Coran, chantés par des chœurs d'enfants arabes. Où sont les nuages d'antan ? pensai-je, mais je n'osais l'avouer au Siamois, de peur qu'il ne m'accusât de tendances néo-colonialistes. Soulagé, je l'entendis me confier : — Tu sais, elle était chouette, Mlle Dujardin, avec toute sa craie. Dommage qu'elle soit partie ! D'humeur pédagogique, nous allâmes revoir le lycée. — À part les Dumas, m'informa le Siamois, tous les profs sont nouveaux. D'abord, monter dire bonjour au directeur, un Arabe affable, inconnu de moi. Puis nous traversâmes les couloirs attenant aux classes où mijotaient, dans une mer d'encre violette, savoir, esprit, bêtise noire, peurs bleues, rêves d'or aux ailes rognées, espoirs tendus, questions et angoisses éternelles, Pascal, Euclide et Archi- mède. Par une fenêtre, j'aperçus M. Dumas, blanchi sous le harnois, courbé d'ans et de chiffres arabes astronomiques. Dans un français chevrotant, il initiait ses disciples aux arcanes de l'hypoténuse. — Tu veux qu'on entre lui dire bonjour ? proposa le Siamois, l'œil espiègle. — Aujourd'hui, ce n'est pas le bon jour. Dans une classe adjacente, Mme Dumas s'étalait sur la Dame aux camélias en une langue autrement fleurie que celle de son époux. Pour qu'on l'identifiât plus aisément, elle se teignait en blond et jugeait utile de conserver quelques-unes de ses bonnes et dues formes. Enflammés d'un zèle exemplaire, les cancres burinaient sur leurs pupitres la divine silhouette de l'enseignante dans le plus simple appareil, à moins que l'objet de leur obsession ne fût la Dame aux camélias elle-même. Le lendemain, 5 janvier 1970, Hassan me demanda si, d'aventure, j'éprouvais quelque nostalgie à l'endroit du salon de coiffure où mon père mania le rasoir et où j'avais balayé les restes. Brillante idée, Hassan ! Nessim y travaille encore ? Bien sûr ! Toujours fidèle au poste ! Et qui a remplacé mon père ? Un Arabe. Tu ne le connais pas. Les senteurs capiteuses attiraient des essaims de clients et de mouches. Sur les sièges où Branlard, Martin et Allouche avaient narré leurs carnages, trois Arabes tuaient le temps au moyen d'un journal local, à défaut d'horripilants Mémoires de guerre. Quand je lui eus révélé mon identité, Nessim bégaya, toussa, n'en crut ni ses yeux ni les lunettes dont il se servait depuis peu comme bâton de vieillesse. Les bras et les ciseaux lui en tombèrent. La première émotion passée, il proposa de nous faire la barbe et les cheveux à l'œil. Son client, parfumé, calamistré, embelli jusqu'aux limites de l'impossible, lui remit quelques maravédis, et un jeune Arabe déluré vint manier la brosse à ma place. Nous attendîmes notre tour qui arriva sans se presser. Tandis que Nessim me rognait la crinière aux ciseaux à effiler, il procéda, en un français cousu de fil bleu et blanc, à une discrète interview : — Et comment ça va, « là-bas » ? — Là-bas ? Très bien, merci. — Ton père, il coupe encore les cheveux, « là-bas » ? — Non, là-bas, il construit des maisons. Mais il aura bientôt fini. En présence des Arabes, il n'osait pas même prononcer le mot « Israël ». Pour ne pas l'embarrasser, je m'abstins de l'interroger sur la situation des Juifs en Tunisie. — Donne bien le bonjour à tes parents, Mohammed. J'espère que je pourrai partir les voir un jour. Nous dirigions nos crânes parfumés vers l'avenue Ferhat-Hashed quand mon frère voulut savoir si j'avais mis les pieds à la synagogue depuis mon arrivée. —- Pas encore. — Tu plaisantes, comme toujours ! — Je ne plaisante jamais. Je le jure par Dieu. — Alors, tu es un bien mauvais demi-Juif. Et je parie que tu ne te rappelles pas même une demi-prière. — Exact, Hassan. Dieu m'est témoin. — J'en connais encore une bonne douzaine, moi. — Bon, alors, un pèlerinage s'impose. — Non, Mohammed... Je t'attends dehors... Derrière la synagogue, dans un appartement exigu, sombre, mal aéré, une poignée de vieux Juifs, hommes et femmes, démunis, malades, vivotaient en prenant soin du temple. Une des malheu- reuses, alitée, enflée de manière effrayante, m'observait, les yeux hagards. À pas comptés, un vieillard chétif, hâve, ratatiné, me montra l'intérieur du tabernacle. Il se souvenait bien de mon grand-père, voulut savoir où il demeurait. — À Jérusalem, répondis-je, ce qui, dans un certain sens, était vrai, puisqu'il s'y trouvait enterré. L'homme hocha la tête, le regard envieux, rêveur. — Oui, comme vous voyez, il y a des vitraux cassés. Les enfants jettent des pierres, pour s'amuser. Et c'est surtout aux grandes fêtes que nous sommes assez nombreux pour célébrer le service divin. Je lui serrai quelques billets dans la paume. — Pour l'entretien du temple, expliquai-je, espérant qu'il s'en servirait pour acheter des nourritures terrestres. Quand je sortis de la synagogue, la nuit était déjà tombée. Hassan m'attendait, seul dans l'obscurité. Je m'excusai, lui boutonnai son blouson à cause de la fraîcheur du soir. Chemin faisant, je m'avisai que, toute cette semaine, j'avais croisé un fort petit nombre de mendiants. Selon Hassan, néanmoins, beaucoup de gens souffraient encore de la misère. Je poussai le fauteuil roulant le long de l'avenue silencieuse et humide. Nous nous taisions. Cette visite m'avait laissé pensif, mélancolique. Le Siamois, sans doute fatigué, ne me posa pas de questions. Presque arrivés, nous entendîmes, stupéfaits, des you-yous joyeux provenant de nos persiennes closes : assistée de Fatma, Mona-Lisa venait de mettre au monde, un mois trop tôt, un petit garçon roux dans la maison où j'avais vu le jour.