Mohammed Cohen
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MOHAMMED COHEN CLAUDE KAYAT MOHAMMED COHEN roman ÉDITIONS DU SEUIL 27, rue Jacob, Paris VIe CE LIVRE EST PUBLIÉ DANS LA COLLECTION MÉDITERRANÉE DIRIGÉE PAR EMMANUEL ROBLÈS ISBN 2-02-005915-0 © ÉDITIONS DU SEUIL, 1981. La loi du 11 mars 1957 interdit les copies ou reproductions destinées à une utilisation collective. Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite par quelque procédé que ce soit, sans le consentement de l'auteur ou de ses ayants cause, est illicite et constitue une contrefaçon sanctionnée par les articles 425 et suivants du Code pénal. A ma famille. PREMIÈRE PARTIE Tunisie 1 — Ô cher père, supplia ma future maman, permets-moi d'épouser Moïse Cohen ! — As-tu perdu la tête, Leila ? Ce Moïse Cohen doit être un Juif ! rugit grand-père, un Arabe du Sud tunisien, en s'arrachant le turban. — Mais, cher papa, s'entêta ma mère, quelle importance qu'il soit juif ou musulman ? Ne sommes-nous pas tous aussi circoncis les uns que les autres ? Grand-père aurait répondu qu'on ne saurait fonder une cochonnerie de mariage mixte sur un aussi minable détail. Que Juifs et Arabes s'accordassent pour abhorrer le porc n'arrangeait en rien les choses. — Mais enfin ! Comment as-tu pu tomber amoureuse d'un Juif, ma petite Leila ? N'as-tu donc point de coeur ? La malheureuse soupira profondément sans desserrer les dents. Grand-père, cependant, ne permit point à un soupir de femme d'avoir le dernier mot. Il continua, dans un dialecte sud-tunisien des plus purs, à semoncer sa fille, l'exhortant à écouter la voix de sa faible raison féminine. — Et tes futurs enfants, infortunée, y as-tu même pensé ? Si vous avez un fils, que Dieu nous en préserve, comment allez-vous donc l'appeler ? Abraham ? Isaac ? Jacob ? — Je lui donnerai pour nom Mohammed, celui que tu portes, promit ma future mère pour apaiser le pieux courroux du vieil- lard. Mais il ne se laissa pas corrompre si aisément : — Allah ne m'a-t-il point assez châtié lorsqu'il m'affubla de sept vauriennes de filles avant d'appeler ta valeureuse mère — que son âme repose en paix — en son saint paradis en raison d'une épidémie de typhus ? Faut-il de surcroît que Leila, la plus chérie de mes filles, épouse un Juif en l'automne de ma vie ? Ma future maman objecta qu'elle n'y pouvait rien, que c'était écrit, mektoub ! le destin ! — Je décide moi-même du destin de mes filles ! Je m'en vais t'enfermer pendant mille et une nuits ! Jusqu'à ce que ton fol amour s'épuise de lui-même et, privé de son ignoble objet, dépérisse ! Grand-père, on le voit, incarnait l'éloquence et la poésie, car il était oriental et habitait un désert où les voix disertes sont fort prisées des multitudes. Ayant muni ma mère d'un luth afin qu'elle consumât sa jeunesse à chanter sa douleur, il l'enferma à double tour. Puis il enfouit la clé au plus profond de son burnous. 2 Bien que nommé Moïse Cohen, mon futur père était un Juif peu commun puisqu'il s'amouracha d'une ensorcelante Arabe aperçue dans un bled à trente kilomètres de Sfax, dans le Sud tunisien. En fait, il ne s'y rendit qu'à seule fin d'acheter un lot de dattes pour son frère aîné Isaac, obèse, pieux et commerçant de son état. Celui-ci lui avait signifié qu'il eût été plus convenable de s'éprendre d'une fille de Sion, mais papa, fort lucidement, lui répondit que l'amour est aveugle et ne distingue pas les fidèles des infidèles. Mon grand-père paternel, cordonnier avant d'être atteint de cécité, s'avoua incapable, lui aussi, d'y voir une différence, mais affirma que Moïse était sans doute assez sage pour comprendre qu'il commettait une bêtise, paroles d'une intelligence remarquable pour une personne d'un âge aussi élevé, d'un métier si terre à terre. Mon père se séparait sous plusieurs rapports et de façon marquante de ses rares amis juifs : il méprisait la science, les affaires, la religion et même l'artisanat. À six ans, il demanda poliment la permission de sortir faire pipi et ne revint jamais plus en classe. Dans sa jeunesse, il fréquentait surtout des Italiens : pêcheurs et habitués de bars, comme lui friands de brillantine, de crevettes, de chansons langoureuses, de vin rouge pas trop cher et de filles bon marché, autant d'articles qui horrifiaient l'oncle Isaac, peu ou prou rabbin en ses heures de loisir et très à cheval sur la décence extérieure. Mon futur père dédaignait grand nombre de partis alléchants, des Juives aisées qui s'intéressaient à lui parce qu'il exhibait un physique avantageux et une éblouissante coiffure. Mais il semblait peu disposé à jouir d'un brillant avenir. Muni d'une canne de roseau, il courtisait plus volontiers la daurade qui s'ébattait dans les eaux du port de Sfax avant que les pollutions de phosphate n'y missent le holà. Cet état de choses fut toléré jusqu'au jour où, à bout de patience, grand-père, qui n'avait pas les yeux dans sa poche avant qu'il fût aveugle, vint abattre une babouche sur le crâne richement huileux de son Moïse. Sur quoi celui-ci s'éveilla, reprit ses poissons, ses esprits et la chose en main propre. Il laissa dès lors courir la daurade pour s'adonner à des activités plus alimentaires. Il enfourcha un vélo-taxi. Il gagna son vin rouge et sa brillantine en peinant sur une espèce de tricycle à remorque chargé de caïds et autres gros personnages, d'agents de police pourchassant à travers la ville, coiffés de casques coloniaux, maints pickpockets en liberté. Il s'essoufflait souvent à transporter des Françaises bien pesantes encombrées de plus de couffins et de cabas qu'elles n'avaient de mains, et, parfois, trimbalait fraternellement l'oncle Isaac lors de ses voyages d'affaires. 3 Si je puis vous narrer le coup de foudre des auteurs de mes jours, c'est que ma mère, avec une verve digne de Schéhérazade, me l'a raconté, en prenant bien soin d'éviter, pour des raisons de décence, les vérités trop nues. Mon père venait juste d'arriver au village avec son tricycle destiné aux dattes lorsque, près de la margelle d'un puits, il aperçut trois jeunes filles puisant leur eau quotidienne. C'est alors que le voile d'une des beautés glissa et révéla le plus ravissant visage que mon géniteur eût contemplé. Cinq secondes plus tard, le pan de toile rajusté sur sa chevelure de jais, maman put s'assurer qu'elle avait obtenu l'effet voulu. Du coin de l'œil, littéralement éblouie, elle reluquait papa et celui-ci béait d'admiration. Obéissant aux fougueux appels de son cœur muet, il suivit maman pour connaître la porte derrière laquelle une telle beauté pouvait bien demeurer. Ma mère, elle, se hâtait avec une sage lenteur pour bien lui apprendre le chemin. Avec des grâces indicibles, elle tenait la jarre sur sa divine épaule, le coude relevé, toute timide mais fort satisfaite du tournant prometteur que prenait l'aventure. Après une longue et sinueuse randonnée à travers les dunes, elle s'engouffra dans un blanc gourbi à porte bleu ciel ornée d'une empreinte de main rouge sang largement ouverte ainsi que d'une queue de poisson séchée, symboles destinés à éloigner le mauvais œil. Ledit gourbi se trouvait entre une haie de cactus et un double palmier révérencieusement incliné. L'endroit semblait aisé- ment identifiable. Mon futur père, cela va de soi, se promit de revenir au plus tôt. Sur le chemin du retour, il fredonnait avec une compréhensible mélancolie la vieille romance sud-tunisienne où il est question d'un bédouin aussi altéré que fourbu, tombant amoureux d'une jeune personne près de la margelle d'un puits. Le bédouin lui déclare sa flamme en termes fort courtois, et la dame de son cœur, le regard fixé sur le sable et les cactus, comme il se doit, lui répond qu'elle n'est pas une de ces Françaises légères. S'il a des intentions honnêtement matrimoniales, qu'il s'adresse donc à son père. Mais le bédouin de la chanson, bien sûr, n'était pas juif et on lui accorda, nul doute, la main de la vertueuse bédouine. Moïse, lui, se rongeait les sangs à cause de son handicap religieux et se demandait sombrement s'il pourrait jamais le surmonter. Pour se donner du courage, il se répétait que la foi aplanit les montagnes de sable. Mais les montagnes de tabous ? De retour à Sfax, il fut pieusement réprimandé par son frère, car il était rentré sans la moindre datte mais avec un je ne sais quoi d'hérétique dans le regard. Isaac lui ordonna fermement de repren- dre le chemin du désert dès le lendemain. Papa, fou de bonheur, y consentit. 4 Mon futur père revint par la suite au village presque chaque jour, dans l'espoir d'échanger, à la faveur de la nuit, quelques paroles et plus tard quelques bagues avec cette gazelle du désert au regard clair quoique voilé. Assis ou couché des heures entières sous un maigre palmier à proximité de la margelle, il attendait ma future maman, se nourrissait de dattes, d'espoir et d'eau de puits. Les femmes se couvrant la face, on pourrait craindre qu'il n'eût pas grand espoir de reconnaître l'élue de son cœur. Mais mon père qui, tout comme le sien, n'avait pas les yeux dans sa poche, avait observé que sa bien-aimée portait deux lourds anneaux autour de la cheville droite.