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Artefact Techniques, histoire et sciences humaines

12 | 2020 Les Grottes artificielles en Europe à la Renaissance

Bruno Bentz et Sabine Frommel (dir.)

Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/artefact/5252 DOI : 10.4000/artefact.5252 ISSN : 2606-9245

Éditeur : Association Artefact. Techniques histoire et sciences humaines, Presses universitaires du Midi

Édition imprimée Date de publication : 15 juillet 2020 ISBN : 978-2-8107-0691-4 ISSN : 2273-0753

Référence électronique Bruno Bentz et Sabine Frommel (dir.), Artefact, 12 | 2020, « Les Grottes artifcielles en Europe à la Renaissance » [En ligne], mis en ligne le 21 décembre 2020, consulté le 23 décembre 2020. URL : http://journals.openedition.org/artefact/5252 ; DOI : https://doi.org/10.4000/artefact.5252

Artefact, Techniques, histoire et sciences humaines est mise à disposition selon les termes de la Licence Creative Commons Attribution - Pas d'Utilisation Commerciale - Pas de Modifcation 4.0 International. Artefact Techniques, histoire et sciences humaines

no 12 Les Grottes artificielles en Europe à la Renaissance

Dossier coordonné par Bruno Bentz et Sabine Frommel

ART-12.indb 1 21/12/2020 17:31 Avec le soutien de :

Publié avec le concours du Centre national de la recherche scientifique (CNRS) – Laboratoire IDHE.S-UMR8533

Centre de recherches historiques de l’université Paris 8

© Presses universitaires du Midi Université Toulouse - Jean Jaurès 5, allées Antonio-Machado 31058 Toulouse Cedex 9 http://pum.univ-tlse2.fr

https://journals.openedition.org/artefact

ISSN : 2273-0753 ISBN : 978-2-8107-0691-4

Ce numéro a été réalisé avec Métopes, méthodes et outils pour l’édition structurée XML-TEI développés par le pôle Document numérique de la MRSH de Caen.

Mise en page : Céline Barthonnat (CNRS, Centre Alexandre-Koyré, UMR 8560) Création de la maquette intérieure : Thomas Brouard

Couverture : François Cuenot, « Entrée de la montagne d’Ale et la forme des charrettes dont ils se servent pour tirer des matteriaulx hors de montagne », Recueil des machines, artifices, 1666, fol. 13. Conservation aux archives diocésaines de Moûtiers (Savoie). Cliché de Patricia Subirade

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Collectif des revues en lutte Sciences en danger, revues en lutte...... 7

LES GROTTES ARTIFICIELLES EN EUROPE À LA RENAISSANCE

Sabine Frommel Enchantement, distraction et autoreprésentation : grottes artificielles entre l’Italie et la France pendant la Renaissance...... 19

Jean-François Grange-Chavanis Les travaux de restauration de la grotte du château de La Bâtie d’Urfé à Saint-Étienne-le-Molard (Loire)...... 39

Giulia Cicali La connaissance des grotte medicee. Nouvelles approches à partir des archives de l’époque des Habsbourg-Lorraine...... 53

Marco Calafati Matériaux, travaux et ouvriers dans le Libro della fabbrica de Pratolino en 1575...... 73

Bruno Bentz Archives et vestiges de la grotte du château de Noisy...... 89

Jean-Luc Mousset et Matthias Paulke L’antiquarium voûté dit « grotte » du château La Fontaine de Pierre-Ernest de Mansfeld à Luxembourg-Clausen, xvie siècle.... 109

Sigrid Gensichen Redécouverte d’une grotte de Salomon de Caus à Heidelberg ? La Brunnenstube au Hortus Palatinus...... 129

Matthieu Dejean Des grottes et des nymphées dans les maisons des champs lyonnaises...... 149

ART-12.indb 3 21/12/2020 17:31 L’IRRIGATION AU MOYEN-ORIENT CONTEMPORAIN

Damien Calais et Élisabeth Mortier Pour une histoire des techniques d’irrigation au Moyen-Orient au xxe siècle...... 167

Damien Calais Les cultures hydroponiques aux Émirats arabes unis. Un nouvel entre- preneuriat entre insertion locale et réseaux globaux...... 177

Alain Cariou Les techniques d’irrigation dans la péninsule Arabique. De la tradition oasienne millénaire à la révolution des périmètres irrigués...... 203

Élisabeth Mortier Les circulations de savoir et les transferts de techniques d’irrigation entre populations arabe et juive en Palestine ottomane et mandataire (fin xixe siècle-1948)...... 231

CULTURES VISUELLES

2019, l’année Léonard

Marie Thébaud-Sorger Le 500e anniversaire de Léonard de Vinci, de la commémoration à la recherche : modèles et modélisation...... 259

Pascal Brioist S’inspirer du vivant (Romorantin, 2019). Le biomimétisme de Léonard de Vinci à nos jours...... 263

Katie Jakobiec Thinking 3D: Leonardo to the Present. Bodleian Libraries (), 2019-2020...... 267

Claudio Giorgione To the New Leonardo Galleries...... 273

ART-12.indb 4 21/12/2020 17:31 Helen Bieri Thomson : un tissu à la conquête du monde. Nouveau Centre des in- diennes au Musée national suisse – Château de Prangins...... 279

Alexandre Fiette Pionniers de la photographie en Suisse romande – Collection Auer Ory. 27 septembre 2019-29 mars 2020, Maison Tavel...... 285

Marina Gasnier Techn’hom Time Machine : un patrimoine industriel augmenté..... 293

VARIA

Olivier Chifflet, Loïc Daverat et Axelle Murer Des shadufs en Alsace. Identification de puits à balancier de l’époque romaine...... 303

Catherine Lanoë Une dynastie de parfumeurs du roi : les Gallois/Huet et la fabrique des apparences de la cour à la ville, 1686-1789...... 317

COMPTES RENDUS Anne-Laure Carré et Sophie Lagabrielle (dir.), Flacons, fioles et fiasques : de l’Antiquité à nos jours, 2019 (Lætitia Zicavo)...... 351 Nicolas Minvielle Larousse, Marie-Christine Bailly-Maître et Giovanna Bianchi (dir.), Les Métaux précieux en Méditerranée médiévale : exploita- tions, transformations, circulations, 2019 (Luc Bourgeois)...... 355 Pascal Brioist, Les Audaces de Léonard de Vinci, 2019 (Liliane Hilaire-Pérez)...... 359 Guillaume Carnino, Liliane Hilaire-Pérez et Jochen Hoock (dir.), La Technologie générale. Johann Beckmann Entwurf der algemeinen Tech- nologie/Projet de technologie générale (1806), 2017 (Hélène Vérin).. 366

Valérie Nègre (dir.), L’Art du chantier. Construire et démolir du xvie au xxie siècle, 2018 (Michèle Virol)...... 371

ART-12.indb 5 21/12/2020 17:31 Florence Hachez-Leroy, Menaces sur l’alimentation. Emballages, colo- rants et autres contaminants alimentaires, xixe-xxie siècles, 2019 (Ludovic Laloux)...... 374 Marie-Hélène Parizeau et Soheil Kash (dir.), La Société robotisée. Enjeux éthiques et politiques, 2019 (Guillaume Carnino)...... 378

ART-12.indb 6 21/12/2020 17:31 Sciences en danger, revues en lutte Collectif des revues en lutte

epuis le début de l’année 2020, plus d’une centaine de revues académiques, en grande majorité issues des sciences humaines et sociales françaises, se déclarent les unes « en lutte », les autres D« en grève »1. Prenant part au mouvement social en cours, leurs comités de rédaction protestent à la fois contre le projet visant les retraites, contre la réforme de l’assurance chômage adoptée à l’automne 2019 et contre les propositions contenues dans les rapports pour la Loi de programmation 7 pluriannuelle de la recherche (LPPR)2. Par son ampleur et par sa forme – la grève et le vote de motions qui incitent les comités de rédaction à sortir de leur réserve habituelle –, cette mobilisation est historiquement inédite. La dynamique collective qu’elle suscite, par-delà les disciplines, les écoles et les conditions d’exercice de chacune des revues, témoigne du sentiment de révolte que provoquent ces réformes. Pour l’enseignement supérieur et la recherche, la réforme des retraites telle qu’envisagée actuellement par le gouvernement conduira à l’accroissement général des inégalités (entre hommes et femmes, entre titulaires et précaires, etc.) et à l’appauvrisse- ment futur de toutes et tous, fonctionnaires, contractuel·le·s ou précaires. La réforme de l’assurance chômage augmentera, elle aussi, la vulnérabilité

1. À la date du 19 février 2020, un mois après le début du mouvement, 131 revues ont rejoint le mouvement des revues en lutte. Elles sont recensées sur le site universiteouverte.org. 2. Les rapports sont signés par trois groupes de travail et consacrés au « Financement de la recherche », à l’« Attractivité des emplois et carrières scientifiques » et à la « Recherche partenariale et innovation ». Ils sont disponibles sur le site du ministère de l’Enseignement supérieur, de la Recherche et de l’Innovation : https://www.enseignementsup-recherche.gouv.fr/cid145221/restitu- tion-des-travaux-des-groupes-de-travail-pour-un-projet-de-loi-de-programmation-pluriannuelle- de-la-recherche.html (consulté le 13 mars 2020).

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déjà difficilement supportable du très grand nombre des travailleurs/euses précaires sur lesquel·le·s repose massivement la vie des universités et des laboratoires : ils et elles représentent d’ores et déjà plus d’un quart des effectifs d’enseignant·e·s, et encore bien davantage parmi les travailleurs et travailleuses administratives et techniques. La LPPR, enfin, ne fera qu’ag- graver le manque de moyens, de postes et de stabilité, et approfondir les inégalités qui minent l’enseignement supérieur et la recherche, et que deux décennies de « réformes » massivement contestées n’ont cessé d’amplifier.

Une crise organisée du service public de la recherche et des universités

Depuis bientôt trente ans, les gouvernements successifs contribuent à l’ef- fritement de l’État social, au lent rognage de la fonction publique, à la dénonciation des « privilèges » gagnés dans les luttes sociales du xxe siècle, à l’affaiblissement des principes de redistribution destinés à réguler les disparités socio-économiques et géographiques. Dans l’université et la 8 recherche, la loi relative aux libertés et responsabilités des universités, dite « loi Pécresse » (LRU, 2007) a été la pierre angulaire d’un double mouve- ment, apparemment contradictoire : le désengagement budgétaire de l’État conformément à une logique néolibérale et le pilotage stratégique autori- taire de la recherche par ce même État. La logique de la loi tient à ce que l’autonomie (budgétaire) proclamée masque en réalité la dérégulation des statuts, la mise en concurrence de tou·te·s contre tou·te·s et la dépendance accrue de la recherche aux intérêts économiques et industriels, remettant finalement en cause l’autonomie véritable de la recherche. Cette politique menée avec opiniâtreté au mépris des mises en garde et des revendications de la communauté des chercheurs/euses a multiplié les agences d’évalua- tion et de financement supposées indépendantes, prônant une culture de la « performance », du « résultat » et de l’« excellence », tout en réduisant les crédits propres des laboratoires au profit d’une distribution ciblée des moyens, largement définie par les aléas conjoncturels (sinon les modes), ainsi que par les hiérarchies et les situations préétablies. En privilégiant un financement par projets, elle a renforcé l’inégalité de dotations entre cher- cheurs/euses et a conduit à un immense gaspillage d’énergie et d’argent public : combien d’heures perdues à évaluer ou à rédiger des projets pour

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obtenir d’hypothétiques financements, alors que ce temps aurait pu être consacré à la recherche ou à l’enseignement ? C’est peu dire, au reste, que les « gouvernants » nourrissent une obsession morbide pour les classements internationaux, dont la raison d’être est la promotion du modèle anglo-américain d’une université qui doit être gérée comme une entreprise, c’est-à-dire fonctionnant sur ses fonds propres (ali- mentés par des frais d’inscription appelés à augmenter), quitte à sacrifier le budget de fonctionnement et la qualité de l’encadrement. Depuis la LRU, la supposée mauvaise place des universités françaises dans ces classe- ments est ainsi régulièrement invoquée pour tancer les chercheurs/euses et poursuivre contre leur volonté la libéralisation de l’enseignement supérieur et de la recherche. Or ces injonctions se déploient dans un contexte de forte austérité budgétaire : rapporté au nombre d’étudiant·e·s, le budget de l’enseignement supérieur a ainsi chuté de plus de 10 % depuis 2010 ; et malgré les promesses, répétées depuis vingt ans par les différents gouverne- ments, de porter à 1 % du PIB l’effort budgétaire consacré à la recherche publique, celui-ci stagne toujours à 0,8 % (soit un manque de 6 milliards d’euros, une somme inférieure au crédit impôt recherche, cette niche 9 fiscale concédée aux grands groupes industriels et de service). Dans ces conditions, les chercheurs/euses et universitaires en France sont soumis·e·s à un régime qui mêle surtravail et dégradation des conditions de vie et de travail. Ils et elles sont de plus en plus précaires, et le restent de plus en plus longtemps, l’âge moyen du recrutement s’élevant à 35 ans. Les politiques d’austérité conduisent aussi à une réduction drastique de leurs revenus : alors que, en trente ans, les titulaires ont vu leur pouvoir d’achat chuter de 30 %, marquant ainsi un décrochage avec le secteur privé, les tra- vailleurs/euses précaires connaissent une grande vulnérabilité, enchaînent contrats courts et périodes d’incertitude, et cumulent des vacations d’ensei- gnements dont le montant se situe désormais en dessous du Smic horaire. Toutes et tous sont également de plus en plus évalué·e·s suivant des critères strictement comptables qui se limitent à dénombrer leurs publications, les contrats obtenus ou les brevets déposés, sans jamais interroger l’apport réel des connaissances produites. Ces différentes logiques font la part belle aux « entrepreneurs/euses de carrière », au détriment d’une recherche fonda- mentale, collective et véritablement indépendante. Les mesures annoncées dans le cadre de la LPPR poursuivent avec obs- tination les transformations néolibérales engagées depuis le début des

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années 2000, dans le sillage de l’agenda de Lisbonne élaboré par le Conseil européen, et entendent les radicaliser. Empruntés au registre managérial, les mots d’ordre sont bien connus : compétitivité, financement par projet, concentration inégalitaire des moyens, austérité budgétaire, ce qui débouche sur un développement des emplois précaires et une mise en concurrence des individus, des laboratoires, des établissements, etc. Comme l’explique sans détour le P.-D.G. du CNRS Antoine Petit en novembre 2019, il s’agit d’engager une réforme « inégalitaire et darwinienne » : la concur- rence généralisée et la concentration des ressources sur une minorité d’éta- blissements et d’individus jugés plus « performants » selon des critères gestionnaires deviennent les principes cardinaux du gouvernement de l’en- seignement supérieur et de la recherche, dans le cadre de « défis sociétaux » très perméables aux priorités de l’action gouvernementale. De nombreuses enquêtes démontrent pourtant les effets délétères de telles politiques sur l’originalité des savoirs produits et sur la qualité des formations dispensées aux jeunes générations : « effet Mathieu » – processus par lequel les plus favorisés augmentent leurs avantages –, standardisation de la recherche, bureaucratisation, affaiblissement de l’autonomie académique, appauvris- 10 sement de la diversité disciplinaire, etc. Toute cette politique méprise ce que les chercheurs et chercheuses savent par expérience : dans toutes les disciplines, l’activité scientifique néces- site du temps et une disponibilité intellectuelle incompatible avec l’an- goisse d’une précarité parfois radicale et avec la fragmentation croissante des tâches ; elle s’exerce d’autant mieux que les équipes sont soudées alors que la compétition entre les pairs, désormais exacerbée, menace les col- lectifs ; et elle requiert une distance critique que la dépendance envers les hiérarchies administratives entrave. Ainsi, la communauté des chercheurs/ euses réclame avec force à la fois un engagement budgétaire à la hauteur des enjeux (en atteignant a minima l’objectif de 1 % du PIB consacré à la recherche publique) et une distribution équitable des moyens à des per- sonnels titulaires dont le statut de fonctionnaire demeure la condition de l’indépendance et de la sincérité des résultats.

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Revues scientifiques : une économie de la connaissance efficace

Dans ce contexte, nos revues scientifiques occupent une place singulière et paradoxale. Lieux d’un intense travail collectif de production et supports efficaces de diffusion des savoirs, elles tendent à être instrumentalisées et mises au service de la vision néomanagériale dominante de la recherche. L’évaluation des chercheurs/euses, des laboratoires et des universités repose en effet désormais en grande partie sur un décompte des articles publiés dans nos revues, selon des calculs bibliométriques dont la faiblesse et les effets pervers sur le plan scientifique ont été largement documentés3. Là n’est pas le moindre paradoxe des réformes en cours : alors qu’elles placent plus que jamais les revues au cœur de ce système de la recherche gouverné par « l’excellence » bibliométrique, elles conduisent non seulement à fragi- liser leur fonctionnement, mais aussi à dénaturer le travail de production scientifique qui s’y déploie. C’est pourquoi, en perturbant ou en interrompant notre activité, en refu- sant de nous tenir à distance de ce qui se joue dans la communauté scienti- 11 fique comme dans le monde social, nous souhaitons mettre en avant aussi bien ce qui fait les revues que celles et ceux qui les font. Car notre travail collectif, intellectuel et éditorial, qui permet la production et le partage des savoirs, est directement menacé par les projets de loi actuels, qui fra- gilisent toujours plus le service public de l’enseignement supérieur et de la recherche. L’existence de nos revues relève d’une économie de la connaissance fra- gile, mais efficace. Ce sont aussi des scientifiques, dont une partie consé- quente sont des agents publics, qui évaluent les textes, les discutent, les acceptent ou non en fonction d’expertises approfondies, font des sugges- tions à leurs auteurs et leurs autrices pour rendre ces textes plus pertinents, plus complets, plus exigeants dans leur démonstration, et qui, au terme de ce long processus de relectures, de discussions et de réécritures, de déli- bérations collectives et d’allers-retours avec les auteurs/trices, publient et diffusent, sous forme d’articles scientifiques, les travaux qui sont à même de contribuer à la connaissance collective. Ces textes bénéficient, en outre,

3. Yves Gingras, Les dérives de l’évaluation de la recherche. Du bon usage de la bibliométrie, Paris, Raisons d’agir, 2014.

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du travail minutieux de vérification formelle, de mise en forme et de mise en ligne, réalisé, quand ce n’est pas par les chercheurs/euses, par des pro- fessionnel·le·s formé·e·s aux métiers de la documentation, de l’édition et/ ou du numérique, dans le cadre de statuts variés, plus ou moins précaires – du fonctionnariat au CDD, en passant par le micro-entrepreneuriat. Enfin, ce sont surtout les bibliothèques universitaires, organismes publics, qui achètent les revues à l’unité ou en bouquets via des plateformes numé- riques. Cette offre en ligne, gratuite pour les étudiant·e·s, les enseignant·e·s et les chercheurs/euses, et même tout un chacun quand il s’agit de revues en accès libre sur Internet, permet une large diffusion des dernières avan- cées scientifiques hors du champ universitaire : grâce au travail patient et collectif mené au sein de revues savantes, les enseignant·e·s ainsi que les journalistes, les associations, les élu·e·s, les citoyen·ne·s bénéficient ainsi d’un apport substantiel et régulier de connaissances fiables et renouvelées. Or, si cette économie de la connaissance assure l’enrichissement du savoir, elle rapporte toutefois peu en termes financiers. Elle est en effet adossée à une infrastructure invisible, celle du service public de la recherche. 12 C’est ce service public qui, idéalement, garantit des personnels formés, qualifiés et stables de secrétariat de rédaction. C’est ce service public qui, idéalement, offre des réseaux ou des maisons d’édition, pour la numérisation, l’archivage ou la promotion des articles. C’est ce service public qui, idéalement, permet l’existence de revues scien- tifiques numériques de qualité en accès ouvert et entièrement gratuites. C’est ce service public, enfin, qui, malgré la lente dégradation des condi- tions de travail des statutaires et la précarisation des jeunes enseignant·e·s et chercheurs/euses, continue de nous offrir le temps nécessaire pour siéger dans les comités de rédaction, pour concevoir les dossiers, lire, évaluer et discuter les articles proposés. Pourtant, in fine, les quelques revenus produits par les revues ne servent à rémunérer ni les scientifiques qui les font vivre, ni les travailleurs et travail- leuses qui les fabriquent. L’essentiel de ces revenus va en effet aux sociétés qui diffusent ces revues sur les plateformes de publication scientifique, dont beaucoup sont privées, au sein d’un secteur éditorial très fragile. À l’international et dans l’ensemble des disciplines scientifiques au-delà des sciences humaines et sociales, la situation est encore plus complexe. Ces

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sociétés y distribuent une part importante du travail d’édition : d’une part, elles économisent les tâches de relecture grâce au bénévolat des uni- versitaires qu’elles sollicitent ; d’autre part, pour financer la pratique de l’accès ouvert, elles ont recours au modèle inversé de l’« auteur payeur ». Ainsi, la communauté scientifique et ses deniers publics payent plusieurs fois une activité dont les profits reviennent finalement à ces organisations commerciales prédatrices. Pour contrer cette marchandisation des savoirs, certaines plateformes et quelques revues ont proposé ces dernières années des dispositifs d’accès ouvert intégral, où l’auteur n’est pas payeur. Ceux-ci demandent à être renforcés et soutenus financièrement par les pouvoirs publics pour diffuser encore plus largement les savoirs scientifiques. La LPPR, telle qu’annoncée, promet de saper les fondements de cette triple économie financière, scientifique et humaine, des revues. Elle frappe de plein fouet les personnels dits de soutien à la recherche, qui sont justement ceux qui permettent aux revues d’exister en tant qu’objets, en tant que pro- duits manufacturés (même en ligne, même dans l’espace virtuel, un article est repris selon des normes typo-bibliographiques précises, mis en page et monté). Elle précarise ces personnels, substituant à l’emploi pérenne des 13 contrats dits « de chantier », qui obligeront nos revues à épuiser leurs forces pour solliciter, via de lourds dossiers de demande, le droit de bénéficier de quelques heures du contrat de travail d’une personne spécialisée dans l’édition. C’est là poursuivre une politique cynique de diminution dras- tique des emplois des personnels invisibles de la chaîne éditoriale (éditeurs/ trices, secrétaires de rédaction, chargé·e·s d’édition, traducteurs/trices, gra- phistes, développeurs/euses, personnels des imprimeurs et des plateformes de publication numérique, etc.). En effet, parmi ces derniers, les rares personnes qui bénéficient d’un CDI ou du statut de fonctionnaire, sont généralement en sous-effectif et débordées par le flux constant de parution des revues, alors même que les tâches tendent à être « mutualisées » entre plusieurs publications, doublant voire triplant le travail de chaque poste. Quant à ceux et celles qui doivent jongler entre des CDD mal payés, ils et elles sont également contraint·e·s de travailler bien plus que les heures effectivement rémunérées, alternant périodes de chômage et embauches au sein d’équipes auxquelles, à peine formé·e·s, ils et elles n’ont guère le temps de s’intégrer. C’est ce que subissent les personnels d’OpenEdition, dont près de 60 % sont contractuels, voire prestataires, alors que la plateforme

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est désormais devenue indispensable à la plupart de nos revues4. Les consé- quences de ce système nous sont déjà connues et évoquent ce qui a été mis au jour dans le cas, notamment, de France Télécom, de La Poste ou de l’hôpital public : surcharge de travail, détérioration des conditions de travail et des statuts générant souffrance, incertitude permanente, perte de sens et gaspillage des savoir-faire. Enfin, privilégiant une recherche par projets assortie à des contrats limités dans le temps, diminuant drastiquement les recrutements de chercheurs/ euses titulaires, la LPPR fragilise de façon dramatique les jeunes cher- cheurs/euses en quête de poste, contraint·e·s de multiplier les CDD post-doctoraux pour vivre, ou de quitter la France pour aller là où on leur propose les postes qui manquent ici, voire de quitter la recherche pour un autre métier. Or, ce sont ces jeunes chercheurs/euses qui contribuent massivement à la production d’articles scientifiques et au renouvellement des connaissances.

Défendre l’autonomie de la recherche et 14 de l’édition scientifique

Comme on l’a vu, le travail de nos revues est un patient travail de discus- sion, et même, osons le mot malgré ses usages actuels, d’évaluation sur des critères partagés. La transparence et la pédagogie des processus éditoriaux, puis l’évaluation des articles, leur acceptation ou leur refus, ont des consé- quences majeures sur les trajectoires des chercheurs/euses et universitaires, notamment pour celles et ceux à la recherche de postes, et le rôle joué par les revues dans ce processus est indéniable. Mais, n’en déplaise à celles et ceux qui y verraient les outils par excellence de la sélection « inégalitaire et darwinienne », nos revues ne sont pas des agences de notation destinées à établir le ranking des chercheurs/euses, à classer les « talents » ou à mesurer les « performances ». Car le processus d’évaluation est collégial, arbitré par la délibération dans des collectifs qui visent à produire la connaissance la plus précise, la plus robuste, la mieux démontrée. Si elles n’acceptent pas tous les articles qui leur sont soumis, nos revues ne sont pas des instances d’élimination qui mettraient en œuvre des critères d’« excellence » fixés par

4. « #2 – Chroniques de grève – L’emploi à OpenEdition Center (USR 2004) », Academia : https:// academia.hypotheses.org/13060 (consulté le 13 mars 2020).

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une bureaucratie quelconque : elles sont des lieux de réflexion et d’apprécia- tion, mais aussi de communication avec les auteurs et autrices, pour définir ce qui, au regard de leurs projets intellectuels, « fait science ». Qu’elles soient généralistes, spécialisées ou interdisciplinaires, elles contribuent à informer la communauté scientifique, et bien au-delà, des recherches en cours, mais aussi à poser de nouvelles questions, à proposer des analyses ou des interprétations inédites, à lancer des controverses. Dans le vaste écosystème des revues académiques, chaque comité de rédaction travaille à élaborer une ligne éditoriale qui nourrit l’identité de la revue et ne saurait être réduite à une conception homogène de la scientificité. Ainsi, fondé sur des pratiques collectives et sur une conception coopérative et cumulative de la recherche scientifique, l’esprit qui anime nos revues est à l’opposé de la mise en concurrence et d’une illusoire évaluation individuelle des chercheurs/euses. La coexistence de revues différentes est à ce titre indispensable : la pluralité et l’émulation sont les conditions du débat et de la confrontation, néces- saires aux progrès et à la validation des savoirs. La science s’élabore sur la contradiction, la multiplicité des approches et des écoles que, précisément, 15 la concentration des moyens remet en cause. À l’opposé d’une conception managériale visant à faire des revues les centres de sélection et d’enregis- trement d’une science uniformisée à l’échelle mondiale, c’est la capacité des différentes revues (nationales notamment) à défendre un point de vue scientifique particulier, une ligne spécifique, qui permet l’existence d’un espace international de points de vue, où la diversité des approches est une condition de la dynamique de la science. Ainsi, les revues scientifiques sont des instances de production et de diffusion d’une connaissance certifiée collectivement. Les articles et les dossiers qu’elles publient sont le fruit de travaux originaux : en sciences humaines et sociales, des mois de recherche dans des archives ou sur des terrains empiriques peuvent tenir en 50 000 précieux signes. Ce processus d’évaluation, de délibération collective et d’échanges entre les comités de rédaction et les auteurs/trices occupe de longs mois de travail, de sorte que rares sont les articles publiés dans leur version initiale. Auteurs/trices, évaluateurs/trices, membres du comité de rédaction, secrétaires de rédaction contribuent ainsi ensemble à la fabrica- tion d’un savoir fiable et accessible. Lieux de transmission, de traduction et de production des idées et des recherches, espaces de rencontres et de débats, nos revues continuent de garantir un savoir scientifiquement solide

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et intellectuellement libre, à l’abri des intérêts privés. Elles contribuent à rendre la science meilleure. Le monde de la recherche est déjà structuré par une très forte concurrence. Si l’on souhaite renforcer la qualité et la diversité de la production scienti- fique, ce n’est donc pas de darwinisme social dont nous avons besoin, mais plutôt d’espaces de travail stables, de « milieux » structurés sans lesquels les prises de risque, les coopérations et les débats indispensables à la produc- tion et à la consolidation de la connaissance ne peuvent se produire. En imposant des réformes structurelles permanentes, un pilotage vertical et par projets, l’accélération de procédures qui ne se conçoivent plus que dans le court terme, l’accroissement de la précarité des travailleurs/euses et des collectifs de travail, le train de réformes dans lequel s’inscrit la LPPR ne fait que déstabiliser et appauvrir le fragile écosystème des revues. Se mettre en grève, se mobiliser auprès des personnels en lutte, faire paraître un numéro blanc ou contribuer, par la publication de textes collectifs ou de récits anonymes, au mouvement social en cours : par ces actes inédits, et devant le constat de la dégradation du service public de la recherche, les 16 revues expriment leur colère et leur inquiétude. Elles montrent d’un coup l’envers du décor et tout ce qui rend possible la production et la diffusion d’un savoir à la fois indépendant (notamment des mannes industrielles), fiable (car discuté par des scientifiques de haut niveau) et neuf (c’est ce savoir qui est à la base des futurs manuels universitaires, puis scolaires). Nos revues ne doivent leur existence qu’au service public de la recherche. Parce que le service public en général – et celui de la recherche en parti- culier – est menacé, nous, collectif des revues en lutte, nous opposons aux projets de réforme en cours avec la plus grande fermeté. Nous refusons la casse des formes de collaboration et d’émulation solidaire qui font la force et l’honneur du modèle français de la recherche.

ART-12.indb 16 21/12/2020 17:31 Les Grottes artificielles en Europe à la Renaissance

ART-12.indb 17 21/12/2020 17:31 ART-12.indb 18 21/12/2020 17:31 Enchantement, distraction et autoreprésentation : grottes artificielles entre l’Italie et la France pendant la Renaissance Sabine Frommel

es fouilles conduites au nymphée de Noisy, qui continuent à faire émerger des témoignages pertinents, ont stimulé un nouveau débat 19 européen autour des grottes artificielles à la Renaissance et des Lréseaux de migration auxquels elles doivent leur apparition dans plusieurs pays d’Europe. Un premier colloque gravitant autour de la fameuse grotta degli Animali a eu lieu à la Villa Médicis de Castello le 22 février 2018 (actes publiés dans un numéro spécial de la revue Opus Incertum, nuova seria, anno IV, 2018), suivi par des séminaires à Noisy-le-Roi le 2 novembre 2018, puis à l’université de Gênes les 9-10 décembre 2019. Ces manifesta- tions ont révélé un riche panorama d’occurrences et de réflexions, invitant à enquêter sur les filiations, les persistances et les innovations de cette caté- gorie architecturale. Le développement de celle-ci, comme d’autres typolo- gies de la Renaissance, a évolué sous le signe d’une assimilation de modèles provenant de l’Antiquité romaine, d’une recherche de langages éloquents d’autoreprésentation, d’un penchant pour l’hédonisme tendant à façonner les espaces d’une atmosphère mystérieuse et édifiante, rehaussée d’effet d’émerveillement. Dans de nombreux cas, il s’agit de véritables œuvres d’art totales qui font dialoguer architecture, sculpture, peinture, installations

ĆĆ Sabine Frommel, « Enchantement, distraction et autoreprésentation : grottes artifi- cielles entre l’Italie et la France pendant la Renaissance », Artefact, 12, 2020, p. 19-37.

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hydrauliques, pièces de collection et jardin. La décoration profita beaucoup des découvertes et études des monuments romains, notamment la Domus aurea de Néron et ses grotesques. Outre leur irrésistible impact esthétique, rehaussé d’une force quasi magique, ces grottes reflètent souvent un intérêt scientifique pour les minéraux, leurs différentes formations et réactions, et même dans certains cas pour la végétation et les animaux, avec une atten- tion particulière accordée aux espèces exotiques. Ces créations suscitèrent l’attention des poètes et écrivains qui, par de merveilleuses descriptions et interprétations, contribuèrent à leur diffusion et à leur fortune. L’objectif de ce texte n’est pas de brosser l’histoire des grottes artificielles, qui a déjà été écrite maintes fois, mais d’évoquer quelques épisodes significatifs, sus- ceptibles de lever le sur certains dynamismes de transmission entre la France et l’Italie1.

La métamorphose du concept de la grotte

20 Au Quattrocento, le thème de la grotte est fréquent, notamment dans la peinture religieuse, mais aussi dans les scénographies de théâtre2. Des thèmes comme la naissance de Jésus dans une grotte (tiré de l’Évangile du Pseudo Matthieu), l’adoration des bergers ou des rois mages, la ren- contre entre le Christ et saint Jean-Baptiste dans une caverne – épisode très présent dans l’iconographie florentine – jusqu’à la Vierge assise dans une excavation rocheuse, stimulèrent l’imagination des artistes, notamment Andrea Mantegna, Jacopo Bellini ou Léonard de Vinci. Une scénographie dessinée par ce dernier vers 1506-1508 (Codex Arundel f. 231v et 224r), d’après une mise en scène qu’il avait lui-même élaborée à Mantoue en 1490 pour une représentation d’Orphée, illustre le lien entre théâtre et grotte3. Représentation de l’enfer, la grotte était comme creusée dans une montagne et, en fonction des épisodes de la narration, elle devait successi- vement s’ouvrir et se fermer.

1. Les grottes de la Renaissance ont bénéficié des nombreuses études auxquelles nous renvoyons le lecteur, par exemple Morel, 1998 ; Cazzato, 2001 ; Cazzato, 2002 ; Romana Liserre, 2008. 2. Pochat, 1990, p. 227-228. 3. Taglialagamba, 2019, p. 94.

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Sur le plan architectural, la grotte s’inscrit dans une longue tradition qui remonte à l’Antiquité romaine : dans ce genre de cavernes, on célébrait le culte de certaines divinités, notamment des nymphes, filles de Zeus. Selon le mythe, ces personnifications des activités créatives et productives de la nature prennent naissance avec les eaux de pluie, recueillies ensuite sous terre pour enfin en sortir sous forme de sources. La Grotte bleue de l’île de Capri, celle de Tibère à Sperlonga – une caverne naturelle agrémentée de groupes sculptés monumentaux – ou encore celles d’Égérie à Rome et de la Villa Adriana à Tivoli donnent une idée des spécificités ainsi que de la variété de ces espaces au caractère magique. Ces grottes ou nymphées – les seconds présentant un ordre architectural plus raffiné – furent découverts par des artistes et des humanistes passionnés par l’héritage classique. Outre des témoignages monumentaux, conservés souvent sous forme fragmen- taire, les sources écrites relatives à ce genre stimulèrent l’appropriation de telles constructions au sein des demeures de la Renaissance. Dans son traité De Re aedificatoria(IX, 4), conçu en 1452 et publié en 1485, Leon Battista Alberti décrit une grotte dans le cadre d’une habitation privée. Il préconise que la paroi soit revêtue d’une couche de spuma de travertin (littéralement « mousse » ou « écume » de travertin), qu’Ovide appelle pomice viva (pierre 21 ponce), dont la surface est rugueuse et sobre. Le lichen peut être imité grâce à l’ajout de certaines couleurs, ce qui en exalte l’apparence naturelle. Alberti apprécie le revêtement fait de coquillages et d’huîtres arrangés dans un sens ou dans l’autre, de manière à varier gracieusement les couleurs. Au sein de cet agencement, l’eau, activée par différents mécanismes, coule, jaillit ou goutte. Dans l’ambiance d’un palais ou d’une villa, ce genre de cavité favorisait le lien direct entre l’homme et la nature et invitait à des expériences particulières en dehors du cérémonial souvent contraignant. La représentation de thèmes mythologiques, l’un des sujets chers à l’huma- nisme, et la connotation religieuse évoquant le lieu de naissance du Christ ne cessèrent de motiver la mise au point de nouvelles formules artistiques. Dès le début du xvie siècle, la typologie connut un développement qui s’accompagna de nombreuses déclinaisons – bains, thermes et autres ins- tallations hydrauliques – témoignant d’une exégèse de plus en plus poussée du traité de Vitruve. Article d’exportation prestigieux, la grotte artificielle telle qu’elle a été décrite par Alberti bénéficia d’une longue fortune et se transforma au contact de différents milieux culturels, dans presque toute l’Europe.

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Quelques étapes dans un important mouvement de migration en Italie

Dès le début du pontificat de Jules II en 1503, alors que les architectes s’attachaient à une interprétation de plus en plus savante des modèles provenant de l’Antiquité romaine et de la théorie vitruvienne, l’intérêt pour la typologie de la grotte artificielle s’intensifia aussi. Dans la cour du Belvédère, sur la terrasse intermédiaire, Bramante creusa un nymphée dont l’entrée était flanquée par des rampes divergentes conduisant au niveau supérieur, le cortile della Pigna. S’ouvrant par un arc de triomphe, son intérieur était doté d’une abside dont les niches d’un format élancé rap- pellent l’organisation des espaces périphériques dans le projet pour la basi- lique Saint-Pierre du même architecte (GDSU 1)4. La calotte était garnie d’une coquille et une partie de la paroi était revêtue de pierre volcanique. Une des niches accueillait le bassin d’une fontaine qui aurait agrémenté cette caverne servant par ailleurs aux représentations théâtrales. Dans la villa à l’antique de Genazzano, appartenant au cardinal Colonna et située 22 en contrebas de son palais, le nymphée est creusé dans la colline située dans l’axe de la construction5. L’exèdre, munie de niches tantôt semi-­ circulaires, tantôt rectangulaires, se poursuit au niveau de la travée cen- trale par une petite excroissance dotée d’un bassin où l’eau devait couler depuis une cavité du mur. En 1518, dans son projet pour la Villa Madame (GDSU 273), voulu par Léon X, Raphaël s’inspire de cette construction originale et insère un nymphée semi-circulaire au milieu du mur posté- rieur de la cour rectangulaire6. La réalisation, issue d’une collaboration avec Antonio da Sangallo le Jeune, se limite à une évocation : une niche revêtue de coquillages fut percée dans un mur de soutènement de la col- line. L’eau jaillissait de la trompe d’un éléphant. À la Farnésine, sur les rives du Tibre, Baldassarre Peruzzi construisit pour le banquier Agostino Chigi une grotte artificielle, formée d’une substruction surmontée par une loggia qui communiquait avec le jardin7. Il apparaît que la disposition renvoie au nymphée de la fameuse Villa de Poggioreale près de Naples, exécuté

4. C. L. Frommel, 1998, p. 35-37. 5. C. L. Frommel 2003a, p. 218. 6. Ibid., p. 233-235. 7. C. L. Frommel 2003b, p. 22.

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en 1489, dont Peruzzi avait effectué un relevé (GDSU 363Ar)8. Ses excel- lentes connaissances de l’architecture de l’Antiquité romaine, documentée par de nombreux relevés, s’y expriment à merveille. Selon le panégyrique Suburbanum Augustini Chisii de Blosio Palladio (vers 1511), on pouvait s’y promener en bateau pour observer les nymphes et les poissons, alors que les lieux offraient une belle vue vers la colline du Janicule et sur la ville avec les monuments antiques. L’humaniste la qualifie de lieu où les dieux de l’Olympe auraient aimé se réunir et se baigner. Cette grotte servit aussi pour des banquets, comme celui, fameux, donné pour Léon X à l’été 1518. Ces créations constituèrent des références tout au long du xvie siècle. Dans le projet d’Antonio da Sangallo pour la villa du cardinal del Monte, dessiné vers 1525-1526 sur le terrain de la future Villa Giulia, une succes- sion de cavernes alternativement circulaires et octogonales creusées dans le tuf entoure une partie du jardin (GDSU 842Ar) et tire habilement profit des ressources naturelles9. À la Villa imperiale à Pesaro, vers 1531, Girolamo Genga réalisa pour Francesco Maria della Rovere une grotte située au centre d’un corps de bâtiment autonome. L’artiste, qui avait profité du climat effervescent de Rome en 1518-1520 dans la bottega de 23 Raphaël, renoua pour ce chantier avec le nymphée de Genazzano. Revêtue de pierre ponce rugueuse, la grotte de Pesaro prend l’apparence d’une caverne naturelle, éclairée par un puits de lumière. Elle est flanquée symé- triquement de bains de format carré dotés de niches et communique avec un long bassin, creusé dans un rocher existant du côté postérieur10. Cette association atteste un caractère inédit, tout comme la façade monumentale vers la cour, ennoblie, de part et d’autre de l’arcade centrale, de pilastres ioniques d’un ordre colossal flanquant des niches superposées. Au tournant de la troisième décennie du xvie siècle, l’identification de la grotte d’Égérie (iie siècle de notre ère), située sur la Via Appia, à l’exté- rieur de la porte Saint-Sébastien de Rome, initia une nouvelle phase de sa fortune iconographique. Son plan fut relevé par Antonio da Sangallo le Jeune (GDSU 1223Ar) et Sallustio Peruzzi (GDSU 655Ar, 689Ar), ce dernier s’appuyant probablement sur des dessins de son père Baldassarre11. À l’occasion de l’entrée triomphale de Charles Quint en 1536, un banquet

8. Sur ce nymphée, voir Modesti, 2014, p. 90. 9. S. Frommel, 2002, p. 20-24. 10. Pour une présentation synthétique de la villa, voir Fiore, 2002, p. 446-452. 11. Castellini, 2018, p. 36-38.

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fut organisé à cet endroit. Giovanni Gaddi, prélat florentin protégé des Médicis, supervisa cet événement sur le plan administratif12, alors qu’An- tonio da Sangallo le Jeune développa le projet architectural en se servant des dessins de Peruzzi, mort cette année-là13. Gaddi fit lui-même construire une grotte au bord du Tibre, malheureuse- ment disparue. Elle est cependant décrite dans une lettre de 1538 envoyée à Giovanni Guidiccioni par Annibal Caro, poète entré au service du prélat en 152514. Tout porte à croire que cette grotte reflète une multiplicité d’in- fluences. Le palais de Gaddi à Rome, construit par Jacopo Sansovino dans le Rione Ponte, fut un foyer pour un cercle d’humanistes passionnés par les études vitruviennes (il est à la base de l’Accademia vitruviana fondée en 1542), attirant aussi dans son élégante demeure des artistes, des écrivains et d’illustres personnages de la vie culturelle comme Benvenuto Cellini, Pietro Aretino, Benedetto Varchi et Niccolò Tribolo. D’après cette lettre et un dessin conservé à Oxford se référant sans doute à cette construction, le visiteur était accueilli au fond d’une pergola par un mur fait de blocs de tuf noir et spongieux placés de manière irrégulière con certo ordine disor- 15 24 dinato . Une porte conduisait à un groupe de pièces dont les murs et les voûtes étaient également couverts d’un assemblage irrégulier du même matériau. Des pierres pendantes, imitant des stalactites, ainsi qu’une niche en forme de rocher creusé, accueillant un bassin garni de têtes de lion, évoquait une grotte naturelle. L’eau était présente à différents endroits, aux angles sous forme de fontaines, dans des pelaghetti (petits plans d’eau) et tombait à la manière d’une pluie depuis la voûte percée de trous. Un décor de coraux, de rochers, de perles, de nacre, d’escargots et de plantes aqua- tiques ornait la paroi tandis que la calotte était revêtue d’un dépôt blanc évoquant du givre. Des statues en marbre à l’effigie des fleuves ennoblis- saient cet intérieur spectaculaire dont la variété de l’épiderme, des reliefs et des sons durent frapper le visiteur qui ne pouvait rester insensible à cette force évocatrice. En 1538, au moment où Caro rédigeait sa lettre, l’artiste portugais Francisco da Holanda visitait la Ville éternelle et fut éga- lement impressionné par des grottes. Il effectua un relevé de celle d’Égérie

12. Dans sa jeunesse, Gaddi fut proche de Julien de Médicis duc de Nemours et fit concevoir des scénographies de théâtre par Jacopo Sansovino, Andrea del Sarto et Giovan Francesco Rustici. 13. Quant à cet événement, voir note 28 dans Ferretti et Lo Re 2018, p. 17. 14. Caro, 1957-1961, vol. I, p. 105-109. Sur Giovanni Gaddi voir Arighi, 1998. 15. Elam, 2013, p. 446-462.

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(Fig. 1) et dessina une composition non identifiée, marquée par deux figures symbolisant la fécondité (Diane d’Éphèse), érigées dans un bassin à l’intérieur d’une grotte artificielle faite de blocs de pierre grossièrement taillés et arrangés.

Fig. 1. – Francisco de Holanda 25 (1517-1585), Os desenhos das antigualhas Madrid, Bibliothèque royale du monastère de l’Escorial, 28-I- 20, fol. 33v.

Lorsqu’au printemps 1538 et à l’été 1539, Niccolò Tribolo rencontra Annibal Caro à Rome, il aurait pu s’informer à propos de la grotte de Giovanni Gaddi et peut-être même la visiter16. En tout cas, cette expérience se reflète dans la grotta degli animali de la villa Médicis à Castello, liée à un vaste projet d’aménagement de jardin commandé par Cosme Ier de Médicis en 1537, pour lequel Tribolo collabora avec l’ingénieur hydraulique Davide Fortini17. Le lien avec Rome est d’ailleurs plus complexe, puisque le plan renvoie clairement à la grotte d’Égérie et au mythe de Numa Pompilius. La figure de cette nymphe allait remplir un rôle important dans les stratégies

16. Ferretti et Lo Re, 2018, p. 19. 17. Plus tard interviendront Giorgio Vasari et Bartolomeo Ammannati et enfin Bernardo Buontalenti et Raffaello di Pagno. Voir les articles relatifs à cette grotte dans Ferretti, Frommel, Giannotti, Mozzo, 2018.

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encomiastiques des Médicis au cours des années 1540 et 1550. Tout cela atteste que, malgré des tensions entre Cosme Ier de Médicis et le pape Paul III Farnèse, les liens étroits entre Rome et Florence, qui s’étaient intensifiés pendant les pontificats de Léon X et Clément VII, connurent un développement fertile. Dans le même temps, cette grotte spectaculaire marque une nouvelle étape dans l’évolution décorative et symbolique du genre, dans laquelle culminent les recherches menées dans ce domaine dans la capitale toscane18. La culture napolitaine d’Éléonore de Tolède, épouse de Cosme Ier de Médicis à partir de 1539 et commanditaire passionnée, eut certainement une influence sur cet essor. Dès le début des années 1540, la grotte artificielle se diffusa largement dans les cercles les plus cultivés, non seulement en Italie, mais dans toute l’Europe. À Gênes, un mouvement important fut initié avec la grotte située dans le jardin du palais d’Andrea Doria, projetée par Galeazzo Alessi qui s’était installé dans la ville à la fin des années 1540 (Fig. I, cahier couleur). La construction s’élève sur un plan octogonal couronné d’une coupole ori- ginellement dotée d’un puits de lumière19. Les arcades qui bordent l’espace 26 centré, renvoyant aux thermes romains, sont soutenues par des piliers sur lesquels sont plaqués des ordres anthropomorphes. Une excroissance située dans l’axe de l’entrée, dépourvue d’éclairage et ornée de stalactites, attire le regard dans la profondeur. Tant la surface des arcades aveugles, dispo- sées en retrait, que les voûtains de la coupole sont couverts de coquillages, coraux et cristaux avec lesquels sont façonnés des figures mythologiques, jusqu’au moindre détail du drapé, ainsi que des architectures feintes. Dans cette grotte, l’eau constitue à nouveau un élément clef : elle devait couler, goutter et jaillir sous diverses formes et avec différentes intensités. Cette grotte artificielle doit beaucoup à l’expérience d’Alessi à Rome entre 1536 et 1542, où il avait bénéficié de la protection du cardinal Ascanio Parisani, proche du cardinal Del Monte et des Farnèse. Ainsi, il a sans doute profité de contacts avec l’élite culturelle de la cité pontificale, notamment avec l’Accademia Vitruviana déjà citée, de laquelle faisait aussi partie Annibal

18. Plusieurs articles gravitent autour de cette grotte dans Ferretti, Frommel, Giannotti, Mozzo, 2018. 19. Voir Magnani, 1984. Nous attendons la publication des actes de colloque Grotte artificiali di giardino. Genova nel panorama europeo, colloque international organisé sous la dir. de Sabine Frommel et Lauro Magnani, Università degli Studi di Genova, DIRAAS (Dipartimento di italia- nistica, romanistica, antichistica, arti e spettacoli), Palazzo Balbi Cattaneo, Via Balbi 2, Villa Pavese, Sampierdarena, Via Nicolà Daste 9, Gênes, 9-10 décembre 2019.

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Caro. À Gênes, la grotte d’Andrea Doria instaura une tradition prodi- gieuse qui se poursuivit jusqu’au xixe siècle et produisit des chefs-d’œuvre toujours plus raffinés.

L’adoption de la grotte artificielle en France : un parcours prodigieux

À la cour de Fontainebleau, l’arrivée de Rosso Fiorentino (1530), de Francesco Primaticcio (1531) et de Sebastiano Serlio (1541) a provoqué certaines métamorphoses, notamment dans le domaine de la décoration des intérieurs et des arts figuratifs. Dans un pavillon existant au sud-ouest du château, Primatice réalisa à partir de 1543 la grotte des Pins, orientée vers le jardin du même nom20. Sa façade témoigne d’une réflexion inédite (Fig. II, cahier couleur) : trois arcades rustiques faites de bossages irré- guliers, couronnées par des frontons triangulaires grossièrement dessinés, font que la construction semble inachevée, voire sur le point de s’écrouler. La composition renvoie à la loggia de la Rustica (1538-1539) de Giulio Romano dans la cour du palais ducal de Mantoue, que Primatice aurait 27 pu visiter lors de son séjour italien, interrompu de manière inattendue par la mort de Rosso en novembre 1540. Sur les piliers sont adossés des corps humains, également en bossages, dont les bras semblent attachés derrière l’imposte des arcades. Dans un effort farouche et pathétique, ils tentent en vain de se libérer et leur expression montre la souffrance de ces géants pétrifiés qui ont l’air d’échanger entre eux à propos de leur pénible destin. Cette mise en scène évoque autant l’influence de la fresque de la chute des géants de Giulio Romano à Mantoue que les esclaves de Michel-Ange pour le tombeau de Jules II. L’espace intérieur, un rectangle de 7 m sur 4,5 m environ, est couvert d’une voûte en berceau surbaissée, subdivisée en trente-neuf compartiments délimités par de petits blocs d’aragonite et par trois fresques montrant Junon et Minerve sous un édicule de bois représenté par un raccourci perspectif, probablement attribuable à Jacopo Barozzi da Vignola. Le programme iconographique semble lié à la galerie d’Ulysse au premier étage, décorée par le même Primatice : on y retrouve des épisodes de l’Odyssée, dont Junon et Minerve sont des protagonistes,

20. Parmi la littérature scientifique abondante concernant cette grotte, voir S. Frommel 2010, p. 87-98.

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et le thème de la pétrification, qui marque une des étapes de la souffrance du héros. Jusqu’à présent, on n’a pas pu mettre en évidence la présence de l’eau dans cette grotte, ce qui lui confère une place particulière dans cette filiation. Le thème de la grotte dotée d’une façade rustique fascina aussi Serlio dans son projet de Padiglione in costume di Franza, conçu pendant les mêmes années pour le grand jardin du château de Fontainebleau21. En tant qu’édi- fice autonome, regroupant une grotte, des bains et des pièces d’habitation, ce pavillon renvoie sur le plan typologique au nymphée de Genazzano et à celui de la Villa imperiale à Pesaro. Pourtant, le fait que le Bolonais cherche à associer ces fonctions dans un édifice centré qui forme un volume libre s’avère inédit. Le rez-de-chaussée est articulé a costume di grotta, c’est-à- dire que l’espace circulaire au milieu est éclairé parcimonieusement par quelques ouvertures percées dans le socle du belvédère du premier étage. Cette espèce de caverne, dépourvue de revêtement aux murs, est ceinte de niches, tantôt munies de portes, tantôt destinées à accueillir des statues, alors que les autres pièces sont régulièrement groupées autour. Le projet 28 demeura sur le papier, mais l’idée d’une grotte sous forme autonome béné- ficia d’une grande fortune en France, comme le montrent celles des châ- teaux de Meudon et de Noisy. La grotte du château de Meudon, une maison de plaisance située à 120 mètres du château, a été dessinée par Primatice en 1552 selon des idées du commanditaire, le cardinal de Lorraine – « certaines petites invan- tions que je y ait pensées22 ». L’édifice spectaculaire fut loué par Giorgio Vasari, généralement indifférent à l’architecture française, comme le palazzo della grotta. Rien ne reste de cette œuvre d’art totale qui faisait dia- loguer architecture, sculpture et peinture et qui passionna aussi un poète comme Ronsard. Les gravures de Jean Marot attestent que la construction était habilement intégrée dans un vaste jardin en pente, organisé par une succession de terrasses qui rappellent la cour du Belvédère de Bramante au Vatican ou, plus tard, la Villa Médicis de Castello23. Des cryptoportiques et des jeux de rampes divergentes créaient un parcours scénographique, mais contrairement aux modèles italiens, la grotte était insérée dans un pavillon

21. Voir S. Frommel 2002a, p. 255-265 ; S. Frommel 2017, p. 66-88 (en particulier p. 66-69). 22. S. Frommel 2010, p. 119. 23. Ibid., p. 118-131.

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dont le toit pyramidal élevé couronnait deux étages et une mezzanine, abritant des espaces privés, représentatifs et des collections. Deux pavillons plus bas, situés aux extrémités, complétaient un rythme tripartite, centré sur la grotte placée au cœur de l’ensemble. À l’instar de la grotte des Pins, la façade était faite de bossages rustiques, mais traduits ici dans un ordre prestigieux marqué par un avant-corps muni de colonnes toscanes enga- gées encadrant l’arcade centrale. La grotte formait un espace rectangulaire de 9,54 m sur 6,58 m doté de niches tantôt semi-circulaires, tantôt rectan- gulaires où devaient prendre place des statues24. Couvert par une voûte sur- baissée, cet espace était agrémenté de fontaines, alors que les parois étaient revêtues de coquillages, de coraux et autres éléments marins, ainsi que de figures en stuc exécutées par le peintre Dominique Florentin. À en croire Bernard Palissy, la terre cuite sculptée et émaillée a également été utilisée pour évoquer des morceaux de roche25. Les compartiments de la voûte étaient ornés d’un cycle mythologique. La grotte de Meudon était dédiée à Henri II et aux muses, qui président aux arts libéraux, en s’inspirant d’un concept de Pline le Jeune. Ce décor rappelle la description d’Annibal Caro et il est possible que le cardinal de Lorraine ait vu la grotte de Gaddi pendant son séjour à Rome à l’occasion du conclave de 1549-1550. Le fait 29 qu’en 1559 Catherine de Médicis nommât Primatice « surintendant des bastiments de la couronne » laisse entendre qu’elle dut aussi apprécier cette construction spectaculaire, qui constituait alors la référence principale du Bolonais dans le domaine monumental. La tradition de la grotte comme foyer d’un édifice isolé culmine dans celle du château de Noisy, qu’Albert Gondi, duc de Retz et maréchal de France, avait fait réaliser en 158226. Ce protégé de Catherine de Médicis reçut d’ailleurs la visite de la souveraine en octobre 1579. On note une double influence, d’une part florentine et d’autre part provenant du château de Meudon. L’invitation de qualche garzone de Pratolino, dont on ignore l’identité et la réponse à la sollicitation, atteste que le commanditaire souhai- tait que l’on s’appuie sur une technique florentine27. Une connaissance par Gondi du chantier médicéen, lancé en 1568 par le grand-duc François Ier sur un projet de Bernardo Buontalenti, semble probable étant donné qu’un

24. Ibid., p. 130. 25. Ibid., p. 129. 26. Voir l’article de Bruno Bentz dans ce volume avec les références bibliographiques. 27. Voir l’article de Marco Calafati dans ce volume.

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de ses parents du nom d’Alfonso en était administrateur des comptes28. S’inscrivant dans un rectangle d’environ 20 m sur 17 m, la grotte est plus grande et d’une organisation plus complexe que celle de Meudon, cette dernière consistant en un seul espace de format rectangulaire creusé de niches (Fig. 2). Cette configuration n’affiche pas seulement l’ambition du commanditaire d’éclipser ce modèle prestigieux, mais aussi un programme fonctionnel plus riche et varié dont nous ignorons les détails. Manquent cependant les pavillons latéraux et les montées théâtrales et un seul étage surmonte le nymphée. Par un portique doté de quatre colonnes rustiques, on entrait dans un espace central formant un octogone, marqué par de profondes niches placées diagonalement. Dans les axes, des espaces de plan tréflé – des carrés également dotés de trois larges niches – se greffaient sur le corps central. Selon la gravure de Marot, ces structures périphériques étaient couronnées de lanternons qui sortaient de terre. Le plan évoque des bâtiments sacrés à plan centré d’origine italienne – on note des analogies avec Santa Maria della Consolazione à Todi –, tandis que le décor, consis- tant en rocailles et coquillages, était encore plus prodigieux qu’à Meudon et dégageait le faste d’un espace de représentation. L’apparence naturelle et 30 parfois rustique cède ici la place, comme les gravures de Marot semblent l’affirmer, à un agencement architectural somptueux. Les fouilles récentes ont révélé des détails du décor et du système hydraulique ainsi que les différentes installations de l’eau coulant doucement, jaillissant ou se répan- dant avec vigueur. Nous avons essayé de présenter les principales lignes de développement parmi le vaste processus de migration des grottes artificielles, mais celles-ci témoignent en réalité d’une extraordinaire variété. Pour sa grotte aux Tuileries, Catherine de Médicis chargea Bernard Palissy en 1570 d’une réalisation en céramique, imitant des formes et des espèces naturelles29. Si la reine privilégia aussi la forme isolée pour cette construction, d’autres furent insérées dans les demeures comme à la Bastie d’Urfé, dont le com- manditaire Claude d’Urfé fut ambassadeur de François Ier au Concile de Trente, puis d’Henri II auprès du pape Paul III en 1548. Sous l’influence de ces expériences italiennes, il compléta entre 1548 et 1558 l’aménagement de son château avec une chapelle et une grotte. Dans cette dernière, de

28. Calafati, 2018, p. 136. 29. Anne de Montmorency, connétable de France, avait également commandé une telle construc- tion au même artiste (Ferdinand, 2019, p. 110-114).

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Fig. 2. – Comparaison des plans des grottes de Meudon et de Noisy, gravées par Marot vers 1650 Coll. particulières. 31 Montage et cliché Sabine Frommel

nombreux détails évoquent la grotte d’Andrea Doria à Gênes : des termes et des figures en gaines qui s’adossent sur les piliers des arcades, des niches dotées de stalactites et ornées des coquillages ou de minéraux. Le couvre- ment s’éloigne en revanche des modèles italiens : un plancher en bois for- mant des caissons « à la française » est décoré par divers sables colorés ponctués de coquillages30. Étant donné que cette grotte forme l’atrium de la chapelle, son programme iconographique embrasse des motifs sacrés qui préludent à ceux de l’espace cultuel. Au château de Maulnes, construit à partir de 1566 dans le Tonnerrois par le duc et la duchesse d’Uzès, proches de la reine, un nymphée entouré de gradins à l’instar d’un amphithéâtre est inséré dans la partie orientée vers le jardin31.

30. Voir l’article de Jean-François Grange-Chavanis dans ce numéro. 31. Voir la représentation de Jacques Androuet du Cerceau dans Les plus excellents bastiments de France.

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Tout compte fait, en France les grottes et nymphées évoluèrent essentiel- lement dans l’ambiance de la cour et devinrent une composante presque indispensable de l’habitat princier et aristocratique. Les traits spécifiques de la vie sociale provoquèrent la transformation des modèles italiens, avec par exemple leur intégration dans un pavillon d’habitation autonome, obéissant à un programme fonctionnel complexe.

La grotte artificielle : objet de dialogue, de contamination et de transmission

Albert Gondi ne fut pas le seul à s’adresser à la cour des Médicis, car des lettres attestent que Guillaume V de Bavière, en réalisant après 1579 la Cour des grottes de sa résidence munichoise, sollicita aussi en Toscane la livraison de matériaux (coquilles, cristaux, ornements marins et mousse)32. Henri IV, en 1598-1599, se fit envoyer des matériaux de construction et des ornements naturels, d’origine terrestre ou marine, pour servir à la confection de décors de rocaille sur les chantiers de Saint-Germain-en- 33 32 Laye et Fontainebleau . Une véritable compétition se déclencha autour des créations les plus originales et spectaculaires et cette vague de migration se profila par un réseau de princes ambitieux aux motivations hédonistes. Malgré l’authenticité des matériaux, les techniques locales faisaient que le relief de l’épiderme et les effets de scintillement des surfaces offraient une certaine diversité. Si en Italie le revêtement faisait partie de la substance murale, en France on l’appliquait après coup, par couches successives. Les fonctions de tels espaces s’avèrent similaires dans les différents pays, revêtant souvent d’une dimension politique, comme le révèlent les blasons, emblèmes et allusions à la dynastie, ou encore les thèmes mythologiques liés à des programmes encomiastiques. Ces capricci participent, ou for- ment même le point culminant d’un parcours scénographique qui lie la demeure, le jardin, des terrasses et des rampes d’aspect théâtral. Le lieu de la grotte et son accessibilité au sein d’un système intégral dépendaient à la fois des ressources naturelles et de la mise en scène voulue par le com- manditaire et ses artistes. Au Palazzo ducale del Giardino à Parme, réalisé en 1561 pour Octave Farnèse au milieu d’un parc, la grotte se situe au

32. Deutsch, 2018, p. 108. 33. Lurin, 2018, p. 116.

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centre du rez-de-chaussée, en face de l’entrée ; les appartements se groupent autour et au-dessus de cet espace34. Par cette option non conventionnelle, le prince s’écartait du palais Farnèse à Plaisance, résidence que sa femme Marguerite d’Autriche édifia en même temps pour rivaliser avec les plus novatrices et prestigieuses de la péninsule. Dans plusieurs cas – la grotte d’Andrea Doria à Gênes et celle de Noisy –, on note des similitudes avec l’architecture sacrée, et de manière encore plus forte dans la grotta Pavese à Gênes (1594), desservie par un vestibule à l’instar d’une église35. Cela s’explique tout d’abord par le fait que, pendant la Renaissance, l’architecture, qu’elle soit privée, publique ou religieuse, renoue avec des prototypes antiques comme les thermes et les bains, typo- logies caractérisées par leur clarté géométrique. Le plan octogonal cou- ronné d’une coupole à lanternon bénéficia d’une grande fortune et favorisa la perméabilité entre différents types de bâtiment. Le creusement de la substance murale par des niches, qui se combinait à merveille avec l’expo- sition d’œuvres d’art souvent rehaussée par des jeux d’eau comme de fond, renvoie également à l’héritage classique. Par ailleurs, la signification religieuse de la grotte comme lieu de la naissance du Christ a certainement 33 persisté et invité à des déclinaisons et sublimations de motifs religieux. En tout cas, contrairement aux espaces appartenant à l’enfilade officielle, la grotte artificielle offrait une plus grande liberté pour suivre un goût personnel en dehors des conventions et surprendre par de nouvelles for- mules, évocations et combinaisons – une liberté qui dans certains cas pou- vait nuire à la qualité esthétique. Une place d’exception est accordée aux ordres anthropomorphes, qui exaltent l’illusion par leurs fonctions tantôt porteuses, tantôt pseudo-porteuses, et offrent une diversité dans les traits du visage, dont l’expression va de la souffrance et de la tristesse jusqu’au ridicule et au bizarre36. Enfin, la fortune fulgurante de la grotte artificielle pendant l’époque moderne fut encouragée par de multiples instruments de transmission, à commencer par les visites de curieux, des artistes itinérants, des descrip- tions, des dessins, des gravures jusqu’à la littérature et la poésie. Difficile à éclaircir est la question des retombées en Italie de certains modèles

34. S. Frommel 2013, p. 159-162. 35. Magnani, 1984. 36. Sur les ordres anthropomorphes, voir S. Frommel 2018.

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transalpins passés au filtre du goût français. Après son retour dans la pénin- sule (vers 1549), le cardinal Hippolyte d’Este fit effectuer, au Quirinal et ensuite à la Villa d’Este à Tivoli, des aménagements parmi les plus spec- taculaires de la Renaissance européenne en accordant un rôle particulier aux jeux d’eau, aux grottes artificielles et aux nymphées37. Ils fournirent un énorme creuset de modèles et de références en Europe, comme le montrent, à titre exemplaire, les dessins et gravures de la fontana del Bosco (Quirinal) (Fig. 3), à partir de l’architecte allemand Heinrich Schickhardt qui visita le jardin à la fin du xvie siècle38. On en sait trop peu sur les jar- dins somptueux du cardinal dotés d’installations hydrauliques à Chaalis et au Grand Ferrare à Fontainebleau pour pouvoir conclure sur l’éventuelle appropriation d’expériences menées dans son pays d’accueil. Même si dans le cas d’un genre si fragile et fugace comme la grotte artificielle de nom- breux témoignages ont disparu ou sont conservés de manière fragmentaire, la question du va-et-vient des traditions et des acquisitions entre plusieurs pays est appelée à demeurer un pivot de nos enquêtes.

34

Fig. 3. – Heinrich Schickhardt (1558-1635), esquisse de la fontaine del Bosco, Stuttgart, Landesmuseum (cod. hist. QS 148b) Cliché d’après Christian Hülsen, Römische Antikengärten des xvi. Jahrhunderts, Heidelberg, Carl Winters, 1917, fig. 84.

37. Quant aux jardins du Quirinal, voir C. L. Frommel 1999, p. 15-62. Sur la Villa d’Este à Tivoli, voir les contributions du volume Ippolito II d’Este. Cardinale, principe, mecenate, 2013. 38. C. L. Frommel, 1999, p. 39.

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L’autrice

Depuis 2003, Sabine Frommel est directrice d’études à la direction d’études Histoire de l’Art de la Renaissance à l’École pratique des hautes études (Sorbonne, PSL). De 2013 à 2015, elle a été professeur invité à l’université de Bologne (Dipartimento di Filologia classica e Italianistica). Ses recherches couvrent un vaste éventail de thématiques transversales : l’évolution des typologies et des langages architecturaux au Quattrocento et Cinquecento ; les processus de migration de modèles et de techniques en Europe ; la représentation de l’archi- tecture dans la peinture ; l’héritage de la Renaissance jusqu’au xixe siècle.

ART-12.indb 37 21/12/2020 17:31 ART-12.indb 38 21/12/2020 17:31 Les travaux de restauration de la grotte du château de La Bâtie d’Urfé à Saint-Étienne-le-Molard (Loire) Jean-François Grange-Chavanis

Résumé

La grotte de rocailles conçue et réalisée au milieu du xvie siècle au château de 39 La Bâtie d’Urfé est la plus authentique et la mieux conservée de toutes celles qui ont été construites avant elle en France et en Italie dans le souvenir ravivé de l’Antiquité. Une restauration très complète menée à bien en 2008 a redonné leur lustre à tous les éléments qui la composent. Pavage, murs ornés de personnages de rocailles variées et de coquillages, plafond de bois décoré de sables colorés, grilles de fer forgé, statues de marbre, forment un espace d’une profonde origi- nalité qui sert d’atrium à la chapelle du château où s’unissent amour humain et amour divin dans un extrême raffinement.

Mots-clés

Claude d’Urfé, Renaissance, rocailles, coquillages, restauration

ĆĆ Jean-François Grange-Chavanis, « Les travaux de restauration de la grotte du château de La Bâtie d’Urfé à Saint-Étienne-le-Molard (Loire) », Artefact, 12, 2020, p. 39-51.

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Restoration work in the grotto of the château de La Bâtie d’Urfé in Saint- Étienne-le-Molard (Loire)

Abstract

The grotto of rockeries designed and built in the middle of the 16th century in the chateau of La Bâtie d’Urfé is undoubtedly the oldest and most authentic of all those built at the time of the Renaissance in France and Italy. A very complete restoration carried out in 2008 has given back their lustre to all the elements that make it up. Paving, walls adorned with various stone figures and shells, a wooden ceiling decorated with coloured sands, wrought iron grills, marble sta- tues, form a space of profound originality that serves as an atrium for the chapel where human and divine love are united in extreme refinement.

Keywords

40 Claude d’Urfé, Renaissance, rockeries, shells, restoration

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Introduction

Le château de la Bâtie d’Urfé est situé dans la plaine de la Loire à l’ouest de Lyon sur la route de l’Auvergne au centre de l’ancienne province du Forez (Fig. III, cahier couleur). D’origine médiévale, une simple maison-forte a été métamorphosée au milieu du xvie siècle en un château moderne par Claude d’Urfé (1501-1558). Celui-ci fit du fief de ses ancêtres la maté- rialisation inachevée d’un rêve de perfection mêlant de façon très origi- nale traditions françaises et nouveautés italiennes. Homme profondément religieux, cultivé, polyglotte, humaniste, Claude d’Urfé est nommé par François Ier en 1546 ambassadeur auprès du Concile de Trente, puis auprès du Pape Paul III Farnèse par Henri II en 1548. Déjà familiarisé avec la péninsule par sa participation aux guerres d’Italie, il passe alors son temps en voyages incessants de Trente à Ferrare, Bologne, Rome, Gênes probable- ment et à la cour à Fontainebleau et Paris où il termine sa carrière comme gouverneur des Enfants de France et membre du Conseil de régence, pas- sant sans doute trop rapidement dans sa demeure forézienne1. C’est dire qu’il est amené à côtoyer l’aristocratie civile et religieuse de son temps, 41 les artistes et les intellectuels qui gravitent autour d’elle dans l’entourage immédiat de la famille royale française. La Bâtie est le reflet fidèle de cette activité débordante, sans que jamais les simples effets de mode prennent le pas sur la culture, la spiritualité, la fidélité à la foi catholique et à l’amour conjugal. C’est ainsi que cette maison concentre en peu d’espace les pièces de fonction habituelles d’une demeure aristocratique, une chapelle intro- duite par une grotte artificielle et un jardin clos très élaboré.

« La plus belle du royaume »

Cette grotte, réalisée en peu d’années aux alentours de 1550 est aujourd’hui la plus authentique et la mieux conservée de ces nombreuses cavernes ima- ginaires dont a raffolé l’élite européenne de l’époque2. Le plan général de la Bâtie n’est en rien celui des châteaux habituels de son époque : pas de grand escalier, pas de trace apparente d’une galerie intérieure, apanage de toutes les demeures de même importance, localisation hypothétique de la

1. Guichard, 1990. 2. Poulain 1990.

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bibliothèque, hiérarchie aléatoire des étages. Il semble avoir été le fruit de décisions contradictoires ou de repentirs, mais seuls nous restent à peu près intacts les deux éléments qui semblent le reflet le plus exact des volontés de leur concepteur : la chapelle et cette grotte qui lui sert d’atrium3. C’est là que se concentre l’univers de Claude d’Urfé, c’est là que l’on passe du paganisme, de l’ignorance à la connaissance, à la science, à l’amour humain et à l’amour divin unis dans la chapelle. Si cette dernière a été dépecée, il est heureusement possible de restituer en totalité le décor qui l’ornait dont une partie est encore en place, l’autre dispersée à travers le monde mais bien connue (Fig. 1).

42

Fig. 1. – Grotte de La Bâtie d’Urfé, état des lieux en 2003 avant restauration Plan Jean-François Grange-Chavanis La grotte, quant à elle, est pratiquement complète : ne manquent à son décor que les statues, sans doute de marbre, qui compléteraient dans leurs niches vides une statue de grande taille, identifiée comme un Vertumne et attribuée à Montorsoli (vers 1507-1563)4, et les restes d’une nymphe alanguie sur un dauphin encore en place. La Bâtie d’Urfé est restée

3. Bugini, 2019. 4. Malgouyres 2007, p. 18 et fig. 4 et 5.

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pratiquement inconnue du monde de l’histoire de l’art jusqu’à la fin du xixe siècle, ce qui l’a paradoxalement sauvée de modifications incessantes qui l’auraient dénaturée. Depuis la mort de Claude d’Urfé en 1558, aucun travail de modernisation d’importance n’y a été réalisé et le domaine, tombé en léthargie dès la disparition de son concepteur, n’a fait l’objet d’aucun relevé, d’aucune description précise à l’exception de maigres jalons très espacés dans le temps : • un dessin réalisé en 1611 par le père jésuite Étienne Martellange qui n’est qu’une vue extérieure très partielle mais précieuse par sa minutie5 ; • un plan terrier de 1804 qui montre l’environnement du château dans un état peut-être inchangé depuis sa conception, mais ne révèle, comme le précédent naturellement, rien des dispositions intérieures6 ; • un état des lieux de 1778 précis mais trop lacunaire là encore sur l’état intérieur7, qui ne décrit pas davantage la grotte. Néanmoins, deux témoignages anciens mentionnent la grotte : d’abord celui d’Anne d’Urfé, petit-fils de Claude, dans une description du château rédigée vers 1606 : « Il y a aussy une crotte [sic], où il y a plusieurs belles et grandes estatues de marbre rapportées d’Italie, laquelle estoit estimée la plus belle du royaume, au temps qu’elle fut faicte8 ». Ensuite, celui de 43 Jacques Fodéré qui mentionne également la statuaire mais aussi le décor de rocailles « fait de petites pierres si industrieusement appliquées en figures qu’ils font merveilleusement bien » et les jeux d’eaux9. Le château a été vendu à la suite de la triste déchéance de la famille d’Urfé au xviiie siècle. Les ventes se succèdent alors au siècle suivant sans que, par miracle, ni la chapelle ni la grotte n’aient été vidées de leurs œuvres d’art, contrairement au reste de la maison et aux jardins. À la fin du siècle, les choses se gâtent. En 1872, une nouvelle vente à un marchand de biens, prélude à un démantèlement complet et presque à une démolition, aboutit en un premier temps au démontage du pavement, des boiseries, des panneaux de marqueterie qu’elles enchâssent, des , de l’autel, des vitraux de la chapelle, décor dont ne subsiste alors en place que ce qui ne

5. Martellange, 1611. 6. « Plan géométral… », ca 1804. 7. « Visite sommaire prisée des réparations à faire aux batimens du château, moulin et domaine de la terre et seigneurie de la Bâtie », 1er juillet 1778, Archives départementales de La Loire, ancien minutier de Bourdelon, [document disparu] ; cité par Bugini, 2019, p. 27-28, n. 6. 8. A. d’Urfé, vers 1606, dans Bernard, 1839, p. 450 (cité par Poulain, 1990, p. 111). 9. Fodéré, 1619, p. 984 ; cité par Bernard, 1839, p. 474 et par Poulain, 1990, p. 111.

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peut pas être démonté, à savoir la voûte en stuc, les pilastres de pierre et les arcs qui scandent l’espace. Tous ces éléments sont très officiellement vendus et leur trace suivie, d’antiquaires en acquéreurs, de collectionneurs privés en musées, jusqu’à leur retour partiel et leur remise en place dans les années 1950. La grotte, quant à elle, reste inchangée, à l’exception de la porte d’entrée sur la cour et des statues qui l’ornent, elles aussi vendues, dont l’une reviendra après quelques voyages et l’autre restée dans les lieux, sa mutilation en ayant peut-être empêché la commercialisation. Deux événements heureux viennent alors à la fin duxix e siècle et au début du xxe siècle interrompre le cycle des malheurs de la Bâtie : en 1886, le comte Georges de Soultrait écrit l’histoire du château illustrée de photographies de Félix Thiollier qui fixent de façon définitive l’aspect des lieux dans tous leurs détails avant leur démantèlement10. Puis, en 1909, la Diana, société historique sise à Montbrison, fondée en 1862, emblématique des activités de recherche et de publication de grande qualité de l’époque, rachète le château et ses abords immédiats pour les sauver de la démolition. Cet achat entraîne le 44 classement au titre des monuments historiques en 1912 du château qui se trouve ainsi à l’abri des risques qu’il encourait jusque-là.

Conserver et restaurer

La seconde partie du xxe siècle voit, dans les années 1950-1960, des tra- vaux de restauration et d’aménagement se dérouler dans le but d’ouvrir dignement la Bâtie au public, travaux dont la poursuite devient urgente dès les années 1990, date où le conseil général de la Loire (aujourd’hui conseil départemental), prend le relais de la Diana dans le cadre d’un bail emphytéotique pour assumer le financement, avec l’aide de l’État, puis l’animation du domaine et son exploitation. L’archéologie a été depuis cette période constamment présente à la Bâtie, tant en sous-sol qu’en élévation, des campagnes de fouilles très fructueuses ayant considérablement amélioré la connaissance des bâtiments et des

10. De Soultrait et Thiollier, 1886.

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jardins sous la houlette de Christian le Barrier11 et d’Anne Allimant12 au fur et à mesure du lancement des projets. Une étude générale de restau- ration et de mise en valeur est alors établie pour établir les priorités d’in- tervention et leur coût13. Après les toitures, les façades, les jardins, une étude préalable à la restauration de la chapelle et de la grotte (Fig. 1) est menée à bien en 200414. Après approbation, cette étude aboutit en 2007 à un projet complet sur les bases duquel les travaux de restauration de la grotte sont menés à bien jusqu’à leur achèvement en 2010. La restauration de la chapelle, quant à elle, est restée pour l’instant à l’état de projet en raison des questions complexes que posent les principes de sa réhabili- tation et de l’évocation des décors dont le retour n’est pas envisageable : boiseries et marqueteries au Metropolitan Museum de New York, carreaux du pavement répartis entre plusieurs collections. L’extrême qualité de ces œuvres d’art rend l’idée d’une copie difficilement envisageable, plusieurs tentatives s’étant révélées peu concluantes et l’authenticité reste pour ces chefs-d’œuvre un critère primordial. Les travaux de la grotte n’auraient pas pu être menés à bien sans l’établis- sement d’un état des lieux extrêmement précis fondé sur l’observation de 45 tous les matériaux qui composent cet ensemble unique. Un relevé pierre à pierre des murs a d’abord été réalisé par Anne Carcel, conservateur des Antiquités et objets d’art de la Loire, sous la forme de très beaux dessins en couleurs15. En 1992, Robert Bouiller, alors conservateur du musée Alice Taverne d’Ambierle et ancien collaborateur du Service géologique national, assisté de Bernard Guyot, compagnon du devoir, et de Jean-Roch Bouiller, étudiant en histoire de l’art, avait consigné ses « Observations sur les maté- riaux constituant les rocailles de la nymphée à La Bastie-d’Urfé » dans un rapport essentiel pour la connaissance des pierres et leur éventuelle pro- venance16. Luc Goupil, architecte du patrimoine, compléta ce relevé et ce rapport par la représentation du plafond, du sol, des grilles et de l’ancienne porte d’entrée sur la cour et l’analyse de leur état, précisant ainsi l’étude préalable de 2004 et la transformant en projet architectural et technique.

11. Le Barrier, 2004. L’intervention a eu lieu du 16 février au 10 mars 2004. 12. Anne Allimant a effectué des fouilles archéologiques dans les jardins du château de La Bâtie d’Urfé de 1993 à 1998. 13. Grange-Chavanis, 2019. 14. Grange-Chavanis, 2004. 15. Dessins sur calques, coll. part. 16. Bouiller, 1992.

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Ce document, dont le volet financier fut réalisé par Joël Jermer, économiste vérificateur des monuments historiques, a servi de base à une consultation des artisans et des entreprises habilités à réaliser les travaux décrits dans le cadre de la réglementation des marchés publics. Cette consultation effec- tuée, les travaux envisagés ont pu se dérouler de janvier à décembre 2008 et ont fait l’objet en 2010 d’un dossier des ouvrages exécutés exposant de façon minutieuse, en particulier pour le plafond et les murs, les travaux réalisés17. La restauration du plafond a été confiée à Carlo Usai, chargé à Rome des « Restauro e conservazione di beni culturali18 », celle des rocailles à l’Atelier de Conservation Eschlimann, établi en Alsace et à Paris19. Sont aussi intervenus l’entreprise Comte pour la maçonnerie-pierre de taille, l’assainissement et le système d’alimentation en eau, l’entreprise Chantelot pour la menuiserie, l’Atelier Rocle pour la ferronnerie et l’entreprise Bréat pour l’électricité.

Les décors

La grotte de la Bâtie est unique par sa conception, ses dispositions et la 46 date de sa réalisation approximativement contemporaine de celle de la cha- pelle puisqu’il faut traverser l’une pour accéder à l’autre. C’est sans doute à partir de 1548 et avant 1558, date de la mort de Claude d’Urfé, que l’aménagement des deux espaces a été mené à bien, les seules certitudes de datation précise concernant la chapelle. La grotte devrait donc être la plus ancienne construction de rocailles, de coquillages, de stuc et de bois conservée en Europe dans un tel état d’authenticité, toutes les autres grottes comparables, en France comme en Italie en particulier ayant dis- paru, ayant été considérablement modifiées ou ayant été réalisées plus tard. Il semble néanmoins que ce soient les grottes génoises et florentines qui s’avèrent les plus proches par l’esprit et les techniques, bien que l’on ne sache pratiquement rien des équipes de « rocailleurs », probablement ita- liennes et itinérantes, qui les auraient mises en œuvre. Leur technicité avait été soulignée par Robert Bouiller :

17. Les archives du chantier de restauration seront déposées à la Médiathèque de l’architecture et du patrimoine (Charenton-le-Pont). 18. Usai, 2008a et 2008b. 19. Szkotnicki, 2008.

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Les rocailleurs ont mis en œuvre : des coquilles actuelles d’origine marine ; des fossiles ; des roches ou minéraux des environs ; des ““galets et des minéraux importés ; la technique du stuc. Ils ont joué à la fois sur la taille, sur la forme et la faculté d’orienter les fragments lithiques, sur leurs couleurs bien entendu, mais aussi avec l’éclat, souvent amoindri aujourd’hui. La maîtrise ressort de la conjugaison adroite de tous ces effets20.

47

Fig. 2. – Grotte de La Bâtie d’Urfé, photographie de Félix Thiolliez vers 1880 Coll. part. Jean-François Grange-Chavanis Si l’on en juge par les photographies de Félix Thiollier21, datées des années 1880, la grotte ne semble pas avoir été modifiée à cette date depuis sa réalisation (Fig. 2). Puis les travaux des années 1950-1960 montrent que seuls quelques compléments sur les murs de rocailles, sans bouche- ment systématique des lacunes, ont été réalisés un peu maladroitement car aucune observation exhaustive n’avait eu lieu à cette époque. Le sol en

20. Bouiller, 1992, p. 4. 21. Reproduites dans De Soultrait et Thiollier, 1889 ; des tirages originaux supplémentaires sont également conservés dans une collection privée des descendants de Félix Thiollier.

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revanche avait été refait à neuf du fait de son très mauvais état bien visible sur les photographies du xixe siècle. Une partie du pavage original avait été néanmoins conservée, servant de modèle assez respectueusement imité. Ce nouveau sol a donc été conservé lors de la dernière campagne de travaux, simplement supprimé sur une largeur de 20 centimètres au pied des murs pour améliorer l’assainissement et diminuer les remontées d’humidité pré- sentes en périphérie, remontées provoquées à la fois par le regrettable com- blement des douves, qui entouraient la plate-forme d’assise du château, et l’utilisation d’un mortier de ciment dans la chape de base du nouveau sol. Seuls les pavages des deux grandes niches du mur sud, qui n’avaient pas été concernés par la campagne 1950-1960, ont fait l’objet d’une restitution fidèle aux résultats des sondages archéologiques réalisés. Les murs, quant à eux, ont été brossés et nettoyés avec précaution, et aucun élément nouveau n’est venu compléter les rocailles et les coquillages ori- ginaux et les interventions très réduites de la précédente campagne. Les lacunes trop voyantes ont été simplement atténuées par un lait de chaux léger de la couleur des pierres existantes, en particulier sur les galets minus- 48 cules simulant l’épiderme des personnages. Quelques consolidations ont été effectuées là où cela était nécessaire avec un mortier de chaux dont la com- position est la plus proche possible de l’original. Les matériaux employés sont principalement des variétés de rocailles : du granite rouge, du gra- nite gris, du granité sombre, des scories volcaniques, du quartz blanc, du quartz rose, du quartz bréchique ferrugineux, du schiste ardoisier, du grès houiller, du calcaire blanc, du carbonate en rhomboèdres, enfin des galets plats, des galets ovoïdes, du travertin et des fossiles. L’origine locale des roches granitiques et des quartz est probable, mais une grande partie des rocailles était importée22. Par ailleurs, la décoration emploie en abondance des coquilles marines, ce qui implique bien évidemment des échanges commerciaux lointains (Fig. IV, cahier couleur). L’intervention la plus visible a concerné le plafond qui n’avait pas été touché par la campagne des années 1950-1960. Ce plafond est constitué de planches de bois fixées par des clous de fer forgé sur une structure clas- sique qu’on pourrait dire « à la française ». Ces planches sont décorées par divers sables colorés fixés à la colle animale ponctués de coquillages. Les analyses faites sur place et en laboratoire ont montré que ce décor ancien

22. Bouiller, 1992, p. 5-10.

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n’avait jamais été restauré, mais que les lacunes étaient importantes, les coquillages n’étant décelables que par leur trace sur le bois et les couleurs ayant perdu beaucoup de leur vivacité. Contrairement à ce qui a été mis en œuvre sur les murs, il a été décidé de rendre au plafond tout l’éclat qu’il avait perdu avec le temps en complétant les lacunes de sable, ravi- vant les couleurs et replaçant les coquillages dont la cueillette fut réalisée sur la plage de Tarquinia, près de Rome, non loin sans doute de leur lieu d’origine, sans oublier de distinguer les coques lisses des coques créne- lées dont on distinguait parfaitement les traces (Fig. V, cahier couleur). Le blason de la famille d’Urfé, dont le bleu avait pu être évoqué par des perles de lapis-lazuli, a été rétabli avec des matériaux plus contemporains et moins onéreux, seule entorse au parti pris d’authenticité qui a présidé à l’ensemble de la restauration, une surface du plafond ayant d’ailleurs, sur environ 1 m², été laissée dans son état d’origine. La grotte est encore équipée d’un système d’arrosage, relativement som- maire mais permettant toutefois de faire fonctionner des jets judicieu- sement placés dans les deux niches principales du mur sud et sur les personnages qui les ornent. Ces jets sont alimentés par un réseau de tuyaux 49 de plomb sortant d’un réservoir s’écoulant par simple gravité. Ce système a été entretenu en état de marche mais l’humidité qu’il entraîne est assez préjudiciable à la bonne conservation des lieux, et son utilisation ne peut être que sporadique. Les grilles de fer forgé simulant des pampres de vigne, restées en très bon état, ont seulement été complétées de quelques feuilles manquantes redorées à la feuille. Enfin la porte d’entrée sur la cour n’a finalement pas été remise en place en raison des difficultés que représentait l’utilisation de moulages de l’original accompagnée de la copie de certains éléments. Il pourra être remédié à cette situation dans les années à venir.

Conclusion

La grotte de La Bâtie a ainsi retrouvé presque toute sa splendeur d’origine, sans que soient pour autant résolus tous les mystères de sa conception et de sa réalisation, que les recherches ultérieures aideront, il faut l’espérer, à lever. Parmi les grottes ornementales créées au milieu du xvie siècle, elle occupe une place singulière, à l’écart des grandes métropoles et des résidences royales et princières. Elle n’a pas souffert des destructions, transformations ou même des réaménagements qu’ont subis bien d’autres constructions

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comparables, si bien que son relatif abandon au cours des siècles lui a permis de conserver une grande part d’authenticité. Son architecture, sobre et discrète, et son décor, luxueux et raffiné, allient une grande originalité : vestibule d’une chapelle, qu’elle précède et qu’elle complète, elle témoigne d’un projet ambitieux auquel la figure de Claude d’Urfé, commanditaire et probablement ordonnateur des travaux doit être associée. Conçue durant le concile de Trente auquel il participa, la grotte résulte des échanges foi- sonnants entre l’Italie et la France.

Sources

Paris, Bibliothèque nationale de France, département des estampes et de la pho- tographie : Étienne Martellange, « Veüe de la Bastie d’Urfé en Forés », dessin, 1611, Ub 9a, n° 128 ; repr. Grange-Chavanis, 2019, p. 78, fig. 1. Saint-Étienne-le-Molard, château de La Bâtie d’Urfé : « Plan géométral des domaines de la famille Puy de la Bâtie », ca 1804 ; repr. Grange-Chavanis, 2019, p. 79, fig. 2. Fodéré Jacques, Narration historique et topographique des convens de l’ordre S. François, P. Rigaud, Lyon, 1619. 50

Rapports

Bouiller Robert (dir.), « Observations sur les matériaux constituant les rocailles de la nymphée à La Bastie-d’Urfé », 1992. Grange-Chavanis Jean-François, « Château de La Bastie d’Urfé, chapelle et grotte », Étude préalable à la restauration, Conseil général de la Loire, février 2004. Le Barrier Christian, « La Bâtie d’Urfé (Loire), chapelle et salle de fraîcheur », Rapport de diagnostic, Institut national de recherches archéologiques préven- tives, avril 2004. Usai Carlo, « Loire, St-Étienne le Molard, Bastie d’Urfé, étude préalable pour la restauration du plafond », février 2008 ; « Batie d’Urfé, grotta, Indagni prope- deutiche al restautato conservativo delle decorazioni del soffitto, eseguite con ‘graniglie’ policrome incollate su intonaco di supporto », juin 2008. Szkotnicki Bruno, « Relevé des lacunes » (Loire, Saint-Étienne-le-Molard, Château de la bastie d’Urfé, restauration de la grotte, lot n° 2 : restauration des rocailles, entreprise Eschlimann), avril 2008.

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Bibliographie

Bernard Auguste, Les d’Urfé, souvenirs historiques et littéraires du Forez au xvie et xviie siècles, Imprimerie royale, Paris, 1839. Bugini Elena (dir.), Sacellum mirabile, Nouvelles études sur la chapelle de Claude d’Urfé, PUR, Rennes, 2019. De Soultrait Georges et Thiollier Félix, Le château de la Bastie d’Urfé et ses seigneurs, société de La Diana, Saint-Étienne, 1886. Grange-Chavanis Jean-François, « Apostilles en marge de la dernière cam- pagne de restauration du château de La Bâtie d’Urfé », dans Bugini Helena (dir.), Sacellum Mirabile, Nouvelles études sur la chapelle de Claude d’Urfé, PUR, Rennes, 2019, p. 77-86. Guichard Vincent (dir.), Claude d’Urfé et La Bâtie, L’univers d’un gentilhomme de la Renaissance, Conseil général de la Loire, Montbrison, 1990. Malgouyres Philippe, « Claude d’Urfé, Montorsoli, Giulio Camillo, Charles Quint et quelques autres », Bulletin de la Société de l’histoire de l’art français, 2007, p. 9-25. Poulain Dominique, « La grotte », dans Guichard Vincent (dir.), Claude d’Urfé et La Bâtie, L’univers d’un gentilhomme de la Renaissance, Conseil général de la Loire, Montbrison, 1990, p. 110-119. 51

L’auteur

Architecte DPLG en 1972, lauréat du concours d’Architecte en chef des Monuments historiques en 1981, Jean-François Grange-Chavanis a été chargé de la restau- ration de monuments historiques classés dans le Puy-de-Dôme, le Cantal, le Gard, la Loire (où est situé le château de la Bâtie d’Urfé), la Savoie, la Haute- Savoie, l’Isère et à Saint-Louis-des-Français de Lisbonne (Portugal). Contact : jf. [email protected]

ART-12.indb 51 21/12/2020 17:31 ART-12.indb 52 21/12/2020 17:31 La connaissance des grotte medicee Nouvelles approches à partir des archives de l’époque des Habsbourg-Lorraine

Giulia Cicali

Résumé

Les archives produites par l’administration des Habsbourg-Lorraine en Toscane, après que cette Maison avait hérité en 1737 de l’ancien grand-duché des Médicis, 53 ont longtemps été considérées comme des sources tardives et indirectes. Pour- tant, elles révèlent la manière dont le patrimoine des Médicis a été géré par la nouvelle dynastie. En ce qui concerne la conservation (et la destruction) des sculptures, des fontaines et des grottes de jardins qui entouraient les villas médi- céennes, ce sont tout particulièrement les archives conservées dans les fonds du Scrittoio Fortezze e Fabbriche et du Scrittoio Regie possessioni des Archives d’État de Florence qui méritent notre attention. Elles contiennent des actes relatifs à l’entretien et à la restauration des anciens domaines des Médicis aux xviiie et xixe siècles. Nous proposons ici une analyse de ce patrimoine dans son ensemble, en portant une attention particulière aux témoignages concernant les presti- gieux jardins et notamment des grotte medicee.

Mots-clés

Habsbourg-Lorraine, Médicis, villa, Castello, Pratolino, Boboli

ĆĆ Giulia Cicali, « La connaissance des grotte medicee. Nouvelles approches à partir des archives de l’époque des Habsbourg-Lorraine », Artefact, 12, 2020, p. 53-71.

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The knowledge of the Medici grottoes: new approaches from the archives of the Habsburg-Lorraine period

Abstract

The archives produced by the Habsburg-Lorraine administration in Tuscany, after inheriting the former Grand Duchy of Medici in 1737, have long been considered late and indirect sources. However, they do reveal the way in which the Medici heritage was managed by the new dynasty. With regard to the conservation (and destruction) of the sculptures, fountains and garden grottoes that surrounded the Medici villas, it is particularly the archival records kept in the Scrittoio fortezze e fabbriche and the Scrittoio regie possessioni of the State Archives of Florence that deserve our attention. They contain acts relating to the maintenance and restoration of the ancient Medici estates in the 18th and 19th centuries. Here we 54 offer an analysis of this heritage as a whole, with particular attention to the testi- monies concerning the prestigious gardens and in particular the Medici grottoes.

Keywords

Habsbourg-Lorraine, Medici, villa, Castello, Pratolino, Boboli

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Introduction

Suite à la prise du pouvoir de Cosme Ier de Médicis (1537)1, à Florence se développe une véritable cour princière, sous l’influence de la culture napolitaine de la duchesse Éléonore de Tolède. Bien qu’elle n’ait jamais été institutionnalisée auparavant, elle devient progressivement un élément incontournable de l’exercice du pouvoir2. Parallèlement, à partir de 1550, le duc installe sa demeure officielle dans la reggia du Palais Pitti, face au jardin de Boboli, et il se déplace souvent dans d’autres villas des alentours de Florence3. Ces espaces, avec leurs grottes4, se transforment en scène de représentation « théâtrale » destinée à l’exaltation des souverains devant les courtisans locaux et les étrangers en visite. Les uns comme les autres entrent dans un univers parallèle, dans lequel non seulement ils assistent mais ils participent eux-mêmes aux jeux des Médicis – entraînés par les automates qui animent ces lieux auxquels ils sont (sous leurs propres yeux) assimilés. L’art médicéen, face au défi de la mimesis de la nature5, y avait recréé une vie artificielle jouant sur la dualité thématique du mythe et de la réalité. Et comme le peuple avait été séduit par le prince, plusieurs œuvres 55 glorifiaient ses triomphes, telles que les célèbres représentations d’Orphée qui charmait les animaux. Tout ce patrimoine inclut, notamment, les jardins palatiaux avec leur richissime collection de statues dont héritèrent les Habsbourg-Lorraine en 1737, à la mort de Jean-Gaston de Médicis. Lorsque la dynastie souve- raine change, que s’ouvre une époque nouvelle, que l’opulence des Médicis est remplacée par les idées portées par les Habsbourg-Lorraine, le statut de cette cour d’automates est questionné. Ces changements provoquent

1. Cet article est issu de la communication intitulée « La connaissance des grotte medicee : notes sur les problématiques et les possibilités de recherche », que j’ai eu le plaisir de présenter le 2 novembre 2018 à la mairie de Noisy-le-Roi, lors du 2e séminaire La Renaissance des grottes. 2. Côme Ier de Médicis (1519-1574) devient duc de Florence en 1537, puis il obtient le nouveau titre de grand-duc en 1569 grâce à une bulle du pape Pie V ; c’est avec lui et ses premiers succes- seurs, Francois Ier et Ferdinand Ier, que la cour se structure. Fasano Guarini, 1984 ; Chauvineau, 2004. 3. Pour témoigner de l’importance de ce patrimoine, exemple de l’influence exercée par la famille Médicis sur la culture européenne, douze villas Médicis ont été inscrites sur la liste du patrimoine mondial de l’UNESCO en 2013 : http://whc.unesco.org/en/list/175 ; Zangheri, 2015. 4. Pour un répertoire de grottes dans la région toscane : Cazzato, Fagiolo, Giusti, 2001. 5. En particulier, sur la représentation de la natura naturans et le rapport aux sciences naturelles : Morel, 1998.

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un problème complexe de transmission, d’interprétation et de conserva- tion d’un ensemble de biens profondément ancrés dans l’histoire toscane. Les archives qui conservent la mémoire de ces richesses reflètent ce nou- veau rapport aux ouvrages du passé. Pour approfondir cette question, il est cependant nécessaire d’aller au-delà des principales sources sur lesquelles se fonde traditionnellement la connaissance de ces grottes, c’est-à-dire les actes produits à l’époque de leur création au temps des Médicis comme les livres des comptes, qui témoignent des travaux effectués, les descriptions littéraires dédiées à ces villas, les journaux de voyage des visiteurs qui les avaient observées, ou bien encore les réflexions théoriques6, auxquelles il faut ajouter la documentation graphique, des vues de Giusto Utens (1599) aux dessins de Giovanni Guerra7. En l’espèce, c’est plutôt l’ensemble des documents produits par l’administration des Habsbourg-Lorraine qui apporte un éclairage original en montrant la façon dont les grottes réa- lisées par les Médicis ont été gérées par la suite. Tout particulièrement, la documentation graphique conservée dans les fonds du Scrittoio delle Fortezze e Fabbriche et du Scrittoio delle Regie possessioni des Archives d’État de Florence constitue un ensemble de sources apparemment secondaires8 : 56 elle ouvre néanmoins la porte à une microhistoire de fonds d’archives qui méritent d’être relus.

Les archives du Scrittoio delle Fortezze e Fabbriche

Dans le fonds du Scrittoio delle Fortezze e Fabbriche [le bureau des forte- resses et des bâtiments]9, la section des Fabbriche lorenesi contient des dos- siers relatifs à l’entretien et à la restauration des forteresses et des bâtiments

6. À titre d’exemple, pour la villa de Pratolino, voir les plus importantes descriptions littéraires : Gualterotti, 1579 ; De’ Vieri, 1586 ; Montaigne, éd. 1992 ; au sujet des réflexions théoriques : le chapitre Del giardino di un re du traité l’Agricoltura sperimentale de Agostino Del Riccio (Heikamp, 1981, p. 59-123), et l’ouvrage de Salomon de Caus, 1624. Pour une bibliographie ample et struc- turée : Brunon, 2001 ; Valdaré, 2003. 7. Becattini, 2005. 8. Je remercie Francesco Martelli de m’avoir signalé l’importance de ces fonds. Bien évidemment, certains documents ont déjà été publiés et étudiés et il n’est pas possible ici de répertorier toutes les références relatives aux actes que nous discuterons. Nous serons plus intéressés par une réflexion dédiée à l’ensemble des sources graphiques, ses caractéristiques et son importance, sa relation avec la documentation écrite qui, à l’origine, lui était associée. 9. Martelli, 2006.

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des Médicis entre le xviiie et le xixe siècle. Il s’agit d’une source exception- nelle car ce fonds conserve les textes d’archives qui concernent leurs villas et leurs jardins, complétés par une importante documentation graphique10. Pour la villa de Poggio Imperiale et son jardin11, un fascicule témoigne, par exemple, de l’état des fontaines du jardin en 182012. Dans un autre dossier daté de 177913 qui concerne le projet d’une tromba d’acqua, se trouve le dessin d’une pompe hydraulique servant à puiser l’eau d’un pozzo (puits) situé près de la grotte, dont nous connaissons, ainsi, indirectement, l’état (Fig. 1). D’ailleurs, dans ce cas, nous sommes confrontés à une difficulté majeure que nous allons retrouver souvent : puisque le dessin ne donne aucune explication concernant la destination de cette invention, il n’aurait pas été possible de retrouver la fonction de ce mécanisme s’il n’avait pas été relié à une documentation écrite. Remontant au mois de juillet 1791, lors de la préparation d’une fête pour la cour et de la villeggiatura d’automne du grand-duc14, un autre dossier, relatif à Poggio a Caiano, renvoie à l’aspect ludique des ouvrages aménagés dans les jardins, ce qui concerne aussi, bien entendu, les grottes, où la présence de scherzi d’acqua (jeux d’eau) visait à créer un émerveillement 57 et un élan émotionnel qui mettaient le spectateur en relation étroite avec les œuvres d’art. Ce texte signale qu’on doit transporter dans le parc de la villa des Macchine giocose (des machines ludiques) provenant des Cascine : il s’agit d’une giostra degli asini (un carrousel avec des ânes), d’une giostra dei cavalli e sedie (un carrousel de chevaux et de chaises) et d’un arcolaio volante (un rouet volant). Ces machines sont représentées dans les plans qui accompagnent ces documents et qui indiquent leur emplacement, mais, là aussi, l’image seule ne suffirait pas pour comprendre l’ensemble.

10. L’analyse de cette documentation est désormais assez accessible grâce au fait qu’en 1987 Leonardo Rombai, Diana Toccafondi et Carlo Vivoli ont publié une étude dédiée aux fonds car- tographiques des archives de l’État de Florence (Rombai, Toccafondiet et Vivoli, 1987), ce qui a permis de redécouvrir ce patrimoine. Ensuite, les fonctionnaires des archives ont aussi procédé à une numérisation qui a rendu plus aisée la vision de la documentation conservée dans les cartons. En revanche, il est encore difficile de consulter les piante sciolte regie possiessioni, c’est-à-dire la docu- mentation en grand format des possessions royales. 11. Sur la collezione fiorentina di antichità qui ornaient la villa, fondamentale pour l’étude des col- lections des Médicis et leur destination d’origine : Capecchi, Lepore, Saladino, 1979. 12. Archives d’État de Florence (dorénavant ASFi), Fabbriche Lorenesi, 2072-20 (1820). 13. ASFi, Fabbriche Lorenesi, 1991-48 (1779). 14. ASFi, Fabbriche Lorenesi, 2010-114 (1791). Bardazzi-Castellani, 1982, vol. II, p. 682-683.

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Fig. 1. – Poggio Imperiale : dessin d’une pompe hydraulique Florence, Archives d’État, fabbriche Lorenesi, 1991- 48 (1779). Cliché Giulia Cicali Le dessin illustre à la fois un élément éphémère (le carrousel) et un élé- ment permanent, et c’est grâce aux seules notes écrites que nous savons comment ces mécanismes étaient conservés et protégés dans les magasins dont on parle, et où ils étaient installés à l’occasion des fêtes, c’est-à-dire sur la pelouse devant la villa, par l’architecte Giovan Battista Ruggieri. En même temps, Lugi Bartolini, du secrétariat de la Couronne, commande à Ruggieri de construire également des estrades en bois pour le Parter du

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Théâtre de la Villa, afin qu’il puisse accueillir jusqu’à 400 spectateurs. Cet exemple témoigne d’une part d’une pratique de réutilisation des œuvres et des matériaux dans les chantiers autrefois gérés par les Médicis et désor- mais sous la responsabilité des Habsbourg-Lorraine, d’autre part de la dis- position des œuvres dans le parc15. Deux dossiers, datés de 1816 et de 182216, concernent les livraisons de plantes destinées à la villa de Castello, qui peuvent sembler des actes d’im- portance secondaire, mais qui contiennent aussi un schéma du jardin où l’on mentionne la grotte17. Les dessins et les textes relatifs à la disposition de ces plantes contiennent des informations sur son état à cette époque. De même, pour ce qui concerne Boboli, c’est un dossier de 182018, relatif à la connexion du réseau hydraulique royal à une habitation privée voisine de la grotte, qui indique comment elle était conservée à cette date. Parmi les actes qui témoignent des travaux réalisés dans le parc de Pratolino à la fin duxviii e siècle, un dossier concernant la grotte de la Samaritaine est particulièrement intéressant19. Il contient les rapports et les dessins techniques que l’ingénieur Giuseppe Del Rosso a remis, en mars 1794, au soprintendente, Onofrio Boni, lorsque, sous le gouvernement des 59 Habsbourg-Lorraine, on a démantelé ce qui restait de cette résidence des Médicis (Fig. VI et VII, cahier couleur). En effet, dès 1764, avec l’arrivée du grand-duc Pierre-Léopold, les nouveaux gouvernants s’inté- ressent surtout aux ouvrages d’utilité publique et récusent toute dépense inutile : ainsi commencent la dépossession du mobilier le plus précieux

15. En outre, sur les travaux du xviiie et du xixe siècle de la Villa de Poggio a Caiano : Meddri, Mazzoni, de Vico Fallani, 1986, p. 15 ; Galetto, 2018, p. 258-260. 16. ASFi, Fabbriche Lorenesi, 2058-3 (1816) ; 2081-32 (1822). 17. La villa de Castello et son domaine étaient si célèbres que Michel de Montaigne est aussi allé les voir après avoir visité Pratolino. Ici, il a été frappé par la Grotte des animaux, qu’il a ainsi écrit : « Il y a aussi là une belle grotte, où il se voit toute sorte d’animaux représentés au naturel, rendant qui par le bec, qui par l’aise, qui par l’onge ou l’oreille ou le naseau, l’eau de ces fontaines » (Michel de Montaigne, éd. 1992, p. 84). Récemment restaurée, cette grotte fait l’objet d’une importante bibliographie. Au sujet des transformations du parc entre le xviie et le xviiie siècle voir, notam- ment, Acidini-Galletti, 1992, p. 77-87. Parmi les études les plus récentes : Capecchi, 2017 et les articles contenus dans le numéro thématique de Opus Incertum (Ferretti, 2018), en particulier Marta Castellini, dans l’article consacré à la limonaia, a reconstruit les transformations qui ont eu lieu au fil du temps dans ce secteur du jardin, en analysant les plans historiques (Castellini, 2018). 18. ASFi, Fabbriche Lorenesi, 2077- 9 ¼ (1821). 19. ASFi, Fabbriche Lorenesi, 2015-59 (1794) ; Dezzi Bardeschi, 1986 ; Zangheri, 1987, vol. i, p. 60-71 et 280-282, vol. ii, p. 38, fig. 61 (Atlante).

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de Pratolino (vers 1779) et la démolition d’une partie des bâtiments. Entre 1786 et 1789, on n’emploie plus les eaux pour les fontaines et les grottes, mais pour une fabrique de toiles et cordes. En 1798, Giuseppe Manetti évalue l’état d’abandon de la villa pour Ferdinand III de Lorraine et enfin, dans les années 1820, l’ingénieur Joseph Frietsch détruit la villa des Médicis et plusieurs pavillons du parc pour y construire d’autres bâti- ments, ce qui donne naissance à un nouveau parc romantique à l’anglaise20. Ce dossier est donc l’un de derniers témoignages de ces grottes avant leur destruction. Comme l’avaient déjà signalé Marco Dezzi Bardeschi et Luigi Zangheri, c’est dans ce contexte que l’ingénieur Giuseppe Del Rosso écrit une lettre, le 8 mars 1794, dans laquelle il révèle l’intention de faire venir à Florence deux colonnes de verde antico (vert ancien) pour soutenir la voûte de la Grotte de Pratolino, tout comme une baignoire, utilisée comme salle de bains, in granito rosso egiziano (en granit rouge égyptien) existant dans la grotte souterraine voisine de la Samaritaine. Dans sa réponse, Onofrio Boni déclare que l’on doit : remplacer non seulement un support de la voûte mais quelque 60 chose d’analogue à la décoration déjà existante, car quel que ““soit le sort de cette villa royale, ce serait un mal de ne pas faire – autant que nous pouvons – quelque chose qui soit digne de la célébrité de cette grotte qui sera la dernière à périr […] louée il y a déjà deux siècles par le célèbre Michel de Montaigne et avec raison puisque Pratolino était peut-être le modèle de ce qui a été postérieurement reproduit ailleurs en plus grand21. L’exemple qu’il cite en témoignage de la gloire de Pratolino est tout à fait correct : Michel de Montaigne visita la villa de lors de son voyage en Italie (1580-1581). À une époque où le chantier n’était pas encore achevé, il saisit déjà l’importance des défis techniques et artistiques surmontés par le fils et premier successeur de Come Ier, le grand-duc François Ier22, grâce

20. Berti, 1967, p. 91 ; Dezzi Bardeschi, 1986 ; Zangheri, 1986 ; Conforti, 1980. 21. « sostituire non solo un sostegno alla volta ma qualche cosa di analogo alla decorazione già esistente poiché qualunque possa essere in appresso il destino di quella regia villa sarebbe un danno il non far-per quanto si può- cosa degna della celebrità di quella grotta che sarà l’ultima a perire […] encomiata già due secoli fa dal celebre Michele de Montaigne e con ragione giacché Pratolino forse è stato il modello di quanto si è fatto posteriormente in questo genere altrove più in grande », ASFi, Fabbriche Lorenesi, 2015-59 (1794). 22. Berti, 1967 ; Benzoni, 1997.

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à son ingénieur Buontalenti23, « car il est le Prince soigneux un peu de l’al- chimie et des arts mécaniques, et surtout un grand architecte24 ». Ce qui l’a le plus surpris, ce sont les inventions hydrauliques et les jeux d’eau. Il déclare notamment que : il y a de miraculeux une grotte à plusieurs demeures et pièces : cette partie surpasse tout ce que nous ayons jamais veu ailleurs. ““Elle est encroustée et formée partout de certaine matière qu’ils disent estre apportée de quelque montaignes25 ; et l’on cousue à tout des clous imperceptiblement. Il y a non seulement de la musique et harmonie qui se fait par le mouvement de l’eau, mais encore le mouvement de plusieurs statues et portes à divers actes que l’eau esbranle, plusieurs animaux qui s’y plongent pour boire, et choses semblables. À un seul mouvement toute la grotte est pleine d’eau, tous les sieges vous rejallissent l’eau aux fesses ; et fuyant de la grotte, montant contremont les escaliers du chasteau, il sort de deux en deux degrés de cet escalier, qui veut se donner ce plaisir, mille filets d’eau qui vous vont baignant jusques au haut du logis. La beauté et la richesse de ce lieu ne se peut representer par 61 le menu26. Onofrio Boni (1739-1818), était conscient à la fois de la valeur de cet héritage en cours de disparition, et du caractère inéluctable de celle-ci. Cet homme est presque méconnu aujourd’hui. Or il requiert toute notre attention27. En effet, deux siècles plus tard, la fortune des grottes de Pratolino en Europe, dont il avait pris la mesure, a été reconnue par les chercheurs28. Antiquaire, architecte29, surintendant des fortezze e fabbriche

23. Dans son journal, Michel de Montaigne décrit la villa de Pratolino comme « un palais que le Duc de Florence y a basti depuis douze ans, où il employe tous ses cinq sens de nature pour l’em- belir. Il semble qu’expres il ait choisi une assiette incommode, sterile et montueuse, voire et sans fontaines, pour avoir cet honneur de les aller querir à cinq milles de là, et son sable et chaux à autres cinq milles » (Montaigne, 1992, p. 79). 24. Montaigne, 1992, p. 81 25. La pierre ponce. 26. Montaigne, 1992, p. 79 27. Bonfioli, 1971 ; Di Croce, 2002 ; Di Croce, 2005. 28. Zangheri, 1985 ; Zangheri, 1986 ; Brunon et Mosser, 2017. 29. Élu Accademico del disegno à Florence en 1778, puis membre de l’Accademia del disegno de Rome (Académie de Saint-Luc) en 1796. En 1793, il est directeur du Scrittoio delle regie possessioni, chargé de la Surintendance générale de tous les palais, des jardins royaux et des bâtiments de toute la Toscane destinés au service militaire et civil, avec le titre de Directeur de la Fabbriche del Granduca

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de 1793 à 1818 (hormis pendant la période de l’occupation française), Onofrio Boni était aussi critique littéraire, journaliste et membre de la cour grand-ducale. Il avait été envoyé par le grand-duc Pierre-Léopold à Rome pour compléter sa formation, où il s’était lié aux artistes et aux érudits locaux. Ami de l’abbé Luigi Lanzi30, il avait écrit son éloge. Il n’était pas un simple administrateur, mais également un technicien de haut niveau dans la tradition séculaire des soprintendenti alle regie fabbriche depuis l’origine de ce bureau.

Les archives des regie possessioni

D’autres questions se posent en ce qui concerne le fonds des Scrittoio delle regie possessioni [le bureau des domaines royaux] qui contient une autre collection importante de plans et de dessins. Ici, la documentation gra- phique a été dissociée des archives manuscrites car, au cours du xixe siècle (et parfois auparavant), pour mieux conserver les projets et les plans, ils ont été séparés de la documentation écrite qui autrefois les accompagnait. Cette séparation pose un problème majeur au chercheur qui veut rendre 62 intelligibles ces archives. Quelques exemples des représentations relatives aux villas des Médicis et à leurs grottes peuvent nous aider à comprendre l’importance de ces documents, mais aussi la difficulté de l’interprétation de ces témoignages. Cette documentation du fonds Regie possessioni concerne en effet tous les jardins des villas des Médicis : ainsi nous y trouvons des plans dédiés à Poggio a Caiano31, Topia (où sont mentionnées des statues et des grottes)32, Lapeggi33, Cafaggiolo34, Poggio imperiale35, Careggi36, ce qui est particu-

di Toscana. Écarté de ce poste lors de la première occupation française en 1799, il le retrouva en 1801 auprès de Louis Ier de Bourbon. Il en fut de nouveau privé par les Français en 1808 et le récupéra définitivement en 1814 jusqu’à sa mort en 1818. 30. Boni, 1816. 31. ASFi, Scrittoio delle regie possessioni, t. 1-6. 32. ASFi, Scrittoio delle regie possessioni, t. 2-4. 33. ASFi, Piante delle regie possessioni, t. 3- 9 et t. 3-14. 34. ASFi, Scrittoio delle regie possessioni, t. 5-3 (daté par un document annexe de 1629). 35. ASFi, Piante delle regie possessioni, t. 9 et 9-1 ; Mignani Galli, 1986. ASFi, Scrittoio regie possessioni, t. 258. 36. ASFi, Scrittoio delle regie possessioni, t. 8-1, t. 8-3, Piante topografiche, 68. Voir : Contorni, 1992, p. 27-33

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lièrement intéressant car ils apportent des informations sur des lieux qui, de nos jours, ont été fortement urbanisés, notamment par la construction d’un hôpital moderne. On y trouve aussi les gravures de l’ancienne villa Médicis de Pratolino (détruite) et de son domaine, publiées par Bernardo Sansone Sgrilli dans sa Descrizione della regia villa, fontane, e fabbriche di Pratolino (1742)37. En outre, ce fonds conserve des représentations se rapportant à la villa de Castello38 et de Petraia39 : une vue très intéressante représente les fontaines et la grotte de Castello (Fig. VIII, cahier couleur)40, une autre encore – dans laquelle nous reconnaissons la villa de Petraia, même si l’inscrip- tion la présente comme un plan de Castello41 – est ornée d’un Bacchus qui rappelle une iconographie assez répandue dans les jardins des villas florentines de l’époque. Le dieu est alors nu et potelé ; souvent à cali- fourchon sur un tonneau qui sert de fontaine, il boit et offre du vin aux invités et, dans certains cas, il est au centre d’une véritable bacchanale42. Elle avait été associée au petit bronze de Jean Bologne (Musée national du Bargello, Florence, vers 1582), puis à des statues monumentales de jardin qui étaient situées au cœur de domaines viticoles, comme le Bacchus 63 de Pierre de Francqueville (villa Bracci à Rovezzano, après 1579)43. Un choix iconographique qui s’apparente pleinement à un phénomène bien connu : le fait que l’unité fonctionnelle de la villa, du jardin et du domaine agricole – qui intervient notamment en Toscane – a un rôle déterminant

37. ASFi, Scrittoio delle regie possessioni, Piante topografiche 273 ; Piante delle regie possessioni, t. 1-19 ; Zangheri, 1987, vol. II Atlante, p. 156, fig. 311 ; Zangheri, 1996. 38. ASFi, Scrittoio delle regie possessioni, t. 2-2/2 à 2-2/4 ; t. 2-6.Voir aussi Acidini-Galletti, 1992, p. 81. 39. ASFi, Scrittoio delle regie possessioni, t. 2-7/1. Concernant les travaux réalisés à Petraia, après l’ère de la régence : Acidini-Galletti, 1992, p. 169- 186. 40. ASFi, Piante delle regie possessioni, tome 2, n° 10, Florence, villa de Castello, xviiie siècle, 485 x 760, coll. T. 41. ASFi, Piante delle regie possessioni, t. 2-2/1. Bien que le cartouche se réfère à la « descrizione geografica di tutti i beni che nel presente stato gode e possiede il S.Gran Duca nostro Signore nella sua fattoria di Castello » [description géographique de tous les biens dont jouit et possède le Grand- Duc notre Seigneur dans sa ferme Castello dans l’état actuel], le dessin fait référence à la villa et au jardin de la Petraia. C’est ainsi qu’il est répertorié (Veduta della villa di Petraia in un disegno del 1697) dans Chiostri, 1972, p. 36-tav. XIII, Acidini-Galletti, 1992, p. 170, Acidini-Galletti, 1995, p. 40. Encore une fois, le fait que la représentation graphique soit séparée de toute relation tech- nique, rend difficile la juste compréhension de cette singularité. 42. Cicali, 2018. 43. Conigliello, 1999 ; Pegazzano, 1999 ; Cicali, 2017.

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dans la modélisation anthropique du territoire. Cette invention avait été tellement appréciée qu’elle avait été recommandée par le frère Agostino Del Riccio comme l’ornement d’un jardin idéal d’après les modèles flo- rentins contemporains44, et elle avait aussi été proposée en France par les ingénieurs Francini, une fois qu’ils avaient émigré de Pratolino à la cour d’Henri IV45. Des Bacchus, antiques ou modernes, se trouvaient aussi à Florence, dans des grottes domestiche46, et dans les collections d’autres villas des Médicis47, mais aucune explication n’est donnée par rapport à sa présence dans la représentation qui nous intéresse ici. Comme nous ne pouvons plus compter sur le document technique autrefois associé au dessin pour comprendre sa présence, nous devons souligner que, dans ces mêmes domaines, on produisait du vin dont la commercialisation avait été relancée, comme le montrent des plans contemporains des vignobles de Castello et des autres villas, conservés dans le même fonds (Fig. 2)48. La viticulture était particulièrement importante en Toscane, puisqu’à partir de la seconde moitié du xviie siècle, en raison des bas prix des céréales, elle était une source de revenus essentielle. Dans les régions du Chianti, du Pomino, du Valdarno Superiore et de Carmignano, le vignoble toscan fut 64 l’objet de la première dénomination d’origine contrôlée, souhaitée par le grand-duc Cosme III de Médicis en 171649. La présence de Bacchus semble donc renouveler et poursuivre l’intention des œuvres littéraires telles que le Bacco in Toscana de Francesco Redi (1685)50 : c’était un double hommage à la noble statuaire florentine qui avait orné ces parcs et à l’usage pratique qu’on voulait désormais leur donner.

44. « Attorno a dette grotte vi sieno botti in marmo, et sopra ogni botte vi stia su un giovinetto coronato come Bacco, et dette botti deon gettare sempre acqua » [Autour de ces grottes, qu’il y ait des barils de marbre, et au-dessus de chaque baril, il un jeune homme couronné comme Bacchus, et ces barils doivent toujours cracher de l’eau], Detlef Heikamp, p. 110 ; Del Riccio, Agricoltura sperimentale. 45. Sur les fontaines et fontainiers sous Henri IV voir Bresc-Bautier, 1990 ; pour Le Château-Neuf de Saint-Germain-en-Laye : Longo, 2002 ; Lurin, 2010 ; enfin au sujet de la gravure (Paris, INHA, gravure d’A. Bosse) : Lurin, 2017. 46. Rinaldi, 2001. 47. Capecchi, Lepore, Saladino, 1979, p. 22. 48. ASFi, Scrittoio delle regie possessioni, t. 2-5. Plusieurs plans des différents domaines indiquent les vins produits. 49. Ciuffoletti, 2016 ; Martelli, 2018. 50. Redi, 1685. L’ouvrage de l’académicien de la Crusca Francesco Redi est un éloge du vin toscan prononcé par Bacchus lui-même ; ce n’est pas un hasard s’il était souvent offert par les Médicis avec des vins qu’ils envoyaient comme cadeau diplomatique.

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Fig. 2. – Castello : plan du domaine Florence, Archives d’État, t. 2, n° 2/1 (xviiie siècle).

65 Conclusion

L’analyse des archives conservées dans les deux fonds que nous avons signalés montre clairement l’importance d’une documentation très hété- rogène par ses dimensions, ses techniques et ses fonctions, qu’il s’agisse des rapports techniques manuscrits ou des représentations graphiques. Ces documents ont été produits à partir de la dernière période des Médicis, à un moment où les grottes et les jardins étaient encore entretenus, jusqu’au temps des Habsbourg-Lorraine quand, pour des raisons économiques, les princes n’investissaient plus dans les grands domaines, s’interrogeaient sur leur utilité et commençaient à les démanteler. Grâce à ces sources tardives et indirectes, nous pouvons connaître l’évolution et la conservation des grottes, mais aussi comprendre quelles activités, ludiques ou commerciales, se déroulaient encore dans ces endroits au xviiie siècle.

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ART-12.indb 69 21/12/2020 17:31 Giulia Cicali

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L’autrice

Docteure en Histoire de l’art, Giulia Cicali a soutenu en 2012 une thèse consacrée au sculpteur Francesco Bordoni, sous la direction des professeurs Alessandro Angelini et Pascal Julien (Università degli Studi di Siena, Université de Toulouse II-Le Mirail). Elle a enseigné en Italie et en France et étudie actuel- lement les sculpteurs florentins qui ont travaillé à Paris, leurs réseaux, le mécé- nat des Italiens installés en France, la politique des arts en Toscane et à la cour française aux xvie et xviie siècles. Elle prépare une thèse de post-doctorat, sous la direction du professeur Sabine Frommel (EPHE), intitulée « Entre duché de Toscane et royaume de France : la statuaire dans l’espace urbain et les jardins palatiaux ». Contact : [email protected]

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ART-12.indb 71 21/12/2020 17:31 ART-12.indb 72 21/12/2020 17:31 Matériaux, travaux et ouvriers dans le Libro della fabbrica de Pratolino en 1575 Marco Calafati

Résumé

Un manuscrit intitulé Libro delle bestie di Firenze e fabbrica di Pratolino (1575), conservé à l’Université de Pennsylvanie à Philadelphie, permet de connaître, à un moment central pour la réalisation des jardins, les matériaux, les travaux et les 73 ouvriers employés sur le chantier de la Villa de Pratolino, au nord de Florence, commandé par François Ier de Medicis et conçu sous la direction de Bernardo Buontalenti de 1568 à 1586. La réalisation de la prodigieuse machine hydrau- lique de Pratolino est confiée aux ouvriers locaux, qui avaient appris les tech- niques d’ingénierie. On relève le nom du maître d’œuvre Davide Fortini, expert en génie hydraulique, actif en Toscane du milieu à la fin du xvie siècle et gendre de Niccolò Pericoli dit « il Tribolo » (vers 1500-1550). Le document de 1575 men- tionne également des noms d’artisans, de maîtres maçons, de tailleurs de pierre, de charpentiers, ainsi que les différents matériaux qui arrivent dans la cour ; aussi, il cite le nom de « Tommaso di Gio. Parigi » représentant d’Alfonso Gondi.

Mots-clés

jardins, matériaux, travaux, ouvriers, Gondi, Pratolino, Renaissance

ĆĆ Marco Calafati, « Matériaux, travaux et ouvriers dans le Libro della fabbrica de Pratolino en 1575 », Artefact, 12, 2020, p. 73-88.

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Materials, constructions and workmens in the Libro della fabbrica of Pratolino in 1575

Abstract

A manuscript entitled Libro delle bestie di Firenze e fabbrica di Pratolino (1575), kept at the University of Pennsylvania in Philadelphia, allows us to know, at a central time for the creation of gardens, the materials, building work and wor- kers employed on the construction site of the Villa of Pratolino, in the north of Florence. The villa was commissioned by Francesco I de’ Medici and designed under the direction of Bernardo Buontalenti from 1568 to 1586. The production of Pratolino’s prodigious hydraulic machine is entrusted to local workers, who had learned engineering techniques. We note the name of the master builder Davide Fortini, an expert in hydraulic engineering, active in Tuscany from the middle to the end of the 16th century, the son-in-law of Niccolò Pericoli known as “il Tribolo” (circa 1500-1550). The 1575 document also mentions the names of 74 craftsmen, master masons, stonecutters, carpenters, as well as the various mate- rials that arrived in the courtyard; it also mentions the name of “Tommaso di Gio. Parigi”, representing Alfonso Gondi.

Keywords

gardens, materials, works, workmans, Gondi, Pratolino, Renaissance

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Élève-toi au-dessus de toute hauteur, des- cends au-dessous de toute profondeur ; rassemble en toi toutes les sensations des choses créées, de l’eau, du feu, du sec, de l’humide. Suppose que tu es à la fois partout, sur la terre, dans la mer, dans le ciel […] Comprends tout à la fois : les temps, les lieux, les choses, les qualités, les quantités. Corpus Hermeticum, Hermès Trismégiste1 orsque Michel de Montaigne découvre Pratolino en 1580, il ne cache pas son émerveillement :

L Le bâtiment y est méprisable à le voir de loin, mais de près il est très beau, mais non des plus beaux de notre France [...]. Il y a de ““miraculeux une grotte à plusieurs demeures et pièces : cette partie surpasse tout ce que nous ayons jamais vu ailleurs [...]. Il y a non seulement de la musique et harmonie qui se fait par le mouvement de l’eau, mais encore le mouvement de plusieurs statues, que l’eau 75 ébranle et porte à divers actes, plusieurs animaux qui s’y plongent pour boire, et choses semblables [...]. La beauté et richesse de ce lieu ne se peut représenter par le menu2. La villa et le jardin de Pratolino (Fig. IX, cahier couleur) ont été créés dans un endroit inhospitalier, sans eau ni ressources naturelles en maté- riau de construction (pierres, sable et chaux). Le choix du lieu est déjà emblématique : le duc de Florence y a bâti depuis douze ans, où il emploie tous ses cinq sens de nature pour l’embellir. Il semble qu’exprès il ait ““choisi une assiette incommode, stérile et montueuse, et voire sans fontaines, pour avoir cet honneur de les aller quérir à cinq milles de là, et son sable et chaux, à autres cinq milles. C’est un lieu, là, où il n’y a rien de plain3.

1. La citation se trouve (en italien) dans la dédicace du livre de Lensi Orlandi, 1978 (traduction en français de Louis Ménard). 2. Montaigne, 1974, p. 197-198. 3. Montaigne, 1974, p. 197.

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Pourtant, un jardin a été aménagé et aussitôt, il a été considéré comme une merveille, une création du génie humain, une œuvre exceptionnelle dans la forme, les effets et, surtout, pleine d’innovations. Pratolino était comme un laboratoire pour étudier, discuter et expérimenter. Les résultats ont été tels que le monde des eaux de Pratolino est devenu un archétype fonda- mental pour le jardin à travers l’Europe4.

Modèles et prototypes

Parmi les ingénieux artifices redécouverts au xvie siècle pour capter des sources5 afin d’embellir les résidences de campagnes des patriciens, au même titre que les allées étroites taillées en rideau, les clairières ou les labyrinthes, la grotte emplie de références au monde mythique des anciens, aux formules mystérieuses des alchimistes et la symbologie des savants, occupe une place à part. C’est le lieu idéal où l’union entre la Nature et l’Architecture se concrétise de la manière la plus intime et la plus origi- nale, si bien que ces deux composantes s’interpénètrent et se confondent. Des réalisations hybrides et étranges nouent des liens entre l’artifice et la 76 nature : des animaux pétrifiés ou vivants, des automates et des spectateurs, des plantes peintes et réelles, des sons naturels (comme le mouvement de l’eau) et ceux produits par le génie humain (comme le chant des oiseaux mécaniques), rivalisent pour susciter l’émerveillement des visiteurs. Un des plus illustres, Michel Eyquem, seigneur de Montaigne, dans son Voyage en Italie, célèbre les inventions des grottes des Médicis. Il fut enchanté dans le jardin de la Villa de Castello qu’il visita en 1580 par la « belle grotte, où il se voit toute sorte d’animaux représentés au naturel, rendant qui par bec, qui par l’aisle, qui par l’ongle ou l’oreille ou le naseau, l’eau de ces fontaines6 ». La grotte est pleine de références allégoriques au rôle politique du grand-duc de Toscane, tel un nouvel Orphée, pacificateur et protecteur des arts, et son emplacement dans le jardin est une référence claire à son archétype, la grotte, conçue comme un refuge pour bêtes sauvages. Les animaux sont d’un marbre qui imite la couleur du pelage, les coquillages, les rocailles et les pierres qui ornent les murs sont en même temps des allu-

4. Grossoni 1999, 39, p. 17-39. 5. Selon Claudio Tolomei, Le lettere, cité dans Battisti, 1962. Sur les rapports entre nature et artifice, voir l’étude dirigée par Fagiolo, 1979. 6. Montaigne, 1974.

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sions aux merveilleuses œuvres de la nature et à l’extraordinaire habileté artistique et imitative de l’homme. Au compagnon mythique d’Eurydice qui, par son chant, envoûte les instincts des bêtes sauvages, fait écho l’écri- vain, auteur de plusieurs traités d’agronomie, Agostino Del Riccio (1451- 1598) qui compare la grotte, la maison des animaux, au palais, la maison des hommes : Ma per cominciarci dal sontuoso palazzo che si deve fare per questa ragioni, come dicono i filosofi : la prima è per fuggire le gran piogge ““e grandini in guisa di animali razionali, ma quelli che non hanno ragione et discorso in loro rincorrono con natural estinto alle grotte, alle caverne e tane. Ma huomini giudiziosi per nostro commodo e salvezza fabbrichiamo case et palazzi stabili7. [Mais pour commencer le somptueux palais qu’il faut faire pour cette raison, comme disent les philosophes : le premier est de fuir ““les grandes pluies et la grêle sous l’apparence d’animaux rationnels, mais ceux qui n’ont pas de raison et de parole en eux courent avec l’extinction naturelle vers les grottes, les cavernes et les tanières. Mais hommes de jugement, pour notre convenance et notre salut, 77 construisons des maisons d’écurie et des palais.] La Grotte des Animaux, comme on le sait, représente le point de départ d’un processus complexe qui, à Florence, exploite le thème des nymphées et des jeux d’eau souterrains. Dès lors, les grottes, constituant un contre- point aux espaces en plein air, sont réinventées et recréées artificiellement ainsi même au-delà des Alpes, en France, soit au milieu des jardins dans des constructions originales, soit dans les sous-sols de la demeure. Après la Grotte des animaux de Castello, qui s’insère dans le thème du jardin où s’exprime le pouvoir de Cosme Ier de Toscane sur les forces qui lui sont hostiles, nous passons à la Grande Grotte de Boboli (1583-1593). Ici, les trois salles conçues par Bernardo Buontalenti, entretiennent un rapport plus limité avec le jardin. La nature est recréée artificiellement dans les peintures des paysages alpins ou des pergolas, mais elle est surtout présente dans l’origine matérielle des éléments décoratifs : coquillages, cristaux, concrétions calcaires, spugne qui font référence au monde souterrain et qui produisent des figures et des images artistiques.

7. Del Riccio, 1981, p. 66.

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La différence entre les espaces naturels et les constructions artificielles, encore accentuée par leur distance physique réelle, s’estompa progressive- ment jusqu’à finalement disparaître. En effet, si la grotte est confinée dans les jardins à Castello et à Boboli, elle est située au cœur même de la villa à Pratolino, occupant le sous-sol du bâtiment où se trouvent également quelques pièces de service8. Le système complexe de salles, animées par des automates actionnés par des dispositifs hydrauliques sophistiqués, est l’un des premiers exemples de grotte souterraine communiquant avec la résidence, semblables à celles de la Villa d’Este à Tivoli : l’entrée principale donne sur le jardin, mais un passage secondaire permet d’accéder à la cui- sine secrète, à la confiserie et à la cave à vin où les domestiques, en plus de s’occuper des services quotidiens, peuvent, si nécessaire, organiser des ban- quets au sous-sol. La grotte, point d’appui dans lequel les quatre éléments, l’eau, la terre, l’air et le feu, sont unis, prend une valeur symbolique en tant qu’origine de l’homme et source de sa renaissance morale. Il n’en subsiste que quelques vestiges (Fig. X et XI, cahier couleur).

78 Une redécouverte récente Pratolino était au cœur de la réflexion de Battisti lorsqu’il entreprit une relecture complète du Cinquecento dans son grand livre L’Antirinascimento paru en 1962 et dans lequel la nature dans les arts occupait une place importante9. En 1967, dans son étude sur François Ier de Médicis, Luciano Berti a proposé une interprétation de Pratolino au regard de la personnalité du grand-duc. Peu après, Detlef Heikamp proposait une reconstitution de Pratolino et soulignait les nombreuses innovations dont le jardin avait fait preuve, suivi en cela par Franco Borsi. Mais c’est seulement en 1979 que parut la monographie de Luigi Zangheri, étude qui offrit enfin une vue d’ensemble et un historique détaillé de la villa en s’appuyant sur une riche documentation d’archives inédites10. Par la suite, plusieurs colloques et des chantiers de restauration ont été coordonnés par Marco Dezzi Bardeschi et Alessandro Vezzosi11. Par ailleurs, Cristina Acidini Luchinat, Herbert

8. Zangheri, 1987. 9. Battisti, 1989, vol. I, p. 268-286. 10. Berti, 1967, p. 85-107 ; Heikamp, 1969 ; Borsi, 1993, p. 205-211 ; Zangheri, 1979. 11. Dezzi Bardeschi, Vezzosi 1985.

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Keutner ou Mariachiara Pozzana, aux côtés de Luigi Zangheri et de Detlef Heikamp, ont poursuivi des recherches sur l’histoire du jardin12. D’une manière générale, la place des jardins de Pratolino dans l’historio- graphie des jardins a été marquée par les travaux de Marcello Fagiolo13, et par un renouveau des études sur la Toscane médicéenne promu par les grandes expositions de Florence en 198014. Cette question a été reprise par Fausto Testa et dans une mise au point, tentée par Lionello Puppi, autour de la notion d’illusion. Ensuite, Philippe Morel a mis en lumière les automates et les grottes dans la culture de la Renaissance15 tandis que Claudia Lazzaro a souligné que la conception d’ensemble du jardin était une représentation de la nature16. Quant à la thèse de doctorat de Hervé Brunon consacrée à Pratolino17, elle aborde l’art des jardins dans l’Italie de la seconde moitié du xvie siècle comme une expression des rapports entre l’homme et la nature en recourant à la notion d’imaginaire. Cette approche a été reprise récemment pour montrer que Pratolino est une exploitation politique des représentations culturelles de la nature. L’ensemble de ces recherches a donc permis de rassembler une vaste docu- mentation et de tracer plusieurs lignes d’interprétations. L’intérêt du Libro 79 della fabbrica de Pratolino est de porter un regard différent sur les jar- dins avec une documentation riche pour l’histoire technique, l’ingénierie et l’hydraulique.

Travaux et ouvriers

On doit à François Ier de Medicis (1541-1587), qui a commandé la villa de Pratolino et ses rapports avec les princes de l’époque, la fortune du jardin avec des nymphées anthropomorphes, tandis que des livres, comme celui de Francesco De Vieri, Delle meravigliose opere di Pratolino et d’Amore (1586) qui analyse le jardin comme un merveilleux lieu de rêve et d’enchantement,

12. Acidini, 2008, p. 137-153, Zangheri, 1987, 1991 et 1995 ; Heikamp, 1994. 13. Fagiolo, 1979 et 1980. 14. Ragionieri, 1981 ; Borsi 1980. 15. Testa, 1991 ; Puppi, 1991 ; Morel, 1987 et 1990. 16. Lazzaro, 1990. 17. Brunon, 2001 ; Brunon, Mosser 2014.

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sont diffusés dans toute l’Europe18. Après l’acquisition de la propriété de Pratolino par le grand-duc François Ier en 1568, les travaux débutèrent avec un projet de Bernardo Buontalenti et durèrent jusqu’en 1586, après quoi il y eut encore une série de remembrements des terres agricoles autour de la villa. Un manuscrit original intitulé Libro delle bestie di Firenze e fabbrica di Pratolino (1575), conservé à l’Université de Pennsylvanie à Philadelphie19, permet de connaître, à un moment central, les commandes de matériaux, les travaux réalisés et les ouvriers employés sur le chantier. Sur ce livre de compte, on relève les noms du maître d’œuvre Davide Fortini et de « Niccolò son fils », expert en génie hydraulique, actif en Toscane du milieu à la fin du xvie siècle. Davide Fortini était le fils de Raffaello Fortini et le gendre de Niccolò Pericoli dit « il Tribolo » (vers 1500-1550), dont il a épousé la fille aînée Dianora. Il avait commencé sa carrière en travaillant sous la direction de son beau-père. Avec Tribolo, Fortini collabore, à partir de 1550 environ, à la construction de la Villa de Castello pour Cosme Ier de Médicis, où il continue à être employé même après la mort de Tribolo 80 en septembre 1550, gérant le site jusqu’en 1554, date à laquelle Giogio Vasari prend la relève. En 1549, il est engagé dans les écuries de la villa de Poggio a Caiano, où il prend des décisions sur le choix des matériaux et les méthodes de construction. Vers 1550, il fait partie de la Magistratura dei Capitani en tant que maître d’œuvre, exerçant principalement la fonc- tion de défenseur des intérêts ducaux dans les procès20. En 1570, Fortini débute une période de travail intense pour le compte de la Magistratura des rivières puis, en 1575, pour le compte du cardinal Ferdinand de Médicis, il travaille sur le projet de drainage du Val di Chiana. Durant cette période, il a été employé souvent dans les villas des Médicis. Si, à partir de 1566, il dirigea les travaux du jardin de Petraia21, toujours en tant que maître d’œuvre, il fut aussi actif dans les travaux de la villa de Pratolino conçue

18. De Vieri, 1587, p. 34 et 64. De Vieri propose une lecture dans les tons moralisateurs de Pratolino. Voir dans Scritti d’arte del Cinquecento, édité par P. Barocchi, Milan-Naples 1971, III, p. 3408. À ce propos, Brunon, 2007 ; Brunon et Mosser, 2014 ; Brunon, 2017. 19. Philadelphie, Université de Pennsylvanie, Codex 1551. J’ai consulté et photographié le manus- crit à l’automne 2010 dans les collections spéciales de la bibliothèque de l’Université de Pennsylvanie où j’ai étudié les archives des Gondi grâce à une bourse de l’Institut italien des sciences humaines (Istituto Italiano di Scienze Umane, Palazzo Strozzi, Florence). 20. Ferretti, 2001; Ferretti, 2016. 21. Acidini, 1992, p. 164.

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par Bernardo Buontalenti. Il a aussi travaillé dans le jardin de la villa de Poggio a Caiano, sur le lac de la Villa della Màgia et à la construction de la villa de Coltano près de Pise22. Dans le Libro della fabbrica de Pratolino de 1575, sont également men- tionnés les peintres Giovanni dit Lo Spagna, Francesco dello Sciorina, et Baccio di Michele pittore, probablement à identifier avec Tosini Baccio di Michele di Jacopo di Rodolfo, inscrits parmi les membres de l’Aca- démie de l’Art du Dessin. Lorenzo Vaiani, également appelé la Sciorina (1540-1598), appartient au cercle des peintres maniéristes actifs à Florence dans la seconde moitié du xvie siècle. Fils de Filippo, surnommé Sciorina, Lorenzo Vaiani fréquentait l’atelier de Bronzino et fut l’élève d’Alessandro Allori. En 1563, il entre à l’Académie du dessin de Florence et participe à de grands projets tels que les Esequie del divino Michelangelo ou le second mariage du prince François Ier de Médicis, événements marquants de l’his- toire artistique florentine de la seconde moitié du xvie siècle. La réalisation de la prodigieuse machine hydraulique de Pratolino est confiée aux ouvriers locaux, qui avaient appris les techniques d’ingénierie grâce à des collaborations avec des ouvriers compétents, ou bien grâce à 81 l’apprentissage auprès de maîtres expérimentés, en tout cas ils étaient en mesure de réaliser des ouvrages de haute technicité. En plus des noms des artisans, des maîtres maçons, des tailleurs de pierre, des charpentiers, ce document de 1575 indique les matériaux livrés pour le chantier. Les comptes mentionnent ainsi de grandes quantités de sable, des pierres, des planches de bois, des briques et des tuiles, ainsi que des fournitures de plomb livrées à « Antonio di Bernardo et Pasquino son apprenti ». Le Libro della fabbrica de Pratolino rapporte également le nom d’Al- fonso Gondi comme administrateur des comptes des travaux et celui de « Tommaso di Gio. Parigi » qui le représentait en son absence (Fig. 1)23. On peut donc supposer une connaissance directe et approfondie de Pratolino par les membres de la famille Gondi, dont certains se sont installés à Lyon au début du xvie siècle comme marchands-banquiers, puis à Paris comme

22. Fara, 1988, p. 200. 23. Université de Pennsylvanie, Codex 1551, fol. 14r : « Alfonso Gondi di contro de havere a dì 10 di settembre trentaquattro di moneta, recò Tommaso Parigi, conto 138 » ; fol. 20r (voir en annexe). À cette époque, un certain Alfonso Gondi (1522-1574) dirige la Maison de la Reine de Navarre, en France. Salviati, 1975, p. 116 (lettre de Salviati à Galli, Lyon, 29 novembre 1574).

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ambassadeurs et diplomates dans la seconde moitié du siècle. Cette double appartenance des Gondi à l’État florentin et au royaume de France se reflé- tait dans les choix artistiques et architecturaux de leurs demeures.

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Fig. 1. – Libro delle bestie di Firenze e fabbrica di Pratolino, 1575 Université de Pennsylvanie, Philadelphie, Ms. Codex 1551, fol. 20r). Cliché Marco Calafati (transcription en annexe) De même, sur le modèle de Pratolino, de nombreuses résidences floren- tines ou celles de Florentins à l’étranger, proposent un nouveau rapport entre leur demeure et la grotte artificielle. L’eau, prépondérante dans les villas des Médicis, apparaît alors en abondance dans les pépinières, elle traverse des tunnels pour animer des cavernes secrètes de la demeure, les nymphées, enfin elle s’infiltre dans le sol du jardin de fleurs et de fruits qui est source de vie. Le système hydraulique réalisé utilise des techniques déjà

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largement éprouvées et illustrées par les traités, ce qui reflète également l’expertise hydraulique réelle de l’école toscane d’ingénieurs. L’usage somp- tuaire de l’eau témoigne de la primauté du génie hydraulique et célèbre l’eau comme un matériau rare, précieux et extrêmement riche. Déjà dans les Relazioni di Francia de 1577, l’ambassadeur vénitien Girolamo Lippomano inclut Noisy parmi les magnifiques constructions autour de Paris dove si veggono archi, acquidotti, statue, giardini, parchi, peschiere, e ““tutte quelle commodità in fine, che si ricercano a edificii regii [où l’on peut voir des arcs, des aqueducs, des statues, des jardins, des parcs, des étangs à poissons, et finalement toutes ces ““commodités qui sont recherchées dans les bâtiments royaux]24

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Fig. 2. – Lettre de l’ambassadeur extraordinaire en France, Andrea Albertani, au grand- duc de Toscane, François Ier de Médicis, 1582 Florence, Archives d’État, Mediceo del Principato, 4611, fol. 113 bis. Cliché Marco Calafati

24. Relations…, 1838, p. 488-490. Voir aussi Lippomano, 1579.

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Dans une lettre de 1582 à François Ier de Médicis (Fig. 2), Albertani précise que Se qualche costà a Pratolino havessi qualche garzone, et che con buona grazia di Sua Altezza gli volessi far guadagnare qualcosa et in ““breve tempo, Vostra Signoria me lo potrebbe inviare con il ritorno del Martelli. [Si vous avez un garçon à Pratolino qui, avec l’approbation de Son Altesse, est d’accord pour gagner quelque chose en peu de temps, ““Votre Éminence pourrait me l’envoyer avec le retour de Martelli]25 Il s’agit peut-être de Ugolino Martelli (1519-1592), évêque de Glandèves en Provence entre 1572 et 1591, qui fit de nombreux voyages avec l’évêque Strozzi dans la suite de la cour de France, alors dominée par la personnalité de Catherine de Médicis et des Italiens de son entourage26. La réponse de François Ier n’est pas connue, mais il est certain que Pratolino était le point de départ de la formation des ingénieurs hydrauliques parmi lesquels se distinguèrent ensuite les Francini.

84 Ce livre de compte est donc un document d’archives exceptionnel tant il est rare de disposer, pour les grottes artificielles de la Renaissance, de sources écrites et plus particulièrement d’actes comptables ou administra- tifs. Il vient en outre compenser la disparition de la plupart des construc- tions et des aménagements réalisés à Pratolino, que nous connaissons d’abord grâce à des sources graphiques. Enfin, ce manuscrit apporte des indications précises sur l’organisation d’un chantier et fournit des données techniques et financières qu’il est extrêmement rare de posséder pour ce genre d’ouvrage. Il apporte ainsi de nouvelles données sur les échanges de savoirs et les circulations des artisans à la fin du xvie siècle.

25. Florence, Archives d’État, Mediceo del Principato, 1581-1583 ; 4611, fol. 113 bis. 26. Les lettres entre Martelli et Pier Vettori sont la source principale pour suivre les événements d’Ugolino en France dans les années entre les règnes d’Henri II et d’Henri III. Bramanti, 2008. Brock, 2011.

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Annexe

Transcription du manuscrit reproduit figure 1 fol. 20r 1575 Usc[i]ta generale di t[ut]ti e danari che si pagheranno per me Tom[maso] di Gio[vanni] Parigi in assentia di Alfonso Gondi sost[ituit]o com.° dalla parte com.ta a dì 7 di settembre 1575. A dj 9 di settembre A Rena per la fabbricha di Pratolino lire cinquantatre scudi xvii denari iiij […] per lo Matteo Barzilli rettore del popolo di S[ant]o Cerbagio cont[anti] scudi per vettura di staia 4 o 4 di detta per listra del Prov[vedito] re dj detto dì 53.17.4 A tasse delle Misure delle Piazze per la Com[men]da del S[enator]e Arrone da Chitignano Cav[alie]re di S[an]to Stefano scudi settantacinque di m[one]ta per lo Federigo Serragli cont[anti] per poliza di Vinc[enz]o 85 Marzi di detto dì, lire 525 – A dì 10 detto Fatto debitore al quaderno di Cassa di n. 23 – 47 A Franc[esc]o de Medicj Cam° lire diciannove […] et per lui a Nencio di Dom[enic]o Scuffi di Cafaggio di Prato quello cont[anti] per conto di una catasta di legne grosse comperate per lui le quali legne ha di presente a casa sua per recargliele a suo piacimento, lire 19 – Al quadernaccio seg[nat]o 54. A m[aestr]o Gio[vanni] di Valdimarina lire una, scudi otto quello lui detto conto per 1° diposito che vice T [in] vettorio Gondi al b[an]cio de dipositi seg[na]to F 54 detratto 1° per la ritentione resta lire 1.7 – lire 599.4.4 –

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Sources

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ART-12.indb 87 21/12/2020 17:31 Marco Calafati

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L’auteur Marco Calafati enseigne l’Histoire de l’art à l’Université de Florence au Centro di Cultura per Stranieri. Il a soutenu une thèse de post-doctorat en Histoire de l’art de la Renaissance (École pratique des hautes études, Sorbonne-Paris), sur le mécénat artistique de la famille Gondi entre l’Italie et la France ou xvie siècle. En poursuivant son travail sur l’œuvre de Bartolomeo Ammannati, élève de Michel- Ange, commencé par un mémoire de Master 2 puis dans une thèse, soutenue en 2008 (Dipartimento di Storia dell’Architettura e della Città dell’Università di Firenze), il a concentré ses recherches sur l’architecture et les spécificités des palais de la Renaissance à Florence. Il a notamment publié une monographie sur les palais de Florence : Bartolomeo Ammannati, I palazzi Grifoni e Giufoni. La nuova architectura dei palazzi fiorentini del secondo Cinquecente, Florence, Leo S. Olschki, 2011. Contact : [email protected]

ART-12.indb 88 21/12/2020 17:31 Archives et vestiges de la grotte du château de Noisy Bruno Bentz

Résumé

La grotte du château de Noisy a été bâtie en 1582 pour Albert de Gondi. Elle se trouvait au rez-de-chaussée d’un grand pavillon au cœur d’un vaste jardin en terrasses, avant d’être démolie en 1732. Plusieurs témoignages en ont gardé le souvenir, notamment des gravures de Jean Marot, une longue description et une série de plans datant de la fin du xviie siècle, à l’époque où la propriété avait été 89 acquise par Louis XIV. Intégré au domaine royal dans la forêt de Marly, le site a été préservé. Des fouilles archéologiques ont pu y être entreprises en 2017 et 2019. Elles ont mis au jour les fondations de la grotte et une partie des décors, encore en place ou mêlés à la couche de remblais issus de la démolition. Ces décors associent, dans des supports en plâtre, une grande variété de rocailles et de coquilles, ainsi que des éléments dorés et sculptés. L’analyse des archives et des vestiges met en évidence la richesse et la complémentarité des sources pour retracer l’histoire et les conditions de la fabrication de ce qui fut probablement un chef-d’œuvre d’architecture et de décoration de la Renaissance.

Mots-clés

rocailles, coquilles, sculpture, hydraulique, fouilles archéologiques, Jean Marot, Gondi

ĆĆ Bruno Bentz, « Archives et vestiges de la grotte du château de Noisy », Artefact, 12, 2020, p. 89-108.

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Archives and remains of the grotto of the chateau de Noisy

Abstract

The grotto of the chateau de Noisy was built in 1582 for Albert de Gondi. It was located on the ground floor of a large pavilion in the centre of a wide ter- raced garden, before being demolished in 1732. Several evidences have been preserved, including engravings by Jean Marot, a long description and a series of plans dating from the end of the 17th century, when the property was acquired by Louis XIV. Integrated into the royal domain in the Marly forest, the site has been preserved. Archaeological digs could be undertaken in 2017 and 2019. They revealed the foundations of the grotto and part of the decorations, still in place or mixed with the layer of embankments resulting from the demolition. These decorations combine, in plaster supports, a wide variety of rockeries and shells, as well as gilded and sculpted elements. The analysis of the archives and remains highlights the abundance and complementarity of the sources to trace the history and conditions of the making of what was probably a masterpiece of 90 Renaissance architecture and decoration.

Keywords

rockery, shell, sculpture, hydraulics, archaeological digs, Jean Marot, Gondi

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la suite des fouilles archéologiques réalisées en 2017 et 20191, l’ar- chitecture et la décoration de la grotte aménagée pour Albert de Gondi à Noisy sont désormais beaucoup mieux connues. Bâtie en 1582À dans les jardins du château, la grotte fut démolie en 1732. Albert de Gondi, d’origine florentine, était maréchal de France et, à la suite de son mariage avec Catherine de Clermont, il devint duc de Retz. Proche de la reine-mère et du roi Henri III, il acquit les seigneuries de Noisy et des environs de Saint-Germain-en-Laye où résidait régulièrement la cour de France. Conçu comme une villa italienne, le château de Noisy était entouré de jardins en terrasses agrémentés de fontaines. La grotte avait été aménagée au rez-de-chaussée d’un pavillon relié à la terrasse du château par une galerie d’arcades d’une centaine de mètres de longueur. C’était probablement l’élément le plus original de la demeure, dont la magnifi- cence était destinée à émerveiller le roi lorsqu’il se rendait à Noisy, comme le feront ses successeurs jusqu’au règne de Louis XIV qui acquit le domaine un siècle plus tard. Abandonné au début du xviiie siècle puis détruit, le château de Noisy a été en grande partie intégré à la forêt de Marly (aujourd’hui forêt domaniale) 91 et, pour cette raison, il a été préservé de l’urbanisation. Longtemps oublié sous la végétation, le site est repéré à la fin du xixe siècle par le dessina- teur Auguste Guillaumot et par les historiens, Adrien Maquet et Albert Terrade. Dès cette époque, les principales sources d’archives sont identi- fiées : la description de Boulin, les gravures de Marot, les plans des jardins2. Les premières recherches sur le terrain eurent lieu à la même époque et un érudit local, F. Prodhomme, parvint « à déterminer très exactement l’em- placement qu’occupait la grotte3 ». Ainsi, de nombreuses sources sont disponibles pour étudier la grotte de Noisy. C’est dans ces conditions que l’archéologie de l’époque moderne se justifie pleinement. La documentation et les ruines apportent des indices

1. Grotte du château de Noisy (Bailly, Yvelines), fouilles réalisées avec le concours de la Direction régionale des affaires culturelles d’Île-de-France (Service régional de l’archéologie) et de l’Office national des forêts (Agence territoriale Île-de-France Ouest), avec le soutien des villes de Noisy- le-Roi et de Bailly, et le concours de l’Association Renaissance du Patrimoine de Noisy-le-Roi Rennemoulin Bailly, de l’association Volutes, de l’association OMAGE et du Musée national de le Renaissance (Écouen). 2. Les sources sont citées dans le texte et référencées en annexe. 3. Terrade, 1899, p. 83.

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et des traces qu’il convient d’analyser et de critiquer en s’appuyant sur la totalité des données, les archives et les vestiges s’enrichissant mutuel- lement, l’abondance n’étant jamais de trop. En effet, les plans, les vues et les descriptions anciennes ne rendent que très partiellement compte de la réalité tandis que les découvertes du bâti et de son ornementation n’ex- pliquent pas tout de l’ancienne construction. C’est la raison pour laquelle il convient de mener conjointement l’enquête et l’investigation avant d’établir un premier bilan archéologique.

Les archives

L’enquête s’appuie d’abord sur les sources citées dans la bibliographie, l’étude la plus complète étant celle publiée en 1977 par Hélène Couzy, fondée sur les archives mais envisageant aussi la possibilité de faire des fouilles archéologiques4. Les sources relatives à la période de construction et d’utilisation de la grotte au temps d’Albert de Gondi, mort en 1602, sont peu nombreuses. En juillet 1599, un voyageur morave, Zdenek Waldstein, vient à Noisy et atteste dans son journal l’existence de la grotte : « [hortus] 92 in eo vidimus elegantem fontem ex conchis, cochleis paratum5 » [un jardin dans lequel nous avons vu une belle fontaine ornée de coquilles d’escar- gots], mais c’est une lettre de 15826 qui apporte les plus anciennes indi- cations sur la réalisation de la grotte. Ce document manuscrit a été rédigé en italien par Andréa Albertani pour le grand-duc de Toscane, François Ier de Médicis, dont il était l’ambassadeur extraordinaire en France, mais il a été traduit et publié avec des lacunes en 19537 et repris ensuite sans être vérifié. Le texte original, publié récemment8, a permis de relever deux erreurs importantes9 : d’une part, la lettre indique au présent que la grotte « a d’innombrables niches », ce qui prouve que la construction était com- mencée ; d’autre part, la lettre rapporte que Gondi sollicite le concours d’un artisan travaillant « à Pratolino » pour achever la décoration de la

4. Couzy, 1977 : « Tous ces vestiges sont à fleur de terre et il semble qu’une fouille menée à cet emplacement permettrait de mettre à jour les fondations » (p. 32). 5. Vatican, Reg.lat.666, fol. 58r ; publié par Odier, 1926, p. 169 ; cité par Cousy, 1977, p. 30 et note 34. 6. Florence, Archivio di Stato, n° 4611, fol. 113 bis. 7. Jullien de Pommerol, 1953, p. 149. 8. Calafati, 2015, t. I p. 429 ; Cicali, 2017, p. 365 n. 22. 9. Bentz, 2018b, p. 126.

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grotte. Il n’est pas étonnant que la grotte soit en construction dès 1582 car les travaux de construction du château et des jardins avaient commencé vers 1575. Le pavillon de la grotte est imbriqué dans le système des ter- rasses et relié par des arcades : il a nécessairement été conçu dès l’origine. Le rapprochement avec les grottes de Pratolino est également essentiel car il permet de comprendre le système décoratif adopté. La datation des travaux autour de l’année 1582 a notamment pour effet d’exclure une intervention de Tomaso Francini arrivé en France, à la demande de Henri IV, en 1599 pour la réalisation des grottes du Château-Neuf de Saint-Germain-en- Laye. Cette lettre signale aussi que Gondi a été le commanditaire de la grotte, sans mentionner explicitement qu’il s’agit de Noisy mais simple- ment qu’elle se trouve « dans sa belle propriété ». Cependant, il ne peut s’agir de son hôtel parisien, de plus petites dimensions et pour lequel il avait déjà réalisé une grotte quelques années plus tôt en 157810. Les sources textuelles sont plus nombreuses à partir du début du xviie siècle. Le système hydraulique de Noisy est mentionné en 1605 par l’historien Pierre Matthieu, sans citer la grotte11. Il rapporte l’invention d’une machine par Claude de Monconis pour élever les eaux dans une fontaine : il est 93 probable que cela concerne le mécanisme du jet d’eau de la grotte décrit plus tard et dont des vestiges ont été retrouvés. En outre, un pavillon de la machine est mentionné à la fin du xviie siècle et une pompe est réparée par le fontainier du roi Nicolas Le Jongleur : il doit s’agir de l’installation d’origine pour créer un jet de près de 8 mètres de hauteur qui s’élançait depuis une vasque à travers la voûte de l’abside nord de la grotte pour sortir au milieu des parterres12. Ce dispositif n’est pas mentionné dans le Journal de Jean Héroard, en 160713, lorsqu’il rapporte à plusieurs reprises la visite du dauphin Louis, âgé de cinq et bientôt six ans, qui manifeste cepen- dant un grand intérêt à se rendre dans la grotte. Au-delà de l’anecdote, ce document apporte trois informations essentielles : d’abord, on apprend que l’enfant aime monter à l’étage14, ce qui prouve bien évidemment son existence, après quoi on ne peut accorder aucun crédit à un dessin conservé

10. Bentz, 2020 (à paraître). 11. Mathieu, 1605, p. 265 ; Bentz 2019, p. 116 et n. 6. 12. Bentz, 2018a, p. 91. 13. Le manuscrit du journal est conservé à la Bibliothèque nationale de France (Paris) ; l’édition de Soulié et Barthélemy de 1868 est incomplète, voir Foisil, 1989, vol. 1, p. 1282-1339. 14. « Mené aux parterres du costé de la grotte ; se joue dans la sale qui est dessus, sort, entre, cou- rant, dict qu’il va a Paris, n’en peult plus partir » ; Foisil, 1989, 10 septembre 1607.

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à Stockholm proposé comme un état initial de la grotte. En effet, aucune indication ne permet de supposer que Albert de Gondi ait modifié une grotte déjà réalisée, d’autant que l’étage est parfaitement adapté au niveau supérieur du jardin haut de la grotte sur lequel il est de plain-pied. Ensuite, Héroard fait état de coquilles que l’enfant s’amuse à récupérer de la grotte et à remonter dans sa chambre, ce qui confirme la présence – et la fragi- lité ! – du décor de la grotte15. Enfin, Héroard mentionne l’existence d’une « grotte sèche » située à proximité du château16. Il s’agit d’une autre grotte, aménagée sous la rampe menant à la forêt, peu documentée par ailleurs sinon par une vue en coupe de la fin du xviie siècle. Son existence souligne une nouvelle fois l’importance accordée aux grottes par Gondi. Il peut sembler étrange qu’à l’époque de Louis XIV, la grotte soit peu docu- mentée : elle est brièvement mentionnée en 1676 dans l’acte d’acquisi- tion à propos du jardin où « il y a des fontaines jaillissantes en façon de grotte17 » puis plus aucune mention n’est signalée, ni pour un entretien ou une réparation, ni par un visiteur, malgré la présence durant quelques années de l’école pour jeunes filles de meM de Maintenon ou des petits-en- 94 fants du roi. Seule exception, le dessin de Christoph Pitzler, un architecte allemand de passage en France, mais il a manifestement copié la gravure de Marot pour le plan et sa vue de la « fontaine en glacis ou la grote de rocaille » ne correspond pas aux autres sources18. Dans le livre de Ernest Tambour19 sur le château de Noisy, une citation non référencée pour- rait provenir d’un témoignage de cette époque, mais elle ne révèle rien d’original. Certes, le traité de jardinage par Leblond et Dezallier indique en 1709 que « les grotes ne sont maintenant presque plus à la mode20 », ce qui peut expliquer ce long silence des textes, brisé toutefois au der- nier moment, lors de la démolition en 1732, par la longue description de François-Bernard Boulin, seigneur de Bailly. Il existe deux copies de ce

15. « Monte en la grotte où il s’amuse a recueillir des cailloux, des coquilles tombées pour en faire une petite dans sa chambre » ; Foisil, 1989, 29 août 1607. 16. « Mené dehors, s’amuse à la petite grotte sèche a l’entrée du parc » ; Foisil, 1989, 8 septembre 1607. 17. Archives nationales (Paris), O1 3932A, p. 3. 18. Potsdam, Christoph Pitzler, Reisetagebuch [Carnet de voyage], 1686, fol. 186 ; Couzy, 1977, p. 30 (repr.). 19. Tambour, 1925, p. 375 : « une belle grotte revêtue de coquillages ou plusieurs figures de la fable étoient représentées ». 20. Leblond-Dezallier, 1709, p. 73.

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manuscrit, ne variant que sur quelques détails, toutefois le texte original est celui conservé par la Bibliothèque municipale de Versailles, annoté par l’auteur en 1735 peu après son achèvement21. Ce texte comporte de nom- breux détails, sur les dimensions, sur l’architecture et la distribution inté- rieure, sur la décoration et les matériaux. Comme le rappelaient Leblond et Dezallier, les grottes « sont fort sujettes à se gâter22 », mais Boulin ne signale aucune dégradation, aucun dommage, ni aucune réparation que ses cent cinquante années d’existence avaient nécessairement suscités. La description est très détaillée car elle contient de nombreuses indications techniques, tant sur les mesures, les matériaux que la configuration du pavillon et de ses décors : Mais rien n’étoit comparable à la grotte qui étoit placée sur la première terrasse d’en bas à la gauche du château du côté de ““Vaucheron. Elle répondoit au milieu du Boulingrin qui étoit au dessous de cette terrasse, sur laquelle on montoit par un grand perron rond, de dix-huit marches de pierre de tailles qui étoit au devant de cette grotte, dont la façade avait trente pieds de long, pierre quatre belles colonnes de d’ordre composite de quinze pieds 95 de haut chacune y compris les pieds d’estaux, soutenoient une frise avec un fronton. Il y avait dans la frise des faisceaux / d’armes dans lesquels on voyoit des boucliers chargés des armes de Gondy, et dans le fronton deux figures en bas relief à demy couchées représentant l’une une Neptune, et l’autre la déesse Thetis. Toute cette façade étoit terminée par le haut d’un rang de balustres de pierres avec une tablette qui servoit d’appuy à une terrasse qui étoit au-dessus. La porte d’entrée de cette grotte étoit ornée de refends et fermée d’une grille de fer. Sa profondeur depuis l’entrée jusqu’au fond ““étoit de huit toises, et la croisée qui la traversoit en avait neuf et demy, à chaque bout de laquelle on trouvoit un petit cabinet éclairé par un portique / grillé qui donnoit sur la terrasse. Au milieu de cette croisée étoit un sallon octogone de vingt pieds de diamètre qui étoit voûté en dôme et qui avoit dix-sept a dix-huit

21. Versailles, Bibliothèque municipale, G 280 (description de la grotte, p. 111-116). Une copie de ce manuscrit est conservée à la Bibliothèque nationale de France (Paris), département des manus- crits, Fr. 11651, p. 72-92 (description de la grotte, p. 85-89) ; publié par Maquet, 1878, p. 366- 368 ; Terrade, 1899, p. 8-9. Le texte original est reproduit ci-dessous. 22. Leblond-Dezallier, 1709, p. 73.

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pieds de haut. On entroit dans ce sallon par quatre portiques de unze pieds de haut. Tout le dedans de ce sousterrain étoit incrusté de rocailles et de coquillages variés en cent façons différentes formant des compartiments et des mosaïques charmantes. Il y avoit dans les quatre pans coupés de ce salon des niches de rocaille et de coquilles dans lesquelles on voyait des figures de tritons et de sirennes faites de petits coquillages qui imitoient parfaitement le naturel. Le plafond du dôme étoit divisé en huit parties égales par arcs surbaissés qui naissaient de chaque angle du salon et qui venoient se réunir au / centre d’où pendoit un gros cul de lampe travaillé à jour d’un goût très recherché. Tous ces ornements étoit faits de coquilles et de rocailles. Le pavé de ce sallon et de toute la grotte étoit de pierre de liais cizelés par compartiments qui répondoient au dessein du plafond, et l’on avoit incrusté dans la pierre des millions de petites pierres noires rondes et grosses au plus comme des noix muscades qui faisoient le fonds de cette mosaïque, et qui étoient tellement unies et attachées ensemble par un mastic si solide qu’on n’en pouvait arracher une. Les deux croisées des côtés et les deux 96 petits cabinets des bouts étoient incrustés de pareils ornements que le sallon. On avoit appliqué contre les murailles, dans des cadres de rocaille de coquillages, divers monstres marins avec des oiseaux aquatiques en bas reliefs faits de coquilles imitant la couleur de leurs écailles et de leur plumage. Il y avait dans le fond / de cette grotte une espèce de buffet de rocaille et de coquilles avec deux dauphins sur les côtés qui jettoient de l’eau dans une grande coquille de pierre qui retomboit ensuite en nape dans un bassin au-dessous. On avait pratiqué en cet endroit une ouverture ronde à la voûte qui donnoit au milieu d’un grand sallon au dessus. Cette ouverture étoit entourée d’une balustrade de fer par le dedans de ce sallon, qui étoit fait à l’italienne et dont les murailles, ainsi que le plafonds étoient peints à fresque, et sur lesquels on avoit représenté des chasses d’animaux. Il étoit beaucoup plus long que large et percé de croisées de tous côtés dont trois en forme de portique étoient placés dans le bout et servoient d’entrée à la terrasse qui faisait le dessus du frontispice de la grotte. En un mot, tout faisoit assés connoitre en cet endroit la magnificence du maitre qui l’avoit fait construire et qui avoit fait venir d’Italie les plus habiles maitres dans ce genre,

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n’ayant rien espargné pour la dépense de cette / grotte qui étoit unique en son espèce et qu’on dit avoir couté cinquante mille écus et avoir été plusieurs années à mettre dans sa perfection23. Cette description apporte donc un état général, mais inévitablement incomplet. Quelques indications de Boulin sur les créateurs italiens ou le coût de la construction de la grotte reposent nécessairement sur une tra- dition orale (ou des documents inconnus). Certains passages peuvent être confrontés, pour valider leur exactitude, aux archives graphiques et aux vestiges mis au jour. Curieusement, la description est fautive quand Boulin décrit la sortie du jet d’eau dans le salon de l’étage. C’était en réalité dans le parterre voisin, mais sa formulation semble avoir établi un raccourci dans la description de l’étage dont, en effet, le salon était à l’italienne. On ne peut pas, sur cette erreur, invalider l’ensemble du texte qui, par ailleurs, ne semble pas être mis en défaut. Ainsi, les mesures et le détail de l’architecture sont conformes aux dessins gravés par Jean Marot qui ont été réalisés vers 165024. Les gravures sont nettement postérieures à la construction de la grotte mais elles datent de l’époque où les héritiers d’Albert de Gondi possédaient encore la propriété 97 (Fig. 1). Ce sont les plus anciens documents graphiques connus, toutefois nous ignorons si Marot a fait lui-même (ou utilisé) des relevés contem- porains, ou s’il a pu graver à partir de dessins plus anciens. Le plan de la grotte est proche d’un relevé miniature figurant sur un plan des jardins en 169425. Toutefois, deux erreurs pourraient faire douter de sa présence sur les lieux : le perron ne correspond pas aux autres sources, plus récentes, avec un escalier à double révolution ; par ailleurs, l’escalier intérieur ne se trouvait pas là où il a été gravé, peut-être en raison de la non-inversion de la gravure. Toutefois, les plans des jardins réalisés par les Bâtiments du roi au temps de Louis XIV ne représentent jamais l’escalier menant à l’étage

23. Versailles, Bibl. mun., G 280, p. 111-116). Les mesures ont été soulignées, les termes mention- nant les matériaux ont été mis en gras, les termes décrivant l’architecture et les décors ont été mis en italique. 24. Plan, élévation et profil de la grotte de Noisy, gravures de Jean Marot, publiées vers 1656-1659 ; Deutsch, 2015, cat. n° 53-55. Une série est conservée par la Bibliothèque nationale de France ; Couzy, 1977, p. 30 (repr.). 25. Montigny-le-Bretonneux, Archives départementales des Yvelines, A 119 ; Couzy, 1977, p. 29 (repr.).

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(auquel on pouvait accéder depuis le parterre haut)26. Ces indices semblent insuffisants pour rejeter l’exactitude des dessins gravés par Marot, tant la précision des détails du décor est validée par la description de Boulin et par les fouilles.

98

Fig. 1. – Vue du pavillon de la grotte de Noisy, gravure de Jean Marot, vers 1650 Coll. part. Cliché Bruno Bentz Les sources d’archives sont donc plutôt nombreuses et variées, elles apportent des précisions concernant l’implantation de la grotte dans les jardins, l’attribution à son commanditaire, la datation de sa construction et la configuration du bâtiment. Le décor de rocaille et de coquilles, ainsi que les sculptures, la vasque et le jet d’eau sont précisément signalés. Ces données sont vraiment exceptionnelles, notamment pour une grotte restée propriété privée durant près d’un siècle, car l’intégration dans le domaine royal n’a finalement apporté que peu de documents supplémentaires. C’est également une chance de bénéficier d’autant de documents textuels et

26. Arch. nat., O1 19041 n° 2 (1693). Arch. dép. des Yvelines, A 118 (1693) et A 119 (1694) ; Couzy, 1977, p. 29 et 31 (repr.).

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graphiques quand il est possible de confronter les sources avec les ruines abandonnées lors de la démolition.

Les vestiges

L’investigation est une aubaine lorsque la démolition d’un bâtiment n’est pas suivie par un nouvel aménagement, sinon un boisement forestier. D’autant que la raison de cette démolition est bien documentée : Louis XV voulait faire araser les bâtiments du château de Noisy pour intégrer le site dans son parc de chasse27. Un entrepreneur se chargea donc de récupérer les éléments de maçonnerie qu’il pouvait réemployer, abandonnant sur place ce qui n’avait pas de valeur pour lui et ce qui était inutilement coû- teux à détruire. C’est la raison pour laquelle le site a conservé de nombreux vestiges de la grotte, notamment les décors en plâtre et les parties basses du pavillon. Deux campagnes de fouilles ont déjà pu être réalisées : en 2017, un sondage le long de la grotte a permis d’établir un premier diagnostic de son état de conservation (Fig. XII, cahier couleur)28 ; en 2019, une fouille partielle à l’emplacement de l’abside nord a permis de découvrir 99 les vestiges d’une salle complète (Fig. XIII, cahier couleur). Ces résultats permettent également d’établir les conditions d’une intervention sur l’en- semble du bâtiment. La localisation de la grotte ne pose pas de difficulté, grâce aux plans des jardins réalisés par les Bâtiments du roi à la fin du xviie siècle notamment pour des projets de réaménagement des jardins sous la conduite du Premier architecte, Jules Hardouin-Mansart29. Ces plans permettent de repérer en négatif in situ le lieu où se trouvait le pavillon car il subsiste aujourd’hui une échancrure dans l’ancien terrassement du jardin haut de la grotte. Par ailleurs, l’ancien promenoir longeant l’ancien mur d’arcades (dont il ne reste que de très rares fondations visibles) existe encore, comme, d’une manière générale, tous les anciens modelés du terrain aménagés à l’époque de Gondi. Ainsi, la grotte a laissé place à un large creux entre le parterre haut et l’ancien promenoir avec un dénivelé en pente douce d’environ

27. Couzy, 1977, p. 32. 28. Bentz, 2018b. 29. Arch. nat., O1 19041 n° 1 à 4 (1693). Arch. dép. des Yvelines, A 118 (1693) et A 119 (1694) ; Couzy, 1977, p. 29 et 31 (repr.).

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six mètres de hauteur. C’est sous cette butte érodée que se trouvent encore les vestiges de la grotte. La première fouille a montré que sous une faible épaisseur d’humus (env. 0,5 mètre) se trouvait un épais remblai issu de la démolition de la grotte (de un à six mètres) avec la conservation des structures dans les parties basses, ainsi que bien entendu en sous-œuvre. La fouille de l’abside nord a permis également d’observer l’implantation du bâti, dans le terrassement duquel a été découverte une conduite en terre cuite. Elle servait proba- blement d’exutoire pour un bassin du parterre haut sans être directement reliée à la grotte. Une fouille complète permettrait de savoir, en outre, si des éléments de la démolition ont été abandonnés à l’extérieur de l’ancien pavillon, notamment en contrebas, du côté du parterre inférieur (lui-même situé environ trois mètres en dessous du niveau de la grotte). La fouille n’a pas encore permis de déceler des remblais provenant de l’étage du pavillon, parmi lesquels doivent notamment se trouver des fragments des pein- tures à fresque. La période d’occupation de la grotte étant limitée dans le temps, l’absence de travaux attestés au-delà de la période de construction, 100 la démolition ayant été organisée dans un délai assez court, il s’ensuit que la couche de remblais peut être datée de 1732 avec des éléments datant de l’époque de la construction vers 1582. Les parties disparues (en dehors de l’étage) sont en partie restituables, grâce notamment aux vestiges des parois et de la voûte retrouvés dans les rem- blais de démolition (Fig. XIV, cahier couleur). La fouille de l’abside nord avait été décidée en raison de son emplacement à flanc de terrasse, car la hauteur des remblais – et donc des maçonneries encore en place – pouvait être la plus importante. En effet, les maçonneries de l’assise sont encore en place sur plusieurs mètres de hauteur mais c’est un bloc massif, détaché de la structure et à peine effondré qui a conservé des éléments bâtis des parties hautes (environ quatre mètres) d’une absidiole formant un cul-de- four. Par ailleurs, provenant également de l’une des trois absidioles de cette salle, c’est le décor apparent d’un cul-de-four qui a été retrouvé, en partie effondré mais en un seul morceau principal, avec son décor bien conservé. Quant à la voûte, de nombreux morceaux du décor en plâtre formé de caissons ont été récupérés. Ainsi, les maçonneries en place permettent de dresser une partie du plan et de l’élévation de la grotte : ces relevés valident en grande partie le dessin gravé par Marot qui peut, dès lors, servir de modèle pour la restitution du bâti et des décors.

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Les caissons de voûte à motif de pavages carrés tronqués (combinant des octogones et des carrés) sont représentés sur la coupe de la grotte en deux endroits : dans le passage de l’entrée vers le salon central puis dans le passage du salon vers l’abside nord. Deux sortes de caissons ont été découvertes avec pour seule différence le traitement décoratif. Ainsi, tous les caissons sont ornés de rosaces, celles à double rangée de cinq pétales au milieu des octo- gones, celles à sept pétales au milieu des carrés ; les plates-bandes d’encadre- ment sont moulurées avec des cannelures. Parfois, le plâtre est peint en rouge sur toute la surface avec des éléments de dorure sur certaines parties courbes des plates-bandes et sur les pétales des rosaces. La répartition stratigraphique de ces caissons semble indiquer que seule la voûte du second passage (vers l’abside) était peinte et dorée. Une analyse au microscope optique a permis d’observer l’application de trois feuilles d’or successives sur un liant pro- téique30. La présence de cette dorure est exceptionnelle dans un décor de grotte, mais elle apportait des éclats de brillance certainement remarquables. Le décor du cul-de-four de l’absidiole dessine une coquille Saint-Jacques à l’aide d’innombrables petites coquilles d’un petit bivalve de couleur jaune, la donace, posées alternativement sur leur face interne dans les creux et 101 sur leur face externe dans les côtes. Le support en plâtre, appliqué sur la maçonnerie de pierre, est armé avec de gros silex dans la partie en sur- plomb. La base du bloc est soulignée par une tablette horizontale, au-delà de laquelle le décor de coquilles se prolonge par des petites rocailles (meu- lières). Cette partie inférieure était fixée à la maçonnerie par une armature de briques et de tuiles plates liées au plâtre. Le bloc qui a été récupéré avait fait une chute d’environ deux mètres, la zone de contact s’est brisée et un morceau mesurant 1,7 x 1,5 mètres s’est posé sans trop de dommages. La fouille du remblai sur lequel il a été retrouvé a montré que la chute de ce bloc était postérieure à la démolition de la voûte voisine, avec une couche relativement stérile sur environ un mètre d’épaisseur : cette partie a donc été détruite après un début de comblement des ruines, sans doute pour achever d’aplanir le terrain. Son extraction a nécessité une consolida- tion structurelle de la face externe et la mise en place d’un échafaudage en raison de sa masse (environ 500 kilogrammes)31.

30. Pingaud, 2018. 31. Travaux réalisés sous la conduite d’Hugues de Bazelaire, sculpteur-restaurateur (Versailles). Le bloc a été transporté au Musée national de la Renaissance (Écouen), dépositaire final des vestiges de la grotte de Noisy.

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La mise au jour des décors encore en place dans la partie inférieure de la grotte est le résultat le plus spectaculaire de ces fouilles. En effet, malgré la démolition, certaines maçonneries ont été laissées en place sous le niveau final d’arasement, conservant parfois l’ancien décor. Lors du sondage réalisé en 2017, c’est principalement une pièce de service qui avait été dégagée, mettant au jour des murs de plâtre sans décor. Toutefois, en limite de fouilles, une courte section de la périphérie du salon central, formant une absidiole à trois niches, avait également été découverte. Cet espace avait conservé son décor sur un linéaire d’environ deux mètres, avec des motifs d’architecture : des corbeilles avec cadre de stuc rempli de rocailles (calcite, meulière) et d’une coquille nacrée (ormeau) sous un amas de silex, des palmes dessinées par des coquilles (moules) rayonnant depuis une coquille Saint-Jacques. Le soin apporté à la réalisation de ces décors est souligné par la fixation des blocs de plâtre à l’aide de longs clous en fer à tête ornée et par l’utilisation de plâtre-colle teinté pour unifier les coloris des matériaux décoratifs : blanc pour les plâtres, noir pour les moules ou les pierres noires, rouge pour les meulières rouges, ocre pour les coquilles Saint-Jacques et les rocailles jaunes32. 102 La fouille de 2019 a révélé le décor du pourtour de l’abside nord, conservé (avec des lacunes) sur un à deux mètres de hauteur (l’absidiole ouest n’a pas pu être fouillée, elle répétait probablement le décor des absidioles nord et est) : des niches à dosseret compartimenté encadrées de bandes verticales sont ornées de coquilles et de rocailles, elles s’appuient sur une tablette au-dessous de laquelle se détachent des consoles avec un décor végétal enca- drées par des palmes semblables à celles déjà observées dans le salon (moule et coquille Saint-Jacques). Dans les angles entre les absidioles, des com- partiments de rocailles (noir, rouge) et de coquilles (bucardes à papilles, ormeaux, moules) forment notamment des motifs floraux. Ces motifs et ces agencements n’étaient pas décrits ou représentés dans les archives33. Les vestiges retrouvés dans les remblais de démolition complètent encore ces données. De très nombreux fragments de plâtres muraux ont été récu- pérés, parfois simplement moulurés, le plus souvent ornés de coquilles et de rocailles. Certains vestiges ont été découverts en connexion avec le bloc décoré du cul-de-four, leur emplacement peut donc être restitué.

32. Le Dantec, 2019, p. 164-167. 33. Les vestiges en place ont été protégés puis remblayés après les fouilles.

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D’autres vestiges sont analogues aux décors en place et peuvent également être localisés dans la grotte. Il sera plus difficile de restituer la totalité des moulures, corniches, cadres et compartiments, bien que parfois, des élé- ments de jonction aient été trouvés et que ce décor ait été agencé avec beaucoup de symétrie et de régularité. Une vingtaine de motifs ont déjà pu être identifiés34. L’inventaire des matériaux employés est extrêmement varié, tant en minéral avec les roches (grès, galet, meulière, maërl, calcite, tuf, silex35) et les diverses variétés de plâtres, qu’en espèces animales avec une grande variété de mollusques, soit des gastéropodes marins (ormeau, cérithe, lambi, turritelle, murex, pourpre, nasse réticulée, bigorneau), des bivalves marins ou de rivière (coquille Saint-Jacques, pétoncle, spisule, coque, bucarde à papille, moule, deux moules d’eau douce), divers mol- lusques terrestres ou de rivière36. Plusieurs fragments sculptés ont été mis au jour. En 2017, c’est une pierre d’ornement mural à décor de congélation dont on reconnaît le dessin sur la vue en coupe de Marot du côté de l’entrée, à proximité de l’endroit où elle a été trouvée. En 2019, ce sont des fragments de statuaires en plâtre ou en pierre qui ont été trouvés, en hauts-reliefs ou en bas-reliefs. Ils proviennent 103 de personnages, dont un visage barbu qui pourrait être l’un des mascarons figurés par Marot sur les arches des voûtes, deux têtes d’enfants, des mains et un bras, une épaule, un buste… Par ailleurs, correspondant davantage aux figures animales ou fantastiques décrites par Boulin, de nombreux fragments de formes modelées recouvertes de coquilles de nacre taillée (ormeau) ont aussi été récupérés, provenant soit de la vasque centrale soit des panneaux muraux. Les fouilles ont aussi permis de dégager plusieurs sols de la grotte. Dans la pièce de service, un carrelage en terre cuite a été observé mais il était recou- vert d’une couche de sable jaune égalisant le sol jusqu’au niveau du seuil, légèrement plus haut que le pavement, témoignant donc d’une reprise de construction. Vers le vestibule d’entrée, une dalle de seuil en pierre était encore en place ; dans le salon, quelques petits galets scellés dans un mor- tier étaient encore visibles et rappelaient la description de Boulin ; dans le vestibule vers l’abside, ces incrustations de galets étaient mieux conservées

34. Hori, 2019 (fouilles 2017 ; étude en cours pour les fouilles 2019). 35. Fargeau et Fischer, 2019. 36. Dupont, 2019.

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et formaient des motifs palmés réguliers ; quant au sol de l’abside, un carrelage de petits pavés noirs et blancs était encadré de plaques de pierres plates sur le pourtour et dans le cadre central autour de l’emplacement de la vasque. Ce revêtement est conforme à la description de Boulin en 1732. Cependant, le sol a nécessairement été repris à une date inconnue. En effet, le dégagement des conduites hydrauliques souterraines a révélé que le sol avait été refait au moins à l’emplacement où les tuyaux avaient été arrachés, le remblai de comblement du sol comprenant notamment des fragments de décor (Fig. XV, cahier couleur). En effet, deux tuyaux en plomb ont été découverts encore en place, entre le vestibule et l’abside : ils avaient été coupés, par arrachement, sous le seuil. Il ne restait ensuite, jusqu’au centre de l’abside, que l’empreinte des tuyaux dans leur ancien support maçonné au-delà duquel ils étaient reliés à la vasque, ce qui explique l’absence de carrelage au centre de la pièce. Il semble peu probable que le sol ait été proprement refait au-dessus de l’arrachage au moment de la démolition de la grotte, il s’agit donc d’une intervention plus ancienne à une époque où la grotte pouvait encore être 104 visitée, mais où le jet d’eau ne fonctionnait plus. D’ailleurs, le démolisseur ne semble pas avoir cherché à récupérer le plomb puisqu’un morceau de tuyau de même aspect et également de 3 centimètres de diamètre exté- rieur avait été retrouvé en 2017 parmi les remblais de la démolition37. Quant à la présence de deux tuyaux en parallèle, elle s’explique par l’arrivée d’une conduite sous pression pour former le jet de la grotte et un départ de conduite, également sous pression, vers le bassin du parterre bas de la grotte pour former un nouveau jet. Dans le cas de cette grotte du xvie siècle, on constate que toutes les sources doivent être mises à contribution pour rétablir l’histoire du bâtiment et des décors, et restituer sa configuration. L’enquête archivistique contribue de manière décisive à attribuer et à dater le pavillon, mais aussi à loca- liser le site ; elle permet aussi de confronter la description et les repré- sentations à la réalité des vestiges que l’investigation archéologique relève parmi les ruines d’une démolition. Il demeure néanmoins quelques incon- nues et des incertitudes, lorsque les données sont lacunaires ou difficiles à interpréter, laissant encore une place aux découvertes par la poursuite des fouilles. L’état dans lequel se trouve la grotte de Noisy présente néanmoins

37. Bentz 2018a, p. 89 et 91 (repr.).

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quelques avantages sur d’autres grottes de cette époque. À la suite de sa démolition, l’ensemble des décors a été scellé sous ses remblais, limitant donc sa période d’utilisation et éliminant tout risque de réparation ou de restauration peu ou mal documentées après cette date. Dans sa dernière époque, au temps où elle appartenait à la couronne, les archives sont nom- breuses, notamment les paiements dans les comptes des Bâtiments du roi – aucun document ne mentionne une quelconque intervention. Pour la période précédente, la grotte appartenait à un particulier et les archives sont nécessairement plus rares et incomplètes. Toutefois, un long mémoire de travaux, effectués entre 1659 et 1661 dans la propriété, a été conservé : il mentionne des travaux de pavage aux abords de la grotte mais aucune intervention à l’intérieur. Ainsi, hormis les observations faites ponctuelle- ment sur le sol et les conduites, il semble que l’état dans lequel la grotte a été démolie corresponde à celui de sa construction vers 1582 à l’époque de Gondi. Un autre avantage inhérent à son état de démolition, est la possibi- lité d’observer les substructions du pavillon, la structure et la composition des décors, enfin la possibilité de disposer d’une quantité de matériaux à analyser relativement infinie. Ainsi, même si on peut toujours déplorer la perte d’un décor probablement parmi les plus originaux de son temps, il 105 est toujours plus intéressant et scientifiquement plus enrichissant de dis- poser d’un ouvrage archéologiquement (presque) complet.

Sources

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Paris, BnF, département des Estampes et de la photographie, 4-HA-7 (A), Plan, élévation et profil de la grotte de Noisy, gravures de Jean Marot, pl. 45-47, https://gallica.bnf.fr/ark :/12148/btv1b84965642. Potsdam, Stiftung Preußische Schlösser und Gärten Berlin- Brandenburg, Graphische Sammlung (ehem. Technische Hochschule Berlin-Charlottenburg, Kriegsverlust) [Potsdam, Fondation des châteaux et jardins prussiens, Collection graphique (anciennement École de technologie de Berlin-Charlottenburg, perte de guerre)], Christoph Pitzler, Reisetagebuch [Carnet de voyage], 1686. Vatican, Bibliothèque apostolique, Reg.lat.666, fol. 58r, https://digi.vatlib.it/ view/MSS_Reg.lat.666/0131. Versailles, Bibliothèque municipale, G 280, p. 93-117, [François Bernard Boulin], « Description du chasteau de Noisy dans le grand parc de Versailles, entièrement démoly sur la fin de l’année 1732 ». Deutsch Kristina, Jean Marot. Un graveur d’architecture à l’époque de Louis XIV, De Gruyter, Berlin, 2015, p. 117-124, cat. p. 437-449, n° 53-55. Foisil Madeleine (dir.), Journal de Jean Héroard, Centre de recherche sur la civi- lisation de l’Europe moderne, 2 volumes, Paris, 1989. [Dezallier d’Argenville Antoine-Joseph, Leblond Jean-Baptiste Alexandre], La théorie et la pratique du jardinage, Jean Mariette, Paris, 1709. 106 Matthieu Pierre, Histoire de France et des choses mémorables advenues aux pro- vinces éstrangères durant sept années de paix, du règne du roy Henri IIII, roy de France et de Navarre, divisée en sept livres, livre 6e, Mettayer J. et Guillemot M., Paris, 1605.

Bibliographie

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ART-12.indb 106 21/12/2020 17:31 Archives et vestiges de la grotte du château de Noisy

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L’auteur

Bruno Bentz est docteur en archéologie (université de Paris-Sorbonne). Ses tra- vaux portent sur la période moderne et contemporaine. Il a dirigé des fouilles archéologiques à Marly, Versailles puis désormais à Noisy. Ses publications ont été consacrées aux carrelages en faïence et à la verrerie, au mobilier et à la pein- ture, aux bains et aux globes, à la télégraphie et à l’hydraulique, aux jardins et aux fosses d’aisances… où l’archéologie privilégie l’analyse technique et les pro- cessus ergologiques de la fabrication aux moyens et techniques d’observation. Il a fondé et préside depuis 1989 l’association OMAGE. Contact : brunobentz@ free.fr

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ART-12.indb 108 21/12/2020 17:31 L’antiquarium voûté dit « grotte » du château La Fontaine de Pierre-Ernest de Mansfeld à Luxembourg-Clausen, xvie siècle Jean-Luc Mousset et Matthias Paulke

Résumé 109 Le château que le gouverneur du duché de Luxembourg, le comte Pierre-Ernest de Mansfeld (1517-1604), s’est fait construire à Clausen, au pied de la ville de Luxembourg, a renfermé, à côté d’un antiquarium qualifié de cryptoportique et servant de couloir, encore deux autres qui ont été nommés dans les textes « grotte » ou « antre ». L’une des grottes était à ciel ouvert et l’autre voûtée. Mais aucune d’elles ne possédait un décor rustique, c’est-à-dire un des aspects formels qui caractérise une grotte artificielle. La présente contribution est plus précisément consacrée à l’antiquarium dit grotte voûtée de Clausen. Peu connu car découvert récemment en 2003 au cours de fouilles, il est daté vers 1575- 1580. Il constitue l’élément central d’un dispositif architectural plus vaste forte- ment marqué par la Rome antique et tout à fait exceptionnel dans les anciens Pays-Bas.

Mots-clés

antiquités romaines, bassin de Neptune, cryptoportique, fontaine de Jules César, fouilles archéologiques, vertus humaines

ĆĆ Jean-Luc Mousset et Matthias Paulke, « L’antiquarium voûté dit “grotte” du château La Fontaine de Pierre-Ernest de Mansfeld à Luxembourg-Clausen, xvie siècle », Artefact, 12, 2020, p. 109-128.

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The vaulted antiquarium known as the “grotto” of the chateau La Fontaine for Pierre-Ernest de Mansfeld in Luxembourg - Clausen, 16th century

Abstract

The Governor of the Duchy of Luxembourg, Count Pierre-Ernest de Mansfeld (1517-1604), built in Clausen, at the foot of Luxembourg city, a castle with three aquariums: a cryptoporticus, serving also as a passage way, and two others, referred to as “grotto” and “cavern”. One of them was an open air grotto, the other vaulted, but none of them had the rustic decoration that is a typical formal aspect of an artificial grotto. The present article concerns itself with the antiqua- rium entitled arched grotto of Clausen. Hardly known because it had not been discovered until the excavations of 2003, it can be dated to around 1575-1580. 110 The vestiges constitute the central piece of a broader architectural complex that finds its inspiration in ancient Rome and remains an exceptional landmark in the Low Countries.

Keywords

roman antiquities, Neptune fountain, cryptoporticus, Caesar fountain, archaeo- logical excavation, human virtues

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Introduction

Le château que le gouverneur du duché de Luxembourg, le comte Pierre- Ernest de Mansfeld (1517-1604), s’est fait construire à Clausen au pied de la ville de Luxembourg, a renfermé, à côté d’un antiquarium qualifié de cryptoportique et servant de couloir, deux autres salles qui ont été nom- mées dans les textes « grottes » ou « antres ». L’une était à ciel ouvert et l’autre était voûtée. Mais aucune d’elles ne possédait un décor rustique, c’est-à-dire un des aspects formels qui caractérise une grotte artificielle. La présente contribution est plus précisément consacrée à la grotte voûtée de Clausen. Cependant, elle tient compte des deux autres constructions antiquisantes, la grotte ouverte et le cryptoportique, qui seront étudiés à l’avenir. Après avoir expliqué leur place dans le château, l’article présente les descriptions de tous les bâtiments qualifiés de « grotte », suivies d’un bilan des fouilles archéologiques de la seule grotte voûtée. Cette partie se base sur le rapport de fouilles d’Angela Glesius et de Matthias Paulke « Die archäologischen Ausgrabungen in Schloss und Garten 2003-20051 » de 2007. Elle permet de préciser la question des décors rustiques et d’établir 111 que ceux-ci y étaient effectivement absents. Puis, nous nous servons de la contribution de Krista De Jonge « Le château et le jardin de “La Fontaine” dans son contexte européen2 » pour souligner les rapports exceptionnels des bâtiments antiquisants de Clausen avec l’Antiquité romaine. À la fin de l’article est proposée une datation pour l’antiquarium voûté.

Le château et son propriétaire

Le château du comte Pierre-Ernest de Mansfeld constitue l’une des rési- dences princières les plus importantes du xvie siècle dans les anciens Pays-Bas. L’œuvre est révélatrice des nouvelles aspirations apparues pen- dant la Renaissance : de grands serviteurs de l’État, fortement marqués par l’Italie, entendent habiter des châteaux prestigieux à la hauteur de leur nouvelle condition. Mansfeld érige sa demeure, qu’il appelle « La Fontaine », dans le style à l’antique des anciens Pays-Bas et il se réfère aux modèles qui étaient à la mode dans la plus haute aristocratie du pays. Doté

1. Mousset et De Jonge, 2007, p. 171-208. 2. Mousset et De Jonge, 2007, p. 239-262.

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d’une culture architecturale savante, il combine la maison de plaisance avec la résidence de grand seigneur. Il associe site, bâti et jardins pour créer l’Arcadie qu’il souhaite pour sa vieillesse (Fig. XVI, cahier couleur). « La Fontaine » occupe les pentes douces d’un fond de vallée bordé de trois côtés de versants naturels et de falaises abruptes qui forment un cirque ouvert sur la ville du côté de l’Alzette. Pour un château Renaissance, ce cadre naturel grandiose est exceptionnel en Europe3. Construit par étapes à partir de 1563, date de la première acquisition de terrains, « La Fontaine » n’était pas achevée à la mort de Mansfeld. Le domaine recouvrait une superficie de huit hectares à laquelle il faut ajouter le parc à gibier qui occupait la vallée de Neudorf et les hauteurs envi- ronnantes. Dans les anciens Pays-Bas, les années de construction de « La Fontaine » correspondent à une période de grande instabilité marquée par la guerre entre catholiques et protestants. Par sa situation excentrique, le duché de Luxembourg a cependant été longtemps à l’écart des combats. C’est ce qui a permis à son gouverneur, lui-même engagé au premier rang des opérations militaires, de se faire ériger en toute quiétude une grande 112 demeure familiale à Luxembourg. Pierre-Ernest de Mansfeld fut au service de Charles Quint et des Habsbourg d’Espagne pendant plus de soixante-dix ans. Treizième né de vingt-deux enfants, il se savait sans grand avenir dans sa Saxe natale. Il parvient néanmoins à se faire un nom dans les anciens Pays-Bas où ses qualités militaires en font un personnage incontournable. Fait prisonnier à Ivoix en Lorraine par Henri II, il participe après sa libération à la bataille de Saint-Quentin du côté espagnol et puis à celle de Montcontour du côté de Charles IX. Il est l’un des protagonistes de la reconquête catholique des provinces « belges ». Lors de sa nomination au poste de gouverneur général par intérim, il atteint la fonction la plus élevée à laquelle pouvait prétendre un membre de la haute noblesse des Pays-Bas4.

Place de la grotte voûtée dans le château

Grâce aux fouilles archéologiques, la grotte voûtée a pu être localisée sur la plus ancienne vue du château qui date de la fin du xvie siècle. Il s’agit

3. Mousset, 2018, p. 11. 4. Maertens, 2007, p. 21-28.

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d’un dessin aquarellé attribué à Tobias Verhaeght (1561-1631) qui, sans doute, a servi de modèle à la vue du cinquième tome de l’Atlas des villes du monde, édité en 1592 par Georg Braun et Franz Hogenberg5. Cependant, les observations sur le terrain et les descriptions nous ont révélé que le dessin est inexact en de nombreux points. La grotte voûtée et la grotte ouverte, que nous appelons bassin de Neptune, constituent des parties très singulières du château de Clausen. Placées côte à côte et communiquant par des arcades, les deux architectures d’eau par- tageaient la même finalité qui était de servir de lieu d’exposition à une partie de la collection d’inscriptions antiques du comte. S’intercalant entre le bassin de Neptune et le cryptoportique, la grotte voûtée occupe le centre de trois bâtiments construits dans un terrain en pente douce nord-sud. Ceux-ci sont, à l’ouest et au nord, placés en contrebas des jardins sus- pendus et du vieux manoir situés au point culminant du site, tandis qu’à l’est, ils touchent au grand corps de logis en forme de tour. Ils font partie de la longue façade sud du château qui est orientée vers les grands jardins. Cependant, la grotte voûtée n’ouvre pas directement sur les jardins puisqu’elle en est séparée par un couloir de circulation reliant le vieux 113 manoir et les jardins suspendus au grand logis. Elle s’inscrit à l’intérieur du château pour les besoins de la circulation interne, tout en étant isolée du corps de logis par le cryptoportique. Ce couloir est éclairé le long du bassin de Neptune par trois grandes fenêtres côté jardin. Il reçoit égale- ment de la lumière par les arcades du côté du bassin ouvert sur le ciel. Vers l’est, il aboutit dans le cryptoportique muni de baies et d’une porte vers le jardin. On suppose qu’il a été aveugle dans la partie longeant la grotte voûtée. Faisant corps avec le bassin de Neptune et le couloir latéral, la grotte voûtée n’est pas reconnaissable comme telle de l’extérieur. Sur le dessin de Tobias Verhaeght, elle a l’aspect d’une terrasse soutenue par un mur, ce que les fouilles ont confirmé. La terrasse servait de belvédère, d’après J. G. Wiltheim qui mentionne sur deux côtés de la cour devant le vieux palais un vaste péristyle : « Depuis le péristyle la vue plonge dans le jardin qui est à ses pieds, dans la direction sud6 ». Il faut souligner la façon dont l’Antiquité a été évoquée dans cette partie du château érigée en déclivité du terrain entre les jardins suspendus et le

5. Mousset, 2007, p. 492-493. 6. Mousset, 2007, p. 244.

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grand logis. Mansfeld a non seulement juxtaposé trois bâtiments de types antiquisants différents, mais il a en même temps dosé le contenu de chaque construction pour donner à chacune d’entre elles sa spécificité : au bassin de Neptune des inscriptions, à la grotte voûtée, des inscriptions et les sta- tues, et enfin au cryptoportique, les bustes des empereurs. Il reste que le bassin de Neptune, ouvert et lumineux, et la grotte voûtée, couverte et sombre, forment une unité. Celle-ci se manifeste non seulement par la communication directe à travers les arcades ouvertes mais également par la présence de l’eau, par le style d’architecture et par la fonction de musée que les deux types de constructions ont en commun.

Les sources écrites L’inventaire après décès de 1604

La description la plus ancienne du château est l’inventaire après décès, écrit en 1604 lors de la succession de Mansfeld7. Le document de qua- rante-deux pages a été rédigé par trois fonctionnaires de haut rang. Le 114 premier est Lucas de las Cruz, commissaire envoyé d’Espagne par le mar- quis de Laguna, majordome du roi Philippe III. Les deux autres étaient des proches de Mansfeld. Il s’agit de Remacle d’Huart (?-?), conseiller et greffier des chartes du Conseil provincial du duché de Luxembourg et de Jean Wiltheim (1558-1636). Ce dernier était, depuis 1580, secrétaire de ce conseil dont la charge consistait à assister le gouverneur dans sa fonction de représenter le roi dans le duché. En outre, Jean Wiltheim a longtemps servi Mansfeld comme secrétaire particulier. Dans ce document, le mot grotte qualifie deux constructions différentes. Il nomme d’abord la salle qui nous intéresse dans cette étude, bien que le texte ne mentionne pas la voûte ; mais une deuxième description, celle de Jean Guillaume Wiltheim, et le résultat des fouilles confirment qu’il s’agissait bien d’un bâtiment voûté. Ensuite, il désigne également un second lieu « appelé la Grotte » pour une construction qui s’est révélée être une cour à demi enterrée dans la falaise, suggérant un souterrain composé au milieu d’un bassin d’eau, ouvert sur le ciel et bordé d’un portique à deux étages, c’est-à-dire une construction ouverte et lumineuse : il s’agit du bassin de Neptune.

7. Inventaire, fol. 1r-21v, p. 34-119.

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La description de la construction voûtée

Dans ladite Grotte il y a une statue d’empereur en jaspe jusqu’aux épaules, dont la tête est en bronze, posée sur une autre fontaine et ““vase supportée par trois grandes tortues fondues en bronze. Quatre éléments de marbre portent [chacun] une inscription dorée : Amphitrite, Delpinus, Neptunus. Le quatrième élément n’en comporte pas [d’inscription] et est jeté par terre. Dans le mur et dans les espaces en élévation Quatre statues et antiquités en pieds en alabastre ou en marbre blanc. De l’autre côté Un grand chien de pierre mis sur un oreiller en pierre très bien fait. [meubles]… La Grotte est pavée de carreaux de Namur ou Givet8. Dans une autre arcade adjacente au cryptoportique, l’inventaire signale cinq grandes statues à l’antique mises par terre et en partie abîmées. Quatre d’entre elles représentent Marc Aurèle, Enée, Bacchus et Minerve9. J. G. Wiltheim, qui les énumère également, les place dans la grotte voûtée. Toujours dans cette même arcade, l’inventaire cite encore cinq statues dont un buste de Faustine et une statue de Mansfeld avec la toison d’or10. Mais 115 celles-ci sont absentes dans le texte de J. G. Wiltheim.

La description de la construction ouverte

Cette construction, située entre la vieille et la nouvelle bâtisse, est men- tionnée comme suit dans l’inventaire : un petit bassin et fontaine appelés la Grotte où se trouve ladite fontaine entourée en haut et en bas d’une galerie et de couloirs ““faits de petits piliers de pierre, encastrés de toutes sortes de vieilles pierres et d’antiquités, et il y a au milieu de ladite fontaine deux grandes statues d’un homme et d’une femme sur la tête d’un dauphin qui expulse l’eau par le nez en trois jets. Lesdites statues sont supportées par quatre grosses charpentes (escargots ?) de cuivre qui expulsent également l’eau sur un grand pilier de pierre11.

8. Inventaire, fol. 12r, p. 80. 9. Inventaire, fol. 12r, p. 80. 10. Inventaire, fol. 12r, p. 83. 11. Inventaire, fol. 12r, p. 80.

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Le récit de Jean Guillaume Wiltheim, vers 1630

Publiée vers 1630, la deuxième description est celle du fils de Jean Wiltheim, Jean Guillaume Wiltheim (1594-1636), jésuite, humaniste et « antiquaire »12. Il s’intéresse à l’importante collection d’antiquités romaines que Mansfeld a réunie dans son château et décrit les lieux dans le cadre de ses Disquisitiones Antiquiariae qui sont une œuvre érudite. Cette seconde source, plus explicite que la première, a toutefois dû se baser sur celle-ci. Au moment de la rédaction du texte par J. G. Wiltheim, les peintures et sculptures destinées au roi Philippe III avaient déjà quitté Clausen pour l’Espagne, et l’un des trois auteurs de l’inventaire fut Jean Wiltheim, son père. Le fils a donc pu tirer profit des renseignements du père en compa- gnie duquel il a, en tant que jeune adolescent, pu visiter le château même encore du vivant de Mansfeld. Enfin, tout n’avait pas été enlevé, comme ce fut le cas des figures de Neptune et d’Amphitrite qui ont seulement été retirées au xviiie siècle13. 116 La « grotte »

Comme dans l’inventaire, J. G. Wiltheim se sert du mot grotte pour dési- gner la construction couverte qualifiée d’« antre voûté » quelques lignes précédant la description proprement dite : La grotte qui termine le cryptoportique, est carrée. Elle est pavée du même marbre et avec le même art que le cryptoportique. ““Tout autour elle est pourvue de niches. Dans l’une d’entre elles, sur un coussin, est couché un dogue anglais énorme, façonné dans l’argile, et de ses yeux farouches il remplit de terreur ceux qui entrent d’en face par le cryptoportique. On prétend qu’il s’agit de la représentation d’un chien de Charles de Mansfeld. Dans d’autres niches il y a des statues, en marbre de Paros, de Marc Aurèle, d’Enée, de Bacchus, de Minerve. Au milieu il y a un hermès de Jules César en albâtre. Sous cet hermès jaillit une fontaine abondante qui se déverse dans une vasque longue de huit

12. Historiae…, Mousset 2007, p. 224-264. 13. Reiter, 2008, p. 60.

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pieds et large de quatre : cette vasque est joliment taillée dans un seul bloque bloc de jaspe multicolore. La vasque elle-même est supportée par quatre tortues marines en bronze. Sur les parois entre les niches il y a tout autour différentes antiquités romaines que nous avons présentées çà et là dans notre livre. Il y en a cependant quelques-unes que j’ajoute maintenant ici14. Il en mentionne trois mais leurs figures manquent dans le manuscrit : La première est un ornement de tombeau, un marbre oblong de Paros ; c’est un hémicycle au milieu duquel une tablette lisse est ““présentée par des génies ailés. Tout autour Apollon et Hyacinthe rivalisent dans le lancer du disque. [...] quelque emblème (relief) orné de guirlandes de fleurs et de fruits, d’un petit oiseau et d’un jeune garçon. Sur le deuxième pilier du troisième arc on voit une frise sur une petite pierre oblongue, mais étroite, qui mêle casques et boucliers en une longue série15.

Le bassin de Neptune 117 J. G. Wiltheim donne à ce bâtiment ouvert et lumineux le nom savant d’« hypèthre de Neptune ». Suit alors l’hypèthre de Neptune. L’endroit est à ciel ouvert, pourvu au milieu d’un vaste bassin (ou d’un étang) quadrangulaire. Au ““centre de cet étang se dresse un rocher, sur le rocher repose un volume cubique et une base carrée ornée de ses bas-reliefs. Sur la base est couché un dauphin que dominent Amphitrite et Neptune. Tout cela est fait d’une seule pierre énorme qui en plusieurs endroits fait jaillir des jets d’eau nombreux de la bouche d’animaux placés tout autour : grenouilles, limaces, serpents. Et tous ces jets d’eau se croisent mutuellement à la manière des arceaux d’une voûte. C’est à Neptune que cet hypèthre doit son nom de Fontaine de Neptune. Tout autour court un carré de colonnettes avec leurs architraves à la manière d’un parapet (ou d’un balcon). Derrière cette balustrade il y a une promenade dallée de marbre exactement

14. Historiae…, Mousset 2007, p. 244-246. 15. Historiae…, Mousset 2007, p. 244-246.

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de la même manière que la grotte et le cryptoportique. Finalement le tout est ceint d’un mur à douze arcades, trois arcades de chaque côté. Une construction remarquable ! Au-dessus de ces arcades il y a au lieu d’un toit des pergolas ceintes de côté et d’autre de balustrades comme l’étang. Il y a un accès à ces pergolas depuis le portique que nous avons placé dans la troisième cour. Les arcades elles-mêmes, de même que leurs piliers carrés, ainsi que toutes les parois, sont ornées de différentes antiquités et inscriptions ; en direction du jardin elles sont ornées de niches et de trois fenêtres. Dans celle du milieu il y a un vase paré de ses fleurs ; l’ouvrage est coulé en bronze et peint de couleurs, il est haut d’environ huit pieds. Dans les niches il y a des tablettes de marbre, sur lesquelles sont gravés, en lettres d’or, les vers suivants qui expliquent la fontaine et ses secrets ». (Ici suivent une page et demie en blanc16). Nous pouvons remarquer que, d’une part, aucun de ces textes – même pas celui très explicite de J. G. Wiltheim – ne mentionne des décors rus- tiques, et que d’autre part, le mot grotte a été utilisé par des hommes avertis. En tant que secrétaire particulier du comte depuis de longues 118 années, Jean Wiltheim a dû être familiarisé avec les lieux et sans doute également avec leurs appellations. Le serviteur n’a-t-il pas copié le langage de son maître ? Quant à l’antiquaire Jean Guillaume, s’il a pris ses distances pour la construction ouverte, il a gardé l’appellation pour la construction couverte.

Dubuisson-Aubenay

Ajoutons enfin la description très sommaire, en 1627, de Dubuisson- Aubenay : « dans une petite grotte tout joignant il y a des dieux et déesses de marbre dans les niches avec des autres inscriptions, mais qui sont nou- velles et en vers17 ».

16. Historiae…, Mousset 2007, p. 246. 17. Massarette, 1930, p. 186.

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La fouille de la grotte voûtée : une architecture à l’antique, des vestiges de statues et l’absence de décors rustiques

Les fouilles ont permis de dégager les fondations de murs porteurs déli- mitant une surface presque carrée avec des côtés mesurant à peu près 6 à 6,5 m. À cela s’ajoutent des vestiges de piliers d’arcades éloignés les uns des autres de 2 à 2,30 m. Un seul arc a été trouvé en place à l’est, mais ses claveaux ont été amincis plus tard à une date inconnue. Cette partie évidée et à fond rugueux offre néanmoins une certaine régularité. Elle résulte sans doute d’une phase d’intervention postérieure. La hauteur des arcs a dû se situer à 3,50 m (Fig. XVII et XVIII, cahier couleur). Sur chacun des quatre côtés, la grotte a été délimitée par deux arcades cintrées. À l’ouest, elles étaient ouvertes vers le bassin de Neptune, tandis qu’au nord, à l’est et au sud, elles étaient aveugles, formant des niches peu profondes. Derrière les niches des côtés nord et est a été aménagé un étroit couloir de circula- tion. Les piliers revêtus de pierre en grès taillé sont à imposte simple. La 119 pièce possédait une voûte en berceau orientée est-ouest, renforcée par un bandeau. Les quelques dalles en pierre calcaire et en pierre bleue trouvées au sol correspondaient aux mentions dans les textes. Il faut également citer la découverte d’une conduite d’eau conservée à proximité du pilier central de l’arcature nord qui atteste l’existence à cet endroit de l’unique fontaine de la grotte. Des restes de statues en pierre calcaire corallienne et peintes en blanc, qualifiées dans les textes de marbre de Paros, ont été mis au jour. Un seul fragment de sculpture a pu être rattaché à la statue de Minerve18. À cela s’ajoutent les fragments du chien couché en terre cuite ainsi que des restes de corniches profilées, de briques glaçurées et de pierres de tuffeau calcaire. Il faut signaler que les arcades ont été réexaminées quant à la présence de traces de décors rustiques. L’hypothèse formulée en 200719 n’a pas été confirmée. De même, un nouveau contrôle du matériel de la fouille a

18. Paulke, 2007, p. 521. 19. Paulke, 2007, p. 186 et note 52 : « Stuckierung […] Es handelt sich vermutlich um eine Art von Grottenwerk [...] Die beschriebenen Partien bedürfen noch einer detaillierten restauratorischen Analyse und Bearbeitung ».

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donné un résultat négatif pour ce qui est d’éventuels restes de coquillages, de stalactites et concrétions calcaires, pierres précieuses ou de mosaïques. En revanche, sur les parois du bassin de Neptune, les fouilles ont permis de découvrir des traces d’un enduit reproduisant un appareillage de pierres taillées à joints rougeâtres ou ocre. Ce décor s’est également maintenu sur la façade d’autres parties du château. Mansfeld a-t-il dû renoncer au décor rustique très onéreux pour des raisons financières ? Nous ne le savons pas, mais son château révèle des restrictions ou un souci d’économie, par exemple pour la qualité des pierres de construction.

Textes et fouilles La grotte voûtée de Clausen : un antiquarium

Comme les arcades du côté du bassin étaient sans doute obstruées par les statues, l’entrée dans la grotte voûtée devait se faire par le couloir le long du jardin. Son emplacement est attesté par J. G. Wiltheim qui, en parlant du chien, précise que « de ses yeux farouches il remplit de terreur ceux qui 120 entrent d’en face par le cryptoportique20 ». L’entrée se trouvait donc vis- à-vis du mur contenant l’unique fontaine de la pièce, la fontaine de César. Confirmée par la fouille, celle-ci se dressa en effet sur le côté nord devant le pilier médian entre deux arcades. Elle se composa d’un hermès de Jules César surmontant une grande vasque taillée dans un seul bloc et placée sur trois ou quatre pieds en forme de tortues marines. D’après l’inventaire, elle aurait encore été garnie de quatre plaques dont les inscriptions dorées d’Amphitrite, de Delphinus et de Neptune, nous sont révélées par ce texte. L’élément aquatique a donc été bien mis en évidence. Les niches ont dû renfermer les statues en pied citées de Marc Aurèle, d’Enée, de Bacchus, de Minerve. À cela venait s’ajouter le chien couché dont de nombreux fragments ont été retrouvés dans la niche droite du mur est. Sur les parois entre les niches étaient accrochées des antiquités locales de la collection du comte. J. G. Wiltheim précise même que l’une d’entre elle se trouvait sur le deuxième pilier du troisième arc. Ce que les textes nomment « grotte », constituait donc un antiquarium qui servait à exposer les antiquités romaines de la collection du comte

20. Mousset, 2007, p. 244-246.

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et les sculptures se référant à l’Antiquité. À cela s’ajoutait l’architecture à l’antique qui « devenait le parfait complément des objets qui y étaient pré- sentés21 ». L’éclairage de la grotte se faisait par les arcades du côté ouest et bénéficiait d’un artifice ingénieux. L’eau du bassin de Neptune ouvert sur le ciel jouait un rôle de miroir. Chatoyante, elle répandait une lumière dif- fuse et changeante dans la grotte, créant ainsi une pénombre mystérieuse que l’on retrouve dans les grottes.

Les sculptures comme reflet de l’Antiquité romaine

Les sculptures placées dans la grotte voûtée exprimaient un programme iconographique qui se référait à l’Antiquité romaine. Il est difficile de ne pas voir un lien entre Jules César ornant la fontaine de la grotte et les bustes de cinq de ses successeurs placés dans le cryptoportique, bâti lui aussi dans le style à l’antique avec ses grandes niches et sa voûte à péné- tration. Humanistes et lettrés ont en effet puisé dans la littérature antique pour concevoir des récits iconographiques, par exemple dans l’œuvre de Suétone, Les Vies des douze Césars. Ces personnages ont souvent été repro- 121 duits pendant la Renaissance pour rappeler le prestige de la Rome impé- riale, même si à Clausen, la galerie des empereurs n’a pas été complète. Notons que Dubuisson Aubenay qualifie le cryptoportique de « salle des antiques ainsi nommée à cause des médailles ou statues de marbre et autres pièces antiques22 ». Quant aux cinq grandes statues, quatre d’entre elles pourraient symbo- liser des vertus humaines : Minerve, l’intelligence ou la stratégie guerrière, Marc Aurèle, la prudence, le chien, la vigilance, et Enée, les valeurs morales romaines comme la fidélité, le devoir, le courage, la dignité, l’autorité, toutes des qualités chères à un chef de guerre. À cela s’ajouta Bacchus qui incarne le vin et la joie de vie, ce qui signifie au visiteur que plaisir et sagesse ne s’excluent pas mutuellement. Que faire des autres sculptures qui, selon l’inventaire de 1604, étaient rassemblées dans une arcade adjacente à la grotte voûtée mais qui ne sont pas citées par J. G. Wiltheim ? Il s’agit notamment d’un buste de Faustine et d’une statue représentant le comte

21. De Jonge, 2007, p. 242. 22. Massarette, 1930, p. 186.

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de Mansfeld avec la toison d’or. Leur emplacement dans la grotte n’est pas certain, bien que la présence de Mansfeld dans ce lieu ne soit pas illogique puisque les grottes visent aussi à la glorification personnelle du comman- ditaire, au-delà de la vénération pour l’antiquité. Il n’est pas certain que les statues énumérées aient été vraiment antiques puisque celles-ci étaient chères et difficiles à obtenir. Les fausses antiquités ou les œuvres à l’antique étaient suffisantes pour attester la grande culture du propriétaire des lieux, tout en rappelant son caractère et ses vertus.

Une piste pour expliquer l’influence de Rome

Des constructions dépouillées ont été publiées dans des livres d’archi- tectures imaginaires de l’époque. Comme l’a montré Krista De Jonge, l’un d’entre eux se réfère même directement à Mansfeld. Les Intarsies ovales de Vredeman de Vries, publiées en 1562, sont dédiées par l’édi- teur Hieronymus Cock à Mansfeld et forment même les planches les plus « antiquisantes » de l’œuvre de Vredeman23. Par l’emploi du pilier à imposte non profilée, la grotte doit être interprétée comme une archi- 122 tecture antique. Certaines planches de l’ouvrage présentent des caracté- ristiques romaines très marquées qui évoquent non seulement Clausen, mais également le Relevé des Thermes de Dioclétien commandé par le car- dinal Granvelle à l’ingénieur militaire Sébastien van Noyen d’Utrecht et publié par Jérôme Cock en 155824. Van Noyen travailla aux défenses de Luxembourg de 1552 à 1557, c’est-à-dire pendant la captivité du gouver- neur. Il n’est donc pas établi que les deux personnages se connaissaient en personne. En revanche, Mansfeld devait connaître son neveu, Jacques van Noyen, puisque celui-ci aussi travaillait sous ses ordres comme ingé- nieur militaire à Thionville depuis 1561-156225. De plus, l’inventaire après décès de 1604 indique que dans le vieux manoir « habitait Jacques l’ingé- nieur26 ». Ce nom est interprété comme étant celui de l’architecte de la deuxième phase de construction du château à laquelle appartient la grotte voûtée. Il s’agirait du même Jacques van Noyen.

23. De Jonge, 2007, p. 260, fig. 10. 24. De Jonge, 2007, p. 259 et De Jonge, 2007, p. 40-42. 25. De Jonge, 2007, p. 97-112. 26. Inventaire, fol. 11r, p. 76.

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Enfin, comme l’a signalé Krista De Jonge27, une remarque d’Alexandre Wiltheim (1604-1684), frère de Jean Guillaume, et comme lui jésuite et antiquaire, nous révèle également un lien entre les intentions de Mansfeld et les constructions des cardinaux et aristocrates de Rome. Il affirme que le comte voulait concurrencer les princes de l’Église qui portent la pourpre et les autres excellences, dont les jardins et vignes à Rome abondent en monuments antiques.

Construction et datation de la grotte voûtée

Nous émettons l’hypothèse que la grotte voûtée et le nouveau bassin de Neptune ne doivent pas être considérés comme un ajout isolé ou ponctuel au vieux manoir mais que les deux constructions avaient été prévues d’em- blée dans le programme d’extension du château. « La Fontaine » a évolué d’un petit château vers une bâtisse monumentale. Au point culminant du site, Mansfeld a d’abord érigé un manoir avec un jardin surélevé tel qu’ils furent courants dans les anciens Pays-Bas. Ce qui est plus exceptionnel, ce fut l’adjonction, à ce moment, d’un grand bassin d’eau placé en contrebas des jardins suspendus. En effet, les fouilles ont mis à jour des vestiges d’un 123 premier bassin. En revanche, aucune trace n’a été trouvée d’une grotte ayant pu correspondre à cette phase de construction. Cependant, des ves- tiges d’un deuxième bassin, plus tardif, plus petit et légèrement réorienté, ont été découverts à l’intérieur du premier. Si la paroi orientale du bassin directement adjacente à la grotte voûtée a gardé son orientation initiale, elle a néanmoins été raccourcie et adaptée à la largeur de la grotte voûtée. C’est cette adaptation qui permet de conclure que le nouveau bassin et la grotte voûtée sont contemporains. À l’est de la grotte voûtée, toutes les façades des bâtiments présentent, à partir du cryptoportique, un alignement qui est bien conservé côté jardins. En revanche sur ce même côté jardin, mais vers l’ouest, le tracé exact du mur du couloir longeant le bassin et la grotte n’est plus identifiable. Nous supposons qu’il a gardé, le long du nouveau bassin, son ancienne direction qui se prolongeait ainsi jusqu’à la grotte voûtée et que la réorientation s’est faite à partir du cryptoportique (Fig. XIX et XX, cahier couleur). Les bâtiments alignés sont le cryptoportique, le grand corps de logis et la

27. De Jonge, 2007, p. 259.

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nouvelle bâtisse, qualifiée ainsi dans l’inventaire de 160428. Ils rejoignent le bâtiment de l’entrée principale dont le porche est attesté en 158829. Tous ces édifices résultent de cette grande phase d’extension du château qui a dû commencer par le nouveau bassin et la grotte voûtée situés à côté du vieux manoir. Ces travaux devaient se dérouler vers 1575. Quand Abraham Ortelius et Johannes Vivianus rendirent visite à Mansfeld à Clausen en 1575, ils admirèrent le lieu d’exposition des antiquités (mais non encore ces dernières), lieu que Ortelius nomme « porticus in primis amplas » (de vastes portiques)30. Ce bâtiment était donc terminé ou encore en construction à ce moment. La mention citée ne peut se rapporter qu’au bassin et à la grotte voûtée munis d’arcades. Dans le petit manoir de l’époque, il n’existait pas d’autres lieux ayant pu répondre à cette descrip- tion et à cette finalité. Revenons à notre hypothèse : la grande place accordée à l’exposition des antiques est à placer dans le contexte de l’évolution de « La Fontaine » vers un château monumental. Celle-ci rendait nécessaire la réduction et la réorientation du premier bassin d’eau dont le réaménagement et 124 la construction de la grotte voûtée constituaient la première étape d’un agrandissement qui était en cours vers 1575.

La destruction de la grotte voûtée

Devenu bien de la couronne espagnole par disposition testamentaire à la mort de Mansfeld en 1604, « La Fontaine » est rapidement exploitée comme un domaine économique. Avant le déménagement des statues pour l’Espagne en 1608, la grotte voûtée est vidée de toutes (?) ses sculp- tures. Celles de Jules César et de Marc Aurèle sont citées dans la liste des pièces devant être expédiées en Espagne alors que des fragments du chien en terre cuite ont été retrouvés au moment des fouilles. Après la mort du bénéficiaire, le roi Philippe III, le château n’est plus entretenu et la dégradation a commencé. Ceci signifie pour la grotte voûtée qu’en 1653 ses dalles furent retirées pour servir à l’église des jésuites en construction. Vers la même époque, le bassin de la fontaine de Jules César fut offert à

28. Inventaire, fol. 11r, p. 79 et fol. 13r, p. 84. 29. Röder et Mousset, 2007, p. 224. 30. Glesius et Paulke, 2007, p. 175.

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l’électeur de Trèves, et le conseiller Christophe Binsfeld orna ses jardins de pierres sculptées et d’inscriptions funéraires emportées de Clausen. Le dessin précis du château, réalisé par Jacques Pennier (1656-vers 1720)31 après le bombardement du château par les troupes de Louis XIV en 1683- 1684, s’arrête au cryptoportique fortement endommagé et ne reproduit plus notre grotte et le bassin de Neptune. Nous en concluons que ceux-ci ne valaient plus la peine d’être représentés. En 1753, le dessin du général autrichien Wenzel Callot (1705-1785) confirme cette situation32. Ce qui restait encore des bâtiments en question fut, lors des démolitions de 1768 à 1778, comblé de terre pour former un jardin en terrasse dans sa partie arrière. Dans sa partie avant, le plan cadastral des années 1830 nous montre des bâtiments d’exploitation horticoles. C’est à cet endroit que commença la fouille du site Mansfeld en 2003.

Conclusion

En raison de l’absence de décors rustiques, désormais établie, la construc- tion voûtée de Clausen, datant vers 1575-1580, constitue un antiquarium. 125 Dans un style classique, il présentait les antiquités romaines de la collection du comte et des sculptures se référant à l’antiquité. En revanche, force est de constater que le mot grotte est resté dans les habitudes puisque l’entou- rage du maître des lieux s’en est servi. Quelles ont pu en être les raisons ? Mansfeld a-t-il voulu ériger une véritable grotte à décor rustique ? A-t-il dû renoncer à son projet par manque de moyens ? Est-ce à cause de l’éclai- rage par miroitement de l’eau du bassin adjacent évoquant l’atmosphère de mystère d’une grotte qui expliquerait l’usage de cette terminologie ? En tant qu’architecture liée à l’eau, cet antiquarium dit « grotte » forme avec le bassin de Neptune une composition tout en contraste. En tant que salle des antiques, il constitue le maillon central d’un dispositif architectural plus vaste qui comprend, outre le bassin, également le cryptoportique. Par ses liens avec la Rome antique, l’ensemble constitue une réalisation tout à fait exceptionnelle dans les anciens Pays-Bas. De nos jours, ses vestiges sont reconnus comme des témoins particulièrement rares d’une architecture du xvie siècle dans l’Europe du Nord.

31. Kabierske, 2017, p. 164. 32. Reiter, 2018, p. 78.

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Sources

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ART-12.indb 127 21/12/2020 17:31 Jean-Luc Mousset et Matthias Paulke

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Les auteurs Conservateur au Musée national d’histoire et d’art du Luxembourg de 1976 à 2013, Jean-Luc Mousset a entrepris les fouilles du château de Mansfeld. 128 En 2007, il a été, avec Krista De Jonge, commissaire de l’exposition « Un prince de la Renaissance Pierre-Ernest de Mansfeld (1517-1604) ». Président de l’associa- tion des Amis du château de Mansfeld, il continue à s’engager par l’étude et des actions en faveur de la connaissance et de la valorisation patrimoniale du site Mansfeld. En 2019, il a assuré le commissariat de l’exposition « Mansfeldschlass. Un château disparu ? (1604-2018) » aux Archives nationales de Luxembourg. Contact : [email protected] Matthias Paulke a suivi une formation en conservation des monuments historiques et en archéologie. Son parcours professionnel l’a conduit de Soest (Rhénanie du Nord-Westphalie) au Luxembourg, en passant par Weimar (Thuringe) et Trèves (Rhénanie-Palatinat). Depuis 2002, il travaille au Musée national d’histoire et d’art et au Centre national de recherche archéologique. De 2003 à 2007, il a supervisé, avec Jean-Luc Mousset, les fouilles du Château « La Fontaine » à Luxembourg-Clausen. Son domaine d’expertise couvre l’archéologie de terrain, en particulier les technologies de documentation et de visualisation. Ces der- nières années, il s’est de plus en plus consacré aux questions de la protection et de la conservation des monuments. Il est membre de la Commission des sites et monuments (Grand-Duché de Luxembourg), représentant du Luxembourg au Conseil européen d’archéologie (EAC) et secrétaire général de l’Association des archéologues de terrain (VGFA). [https://cnra.academia.edu/MatthiasPaulke]. Contact : [email protected]

ART-12.indb 128 21/12/2020 17:31 Redécouverte d’une grotte de Salomon de Caus à Heidelberg ? La Brunnenstube au Hortus Palatinus

Sigrid Gensichen

Résumé

Les jardins du château de Heidelberg, le Hortus Palatinus, possèdent une petite 129 salle voûtée très peu connue, la « Brunnenstube », située dans un mur de sou- tènement des terrasses. Quelques fragments d’une décoration de grotte y sont conservés : ils ont pu être documentés dans les archives afin de déterminer la fonction de cette salle. Ces vestiges, ainsi qu’une statue de Nymphe récemment retrouvée, datent de l’origine du Hortus Palatinus et peuvent donc être attribués à Salomon de Caus, bien que la salle n’apparaisse pas dans sa description du jardin publiée en 1620. Ainsi, l’analyse de ces fragments de la Brunnenstube apporte des observations originales sur la décoration des grottes de Salomon de Caus à Heidelberg. Elle contribue à une approche archéologique dans la connais- sance de ce jardin et des techniques hydrauliques. En effet, la question se pose de la fonction originelle de la Brunnenstube comme réservoir du réseau hydrau- lique de l’ancien Hortus Palatinus.

Mots-clés

jardin, Renaissance, fontaines, décoration, château de Heidelberg, Hortus Pala- tinus, Salomon de Caus

ĆĆ Sigrid Gensichen, « Redécouverte d’une grotte de Salomon de Caus à Heidelberg ? La Brunnenstube au Hortus Palatinus », Artefact, 12, 2020, p. 129-147.

ART-12.indb 129 21/12/2020 17:31 Sigrid Gensichen

Rediscovery of a grotto of Salomon de Caus in Heidelberg? The Brunnenstube at Hortus Palatinus

Abstract

The gardens of Heidelberg Castle, the Hortus Palatinus, contain a small, litt- le-known vaulted hall, the “Brunnenstube”, located in a retaining wall of the ter- races. Some fragments of a grotto decoration are preserved there: they have been documented in the archives to determine the function of this room. These remains, as well as a recently found statue of a Nymph, date from the origin of the Hortus Palatinus and can therefore be attributed to Salomon de Caus, although the room does not appear in his description of the garden published in 1620. The analysis of these fragments of the Brunnenstube provides some interesting observations on the decoration of the Salomon de Caus grottos in Heidelberg. It contributes to an archeological approach in the knowledge of the gardens history and its hydraulic techniques. Indeed, the question arises as to the 130 original function of the Brunnenstube as a reservoir for the hydraulic network of the former Hortus Palatinus.

Keywords

garden, Renaissance, fountains, decoration, Heidelberg castle, Hortus Palatinus, Salomon de Caus

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ous voudrions présenter les éléments décoratifs d’une grotte qui ont été retrouvés dans une discrète petite salle voûtée, la Brunnenstube, ainsi qu’un morceau de sculpture figurant une Ndéesse de rivière ou une nymphe de fontaine récemment découvert dans les anciens jardins du château de Heidelberg, le Hortus Palatinus, et que nous proposons d’attribuer à la période de construction réalisée par Salomon de Caus (1576-1626) ou peu de temps après1. Cette redécouverte est aussi l’occasion d’une réflexion sur l’alimentation en eau des jardins du côté est de cette résidence princière, qui avait déjà une grande renommée en son temps. C’est le prince-électeur du Palatinat Frédéric V (1596-1632) qui commanda ce gigantesque chantier, immédiatement après son mariage en 1613 avec Élisabeth Stuart (1596-1662), la fille du roi d’Angleterre Jacques Ier. Salomon de Caus avait rejoint son nouvel employeur depuis l’Angleterre. Précédemment, il avait travaillé pour la cour de Bruxelles dans le parc de la Warande du palais de Coudenberg, à partir de 1597 jusqu’en 1610, entre autres pour le prince héritier Henri-Frédéric, le frère de la future épouse anglaise du prince-électeur2.

Les quelques vestiges qui subsistent sont particulièrement précieux car 131 aucun autre décor créé par Salomon de Caus n’a été matériellement conservé parmi tous les ouvrages qui lui sont attribués avec certitude. Seule la découverte, publiée en 1991 et développée en 2014, de nombreux éléments d’une grotte dans le château de Dieppe est associée à Salomon de Caus3 – il appartenait à une famille de Dieppe4. Le Hortus Palatinus est documenté par plusieurs sources écrites et graphiques5, tandis que la structure architecturale des terrasses, avec des murs de soutènement et des salles souterraines vides ont été conservées. Toutefois, les destructions des

1. Cette étude complète mon texte sur le Hortus Palatinus, en allemand, dans lequel toutes les références et les détails de l’iconographie sont donnés : Gensichen, 2019. 2. Sur les ouvrages de Salomon de Caus à Bruxelles : De Jonge, 2000, p. 89-105 ; Devigne, 1936. 3. Ickowicz, 1991 ; Ickowicz, 2014, p. 80-81 ; Ickowicz, 2017. Je remercie Pierre Ickowicz, conser- vateur en chef du château-musée de Dieppe, de m’avoir contactée et de m’avoir informée des der- nières découvertes. 4. Vérin, 2017, p. 67 et notes 7, 8 et 10. 5. Surtout les gravures de De Caus, 1620, la Scenographia de Matthäus Merian, vers 1620, et le grand tableau de Jacques Fouquier, avant 1620, Kurpfälzisches Museum Heidelberg. Pour les sources écrites plus récentes, c’est-à-dire les livraisons importantes de sable de 1616, le contrat du maître des cavernes (Grottenmeister) de 1619, un « Verzeichnis der paum... » de 1635, plusieurs récits de voyage, etc. Voir les textes dans Hepp, 2008 et Gensichen, 2019, p. 132, n. 6. Plusieurs références plus récentes sur les sources aussi dans Vérin, 2017.

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guerres, le délabrement, les modifications, l’extraction de matériaux, les reconstructions et le désintérêt archéologique jusqu’au xxe siècle ont large- ment fait disparaître les équipements techniques, sculpturaux et décoratifs. L’inventaire de ce qui subsiste est assez limité : un passage souterrain vers la fontaine du Rocher située à l’extrémité nord de la terrasse du Scheffel6, mis au jour lors de travaux, ainsi qu’un fragment sculpté d’un dieu-fleuve se trouvant dans la partie basse de la fontaine du Prince7, et désormais aussi le fragment sculpté de la Nymphe des eaux et l’ancienne Brunnenstube évoqués précédemment8.

Les fragments sculptés : Dieu-fleuve et Nymphe des eaux

Dans ses gravures de l’Hortus Palatinus (1620), Salomon de Caus a repré- senté trois personnifications de rivières : le Rhin, d’après des modèles antiques, le Neckar et le Main9. La statue du Rhin, aujourd’hui remplacée par une copie moderne, était placée sur une île rocheuse dans un bassin 132 sur la terrasse principale devant la grande Grotte. Les feuilles de vigne sur sa tête et autour de ses hanches font référence à des modèles flamands, par exemple un groupe en bronze représentant les dieux planétaires, réalisé par le sculpteur et médailleur Jacques Jonghelinck (1530-1606). Les figures de Saturne et de Mercure ont des rinceaux semblables à celles de la sculpture de Heidelberg. Salomon de Caus a pu avoir connaissance de ces sculptures par l’intermédiaire des gravures de Philipp Galle (1537-1612)10. Grâce aux feuilles de vigne, les contemporains pouvaient facilement identifier cette statue comme étant la personnification du fleuve fameux pour ces vignobles, le plus important du comté palatin du Rhin auquel il donnait son nom et autour duquel son territoire s’étendait11. Les statues des rivières du Neckar et du Main n’ont été conservées que par un dessin figurant sur la planche n° 15 des gravures de Salomon de Caus ; elles devaient être

6. Untermann et Gross, 2005, p. 261-264. 7. Zimmermann, 1980, p. 29 (attribué à Salomon de Caus). 8. Pour les constatations matérielles et techniques : Böttcher, 2019, p. 151-152. Ce document n’a jusqu’à présent été mentionné que par Zimmermann, 1980, p. 32. 9. De Caus, 1620 (édition française, non paginée), Av Lectevr [n° 14 et 22], pl. 15 et 24. 10. Sur le groupe de sculptures : Buchanan, 1990 ; Meijer, 1979 ; cf. Galle, 1586, RHENVS, pl. 10. 11. Sur la place du Rhin dans le Palatinat : Gensichen, 2019, p. 147-148, n. 59.

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placées au bord d’un bassin qui n’a jamais été réalisé sur la terrasse infé- rieure12, et donc subordonnées au fleuve principal du territoire. De même, Salomon de Caus décrit les trois figures portant des cruches sur les plaques en relief destinées à la grotte nommée la petite sur la terrasse sud la plus élevée, derrière la Grande Galerie : « trois fleuues, qui iettent l’eau par des cruches, & tombe par des rochers iusques en bas. Lesdites figures doibuent estre couuertes de coquilles & petites rochers en façon de Mosaique13 ». Un dessin préparatoire de Salomon de Caus pour la planche n° 26 de l’Hortus Palatinus montre la disposition prévue14. Le jet d’eau sortant de la cruche du Fleuve debout placé contre le mur de gauche tombe sur une plaque en dessous et rejoint la cascade qui coule sur toute la largeur du mur15. Un fragment du relief de cette statue a été conservé (mais pas in situ), preuve supplémentaire que les travaux de construction de cette terrasse supérieure avaient continué jusqu’à l’achèvement de certaines par- ties situées à l’intérieur16. En 1767, cette statue a été placée au centre d’une pseudo-grotte au-dessus de l’exutoire de la fontaine du Prince située en contrebas dans le fossé sud17. La Nymphe des eaux, tenant une cruche assise sur un dauphin, représentée 133 sur le plus bas des trois reliefs de la planche n° 27 du recueil, est également partiellement conservée (Fig. XXI, cahier couleur). Ce fragment sculpté qui avait échappé jusqu’à présent à la recherche, faisait aussi partie à l’ori- gine de la décoration de la grotte nommée la petite, où il avait été (ou devait être) placé en pendant du dieu-fleuve placé debout sur le mur opposé ou au-dessus de l’entrée. Le fragment de figure, dont l’épiderme est endom- magé, a probablement été muré dans le côté est de la salle mitoyenne au nord de la grande Grotte dans les années 1930, à une hauteur d’environ

12. Diener, 2007. 13. De Caus, 1620, non paginé, Av Lectevr [n° 27] et pl. 27. 14. Stiftung Preussischer Kulturbesitz Berlin, Kupferstichkabinett, Inv.-Nr. KdZ 25974 (dossier WGi 6/5) : encre et lavis gris et brun sur papier, 243 x 286 mm. Sur la pochette, une inscription « Salomon de Caus » et au verso « Die kleine Grotte im Churfürstlichen Lustgarten zu Haydelberg » [La petite grotte du jardin de plaisance du prince-électeur à Heidelberg] ; Gensichen, 2019, p. 134, n. 17. 15. De Caus, 1620, pl. 26. 16. Metzger, 2008, p. 67. 17. Zimmermann, 1980, p. 29.

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1,50 mètre18. Sa posture et son physique étaient également similaires à l’une des figures gravées par Philipp Galle, la nymphe Lynope19.

La Brunnenstube : une grotte dans le mur de soutènement sud

L’emplacement de la salle dans le plus haut mur de soutènement du jardin20 suggère qu’il a été déterminé par le système de distribution de l’eau du palais et des jardins, sur lequel il est nécessaire de s’arrêter un instant. Il est évident que le plan du site de l’Hortus Palatinus diffère des résidences tels que Pratolino ou Saint-Germain-en-Laye, principalement en raison de l’absence d’axe central. La position décentrée des jardins, aménagés à l’est du château et coincés entre les coteaux de la montagne et la ville longeant le Neckar, les rapproche plus des jardins de la Warande – bâtis quelques années plus tôt sur un terrain beaucoup moins escarpé – au château de Coudenberg pour la cour archiducale de Bruxelles où Salomon de Caus avait travaillé. Les terrasses en forme de L du jardin de l’électeur palatin 134 ont dû être aménagées en partie dans une vallée profonde sur le versant nord de la montagne nommée Königstuhl dont la partie supérieure a dû être partiellement remblayée et nivelée avec beaucoup d’efforts. Ces travaux difficiles ont néanmoins permis d’obtenir un emplacement avantageux : grâce à une situation géologique particulière – des couches de grès aquifères reposent sur du granit imperméable – les sources affleurant sur les coteaux étaient assez nombreuses pour alimenter le château et la ville, chacune avec leur puits21. En 1550, le prince-électeur du Palatinat, Frédéric II du Palatinat (1482-1556)22, fit capter une première source sur le coteau de Schlierbach, dans le parc de chasse situé à l’est du château. La construction d’un réservoir (transformé plus tard en vivier), d’un puisard

18. Gensichen, 2019, p. 134. 19. Galle, 1587, pl. 14. 20. Pour les sources relatives à l’histoire de la construction du mur de clôture : Gensichen, 2010. Les travaux de sécurisation et l’étude du bâti ont été commandés par le Landesbetrieb Vermögen und Bau Baden-Württemberg, Amt Mannheim und Heidelberg : Böttcher, 2011. Les travaux ont été réalisés en 2014 : Gensichen, 2014. 21. En 1772 la ville a dénombré environ cinquante sources sur les coteaux : Gensichen, 2019, p. 135, n. 19. 22. Il fut électeur à partir de 1544.

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et d’un petit pavillon de chasse dans que ce lieu de plaisance, connu depuis sous le nom de Fontaine du Loup, témoigne déjà de l’intérêt du prince-élec- teur pour ces sources de la montagne23. Dans le château, il ne reste que quelques vestiges du vaste réseau hydrau- lique de captage de sources, de puits et de canalisations qui fut considéra- blement développé entre le xve et le xviie siècle. Les circuits d’alimentation étaient particulièrement courts parce que les écoulements profitaient de la pression donnée par la forte déclivité du terrain des côtés sud et est. Il y avait même une source qui remplissait directement le fossé sud. Avant la construction de l’Hortus Palatinus, plusieurs rigoles conduisaient déjà les eaux de la montagne pour l’alimentation du château à partir des coteaux de l’est. Dans la première moitié du xvie siècle, l’eau était conduite jusqu’à l’étage supérieur d’une casemate qui, en cas d’attaque, bloquait la douve sud et ensuite l’emplacement du château. Ces anciennes conduites d’ali- mentation ont été soigneusement préservées lors de la construction de la terrasse principale de l’Hortus Palatinus en les protégeant probablement par plusieurs galeries, dont certaines furent encore accessibles jusqu’aux années 1820, afin que l’eau puisse continuer à être conduite dans le châ- 135 teau – désormais situé en dessous de la terrasse principale du nouveau jardin. Contrairement, par exemple, à l’approvisionnement en eau des jardins de la Warande à Bruxelles, du parc de la Villa d’Este ou des instal- lations de Saint-Germain-en-Laye nécessitant des moulins, des pompes, des châteaux d’eau, de longues conduites ou des aqueducs24, les courtes distances ont permis de limiter les dépenses en machines et en travaux de construction pour l’approvisionnement en eau de l’Hortus Palatinus. Ces courtes distances ont également favorisé la pureté de l’eau. L’aménagement de la grotte et du bassin de la Brunnenstube a également bénéficié de la situation de plusieurs sources sur les coteaux avoisinants afin de conduire l’eau par gravitation. Dans les gravures de Salomon de Caus, le plan d’ensemble intitulé Ignografia montre clairement les principales sources de l’approvisionnement en eau (Fig. XXII, cahier couleur). La partie des jardins comprenant les équipements hydrauliques les plus nom- breux s’étend du côté sud à la limite est du jardin, en passant par la terrasse

23. Gensichen, 2019, p. 135, n. 20. 24. Pour la Warande : De Jonge, 2000, p. 90 ; pour Saint-Germain-en-Laye : Buffa, Rostaing et Lurin, 2010, p. 104-107.

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intermédiaire supérieure jusqu’à l’extension de la terrasse principale qui se trouve plus au nord. Les bassins de cette terrasse, ainsi que le parterre d’eau avec ses fontaines, recevaient l’eau de la montagne et en plus l’exu- toire de la grande Grotte, dont les jeux d’eau créés par De Caus prenaient l’eau d’un réservoir aménagé en bassin de Vénus au-dessus de la grotte. À l’extrémité de cette longue et étroite terrasse où se trouvait la fontaine du Rocher, il y avait une autre conduite venant de la fontaine du Loup25. Le second lieu important de l’approvisionnement en eau était la terrasse des bains, vers l’ouest, avec l’aménagement de nombreuses pièces d’eau. La salle souterraine qui nous intéresse ici se situe approximativement entre ces deux principales sources de l’approvisionnement en eau. Des sources écrites et des plans plus récents indiquent que ce devait être l’une des quatre « Bronnen stuben » mentionnées dans le marché de construction de la grotte en 161926 : ainsi, un plan dressé en 1810 (Fig. XXII, cahier couleur) pour examiner un dégât des eaux montre à la fois cette grotte et son alimentation en eau depuis les coteaux au-delà du jardin. La source était située là où se trouve aujourd’hui un réservoir construit en 1897. À 136 partir de cet endroit, une canalisation se dirige environ vers le nord jusqu’à cette salle située dans le mur de soutènement. La source qui avait été captée sur les coteaux lors de la période de construction en 1614-1619 se trouvait probablement déjà à cet endroit27. Toutefois, la salle n’est pas représentée dans l’Ignografia. Sur la vue de l’Hortus Palatinus de Jacques Fouquier et sur la Scenographia de Matthäus Merian (1620), son entrée est difficilement reconnaissable. Johann Metzger, qui s’occupa des jardins du château, l’indique au n° 102 de son plan d’en- semble publié en 1829. Il mentionne un regard de distribution recueil- lant l’eau de la montagne qui était ensuite conduite jusqu’aux trois bassins rectangulaires de la terrasse principale par un tuyau (recevant aussi l’exu- toire des bains), ce qui confirme le plan de 181028. Cette salle peut donc être identifiée probablement comme l’un des ouvrages mentionnés dans

25. Metzger J., 1829, p. 94 ; à propos des travaux de Johann Metzger dans les jardins du château d’Heidelberg : Gensichen et Metzger W., 2008, p. 12-17. 26. Gensichen, 2019, p. 136, n° 25 ; GLA KA, 67/930, fol. 544v-545v ; Hubach, 2008, p. 42 ; Metzger W., 2008, p. 66, n° 7. 27. GLA KA, 391/14863, fol. 9–31 (dessin à la plume réhaussé de gouache bleu et rouge clair, datée de 1810). 28. Metzger J., 1829, p. 69 et 81.

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le marché de construction de la grotte, dénommé réservoir ou cuvette, à partir duquel l’eau était distribuée dans le jardin. Le rapport d’expertise de 1810 indique aussi le possible débit originel des eaux dans le jardin. Il précise que l’eau de cette salle s’écoulait par un conduit en brique de 45 centimètres de haut vers l’est jusqu’à un escalier en colimaçon carré, qui se trouve également dans le mur, puisqu’elle bifur- quait à angle droit dans une pierrée sous les terrasses et sortait par le mur de la terrasse principale. En 1810, un grand jet d’eau était encore produit grâce à la forte déclivité. Il s’élevait au-delà de la terrasse exactement là où se trouvait autrefois le plus au sud des trois bassins accolés au mur de la terrasse principale (il est désormais reconstruit). C’est ensuite que, d’après les gravures, devait se trouver la pièce d’eau avec cinq sculptures. Les eaux de la Brunnenstube alimentaient donc principalement, avec l’exutoire de la grande Grotte, cet axe des bassins d’eaux en orientation nord-sud du côté est du jardin. Le dégât des eaux intervenu en 1810 sur le mur sud et dans la Brunnenstube a été dévastateur. La paroi sud du mur de la salle s’était effondrée et ses murs latéraux avaient été gravement endommagés : ils ont été consolidés 137 et la paroi sud a été rénovée29. De surcroît, il manque des sources écrites plus anciennes sur cette salle – de Caus n’en parle pas. En outre, il ne reste que quelques vestiges des grottes. Le jardinier du château, Peter Leonhardt, rapporte dans un inventaire de 1635 que certaines œuvres d’art ont disparu à la suite de la conquête du Palatinat par les troupes impériales et espagnoles : 3 Messinge Kunstbilder von ungever 12 oder 16 Pfundt metal 1 Messingbilt Ritter St. Georg ““1 Bleyenes bilt, so hindter einer Felssn gestanden in der Schrotten [Khrotten?]30 D’autres matériaux provenant de la grotte et de ses équipements hydrau- liques ont également été décrits :

29. GLA KA, 391/14863, fol. 9–31. 30. Bayerisches Hauptstaatsarchiv [Archives de la Bavière], HR I Fasz. 165 n° 33/2, « Verzaichnus der paum so noch im Schlossgartten Heydelberg vorhanden » [Inventaire des arbres qui subsistent des jardins du château de Heidelberg]. Trad. fra : 3 figures en cuivre pesant environ 12 à 16 livres ; 1 figure en cuivre du Chevalier de Saint-Georges ; 1 figure en plomb debout derrière un rocher dans la grotte ( ?).

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Vil Behrlemutter Muschelen, von rotten und weisen Corralen Zinckhen. Und ist sonsten daß Wasserwerckh, an ihm selber noch ““gangbar, und sein alle Instrument, so man uf dem / Tisch springen lest, noch verhanden. Auch ist noch eine grosse anzall berlemutter Muscheln bei der Hand, wie auch dreij Säckhe von guetten als rotten wie auch weissen Corallen zinckhen bei der Hand31. Ainsi, en dehors de quelques récits de voyageurs qui mentionnent l’exis- tence des jeux d’eaux et de l’entretien, et qui témoignent de l’intérêt que leur portait le prince-électeur à la fin du xviie siècle, aucun autre document ancien ne mentionne la grotte32. La Brunnenstube ne peut donc pas être datée uniquement à partir des sources écrites. Mais l’analyse des données matérielles subsistantes permet une datation assez précise.

L’extérieur

Le portail d’entrée de la Brunnenstube est une construction semblable à celle l’escalier d’angle en colimaçon qui se trouve à proximité dans le 138 mur est. Contrairement au portail de la grande Grotte ornée avec des élé- ments architecturaux à décor rustique animalier, l’entrée est située dans la paroi murale, discrètement rustiquée et simplement surmontée d’une architrave. Elle a des lignes sobres et régulières, avec un linteau droit et un fronton central. L’inscription sur la frise et la corniche de l’architrave peut être restituée : FRIDERICVS V COMES PALATINVS EL(ector) D(ux) B(avariae)33. Quant aux terrasses supérieures, elles avaient nécessairement dû être amé- nagées avec leurs canalisations et leurs regards de distribution des eaux avant la construction de la salle. C’est ce que confirme une livraison impor- tante de sable en 1616 et le fait que le jardinier Peter Leonhardt avait déjà commencé à travailler en 1618. En effet, l’entrepreneur de la grotte a déjà

31. HR I Fasz. 165 n° 33/2. Trad fra : Nombreuses coquilles de nacre, branches de corail rouge ou blanc. Le système hydraulique avec tous ses équipements est encore là, les jeux d’eau de la table fonctionnent encore. On trouve aussi un grand nombre de coquilles de nacre en stock, ainsi que trois sacs avec de belles branches de corail rouge ou blanc. 32. Gensichen, 2019, p. 137–138, n. 28 à 31. 33. La même inscription, avec la date « 1619 », se trouve dans le parterre des muses sur la terrasse principale. Par contre, l’inscription sur le portail similaire de l’escalier en colimaçon à l’est du Brunnenstube ne peut plus être restituée.

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réalisé les quatre « Bronnenstuben » en 1619, comme l’indique un marché du 14 décembre 161934. D’ailleurs, l’inscription du portail ne mentionne que les titres de Frédéric de Comes palatinus, Elector et dux Bavariae, alors que l’inscription de la fontaine de Neptune le mentionne déjà comme Bohemiae rex. La Brunnenstube fut donc construite dans les années précédant le couronne- ment du roi de Bohême en novembre 1619, et même probablement peu après l’année 1616.

L’intérieur

La grande salle d’environ 4 mètres sur 4 mètres à trois niches est l’unique trace matérielle du dispositif hydraulique provenant des coteaux du Königstuhl pour alimenter l’ancien Hortus Palatinus. Les vestiges du décor mural ont donc une importance particulière. Les dommages causés au mur sud par l’effondrement décrit précédemment sont encore nettement visibles. La réparation des murs puis l’installation de dalles de pavement au xxe siècle ont complètement détruit l’ancien sol, mais on peut supposer 139 qu’il y avait un bassin au moins dans la plus grande des trois niches au mur sud vers la montagne. Les vestiges sont incomplets et ne permettent pas de reconstituer l’en- semble du décor ancien. Mais tous les éléments caractéristiques d’un mur de grotte sont présents : la décoration des parois supérieures est soulignée par une étroite corniche sous laquelle des arcs en anse de panier décorent les murs est et ouest. Sur la corniche, on trouve des vestiges de fleurs à quatre pétales avec des coquilles, notamment des ormeaux ; il s’agit de variantes plus petites des splendides fleurs de coquillage de l’Architectura civilis de Furttenbach (Fig. XXIII, cahier couleur)35. La corniche et les parois supé- rieures étaient recouvertes de pseudo-pierres de tuf – un mortier fin imi- tant le tuf36 – qui sont encore partiellement conservées, en particulier sur

34. GLA KA, 204/517, livraison de sable au château de Heidelberg, 1616 ; GLA KA, 67/930, fol. 496r-498r, marché de jardinage pour Peter Leonhardt, pour tous les jardins du prince-électeur à Heidelberg, jusqu’à Noël 1618 ; fol. 544v-545v, marché pour la construction de la grotte par Peter Ancellin, 14 décembre 1619 (publié par Zangenmeister, 1886, p. 145–148. 35. Ormeau (Haliotis sp.), un gastéropode marin, souvent utilisé pour la décoration des grottes en raison de sa grande surface nacrée. Furttenbach, 1628, p. 47 et pl. n° 20. 36. Böttcher, 2011, p. 9-12.

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la paroi au-dessus de l’entrée dans le mur nord. Les quelques gros vestiges conservés entre la voûte et les murs ressemblent aux décors dessinés par de Caus pour la petite Grotte, où les bordures de toutes les surfaces murales sont soulignées par de grandes pierres grossièrement taillées. Le mur au-dessus de l’entrée conserve l’unique trace d’un décor disposé sur l’axe central (Fig. XXIV, cahier couleur) : les fragments d’un masque au-dessus d’un motif central rappelant une fleur de lys37. Une corne d’abondance est conservée sur la droite, tandis qu’à gauche des traces d’une bordure correspondent à son pendant. La surface des formes en relief est finement marquée par la mise en place de différents types de coquilles alignées en rangs serrés. Des restes de stalactites sont également visibles. Le masque est un bel élément sculpté, il se détache d’un bloc de grès. Les vestiges des coquilles et de pierre de tuf, qui ont souvent disparu, ont néan- moins laissé des empreintes visibles en surface ; certaines parties auraient pu être constituées de branches de corail. Un deuxième masque, dont il ne reste que l’arrière en stuc, se trouve en dessous, directement au-dessus de l’entrée. Sur le mur sud, au-dessus de l’arcade de la niche, un haut bloc 140 de grès rectangulaire portait probablement un autre masque. On identifie aussi des fragments de divers matériaux, comme de l’ardoise couverte de fragments de verre verts incrustés dans les petites anfractuosités des arcs de voûte (Fig. XXV, cahier couleur). Le rapport de Johann Metzger de 1829 rappelle l’ancienne splendeur de l’aménagement de cette grotte : Die Muschelarten, die sich daselbst befanden, waren: Heliotis marmorata, Pectunculus villosus, Avicula margaritifera, Cardium ““tuberculatum, Venus Chione ; mehrere Cyprearten, Turbo argirostomus, Buccinum undatum, Mytilus edulis und mehrere andere. Ferner von Corallenarten : Matripora muricata, M. ramea, eine Art Antipetes und andere.38 La salle était donc ornée de moules, de pétoncles, de vénus, d’escargots de mer et plusieurs sortes de porcelaines, c’est-à-dire aussi de précieuses

37. Ce motif est utilisé par Salomon de Caus dans le parterre des Muses : De Caus, 1620, pl. 5. 38. Metzger J., 1829, p. 100. Trad. fra. : Les espèces de coquilles qui se trouvaient là étaient : Heliotis marmorata, Pectunculus villosus, Avicula margaritifera, Cardium tuberculatum, Venus Chione ; plu- sieurs espèces de cypraeas (porcelaines), Turbo argirostomus, Buccinum undatum, Mytilus edulis et plusieurs autres. Également des espèces coralliennes : Matripora muricata, M. ramea, une espèce Antipetes et d’autres.

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espèces tropicales39. De plus, la pièce était revêtue de pierres taillées fixées avec des clous et probablement aussi avec des pierres semi-précieuses40. Vu de l’extérieur, le style classique et dépouillé du portail faisait un étonnant contraste avec l’intérieur scintillant de la Brunnenstube.

Une grotte de Salomon de Caus ?

L’analyse de ces découvertes n’exclut donc pas une datation de la grotte remontant à l’origine de l’Hortus Palatinus ou peu de temps après. En effet, les matériaux encore présents dans la grotte ou signalés par Johann Metzger sont caractéristiques de cette époque. Par ailleurs, la forme struc- turée et régulière de la salle justifie d’une telle datation. Le répertoire des formes avec les volutes, les mascarons et les cornes d’abondance, l’orga- nisation architecturale structurée, sont également compatibles avec les ouvrages réalisés par Salomon de Caus. Ainsi, le mascaron qu’il a gravé sur une fontaine dans un parterre à l’entrée d’un jardin41 a un décor semblable, orné de coquilles et de rocailles. Les murs intérieurs de la Brunnenstube au nord, à l’est et à l’ouest 141 conservent les restes d’une mosaïque compartimentée, avec une utilisation de somptueux bivalves et gastéropodes marins. Les gracieuses arcades en anses de panier avec leurs incrustations ornementales excluent qu’il y ait eu des niches plus grossières qui auraient imité les grottes naturelles. On peut émettre l’hypothèse que les délicates mosaïques de diverses coquilles et la structure très architecturée dominaient l’ensemble de cette pièce. Éventuellement, cette décoration contrastait avec une arcade plus gros- sière au sud. Le texte de Salomon de Caus sur les autres grottes permet de l’imaginer. Il décrit le système ornemental de la petite Grotte « en façon de mosaïque »42, tandis que pour les voûtes de la grande Grotte, il donne deux descriptions différentes : « une partie, dont le vouste est faite de plusieurs

39. Il est possible que Salomon de Caus ait employé des coquilles exotiques comme il l’a fait pour les jardins de la Warande à Bruxelles, importées par le port de Rouen : De Jonge, 2000, p. 92, n. 23. 40. « mit Drath [sic !], Nägel und Speiß befestigt waren, verziert » [décorés et fixés avec du fil de fer, des clous et du mortier] : Metzger J., 1829, p. 100. On ne sait pas exactement si Metzger a vu ces espèces de coquillages ou s’il a utilisé une ancienne description inconnue aujourd’hui. Des petites pointes de fer sont conservées dans un endroit de la grande Grotte. 41. De Caus, 1620, pl. 16. 42. De Caus, 1620, n.p., Av Lectevr [n° 26].

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compartimens & et figures de coquilles : L’autre partie est Rustique »43. Sur le mur est, il y avait une petite surface avec du pseudo-tuf, comme dans la Brunnenstube. On ignore comment se faisait cette répartition44. Il ne reste plus rien des coquilles ou des rocailles qui ornent les arêtes des voûtes représentées sur la planche XXII45. D’une manière générale, il s’agit d’un schéma décoratif formellement moderne, fortement architecturé avec des éléments caractéristiques des grottes employant des matériaux exotiques, rares et coûteux. En l’état de nos connaissances, rien ne s’oppose à ce que quelques vestiges de l’époque de Salomon de Caus, ou immédiatement après, soient conservés dans la Brunnenstube. Le haut niveau de qualité de la décoration de cette petite salle est encore visible malgré son état fragmentaire. Il reste encore une part de sa splendeur perdue dans la partie centrale de la grotte. La comparaison avec les décorations des grottes contemporaines confirme également la datation des vestiges du début du xviie siècle. Le contraste entre la conception classique des murs d’entrée et l’intérieur en forme de grotte apparaît nettement dans la grotte de l’ancienne abbaye cistercienne 142 de Woburn, en Angleterre dans le Bedfordshire. Cette grotte a été amé- nagée vers 1630 avec des bandes de coquilles qui soulignent les arcades de la voûte46. Les parois compartimentées de la Brunnenstube peuvent aussi avoir ressemblé à celles de la grotte du château de la Bâtie d’Urfé (près de Lyon) avec des surfaces de petits galets de rivière, de rocailles et de coquilles. Le grand mascaron au-dessus de l’entrée de la Brunnenstube à Heidelberg représente un motif typique de l’époque, même dans (ou pré- cisément à cause de) son état fragmenté, étrange, fantastique et grotesque, comparable à la tête de terme par Bernard Palissy, ou la tête du terme de la fontaine Doria Galleani à Gênes47.

43. De Caus, 1620, n.p., Av Lectevr [n° 21]. 44. La combinaison des deux manières, l’art des formes raffinées et l’aspect naturel plus grossier, caractérise aussi les aménagements de Pratolino. Metzger W., 2013, p. 579. 45. De Caus, 1620, pl. 22. 46. La grotte de l’abbaye de Woburn est une grotte située à l’intérieur du bâtiment ; elle est en grande partie conservée dans son état d’origine : Duggan, 2003, p. 52-53 et fig. 4. En raison de similitudes stylistiques, le dessin est attribué à Isaac de Caus, un frère de Salomon, qui a continué à utiliser les dessins de son aîné. Morgan, 2007, p. 33-36 ; Duggan, 2009 ; Vérin 2017, p. 67 et note 9. 47. Bernard Palissy et son atelier, terme anthropomorphe entouré de moules pour la grotte des Tuileries, vers 1565-1570, moulage en plâtre d’après le moule original trouvé aux Tuileries au

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Il est peu probable qu’une salle aussi précieusement ornée ait servi uni- quement de chambre hydraulique. Dans la Scenographia de Matthäus Merian, dans la vue de l’Hortus Palatinus depuis l’est et dans la peinture de Jacques Fouquier, les joueurs de palemail frappent leurs balles à cet endroit, comme Salomon de Caus l’avait prévu sur cette terrasse48. Dans la Brunnenstube, juste à côté de la piste de jeu, les joueurs pouvaient se rafraîchir après une partie acharnée. La fonction et les aménagements de la Brunnenstube, cette luxueuse chambre de collecte des eaux, située dans le mur de soutènement sud, sous les coteaux, était entièrement dédiée à l’eau. Au même niveau, plus à l’ouest, se trouvaient les bains où l’eau abondait avec la petite Grotte. Plus haut, dans l’angle sud-est du jardin, Salomon de Caus projeta une fontaine de Neptune dans ses gravures avec, au-dessus, la sculpture géante du Prince Électeur Frédéric V. Les dieux-fleuves de la région, le Rhin, le Main et le Neckar devaient être réunis en dessous. Cet agencement illustre la tradition littéraire de la seconde moitié du xvie siècle selon laquelle la cour de Heidelberg était à la fois un nouveau Parnasse et la montagne des Muses49. Car c’est le fils de Neptune, Pégase, qui fit couler de son sabot la source sacrée d’Hippocrène, et son cavalier Apollon le conduisit au Parnasse au pied duquel jaillit la fontaine de Castalie. Ici, au 143 plus haut niveau du jardin et sous le regard de Neptune, dans la niche de la fontaine située directement sous la statue monumentale de Frédéric V, l’eau – l’élément vital le plus important, à côté du soleil apollonien – a été prélevée du Parnasse à Heidelberg et conduite à travers le haut mur de soutènement dans les salles des grottes et des bains. Elle y déployait sa force motrice pour la production des effets mécaniques et de la musique. La grande Grotte recevait son eau du réservoir protégé par Vénus. Plus petite, la Brunnenstube était le plus haut des quatre réservoirs de l’Hortus Palatinus et le plus proche des sources des coteaux. C’était donc le premier endroit à recevoir et à mettre en scène l’abondante eau pure de la mon- tagne, ce qui explique pourquoi sa décoration était si précieuse. Ces eaux étaient une richesse offerte par la nature, à la fois fertile et terrible, entraî- nant peu à peu la dégradation des ouvrages d’art du jardin maniériste et provoquant jusqu’à la disparition de la Brunnenstube elle-même.

xixe siècle, musée Carnavalet, Paris ; Viennet, 2010, p. 60-61. La glaçure typique de Palissy était certainement prévue pour cette pièce ; Hanke, 2008, p. 255, fig. 4 et 5. 48. de Caus 1620, n.p., Av Lectuvr [n° 20]. 49. Hubach, 2002.

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Archives Stadtarchiv Heidelberg (SA HD) Salomon De Caus: Hortus Palatinvs a Frederico Rege Boemiae Electore palatino Heidelbergae extrvctvs Architecto 1620 Francofurti apud Ioh: Theod: de Bry Generallandesarchiv Karlsruhe (GLA KA) • 67/930, fol. 199v–200v (Anstellungsvertrag De Caus, 14.7.1614) ; fol. 496r-498r, Anstellungsvertrag Peter Leonhardt, Hofgärtner für alle kurfürstlichen Gärten in Heidelberg „uff Weihnachten“ 1618 ; fol. 544v– 545v (Anstellungsvertrag des Grottenmeisters Peter Ancellin, 14.12.1619). • 204/517 (Fronschuldigkeit der Zehnten zu Schriesheim und Kirchheim zur Führung von Sand zum Heidelberger Schlossgarten, 1616). • 391/14863, fol. 9–31 (Bericht des Chausseeinspektors Funk, 15.8.1810). 424 Zug. 1998-40/200, Schreiben der Oberfinanzdirektion Karlsruhe an das Staatliche Hochbauamt Heidelberg, 08.06.1959. Bayerisches Hauptstaatsarchiv München Fürstensachen, Nr. 159b (Gehaltsliste der Heidelberger Bauadministration, 1616). Hofamtsregister I, Fasz. 165, Nr. 33/2 (P. Leonhards Verzeichnis der noch vorhandenen Bäum etc., 1635). 144 Vermögen und Bau Baden-Württemberg, Amt Mannheim und Heidelberg Böttcher 2011 Silke Böttcher: Schloss Heidelberg, Hortus Palatinus, Terrassenmauer T, Muschelgrotte, Bestands- und Zustandsaufnahme, Restaurierungskonzept, Nov. 2011 (unveröfftl. Untersuchungsbericht i. A. v. Landesbetrieb Vermögen und Bau Baden-Württemberg, Amt Mannheim und Heidelberg). Diener 2007 Andreas Diener : Befund-Dokumentation auf der Unteren Terrasse im Hortus Palatinus, 3.–10. September 2007, Institut für Europäische Kunstgeschichte, Zentrum für europäische Geschichts- und Kulturwissenschaften der Universität Heidelberg (unveröffentlichtes Manuskript, i. A. v. Landesbetrieb Vermögen und Bau Baden-Württemberg, Amt Mannheim und Heidelberg). Gensichen 2010 Sigrid Gensichen : Die Quellen zum Heidelberger Schlossgarten 1614 bis 1960/61 : Die Mauern T und VR, Oktober 2010 (unveröffentlichtes Manuskript, i. A. v. Landesbetrieb Vermögen und Bau Baden-Württemberg, Amt Mannheim und Heidelberg) Gensichen 2014 Sigrid Gensichen : Errichtung und Bauerhaltung der großen Grotte, ihres Nebenraumes und der Mauer VR im Heidelberger Schlossgarten (Hortus Palatinus), 1614 bis 2014 (Text und Zusammenstellung der beteiligten

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Gewerke). Dokumentation nach Abschluss der Maßnahmen, November 2014 (unveröffentlichtes Manuskript, i. A. v. Landesbetrieb Vermögen und Bau Baden-Württemberg, Amt Mannheim und Heidelberg) Sources imprimées De Caus Salomon, Hortus Palatinvs a Frederico Rege Boemiae Electore palatino Heidelbergae extrvctvs Architecto, Francofurti apud Ioh : Theod : de Bry, 1620 [édition française : Paris, 1981 ; édition allemande : Neudruck, hg. v. Reinhard Zimmermann, Worms, 1980]. Furttenbach Joseph, Architectura civilis (1628). Architectura recreatinonis (1640). Architectura privata (1641). [Drei Bände in einem Band. Mit einer Vorbemerkung von Hans Foramitti, Hildesheim/u. a., 1971]. Galle Philipp, Semideorum marinorum amnicorumque sigillariae ima- gines perelegantes, Antwerpen, 1586, URL : http://mdz-nbn-resolving.de/ urn:nbn:de:bvb:12-bsb11346458-7. Galle Philipp, Nimpharum oceanitidum, ephydridum potamidum, naiadum, in gratiam picturae studiosae iuventutis delineatae, scalptae, et editae a Philip Gallaeo lynadumque icones, Antwerpen, 1587. Metzger Johann, Beschreibung des Heidelberger Schlosses und Gartens. Nach grün- dlichen Untersuchungen und den vorzüglichsten Nachrichten bearbeitet von Johann Metzger, Universitätsgärtner und mehrerer gelehrten Gesellschaften Mitglied. Mit 145 24 in Aquatinta, von C. Rohrdorf gestochenen Kupfertafeln, Heidelberg, 1829.

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L’autrice

Sigrid Gensichen a une formation en restauration, histoire de l’art et philoso- phie en Allemagne. Spécialisée dans la recherche et l’étude des sources d’archives des monuments et des jardins historiques, elle a collaboré au développement des bases de données pour inventorier les monuments historiques du Land de Mecklenburg-Poméranie-Occidentale et la collection lapidaire du château de Heidelberg. Elle est également spécialiste de l’art baroque du sud de l’Allemagne. Contact : [email protected]

ART-12.indb 147 21/12/2020 17:31 ART-12.indb 148 21/12/2020 17:31 Des grottes et des nymphées dans les maisons des champs lyonnaises Matthieu Dejean

Résumé

Dès la Renaissance, les maisons des champs se sont développées dans les envi- rons de Lyon, accompagnées parfois de jardins élaborés, dotés de grottes ou de nymphées. On connaît aujourd’hui neuf grottes – documentées possiblement 149 pour la période 1550-1700 – dont six subsistent. À tout point de vue, ce chiffre est étonnamment élevé pour la France. Trois grottes pourraient se rattacher à la deuxième moitié du xvie siècle avec un décor de l’émerveillement basé sur l’emploi d’une architecture classique de pierres polychromes et d’effets d’eau. Dans ces plaisirs rustiques, le nymphée d’Ombreval se rattache à la culture de cour par sa sculpture monumentale et sophistiquée, tandis que les grottes de Porte et de Beauregard mettent en scène les collections d’antiques lyonnaises ou le réemploi de la sculpture de la Renaissance. Elles permettent de montrer la continuité des savoir-faire spécialisés en hydraulique, rocaille, sculpture comme leur évolution au service des usages sociaux et du goût.

Mots-clés

nymphée, jardin, Lyon, Beaujolais, Gadagne, Gondi, Renaissance

ĆĆ Matthieu Dejean, « Des grottes et des nymphées dans les maisons des champs lyon- naises », Artefact, 12, 2020, p. 149-164.

ART-12.indb 149 21/12/2020 17:31 Matthieu Dejean

Grottoes and nymphaeums in country homes near Lyon

Abstract

From the Renaissance, country homes were built in the surroudings of Lyon, sometimes with beautiful gardens ornamented with grottos and nymphaeums. Nine grottoes are documented for the period 1550-1700 of whom six have sur- vived. A very high number for a French town! Three grottos can be linked to the second half of 16th centhury with a search for astonishment based on the use classical architecture with colored stones and water effects. In these rustic plea- sures, the nymphaeum of Ombreval looks towards a courtly culture stamped by monumental and refined sculptures, while the grottoes of Porte and Beauregard stage a collection of ancient artefacts or the reuse of Renaissance sculptures. They point to the continuity of highly skilled crafts in hydraulics, rockwork, sculp- ture as well as their link to social uses and taste.

150 Keywords nymphaeum, garden, Lyon, Beaujolais, Gadagne, Gondi, Renaissance

ART-12.indb 150 21/12/2020 17:31 Des grottes et des nymphées dans les maisons des champs lyonnaises

La ville de Lyon, ainsi que plusieurs croyent n’a moins de circuit que celle de Paris, si on comprend les mon- tagnes, et hautes collines qui sont dedans son enclos, lesquelles sont ornées de plusieurs beaux jardins, grande quantité de vignes, et de quelques gentiles maisons de plaisance1. omme un écho à la Bâtie d’Urfé toute proche, la région lyonnaise est étonnamment marquée par la présence de grottes et de nym- phées dont quelques-uns subsistent encore2. C’est une situation Csuffisamment rare et remarquable en France où seule Paris est connue pour quelques magnifiques nymphées dans ses environs immédiats3. Ces grottes lyonnaises étaient ou demeurent dans le territoire de l’actuelle métropole, sur le site de maisons des champs qu’ont développées les marchands, les bourgeois ou les parlementaires dès la Renaissance4. Ces propriétés, desti- nées à des revenus financiers ou en nature, abritaient des bâtiments agri- coles, parfois transformés et embellis en maison de plaisance. Cet article 151 propose un état des lieux centré sur les xvie et xviie siècles, et une réflexion sur les typologies rencontrées à l’aune des sites, des exemples subsistants et des archives ou des descriptions connues. Dès la fin du xvie siècle, quelques maisons des champs s’affirment, en raison de leur beauté et de leur proxi- mité avec la cité, comme des étapes obligées pour les visiteurs. Pour com- mencer cette exploration, marchons dans les pas de ces visiteurs et de leurs guides en direction de la Claire, de Gorge de Loup et de Beauregard à la découverte de leurs grottes et nymphées.

1. Chatenay, 1957, p. 239. 2. Je remercie tous ceux qui ont contribué à la découverte de ces grottes dans leur site, en particu- lier Monsieur et Madame Fustier pour la Gresolière, Monsieur Lardy de l’Association d’Histoire d’Ecully, Monsieur Montaud de l’Association Patrimoine de Ternay et Madame Masseron de la commune de Saint-Genis-Laval, ainsi que Marie-Hélène Bénetière pour ses relectures attentives. 3. Brunon et Mosser, 2014, p. 174-175. 4. Benetière, 1993 ; Lavigne, 1993 ; Martinuzzi et Mathian, 2006 ; Mornex, Ducouret et Faure, 2003 ; Allimant-Verdillon et Crozat, 2011.

ART-12.indb 151 21/12/2020 17:31 Matthieu Dejean

Des grottes de la deuxième moitié du xvie siècle : La Claire, la Verrière et Gondi de Belregard

Lorsque Henri IV vient à Lyon en août 1595, il séjourne dans une maison remarquable avant son entrée solennelle. C’était à la Grande Claire où les témoignages des voyageurs évoquent la cour d’entrée de la villa, où sont « peints à cheval tout de leur long les plus anciens et valeureux capi- taines d’entre les Romains5 » en 1598. Sur l’un des murs s’ouvrait l’entrée d’une grotte. Bien que la villa ait été détruite à la fin du xixe siècle, l’arc d’entrée6 et la vasque du fond de la grotte subsistent, remontés et accolés pour former une fontaine7 située devant un castel d’Ecully (Fig. XXVI, cahier couleur)8. L’arc avec ses modénatures, chapiteaux, niches et fronton demeure marqué par les effets de polychromie des pierres qui contrastait à l’origine avec deux statuettes d’un satyre et d’une vénus en pierre noire9. L’arc porte toujours l’inscription latine, maintes fois relevée, qui en attribue la construction à Chiarissimo Cionacci. Elle permet de dater la grotte de la 152 deuxième moitié du xvie siècle puisque son constructeur rédige son testa- ment en 1584, son père Jean Cionacci était un marchand d’origine floren- tine déjà installé à Lyon10. L’intérieur de la grotte décoré de coquillages et d’effets d’eau suscitait l’ad- miration des visiteurs. En 1612, Ernstingers l’évoque ainsi : Au retour, nous avons vu le jardin de Monsieur de la Clore [sic], dans lequel une grotte est ornée de nacres et d’autres pierres ““précieuses, en particulier d’un diamant, et de belles histoires, et qui contient une agréable fontaine avec divers jets d’eau ; à l’entrée de cette même grotte se trouvent de plus des figurines d’homme et de femme en marbre noir11.

5. Chatenay, 1957, p. 242. 6. Hauteur : 3,9 m (hors fronton), longueur : 4,5 m. 7. Lyon, Arch. dép. du Rhône, lettre du 10 avril 1910. 8. 25 Rue Récamier, Ecully. Parcelle C 332. 9. Gölnitz, 1631, p. 335 ; Vachez, 1877, p. 121-122. 10. Tricou, 1975, p. 104-105. 11. Ernstingers, 1877, p. 153.

ART-12.indb 152 21/12/2020 17:31 Des grottes et des nymphées dans les maisons des champs lyonnaises

La richesse et la préciosité des matériaux de décoration sont confirmées par Esprinchard qui y voit Une très excellente et artificielle fontaine, faite de coquillages rapportés, de toutes sortes qui se peuvent trouver et entre autres ““de très grandes places de nacre, de perle, de coural, de cristaux, d’albastre et de malbre dont le grand bassin est12. Cette fontaine, rapporte Gölnitz en 1631, prend la forme d’un petit mon- ticule formé de rares coquillages. Il occupe probablement la vasque de marbre noire d’où l’eau jaillit par une multitude de petits tuyaux dont le plus grand prend la forme d’une trompe de berger. La grotte de La Claire, aisément accessible, demeure parmi les mieux docu- mentées des environs de Lyon pour le début du xviie siècle. Elle témoigne d’un type de grottes que l’on trouvait dans d’autres maisons des champs, moins connues dans la seconde moitié du xvie siècle. Elle est caractérisée par un bâtiment de taille modeste construit ex nihilo, la polychromie des pierres (en particulier avec la pierre dorée des Monts d’Or et du Beaujolais) y joue un rôle important dans un décor inspiré par le vocabulaire architec- tural classique, l’intérieur de la grotte est agrémenté de bancs pour profiter 153 de la fraîcheur, du décor des parois de coquillages et du spectacle de l’eau. En dépit des destructions commises sur ces bâtiments fragiles, deux autres exemples renvoient à ce type de grottes. Le premier est la grotte du fief de la Verrière, dite aussi du Clos Chaurand, à Saint-Genis-Laval (Fig. 1). D’après les photos et les descriptions de cette grotte détruite après 1907, et bien qu’on ne connaisse précisément ni son intégration spatiale originelle, ni son décor de coquillages, elle répondait aux critères typologiques. Au début du xxe siècle l’érudit lyonnais Léon Gall était frappé par la poly- chromie des matériaux du décor13. Le second exemple est celui de la grotte de la villa Gondi de Belregard14.

12. Chatenay, 1957, p. 239. 13. Arch. dép. du Rhône, ms. 25, f° 60-63 et ms. 140, f° 51-64. 14. Calafati, 2018, p. 86.

ART-12.indb 153 21/12/2020 17:31 Matthieu Dejean

Fig. 1. – La grotte du fief de la Verrière à Saint- Genis-Laval AD du Rhône, fonds Léon 154 Gall, Ms. 25.

Plaisirs rustiques, plaisirs princiers : Gorge de Loup, la Greysolière et Ombreval

Sur le chemin des voyageurs, après la Claire, d’autres maisons des champs offraient le charme de leurs ombrages et de leurs fontaines aux pas des visiteurs curieux. La maison de Gorge de Loup15 figurait en effet dans les guides comme celui de Gölnitz16. À côté d’une remarquable fontaine à atlantes antérieure à 157017, il existait une salle de repos. C’était une sorte de nymphée à ciel ouvert formé d’une fontaine-mur avec réservoir et tuyauterie. Elle était située au fond d’un espace clos de murs avec ses bancs, d’où son nom. C’est peut-être sur cette fontaine que Zinzerling, lors de

15. Galle, 1905, p. 395-401 ; Galle, 1906, p. 181-210. 16. Gölnitz, 1631. 17. Arch. dép. du Rhône, 12 G 510 ; Petrella, 2014.

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son tour de France en 1612, venait admirer à Gorge de Loup une tête de Méduse qui rejetait de l’eau par cinq tuyaux différents18. Ces aménagements dédiés aux divertissements ont laissé un exemple remarquable dans la maison de la Greysolière à Ecully19. Sous une terrasse se trouve une petite grotte20 (Fig. XXVII, cahier couleur) qui regardait un jardin orné d’un bassin, d’après un plan de 1689. Cette modeste structure comporte encore le pavement d’origine avec ses orifices d’où s’échappaient les scherzi acqua d’une tuyauterie de plomb. Elle est encore partiellement en place, sous les restes d’un décor de coquillages. C’est un vestige rare des plaisirs rustiques qu’offrait la campagne. Ce sont des aménagements d’une tout autre ampleur qu’engage à Ombreval Camille de Neufville de Villeroy, archevêque et gouverneur du Lyonnais, après l’acquisition du domaine21. Le monumental nymphée à la façade ornée d’un portail à congélations tire ses références de Wideville ou du Luxembourg. Des prix-faits datent sa réalisation du début des années 1640. La basse-cour comprend une fontaine de Diane ornée de quatre têtes de cerfs qui évoque Fontainebleau. Ces réalisations princières font réfé- rence aux projets des Francine, diffusées par la gravure, au moins pour 155 Fontainebleau22. Elles font écho aux réalisations d’ampleur que mènent les Neufville, dans la première moitié du xviie siècle, à Conflans ou à Villeroy.

Beauregard, des sculptures des Gadagne au nymphée de l’âge classique

Un dernier jardin lyonnais doté de fontaines attire les visiteurs, il s’agit du Clos de Beauregard23 signalé notamment par Zinzerling24. C’est un site bien connu des historiens lyonnais pour avoir abrité la maison des champs des Gadagne, richissime famille de banquiers toscans installée à Lyon tout au long du xvie siècle. Bien que Beauregard fût une maison forte, elle a retenu l’attention par son emploi étendu des bossages, ou pour les

18. Zinzerling, 1655, p. 184. 19. 9 Les Sabines, Ecully (parcelle AZ 86). 20. Fustier, 2009, p. 12-16. 21. Reynard, 2015, p. 92-100. 22. Lurin, 2017, p. 325-356. 23. Mathian, 1995 ; Martinuzzi et Mathian, 2006. 24. Zinzerling, 1655, p. 184.

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modénatures de fenêtres qui traduisent l’usage flagrant de prototypes flo- rentins. Cette situation originale est renforcée par un atavisme familial pour le mécénat25 comme pour les beaux jardins à l’hôtel de Gadagne à Lyon, ou au château de Bouthéon (Loire). Aujourd’hui à Saint-Genis- Laval subsistent les vastes murs du clos, une orangerie et d’impression- nants terrassements qui rappellent la conquête du paysage qu’opérèrent les villas de la Renaissance sur les flancs des vallées lyonnaises. Au centre du jardin est un nymphée26 doté d’une chambre principale27, avec une alcôve pourvue de fontaines et d’une chambre secondaire destinée au fontainier (Fig. 2). Le sol de la pièce, recouvert de galets, abrite une table de pierre. L’ensemble rappelle, par ses dispositions, des grottes florentines comme le nymphée de la villa Vecchietti construite en 157328 ou certaines grottes de Saint-Germain-en-Laye aménagées par les Francini pour Henri IV29. Ce type de grottes formait comme une scène de théâtre que l’on pou- vait admirer depuis l’entrée ou depuis un banc. Beauregard s’en distingue cependant par l’absence d’automates connus ou de dispositifs d’ajutage sur la table centrale en pierre.

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Fig. 2. – La grotte de Beauregard, Saint-Genis-Laval Photo Matthieu Dejean

Nathalie Mathian a étudié en détail l’ensemble des travaux menés par les différents propriétaires dont Michel de Fisicat qui, assisté par le sculpteur Martin Hendricy dans les années 1660-1661, renforce l’approvisionnement

25. Elsig, 2014. 26. 25 Avenue de Beauregard, Saint-Genis-Laval (parcelle CB 46). 27. Un plan quasi carré de 6 m de côté au sol, hauteur sous clé de voûte : 5,6 m. 28. Colomo, 1999. 29. Lurin, 2010, p. 105-136.

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en eau puis construit les aménagements observés aujourd’hui30 : un nou- veau bassin rond sur la terrasse médiane, les volées de marche et le nym- phée31. Abrité sous la double volée, le nymphée des années 1660 comporte encore actuellement quelques fragments de coquillages, de rochers et sur- tout de remarquables éléments de marbre blanc : un bassin, une fontaine aux sirènes et un masque grimaçant caractéristiques de la seconde moitié du xvie siècle. D’autres cercles, dans la niche ou au-dessus de celle-ci, pour- raient correspondre à des motifs décoratifs qui crachaient de l’eau. D’après le devis de construction, le bassin de marbre blanc et la fontaine aux sirènes ont été déplacés d’environ quatre pieds (1,2 m) pour être employés dans le nymphée de Martin Hendricy. Ces constructions de Michel de Fisicat remplacent des aménagements antérieurs des Gadagne. Les sculptures de marbre blanc s’inscrivent dans la collection réunie à Beauregard par les Gadagne, dont d’autres exemplaires sont exposés dans une salle de la maison en 1612 : Quatre belles et grandes sculptures d’artistes faites de marbre blanc, représentant les quatre saisons […]. De surcroît se trouve dans ““la même salle le buste d’une femme, également en marbre blanc, 157 deux autres œuvres d’art ou tableaux où l’on voit deux femmes complètement nues allongées, de belles peintures d’artistes réalisées à partir de modèles vivants, de même que se trouve, au-dessus de la porte, une belle peinture d’artiste, et encore bien davantage32. Il est difficile d’établir la forme sous laquelle se trouvaient originellement les fontaines et bassin de marbre blanc des Gadagne. Leur excellent état de conservation pourrait-il indiquer une disposition à l’abri, comme dans une grotte de dimensions plus modestes, qui aurait été en bien mauvais état à l’époque de Michel de Fisicat ? Dans tous les cas, ses travaux témoignent de la pérennité du goût pour ces structures au xviie siècle, à ceci près que les automates et scherzi d’acqua étaient désormais jugés ridicules, comme le montre le nymphée de la Petite Fontanière à la Mulatière33. C’est une grotte d’environ quatre mètres sur quatre qui s’ouvre sur la terrasse par une grande arcade surbaissée à bossage, décorée de tuf, de coquillages et

30. Mathian, 1995. 31. Arch. dép. du Rhône, 3E-8648 et 8649. 32. Ernstingers, 1877, p. 153. 33. Hours, 2004, p. 114-115.

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de concrétions. Alimentée par une galerie de captage, elle est simplement ornée de statues grandeur nature qui sont des allégories du Rhône, de la Saône et de la ville de Lyon.

Porte ou la campagne à l’antique

En aval de Lyon, se dresse le village de Ternay, dominant le Rhône depuis une colline. La maison des champs dite de La Porte34 domine la vallée au-dessus d’un système de terrasses qui accommode une dénivellation de dix mètres. Sous la dernière terrasse, est aménagée une structure voûtée35 qui abrite un sarcophage d’où s’écoule de l’eau (Fig. XXVIII, cahier couleur). La structure ne se distingue pas par son ambition architectu- rale – qui s’apparente aux fontaines rustiques et couvertes, dépourvues de décor – mais par son inscription dans le système hydraulique qui conduit l’eau de la source depuis le bassin situé devant le château jusqu’au bassin de la dernière terrasse. Le jardin s’inscrit dans un cirque comblé par les terrassements avec le drainage des eaux qui sourdent sur la terrasse supé- rieure et s’écoulent par un système gravitaire. La présence d’un véritable 158 sarcophage antique, celui de C. Ulattius Meleager, patron de tous les col- lèges autorisés de la colonie de Lugdunum36, demeure exceptionnelle dans ce domaine campagnard peu connu qui appartint aux familles de La Porte au xvie siècle, puis, par héritage, aux familles De Buffevent, puis Du Bourg jusqu’à la Révolution37. Le polygraphe italien Gabriel Siméoni qui fréquentait Lyon dès les années 1550, en particulier les imprimeurs et les amateurs d’antiques, effectua un recensement des antiquités de la ville. Il y signale la présence d’un sarcophage dans le jardin de l’éditeur Hugues de La Porte38. Le bref témoignage de Siméoni laisse la place aux hypothèses quant à sa loca- lisation, soit dans le jardin de la maison lyonnaise de l’éditeur, près de Notre Dame de Confort, soit dans la propriété de Ternay. Quoi qu’il en soit, le témoignage de Siméoni pointe le lien de la famille de La Porte avec le jardin d’antiques qui se développe sous l’impulsion des premiers

34. Centre culturel du Château de La Porte, 4 Montée de Saint-Mayol, Ternay (parcelle AK 219). 35. Largeur : 2,2 m ; profondeur : 4 m ; hauteur sous la clé de voûte : 1,95 m. 36. Corpus Inscriptionum Latinarum, XIII, 1974. 37. Montaud, s.d. 38. Simeoni, 1846 ; voir aussi Simeoni, 1558 ; Cooper, 2017.

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archéologues lyonnais comme Claude de Bellièvre39 dès la première moitié du xvie siècle. Hugues de La Porte (1500-1572), échevin de Lyon, était surtout un des plus fameux et riches marchands libraires lyonnais40. Il avait d’ailleurs apporté son concours financier à l’achat des « Tables clau- diennes » en 152941 et son fils Antoine possédait un cabinet de beaux livres et de médailles antiques42. On ne sait si les substructures de Ternay datent de la Renaissance ou de l’âge classique. Leur inspiration mêle le vernaculaire des fontaines cou- vertes et des sarcophages antiques réutilisés comme abreuvoirs dans la campagne lyonnaise, avec la sophistication des nymphées romains où de véritables antiques sont employés dans des structures modernes sur la base de modèles antiques, comme la grotte d’Égérie43. Le remploi exceptionnel d’un véritable sarcophage romain dans une grotte l’inscrit dans la tradi- tion du jardin d’antiques qui émerge avec les archéologues lyonnais de la Renaissance. Ils mettent ainsi en valeur dans leurs jardins les fragments d’un passé glorieux44 dont les monuments disparus se font discrets par comparaison avec la Gaule narbonnaise45. La grotte à sarcophage de Porte laisse supposer le déploiement d’un imaginaire antiquisant dans le pay- 159 sage des collines du Rhône comme Woeriot habille ses scènes de bûchers antiques avec les « châteaux » de La Motte et de La Guillotière situés aux portes de la cité46.

Perspectives

Cette brève exploration des nymphées et des grottes de la région lyonnaise permet de découvrir la richesse et la diversité de ces constructions raffinées produites aux xvie et xviie siècles. Les sources permettent aujourd’hui d’étu- dier neuf grottes réalisées entre 1550 et 1700. Parmi elles, six subsistent. Trois grottes pourraient se rattacher à la deuxième moitié du xvie siècle avec un décor de l’émerveillement basé sur l’emploi d’une architecture

39. Poncet, 1998, p. 12-16 ; Béghain, Benoit, Corneloup et al., 2009, p. 127. 40. Bard, 2016. 41. Badoud, 2002. 42. Niepce, s.d., p. 160-161. 43. Coffin, 1991, p. 28-57. 44. Lemerle, 2005, p. 110-111 et 122-125. 45. Sur la fierté antique des édiles et parlementaires voir Debuiche, 2017. 46. Woeriot, 1556.

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classique de pierres polychromes et d’effets d’eau. Les scherzi d’acqua et autres jets d’eau, alimentés par des adductions d’eau ou des galeries de captage creusées dans la roche, y jouent un rôle central avec l’emploi de coquillages marins en des formes évocatrices comme la tête de méduse. L’échantillon en est forcément limité car nous ne les observons qu’au tra- vers des structures survivantes ou documentées. Les petits bâtiments isolés comme la Verrière ou la Claire ont disparu plus aisément que ceux qui nous sont parvenus intégrés dans les terrasses de Beauregard et de Porte. Seule la transformation de la maison des champs en ferme au xviiie siècle a permis à la modeste grotte de la Greysolière de subsister. Dans ces plaisirs rustiques, Ombreval se rattache à la culture de cour par sa sculpture monumentale et sophistiquée, tandis que Porte et Beauregard mettent en scène les collections d’antiques lyonnaises ou le réemploi de la sculpture de la Renaissance. Ces grottes sont caractérisées par leur taille limitée, leur riche répertoire de formes, de décorations et d’effets d’eau. Leur emploi dans les jardins n’est pas systématique, loin de là, mais la fréquence des grottes documentées reste étonnante et étonnamment précoce, ce qui, 160 dans l’état actuel de nos connaissances, semble une rareté à l’échelle de la France. À Toulouse, à la fin duxvi e siècle, on ne dénombre que Fontaine- Lestang pour l’évêque de Carcassonne47, et Pibrac pour Guy du Faur de Pibrac, une création sophistiquée probablement proche de la culture de cour48. Ces exemples de grands personnages toulousains semblent faire écho à la grotte que développe l’archevêque de Nantes dans son château de Chassay aux portes de la ville49 ou au goût du cardinal de Sourdis qui fit édifier dans le prieuré de Gayac près de Bordeaux une fontaine comportant une niche ornée de rocailles et de coquilles d’où l’eau sortait à la façon d’un manteau de pluie ainsi qu’un bassin ovale entouré de balustres50. Cette rareté des exemples connus dans les autres grandes villes françaises, essen- tiellement commandités par d’éminents personnages, dénote la spécificité de culture lyonnaise que constituent les maisons des champs. Cette « richesse » en grottes des maisons des champs lyonnaises semble souligner le dynamisme économique et culturel51 d’une ville marquée

47. Zanusso, 2008. 48. Du Faur, 1900, p. 67 ; Zanusso, 2007. 49. Ernstingers, 1877, p. 200. Voir aussi Hiernard et Kihm, 2019. 50. Roudié, 1994, p. 34. 51. Virassamynaiken, 2015.

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par ses communautés étrangères de marchands et banquiers52. Son posi- tionnement géographique privilégié vers l’Italie était bien entendu une source d’artisans et de savoir-faire spécialisés en fontaine, hydraulique, sculpture et rocaille au service des usages sociaux et du goût. Cela pour- rait aussi expliquer le développement précoce de grottes comme celle de La Claire, de La Verrière ou de Beauregard ainsi que leur développement continu pendant plusieurs siècles. À l’image de Gênes53, Lyon développe à partir de la Renaissance sa propre culture de la maison des champs dont les grottes constituent une singularité. Ce goût est manifestement très précoce car, dès l’entrée de Henri II à Lyon en 1548, le port Saint-Paul était orné d’un arc classique qui abritait un riche répertoire de conques et coquillages en manière de grotte54.

Sources

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ART-12.indb 163 21/12/2020 17:31 Matthieu Dejean

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L’auteur

Matthieu Dejean est un ancien élève de l’École Normale Supérieure (Ulm) et ingénieur dans le corps des Ponts et Chaussées. Il dirige des projets urbains innovants comme le Village Olympique à Saint-Ouen. Il va publier en 2020, chez Droz, un ouvrage sur les jardins de la Renaissance en Île-de-France avec Perrine Galland (EPHE) et Emmanuel Lurin (Paris-Sorbonne) : Lost Gardens of the Renaissance. Chanteloup, Cantilupum and the Renaissance Gardens. Contact : matt- [email protected]

ART-12.indb 164 21/12/2020 17:31 L’irrigation au Moyen- Orient contemporain

ART-12.indb 165 21/12/2020 17:31 ART-12.indb 166 21/12/2020 17:31 Pour une histoire des techniques d’irrigation au Moyen-Orient au xxe siècle Damien Calais et Élisabeth Mortier

crire une histoire des techniques d’irrigation au Moyen-Orient au xxe siècle demande en premier lieu de s’interroger sur l’acception spatiale et historique de cette expression récente. « Moyen-Orient » Édésigne l’espace dans lequel s’inscrivent nos trois études. Le terme Middle East, traduit en français par Moyen-Orient, est une invention apparue 167 en 1902 et 1903 sous les plumes du journaliste britannique Valentine Chirol et de l’amiral états-unien Alfred Thayer Mahan1. Le Moyen- Orient est pensé, en fonction des intérêts politiques et économiques européens, comme un espace stratégique entre l’Europe et l’Inde britan- nique. « Concept eurocentré2 », le Moyen-Orient désigne une pluralité de pays multiconfessionnels et multiculturels dont la définition spatiale, entre l’Asie occidentale et l’Égypte, a évolué en fonction des acteurs et des périodes, des Empires et des États. Dans cette région du monde, l’époque contemporaine est marquée par l’ampleur des influences économiques, politiques et culturelles européennes. Au xixe siècle, le Moyen-Orient était dominé par deux empires : l’Empire ottoman et l’Empire perse. La défaite de la Sublime Porte, alliée à l’Allemagne pendant la Première Guerre mon- diale, entraîna, en 1920, la mise en place de mandats confiés par la Société des Nations à la France et à la Grande Bretagne sur les anciennes provinces

1. Capdepuy, 2008. 2. Crouzet, 2016.

ĆĆ Damien Calais et Élisabeth Mortier, « Pour une histoire des techniques d’irrigation au Moyen-Orient au xxe siècle », Artefact, 12, 2020, p. 167-176.

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arabes de l’Empire ottoman. La période d’après-guerre vit l’affirmation de divers nationalismes donnant naissance, à terme, à de nouveaux États tels que la république de Turquie en 1923, le royaume d’Arabie Saoudite en 1932 ou encore l’État d’Israël en 1948. L’histoire des techniques dans ces jeunes États à l’époque contemporaine ne se comprend donc qu’en tenant compte des échanges et des formations politiques qui ont façonné la région sur le temps long. C’est pourquoi, en fonction des époques et des acteurs, l’espace géographique que nous appelons aujourd’hui Moyen- Orient fut désigné dans la littérature scientifique occidentale, dans sa tota- lité ou partiellement, par de nombreux noms comme l’Orient, le Levant, la Mésopotamie, la Vallée du Nil, ou encore le Proche-Orient. On verra que le Maghreb, y compris dans ses héritages andalous, participe souvent de cette entité géographique en ce qui concerne l’histoire de l’irrigation. Des rives de la mer Caspienne à la vallée du Nil en passant par la Mésopotamie et le désert d’Arabie, le Moyen-Orient présente des carac- téristiques physiques et climatiques diverses, généralement dominées par une très faible pluviométrie. Traversée par des fleuves importants tels que le 168 Nil, le Tigre, l’Euphrate, le Jourdain, l’Oronte et le Litani, cette région n’en est pas moins marquée par une forte aridité. La maîtrise de l’eau, indispen- sable à l’essor de toute implantation humaine, est au centre des techniques développées par les sociétés. Ainsi, depuis plusieurs millénaires, il existe des procédés techniques conçus pour irriguer les cultures dans cette région. La place du contrôle de l’eau par les sociétés moyen-orientales est au cœur de nombreuses études en sciences sociales de la Préhistoire à l’époque contemporaine. En 1957, l’historien allemand Karl Wittfogel, dans une perception marxiste de l’histoire politique de l’Orient, utilise le concept de « société hydraulique » pour désigner, entre autres, la Mésopotamie antique et l’Égypte ancienne, sociétés dans lesquelles le contrôle étatique se concentrait autour de la maîtrise de l’irrigation et des crues des fleuves3. Ce concept de « société hydraulique » est repris par l’archéologue préhistorien Olivier Aurenche dans les années 1980 pour étudier les traces archéolo- giques de techniques de conservation et de prélèvement de la ressource hydrique au Proche-Orient entre le Xe et le milieu du VIe millénaire avant notre ère4. Les traces de techniques de conservation de l’eau et d’irrigation sont pour le préhistorien les preuves d’une organisation sociale complexe.

3. Wittfogel, 1957. 4. Aurenche, 1982.

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L’irrigation demande à un groupe humain de connaître son environne- ment, d’être capable de concevoir des techniques de conservation, de pré- lèvement et de distribution de l’eau pour développer l’agriculture. L’étude des techniques d’irrigation permet ainsi aux chercheurs en sciences sociales, qu’ils soient archéologues, anthropologues, historiens ou géographes, d’in- terroger non seulement les relations entre les hommes et l’eau mais aussi le fonctionnement des sociétés du Moyen-Orient. En France, dans les années 1980, les chercheurs de la Maison de l’Orient et de la Méditerranée à Lyon, les géographes et ethnographes Françoise et Jean Métral5, Paul Sanlaville6 et Pierre Louis7, s’intéressèrent aux techniques liées aux aménagements hydrauliques et à leurs implications juridiques, politiques et sociales au Proche-Orient ancien. Dans les années 1990, les recherches se multiplièrent sur les techniques hydrauliques à l’époque médiévale en apportant dans leurs sillages de nouveaux questionnements politiques et sociaux. En 1996, l’ouvrage dirigé par Thomas Glick étudie les techniques d’irrigation en Espagne médiévale comme des moyens d’in- terroger les processus de résolutions de conflits et d’interactions sociales 8 dans le cadre d’une société féodale . L’importance donnée à l’analyse des 169 conflits reprend les idées avancées vingt ans plus tôt dans les travaux d’Ar- thur Maas et de Raymond L. Anderson sur les huertas espagnoles et les cultures irriguées états-uniennes9. En 1998, l’historien italien Salvatore Ciriacono publie un ouvrage consacré aux techniques d’irrigation dans le monde, principalement à l’époque ancienne et médiévale, avec une idée majeure : les aménagements hydrauliques sont non seulement à l’origine des plus anciennes civilisations en Asie et au Moyen-Orient, mais sont aussi à l’origine de la formation des économies modernes10. En dehors des traces matérielles accessibles aux archéologues, les historiens se sont également emparés des écrits et traités d’agronomie pour analyser les techniques de gestion de l’eau destinée à l’agriculture. Ainsi, l’histo- rien marocain Mohammed El Faïz a mené des recherches sur l’agricul- ture nabatéenne à partir du Livre de l’Agriculture nabatéenne, datant du

5. Métral F., Métral J. (dir.), 1982. 6. Métral et Sanlaville (dir.), 1981. 7. Louis (dir.), 1986. 8. Glick, 1996. 9. Anderson, Maas, 1978. 10. Ciriacono, 1998.

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iiie siècle de notre ère11. Son travail sur l’histoire de l’hydraulique dans le monde arabo-musulman a démontré l’importance des circulations des savoirs techniques depuis le Moyen Âge dans une région qui s’étend du Maghreb à la Mésopotamie12. À l’époque contemporaine, l’étude des techniques d’irrigation au Moyen- Orient est un domaine de recherche principalement développé en histoire rurale13, en histoire environnementale, en histoire coloniale et en géo- graphie. Dans beaucoup de travaux sur le Moyen-Orient des xixe, xxe et xxie siècles, les techniques ne sont pas l’objet central des recherches mais apparaissent subrepticement comme des éléments clés de compréhension des enjeux politiques, environnementaux et économiques des sociétés locales. L’histoire environnementale de l’irrigation et plus largement de l’eau au Moyen-Orient est héritière des recherches sur les aménagements hydrauliques en Inde britannique, travaux nés dans le sillage des subaltern studies14 initiées par Ranajit Guha. Les recherches d’Elizabeth Withcombe15 et de Deepak Kumar16 soulignent les mécanismes coloniaux instaurés par les Britanniques en Inde à travers les grands aménagements hydrauliques 170 construits pour accroître les surfaces irriguées : les ingénieurs britanniques ayant travaillé en Inde vinrent ensuite exporter leur savoir-faire en Irak et en Égypte où ils prétendirent créer un système d’irrigation qu’avaient en réa- lité déjà révolutionné les saint-simoniens et les Égyptiens depuis l’époque de Méhémet Ali17. Dans le cadre du Moyen-Orient, les techniques d’irriga- tion sont pleinement inscrites dans l’histoire des transferts technologiques commencés par les Européens au xixe et xxe siècles18. Étudiées en outre par Daniel Headrick et Donald Quataert, les techniques sont le fer de lance de la diffusion de l’impérialisme européen dans l’Empire ottoman et l’Empire perse. Comme nous avons souhaité le montrer dans ce dossier, l’histoire des techniques d’irrigation au Moyen-Orient contemporain doit prendre en compte le temps long des circulations des techniques qui ont traversé cette région depuis plusieurs millénaires.

11. El Faïz, 1995. 12. El Faïz, 2005. 13. Michel, 2005. 14. Guha, 1983. 15. Withcombe, 1972. 16. Kumar, 2011. 17. Cf. par exemple : Alleaume, 2012. 18. Headrick, 1988 ; Quataert, 1992.

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En géographie, l’approche dominante pour les recherches sur la gestion et les techniques de l’eau au Moyen-Orient contemporain est celle de la géopolitique. De nombreuses études, notamment menées par Georges Mutin19, Mohammed El Battiui20 et Pierre Blanc21, partent du postulat que l’inégale répartition de l’eau entraîne des conflits pour l’accès, le contrôle et la gestion de cette ressource entre les différents pays de la région, notam- ment au Liban, en Israël, dans les territoires palestiniens, en Égypte et en Jordanie. Pierre Blanc analyse l’eau comme un enjeu foncier, agricole et démographique majeur. Cette approche géopolitique doit être rappro- chée du concept de « guerre de l’eau » diffusé par le géographe Frédéric Lasserre22. Les trois articles de ce dossier proposent de s’éloigner de cette approche géopolitique « macro » pour renouer avec une approche proprement his- torienne et géographique : nous proposons de partir des techniques d’irri- gation comme biais de compréhension des structures sociales et politiques moyen-orientales et leur lien avec l’eau. Peu d’études d’histoire des techniques ont été conduites sur l’irrigation au Moyen-Orient contemporain. Domaine davantage étudié par les géo- 171 graphes spécialistes d’économie rurale et d’agronomie23, l’irrigation pose, en effet, divers défis pour les historiens contemporanéistes qui s’intéressent à cette région dans une période de domination coloniale ou de forte influence impérialiste. L’historien doit se confronter au déséquilibre des sources : les documents qui abondent du côté des puissances coloniales européennes sont marqués par un récit environnemental particulier où les techniques et les usages locaux de l’eau sont très souvent dénigrés et perçus comme « primitifs ». Les acteurs de l’introduction des nouvelles techniques d’irrigation au Moyen-Orient sont caractérisés par une pensée qui oppose tradition et modernité, une dichotomie qui structure les théories de la modernisation telles que celle formalisée par Walt Whitman Rostow24. Ces théories se fondent sur une identification du développement au progrès, une notion

19. Mutin, 2000. 20. El Battiui, 2010. 21. Blanc, 2012. 22. Lasserre, 2009. 23. Cf. par exemple : Perrenes, 1993. 24. Rostow, 1960.

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structurante de la modernité. Cette dernière, en tant qu’idéologie, est issue du cadre commun aux sciences et aux techniques héritées de l’époque moderne : la constitution d’une somme de connaissances fondée sur des expériences de moins en moins empiriques, de plus en plus provoquées, dont les résultats sont mesurés, si possible chiffrés, et analysés par des pro- cédures qui se veulent rationnelles25. L’idéologie de la modernité née en Angleterre à l’époque moderne repose sur une configuration du rapport entre science et société dans laquelle les savants se positionnent comme des experts, dont l’activité aide les différents secteurs de la société à prospérer ; les sciences et les techniques visent ainsi à l’amélioration de la condition humaine26. Dans ce cadre de pensée, le sous-développement serait dû à des facteurs internes aux pays. L’action des artisans du déploiement des techniques d’irrigation dites modernes dans les pays du Moyen-Orient étudiés dans ce dossier n’est toutefois pas pleinement inscrite dans ce cadre théorique, notamment parce que le développement est défini dans ce der- nier comme le passage de la société traditionnelle à la société moderne et suppose donc une remise en cause des hiérarchies sociales. Nos sources n’indiquent aucune velléité de ce type pour les sociétés arabes du Golfe, 172 caractérisées par un contrat social dans lequel les dirigeants offrent les bienfaits du progrès à la population en échange de la stabilité politique27 ; la mise en œuvre des nouvelles techniques d’irrigation qui permettent une agriculture moderne participe dans ces pays à la redistribution de la rente pétrolière. Quant à la Palestine mandataire, on y observe non pas la trans- formation d’une société traditionnelle en société moderne, mais plutôt une société sioniste qui se vit comme moderne et qui se confronte à la société arabe, considérée comme traditionnelle, dans le but de la dominer. En filigrane de l’opposition qui se lit dans nos sources entre tradition et modernité, on voit à l’œuvre le discours de la mission civilisatrice, inté- gration de l’idéologie moderne du progrès à l’argumentaire colonial et impérial du xixe et du xxe siècle. Dans presque tous les cas étudiés dans ce dossier, y compris en Arabie saoudite qui n’a jamais été intégrée à un empire colonial, la tradition apparaît comme une notion anhistorique, associée à l’idée de stagnation (Oman et le Yémen étant peut-être des exceptions), tandis que le développement semble ne pouvoir être apporté

25. Cf. par exemple Hilaire-Pérez, Simon et Thébaud-Sorger (dir.), 2016. 26. Ouvrage fondateur de cette sociologie de la science : Merton, 1938. 27. Davidson, 2012.

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que par la science occidentale, seule à même de maîtriser la nature pour la faire fructifier28. Ces constructions coloniales, apportées par les Européens et les Nord-Américains présents au Moyen-Orient, ont été adoptées, inté- grées, assimilées par les acteurs autochtones de la région qui ont imposé l’usage des techniques modernes. La réalité est cependant différente selon les territoires étudiés : dans la Palestine mandataire étudiée par Élisabeth Mortier, les sionistes, tout en se concevant comme porteurs de la moder- nité, adoptent et adaptent certaines des techniques arabes dites tradition- nelles ; tandis que dans les monarchies pétrolières de la péninsule arabique étudiées par Alain Cariou et Damien Calais, l’introduction des techniques modernes n’emprunte pas aux systèmes oasiens ancestraux et aboutit à la destruction de ces derniers. Les techniques traditionnelles sont en outre présentées comme locales par définition alors que l’introduction des nouvelles techniques d’irrigation dans des territoires inscrirait ceux-ci dans des circulations transnationales. Adopter la vision des sources coloniales reviendrait pour les historiens des techniques au Moyen-Orient à s’aveugler. Comme Alain Cariou le rappelle dans sa contribution à ce dossier, il est bien démontré aujourd’hui que 173 les techniques ancestrales qualifiées de traditionnelles ont elles-mêmes été diffusées au sein d’un ensemble discontinu d’espaces secs qui s’étend du Sahara à la Chine, au nord des latitudes tropicales de l’hémisphère nord, et qu’elles ont évolué au cours des siècles sous l’effet de ces circulations. Les trois articles de ce dossier montrent à l’œuvre, dans différents terri- toires du Moyen-Orient, des acteurs du déploiement des nouvelles tech- niques d’irrigation qui pensent l’agriculture comme une possible source d’enrichissement, un levier potentiel d’amélioration des conditions de vie, un moteur envisageable du développement économique et humain. Cette conviction les démarque à nouveau des théories comme celle de W. W. Rostow, dans lesquelles la modernisation de l’agriculture n’est qu’une condition préalable au décollage économique, en permettant à la main-d’œuvre agricole, devenue inutile dans ce secteur, de se déverser vers l’industrie. On constate toutefois que, dans les monarchies pétrolières de la péninsule Arabique, les acteurs qui se sont emparés de ces nouvelles techniques ne sont pas les communautés agricoles auxquelles elles étaient destinées : les Bédouins se sont désintéressés de l’agriculture en préférant

28. Cf. Girardet, 1972.

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souvent saisir les opportunités offertes par le développement économique de leur pays pour s’employer dans l’industrie ou les services. Ce sont donc des membres de l’élite urbanisée (parfois des familles princières elles- mêmes) qui, dès les années 1960 en Arabie saoudite, plus tardivement aux Émirats arabes unis, adoptent les techniques modernes d’irrigation pour développer une agriculture commerciale. À travers les différents cas étudiés dans ce dossier, l’adoption de l’agricul- ture moderne semble se justifier par la nécessité d’augmenter la produc- tion agricole et alimentaire pour accompagner autant que faire se peut la croissance démographique dans des territoires de forte immigration, qu’il s’agisse de l’installation en Palestine mandataire du Foyer national juif promis par Arthur Balfour ou de migrations de travail massives dans la péninsule Arabique depuis l’Asie du Sud et du Sud-Est. On constate néanmoins que la fonction nourricière n’est qu’une des fonctions, et pas la plus importante, conférées à l’agriculture par les acteurs de l’introduction des nouvelles techniques d’irrigation au Moyen-Orient. La maîtrise de l’eau apparaît avant tout comme un enjeu politique, un instrument de la 174 construction des États dans des contextes de tensions voire de conflits avec d’autres populations ou des États voisins, ou de recherche de légitimité par des dirigeants politiques autoritaires. L’introduction soudaine et massive des techniques d’irrigation, en par- ticulier de captage, apportées d’Occident dans des milieux marqués par l’aridité a déstabilisé ces environnements fragiles. La rupture des équi- libres que les techniques dites traditionnelles avaient permis de maintenir entraîne aujourd’hui de nouveaux défis pour la gestion des ressources en eau. D’autres techniques viennent à nouveau répondre à ces défis, du des- salement de l’eau marine à l’exploitation des nappes fossiles en passant par les cultures hydroponiques. La persévérance dans la recherche de solutions techniques est la conséquence d’un refus de revenir sur un changement social apporté par les techniques modernes de captage de l’eau souterraine, en particulier les pompes motorisées : l’eau est passée du statut de bien commun à celui de bien ouvert, en libre accès ; son usage individualisé et en apparence illimité est perçu dans les sociétés comme une preuve du pro- grès dont elles jouissent. Cette obstination qui entraîne les agricultures du Moyen-Orient dans un développement non durable risque de confronter les sociétés à la nécessité de changements d’autant plus radicaux que s’ag- gravent la raréfaction et la dégradation des ressources hydriques.

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Bibliographie

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ART-12.indb 176 21/12/2020 17:31 Les cultures hydroponiques aux Émirats arabes unis Un nouvel entrepreneuriat entre insertion locale et réseaux globaux

Damien Calais

Résumé

L’hydroponie est une méthode de culture irriguée hors sol réputée économe en eau. Les dirigeants politiques des Émirats arabes unis en font une priorité pour 177 développer l’agriculture dans ce pays, très dépendant des importations pour son approvisionnement alimentaire, tout en ménageant ses ressources en eau qui se dégradent. Les entrepreneurs qui adoptent cette méthode apparaissent comme de nouveaux acteurs de la production agricole aux Émirats. L’hypothèse initiale de l’article est que cette innovation technique constitue un tournant dans l’his- toire de ce système productif, une hypothèse relativisée ensuite au regard des obstacles à sa diffusion. Les entrepreneurs n’auraient pas eu recours à ces tech- niques coûteuses sans les réseaux familiaux, tribaux et nationaux par lesquels ils bénéficient de la redistribution de la rente pétrolière. Il est également néces- saire de prendre en compte leur insertion dans les réseaux globaux qui leur permettent d’accéder aux techniques de pointe requises pour ce type de cultures.

Mots-clés

champ organisationnel, développement agricole, développement des milieux désertiques, irrigation, mondialisation, système alimentaire, techniques de culture

ĆĆ Damien Calais, « Les cultures hydroponiques aux Émirats arabes unis. Un nouvel entrepreneuriat entre insertion locale et réseaux globaux », Artefact, 12, 2020, p. 177-202.

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Hydroponics in the United Arab Emirates: entrepreneurs as new players embedded in local and global networks

Abstract

Soilless culture with hydroponic irrigation techniques is said to be water-wise. The United Arab Emirates’ rulers are making it a priority to develop agriculture in this heavily food import dependent country while mitigating the increasing water scarcity and degradation. The entrepreneurs who choose this farming method come up as new players in the country’s agricultural sector. The working hypothesis of the article is that the introduction of such a technical innovation is a turning point in the history of the Emirati agricultural productive system. Yet this statement must be qualified in the light of the impediments in the expan- sion of hydroponics. The implementation of these costly techniques would not 178 have taken place without the familial, tribal and national networks, which enable the entrepreneurs to have their share in the distribution of the oil rent. Besides this entrepreneurship is embedded in global networks that provide access to high technology essential for this method of cultivation.

Keywords

organizational field, agricultural development, desert development, irrigation, globalization, food system, farming techniques

ART-12.indb 178 21/12/2020 17:31 Les cultures hydroponiques aux Émirats arabes unis

Introduction

Les cultures hydroponiques sont des cultures végétales hors sol dont les racines trempent dans une solution nutritive ou sont plongées dans un substrat irrigué par celle-ci. Ces cultures font l’objet de nombreuses publi- cations dans le domaine des sciences de la vie mais sont rarement traitées par les recherches en sciences humaines et sociales. Dans le cadre d’une réflexion en histoire sociale des techniques, cet article mêle une enquête de terrain, un recoupement d’informations préexistantes et un travail d’ar- chives. Il met en lumière le développement des cultures hydroponiques aux Émirats arabes unis (ÉAU) par des acteurs de la mondialisation qui tissent un maillage étroit de relations public-privé. Il vise à comprendre dans quelle mesure l’adoption privilégiée d’une nouvelle technique d’agri- culture irriguée peut modifier la trajectoire historique d’un système pro- ductif agricole et alimentaire. La notion de trajectoire historique décrit la succession de mutations qu’un système connaît au cours de son existence. Les systémistes distinguent deux phénomènes : la bifurcation, qui est la reconfiguration de la structure 179 d’un système en réaction à un changement survenu dans son environne- ment, et l’émergence, qui désigne la mise en place d’un nouveau jeu d’ac- teurs, d’une nouvelle structure1. La trajectoire historique du système alimentaire mondial tend, d’après Jean-Louis Rastoin et Gérard Ghersi, vers la coexistence de deux extrêmes : un modèle de plus en plus libéralisé et mondialisé, dominé par un oli- gopole de firmes transnationales ; et un modèle de proximité, fondé sur des filières courtes, mis en œuvre par des PME2. Le développement des cultures hydroponiques aux ÉAU – pour produire des denrées destinées aux habitants du pays et se substituer autant que faire se peut aux impor- tations – vient brouiller cette analyse puisqu’il coïncide partiellement avec l’essor d’une agriculture de firme : les plantes hydroponiques sont cultivées par des ouvriers agricoles salariés et les exploitations dans lesquelles ils tra- vaillent peuvent être gérées par un consortium.

1. Voir par ex. chez les géographes français : Pumain, 2003, 2017. 2. Rastoin et Ghersi, 2010.

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Notre hypothèse est que la priorité donnée aujourd’hui aux cultures hydroponiques dans le développement agricole aux ÉAU représente une modification sensible de la trajectoire historique du système de production de biens agricoles et alimentaires dans ce pays, une mutation qui est à la fois cause et conséquence de la transformation de la structure sociale de ce système. L’ampleur des capitaux économique et humain nécessaires pour commencer cette technique de culture exclut son adoption dans le cadre d’une agriculture récréative et la réserve à l’agriculture commerciale, ce qui fait apparaître les entrepreneurs comme nouvelle catégorie d’acteurs de la production agricole émiratie. Leur émergence marque un tournant dans ce pays où les cultures n’ont jusqu’ici été qu’une activité de complé- ment et n’ont jamais couvert les besoins des villes côtières, qui ont toujours importé par la mer la majeure partie de leur nourriture3. Dans ses aspects techniques, le développement de l’hydroponie vient en outre consommer une rupture déjà largement engagée avec l’ancienne agriculture vivrière oasienne. Les oasis devaient en général leur existence à de longues galeries souterraines creusées en pente douce pour drainer l’eau contenue dans les aquifères. L’eau acheminée jusqu’aux oasis par ces aqueducs souterrains, 180 appelés qanât en Iran et aflâj (au singulier : falaj) aux ÉAU, venait irri- guer les parcelles par l’intermédiaire d’un réseau de canaux à l’air libre. Les cultures hydroponiques sont tout à fait différentes puisqu’elles sont irriguées par de l’eau puisée (ou éventuellement de l’eau de mer dessalée) et qu’elles sont hors-sol. Nous supposons que les entrepreneurs en cultures hydroponiques aux ÉAU s’insèrent dans des réseaux familiaux, tribaux et nationaux dont ils peuvent mobiliser les ressources. Il s’agit donc d’étudier un cas d’embedded entrepre- neurship. Cette notion, développée notamment dans la recherche en sciences sociales4, rejoint le cadre élaboré par Mark Granovetter qui, à la suite de Karl Polanyi, pose comme principe l’encastrement (embedded- ness) des activités économiques dans des réseaux sociaux5. Le regard qui en découle sur la figure de l’entrepreneur vient contrebalancer la conception de l’entrepreneur comme acteur autonome capable, grâce à ses caractéris- tiques individuelles, d’instiguer les transformations de la structure sociale6.

3. Voir par ex. Lorimer, 1995, p. 272, ou Cariou, 2017, p. 216. 4. Tripathi, 1971. 5. Granovetter, 1985 par exemple. 6. Voir la présentation de ce débat par exemple chez Giddens, 1979, p. 69-70.

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L’hypothèse sera testée dans un cadre théorique inspiré de la théorie du champ organisationnel formalisée par William Richard Scott qui, dans la voie ouverte par Michel Crozier et Erhard Friedberg7, montre comment les acteurs reproduisent et transforment le contexte dans lequel ils agissent. Le champ organisationnel apparaît comme un intermédiaire entre indi- vidus et organisations d’une part et systèmes transnationaux d’autre part. On observe des dynamiques de diffusion et d’imposition dans le sens top- down, d’invention et de négociation dans le sens bottom-up, entre acteurs et champ organisationnel, et entre champ organisationnel et systèmes transnationaux8.

181

Fig. 1. – Carte des lieux mentionnés dans cet article Damien Calais

7. Crozier et Friedberg, 1977. 8. Scott, 2008.

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L’article se fonde sur cinq catégories de sources : des données produites par des organisations internationales, des administrations publiques aux ÉAU et des sociétés privées ; des observations effectuées aux ÉAU, au cours de plusieurs séjours en décembre 2015, octobre 2016, octobre 2017, décembre 2017 et février 20199 ; des entretiens avec le propriétaire d’une palmeraie dans le croissant oasien de Liwa (émirat d’Abu Dhabi), cinq ingé- nieurs agronomes, quatre ouvriers agricoles et trois cadres d’organisations liées au gouvernement d’Abu Dhabi en décembre 2015, septembre-oc- tobre 2016 et février 201910 ; des articles de la presse quotidienne émi- ratie publiés entre 2012 et 2017 ; des témoignages d’administrateurs et des archives publiques produites à l’époque du protectorat de la Grande- Bretagne sur les actuels ÉAU (1892-1971), conservées au centre de Kew, dans le Grand Londres, et consultées en juillet 2016.

La trajectoire historique de l’agriculture moderne aux ÉAU : comprendre la priorité aujourd’hui donnée 182 à l’hydroponie Contraintes et potentialités du milieu pour l’agriculture

Les conditions pédologiques, hydrologiques et climatiques du désert émi- rati, caractérisé par l’aridité, sont très défavorables aux activités agricoles pour une société qui ne peut artificialiser son milieu. Les sols sont très peu fertiles, peu drainants, balayés par les vents ; les précipitations, très irrégu- lières, peuvent être plus de 80 fois inférieures à l’évaporation potentielle (à Liwa, par exemple, dans l’émirat d’Abu Dhabi, les précipitations moyennes annuelles sont inférieures à 40 mm alors que l’évaporation potentielle est proche de 3 500 mm/an), ce qui explique en partie la forte minéralisation des eaux souterraines11. L’irrigation, obligatoire pour cultiver, doit ainsi

9. Les photographies ont été prises par l’auteur le 30 octobre 2016 dans le secteur d’Al Hayer, émirat d’Abu Dhabi. 10. Nous n’avons hélas pas été en mesure de nous entretenir avec des propriétaires d’exploitations agricoles hydroponiques. 11. Compagnie française des pétroles, 1978 ; Frenken (dir.), 2009, p. 375 ; Cariou, 2017, p. 214.

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suffisamment excéder les besoins des plantes pour lessiver le sol, ce qui aggrave encore la salinisation des nappes12. Sous l’effet d’une forte amplitude thermique journalière, les parasites sont rares et les maladies cryptogamiques presque inexistantes, la fraîcheur noc- turne empêchant leur développement. L’ensoleillement permet quant à lui une photosynthèse exceptionnelle. Les rendements du concombre pou- vaient ainsi dépasser 60 kg/m2 dès les années 1970 dans l’émirat d’Abu Dhabi, près du double de ce qui est obtenu aujourd’hui dans les serres françaises les plus performantes13. Le désert des ÉAU peut être rendu pro- pice à l’agriculture par des moyens techniques permettant de maîtriser les ressources en eau, au prix toutefois de coûts économiques et environne- mentaux élevés et d’une dépendance technologique envers l’étranger.

L’introduction de l’agriculture moderne aux ÉAU : un choix politique du gouvernement britannique

Dans les années 1950, le gouvernement britannique vit s’effriter la légi- 183 timité de son protectorat établi en 1892 et qui dura jusqu’à l’indépen- dance des ÉAU en 1971. C’est dans ce contexte qu’il fut le premier à y investir dans l’agriculture moderne. La sous-alimentation, qui avait été très prononcée dans les villes pendant la Seconde Guerre mondiale, fai- sait du développement agricole un projet prioritaire14. La première étape, en 1955, fut la création d’une station expérimentale et l’ouverture d’une école d’agriculture à Diqdaqah, dans l’émirat de Ras al-Khaimah15. Diqdaqah constitue la mise en œuvre, pour la première fois dans l’agricul- ture aux Émirats, de l’idéologie du progrès telle qu’elle est née en Europe à l’époque moderne : une volonté d’améliorer la condition humaine grâce au progrès des techniques, fondées sur les sciences plutôt que sur les savoirs pratiques et empiriques des cultivateurs. Sous l’impulsion des responsables de la station, les aflâj, antique système d’irrigation gravitaire,

12. Ghassemi, Jakeman, Nix, 1995. 13. Compagnie française des pétroles, 1978 ; Direction départementale des territoires de Moselle, 2010. 14. Zacharias, 2017. 15. National Archives (Kew) : FO 371/157041.

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commencèrent à être délaissés au profit de puits munis de pompes motori- sées. Les prêts bancaires pour l’achat de celles-ci devaient être garantis par un nantissement, ce qui rendit indispensable l’établissement de titres de propriété16. Les cultures auparavant inconnues aux Émirats se multipliaient (tomate, concombre, poivron, etc.)17. La nouvelle technique d’irrigation et l’importation de semences, principalement des États-Unis18, firent entrer l’agriculture des Émirats dans le capitalisme. De bien commun, l’eau sou- terraine devint un bien ouvert dont le libre accès individualisé échappait au contrôle communautaire. Cette individualisation contrarie l’idée d’un champ organisationnel de l’agriculture moderne aux ÉAU puisque chaque acteur semble jouer son propre jeu sans s’associer aux autres. À notre connaissance, il n’existe d’ailleurs aucune association professionnelle agri- cole aux ÉAU, qu’il s’agisse de coopératives ou d’associations de défense des intérêts des agriculteurs auprès des autorités. Dans l’élan du succès de Diqdaqah, le gouvernement de Ras al-Khaimah commença en 1963 à offrir des terres aux citoyens de l’émirat qui en fai- saient la demande pour qu’ils y développent une agriculture moderne 19 184 subventionnée . Nous avons ici un premier exemple d’entrepreneurs agri- coles qui, conformément à notre hypothèse, sont insérés dans des réseaux tribaux et nationaux, la reconnaissance du statut de citoyen d’un émirat étant largement liée à l’histoire des allégeances tribales20. Cet émirat mon- tagneux semblait propice au développement agricole avec ses piémonts sablo-limoneux et ses précipitations orographiques, mais la teneur en sels minéraux de l’eau issue de l’aquifère atteignait déjà 2 000 ppm dans les années 1970 et a subi depuis l’intrusion d’eau marine21, ce qui a condamné la majeure partie des exploitations.

16. Zacharias, 2017. 17. Hawley, 1970, p. 239. 18. Zacharias, 2017. 19. El Mallakh, 2015, p. 38. 20. Voir par exemple Heard-Bey, 1999. 21. Frenken, 2009, p. 375.

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Un développement agricole très subventionné, aujourd’hui remis en question par ses effets environnementaux

Abu Dhabi, qui combine de larges ressources en hydrocarbures et un vaste territoire désertique, présente la stratégie agricole la plus ambitieuse des ÉAU. Dans les dix dernières années du règne de Cheikh Zayed (mort en 2004), plus de 20 000 parcelles y furent aménagées et distribuées gracieusement par les autorités22, qui forèrent les puits pour irriguer les nouveaux périmètres cultivés23. Il faut souligner que la plupart des proprié- taires des parcelles octroyées n’ont pas choisi l’agriculture comme activité principale ou première source de revenus, et qu’un tiers des parcelles a été abandonné24 pour des raisons sur lesquelles nous reviendrons. En dehors des dattes, la production de ces parcelles est rarement commercialisée25. Celles-ci sont donc caractéristiques d’une agriculture récréative et leurs propriétaires sont peu nombreux à pouvoir être qualifiés d’entrepreneurs agricoles. Face aux prétentions saoudiennes sur les oasis d’Al Ain ou de Liwa26 et 185 alors que l’agriculture saoudienne était en plein essor27, le développement agricole permettait aux dirigeants émiratis d’affirmer leur pouvoir sur le territoire de leur État. À l’intérieur des ÉAU, le verdissement du désert contribuait à la création d’une identité nationale fondée sur la nostalgie de la vie bédouine28 et qui, par l’évocation des jardins d’al-Andalus29, se trouvait reliée à l’identité arabo-musulmane. Il s’agissait aussi de contrôler la croissance urbaine en maintenant tant bien que mal dans leurs vil- lages de sédentarisation les populations bédouines attirées par les métro- poles du littoral30. La fonction nourricière de l’agriculture était reléguée à

22. Entretien, 26 octobre 2016 ; Cariou, 2017, p. 218-219. 23. Al Abed, Vine, Vine, 1996, p. 131; Al Abed, Vine, 2000, p. 151. 24. Malek, 2013. D’après nos observations, ce chiffre semble plausible. 25. Entretiens, septembre 2016 et 27 octobre 2016. Ceux-ci viennent confirmer des informations plus anciennes : Al Abed, Vine, Vine, 1996, p. 125 ; Al Abed, Vine (dir.), 2000, p. 148. 26. National Archives (Kew): FCO 8/1813 ; Heard-Bey, 1999, p. 111. 27. Blanc, Brun, 2013, p. 137. 28. Ouis, 2002, p. 45, 293 ; Woertz, 2013, p. 93-98. 29. Voir par exemple Khalid, 2005. 30. Cariou, 2017, p. 218-219.

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l’arrière-plan, la croissance démographique exponentielle rendant chimé- rique le désir d’autosuffisance alimentaire. Après avoir été perçue comme une contribution à la sécurité nationale, cette agriculture minière, responsable de 83 % de la consommation d’eau aux ÉAU en 200531, apparaît maintenant comme un péril en raison de ses conséquences environnementales32. Les pays de la péninsule arabique ont connu une détérioration33 et un effondrement de leurs ressources renou- velables en eau souterraine du fait de l’absence ou de l’insuffisance d’en- cadrement d’une demande en forte croissance ; aux ÉAU, ces ressources par personne et par an ont été divisées par 84 entre 1962 et 201234. Les acteurs du secteur de l’agroalimentaire défendent cependant l’attribution de subventions à l’agriculture en jouant sur les angoisses suscitées par la dépendance de plus en plus coûteuse aux importations35. La crise ali- mentaire mondiale de 2007-2008, les contingentements temporaires des exportations de céréales par plusieurs fournisseurs des ÉAU et le risque de perturbation du commerce par un conflit régional ont ravivé les peurs de pénurie alimentaire aux ÉAU. 186 Afin de répondre à ces inquiétudes sans remettre en cause les privilèges qui soudent une communauté nationale émiratie minoritaire dans son propre pays36, l’État apporte des réponses techniques à la dégradation et à la raréfaction de l’eau douce dans les nappes phréatiques. Des nappes fossiles sont désormais exploitées37. Le raccordement de parcelles agricoles au réseau de distribution d’eau de mer dessalée est en cours ; les citoyens d’Abu Dhabi et d’autres émirats continuent d’y avoir accès gratuitement alors que la salinisation des eaux du Golfe s’accroît, notamment en raison des rejets de sel par les usines de dessalement38. Le développement de l’hy- droponie apparaît enfin comme une priorité de l’action gouvernementale. Les ÉAU renouent ainsi avec d’anciennes expériences de culture hors-sol sur leur territoire.

31. Frenken, 2009, p. 376 32. Amery, 2015, p. 18-19. 33. Cariou, 2017, p. 220, p. 223. 34. Amery, 2015, p. 3-4, p. 18-19. 35. Woertz, 2013, p. 13-14. 36. Davidson, 2012 ; Normand, 2011. 37. Al Abed, Vine, Vine, 1996, p. 131. 38. Al Khemeiri, 2018.

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Les cultures hydroponiques, une stratégie pour concilier le développement agricole avec le ménagement des ressources en eau ? Saadiyat : la première expérimentation de cultures hydroponiques aux ÉAU

L’hydroponie a été expérimentée pour la première fois aux ÉAU sur l’île de Saadiyat, à proximité immédiate de la ville d’Abu Dhabi, dans le cadre d’un partenariat entre le gouvernement d’Abu Dhabi et le département des terres arides de l’Université d’Arizona. Il s’agissait de reproduire en l’élargissant une expérience menée à Puerto Peñasco (Mexique). L’institut de recherche, construit entre 1970 et 1972, couvrait deux hectares et com- prenait 48 serres en polyéthylène39. On ne recourait pas alors aux hautes technologies comme le contrôle par ordinateur de l’éclairage, de l’apport en solution nutritive ou de la tempé- 187 rature. Le substrat utilisé était le sable, en raison de son abondance ; il a depuis été délaissé au profit du film nutritif ou de la laine de roche, mieux adaptés à la circulation de la solution nutritive en circuit fermé40. On effec- tuait chaque année quatre récoltes de concombres (60 % de la production) et trois de tomates (30 % de la production) ; ces dernières ne poussaient pas en été, faute de climatisation suffisante41. La production était dispendieuse au point que l’on décida d’abandonner une grande partie des cultures hydroponiques pour revenir à des modes de pro- duction conventionnels42. En 1977, la production des légumes, vendus pour un million et demi de dirhams, avait coûté quatre millions, en raison de l’im- portance des dépenses en énergie et de la masse salariale (67 salariés, prin- cipalement des ouvriers agricoles pakistanais)43. L’institut expérimental de Saadiyat fut finalement démantelé, probablement pendant les années 1980.

39. Resh, 2002, p. 253 ; Cordes et Scholz, 1980, p. 17. 40. Resh, 2002. 41. Cordes et Scholz, 1980, p. 18. 42. El Mallakh, 2015, p. 39. 43. Cordes et Scholz, 1980, p. 18-19.

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L’essor récent de l’hydroponie aux ÉAU : un changement technique mais aussi économique et social

Le développement des cultures hydroponiques est érigé en priorité de la stratégie 2017-2021 pour la sécurité alimentaire élaborée par le ministère du Changement climatique et de l’Environnement des ÉAU44 (couram- ment désigné par son sigle en anglais MOCCAE). Il s’inscrit dans la poli- tique émiratie de développement des hautes technologies, aussi illustrée par l’écoville de Masdar et la centrale solaire Shams. Le discours officiel met en avant la réduction des quantités d’eau nécessaires par rapport aux cultures conventionnelles, de 70 % selon le chiffre le plus communément avancé45. Les engrais, vitaux pour des cultures hors sol, sont fabriqués dans le pays à partir d’hydrocarbures, ce qui questionne la durabilité du développe- ment agricole. Les principales unités de fabrication ont été établies dans les années 1980 et 1990 en joint-venture entre des compagnies émiraties et des firmes transnationales comme Total ou la Sociedad Química y Minera 188 de Chile. Elles réalisent la synthèse de l’ammoniac et de l’urée à partir du gaz exploité par l’Abu Dhabi National Oil Company (ADNOC) dans la Dhafra (région occidentale de l’émirat d’Abu Dhabi) afin de produire des engrais azotés46. Les substrats des cultures hydroponiques sont pro- duits en Inde et au Sri Lanka pour la fibre de coco (marque sri-lankaise Riococo) (Fig. 2) et en Europe occidentale pour la laine de roche (fournie par Cultilène, du groupe Saint-Gobain, et par le producteur néerlandais Grodan). Les centrales de ferti-irrigation (Fig. 3) sont aussi de marques néerlandaises (Priva, HortimaX)47. Les systèmes de climatisation (cooling pads) viennent d’Europe, des États-Unis, du Canada ou d’Australie. Les quantités d’eau requises pour leur fonctionnement ne sont pas négli- geables : dans les conditions estivales habituelles de l’émirat d’Abu Dhabi, il faut 6 m3 d’eau par heure pour climatiser une serre de 32,5 mètres de lon- gueur, de huit mètres de largeur et quatre mètres de hauteur sous chéneaux (dimensions considérées comme optimales pour une température stable

44. Salama, 2017. 45. Al Qaydi, 2016, p. 160-161 ; Salama, 2017. 46. Al Abed, Vine, Vine, 1996, p. 133 ; ADFERT, 2019; ADNOC, 2019. 47. Entretiens, 30 octobre 2016.

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à l’intérieur de la serre)48. La figure 4 rend compte de l’insertion de l’hy- droponie émiratie dans la mondialisation par la provenance des différents intrants. Présentée comme la solution à un problème environnemental, le développement de l’hydroponie vient plutôt aggraver les difficultés exis- tantes. Le discours officiel selon lequel l’hydroponie est un instrument de développement durable ne résiste pas à l’épreuve des faits.

Fig. 2. – La culture hydroponique du poivron sur un substrat de fibre 189 de coco dans une serre à Al Hayer Cliché Damien Calais

Fig. 3. – La centrale de ferti-irrigation d’une exploitation hydroponique à Al Hayer Chaque réservoir contient les solutions nutritives requises. Cliché Damien Calais

48. ADFSC, 2015, p. 64, p. 68.

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Fig. 4. – Provenance des intrants des cultures hydroponiques émiraties 190 Damien Calais Les stations de recherche gouvernementales conduisent des expériences avec l’aide de partenaires internationaux, souvent là encore néerlandais, afin de réduire les quantités d’eau nécessaires aux cultures hydroponiques49. On expérimente à Al Ain un gel qui se mêle à l’eau afin de limiter l’éva- poration50. La station de Baniyas développe l’aquaponie, combinaison de pisciculture et d’hydroponie : des tilapias enrichissent par leurs déjections l’eau qui irrigue ensuite les cultures51. Des partenaires néerlandais sont éga- lement impliqués dans cette quête d’innovations et dans la formation des ingénieurs agronomes52, sans lesquels la plupart des exploitations hydropo- niques privées aux ÉAU ne sauraient se maintenir. La première de ces exploitations a été créée en 2005 par des horticul- teurs australiens de la société City Farm, renommée en 2008 Emirates Hydroponics Farm (EHF). Les installations, qui couvrent près de

49. Entretiens, 29 décembre 2015 ; Malek, 2014. 50. Entretiens, 29 décembre 2015. 51. Al Qaydi, 2016, p. 160. 52. Malek, 2014.

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deux hectares, se trouvent sur le site d’Al Bahya, proche de la ville d’Abu Dhabi. EHF est spécialisée dans les salades et les herbes aromatiques et fournit des grossistes à Abu Dhabi et Dubaï ainsi que des hypermarchés53. D’importants producteurs en hydroponie sont établis dans l’émirat de Ras al-Khaimah, comme Salata, fondé en 2008, dont les fonds propres appartiennent à 80 % à une société d’investissement saoudienne54. The Farmhouse s’est établie à Ras al-Khaimah en 2017 pour produire des légumes en hydroponie sans recourir aux pesticides. La production est commercialisée aux ÉAU dans des supermarchés. Le directeur émirati de The Farmhouse est responsable des relations avec les investisseurs du fonds souverain abu-dhabien Mubadala, où a également travaillé le fondateur britannique de la société55, ce qui peut laisser supposer que Mubadala est un des financeurs du projet. L’année 2018 a vu naître un projet d’ampleur inédite conduit à Al Ain (émirat d’Abu Dhabi) par la branche agricole du Konzern munichois BayWa et le groupe abu-dhabien Al Dahra (qui produit initialement des denrées à l’étranger pour les importer aux ÉAU) : des tomates et d’autres légumes sont cultivés en hydroponie sous deux immenses serres réfrigé- 191 rées sur un total de dix hectares. La présence à l’inauguration du ministre d’État pour les affaires relatives à la Défense révèle l’importance stratégique de l’hydroponie pour le gouvernement. Destinées au marché émirati, les récoltes s’échelonnent tout au long de l’année et sont commercialisées sous la marque Mahalli56. Al Dahra illustre le développement d’une agricul- ture de firme aux ÉAU. Cette société est une filiale d’Al Ain International Group, holding dont le président, Cheikh Hamdan bin Zayed Al Nahyan, est le demi-frère du souverain d’Abu Dhabi. Cette appartenance tend à valider l’hypothèse de l’insertion des entrepreneurs dans des réseaux fami- liaux, alors que la présence d’investisseurs étrangers remet celle-ci en ques- tion. L’investissement dans l’agriculture sur le territoire émirati est une nouveauté pour Al Dahra, qui possède ou loue des champs, des rizières et des vergers en Europe du Sud et de l’Est, aux États-Unis, au Pakistan

53. Rawlins, 2014. 54. Zeisberger, Prahl, White, 2017, p. 112, p. 118-119. 55. The Farmhouse, 2019. 56. BayWa, 2018 ; Horti Daily, 2018.

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et dans plusieurs pays d’Afrique, et qui possède aussi des parts dans des sociétés de l’industrie agroalimentaire en Inde et en Grèce57. La transformation de la structure du système de production de biens agri- coles et alimentaires sur le territoire émirati avec l’entrée de nouveaux acteurs – des investisseurs étrangers, des firmes – entraîne une évolution du rôle attribué à l’agriculture. Il ne s’agit plus pour les ÉAU de s’affirmer par le développement agricole face à l’Arabie saoudite, qui a abandonné sa politique d’autosuffisance58 et qui n’exprime plus de velléités sur le ter- ritoire émirati. Les hautes technologies utilisées en hydroponie peuvent difficilement susciter la nostalgie de la vie bédouine et les ouvriers agricoles ne sont en aucun cas des Bédouins mais des travailleurs immigrés. L’essor de l’hydroponie oriente l’agriculture émiratie vers la recherche du profit. Il renouvelle par ailleurs la fonction politique de l’agriculture : les héritiers de Cheikh Zayed, célébré comme « père de la nation », peuvent difficilement pour leur légitimité tourner le dos à la vision de celui qui, connu pour son attachement au développement agricole, est régulièrement cité pour avoir déclaré : « Donnez-moi l’agriculture et je vous donnerai en retour 192 une civilisation ». L’entrée d’investisseurs étrangers et de firmes transnationales dans la production de cultures hydroponiques aux ÉAU tranche avec le faible attrait des Émiratis pour cette activité, alors que l’agriculture répond à une demande sociale forte. Il nous faut maintenant expliquer les causes de ce contraste.

Le développement de l’hydroponie aux ÉAU confronté à de nombreux défis L’hydroponie, une méthode de culture qui requiert d’importants capitaux économiques et humains

Les cultures hydroponiques nécessitent un lourd investissement initial : 75 000 dirhams (19 000 euros environ) pour une serre de 240 m2, cinq fois

57. Al Dahra, 2019. 58. Blanc, Brun, 2013, p. 137.

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plus qu’avec une serre classique de même surface59. Ce coût freine leur adoption. Le secteur d’Al Hayer (émirat d’Abu Dhabi) est représentatif de ce problème : en 2016, sur 409 exploitations agricoles, 75 avaient des serres et deux seulement utilisaient les méthodes hydroponiques60. Des mesures gouvernementales ou émanant directement des souverains sont prises pour encourager le développement des cultures hydroponiques, comme le pro- gramme « Ziraai » du Khalifa Fund for Enterprise Development, sous la direction du prince héritier d’Abu Dhabi, Cheikh Muhammad bin Zayed Al Nahyan, qui propose depuis 2013 des prêts à taux zéro pour équiper les exploitations de moins de deux hectares61.

193

Fig. 5. Un ingénieur agronome égyptien forme des horticulteurs pakistanais au bouturage dans la pépinière du centre de démonstration de lʼADFSC à Al Hayer Cliché Damien Calais

59. Entretiens, 29 décembre 2015. 60. Entretiens, 30 octobre 2016. 61. Todorova, 2013 ; entretien, 20 février 2019.

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L’hydroponie requiert également un important capital humain. Les ouvriers agricoles sont nombreux dans ce type d’exploitation. Leur enca- drement par des ingénieurs agronomes est absolument indispensable au fonctionnement des exploitations hydroponiques. À défaut, les plantes se développent mal et peuvent même mourir très rapidement ; de même en cas de panne du système62. Les autorités politiques répondent à ce besoin et dispensent les propriétaires des exploitations agricoles d’engager leurs propres ingénieurs, puisqu’ils peuvent recourir aux services d’ingénieurs employés par des organisations gouvernementales, l’Abu Dhabi Farmers’ Services Centre (ADFSC) et le MOCCAE, dont les interventions sont gra- tuites ou facturées à des prix modiques63. Ces ingénieurs réalisent aussi des démonstrations comme on le voit sur la figure 5. Le développement de l’hydroponie n’est par ailleurs possible que là où l’eau puisée contient moins de 2 100 ppm de sels minéraux64, ce qui devient de moins en moins fréquent aux ÉAU. Les exploitations reliées au réseau d’eau dessalée sont encore rares. Cette contrainte explique la concentration de cultures hydroponiques le long de la route qui relie le croissant oasien 194 de Liwa à la ville de Madinat Zayed, et non dans ce croissant lui-même où l’eau puisée présente une teneur en sels minéraux de 4 000 à 14 000 ppm pour les deux tiers des puits65.

Une agriculture émiratie marginale dans l’économie et la société et qui peut difficilement se substituer aux importations

Avec la redistribution de la rente pétrolière, les Bédouins qui avaient encore des activités agricoles les abandonnèrent pour trouver en ville un emploi plus rémunérateur, notamment dans le secteur public où les traitements sont sans rapport avec le travail effectué66. Ce délaissement a pu être accé- léré par la salinisation de l’eau puisée. Dans l’émirat de Ras al-Khaimah, de nombreux exploitants ont abandonné les cultures destinées à l’alimenta- tion après le doublement des tarifs de l’électricité entre 2010 et 2012 et se

62. ADFSC, 2015, p. 8. 63. Entretiens, 30 octobre 2016. 64. ADFSC, 2015, p. 38. 65. Cariou, 2017, p. 220. 66. Normand, 2011, p. 79.

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sont reconvertis dans la culture des fleurs, dont la valeur ajoutée est beau- coup plus élevée, ou l’élevage, plus rémunérateur67. Quant aux citadins qui trouvent dans l’agriculture très subventionnée une source supplémentaire de revenus, ils se contentent d’être propriétaires des parcelles et laissent les travaux agricoles à des salariés immigrés (venus en général d’Asie du Sud) encadrés par des ingénieurs agronomes (souvent originaires d’Égypte ou de Jordanie) employés par des organisations gouvernementales. Le développement des infrastructures portuaires et routières a par ailleurs facilité l’acheminement de denrées importées, souvent moins chères que celles produites aux ÉAU. D’après nos observations dans les de fruits et légumes de différents points de vente d’Abu Dhabi en octobre 2016, seul le poivron émirati avait un prix inférieur à son équivalent importé. Les exploitations émiraties sont pour la plupart petites (deux à trois hectares), non insérées dans une agriculture sous contrat et insuffisamment équipées pour produire en contre-saison. Celles qui produisent en hydroponie se concentrent sur un petit nombre de cultures à forte valeur ajoutée (laitue, roquette, basilic) ainsi que sur celles qui permettent une rotation rapide et dont les rendements peuvent être augmentés par une culture verticale 195 (tomate, concombre, poivron)68 afin d’amortir les coûts de production. La construction de vastes serres climatisées par de grandes entreprises sub- ventionnées qui peuvent réaliser des économies d’échelle et produire des volumes suffisants pour intéresser la grande distribution pourrait changer la donne. La diversification de la production horticole et sa labellisation sont d’autres stratégies possibles, sur le modèle mis en œuvre dans l’émirat d’Abu Dhabi depuis 2012 : un millier d’exploitations sous contrat avec l’ADFSC vendent leurs produits frais à des centres de collecte suivant des plans de production qui peuvent inclure une quarantaine de fruits et légumes diffé- rents ; ces centres contrôlent la qualité des produits et les emballent sous la marque Local Harvest69. En 2015, 16 % des fruits et légumes consommés aux ÉAU étaient produits dans le pays, ce que l’on considérait déjà comme une progression importante70. L’autosuffisance paraît cependant hors d’at- teinte depuis l’avènement de l’économie pétrolière et du recours massif à

67. Malek, 2012. 68. ADFSC, 2015, p. 6. 69. Entretiens, 26 octobre 2016. 70. Sophia, 2016.

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l’immigration puisque la population a été multipliée par 100 au cours des 60 dernières années et dépasse neuf millions depuis 201371.

L’agriculture moderne aux ÉAU : un champ organisationnel en construction et encore discret

Si l’on considère le système de production de biens agricoles et alimen- taires sur le territoire émirati comme un champ organisationnel, tel que l’a formalisé Scott72, et qu’on regarde les dynamiques top-down, on constate que celui-ci est soumis par le haut aux forces d’un système transnational, le système alimentaire mondial. Les marchés internationaux, qui fournissent aux ÉAU une large majorité des denrées dont ils ont besoin, imposent à l’agriculture émiratie des contraintes de compétitivité, notamment en matière de coûts de production et de prix à la vente. Le développement récent d’une agriculture de firme aux ÉAU, et notamment de cultures hydroponiques sur de grandes superficies, apparaît comme une réponse 196 à cette contrainte. La diffusion des techniques hydroponiques est aussi une dynamique top-down de systèmes transnationaux vers le système pro- ductif agricole émirati puisque les technologies utilisées ont été mises au point par des chercheurs occidentaux et que leur mise en œuvre aux ÉAU est assurée par des travailleurs immigrés encadrés par des ingénieurs agro- nomes eux-mêmes immigrés. Le champ organisationnel de l’agriculture émiratie soumet à son tour les entrepreneurs (qu’ils soient des individus ou de grandes entreprises) à l’impératif environnemental et politique d’éco- nomiser la ressource en eau. On a ici une dynamique d’imposition mais aussi de diffusion puisque les ingénieurs qui transmettent les « bonnes pra- tiques » sont employés par des organisations gouvernementales, après avoir eux-mêmes été formés par des partenaires étrangers. Si l’on regarde maintenant les dynamiques bottom-up, on voit que les entrepreneurs construisent et diffusent un système d’opinion qui allie l’angoisse de la dépendance aux importations et celle du manque d’eau avec les prétendus atouts environnementaux de l’hydroponie pour justi- fier le maintien d’une agriculture subventionnée et la priorité donnée à

71. Banque mondiale, 2019. 72. Scott, 2008.

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cette technique de culture. Les entrepreneurs semblent instrumentaliser la figure tutélaire de Cheikh Zayed pour faire du soutien de l’État à l’agri- culture un élément de la légitimité des dirigeants. Lorsque les entrepre- neurs appartiennent eux-mêmes à une famille régnante, on peut estimer qu’ils jouent la carte politique de l’agriculture en milieu désertique comme expression de puissance et instrument de rayonnement (possiblement en rivalité avec le Qatar qui a annoncé dès 2008 faire de l’essor de l’hydro- ponie une priorité stratégique73). Le progrès technique est donc utilisé dans un objectif conservateur. On observe enfin une dynamique d’invention et de négociation du champ organisationnel vers les systèmes transnationaux, puisque gouvernement et entrepreneurs émiratis parviennent à intéresser des partenaires étrangers, parmi lesquels des firmes transnationales, en leur permettant de recevoir des subventions et en leur donnant l’occasion d’ex- périmenter de nouveaux procédés techniques. On peut aussi supposer que les acteurs émiratis cherchent à ce que leur pays soit identifié sur la scène mondiale comme un pôle d’expérimentation de techniques de pointe, ce qui soutient la diversification de l’économie émiratie.

Y a-t-il bien cependant un champ organisationnel de l’agriculture moderne 197 aux ÉAU ? Les interactions entre acteurs semblent faibles du fait de l’im- portance de l’agriculture récréative mais l’affirmation d’une agriculture commerciale, notamment à la faveur du développement de l’hydroponie, est de nature à entraîner la construction d’un groupe organisé conscient de ses intérêts et qui se coordonne pour faire valoir ceux-ci. De discrètes men- tions dans les publications en témoignent, comme celle d’un membre du Conseil national fédéral (chambre consultative partiellement élue) ayant réclamé un soutien gouvernemental plus franc aux agriculteurs en dehors de l’émirat d’Abu Dhabi qui veulent s’équiper en matériel d’hydroponie74, ou celle des concepteurs de l’Abu Dhabi Water Resources Master Plan faisant face au « lobby qui affirme que la poursuite du soutien à l’agriculture […] est essentielle à la sécurité nationale »75.

73. Blanc, Brun, 2013, p. 139. 74. Salama, 2017. 75. EAD, 2009.

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Conclusion

L’hypothèse formulée en introduction apparaît acceptable mais doit être complétée. Du fait de la dégradation des ressources en eau et du coût élevé de l’investissement initial requis, la réalité de l’adoption des techniques hydroponiques dans l’agriculture émiratie est en deçà de ce que laisse sup- poser le discours officiel. Il faudra donc plus de recul pour pouvoir dire sur le moyen terme si l’hydroponie aura ou non représenté une muta- tion suffisamment importante pour modifier la trajectoire historique du système de production de biens agricoles et alimentaires aux ÉAU. Cette possible mutation ne s’inscrira pas dans le long terme puisqu’elle repose sur un mode de développement non durable. Il est cependant certain que le rôle de l’agriculture a été redéfini par l’introduction de cette innovation technique, avec l’affirmation d’une fonction économique d’enrichissement matériel pour les entrepreneurs et le maintien de la fonction politique de l’agriculture. L’apparition de la figure de l’entrepreneur sur le devant de la scène agricole 198 aux ÉAU est bien à la fois une cause et une conséquence de la priorité donnée à l’hydroponie. Ceux qui se contentent d’une agriculture récréa- tive n’ont pas l’envie de consacrer les moyens nécessaires pour commencer ce type de cultures d’une grande complexité. Celui-ci ne peut être mis en œuvre que par des acteurs véritablement intéressés. Cet intérêt est sus- cité par l’État à grand renfort de subventions et d’aides diverses. Si les entrepreneurs émiratis sont bien insérés dans des réseaux familiaux, tri- baux et nationaux comme le prévoyait notre hypothèse, il faut ajouter que ces entrepreneurs articulent ces réseaux avec ceux de l’économie capi- taliste mondialisée. Ces deux catégories de réseaux apportent chacune leurs ressources pour le développement des cultures hydroponiques aux ÉAU et sont complémentaires : les acteurs émiratis de ce développement seraient incapables d’une telle entreprise sans les capitaux économique et humain apportés par leurs partenaires internationaux ; mais ces derniers y consentent parce que les réseaux de ces acteurs émiratis leur permettent de profiter de la redistribution de la rente pétrolière sous forme de subven- tions accordées à l’agriculture par l’État. Les entrepreneurs auxquels cet article s’est intéressé apparaissent à la fois comme des objets de la structure sociale, ancrés (embedded) dans leur

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environnement familial et social, et comme des sujets capables de modifier cette même structure pour gagner un nouveau statut qui leur confère des avantages. Modifier la structure, mais sans évidemment la bouleverser, sans quoi ils risqueraient de perdre l’accès à la redistribution de la rente pétro- lière. Nous sommes donc en présence d’une bifurcation de la structure sociale plutôt que de l’émergence d’une nouvelle structure. L’embeddedness de ces acteurs économiques est par ailleurs à relativiser puisqu’il n’y aurait rien d’étonnant à les voir abandonner soudainement l’agriculture ou à délo- caliser leur activité le jour où les subventions viendraient à s’interrompre, l’Arabie saoudite ayant donné maints exemples de tels revirements.

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Entretiens menés par l’auteur : Entretien, 20 février 2019, avec un responsable du programme « Ziraai » du Khalifa Fund for Enterprise Development, salon Gulfood, World Trade Center de Dubaï. Entretiens, 30 octobre 2016, avec trois ingénieurs agronomes de l’ADFSC pen- dant la visite d’exploitations agricoles à Al Hayer (émirat d’Abu Dhabi). Entretiens, 27 octobre 2016, avec deux ouvriers agricoles à Al Wathba et deux autres ouvriers agricoles à Al Khatim (émirat d’Abu Dhabi). Entretiens, 26 octobre 2016, avec deux responsables de la communication, un de l’ADFCA et un de l’ADFSC, à Mohammed bin Zayed City (Abu Dhabi). Entretien, septembre 2016, avec le propriétaire d’une palmeraie à Mezaaira. Entretiens, 29 décembre 2015, avec deux ingénieurs agronomes de l’ADFSC pen- dant la présentation d’expérimentations par l’ADFSC au Festival de Wathba (Abu Dhabi). Articles de la presse quotidienne émiratie : Khalid Matein, « History as nostalgia : Spanish Islam and the Arab memory », khaleejtimes.com, mis en ligne le 8 juin 2005, consulté le 12 juin 2019. Malek Caline, « Experts to tackle challenges of food security in the UAE and Middle East », thenational.ae, mis en ligne le 28 janvier 2014, consulté le 200 22 mai 2016. Malek Caline, « Thousands of abandoned farms across the nation are to be brought back to life », thenational.ae, mis en ligne le 14 mars 2013, consulté le 12 juin 2019. Malek Caline, « Farmers struggle to turn profit as costs bite », thenational.ae, mis en ligne le 3 mars 2012, consulté le 12 juin 2019. Rawlins Zoe, « Harnessing the wonder of water with hydroponics », thenational. ae, mis en ligne le 23 octobre 2014, consulté le 12 juin 2019. Salama Samir, « Hydroponics, organic farming top food security strategy », gulfnews.com, mis en ligne le 14 mars 2017, consulté le 12 juin 2019. Sophia Mary, « Sustainable agriculture », Abu Dhabi Council for Economic Development, adced.ae, mis en ligne en 2016, consulté le 26 juillet 2017. Todorova Vesela, « Interest free loans for UAE farmers », thenational.ae, mis en ligne le 4 septembre 2013, consulté le 12 juin 2019. Zacharias Anna, « How the Digdagga Experimental Farm in RAK revolutio- nised regional agriculture in the 1960s », thenational.ae, mis en ligne le 18 août 2017, consulté le 12 juin 2019. Témoignages d’administrateurs et archives publiques britanniques : National Archives (Kew): FCO 8/1813, Claims by Saudi Arabia to territory in United Arab Emirates and Sultanate of Oman, 1972.

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L’auteur

Doctorant en géographie du développement (Université de Paris), Damien Calais prépare une thèse sur la sécurité alimentaire aux Émirats arabes unis sous la direction du Pr. Philippe Cadène. Il est l’auteur de l’article « Abu Dhabi au défi de la sécurité alimentaire. L’approvisionnement des villes comme expression du pouvoir et de la hiérarchie sociale » paru dans le n° 237 de la Revue interna- tionale des études du développement (premier trimestre 2019). Il est professeur d’histoire-géographie au lycée Jean-Monnet de Crépy-en-Valois (Oise). Contact : [email protected]

ART-12.indb 202 21/12/2020 17:31 Les techniques d’irrigation dans la péninsule Arabique De la tradition oasienne millénaire à la révolution des périmètres irrigués

Alain Cariou

Résumé

Dès la plus haute antiquité, les sociétés de la péninsule Arabique ont élaboré des techniques variées d’acquisition et de distribution de l’eau, à l’image des archi- 203 pels oasiens alimentés par des puits, des galeries drainantes souterraines ou des dérivations d’oued. Ces techniques élaborées et diffusées sur le temps long ont connu un véritable déclin à partir de la seconde moitié du xxe siècle, en raison de la révolution technique liée à la généralisation des forages profonds et de l’irrigation pressurisée. Cette modernisation est consubstantielle de l’ère pétro- lière qui a cherché vainement à verdir le désert par le développement de grands périmètres irrigués à grand renfort de capitaux et de techniques importées.

Mots-clés

Arabie saoudite, Émirats arabes unis, Sultanat d’Oman, oasis, ressources en eau, technique hydraulique

ĆĆ Alain Cariou, « Les techniques d’irrigation dans la péninsule Arabique. De la tradition oasienne millénaire à la révolution des périmètres irrigués », Artefact, 12, 2020, p. 203-229.

ART-12.indb 203 21/12/2020 17:31 Alain Cariou

The irrigation technology in the Arabian Peninsula: from the thousand-year-old oasis tradition to the major irrigated schemes revolution

Abstract

From the earliest times on, societies in the Arabian Peninsula have developed various technologies of water acquisition and distribution, such as oasis archipe- lagos fed by wells, subsurface aqueducts or wadi diversions. These technologies, developed and diffused over the long term, experienced a real decline from the second half of the 20th century on, due to the technical revolution linked to the generalization of deep drilling and pressurized irrigation. This modernization is consubstantial of the oil era which vainly sought to green desert by developing large scale irrigated schemes with a great deal of capital and imported techno- 204 logies.

Keywords

Saudi Arabia, United Arab Emirates, Sultanate of Oman, oasis, water resources, water technology

ART-12.indb 204 21/12/2020 17:31 Les techniques d’irrigation dans la péninsule Arabique

l’exception de ses montagnes, la péninsule Arabique vit sous le signe de l’aridité, d’où le rôle primordial des stratégies hydrau- liques, notamment dans l’agriculture où l’irrigation est un impératif.À Aussi, dès l’âge du bronze1, les sociétés ont mis en œuvre des méthodes variées d’acquisition et de distribution de l’eau, à l’image des oasis alimentées par des dérivations d’oued, des captages de source, des puits et des galeries drainantes souterraines. Ces techniques élaborées et diffusées sur le temps long ont connu un véritable déclin à partir de la seconde moitié du xxe siècle, principalement dû à la révolution technique induite par la généralisation des pompes mécaniques et des forages. La mobilisation de volumes d’eau considérables a entraîné une autre révolu- tion, bien lisible dans le paysage et les structures agraires avec l’émergence de la figure emblématique du périmètre irrigué. Dans ce contexte de changement de paradigme, cet article questionne la modernisation technique, entendue ici comme tout changement suscité par l’introduction de la mécanisation ou de procédés plus complexes que les précédents dans le domaine de l’acquisition et de la distribution de l’eau agricole. Il importe de s’interroger sur les raisons de l’émergence d’un 205 nouveau système technique et sur le processus par lequel celui-ci parvient à s’imposer face aux systèmes oasiens traditionnels. Il sera notamment question d’analyser les interactions entre innovation technique, politique, économie et espace. Afin d’étudier les conditions dans lesquelles s’est pro- duit le changement technique, nous nous référerons à des exemples géo- graphiques précis, pris notamment en Arabie saoudite, aux Émirats arabes unis et en Oman. La première partie fait l’examen de l’essor des systèmes oasiens en lien avec la nature des ressources en eau et des techniques hydrauliques. Elle aborde la façon dont se sont diffusées les techniques d’acquisition de l’eau depuis la naissance de l’agriculture en Arabie au IIIe millénaire avant J.-C. La seconde partie explore les modalités et la temporalité de changement de paradigme liées à la révolution des forages et des périmètres irrigués. Elle met en lumière les processus qui concourent au choix des nouveaux modèles techniques. Enfin, la dernière partie fait l’examen des territoires de la résistance à la modernisation technique et interroge les causes de la résilience des vieux systèmes oasiens.

1. Cleuziou, 1999 ; Al-Dbiyat et Mouton, 2009 ; Charbonnier 2012.

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De l’oasis au périmètre agricole : la révolution des techniques d’acquisition et de distribution de l’eau L’oasis : la maîtrise des « eaux cachées »

Dans la péninsule Arabique, à l’exception des hautes terres méridionales du Yémen, de l’Asir et de l’Hajar où les précipitations sont justes suffisantes pour pratiquer une petite agriculture pluviale, l’irrigation est un impératif. En effet, sous ces latitudes tropicales où s’étire la grande ceinture des déserts chauds, les pluies sont indigentes. Le long du rift de la mer Rouge le socle relevé de la plate-forme arabique porte les plateaux rocheux désertiques du Hedjaz et s’incline ensuite doucement vers le golfe Persique où s’étendent les grands ergs du Nafud et du Rub al-Khali, déserts qui comptent parmi les plus arides au monde. L’aridité, résultant d’un bilan négatif entre la fai- blesse des précipitations et l’intensité de l’évaporation, est la caractéristique dominante du climat de la péninsule. Il n’existe donc pas de rivière per- 206 manente et les eaux de ruissellement sont limitées dans l’espace et dans le temps. Pour l’essentiel, l’écoulement est concentré aux marges semi-arides des déserts, sur les piémonts et les montagnes relativement mieux arrosés du Yémen, de l’Hajar (Oman et Émirats arabes unis) et de l’Asir. Les crues spasmodiques des oueds voient leur puissance diminuer très vite vers l’aval où elles finissent par se perdre par infiltration et évaporation. Par conséquent, à l’exception de quelques rares noyaux de sédentarisation agricole développés dès la plus haute Antiquité, la grande majorité de la péninsule Arabique est restée pendant des millénaires vide de toute instal- lation humaine permanente, les étendues désertiques ayant surtout été le support d’un genre de vie original dominé par la figure tutélaire de l’éle- veur nomade. Jusqu’au milieu du xxe siècle, l’Arabie était par excellence le domaine des tribus bédouines. Mais l’indigence des eaux de surface n’a pas empêché les hommes de créer des oasis, espaces irrigués grâce à une grande variété de techniques hydrau- liques. L’agriculture semble apparaître en Arabie orientale au début de l’âge du bronze (3200-2000 av. J.-C.) suite à son introduction à partir de la Mésopotamie, à la faveur d’échanges maritimes à l’échelle du golfe Persique. Vers 2500 ans av. J.-C., l’Arabie orientale (l’actuel Oman et

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les Émirats arabes unis) exporte du cuivre vers les cités de Mésopotamie (Sumer) et reçoit en retour différents produits agricoles2. Ainsi, le blé, l’orge et diverses légumineuses cultivés dans le sud-est de l’Arabie semblent venir du Proche-Orient et d’Iran3. Par conséquent, c’est dans le domaine semi-aride des montagnes de l’Arabie méridionale que se développent, à partir du IIIe millénaire av. J.-C., les premiers agrosystèmes oasiens fondés sur la technique de dérivation d’oued. Les eaux et les limons descendus des montagnes lors des crues saisonnières sont alors détournés par des digues et des canaux qui alimentent les terrasses en contrebas4. Mais les sociétés oasiennes se sont aussi dotées de techniques pour extraire les « eaux cachées »5, c’est-à-dire celles des nappes souterraines. Le sous-sol de la région est en effet localement pourvu en eau, le plus souvent fossile, héritage des épisodes pluvieux du Quaternaire. Aussi, les oasis organisées autour de puits peu profonds ou de captages de source peuvent s’épanouir jusqu’au cœur des zones les plus arides. Tel est le cas de la vieille oasis d’Al-Ahsa, dans la province orientale saou- dienne d’Ach-Charqiya. Localisée au pied du rebord oriental du plateau calcaire de Shedgum, la vie sédentaire s’est cristallisée autour de sources 207 artésiennes, émergences des aquifères karstiques développés dans les cal- caires éocènes (Dammam Formation) et paléocènes (Um er Rad-huma). D’une puissance de 300 m, cet hydrosystème complexe se décharge natu- rellement par évaporation dans les sebkhas riveraines du Golfe, mais ali- mentait jusque dans les années 1980 les oasis et les sources littorales et sous-marines de l’île de Bahreïn et de la baie de Tarut (Fig. XXIX, cahier couleur). Cette abondance de l’eau a favorisé l’essor des cités-oasis de la civilisation de Dilmun (IIIe-Ier millénaire av. J.-C.) à la croisée des routes maritimes reliant la Mésopotamie à la vallée de l’Indus et des pistes carava- nières menant au centre de l’Arabie. Dès le troisième millénaire avant notre ère, les palmeraies d’Al-Ahsa sont irriguées par la technique appelée saih, méthode qui consistait à aménager des bassins destinés à capter les sources artésiennes et à conduire l’eau par gravité vers les parcelles. Lorsque la pres- sion artésienne était trop faible, les oasiens avaient recours à la technique

2. Cleuziou et Cotantini, 1980 ; Cleuziou, 1999. 3. Tengberg, 2003 ; Charbonnier, 2012. 4. Mouton, 2009, Charbonnier et al, 2017. 5. Cette expression est extraite du titre d’un ouvrage arabe d’hydrologie du xie siècle Inbāt al-miyāh al-khafiyya [Exploitation des eaux cachées], voir Balland, 1992.

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dite mugharraf qui consistait à élever les eaux au moyen de puits équipés de balancier (chadouf) ou de poulie (dalû), l’eau étant alors remontée par le va-et-vient d’un animal, l’âne généralement. Jusqu’en 1969, on dénom- brait 162 sources artésiennes qui totalisaient un débit de 14 m3/s, et quelque 336 puits (Fig. XXX, cahier couleur), le tout assurant l’irrigation de près de 8 000 ha6. Dans le centre de la péninsule, près de Riyad, les conditions naturelles ont aussi été favorables à l’essor de l’oasis d’Al-Kharj et de la cité de Yamama situées dans une dépression à la confluence de plusieurs oueds. Les popu- lations du Ier millénaire av. J.-C. ont facilement puisé l’eau de l’aquifère karstique grâce aux dolines ouvertes naturellement dans la couverture cal- caire. Un peu plus à l’ouest, la dépression sableuse du Nafud Dahî, située au pied du grand escarpement calcaire du Jabal Tuwayq, abritait aussi un vieux chapelet oasien car la base du plateau karstique laissait s’échapper de nombreuses sources et alimentait des puits naturels qui ont cristallisé la vie oasienne. Dans l’arrière-pays de l’émirat d’Abu Dhabi, l’archipel oasien du Liwa s’inscrit dans la grande dépression sableuse du Rub al-Khali. C’est 208 grâce à une nappe facilement accessible par des puits de quelques mètres foncés dans les creux interdunaires que l’implantation humaine ancienne a pu se déployer7. Dispersées et minuscules, ces oasis ont pris une certaine extension au pied des montagnes de la périphérie méridionale de la péninsule Arabique. Avec l’aridification progressive du climat à la fin de l’optimum holocène, les sociétés agricoles se tournent progressivement vers de nouvelles techniques à mesure que les écoulements d’oued deviennent de plus en plus spasmo- diques. La méthode d’acquisition de l’eau par galerie drainante souterraine apparaît au cours du Ier millénaire av. J.-C. en Arabie orientale, notamment dans l’oasis d’Al-Ain8. Il s’agit d’un « puits horizontal » doté d’une pente longitudinale, généralement de l’ordre de 1 à 2 ‰, pour que les eaux cap- tées dans l’aquifère s’écoulent jusqu’à l’air libre, par le seul effet de la gra- vité, vers la zone irriguée située en contrebas. Cette ingénieuse technique hydraulique va progressivement se diffuser à l’ensemble des piémonts de

6. Al Jabr, 1984; Beaumont, 1977; Cleuziou, 2001. 7. Cariou, 2017. 8. Al-Tikriti, 2002, 2011.

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l’Hajar et du Yémen où elle est connue sous le nom de falaj (plur. aflaj) en Oman et de ghayl ou miyan au Yémen.

Un système technique traditionnel diffusé à l’échelle de la diagonale aride

Les techniques anciennes de contrôle des eaux ne sont pas spécifiques à la péninsule Arabique mais participent du fonds commun à la grande dia- gonale aride de l’Ancien Monde, étendue du Sahara aux déserts chinois. Du Maroc au Xinjiang (Chine de l’Ouest), on retrouve sous des noms différents, les mêmes techniques de dérivation d’oued, les mêmes procédés d’élévation de l’eau : puits à balancier, à poulie, roues élévatoires. Le cas des galeries drainantes souterraines est emblématique d’une diffusion géné- ralisée dans le cadre de cette aire d’extension où elles sont connues sous différents termes : qanât en Iran et au Levant et kârêz en Afghanistan, en Asie centrale et au Xinjiang, foggara dans les oasis sahariennes, khat- tara au Maroc. Toutefois, il existe parmi les archéologues une importante controverse quant à la diffusion de cette technique. Il est communément admis que les galeries drainantes apparaissent au début du Ier millénaire 209 av. J.-C., autour du lac d’Ourmia, en Iran. On pense qu’il s’agit à l’ori- gine d’une technique minière destinée à évacuer les eaux d’infiltration qui menaçaient d’inonder les galeries et qui fut ensuite généralisée pour le cap- tage des nappes en vue de l’irrigation9. À partir des piémonts iraniens, elle se répand entre le viie et le ive siècle av. J.-C. aux régions voisines intégrées à l’empire perse achéménide : Afghanistan, Égypte, Arabie et Syrie, d’où les Phéniciens l’introduiront au Maghreb10. La technique des qanât atteint son extension maximale vers l’ouest, dans une Espagne sous domination islamique arabo-berbère, et plus tardivement vers l’est, au xviiie siècle, dans les oasis du désert du Taklamakan (Chine), à la faveur d’ouvriers ira- niens, venus notamment pour édifier le minaret de la mosquée de Tourfan. Néanmoins, certains archéologues contestent cette théorie diffusionniste et avancent l’hypothèse d’une invention polycentrique car ils attestent de l’existence de galeries drainantes au pied de la chaîne du Hajar, dès le début du Ier millénaire av. J.-C11.

9. Goblot, 1979. 10. Planhol, 1992. 11. Al Tikiti, 2002 et 2011.

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En dépit des controverses, il convient de signaler quelques principes dans le processus de diffusion. Sur le plan historique, la diffusion s’est faite sur le temps long, par étapes, en corrélation avec la dynamique des construc- tions politiques. Une première phase d’expansion sur le plateau iranien, en Arabie orientale, en Mésopotamie, en Syrie et en Égypte a lieu sous l’em- pire Achéménide. La propagation vers le centre de l’Arabie serait le fait de l’empire Sassanide, depuis les rivages du Golfe (Qatif, Qal’at Al-Bahreïn) vers les oasis intérieures d’Al-Kharj, Jabrin et Laila. Enfin l’expansion vers le Yémen n’interviendrait qu’au début de l’ère islamique, période de sys- tématisation de la technique12. Mais il convient aussi de considérer le rôle tenu par la géographie dans le processus de diffusion (Fig. XXXI, cahier couleur). Le Moyen-Orient est un carrefour, un « continent intermé- diaire »13 entre trois continents (Afrique, Asie et Europe) ouverts sur la Méditerranée et l’océan Indien. Interface entre les civilisations, la région a été un espace circulatoire à la croisée des routes caravanière et maritime. Au cœur des flux d’échange, elle a bénéficié de la circulation des savoirs et des savoir-faire à l’origine de la dissémination des systèmes hydrauliques qui détiennent dans leur globalité une grande parenté de conception et 210 de construction. Toutes ces techniques hydrauliques traditionnelles se sont révélées par- ticulièrement bien adaptées aux conditions et aux ressources locales car elles ont subsisté jusqu’à nos jours. Mais en dépit de leur ingéniosité, elles n’avaient pas la capacité à mobiliser d’importants volumes d’eau. Elles étaient de plus circonscrites géographiquement à de rares sites d’exception, privilégiés par l’eau descendue des montagnes comme sur les piémonts ou par la proximité de l’eau souterraine, là où la couverture sédimentaire laisse affleurer les nappes ou sourdre les sources karstiques. C’est pour- quoi, jusqu’aux années 1970, les zones cultivées sont restées d’extension limitée, leur existence étant étroitement dépendante des contraintes topographiques et des conditions structurales : accidents de relief, failles, dépressions. L’apparition du pompage mécanique et des forages profonds bouleverse de façon décisive la physionomie des territoires et des sociétés de la péninsule Arabique.

12. English, 1968 ; Lightfoot, 2000. 13. Braudel, 1993.

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Le périmètre irrigué : la révolution technique du couple forage-irrigation pressurisée

Au milieu du xxe siècle, l’économie pétrolière ouvre une nouvelle ère qui entraîne un déclin rapide des techniques hydrauliques vieilles parfois de cinq mille ans. Avec la modernisation accélérée de la société et de l’éco- nomie, le monde oasien qui avait été conçu dans un cadre social de type esclavagiste où la main-d’œuvre était abondante et bon marché s’effondre. C’est qu’il fallait beaucoup d’esclaves pour creuser les puits, les canaux et les galeries souterraines et pour entretenir au quotidien le réseau d’irriga- tion et les palmeraies. L’extension oasienne des xviie et xviiie siècles dans les piémonts et bassins intérieurs du massif du Hajar est liée au travail forcé14. En 1902, tout l’entretien de l’oasis d’Al-Ain repose sur le travail des esclaves, lesquels forment au moins la moitié de la population15. De plus, l’introduction du pompage mécanique à partir de techniques importées d’Europe et de l’Ouest américain réduit l’intervention du tra- vail humain et animal tout en permettant une extension spectaculaire des superficies cultivées. En effet, là où le puisage avec un âne produisait 211 10 litres par minute, la pompe thermique en délivre 4 000. Mais l’usage de la force mécanique à l’élévation de l’eau permet aussi l’exploitation des eaux profondes jusqu’alors hors de portée des techniques traditionnelles. À la fin des années 1970, c’est le remplacement des pompes thermiques de surface (pompe diesel à arbre de transmission et turbine) par des pompes électriques submersibles qui autorise des pompages efficaces à très grande profondeur. Le recours généralisé au forage profond (100 à 1 200 m) fait entrer les pays pétroliers dans une « ère d’abondance hydraulique » à l’ori- gine du mythe du « désert vert ». Les bassins sédimentaires de la péninsule ont bien sûr piégé des hydrocarbures, mais recèlent aussi de vastes aquifères totalisant un volume exploitable estimé à 2 185 km3, mais quasiment non renouvelable16. En dépit de leur caractère fossile, les aquifères profonds sont intensivement exploités pour servir un essor agricole spectaculaire. La révolution technique introduite par le forage crée un changement d’échelle et de paysage avec l’avènement du modèle agricole dominé par

14. Wilkinson, 1987. 15. Power et Sheehan, 2012. 16. Margat et van der Gun, 2013.

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la figure emblématique du périmètre irrigué. Il s’agit d’un espace planifié, cohérent, d’un seul tenant, comprenant un ensemble d’exploitations équipé d’un système d’irrigation homogène. Il en résulte un ordonnan- cement géométrique du parcellaire tributaire de la maille hydraulique du réseau de distribution de l’eau. Toutefois, le modèle du périmètre n’a pas totalement fait disparaître toutes les vieilles oasis car certaines ont été revivifiées grâce au forage. Cette forme de modernisation et d’adaptation des anciennes palmeraies est surtout observable sur les territoires restés en marge de la rente pétrolière comme le Yémen, l’Oman et les Émirats de Fujairah et de Ras al Khaimah. Le modèle du périmètre irrigué a aussi été révolutionné par l’introduction de l’irrigation pressurisée qui supplante progressivement l’irrigation gravi- taire traditionnelle. L’irrigation pressurisée se décline sous deux formes : la micro-irrigation et l’irrigation par aspersion. Cette dernière consiste à apporter l’eau aux plantes sous la forme d’une pluie artificielle. Elle a été mise au point dans les années 1930 par les Italiens et généralisée à grande échelle aux États-Unis à partir de 1949, avant d’être introduite en 212 Arabie dans les années 1970. Pour faire face à la pénurie d’eau, les États se tournent de plus en plus vers la micro-irrigation, aussi appelée irrigation au goutte-à-goutte, technique développée en 1959 par les Israéliens pour la mise en valeur du désert du Néguev. Cette technique est très économe car l’eau circule à basse pression dans un tuyau de polyéthylène pour alimenter des goutteurs qui irriguent directement la rhizosphère de la plante. La révolution technique fondée sur le couple forage/irrigation pressurisée produit une diversité de périmètres qui se distinguent par leur superficie, leur structure, leur mode de gestion. Dans l’Émirat d’Abu Dhabi (Al-Ain, Liwa), l’État a développé des périmètres dont le damier géométrique est constitué de centaines de petites fermes, les mazâri‘, distribuées gratuite- ment tout équipées aux populations locales (Fig. XXXII, cahier couleur). La ferme standard se compose d’une surface quadrangulaire de 2 à 4 ha et dispose de deux puits de forage individuels équipés de pompes. La limite extérieure de chaque ferme est initialement ceinturée par une haie brise- vent composée d’arbres typiques des zones arides. Cet écran végétal est suivi par deux autres rangées périphériques de palmiers dattiers plantés à un écart de 8 m par 8 m. La zone centrale est généralement consacrée à la culture des légumes (concombre, tomate, poivron, aubergine, pastèque…) et des fourrages. L’irrigation gravitaire, initialement réalisée au moyen de

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canaux, est progressivement remplacée par le système de goutte-à-goutte. L’apparition récente de cultures sous tunnels plastiques climatisés permet le maraîchage tout au long de l’année, et non plus seulement durant la saison hivernale. Si les Émirats ont fait le choix d’une petite agriculture privée, l’Arabie saoudite a en revanche développé un puissant secteur agricole fondé sur une agriculture de firme. À grand renfort de matériel et de cadres importés, la grande culture céréalière et industrielle (pomme de terre et fourrage) s’impose grâce à l’irrigation par pivot central : l’arrosage est réalisé au moyen d’une rampe mobile de 300 à 500 m de longueur, dotée d’asper- seurs, qui tourne autour d’un pivot, généralement constitué par le puits de forage. Le dispositif donne une forme circulaire de 40 à 70 ha aux parcelles qui s’alignent dans l’immensité désertique (Fig. XXXIII, cahier couleur). Quelle que soit l’option technique choisie, le périmètre repose sur un ordre agraire rigoureux qui tranche avec l’oasis où l’ancienneté de l’occupation du sol et les réaménagements spontanés successifs ont généralement pro- duit un parcellaire filiforme hétérogène. Le parcours de l’eau, souvent complexe, voire parfois irrationnel, y dessert des propriétés de petite taille 213 (de 600 à 1 500 m2) où se mêlent arbres fruitiers et légumes. Il convient d’analyser les raisons des nouvelles stratégies hydrauliques qui ont préci- pité le déclin de l’agriculture oasienne.

Aux origines du modèle technique du périmètre irrigué

Le tournant technique qui s’opère au milieu du xxe siècle ne saurait se comprendre sans prendre en considération la temporalité de l’ère pétro- lière. En effet, cette période est à l’origine d’un changement technique global qu’il est possible d’intégrer dans un modèle systémique mettant en relief les interrelations croisées entre les dynamiques de développement des sphères économique, politique et sociale (Fig. 1).

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Fig. 1. – Le périmètre irrigué dans la péninsule Arabique : un artefact de l’ère pétrolière Le modèle systémique permet de saisir les interactions croisées à l’origine du modèle du périmètre irrigué dans le contexte de l’ère pétrolière. Conception Alain Cariou

La sphère économique : l’économie de rente et le développement agricole

La découverte des hydrocarbures dans la péninsule Arabique ouvre une ère qui bouleverse l’organisation territoriale et sociale car la rente pétro- lière sert une idéologie modernisatrice conduite par des États en quête de développement. Les redevances payées à l’État saoudien par l’Aramco17 et

17. En 1933, le roi d’Arabie Saoudite accorde une immense concession à la Californian Arabian Standard Oil Company (CASOC) qui deviendra en 1939 la très puissante Aramco suite à la fusion

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les compagnies concessionnaires étaient de 166 000 dollars en 1939, date des premières exportations de pétrole. Elles passent ensuite de 5 millions de dollars en 1949 à 4,3 milliards en 1973, pour atteindre 310 milliards de dollars en 2013. Dans le petit émirat d’Abu Dhabi, l’exploitation pétrolière commencée en 1962 apporte en 1970 240 millions de dollars. En 2000, les revenus tirés du pétrole et du gaz atteignent environ 14 milliards. L’afflux financier a radicalement transformé l’économie et la démogra- phie de ces États, initialement très pauvres et faiblement peuplés, qui sont passés sans transition « de la misère la plus extrême à l’opulence »18. L’effet conjugué de la rente et des besoins de jeunes États en construction a entraîné une croissance spectaculaire des flux de main-d’œuvre immi- grée. En Arabie saoudite la population est passée de 4 millions d’habitants en 1960 à 32 millions en 2018. Dans cet effectif, la main-d’œuvre immi- grée représente 33 %, soit plus de 10 millions de personnes. Aux Émirats arabes unis, la population est passée de 92 000 habitants en 1960 à près de 10 millions en 2018. Les étrangers comptent pour 87 % de la population totale. Cette croissance ouvre de nouveaux marchés et entraîne un essor de la demande dans tous les domaines, notamment alimentaire. Aussi, la 215 rente va servir à promouvoir le secteur agricole dont le rôle est d’assurer la sécurité alimentaire et la diversification économique19. Grâce aux forages, des centaines de milliers d’hectares sont gagnées sur le désert sous la forme du périmètre irrigué, mode de mise en valeur érigé au rang de modèle quasi exclusif par les politiques volontaristes des États pétroliers. La grande taille des aménagements et le recours à l’innovation technique étaient considérés comme un gage de rationalité économique.

La sphère politique : « fleurir le désert »

La promotion de la grande hydraulique est l’affaire des pouvoirs publics. Rien de singulier ici, car l’histoire des origines de l’agriculture irriguée en Mésopotamie témoigne déjà de l’interaction étroite entre le pouvoir des premières cités-États et l’essor de l’irrigation. Encore aujourd’hui, la tech- nologie des coûteux aménagements hydroagricoles exerce une forte fasci- nation sur les pouvoirs publics qui peuvent, par son acquisition, faire la

avec Texas Oil Company. 18. Bourgey, 2009. 19. Woertz, 2013.

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démonstration de leur puissance en faisant « fleurir le désert ». Mais cette dimension emblématique s’accompagne aussi de visées stratégiques. Dans les régions arides, maîtriser l’eau, c’est gouverner les territoires et les populations. Ainsi, au-delà des enjeux productifs légitimés par la rhéto- rique de l’autosuffisance alimentaire, le périmètre irrigué est un instrument au service de l’unité nationale pour des pays où les frontières sont long- temps restées imprécises et où le pouvoir monarchique a dû lutter pour s’imposer face aux forces centrifuges des tribus bédouines. Dans la seconde moitié du xxe siècle, en Arabie saoudite et aux Émirats arabes unis, la politique de sédentarisation des nomades par l’attribution de terre dans les périmètres aménagés par l’État a été réalisée au nom du développement. La fixation à la terre et au village avait pour but de remé- dier à la précarité de la vie nomade en apportant un bien-être social, par l’accès aux services de santé et d’éducation, mais aussi un confort matériel et économique par l’emploi agricole. Mais la sédentarisation a aussi été au service de la détribalisation. En organisant la conquête des terres déser- tiques, l’État a dépossédé les tribus bédouines de leurs droits tradition- 216 nels à gérer leur territoire. Les remuantes tribus ont été placées dans une situation de dépendance à l’égard d’un « État-providence » redistributeur de richesses20. Mais l’État se devait aussi de rallier les élites urbaines mar- chandes (Dubaï) et religieuses (Hedjaz). Faisant preuve de largesses par l’attribution de terres et de subventions aux moyens de production, les pouvoirs se sont assuré le soutien des élites (chefs tribaux et religieux, cercle des familles royales, riches commerçants) qui ont massivement investi dans l’agribusiness. La promotion d’un modèle technique standardisé a donc contribué à renforcer la cohésion sociale et la stabilité politique. Mais le périmètre irrigué est aussi vecteur d’unité territoriale : comme les réseaux de transport, il contribue à structurer et à contrôler le territoire national. La stratégie hydraulique permet la « production » de territoires agricoles et de zones de peuplement dans des marges souvent mal maîtri- sées. En effet, dans la région du Golfe, le départ de la puissance coloniale britannique a légué des frontières mal délimitées et rarement démarquées, d’où la multiplication des litiges frontaliers entre les États à partir des années 1970. Ainsi, les aménagements hydroagricoles renforcent l’ancrage territorial étatique par l’occupation démographique d’espaces désertiques

20. Bonnenfant, 1977.

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stratégiquement importants. Cette dimension conquérante est bien visible aux Émirats où les périmètres irrigués déployés dans l’arrière-pays par la volonté du père de la nation, Cheikh Zayed, autour des vieilles oasis du Liwa et d’Al-Ain, permettent de matérialiser la présence de l’État dans des régions convoitées pour leur richesse en hydrocarbures. En effet, en 1949, le roi Ibn Saoud revendique les territoires situés sur une ligne allant du sud du Qatar à l’oasis de Buraïmi, en passant par Liwa. Entre Arabie saou- dite, Oman et Émirats, ces confins mal délimités sont sources de tensions. En 1953, la zone de Buraïmi, occupée par un petit détachement saoudien, connaît des incidents armés avant qu’un arbitrage international ne par- vienne à délimiter une frontière commune en 1954. Si les techniques hydroagricoles permettent d’assouvir des stratégies natio- nales, elles sont aussi l’enjeu de stratégies internationales visibles à l’inter- ventionnisme des firmes transnationales.

La sphère technique : l’emprise des bureaux d’études 217 Les États de la région ne peuvent mener seuls leurs grands projets d’aména- gement si bien qu’ils recourent à des sociétés étrangères pour concevoir et mettre en œuvre un secteur agricole moderne. Bien que le développement agricole ne soit pas le cœur de métier des compagnies pétrolières, celles-ci deviennent les actrices privilégiées de la modernisation technique. En effet, elles entretiennent des liens étroits avec les élites dirigeantes pour négocier des concessions et sont les premières à diffuser la modernité occidentale au service de l’industrie pétrolière : infrastructures de transport, industries, villes. Elles sont soucieuses de répondre aux attentes des dirigeants afin de maintenir leur position dans une région où la concurrence entre com- pagnies est rude. Leurs actions sont d’autant plus efficaces qu’elles sont en capacité de réaliser et de superviser dans leur globalité tout type de projet à haute technicité, de la phase d’étude à la réalisation, et même d’assurer l’encadrement et la gestion post-projet. C’est qu’elles disposent de bureaux d’étude dotés d’ingénieurs et de techniciens, bons connaisseurs de l’environnement désertique : géologues, hydrogéologues, hydrauliciens, techniciens de forage et de génie civil… La partie aménagement et expé- rimentation agricole est parfois sous-traitée à des entreprises partenaires,

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grandes sociétés de conseil et de génie civil comme Gibb & Partners (britannique), Sogreah (Société grenobloise d’études et d’aménagements hydrauliques), Hydrotechnic Corporation (USA), BRL Ingénierie (Bas Rhône Languedoc). Ces entreprises sont incontournables sur la scène internationale car elles bénéficient d’une longue expérience d’aména- gement agricole acquise au Moyen-Orient, en Afrique et en Amérique. Certains cadres fondateurs de ces sociétés ont même fait leurs armes au ser- vice de grands projets hydroagricoles menés par les administrations colo- niales21. Dès la fin du xixe siècle, la préoccupation pour la mise en valeur des terres coloniales a fait émerger un cercle de scientifiques, d’ingénieurs et d’élites politiques dont le cadre d’action s’est déroulé à l’échelle trans- coloniale puis internationale : Afrique, Moyen-Orient, Inde, Australie… Encore aujourd’hui, l’innovation agricole appartient à un monde étroit de décideurs associant les dynasties arabes au pouvoir et le cercle des corps de métier hautement spécialisés qui, par leur expertise technique, contribue à diffuser un modèle normatif. Ce modèle de l’agriculture moderne en Arabie prend le plus souvent la 22 218 forme d’une « agriculture minière » , dont la genèse est étroitement liée à l’industrie pétrolière, tant par l’utilisation des techniques de forage, que par le recours aux ressources non renouvelables. En effet, les premières reconnaissances hydrogéologiques sont le résultat indirect de la prospec- tion pétrolière. La technique du forage pétrolier (forage rotary), mise au point au Texas en 1901, est transposée à l’agriculture pour irriguer les terres sèches de l’Ouest américain aride. En Arabie, le premier pompage massif destiné à irriguer un périmètre est réalisé en 1944 à Al-Kharj (à 80 km de Riyad) par l’Aramco. La compagnie pétrolière intervient à la demande d’Al-Sulaiman, ministre saoudien des Finances, qui a pour mission de développer l’agriculture dans le royaume. Dès 1943, l’Aramco mobilise un de ses géologues et fait venir d’Arizona trois spécialistes en agriculture du désert (pédologues et agronomes) pour des études de sol et d’eau. Puis les ingénieurs de la compagnie installent un réseau d’irrigation alimenté par quatre pompes diesel produisant 50 000 litres d’eau par minute23. Cette

21. Pérennes, 1993. 22. Ce qualificatif fait référence à des pratiques agricoles qui conduisent à un épuisement des res- sources du milieu (eau et sol), à l’image de l’industrie minière. 23. Crary, 1951.

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ferme pilote de 1 400 ha va bénéficier pendant plusieurs décennies d’une assistance technique américaine comme dans l’oasis d’Al-Ahsa. Les grands cercles de cultures irriguées, désormais emblématiques de l’agri- culture des déserts d’Arabie, sont aussi une transplantation technique venue des États-Unis. L’irrigation par pivot central, née au Colorado en 1949, avait révolutionné l’agriculture des Grandes Plaines de l’Ouest américain, avec la multiplication de plusieurs dizaines de milliers de « crop circles » alimentés par le vaste aquifère Ogallala. À la suite de sa visite officielle aux États-Unis (1957), le roi Fayçal, qui avait été impressionné par les exploi- tations de l’Arizona, décide de faire « fleurir le désert ». Il lance en 1960 le grand périmètre d’Haradh, secteur où les ingénieurs de l’Aramco avaient découvert, certes, le plus grand gisement de pétrole du monde, Ghawar, mais aussi d’abondantes ressources en eau souterraine. C’est logiquement l’Aramco, épaulée par les consultants de la Fondation Ford, qui participe à la réalisation technique et financière du périmètre irrigué de plus de 4 000 ha où près de 1 000 familles nomades Al-Murrah doivent être séden- tarisées. Face au fiasco de la sédentarisation, le ministère de l’Agriculture et de l’Eau fait installer 51 rampes pivot et confie la gestion de la ferme 219 à une société américaine sous contrat. C’est le début de l’ambitieux pro- gramme céréalier saoudien conçu par les consultants de la Fondation Ford sur la base d’un modèle productif entrepreneurial et sur l’abondance des capitaux de la rente pétrolière assurant l’importation massive d’intrants, de machines agricoles, de systèmes d’irrigation et de services24. Aux Émirats arabes unis, l’introduction des techniques modernes d’irriga- tion est aussi l’affaire des compagnies pétrolières. En 1971, la Compagnie française des pétroles (CFP) offre à Cheikh Zayed, qui vient juste de prendre le pouvoir du jeune État fédéral, le périmètre irrigué de Mazyad25. Ce complexe situé à 20 km de l’oasis d’Al-Ain, dont le Cheikh Zayed fut gouverneur pendant vingt ans, constitue la première ferme moderne des Émirats. La CFP confie à la Sogreah (Société grenobloise d’études et d’aménagements hydrauliques) le soin de réaliser l’étude, l’aménagement et la gestion de l’exploitation pilote de 25 ha. Il s’agit d’expérimenter la culture de céréales, de légumes et d’arbres fruitiers (agrumes, manguiers et pistachiers) au moyen du goutte-à-goutte. Le recours à la micro-irrigation

24. Lippman, 2004. 25. Cordes et Scholz, 1980.

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est à cette époque une nouveauté si bien que la Sogreah a dû avoir recours aux conseils des Israéliens de l’université de Rehovot qui venaient d’expéri- menter le système suite à l’invention d’un nouveau goutteur en plastique. Pour des raisons évidentes, l’importation du matériel israélien aux Émirats est réalisée via les partenaires australiens de la Sogreah qui avaient fait part de leur expérience de la micro-irrigation dans les vignobles et les planta- tions d’agrumes des régions de Perth et d’Adélaïde. À côté des parcelles d’expérimentation, des lots de terre arable d’environ 0,8 ha sont distribués gratuitement aux populations locales désireuses de cultiver. Ce périmètre livré « clé en main » servira de modèle pour tous les autres périmètres agri- coles développés par la suite dans le pays. Le rôle des compagnies pétrolières dans la diffusion de la modernisa- tion technique n’est pas spécifique à la région car on l’observe aussi chez les pays producteurs d’hydrocarbures d’Afrique du Nord. En Algérie, la Sonatrach (la société pétrolière étatique) avait mandaté la firme améri- caine Hydrotechnic Corporation pour développer les grands périmètres irrigués au Sahara (Hassi Messaous, In-Aménas et Gassi Touil). En Libye, 220 les grands cercles de culture de la région de Koufra sont le fait de la société américaine Occidental Petroleum26. L’agriculture promue par les États n’est donc plus le fait d’un savoir local élaboré sur le temps long, mais résulte de l’adoption de modèles techniques globalisés produits et diffusés par des firmes transnationales. Cela pose la question de la résilience des vieux systèmes oasiens face à cette modernisa- tion radicale.

Les techniques oasiennes : déclin ou résistance ? La fin des oasis dans les pays grands producteurs d’hydrocarbures

La généralisation des forages et des pompes à moteur a décuplé les capa- cités de prélèvement ce qui a rapidement conduit à un abaissement du niveau des aquifères ayant pour effet le déclin des techniques traditionnelles

26. Bisson, 2003.

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d’acquisition de l’eau. En à peine 50 ans, c’est tout un système de tech- niques et de savoirs accumulés au fil des siècles qui a pratiquement disparu, entraînant la décadence et la mort de la plupart des oasis. C’est que le monde oasien était considéré comme un réduit d’archaïsme, un obstacle à la modernisation technique auréolée de valeur sociale positive. Ce n’est que depuis une décennie que l’artefact oasien fait l’objet d’une attention de la part des pouvoirs publics avec la prise de conscience du rôle patrimo- nial et touristique qu’il peut jouer. Au regard de l’impasse des périmètres irrigués confrontés à la baisse des nappes et à la salinité croissante des sols, les oasis apparaissent désormais comme un témoignage de l’ingéniosité technique et agricole des hommes à vivre dans des conditions environne- mentales rudes27. Lorsqu’il n’est pas trop tard, les États tentent de réhabi- liter les quelques oasis qui ont pu échapper à la destruction, à l’image des exemples suivants. L’antique oasis d’Al-Ahsa était liée à l’existence de nombreuses sources arté- siennes (Fig. XXIX, cahier couleur). Jusqu’en 1950, la décharge naturelle de l’aquifère par ces sources fournissait environ 315 millions de m3/an à la plus grande palmeraie de la péninsule Arabique. À partir de 1975, la mul- 221 tiplication des forages alimentant les périmètres déployés au sud-est d’Al- Hufuf et les industries a conduit à une croissance rapide des prélèvements qui ont atteint 712 millions de m3/an en 2005. Par conséquent, l’exploita- tion des aquifères au cours des 30 dernières années a entraîné un rabatte- ment de nappe de 70 à 150 m, à l’origine d’un cône de déplétion de plus de 100 km autour de l’oasis28. Les sources et les puits se sont taris et les tech- niques et savoir-faire oasiens traditionnels se sont perdus. Ironiquement, la palmeraie, de plus en plus absorbée par la croissance urbaine, ne doit sa survie qu’aux forages profonds et à des mesures de protection récentes. Le site a en effet été inscrit en 2018 sur la liste du Patrimoine mondial de l’Unesco au titre de « paysage culturel en évolution ». Le même processus est visible aux Émirats arabes unis, dans l’oasis d’Al-Ain située sur le piémont de l’Hajar. Depuis des millénaires, les gale- ries drainantes souterraines (aflaj) ont alimenté l’agriculture et la vie de la cité. Mais le développement agricole et urbain de la région a entraîné une

27. Sur la question du développement des périmètres irrigués et de leur crise actuelle, voir Cariou, 2019. 28. Al Tokhais, Rausch, 2008.

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multiplication incontrôlée des forages si bien que le niveau de l’aquifère a rapidement décliné. Il en a résulté un assèchement progressif des aflaj au cours des années 1980 tandis que la croissance urbaine provoquait un déclin et un morcellement des palmeraies29. Toutefois, l’oasis n’a pas com- plètement disparu car Cheikh Zayed la considérait comme un haut lieu de la culture et du patrimoine historique, ce qui a débouché sur la loi de protection de 2004. Aussi, si les aflaj continuent à irriguer les 350 ha de l’oasis, c’est parce que leur débit est désormais assuré par 10 millions de m3/an tirés de 96 puits forés jusqu’à des profondeurs de 200 m. Face au déclin des aquifères qui donnent des eaux de plus en plus salées, un com- plément est désormais nécessaire par le recours aux eaux de dessalement venues de l’usine littorale de Qidfa (proche de Fujairah, à plus de 120 km) et par l’utilisation de volumes issus du recyclage des eaux usées. C’est à ce prix que l’oasis a été préservée et qu’elle bénéficie depuis 2011 d’un classement au Patrimoine mondial de l’Unesco. En 2015, l’oasis a aussi été classée comme « Systèmes ingénieux du patrimoine agricole mondial » par l’Organisation des nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) au titre du patrimoine génétique, agricole et culturel qu’abrite la 222 palmeraie. En dépit de la réhabilitation, voire de la reconstruction du pay- sage oasien idéalisé, toutes les techniques et les savoir-faire hydrauliques traditionnels ont disparu, remplacés par une gestion technicienne dans une palmeraie désormais muséifiée. Toutefois, une résilience des techniques oasiennes s’observe dans les espaces géographiques moins bouleversés par l’économie pétrolière.

Résistance oasienne dans les pays petits producteurs d’hydrocarbures

Contrairement à leurs voisins, l’Oman et le Yémen continuent à prati- quer une agriculture oasienne à partir de techniques bien maîtrisées depuis des millénaires. Ces pays sont entrés tardivement dans le cercle des pays exportateurs d’hydrocarbures, 1967 pour l’Oman et 1986 pour le Yémen. De plus, ils y jouent un rôle mineur, voire marginal pour le Yémen, car leurs gisements sont réduits, dispersés, et les réserves limitées. Ils sont donc bien plus pauvres que leurs voisins et ont été beaucoup moins touchés

29. Brook, Al Houqani, 2006.

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par la modernité enclenchée par la rente pétrolière. C’est pourquoi une petite agriculture paysanne faiblement modernisée continue à jouer un rôle important : en 2008, au Yémen, le secteur agricole emploie plus de 45 % de la population active totale et fournit des moyens de subsistance à plus des deux tiers de la population, tandis qu’en Oman, la contribution des produits agricoles locaux à la sécurité alimentaire est de 36 % de la consommation totale, contre moins de 5 % pour tous les autres pays de la péninsule30. La modeste rente pétrolière n’a donc pas éclipsé le secteur agricole et les vieux systèmes oasiens dont la modernisation est loin d’être un succès. Tel est le cas de la Batinah, plaine littorale omanaise qui possède la plus forte densité de peuplement du pays et concentre plus de 53 % des terres cultivées nationales. Située au pied du massif de l’Hajar, cette plaine côtière bénéficie de conditions hydrologiques initialement favorables aux oasis en raison de la relative abondance de l’eau des wadis descendue des montagnes qui recharge saisonnièrement l’aquifère alluvial. Au milieu des années 1970, l’introduction des pompes diesel assure une intensification agricole des vieilles palmeraies. Dans les années 1980, le gouvernement, 223 en quête de sécurité alimentaire, met en œuvre un programme de distri- bution des terres et d’électrification des zones rurales qui a entraîné un essor des terres cultivées grâce à l’installation de milliers de puits tubés équipés de pompes électriques submersibles31. Autour des vieilles palme- raies, l’extension rapide de l’irrigation et l’intensification du pompage ont surtout profité aux cultures maraîchères. Mais la distribution de l’eau est restée largement traditionnelle : l’irrigation par gravité au moyen de petits canaux de terre occupe encore 80 % des surfaces. Ce n’est que dans les années 1990 que l’effet de la surexploitation de l’aquifère se fait sentir. L’abaissement continu du niveau de la nappe a provoqué l’intrusion d’un biseau salé à l’origine de l’abandon de plus de 6 000 ha de terres culti- vées situés proche de la mer. En dépit de programmes visant à réduire les pompages et à économiser l’eau d’irrigation, le gouvernement s’est révélé incapable de stopper l’infiltration de l’eau de mer dans l’aquifère côtier. Dans les piémonts et bassins intérieurs du pays, les techniques hydrau- liques traditionnelles occupent encore une certaine importance, en dépit

30. Frenken (dir.), 2009. 31. Zekri, 2008.

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d’un lent déclin. Après l’Iran, l’Oman possède le plus grand nombre de galeries drainantes souterraines où cette technique millénaire est toujours en usage au côté d’autres modes ancestraux d’acquisition de l’eau : au début des années 2000, il restait encore 967 galeries drainantes souter- raines (falaj dâûdî) en activité, 1 157 canaux d’irrigation alimentés par captage de source (falaj aynî) et 1 993 systèmes de digues et canaux uti- lisés pour dévier les eaux de surface des oueds (falaj ghaylî). L’ensemble de ces techniques irriguait 26 498 ha de terroirs oasiens dispersés sur les piémonts, ce qui représentait 38 % des terres irriguées du pays32. En dépit d’une adaptation à l’évolution du contexte hydrogéologique et social, ces techniques traditionnelles sont à court terme menacées, à l’image de l’oasis d’Adam (Fig. XXXIV, cahier couleur). Située sur le rebord intérieur de la chaîne omanaise, l’oasis s’est développée à la faveur d’une cluse creusée par le wadi Al-Gharbi à travers un anticlinal calcaire. Malgré l’usage récent de puits équipés de motopompes, l’oasis reste principalement vivifiée par quatre aflaj qui totalisent près de 15 km de galeries souterraines et irriguent 90 ha de palmeraies et de jardins. L’eau des aflaj est encore gérée de manière traditionnelle, des cadrans solaires servant à calculer les parts 224 d’eau des ayants droit33. Ces aflaj sont un héritage d’une période révolue car la mémoire orale rap- porte qu’aucun nouveau réseau n’a été construit dans la région depuis le xixe siècle. Aujourd’hui, on se contente d’entretenir avec plus ou moins de succès ces aflaj qui ont connu de multiples évolutions historiques. Les coudes et les ramifications des galeries témoignent d’une volonté ancienne d’allonger le réseau pour compenser un abaissement de la nappe. Face à cette situation, la solution actuelle consiste à creuser des puits équipés de motopompes ce qui contribue à précipiter un rabattement de nappe et donc le déclin des aflaj. Le développement de petites palmeraies autonomes en aval de l’oasis se fait désormais sur cette base. Toutefois, les oasiens se mobilisent toujours pour assurer au mieux la maintenance des vieilles galeries. Dans la partie aval, la plus fragile, les maçonneries de moellon en gros galets sont remplacées par des murs de parpaings tandis que des dalles de ciment succèdent aux vieilles voûtes. Les évents des puits d’aération, qui s’éboulent souvent dans leur partie supérieure, sont consolidés par des buses préfabriquées de béton. Mais qu’une galerie s’effondre vers l’amont,

32. Zekri, Al-Marshudi, 2008. 33. Charbonnier, 2013.

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c’est alors la mort du falaj qui survient. En dépit de multiples évolutions et enrichissements techniques successifs, une situation de non-retour semble avoir été atteinte avec la disparition des ouvriers spécialisés et l’élévation du coût des travaux en énergie humaine. À l’image des vieux noyaux villageois du cœur de l’oasis ruinés en amas de terre, ce sont tous les aflaj du pays qui sont menacés de disparition.

Conclusion

En quelques décennies, c’est une véritable révolution technique qu’a vécu l’artefact oasien soumis à un rapide déclin, et souvent remplacé par la modernisation technique du périmètre irrigué conçu dans le cadre de stratégies transnationales. Les compagnies pétrolières, les firmes de l’agro- fourniture, les organisations de lobbying et de soutien technique auprès des décideurs politiques sont désormais les acteurs incontournables de la diffusion de systèmes et de pratiques techniques de plus en plus globa- lisés. Efficacité hydraulique, mécanisation, innovation, sont des termes consubstantiels de la temporalité et de l’intensité de l’ère pétrolière. Là où 225 la rente est généreuse, comme en Arabie saoudite et aux Émirats, la rupture est généralement radicale, les transferts technologiques supplantent les sys- tèmes endogènes, héritages d’une période révolue. La révolution technique induit aussi un renouvellement social : les fermes nouvelles appartiennent à des investisseurs, des commerçants et des citadins, souvent sans origine locale ni agricole. Lorsque la terre est restée aux mains des cheikhs et des vieilles familles, comme aux Émirats arabes unis, le travail de la terre est systématiquement réalisé par des ouvriers agricoles étrangers, les proprié- taires urbains absentéistes déléguant l’encadrement et les choix techniques aux agents des services de l’agriculture. En Oman et au Yémen, là où le levier de la rente est plus faible, la moder- nisation technique est plus lente et est surtout l’affaire de paysans qui inventent des systèmes hybrides, cumulatifs, alliant techniques tradition- nelles et modernes. C’est tout un monde oasien de jardiniers qui résiste, mais pour combien de temps encore ? Si la modernisation technique apparaît synonyme de « progrès », elle se révèle en réalité de plus en plus comme l’instrument d’un échec annoncé. C’est avec une foi aveugle dans la toute-puissance de la technique, et avec

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la complaisance des experts internationaux et des agences d’ingénierie, que les pouvoirs publics ont déployé d’ambitieux programmes hydroagricoles qui devaient « fleurir les déserts », et qui s’avèrent, finalement, une allégorie du développement non-durable. C’est que ces aménagements, au nom du prestige national, ont visé à dominer la Nature sans réellement la prendre en considération. Cette vision anthropocentrée adoptée sans débat par des États dirigistes explique des choix techniques conduisant à la rupture des équilibres hydrologiques. C’est toujours avec la même fascination pour les nouvelles technologies que les élites politiques souhaitent désormais sortir de l’impasse des périmètres irrigués par la promotion du nouveau rêve de la culture hydroponique au désert.

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L’auteur

Alain Cariou est un géographe français, maître de conférences à Sorbonne Université. Il est spécialiste des régions arides en Asie centrale et au Moyen- Orient. Ses recherches portent sur des questions de développement et de gestion des ressources. On lui doit la direction de l’ouvrage L’Eau en Asie centrale : enjeux et défis contemporains aux Éditions Pétra et aussi de récents articles consacrés aux dynamiques des territoires irrigués et à l’évolution des politiques agricoles en Arabie saoudite et aux Émirats arabes unis : « Fleurir le désert, le mirage de l’agriculture », Études rurales, 2019 ; « Liwa: The Mutation of an Agricultural Oasis into a Strategic Reserve Dedicated to a Secure Water Supply for Abu Dhabi », Springer, 2017. Courriel : [email protected]

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ART-12.indb 229 21/12/2020 17:31 ART-12.indb 230 21/12/2020 17:31 Les circulations de savoir et les transferts de techniques d’irrigation entre populations arabe et juive en Palestine ottomane et mandataire (finxix e siècle-1948) Élisabeth Mortier

231 Résumé

La fin de la domination ottomane en Palestine et la période mandataire britan- nique (1922-1948) constituent un moment de circulations et de transferts tech- niques agricoles entre la population arabe et la population juive. Ces circulations techniques s’opèrent notamment dans le cadre de l’essor de l’irrigation pendant le Mandat britannique. En effet, les procédés de conservation, de pompage et de distribution de l’eau développés par les paysans arabes tout au long de la domi- nation ottomane sont transformés sous l’impulsion de l’import de techniques européennes et nord-américaines par les sionistes. Les techniques arabes, fruits d’échanges pluriséculaires, n’en sont pas moins maintenues pendant le Mandat.

Mots-clés

sionisme, pompage, shadoof, qanat, sakia, kibboutz, mochav

ĆĆ Élisabeth Mortier, « Les circulations de savoir et les transferts de techniques d’irri- gation entre populations arabe et juive en Palestine ottomane et mandataire (fin xixe siècle-1948) », Artefact, 12, 2020, p. 231-253.

ART-12.indb 231 21/12/2020 17:31 Élisabeth Mortier

The Circulation of Knowledge and the Transfer of Irrigation Techniques between Arab and Jewish Populations in Ottoman and Mandatory Palestine (end of the 19th century-1948)

Abstract

The end of the Ottoman rule over Palestine and the British Mandate period (1922-1948) constituted period of agricultural circulation and technical trans- fers between the Arab and Jewish populations. These technical circulations took place in particular in the context of the development of irrigation during the British Mandate. Indeed, the processes of water conservation, pumping and distribution developed by Arab peasants throughout the Ottoman domination 232 were transformed under the impulse of Zionists’ import of European and North American techniques. Arab techniques, the fruit of centuries of exchanges, were nevertheless maintained during the Mandate.

Keywords

Zionism, pumping, shadoof, qanat, sakia, kibbutz, mochav

ART-12.indb 232 21/12/2020 17:31 Les circulations de savoir et les transferts de techniques d’irrigation

n 1935, le jeune géographe français Jean Gottmann, alors âgé d’une vingtaine d’années, affirme que : « L’irrigation palestinienne actuelle est une réalisation toute récente ; l’étudier aujourd’hui Ec’est la prendre à une phase transitoire de son développement1 ». Par cette phrase, il fait de la domination britannique en Palestine un moment décisif pour l’essor des cultures irriguées, éludant ainsi des siècles d’utilisation des techniques d’irrigation antiques et arabes sur ce territoire. Pourtant, avant l’installation des premiers colons juifs à la fin du xixe siècle et l’arrivée des Britanniques en 1917, la culture irriguée est déjà très présente en Palestine ottomane avec la culture des agrumes dans la plaine côtière, en particulier l’orange Shamouti2, connue sous le nom d’orange de Jaffa, une variété développée par les Arabes au milieu du siècle. Pendant le Mandat, confié par la Société des Nations (SDN) à la Grande-Bretagne en 1922, l’agricul- ture irriguée se développe considérablement dans le cadre d’une situation politique et sociale complexe. Les Britanniques se trouvent confrontés à deux obligations : ils doivent respecter la promesse faite aux sionistes de favoriser l’établissement d’un « Foyer national juif » en Palestine – pro- messe de la déclaration Balfour du 2 novembre 1917, inscrite dans la charte du mandat – tout en s’efforçant d’améliorer les conditions de vie et 233 d’expression politique de la population arabe jusqu’à leur départ en 19483. L’irrigation des terres constitue le principal usage agricole de l’eau en Palestine. Elle peut se définir comme le fait d’apporter de l’eau, par divers moyens techniques, dans un espace cultivé pour permettre le bon dévelop- pement des cultures. Les besoins en irrigation varient en fonction de l’ari- dité des espaces, des besoins hydriques des différentes espèces de plantes cultivées et de l’intensité du rendement agricole souhaité par les hommes. Les apports en eau, indispensables pour l’irrigation, sont loin d’être homo- gènes en Palestine. Trois types de ressources hydriques sont utilisés pour l’irrigation : les eaux souterraines, les eaux de pluies et les rivières. Les eaux de pluies, qui tombent d’octobre à avril, sont très inégalement répar- ties dans l’espace palestinien : les zones montagneuses autour de Jérusalem connaissent un taux de pluviométrie important tandis que le sud du pays, le désert du Néguev, est aride. De la même manière, l’hydrographie palesti- nienne, principalement constituée du Jourdain, du Kishon, dans la baie de

1. Gottmann, 1935, p. 148. 2. Nicault, 2014, p. 80. 3. Situation que Nadine Picaudou nomme une « double-obligation » : Picaudou, 2006.

ART-12.indb 233 21/12/2020 17:31 Élisabeth Mortier

Haïfa, et de l’Auja (Yarkon en hébreu) qui se jette dans la Méditerranée au nord de Tel-Aviv, a des caractéristiques physiques très différentes. En effet, l’eau du Kishon a un taux de salinité qui limite son usage pour l’agriculture irriguée. Quant aux eaux souterraines, sources principales de l’irrigation dans la plaine côtière de la Palestine, elles sont méconnues au moment de la mise en place du Mandat britannique. Les techniques d’irrigation sont donc adaptées en fonction des caractéristiques physiques des espaces agricoles et des ressources en eau disponibles. Il est possible néanmoins de répartir les techniques d’irrigation en trois catégories : les modes de conser- vation de l’eau, les méthodes de pompage et les procédés de distribution dans les cultures. Nous mettons de côté dans cet article les techniques liées à la recherche de l’eau, comme les forages hydrauliques pour l’irrigation. L’irrigation est un sujet incontournable des études sur l’histoire agricole de la Palestine. Depuis les années 1990, deux approches principales per- mettent l’histoire de l’irrigation en Palestine : l’histoire économique des productions agricoles juives et arabes et l’étude de l’agrumiculture de la plaine côtière. Jacob Metzer, professeur israélien d’histoire économique, 234 publie en 1997 une première recherche sur l’économie duale du Mandat britannique entre population arabe majoritaire et communauté juive. Dans cette étude il considère l’irrigation pour son rendement et sa place dans l’économie palestinienne. Les travaux de Charles S. Kamen4 et Amos Nadan5 approfondissent la recherche économique sur les cultures irriguées. Les coûts financiers et les capacités d’investissement en sont le centre. Leurs recherches s’inscrivent dans le cadre d’une analyse plus générale des caractéristiques de l’agriculture arabe comparées aux terres cultivées par les Juifs. Dans ces trois publications majeures pour l’histoire économique de l’agriculture palestinienne, il y a peu de place pour l’histoire des techniques d’irrigation. La recherche sur la culture des oranges dans la plaine côtière s’intéresse davantage aux évolutions techniques et aux transferts techno- logiques qui ont transformé l’irrigation en Palestine. Abordée par Mark Levine dans son travail sur Jaffa6, la culture des oranges par l’irrigation est précisément étudiée par Nahum Karlinsky dans ses travaux7. Quant aux transferts techniques entrepris par les Britanniques, Roza El-Eini les

4. Kamen, 1991. 5. Nadan, 2006. 6. Levine, 2005. 7. Karlinsky, 2000, 2005.

ART-12.indb 234 21/12/2020 17:31 Les circulations de savoir et les transferts de techniques d’irrigation

a abordés dans sa recherche sur la transformation du paysage britannique pendant les deux dernières décennies du Mandat8. L’étude des techniques d’irrigation pendant le Mandat britannique demande de s’interroger sur les circulations de savoirs et les transferts tech- niques commencés à des rythmes et selon des temporalités différentes par la population arabe, les sionistes et les administrateurs britanniques. Les tech- niques agricoles développées par les Arabes sont héritières de leur présence multiséculaire en Palestine ainsi que des techniques nabatéennes, romaines et byzantines. Au xixe siècle, selon Donald Quataert, l’importation par l’Empire ottoman de technologies développées en Occident dans tous les domaines de la société, notamment pendant la période des Tanzimat, apparaît comme nécessaire pour survivre à l’hégémonie occidentale9. Dans le cadre de la Palestine, à la fin du xixe siècle, les transferts de technologies européennes ne sont pas uniquement décidés par la Sublime Porte mais se diffusent à travers la colonisation juive. De plus, cette dernière, au contact de la population locale, utilise et transforme les techniques développées par les Arabes. À ces transferts techniques suscités par les sionistes s’ajoute l’expertise britannique développée pendant le Mandat qui est elle-même 235 nourrie de plusieurs décennies d’expériences coloniales variées au sein de l’Empire en matière de contrôle hydraulique et de techniques d’irrigation, en Inde en particulier10. Dans cet article, nous examinerons les circulations de savoirs techniques liés à l’irrigation parmi la population arabe et les colons de la fin du xixe siècle aux années du Mandat britannique (1922-1948). Nous étudierons ainsi les méthodes arabes de conservation et de pompage de l’eau et les apports techniques sionistes pendant cette période. Toutes ces techniques sont le fruit d’échanges technologiques tissés à l’échelle du Moyen-Orient et du monde sur un temps long.

8. El-Eini, 2006. 9. Quataert, 1992, p. 1. 10. Headrick, 1988, p. 171.

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Les techniques arabes de pompage et de conservation de l’eau

L’espace palestinien n’est pas homogène, les techniques agricoles et l’irriga- tion se développent en fonction des différentes caractéristiques physiques des régions qui le composent. Les méthodes de conservation, de pompage et de distribution de l’eau sont donc variées sur le territoire. L’irrigation est un procédé agricole en expansion puisque les cultures irriguées arabes aug- mentent de 37 % entre 1930 et 194511. Ce type de culture n’est cependant pas celui qui domine l’agriculture arabe. Celle-ci est davantage tournée vers les cultures sèches, telles que le blé et l’olive, peu gourmandes en eau comme l’a démontré Beshara Doumani dans son étude de la région de Naplouse au xixe siècle12. Les techniques de maîtrise de l’eau en usage en Palestine à la fin du xixe siècle et pendant le Mandat sont héritières des évolutions des techniques hydrau- liciennes arabes depuis l’époque médiévale. Comme l’a montré l’historien de l’agronomie Mohammed El Faïz dans sa recherche sur l’hydraulique 236 arabe13, le monde arabe a connu d’importants développements techniques pour le captage des eaux du ciel et souterraines et le contrôle des eaux de surface de la période préislamique aux premières intrusions européennes contemporaines.

Processus de conservation de l’eau et adaptation à la rareté de la ressource hydrique dans les villages arabes de Palestine

La ressource hydrique détermine les potentialités et les orientations agri- coles d’un territoire tout autant que la qualité de la terre ou le climat. La lecture des rapports écrits par les agents de renseignement de la Haganah14 sur les villages arabes de Palestine à la fin de la Seconde Guerre mondiale permet de prendre la mesure de l’inégalité de la répartition des ressources hydriques et des difficultés rencontrées par les habitants pour l’approvi-

11. Nadan, 2006. 12. Doumani, 1995. 13. El Faïz, 2005. 14. La Haganah est la force de défense juive fondée en 1920.

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sionnement en eau tant pour l’agriculture que pour la vie domestique. Chaque note contient en effet une description des ressources en eau à dis- position de la population locale et laisse entrevoir les techniques utilisées pour la conservation de l’eau. Ainsi, le village de Saris, près de Jérusalem, n’a pour ressources en eau que des réservoirs de collecte de l’eau de pluie qui s’assèchent pendant les années arides. La situation est identique dans le village de Jaljulia près de Kfar Saba ainsi que dans de très nombreux villages de Palestine qui ne disposent ni de ressources d’eau souterraine, ni de cours d’eau à proximité15. Ce manque d’eau a pour conséquence le développement de techniques agricoles particulières et de stratégies de conservation des eaux de pluies. Dans les montagnes du centre de la Palestine, nommées à l’époque Monts de Judée, la culture en terrasses résulte de la prise en compte par les hommes de la combinaison des facteurs topographiques, climatiques et hydrogra- phiques depuis l’Antiquité16. Ces montagnes sont calcaires et disposent de peu de cours d’eau et de ressources souterraines, mais connaissent une pluviométrie conséquente entre octobre et avril. La construction de plu- sieurs étages le long de la pente de la montagne permettait une meilleure 237 infiltration des eaux de pluies et l’atténuation des phénomènes d’inonda- tion lors de fortes précipitations. Chaque terrasse est ainsi fermée par un muret construit avec les pierres collectées dans les environs par les paysans afin d’éviter tout processus d’érosion. La culture en terrasses n’est absolu- ment pas propre à la Palestine : ce procédé agricole est utilisé de la Chine au Pérou en passant par le Liban voisin17. Dans le district de Ramallah, les oliviers et les figuiers sont plantés dans des trous communs sur les terrasses. Ces cultures destinées à la consommation locale sont produites grâce à ce mode de gestion du sol et des eaux de pluies18. La conservation des eaux de pluies dans des citernes est primordiale dans l’espace rural palestinien pour assurer la vie des paysans et des cultures. Les réservoirs des eaux de pluies sont construits le plus souvent en pierres et la plupart de ceux qu’utilisent les fellahin pendant le Mandat datent de l’Antiquité. Le désert du Néguev est un espace intéressant pour l’étude des différents procédés de conservation des eaux de pluies et des sources

.1947 ,95/105/א Archives de la Haganah, Dossier .15 16. Amiran, 1963, p. 696. 17. Lewis, 1953. 18. Keren Kayémeth Léisrael, 1928, p. 342.

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souterraines. En l’absence de cours d’eau et de ressources souterraines pérennes, les habitants du désert ont développé des techniques particu- lières, adaptées à l’aridité et à la topographie du terrain, pour assurer leur survie et celle de leurs troupeaux. Une des plus anciennes techniques d’ap- provisionnement en eau est le qanat, un système de tunnels de récupéra- tion de l’eau reliés à une série de puits en surface. Des traces archéologiques permettent de faire remonter ce procédé à l’Iran du Ier millénaire avant notre ère19. Pendant le Mandat, les qanats du Néguev, situés dans la vallée de l’Arava, sont tombés en désuétude20. Les réservoirs d’eau de pluie sont les principaux points d’approvisionnement pour les Bédouins du désert aux xixe et xxe siècles. Ainsi, des citernes creusées à même la roche, situées en contrebas des pentes, récupèrent l’eau de ruissellement. Elles sont sur- montées d’un toit en pierre afin de limiter l’évaporation. Certaines de ces citernes datent des Nabatéens21. Il y en a des centaines de ce type dans le Néguev. De plus, l’eau des wadis est conservée dans des réservoirs de pierres car ces cours d’eau non-pérennes s’assèchent pour la plupart com- plètement hors de la saison des pluies.

238 Les techniques de conservation des eaux de pluies sont nées des échanges de savoirs entre les sociétés de l’Orient antique, elles ont peu évolué jusqu’à l’arrivée des Britanniques en Palestine.

Les méthodes traditionnelles de pompage de l’eau pour l’irrigation

Les méthodes traditionnelles pour puiser l’eau dans une source souter- raine en Palestine sont héritières d’un ensemble de circulations techniques depuis plusieurs siècles, voire millénaires. En effet, les procédés de pom- page de l’eau par force motrice humaine ou animale dont la présence de certains, comme le shadoof, est attestée par l’archéologie depuis le IIIe mil- lénaire avant notre ère, sont toujours en usage en Palestine ottomane du xixe siècle et pendant le Mandat22.

19. Sur les qanats : Globot, 1979 et Beaumont, Bonine et McLachlan (dir.), 1989. 20. Evanari, Shanan et Tadmor, 1971, p. 173. 21. Evanari, Shanan et Tadmor, 1971, p. 159. 22. Béthemont, 1981, p. 10.

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La technique du shadoof pour pomper l’eau des puits est une des plus répan- dues en Palestine et plus généralement au Moyen-Orient au xixe siècle23. Le shadoof est un système de levier à bascule : un seau en bois ou en terre cuite est placé au bout d’un balancier actionné par un homme. Développée depuis le IIe millénaire avant notre ère en Égypte24, cette méthode ne permet pas une irrigation de grande ampleur. Par conséquent, d’autres techniques de pompage de l’eau pour l’irrigation cohabitent avec le shadoof. À la lecture des écrits de l’archéologue Edward Robinson, spécialiste de la Terre Sainte, publiés au xixe siècle, nous pouvons voir émerger différentes techniques de pompage de l’eau25. Dans son ouvrage intitulé Physical Geography of the Holy Land, publié à titre posthume, il décrit les villages qu’il a traversés et apporte de précieuses informations sur les techniques d’irrigation employées : Le mode de prélèvement de l’eau est varié. Lorsque le puits n’est pas trop profond, la corde du seau est généralement descendue ““et tirée à la main. À Summeil, quand le puits a une profondeur de plus de cent pieds, la corde est passée au-dessus d’un puits ; et plusieurs femmes la tirent en parcourant une longue distance dans 239 les champs. Pour les puits encore plus profonds de Hûj et Dâniyâl, la corde était fixée de la même manière sur poulie, et était tirée par une paire de bœufs qui s’éloignait en ligne droite dans les champs. À Sukkarîyeh, un village qui vient d’être reconstruit par le Sheikh Sa’îd, gouverneur de Gaza, une Sâkieh égyptienne a été introduite ; c’est une longue corde, avec des jarres attachées à celle-ci, passant sur une roue au-dessus du puits, qui tourne par la force d’un chameau tournant en cercle26. Les exemples présentés par Edward Robinson sont tous localisés dans la région de Gaza, c’est-à-dire le long de la plaine côtière. Dans cette région, l’eau pour l’irrigation est principalement issue de ressources souterraines. Les différentes techniques développées par la population arabe locale sont adaptées à la profondeur des puits. La technique la plus simple de remontée des eaux d’un puits consiste à y plonger un seau et le hisser en tirant sur

23. Robinson, 1865, p. 247. 24. Viollet, 2005, p. 15. 25. Sur l’œuvre d’Edward Robinson : Soler, 2014. 26. Robinson, 1865, p. 247 (traduction E. M.).

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une corde. Cette technique est loin d’être propre au Moyen-Orient mais elle est toujours en usage en Palestine pendant la période mandataire comme l’atteste une photographie anonyme prise pendant la première moitié du xxe siècle (Fig. 1). Sur cette photographie, l’eau est remontée du puits par les Bédouins grâce à des cordes pour être ensuite conservée dans des jarres en terre cuite. Les hommes prélèvent ici l’eau par la seule force de leurs bras. Dans les cas d’un puits plus profond, la puissance motrice des animaux de trait comme l’âne, le bœuf ou le chameau est sollicitée. La technique la plus simple consiste alors à relier par une corde des animaux de trait à une poulie fixée par une armature en bois au-dessus du puits. Par sa force de traction, l’animal remonte ainsi la jarre en terre cuite remplie d’eau du fond du puits. C’est le deuxième mode de pompage de l’eau décrit par Edward Robinson dans la région de Gaza. Cette méthode est attestée également pendant le Mandat comme le montre cette photographie prise entre 1920 et 1933 en Palestine (Fig. 2). Là, ce sont deux bovins menés par un paysan qui remontent l’eau prélevée d’un puits en pierre. Selon Edward Robinson, une méthode plus complexe de prélèvement de l’eau des puits a été introduite dans la région de Gaza autour des années 1850 : la Sakia. Il s’agit d’une 240 machine hydraulique généralement nommée en anglais « roue orientale » et en français « roue égyptienne » ou « roue persane ». Son importance pour l’irrigation à partir de ressources hydriques souterraines est indiquée dans la plupart des travaux sionistes sur l’agriculture en Palestine, comme le livret d’Isaac Elazari-Volcani intitulé The Fellah Farm27 ou encore le Report of the experts submitted to the Joint Palestine Survey Commission publié en 1928. La sakia incarne pour les sionistes la « méthode arabe de pompage de l’eau28 », c’est-à-dire une technique traditionnelle opposée aux nouvelles techniques de pompage motorisé répandues au cours du Mandat dans les colonies agri- coles juives. La construction de cette machine hydraulique est coûteuse : il s’agit d’une structure en bois avec une roue verticale munie d’une chaîne à godets en terre cuite ou en bois actionnée par une roue horizontale, elle- même reliée à une barre en bois ou à une corde qui permet à l’ensemble de se mettre en branle grâce à la force d’un animal de trait tournant en cercle29. Les godets remplis d’eau sont ensuite déversés dans les rigoles d’irrigation creusées dans le sol.

27. Elazari-Volcani, 1930, p. 1. 28. Keren Kayémeth Léisrael, 1928, p. 132. 29. Menassa, Laferrière, 1974.

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Fig. 1. – La collecte de l’eau dans un puits du Néguev pendant la première moitié du xxe siècle Matson Photograph Collection, Library of Congress Prints and Photographs Division, Washington, États-Unis, LC-M32- ART-165 241

Fig. 2. – Le puisage de l’eau par la force motrice de bovins en Palestine pendant la période mandataire Matson Photograph Collection, Library of Congress Prints and Photographs Division, Washington, États-Unis, LC-M32- 3976

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Fig. 3. – La sakia en Palestine, première moitié du xxe siècle Matson Photograph Collection, Library of Congress Prints and Photographs Division, Washington, États-Unis, LC-M36- 1151 Un seul regard sur cette photographie datant de la première moitié du xxe siècle (Fig. 3) permet de deviner le coût considérable de cette machine élévatrice : la fabrication des roues en bois demande un travail de menui- serie conséquent, l’ensemble de la structure du puits est entouré de briques tandis que les animaux de traits renforcent le prix de cet investissement pour l’irrigation des terres de Palestine. La capacité de ce type de roue élé- vatrice oscille entre cinq et huit mètres cubes d’eau par heure et la profon- deur atteinte est d’un maximum de douze mètres30. La sakia, pour Edward Robinson, viendrait de l’Égypte voisine. Cette technique s’est effectivement largement diffusée en Égypte et répandue au sein de l’Empire Ottoman. Le berceau de ce procédé d’élévation de l’eau n’est pourtant pas le Moyen- Orient puisqu’au iie siècle avant notre ère, les traces d’une roue élévatrice à godets ont été retrouvées en Italie centrale31.

30. Karlinsky, 2005, p. 93. 31. Viollet, 2005, p. 19.

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Pendant le Mandat, il convient d’associer les transferts techniques en Palestine et les capacités financières des différents groupes sociaux. Comme l’a démontré Amos Nadan, il est en effet difficile pour un fellah de se munir de systèmes d’irrigation similaires à ceux construits dans les colonies juives en raison de ses plus faibles capacités d’investissement financier32. Les sionistes construisent progressivement une représentation négative des techniques agricoles arabes responsables, selon eux, de la faiblesse des rendements agricoles et de la destruction de l’environnement palestinien. En 1928, le rapport d’experts envoyé par l’Organisation sioniste décrit ainsi la Palestine : « Jadis fortement peuplé dans ses espaces les plus fertiles, jadis patrie d’une agriculture prospère, même si primitive, c’est aujourd’hui un pays pauvre et peu développé. Les terrasses des montagnes et le sol se sont effondrés. La fertilité de ses vallées a été compromise par des siècles de culture inefficace33 ». Ce discours, très commun à l’époque mandataire, cherche à délégitimer l’agriculture arabe afin de souligner, par contraste, la modernité des procédés agricoles utilisés dans les colonies sionistes.

Les transferts de techniques agricoles 243 en Palestine et la colonisation agricole sioniste

L’établissement par les premiers colons juifs de villages agricoles, notam- ment avec la création de la première ferme-école juive Mikveh-Israël en 1870 par l’Alliance israélite universelle, contribue progressivement au transfert de techniques agricoles européennes en Palestine. Dans la décennie suivante, les pogroms dont les Juifs d’Europe de l’Est sont vic- times provoquent le départ d’une partie des populations juives vers l’Eu- rope occidentale, mais également vers la Palestine ottomane34. Le groupe des Amants de Sion, Hovevei Sion, constitué en Europe de l’Est, fonde ainsi un premier village agricole en 1882 : Rishon-le-Tsion. Ce mouvement agri- cole juif en Terre Sainte est bientôt soutenu par le baron français Edmond de Rothschild qui finance les colonies agricoles35 et les encadre au sein de deux organisations qui se succèdent : la Jewish Colonization Association à

32. Nadan, 2006, p. 64. 33. Kéren Kayémeth Léisrael, 1928, p. 17 (traduction E. M.). 34. Laurens, 2007, p. 102. 35. Aharonson, 2000.

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partir de 1899, remplacée par la Palestine Jewish Colonization Association en 1924. Parallèlement, la fin du xixe siècle est le temps de l’émergence du sionisme politique avec la tenue du premier congrès sioniste mené par Théodore Herzl à Bâle en 1897. Le sionisme est la recherche d’un territoire souverain pour le peuple juif en diaspora. Exclusivement tourné vers la Palestine ottomane depuis les premières années du xxe siècle36, le dessein sioniste porte en lui le projet agricole de retour des Juifs au travail de la terre37. Pour soutenir le développement de l’agriculture et de la colonisa- tion, l’Organisation sioniste crée le Fonds national juif (Keren Kayemeth Leisrael) en 1901, chargé de l’achat de terres pour les Juifs, et l’organisme financier sioniste le Keren Hayessod. Depuis la fin du xixe siècle, l’expansion des cultures irriguées par les colons juifs et sionistes s’est accompagnée de l’introduction de techniques agri- coles venues d’Europe et d’Amérique du Nord. Derek Penslar a démontré dans son travail sur les ingénieurs de la colonisation juive38 comment les techniciens français liés à l’œuvre philanthropique du baron de Rothschild ont importé leurs connaissances agronomiques et techniques en Palestine. e 244 Puis, dans les premières années du xx siècle, l’expertise agricole allemande et russe prend progressivement le pas sur la française. De plus, la coloni- sation juive, au contact de la population locale, utilise et transforme les techniques développées par les Arabes. Les sources à notre disposition pour analyser les techniques d’irrigation sionistes proviennent principalement des archives des principales institutions sionistes. Loin de représenter la totalité des implantations agricoles juives en Palestine, les évolutions tech- niques perceptibles dans les archives sionistes n’en démontrent pas moins les changements agricoles de la période pré-mandataire et mandataire. Le développement de l’irrigation revêt un caractère éminemment politique pour les sionistes. En effet, l’augmentation des rendements agricoles est indispensable pour permettre l’immigration massive de Juifs du monde entier vers la Palestine. Le Fonds national juif et les organisations agri- coles juives tentent d’accroître la capacité d’absorption économique du pays pour faire venir de nouveaux migrants juifs. Enjeu politique majeur à une période où les Britanniques souhaitent limiter l’immigration juive en

36. Charbit, 2011, p. 21. 37. Bensoussan, 2005. 38. Penslar, 1991.

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fonction de la capacité d’absorption économique. C’est par l’importation de nouvelles techniques agricoles et par la transformation des procédés agricoles que les sionistes essaient d’atteindre cet objectif comme l’affirme en 1925 Arthur Ruppin, chargé des questions foncières pour l’Organi- sation sioniste : « Les premières étapes du mouvement national juif ont montré que l’agriculture doit être le fondement économique de l’immigra- tion juive en Palestine39 ».

L’appropriation et la transformation des techniques agricoles arabes

Les colonies juives se sont progressivement approprié l’agrumiculture de la plaine côtière. Le modèle californien d’irrigation est importé au cours de la période mandataire afin d’accroître le rendement agricole et passer à une agriculture intensive. Comme l’a montré Nahum Karlinsky dans sa recherche sur l’agrumiculture40, les sionistes tournent leur regard vers l’agriculture californienne dont les caractéristiques physiques et clima- tiques sont assez similaires à celles de la plaine côtière. Ainsi, l’Organisa- tion sioniste fait venir à deux reprises le professeur d’agronomie, Elwood 245 Mead, spécialiste de l’irrigation en Californie et en Australie : en 1923 et en 192741. Il visite la Palestine rurale pendant plusieurs semaines ; puis, il fait part à l’exécutif sioniste de son avis sur les potentialités agricoles du pays. Dans son rapport écrit à la suite de sa première visite en 1924, le professeur de l’université de Berkeley incite les sionistes à accroître les surfaces de cultures irriguées pour passer à un modèle d’agriculture inten- sive42. L’introduction de pompes à moteur pour pomper l’eau est un des premiers changements majeurs qui entraîne l’amélioration du rendement agricole. Les pompes à moteur fonctionnent au diesel et ont une puissance moyenne de douze chevaux. Celles-ci sont placées au fond du puits43. Une vingtaine d’années plus tard, en 1943, le rapport du fonctionnaire

39. Ruppin, 1926, p. 1 (traduction E. M.). 40. Karlinsky, 2005. 41. Teisch, 2011. 42. Central Zionist Archives, S25/658/10, Elwood Mead, Report to Zionist Executive, London, on Agricultural Development in Palestine, 1924. 43. Keren Kayémeth Léisrael, 1928, p. 273.

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britannique F. C. Carver sur les pompes à moteur au Moyen-Orient sou- ligne le haut développement de cette technologie en Palestine44. Les agriculteurs juifs remplacent progressivement les cuvettes et les sil- lons creusés à même la terre par des systèmes de canaux d’irrigation en métal. Ces investissements, coûteux, sont financés notamment par des associations de kibboutzim, l’Organisation sioniste et la Palestine Jewish Colonization Association. Dans les années 1930, l’irrigation par aspersion se développe dans les terres agricoles exploitées par les sionistes. Publié en 1941, le rapport conjoint de divers comités juifs comme l’organisation des producteurs de légumes et le syndicat des travailleurs agricoles donne des éléments précieux sur les techniques d’irrigation par aspersion utilisées et testées depuis une décennie45. Deux principaux types d’irrigation par aspersion sont installés dans les mochavim et les kibboutzim : un système mobile et un autre fixe, tous les deux composés de canaux connectés à des arroseurs rotatifs ou non-rotatifs. La spécificité du système mobile est simple : les canaux, les fixations et l’arroseur peuvent être retirés facilement pour permettre le labourage de la terre par des machines mécaniques. Les 246 arroseurs sont placés sur les canaux tous les 14 à 16 mètres. Le rapport des organisations agricoles sionistes de 1941 énumère tous les avantages et les inconvénients des systèmes d’aspersion installés en Palestine depuis une décennie. L’arroseur rotatif semble avoir leur faveur en raison de sa capacité à fournir de l’eau de manière égale sur l’ensemble d’une parcelle. Depuis les années 1930, ces systèmes d’irrigation par aspersion, que ce soit les robinets, les canaux, les arroseurs, sont construits par des sociétés juives en Palestine comme Sqiner ou Metar46. Pendant le Mandat, les sionistes ont profondément transformé les pro- cédés de collecte des eaux. Les techniques nabatéennes, byzantines et arabes de collecte des eaux de pluies par gravité grâce à l’installation de réservoirs à flanc de pente47 dans le désert du Néguev sont utilisées par les sionistes qui cherchent à les perfectionner pour permettre l’irrigation des terres qui entourent les colonies juives construites dans cette région

44. « Pump irrigation form wells has already been brought to a high pitch of development in Palestine », Midde East Center Archives, GB165-0203, Box 26, Carver F.C., Report on Pump Irrigation in the Middle East, 6 août 1943. 45. CZA, S90/2123/2, “Saqira al hahamtara bemakshei haovdim”, 31 décembre 1941. 46. Ibid. 47. Evanari, Shanan, Tadmor, 1982, p. 159.

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dans les années 1940. Le début de l’année 1946 voit l’inauguration des infrastructures hydrauliques de collecte des eaux de pluies pour irriguer les terres agricoles de la colonie juive Revivim, située au nord du Néguev. L’eau, à la saison des pluies, ruisselait sur les pentes pour rejoindre le Wadi Aslouj en contrebas : l’objectif des sionistes est alors de canaliser cette eau pour en faire la principale source d’alimentation des cultures agricoles. Financée par le Fonds national juif et l’Agence juive, un barrage en béton armé est bâti pour contenir l’eau qui coule dans le Wadi Aslouj48. L’eau est ensuite amenée vers les terres irriguées de Revivim par un canal de 800 mètres de long vers un réservoir souterrain lui aussi en béton. Ce réservoir peut contenir 220 000 mètres cubes, le canal ayant une capacité d’approvisionnement de 10 000 m3 par heure. Les sionistes investissent largement dans la recherche agronomique pour permettre ces mutations techniques. Ils créent progressivement des tech- nologies capables de contourner le manque d’eau ou les difficultés topo- graphiques pour permettre le développement économique et agricole du territoire palestinien dans le but de servir leur dessein politique. 247 Les recherches et les techniques au service de l’immigration juive

Dès 1921, l’Exécutif sioniste crée la première station agricole expérimen- tale de Ben Shemen, déplacée dix ans plus tard à Rehovot. Cette station est le premier institut scientifique d’expérimentation agricole sioniste fondé en Palestine : elle mène des recherches agricoles pour améliorer les cultures des villages juifs. Les résultats de ses recherches sont publiés sous forme de livrets. Avant la mise en place du Mandat britannique, la ferme-école Mikveh-Israël, fondée en 1870 au sud de Jaffa, faisait office de laboratoire d’expérimentation agricole pour répondre aux difficultés rencontrées par les premiers pionniers juifs. Les domaines de recherches agricoles sont très variés : entomologie, zoologie, agronomie, botanique, chimie du sol, géo- logie et hydrologie. De nombreuses expériences sont conduites pour amé- liorer le modèle agricole juif. Ainsi, les agronomes et leaders sionistes Selig

48.« Negev rain water for irrigation », Palestine Post, 7 janvier 1946.

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Soskin49, Isaac Elazari-Volcani50 et Moshe Smilansky51 ont tous trois publié des travaux incitant les colons juifs à adopter un modèle agricole intensif fondé sur l’expansion de la culture irriguée.

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Fig. 4. – La station agricole expérimentale de Rehovot en 1935 Matson Photograph Collection, Library of Congress Prints and Photographs Division, Washington, États-Unis, LC-M32- 5071

Les chercheurs de la Station expérimentale de Rehovot (Fig. 4), affiliés à l’université hébraïque de Jérusalem, travaillent également à résoudre les problèmes rencontrés quotidiennement par les colons juifs dans leurs fermes. C’est le cas d’Adolf Reifenberg, biochimiste allemand né en Allemagne en 1899, arrivé en Palestine avant la Première Guerre mondiale, qui a consacré sa recherche aux propriétés physiques des sols irrigués52. De la même manière, Fritz Shimon Bodenheimer, entomologiste formé en Allemagne, rejoint les rangs de la Station expérimentale de Rehovot et de

49. Soskin, s.d. 50. Elazari-Volcani, 1935. 51. Smelansky, 1930. 52. Reifenberg, 1935.

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l’université hébraïque pendant le Mandat afin de travailler sur les insectes nuisibles aux cultures irriguées53. À partir des années 1930, les sionistes s’intéressent à l’utilisation de l’eau salée pour l’agriculture. Le développement de l’irrigation dans la plaine côtière a eu, à certains endroits, des conséquences négatives sur la qualité des eaux souterraines. En 1947, cette situation est soulignée dans le rap- port du Gouvernement de Palestine sur les ressources hydriques : « Près de Tel-Aviv, le pompage excessif a entraîné l’intrusion d’eau de mer dans plusieurs puits ; dans les dunes de Haïfa, d’autres puits sont menacés54 ». Dès les années 1940, les sionistes souhaitent s’implanter dans la région désertique du Néguev où beaucoup des ressources souterraines ont un taux de sel très élevé55. Dans le but de permettre l’accroissement des cultures irriguées, les sionistes cherchent à trouver des moyens techniques pour contourner le problème posé par les ressources d’eau salée. Pour cela, le docteur A. Werber a mené une série d’expérimentations pour déterminer si le sol pouvait absorber sans conséquence une eau avec un taux de chlore important et si des techniques pouvaient être mises en place pour retirer le 56 sel infiltré dans la terre . En janvier 1948, un article du quotidien Haaretz 249 annonce également l’invention d’une machine capable de retirer le sel de l’eau pour produire de l’eau potable dans le Néguev57. Cette nouvelle tech- nologie a été développée par le centre de recherche de Rehovot et par des chercheurs états-uniens.

Conclusion

Indéniablement, la période du Mandat britannique est celle d’importantes mutations des techniques d’irrigation. Le pompage motorisé, les nou- veaux types de canaux d’irrigation ne sont pas uniquement développés en Palestine mais également dans l’ensemble du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord. Néanmoins, la particularité de la situation palestinienne réside

53. Bodenheimer, 1925. 54. Government of Palestine, 1947, p. 6. 55. MECA, Sir Cunningham Collection, private papers. Box 6. “Visit of H.E. the High Commissioner to Beth Eshel, Beesheba Sub-District on Thursday 29th of November”, 1945. 56. Werber, 1936. 57. CZA, S90/2123/2, « Houmtza makhchir leafqat mi chtia mimei-melakh banegev », Haaretz, 16 janvier 1948.

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dans le fait que les transferts technologiques sont lancés non par une puissance coloniale mais par l’Organisation sioniste et ses ramifications en Palestine. Les technologies sont au cœur du discours politique forgé par les sionistes pour délégitimer la présence arabe en Palestine et fus- tiger l’ancienne domination ottomane. Ainsi, Arthur Ruppin au milieu des années 1930 affirme-t-il que « Pendant les quatre siècles de domina- tion ottomane, la Palestine fut tristement négligée. On a laissé les merveil- leuses infrastructures hydrauliques romaines se dégrader, les forêts ont été coupées, tandis que sous le système féodal le sol était cultivé de manière irrationnelle58 ». Les sionistes se positionnent ainsi comme les porteurs de la modernité technique face à ce qu’ils perçoivent comme des procédés primitifs. Ils nient ainsi le temps long et les échanges de connaissances dans lesquels s’inscrivent les techniques d’irrigation arabes.

Sources et bibliographie Archives CZA, S90/2123/2, « Houmtza makhchir leafqat mi chtia mimei-melakh 250 banegev », Haaretz, 16 janvier 1948. CZA, S90/2123/2, « Negev rain water for irrigation », Palestine Post, 7 janvier 1946. CZA, S90/2123/2, « Saqira al hahamtara bemakshei haovdim », 31 décembre 1941. MECA, Sir Cunningham Collection, private papers. Box 6, « Visit of H.E. the High Commissioner to Beth Eshel, Beesheba Sub-District », 29 novembre 1945. MECA, GB165-0203, Box 26, Carver, F.C., Report on Pump Irrigation in the Middle East, 6 août 1943. Sources imprimées Bodenheimer Shimon Fritz, The Mediterranean fruit fly in Palestine,The Zionist Organisation, Institute of Agriculture and Natural History, publié avec la coo- pération de l’association Pardes, janvier 1925. Elazari-Volcani Isaac, The Fellah’s farm, The Jewish Agency for Palestine, Tel- Aviv, 1930. Elazari-Volcani Isaac, Rational Planning of Agricultural Settlement in Palestine, Karen Hayesod, Jérusalem, 1935.

58. Ruppin, 1934, p. 381.

ART-12.indb 250 21/12/2020 17:31 Les circulations de savoir et les transferts de techniques d’irrigation

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ART-12.indb 251 21/12/2020 17:31 Élisabeth Mortier

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ART-12.indb 252 21/12/2020 17:31 Les circulations de savoir et les transferts de techniques d’irrigation

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L’autrice

Élisabeth Mortier, agrégée d’histoire, est doctorante en histoire contemporaine à Sorbonne-Université sous la direction du Professeur Catherine Mayeur-Jaouen. Sa thèse, à la croisée de l’histoire environnementale, de l’histoire des techniques et de l’histoire politique, porte sur les territoires de l’eau en Palestine rurale pen- dant la période de domination britannique (1917-1948). Derniers articles parus : « La figure héroïque du pionnier sioniste », Études rurales, n° 203, 2019 et « Le “combat contre le désert et la sécheresse” : l’eau dans le Néguev et les projets 253 sionistes à la fin du Mandat britannique en Palestine », Revue d’histoire moderne et contemporaine, n° 66-4, 2019.

ART-12.indb 253 21/12/2020 17:31 ART-12.indb 254 21/12/2020 17:31 Cultures visuelles

ART-12.indb 255 21/12/2020 17:31 ART-12.indb 256 21/12/2020 17:31 2019, l’année Léonard

ART-12.indb 257 21/12/2020 17:31 ART-12.indb 258 21/12/2020 17:31 Le 500e anniversaire de Léonard de Vinci, de la commémoration à la recherche : modèles et modélisation i les commémorations constituent une opportunité pour attirer l’attention du grand public et les soutiens d’institutions diverses (culture, enseignement supérieur et recherche, etc.) elles sont aussi Sl’occasion de faire le point sur un état de la connaissance. Avec une figure aussi prestigieuse que Léonard de Vinci, l’année 2019 a marqué un temps 259 fort, et a permis de mettre à jour l’historiographie passée au prisme de nou- velles approches. Ainsi les nombreuses expositions, conférences et publi- cations auxquelles ce 500e anniversaire a donné lieu, ont mis en lumière les multiples facettes de son activité – l’homme de l’art, l’ingénieur mili- taire et hydraulique aux côtés de la figure du peintre et de l’architecte – et remis en perspective la construction à différentes époques de la figure du « génie ». Comme l’a montré Pascal Brioist, les savoirs du maître toscan appartiennent autant à la synthèse des savoirs médiévaux qu’à la culture humaniste, nuançant son image à la fois solitaire et visionnaire1. Les mul- tiples événements organisés ont aussi permis de resituer et contextualiser sa production dans la pluralité de ses champs d’action. Certaines initia- tives ont plus précisément fait la part belle aux sciences et aux techniques, à l’instar de l’exposition tenue à la British Library, Leonardo da Vinci: A Mind in Motion – et les articles du catalogue éponyme qui rassemble

1. Brioist, 2013 et 2019 ; Dubourg-Glatigny, 2016.

ĆĆ Marie Thébaud-Sorger, « Le 500e anniversaire de Léonard de Vinci, de la commémo­ ration à la recherche : modèles et modélisation », Artefact, 12, 2020, p. 259-262.

ART-12.indb 259 21/12/2020 17:31 Marie Thébaud-Sorger

des contributions de spécialistes. Exposant les pages du précieux Codex, celle-ci retraçait la cohérence d’une pensée du mouvement animant toute une série de domaines (hydraulique, mécanique, astronomie et optique) sous-tendus par une même perception du monde naturel : il en appréhende les dynamiques, le rapport des forces, de résistances et de mouvements per- pétuels, les relations formelles entre microcosme et macrocosme2. D’autres expositions qui ont fleuri dans le sillage des activités commémo- ratives et que ce court dossier souhaite mettre en lumière – exposition per- manente à Milan, temporaires à Romorantin et Oxford – furent l’occasion de tisser de nouvelles approches sur les techniques qui ne se restreignent pas à l’histoire mieux connue des machines, dispositifs hydrauliques et projets imaginaires (machines volantes et sous-marines), mais abordent aussi les correspondances structurelles dans la pensée technique et le rôle des modèles dans les processus de construction des savoirs. Claudio Giorgione, curateur de la riche collection de modèles du Museo nazionale della scienza e della tecnologia « Leonardo da Vinci » à Milan, revient sur la mise en place des nouvelles galeries ouvertes au musée en 260 décembre 2019. Entreprendre l’itinéraire de ces modèles permet de resi- tuer historiquement leurs usages selon leur contexte de production et de médiations spécifiques : fabriqués dans l’Italie de l’après-guerre, ils ont par- ticipé à la construction patrimoniale du génie léonardien pour les publics3. La muséographie joue un rôle central dans la recherche sur les savoirs tech- niques à travers l’organisation de ces galeries. Celles-ci ont pour fonction de contextualiser la production des savoirs de Léonard sur la nature et de transmettre les recherches les plus récentes par une scénographie contem- poraine en construisant de nouvelles narrations qui mettent en scène et en perspective ces artefacts divers (modèles anciens, fac-similé, moulages, fresques, audiovisuels, etc.). Les modèles de Léonard en trois dimensions ont été réalisés à partir d’es- quisses et de dessins et n’étaient pas originellement destinés à être exécutés. Les productions des années cinquante sont des interprétations4, plus ou moins fidèles, par les contemporains engageant alors un dialogue entre passé et présent. Cette pratique a suscité également de nouvelles recherches

2. Barone, 2019. 3. Giorgione, 2019. 4. Giorgione, 2015.

ART-12.indb 260 21/12/2020 17:31 Le 500e anniversaire de Léonard de Vinci

à l’instar du travail engagé par Andrea Bernadoni et Alexander Neuwhal. Ces derniers ont étudié et réalisé une série de modèles 3D à partir du codex Atlanticus (1585-1587) en modélisation virtuelle5. Poursuivant leur investigation et leur collaboration avec Pascal Brioist, ils ont réalisé pour l’exposition de Romorantin, S’inspirer du vivant, des maquettes imitant rigoureusement les dessins et utilisant cette fois-ci les matériaux suggérés par Léonard. Il s’agissait de proposer au public d’explorer la relation entre figurations formelles et observations de la nature chez Léonard, en réso- nance avec les problématiques actuelles sur le biomimétisme. La scéno- graphie de l’exposition permettait de réfléchir aux analogies de structures en mettant en correspondance panneaux, dessins, maquettes mais aussi machines contemporaines, source de créativité à la fois scientifique, mais aussi artistique. La place de la modélisation dans les processus visuels, sensibles et tac- tiles de construction des savoirs était également au cœur de l’exposition tenue à la Weston Library à Oxford, Thinking 3D : Leonardo to the present, pilotée par Laura Moretti et Daniel Green. Liée à un plus large projet de 6 recherche , l’historienne de l’art et de l’architecture Katie Jacobiec, qui y 261 a collaboré, retrace le dispositif de l’exposition. Il s’agissait également de présenter les différentes techniques utilisées au cours du temps (modélisa- tion, photographie et stéréoscopie) pour réaliser des formalisations en trois dimensions dans des domaines tels que l’anatomie, l’architecture, l’astro- nomie et la géométrie. À partir des savoirs mathématiques mobilisés par Léonard puis dans les nombreux ouvrages diffusant la perspective et les nouvelles techniques de modélisation et de mesure, l’exposition mettait en évidence les relations entre les objets tridimensionnels et les formes visuelles et analytiques bidimensionnels. La tridimensionnalité incorporée dans les ouvrages et les modèles réalisés devient alors un vecteur de traduc- tion des savoirs et de communication7. Ces expériences variées pour les visiteurs ouvrent des chemins fructueux sur l’apport de la culture visuelle et de la modélisation dans la transmission sensible et matérielle d’idées, de concepts et de processus techniques. Ainsi

5. Bernadoni et Neuwahl, 2014. 6. Voir le projet, https://www.thinking3d.ac.uk/about/ et la conférence internationale tenue à Worcester College les 27-28 septembre 2019, Thinking 3D Architecture and Audience. 7. Green, Moretti, 2019.

ART-12.indb 261 21/12/2020 17:31 Marie Thébaud-Sorger

tout en se destinant à des publics larges, ces expositions ont su mettre l’ac- cent sur des pistes de recherches nouvelles et prometteuses.

Marie Thébaud-Sorger CNRS/Centre Alexandre-Koyré (UMR 8560)/MFO

Bibliographie

Barone Juliana (dir.), Leonardo de Vinci: A mind in Motion, British Library, 2019. Bernardoni Andrea, Neuwahl Alexander, Construire à la Renaissance : les engins de chantier de Léonard de Vinci, Presses universitaire de Rennes/Presses univer- sitaires François Rabelais, Rennes, 2014. Brioist Pascal, Les Audaces de Léonard de Vinci, Stock, Paris, 2019. Brioist Pascal, Léonard de Vinci, homme de guerre, Alma éditeur, Paris, 2013. Dubourg-Glatigny Pascal, « Pascal Brioist, Léonard de Vinci, homme de guerre », Artefact. Techniques, histoire et sciences humaines, n° 4, 2016, p. 411-413. Green Daryl, Moretti Laura (dir.), Thinking 3D: Books, Images and Ideas from Leonardo to the Present, Bodleian Library, Oxford, 2019. 262 Giorgione Claudio, « The birth of a collection in Milan: from the Leonardo Exhibition of 1939 to the opening of the National Museum of Science and Technology in 1953 », Science Museum Group Journal, n° 4, 2015 [http:// dx.doi.org/10.15180/150404]. Giorgione Claudio, Leonardo Da Vinci. The Models Collection, Museo Nazionale della Scienza e della tecnologia Leonardo da Vinci, Museum collections, Milan, 2009.

ART-12.indb 262 21/12/2020 17:31 S’inspirer du vivant (Romorantin, 2019) Le biomimétisme de Léonard de Vinci à nos jours u 1er juillet au 31 août 2019, l’exposition qui s’est tenue à la Fabrique Normant de Romorantin voulait révéler la richesse insoupçonnée des recherches que Léonard de Vinci a consacrées Dà l’imitation mécanique du vivant. Ses commissaires, Pascal Brioist, auteur de la présente note, et Martine Vallon, y ont rassemblé des maquettes géantes de machines dessinées par le Toscan du Quattrocento (ornithop- tère, aile volante, soucoupe à quatre ailes, lion mécanique etc.) et des robots 263 de la toute dernière modernité. Fin observateur de la nature – avec ses machines imitant les oiseaux, les chauves-souris ou les insectes, ses palmes de plongée inspirées des membranes du poisson volant –, Léonard de Vinci y cherchait des solu- tions innovantes à certains problèmes technologiques de son temps. Il s’est aussi bien penché sur les problèmes de matériaux que sur l’anatomie ani- male, sur les sens et les comportements des oiseaux ou encore sur leurs techniques de locomotion. Mises en parallèle avec les recherches des plus grands laboratoires européens actuels, ces études vieilles d’un demi-millé- naire apparaissent d’une grande modernité. Les chercheurs d’aujourd’hui analysent en effet les matériaux biologiques performants (peau de requin, structures en alvéoles des ruches d’abeille, plantes à scratch…), les sens exotiques des mouches ou les oiseaux qui volent en essaim ainsi que les poissons qui nagent en bans synchronisés, formant d’étranges structures mathématiques. L’exposition avait pour vocation de faire découvrir ces parallèles entre des réflexions distantes dans le temps et des robots imitant

ĆĆ Pascal Brioist, « S’inspirer du vivant (Romorantin, 2019). Le biomimétisme de Léonard de Vinci à nos jours », Artefact, 12, 2020, p. 263-265.

ART-12.indb 263 21/12/2020 17:31 Pascal Brioist

les reptiles, les oiseaux, les poissons, les poulpes et des drones intelligents. Elle entrouvrait enfin la porte sur les créations esthétiques des rêveurs d’aujourd’hui tels Theo Jensen (inventeur d’un bestiaire éolien), François Schuyten (dessinateur belge de cités végétales) et François Delarosière (Compagnie la Machine, éléphant géant de Nantes et minotaure de Toulouse) dont les créations artistiques sont inspirées par le biomimétisme. L’exposition accueillait le visiteur par une série de panneaux sur les formes naturelles, faisant remarquer que Le vivant se sert de formes géométriques particulières pour se défendre et se propager. […] La forme sphérique est ainsi un ““moyen de protection naturel que l’on retrouve dans les fleurs de pissenlit, les fruits ou les oursins. La forme en spirale sert à stocker sur un espace restreint des formes linéaires. Dans la nature, on la retrouve par exemple dans les nautiles, les ammonites ou les queues de caméléons etc. La forme en hélice permet de saisir des objets en accentuant la friction comme dans l’exemple des plantes grimpantes. La forme angulaire ou pointue offre des moyens de 264 défense (épines de roses, dents ou cornes). L’hexagone est la forme que prennent les cercles quand ils s’aplatissent les uns contre les autres dans un espace contraint. Le pourtour d’un cercle peut en effet contenir six cercles tangents de identique. Un phénomène similaire se produit avec les sphères et les cylindres dans l’espace tridimensionnel. On l’observe dans les rayons de ruche ou dans l’œil à facettes d’un insecte. Les formes fractales en arborescence se retrouvent dans les arbres, les veines ou les bronches et permettent de coloniser l’espace. Or il se trouve qu’observant la nature, Léonard de Vinci a été particulière- ment attentif à de telles morphologies et à leurs transformations constantes : formes en spirales, tourbillons, lunules, formes ramifiées, formes combi- nées. Après avoir défendu la théorie médiévale de la grande chaîne des êtres et des échos analogiques entre le macrocosme et le microcosme, Léonard finit par se convaincre que les analogies formelles entre les divers domaines de la nature (branches d’arbres, réseaux veineux, affluents de cours d’eau…) provenaient de la performativité de certaines formes récur- rentes. Les études du maître sur les créatures volantes (insectes, chauves- souris, oiseaux et même poissons volants) attestent la profondeur de sa

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réflexion sur le biomimétisme. Ses observations sur les comportements variés de tous les types d’oiseaux, sur l’équilibre de l’oiseau dans le vent, sur les matériaux capables d’imiter la légèreté de l’oiseau tout en assurant une résistance parfaite (il se demande par exemple comment les plumes servent à voler et comment le vent s’appuie dessus ou les pénètre), l’amènent à poser le principe d’action-réaction. Pour présenter concrètement sa réflexion, les maquettes d’Andrea Bernardoni et Alexander Neuwahl exposées à Romorantin respectaient la règle stricte d’une approche philologique s’en tenant à l’imitation rigoureuse des dessins de Leonard et à ses réflexions sur les meilleurs matériaux à utiliser. Parmi les objets singuliers résultant d’une étude poussée du Codex Atlanticus et du manuscrit B, une aile à soufflets était présentée. Elle s’appuyait sur l’air en descendant avec des clapets de carton qui se refermaient mais bénéficiait d’une structure à opercules pour pouvoir remonter aisément. La mise en parallèle des réflexions de Léonard avec les machines les plus récentes des laboratoires européens (Pise, Marseille, Lausanne, Bristol…) a démontré que l’homme de Vinci pouvait sans aucun doute être considéré comme un grand-père inspiré du biomimétisme d’aujourd’hui. 265

Pascal Brioist Université François-Rabelais (Tours) / CESR

ART-12.indb 265 21/12/2020 17:31 ART-12.indb 266 21/12/2020 17:31 Thinking 3D: Leonardo to the Present Bodleian Libraries (Oxford), 2019-2020 he Portrait of Luca Pacioli with a Student (1495), reproduced on the first wall of the exhibition space, sets the mood and the intel- lectual climate of Thinking 3D: Leonardo to the Present, an exhibi- Ttion held at the Bodleian Libraries in Oxford from March 21, 2019 until February 9, 2020. In the painting, Pacioli, a mathematician and teacher of Leonardo da Vinci and Albrecht Dürer, stands in a dimly lit study with one hand on an open book and the other holding a stick, pointing to a geometric diagram drawn on a slate tablet with ‘Euclides’ inscribed on its side. His student stands next to him addressing the viewers with his gaze, 267 but Pacioli’s attention is focused on the hanging solid and its connection to the objects presented on the table before him. The curators, Laura Moretti and Daryl Green, took advantage of this composition by bringing an actual table into the exhibition space and displaying upon it the objects of a geometer, merging Pacioli’s space with the visitor’s. The visitor becomes a modern-day student of Pacioli, invited to hold in their hand a dodecahe- dron (a polyhedron with twelve flat faces) or a rhombicuboctahedron (a convex solid consisting of eighteen square and eight triangle faces) and touch several other examples of a mathematician’s instruments. Moretti and Green thus not only demonstrate but also deploy the pedagogical strategy that forms the exhibition’s focal point : the idea that three-dimen- sional objects form the basis for two-dimensional visual analytic reasoning and the transmission of knowledge, and vice versa. The exhibition coincides with the 500th anniversary of Leonardo’s death and connects the Renaissance man with Pacioli, for whose De divina proportione

ĆĆ Katie Jakobiec, « Thinking 3D: Leonardo to the Present. Bodleian Libraries (Oxford), 2019-2020 », Artefact, 12, 2020, p. 267-271.

ART-12.indb 267 21/12/2020 17:31 Katie Jakobiec

(1508) Leonardo made 60 drawings that were turned into woodcuts. One of these, a drawing of an ‘elevated’ icosidodecahedron (a polyhedron with twenty triangular faces and twelve pentagonal faces), is one of five of Leonardo’s pieces featured in the exhibition (Fig. 1). Thinking 3D does not, however, concentrate solely on Leonardo and the Renaissance period, though that era no doubt presents a crucible for changes in rendering space utilizing perspective, new techniques of modelling form, and even the introduction of the printing press in the Western world, all of which had an impact on the illustrated book. Rather, the exhibition presents a chronological overview of the need to transmit complex three-dimensional ideas in two-dimensional media, beginning with Euclid’s Elements (4th-3rd century BCE) and continuing through the present.

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Fig. 1 – Leonardo da Vinci’s drawing of an ‘elevated’ icosidodecahedron, featured in Luca Pacioli’s De divina proportione, Venice, 1509 Arch. B d.24 (2) © Bodleian Library, University of Oxford

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The varied and widespread application of the desire to represent 3D in two dimensions is presented in the context of four selected disciplines : geometry, architecture, anatomy and astronomy. Geometry, of course, is the foundational discipline that allows complex bodies, biological and cosmic, to be measured and understood. Architecture, too, especially in the case of such complex stereotomic works as vaults and stairs requires that a series of shapes be worked out and fit together into a whole on the page before being constructed in the real world. With these categories, the curators rein in the endless potential and applicability of three-dimen- sional thinking ; excluding objects like machines, they opt for the elegant coherence of repetition, focusing on designs of stairs and centrally planned buildings, pages displaying the juxtaposition of text and image, and the four island tables that resonate with those four main disciplines.

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Fig. 2. – Andrea Palladio, I Quattro libri dell’architettura, Venice, 1601 C. 8.12(2) Art © Bodleian Library, University of Oxford The interplay between three- and two-dimensional modes is at the heart of Thinking 3D and the exhibit clearly articulates the dialogue between the two, disclosing that each informs the other in the working out and working

ART-12.indb 269 21/12/2020 17:31 Katie Jakobiec

through of complex problems. It is also evident that similar techniques are used across different disciplines, adapted for particular purposes in each. For example, Vesalius’s De humani corporis fabrica (1543) exposes the inner workings of the human body through illustrating bodies with their skin folded away. The book includes two sheets for the reader-user to cut out and construct 3D models or manikins. Architectural diagrams similarly dissect buildings through cross sections, elevations, and floor plans, infor- ming the viewer how structures are designed and put together, as Andrea Palladio’s Four Books on Architecture (1570) makes explicit (Fig. 2). Indeed, the word fabrica—applied interchangeably to architecture, machines, and anatomy—highlights the interconnections of structure and facture. The exhibition emphasises the idea that “thinking 3D” is an embodied pro- cess, requiring the use of the mind and the hand (or, indeed, the mindful hand). Several of the works displayed show that even the two-dimensional mode of the page can, at times, be neither flat nor static. Dynamism and animation come by way of the objecthood of the book itself, the insertion of cut-outs or for example, the glued-in solids intended to be unfolded 270 and popped off the two-dimensional page in Henry Billingsley’s English translation of Euclid (1570) (Fig. XXXV, colour plates). Perhaps the most striking examples are multi-layered anatomical books—the so-called ‘flap anatomies’—that invite the reader-user to unfold paper flaps and perform armchair autopsies on the depicted human bodies (Fig. XXXVI, colour plates). These examples show that knowledge—its production, commu- nication, and acquisition—requires not only an optic but also a haptic engagement with objects, the addition of the latter enabling a deeper investigation into how things are made, and thus, how they are. As such, the pieces selected for Thinking 3Dhighlight the multi-dimensional aspect of didacticism, communication that entails the transfer of ideas and forms across space and time (e.g. the work of Palladio), as well as the translation of knowledge into different languages and for different audiences. Thinking 3D: Leonardo to the Presentprovides an experience at once phy- sical and intellectual, placing the visitor within a long and ongoing history of communication : the challenge of transmitting knowledge alongside the drive to understand and capture the world as we know it, seeking always to better represent abstract concepts. The theme of the exhibition is aptly reflected in its curatorial strategies, effectively demonstrating the role of the viewer-user in unfolding the experience of learning. Further questions

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are raised, thus, on the basis of personal experience: is dimension itself the only element at stake? What roles are played by scale, material, and portability? Overall, Thinking 3D deftly explores the entangled domains of art, science, and pedagogy, inspiring inquiry as the very construction of knowledge itself.

Katie Jakobiec University of Toronto

271

ART-12.indb 271 21/12/2020 17:31 ART-12.indb 272 21/12/2020 17:31 To the New Leonardo Galleries n 1953, the Museum was inaugurated with a major exhibition on “Science and Technology of Leonardo da Vinci,” which soon evolved into a permanent gallery.1 Guido Ucelli2, the Museum founder, Ientitled the museum to Leonardo da Vinci (Vinci 1452 - Amboise 1519), who is still today a global cultural icon, as well a symbol of curiosity and of interdisciplinary knowledge. His ability to observe nature and the work of others is a fundamental element of his relevance for modern times. His work, which calls upon drawing as a method of observation and study, constitutes a precious legacy for our society, inspiring an approach to knowledge capable of overcoming the traditional gap between scientific 273 knowledge and humanistic culture. For over 60 years the Museum has been telling visitors from all over the world about this extraordinary figure. The upcoming celebrations of Leonardo’s birth anniversary, has resulted in an intensification of research, placing Leonardo at the center of a path of study and rediscovery to reconstruct his role with respect to the Museum. This was the starting point of the total redesign of the Museum’s historic exhibition dedicated to Leonardo, opened in December 2019. The new galleries curatorial project is the result of a decade of study and reflection on the history and on the collections of the museum. It combines it with the latest scientific research, to better present the work of Leonardo, as

1. About the history of the collection see: Giorgione, 2009, p. 16-31; Giorgione, 2015; Giorgione 2019, p. 59-61. 2. Guido Ucelli (Piacenza 1881, Milano 1964), an engineer, industrialist and humanist. As the CEO of the Riva & Calzoni Company, he contributed in the 20’s to the recovery of the ancient roman ships from the lake of Nemi, near Rome. In the 30’s he started to support the establishment of an Industrial Museum in Milan and he succeeded in his mission after WW2. The National Museum of Science and technology in Milan opened on February 15th 1953, as the final act of the celebrations for the fifth centenary of Leonardo da Vinci’s birth.

ĆĆ Claudio Giorgione, « To the New Leonardo Galleries », Artefact, 12, 2020, p. 273-277.

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a humanist, an engineer, and an investigator of Nature. Thus, it reveals a more holistic view of the figure of Leonardo, away from the myth of the brilliant inventor, to be better understood within his own time and context, including places he visited and people he met during his lifetime.3 This enables us to “Get closer” to the truest Leonardo, and discover his thoughts and thinking process which are truly unique and innovative and can still inspire us today such as the careful observation of nature, the use of drawing as tools for understanding and communication, the ability to connect ideas in a flexible and multifaceted way. The precious collabora- tion of more than 70 cultural institutions4 from all around the world has allowed to create an iconographic itinerary of unique richness, making it possible to reveal Leonardo's figure and work fully and completely, and not merely as that of an engineer or technologist. The experience and vision of museographer François Confino5 and of the LLTT Studio6 have contributed to the display of more than 170 works: early models, ancient books, historical facsimiles, frescoes, casts, reliefs, and decorations. The historical models built in 1953 including the study and interpretation of 274 Leonard’s drawings and manuscripts are still at the center of the display but enhanced by many other works, and thus able to better tell and illus- trate the relationship between Leonardo and the historical context of his time. The Museum’s architectural structure—an Olivetan monastery from the 16th century—has required a momentous task of selection and layout of historical objects, some of considerable size. This necessitated conti- nual discussions among curator, staff and museographer to determine the optimal itinerary for the exhibition. The set-up was defined as one to pre- sent numerous and varied works that would give an account of Leonardo's

3. Two fundamental steps in the process of study and research have been carried out in 2019. The Exhibition (and related catalogue) Leonardo da Vinci. La Scienza prima della Scienza held at Scuderie del Quirinale in Rome from March 13th to June 30th 2019 and the volume Leonardo 1939. La costruzione del mito (Beretta, Canadelli and Giorgione dir., 2019). 4. The four main scientific partners of the new Leonardo Galleries are: Musei Reali, Turin, Royal Collection Trust, Windsor, Soprintendenza Castello, Milan and Institut de France, Paris 5. Francois Confino (Geneva 1945) is a Swiss – French architect and museographer, who has been working for international project for many Museums in the world. Among them, the National Museum of Cinema and National Automobile Museum in Turin in 2000 and 2011, the Charlie Chaplin Museum in Vevey in 2015. 6. LLTT Studio, Marida Cravetto and Federica Pagella, based in Turin.

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prolific and multidisciplinary corpus, starting with the actual surface-area requirements, but also, and above all, on the basis of a coherent succession and sequencing of artefacts and contents. Within the wide-ranging pro- posals of the project, various skills and disciplinary fields converge along the itinerary, making the works themselves the narrators of a story, of a cultural message. The new exhibition layout presents the works of the collection in accor- dance with a precise scientific program, with careful attention to the layout of artefacts and presenting the information to the public. Alongside this more “classical” approach to the exhibition layout, audiovisual installa- tions are proposed in some rooms, in synchronization with the ambient lighting systems, showcasing objects in specific contexts, thereby enhan- cing their aesthetic and communicative effect, being part of the curatorial project and not just entertainment. The visit to the Leonardo da Vinci Galleries offers a circular path connec- ting the large central corridor to lateral spaces. The sections present the different fields of Leonardo’s study, research and creations. The themes treated include: training in Verrocchio’s workshop and Leonardo’s inte- 275 rests for machines and mechanisms from the Florence of Tuscan engineers; drawing as a method of investigation, understanding and communica- tion across diverse branches of knowledge; military engineering projects and the fantastic war machines of medieval tradition; technical solutions to improve work and production tools designed during Leonardo’s first sojourn in Milan; studies on flight, with the anatomy of birds as a point of departure; surveys of the Lombard territory and waterways; Leonardo’s contributions to the debate on architecture; Leonardo’s influence in Lombard painting of the late Renaissance; and finally his later thoughts reflecting on the idea of the cosmos being governed by universal laws. Some sections highlight the new approach in storytelling. The first room, which is dedicated to everyday life during Leonardo’s time, was trans- formed into a model street of an ideal city of the Renaissance thanks to the large stage scenery images painted along two walls, vividly immersing the visitor in the context (Fig. XXXVII, colour plates). The importance of the study of nature, in room two, has been developed thanks to setup of two “archives of nature,” real Wunderkammer displaying naturalia (fossils, stuffed and anatomical specimens, insects) on permanent

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loan from the Natural Museum of University of Pavia (Fig. XXXVIII, colour plates). The theme of the art of war develops through the central gallery, with large synchronized projections on both walls setting into motion a medley of Leonardo’s battle-themed drawings (Fig. XXXIX, colour plates). The slow movements animating whole or partial figures create a large vibrantly dynamic fresco serving as backdrop for models of Leonardo's ballistic and military studies. At the center of the room stands the giant crossbow—the most representative and suggestive work—situated within a diorama depic- ting battle scenes the visitor can admire through special oculi fashioned into the exhibitor walls. The itinerary concludes with a totally immersive installation of great eloquence. It was created using multiple projections of Leonardo’s drawings of deluges, from his latest period, which formulate his wide-ran- ging theories on nature (Fig. XL, colour plates). In this room the visitor experiences the sensations of being immersed in swirling motions and lifted upon the winds. These are extrapolations based on the emotional 276 empathy conveyed by Leonardo’s drawings, where the natural elements are translations of the movements of the soul resulting from the inevitabi- lity of certain natural phenomena and from the impossibility to know or control them. The exhibition setup and the scenographic apparatus enable to locate Leonardo's work within the context of his era, but also to transmit the universality of his studies and the results he achieved through investiga- tion and research. Leonardo was a man of his time, attentive to all fields of knowledge and capable of identifying their interconnections and syner- gies, but also a man of our time, for the transversal nature of his approach to the world and for his critical mind.

Claudio Giorgione Curator, Museo Nazionale Scienza e della Tecnologia “Leonardo da Vinci”

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Bibliography

Beretta Marco, Canadelli Elena and Giorgione Claudio (dir.), “Leonardo 1939. La costruzione del mito”, Editrice Bibliografica, Milano, 2019. Giorgione Claudio, Leonardo da Vinci. The Models Collection,Fondazione Museo L. da Vinci, Milan, 2009. Giorgione Claudio, “The birth of a collection in Milan: from the Leonardo Exhibition of 1939 to the opening of the National Museum of Science and Technology in 1953”, Issue 04, Autumn 2015, Science Museum Group Journal, 2015 [http://dx.doi.org/10.15180/150404]. Giorgione Claudio (dir.), Leonardo da Vinci. La Scienza prima della Scienza, Arte’m, Napoli, 2019.

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ART-12.indb 277 21/12/2020 17:31 ART-12.indb 278 21/12/2020 17:31 Indiennes : un tissu à la conquête du monde Nouveau Centre des indiennes au Musée national suisse – Château de Prangins es indiennes sont des tissus de coton teint, peint ou imprimé, pro- duits à l’origine en Inde, d’où elles tirent leur nom. Dès les premiers siècles de notre ère, ces étoffes conquirent des marchés lointains Len Asie et en Afrique. À la suite des grandes découvertes et de l’ouver- ture de nouvelles voies maritimes, les indiennes pénétrèrent en Europe. Leur succès fut tel, y compris en Suisse, qu’il suscita des imitations, des 279 interdictions, de l’espionnage commercial, de la contrebande et beaucoup de convoitises. En 2016, le Musée national suisse put acquérir un ensemble significatif de 150 indiennes provenant d’une collection de renommée internatio- nale, celle de l’expert en anciens Xavier Petitcol. Cette sélection vint compléter les toiles et les habits d’indienne principalement suisses que le Musée national conservait déjà. Avec la collection Petitcol, il était désormais possible de raconter l’histoire passionnante de ces tissus de façon beaucoup plus exhaustive et précise grâce à des toiles bien documentées et datées. Cette acquisition fit, deux ans plus tard, l’objet d’une grande exposition au château de Prangins (22 avril-14 octobre 2018) (Fig. XLI et XLII, cahier couleur). Accompagnée d’une publication de référence1, elle connut un succès retentissant. Celui-ci s’expliqua notamment par le fait

1. Bieri Thomson, Jacqué B., Jacqué J., Petitcol, 2018.

ĆĆ Helen Bieri Thomson, « Indiennes : un tissu à la conquête du monde. Nouveau Centre des indiennes au Musée national suisse – Château de Prangins », Artefact, 12, 2020, p. 279-284.

ART-12.indb 279 21/12/2020 17:31 Helen Bieri Thomson

que les Suisses découvraient un pan de leur histoire à la fois important et passionnant, mais largement méconnu. En effet, rappelons ici que l’indiennage constitue véritablement une grande success-story suisse. L’industrie cotonnière fut un des principaux moteurs économiques du pays au xviiie siècle et l’impression des cotonnades fit vivre des régions entières, particulièrement en Suisse romande, le long de l’arc jurassien, comme à Genève ou à Neuchâtel. De plus, l’indiennage inséra la Suisse au cœur de l’économie mondiale. Par ailleurs, les Suisses furent nombreux à exporter leur savoir-faire ou leurs capitaux en s’impli- quant dans des entreprises à l’étranger. Enfin, certains d’entre eux jouèrent également un rôle dans le commerce triangulaire et la traite des Noirs, tous deux intimement liés à l’histoire des indiennes. En raison de son histoire particulière, le château de Prangins se prêtait particulièrement bien à une évocation de l’épopée des indiennes. Louis Guiguer qui fit construire le château dans les années 1730 appartenait au grand réseau des banquiers, financiers et négociants protestants qui, entre autres, contrôlait les circuits d’importation des denrées coloniales et était 280 impliqué dans le commerce des indiennes. Par ailleurs, des toiles peintes sont mentionnées dans les inventaires de biens des barons de Prangins. On les utilisait comme tentures sur les murs, comme rideaux aux fenêtres, elles garnissaient le mobilier. Les enfants Guiguer, par exemple, dormaient dans des lits d’indiennes. La restitution de l’appartement de réception du château de Prangins, réalisée en 2013, illustre la place qu’occupaient ces étoffes dans un intérieur noble au siècle des Lumières2. Résumons : une collection de premier plan, un chapitre capital de l’histoire suisse, des liens tangibles avec le lieu dans lequel se trouvent les visiteurs, autant de raisons, nous sembla-t-il, de pérenniser ce contenu tout en l’ap- profondissant et en l’élargissant. Concrètement, en janvier 2021, le Musée national suisse – Château de Prangins inaugurera le premier centre entiè- rement dédié aux indiennes. Il se composera d’une exposition permanente, d’un espace d’étude, ainsi que d’une offre d’ateliers de teinture végétale.

2. Bieri Thomson, 2013.

ART-12.indb 280 21/12/2020 17:31 Indiennes : un tissu à la conquête du monde

Indiennes : un tissu à la conquête du monde

La nouvelle exposition permanente propose de croiser histoire locale et globale et invitera le public à un tour du monde en suivant la trajectoire des indiennes et en s’interrogeant sur l’impact qu’elles ont eu dans les dif- férents centres de production et de consommation sur quatre continents3. L’itinéraire de visite qui emmènera le public de l’Inde au Brésil, en pas- sant par la Suisse, la France et l’Afrique de l’Ouest, a été imaginé pour faire comprendre le commerce triangulaire – qui voit des tissus de coton marchandés contre des êtres humains, lesquels sont à leur tour échangés contre des denrées coloniales – et ses implications. Tout au long du par- cours, la présence et le rôle des Suisses seront soulignés. En effet, en maints endroits du monde, à divers échelons et dans différentes fonctions, des Suisses contribuèrent, directement ou indirectement, à écrire l’histoire de ces étoffes. En fin de visite, le public aura saisi, nous l’espérons, pourquoi les historiens considèrent les indiennes comme l’un des premiers produits mondialisés de tous les temps. 281 Pour les chapitres consacrés à l’Amérique et à l’Afrique, des collaborations avec des spécialistes sur place s’avérèrent indispensables. Par exemple, grâce à un partenariat avec ICOM (International Committee of Museums), le Musée national suisse – Château de Prangins put participer à un projet pilote de séjour d’étude. Pendant deux semaines en juillet 2019, il accueillit Mohamadou Moustapha Dieye, historien et spécialiste des textiles afri- cains qui travaille dans l’un des plus importants musées du Sénégal, le musée Théodore-Monod d’art africain. Avec son expertise, l’équipe de projet conçut un module consacré au rôle joué par les indiennes en Afrique de l’Ouest. Le regard porté par ce collègue sur le concept global

3. Un comité scientifique a accompagné la phase conceptuelle du projet et validé le contenu. Il était composé de Gilles Forster, ancien assistant à l’université de Genève ; Aziza Gril-Mariotte, maître de conférences à l’université de Haute-Alsace ; André Holenstein, professeur à l’université de Berne ; Bernard Jacqué, historien des arts industriels et ancien maître de conférences à l’université de Haute-Alsace ; Jacqueline Jacqué, conservateur honoraire au musée de l’Impression sur Etoffes de Mulhouse ; Lisa Laurenti, conservatrice adjointe au musée d’art et d’histoire de Neuchâtel ; Liliane Mottu Weber, professeur titulaire émérite de l’université de Genève ; Giorgio Riello, professeur à la Warwick University ; Béatrice Veyrassat, ancienne maître d’enseignement et de recherche à l’université de Genève.

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de l’exposition, sur des objets issus des collections du Musée national et, de manière générale, sur nos références en matière d’histoire culturelle, enrichit considérablement notre propos. En ce qui concerne le chapitre dédié à la Suisse, il fallut surmonter un défi de taille : si textes et archives permettent d’envisager l’ampleur des activités géné- rées par les indiennes dans ce pays au xviiie siècle, peu de toiles ont survécu par rapport au nombre de manufactures. De fait, l’industrie des indiennes néces- sitait d’importants capitaux et le marché suisse offrait trop peu de débouchés. C’est pourquoi les fabricants privilégièrent l’exportation, principalement vers la France, pays voisin très peuplé jouissant d’un bon niveau de vie. Comment pallier le manque de toiles ? Deux options furent retenues. D’une part, montrer au public des exemples des nombreuses traces maté- rielles laissées par l’industrie des indiennes dans les arts visuels et les archives (Fig. XLIII et XLIV, cahier couleur) : vues de manufactures, portraits d’indienneurs, descriptions de fabriques par des voyageurs, mentions dans les inventaires de biens, demandes d’autorisation pour installer une manu- facture, ordonnance sur les fabriques et autres règlements. D’autre part, 282 créer un multimédia qui propose une vue d’ensemble inédite de la produc- tion des indiennes en Suisse au xviiie siècle grâce à la compilation d’infor- mations issues d’études souvent difficilement accessibles au grand public. Ce dispositif non exhaustif rendra vie à ce qui a le plus souvent disparu et remettra en lumière des centres de production très importants, mais rare- ment évoqués comme Zurich ou Berne.

Espace d’étude Un espace d’étude permettra de prolonger la visite de l’exposition per- manente. Elle montrera d’autres toiles tirées du fonds de Xavier Petitcol, sélection qui changera régulièrement. Grâce à des supports multimédias interactifs, le public pourra se familiariser avec les techniques de fabrica- tion, l’iconographie des toiles et les productions de diverses manufactures. Il aura la possibilité de comparer des étoffes, de déceler leurs particularités, de reconnaître les différents procédés d’impression, et ce en fonction de ses propres centres d’intérêt. De plus, un poste de consultation permettra de sonder la base de données des collections du Musée national suisse, rendant ainsi possibles des rapprochements entre indiennes et autres types d’objets, par exemple des soieries ou des papiers peints.

ART-12.indb 282 21/12/2020 17:31 Indiennes : un tissu à la conquête du monde

Plantes et teintures Un riche programme de cours alternant théorie et exercices pratiques complétera le discours proposé dans les salles d’exposition et permettra une appréhension plus sensorielle et tactile de l’univers des indiennes. Les ateliers donneront la possibilité de tester différentes étapes du processus de teinture végétale : cueillettes de plantes, essais de grand teint et petit teint, teinture d’indigo, techniques d’impression, initiation à l’extraction de fibres textiles. Ils se dérouleront en partie dans le jardin potager his- torique du château de Prangins où sont cultivées quelque 200 variétés de fruits et légumes anciens, mais aussi de plantes industrielles dont des espèces tinctoriales comme la garance, la gaude, l’indigo et le carthame des teinturiers. Faisant des allers-retours entre le jardin, l’exposition et l’atelier, les participants auront tout loisir de confronter leurs essais aux réalisa- tions du xviiie siècle et d’appréhender ainsi les subtilités de la fabrication d’une indienne.

En résumé 283 Avec son nouveau Centre des indiennes, le château de Prangins offrira une approche globale et transversale d’un passionnant sujet mêlant histoire culturelle, histoire économique et histoire de l’art. En traversant les salles richement décorées et ornées d’indiennes de l’appartement de réception du xviiie siècle, le visiteur découvrira la face séduisante de ces étoffes dans leur variante luxueuse : vivacité des couleurs, exotisme des motifs, confort et légèreté. En pénétrant dans l’exposition permanente Indiennes : un tissu à la conquête du monde, il percevra les facettes nuancées, et parfois même franchement sombres de la mondialisation à l’époque des Lumières. Dans l’espace d’étude ou en parcourant le jardin potager historique, il prendra conscience de tout le savoir technique que présupposait la fabrication de ces étoffes. Confronté à un discours complexe et polysémique, il repartira, telle est notre ambition, avec des clés de lecture pour mieux comprendre certains enjeux de la globalisation d’hier, mais peut-être aussi d’aujourd’hui.

Helen Bieri Thomson Musée national suisse – Château de Prangins

ART-12.indb 283 21/12/2020 17:31 Helen Bieri Thomson

Bibliographie

Bieri Thomson Helen, Jacqué Bernard, Jacqué Jacqueline, Petitcol Xavier (dir.), Indiennes. Un tissu révolutionne le monde !, La Bibliothèque des Arts, Lausanne, 2018. Bieri Thomson Helen (dir.), Noblesse oblige ! La vie de château au xviiie siècle, 5 Continents, Milan, 2013.

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ART-12.indb 284 21/12/2020 17:31 Pionniers de la photographie en Suisse romande – Collection Auer Ory 27 septembre 2019-29 mars 2020, Maison Tavel

Un lieu d’histoire légitimé par la photographie

Devenue Musée d’histoire urbaine et quotidienne de Genève en 1986, après une longue gestation de son projet de conversion dont l’idée a germé dès 1920, la Maison Tavel entretient des liens intimes avec la photographie. 285 En effet, cette demeure urbaine médiévale aujourd’hui institution publique municipale est le fruit de la volonté de mettre en valeur les collections histo- riques locales dites du Vieux-Genève. Celles-ci comprennent à l’origine un fonds important de photographies documentaires auquel se joint celui ini- tialement constitué par le Musée suisse de photographies documentaires1, pour former ce qui sera l’actuel Centre d’iconographie genevoise2. Si les expositions temporaires ne sont pas exclusivement consacrées à ce médium ni aux questions qui s’y rapportent, elles ont comporté de nom- breux rendez-vous appréciés des visiteurs avec celui-ci3. On y a plus souvent

1. Sohier, Baum-Cousam, 2015. 2. Ce dernier a aujourd’hui quitté le groupement des musées municipaux genevois pour rejoindre celui des sites de la bibliothèque de Genève, sans que cela ne change leur statut commun d’institu- tion culturelle de la Ville de Genève. 3. Parmi les diverses expositions, les volets successifs des Quartiers de mémoire, réalisés par Livio Fornara, ancien conservateur du Centre d’iconographie genevoise et de la Maison Tavel, ont laissé un vif souvenir à la population genevoise.

ĆĆ Alexandre Fiette, « Pionniers de la photographie en Suisse romande – Collection Auer Ory. 27 septembre 2019-29 mars 2020, Maison Tavel », Artefact, 12, 2020, p. 285-291.

ART-12.indb 285 21/12/2020 17:31 Alexandre Fiette

fait appel à l’indéniable charge sensible ou esthétique de l’image photogra- phiée qu’à la technique ou l’exercice du procédé, difficile à imaginer dans le cadre d’un lieu dont la définition première et large de musée d’histoire locale ne draine pas un public dont l’intérêt pour la photographie et la connaissance des modalités de l’argentique seraient obligatoirement avérés. Pourtant, et c’est là toute l’ambiguïté, la photographie est considérée déjà depuis longtemps comme une pratique démocratique. Sa dématérialisa- tion, dans les débuts du xxie siècle, n’a fait que rapprocher chacun de l’acte de photographier en surmontant la technique jusqu’à désormais l’oublier et devenir de compulsifs collectionneurs d’images qui étonneraient les pre- miers photographes. C’est à partir de cette observation que l’exposition Les pionniers de la photographie en Suisse romande a trouvé son développement muséographique (Fig. 1).

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Fig. 1. – Affiche de l’exposition Pionniers de la photographie en Suisse romande – Collection Auer Ory Juan Cris Pérez, Création d’Images, Genève

ART-12.indb 286 21/12/2020 17:31 Pionniers de la photographie en Suisse romande – Collection Auer Ory

Une collection mise à disposition

Michèle et Michel Auer, couple de collectionneurs bien connus du monde de la photographie, sont à l’origine du projet. En parallèle aux expositions généralement monographiques qu’ils réalisent au sein de leur fondation située à Hermance dans le canton de Genève, ils s’impliquent dans de nom- breuses actions hors les murs de valorisation de leurs fonds illustrant tous les aspects de la photographie depuis ses débuts4. Cette fois, c’est autour de la période de développement de la pratique photographique, dans le cadre de la Suisse romande, qu’ils ont choisi de formuler leur proposition pour la Maison Tavel, réunissant pour la première fois le corpus d’œuvres liées à la Romandie qu’ils ont constitué depuis le début des années 1960. Concevoir une exposition à partir d’une collection dont la seule raison d’être est la volonté d’une ou plusieurs personnes de grouper des pièces selon un schéma de pensée qui leur est propre, pose un cadre très diffé- rent de celui que donne l’exploitation d’un ou de multiples fonds, sou- vent institutionnels, dont la cohérence sacrifie rarement à l’émotion, au ressenti, à la recherche de pertinence qui motivent le collectionneur. Ce 287 dernier est l’âme de sa collection et cela est doublement vrai avec Michèle et Michel Auer qui ont chacun façonné par leurs aspirations, choix et goûts, les contours de l’important ensemble qu’ils ont dédié à la photogra- phie. Impossible donc d’aller chercher selon une thématique des œuvres qui l’illustrent sans casser ce fil qui les relie ; il faut plutôt considérer ce qui les lie pour en dégager des propos. Ce cheminement implique alors la compréhension du tout, donnant ainsi le moyen de respecter l’esprit de la collection, son entité, son identité (Fig. XLV, cahier couleur). De plus, la richesse du fonds mis à disposition rendait inutiles les spéculations sur la nécessité d’emprunts complémentaires d’une autre provenance qui auraient pu faire perdre la vision des deux collectionneurs.

De l’unique au multiple

S’il faut résumer les problématiques de la photographie naissante et syn- thétiser les axes de compréhension technique de cette dernière, c’est sans

4. Appareils, tirages, ouvrages d’artistes, publications et documentation relative à la photographie constituent leur très vaste collection.

ART-12.indb 287 21/12/2020 17:31 Alexandre Fiette

conteste par le rapprochement du daguerréotype au calotype que l’exercice prend tout son sens. Le premier est ce « plus parfait des dessins » vanté par Louis Daguerre (1787-1851) qui brevette l’invention portant son nom, développée à partir des recherches de Nicéphore Niépce (1765-1833) et de leurs travaux communs. Associés dès 1829, ils mettent au point en 1932 le physautotype, image positive sur plaque d’argent enduite d’un vernis photosensible. Le daguerréotype sera lui aussi une image positive mais se formant après exposition sur un dépôt d’argent recouvrant une plaque généralement de cuivre, rendue sensible par des vapeurs d’iode, et développée par des vapeurs de mercure. Plus rapide, pérenne, d’un réa- lisme jusque-là inconnu, le procédé permet à Daguerre de cueillir les fruits de recherches antérieures faisant ainsi oublier le nom de Niépce décédé en 1833. Le daguerréotype, toujours sous un verre de protection5 pour protéger la fine couche d’argent, et souvent dans un écrin, connaît un grand engouement et l’on ne se désintéresse que vers 1855 de ces images dont les exemplaires ne peuvent être qu’uniques. À ce dernier va donc se confronter le calotype, ou Talbotype si l’on se réfère à William Henry Fox Talbot qui met au point le procédé. Il ne concurrence pas, à son appari- 288 tion, la netteté et la précision de celui de Daguerre, mais n’en est pas moins porteur d’un plus grand potentiel. Le calotype permet en effet une répé- tition de l’image et ouvre ainsi la voie à une plus grande démocratisation de la photographie qui en exploite le principe jusqu’au passage à sa déma- térialisation par la codification numérique autour de 2005. Sur un papier sensibilisé à l’iode de potassium et une solution de nitrate d’argent, l’image en négatif est développée, après exposition, dans une solution d’acide gal- lique et de nitrate d’argent, puis fixée. Souvent ciré pour lui donner de la transparence, ce négatif permet de répéter l’opération par contact, sur un papier traité par imprégnation d’une solution de sel et de nitrate d’argent et d’obtenir ainsi un positif. Les fibres du papier interférant avec la lumière, l’image est diffuse, problème que vont résoudre les négatifs verre recevant sur une face le collodion qui contient les éléments sensibles, ainsi que les papiers dits albuminés mis au point par Blanquart-Evrard en 1850 pour lesquels l’albumine du blanc d’œuf devient le véhicule des réactifs. Des techniques produisant des images uniques, le daguerréotype représente le premier et le plus saisissant des exemples, dont l’aboutissement condamne

5. Scellé sur le pourtour, il protège la délicate couche d’argent des rayures et de l’action de l’air, oxydant.

ART-12.indb 288 21/12/2020 17:31 Pionniers de la photographie en Suisse romande – Collection Auer Ory

tout développement conduisant à des procédés nouveaux. Le calotype, lui, loin de sa netteté, s’imposera cependant comme une étape, perfectible, dans l’évolution de la photographie. Fox Talbot qui en dépose le brevet en 1841, envisage dès 1844 à travers la publication de son ouvrage The Pencil of Nature, tout ce qu’il peut apporter au domaine de l’image, consi- dérant qu’il est instrument au service de la nature pour l’expression de la richesse de cette dernière et de sa dimension artistique. Nouvel art ou reproduction fidèle sont les deux vecteurs de pensée de la toute jeune pho- tographie. En est-il autrement aujourd’hui ?

Lecture sensible

Notre relation à la photographie, aux images qu’elle nous offre et nous permet d’obtenir, est conditionnée par sa capacité d’évocation. Choc, attrait, mémoire, esthétique, elle s’adresse aux sentiments tout autant qu’elle les suscite. Qu’en est-il de notre regard sur la production de ces Romands parmi lesquels on trouve des pionniers amateurs comme pro- fessionnels qui s’attachent à représenter ce qui leur tient à cœur ? Jean- 289 Gabriel Eynard nous donne par ses daguerréotypes l’image de la Genève patricienne, Auguste Garcin des portraits inspirés, Samuel Heer réalise portraits et vues de Lausanne, Paul Louis Vionnet documente le canton de Vaud comme Jean Walther qui a aussi photographié la Grèce. Gabriel de Rumine rapporte, lui, des images de cet Orient en vogue, tandis que le Fribourgeois Pierre Rossier voyage en Asie et les Geiser originaires de La Chaux-de-Fonds s’établissent en Algérie6. Les propos de leurs daguerréotypes et tirages sur papiers salés ou albuminés sont divers. Souvenirs affectifs, leurs portraits photographiques fixent l’ap- parence de chacun à tous les âges de la vie et jusque dans la mort alors que seule l’image peinte ou dessinée le permettait. Ils sont également un moyen de valorisation par une mise en scène qui se codifie (Fig. XLVI, cahier couleur). La transformation des centres urbains retient les regards sur les témoignages de leur passé comme des chantiers de construction qui assurent leur futur. Tout comme l’architecture, les œuvres d’art trouvent en la photographie une possibilité de diffusion et rencontrent ainsi un public toujours plus large. Enfin, c’est un certain sentiment de l’identité

6. Auer, 2019.

ART-12.indb 289 21/12/2020 17:31 Alexandre Fiette

helvétique que porte dès ses débuts la photographie en Suisse romande. Elle se substitue en cela aux gravures que les touristes du Grand Tour, voyage initiatique à l’art et au monde, rapportaient de leur passage en Suisse, étape de leur périple. La haute montagne, les glaciers et cascades sont des sujets de choix. La nature se révèle dans ce qu’elle offre de surprenant, mais aussi d’artistique, voire romantique. On s’intéresse également à l’habitat typique et au monde rural, dans une vision proche de l’ethnographie. Les Suisses romands rapportent eux aussi des images des étapes lointaines de ces grands voyages initiateurs du tourisme. Ils font connaître paysages, édifices et habitants de contrées distantes. Certains suivent des évènements et les documentent préfigurant ainsi le reportage photographique. La collecte de vues du monde entier, parfois en stéréoscopie, incontournable nouveauté dès 18527, fournit le reflet et concrétise ce que l’on appréhendait jusque-là par les mots et les dessins, confrontant alors une réalité à l’éventuelle sub- jectivité des écrivains et des artistes. Dès ses premiers pas, la photographie suisse romande, à l’instar de celle qui s’expérimente partout ailleurs dans cette période pionnière s’achevant 290 vers 1865, répond à des questionnements et des attentes qui sont restés d’actualité comme en témoignent les 270 pièces de la collection Auer Ory exposées à la Maison Tavel. Elle n’en comporte pas moins des spécificités, des talents, et se professionnalisera rapidement.

Alexandre Fiette Conservateur responsable de la Maison Tavel, Musées d’art et d’histoire, Genève

7. Deux vues d’un même sujet prises avec un décalage latéral et placées devant les lentilles de l’ap- pareil visionneur se recomposent dans l’œil humain avec effet de relief. L’enthousiasme de la reine Victoria à l’Exposition universelle de Londres pour le stéréoscope de Duboscq ne sera pas étranger à son succès.

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Bibliographie

La photographie des origines au début du xxe siècle. Vente aux enchères, Genève, mardi 13 juin 1961, Nicolas Rausch S. A. Photographies anciennes, appareils de photographie 1839-1900. Auer Michel et Auer Michèle, Pionniers romands de la photographie, édition Fondation Auer Ory, Hermance, 2019. Du, numéro 6 (Frühe Schweizerische Photos), Conzett et Huber, Zürich, juin 1952. Fox Talbot William Henri, The Pencil of Nature, Longman, Brown, Green and Longmans, Londres, 1844. Sohier Estelle, Baume-Cousam Ursula, « Musée, histoire et photographie, le cas de Genève : sur les traces du Musée suisse de photographies documentaires (1901-1909) », dans Lacoste Anne, Corsini Silvio, Lugon Olivier (dir.), La Mémoire des images. Autour de la Collection iconographique vaudoise, Infolio, [s.l.], 2015, p. 168-193, https://archive-ouverte.unige.ch/unige:78295.

291

ART-12.indb 291 21/12/2020 17:31 ART-12.indb 292 21/12/2020 17:31 Techn’hom Time Machine : un patrimoine industriel augmenté

Contexte et objectifs

En accord avec la politique scientifique de l’université de technologie de Belfort-Montbéliard, le projet Techn’hom Time Machine vise à articuler davantage l’enseignement et la recherche, ainsi qu’à développer l’interdis- ciplinarité entre les sciences humaines et sociales et les sciences de l’in- 293 génierie. À titre expérimental, ce projet envisage le développement de nouvelles formes d’apprentissage. Les enseignants-chercheurs et les étu- diants seront co-constructeurs de nouvelles façons de produire la connais- sance autour d’un objet historique, en l’occurrence le patrimoine industriel et technique. Idéalement projeté à terme sur l’ensemble de la région nord Franche-Comté afin de restituer le réseau de son maillage industriel de tradition historique, le projet a démarré au semestre de printemps 2019 par une première phase dédiée à la reconstitution numérique spatio-tem- porelle 3D d’un ancien quartier industriel, aujourd’hui connu sous le nom de Techn’hom, à Belfort1. Il s’agit de proposer une histoire totale du quartier en retraçant ses évolutions urbanistique, architecturale, tech- nique, industrielle, démographique et sociale à partir de l’exploitation des archives, d’enquêtes de terrain et de témoignages oraux. L’ensemble sera présenté sur une dalle numérique interactive, démonstrateur placé au sein de l’Open Lab de l’établissement et témoignage du mariage heureux entre

1. Gasnier, 2014. ĆĆ Marina Gasnier, « Techn’hom Time Machine : un patrimoine industriel augmenté », Artefact, 12, 2020, p. 293-299.

ART-12.indb 293 21/12/2020 17:31 Marina Gasnier

histoire et ingénierie, technologie et patrimoine. En plus de promouvoir les humanités numériques dans un contexte d’analyse et de valorisation de la culture scientifique, technique et industrielle, l’intérêt réside aussi dans son caractère reproductible sur d’autres objets et/ou territoires grâce à une méthodologie qui sera éprouvée tout au long de la phase expérimentale2.

Méthodologie et périmètre de l’étude

Ce projet de restitution multidimensionnelle d’un ancien quartier indus- triel consiste à investir le champ récent de « l’archéologie industrielle avancée3 », c’est-à-dire à partir du présent pour remonter le passé en croi- sant les sources d’archives et les observations de terrain, ainsi qu’en recou- rant aux outils numériques. La transformation d’un territoire est le signe même de son évolution, quelle que soit la voie empruntée. Or le dévelop- pement d’un territoire ne peut se faire dans l’ignorance de son histoire et de ses ressources en place depuis des décennies. Technologiques, scientifiques, humaines, ces ressources sont aussi d’ordre patrimonial dont témoigne Techn’hom comme vecteur de développement économique et scientifique. 294 Ainsi, à partir du croisement des compétences en sciences historiques et en sciences de l’ingénierie, l’idée est de recourir aux humanités numériques pour fabriquer une « machine à remonter le temps » afin de mieux appré- hender le tissu industriel et ses artefacts issus de l’histoire des techniques. Les représentations spatiales sont un excellent moyen d’organiser les don- nées et de les visualiser. Elles le sont d’autant plus si on les envisage selon un emboîtement des échelles allant du territoire, au site, à l’entreprise, à l’atelier, au procédé, à la machine, au produit manufacturé, à l’homme. Il s’agit non seulement de capitaliser des informations historiques, non acces- sibles au plus grand nombre, pour produire une base de données documen- taire ; de donner des clés de lecture pour une meilleure compréhension de la construction et de la transformation d’un territoire ; mais aussi d’utiliser ces outils à des fins d’analyse, de valorisation patrimoniale, de vitrine où

2. Afin de profiter de l’expertise extérieure des collectivités, institutions et entreprises partenaires, le projet a fait l’objet d’une convention intitulée : « Patrimoine industriel et numérique. Pour une interdisciplinarité autour des sciences historiques, des sciences de l’ingénierie et des technologies numériques au service de la connaissance, de la recherche et de la valorisation d’objets patrimoniaux dans le nord Franche-Comté ». Elle implique la Région Bourgogne Franche-Comté, le ministère de la Culture, le Territoire de Belfort, Tandem (SEM gestionnaire du site de Techn’hom) et l’UTBM. 3. Laroche, 2007.

ART-12.indb 294 21/12/2020 17:31 Techn’hom Time Machine : un patrimoine industriel augmenté

l’histoire et l’innovation sont en regard. Appréhender et promouvoir le patrimoine industriel comme un système sociotechnique à travers les der- nières technologies numériques, telle est l’ambition de ce projet.

Fig. 1. – Vue aérienne du site 295 La Filature DMC (premier plan) et l’usine Alsthom (arrière plan), s.d. Musée de Belfort Le premier terrain d’élection du projet se compose, en plus des cités ouvrières et autres infrastructures sociales, de deux anciens sites industriels (la filature Dollfus, Mieg et Cie et la Société alsacienne de constructions mécaniques, devenue Alsthom en 1928) (Fig. 1) ayant fusionné au début des années 2000 pour former Techn’hom : un parc d’activité économique urbain de plus de 100 hectares. En particulier grâce à l’appui des plate- formes technologiques (SHERPA, GéoBFC et Nuances4) de la MSHE Ledoux à Besançon, la création de la base de données destinée à capitaliser

4. GéoBFC est la plate-forme géomatique Bourgogne Franche-Comté commune à la MSHE Ledoux et à la MSH de Dijon. Cette unité met à disposition des chercheurs des équipements et des compétences dont le champ d’action couvre l’ensemble de la chaîne de traitement de l’infor- mation spatiale, de l’acquisition de données à la restitution des résultats obtenus par différents traitements et méthodes d’analyse. L’unité NuAnCES (Numérisation et Analyse de Corpus pour la rEcherche Scientifique) permet, quant à elle, la numérisation, la conservation, l’analyse, la diffusion de supports imprimés et d’objets 3D ; elle accompagne les chercheurs en SHS dans leur projet de construction de données partageables et normalisées selon les standards internationaux en mettant à leur disposition différents outils pour la constitution et l’analyse de corpus.

ART-12.indb 295 21/12/2020 17:31 Marina Gasnier

et à exploiter l’ensemble des ressources, ainsi que les modélisations 3D seront développées par des enseignants-chercheurs et des élèves ingénieurs pour servir au mieux la connaissance d’un territoire historiquement indus- triel5. La démarche sera empirique c’est-à-dire que les outils et la métho- dologie devraient évoluer au fil de l’avancée des travaux et des résultats obtenus. Le concept de patrimoine industriel augmenté sera également défini et questionné. Le processus distinguera une phase de collecte des données, de numérisation, de classement, d’analyse et de description des objets, puis de création de métadonnées pour les organiser entre elles. Ce système de gestion des données devra supporter leur hétérogénéité (texte, image, son, vidéo…) et permettre une indexation pour la recherche sémantique. Il convient de préciser que l’objectif vise à dépasser la seule belle animation 3D pour enrichir, voire renouveler la connaissance. La séparation de la base de connaissances de l’interface de consultation est primordiale et présente un double intérêt. D’une part, ce parti pris permet d’assurer l’évolution des contenus du dispositif selon l’apport de nouvelles recherches et/ou préoccupations (et en ce sens ce type de projet est en perpétuelle progression) ; d’autre part, ce type de structuration des don- 296 nées permet d’envisager le développement d’autres interfaces (mobiles, réalité augmentée, etc.) à partir de la même base de connaissances. Un des points complexes réside dans la navigation à l’intérieur de ces données et leurs croisements. Or interroger l’organisation des connaissances s’avère essentiel pour constituer un récit historique. Celui-ci émergera de l’exper- tise scientifique des chercheurs engagés dans ce projet et du croisement de leurs compétences dans des champs disciplinaires distincts : histoire économique et sociale, cliométrie, histoire des techniques, patrimoine et architecture (CAO sous REVIT – équipe FEMTO-ST/RECITS) ; génie mécanique (numérisation 3D des machines de production des anciens ateliers sous BLENDER – équipe LE2I ; sous CATIA – équipes ICB- PMDM-LERMPS et ELLIADD-ERCOS) à partir de sources d’archives et de la mémoire orale ; informatique appliquée : traitement des modèles 3D et constitution d’une base de données (recherche fondamentale dans le domaine de l’ingénierie des connaissances – équipe LE2I) ; géoma- tique (géoréférencement des objets architecturaux et techniques – MSHE

5. Daumas, 2006 ; Lamard, 1988 ; Lamard, 1996 ; Lamard, 2001 ; Lamard, Stoskopf, 2009.

ART-12.indb 296 21/12/2020 17:31 Techn’hom Time Machine : un patrimoine industriel augmenté

Ledoux) ; ergonomie et graphisme : visualisation d’informations (numé- risation 3D et articulation éventuelle avec prototypage rapide – équipe ELLIAD-ERCOS).

Enjeux

Techn’hom Time Machine recouvre des enjeux pédagogiques, scienti- fiques et culturels. Il concourt à la promotion de l’interdisciplinarité et de la culture scientifique, technique et industrielle. Au croisement de l’ensei- gnement et de la recherche, il vise d’une part à questionner le processus d’écriture de l’histoire dans une démarche évolutive et collaborative, et d’autre part à développer de nouvelles formes d’apprentissage et d’appré- hension de l’histoire. Il conviendra d’analyser le rôle d’un tel traitement dans la construction d’un savoir commun entre le domaine scientifique des ingénieurs et celui des sciences historiques pour une meilleure connais- sance et une valorisation des objets patrimoniaux et d’un territoire. Si la réciprocité entre sciences humaines et sociales et sciences pour l’ingénieur est source d’enrichissement, elle l’est aussi en termes de complexité, ne 297 serait-ce que du point de vue sémantique. Toutefois, l’objectif poursuivi est commun : disséquer l’objet, construire le savoir et le valoriser sous une forme renouvelée. Du point de vue de l’histoire des techniques, l’enjeu est également épistémologique. En tentant de formaliser la production technique, l’idée est de s’inscrire dans le sillage de Johann Beckmann6 en recourant non pas à la taxinomie comme il l’a fait deux siècles auparavant, mais au maquettage numérique (Fig. 2 et 3). L’ambition est de restituer la génétique des savoir-faire et des pratiques appréhendés sur le temps long de l’histoire. En interrogeant l’interdisciplinarité, comment l’outil infor- matique peut-il contribuer à analyser l’évolution du geste technique dont le processus relève à la fois de l’intellect, du sensible, de la technique ? Les travaux menés par Nikolai Bernstein au début du xxe siècle sont autant une source d’inspiration sur le découpage du geste technique7. Même si beaucoup reste à entreprendre dans le domaine des humanités numériques, de l’histoire et du patrimoine8, il est désormais convenu que

6. Carnino, Hilaire-Perez, Hoock, 2017. 7. À ce sujet, voir : Bouillon, Guillerme, Mille et al., 2017 8. Ne serait-ce que dans le champ extrêmement vaste et compliqué de l’interopérabilité des données.

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les outils informatiques sont une plus-value en termes de capitalisation de la connaissance, de valorisation et de médiation culturelle. Le recours au produit numérique impacte la perception et l’appréciation du patri- moine. Toutefois, ce projet se veut plus ambitieux. Il vise à amorcer une réflexion épistémologique approfondie pour analyser l’apport de ces outils dans l’étude et la compréhension de l’objet, au-delà de la seule restitution.

298

Fig. 2 et 3. – La reconstitution numérique des machines repose sur l’analyse des sources d’archives, tout comme elle recourt à la double mémoire orale et procédurale À gauche : L’exemple de la Filature DMC, atelier de retordage. AM Mulhouse, Fonds DMC À droite : Modèle d’un continu à retordre issu du catalogue de la SACM, Mulhouse. AM Mulhouse, Fonds SACM Enfin en plus de produire un outil de connaissance, l’ambition est de faire valoir l’identité industrielle d’un territoire dont le paysage est encore riche de témoignages. Le site ancestral de Techn’hom en est un bel exemple (Fig. XLVII, cahier couleur). Soumis aux mutations techniques et urbaines, il montre que le patrimoine industriel constitue une véritable ressource territoriale qu’il est nécessaire de promouvoir par-delà nos fron- tières. Ce projet, tout à fait déclinable sur d’autres territoires, encourage

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ainsi de nouvelles formes de relations avec l’héritage patrimonial tant par l’objet d’étude, que par les technologies déployées.

Marina Gasnier FEMTO-ST/RECITS UMR 6174 CNRS / Université Bourgogne Franche-Comté (UTBM, Belfort)

Bibliographie

Bouillon Didier, Guillerme André, Mille Martine et al., Gestes techniques, techniques du geste, Presses universitaires du Septentrion, Lille, 2017. Carnino Guillaume, Hilaire-Pérez Liliane et Hoock Jochen (dir.), La tech- nologie générale. Johann Beckmann Entwurf der allgemeinen Technologie / Projet de technologie générale (1806), Presses universitaires de Rennes, Rennes, 2017. Daumas Jean-Claude (dir.), La mémoire de l’industrie. De l’usine au patrimoine, Presses universitaires de Franche-Comté, Besançon, 2006. Gasnier Marina, « Territorialisation urbaine et processus de patrimonialisation : le cas de Techn’hom à Belfort (Franche-Comté) », Annales de géographie, n° 699, 2014, p. 1168-1192 299 Lamard Pierre, Histoire d’un capital familial au xixe siècle : le capital Japy de 1777 à 1910, Société belfortaine d’émulation, Belfort, 1988. Lamard Pierre, De la forge à la société holding Viellard-Migeon et Cie 1796-1996. Polytechnica, Belfort, 1996. Lamard Pierre, Sur les traces de l’empire Japy, MTCC, Salins-les-Bains, 2001. Lamard Pierre et Stoskopf Nicolas (dir.), 1974-1984, une décennie de désindus- trialisation ?, Picard, Paris, 2009. Laroche Florent, Contribution à la sauvegarde des objets techniques anciens par l’archéologie industrielle avancée. Proposition d’un modèle d’information de réfé- rence muséologique et d’une méthode interdisciplinaire pour la capitalisation des connaissances du patrimoine technique et industriel, thèse de doctorat en génie mécanique, École Centrale de Nantes, vol. I, 2007.

ART-12.indb 299 21/12/2020 17:31 ART-12.indb 300 21/12/2020 17:31 Varia

ART-12.indb 301 21/12/2020 17:32 ART-12.indb 302 21/12/2020 17:32 Des shadufs en Alsace Identification de puits à balancier de l’époque romaine

Olivier Chifflet, Loïc Daverat et Axelle Murer

Résumé

La fouille du site d’Éguisheim – Lotissement Herrenweg (Haut-Rhin, Alsace) a permis la mise au jour de deux puits gallo-romains. L’identification des fonda- tions de pivots associées a orienté la réflexion sur l’hypothèse de systèmes de puisage à balanciers, technique rarement identifiable. L’utilisation de données statistiques chiffrées a permis à la fois de compléter les données issues du ter- 303 rain, de confronter la viabilité de notre hypothèse et d’en proposer une restitu- tion à partir des mesures enregistrées lors de la fouille.

Mots-clés

archéologie, données chiffrées, époque romaine, poids et mesures, statistiques

ĆĆ Olivier Chifflet, Loïc Daverat et Axelle Murer, « Des shadufs en Alsace. Identification de puits à balancier de l’époque romaine », Artefact, 12, 2020, p. 303-316.

ART-12.indb 303 21/12/2020 17:32 Olivier Chifflet, Loïc Daverat et Axelle Murer

Shadufs in Alsace—Identifying Roman Balance Wells

Abstract

The archaeological dig of Éguisheim—Lotissement Herrenweg (Haut-Rhin, Alsace) allowed the discovering of two roman wells. The identification of the linked pivots foundations guided our thinking towards the hypothesis of balance drawing systems, hardly identifiable technology. The use of quantified statistical data authorized at once to complete the data of the digging, to confront our hypothesis’ viability and to propose a restitution of it, on the basis of the mea- sures recorded during the archaeological dig.

Keywords

archaeology, quantified data, Roman period, weights and measures, statistics

304

ART-12.indb 304 21/12/2020 17:32 Des shadufs en Alsace

Introduction

Le village d’Éguisheim est situé à 6 km au sud-ouest de Colmar (Fig. XLVIII, cahier couleur). Il s’appuie sur le versant est du Schlossberg, précédé d’une zone de collines à faible pente dite sous-vosgiennes. Les alentours de la commune sont riches en vestiges archéologiques comme en témoignent les nombreuses découvertes anciennes réalisées à la fin du xixe et au début du xxe siècle, principalement par Karl Gutmann mais égale- ment par les exploitants de la glaisière des anciennes tuileries mécaniques situées à quelques dizaines de mètres au nord du terrain investigué en 2015 (Responsable d’opération : Axelle Murer). Les opérations d’archéologie préventive ayant eu lieu sur le site d’Égui- sheim ont été motivées par l’important potentiel archéologique, pour les périodes protohistorique et gallo-romaine, des terrains concernés par la création d’un projet de lotissement (Lotissement Herrenweg). Au total, environ 9 220 m² ont été décapés puis fouillés. Les vestiges antiques mis au jour correspondent à des installations carac- téristiques de fonds de parcelles d’habitat allongées tels que des silos 305 maçonnés, une cave, des bâtiments établis en matériaux légers et des foyers. Parmi ces vestiges, on distingue plus particulièrement deux puits maçonnés (160 et 355) des iie-ive siècles de notre ère1, qui retiennent notre attention par les aménagements qu’ils présentent. L’un et l’autre présentent des cuve- lages maçonnés analogues, et sont associés à de profondes fondations de pivots qui ont pu, dès la phase de terrain, orienter la réflexion vers l’hypo- thèse de puisages à balanciers, dispositifs encore peu documentés pour la période antique en Gaule – comme en témoignent les plus récents travaux sur le sujet2. La structure 355 a fait l’objet d’une reconstitution, puisque mieux pré- servée que le puits 160 ; elle a en effet livré un niveau de comblement inférieur particulièrement humide, probable indicateur de la proximité des niveaux phréatiques, ainsi que la partie sommitale du cuvelage comprenant de larges dalles appartenant à la margelle (Fig. XLIX-a, cahier couleur).

1. Datations obtenues par l’étude du mobilier céramique mis au jour dans les comblements de ces structures. 2. Voir notamment Coadic, 2009.

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Précisons que le cuvelage de ce puits est constitué de blocs grossièrement équarris et de dalles brutes, décimétriques, en opus incertum. Dans le second palier de fouille du cuvelage, nous avons pu observer de l’argile fine en pla- quettes entre les blocs. En outre, le comblement du cuvelage est à ce niveau particulièrement glaiseux. Il est probable que les blocs du cuvelage aient été jointés avec de l’argile glaiseuse, dont les plaquettes observées constituent les vestiges. Ce puits a fonctionné avec la fosse de fondation 365 destinée à caler le madrier du balancier (Fig. L, cahier couleur, Fig. 1)

306

Fig. 1. – Relevés d’architecture en plan et en coupe du puits 355 et de la fondation de pivot 365 Dessins Fr. Bachellerie, L. Daverat ; DAO L. Daverat, C. Ecarot.

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Démarche et contraintes

Toutes périodes chrono-culturelles confondues, les puits ne constituent pas, en eux-mêmes, des découvertes rares en archéologie, et ce quel qu’en soit le contexte. À l’époque gallo-romaine, ils sont souvent maçonnés, cet appareillage pouvant largement être étudié, ainsi que la profondeur de leur creusement, dans la limite des contraintes de prescription. Cependant, leur état de conservation ne concerne le plus souvent que la substruction proprement dite, la structure hors sol (et donc le système de puisage) demeurant inconnue. De rares mises au jour permettent parfois d’identifier ce système de puisage lorsque des éléments sont retrouvés pré- servés en contexte anaérobique dans le comblement du puits. Cela n’est toutefois pas le cas du puits 355 du Lotissement Herrenweg. Seule l’identi- fication, dans l’environnement immédiat du puits proprement dit, d’une fondation ayant pu permettre l’installation d’un pivot de système de balan- cier nous permettait d’envisager une restitution de ce dernier. De fait, l’approche strictement archéologique nécessitait d’être complétée par une démarche plus technique. 307 La plupart du temps, si la qualité scientifique exige une réflexion poussée sur le site autant qu’une remise en contexte au moins local, les données techniques du domaine hydraulique sont malheureusement délaissées de l’archéologie. Cette documentation existe pourtant, même si elle n’a que très faiblement pénétré le champ de l’archéologie, à l’occasion – rare – de problématiques particulières. À plus forte raison, la bibliographie qui accompagne le présent article met l’accent sur la carence d’études de syn- thèse sur ce point en Alsace. Toutefois, nous remarquons l’existence de plusieurs travaux de recherche hors du champ de l’archéologie et qui peuvent s’avérer précieux pour l’appréhension des modalités techniques de puisage en vue d’éventuelles reconstitutions. Ces études appartiennent généralement au domaine de la préservation du patrimoine régional récent et concernent particulièrement les systèmes de puisage à balancier, parfois encore en activité jusque dans les années 19703.

3. Nous ferons notamment appel, ici, à Lassure, 1986.

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Si le système de balancier du puits 355 est archéologiquement attesté, on en trouve notamment une représentation de l’époque romaine parmi les mosaïques du site tunisien d’Oudna4, les données nous manquent pour en estimer précisément les dimensions et les proportions. En effet, celles-ci sont soumises non seulement à des rapports fonctionnels particuliers mais encore à des variabilités parfois importantes lors de leur mise en place (liées à la spécialisation ou non de l’artisan, aux matériaux mis en œuvre, etc.)5. Parmi les données importantes qui nous manquent en ce qui concerne le puits 355, citons en particulier la hauteur hors sol du pivot. Nous ne pou- vons fonder notre raisonnement que sur deux données objectives livrées par la fouille : le diamètre du cuvelage du puits (0,80 m) et la distance théorique du centre de la fondation du pivot6 et du centre intérieur du puits (environ 5,44 m). À partir de cela, plusieurs études de puits à balan- ciers nous permettent tout de même d’en proposer une restitution, cir- conscrite dans des fourchettes de dimensions et de proportions à la fois fonctionnelles et plausibles eu égard aux vestiges mis au jour. En effet, le puits à balancier est un système de puisage en lui-même bien 308 connu et encore largement employé dans plusieurs pays d’Afrique de l’Est et des Proche et Moyen-Orient, où il porte communément le nom de shaduf. Charles Hiégel explique cette popularité et cette pérennité par la simplicité du mécanisme en question : Le fonctionnement du puits à balancier était d’une extrême simplicité. Une grosse poutre en bois de chêne, comportant à son ““sommet une entaille qui permettait le passage d’une longue perche de bois, était enfoncée verticalement dans le sol à quelques mètres du puits. La perche, dont la section allait en s’amenuisant du côté où l’on puisait l’eau, avait deux bras inégaux. Le bras le plus court était muni d’un contrepoids, pierre ou morceau de bois, tandis qu’au bras le plus long était fixée une longue tige de bois à laquelle on accrochait un seau au moyen d’une chaîne. Par un mouvement

4. Mosaïque de l’atrium de la villa des Laberii, conservée au Musée National du Bardo. Il n’est pas inintéressant de noter que, dans cette représentation des activités agricoles, le puits occupe une place centrale dans la composition. 5. Lassure, 1986. 6. En justification de ce choix centré, rappelons que le probable négatif du pivot proprement dit est lisible dans le comblement de sa fondation, en position effectivement centrale (Fig. L, cahier couleur).

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de la main on abaissait la tige dans le puits ; celle-ci par l’effet du contrepoids se relevait ensuite sans aucune difficulté jusqu’à la margelle du puits avec le seau rempli d’eau7.

Proposition de restitution du puits 355 La margelle

La margelle porte des traces d’usure très marquées (Fig. XLIX-a, cahier couleur). La question se pose de savoir s’il y a eu ou non une margelle en élévation sur ces dalles, au moins en matériaux périssables. Rien ne le prouve (aucune trace d’usure significative). On peut tout aussi bien ima- giner une margelle surélevée en bois qu’une ouverture de puits à l’iden- tique de celle mise au jour, sans autre aménagement. De plus, le système de puisage à balancier pourrait plaider autant pour cette hypothèse (réduire la hauteur nécessaire de levage du récipient répond à une considération pratique) que pour une margelle en élévation (la hauteur du pivot pourrait être suffisante, et les aspects de sécurité ne sont pas absents des aménage- ments antiques). 309

Niveau de l’eau

La présence de puits à balancier sur le site dément la tradition locale qui voudrait que la nappe phréatique se trouve, à ce niveau du piémont vos- gien d’Éguisheim, au minimum à 8 m de profondeur8. La réalité pédolo- gique n’est certainement pas aussi homogène. En effet, le choix stratégique qui consiste à mettre en œuvre un système de puisage particulier n’est pas innocent, et ainsi les puits à balancier sont conçus pour des nappes phréa- tiques peu éloignées du niveau du sol : Ce sont les systèmes de puisage qui différencient les puits ; mais ils sont eux-mêmes fonction du contexte pédologique. Ainsi en ““va-t-il des puits à balancier : de la longueur de leur flèche, et de leur

7. Hiégel, 1987, p. 244-245. L’auteur précise en outre que « le puits à balancier peut prendre dans les textes les noms latins de furca (fourche, potence) en Lorraine ou pertica (perche), plus rare en Lorraine mais commun en Franche-Comté (et que l’on y trouve également francisé) ». 8. Témoignages concordants des différents exploitants voisins rencontrés lors de l’intervention sur le terrain.

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hauteur au-dessus de la margelle, dépend la profondeur atteinte par le seau. Pour des raisons de contraintes physiques du matériau, ces puits ne peuvent guère dépasser les six mètres de haut. Plus grands, ils sont trop lourds à manœuvrer. Ils conviennent donc aux nappes phréatiques proches du niveau du sol. Son adaptation au contexte hydrographique explique qu’il s’en trouve partout où la nappe est proche du sol. Il ne faut voir dans ce phénomène nul effet d’une influence esthétique ou artistique, nul topos – mais l’exact reflet d’une réalité encore observable dans l’ethnographie aujourd’hui9. Si, comme nous l’avons dit, les puits à balancier sont assez difficilement identifiés en archéologie, l’étude des différents exemples encore présents dans le paysage contemporain corrobore largement cette assertion. Ainsi, l’étude de deux puits à balancier de la commune de Sorges (Dordogne) par le Conseil d’Architecture, d’Urbanisme et d’Environnement10 recense des niveaux d’eau à 2,50 m (lieu-dit Fontnovias) et 2,30 m (lieu-dit Pouzalimont) du bord de chacun des puits. De la même manière, une étude technique et statistique très détaillée de 29 shadufs encore en activité dans le Kanem (Chad) conclut à une moyenne du niveau d’eau à 3,84 m du 310 bord des puits, avec une déviation standard de 1,50 m11. Si cette déviation peut indiquer des niveaux d’eau jusqu’à 5,34 m, précisons que de telles mesures ne concernent que des puits à balancier dont le fonctionnement est assisté par motorisation ; ceux encore actionnés manuellement ont les rapports niveau d’eau/margelle les plus modestes12. Ainsi, le comblement du puits 355 devient particulièrement glaiseux à partir d’environ 2,50 m de profondeur (Fig. L, cahier couleur), et ce de manière très marquée. Si cela n’indique probablement pas le niveau antique de l’eau, nous pouvons en déduire une certaine proximité de la nappe phréatique et un rapport niveau d’eau/margelle qui s’inscrit bien dans les dimensions modestes associées aux puits à balancier. Nous admettrons par conséquent une distance niveau d’eau/margelle située entre 2,50 et 4 m, en appliquant précisément la déviation standard de 1,50 m observée sur les

9. Alexandre-Bidon, 1992, p. 528. 10. Eu égard à la fois à l’aspect purement technique de ce développement et à la carence dans les études de puits à balancier strictement alsaciens, il apparaît pertinent de faire appel à des points de comparaison hors région. Robert, Watteau, 2013. 11. Mirti et al., 1999, p. 228. 12. Mirti et al., 1999, p. 228-229.

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shadufs aux observations effectuées sur le comblement du puits 355. Cette estimation est concordante avec le sondage géotechnique RG2, publié dans le rapport de diagnostic de l’Inrap13, qui a permis d’identifier le niveau de la nappe phréatique à 4 m environ.

Dimensions des éléments verticaux

Le tableau ci-dessous (Fig. 2) se fonde principalement sur la publication de Mirti et al.14, qui est à la fois la plus détaillée sur le plan technique (il s’agit de travaux d’ingénierie hydraulique), la plus représentative sur le plan sta- tistique (étude exhaustive de 29 shadufs) et la plus prudente quant aux résultats présentés (établissement de mesures moyennes avec précision sys- tématique de la mesure de déviation standard correspondante). Par souci d’exhaustivité, nous avons en outre voulu intégrer à ce tableau les obser- vations des dossiers d’inventaire architectural de deux puits à balanciers français15. Ce tableau distingue deux parties : les données utiles des études statis- tiques, hydrauliques et architecturales d’une part (à gauche, fond blanc) et 311 l’application de ces rapports statistiques au puits 355 d’autre part (à droite, fond coloré).

13. Griselin et al., 2014, p. 39, fig. 12. 14. Mirti et al., 1999. 15. Les deux exemples en question sont périgourdins – il n’existe malheureusement aucun dossier d’inventaire architectural régionalement plus pertinent. Robert, Watteau, 2013.

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Fig. 2. - Tableau des calculs de restitution des dimensions du mécanisme de balancier du puits 355

Données des études statistiques, Application des rapports statistiques hydrauliques et architecturales au puits 355 d’Eguisheim Lotissement Herrenweg Référence Mirti et al. Robert, Calcul Fourchette Calcul Watteau distance avec distance (CAUE)a pivot-puits/ déviation pivot-puits/ Mesure Déviation Mirti et al. standard CAUE moyenne standard Mirti et al. Niveau 3,84 1,50 2,30-2,50 2,50-4b 2,50-4 3,7867- statique (calcul (calcul 4,1160 de l’eau 6,3462) 4,8462- (max. 7,8462) 3,7892) Longueur 5,22 1,42 8,6269 7,2069- de corde 10,0469 Distance 3,2925c 3,02-3,59 5,4414 pivot/puits (moyenne (de centre 3,305) à centre) Diamètre 1,025 0,19 0,90-0,95 0,80 312 cuvelage Hauteur pivot 3,11 0,74 4,5-5 5,1397 4,3997- 7,4088- 5,8797 8,2320 (max. 7,5785) Longueur 4,7d 1,1 10 7,7675 6,6675- 16,4641 du fléau 8,8675 (max. 15,1571) Longueur 2,78 0,88 4,5944 3,7144- avant du fléau 5,4744 Longueur ar- 1,92 0,22 3,1731 2,9531- rière du fléau 3,3931 a CAUE : Conseil d’architecture, d’urbanisme et d’environnement de la Dordogne – organisme de publication des deux dossiers d’inventaire architectural, Robert, Watteau, 2013. b Les mesures présentées sur fond plus foncé sont issues des observations faites sur le terrain et qui servent par conséquent de bases tangibles à notre proposition de restitution. c Cette mesure n’est pas fournie telle quelle par l’étude de Mirti et al., nous l’avons calculée de la manière suivante d’après leurs données : Front lever length + Extension length + (Welldiameter/2). Mirti et al., 1999, p. 228. Nous nous sommes toutefois abstenus, par précaution, de calculer la déviation standard correspondante. d Mesure obtenue suivant le raisonnement exposé dans la note précédente, par le calcul : Rear lever length + Front lever length + Extension length. Cette mesure permet la comparaison avec les observations de Robert, Watteau, 2013.

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Les observations réalisées sur le terrain (estimation du niveau statique de l’eau, distance pivot/puits, diamètre du cuvelage) aboutissent, d’après les données de Mirti et al., à des résultats qui appellent quelques remarques : • plusieurs éléments correspondent bien aux fourchettes des travaux de Mirti et al. lorsque l’on prend en compte les mesures de déviation standard qui s’y rapportent : niveau statique de l’eau (2,50/4 m pour le puits 355 contre 1,34/5,34 m chez Mirti et al.), diamètre du cuvelage (0,80 m contre 0,81/1,20 m) ; • sous forme de moyennes, les résultats obtenus demeurent cohérents : la hauteur du pivot (5,13 m) est comparable à celles observées par Nicole Robert et Bernard Watteau (4,5/5 m) ; la longueur totale du fléau (7,76 m) entre dans une fourchette qui comprend les données de Mirti et al. (3,60 m) et celles de Robert et Watteau (10 m) ; • les autres résultats obtenus demeurent cohérents en tant qu’extrêmes inférieurs avec application de la déviation standard en positif : longueur de corde de 7,20 m contre 6,64 m chez Mirti et al. ; longueur avant du fléau de 3,71 m contre 3,66 m chez Mirti et al. Les calculs effectués à partir des travaux de Mirti et al. permettent de resti- tuer un puits à balancier comparable aux plus imposants de leur référentiel (Fig. 3). Nous notons en revanche que les mêmes calculs, effectués d’après 313 les données de Robert et Watteau aboutissent à des résultats démesurés (fléau de plus de 16 m, hauteur de pivot de plus de 7 m), qui n’entrent pas même dans les ordres de mesure de leurs observations. Paradoxalement, ces divergences de résultats constituent un argument, encore, en faveur de notre proposition de restitution : non seulement cette dernière se situe dans les ordres de grandeur des rapports dynamiques fonctionnels observés par Mirti et al., mais encore les variations considérables de ces mêmes rapports dynamiques entre la base de données de Mirti et al. et les observations de Robert et Watteau (d’où les grandes différences de résultats) démontrent l’importante variabilité de ces mêmes rapports dynamiques pour des puits à balancier pourtant bien tous fonctionnels.

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Fig. 3. – Proposition de restitution du puits à balancier 355 314 Dessin Olivier Chifflet

Conclusion L’identification de puits à balanciers sur le site d’Éguisheim – Lotissement Herrenweg représente en soi un apport certain, du fait de la difficulté à en collecter les arguments sur le terrain. De fait, et comme nous l’avons dit, aucun élément de puisage n’a été mis au jour lors de la fouille des deux puits concernés. Toutefois, la lisibilité de la corrélation entre le puits 355 et la fondation du pivot associé nous a bel et bien permis de reconnaître un système de puisage à balancier. L’utilisation de données statistiques chiffrées nous autorise aujourd’hui à en proposer une restitution, autant qu’à vérifier comparativement la vali- dité de notre hypothèse. Cette approche mérite d’être reconduite lorsque les données mises au jour sur le terrain le permettent. Ainsi, les données techniques de chaque struc- ture ou fait considérés (puits proprement dit, niveau phréatique, aména- gements associés…) doivent être confrontées à des données statistiques chiffrées afin de vérifier la viabilité de toute hypothèse envisagée.

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Bibliographie

Alexandre-Bidon Danièle, « Archéo-iconographie du puits au Moyen Âge (xiie- xvie siècles) », Mélanges de l’École française de Rome. Moyen Âge. Temps modernes, t. 104, n° 2, 1992, p. 519-543. Coadic Sophie, Les machines d’élévation dans le monde romain du iie siècle av. J.-C. au vie siècle apr. J.-C., thèse de doctorat, Bordeaux, 2009. Griselin Sylvain (dir.) et al., Éguisheim (Haut-Rhin), Unterer Teil vomHerrenweg – lotissement Herrenweg : des occupations gallo-romaines et pro- tohistoriques, rapport de diagnostic archéologique. Strasbourg, Inrap Grand Est sud, 2014. Gutmann Karl, « Fundberichte und kleinereNotizen. Die archäologischen Funde von Éguisheim (1888-1898) », Bulletin de la Société pour la Conservation des Monuments Historiques d’Alsace, vol. II, 20, 1902, p. 1-87. Hiégel Charles, « Du puits à balancier aux pompes. L’élévation de l’eau salée dans les salines Lorraines du Moyen Âge au xviiie siècle », Les Cahiers Lorrains, n° 3, 1987, p. 243-285. Lassure Christian, Une vieille technique de puisage en perdition : le balancier à tirer l’eau. CERAV, Études et recherches d’architecture vernaculaire, Paris, n° 6, 1986. 315 Mirti T.H., Wallender Wesley W., Chancellor W.J., Grismer Mark E., « Permormance characteristics of the shaduf: A manual water-lifting device », Applied Engineering in Agriculture, 15 (3), 1999, p. 225-231. Murer Axelle et al. (dir.), Éguisheim – Lotissement Herrenweg (Alsace, Haut-Rhin, 68), rapport final d’opération d’archéologie preventive, Habsheim : Antea Archéologie, 2016, 2 volumes. Robert Nicole, Watteau Bernard, Dossier d’inventaire petit patrimoine rural bâti du Périgord. Sorges, lieu-dit Fontnovias, dossier d’inventaire architectural. Périgueux : Conseil d’architecture, d’urbanisme et d’environnement de la Dordogne (CAUE 24), 2013. Robert Nicole, Watteau Bernard, Dossier d’inventaire petit patrimoine rural bâti du Périgord. Sorges, lieu-dit Pouzalimont, dossier d’inventaire architec- tural. Périgueux : Conseil d’architecture, d’urbanisme et d’environnement de la Dordogne (CAUE 24), 2013.

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Les auteurs

Olivier Chifflet est archéologue, Dessin de mobilier et de restitution, Antea Archéologie. Contact : [email protected]

Loïc Daverat est responsable d’opération (Antiquité), Archéogéographie, Antea Archéologie. Contact : [email protected]

Axelle Murer est responsable d’opération (Antiquité), Céramologie, Antea Archéologie. Contact : [email protected]

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ART-12.indb 316 21/12/2020 17:32 Une dynastie de parfumeurs du roi : les Gallois/Huet et la fabrique des apparences de la cour à la ville, 1686-1789 Catherine Lanoë

Résumé

Patiente et méthodique, la constitution d’un corpus d’archives manuscrites, issues du fonds du Minutier central des Archives nationales, avait déjà permis de le 317 mettre au jour : établie rue de l’Arbre-Sec à « l’Orangerie royale », la dynastie de parfumeurs Gallois/Huet a assuré pendant plus d’un siècle l’approvisionnement du roi de France et de la cour en marchandises de parfumerie et de cosmé- tique. En s’appuyant sur un ensemble documentaire plus vaste encore, composé d’inventaires après décès, de contrats de mariage, de vente et de bail, articu- lant histoire sociale, histoire du corps et histoire des savoirs, cet article entend reconstituer la destinée exceptionnelle de cette entreprise artisanale parisienne d’Ancien Régime et dessiner le profil de l’artisan parfumeur commensal. Pour autant, la représentativité de ce modèle et la singularité de cette histoire sont aussi interrogées ici puisqu’elles peuvent être inscrites, d’une part, dans le pano- rama plus vaste du métier de gantier-parfumeur aux xviie et xviiie siècles et, d’autre part, dans celui des évolutions de la fabrique des apparences de la cour à la ville, depuis le règne de Louis XIV jusqu’à la Révolution.

Mots-clés

Huet, « Orangerie royale », parfumeurs, cour, gants, fleur d’oranger

ĆĆ Catherine Lanoë, « Une dynastie de parfumeurs du roi : les Gallois/Huet et la fabrique des apparences de la cour à la ville, 1686-1789 », Artefact, 12, 2020, p. 317-348.

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A dynasty of king’s perfumers: the Gallois/Huet and the factory appearances, from the court to the city, 1686-1789

Abstract

Patient and methodical, the constitution of a corpus of handwritten archives, from the collection of the Minutier central of the National Archives, had already made it possible to bring it to light: established in rue de l’Arbre-Sec at the “Royal Orangery”, the dynasty of Gallois/Huet perfumers ensured for more than a century the supply of the king of France and the court with perfume and cosmetic goods. Drawing on an even larger documentary collection, comprising inventories after death, marriage contracts, sale and lease, articulating social history, history of the body and history of knowledge, this article intends to reconstruct the excep- tional destiny of this Parisian artisanal company of the Old regime and draw the 318 profile of the artisanal perfumer commensal. However, the representativeness of this model and the singularity of this history are also questioned here since they can be inscribed, on the one hand, in the wider panorama of the profession of glove-maker and perfumer in the seventeenth and eighteenth centuries and, on the other hand, in that of the developments in the appearance of the court in the city, from the reign of Louis XIV until the Revolution.

Keywords

Huet, « Orangerie royale », perfumers, court, gloves, orange blossom

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À Sophie Lefay

epuis les travaux fondateurs de Daniel Roche et de Philippe Perrot, les notions de « culture des apparences » et de « travail de l’apparence » se sont installées dans le paysage historiographique Dfrançais1. De multiples études, dans lesquelles les historiens et les conser- vateurs des musées ont parfois œuvré de concert, ont ainsi été réalisées sur les différents objets qui permettent cette fabrique du corps socialisé et politisé, de sorte qu’ils échappent totalement désormais aux registres de la « frivolité » et de la « futilité » dans lesquels l’histoire de la culture maté- rielle les avait parfois inscrits2. Aux côtés des dispositifs vestimentaires qui figurent en bonne place parmi ces travaux et qui ont donné lieu à plusieurs ouvrages de synthèse, différentes parures du corps ont aussi été appréhen- dées, parmi lesquelles figurent les coiffures et les perruques, les produits cosmétiques et ceux de parfumerie3. Dans le cadre des cours de l’Europe moderne, et surtout de celle de Louis XIV, ces différents artefacts ont par- fois été embrassés ensemble, car ils relèvent de « techniques du corps » qui forment système et traduisent la production de normes du paraître adaptées à la mise en œuvre d’un contrôle politique et social, progressive- 319 ment intériorisé par les élites4. Au cours du xviiie siècle, cependant, avec les inflexions incessantes de la mode et l’élargissement social du marché parisien du vêtement et de la beauté, ces constructions se libèrent partiel- lement des prescriptions, se font plurielles, donnant ainsi plus de place à l’expression de l’individualité des consommateurs et stimulant la créativité de tous les « artisans du corps »5. Ces derniers, pourtant, n’ont pas encore donné lieu à de nombreux tra- vaux6. Surtout, leurs métiers et les savoir-faire qu’ils ont mis en œuvre n’ont été que trop rarement mis au jour par l’exploitation de sources qui per- mettent vraiment de les éclairer et de les comprendre, au profit de sources rattachées à l’histoire de la consommation, ou bien de sources savantes qui n’en donnent qu’une image partielle et partiale, souvent dévalorisante.

1. Roche, 1989 ; Perrot, 1984. 2. Braudel, 1979, p. 288 et 290. 3. McNeil, 2017 ; Bruna et Demey, 2018. 4. Mauss, 1936 ; Arrizoli et Gorguet, 2009 ; Paresys et Coquery, 2011 ; Da Vinha, Lanoë et Laurioux, 2011. 5. Cavallo, 2007. 6. Castres, 2016 (thèse à paraître).

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Au contraire, comme l’ont montré quelques ouvrages récents, parfois éloi- gnés de l’univers des apparences, les techniques artisanales, révélées dans de multiples archives – dossier de faillite, registres de compte, inventaires après décès… – se signalent par de fortes capacités d’adaptation et d’inno- vation, de véritables savoirs, en particulier dans le contexte du développe- ment de la consommation au xviiie siècle7. Les pratiques des gantiers-parfumeurs en témoignent : l’exploitation d’un vaste corpus d’archives a donné la possibilité de reconstituer les gestes de leur métier dans la fabrication des différents cosmétiques en usage aux xviie et xviiie siècles8. À la faveur de ce travail, certains de ces artisans avaient été identifiés pour avoir en charge l’approvisionnement du roi et de la cour, mais le caractère général du propos n’avait pu leur accorder l’attention qu’ils méritaient9. Précisément, parmi tous les fournisseurs des souverains successifs, la récurrence d’un nom de famille, les Huet, et celui d’une boutique, « l’Orangerie royale », s’était déjà avérée frappante, car l’enquête dans les archives du Minutier central des notaires parisiens avait permis de retrouver un inventaire du fonds de commerce de cette bou- 10 320 tique à cinq dates différentes entre 1686 et 1789 . Fait très exceptionnel pour une entreprise artisanale de l’Ancien Régime, que traduit un corpus d’archives exceptionnel, la boutique a été tenue sans discontinuité par une véritable dynastie de gantiers-parfumeurs du roi entre la fin du xviie siècle et la fin du xviiie siècle. Relevant en partie seulement de la prosopographie ou de la microstoria, puisque le destin de cette famille d’artisans peut être inscrit dans un pano- rama plus vaste susceptible d’interroger sa représentativité, l’article pro- posé ici repose donc sur l’analyse d’un ensemble de documents rassemblés

7. Hilaire-Pérez, 2013 ; Labreuche, 2011. 8. Lanoë, 2008. Sur les parfumeurs du roi aux xviie-xviiie siècles, nous signalons la thèse en cours d’Alice Camus sous la direction de Lucien Bély (Paris-Sorbonne). 9. Lanoë, 2008, p. 258-262. 10. Lanoë, 2008, p. 62. Il s’agit 1) de l’inventaire qui est dressé lors d’une vente réalisée par Michel Gallois à son neveu François Huet le 12 juillet 1686 (AN, MC XCVII/72) ; 2) de celui qui est dressé au moment de l’inventaire après décès de ce dernier le 23 septembre 1711 (AN, MC XLIX/456) ; 3) d’un état du fonds de boutique établi le 29 décembre 1732 lorsque Geneviève de Peyras, épouse de François Huet, délaisse ce même fonds à son fils François Huet (AN, MC XLIX/547) ; 4) de l’inventaire dressé au moment de la mort de ce dernier le 26 novembre 1754 (AN, MC XC/382) ; 5) de celui qui est établi le 28 septembre 1789 lorsque meurt Marie-Bénédicte Poton, épouse de Claude-François Prévost, veuve en premières noces de François Huet (AN, MC XLIII/556).

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et partiellement traités autrefois, que les besoins de l’enquête ont enrichi de nouvelles archives, pour la plupart issues du fonds du Minutier central, contrats de bail et contrats de mariage en particulier. Histoire sociale, his- toire du corps et histoire des savoirs se conjuguent ici, dans la mesure où cette entreprise artisanale constitue un observatoire de choix pour saisir le caractère spécifique des sensibilités et des constructions de l’apparence dans les milieux privilégiés de la cour entre le xviie et le xviiie siècle, aux- quelles la dynastie des Gallois/Huet s’est efforcée de répondre en articulant techniques traditionnelles et innovations. Après avoir reconstitué l’histoire de la boutique et celle de l’entreprise elle- même, en montrant les inflexions que subit le modèle de l’artisan com- mensal au contact d’un marché qui s’étend au-delà de la cour et s’avère toujours plus concurrentiel, un second temps sera consacré à l’étude des objets de parure et des formes que revêtent la culture du corps et la fabrique des apparences des privilégiés de la cour à la ville, tandis que le dernier temps de la réflexion, inscrit à l’échelle d’un article, la poudre pour les che- veux, permettra de mesurer l’évolution de la consommation d’un produit de beauté et de mettre au jour les savoirs du métier. 321 L’Orangerie royale, une entreprise artisanale familiale florissante et pérenne

En 1692, Le Livre commode contenant les adresses de la ville de Paris… recense la boutique de l’Orangerie royale parmi celles auprès desquelles le consom- mateur peut se procurer « en détail de bonne eau de fleurs d’oranges », mais la boutique existe en réalité depuis 1686 au moins11. Sans nul doute, son appellation est liée à l’engouement dont ce parfum est alors l’objet à la cour de Versailles et, peut-être, un hommage particulier à la seconde orangerie dont se dote le château à partir de 168312.

11. Blégny, 1692, p. 98. 12. Perez, 2013 ; Da Vinha et Masson, 2015, p. 525.

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Une boutique et son histoire

Comme tous les notaires le précisent, l’Orangerie royale est située rue de l’Arbre-Sec, paroisse Saint-Germain-l’Auxerrois, « presque vis-à-vis la rue Bailleul ». Une enquête menée dans les archives et sur le terrain permet d’af- firmer qu’elle se trouvait à l’emplacement du numéro 50 actuel (Fig. LI, cahier couleur)13. La boutique fait alors partie d’un corps de logis de devant, située à gauche d’une porte cochère qui permet d’accéder à une cour et à un second corps de logis à l’arrière de la parcelle. Jusqu’en 1731, l’ensemble appartient aux héritiers du notaire Jean Chapellain III, date à laquelle ceux-ci se décident à vendre, après l’avoir fait visiter et estimer deux fois par la Chambre des bâtiments. Jugée « très caduque et à la veille d’être rebâtie » de l’avis du second expert, ce qu’elle ne sera jamais apparemment au cours du siècle, la maison n’en est pas moins estimée 40 000 livres en 172814. Trois ans plus tard, avant même d’être mise aux enchères devant les Criées du Châtelet, elle trouve un acquéreur qui en propose 45 000 livres, réglées dès la signature 15 322 du contrat de vente le 9 août 1731 en louis d’or et d’argent . L’acheteur, en effet, n’est autre que Jean Quentin, baron de Champlost, « écuyer et

13. Les informations des actes notariés croisées à celles que fournit l’estimation de la maison en 1731 (AN, Z1J/623) ont été confrontées à une enquête de terrain. De multiples indices concordent. Les « quatre travées de profondeur » du corps de logis de devant sont encore bien visibles au plafond de la boutique actuelle, tandis que sa longueur (53,5 pieds) et sa largeur (19,5 pieds) mesurées en 1731 correspondent à celles qui peuvent être mesurées aujourd’hui, soit environ 18 mètres de long sur 6,30 de large. Surtout, l’estimation de 1731 signale la présence d’« un étage de caves sous et en toute l’étendue du corps de logis sur rue, édifices ; en aile à gauche de la cour sous parties d’icelles » qui ont pu être identifiées sur place. Les caves situées sous la boutique étaient et sont encore accessibles, d’une part par une « potoyère », c’est-à-dire une descente en marches de pierre (Carbonnier, 2006, p. 378), localisée dans la cour sous un escalier, et d’autre part par une trappe aménagée dans la boutique, dont un employé actuel nous a dit avoir connaissance. 14. Cette estimation est un peu inférieure au denier 20 qui constitue le coefficient par lequel sont multipliés les loyers pour obtenir le prix de vente des maisons, puisqu’en effet à cette date le loyer du corps de logis de devant est de 1 200 livres par an, tandis que celui du corps de logis de derrière est de 1 000 livres (en 1731), ce qui donnerait 44 000 livres (Voir Lyon-Caen, 2015, p. 63). Sans doute, l’état de vétusté constaté de la maison l’explique. 15. ET. LXIV/301. Le déroulement de la procédure de mise aux enchères de la maison est conforme à ce qui a été identifié par ailleurs (affiches, publications concernant la vente) et l’absence d’en- chère confirme la faiblesse du nombre d’acheteurs potentiels (Béguin, Lyon-Caen, 2018). L’offre de 45 000 livres du baron de Champlost rejoint sensiblement la règle du denier 20 qui structure le marché immobilier parisien.

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premier valet de garde-robe du roi demeurant à Paris au Louvre », fils de Jean Quentin et neveu de François Quentin, dit La Vienne – qui tous deux avaient exercé la fonction de barbier de Louis XIV entre 1669 et 1690 et pour Jean celle de perruquier également –, avant d’accéder aux pres- tigieuses charges de premier valet de chambre du roi pour François et de premier valet de garde-robe pour Jean16. Même si la volonté d’investir dans ce quartier parisien, déjà connu pour ses boutiques de luxe, peut expliquer l’offre du baron, jugée « très avantageuse » selon l’expert de 1731, on ne peut douter que l’intérêt de cette acquisition tient aussi à la présence de la très réputée boutique de l’Orangerie royale17… Pendant plus d’un siècle, la dynastie s’acquitte de son loyer à ces proprié- taires successifs, puis à Marie-Louis Quentin de Champlost, fils de Jean, qui hérite de la maison lors de son mariage en 1740, tous intimement liés au milieu de la cour et au service du roi. Quoique le loyer annuel augmente de 1 100 livres en 1686 à 1 300 livres en 1776, les locaux de l’entreprise restent les mêmes jusqu’en 177918. Les descriptions notariées croisées à l’analyse de l’estimation de 1731 permettent d’identifier dans ce corps de logis de devant une boutique ouverte sur la rue, fermée par un châssis vitré, 323 prolongée par une salle/arrière-boutique, l’une et l’autre planchéiées19. Elles sont séparées par une cloison partiellement vitrée, tandis que l’arrière-bou- tique est fermée à l’arrière par une croisée qui éclaire la pièce par la cour. Cette quête de lumière, conjuguée à la présence d’une cheminée, révèle que l’arrière-boutique sert d’atelier au parfumeur. Quant à la boutique, de forme rectangulaire, sa taille est difficile à évaluer. S’il est possible d’es- timer sa profondeur à huit mètres, peut-être douze, sa largeur en revanche ne peut en excéder quatre, compte tenu des deux mètres que représentent la porte cochère et le passage qui lui fait suite vers la cour20. Un escalier permet de se rendre aux étages, composés de chambres et/ou de magasins, affectés et désignés différemment selon les dates, qui permettent de loger la famille de l’artisan, le personnel de la boutique ou des sous-locataires, ou d’entreposer la marchandise. L’artisan dispose aussi de l’accès à la cour,

16. Da Vinha, 2004. 17. Coquery, 2011, p. 142-144. 18. Sur l’augmentation des loyers, voir Lyon-Caen, 2015, p. 56. 19. Sur la variété des boutiques parisiennes, voir Carbonnier, 2006, p. 353-359. 20. AN, Z1J/623. Nous remercions Robert Carvais (Centre de théorie et analyse du droit- UMR 7074-Université Paris Nanterre) pour son aide dans la transcription et la compréhension de ce document.

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partiellement envahie par « plusieurs petits édifices », et « la commodité du puits », bien utiles pour ses activités professionnelles. Enfin, les notaires et le greffier de la Chambre des bâtiments soulignent l’existence de plusieurs caves qui permettent d’entreposer du bois et du charbon, nécessaires à la confection des feux destinés aux opérations du métier (voir note 13). En 1779, dans le cadre d’une restructuration de l’entreprise, les locaux s’agrandissent considérablement : par transport de bail, Marie-Bénédicte Poton, veuve de François Huet fils et épouse de Claude-François Prévost, devient également locataire du corps de logis de derrière, le tout pour un loyer de 2 700 livres par an (Fig. 1).

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Fig. 1. – Extrait du contrat de bail du 29 juillet 1779 AN, MC LVI/241-242, fol. 2. Archives nationales, photographie Catherine Lanoë

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Manifestement, la pérennité exceptionnelle de la boutique s’est accom- pagnée d’une indiscutable prospérité que reflète déjà le montant de cette charge locative. Surtout, elle atteste de la part de tous les acteurs de l’en- treprise, et en particulier des deux femmes qui en ont eu la gestion à la mort de leur époux, Geneviève de Peyras entre 1711 et 1732, puis Marie- Bénédicte Poton entre 1754 et 1767, la compréhension avisée des lois d’un marché de cour spécifique et changeant et la mise en œuvre de savoirs sociaux adaptés.

Fournir la cour ou le savant calcul des avantages

Tout au long du siècle, la dynastie tient en partie le marché de la cour. Dès 1686 en effet, François Huet père peut se réclamer du double statut de « marchand parfumeur… privilégié ordinaire du roi » et de « marchand parfumeur privilégié suivant la cour », qui fait de lui un artisan participant à la commensalité et au service du roi, mais aussi à l’approvisionnement de grandes maisons aristocratiques21. 325 Effectivement, comme le révèlent par exemple six mémoires de marchan- dises établis entre 1708 et 1711 – sommés ensemble à 7 189 livres, aux- quels s’ajoutent 1 149 livres pour marchandises fournies « à sa majesté » et « pour le Dauphin » en 1711 –, Louis XIV, approvisionné par le duc de La Rochefoucauld, grand maître de la garde-robe et confident du roi, consomme certains articles de l’Orangerie royale22. Pour toutes ces fourni- tures, la veuve déclare avoir « reçu acompte de 2 189 livres,18 sols », en dif- férents paiements échelonnés depuis 1709, jusqu’à l’obtention d’un billet de 500 livres après le décès du parfumeur. Quelques décennies plus tard, un autre couple royal fait partie des clients que Claude-François Prévost recense dans son état des dettes actives, en particulier pour des achats de lavande (Fig. 2)23.

21. Laverny, 2000 ; Da Vinha et Masson, 2015, p. 458-459. 22. Da Vinha, 2004, p. 640. 23. AN, MC XLIII/556.

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Fig. 2. – État des dettes actives dues à M. Prévost…, 28 septembre 1789 AN, MC XLIII/556, fol. 40. Archives nationales, photographie Catherine Lanoë

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À tout le moins, le couple royal est mentionné dans la catégorie des « bonnes dettes », ce qui est loin d’être le cas de nombreux clients de la boutique au cours du siècle. La chose est connue en effet : la plus haute noblesse s’acquitte souvent à retardement de ses dépenses somptuaires, quand elle s’en acquitte d’ailleurs24. En l’occurrence, en 1711, Geneviève de Peyras, qui connaît parfaitement sa clientèle, renonce d’elle-même à entreprendre quelque démarche que ce soit contre les débiteurs « qu’elle croira et apprendra être insolvables ». Pour autant, François Huet et son épouse ne sont pas sans ressource face à ces impayés. Comme marchand privilégié, le parfumeur est enregistré auprès de la Prévôté de l’Hôtel. Le dépôt de plaintes devant cette juri- diction, ou dans une moindre mesure devant celle du Châtelet de Paris, lui permet d’obtenir en sa faveur de multiples sentences condamnant au paiement ses clients indélicats, qui s’acquittent alors de leurs dettes, bien souvent sous la forme de billets ou de contrats de constitution de rentes viagères25. Ainsi, quoique l’argent ne rentre pas toujours sous la forme d’es- pèces sonnantes et trébuchantes, la Prévôté de l’Hôtel assure à l’entreprise une protection essentielle à sa survie. Elle construit dans l’espace curial 327 un équilibre qui garantit la pérennité du marché, puisque les condamnés, débarrassés de leurs dettes, peuvent alors reprendre leurs achats auprès des mêmes fournisseurs. Geneviève de Peyras en est parfaitement consciente, puisque dans les tout premiers jours qui suivent la mort de son mari, elle s’acquitte des 420 livres qui lui permettent de racheter le titre pour devenir à son tour « marchande gantière-parfumeuse privilégiée suivant la cour ». Autorisée par le statut et la production de François Huet, l’inscription dans le milieu curial se conjugue de manière heureuse avec l’appartenance de son épouse à l’univers des officiers de finance anoblis et enrichis. Dotée de 6 000 livres – qui permettent le rachat du fonds de boutique de Michel Gallois – celle-ci est fille d’un ancien « Conseiller du roi payeur des gages de Messieurs les officiers de l’élection de Paris », et sœur d’un « contrôleur général des rentes sur les aides et gabelles ». Cette conjonction offre au couple des perspectives d’enrichissement, via des investissements ou des placements qui s’articulent aux rentrées d’argent, à son manque ponctuel et aux logiques de thésaurisation. Ainsi, peu avant son décès, le parfumeur

24. Coquery, 1998, p. 163-178. 25. Da Vinha et Masson, 2015, p. 585-586.

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a fait l’acquisition de différents terrains parisiens, l’un de 816 toises carrées au lieu de la Grange-Batelière, l’autre de 700 toises rue de Richelieu, sur lesquels il fait construire des maisons, louées ensuite à des artisans, tandis que son épouse souscrit sur la tête de ses enfants plusieurs contrats de constitution de rentes sur les aides et gabelles durant les années 1720 et investit dans des actions de la compagnie des Indes en 1737. Entre 1732 et son décès en 1738, elle est ainsi en mesure de faire bénéficier chacun de ses cinq enfants vivants – sur les onze qu’elle a eus – de 12 000 livres, dont 8 000 versées en espèces pour la dot de chacune de ses trois filles, quand François II, l’aîné de ses fils, se voit céder le fonds de boutique et les dettes actives de l’entreprise pour cette même somme.

Le règne de la concurrence et la restructuration de l’entreprise

En 1732, François II reprend l’entreprise à son compte. Comme l’attestent plusieurs documents, il n’est alors plus revêtu du titre de « marchand privi- légié suivant la cour », conservant en revanche celui de « marchand parfu- 328 meur ordinaire du roi et de la reine », un statut honorifique qui se donne à voir à l’étalage de la boutique avec les « trois tapis » qui portent des « fleurs de lys aux armes du roi et de la reine ». Il n’est cependant pas le seul à pouvoir le faire, car dès le milieu du siècle, à Versailles ou à Paris dans ce même quartier, la concurrence entre les gantiers-parfumeurs fournisseurs du roi et de la cour est grandissante. Ainsi, François Huet puis sa veuve doivent-ils faire face, par exemple, à celle de Joannis, « privilégié du roi » demeurant rue de l’Arbre-Sec, à celle de Michel Marganne, « parfumeur du roi » rue Saint-Honoré, puis à celle de Jean-Daniel Vigier « marchand mercier et parfumeur ordinaire du Roi », installé au 11 de la rue du Roule, où lui succède en 1774 Jean-Louis Fargeon, parfumeur de la cour et de Marie-Antoinette. De surcroît, des fabricants toujours plus nombreux, corporés ou non, portés par la réputation et la qualité de leur produc- tion, tout autant voire davantage que par un titre prestigieux, parviennent à s’immiscer dans ce marché. La consommation parisienne des biens de l’apparence, enfin, partagée désormais entre les privilégiés et des catégories plus modestes, est aussi transformée par les incessants renouvellements de la mode, ce qui constitue un double appel d’air pour tous les « artisans du corps », pour peu qu’ils adaptent leurs stratégies à ces nouvelles logiques.

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Mariée à François Huet en 1735, Marie-Bénédicte Poton fait sans doute l’expérience de ces changements et, peut-être, celle d’une prospérité moins éclatante, quoique le couple ait été en mesure d’investir 3 600 livres dans une maison de campagne à Nanterre en 1754, de la meubler et d’y faire entreprendre diverses réparations. Cependant, même si la reine s’avère être une cliente fidèle – comme en témoignent quatre mémoires arrêtés par la duchesse de Villars pour l’année 1754 montant à 961 livres – et que la veuve parvient à se faire payer de 2 000 livres dans les trois semaines qui suivent le décès de son mari, le rapport entre la valeur du fonds de bou- tique (4 704 livres), les dettes actives (5 592), les dettes passives (4 486) et les dettes actives douteuses (11 185 livres, sur lesquelles la veuve déclare pouvoir récupérer la moitié) laisse entrevoir une situation financière moins favorable que par le passé, des difficultés croissantes pour se faire payer par des aristocrates toujours plus dispendieux, que la veuve sait pourtant parfois insolvables, voire en faillite26. L’équilibre de la première moitié du siècle dont avaient profité les premiers patrons de l’Orangerie royale n’est plus. Marie-Bénédicte Poton entreprend alors de restructurer l’entreprise pour l’adapter aux nouvelles logiques du 329 marché. Cette restructuration se marque tout d’abord par son remariage en 1767 avec Claude-François Prévost, « marchand parfumeur demeurant rue de l’Arbre-Sec » – travaillant peut-être déjà à son service – alors âgé de 26 ans, quand elle doit en avoir près du double. Les termes du contrat de mariage révèlent une véritable association qui doit profiter à chacun, per- mettre de relancer l’affaire, sans préjudicier aux cinq enfants que la veuve a eus de François Huet. En effet, les biens de chacun des époux – 3 000 livres de gains et épargne du côté de Claude-François et 24 000 livres en mar- chandises, meubles, hardes du côté de Marie-Bénédicte – n’entrent pas dans la communauté, qui ne sera constituée que de ce qu’ils acquerront ensemble, tandis que les deux époux ne peuvent se faire de donation au dernier vivant qu’à la condition qu’aucun enfant ne naisse du mariage. Claude-François Prévost, fils de laboureur de Franche-Comté, parfumeur sans fonds ni boutique, est désormais revêtu du titre « de marchand parfu- meur du roi et de la reine » et se retrouve à la tête d’une entreprise installée et réputée, qu’il contribue à relancer.

26. Coquery, 1998, p. 119-126.

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De fait, en 1779, par le transport de bail évoqué plus haut, les locaux de l’entreprise sont agrandis au second corps de logis. Il s’agit en effet d’abriter un stock bien différent des précédents, dont la valeur atteint 4 360 livres seulement en 1789, soit trois fois moins que celui que rachète François Huet à son oncle en 1686, sans même tenir compte de l’infla- tion. L’immobilisation du capital est ainsi limitée et cette stratégie s’avère adaptée puisque l’artisan supporte des impayés toujours plus nombreux : sur les 21 106 livres de dettes actives, près de 9 000 sont estimées dou- teuses, voire sans ressources (Fig. 2). Ce stock, en revanche, est une illus- tration de l’économie de la diversité qui s’est alors imposée. Il est constitué d’un nombre beaucoup plus grand d’articles que par le passé, estimés à des prix variables dont certains modiques peuvent convenir à une clientèle modeste, et qui se répartissent de manière rationnelle dans les différents magasins et la boutique. Cette dernière justement, quoique l’enseigne de l’Orangerie royale ne semble pas y pendre à la date du 28 septembre 1789 afin d’éviter, peut-être, une publicité qui n’était déjà plus dans l’air du temps, a aussi donné lieu à des aménagements récents, destinés à séduire et attirer la clientèle, à l’accueillir comme dans un salon27. Ainsi, les deux 330 comptoirs de la boutique sont de « menuiserie de chêne neuve », précise par deux fois le notaire, tandis que l’exiguïté et la pénombre relative de la bou- tique sont compensées par de nombreuses menuiseries peintes en blanc et un grand panneau de glaces. L’empire de la mode et du commerce, la place essentielle qu’y tiennent les femmes désormais sont aussi sensibles dans la répartition sexuée des postes de travail. Claude-François Prévost emploie deux garçons, les frères Féry, logés au dernier étage et payés 100 livres pour six mois, mais l’entreprise dispose aussi d’une fille de boutique, Jeanne- Baptiste Maignier, qui occupe une chambre au premier étage et dont le salaire est le même que celui des employés fabricants.

Cultures du corps et fabrique des apparences

Courant sur plus d’un siècle, l’histoire de l’Orangerie royale et de ses diri- geants successifs, croisée à l’analyse des cinq états du stock permettent d’observer avec précision les sensibilités et les normes sociales qui président

27. Walsh, 2000; Velut, 2000.

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à la fabrique des apparences, essentiellement dans les milieux privilégiés, de la cour à la ville. De véritables inflexions se dessinent entre 1686 et 1789, car si la valeur estimée du fonds de boutique diminue au moins de moitié entre ces deux dates, la nature même des marchandises n’en est pas moins profondément transformée.

Un univers domestique parfumé

De manière tout à fait évidente, la constitution des trois plus anciens inventaires du fonds de la boutique (1686, 1711, 1732) révèle le poids essentiel des marchandises de parfumerie. Aux côtés des essences et des eaux de senteur conservées en diverses sortes de bouteilles ou, en particu- lier lorsqu’il s’agit de la fleur d’oranger, dans des estagnons – c’est-à-dire des récipients de métal étamé contenant plusieurs dizaines de pintes – les gants et les peaux, les éventails, les objets parfumés constituent l’es- sentiel du stock, avec les poudres pour les cheveux. Tous ces articles ont pour dénominateur commun d’avoir été l’objet de l’imprégnation par un parfum, puisque depuis 1614 les gantiers ont obtenu à l’exclusion de tous les autres artisans tenant boutique, tels que les merciers en particulier, le 331 titre de parfumeurs28. Comme Stanis Pérez l’a bien montré, si l’eau de fleur d’oranger a les faveurs de la cour à l’époque de Louis XIV, les par- fums n’entrent pas alors en contact direct avec le corps. Il revient alors à différents objets et aménagements de dissiper la précieuse fragrance dans l’espace domestique : aspersion à la seringue dans les appartements du roi, installation d’orangers dans les chambres, dissémination de leurs fleurs autour des lits, dispersion de sachets parfumés et autres articles que l’on dit parfois « piqués d’odeur »29. Effectivement, le stock des trois premiers représentants de la dynastie est composé de nombreuses marchandises de cette nature, parmi lesquels se comptent bourses à jouer, sachets, boîtes à perruques, corbeilles (destinées à recevoir habits, gants et garnitures diverses), auxquels s’ajoutent, parfois assortis entre eux, les toilettes – c’est-à-dire les pièces de toile qui couvrent les tables surmontées du miroir devant lesquelles se déroulent les différents apprêts du visage – et les déshabillés qui, de l’avis expert de Simon Barbe, sont « des portefeuilles de carton », parfois de véritables coffres, doublés

28. Lanoë, 2008, p. 63. 29. Pérez, 2013, p. 108-110.

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de différentes étoffes parfumées et qui accueillent pour la nuit les « coiffes, rubans et menu linge des dames, lorsqu’on les déshabille » (Fig. 3)30.

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Fig. 3. – Extrait de l’inventaire dressé par Geneviève de Peyras, 23 décembre 1732 AN, MC XLIX/547, fol. 6. Archives nationales, photographie Catherine Lanoë

30. Barbe, 1992 [1699], p. 110-111.

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Ces différents objets permettent à ceux qui les acquièrent de composer dans les grandes maisons princières et jusque dans la chambre du roi, par l’intermédiaire du grand maître de la garde-robe, un univers domestique parfumé. Celui-ci, dans le cadre des conceptions néohippocratiques en vigueur, atteste la volonté prophylactique d’éloigner les mauvaises odeurs, de construire une atmosphère olfactive que l’on imagine salubre et favo- rable à la santé du prince31. Sur le plan social, cette conception et ces ajuste- ments renvoient largement à l’héritage des pratiques des parfumeurs-valets de chambre, des commensaux traditionnels dans les maisons princières dont les attributions sont de plus en plus bousculées par la professionnali- sation du métier, comme le souligne d’ailleurs la double acception du terme parfumeur du Dictionnaire de Furetière, désignant aussi bien celui « Qui parfume » que celui « qui vend des parfums, des choses parfumées »32. Cependant, outre les parfums qui leur sont appliqués, ces objets ont aussi la particularité de présenter des couleurs variées, d’être brodés d’or ou d’argent, rehaussés de dentelles, bref d’associer dans leur conception plu- sieurs registres de la technique et de pouvoir être ajustés les uns par rapport aux autres en de véritables systèmes, extensifs ou en abîme, ce qui leur 333 confère à plus d’un titre et de manière performative le rôle de parure du corps, fussent-ils éloignés de lui33. Ils participent ainsi d’une conception esthétique englobante, dans l’espace et dans le temps, qui fait entrer en résonance le mobilier, les vêtements et les accessoires, comme le révèlent quelques passages du Mercure Galant et qui, du matin au soir, comme le souligne le diptyque toilettes/déshabillés, contribue à entretenir, à valoriser et à mettre en scène le corps aristocratique dans l’univers domestique. Ces usages témoignent encore de l’existence pérenne d’une culture singulière de la prise en charge du corps dans l’espace curial qui unit plusieurs arti- sans et/ou officiers, comme le souligne, auprès des nombreux barbiers, la présence de plusieurs tapissiers parmi les valets de chambre de Louis XIV34.

31. Pérez, 2007, p. 246. 32. Furetière, 1690, t. 2, p. 261. 33. Lanoë, 2013, p. 25-26. 34. Cavallo, 2007 ; Da Vinha, 2004, p. 53.

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La ganterie, spécialité de la dynastie

Parmi tous les articles parfumés, les gants occupent une place prédominante dans les trois premiers inventaires de l’Orangerie royale. Parfumé ou non, cet accessoire est, en effet, essentiel à la construction des apparences à la cour depuis le xvie siècle, comme élément indispensable du vêtement, mais aussi par la gestuelle qu’il s’agit de mettre en œuvre pour les enfiler ou les ôter, suggérée par nombre de portraits qui représentent leur sujet avec une main gantée et l’autre à nu. L’importance des gants dans la culture de cour et dans les compétitions économiques de la mode européenne est aussi soulignée par la place qu’ils occupent dans les présents que les souverains s’échangent entre eux au xviie siècle35. Prisés par douzaines de paires, ils représentent près de 60 % de la valeur du stock de l’Orangerie royale en 1686 et en 1711, pour tomber à 36 % en 1732. Leur valeur marchande et symbolique est soulignée par le classement rigoureux dont ils sont l’objet dans ces inventaires, selon la nature de la matière première (chamois, cabron, mouton, chien et castor), leur qualité, identifiée par des références à des nomenclatures d’origine (gants de Blois, d’Avignon, de Provence), les techniques de leur décoration et de leur 334 apprêt, leur couleur, leur parfum enfin, ce qui, en ces premières années du xviiie siècle encore, en fait au moins autant des accessoires d’une construction olfactive que visuelle des apparences. En effet, les Gallois/Huet ont aussi acquis leur réputation pour la qua- lité de leurs gants parfumés, au jasmin, et surtout à la fleur d’oranger, dont ils semblent s’être fait une spécialité, fondée sur de véritables savoirs. Précisément, les inventaires de ces gants, dont deux sont établis par l’ar- tisan lui-même, font régulièrement état de l’année de fabrication, précisent lorsqu’ils sont « vieux » ou au contraire « des plus nouveaux », toutes choses qui révèlent une connaissance empirique de la fragilité de ces marchan- dises, dont la valeur dépend essentiellement de parfums, par définition volatils et éphémères dans le temps. Surtout, certains de ces gants portent une marque, apposée semble-il sur l’article lui-même de la main du fabri- cant, « OC » ou « OB » qui identifient respectivement l’orange commune et l’orange bigarade, employées de manière distincte pour la confection, les fleurs de la seconde permettant d’obtenir un parfum plus intense, des gants plus odorants et donc plus chers (Fig. 4).

35. Rivière, 2019, texte non publié.

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335

Fig. 4. – Extrait de l’inventaire dressé par Michel Gallois, 12 juillet 1686 AN, MC XCVII/72, fol. 4. Archives nationales, photographie Catherine Lanoë Au cours du xviiie siècle, cependant, comme l’avaient déjà laissé entrevoir les descriptions des modes du Mercure Galant à la fin du siècle précédent, l’usage des gants parfumés décline, tout comme celui des gants à rubans ou à franges d’ailleurs, au profit de simples gants blancs et surtout de gants blancs glacés. Mieux, en 1732, le Mercure de France annonce la disparition

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prochaine de ces accessoires et, en effet, nombre de gantiers-parfumeurs parisiens de la seconde moitié du siècle n’en proposent plus à la vente36. Les patrons de l’Orangerie royale ne sont pas de ceux-là. Au contraire, tout en épousant le déclin relatif de la demande et les nouvelles tendances de la mode, ils restent en mesure de fournir à leur clientèle de tels articles jusqu’à la fin du siècle. De manière signifiante, l’une des clauses additionnelles au contrat de bail de 1751, entre Marie-Louis Quentin de Champlost, valet de chambre du roi, et François Huet stipule que les preneurs s’obligent « fournir audit sieur bailleur pour chacune des neuf années une douzaine et demie de paires de gants blancs d’homme et une douzaine pareille pour femme », tandis que Marie-Fortunée d’Este, princesse de Conti, fait encore l’acquisition de plusieurs centaines de paires chez Claude-François Prévost durant la seule année 1770, marquée il est vrai par les festivités liées au mariage du Dauphin et de Marie-Antoinette37. À n’en pas douter, le statut de marchand parfumeur du roi et de la cour que détiennent, de longue date, les représentants de la dynastie Gallois/Huet explique que les marchandises de ganterie aient été si pérennes dans leurs 336 stocks, de même qu’ils furent toujours en mesure de proposer à leur clien- tèle les formes primitives du rouge. Ici encore les actes de la pratique des artisans permettent de nuancer certaines analyses, que biaise parfois l’ex- ploitation exclusive des sources publicitaires et des journaux de mode, tou- jours tentés de valoriser la nouveauté. Le marché de la cour au xviiie siècle, en effet, présente un certain nombre de singularités par rapport à celui de la capitale. Certes, des mouvements de mode, propres à la vie aulique – telle par exemple la vogue des déshabillés (il s’agit ici d’une sorte de robe de chambre) ou celle des gants « à la siamoise », initiée après la célèbre visite des ambassadeurs en 1686 – ou venus de la ville y sont sensibles, mais la consommation des biens de l’apparence y est aussi marquée par certaines pesanteurs, voire certains archaïsmes, liés à la tradition, au respect de l’Éti- quette, au service du roi38. Ainsi, par exemple, le « grand habit » féminin et les robes à panier, auxquels sont précisément associés des gants, restent de mise jusque dans les années 1780, en dépit des récriminations de celles qui

36. Le Mercure de France, février 1732, p. 210 ; Lanoë, 2008, p. 371-373. 37. AN, ET. CVIII/496 ; Chatenet-Calyste, 2013, p. 136. 38. Chrisman-Campbell, 2009, p. 222.

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les portent, tandis qu’au contraire, de l’aveu même de certains marchands, les indiennes de coton ont du mal à s’y imposer39.

La révolution des apparences : le visible et l’implicite

Pour autant que toutes ces marchandises de parfumerie demeurent encore dans le stock de la boutique, les inventaires de 1754 et 1789 révèlent bien des changements, en lien d’une part avec le développement d’une clientèle qui n’appartient plus seulement à l’univers curial et d’autre part avec les inflexions des sensibilités qui, tout à la fois, affectent la construction olfac- tive des apparences et assurent la promotion d’artifices plus visuels, ainsi que celle de produits d’hygiène du corps. En 1754, le stock de François Huet fils témoigne de la diversité croissante des marchandises. Parmi les essences et les esprits de parfums dominent les fragrances fraîches du citron, de la bergamote ou de la lavande, privilé- giées désormais et qui attestent l’abaissement du seuil de tolérance olfactive 40 identifié par Alain Corbin . À leurs côtés, les cosmétiques pour le visage, 337 tels que les rouges, et pour les cheveux, pommades et poudres, occupent une place de choix. Surtout, l’importance de ces produits dans la fabrique des apparences est accentuée par les nombreux accessoires de leur transport et/ou de leur application – boîtes, étuis, nécessaires, corbeilles, éponges, brosses à rouge, soufflets, masques et houppes à poudre, dont les prix s’ins- crivent dans une large gamme. Ainsi, alors que les plus luxueux d’entre eux laissent entrevoir l’aristocratique élégance des nouveaux gestes incorporés de la toilette, des sociabilités mondaines plus mobiles et parfois éloignées de la cour – que l’on peut rapprocher de l’engouement pour la portativité des objets en tous genres d’ailleurs41 – d’autres accessoires, plus modestes, soulignent les appropriations populaires des gestes de la beauté, qui ne fonctionnent pas seulement sur le principe de l’imitation des grands. En 1789, la composition du stock de Claude-François Prévost confirme cette tendance. Elle fait aussi la part belle à des articles qui ne sont pas nécessairement nouveaux, mais dont la diversité et le cumul témoignent

39. Hilaire-Pérez et Vaisbrot, 2017. Nous remercions les auteurs qui ont bien voulu nous faire partager cette information. 40. Corbin, 1982. 41. Bernasconi, 2015.

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de la diffusion de nouvelles règles d’hygiène et d’entretien du corps, que certaines institutions médicales entendent d’ailleurs promouvoir à grande échelle. Racines, brosses et éponges pour les dents soulignent les progrès de l’hygiène dentaire que Colin Jones a bien mis en valeur, tandis que la présence renforcée et conjuguée des éponges et des savonnettes révèle com- bien les pratiques de la toilette, autrefois partiellement sèches, ont réappri- voisé l’usage de l’eau. Dans cette même temporalité, l’accumulation de ces articles dans le fonds de boutique des deux derniers représentants de la dynastie contribue aussi à flouter l’identité du gantier-parfumeur d’antan au profit de celle du marchand, à dévoiler les ramifications croissantes des structures de la production des articles de beauté, en spécialités diverses, en réseaux d’ap- provisionnement et de sous-traitance complexes. Joignant à son titre de « parfumeur ordinaire du roi » celui de « marchand mercier », Jean-Daniel Vigier, dont la réussite est éclatante dans les années 1760-1770, illustre à merveille la diffraction qui affecte le secteur, l’inscription du métier dans le marché plus que dans l’atelier, selon les mots de Carolyn Sargentson, mais 338 les Gallois/Huet aussi s’y sont adaptés, comme le révèle la transformation de leur approvisionnement42. Ainsi, alors que François Huet père n’avait d’autres fournisseurs que quelques parfumeurs du sud de la France, des gantiers parisiens, de Blois ou de Grenoble auxquels s’ajoutaient un bon- netier, un épicier et un rubanier, les dettes passives de son fils, quarante ans plus tard environ, se répartissent sur des artisans plus nombreux et plus divers : ouvriers en gants ou en mitaines, perruquiers, marchands de pom- made, papetiers, faïenciers, mercier, gantier-parfumeurs spécialisés.

Les parfums et les couleurs de la poudre

Parmi tous les produits qui constituent le stock des patrons successifs de l’Orangerie royale, la poudre pour les cheveux peut être considérée comme emblématique de l’évolution de la fabrique des apparences, des sensibilités qu’elle suppose et qu’elle recompose en même temps, au long d’un siècle qui court du règne de Louis XIV jusqu’à la Révolution. Elle donne lieu au développement d’un vaste marché, à l’émergence d’un débat public et

42. Herda-Mousseaux, 2018, p. 136.

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contribue, elle aussi, à reconfigurer partiellement le visage du métier de gantier-parfumeur.

Les poudres d’odeur

Les poudres ne sont pas une marchandise nouvelle à la fin du xviie siècle et, au contraire, elles sont déjà l’objet d’un « grand commerce » dans la capitale43. L’ouvrage de Simon Barbe révèle que, comme ingrédient ou comme produit fini, elles permettent la composition de l’univers domes- tique parfumé décrit plus haut, soit qu’elles servent à imprégner de leur parfum divers objets, soit que, mêlées à des gommes, elles entrent dans la confection de pastilles ou de petits objets à brûler, soit enfin qu’elles soient contenues dans des sachets. Le stock de Michel Gallois en 1686 est précisément constitué de plusieurs produits – on ne saurait dire matières premières tant certaines d’entre elles sont déjà complexes – qui entrent dans la fabrication de ces poudres. Ainsi, la poudre d’iris qu’il conserve se compose à partir du « bâton » de la plante, c’est-à-dire du rhizome qui, une fois écrasé, exhale un parfum naturel de violette, tandis que la poudre de Chypre est un assemblage mixte, non stabilisé, dont le nom n’indique pas 339 une origine géographique : l’ingrédient essentiel est ici la mousse qui croît sur les branches de chênes, séchée, pilée puis diversement parfumée avec des fleurs de jasmin, de rose muscade ou bien de la civette et du musc, mais son appellation pourrait renvoyer au ciperi italien (prononcé Tchi), c’est- à-dire à l’iris de Florence, élément de sa composition selon d’anciennes recettes44. Pour autant, dès les années 1670-1680, avec le développement du port des longues perruques impulsé par Louis XIV, certaines de ces poudres, classées d’ailleurs en un véritable « Traité » dans l’ouvrage de Simon Barbe, ont aussi pour fonction nouvelle de nettoyer et de parfumer les chevelures, sinon même de les colorer partiellement, qu’elles soient naturelles ou postiches45. Évoqués plus haut, Jean et François Quentin fréquentent la capitale et en particulier le quartier Saint-Honoré, au titre de leur charge de barbier et de perruquier de Louis XIV. Chargés de la toilette royale jusqu’en 1690 et précisément de l’achat des poudres et des peignes, ils ne peuvent avoir

43. Blegny, 1692, p. 97. 44. Le Fournier, 1992, p. 36-37. 45. Barbe, 1992 [1699], p. 208-228.

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ignoré l’existence de l’Orangerie royale, tenue par un « parfumeur ordinaire du roi », et, sans doute, du temps de Michel Gallois et de François Huet père, s’y approvisionnent-ils en différents articles, parmi lesquels figurent justement « poudre d’odeur » et « corps de poudre »46. Quelque quarante ans plus tard, l’acquisition de la parcelle sur laquelle se trouve la boutique par Jean Quentin, leur descendant, atteste la réputation pérenne de la qua- lité des marchandises de l’Orangerie royale. Elle promet, sans doute, à son acheteur divers bénéfices matériels, mais elle souligne aussi que l’entretien et la prise en charge du corps du roi structurent fortement les comporte- ments du personnel commensal et forgent une culture qui unit celui-ci aux artisans de l’apparence47.

La poudre à poudrer

Comme le révèlent les stocks des successeurs de Michel Gallois, les usages de la poudre connaissent, en effet, une véritable inflexion dès les premières années du xviiie siècle. Dans son Parfumeur royal de 1699, Simon Barbe avait déjà signalé l’existence de « corps de poudre » d’amidon ou bien de 340 « poudres d’amidon » – l’amidon étant confectionné à partir de différentes issues du blé après la mouture. Cette matière première présente selon lui l’avantage de recevoir, mieux que toute autre substance, le parfum de la fleur d’oranger ou celui du jasmin, tout en offrant sans doute la possibilité de confectionner des poudres capables d’éclaircir les chevelures et, en cela, de répondre aux exigences de la mode48. Ainsi, de manière presque subrep- tice, d’artifice olfactif qu’elle était, la poudre pour les cheveux devient aussi un artifice visuel, destiné à blanchir les chevelures et sa consommation s’accroît dans l’univers curial. Dès 1711, le stock de François Huet père compte ainsi près de 2 000 livres pesant de poudres diverses, dont près de 900 parfumées à la fleur d’oranger pourraient avoir été confectionnées d’amidon et vouées à éclaircir les chevelures. Vingt ans plus tard, l’état du fonds de boutique que Geneviève de Peyras dresse elle-même pour son fils ne permet plus le doute. La parfumeuse a soin de distinguer « les poudres d’odeur », parmi lesquelles elle compte près de 900 livres pesant de poudre de fleur d’oranger, de la matière première principale, l’amidon, représen-

46. Da Vinha, 2009, p. 229-230 ; Da Vinha, 2018, p. 191-192. 47. Cavallo, 2007. 48. Barbe, 1992 [1699], p. 210.

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tant à lui seul quelque 2 000 livres pesant. Elle fait également figurer un état particulier des houppes de soie et de cygne, de taille et de qualité dif- férentes, dont la seule présence atteste les gestes d’application d’un artifice voué à couvrir l’ensemble des chevelures et donc devenu visuel, tout autant qu’olfactif49. Ainsi que cela a été démontré ailleurs, la consommation de ce que l’on nomme désormais la « poudre à poudrer » s’envole au xviiie siècle, quoiqu’elle donne lieu très tôt à de vives critiques de la part du menu peuple – puisque la production de l’artifice contribuait à lui retirer partiellement le pain de la bouche – et aussi à l’éclosion d’un débat d’économie morale50. Cette consommation est portée par l’appropriation de ses usages par les catégories intermédiaires, voire populaires, de la capitale, mais encore à partir des années 1770 par la nécessité de faire disparaître les traces de la construction des coiffures des dames, démesurées en hauteur comme en largeur, et dans lesquelles il entrait coussins, postiches de cheveux ou de crin, épingles, pommades… De fait, dans ses Souvenirs, la marquise de la Tour du Pin rapporte qu’une seule livre pesant pouvait être répandue sur une chevelure féminine à l’occasion d’une soirée à la cour, tandis que la 341 consommation mensuelle d’un aristocrate avoisinait les 10 livres51. De cette consommation croissante, les deux derniers inventaires de la dynastie témoignent assurément. Sur les quelque 4 700 livres tournois que représentent le stock de marchandises et les ustensiles de fabrication chez François Huet en 1754, 600 livres environ sont constituées par l’amidon, les poudres d’odeur ou à poudrer, les accessoires divers de leur application ou de leur transport, les tonneaux, les tamis et le moulin qui servent à les confectionner et à les conserver. La présence de la poudre est plus accusée encore dans la boutique que Claude-François Prévost dirige en 1789, où ce segment de production, avec ses 1 600 livres pesant de poudre et d’amidon, ses 350 livres de poudre passée aux fleurs et 300 livres pur- gées… représente, en quantité et en valeur, l’essentiel des marchandises et des ustensiles. L’investissement dont il est l’objet se donne aussi à voir dans divers aménagements, identifiables çà et là, et surtout dans la capa- cité du dirigeant de l’entreprise à adapter ses savoirs techniques, ce qui

49. AN, MC XLIX/547. 50. « Maudit usage des amidons… Alors que les pauvres n’ont pas de pain » [1731], cité dans Farge, 2019, p. 17. Sur le débat d’économie morale, voir Lanoë, 2008, p. 197-203. 51. Lanoë, 2008, p. 268.

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contredit toutes les accusations de routine et de refus de l’innovation por- tées par l’historiographie traditionnelle de l’artisanat. Ainsi, afin d’écraser et de tamiser au plus fin l’amidon et de produire de la poudre en grande quantité, ce que ne permettaient pas les mortiers et les pilons d’antan, le parfumeur est équipé « d’un moulin » (parfois appelé bluteau), c’est-à-dire d’une machine, contenue en un coffre de bois et actionnée par le mouve- ment tournant d’une manivelle, qui synthétise les fonctions du moulin qui écrase à celles du bluteau qui affine52. Eu égard à l’exiguïté de la boutique et aux nouveaux aménagements dont elle a été l’objet, celui-ci, long de quatre pieds (environ 1,3 mètre), ne peut y être installé sans encombrement ni blanche envolée de fécule dommageable pour le mobilier et la clientèle que l’on reçoit, mais il demeure dans « le magasin au rez-de-chaussée », c’est- à-dire dans l’arrière-boutique, prêt à servir. Surtout, le parfumeur dispose de « deux lanternes », c’est-à-dire de deux exemplaires de la pièce maîtresse de la machine, puisqu’il s’agit de la partie tournante du mécanisme qui contient l’arbre central, sur lequel sont fixées des branches de tôle de fer hérissées qui griffent l’amidon, le tout étant revêtu d’une soie qui le tamise. L’alternance de cette pièce lui permet l’entretien régulier de sa machine 342 – réaffutage de la tôle, changement de la soie – et lui donne la possibilité de garantir à sa clientèle la finesse et la volatilité du produit53.

La couleur en héritage

L’inventaire du stock de la boutique de Claude-François Prévost en 1789 laisse aussi entrevoir une évolution ultime de la poudre, que l’« Art du Parfumeur » de l’Encyclopédie Méthodique ou certains journaux de mode ne manquent pas de souligner, voire d’encourager, et qui attestent les inflexions sensibles et naturalistes des constructions de l’apparence à la fin du xviiie siècle. Ainsi, les précisions à propos de la poudre concernent désor- mais autant la couleur que le parfum, et celle-ci est parfois mise en valeur dans des contenants de verre, telles ces « 77 livres de poudres de différentes couleurs et odeurs dans différentes boîtes et bocaux, prisées 200 livres » chez le dernier patron de l’Orangerie royale. Deux ans auparavant, le Magasin des modes avait ainsi recommandé aux élégantes de renoncer à la poudre blanche qui « durcit et défigure », de privilégier une couleur naturelle, faite

52. Hilaire-Pérez et Lanoë, 2011, p. 366-367. 53. ET XLIII/556.

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de subtils mélanges de teintes brunes, grises, blondes, roses ou rousses, ce que, sans doute, la clientèle de Claude-François Prévost pouvait effectuer en fréquentant sa boutique54. La maîtrise des savoirs de la couleur par les gantiers-parfumeurs que révèle, dès la fin du grand siècle, la confection des poudres – Michel Gallois ne dispose-t-il pas déjà de poudre de polleville que Simon Barbe déclare de « couleur un peu rougeâtre » ? – ne peut donner lieu à beaucoup de sur- prise, surtout lorsqu’il s’agit des Gallois/Huet55. En effet, beaucoup plus que d’autres de leurs confrères, ces derniers ont précocement développé une sensibilité aux couleurs, du fait de l’approvisionnement curial qu’ils ont assuré et la connaissance des goûts et des attentes de leur clientèle aristocratique. En témoignent en particulier les deux inventaires de mar- chandises dressés par Michel Gallois en 1686 et par Geneviève de Peyras en 1732, dans lesquels abondent les précisions chromatiques, aux côtés des mentions olfactives, contrastant avec les descriptions notariales plus neutres sur ce point. Il en va ainsi, chez le premier, de l’expression « couleur de cerise » qui caractérise certaines toilettes et déshabillés, bien distinguée de « l’incarnat », et si Geneviève de Peyras liste parmi ses marchandises des 343 peaux et des gants parfumés « de toutes couleurs », blancs ou jaunes, elle se fait plus précise lorsqu’il s’agit de ces mêmes articles, évoquant encore la « couleur de cerise », mais aussi la « couleur de rose » (Fig. 3), une expression que La Fontaine avait utilisée en 1669 pour décrire le plumage des cormorans de la ménagerie de Versailles, mais qui fait flores sous la plume des libertins dans les années 173056. Naturellement, une telle sen- sibilité est aussi un héritage de la tradition de la ganterie, avec les opéra- tions de « mise en couleur » des peaux et des gants, que les Gallois/Huet ont longtemps préservé. En effet, si les matières premières nécessaires à la fabrication des teintures peuvent être communes à la préparation d’autres types de marchandises, ainsi le talc, l’amidon, la cochenille… utilisés pour la confection de la poudre ou de fards, les patrons de l’Orangerie royale disposent jusqu’en 1754, au moins, de plusieurs marbres et molettes qui leur permettent d’écraser les différents pigments pour confectionner ces

54. Lanoë, 2008, p. 271. 55. Barbe, 1992 [1699], p. 225. 56. La Fontaine, 1990, p. 44-45 (1669). Nous remercions Aurélia Gaillard, professeur de littérature française du xviiie siècle à l’Université Bordeaux Montaigne, qui nous a signalé ces références. On verra son article « Le rose des Lumières », dans Lumières n° 36, à paraître en 2020.

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couleurs. La ganterie fait d’eux des pratiquants de la couleur, autant peut- être que des parfums, tandis que la volonté de satisfaire les consommateurs exigeants et connaisseurs de la cour et de la ville stimule de l’un à l’autre de ces arts, d’une génération à une autre, et dans de multiples sens, les transpositions techniques et les adaptations terminologiques constitutives de leurs savoirs. Au terme de cette réflexion, menée à hauteur d’homme, il apparaît une fois encore combien les actes notariés et les inventaires après décès en par- ticulier sont des sources essentielles, encore trop peu exploitées, tant pour l’histoire sociale et celle des sensibilités que pour l’histoire des techniques et celle des savoirs. Les actes de la pratique de la dynastie Gallois/Huet permettent, en effet, d’identifier un modèle spécifique d’exercice de la gan- terie-parfumerie, inscrit, tout au long de son siècle d’existence, dans les logiques particulières de l’approvisionnement de la cour que les dirigeants de l’entreprise parviennent à associer aux caractéristiques nouvelles du marché de l’apparence, marqué par le renouvellement rapide des articles, leur démocratisation relative et bientôt la promotion de gestes d’hygiène 344 censés embrasser et policer l’ensemble de ces corps. Le profil de l’artisan commensal, comme le modèle de cour et sa culture des apparences d’ail- leurs, sont ainsi ébranlés et adaptés, mais ils résistent et ces négociations, entre l’ancien et le nouveau, s’avèrent pleinement représentatives de la civi- lisation des Lumières. À une autre échelle, l’analyse de ce corpus donne aussi la possibilité d’entrevoir comment s’articulent culture de l’olfactivité et culture de la couleur dans la France de l’Ancien Régime et de quelles façons les gantiers-parfumeurs de ce temps sont passés maîtres de savoirs qui construisent l’une et l’autre.

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ART-12.indb 347 21/12/2020 17:32 Catherine Lanoë

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L’autrice

Catherine Lanoë est maîtresse de conférences en histoire moderne à l’université d’Orléans. Sa thèse a été publiée en 2008 sous le titre La Poudre et le fard. Une his- toire des cosmétiques de la Renaissance aux Lumières (Champ Vallon). Spécialiste de l’histoire des cosmétiques et de la parfumerie, elle poursuit ses travaux dans le domaine de l’histoire du corps et de la beauté, de sa culture matérielle, de ses représentations et de ses savoirs. Contact : [email protected]

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ART-12.indb 349 21/12/2020 17:32 ART-12.indb 350 21/12/2020 17:32 Anne-Laure Carré et Sophie Lagabrielle (dir.), Flacons, fioles et fiasques : de l’Antiquité à nos jours, actes du troisième colloque international de l’association Verre & Histoire, Rouen-Vallée de la Bresle, 4-6 avril 2013, Paris, Verre & Histoire, 2019, 232 pages. ’ouvrage Flacons, fioles et fiasques présente les actes du troisième col- loque international de l’association Verre & Histoire qui s’est tenu du 4 au 6 avril 2013 à Rouen et dans la Vallée de la Bresle. Ce large Lcolloque a réuni pas moins de cent dix personnes dont vingt-cinq com- municants et auteurs et suscité quatre expositions à Rouen et Martainville. Cet ouvrage collectif richement illustré rassemble dix-sept contributions. L’introduction d’Anne-Laure Carré et Sophie Lagabrielle explique l’ob- jectif de cette étude : démontrer la très grande adaptabilité culturelle et fonctionnelle de l’objet « flacon » ; souligner sa capacité à profiter des innovations techniques et industrielles et illustrer son réel « pouvoir de séduction » dans une économie de marché. Elles rappellent qu’un flacon est essentiellement reconnaissable par sa petite taille même s’il a une indé- niable pluralité de formes et de fonctions. L’ouvrage prend en compte dif- 351 férentes morphologies du flacon et différents dérivés : le carafon, l’urinal, le pot, l’alambic entre autres. L’ouvrage propose une approche chronologique sur le temps long du flacon dans sa dimension matérielle mais aussi sym- bolique. Il se découpe en trois parties : « période antique », « Moyen Âge et Renaissance » et « époque contemporaine ». Les différentes contributions de cet ouvrage renouvellent l’approche de la thématique du contenant en utilisant diverses sources. Si les apports de l’archéologie sont toujours précieux, l’histoire matérielle peut se tourner vers les inventaires de boutiques dès le xviiie siècle ainsi que les traités tech- niques et les monographies d’entreprises. L’iconographie est riche en maté- riaux pour le chercheur qui se penche sur les enluminures des manuscrits médiévaux. Enquêtes de terrain et presse féminine complètent les sources d’une histoire vivante. Un apport essentiel de ce colloque est de démontrer la pertinence du rap- port contenant-contenu. La première partie de l’ouvrage, consacrée à la période antique, s’ouvre ainsi sur une première étude illustrant la volonté d’écrire l’histoire conjointe des parfums et flacons à l’époque romaine impé- riale en examinant le rapport entre les huiles parfumées, les cosmétiques et

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les flacons (Jean-Pierre Brun). Dès l’époque gréco-romaine, sont fabriqués des flacons à la fois utilitaires et astucieux pour le transport et le stockage. Une évolution progressive des matériaux est à observer, même si la place du verre dans la fabrication des flacons à fards notamment reste prépon- dérante (Philippe Walter). Si l’origine du verre reste difficile à établir avec précision (Caroline Dorion-Peyronnet), l’adaptation de ce matériau à l’in- novation technique est une caractéristique indéniable. S’agissant à l’origine d’un objet artisanal, le flacon devient un support manifeste à cette innova- tion. Les premiers flacons sont obtenus par une technique développée au Proche-Orient il y a plusieurs milliers d’années. L’invention du soufflage au ier siècle avant notre ère a permis la réduction des coûts de fabrication. D’autre part, ce récipient, au fil des siècles, revêt de nouvelles symboliques ou sert de nouveaux usages. Ainsi, durant l’Antiquité, le flacon est associé à la sphère du sacré et fait partie des rituels d’inhumation. L’étude de la nécropole des Cordiers à Mâcon souligne des pratiques funéraires diverses. Des balsamaires ont été retrouvés brisés volontairement dans des fosses-dé- potoirs : leur contenu pouvait être utilisé lors du bûcher funèbre (Aline Colombier-Gougouzian). Une étude chronologique de la verrerie antique 352 de Haute-Normandie du ier au ve siècle démontre une évolution à la fois fonctionnelle et morphologique des objets en verre (Yves-Marie Adrian). Enfin, il est important de considérer la question du vocabulaire latin, assez pauvre malgré les très nombreuses catégories de récipients. Si le terme d’unguentarium revêt un sens général et est utilisé par les archéologues pour désigner un large éventail de flacons, le balsamaire est un synonyme moderne du premier terme, création récente relevant du jargon archéo- logique et antiquaire (Paul Fontaine et Chantal Fontaine-Hodiamont). Cet ouvrage met par conséquent en avant l’importance des découvertes archéologiques qui permettent une meilleure connaissance de la géogra- phie ancienne du verre, de l’évolution des matériaux et des usages. La période du Moyen Âge et de la Renaissance est traitée dans une deu- xième partie plus réduite (quatre contributions contre six ou sept dans les deux autres parties). Au cours de cette période, l’usage des récipients de petite taille se diversifie, comme le montrent plusieurs sources écrites, iconographiques et matérielles. À l’inverse de l’âge romain, les contenants du Moyen Âge ont des dimensions réduites et aucun systématisme n’est à observer dans leurs formes (Sophie Lagabrielle). À partir de l’essor éco- nomique des xiie et xiiie siècles, les « sachants », tels les apothicaires et

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médecins, s’emparent de l’urinal qui devient un outil indispensable pour le diagnostic. Cet objet pansu et doté d’un col est particulièrement impor- tant dans le cadre médical en Occident médiéval, la preuve en est que le récipient occupe une place centrale dans les représentations de la scène de consultation. Très codifié, cet examen devient progressivement un jeu de rôles lors duquel le patient peut être représenté par un tiers (Laurence Moulinier-Brogi). L’utilisation du verre est notamment préconisée par les alchimistes comme matière idéale des récipients (Antoine Calvet). Ses qua- lités sont reconnues par ailleurs à travers la verrerie pharmaceutique dont les quantités augmentent dès le début du xvie siècle. Sa transparence, son imperméabilité et sa composition chimiquement inerte font du verre un matériau parfait dans l’apothicairerie (Danièle Alexandre). Les contributions de la troisième partie de l’ouvrage, consacrée à la période contemporaine, participent d’une meilleure connaissance des lieux de production de verrerie, des stratégies de vente des parfums et de leurs contenants ainsi que de la recherche esthétique autour de cet objet. Ce troisième volet inclut un panorama des sites de production verrière uti- e e litaire aux États-Unis du milieu du xvii au xix siècle. Si le concept de 353 flasques décoratives vient d’une tradition européenne, celles-ci s’adaptent au goût américain notamment avec les figured flasks qui représentent une part importante des bouteilles de liqueur décoratives de petite taille (Alice Cooney Frelinghuysen). Le nord de la France regorge aussi de régions de tradition verrière ancienne comme la grande Thiérache (Stéphane Palaude) et l’Orne (Matthieu Le Goïc et Odile Leconte). Le flacon, toujours asso- cié étroitement au parfum, se pose également en instrument de stratégie commerciale. Déjà au xviiie siècle, l’activité de la parfumerie, qui connaît un essor fulgurant grâce à la cour de Versailles, développe des produits en lien avec le parfum tels que les flaconniers ou caves à parfum et divers instruments liés à leur utilisation, parfois rassemblés dans des nécessaires (Annick Le Guérer). Objet de marketing, le flacon lui-même est un des enjeux d’une nouvelle bataille mercantile qui s’instaure au xixe siècle : l’évo- lution des prix, l’importance croissante du visuel et le jeu rhétorique dans la stratégie commerciale du parfumeur caractérisent désormais le marché de la parfumerie (Eugénie Briot). L’intérêt croissant du marchand pour ses flacons se traduit par l’organisation de devantures de plus en plus aérées qui mettent en valeur l’objet « flacon ». Les parfumeurs de luxe délaissent le style art nouveau pour un choix volontaire de sobriété. Néanmoins,

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quelques créations plus audacieuses apparaissent au début du xxe siècle. Les grands parfumeurs sont alors tentés par la figuration artistique et font appel à des créateurs comme René Lalique par exemple (Rosine Lheureux). Celui-ci est une figure importante du milieu du flaconnage et un industriel de talent. Il associe à la fabrication en série et aux techniques de production mécanique une recherche esthétique. Il applique un souci particulier au tra- vail du bouchon qui devient une véritable œuvre : ses bouchons-sculptures renvoient le flacon au rôle de piédestal. La mise en scène et l’esthétique du flacon sont ainsi des arguments commerciaux qui participent d’une nou- velle conception de la parfumerie au xxe siècle (Véronique Brumm). Finalement, le flacon est un contenant utile mais aussi décoratif. C’est un marqueur des niveaux socio-économiques. Si sa fabrication a pu être démocratisée par l’évolution des techniques, il s’insère dans l’économie domestique et professionnelle dès l’Antiquité puis au Moyen Âge. Il se lie au développement moderne de l’hygiène et aux soins de toilette au xviiie siècle. Au xixe siècle, devenu objet ordinaire, il s’adapte aux inflexions du marché, puis s’inscrit avec succès dans les industries du luxe, notamment e 354 français, au xx siècle. Un tel sujet d’étude suggère une pluralité d’axes de recherche. Faire l’histoire des flacons, fioles et fiasques, c’est faire à la fois une histoire de matériaux, une histoire d’objets et une histoire d’embal- lages (Denis Woronoff). Ces actes de colloque proposent une approche sur le temps long de l’histoire d’un contenant millénaire, un contenant aux noms, formes et usages pluriels.

Lætitia Zicavo Laboratoire Identités, Cultures, Territoires (ICT EA 337/Université de Paris)

ART-12.indb 354 21/12/2020 17:32 Nicolas Minvielle Larousse, Marie-Christine Bailly- Maître et Giovanna Bianchi (dir.), Les Métaux précieux en Méditerranée médiévale : exploitations, transformations, circulations, Aix-en-Provence, Presses universitaires de Provence (Bibliothèque d’archéologie méditerranéenne et africaine, 27), 2019, 339 pages. ssus d’un colloque organisé à Aix-en-Provence du 6 au 8 octobre 2016, ces actes réunissent vingt-six contributions articulées en trois thèmes : la caractérisation des espaces miniers, les techniques et l’organisation de la Iproduction, la circulation et les usages des métaux précieux. L’impact envi- ronnemental des mines, axe de recherche dont l’importance récente est rap- pelée en introduction, n’a pas donné lieu à des développements particuliers. L’argent domine très largement un recueil où l’or apparaît – en premier lieu celui extrait du continent africain (Julie Marchand et al. pour l’Égypte islamique) – surtout dans la section consacrée à la circulation des métaux. On peut penser que cette discrétion résulte à la fois de la difficulté à repérer les exploitations d’or alluvionnaire et de la domination de l’argent dans la production monétaire médiévale. La fréquence des gisements polymé- 355 talliques oblige également à évoquer fréquemment le plomb, le cuivre, le zinc, voire le fer. Dans l’ensemble du volume, le cuivre est d’ailleurs placé au rang des métaux précieux. La relative rareté des alliages cuivreux dans une large portion de l’Occident des ixe-xiie siècles plaide en effet pour cette interprétation, mais elle se justifie sans doute moins pour la fin de la période médiévale. Notons d’ailleurs que les derniers siècles du Moyen Âge occupent ici une place majeure, ce qui témoigne sans nul doute d’un essor de l’activité minière à cette époque mais peut également résulter pour partie de l’augmentation de la documentation textuelle et de l’occultation partielle des travaux antérieurs dans de nombreux districts miniers. La première partie montre que l’étude des espaces miniers médiévaux a lar- gement progressé dans le sud de la France et en Italie, et dans une moindre mesure en Espagne (Albert Martínez Elcacho pour la Catalogne). Les pro- grammes articulant de manière équilibrée recherches de terrain, enquêtes d’archives et analyses archéométriques semblent pour le moment se limiter à ces trois régions et de nombreux espaces riverains de la Méditerranée restent à explorer, soit qu’ils demeurent vierges de recherches (c’est en par- ticulier le cas de l’empire byzantin), soit parce que l’approche s’est limitée

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à une confrontation des sources écrites et des observations de géologues, parfois assortie de prospections (l’Ifrīqiya abordée par Souha Nefzaoui, la Sardaigne pisane de Jean-Michel Poisson ou la Corse de Florian Leleu et al.). Malgré la grande diversité d’ampleur et de teneur en métaux pré- cieux des gisements, leur exploitation au cours des derniers siècles du Moyen Âge révèle un certain nombre de traits comparables : implication des pouvoirs politiques dans le contrôle voire dans la production, présence d’investisseurs souvent organisés en entreprises, multiplication des règle- ments miniers, recours fréquent à des techniciens d’origine germanique (qui font de ce domaine un observatoire privilégié des transferts tech- niques). Si les rythmes de l’activité commencent à être mieux perçus dans quelques espaces (Nicolas Minvielle Larousse pour le Languedoc oriental, Giovanna Bianchi et al., Marco Benvenuti et al. pour les Colline metallifere toscanes, Anna Gattigilia et al. et Lara Casagrande et al. pour le Piémont et le Trentin), le volume de la production demeure partout difficile à estimer et la rentabilité de nombreuses entreprises semble incertaine : les tentatives sans suite et les exploitations ponctuelles ne manquent pas. La contribu- tion de Peter Claughton sur les efforts consentis au xve siècle pour enrayer 356 le déclin des exploitations minières du Devon apparaît comme déconnec- tée géographiquement mais elle fournit une illustration supplémentaire du caractère aléatoire de ces investissements. La seconde section invite à suivre quelques étapes de la chaîne opératoire qui va de la mine au demi-produit. Elle débute par des communications en prise directe avec la première partie de l’ouvrage, qui abordent le rôle des différents acteurs de la prospection minière en Bourgogne, Roussillon et Toscane à la fin du Moyen Âge (Joseph Gautier et Catherine Verna, Didier Boisseuil). À nouveau, ces analyses mettent en évidence les risques pris par des investisseurs parfois peu armés pour aborder ce domaine très technique, d’autant que leurs efforts peuvent être spoliés par les pouvoirs princiers dès qu’ils sont couronnés de succès. L’étroite imbrication entre extraction minière, ateliers monétaires et considérations géopolitiques apparaît également dans l’exploitation des filons argentifères du Beaujolais et du Lyonnais (Gérald et Romain Bonnamour). L’étape de la minéralurgie est abordée pour les gisements des ixe et xe siècles de Melle (Deux-Sèvres) et d’al-Radrad (Yémen), à travers les stratégies d’enrichissement de la galène argentifère en fonction de la teneur en minerai (Florian Téreygeol). Plus près des rives de la Méditerranée, l’analyse de la chaîne opératoire de

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production du cuivre et de ses alliages dans la fonderie de Castel-Minier (Ariège) révèle l’adaptation des artisans de la fin du Moyen Âge à des res- sources variées : la chalcopyrite est utilisée pour produire du cuivre non allié alors que le traitement de la bourmonite permet d’élaborer l’alliage ternaire de plomb, de cuivre et d’antimoine alors appelé caldarium (Julie Flament et al.). L’ultime article de cette partie présente le cortège d’analyses géochimiques réalisé dans les Colline metallifere pour mettre en évidence les teneurs en métaux des sols archéologiques et des sédiments des cours d’eau (Vanessa Volpi et al.). La circulation et les usages des métaux précieux constituaient sans doute des thèmes trop vastes pour être abordés dans toute leur diversité. La dernière partie du volume apparaît en conséquence plus pointilliste. Elle débute par une analyse des itinéraires suivis par l’or du Soudan vers al-Andalus à l’époque umayyade (Aurélien Montel) et par un bilan des connaissances sur le rôle de plaque tournante durablement joué par l’oasis de Sijilmassa (Maroc) comme étape de l’or en provenance d’Afrique sahélienne (Chloé Capel). À la fin du xive siècle, une partie de l’argent extrait en Bosnie effec- tue à l’inverse un trajet vers le sud puisque cette matière première est des- 357 tinée au port d’Alexandrie (Sabine Florence Fabijanec). Le dépouillement d’une ample documentation provençale permet à Olivier Thuaudet de restituer en partie les exportations et importations de cuivre, de plomb et d’étain pour cette région au cours du Moyen Âge tardif. Parmi les sources utilisées à l’occasion de cette enquête, les tarifs de tonlieux semblent consti- tuer un chaînon majeur de notre documentation pour la reconnaissance de la forme, de la dénomination et de la circulation des demi-produits, peu perceptibles dans les sites de production ou de consommation étudiés par l’archéologie. Georges Despy appelait déjà dans les années 1960 à la réali- sation de corpus systématiques de ces documents fiscaux mais ce plaidoyer est resté lettre morte. À défaut d’une connaissance matérielle suffisante des étapes qui vont de la production de demi-produits d’or, d’argent ou de cuivre à la réalisation d’objets finis, les analyses archéométriques permettent d’aborder à rebours une partie de ce cheminement en recherchant l’origine du métal utilisé. Une telle démarche est ici proposée à partir des monnaies abbassides du Bilād al-Shām, dont la frappe paraît massivement issue de la refonte de métaux précieux et du commerce, dans une région pauvre en or comme en argent (Cécile Bresc). La fréquence de l’ajout de laiton dans les monnayages

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d’argent occidentaux des ixe-xie siècles constitue un autre acquis récent de la recherche (Guillaume Sarah). L’origine de cet alliage venant altérer l’aloi demeure imprécise et l’hypothèse privilégiée par l’auteur d’une refonte de mobilier en laiton demanderait, pour être validée, la réalisation d’amples campagnes d’analyses de ces objets. Les productions non monétaires en métaux précieux font d’ailleurs une apparition très marginale dans ces actes, sous la forme d’une unique contribution consacrée à l’origine du métal utilisé pour les mosaïques à fond d’or (Elisabetta Neri) : à rebours du possible passage de l’objet au monnayage qui vient d’être évoqué, la refonte de monnaies semble ici privilégiée jusqu’au vie siècle, avant que l’approvisionnement en or connaisse une certaine diversification. Les riches apports de ce recueil sont synthétisés par le bilan introduc- tif de Marie-Christine Bailly-Maître et par les conclusions de Philippe Braunstein. Le volume révèle aussi des zones d’ombre persistantes pour cer- taines régions, périodes ou étapes de la production et de l’utilisation des métaux précieux. C’est donc le programme de recherches futures qui se des- sine en creux. Ainsi, on ne peut que souhaiter l’émergence de programmes 358 pluridisciplinaires dans des espaces ayant jusqu’ici échappé aux recherches de terrain, enquêtes qui considéreraient avec une égale attention la pro- duction des différents métaux livrés par les districts étudiés. La possibilité d’une comparaison solidement fondée de l’organisation productive et des techniques en usage à l’échelle du Bassin méditerranéen dépend de cet enri- chissement des données. Au sein du long cheminement qui va de la mine à l’objet recyclé, ce sont probablement les demi-produits issus de la métal- lurgie qui demeurent aujourd’hui les plus mal appréhendés – y compris dans les rares fonderies étudiées – et il serait utile de s’affranchir des textes traitant spécifiquement des espaces miniers pour analyser les sources fiscales précisant leur origine, leur forme, leur dénomination et leur circulation. À l’étape suivante du processus de production, la nature de l’or, de l’argent et des alliages à base cuivre utilisés pour confectionner d’autres catégories matérielles que les monnaies demeure encore trop mal étudiée. Enfin, éva- luer plus précisément le jeu croisé entre refonte des monnaies et refonte des objets nécessitera encore de nombreuses analyses archéométriques.

Luc Bourgeois Centre de recherches archéologiques et historiques anciennes et médié- vales (CRAHAM UMR 6273, CNRS/Université de Caen Normandie)

ART-12.indb 358 21/12/2020 17:32 Pascal Brioist, Les Audaces de Léonard de Vinci, Paris, Stock, 2019, 473 p. ascal Brioist, professeur d’histoire moderne à l’université de Tours, est un spécialiste international des études léonardiennes. Il doit sa notoriété à des recherches novatrices qui ont mis en valeur la place Pcentrale des techniques militaires dans l’œuvre de Léonard1, mais aussi aux multiples manifestations scientifiques qu’il a lancées. Depuis une quin- zaine d’années, Pascal Brioist est à l’origine de colloques, d’expositions et de films documentaires révélateurs d’une ambition pédagogique, d’une créativité et d’une capacité à fédérer des collaborations pour diffuser une image renouvelée de Léonard de Vinci à la lumière des perspectives les plus récentes en histoire des sciences et en histoire des techniques2. C’est cette remarquable articulation entre niveaux d’analyse et de compréhen- sion d’une part, et renouvellements historiographiques de l’autre qui fait l’originalité de ce livre. D’un côté se tient la question du génie, posée dès l’introduction. Elle tra- verse le livre et sous-tend la conclusion qui se clôt par une réflexion sur « la pensée héroïque », en écho à l’intitulé de la collection de l’éditeur Stock. 359 L’idée de génie est prise au sérieux par Pascal Brioist qui, s’il rappelle ses mises en cause, de Marcellin Berthelot à Bertrand Gille et à Paolo Galluzzi – dont l’excellent catalogue d’exposition exprimait avec brio la pertinence des concepts de communauté d’ingénieurs et d’invention collective3 – ana- lyse la construction du mythe léonardien tout en interrogeant la manière de rendre compte des qualités d’exception d’un individu. Loin d’héroïser

1. Brioist, 2013. 2. Exposition « Les rêves mécaniques de Léonard de Vinci… des croquis aux machines », Espace culturel de Rombas en Moselle (20 janvier-20 avril 2008) ; colloque international « Léonard de Vinci, artiste et ingénieur de François Ier », Romorantin (3-5 juin 2010) et exposition « Léonard de Vinci : Romorantin, le projet oublié » (9 juin 2010-30 janvier 2011) ; exposition « Une idée mille machines de Léonard de Vinci à Jean Errard », Musée de l’histoire du fer, Jarville (4 mai 2013-5 jan- vier 2014) ; « Marignan 1515/2015 » (juillet 2015), reconstitution d’une fête de Cour de 1518 cé- lébrant la victoire de Marignan et le roi François Ier (parc Léonard de Vinci du Clos Lucé, Amboise et parc de Beauvais, Romorantin) https://www.marignan2015.fr/ ; web-documentaire interactif « Sur les pas de Léonard » https://renaissance-transmedia-lab.fr/web-documentaire/ ; 62e colloque international d’études humanistes, « Léonard de Vinci : invention et innovation » (Tours, Amboise, Chambord, 24 juin-28 juin 2019) ; exposition « S’inspirer du vivant : le biomimétisme de Léonard de Vinci à nos jours » (Fabrique Normant, 1er juillet-31 août 2019), dans le cadre de l’année 2019 « Viva Leonardo Da Vinci – 500 ans de Renaissance(S) en Centre-Val de Loire ». 3. Galluzzi, 1995.

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Léonard, Pascal Brioist décrit la complexité d’une pensée ramifiée et syn- thétique portée par une culture hybride, pratique, lettrée et mathématique. En ce sens, Pascal Brioist inscrit sa réflexion dans le courant d’étude qui a placé la mixité des savoirs au cœur du renouvellement de l’histoire des techniques et de l’histoire des sciences, particulièrement pour la période moderne, de Bernard de Palissy chez Pamela H. Smith aux artisanal-scien- tific experts d’Ursula Klein4. On est encore loin d’avoir perçu l’ampleur des résonances entre les hybridations culturelles, que l’on peut suivre à travers la formation, les contacts, les voyages, les bibliothèques, et l’élaboration de raisonnements et de visions du monde, en quelque sorte de modes de connaissance, d’épistémê dont les traces sont à chercher aussi bien dans les traités que dans les notes, les dessins, les réalisations et les œuvres de l’es- prit, des matériaux qu’il convient d’analyser comme une « histoire concrète de l’abstraction » selon la formule de Jean-Claude Perrot. Bien des travaux sont mobilisés et c’est un tour de force de réunir en une synthèse accessible des recherches complexes et foisonnantes sur les savoirs à la Renaissance, depuis les auteurs phares comme Daniel Arasse, Carlo Pedretti, Romano Nanni, jusqu’aux jeunes chercheur·e·s dans des domaines les plus variés, 360 Andrea Bernardoni et Alexander Neuwhal sur les machines de chantier, Marjolijn Bol sur les huiles et les vernis, Viktoria Tkaczyk sur les machines de théâtres etc. Proposer une relecture de l’œuvre de Léonard impose éclec- tisme et érudition puisqu’il s’agit de comprendre la polyvalence des com- pétences, les transferts de savoirs, les analogies et les correspondances, en somme une pensée substitutive et synthétique qui marque durablement la culture technique en Europe et traverse, voire recompose les mondes sociaux autour de grammaires de l’agir. On comprend que la question du génie, au-delà d’une approche en termes de contextualisation, faisant la part des collectifs et des transmissions, y compris dans l’atelier, au-delà aussi d’une histoire du façonnage de soi que Pascal Brioist mobilise excellemment à plusieurs reprises pour éclairer la distanciation de l’ingénieur-artiste avec le monde des métiers, ouvre sur l’étude d’une pensée, « la pensée héroïque », c’est-à-dire pour l’auteur, « celle du sage », capable de peser les avantages et les contraintes, de composer, de réduire l’adversité, signe comme le disait Hélène Vérin que « L’espace de la délibération préalable à la réalisation s’ouvre indéniablement5 ». Pour

4. Smith, 2004 ; Klein, 2012. 5. Vérin, 1993, p. 27.

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Pascal Brioist, c’est « un mode de pensée profond où l’hésitation précède nécessairement le choix du trait juste » (p. 472). Ce constat qui conclut le livre est fondamental. Il permet de mettre en perspective les interprétations de l’œuvre de Léonard, les unes contribuant au mythe du génie, les autres critiques à l’égard d’un esprit fertile mais « velléitaire », « incapable de réa- liser ses intentions » – un lieu commun aussi dont ont souffert les théâtres de machines longtemps vus comme des élucubrations6. C’est en quali- fiant la pensée de Léonard et son intellection du monde que Pascal Brioist réfute les interprétations hâtives et les poncifs éculés. La démonstration est pleinement convaincante et montre que les apports récents de l’historio- graphie doivent inciter à rouvrir des sujets, même plus canoniques. C’est l’audace de Pascal Brioist. D’un autre côté, il ne s’agit en aucun cas d’un ouvrage savant, du moins pas uniquement. La performance que constitue ce livre se situe aussi dans le défi biogra- phique qui restitue en un récit commun, partageable, compréhensible le parcours intellectuel d’un créateur hors norme. Loin d’une biographie intellectuelle, c’est bien l’individu dans l’infinie complexité que livrent les 361 indices les plus infimes que suit Pascal Brioist. Le fil rouge du livre, ce sont « les énigmes » de Léonard, comme le souligne l’introduction, une manière de mettre en récit un parcours au ras de l’individu dans la société toscane du xve siècle. Le premier chapitre, « Souvenirs d’enfance » plonge dans l’histoire contra- riée d’un fils illégitime mais entouré, une enfance ponctuée par des appren- tissages pratiques, au contact du monde rural puis à Florence où Léonard découvre aussi bien les mathématiques que les décors imités de l’Antique. Il appartient dès ses débuts à « cette strate culturelle intermédiaire entre les lettrés et les non-lettrés », comme Filippo Brunelleschi (p. 61). Le cha- pitre suivant, « La Florence des ateliers » guide le lecteur au cœur de cet univers savant et populaire, à commencer par l’atelier du peintre Andrea Del Verrochio où Léonard entame une nouvelle formation. L’originalité, ce sont les transferts de savoir-faire, l’acquisition des techniques du dessin – l’anatomie, la perspective – en même temps que la connaissance des sup- ports et des enduits. Les réalisations sont multiples, entre effets spéciaux, machines de spectacles, peintures saintes, portraits mondains, jusqu’au

6. Dolza, Vérin, 2004.

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travail dans le « jardin-laboratoire » de Laurent de Médicis (p. 91). Pascal Brioist met en valeur la richesse de ces années de formation qui laissent cependant Léonard aux portes du savoir lettré et le placent aussi aux marges de la société en raison de son homosexualité. Dans le troisième chapitre, « Des lectures à l’écriture : un autodidacte d’exception », l’auteur approfondit la mixité culturelle qui caractérise Léonard et qui donne la clé de son œuvre. Il analyse les lectures de Léonard et le gonflement de sa bibliothèque, jusqu’à 123 volumes pendant son séjour à Milan, en même temps que les ouvrages évoluent des grammaires aux livres de sciences, avec apprentissage du latin, signes d’un façonnage de soi comme d’une inscrip- tion dans un milieu savant de professeurs, de médecins, de franciscains, d’ingénieurs (p. 111). La rencontre décisive avec le mathématicien Luca Pacioli, franciscain, a lieu à la cour de Ludovic Le More en 1496. Cette « hybridité de la culture de l’artiste-chercheur » (p. 120) permet de comprendre la place de Léonard dans « la tradition des arts mécaniques », analysée dans le quatrième chapitre. Rappelant le rôle de l’atelier de Verrochio dans la confection de la lanterne du Dôme de Florence, Pascal 362 Brioist élargit le panorama jusqu’à voir dans la Toscane, un « laboratoire de mécanique », montrant que Léonard se forme grâce à un fonds commun de savoirs, ceux de « l’ingénierie toscane » que promeut un milieu d’ingé- nieurs via des formes multiples de communication, par l’écrit et le dessin, dans l’atelier, par les voyages. Cette profusion de savoirs, appliqués à des réalisations les plus variées ouvre la voie à une rationalisation, indissociable du « processus de réduction en art » qui marque la culture technique de la Renaissance. Pour rendre son propos percutant, Pascal Brioist rappelle les études récentes qui proposent une filiation entre les typologies méca- niques de Léonard et celles de Franz Reuleaux au début du xxe siècle. Le cinquième chapitre, « L’observation, la pensée analogique et les propor- tions », analyse les prolongements de cette pensée comparative et synthé- tique, qui nourrit une abstraction née de l’observation du réel. À partir des analogies de formes et de fonctions entre l’homme, l’animal et les phéno- mènes naturels, Léonard pense le monde comme système, cherchant des lois naturelles dont l’identification est une des clés de la mise en cause des hiérarchies aristotéliciennes. Mais plus que des positions philosophiques, c’est le rapport à l’expérience et à l’observation qui conduit Léonard à prendre de la distance avec les héritages conceptuels et à « faire bouger les lignes épistémologiques » (p. 216). Cette innovation concerne le sixième

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chapitre « Léonard, de l’expérimentation à la théorisation ». Pascal Brioist rappelle avec beaucoup de clarté la polysémie du terme « expérience » à la Renaissance, tendu entre la vérification de théories, le vécu et l’intui- tion (experientia), les raisonnements inductifs ouvrant sur les protocoles de démonstration (experimentum). Si ce dernier sens, novateur, existe chez Léonard, la valeur d’une expérience tient toujours pour lui dans « la mise à l’épreuve d’une théorie abstraite » (p. 227), signe d’un « savoir mixte », réfutant « la science purement mentale » et « la pratique sans théorie » (p. 234). Cette capacité d’articuler l’observation et la théorisation sous- tend les essais de modélisation des phénomènes physiques et la remise en cause des auteurs avérés, sur les couleurs, la physiologie, la géologie. Elle lui permet de prendre place aussi dans les débats sur les principes du mou- vement qui traversent les mathématiques à la Renaissance, notamment dans leurs usages militaires7. Les chapitres suivants reprennent le fil des pérégrinations de Léonard et de son ascension sociale, non sans écho aux livres célèbres de Mario Biagioli et Matteo Valleriani sur Galilée8, courtisan et ingénieur. Le septième chapitre, « Comment devient-on courtisan quand on n’est pas bien né » est consacré 363 à l’entrée de Léonard au service des Sforza à Milan après son départ de Florence en 1482. Ludovic Le More offre à Léonard des conditions idéales pour développer son atelier dans l’ancien château des Visconti. Les réa- lisations sont multiples, peintures, maquettes ainsi pour la tour-lanterne du Dôme de Milan, fêtes et machines de spectacles, jusqu’à la chute des Sforza. Alors commence le lien avec les rois de France, Charles VIII, puis Louis XII qui envahit le Milanais en 1499. Les guerres d’Italie sont une étape cruciale dans la carrière de Léonard, devenu « peintre et ingénieur ordinaire du Roi de France » sous Louis XII (p. 320). Le ralliement à Louis XII, véritable trahison, lui donne l’occasion, en 1502, d’entrer au service de César Borgia, neveu du pape Alexandre VI, duc du Valentinois et nouveau chef des armées florentines. C’est Florence (et Machiavel) qu’il sert à nouveau après la chute de Borgia, puis le gouverneur de Milan, Charles d’Amboise (1507). Le duché de Milan est cependant perdu par la France en 1512 et Léonard commence un séjour à Rome, dont le nou- veau pape en 1513 est un Médicis, jusqu’à ce que la bataille de Marignan modifie les équilibres et lui donne l’occasion de rencontrer François Ier à

7. Brioist, 2013. 8. Biagioli, 1993 ; Valleriani, 2010.

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Bologne, à la fin 1515. Ces itinéraires curiaux se doublent d’une carrière d’ingénieur militaire. C’est le thème du huitième chapitre, « Comment devient-on ingénieur militaire ? ». Pendant la période milanaise, Léonard s’aguerrit auprès d’experts militaires, notamment pour les fortifications et bénéficie des atouts de Milan, capitale de l’armement (armurerie, fonde- rie, artillerie). Les armes deviennent son champ privilégié de recherche et ses réalisations « laissent leur empreinte » (p. 357). César Borgia le fait « architecte et ingénieur général », chargé de l’inspection des forteresses des Marches, une occasion de lancer des chantiers et de construire des engins. Les menées guerrières de Borgia lui offrent des opportunités pour pro- duire des armes et des machines de siège dans ses ateliers des faubourgs de Rome. Au service de Florence, c’est la dérivation de l’Arno lors de la guerre contre Pise (1504) et la fortification de Piombino. La vie de Léonard est « traversée par les guerres d’Italie », comme l’exprime son œuvre disparue, La Bataille d’Anghiari. C’est aussi un traumatisme selon Pascal Brioist. Le neuvième chapitre, « Faire de l’art du peintre une science et de l’artiste un démiurge » renoue avec les interrogations sur les ressorts de la création et la construction du génie. Pour Léonard, la peinture est un art libéral, indisso- 364 ciable des mathématiques ; elle est aussi un art de la composition, nourri de variations dans un répertoire de motifs, y compris ceux qu’offre la nature. Cette pensée synthétique, à l’œuvre dans les résonances du paysage et du visage de La Joconde, fait du peintre un penseur, un inventeur et un expéri- mentateur (p. 417). Loin du génie isolé, Léonard « se livre à une apologie en règle du travail d’atelier » (p. 418), il fait école et s’entoure de deux disciples lors de son départ pour la France. Le dernier chapitre, intitulé « L’ami du roi », analyse les conditions du séjour de Léonard au Clos Lucé. Le contexte du départ, ainsi la concurrence de Michel-Ange, la mort du Julien de Médicis, le projet de Louise de Savoie d’un palais à Romorantin est restitué en détail, et Pascal Brioist évoque jusqu’au voyage de Léonard convoyant livres, folios, peintures, pièces mécaniques. L’installation, les émoluments, l’estime du roi, la visite de Louis d’Aragon, les fêtes et les spectacles militaires, le chantier inachevé de Romorantin : dans ce cha- pitre, on perçoit la passion de l’auteur qui a fait revivre avec tant d’intensité les dernières années de Léonard à Amboise pour le plus grand plaisir des étudiants de Tours, qu’il remercie, des chercheurs et du public. Présenter la vie de Léonard comme un objet d’étude renouvelé, susceptible d’interprétations multiples et de relectures à la lueur des derniers acquis

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de l’histoire était une gageure. Placer les sciences et les techniques au cœur de la réflexion, et comprendre par cette voie, Léonard comme un hybride culturel en était une autre. Enfin, partir du questionnement du génie, un thème commun, et en faire la source d’une réflexion sur la « pensée héroïque » comme pensée de la délibération, de l’essai et de l’expérimenta- tion représente le défi le plus fort de ce livre magistral.

Liliane Hilaire-Pérez Université de Paris (ICT) / EHESS (CAK) / IUF

Bibliographie

Biagioli Mario, Galileo, Courtier: The Practice of Science in the Culture of Absolutism, University of Chicago Press, Chicago, 1993. Brioist Pascal, Léonard de Vinci, homme de guerre, Alma éditeur, Paris, 2013. Dolza Luisa et Vérin Hélène, « Figurer la mécanique : l’énigme des théâtres de machines de la Renaissance », Revue d’histoire moderne et contemporaine, 51-2, avril-juin 2004, p. 7-37. Galluzzi Paolo, Les Ingénieurs de la Renaissance de Brunelleschi à Léonard de Vinci, 365 Cité des Sciences et de l’Industrie/Finmeccanica, Paris/Florence, 1995. Klein Ursula, « Artisanal-scientific Experts in Eighteenth-century France and Germany », Annals of Science, 2012, 69/3, p. 303-306. Smith Pamela H., The Body of the Artisan. Art and Experience in the Scientific Revolution, University of Chicago Press, Chicago, 2004. Valleriani Matteo, Galileo Engineer, Springer, Dordrecht, 2010. Vérin Hélène, La Gloire des ingénieurs. L’intelligence technique du xvie au xviiie siècle, Albin Michel, Paris, 1993.

ART-12.indb 365 21/12/2020 17:32 Guillaume Carnino, Liliane Hilaire-Pérez et Jochen Hoock (dir.), La Technologie générale. Johann Beckmann Entwurf der algemeinen Technologie/Projet de technologie générale (1806), Rennes, Presses universitaires de Rennes (Histoire), 2017, 238 pages. ous l’attendions depuis longtemps. L’Entwurf der algemeinen Technologie de Johann Beckmann est désormais accessible en français, grâce à son traducteur, le regretté Joos Mertens. Il avait Nrejoint l’équipe qui l’a sollicité pour cette traduction et qui a réalisé la pré- sente publication. Elle lui est dédiée. Sans doute doit-on aux professeurs de philosophie, logique et théologie des universités protestantes européennes et de Nouvelle Angleterre des xvie et xviie siècles, auxquels il faut joindre Pierre de la Ramée, l’essor du concept de technologie. Les débats qu’ils mènent à partir de la définition reçue de « discours sur les arts » témoignent de l’ambition formalisatrice qui les anime, la technologie étant la forme rationnelle à imprimer à l’ordre des savoirs – arts et sciences. Cet ordre méthodique est souvent présenté 366 selon un système arborescent commandé par la dichotomie fondatrice technologie générale/particulière. Il doit faciliter l’intégration raisonnée des savoirs, et ainsi favoriser leur essor. Les divergences portent sur l’exten- sion du champ d’application. Ce pouvait être le projet immense d’embras- ser les sciences divines et humaines dans un système articulé des savoirs théoriques et pratiques et plus encore, à l’aide de cette technologie, d’élever les esprits jusqu’à l’appréhension de la perfection encyclopédique de cet ordre. Mais « ramener à la forme de la technologie » pouvait pour d’autres s’exercer sur le seul domaine des arts libéraux puis, plus tard, mécaniques. Le point de départ de cette nouvelle technologie appliquée dorénavant aux seuls arts productifs se trouve dans l’œuvre immense de Christian Wolff. Après avoir donné sa définition de la technologie, « science des arts et des œuvres de l’art ou […] science des choses que les hommes accomplissent comme œuvres des organes du corps et avant tout des mains », il en pro- pose à son lecteur un échantillon, dans son architecture civile enseignée à la façon d’une science. Si l’on va à ce texte, dans les Elementa mathe- seos universae, elementa architecturae civilis, il s’agit d’un traité qui, quant au contenu, s’appuie sur les traités d’architecture depuis Vitruve et quant à la forme adopte une déduction de type mathématique (propositions,

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théorèmes, corollaires 1, 2…), devenant ainsi, affirme Wolff, « une espèce de la Technologie ». Le moment beckmanien est celui de l’avènement d’une discipline autre- ment exigeante et profondément innovante : « la technologie enseigne la préparation des matériaux bruts ou déjà travaillés pour tous les usages que les hommes savent en faire ». L’ouvrage n’a que 35 pages, il se présente comme un « projet », dénonce toute possibilité d’y être exhaustif, mais propose un mode d’approche tout à fait intéressant, dans la mesure où il s’agit de dégager une sorte de logique de l’action productrice à partir d’une organisation systématique de catégories de l’agir, à l’aide de verbes donc, qui déterminent des opérations selon un ordre qui distingue géné- ral et particulier, intentions (ou buts) et moyens. Ces opérations sont de transformation des matières, brutes ou déjà travaillées. Cette approche devrait permettre d’appréhender l’identique et le différent dans les opéra- tions techniques propres aux divers métiers et de les rendre ainsi compa- rables, évaluables, transférables et donc perfectibles en vertu d’une nou- velle vision des choses, d’une appréhension proprement « technologique », extraite de la pratique immédiate du métier, mais en résonance immédiate 367 avec l’action productrice. Sans doute trouve-t-elle ses « principes » dans les « sciences auxiliaires » que sont la physique et la chimie, mais si la techno- logie générale est une « science » elle est bien singulière, puisqu’elle laisse de côté toute tentative d’intégration dans le système causes-effets pour se tenir dans l’ordre du faire : production/transformation/buts – moyens/opéra- tions. Beckmann veut dresser un catalogue de tous les buts poursuivis par les artisans et de tous les moyens mis en œuvre, au cours de leurs diverses opérations. Il ne s’agit en rien de les décrire. Il faut s’éloigner de la descrip- tion pour atteindre cette analyse proprement technologique. Pour nous y introduire, Guillaume Carnino et Liliane Hilaire-Pérez posent la question « qu’est-ce que la technologie » et proposent « quelques jalons pour l’histoire longue d’un concept oublié ». Ils s’attaquent ainsi à une dif- ficulté majeure, dont rend compte leur titre : si le concept oublié auxquels ils renvoient est bien celui de discours méthodique sur les opérations de l’art, que Johann Beckmann va déterminer et cataloguer dans l’ouvrage ici publié, les modifications du sens attribué au vocable « technologie » avant ou après le Projet, renvoient à des intentions toutes différentes où décou- vrir « les liens du sens » est loin d’être évident. Y poser des jalons, est-ce suivre en philosophe, voire en philologue, l’histoire de ses élaborations

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successives, ou alors l’interroger au niveau des pratiques auxquelles il ren- voie ? Les auteurs privilégient cette approche historienne, soucieux d’in- clure les variations et sédimentations des sens du mot dans les contextes tant sociopolitiques, institutionnels et économiques où ils se sont affirmés et déterminés, que dans l’espace politique européen. Ainsi ils s’attachent à restituer les perceptions du devenir de la technolo- gie, en France où elle est d’abord portée par une ambition civique forte, « comme issue de la révolution ». Toutefois dès 1840 la technologie se déplace progressivement de la connaissance des arts à la science appliquée à l’industrie et s’accompagne d’une déshumanisation de l’activité productive où l’homme et la machine échangent leurs fonctions. Le basculement du sens ancien au sens contemporain du terme technologie vers 1850 englo- bant les procédés industriels ainsi que leurs produits est lu ici comme l’in- dice exact de la recomposition matérielle et sociale qui s’opère alors, « la technologie se recompose matériellement, et concrètement en production conjointe de technique et de science ». Une technologie théorique ressurgit plus tard, portée parfois par des phénomènes de collections, expositions, 368 muséographie ou encore par des réflexions critiques sur les techniques et le machinisme, de Marcel Mauss et André-Georges Haudricourt, de Jacques Lafitte et Gilbert Simondon. Le texte introductif annonce que les cheminements de la technologie comme science de la technique et savoir d’État sont privilégiés dans ce livre. Trois des études qui suivent le texte allemand et français de Beckmann sont consacrées à l’insertion de celui-ci dans son milieu académique et dans son époque. Jochen Hoock s’attache aux relations entre économie politique, écono- mie agraire et techniques d’exploitation à la fin du xviiie siècle. Le dis- cours technologique est dit-il, replacé dans la pensée économique de la deuxième moitié du xviiie siècle en Allemagne, en Angleterre et en France marquée par la réorientation du discours théorique sous l’influence d’une certaine lecture d’Adam Smith. Le concept d’économie lui-même est en mutation. L’évolution de la conception de la technologie dans l’œuvre de Beckmann est à mettre au compte de cette effervescence autour de l’éco- nomie. S’appuyant sur les travaux de Gerhard Banse, l’auteur voit dans le Projet de technologie générale de 1806 la tentative de dégager les principes de fonctionnement d’un métier et de les transférer à d’autres domaines de

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l’activité industrielle, à une échelle beaucoup plus large et dans une pers- pective de croissance tant agricole qu’industrielle. André Wakefield s’essaye à une autre approche : tenter de voir Johann Beckmann à travers le regard de ses collègues et plus généralement de ses contemporains. Il prend à partie l’idée que Beckmann serait un avatar des Lumières, en s’appuyant sur William Clark et ses travaux sur la réputa- tion académique. À celle-ci, il convient d’attribuer la conduite de l’action propre à Beckmann plutôt qu’à quelque culture de l’innovation. Guillaume Garner éclaire le projet de technologie générale en le situant par rapport aux publications majeures de Beckmann et souligne à son tour le regard économique dont il témoigne en particulier par le choix de l’étape tech- nologique qu’est la production/transformation des matières premières. Il expose comment les propositions de Beckmann s’inscrivent dans la lignée de celles des caméralistes. Ici encore le caméralisme et les travaux des éco- nomistes sont éclairés par la prise en compte du retard des principautés allemandes et la volonté (nécessité) d’une véritable politique économique. Stefan Gorissen étudie les mathématiques non plus quant à leur contenu et efficacité scientifique, mais dans leur symbolique au cours du xviiie siècle. 369 Les archives du bureau des mines suédois permettent à l’historien de saisir comment les représentations et les usages se transforment en relation avec les exigences de l’époque. Le mouvement général d’accès aux mathéma- tiques et le recours à leur dignité supérieure permettent de se distinguer de l’artisan. L’article de Jérôme Baudry, « Écrire et dessiner l’invention : les brevets et la technologie en France et aux États-Unis », approche la technologie de Beckmann par un biais plus indirect. L’auteur y analyse en finesse les différents moyens mis en œuvre par les inventeurs dans la présentation de leur projet pour « épurer » le processus d’invention de tout tâtonnement, aléas, interruptions, etc., comprimant le temps et inventant la présentation immédiate de la solution dans l’éclair de génie. Quant au dessin, l’abstraction schématique tend à présenter l’assemblage de pures figures géométriques. Selon ces choix, il ressort que l’Idée préside à l’in- vention. La conclusion nous rapproche de Beckmann en marquant par rapport à l’Encyclopédie et au projet beckmannien, l’écart de ce « rameau de la technologie » dont le modèle « vertical » fondé dans des principes s’annonce comme « science appliquée ».

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La dernière de ces études met en œuvre un « regard métalexicographique sur le projet de technologie générale. Sa lecture peut être complétée par un article des mêmes auteurs accessible en ligne et qu’ils citent ; il met en lumière des éléments de l’institutionnalisation de la technologie. Ici il est question de mesurer en quoi Beckmann est un précurseur dans le domaine lexicographique en particulier en ce qu’il s’efforce constamment d’expliciter les relations conceptuelles qui ordonnent le vocabulaire de la technologie de la production. L’ouvrage se termine sur « les horizons de la technologie » et plus parti- culièrement « à la rencontre d’une pratique incarnée de la technologie, les universités de technologies. » Les auteurs rendent compte de l’institu- tionnalisation laborieuse de la technologie dans des établissements uni- versitaires à partir des années 1960. Après la création de l’université de technologie de Compiègne « le substantif “technologie” désigne pour la première fois depuis deux siècles une science autonome et un type d’en- seignement institué », « il s’agit de la science des techniques et non de technique » (1972). Nous suivons grâce aux auteurs l’histoire mouvemen- 370 tée et difficile de cette institutionnalisation. Histoire importante aussi par tout ce qu’elle révèle sur les partis pris, les réticences, les pesanteurs acadé- miques, le conservatisme mais aussi sur le dynamisme qui anime ce qui est alors l’invention d’une nouvelle formation des étudiants ingénieurs pour briser l’enfermement dans la spécialité et s’appliquer à le replacer dans une logique complexe et globale à la croisée des sciences humaines, sociales et des sciences de l’ingénieur. On rejoint ainsi l’un des axes forts de ce livre passionnant.

Hélène Vérin CNRS

ART-12.indb 370 21/12/2020 17:32 Valérie Nègre (dir.), L’Art du chantier. Construire et démolir du xvie au xxie siècle, Gand, Snoeck/Cité de l’architecture et du patrimoine, 2018, 284 pages. alérie Nègre propose dans ce catalogue d’exposition une histoire du « chantier en représentation », soit plusieurs regards sur les ateliers nommés chantiers depuis le xixe siècle, lieux de création ouV de démolition d’architectures constituant les cadres de vie des sociétés. Le chantier est appréhendé comme fait culturel et social, comme volonté collective représentée, mais sans prétendre à l’exhaustivité. Trois parties structurent l’ouvrage : les mises en scène des progrès de la technique, le chantier comme théâtre représentant la société, enfin le chantier comme modèle de l’art. Chaque chapitre est complété par des exemples signifiants. La première partie débute par un chapitre sur les représentations des grands travaux. Du mythe fondateur de Babel aux grandes « machines », Antoine Picon retrace les efforts de groupes humains pour affirmer leur supério- rité en cherchant les performances, en construisant de plus en plus haut, 371 en triomphant de la gravité, en franchissant l’infranchissable (viaducs par exemple). L’article est suivi par une présentation par Nicola Navone des magnifiques dessins d’Antonio Adamini qui a participé à l’érection de la colonne d’Alexandre à Saint-Pétersbourg, 1829-1834. Le chapitre sui- vant consacre plusieurs développements aux procédés et aux machines. Émilie d’Orgeix insiste sur la rareté des représentations de chantiers à l’époque moderne, ce qui rend précieux les dessins d’Étienne Martellange (1568-1641) mettant en scène les chantiers des églises et collèges de la Compagnie de Jésus dont il assurait l’édification. Les constructions monu- mentales commandées par les monarques sont aussi des lieux d’innovation et de mise en scène de machines et de nouveaux procédés tel le chantier de l’Escorial sous Philippe II ou le canal de l’Eure sous Louis XIV. Enfin, les chantiers des places fortes étant aussi des lieux de formation pour les ingé- nieurs militaires, ces derniers les détaillent avec soin lorsqu’ils les repré- sentent (Mémoire ou Traité de fortification en abrégé du sieur Masse ou La Science des ingénieurs dans la conduite des travaux de Fortification ou d’Archi- tecture civile de Bélidor par exemple). Trois études de cas avec des dessins signifiants complètent ce chapitre : celui des fortifications de Metz dans les années 1830, les échafaudages volants du livre Castelli e Ponti (1743) de

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Niccola Zabaglia, les dessins du bureau de John Soane. Le troisième cha- pitre « mécanisation et industrialisation » fait la part belle, sous la plume de Guy Lambert, aux images et imaginaires des révolutions industrielles du chantier aux xixe et xxe siècles. Le spectacle de la mécanisation est très présent afin de mettre en scène de nouvelles techniques et engins de levage, de manutention et de transport, notamment celle des fondations par air comprimé, mais en escamotant certains détails afin que l’idée principale reste celle du progrès. Le chantier est présenté comme une usine d’assem- blage à l’image de la production fordienne, qui doit sa productivité à la préfabrication et à la rapidité des assemblages Dans le quatrième chapitre, Des hommes et des gestes, Valérie Nègre aborde avec pertinence la délicate représentation des hommes et de leurs gestes techniques, mais aussi celle de leur présence ou de leurs accidents sur les chantiers. La deuxième partie, « Le chantier théâtre de la société » utilise quatre scènes. C’est d’abord celle des démolitions (Hélène Jannière), spectacle politique prisé des destructions des monuments emblématiques comme la Bastille ou la colonne Vendôme ou des démolitions pour lutter contre « l’insa- 372 lubrité » (exemple parisien de Ménilmontant ou de la Cité des 4 000 à la Courneuve). Les politiques de la ville révèlent aujourd’hui de nouvelles techniques de démolition, moins spectaculaires et nommées « déconstruc- tions » ce qui les inscrit dans un chantier de réhabilitation-reconstruction. Les photos de Jean-Claude Gautrand regroupées dans un recueil L’Assassinat de Baltard (1971) témoignent de la violence urbaine à l’œuvre lors de la destruction des halles de Baltard. La deuxième scène insiste sur la perma- nence des chantiers dans les villes à travers l’histoire (Robert Carvais), lieux d’attraction pour la population curieuse de nouveautés mais aussi lieux de nuisance et d’embarras voire d’activités illicites. Dans la troisième scène, les chantiers sont cachés au public et dévoilés lors de cérémonies à des visiteurs choisis, la médiatisation par la photo ou la caméra en faisant un moment symbolique pour le pouvoir et pour l’architecte, à l’exemple de Le Corbusier (Laurent Baridon). Dans un quatrième volet, sont présentés les deux temps forts des chantiers pour la mise en scène des luttes sociales, notamment par des dessinateurs de presse : les années 1885-1914 avec la transformation des métiers du bâtiment, puis après Mai 68, la défense du droit des travailleurs immigrés très nombreux sur les chantiers (Jean- Luc de Ochandiano et Christophe Feuillerat pour les dessins de Théophile Alexandre Steinlen).

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La troisième et dernière partie envisage le chantier comme modèle de l’art sous deux aspects : lieu de tests et expérimentations formelles mais aussi esthétiques, le chantier restant un objet du possible, celui de la réalisation (Bertrand Lemoine), et comme métaphore esthétique (Bruno Reichlin) par exemple dans l’imaginaire architectural futuriste (1920) ou les Fantaisies architecturales de Tchernikhov (1933). Le chantier est présenté comme modèle inspirant au xxe siècle, pour les architectes et les artistes par son caractère transitoire et évolutif, le catalogue s’achevant avec la vision de trois architectes et ingénieurs contemporains qui font du chantier un lieu essentiel de confrontation entre concepteurs du chantier et aspirations du monde contemporain. Ce catalogue, comme l’exposition dont il rend compte, explore les mul- tiples facettes de la représentation du chantier dans l’histoire du xvie au xxie siècle avec clarté et une iconographie riche et variée. Les articles de fond sont habilement complétés par des zooms sur un chantier précis, un média de représentation ou un architecte. La liste des œuvres présentées et les bibliographies complètent ce bel ouvrage qui fera date dans l’étude de la construction et de la démolition, activités permanentes de nos sociétés, 373 soucieuses de leur mise en scène.

Michèle Virol Université de Rouen Normandie

ART-12.indb 373 21/12/2020 17:32 Florence Hachez-Leroy, Menaces sur l’alimentation. Emballages, colorants et autres contaminants alimentaires, xixe-xxie siècles, Tours, Presses universitaires François- Rabelais, 2019, 288 pages. vec une singulière illustration de couverture mettant en scène la personnification de la mort qui assure le service de la table (« How Death Came, Unbidden, to Mrs Sales Dinner Party », The PhiladelphiaA Inquirer, 30 novembre 1919), allusion aux tragiques décès accidentels de convives liés à la consommation d’olives contaminées par le botulisme, Florence Hachez-Leroy offre aux lecteurs un ouvrage ciselé sur les risques, voire les dangers, de certains procédés de conservation des ali- ments. Fruit de son mémoire inédit d’habilitation à diriger les recherches, ce livre comporte un riche appareil critique, une bibliographie théma- tique et un index. Il se compose d’un ensemble cohérent de trois parties : « Les métaux et l’innocuité alimentaire, du siècle des Lumières à la pre- mière guerre mondiale » ; « Les batailles pour la régulation alimentaire en Occident de la fin du xixe siècle aux années 1930 » ; « La régulation des 374 apprentis sorciers : emballages, additifs et contaminants alimentaires, de la fin des années 1930 à la fin des années 1990 ». En Occident, hormis les périodes de guerre et d’immédiat après-guerre, les habitants mangent le plus généralement à leur faim depuis la grande famine qui s’est abattue sur maintes contrées en Europe de 1845 à 1847. En effet, les progrès dans le domaine alimentaire s’avèrent incontestables depuis ces années tragiques. Ceci s’explique non seulement par une diversification de la nourriture et une augmentation de son volume à disposition mais aussi par l’élaboration de nouveaux moyens de conservation des aliments. La mise au point de récipients aptes à les garder sains, tout en préservant leurs qualités nutritionnelles dans la longue durée, a permis de mettre les pâtes, soupes préparées et autres mets dans des bocaux en verre ou des boîtes de conserve en métal. Désormais, le spectre de la faim s’éloigne. Le remarquable ouvrage, clair, précis et argumenté, de F. Hachez-Leroy s’at- telle précisément à présenter, analyser et décrypter les emballages, colorants et contaminants relatifs aux denrées consommées par les êtres humains et en service depuis le xixe siècle. Les enjeux mis en évidence se révèlent de taille car il s’agit d’autant d’éléments auxquels les êtres humains se trouvent journellement confrontés et qui peuvent s’accompagner de conséquences

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dramatiques en cas de non-respect des normes d’hygiène et de salubrité. Eu égard aux publications déjà connues de l’auteur, la place accordée à l’aluminium, mis au point en 1854, s’avère d’autant plus légitime que ce métal devient alors rapidement la base incontournable d’un grand nombre d’ustensiles de cuisine. Il n’en demeure pas moins vrai que le livre accorde également une large place à d’autres découvertes et à de multiples usages qui ne se révèlent toutefois pas sans risque pour les consommateurs. Le texte s’attache aux « matériaux utilisés dans la fabrication des objets d’usage courant à des fins culinaires ou de conservation (emballage) » (p. 18). Dans la première partie, intitulée « Les métaux et l’innocuité ali- mentaire, du siècle des Lumières à la première guerre mondiale », l’au- teure étudie notamment la toxicité potentielle des produits utilisés, grâce à l’éclairage de la recherche médicale, afin de réfléchir aux conséquences ou liens éventuels avec l’environnement, le corps et, en particulier, les mala- dies professionnelles. Bien que nocives et malgré la législation qui réitère des mesures de limitation ou d’interdiction, certaines pratiques perdurent dans le temps, par exemple au cours de la deuxième moitié du xixe siècle (p. 44-45) : l’usage d’ustensiles en cuivre ; l’ajout de sulfate de cuivre pour 375 la fabrication de pains et de biscuits pour favoriser la fermentation ; la coloration par le sulfate de cuivre aussi bien pour le thé, l’absinthe, des bonbons, des cornichons, des huîtres et des légumes verts en conserve ; ou, encore, l’emploi d’épingles en cuivre pour colorer artificiellement des aliments comme le roquefort. Experts, industriels et législateurs s’af- frontent à une époque où le consommateur n’intervient guère en tant que tel, tandis que l’application de la loi peine parfois à devenir effective. Ainsi, en France, l’arrivée des premières mesures législatives pour réguler l’usage des métaux en contact avec les aliments, interdire certaines substances à propos de la coloration des papiers d’emballage alimentaires ou, encore, réglementer l’usage des colorants de synthèse ne date-t-elle que de 1839 (p. 72). Entre un arsenal législatif qui s’esquisse au cours du xixe siècle et les pressions industrielles conduisant au maintien de certaines pratiques comme le recours à des papiers d’étain pour emballer des fromages, des chocolats ou encore des saucissons à l’achèvement de ce siècle (p. 77), le principe de précaution paraît peu pris en considération. Dans le cadre de la deuxième partie, « Les batailles pour la régulation ali- mentaire en Occident de la fin du xixe siècle aux années 1930 », F. Hachez- Leroy met en exergue la constitution d’une communauté scientifique

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internationale à propos de l’étude de l’alimentation, en particulier avec l’adjonction d’une nouvelle catégorie de professionnels : les chimistes orga- niciens (p. 94). En 1886, aux États-Unis, la mise au point d’un procédé industriel novateur pour produire de l’aluminium révolutionne en pro- fondeur l’agroalimentaire, notamment au cours de la Grande Guerre pour son emploi destiné aux ustensiles culinaires, aux boîtes de conserve et aux emballages (p. 112). En effet, désormais, il devient possible de recourir sans guère de limites à ce métal en raison de l’abaissement considérable de son coût de production et de ses excellentes qualités intrinsèques (chimiques et mécaniques) qui surclassent les caractéristiques des autres matériaux qui, jusque-là, composent les réceptacles alimentaires. En même temps, l’ad- jonction de composés d’aluminium (chlorure d’aluminium et sulfate d’alu- minium en particulier) dans les aliments se démultiplie, ce qui ouvre la voie à une augmentation des risques de contamination et de toxicité. À la char- nière des xixe et xxe siècles s’élaborent les grandes dispositions législatives en Occident pour, précisément, prendre en compte les additifs alimentaires. Après la Grande Guerre, les voies divergent entre les pays occidentaux pour la suite à donner à ce sujet. Dans ce contexte, se succèdent trois crises 376 majeures relatives à l’aluminium : militaires et scientifiques s’opposent en Europe à la fin du xixe siècle à propos de l’aluminium métallique ; au cours de la même période, aux États-Unis, surgit un problème alimentaire majeur car l’industrie agroalimentaire incorpore des composés d’aluminium dans la levure chimique, ce qui nécessite le traitement de cette affaire « au plus haut niveau de l’État » (p. 133) ; et, enfin, entre les deux guerres mondiales, éclate une vive polémique, circonscrite au Royaume-Uni et lancée par la publication à Londres en 1931 de l’ouvrage The Danger of Contamination by Aluminium (p. 152), à propos de l’usage de l’aluminium dans les ustensiles de cuisine. Il n’en ressort pas moins que, à la fin des années 1930 domine, tant aux États-Unis que dans une large partie de l’Europe, la volonté de réguler le secteur alimentaire, particulièrement à propos des ustensiles de cuisine et des additifs incorporés dans la nourriture (p. 182). Le titre de la troisième et dernière partie du livre, « La régulation des apprentis sorciers : emballages, additifs et contaminants alimentaires, de la fin des années 1930 à la fin des années 1990 », tend à introduire une rela- tive sérénité dans les débats en cours durant cette période. L’apaisement ne se révèle qu’apparent car la réalité se trouve parsemée de vives difficultés. Au cours des années 1930 s’enclenche un bouleversement dans le secteur

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des emballages qui, sans une mise à l’écart totale de l’aluminium, affirme l’arrivée d’un nouveau venu, en l’occurrence le plastique. Avec un décalage de quatre-vingts ans d’écart, entre le jaillissement sur le devant de la scène de l’aluminium puis la venue du plastique, paraît se jouer une même pièce entre les protagonistes qui louent l’innocuité du produit afin de contri- buer à sa diffusion commerciale et ceux qui le décrient en soulignant les problèmes générés par le nouveau produit. Le surgissement du plastique, amplifié par la chute de son prix, favorise « l’expansion des emballages et des additifs alimentaires » (p. 184). Au consommateur, le plastique offre à la fois une hygiène du produit grâce à l’emballage individuel, une conser- vation accrue et l’intérêt d’une visibilité par transparence lors de l’achat. Ceci bouleverse les habitudes commerciales des populations mais rassure aussi ces dernières. Ce phénomène s’accompagne, entre les deux guerres mondiales, de la création de laboratoires au sein des grandes entreprises chimiques américaines afin d’étudier et d’anticiper les éventuels problèmes de toxicologie, tant pour le personnel des industries que pour les consom- mateurs (p. 196). En 1961, la mise en place à l’échelle européenne du Codex Alimentarius désigne à la fois un recueil de normes à respecter sur le plan alimentaire et l’organisme qui s’en occupe (p. 220). Toutefois, ces 377 décisions n’éliminent pas complètement, loin de là, les risques et menaces sanitaires qui pèsent sur la chaîne de préparation et de conditionnement de la nourriture, ce que montre F. Hachez-Leroy tant pour diverses pollu- tions que pour les maladies professionnelles liées à la toxicité de certains emballages et additifs. La gestion des déchets peut se révéler également problématique avec des émanations toxiques qui se produisent lors de l’in- cinération de certains emballages. Par son étude où elle multiplie avec finesse les exemples, les analyses et les mises en perspective, Florence Hachez-Leroy démontre que les problèmes relatifs au domaine alimentaire perdurent à travers le temps. Autrefois concernant davantage les ustensiles de cuisine, les risques et menaces portent souvent plus particulièrement aujourd’hui sur les additifs et les emballages, y compris jusqu’à leur élimination. La réflexion menée à travers l’ensemble de l’ouvrage conduit inévitablement à prendre en compte les probléma- tiques environnementales. Ceci demeure un vaste sujet d’actualité. Ludovic Laloux Centre de recherche interdisciplinaire en sciences de la société (CRISS/ Université polytechnique Hauts-de-France à Valenciennes)

ART-12.indb 377 21/12/2020 17:32 Marie-Hélène Parizeau et Soheil Kash (dir.), La Société robotisée. Enjeux éthiques et politiques, Québec, Presses de l’Université Laval (Bioéthique critique), 2019, 374 pages. a société robotisée. Enjeux éthiques et politiques est un ouvrage collec- tif constitué de contributions présentées au colloque international et interdisciplinaire « Robots et sociétés : quelles transformations ? LQuelles régulations ? », qui s’est déroulé à l’Université Laval à Québec en mars 2017. Les vingt et une contributions réunies dans l’ouvrage sont majoritairement le fait de philosophes, auxquels se mêlent des acteurs aux prises avec le monde technologique contemporain (un juriste, un physi- cien, une pédiatre, un gériatre, un informaticien et quelques spécialistes de l’éducation). Après une introduction où Marie-Hélène Parizeau et Soheil Kash évoquent les vicissitudes du terme de robot et discutent des implications du phéno- mène robotique au niveau du travail notamment, le chapitre d’ouverture est une contribution du philosophe Jean-Michel Besnier. Il y défend la 378 thèse selon laquelle le robot est aujourd’hui l’exutoire des aspirations et utopies contemporaines, symptôme d’un mal-être civilisationnel et d’une fatigue ayant pris des dimensions anthropologiques. Le cœur de l’ouvrage s’organise en deux parties, la première, intitulée « Le robot comme objet technique : enjeux philosophiques et éthiques » regroupant neuf contributions, et la seconde, traitant des « Robots dans la société : enjeux éthiques et politiques », douze. Les deux parties, tant en taille qu’en densité du contenu, s’avèrent assez inégales à la lecture : si tout colloque possède son lot d’interventions bien menées et documentées précisément, cohabitant bon an mal an avec des textes moins fouillés (ou simplement ennuyeux), la distinction semble ici d’un autre ordre, et rele- ver spécifiquement de cette thématique qu’est la robotique. Les deux parties s’opposent principalement sur le statut du « robot ». Dans la première, il s’agit surtout d’un objet d’investigation hypothétique : peut-on et faut-il étendre notre morale aux robots (Vanessa Nurock, Tomislav Bracanović) ? Comment anticiper les développements de la robo- tique du point de vue juridique (Charles-Étienne Daniel), politique (Hoda Nehmé), cognitif (Frédéric Dubois) ou sociopsychique (Alexandre Pitti) ? Les deux dernières contributions de ce premier ensemble reviennent à des

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dimensions moins prospectives en retournant l’analyse, puisqu’il s’agit de saisir ce que la logique de la robotique fait au vivant – à travers la biolo- gie de synthèse (Guillaume Pelletier) – et à l’être humain – pris dans un devenir-robot capitaliste (Chantale Pilon). La quasi-totalité de ces textes souffre du défaut de toute étude prospective : le fondement de ce genre théorique est bien souvent labile au point de faire douter de l’intérêt de consacrer du temps de réflexion à des phénomènes qui n’adviendront peut- être jamais. Or, la robotique exacerbe ce risque, tant le domaine est saturé d’anticipations plus ou moins folkloriques, bien que tenaces historique- ment. Le mythe de l’automatisation de l’activité humaine par les robots est si éculé qu’il en a acquis une histoire1. On peut aussi se souvenir des décla- rations tonitruantes d’experts économiques, de ténors médiatiques, d’ins- tituts de prospective et de responsables politiques à la fin des années 2000, annonçant que les années 2010 seraient placées sous le signe du robot et qu’elles marqueraient l’explosion du marché de la robotique appliquée au quotidien. Si la chirurgie ou l’aviation ont en effet été impactées par les robots (dans une proportion qu’il conviendrait d’étudier au demeurant), la vie courante n’a guère été bouleversée, si l’on excepte l’émergence timide de quelques aspirateurs automatiques dans certains foyers. Ou plutôt, si 379 des robots réels monitorent certains aspects de notre existence, il s’agit bien davantage d’algorithmes de masse, qui certes sont aussi le véhicule de nombreux mythes, mais qui ne correspondent en rien au stéréotype du robot humanoïde. La seconde partie a le mérite de présenter des contributions majoritai- rement construites à partir de terrains précis. Du même coup, elle colle davantage à la réalité du monde contemporain et se perd moins dans des conjectures hasardeuses. On y découvre quelques conséquences, notam- ment stratégiques, de l’automatisation des armements – à commencer par les drones tueurs (John Finney). Dans une veine déflationniste bienve- nue par rapport aux discours prospectivistes, Soheil Kash remarque que le drone tueur cohabite avec le kamikaze – deux extrêmes du rapport entre le soldat et son corps aboutissant à redéfinir la dialectique maître-esclave hégélienne. Interrogeant l’incitation économique à l’expérimentation in vivo que constitue l’introduction de robots dans de nombreux secteurs de la vie quotidienne (domicile, hôpital, école, etc.), Marie-Hélène Parizeau

1. Voir par exemple Carnino et Marquet, 2019.

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réinvestit la critique formulée par Günther Anders à l’égard du devenir machine de l’être humain. Plusieurs textes questionnent ensuite l’effica- cité et la pertinence des robots en situation concrète, notamment pour les enfants et les personnes âgées. Dans le cadre du traitement des troubles du spectre autistique, Josée-Anne Gagnon critique le robot comme une entité non-relationnelle, tout comme Sophie Cloutier – à partir des travaux de Sherry Turkle – oppose relation authentiquement réciproque (comme avec les animaux) et situation de contrôle (avec les machines) – cette dernière ne créant pas d’empathie et induisant un inconfort émotionnel face à toute altérité non maîtrisée. Raoul Kamga et Margarida Romero ouvrent la boîte noire des inégalités pédagogiques et économiques favorisées par un marché de la robotique gourmand en capitaux. Concernant les personnes âgées, Félix-Antoine Pageau observe des robots qui s’avèrent vecteurs d’un délais- sement accru (« Ne t’inquiète pas pour Mamie, elle a le robot pour lui tenir compagnie. ») : il préconise donc l’usage de robots-outils pour le personnel médical et non de robots-soignants pour les seniors. Monique Lanoix insiste quant à elle sur le fait que le recours au robot-phoque PARO en accom- pagnement gériatrique peut augmenter l’isolement institutionnel du per- 380 sonnel aussi bien que des patients. Délaissant le terrain purement humain pour s’intéresser à la traite laitière, Sandra Blouin montre que l’absence de réciprocité dans la relation robotique met à mal le lien entre l’éleveur et son troupeau, accroissant potentiellement le mal-être animal. Georges Chapouthier met en évidence le fossé empathique qui sépare animaux et robots, et montre que le vécu émotionnel et le ressenti de la douleur, par- tagé par les humains et les animaux, peuvent former la base d’une morale commune, inaccessible aux robots. Les deux derniers chapitres utilisent le robot pour questionner notre rapport à la biosphère : Louis-Étienne Pigeon analyse la robotisation des corps et des milieux et Catherine Larrère interroge la place des robots dans la transition écologique. Comparativement aux hypothèses prospectives de la première partie, ce second temps de l’ouvrage ramène les questionnements à un niveau socio-économique, technique, psychologique et politique bienvenu pour dégonfler certaines anticipations outrancières. Les grandes interrogations sur le statut moral et ontologique des robots apparaissent un peu déplacées quand on découvre qu’un simple robot-phoque peut accroître la vulné- rabilité émotionnelle d’une vieille dame. On ne peut bien sûr blâmer les deux auteurs ayant très sérieusement coordonné l’ensemble de l’ouvrage

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quant au fait que les discours sur la robotique soient saturés de prophéties anticipatrices, même s’il aurait sans doute été possible de réduire le nombre de textes du volume pour se recentrer sur les études de terrain mobilisées dans la seconde partie. Enfin, on peut regretter que la lecture de l’ouvrage laisse entrevoir une liste de sujets que l’on aurait aimé voir traités : racines de la mythologie d’une robotique qui supplanterait l’humain, sociologie de la Silicon Valley et de ses « influenceurs » mondiaux, travail concret des petites mains du numé- rique2, réalités matérielles d’où émergent les automates informatiques bien réels d’aujourd’hui – spéculation boursière en temps réel, fibre optique, terminaux, datacenters, etc. La liste n’étant pas close, on referme l’ouvrage avec perplexité, dubitatif quant au temps académique consacré à des sujets qui ne deviendront peut-être jamais réalité, alors que d’autres, structu- rants pour le monde d’aujourd’hui, sont parfois délaissés par la recherche contemporaine.

Guillaume Carnino UTC, EA COSTECH 381

Bibliographie

Carnino Guillaume et Marquet Clément, « Du mythe de l’automatisation au savoir-faire des petites mains : une histoire des datacenters par la panne », Artefact. Techniques, histoire et sciences humaines, 2019, n° 11, p. 161-188. Denis Jérôme et Pontille David (dir.), Les petites mains de la société de l’informa- tion, Revue d’anthropologie des connaissances, 2012, n° 6(1).

2. Denis et Pontille, 2012.

ART-12.indb 381 21/12/2020 17:32 ART-12.indb 382 21/12/2020 17:32 Direction de la revue

COMITÉ ÉDITORIAL Direction de la revue Liliane Hilaire-Pérez (Univ. de Paris-ICT/EHESS-CAK/IUF) Rédaction en chef Gregory Chambon (EHESS-ANHIMA), Stéphane Lembré (ESPE Lille Nord de France-CREHS), Delphine Spicq (Collège de France/EHESS-CCJ). Secrétariat de rédaction Jérôme Baudry (Centre d’histoire des sciences et des techniques-EPFL), Bruno Bentz, Valérie Burgos (CNRS-CAK), Catherine Cardinal (Univ. Clermont-Auvergne- CHEC), Isabelle Laboulais (Univ. de Strasbourg-ARCHE), Guy Lambert (ENSAPB- AUSser), Audrey Millet (IDHE.S), Sébastien Pautet (Univ. de Paris-ICT), David Plouviez (Univ. de Nantes, CRHIA), Marie Thébaud-Sorger (CNRS-CAK), Michèle Virol (Univ. de Rouen-GRHis), Sylvain Wenger (Société des arts de Genève-CAK). COMITÉ DE LECTURE Larissa Zakharova (EHESS-CERCEC) in memoriam. Denis Bocquet (ENPC-LATTS), Caroline Bodolec (EHESS-CCJ), Thierry Bonnot (CNRS-IRIS), Soraya Boudia (Univ. Paris-Descartes/IFRIS), Catherine Breniquet (Univ. Blaise Pascal, EA 1001 CHEC/ArScAn), Patrice Bret (CAK), Pascal Brioist (Univ. Tours-CESR), Frédérique Brunet (CNRS-ArScAn), Anne-Laure Carré (Musée des Arts et Métiers), Vincent Charpentier (INRAP-ArScAn), Kostantinos Chatzis (ENPC-LATTS), François-Xavier Chauvière (Office du Patrimoine et d’Archéo- logie de Neuchâtel-Univ. Lyon 3), Marianne Christensen (Univ. Paris 1-ArScAn), Christiane Demeulenaere-Douyère (CAK), Cecilia d’Ercole (EHESS-ANHIMA), Philippe Dillmann (CNRS-CEA), Lionel Dufaux (Musée des Arts et Métiers), Claudine Fontanon (EHESS-CAK), Jean-Baptiste Fressoz (CNRS-CRH), Nejma Goutas (CNRS-ArScAn), Irina Gouzévitch (EHESS-CMH), Frédéric Graber (CNRS-CRH), Emmanuel Grimaud (CNRS-LESC), Florence Hachez-Leroy (IUF- EHESS-CRH), Sophie Houdart (CNRS-LESC), François Jarrige (Univ. Bourgogne- Centre Georges Chevrier), Catherine Lanoë (Univ. d’Orléans-SAVOURS), Thomas Le Roux (CNRS-CRH), Michel Letté (Conservatoire national des arts et métiers,

ART-12.indb 383 21/12/2020 17:32 HT2S), Sylviane Llinares (Univ. Bretagne occidentale-GIS Histoire et sciences de la mer), Rémi Martineau (CNRS-ARTeHIS), Alain P. Michel (Univ. d’Évry-IDHE.S- CAK), Raphaël Morera (CNRS-CERHIO), Valérie Nègre (Univ. Paris 1-IHMC), Arnaud Passalacqua (Univ. de Paris-ICT), Pierre Portet (Archives nationales), Haris Procopiou (Univ. Paris 1-ArScAn), Christelle Rabier (EHESS-Cermes3), Sandrine Robert (EHESS-CRH), Catherine Saliou (Univ. Paris 8-ARSCAN), François Vatin (Univ. Paris Ouest-IDHE.S), Stéphane Verger (EPHE-Aoroc), Koen Vermeir (CNRS-SPHERE), Catherine Verna (Univ. Paris 8-ARSCAN), Sandrine Victor (Univ. Albi-FRAMESPA). COMITÉ INTERNATIONAL Yaovi Akakpo (Univ. Lomé, Togo), Carlo M. Belfanti (Univ. Brescia, Italie), Francesca Bray (Univ. Edinburgh, Royaume-Uni), Kristine Bruland (Univ. Oslo, Norvège), Chuan-Hui Mau (Univ. Tsing-Hua, Taïwan), Ricardo Cordoba (Univ. Cordoue, Espagne), Robert Fox (Univ. Oxford, Royaume-Uni), Philippe Geslin (Institut d’ethnologie, Neuchâtel, Suisse), Marc-Antoine Kaeser (Laténium-Institut d’archéo- logie de Neuchâtel, Suisse), Katerina Kopaka (Univ. d’Heraklion, Grèce), Dietrich Lorhman (Univ. Aachen, Allemagne), Christine MacLeod (Univ. Bristol, Royaume- Uni), Estela Mansur (CONICET, Argentine), Anna Pellegrino (Univ. Padoue, Italie), Lissa L. Roberts (Univ. of Twente, Pays-Bas), Dagmar Schäfer (Max Planck Institute for the History of Science, Allemagne), Randall White (New York Univ.-UMI 3199, États-Unis). CONSEIL SCIENTIFIQUE Mathieu Arnoux (Univ. de Paris-LIED/EHESS-CRH), Jean-Hugues Barthélémy (Cahiers Simondon), Jean-François Belhoste (EPHE-HISTARA), Bernadette Bensaude- Vincent (Univ. Paris 1-CETCOPRA), Marc Bompaire (EPHE-IRAMAT), Vincent Bontems (CEA-LARSIM), Éric Brian (EHESS-CMH), Yves Cohen (EHESS-CRH), Michel Cotte (Univ. Nantes-ICOMOS-Centre François Viète), Philippe Descola (EHESS-Collège de France), Jean-Pierre Digard (CNRS-Mondes indien et iranien), Philippe Fluzin (CNRS-IRAMAT), Jean Guilaine (EHESS-Collège de France), Barbara Helwing (Univ. Lumière Lyon 2-Archéorient), Sophie Lagabrielle (Musée de Cluny), Pierre Lamard (UTBM-RECITS), Christian Lamouroux (EHESS-CCJ), Dominique Margairaz (Univ. Paris 1-IDHE.S), Benoît Lelong (ENPC-LATTS), Caroline Moricot (Univ. Paris 1-CETCOPRA), Dominique Pestre (EHESS-CAK), Antoine Picon (LATTS-ENPC), Nicole Pigeot (Univ. Paris 1-ARSCAN), Olivier Raveux (CNRS-TELEMME), Françoise Sabban (EHESS-CCJ), Hélène Vérin (CNRS), Denis Woronoff (Univ. Paris 1).

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