Le sémaphore de

Dans les années 1850, le ministère de la marine décide de construire sur tout le littoral français des stations électro-sémaphoriques. Le département de la en sera pourvu de 17. Quant à , trois stations y seront aménagées : une à Jardeheu, une autre au et la dernière à Jobourg. Le choix du site et du terrain.

Le site choisi à Jobourg est le Nez des Voidries. Un rapport1 daté du 20 octobre 1857 exprime les motivations de ce choix.

“La côte ouest de la presqu'île bien que protégée par les courants dangereux qui régnent dans cette partie de la Manche présente cependant encore quelques points qu'il convient de surveiller activement. Le premier de ces points est le petit port de Goury où les pécheurs trouvent un abri. Une batterie neuve sera construite pour en défendre l'entrée. En descendant vers le sud, entre les falaises de la Roque et celles de Jobourg, on trouve une petite anse qu'il importe également de surveiller. Un étroit vallon qui s'ouvre au fond de cette anse permettrait aux troupes débarquées de pénétrrer dans l'intérieur de la presqu'île. Les hauteurs du nez de Jobourg qui domine toute cette partie des côtes offrent une position très favorable à l'établisssement d'une station. La commission en a fixé l'emplacement sur le haut des falaises un peu au sud de l'extrémité de la pointe de manière à découvrir toute l'anse de Vauville qui s'ouvre au sud de Jobourg, où les batiments viennent attendre le moment favorable pour franchir le raz blanchard. Les falaises continuent encore pendant 7 kilomètres jusqu'à Vauville, où commence une plage sablonneuse qui forme le fond de l'anse. Aucune batterie ne protège cette longue étendue de côtes où un débarquement est possible. La présence de colonnes mobiles dans la Hague serait le seul obstacle sérieux à apporter à une tentative ennemie en cet endroit : aussi une grande surveillance y est-elle indispensable.”

Illustration 1: Carte postale postée en 1910 représentant le sémaphore au sommet du Nez des Voidries (Collection Le Tourp).

1 Rapport de la commission locale chargée du projet d'établissement d'une ligne télégraphique électrique avec sémaphores sur le littoral du sous-arrondissement de Cherbourg. Service Historique de la Défense. Département de la Marine. Echelon de Cherbourg. Côte 3K262. En 1860, la Marine achète le terrain pour l'établissement de la station.

“Le 6 septembre 1860, Par devant Maître Constant Jean Baptiste Le Bailly, notaire à Beaumont-Hague ont comparu M. Aimable Auguste Fleury et Mme Anne Fleury son épouse, cultivateurs domiciliés à Jobourg, lesquels ont vendu à l'état, département de la Marine, une parcelle de terrain ayant 35 mètres de longueur et 25 mètres de largeur composant une superficie totale de 875 mètres carrés à prendre dans une pièce labourable, actuellement en pâturage, contenant en totalité 35 ares 10 centiares nommée le Long Câstel, située à Jobourg, figurant au plan cadstral de la dite commune sous le numéro 1048 section B. Cette vente est consentie et acceptée moyennant la somme de 260 francs.”2

Illustration 2: Reproduction d'un extrait du cadastre napoléonien de Jobourg, section B. La construction de la station.

Les travaux commencent en 1861. Les plans3 de la station sont les suivants.

Illustration 3: Plans de la station électro-sémaphorique de Jobourg.

2 Acte de vente. SHD Cherbourg. Côte 3K276. 3 SHD Cherbourg. A l'origine, la station comprend deux chambres (une pour chaque guetteur), une cuisine et une chambre de veille. Comme on peut le voir sur le plan, la chambre de veille est traversée par le mât sémaphorique. Ce mât comporte 3 ailes et un disque au niveau supérieur. A chaque position de ces trois ailes et du disque correspond un mot ou une phrase conventionnel. La station peut ainsi communiquer avec les navires en mer.

Le 4 juin 1862, le préfet maritime nomme aux fonctions de gardien provisoire pour la station de Jobourg, le sieur Charles Eugène Le Houllier gabier de port et matelot de 2ème classe.4

Illustration 4: Carte postale montrant la facade est de la station (Collection le Tourp).

L'affaire du chemin d'accès.

Comme nous allons le voir, l'accès à la station va poser problème. En 1864, M. Jacques François Sanson cultivateur demeurant à Jobourg est propriétaire de la parcelle n° 1081 (voir l'extrait du cadastre napoléonien précédent). M. Augustin Fleury cultivateur demeurant à Jobourg possède la parcelle n° 1048. M. Sebastien Nicolas Lenepveu cultivateur demeurant à Jobourg est propriétaire de la parcelle n° 1073. Et M. Jean-François Mahieu instituteur demeurant à Quettehou possède la parcelle n° 1074. Le 22 octobre 1864, ils écrivent une lettre à M. le commissaire de l'inscription maritime à Cherbourg.5

4 SHD Cherbourg. Côte 3K280. 5 SHD.Cherbourg. Côte 3K262. “Monsieur le Commissaire Nous avons l'honneur de vous exposer que nous sommes propriétaires de plusieurs pièces de terre sises à Jobourg et qui sont journellement traversées par les employés du sémaphore que l'administration de la Marine a fait construire sur la haute falaise. Le passage des guetteurs est le moindre inconvénient que nous avons à supporter, le plus grand dommage pour nous est le passage des voitures qui portent les approvisionnements et les matériaux qu'on ne cesse d'y employer. Elles nécessitent l'ouverture de passages dans les clôtures qui restent journellement ouverts de sorte que nos propriétés ne sont plus closes. Nos propriétés sont traversées dans une longueur d'environ 400 mètres. Nous ne devons aucune servitude, nous ne nous refusons pas à concéder à la Marine le droit de passage à la condition qu'on établira des barrières dans les clôtures de nos propriétés qui seront entretenues par la Marine et qu'on nous paiera une juste indemnité pour le préjudice que le droit de passage nous occasionnera, pour cette indemnité nous voulons bien traiter à l'amiable avec l'administration ou nous en rapporter à des experts qui seront nommés par la Marine et par nous.”

La Marine se refuse à acheter un simple droit de passage. Elle préférerait acquérir l'emplacement pour un chemin d'accès définitif. La Marine ne répond donc pas favorablement aux demandes des quatre propriétaires. Aussi la situation s'envenime-t-elle si l'on en croit l'extrait du procès-verbal de tournée de M. le conducteur des ponts et chaussées en date du 25 juin 1865.6

“Les intéressés cherchent par tous les moyens à empécher les voitures de passer sur leurs pièces ; ils m'ont écrit plusieurs fois en menaçant de construire leurs murs en maçonnerie avec mortier afin de barrer le chemin des voitures si on ne leur payait immédiatement le droit de passage. Nous n'avons jusqu'à présent tenu aucun compte de leurs observations mais nous sommes souvent obligés de renverser les murs en pierre sèche qu'ils construisent sans cesse, afin de pouvoir faire transporter les matériaux et l'eau nécessaires aux platriers qui travaillent en ce moment au poste. Il serait à désirer que cette affaire eût une solution.”

La solution fut judiciaire. En effet, le 14 août 1866, le tribunal civil de l'arrondissement de Cherbourg prononce l'expropriation pour cause d'utilité publique de quatre bandes de terrain larges d'environ 4 mètres 50, ceci afin d'établir un chemin d'accès à la station. D'autre part, un jugement7 du 3 janvier 1867 dicte les indémnités auxquelles les ex-propriétaires auront droit. Le tableau ci- dessous résume les demandes des propriétaires, les offres de la Marine, les sommes à payer après le jugement.

Demandes Offres Sommes à payer M. Sanson 3155,19 140,19 1447,34 M. Fleury 533,34 103,34 343,34 M. Leneveu 700,38 160,38 505,38 M. Mahieu 2263,51 143,51 578,51

Les travaux de construction d'un chemin d'accès à la station peuvent donc commencer. Ils sont terminés le 27 septembre 1867. La situation a sans doute été encore tendue un moment. Pour preuve l'extrait de cette lettre8 datée du 30 mai 1868 :

“Le plan parcellaire des terrains expropriés pour l'établissement du chemin d'accès au poste de Jobourg permettra de constater à toute époque les usurpations des riverains, s'il vient à s'en produire. Aucune barrière, aucune clôture sur les terrains acquis par l'état ne doivent être tolérées, les propriétaires n'ayant conservé qu'un simple droit de passage.”

6 SHD Cherbourg. 7 SHD Cherbourg. Carton 3K276. 8 Lettre du directeur des travaux hydrauliques à l'inspecteur des électro-sémaphores du chef-lieu de l'arrondissement maritime à Cherbourg. SHD Cherbourg. Carton 3K276. Les guetteurs.

Un chef guetteur et un guetteur sont affectés à la station. Ces hommes auront leur famille auprès d'eux afin qu'aucun motif ne puisse les éloigner de leur poste. Comme on peut le voir sur la carte postale précédente, il semble que la femme d'un des guetteurs pose en compagnie de deux de ses enfants.

Les guetteurs portent un uniforme : veste, pantalon et gilet en drap bleu, casquette en drap, ancre brodée de chaque côté du col de la veste et sur la casquette. Les boutons en cuivre portent une ancre couronnée des mots service électrosémaphorique.

D'autre part, j'ai retrouvé les noms de deux guetteurs sémaphoriques originaires de Jobourg. Jean François Amédée Sicard, né le 21 octobre 1859, est nommé guetteur en 1892. Charles Pierre Mauger, né le 27 février 1865, le devient en 1889.

La gravure ci-dessous montre deux guetteurs au travail. L'un des guetteurs observe à la longue- vue les signaux envoyés d'un navire. Le second, debout sur la plate-forme tournante du sémaphore, agit sur les volets de commande des ailes et du disque supérieur.

Illustration 5: Deux guetteurs au travail. Les missions.

La principale mission de la station électro-sémaphorique est de surveiller la circulation maritime. Elle communique les informations recueillies visuellement aux autres postes et aux autorités supérieures (la préfecture maritime par exemple), et ceci quel que soit le temps, grâce au télégraphe électrique.

Grâce au mât sémaphorique, les guetteurs sémaphoriques peuvent aussi transmettre des informations ou des ordres aux navires qui passent au large.

Illustration 6: Carte postale montrant la facade ouest de la station (Collection Le Tourp).

Le sémaphore doit signaler les sinistres qui viennent de se produire sur la côte en hissant le pavillon noir. La position sur le mat de pavillon indique l'emplacement du sinistre. La station de sauvetage la plus proche est ensuite alertée par télégraphie. Ainsi, en janvier 1906, le canot de sauvetage de Goury “La Germonière” vient au secours d'un cotre et de son équipage en difficulté au large du Nez de Jobourg. Voici le récit du sauvetage9

“Samedi 13 janvier, dans la matinée, j'aperçus le pavillon noir, signal de détresse, suspendu en berne au sémaphore du nez de Jobourg. Ayant regardé vers la mer, je vis le canot de sauvetage du port de Goury, qui avançait assez péniblement malgré toutes ses voiles dehors et ses avirons bordés, ayant à lutter contre un vent contraire soufflant en tempête. Aucun doute n'était plus possible ; un navire se trouvait en perdition dans les parages. Ayant mis mon cheval au galop, je me rendis en quelques minutes au sémaphore où les guetteurs me dirent qu'ayant fouillé l'horizon avec leur longue vue à la première éclaircie qui s'était produite, ils avaient découvert un cotre battant pavillon français, complètement désemparé, dont l'équipage faisait des signaux de détresse. Ils s'empressent alors de lancer un télégramme au poste de la Hague pour prévenir le patron du canot de sauvetage qui réunit son équipage et prit la mer aussitôt. Avec une jumelle marine, je voyais ce petit bâtiment, situé à environ quatre milles au sud-ouest du Nez de Jobourg qui allait bientôt être la proie des éléments en fureur ; sa mâture était brisée et sa voile

9 Cherbourg-éclair daté du mardi 23 janvier 1906. toute déchiquetée plongeait dans la mer par bâbord ; d'énormes lames balayaient sans cesse son arrière et quatre hommes se tenaient blottis à l'avant. La situation de ces malheureux était des plus critiques, et c'est avec une vive satisfaction que nous voyions le bâteau sauveteur se rapprocher de plus en plus de ces naufragés. Je voyais aussi, comme si j'étais auprès d'eux, les douze hommes de “La Germonière”, à leur poste d'honneur et de dévouement ; le patron Lavenu, tenant la corde du gouvernail, deux autres aux écoutes et le reste aux avirons. J'admirais ces douze braves, silencieux et superbes de sang-froid, de liège tout habillés et amarrés dans leur embarcation plutôt frêle, qui tantôt se hissait sur la crête des vagues gigantesques, tantôt semblait disparaître pour toujours dans un tourbillon d'écume. Spectacle inoubliable, grandiose et tragique ! Honneur à vous, héroïques marins d' ! En accomplissant ce nouveau sauvetage vous avez encore une fois de plus bien mérité de l'humanité. A.LECARPENTIER.” Les ruines.

Un document10 signé par le chef de la section du service Transmissions-Ecoute-Radar de la 1ère région maritime indique qu'en 1950 le sémaphore de Jobourg est déclaré détruit. A cette date, la reconstruction du sémaphore est envisagée à un emplacement différent. Nous savons qu'il n'en sera rien. En 1960 commence la construction de l'Auberge des Grottes à côté des ruines du sémaphore. Voici ce qu'en dit le chroniqueur de la Presse de la Manche11.

“Certains pensaient qu'un restaurant aurait pu s'installer directement à la place des ruines de l'ancien sémaphore. Mais le terrain appartient à la Marine Nationale qui n'en a pas fait la cession et conserve tous ses droits sur ce terrain militaire. Comme il est impensable d'utiliser les ruines du sémaphore pour une future (et improbable) installation militaire, il serait souhaitable que la Marine, sans renoncer à ses droits, abatte les quelques pans de murs restant et transforme en simples tas de pierres ces ruines qui n'ont certes aucun pittoresque et forment un contraste assez peu esthétique avec le nouvel édifice bâti à ses côtés dans le vrai style du pays haguard.”

Illustration 7: Carte postale des années 60 montrant l'auberge des grottes et les ruines du sémaphore (Collection Le Tourp).

Il ne reste aujourd'hui pratiquement plus rien du sémaphore de Jobourg. Ceux qui descendent aux Grottes peuvent quand même apercevoir un morceau du mât qui repose au pied des Falaises. Nicolas Lecouvey. 10 Situation des sémaphores de la 1ère région maritime au 1er février 1950. SHD Cherbourg. Carton 3K282. 11 La presse de la Manche datée du 26 août 1960.